Skip to main content

Full text of "Revue de Bretagne et de Vendée"

See other formats


This  is  a  digital  copy  of  a  book  that  was  preserved  for  générations  on  library  shelves  before  it  was  carefully  scanned  by  Google  as  part  of  a  project 
to  make  the  world's  books  discoverable  online. 

It  bas  survived  long  enough  for  the  copyright  to  expire  and  the  book  to  enter  the  public  domain.  A  public  domain  book  is  one  that  was  never  subject 
to  copyright  or  whose  légal  copyright  term  has  expired.  Whether  a  book  is  in  the  public  domain  may  vary  country  to  country.  Public  domain  books 
are  our  gateways  to  the  past,  representing  a  wealth  of  history,  culture  and  knowledge  that 's  often  difficult  to  discover. 

Marks,  notations  and  other  marginalia  présent  in  the  original  volume  will  appear  in  this  file  -  a  reminder  of  this  book' s  long  journey  from  the 
publisher  to  a  library  and  finally  to  y  ou. 

Usage  guidelines 

Google  is  proud  to  partner  with  libraries  to  digitize  public  domain  materials  and  make  them  widely  accessible.  Public  domain  books  belong  to  the 
public  and  we  are  merely  their  custodians.  Nevertheless,  this  work  is  expensive,  so  in  order  to  keep  providing  this  resource,  we  hâve  taken  steps  to 
prevent  abuse  by  commercial  parties,  including  placing  technical  restrictions  on  automated  querying. 

We  also  ask  that  y  ou: 

+  Make  non-commercial  use  of  the  files  We  designed  Google  Book  Search  for  use  by  individuals,  and  we  request  that  you  use  thèse  files  for 
Personal,  non-commercial  purposes. 

+  Refrain  from  automated  querying  Do  not  send  automated  queries  of  any  sort  to  Google's  System:  If  you  are  conducting  research  on  machine 
translation,  optical  character  récognition  or  other  areas  where  access  to  a  large  amount  of  text  is  helpful,  please  contact  us.  We  encourage  the 
use  of  public  domain  materials  for  thèse  purposes  and  may  be  able  to  help. 

+  Maintain  attribution  The  Google  "watermark"  you  see  on  each  file  is  essential  for  informing  people  about  this  project  and  helping  them  find 
additional  materials  through  Google  Book  Search.  Please  do  not  remove  it. 

+  Keep  it  légal  Whatever  your  use,  remember  that  you  are  responsible  for  ensuring  that  what  you  are  doing  is  légal.  Do  not  assume  that  just 
because  we  believe  a  book  is  in  the  public  domain  for  users  in  the  United  States,  that  the  work  is  also  in  the  public  domain  for  users  in  other 
countries.  Whether  a  book  is  still  in  copyright  varies  from  country  to  country,  and  we  can't  offer  guidance  on  whether  any  spécifie  use  of 
any  spécifie  book  is  allowed.  Please  do  not  assume  that  a  book's  appearance  in  Google  Book  Search  means  it  can  be  used  in  any  manner 
any  where  in  the  world.  Copyright  infringement  liability  can  be  quite  severe. 

About  Google  Book  Search 

Google's  mission  is  to  organize  the  world's  information  and  to  make  it  universally  accessible  and  useful.  Google  Book  Search  helps  readers 
discover  the  world's  books  while  helping  authors  and  publishers  reach  new  audiences.  You  can  search  through  the  full  text  of  this  book  on  the  web 

at  http  :  //books  .  google  .  com/| 


Digitized  by  VjOOQiC 


Digitized  by  VjOOQiC 


Digitized  by  VjOOQiC 


Digitized  by  VjOOQiC 


Digitized  by  VjOOQiC 


Digitized  by  VjOOQiC 


REVUE  DE  BRETAGNE 


ET  DE  VEINDÉE 


Digitiz^ed  by  LjOOQiC 


IWil 


Digitized  by  VjOOQiC 


REVUE 


DE  BRETAGNE 


ET  DE  VENDÉE- 


Directeur  :  Arthur  de  la  Borderjte 

Secrétaire  de  la  Rédaction  :  Emile  Grinfaud 

QUINZIÈME  ^   AimÉB 

TROISIÈME  SÉRIE.  —  TOME  IX  I 

(TOME  XXIX  DE  LA  COLLECTION) 

ANNÉE  1871.  -  lor  SEMESTRE. 


NANTES 

BURGAUX  DE  RÉDACTION  ET  D'aBONNEMENT,  PLACE  DU  COMMERCE,  4. 

1871 


Digitized  byCjOOQlC 


Nantes,  imp.  ViiNCEîHT  FoRBST  BT  Emilb  Griuacd,  place  du  Commerce,  4. 


Digitized  by  VjOOQIC 


CniTIQUE  HISTORIQUE 


DE  L'AUTORITÉ  DE  FROISSARD 

COMME  HISTORIEN  DES  GUERRES  DE  BRETAGNE  AU  XIV^  SIÈCLE 

1341-1364 


I 


On  sait  quo  Froissard  a  joui  de  bonne  heure  d^une  assez  grande 
réputation ,  comme  historien  du  XlVe  siècle.  ' 

11  dut  celte  renommée  et  ce  crédit,  d'abord  à  l'avantage  qu'il 
•avait  d'écrire  dans  notre  langue,  et  non  plus  dans  la  langue  latine ,^ 
comme  la  plupart  de  ses  devanciers.  L'étendue  de  ses  chrojjiques , 
qui  embrassaient  l'histoire  de  l'Europe  presque  entière,  pendant  une 
longue  suite  d'années,  l'ampleur  même  de  sa  narralion  ,  les  agré- 
ments et  les  charmes  d'un  style  à  la  fois  simple  et  naïf,  en  même 
temps  que  plein  de  nerf  et  de  vie,  lui  donnaient  encore  une 
incontestable  supériorité,  tant  sur  les  chroniqueurs,  ses  devanciers, 
que  sur  ses  contemporains. 

Les  Chroniques  du  chanoine  flamand  n'avaient  plus  rien,  en 
effet,  du  laconisme  et  de  la  sécheresse  de  celles  des  Ages  précé- 
dents. Ce  n'était  plus  celte  série  monotone,  et  par  suite  fatigante, 

*  Cf.  Engncrrand  de  \\onslrelel ,  son  premier  conlinualeur.  Prologue ,  elc. 


Digitized  by  VjOOQ  IC 


6  DE  l'autorité  de  froissard. 

d'événemenls  el  de  faits  importants,  ou  non,  racontés  en  un 
seul  mol,  et  se  succédant  sans  ordre  ni  méthode. 

Jean  Froissard  mit  de  la  suite  et  de  la  liaison  dans  ses  récits.  Au 
lieu  de  s'astreindre  à  tout  mentionner ,  il  se  borna  aux  faits  sail- 
lants ,  qui  offraient  un  intérêt  général,  et  eut  soin  de  les  exposer 
avec  détail.  Enfin,  par  la  mise  en  scène  de  ses  personnages  et  par  sa 
narration  vive  et  animée,  le  nouvel  annaliste  sut,  des  premiers, 
donner  à  la  chronique,  jusque-là  pâle  et  terne,  tout  l'intérêt  du 
drame  le  plus  palpitant. 

Telles  sont  les  causes  principales  qui  expliquent  le  succès  du 
chanoine  de  Valenciennes.  Une  autre  encore  fort  plausible  et  plus 
décisive  se  voit  dans  l'impossibilité  où  se  trouvèrent  les  chroni- 
queurs, venus  immédiatement  après  lui ,  de  recourir  aux  sources 
originales  et  aux  pièces  officielles  pour  contrôler  les  récils  et  les 
assertions  qui  étaient  consignés  dans  son  ouvrage.  Les  troubles 
religieux  et  politiques  qui  agitèrent  l'Europe  dans  la  première 
moitié  du  XV« siècle,  la  confusion  et  le  désordre  épouvantable, 
.  qui  en  furent  la  suite,  expliquent  trop  pourquoi  Enguerrand  de 
Monstrelet,  Corneille  Zangfliet,  Mathieu  Vîllani,  et  les  autres 
continuateurs  ou  compilateurs  de  Froissard,  n'eurent  ni  le  loisir, 
ni  peut-être  la  volonté  de  vérifier  et  de  rectifier  les  assertions  de 
leur  devancier.     « 

Ainsi  l'histoire  comijiença  dès  lors  à  considérer  complaisamment 
Froissard  comme  une  autorité  à  peu  près  incontestée ,  et,  depuis, 
les  choies  en  sont  restées  dans  le  même  état  aux  yeux  de  plus  d'un 
écrivain  de  France  et  d'Angleterre. 

'    n 

S'ensuit-il  cependant  que  les  chroniques  du  prévôt  de  Chimay 
n'aient  été  l'objet  d'aucune  suspicion?  Le  penser  serait  une  erreur. 
Des  hommes  graves,  aussi  remarquables  par  leur  science  que  par 
la  sûretéde  leur  jugement,  se  sont  maintes  fois  demandé  si  le  crédit 
de  Froissard  était  justifié  par  le  mérite  intrinsèque  de  son  œuvre , 
la  véracité  de  l'historien.  Je  puis  citer,  entre  autres  exemples  anciens, 


Digitized  byVjOOQlC 


DE  l'autorité  de  froissard.  7 

particuliers  à  la  Bretagne ,  d'abord  celui  de  noire  historien ,  Pierre 
Lebaud,  écrivain  fort  judicieux  pour  son  époque.  Il  se  défiait  à  bon 
droit  des  assertions  du  favori  de  la  reine  d'Angleterre  ,  et  n'a  pas 
craint  de  s'en  écarter.en  plus  d'une  occasion  *.  Malheureusement ii 
n'a  pas  étendu  ce  contrôle  autant  qu'il  l'aurait  dû ,  peut-être  faute  de 
recourir  aux  'documents  diplomatiques  et  aux  actes  officiels.  Il  ne 
paraît  pas  même  avoir  soupçonné  qu'il  y  avait  là  des  matériaux  pour 
l'histoire  ;  et,  toutes  les  fois  qu'il  contredit  Froissard ,  il  ne  le  fait 
qu'en  lui  opposant  les  assertions  (ffes  chroniques  contemporaines. 

Bertrand  d'Argentré  %  neveu  de  Lebaud  et  son  intelligent  conti- 
nuateur, n'eut  pas  une  autre  manière  de  penser  et  d'agir  vis-à-vis 
du  chanoine  de  Valenciennes.  D.  Lobineau  ^  et  D.  Morice  *,  autres 
historiens  bretons,  dont  personne  ne  songe  à  contester  la  science 
profonde  et  étendue,  déclaraient  également,  au  XYIII^  siècle,  que 
cet  annaliste  ne  leur  inspirait  qu'une  médiocre  confiance. 

Je  ne  veux  plus  citer  que  le  savant  Bréquigny ,  dont  les  ancêtres 
avaient  occupé  l'importante  place  de  sénéchal  do  Rennes.  '  On  ne 
peut  guère  trouver  un  juge  plus  compétent  en  matière  de  chroni- 
ques et  d'annales.  Or  il  a  déclaré  ^  hautement  que  l'autorité  de 
Froissard  lui  paraissait  surfaite,  et  fort  inférieure  à  celle  de  Gilles 
de  Muis,  et  d'autres  chroniqueurs  anciens,  peu  connus  en  1788, 
aujourd'hui  publiés  en  grande  partie. 

Il  est  vrai  que  l'opinion  de  ces  savants  hommes  n'a  été  jusqu'ici 
ni  partagée  parle  commun  des  historiens,  ni  même  appliquée  ' 
dans  sa  rigueur  par  ceux  qui  la  professaient  ;  mais  cela  vient  uni- 
quement de  ce  que,  par  le  passé,  les  règles  de  la  critique  ont  été 

*  Lebaud,  Histoire  de  la  Pctilc-Brclagnc,  in-fol,  p.  295. 

2  D'Argentré,  Histoire  de  Bretagne^  ann.  1341;  c'est  au  sujet  de  Tarrèl  de 
Conflans. 

3  D.  Lobineau,  Hist.  de  Bretagne,  t.  I,  ann.  1364. 

Id.  Vies  des  SS.  de  Bretagne,  29  sept.  B.  Charles  de  Blois, 

*  D.  Morice,  Hist.  de  Bretagne,  t.  1 ,  ann.  1364. 

*  Cf.  Journal  de  Pichart,  apud  Preuves  de  Bret.,  t.  3. 

6*  Cf.  factices  sur  les  Manuscrits  de  la  Bibliothèque  du  Boi,  Paris  1788,  l.  2,  p.  224 
et  suiv. 

^  Lebaud,  d'Argentré  ,  Lobineau  et  Morice  ont  analysé  ou  neproduit  lexluellemenl 
Froissard  avec  une  complaisance  extrême.     ' 


Digitized  by  VjQOQ  iC 


8  DE  l'autorité  de  froissard. 

souvent  ignorées  ou  méconnues.  Aujourd'hui  tout  le  monde 
convient  qu'il  n'en  doit  plus  être  ainsi.  La  science  historique,  pour 
ôtre  digne  de  sa  mission ,  ne  veut  plus  rien  accepter  que  sous  béné- 
fice d'inventaire,  el  elle  ne  craint  pas  d'ejilrer  dans  des  voies 
nouvelles ,  quand  il  en  est  besoin  pour  faire  justice  des  erreurs  et 
des  fables  que  nous  ont  léguées  soit  les  âges  anciens,  soit  même 
les  temps  modernes. 

Froissard,- en  particulier,  a  déjà  plus  d'une  fois,  depuis  trente  ou 
quarante  ans,alliré  Tatlenlion  defios  studieux  explorateurs  du  moyen 
Age.  *  On  a  relevé,  dans  son  œuvr^e, beaucoup  d'erreurs  déplus  d'un 
g:enre,  et  par  suite  son  crédit  est  loin  d'y  avoir  gagné. 

in 

Me  sera-t*il  permis  d'essayer  après  tant  d'hommes  savants,  et 
de  traiter  peut-être  plus  à  fond  une  question  qu'ils  n'ont  guère  fait 
qu'énoncer,  celle  de  savoir  si  Froissard  est  un  historien  véridique. 
A  cette  question  générale  s'en  rattachent  d'autres  subsidiaires, 
que  je  me  propose  également  d'éclaircir,  comme  celles-ci  par 
exemple  :  Cet  auteur  a-t-il  puisé  ses  renseignements  à  des  sources 
pures  ?  A-t-il  eu  soin  de  faire  subir  aux  nombreuses  informations 
qui  lui  venaient  par  la  voie  orale ,  le  contrôle  nécessaire  des  pièces 
diplomatiques,  et  des  monuments  contemporains  ?  Avait-il  quelque 
teinture  de  la  chronologie  et  de  la  géographie ,  deux  sciences  éga- 
lement indispensables  à  l'historien  ?  Esl-il  juste  et  impartial  dans 
ses  jugements  et  ses  appréciations? 

Ces  doutes  et  quelques  autres  du  même  genre  sont,  on  le  voit, 
de  la  plus  haute  gravité  et  demandent  à  être  éclaircis  soigneuse- 
ment; car,  de  leur  solution,  dépend  le  jugement  qu'il  faut  porter 
sur  l'historien  et  son  œuvre.  L'histoire,  en  effet,  tout  le  monde  le 
sait,  n'a  besoin  que  de  la  vérité;  son  but  unique  est  de  conserver 
et  de  transmettre  aux  générations  à  venir  la  connaissance  de  la 

*  Buchon,  éditeur  de  Froissard  en  1835  ;  Didot,  Nouv.  Biographie  générale,  art. 
Froissard.  Laccabane  iBiblioth.  de  VEcole des  Charles.  Herlrandy  ;  Bévue  d* Aquitaine 
et  de  Gascogne,  ann,  1869-1870,  n' de  juillet. 


Digitized  by  VjOOQiC 


DÉ  l'autorité  de  froissard.  9 

vérilê.  Les  agréments  du  slyle  et  les  charmes  de  la  diction  n'ont 
auprès  d'elle  qu'un  intérêt  fort  secondaire.  La  question  qu'il  s'agit 
d'examiner,  c'est  donc  de  savoir  si  Froissard,  auquel  l'opinion 
publique  reconnaît  ce  second,  mais  assez  mince  avantage ,  possède 
aussi  le  premier,  bien  autrement  appréciable;  si  on  doit,  en  un 
mot,  le  ranger  parmi  les  historiens  judicieux ,  impartiaux,  véridi- 
ques,  dignes  de  loi  et  d'autorité. 

La  question  est  donc  du  plus  haut  intérêt.  Toutefois  je  n'ai  pas 
l'intention  d'embrasser  tout  l'ensemble  des  volumineuses  chro- 
niques du  chanoine  de  Valenciennes.  Je  laisse  ce  soin  à  des 
plumes  plus  exercées  et  plus  compétentes.  Pour  moi,  je  ne  suivrai 
l'annaliste,  ni  en  Flandre,  ni  en  Angleterre,  ni  même  en  France, 
encore  moins  en  Ecosse  et  en  Espagne,  mais  je  bornerai  mes 
recherches  critiques  à  l'histoire  du  duché  de  Bretagne,  pendant  la 
guerre  entre  Charles  de  Blois  et  le  comte  de  Montfort  (1341-1364). 

Je  me  propose  de  rechercher  uniquement  dans  ces  pages  si 
Froissard  mérite  de  passer  pour  un  historien  éclairé  et  véridique 
dans  les  récils  détaillés  qu'il  nous  a  laissés  sur  cette  héroïque 
guerre  de  la  succession  de  Bretagne. 

Pour  atteindre  mon  but,  je  me  demanderai  d'abord  jusqu'où 
s'étendaient  les  connaissances  géographiques  et  chronologiques  de 
cet  auteur;  puis,  ce  qu'il  faut  penser  de  la  manière  dont  il  juge  les 
grands  personnages  qui  passent  sous  sa  plume;  enfin,  je  chercherai 
à  savoir  s'il  a  eu  soin  de  compulser  les  pièces  diplomatiques  et  les 
documents  originaux  du  temps,  pour  compléter  et  contrôler  des 
renseignements  oraux  et  traditionaels  recueillis  çà  et  là,  un  peu  de 
toute  main,  et,  qui,  par  suite,  n'offraient  pas  toutes  les  garanties 
désirables  d'authenticité. 

Quand  ces  divers  points  auront  été  suffisamment  élucidés,  le 
lecteur  sera,  je  l'espère,  assez  éclairé  sur  le  fond  du  débat  pour  porter 
son  jugement  et  apprécier  par  lui-même,  en  connaissance  de  cause, 
l'annaliste  et  son  œuvre. 


Digitized  by  VjOOQIC 


iO  DE  l'autorité  de  froissard. 

IV 

Mais,  avant  d'entrer  en  niatière,  il  ne  sera  pas  inutile  de  faire  con- 
naissance avec  Froissard,  en  l'étudiant  dans  sa  vie  privée.  Quelques 
détails  biographiques  sur  ce  personnage  célèbre  trouvent  donc  ici 
leur  place  naturelle. 

Jean  F^roissard  *  naquît  à  Valenciennes  entre  4337  et  4339,  de 
parents  de  condition  aisée,  qui  le  destinèrent  à  l'état  ecclésiastique. 
On  ignore  à  quelle  époque  de  sa  \ie  il  fut  promu  au  sacerdoce,  mais 
il  est  certain  qu'il  fut  honoré  de  ce  caractère  sacré,  témoins  se»- 
propres  paroles  *  :  «  Je,  presbytérien  et  chapelain  de  Monseigneur 
*  de  Blois  »  (Guy  de  Chalillon,  neveu  de  notre  Charles,  duc  de 
Bretagne). 

Sa  vie  privée  ne  fut  jamais,  malheureusement,  celle  d'un  homme 
voué  au  service  de  Dieu.  Doué  de  beaucoup  d'esprit  naturel,  mais 
ennemi  de  toute  gène  et  de  toute  contrainte,  il  rechercha  avec  ardeur 
les  plaisirs  du  monde.  Ses  mœurs  faciles,  son  caractère. pliant  et 
flexible,  son  habileté  à  faire  les  petits  vers  et  les  lais  d'amour  %  lui 
procurèrent  un  accueil  bienveillant  et  même  empressé  dans  les* 
principales  cours  royales  et  féodales  d'une  époque  ou  la  galanterie 
était  en  honneur. 

Londres  le  posséda  pendant  plus  de  cinq  années  consécutives 
(4357-4362)  une  première  fois,  et  il  y  reparut  dans  d'au  très  circons- 
tances. C'est  là  qu'il  composa  le  premier  livre  de  ses  chroniques. 
Il  le  dédia  à  sa  protectrice,  Philippine  de  Hainaut,  reine  d'Angle- 
terre. Paris  eut  aussi  l'avantage- de  le  posséder  à  diverses  rep^'ises 
pendant  plusieurs  mois.  Il  fréquenta  eçsuite  successivement  la  cour 
du  comte  de  Savoie,  si  connu  sous  le  nom  du  comte  Vert,  puis  celle 

*  Cf.  Buchon.  Vie  de  Froissard,  l.  3,  p.  479  et  109;  Téditeur  intelligent  présente 
a  a  lecteur  une  véritable  autobiographie  de  Froissard. 

a  Froissard.  Edit.  Bnchon,  t.  3,  p!  1. 

3  Froissard  a  laissé  un  grand  nombre ^de  ces  poésies  légères;  on  les  trouve  encore 
dans  les  manuscrits  de  ses  œuvres,  mais  elles  ne  méritent  pas  de  voir  le  jour. 
Cf.  Buchon,  éditeur  de  Froissard,  an  t.  3  des  Chroniques.  Il  donne  le  texte  dp  quelques- 
unes  de  ses  pastorales. 


Digitized  by  VjOOQIC 


DE  l'autorité  de  FROISSARD.  ii 

(lu  célèbre  Gaston  Phœbus.  Enfin,  ses  dernières  années  se  passèrent 
en  Flandre,  dans  la  familiarité  de  Guy  de  Blois  et  du  comte  de 
Namur. 

Vie  légère,  on  le  voit,  et  trop  peu  sérieuse.  La  moralité  de  Thislo- 
rien  devait  porter  les  traces  de  celte  légèreté.  On  remarque  dans 
les  chroniques  de  Fauteur  flamand  un  mélange  fâcheux  de  foi  et 
d'indifférence  religieuse,  de  justice  sévère  et  d'un  laisser-aller 
affranchi  de  tout  frein  moral. 

Le  chroniqueur  de  Vafenciennes  rappelle  et  décrit  volontiers  les 
habitudes  de  religion  et  les  pratiques  de  piété,  dont  personne 
n'aurait  voulu  s'écarter  dans  un  siècle  qui  n'avait  pas  encore  eu  le 
malheur  de  connaître  les  libres-penseurs  ;  mais,  au  demeurant,  les 
héros  que  Froissard  loue  sans  restriction,  joignent  souvent  à  ces 
marques  extérieures  de  religion  des  vices  qui  ne  sont  pas  compa- 
tibles avec  une  vraie  piété  intérieure.  On  les  voit  se  rendre  coupables 
des  injustices  les  plus  criantes,  ne  pas  reculer  devant  des  crimes 
aussi  détestables  que  la  déloyauté  ou  même  le  parjure  et  la  félonie. 
Le  chroniqueur  passe  l'éponge  sur  lout  cela  et  ;i'épargne  pas 
les  éloges  à  des  personnages  si  équivoques,  pourvu  qu'ils  aient 
les  dehors  de  l'intrépidité  et  de  la  bravoure  du  chevalier.  Ainsi, 
Robert  d'Artois,  Geoffroi  d'Harcourt,  Charles  le  Mauvais,  et  d'autres 
personnages  de  même  trempe,  devenus  par  leurs  trahisons  les  fléaux 
de. leur  patrie,  sont  célébrés  avec  le  même  enthousiasme  que  Charles 
de  Blois,  Beaumanoir,  Duguesclin,  elles  autres  loyaux  défenseurs  du 
bon  droit  et  de  la  justice.  Froissard  va  si  loin  à  cet  égard,  que 
M.  Henri  Martin,  peu  scrupuleux  sur  cet  article,  en  a  été  scan- 
dalisé *.  Il  faut  encore  remarquer  que  le  chroniqueur  flamand 
aimait  peu  la  France  et  réservait  toutes  ses  sympathies  pour  l'Angle- 
terre. . 

Tel  est  Froissard  comme  homme  privé  et  comme  écrivain. 

Ne  serait-on  pas  tenté  de  lui  trouver  plus  d'un  trait  de  ressem- 
blance avec  notre  célèbre  fabuliste  La  Fontaine  :  aimable  conteur 
aussi,  poète  charmant,  de  mœurs  douces  et  faciles,  mais  souvent 
mauvais  moraliste  et  juge  peu  impartial,  lorsqu'il  s'avise  de  mettre» 

*  Henri  Martin.  Hist.  de  France,  t.  V,  p.  65. 


Digitized  by  VjOOQIC 


12  DE  l'autorité  de   FROISSAUD. 

en  scène,  sous  le  .voile  assez  transparent  de  l'apologue,  les  person- 
nages politiques  de  son  temps.  Or,  l'histoire,  pour  se  montrer  digne 
de  sa  mission,  doit  être  une  grande  école  de  moralité  publique  et 
privée.  Froissard  n'était  donc  pas  à  la  hauteur  de  son  rôle. 

sN'a  t-on  pas  lieu  de  craindre  qu'une  vie  privée  si  peu  sérieuse 
n'ait  été  une  médiocre  préparation  pour  une  entreprise  aussi  colossale 
que  celle  de  l'histoire  générale  de  tout  un  siècle  ?  Gardons-nous 
cependant  de  le  condamner  prématurément  avant  d'avoir  examiné  la 
cause  sous  les  différents  aspects  que  j'ai  déjà  indiqués.  Le  moment  est 
venu  d'y  procéder  en  forme.  J'entre  donc  en  matière,  en  recherchant 
d'abord  si  le  chroniqueur  de  Valenciennes,  malgré  le  nombre  assez 
considérable  de  ses  voyages  et  l'importance  de  ses  relalwns  avec 
les  principales  cours  de  l'Europe,  est  un  guide  quelque  peu  sûr, 
soit  en  géographie,  soit  en  chronologie. 


Ces  deux  sciences  sont,  comme  chacun  sait,  les  deux  yeux  de 
l'histoire.  Or,  Froissard  n'est  familier  ni  avec  l'une  ni  avec  l'autre. 
Je  sais  quMl  ne  faut  pas  trop  exiger  en  ces  matières  d'un  écrivain 
du  XIV^  siècle. Peut-être  cependant  y  a-t-il  des  limites  d'ignorance 
qu'on  ne  saurait  dépasser  à  aucune  époque,  sans  encourir  le  blâme 
d'une  censure  équitable.  On  va  juger  du  point  où  en  est  rendu  le 
chroniqueur  de  Valenciennes. 

D'abord,  pour  ce  qui  touche  à  la  géographie  du  Morbihan,  il 
nous  dira  que  le  château  assez  problématique*  de  la  Roche-Périou, 
dix  fois  mentionné,  très-proche  à  la  fois  de  Vannes  et  du  Faouet, 
deux  choses  peu  conciliables,  les  deux  villages  bretons  du  Faouet 
transformés  en  forteresses  étanj_  l'un  et  l'autre  fort  éloignés  de  l'an- 
cienne capitale  des  Vénètes. 

*  Froissard ,  édit.  Buchon,  t.  i,  p.  132 ,  157  et  alibi.  On  me  permettra  de  citer 
d'après  cette  édition  estimée  des  connaisseurs.  Je  sais  que  celle  de  M.  Kerwyn  de 
Lettenliove  (1862),  celle  de  M.  Lucp  (1870)  et  peut-être  d'autres  sont  plus  récentes; 
mais  néanmoins  elles  n'enlèvent  rien  au  mérite  de  celle  de  1835,  qui  était  faite  sur 
de  bons  manuscrits. 


Digitized  by  VjOOQIC 


DE  l'autorité  de  froissard.  13 

Qui  connaîl  la  ville  *  à  la  fois  maritime  el  épiscopalc  de  Craais? 
Il  ne  peut  s'agir  de  Quimper  {Civilas  Corisopilum),  que  plus  tard 
il  appellera  par  son  nom  Quimper-Corentin  '.  Serait-ce  Saint-Pol- 
de-Léon,  Carliaix,  ou  quelque  autre  ville  du  Finistère?  le  l'ignore; 
mais,  dans  tous  les  cas,  elle  n'aurait  pu  être  aussi  rapprochée 
d'Auray  que  le  suppose  la  Chronique  ^ 

Le  Conquest  perd  aussi  sa  position  géographique  à  la  pointe 
nord-ouest  du  Finistère,  pour  en  prendre  une  autre,  à  la  fois  nou- 
velle et  pleiiie  d'incertitude,  puisqu'il  devient  tour  4  tour  voisin  de 
Hainebont  *  ei -de  Dinditi ,  double  voisinage  .qu'il  est  assez  difficile 
de  concilier,  ces  deux  villes  occupant  quasi  les  deux  extrémités  sud 
et  nord  de  la  péninsule  armoricaine,  et  étant  séparées  par  une 
distance  d'au  moins  trente  lieues. 

Voici  le  château  fort  de  Jugon,  dont  l'importance  éiait  telle  dans 
les  siècles  de  la  féodalité,  qu'on  disait  de  lui  :  , 

«  Qui  a  la  Bretagne  sans  Jugon, 
»  A  la  chappe  sans  chapperon..» 

Froissard  le  place  ^  aux  portes  de  la  ville  maritime  el  épiscopale 
de  Craais  (Quimper  ou  Léon).  Or,  on  sait  assez  que  la  ville  de 
Jugon  occupe  une  position  tout  autre,  se  trouvant  enfoncée  dans 
les  terres  à  peu  près  à  égale  distance  de  Sainl-Brieuc  et  de  Dînan. 

Celte  dernière  ville,  qui  joue  un  grand  rôle  dans  le  récit  de 
Froissard  et  révient  sans  cesse  sous  sa  plume,  reçoit  aussi  de  lui 
les  situations  géographiques  les  plus  contradictoires. 

Elle  se  ti^ouve  tantôt  auprès  de  Vannes  el  ®  lantôt  auprès  du 
Faouet  \  et  du  château  merveilleusement  fort  de  Goy-la- Forêt  ^.  A 

*  ibitl,  p.  132. 

2  Ibid.,  p.  156. 

3  Ibid.,  p.  132  (?(  alibi. 

*  /6id.,  p.  154.  t  En  parlant  le  malin  de  Hainebont  y  on  arrivait  environ  nonne 
»  au  Conquest,  »  ce  qui  ne  donnait  que  huit  ou  neuf  heures  pour  le  trajet. 

*  Froissard,  édit.  Buchon,  t*  i,  p.  163. 
Ibid.,  p.  151. 

î'  Ibid.,  p.  158. 

^  Ibid.,  p.  158.  Qu'est-ce  que  ce  château?  A-t-il  jamais  existé? 


Digitized  by  VjOOQiC 


14  DE  l'autorité  de  froissard. 

quelques  pages  de  dislance,  elle| devient  ville  maritime,  et  n'oc- 
cupe *  rien  moins  sur  le  littoral  de  l'Océan,  qu'une-position  inter- 
médiaire ,enlre  Redon  et  Hainebont.  Quelle  ignorance,  ou  plutôt 
'  quelle  duperie  î  Je  sais  qu'un  des  édileurs  des  Chroniques  da.  Va- 
lenciennes  a  proposé,  *  pour  sortir  d'embarras,  de  distinguer  dans 
ces  passages  deux  villes,  celle  de  Bignant,  près  de  Vannes,  et  la 
Mlle  actuelle  de  Dinan.  Mais,  à  vrai  dire,  c'est  reculer  la  difficulté 
et  non  la  résoudre  ;  car  le  village  actuel  de  Bignant  n'a  jamais  eu 
aucune  imporiance,  et  ne  répond  pas,  par  sa  situation  géogra- 
phique, aux  assertions  de  la  Chronique.  Puis  il  paraît  évident  par 
le  contexte  que  l'annaliste  ne  parle  que  de  la  seule  et  unique  ville 
de  Dinan ,  encore  actuellement  debout  sur  sa  base  de  granit,  comme 
aux  temps  de  ses  nobles  seigneurs.  Or,  qui  peut  ignorer  que  cette 
ville  n'a  jamais  été  port  de  mer,  et  qu'elle  se  trouve  à  une  grande 
dislance  de^Redon,  d'Auray  et  de  Vannes  ? 

Les  exemples  cités  prouvent  assez  que  Froissard  ne  connaissait 
ni  la  géographie  des  Côtes-du-Nord,  ni  celle  du  Finistère-,  ni  celle 
du  Morbihan.  A-t-il  été  mieux  renseigné  sur  les  deux  autres  dépar- 
tements? Il  est  permis  d'en  douter,  lorsqu'il  fait  de  Guérande^«  une 
moult  grosse  ville  maritime,  honorée  dfi  cinq  églises  paroissiales, 
sise  sur  le  même  littoral  que  Dinan  et  Redon  *,  ou  lorsqu'il  pré- 
tend que  Rennes  n'est  qu'à  huit  lieues  d'Auray  ^.  Un  passage  ^ 
fort  curieux  aussi  est  celui  où  le  chroniqueur  raconte  comment  une 
tempête  dispersa  la  flotte  bretonne  auprès  de  Caimperlé  et  la  re*^ 
jeta  h  six  vingts  lieues  de  là  sur  les  côtes  de  Navarre,  c'est-à-dire 
sur  la  môme  côte. de  l'Allantique.  Il  serait  facile  de  multiplier  les 
exemples  de  ce  genre  ;  mais  à  quoi  bon  en  dire  davantage?  N'ai-je 
pas  suffisamment  établi  rincompélence  nbsoluo  du  chroniqueur 
flamand  sur  l'arlicle  de  la  géographie  bretonne? 

*  Ibid.,  p.  157. 

2  Ibid.,  édil.  linclion,  p.  151  ,  ik.I.*.  -  , 

3  Froissard-,  I.  i,  ]j.  155.  On  sait  assez  que  crllo  ville  u'u  jamais  élé  ni  port  de 
mer  important,  ni  ville  con^id»''ral»li?. 

*  Ib'uLy  p.  155. 
5  /6«/.,  p.  100. 

*  Ibid.,  p.  i67  et  168. 


Digitized  by  VjOOQIC 


DE  l'autorité  de  froissard.  15 

Celle  ignorance,  bien  qu^excessive,  sérail  cependant  quelque  peu 
excusable,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  en  raison  de  Tépoque,  si  notre 
auteur  *  «  ne  se  vantait  d'avoir  visité  la  Bretagne^  pour  se  mieux 
»  informer  de  la  situation  des  lieux.  »  On  se  demande  à  quel  des- 
sein il  tient  un  langjige  si  peu  véridique.  Ne  serait-ce  point  pour  se 
donner  du  crédit^  et  persuader  à  ses  lecteurs  qu'il  parle  toujours 
en  pleine  connaissance  de  cause?  Dansée  cas,  la  bonne  foi  et  la 
franchise  dont  il  se  targue  en  maints  endroits  deviendraient  quelque 
peu  suspectes.  A  vrai  dire ,  il  suffit  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  la 
manière  dont  il  orthographie  les  noms  de  lieux  et  de  famille  parti- 
culiers à  la  Bretagne, pour  reconnaître  qu'il  n'a  jamais  eu  de  rapport 
avec  les  Bretons  de  la  langue  brelonnante  et  qu'il  n'a  aucune  con- 
naissance de  leur  idiome  *.  Tous  ses  noms  sont  francisés  et  tirés  du 
latin.  Il  paraît  donc  prouvé  que  tous  les  voyages  de  Froissard  en 
Bretagne  se  sont  bornés  à  faire  le  trajet  de  Nantes  à  Angers. 

^  Mais  j'ai  hâte  d'arriver  aux  erreurs  chrouDlogiques,  qui  sont 
presque  aussi  nombreuses,  et  dont  les  conséquences  sont  encore 
plus  graves. 


VI 


Lvi  première  erreur  de  ce  genre,  sur  laquelle  j'appelle  ratteption, 
a  trait  aux  débuts  de  la  guerre  de  la  succession.  Froissard  nous  dit 
très-sérieusement  '  :  (t  II  y  eut  Irève  accordée  entre  la  comtesse  de 
»  Mofitfort  et  messire  Chades  de  Blois  depyis  la  Toussaint  1342, 

*  ibid.,  p.  m. 

2  Ainsi  Vannes,  Jans  son  langage  emprunté  dulalin,  devient  Vennc:^  {Civilas 
VcneUtisis),  Hcmbont  s'adowcit  et  se  change  en  Hainebont,  Sainl-Mahé  de  Fine- 
Terre  s'appelle  Saint-Mathieu  de  Fine-Poterne,  Pio(=rmel,  Ployevmel,  etc. 

le  snis  heureux  de  dire  que  je  dois  ces  dernières  remarques /^ur  Torlhographe  de 
Froissard  à  Tobligeance  de  M.  Anatole  de  Barthélémy,  qui  a  bien  voulu  approuver 
mon  travail,  et  en  trouver  les  conclusion>=  très-modérées.  On  comprend  quel  prix 
s'attache  à  un  tel  suffrage,  émanant  d'un  auteur  connu  par  d'importants  travaux 
sur  la  Bretagne,  membre  da  Comité  des  travaux  historiques  et  de  plusieurs  sociétés 
savantes. 

3  Froissard,  1. 1,  p.  162-163,  166. 


Digitized  by  VjOOQ  IC 


16  DE  l'autorité  de  froissard. 

»  jusqu'à  la  Pentecôte  de  l'année  suivante  (13  mai  1343)....  et 
»  l'observation  eii  fut  assez  exacte  de  part  et  d'autre.  > 

Impossible  de  faire  uoe  supposition  plus  malheureuse  ;  car  ces 
prétendus  jours  de  paix  sont  précisément  ceux  où  la  guerre  prenait' 
un  nouveau  caractère  de  gravité.  C'était  le  moment  où,  d'un  côté, 
Edouard  III  d'Anj^de terre,  fatigué  de  l'insuccès  de  ses  lieutenants, 
franchissait  les  mers  en  personne  avec  une  armée  formidable,  et 
assiégeait  à  la  fois  Vannes  et  Nantes  pendant  que,  d'un  autre  côté, 
son  rival  de  France  entrait  en  Bretagne  >  à  la  tète  de  toute  sa  che- 
valerie, et  présentait  Va  bataille  aux  Anglais  dans  les  plaines  de 
Ploërmel  (décembre  1342). 

Cette  erreur  de  date ,  déjà  si  capitale ,  entraîne  après  elle  les 
plus  graves  conséquences.  Ne  recule-t-elle  pas,  en  effet,  au  mois 

^  de  mai  1343,  c'esl-à*dire  à  une  époque  où  les  hostilités  avaient 
cessé,  la  célèbre  bataille  navale  de  Grenesey,  le  siège  de  Vannes  *, 
(quadruple,  s'il  faut  en  croire  notre  annaliste)  et  tant  d'autres 
exploits  de  guerre,  qui,  ainsi  rejelés  hors  de  leur  ordre  chronolo- 

,  gique,  passeront  peut-être  pour  des  fables,  car  ils  n'ont  pu  évidem- 
ment s'accomplir  en  temps  de  paix,  et  cependant  l'année  précé- 
dente (sept.  1341,  nov.  1342),  était  déjà  plus  que  remplie  (si  on 
accepte  comme  vrais  les  récits  du  chroniqueur  flamand),  par  une 
série  ininterrompue  de  sièges  de  villes,  et  de  châteaux  pris,  repris, 

^     de  nouveau  attaqués,  ou  même  par  des  batailles  en  règle  ? 

L'annaliste  de  Valenciennes  n'a  pas  mieux  connu  la  date  de  la 
trêve,  non  plus  imaginaire,  mais  véritable ,- qui  fut  conclue  entre 
les  partis  belligérants  le  19  janvier  1343.  Non-seulement  il  la 
recule  d'un  an  (1344)  pour  être  d'accord  avec  lui-même,  mais 
il  la  place  au  mois  de  décembre  *  et  suppose  que  le  monar- 
que anglais  eut  le  temps  de  rentrer  à  Londres  pour  les  fêtes 
de  No^l.  Une  faute  de  ce  genre  est  d'autant  moins  excusable  que 
notre  historien  vint,  peu  après  cette  époque,  fixer  '  son  séjour  à  la 

«  IbiJ.,  p.  155  et  seq. 

2  Froissard,  edil.  Buchon,  t.  i ,  p.  178. 

3  Froi^^a^1,  t.  i,Pro/.,  p.  2. 


Digitized  by  VjOOQIC 


DE  l'autorité  de  frûissârd.  17 

cour  de  Westminster,  et  commença  à  rassembler  les  matériaux  de 
Tœuvre  qu'il  méditait.  Pourquoi  donc  n'a-t-irpas  consulté  les  do- 
cuments officiels  de  la  chancellerie  d*Angleierre?  Il  y  aurait  appris 
qu'Edouard  III  ne  rentra  dans  son  palais  que  dans  les  ^premiers 
jours  de  mars  1343  *.  Mais  <^ette  question  des  monuments  diploma- 
tiques trouvera  sa  place  plus  loin. 

J'arrive  de  suite  ^  aux  années  (1354  et  seq.),  où  notre  chroni- 
queur, déjà  parvenu  à  l'âge  de  l'adolescence,  et  se  préparant  au 
rôle  d'historien  de  son  siècle,  aurait  dû  nallftrellement,  semble-t-il, 
se  rendre  compte  par  lui-même,  tout  au  moins,  de  la  suite  des  évé- 
nements les  plus  importants  et  en  tenir  note  exacte.  Comment  se 
fait-il  donc  que  le  spectacle  émouvant  des  guerres  de  Bretagne  ait 
si  peu  attiré  son  attention  ',  qu'il  avance  de  deux  ans  le  terme  de  la 
captivité  de  celui  qui  en  fut  le  héros  principal ,  Charles  de  Blois  ? 
La  date  du  fameux  siège  de  Rennes,  teint  célébré  par  les  biographes 
de  Duguesclin,  et  par  Froissard  lui-mène ,  a  échappé  également  à 
ses  investigations  \  «  Il  eut  lieu,  dit-il,  vers  la  mi-mai  1357,  et 
dura  longtemps.  »  ^ 

Le  malheur  est  que  la  levée  de  ce  siège  de  neuf  mois  (4  juillet 
1357)  coïncide  à  peu  près  avec  l'époque  où  le  chroniqueur  le  fait 
ouvrir. 

Je  ne  veux  pas  prolonger  outre  mesure  cette  énumération  des 
erreurs  chronologiques  de  notre  annaliste  flamand  pour  ne  pas  fati- 
guerJe  lecteur.  Encore  quelques  mots  cependant  :  il  n'est  pas  jus- 
qu'à la  date  mémorable  de  la  bataille  d'Auray  qui  ne  soit  faussée  à 
son  tour.  Tout  le  monde  sait  que  la  lutte  définitive,  qui  décida  du 
sort  du  duché  de  Bretagne,  s'engagea  le  29.  septembre  1364.  Or, 
d'après  Froissard,  la  bataille^  ne  se  livra'  que  le  dimanche  9  oc- 
tobre. Une  erreur  de  dix  jours  paraîtra  peu  de  chose  au  premier 

*  Rymer,  Acla  cl  fœder.y  t.  v,  584. 

'  Froiss.,  t.  I ,  Prol.,  p!  2;  c'est  à  cette  date  aussi  qu'il  cessait  d'avoir  pour  guide 
les  travaux  de  son  devancier  Jean  le  Bel,* dont  il  sera  bienlàt  question. 

^  Ibid,,  p.  304  ;  il  place  en  1354  la  délivrance  de  Cliarle?  de  Blois,  qui  est  du  10 
août  1356.  V.  Uymer,  t.  v,  p.  861.  . 

.  *  Froissard»  Chroniques^  1. 1.  p.  369. 

*  Ibid.,  p.  m. 

tOME  XXiX  itX,  DC  U  3*  SÉHlt).  2 


Digitized  by  VjOOQiC 


18  DE  l'autorité  de  froissard. 

abdrd  ;  mais  si  l'on  réfléchit  qu'il  s'agit  d'un  fait  de  la  plus  grande 
imporlance,  on  en  jugera  tout  autrement.  En  outre,  il  fout  considé- 
rer que  par  ce  changement  tous  les  jours  de  la  semaine  se  trouvaient 
déplacés  et  hors  de  leur  ordre,  car  le  29  septembre  et  le  9  octobre 
ne  pouvaiçnt  occuper  deux  dimanches  consécutifs.  Les  tables  domi- 
nicales de  Froissard  étaient  donc  défectueuses  ou  peut-être  ne 
s'occupail-il  pas  de  les  dresser,  ce  qui  semble  assez  étrange  pour 
un  historiographe  en  quelque  sorte  attitré  et  officiel.  Une  autre  er- 
reur du  même  genre  se  présente  à  ma  mémoire  et  confirme  Taccu- 
■^  sation  que  je  soulève  ici.  C'est  à  propos  de  la  bataille  de  Brinais, 
près  de  Mâcon,  où  les  grandes  compagnies  remportèrent  un  si  dé- 
sastreux triomphe  sur  le  connétable  de  France,  Jacques  de  Bour- 
bon. Le  combat  se  livra  le  mercredi  saint  de  l'année  4362,  selon 
tous  les  calculs.  D'après  notre  chroniqueur  *,  il  aurait  eu  lieu  un  an 
plus  tôt  le  vendredi  après  Grands  Pâques.  Ce  qui  fait  une  triple  er- 
reur :  le  jour,  l'année  et  la  Jate  pascale  étant  fautifs. 

Je  m'arrête  ici,  croyant  avoir  suffisamment  prouvé  que  le  chro- 
niqueur dft  Valenciennes  n'a  pas  été  guidé  dans  sa  marche  par  le 
second  flambeau  de  l'histoire,  la  science  chronologique. 

A-t-il  été  mieux  renseignié  sur  les  personnages  dont  il, a  raconté 
et  jugé  les  actions  ?  C'est  ce  que'  je  vais  examiner  dans  les  pages 
qui  suivent. 

vu 

Bien  que  les  erreurs  géographiques  et  chronologiques  soient  loin 
d'être  indifférentes  en  histoire,  cependant  elles  n'ont  pas,  à  beau- 
coup près,  l'importance  de  celles  qui  concernent  les  personnes,  ces 
dernières  ayant  pour  résultat  immédiat  d'empêcher  la  science  his- 
torique d'atteindre  la  fin  qui  lui  est  propre.  L'histoire  n'est,  en 
effet,  qu'une  scène  vivante,  sur  laquelle  les  personnages ,  qui  ne 
sont  plus  de  ce  monde,  viennent  comparaître,  pour  représenter  aux 
yeux  de  la  postérité  le  rôle  qu'ils  ont  joué  pendant  le  cours  de  leur 
vie  mortelle.  Leur  faire  tenir  un  rôle  différent  de  celui  qu'ils  ont  ^ 

*  /6f(/.,  p.  457.       ^  '        * 


Digitized  by  VjOOQIC 


DE  l'autorité  de  FROISSARD.  11) 

rempli,  ce  n'est  plus  de  l'histoire,  mais  delà  fable  etdel'inven- 
lioru  Dénaturer  leur  caractère  en  bien  ou  en  mal,  ternir  injuste- 
ment leur  mémoire  ou  leur  attribuer  une  gloire  dont  ils  sont 
indignes,  est-ce  agir  en  homme  de  prpbité,  d'honneur  et  de  cons- 
cience? Non,  évidemr\ient.  Les  choses  étant  ainsi,  voyons  si  Frois- 
sard  est  exempt  de  reproche  à  cet  égard. 

Quand,  par  exemple,  le  favori  de  la  reine  d'Angleterre  fait  du 
noble  Hervé  de  Léon  *,  d'abord  un  fauteur  ardent  du  comte  de 
Montfort,  puis  un  misérable  transfuge,  qui  trahit  son  premier  dra- 
peau pour  un  léger  froissement  d'orgueil,  ne  sort-il  pas  de  la  vé- 
rité ^our  outrager  à  plaisir  un  grand  personnage,  digne  de  tous  les 
égards  de  l'histoire.  Oncle  de  Jeanne  de  Penlhièvre,  le  vicomte  de 
Léon  fut  toujours,  en  effet,  pour  l'époux  de  sa  nièce,  un  ami  dé- 
voué ,  ou  plutôt  un  second  père  '.  11  se  montra ,  dès  le  début  de  la 
lutte,  Tadversaire  losplus  déclaré  de  l'usurpateur,  et  ne  fit  jamais 
aucun  pacte  avec  lui,  ainsi  que  l'avouent  les  propres  partisans  de 
Montfort  dans  un  acte  public'. 

Tout  ce  que  l'on  dit*  de  la  présence  du  même  Hervé  de  Léon  aux 
sièges  d'Auray  et  de  Vannes  (juillet-décembre  1342)  n^est  pas 
moins  dénué  de  fondement,  puisque,  surpris  ^  dès  le  mois  de  mai 
de  la  même  année  dans  une  embuscade  secrète,  qui  ressemblait 
beaucoup  à  un  guet-apens ,  et  devenu  prisonnier  du  capitaine  an- 
glais, Gauthier  de  Mauny ,  il  fut  conduit  à  Londres  le  7  juillet  1342, 
enfermé  dans  la  fameuse  Tour,  devenue  alors  la  prison  de  toutes 
les  infortunes  royales  et  féodales.  On  ne  sait  s'il  lui  fut  donné  d'en 
sortir  et  de  rentrer  en  Bretagne,  mais  indubitablement  cela  ne  put 
arriver  qu'après  la  conclusion  delà  trêve  deMalestroitQanv.  4343). 
Par  conséquent,  ce  noble  seigneur  ne  put  en  aucune  façon  prendre 

-  *  Froissaril,  1. 1,  p.  128, 132,  137,  etc. 

2  Acta  canonisai.,  tora.  i,  f.  62.  Le  duc  Charles  ne  gouvernail  la  Bretagne  que  par 
les  avis  paternels  d'Hervé  de  Lc'on. 

s  Preuves  de  Bret.,  t.  i,  l/i31. 

*  Froissard,  i.  \i  p.  172,  174,  etc. 

*  Knygblon  :  Chronica  Eduardi  IIL  anno  1342. 


Digitized  by  VjOOQiC 


20  DE  l'autorité  de  froissàrd. 

pari  aux  sièges  de  Vannes  et  d'Auray ,  et  là  chronique  de  Froissard 
est  complètement  en  défaut  sur  ce  point,  comme  sur  bien  d'autres. 
L'èvêque  de  Graais  ou  de  Léon\  Guy  de  Léon,  oncle  du  précè- 
dent, est  accusé,  lui  aussi  *,  d'avoir  embrassé,  au  début  de  la  lutte, 
le  parti  de  Montfort  plutôt  par  entraînement  que  par  conviction.  On 
le  voit  bientôt  imiter  son  .i^eveu,  trahir  d'une  manière  peu  loyale  ' 
son  premier  drapeau  et  combattre  ardemment  Ja  cause  qu'il  avait 
d'abord  servie.  Autant  d'assertions  également  fausses  et  calom- 
nieuses. Car,  en  1344,  l'Église  de  Léon  n'avait  à  sa  tête  aucun 
membre  de  l'illustre  famille  des  vicomtes  du  Léonnais  ;  son  évoque 
s'appelait  Pierre  de  Guémené  ;  mais  c'est  bien  à  tort  qu'on  l'accuse 
d'avoir  servi,  puis  abandonné  les  drapeaux  du  rival  de  Charles  de 
Blois.  En  effet,  dès  le  début  de  la  querelle,  il  se  montre  entièrement 
opposé  aux  prétentions  du  comte  de  Montfort.  La  preuve  authen- 
tique nous  en  est  fournie  dans  les  procédures  de  Conflans  *.  On  y 
voit  figurer  F.évèque  de  Léon  parmi  les  nombreux  Bretons  également 
recommandables  par  leur  naissance,  leur  mérite  personnel  ou  les 
hautes  dignités  dont  ils  étaient  revêtus,  qui  vinrent  à  Paris  faire  leur 
déposition  juridique  en  faveur  de  Charles  de  Blois,  et  de  ses  droilg 
exclusifs  à  rhéritâge  de  Bretagne, 

VIII 

Si  Froissard  traite  mal  les  amis  du  duc  de  Bretagne,  doit-on 
s'étonner  qu'if  n'ait  pas  épargné  la  mémoire  de  Charles  de  Blois 
lui-même.  A  la  vérité  *,  il  ne  lui  refuse  ni  la  loyauté  du  gentil- 
homme, ni  l'intrépidité  du  chevalier,  ni  même  les  vertus  du  saint^ 
mais  il  a  tempéré  ces  éloges  par  certains  traits  acérés,  qui  ont  plus 
nui  à  la  réputation  de  cet  illustre  personnage  que  toutes  les  injures 
lancées  contre  sa  mémoire  par  Guillaume  de  Saint-André,  le  pané- 

.*  Froissard ,  t.  i ,  148  et  149.  " 

2  Tbid.,p.  132.  '  .       ' 

•''  Ibid.,  p.  148,  149,  152. 

*  Interrogatoire  des  témoins  à  décharge,  etc.  M"  des  Blancs-Manteaux,  n°  73. 

*  Frois^ford,  t.  i,  pass.  et  surluut  p.  495  et  497, 


Digitized  by  VjOOQIC 


DE  l'autorité  de  froissard.  21 

gyrâle  officiel  de  la  maison  de  Monlfort.  Ainsi,  par  exemple  *,  il  le 
présente  comme  faible  de  caractère  et  condescendant  à  l'excès  vis- 
à-vis  d'une  femme  qu'il  peint  à  son  tour  sous  des  couleurs  assez 
noires.  Ce  reproche  n'a  aucun  fondement,  et  Jeanne  de  Penthièvre 
ne  s'est  jamais  immiscée  dans  les  affaires  du  ^vernement  pour 
imposer  ses  volontés  à  un  mari  qn'elle  respectauet  aimait  unique- 
ment. Mais  jce  sujet  demanderait  des  développements  dans  lesquels 
je  ne  puis  entrer  présentement  *  ;  je  préfère  m'appesanlir  sur  une 
seconde  accusation  plus  dangereuse  encore  de  Froissard.  Elle 
consiste  à  prétendre  que  Charles  de  Blois  n'a  pas  eu  assez  de  vertu 
pour  demeurer  fidèle  aux  saintes  lois  du  mariage.  Voici  le  passage 
de  la  chronique  où  ce  grave  reproche  est  formulé  : 

«^  '  Charles  de  Blois  reçut  le  coup  mortel  dans  les  plaines 
yt  d'Auray...  Auprès  de  lui  tomba  mort  aussi  un  sien  fils  bâtard^ 
»  nommé  messire  Jean  de  Blois,  appert  homme  d'armes,  qui  ne 
]»  succomba  qu'après  avoir  tué  le  meurtrier  de  messire  Charles  de 
»  Blois.  » 

Ces  paroles  renferment  une  double  erreur  >;  en  premier  li^u, 
Charles  de  Blois  n'eut  jamais  d'enfant  illégitime  ;  en  second 
lieu,  le  soldat  perfide  qui  venait  de  le  percer  traîtreusement  de  sa 
dague  mortelle  ne  trouva  point  la  mort  dans  la  mêlée  sanglante  du 
29  septembre  1364.  Quant  à  ce  dernier,  il  était  indigne  de  mourir 
de  la  mort  des  braves  au  champ  d'honneur.  Aussi  un  tout  autre  sort 
lui  était  réservé.  Une  chronique  contemporaine  *  rapporte  que 
l'esprit  impur  s'empara  de  ce  malheureux,  <lans  les  jours  qui 
suivirent  sa  coupable  action;  et,  au  moment  où  il  s'en  vantail  comme 
d'un  beau  fait  d'armes,  l'esprit  malin  le  tourmenta  cruellement 
jusqu'à  ce  qu'enfin  ses  parents  l'eussent  conduit  à  la  tombe  de  sa 

^  Ibid.,  p.  490^  «  Charles  de  Blois  était  moult  doux  et  moult  courtois,  mais  aussi 
si  bouté  de  sa  femme  et  de  ses  chevaliers  qu'il  ne  s'en  pouvait  retraire  ni  dissi- 
muler. » 

2  Cette  maliére  fera  l'objet  d'un  parallèle  entre  Jeanne  de  Penthièvre  et  Jeanne 
de  Flandre. 

5  Froissard,  1. 1 ,  p.  4%. 

^  Cuvelier  :  Chronique  de  Berlr.  Dupuesclin,  1. 1,  p.  230,  v.  6440.  etc. 


Digitized  by  VjOOQiC 


22  DE  L^AUTORITÉ  DE  FROISSARD. 

victime.  Il  s'y  prosterna  humblement,  implorant  son  pardon;  on  fit 
des  vœux  pour  lui.  C'est  alors  qu'il  recouvra  la  paix  de  l'esprit  et  le 
calme  des  sens  par  les  mérites  du  bienheureux  Charles  de  Blois. 
Telles  sont  les  nobles  vengeances  des  saints  et  des  amis  de 
Dieu.  * 

Après  avoir  ainsi  établi  que  Froissard  s'est  trompé  sur  ce  point, 
je  reviens  à  sa  première  assertion,  si  outfageuse  pour  la  mémoire 
d'un  vertueux  prince,  honoré  par  Dieu  après  sa  mort  dadon  des 
miracles.  A-l-elle  quelque  fondement  dans  l'histoire?  Ne  se  trouve- 
t-elle  pas  dénienlie  de  la  manière  la  plus  formelle  par  des  témoi- 
gnages d'une  autorité  irréfragable  ?...  Je  puis  répondre  d'un  çiot  à  ' 
ces  deux  questions,  en  disant  que  l'assertion  ne  repose  que  sur 
l'allégation  téméraire  du  chroniqueur  flamand,  tandis  qu'elle  est 
contredite  por  les  déclarations  solennelles  et  authentiques 'des 
hommes  les  plus  compétents  sur  la  matière  et  les  plus  dignes  de 
foi. 

^  Ces  témoins  dont  j'invoque  ici  l'autorité^  en  toute  confiance  pour 
opposer  leur  déposition  juridique  à  l'assertion  hasardée  d'un  chro- 
niqueur mal  informé,  ce  sont  d'abord  les  soixante  témoins  du 
procès  de  canonisation  *,  qui,  pour  la  plupart,  ayant  rempli  autrefois 
les  fonctions  de  secrétaire,  de  conseiller,  de  chapelain',  de  familier, 
à  la  cour  ducale,  connaissaient  tous  les  secrets  de  la  vie  privée  de 
Charles  de  Blois.  Ce  sont  ensuite  le§  habitants  de  la  ville  de 
Guingamp  où  le  pieux  duc  avait  fait  son  séjour  le  plus  habituel  *. 
.  Enfin  c'est  le  propre  évêque  de  ïréguier ',  qui,  élevé  à  la  dignité  de 
chapelain  du  rival  de  Charles  de  Blois,  devait  être  naturellement 
peu  disposé  à  flatter  le  compétiteur  de  son  maître,  au  risque  d'en- 
courir sa  disgrâce  et  de  perdre  la  faveur  dont  il  jouissait. 

Or,  tous  ces  témoins,  si  éclairés  et  si  désintéressés,  n'ont  qu'une 
voix  *  pour  déclarer,  sur  la  foi  du  serment  le  plus  saint,  que  Charles 

*  Acla  canonisât.  Caroli  Blesensis,  1. 1,  passim.,  m"  Pans,  n.  538. 

2  Acla  canonisai.»  t.  ii,  fol.  394. 

3  Ibid.,  fol.  399. 

*  Caslus  :  Verba  et  aclus  castilati  oppositos  valdi  ahhorrebaU..  iiunquam   fuit 
dijfamalns  circa  hanc  rem.  »  Acta  canonisai.,  t.  i,  fol.  28  et  alibi,  passim. 


Digitized  by  VjOOQIC 


DE  l'autorité  de*  froissard.  32 

de  Biois  a  parfailement  gardé  toule  sa  vie  les  lois  de  la  chas- 
lelé  et  n'a  jamais  été  à  cet  égard  l'objet  du  moindre  soupçon. 
Comment  refuser  d'ajouter  foi  à  une  telle  force  de  tém^nages? 
D'ailleurs,  si  un  bruit  du  genre  de  celui  dont  Froissard  s'est 
fait  l'écho  tardif  avait  eu  quelque  fondement,  n'aurait-il  pas  été 
recueilli  avidement  et  mis  en  oeuvre  par  Guillaume  de  Saint-André, 
si  empressé  d'habitude  à  dénigrer  la  mémoire  du  compétiteur  de  la 
maison  de  Monlforl?  Comprend-on  aussi  qu'il  eût  pu  échapper  à  la 
connaissance  des  papes  Urbain  V  et  Grégoire  XI,  ainsi  que  des 
membres  de  la  commission  apostolique,  chargés  en  1371  de  procé- 
der aux  informations  sur  les  vertus  et  les  miracles  du  religieux 
Charles,  duc  de  Bretagne?  Mais  alors  les  procédures  eussent  été 
sur  le  champ  interrompues,  ou  plutôt  on  n'eût  jamais  songé  à  les 
commencer. 

Ainsi  donc  cette  noire  calomnie  n'est  qu'une  fable  inventée  à . 
plaWr  par  le  chroniqueur  de  Valencîennes.  Duchesne,  D.  Lobineau 
et  D.  Murice  en  avaient  fait  sans  peine  bonne  justice  de  leur  temps; 
mais  de  nos  jours,  elle  n'en  a  pas  moins  été  relevée  et  présentée 
comme  un  fait  d'une  authenticité  incontestable  par  une  certaine  école 
historique*,  qui  se  glorifie  de  marcher  à  la  suite  de  Voltaire,  et  se 
largue  des  mêmes  sentiments  d'incrédulité  et  d'impiété.  Comment 
s'élonner  que  des  esprits  animés  de  telles  dispositions,  n'eussent 
pas  saisi  avec  joie  l'occasion,  qui  leur  était  offerte,  d'oulrager  une 
mémoire  chère  à  l'Église  catholique?  Mais  il  est  bien  évident  que 
leurs  paroles  ne  sont  d'aucune  valeur  à  cinq  siècles  de  distance,  et 
ne  peuvent  donner  du  poids  à  une  assertion  calomnieuse,  digne 
d'être  ensevelie  dans  un  éternel  oubli.    . 

DoM  François  Plaine, 

Bénédictin  de  l'Abbaye  de  Ligugé. 

*  Henri  Martin,  Mirhelet,  etc.  On  s'afflige  de  voir  îles  écrivains  bretons  entrer 
dans  les  iiieracs  voies  déplorables.  Ainsi,  l'auteur  de  l'art.  Jean  IV  dans  la  I/toj/ra- 
phie  brelonne. 

(La  fin  à  la  prochaine  livraison.) 


Digitized  by  VjOOQIC 


.CONTES  ET  RÉCITS  POPULAIRES  DES  BRETONS 


LE  ROCHER  DUZEL 


RÉCIT    DU    BATELIER 


I 


Le  chemin  de  fer  de  Rennes  à  Redon  est  certes  l'une  des  plus 
jolies  lignes  de  Bretagne  :  le  parcours  compris  entre  Rennes  et 
Bruz,  qui  est  la  première  station,  est  désigne  par  les  géologues 
sous  le  nom  de  terrain  calcaire  de  FlIle-et-Vilaine.  C'est  là  que  se 
trouvent  les  fours  à  efaaux  de  Lormandière  et  les  belles  prairies  où 
s'étale,  Tété,  la  giànde  famille  des  orchidées,  si  recherchée  des 
botanistes.  Le  pays  est  plat,  avec  des  arbres  en  si  grande  quantité 
qne  l'on  dirait  une  forêt.  Plus  loin,  de  Bruz  â'Bourg-des-Comptes 
et  de  Bourg-des-Gomptes  à  Bain-Lohéac,  le  voyageur  contemple  un 
délicieux  panorama. 

Presque  partout  l'on  côtoie  la  Vilaine,  encaissée  entre  de  grands 
rochers  gris,  sur  le  sommet  desquels  croissent  des  sapins,  des  houx 
épineux,  des  genêts  toujours  verts  et  de  superbes  fougères.  A  leurs 
pieds,  dans  leurs  flancs ,  poussent  des  plantes  vraiment  rares,  spé- 
ciales à  la  contrée.  > 


Digitized  by  VjOOQIC 


LE  ROCHER  D'UZEL.  25 

Les  landiers  fleuris,  les  bois  touffus,  les  horizons  immenses,  les 
clochers  élancés  des  égîises  de  villages,  les  gracieuses  villas,  ca- 
chées comme  des  nids  au  milieu  de  la  verdure,  forment  des  tableaux 
ravissants. 

La  Vilaine  elle-même  cesse  d'être  vilaine  dans  ces  parages  :  elle 
est  claire  et  spacieuse,  et  de  gros  et  lourds  bateaux ,  chargés  de 
pierres  à  bâtir,  de  sable,  de  chaux,  de  billes  de  bois,  s'en  vorit  dou- 
cement,  au  chant  des  mariniers,  vers  Rennes  ou  vers  Redon.  De 
nombreux  moulins  font  entendre  leur  lie-tac,  au  déversoir  des 
écluses,  et  les  pêcheurs  à  la  ligne ,  mélancoliquement  penchés  sur 
l'eau,  à  Fombredes  saules  et  des  oseraies,  ne  sont  troublés  dans 
leurs  rêveries  que  par  le  martin-pêcheur  au  vol  rapide  et  au  cri 
aigu,  qui,  jaloux  de  voir  d'autres  pêcheurs  que  lui,  va  et  vient  d'une 
rive  à  l'autre.  Enfin ,  les  chèvres  et  les  moutons  grimpent  sur  les 
rochers,  ou  s'éparpillent  dans  les  landes  et  les  prés,  en  compagnie 
de  petites  vaches  noires  et  blanches  (gares  ^  disent  les  paysans), 
pendant  que  leurs  gardiennes  déguenillées  regardent  passer  le 
train. 

Notre  description  ne  s'étendra  pas  au  delà  de  la  gare  de  Bain- 
Lohéac ,  parce  que  c^est  là  que  se  passa  jadis  le  récit  qui  va  suivre  et 
qui  nous  fut  raconté,  il  y  a  déjà  longtemps,  par  le  batelier  chargé  de 
conduire  les  passagers  d'une  rive  à  l'autre  de  la  Vilaine,  c'est-à-dire, 
des  pieds  du  rocher-d'Uzel  au  chemin  qui  conduit  aif  bourg  de 
Saint-Malo-de-Phily. 

Ce  rocher  d'Uzel,  sur  la  rive  gauche  de  la  rivière,  à  cent  cin- 
quante mètres  seulement  de  la  gare,  était,  sans  contredit,  le  roc  le 
plus  élevé  des  bords  de  la  Vilaine,  avant  l'établissement  du  chemin 
de  fer  qui  Ta  fait  disparaître  en  partie. 

Au  haut  du  rocher  s'élançaient  de  gigantesques  pierres,  dans  les 
interstices  desquelles  nichaient  d^énormes  corbeaux  royaux ,  dont 
l'espèce  est  complètement  disparue  du  pays.  Vers  le  milieu  existent 
encore  des  grottes  naturelles  où  l'on  voit,  gravés  sur  les  pierres,  les 
noms  des  promeneurs  qui  les  ont  visitées.  Ces  grottes,  à  l'abord 
^  assez  difficile  il  y  a  quelques  années,  sont  presque  impraticables 
aujourd'hui. 


Digitized  by  VjOOQiC 


26  .     LE  ROCHER  D'uZEL. 

II 

Lorsque  Pierre  d'Attiiens,  dit  rErmite,  pelit,  maigre,  couvert  de 
haillons,  sans  souliers,  monté  sur  un  âne,  s'en  alla,  en  1095,  prê- 
cher la  première  croisade,  pour  empêcher  les  profanations,  dont  les 
saints  lieux  étaient  le  théâtre,  arrêter  les  traitements  cruels  qu'on 
faisait  subir  en  Palestine  aux  adorateurs  de  Jésus-Christ,  et  dé- 
fendre enfin  nos  coreligionnaires  opprimés  et  persécutés,  un  jeune 
homme  de  l'Armorique  fut  un  des  premiers  à  suivre  le  pieux 
ermite. 

C'était  un  pauvre  cadet  de  famille,  du  nom  de  Loïc  de  Kerdris, 
qui  n'avait  rien  à  espérer  de  la  succession  de  ses  pères ,  et  qui , 
pour  ce  motif,  s'était  vu  refuser  la  main  de  la  belle  Jeanne  de 
Coëtlogon ,  sa  voisine. 

Il  habitait  le  château  du  Plessis-Bardoul ,  sur  la  rive  gauche  de 
la  Vilaine,  non  loin  da  rocher  d'Uzel,  dont  nous  parlions  tout  à 
l'heure  ;  et  celle  qu'il  aimait  demeurait  à  la  Driennais,  de  l'autre 
côté  de  la  rivière,  près  du  bourg  de  Saint-Malo-de-Phily. 

Jeanne,  elle  aussi,  aimait  Loïc. 

Les  deux  familles  vivaient  en  bonne  intelligence  et  se  voyaient 
fréquemment.  Jeanne,  fille  unique,  avait  perdu  sa  mère  de  bonne 
heure  et  avait,  pour  ainsi  dire,  été  élevée  par  M"^«  de  Kerdris. 

L'amour  des  deux  enfants  était  né  presque  en  même  temps 
qu'eux,  sans  qu'ils  s'en  doutassent  l'un  et  Taulre,  et  avait  grandi 
avec  les  années,  tout  en  restant  parfaitement  pur. 

Cependant  le  vieux  Coëtlogon,  riche  et  avare,  n'entendait  pas  nïà- 
rierlsa  fille  à  un  cadet  de  famille,  malgré  toute  l'affection  qu'il  té- 
moignait au  fils  de  son  ami.  Les  jeunes  gens  comprirent  que  toute 
résistance  serait  inutile,  et  que  les  plus  beaux  raisonnements  vien- 
draient se  briser  contre  Féutêtement  du  vieillard,  qui,  d'ailleurs, 
avait  déjà  choisi  pour  gendre  un  gros  rustre,  pour  le  moins  aussi 
riche  que  sa  fille. 

Le  chagrin  des  deux  enfants  était  navrant,  et,  sans  les  idées 
chrétiennes  dont  Loïc  était  animé,  il  eût  certes  songé  à  en  finir  avec 


Digitized  by  VjOOQIÊ 


LE  ROCHER  d'UZEL.  27 

la  vie.  Aussi  apprit-il  presque  avec  joie  la  croisade  prècbée  par 
Pierre  d'Amiens,  et  peut-être  même  espéra-l-il  ne  jamais  revenir 
de  Palestine.  La  Providence  en  avait  décidé  autrement. 

Lorsqu'il  fit  part  de  sa  détermination  à  sa  famille,  sa  mère  pleura 
,bien,  à  l'idée  de  se  séparer  de  son  fils;  mais,  comme  la  cause 
qu'il  allait  défendre  était  noble  et  louable,  elle  ne  cbercba  pas  à 
l'en  détourner. 

Son  père  lui  fit  don  d'une  longue  rapière  de  famille ,  fine  lame 
qui  avait  été  bénie  autrefois  par  un  saint  de  Bretagne,  et  qui  était 
encore  toute  rouge  du  sang  de  l'ennemi. 

Loïc  fit  ses  adieux  à  Jeanne  et  à  son  père,  et,  après  avoir  pris 
congé  des  siens,  partit,  suivi  d'un  jeune  paysan,  qui ,  pour  ne  pas 
quitter  son  maître,  lui  proposa  de  raccompagner  en  qualité 
d'écuyer. 

Du  reste ,  à  cette  époque ,  la  foi  était  vive  dans  tous  les  cœurs. 
Ceux  qui  voulaient  prendre  part  à  l'expédition ,  s'attachaient  une 
croix  de  drap  rouge  sur  l'épaule,  et  le  nombre  était  grand  des 
chrétiens  s'en  allant  partout  en  criant  :  Diex  U  volt  !  (Dieu  le 
veut  !  ). 

m 

Au  mois  de  mai  1096,  une  armée  de  quarante  mille  hommes  fut 
sous  les  armes  et  s'achemina  vers  la  Terre-Sainte,  ayant  à  sa  lêle 
Pierre  l'Ermite,  Gautier  de  Pexego  et  5on  neveu,  Gautier  Sans- 
Avoir.  Loïc  faisait  partie  de  celte  avant-garde.   . 

Une  autre  armée,  tout  aussi  nombreuse,  mais  sans  aucune 
espèce  de  discipline ,  commandée  par  un  prêtre  allemand ,  du  nom 
de  Gotlschalk,  s'avança,  elle^  aussi,  à  travers  la  Hongrie  et  la 
Servie,  où  elle  fut  décimée  presque  complètement  par  les  mala- 
dies, les  privations,  ou  massacrée  par  les  populations  traversées, 
furieuses  de  se  voir  chaque  jour  pillées  et  ruinées  par  ces  guerriers 
sans  pain. 

Enfin  y  trois  mois  plus  tard,  Godefroi  de  Bouillon,  duc  de  la 
Basse -{iOrraine ,  et  son  beau-frère  Baudouin,  réunissaient  une 


Digitized  by  VjOOQIC 


28  LE  ROCHER  D'UZEt. 

nouvelle  armée,  forte  de  quatre^vingt  mille  hommes,  et  qui  fut 
elle-même  rejointe  par  Hugues  de  Vermandoîs,  fils  du  roi  de 
France ,  par  le  comte  de  Blois.et  de  Chartres,  le  comte  de  Flandre, 
le  comte  dç  Toulouse ,  etc.  ;  de  sorte  que  l'armée  des  croisés  attei- 
gnit le  chiffre  formidable  de  six  cent  mille  hommes  environ.  Mais 
elle  eut  tant  de  combats  opiniâtres  à  soutenir,  tout  le  long  du  che« 
min ,  qu'elle  fut  réduite  des  quatre^  cinquièmes  avant  d'arriver 
devant  Jérusalem. 

Ce  fut  en  juin  1099,  dçs  hauteurs  d'Emmaûs ,  que  ces  braves 
chrétiens  virent  les  murs  de  la  ville  sainte  et  crièrent  en  chœur  : 
«  Jérusalem  !  Jérusalem  !  j» 

Ils  s'agenouillèrent  pour  prier  Dieu  et  se  relevèrent^  pour  aller 
au  combat. 

Lesassiégés  se  défendirent  si  vaillamment,  que  les  croisés  furent 
un  instant  forcés  de  se  replier;  mais  leurs  chefs,  entre  autres 
Godefroi  de  Bouillon,  les  rallièrent,  relevèrent  leur  courage,  et  la 
bataille  recommença.  Cette  fois,  les  infidèles  furent  vaincus  et 
s'enfuirent  de  toutes  parts.  Alors  ce  fut  une  véritable  boucherie , 
un  carnage  tellement  grand ,  que  devant  la  grande  mosquée  il  ; 
avait  une  mare  de  sang  dans  laquelle  les  chevaux  enfonçaient  jus- 
qu'au poitrail. 

Ce  fut  là  que  Loïc  vit  son  écuyer,  atteint  d'un  javelot,  mourir  à 
ses  côtés,  tandis  que  lui  semblait  invulnérable,  au  plus  fort  de  la 
mêlée  où  il  s'était  résolument  avancé.  Sa  flamberge  faisait  mer- 
veille. Les  infidèles  reculaient  épouvantés  devant  cette  terrible 
lame ,  qui  tuait  son  homme  à  chaque  coup. 


IV 


Le  jeune  Breton  venait  de  transpercer  un  Sarrasin,  qui,  en  tom- 
bant sur  le  sol,  eut  encore  le  courage  de  le  mordre  au  mollet. 
Nôtre  guerrier  se  retourna  et  lui  enfonça  de  toute  sa  force  son  épée 
au  travers  du  corps.  Malheureusement,  l'arme  rencontra  un  caillou 
et  se  brisa  par  la  moitié. 


Digitized  by  VjOOQIC 


LE  ROCHER  D'UZEL.  29 

Il  ne  restait  à  Loïc  qu'un  tronçon  d'épée ,  qui  ne  pouvait  guère 
lui  être  utile  pour  se  défendre.  Au  même  instant,  un  rire  salanique 
partit  à  ses  côtés,  et  il  vit  s'avancer  vers  lui  un  grand  gaillard,  noir 
comme  un  nègre,  qui  semblait  le  déGer  par  son  air  insolent. 

Loïc,  exaspéré  de  l'accident  et  de  l'effronterie  de  cet  homme, 
prit  son  épée  par  le  tronçon  et  voulut  en  asséner  un  coup  sur  la 
tète  de  son  ennemi.  Mais  il  lui  suffit  de  diriger,  du  côté  du  Sar- 
rasin, la  poignée  de  son  arme,  qui  représentait  une  croix  bénie  par 
un  saint  de  l'Armor,  pour  que  l'inQdèle  tombAt  à  la  renverse  en 
poussant  un  cri  de  rage. 

Loïc  s'^avança  vers  lui,  s'empara  de  ses  armes,  le  garrotta  et  lui 
dit  :  «  Je  te  laisse  la  vie  ;  suis-moi.  Mon  écuyer  vient  d'èlre  tué,  tu 
le  remplaceras,  j» 

L'homme  noir  ne  se  le  fit  pas  dire  deux  fois  ;  il  se  releva  et 
accompagna  son  maître  d'un  air  soumis. 

La  campagne  terminée,  Kerdris  revint  en  France  avec  son 
écuyer,  d'une  soumission  à  toute  épreuve  et  même  d'un  dévoûment 
incroyable.  Ce  fut  lui  qui,  le  premier,  demanda  à  ne  pas  se  séparer 
de  son  maître. 

De  retour  en  Bretagne ,  aussi  pauvre  qu'à  son  départ,  Loïc  sentit 
renaître  ses  chagrins,  en  apprenant  que  le  mariage  de  Jeanne  était 
décidément  arrêté  et  qu'il  allait  avoir  lieu  bientôt. 

Pour  s'étourdir,  Loïc,  toujours  suivi  de  son  fidèle  écuyer,  chas- 
sait les  bêles  fauves  du  matin  au  soir,  sous  le  soleil,  la  pluie  ou  le 
vent.  Rien  ne  l'arrêtait.  La  fetigue  elle-même  n'avait  pas  de  prise 
sur  lui  ;  il  partait  au  lever  du  jour  et  ne  rentrait  que  lorsque  la  nuit 
avait  depuis  longtemps  enveloppé  la  terrS'de  son  voile  noir. 

Triste ,  pensif ,  malheureux,  il  laissait  souvent  son  cheval  errer  à 
l'aventure  au  milieu  des  bois ,  ne  s'apercevant  même  pas  que  l'ani- 
mal s'arrêtait  pour  paître  l'herbe  ou  les  feuilles  des  arbres.  Parfois, 
au  contraire,  il  enfonçait  les  éperons  dans  le  ventre  de  la  bêle  et 
lui  faisait  faire  des  courses  folles,  fantastiques,  vertigineuses,  sans 
but,  en  dépit  des  obstacles  nombreux,  dans  un  pays  de  montagnes, 
de  forêts  et  de  rivières.  Les  paysans  se  signaient  en  voyant  ce  cour- 
sier passer  comme  un  ouragan,  suivi  de  son  écuyer  noir,  qui  ne  le 


Digitized  by  VjOOQiC 


30  ,  LE    ROCHER  d'UZEL. 

quittait  pas  plus  que  son  ombre  ;  les  femmes  et  les  eiifants  se 
cachaient  au  plus  vite  à  leur  approche. 

Un  autre  que  4e  Sarrasin  n'aurait  certes  jamais  pu  résister  à  ce 
genre  de  vie.  Indifférent  à  tous  les  caprices  de  son  maître,  il  sem- 
blait posséder  un  don  surhumain  pour  affronter  les  mêmes  périls, 
et,  dans  ses  courses,  ne  jamais  le  distancer  d'una  semelle.  Celte 
existence  paraissait  même  lui  plaire ,  car,  plus  d'une  fois,  lorsque 
Loïc  arrivait  au  paroxysme  du  chagrin  et  commençait  une  course 
insensée ,  les  yeux  du  valet  lançaient  des  éclairs  de  joie  et  un  sou- 
rire plissait  ses  lèvres. 

Quel  motif  pouvait  donc  le  rendre  joyeux  devant  l'atroce  souf- 
france du  pauvre  garçon  ? 

Nous  le  saurons  tout  à  l'heure. 


C'était  à  la  fin  de  Tautonlne,  à  la  Toussaint.  Les  jours,  à  cette 
époque,  sont  courts,  tristes,  brumeux,  ténébreux.  L'humidité 
suinte  partout;  de  grosses  larmes  tombent  des  arbres,  quand  le 
vent  les  agite.  Les  gais  passereaux  sont  partis,,  et  il  ne  reste  plus 
que  les  corbeaux,  qui  croassent  dans  l'air,  et  les  hiboux,  qui  huent, 
perchés  sur  les  branches  mortes  des  arbres. 

Le  jour  du  mariage  de  Jeanne  était  proche ,  et  la  tristesse  de 
Loïc  empirait. 

Un  soir  qu'il  revenait  de  la  chasse,  plus  morose  et  plus  malheu- 
reux que  jamais,  son  valet  rompit  le  silence  —  ce  qu'il  n'avait  pas 
encore  fait—  et  dit  :  — Maître,  j'ai  une  communication  à  vous 
faire. 

—  Eh  bien  !  parle,  répondit  Loïc  distrait. 

—  Je  ne  puis  le  fairç  ici.  Il  faut  que  vous  vous  laissiez  conduire 
par  moi  quelque  part. 

—  Passe  devant.  Marche.  Je  te  suis. 

Le  Sarrasin  s'en  alla  aussitôt  ù  travers  de  grandes  landes ,  éclai- 
rées par  une  lune  blafarde,  au  milieu  des  bruyères  non  frayées,  du 


Digitized  by  VjOOQIC 


LE  ROCHER  D'UZEL.  31 

sein  desquelles  se  dressaient  de  grandes  pierres  blanches  ressem- 
blant à  des  croix. 

S'approchant  de  l'une  de  ces  pierres,  qui  sembla  reculer  devunl 
lui,  un  Irou^  béant  parut  s'ouvrir  sous  les  pieds  de  l'homme  noir, 
qui  y  descendit,  immédiatement  après  avoir  allumé  une  lanterne, 
qui  se  trouvait  cachée  dans  une  cavité  du  mur. 

Loïc,  sans  hésiter,  descendit  à  son  tour  et  suivit  son  guide  dans 
un  souterrain  glacial  et  h\(mide.  Ils  marchèrent  d'abord  dans  la 
boue  noire,  car  l'eau  coulait  le  long  des  murailles.  Les  chauves- 
souri^s  effrayées  volaient  en  tous  sens  sur  leurs  têtes. 

Bientôt  ils  montèrent  plusieurs  escaliers  étroits  et  rapides,  taillés 
dans  le  roc,  et  arrivèrent  enfin  au  milieu  d'une  grotte  éclairée  par 
des  feux- follets  y  et  qui  ressemblait  à  la  demeure  d'un  alchimiste 
ou  d'an  sorcier. 

Il  y  avait  des  cornues,  des  alambics  sur  une  table,  une  forge 
dans  un  coin ,  des  instruments  de  toutes  sortes  et  de  toutes  formes 
épars  sur  le  sol.  Des  squelettes  pendaient  aux  murs,  de  l'herbe  aux 
sorciers  bouillait  dans  une  marmite,  des  pépites  d'or  étaient  sur  un 
fourneau,  et  des  monceaux  de  pièces  de  métal  brillaient  çà  et  là. 

Loïc ,  de  plus  en  plus  surpris,  dit  enfin  à  l'homme  noir  :  —  Ou 
sommes-nous  ici  ? 

—  Dans  une  arrière-grotte  du  rocher^ d'Uzel. 

—  Chez  qui  ? 

—  Chez  moi. 

—  A  qui  cet  or  ? 

—  A  toi,  si  tu  veux. 

C'était  la  première  fois  qu'il  tutoyait  son  maître. 

—  Qui  donc  es-tu  ? 

—  Satan. 

Loïc,  un  peu  troublé  à  cette  réponse,  se  remit  cependant  el 
reprit  :  —  Que  veux-tu  que  je  fasse  de  cet  or? 

—  Porte-le  au  vieil  avaréide  Coëllogon,  afin  de  devenir  son 
gendre. 

—  Qui  l'a  dit  que  j'aimais  Jeanne  ? 

—  Je  l'ai  deviné»         * 


Digitized  by  VjOOQiC 


3^  .LE  ROCHER  d'UZEL. 

Loïc  de  Kerdris  contemplait  ces  tas  d'or  et,  se  disait  :  C'est  vrai  ; 
avec  cela  je  pourrais  peut-être  encore  l'épouser. 

—  Quelles  sont  tes  conditions  ?  dit  en  treoïblant  le  pauvre  jeune 
homme,  qui  supposait  bien  que  le  diable  ne  lui  donnerait  pas  son 
or  gratuitement.    , 

—  Prends  ces  millions,  répondit  Satan  ;  fais-en  ce  que  tu  vou- 
dras; mais  épouse  Jeanne,  qui,  dans  dix  ans,  cessera  d'être  ta 
femme,  car  elle  m'appartiendra,  et  je  viendrai  la  chercher  ici,  sur 
le  haut  de  ce  rocher. 

—  Tais-toi,  misérable  !  Jeanne  t'appartenir  !  Oh  !  jamais  Jamais! 
Garde  ton  or  et  laisse-moi  sortir  d'ici  ! 

Satan  toucha  une  pierre  qui  tourna  aussitôt  sur  elle-même  et 
laissa  pénétrer  une  bourrasque  de  vent.  Loïc  sortit  par  cette  ouver- 
ture et  se  trouva  dans  les  grottes  tonnues  du  rocher  d'Uzel. 

—  Tu  as  huit  jours  pour  réfléchir,  lui  cria  le  diable.  Ce  délai, 
écoulé,  je  retourne  dans  mon  empire.  Toutes  les  nuits,  je  serai  ici 
à  l'attendre  ;  réfléchis  bien. 

A  partir  de  ce  moment,  le  Sarrasin  ne  reparut  plus  au  Plessix  ; 
mais  Loïc  le  rencontrait,  à  chaque  pas,  dans  ses  promenades  soli- 
taires. Lorsque  ce  dernier  songeait  aux  monceaux  d'or  de  la  grotte, 
Satan  lui  apparaissait  immédiatement,  tantôt  à  califourchon  sur  un 
talus,  tantôt  assis  au  pied  d'un  arbre,  dans  les  clairières  des  bois, 
ou  bien  encore ,  le  soir,  adossé  aux  pierres  grises  des  landes.  Par- 
tout il  le  trouvait,  presque  au  même  instant,  dans  les  endroits  les 
plus  opposés. 

VI 

Le  hasard  voulut  que  Loïc  et  Jeanne  se  rencontrassent* dans  la 
campagne ,  à  quelques  jours  de  là.  Tous  les  deux ,  instinctivement, 
furent  l'un  à  l'autre,  sans  oser  lever  les  yeux.  Tout  à  coup,  Jeanne 
se  mit  à  fondre  en  larmes  et  voulut  iftloigner.  Loïc  lui  prit  la  main, 
qu'il  garda  dans  les  siennes. 

En  voyant  les  pleurs  de  Jeanne  tomber  dans  la  poussière  du 
chemin  ^  comme  de  grosses  gouttes  de  pluie  »  il  pleura  à  son  tour 


Digitized  by 


Google" 


LE   ROCHER  d'UZEL.  33 

en  lui  racontant  ses  chagrins,  ses  souffrances,  ses  tortures  et  enfin 
sa  visite  nocturne  au  rocher  d'Uzel. 

La  jeune  fille,  tout  d*abord  effrayée  de  ce  récit  fantastique,  se 
remit  promptement  et  dit  à  Loïc  :  Dieu  qui  nous  voit  ne  permet- 
trait pas  que  sa  fille  devînt  la  proie  du  diable.  Accepte ,  Loïc  ,' 
puisque  c'est  le  seul  moyen  qui  nous  est  offert.  Nous  saurons,  par 
des  prières,  déjouer  les  projets  du  malin  esprit. 

Et  les  deux  jeunes  gens  se  quittèrent  dans  la  crainte  d'être 
aperçus.  ^ 

Lq  journée  parut  longue  à  Loïc ,  qui ,  ce  jour-là ,  ne  rencontra  pas 
Satan ,  et  fut  obligé  d'attendre  la  nuit. 

L'heure  tant  désirée  arriva  enfin.  Mais,  lorsque  le  moment  fut 
venu ,  Loïc,  épouvanté  de  l'engagement  qu'il  allait  prendre ,  n'osait 
plus  avancer.  Il  se  disait,  pour  ranimer  son  courage  près  de  dé- 
faillir :  J)ix  ans  de  bonheur  !  c'est  encore  long  et  séduisant.  Puis, 
Dieu  ne  permettrait  pas,  comme  l'a^  dit  Jeanne,  qu'une  femme 
pieuse  et  bonne  devînt  la  proie  du  diable. . 

Malgré  tous  ces  raisonnements,  il  ne  pénétra  qu'en  tremblant 
dans  les  grottes  du  rocher,  en  se  déchirant  aux  ronces  et  aux  épines 
qui  obstruaient  les  abords. 

Satan  l'attendait.  Que  se  passa  t-il  entre  eux  ?  Ou  l'ignore  ;  tou- 
jours est-il  que  Loïc  en  sortit  vieilli  de  plus  de  dix  ans,  les  cheveux 
presque  blancs,  mais  Te  dos  ployant  sous  des  sacs  énormes. 

Dès  le  malin,  il  se  rendit  chez  M.  de  Coêtlogon,  pour  lui 
apprendre  ^u'il  avait  apporté  dç  Pales^ne  un  trésor  immense,  qui 
lui  permettrait  d'acheter,  s'il  le  voulait,  les  paroisses  entières  de 
Guichen  et  de  Pipriac,  et  il  fit  voir  tant  d'or  au  vieillard,  que  celui- 
ci,  ébloui,  lui  sauta  au  cou,  l'appela  son  c  cher  gendre,  »  et  con- 
gédia le' galant  qui  avait  ses  entrées  dmé  la  maison. 

Le  mariage  se  fit  Irès-promptement. 


tous  XXIX  (IX  D&  LA  3»  SÉRIE). 


xDigitized  by  VjOOQiC 


34  LE  ROCHER  d'uZEL. 

VII 

Les 'jeunes  époux  auraient  été  les  plus  heureux  dil  monde,  sans 
cette  date  néfaste,  qui  Tes  préoccupait  sans  cesse. 

Deux  beaux  enfants,  nés  de  cette  union,  avaient  seuls  le  privi- 
lège de  faire  sourire  leur  père,  de  plus  en  plus  alTecté  à  mesure  que 
les  jours,  les  mois,  les  années  s'envolaient  ;  —  et  le  temps  s'écoule 
vite  lorsqu'on  craint  de  le  voir  fuir  ! 

Jeanûe  élait  un  peu  plus  calme.  Elle  pria  son  mari  de  lui  faire 
élever  une  chapelle  sur  l'un  des  coteaux  qui  avoisinent  le  bourg  de 
Saint-Malo-de-lPhily.  Aussitôt  qu'elle  fut  construite ,  elle  la  fil  bénir 
et  mettre  sous  la  protection  de  la  Vierge  K 

La  jeune  châtelaine  s'y  rendait  chaque  jour,  accompagnée  dé  ses 
deux  enfants,  pour  prier  la  mère  du  Christ  de  ne  pas  l'enlever  à 
ces  deux  êtres,  qui  avaient  tant  besoin  d'elle.  ^ 

Le  moment  terrible  approchait  toujours,  et  Loïc,  aussi  triste 
qu'à  son  retour  de  la  Terre-Sainte ,  recommença  ses  promenades , 
ses  chasses  el  ses  courses  échevelées,  jusqu'au  jour  où  il  aperçut 
Satan,  assis  au  pied  des  pierres  blanches  des  landes.  Alors  il  n'osa 
plus  sortir,  de  peur  de  le  rencontrer. 

Hêlas  !  les  dix  années  expirèrent..JeaRne,  effrayée  à  son  tour, 
car  elle  aussi  avait  aperçu  le  démon  rôdant  autour  du  castel,  s'en 
alla  de  nouveau  se  jeter  aux  pieds  de  la  Vierge,  afin  de  la  supplier 
de  ne  pas  l'abandonner  dans  un  pareil  moment. 

Q^'on  juge  de  son  étonnement ,  de  sa  surprise,  de  sa  joie,  lors* 
qu'elle  vit  la  statue  de  Marie  s'animer,  descendre  de  l'autel,  et 
qu'elle  l'entendit  lui  dire  :  —  Jeanne,  je  viens  à  ton  secours*  Dans 
un  instant,  j'aurai  chassé  le  mauvais  ange  de  la  terre ,  et  alors  tu 
pourras  sortir  d'ici  sans  aucune  espèce  de  crainte. 

*  Celte  chapelle ,  m*assura  le  batelier,  se  trouvait  située  à  la  même  place  que  la 
ctite  chapelle  de  Notre-Dame  du  Mont-Serrat»  que  Ton  voit  aujourd'hui,  et  qui'% 
âlé  élevée  par  les  soins  de  la  famille  du  Bouexic.  Le  père  Ballard  m'aflîrma  égale- 
ment —  ce  qui  n'est  pas  probable  —  qu'elle  portait ,  dès  cette  époque ,  le  nom  de 
Noire-Dame  du  Mont-Serrat i  nom  qu'il  continua  de  lui  donner  dans  son  récit. 


■  Digitized  by 


Google 


LE  ROCHER  D*UZEL.  35 

De  la  taille  de  Jeanne,  et  avec  des  vèlemenls  identiquemenl 
seniblables  à  ceux  de  la  châtelaine,  elle  sortit  de  la  chapelle  et 
regarda  où  pouvait  être  Satan.  Elle  Taperçut  sur  le  haut  du  rocher 
d'Uzel,  qui  la  guettait,  comme  un  hibou  guette  une  souris.  Il  était 
là,  les  bras  croisés,  qui  la  regardait  venir  d'un  air  joyeux. 

Il  ne  se  doutait  pas  du  sort  qui  l'attendait. 

Notre-Dame  du  Mont-Serrat  descendit  la  montagnejusqu'au  bord 
de  l'eau,  détacha  elle-même  le  bateau  amarré  au  rivage  et  le 
dirigea  sur  Tautre  rive  sans  le  secours  de  personne. 

Le  diable ,  émerveillé  de  son  adresse ,  la  regardait  toujours. 

Elle  mit  pied  à  terre  et  gravit  doucement  le  rocher  d'Uzel.  Un 
voile  épais  cachait  son  visage. 

Arrivée  presque  au  sommet  du  roc,  elle  releva  son  voile  et  étendit 
le  doigt  vers  le  démon ,  d'un  air  menaçant. 

En  reconnaissant  la  mère  du  Christ,  Satan  jeta  un  cri  de  déses- 
poir, de  terreur  et  de  rage.  Pour  fuir,  il  se  transforma  en  serpent 
et  voulut  se  sauver  dans  les  broussailles.  Mais  peine  inutile  :  la 
Vierge,  aussi  prompte  que  lui,  lui  mit  le  pied  sur  la  tête,  et 
l'écrasa  comme  un  vil  reptile. 

Elle  revint  ensuite,  par  le  même  chemin,  dire  à  Jeanne,  restée 
en  prières ,  de  retourner  près  des  siens  pour  les  rassurer,  les  con- 
soler et  leur  apprendre  qu'ils  étaient  débarrassés  de  leur  ennemi. 

A  partir  de  ce  jour,  la  vie  de  cette  pieuse  famille  s'écoula  à  bénir 
leur  bienfaitrice  çt  à  distribuer  en  aumônes  le  trésor  du  diable. 

Jusqu'au  jour  où  le  chemin  de  fer  est  venu  faire  abattre  le  rocher 
d'Uzel,  la  cime  élancée  de  ce  roc  représentait  une  Vierge.  Tous  les 
paysans  de  la  contrée  vous  l'affirment,  et,  si  vous  leur  montrez 
l'image  de  Ja  Vierge,  un  serpent  sous  "ses  pieds,  tous  vous  diront 
encore  :  C'est  Noire-Dame  du  Mont-Serrat ,  écrasant  le  Sarrasin  t 

Adolphe  Orain.  . 


Digitized  by  VjOOQ  IC 


POESIE 


LE    PATINEUR 


BALLADE 


A  OCTAVE  DE  ROCUEDRUNE 


Le  feu  luit  dans  la  cheminée, 
Et  sur  la  \itre  un  rayon  clair  ; 
Par  la  porte  capitonnée 
Ne  filtre  pas  un  souffle  d'air.         '  , 
Qu'on  aime  entendre,  de  sa  chambre,'' 
Au  dehors  frissonner  décembre!... 
Il  a  bon  lit,  foyer  ardent  : 
Heureux  est  l'homme  de  Sedan! 

Soulevant  les  rideaux  de  soie, 
Il  suit  les  caprices  charmants 
Du  verre  gelé ,  qui  flamboie 
Plu^  qu'un  écrin  de  diamants. 
Mais  le  feu ,  détruisant  le  charme, 
De  chaque  fleur  fait  une  larme. 
Et  le  parC)  au  loin  s'étendant , 
Se  montre  à  l'homme  de  Sedan. 


Digitized  by  VjOOQiC 


LE  PATINEUR.  37 

Le  sol  est  blanc;  aux  branches  cFarbre 
Le  verglas,  comme  pour  un  bal, 
A  mis  des  guirlandes  de  marbre 
Et  des  lustres  de  pur  cristal. 
Son  âme  rêveuse  est  saisie 
De  celte  austère  poésie,    . 
Et,  du  haut  perron  descendant, 
Entre  au  parc  l'homme  de  Sedan. 

Le  jour  est  long,  la  vie  est  dure, 
Et  l'exil  fait  trop  de  loisirs , 
Quand  décembre  vient  sans  froidure. 
L'hiver,  sans  ses  mâles  plaisirs  : 
Salut,  froid,  par  qui  l'eau  se  glace, 
L'eau  qui  du  foyer  nous  délasse!... 
Le  ciel  est  bleu,  l'air  est  mordant  : 
ce  Glissons!  »  dit  l'homme  de  Sedan. 

Joyeux  écolier  en  vacance, 

Aux  épaules  un  lourd  manteau. 

Vers  le  grand  bassin  il  s'avance, 

Suivi  d'un  valet  du  château. 

«  C'est  plus  beau  que  mil  huit  cent  douze!... 

»  Oh  !  si  j'avais  ma  noble  épouse! 

»  Quelle  joute!...  >  A  son  confident 

S'ouvre  ainsi  l'homme  de  Sedan. 

Il  marche  d'allée  en  allée  : 
«  Je  veux ,  dit-il ,  soirs  et  malins, 
»  Fendre  la  neige  immaculée 
»  Du  soc  courbé  de  mes  patins, 
1»  Et,  du  lac  remplaçant  les  cygnes, 
»  Dessiner  d'onduleuses  lignes...  » 
Le  ciel  est  bleu,  l'air  est  mordant': 
Qu'il  glisse,  l'homme  de  Sedan. 


Digitized  by  VjOOQiC 


38  LE  PATINEUR. 

Et  le  fer  à  ses  pieds  se  noue. 
Le  danger  ne  peut  l'émouvoir  ! 
Avec  quelle  grâce  il  se  joue 
Sur  ce  parquet,  sur  ce  miroir! 
Il  va ,  vient,  tourne  à  perdre  haleine; 
D'allégresse  il  a  l'âme  pleine... 
Le  ciel  est  bleu,  l'air  est  mordant  : 
«  Volons!  »  dit  l'homme  de  Sedan. 

Or,  tandis  qu'aux  lacs  d'Allemagne 
S'ébat  l'auguste  patineur. 
Le  royaume  de  Charlemagne 
Lutte  contre  le  déshonneur. 
Et  s'épuise  en  efforts  sublimes, 
Pour  ne  pas  rouler  aux  abîmes!... 
.   —  On  se  repose  en  se  rendant  : 
N'est-ce  pas,  homme  de  Sedan? 

De  noir  se  voilent  sœurs  et  mçres  ; 
Chez  nous,  tout  cœur  gémit,  tout  œil 
Est  baigné  de  larmes  amères  ; 
Chez  nous,  le  feu,  le  sang,  le  deuil  !... 
En  quatorze  siècles,  la  France 
Ne  connut  pas  telle  souffrance  : 
Elle  râle  et  meurt!...  Cependant 
Il  glisse,  l'homme  de  Sedan  ! 

Emile  Grimaud. 

Nantes,  2  janvier  1871. 


Digitized  by  VjOOQiC 


LE  SOIFFLE  DE  DIEU 


A  FRÉDÉRIC  MISTRAL 


1 

Oh  !  comme  le  vent  d'est  mugit  et  tonne  !...  Il  semble, 
A  ses  coups  furibonds,  que  toute  l'île  tremble*. 
Le  ciel  est  calme  et  pur;  mais,  sous  le  fouet  de  l'air. 
Se  tordant,  écumant,  au  loin  gronde  la  mer. 

C'est  ton  adieu,  mots  noiry  rude  mois  de  novembre. 

—  Le  soir  n'éclaire  plus  que  faiblement  la  chambre. 
Au  dehors  le  jour  baisse,  un  jour  croît  au  dedans, 
Qui  ne  vient  pas  d'en  haut,  mais  des  tisons  ardents, 
Dont  la  flamme  crépite  et  danse  au  fond  de  l'âtre  ; 
Et  les  meubles  sont  tei-nls  de  sa  lueur  rougeâtre. 
Elle  arrive  affaiblie  en  un  coin  écarté  ; 
Là  scintille  toujours  une  pâle  clarté. 
Du  cœur  qui  l'alimente  humble  et  visible  image, 
A  la  Reine  des  cieux  perpétuel  hommage. 
Blanche,  sur  un  autel  où  blanchissent  des  lis, 
La  Madone  se  voile  en  $a  robe  à  longs  plis. 


Digitized  by  VjOOQIC 


40  LE  SOUFFLE  DE  DIEU. 

Profond  est  le  silence,  et  plus  la  nuit  augmente, 
Plus  le  vent  s'exaspère  et  le  flot  se  lamente. 

Dans  un  fauteuil  antique,  auprès  du  feu  riant, 
Une  femme  est  assise,  ou  rêveuse^  ou  priant. 
Et,  qui  cherche,  quand  naît  une  pensée  amère, 
La  croix  du  Dieu  martyr  ou  Tautel  de  sa  mère. 
Les  sillons  du  visage  et  les  cheveux,  tout  blancs. 
Montrent  que  cette  tète  a  porté  bien  des  ans. 
Lorsqu'un  assaut  plus  brusque  ébranle  la  fenêtre, 
Elle  joint  les  deux  mains,  un  frisson  la  pénètre. 
Et  sa  lèvre  murmure  :  «  0  mon  fils  !  5  mon  fils  !  » 
Et  son  regard  mouillé  va  droit  au  crucifix. 
Elle  songe,  entendant  cette  lugubre  plainte, 
A  la  France  qu'écrase  une  effroyable  étreinte  ; 
Elle  songe  au  soldat,  à  l'enfant  bien-aimé, 
Dans  les  murs  de  Paris,  si  loin  d'elle  enfermé  ! 
N'y  restera-t-il  pas  —  tant  son  bouillant  courage 
Méprise  les  périls  —  foudroyé  par  Forage  ? 
Et  quand  le  jour  luira,  car  il  luira  bientôt. 
Où  l'âme  de  sa  mère  ira  vivre  là-haut. 
Lui,  n'aura  pas,  pleurant  sur  sa  funèbre  couche. 
Le  suprême  baiser  que  donnera  sa  bouche  ! 
^  Éloignez  ce  calice,  ô  Maître  en  qui  je  crois  !  » 
Dît-elle,  et  ses  regards  ne  quittent  pas  la  croix. 

Eh  ces  effusions  l'heure  avait  suivi  l'heure. 
Des  pas  ont  retenti  dans  la  vieille  demeure  : 
Tous  les  fervents  chrétiens  qu'abrite  h  maison. 
Maîtres  et  serviteurs,  viennent  à  l'oraison. 

Cette  chambre  est  pour  eux  comme  le  chœur  d'un  temple. 
De  ses  yeux  attendris  la  veuve  les  contemple, 
^Entourant  le  prie-Dieu  qu'ont  usé  ses  genoux. 


Digitized  by  VjOOQIC 


LE  SOUFFLE  DE  DIEU.  41 

Mais  une  Toix  s'élève,  aux  sons  pieux  et  doux  : 
Pour  tous  s'adresse  au  ciel  la  plus  jeune  des  vierges, 
Devant  la  Vierge-Mère  et  sous  l'éclat  des  cierges. 

Comme  un  flot  parfumé  monte  de  l'encensoir, 
Telle  de  ces  cœurs  droits  la  prière  du  soir 
Vers  Jésus  et  Marie,  objets  de  leurs  louanges. 
S'exhale,  et  réjouit  Dieu,  les  saints  et  les  anges. 

Les  serviteurs  partis  :  «  Mère  !  je  vous  défends,  » 

Dit  le  fils  dont  Païeule  embrasse  les  enfants, 

«  De  pousser  plus  avant  cette  pénible  veille  ; 

»  Que  votre  corps  en  paix  jusqu'à  Taube  sommeille. 

»  Pourquoi  rester  ainsi,  mère,  auprès  du  foyer?  » 

•—  «  P.burla  France  et  pour  vous,  mon  fils,  ja  dois  prier.  » 

Quand  douze  coups  vibraient  sur  le  timbre  sonore. 
Dans  l'antique  fauteuil  elle  priait  encore. 
Elle  s'éloigne  enfin  de  l'âtre  qui  pâlit  ; 
Mais  son  âme  en  dormant  va  prier  dans  le  lit. 


II 


A  cet  instant,  vers  les  étoiles, 
Sous  l'ombre  des  nocturnes  voiles. 
Comme  une  nef  sortant  du  port, 
Dans  le  mystère  et  le  silence, 
Un  fier  aérostat  s'élance 
Du  milieu  de  Paris  qui  dort. 

Protégé  par  Dieu,  vole  !  vole  ! 
Car  tu  n'es  pas  un  jeu  frivole, 
Courrier,  frère  de  Talcyon  •,, 
Ca>  à  la  patrie  il  importe 


Digitized  by^VjOOQlC 


42  LE  SOUFFLE  DE  DIEU. 

Que  ceux  que  la  nacelhe  eraporle 
Mènent  au  but  leur  mission. 


Puisque  autour  de  la  capitale 
Se  i|oue  une  chaîne  fatale, 
Noire  des  engins  de  l'enfer  ; 
Que  tout  Français  qui  la  traverse 
Tombe  soudain  à  la  renverse, 
Victime  ou  du  plomb  ou  du  fer  ; 

Puisque  Paris  est  comme  une  île, 
Que  du  monde  entier  Tonde  exile. 
Et  d'où  jamais  vaisseau  ne  part  ; 
Nous  saurons,  barbare  adversaire, 
Tromper  les  griffes  de  la  serre  : 
Au  ciel  tu  n'as  point  de  rempart. 

Vous,  que  la  barque  aérienne 
Enlève,  ah  !  que  l'on  se  souvienne, 
Messagers  hardis,  de  vos  noms. 
Tout  cœur  de  mère  en  soi  les  grave  : 
Les  vents  que  votre  audace  brave 
Sont  plus  cruels  que  les  canins. 

Votre  rôle  a  d'austères  charmes  : 
Combien  ils  vont  sécher  de  larmes 
Tous  ces  plis  qu'ont  baignés  des  pleurs! 
Pays,  las  d'une  attente  affreuse, 
Tu  sauras  si,  moins  rigoureuse, 
La  Victoire  suit  nos  couleurs  ! 

Colombes  aux  puissantes  ailes. 
Vous,  nos  traits  d'union  fidèles, 
Planant  sur  nos  sombres  débals. 


Digitized^by  VjOOQ  IC 


LE  SOUFFLE  DE  DIEU.  43 

Vous  reviendrez  dire  à  nos  frères 
Nos  destins  heureux  ou  contraires, 
Et  saluer  leurs  grands  combats. 

En  ce  long  et  sanglant  déluge 
Où  nous  plonge  le  divin  Juge, 
Vous  fendez  l'air  sans  dévier  : 
La  colombe  du  patriarche 
Apporta  moins  de  joie  à  l'arche. 
Avec  son  rameau  d'olivier. 

Hais  voici  l'aube,  encor  douteuse. 
Epanchant  sa  lueur  laiteuse  ;   * 
L'ombre^  décroît,  le  jour  grandit  ; 
Les  flambeaux  de  la  nuit  s'éteignent  ;  . 
De  pourpre  et  d'or  les  cieux^se  teignent, 
Et  l'astre  royal  resplendit. 
# 

Glacés  dans  ces  sphères  si  hautes. 
Combien  aux  detix  aéronautes 
Il  ritj  ce  beau  rayon  vermeil  ! 
Ils  vont,  bercés  par  leur  nacelle, 
Comme  par  son  lit  qui  chancelle 
Un  enfant,  dans  un  doux  sommeil. 

Leur  œil  en  vain  sonde  l'espace  : 
Quelle  est  la  zone  où  leur  vol  passe? 
De  Paris  sont-ils  prêts  encor? 
Quel  est  ce  bois?  cette  montagne  ?... 
—  Le  vent  à  travers  la  Bretagne 
Les  emportait  en  son  essor. 

De  la  colline  et  de  la  plaine. 
Partout  des  bords  de  la  Vilaine, 


Digitized  by  VjOOQiC 


44  LE  SOUFFLE  DE  DIEU. 

« 

Au  ballon  montent  des  hourras. 
Corame  pour  suspendre  son  aile, 
Mères,  sœurs,  fils,  chacun  Tappelle, 
Tendant  son  âme  avec  ses  bras. 

Sur  Rennes  un  instant  il  plane, 
Et  passe...  Oh  !  sur  Sainte-Anne 
Sans  doute  il  cherche  à  s'arrêter  !... 
Mais  non  ;  Mère  de  la  Madone, 
Il  vous  fuit...  Ah  !  Dieu  leur  pardonne  ! 
A  la  vague  ils  vont  se  jeter  î... 

Et  c'est,  de  paroisse  en  paroisse. 
Une  clameur  d'horrible  angoisse  ; 
Et  de  tes  côtes,  Morbihan, 
Vers  le  pauvre  esquif  du  nuage. 
Pour  lui  prolonger  ton  rivage. 
Cent  barques  volent  d'«n  élan. 
< 

Là-haut  qui  peindra  ce  qu'on  souffre! 
.    Sous  eux,  l'épouvantable  gouffre. 
Et  le  sourd  râlement  du  flot  ! 
Plus  de  terre,  que  l'Amérique  !... 
Un  grain  de  sable  d'Arxnorique 
Reste  pourtant...  c'est  un  îlot. 

s  Aux  cordages  l'un  d'eux  s'élance  : 
Le  fluide  avec  violence 
Sort,  délivré  par  le  couteau. 
Grand  aigle  dont  l'aile  est  brisée. 
Descendant  comme  une  fusée. 
Le  ballon  tombe  au  bord  de  l'eau. 


Digitized  by  VjOOQIC 


LE  SOUFFLE  DE  DIEU.  45 


m 


Ils  gisent  au  milieu  des  goémons  et  des  pierres  ; 
Comme  s'ils  n'étaient  plus,  se  ferment  leurs  paupières, 
Et  tel  que  d'un  raisin  meurtri  par  le  pressoir, 
Le  sang  de  leur  front  coule.  —  Au  plus  prochain  domaine 
La  foule,  qui  se  hâte,  en  les  plaignant  les  mène  ;     - 
Et  chacun  de  penser  :  %  Ils  vont  mourir  ce  soir  !  » 

Ils  ont  les  meilleurs  lits,  la  chambre  la  meilleure. 
Seule,  une  femme  est  la  qui  veille,  et  prie,  et  pleure. 
Leur  œil  se  rouvre  enfin  :  quel  sort  leur  est  échu  ? 
«  Dites-nous  voire  nom,  vous,  dont  la  tête  -blanche 
»  Avec  tant  de  pitié  sur  les  blessés  se  penche  !...  » 
—  «-  Je  suis  la  mère  de  Trochu.  » 


IV  > 


Rendez  grâces  au  ciel  :  non,  ces  aéronauies. 
Ce  n'est  point  le  hasard  qui  les  a  faits  vos  hôtes  : 

C'est  le  souffle  même  de  Dieu  ! 
A  ce  vent  qui  troublait  pendant  la  nuit  votre  âme  : 
«  Conduis-les  —  ordonna  le  Maître  —  à  celte  femme, 

-%  En  ce  point  de  l'océan  bleu.  % 

Et  le  vent  fut  docile,  et  ceux  que,  membre  à  membre, 
Il  rompit,  sont  couchés  dans  cette  nnème  chambre 

Où  naquit  le  premier  enfant  \ , 
Heureux  ce  noble  toit  !  heureuses  vos  entrailles  ! 
Car,  cet  enfant,  c'est  lui  qui  garde  nos  murailles, 

C'est  \\Ày  lui  seul,  qui  nous  défend  ! 


Digitized  by  VjOOQIC 


46  LE  SOUFFLE  DE  DIEU. 

Oui  !  VOUS  êtes,  ô  mère,  entre  toutes  élue  ! 
La  France  devant  vous  s'incline  et  vous  salue, 

Proclamant  vos  vertus  en  chœur  : 
Vous  êtes  celle-là  que  nomme  TÉcriture, 
Sage,  humble,  craignant  Dieu,  faible  par  la  stature. 

Mais  forte  et  d'esprit  et  de  cœur. 

Pour  diriger  au  bien  votre  chrétienne  race. 

Nul  soin  ne  vous  surprend,  nul' ne  vous  embartrasse  ; 

Vous  vous  levez  avant  le  jour. 
'     Oh  !  qui  dirait  combien  tous  les  vôtres  vous  aiment  ! 
Oh  !  qui  compterait  l'or  qu'en  tous  lieux  vos  mains  sèment, 

Femme  de  foi,  d'espoir,  d'amour  ! 

Lorsqu'il  liait  votre  âme,  en  la  créant  bretonne, 
A  ce  récif  étroit  où  la  vague  moutonne. 

Dieu  concevait  un  grand  dessein  : 
—  Il  oppose  par  vous  la  justice  à  la  force, 
La  franchise  à  la  fourbe,  et  Belle-Ile  à  la  Corse  ; 

Dieu  chasse  un  lâche  et  prend  un  saint. 

Comme  il  vous  récompense  au  bord  de  votre  tombe  ! 
Mot^e  honneur  survivra,  si  noire  droit  succombe  : 

Paris  lave  Sedan  et  Metz. 
Votre  fils  nous  arrache  à  cette  boue  immonde  ; 
Le  nom  pur  quïl  vous  doit  et  qu'admire  le  monde. 

Voire  nom  ne  mourra  jamais. 

Emile  Grimauo. 

Nônles,  22  décembre  1870. 


Digitized  by  VjOOQIC 


A  LA  FRANGE 


Lève  ton  front  sanglant  et  montre  ta  blessure, 
Mère!  nous  sommes  prêts  pour  de  nouveaux  combats; 
Lance  un  dernier  appel  avec  une  fui  sûre 
A  ton  Dieu  dans  le  ciel,  à  tes  fils  ici-bas. 

Sois  fière  des  enfants  issus  de  les  entrailles; 
Tous  ont  ta  flammo  au  cœur  et  feront  leur  devoir; 
Pussions-nous  perdre  encor  mille  et  mille  batailles,     ' 
Tu  peux  garder,  ô  France,  un  invincible  espoir! 

Frappe  d'un  pied  certain  notre  terre  héroïque  ; 
Des  soldats  en  sont  nés  !  Vois-les  tous  accourir... 
Sous  les  chênes  bretons,  sous  les  palmiers  d'Afrique, 
Tous  ayant  fait  serment  de  vaincre  ou  de  mourir  ; 

Tons  égaux  par  l'honneur,  ouvrier,  gentilhomme. 
Matelot,  laboureurs  soulevés  des  sillons.».. 
Et  deyant  eux,  le  prêtre,  armé  du  Dieu  fait  homme, 
A  la  mort  des  martyrs  conduit  leurs  bataillons. 

Les  mères  et  les  sœurs,  pâles,  mais  sans  murmures. 
Serrant  le  havre-sac  travaillé  de  Feurs  doigts^ 
Bouclent  aux  flancs  des  fils  ces  rustiques  armures, 
Et  revêtent  leurs  fronts  du  signe  de  la  croix.  . 


Digitized  by  VjOOQ  IC 


48  A  LA  FRANCE. 

Les  vieux  pères  courbés,  qui  maudissent  leur  âge, 
Donnant  leur  dernier  souille  aux  efforts  belliqueux, 
Vont  porter  leurs  brancards  sur  les  champs  du  carnage, 
Pour  ramasser  leurs  fils  ou  tomber  avec  eux. 


Un  deuil  vaillant,  assis^ au  foyçr  de  famille. 
Unit  le  saint  travail  à  ses  saintes  douleurs  ; 
Pour  les  chers  combattants,  l'infatigable  aiguille 
Court  avec  la  prière  et  se  mouille  de  pleurs. 

Ainsi,  d'humble  courage  et  de  vertu  secrète 
Un  muet  sacrifice  est  offert  en  tout  lieu.... 
'Femmes,  ne  pleurez  pas!  la  palme  est  toute  prête 
Ces  hommes  sont  martyrs ,  s'il  est  un  juste  Dieu. 

Croyons  à  la  vertu  du  noble  sang  qui  coule. 
Au  pouvoir  des  soupirs  lancés  avec  ardeur  ; 
Ces  victimes  de  choix  qui  se  donnent  en  foule, 
Ainsi  que  ton  salut  assurent  ta  grandeur. 

Tu  resteras  la  France  et  la  tête  du  monde, 
Le  vrai  peuple  choisi  pour  montrer  le  chemin. 
Le  peuple  fraternel  en  qui  l'amour  abonde, 
Ouvrant  à  tous  son  cœur  et  sa  loyale  main. 

Car  ton  génie,  à  toi ,  c'est  l'humanité  même , 
L'âme  du  Dieu  martyr  saignant  sUr  ton  autel  ; 
Accepte  avec  orgueil  cette  lutte  suprême, 
Peuple ,  sois  patient ,  je  te  sais  immortel  ! 

Tourne-toi  vers  le  Christ,  trop  oublié  naguère. 
Ce  Dieu  des  chevaliers  et  non  des  conquérants, 
Qui  l'employa  mille  ans  à  ses  Gestes  de  guerre.  •  • 
Pour  son  œuvre  de  paix  ^  il  a  besoin  des  Francs.. 


Digitized  by  VjOOQIC 


A  LA  FRANCE.  49 

Si  tu  cessais  un  jour  de  marcher  la  première , 
'  Si  lu  manquais  au- Dieu  qui  l'aime  et  le  conduit, 
Si  les  ombres  du  Nord  étouffaient  la  lumière, 
C'est  que  le  genre  humain  rentrerait  dans  la  nuit. 

Poursuis  donc  ce  combat  sans  haine ,  mais  sans  crainte  ; 
^  Puisqu'il  est  à  l'amour,  l'avenir  est  à  toi  ! 
Seule  et  sans  alliés,  poursuis  ta  guerre  sainte; 
Car  nul  ne  t'aidera,  pas  mieux  peuple  que  roi. 

Qu'ils  gardent  donc  leur  sang  et  que  Dieu  seul  t'assiste  ; 
Qu'ils  rêvent  ta  dépouille  et  te  raillent  entre  eux  ; 
Nul  sang  n'est  assez  pur ,  dans  l'Europe  égoïste  , 
Pour  couler  près  du  tien  sur  ton  solgénéreux. 

Tu  le  donnais  à  flots  pour  le  salut  des  autres. 
Ce  sang  qui  fait  germer  partout  la  liberté  ; 
Mais  il  en  reste  encore  à  les  soldats  apôtres , 
Pour  toi ,  pour  la  justice  et  pour  l'humanité. 

Combats  loyalement  ces  armés  déloyales, 

Ces  sauvages  piHards  au  cœur  sordide  et  froid, 

Et  montre  aux  nations,  tes  jalouses  rivales, 

Où  sont  les  vrais  soutiens  de  l'honneur  et  du  droit. 

Tandis  qu'il  va,  ce  roi,  ce  lâch^  incendiaire, 
Ecraser  les  berceaux  et  les  femmes  en  deuil, 
Toi ,  peuple,  à  |es  vaincus  tends  la  main, sans  colère  ; 
Sois  grand  par  la  pitié,  comme  lui  par  l'orgueil. 

Qu'il  entasse  ton  or  dans  ses  fourgons  avares , 
Qu'il  enfoncé  en  ta  chair  ses  ongles  de  vautour. . . 
La  terre  est  aux  plus  doux  et  non  aux  plus  barbares  : 
Tu  la  posséderas,  France,  à  force  d'amour. 

TOME    XX    (IX  DB  LA  3e  SÉRIE).  4 


Digitized  by  VjOOQiC 


50  A  LÀ  FRANCE. 

En  vain  tu  vois  périr  tes  villes  embrasées 
Et  tes  plus  nobles  fils  égorgés  dans  tes  bras  ; 
Quand  tu  t'affaisserais  sur  tes  armes  brisées  , 
N'abdique  pas  l'espoir. ...  tu  te  relèveras  ! 

Des  malheurs  surmontés  tu  sortiras  plps  forte  y 
Libre  des  corrupteurs  et  d'un  chef  criminel , 

Pauvre,  mais  fière  et  pure 0  ma  France,  qu'importe 

La  fortune  d'un  jour  ?  ton  cœur  est  éternel. 

Tu  répandras  encor  ta  chaleur  qui  déborde. 
Aux  droits  des  opprimés  fidèle  sans  retour; 
Toi  seule ,  tu  sais  vaincre  avec  miséricorde  : 
Tes  vainqueurs  de  hasard  l'apprendront  quelque  jour. 

Tu  verseras  encor  sur  tous  ces  peuples  sombres 
Tes  sereines  clartés  et  ta  vive  raison; 
Par  toi  l'idée  en  feu  s'échappera  des  ombres 
Où  ces  pesants  rêveurs  la  tiennent  en  prison. 

Sans  toii  lucide  esprit  et  sans  ton  doux  génie , 
Confus  et  divisés  par  des  murs  ténébreux, 
Ces  peuples  incertains  et  privés  d'harmonie. 
Comme  autour  de  Babel,  s'ignoreraient  entre  eux. 

Au  fraternel  concert  c'est  toi  qui  les  engagé; 
Le  jour  se  fait  pour  eux  quand  ta  parole  a  lui  ; 
Ils  se  comprennent  tous  en  ton  heureux  langage, 
Clair  comme  le  soleil  et  fécond  comme  lui. 

Tu  ne  tariras  pas,  ô  source  de  lumière; 
Tes  flots  soulèveraient  la  pierre  du  tombeau! 
Jamais  de  tes  splendeurs,  de  ta  liberté  fière. 
Ces  barbares  obscurs  n'éteindront  le  flambeau. 


Digitized  by  VjOOQiC 


A  LA  FRANCE.  51 

Tu  vaincras  !  Dieujte  garde  une  ère  magnifique; 
Mon  indomptable  foi  me  î'a  su  découvrir. 
L'amour  à  ton  enfant  donne  un  cœur  prophétique  : 
Va!  je  le  sentirais,  si  tu  devais  mourir. 

Je  ne  suis  qu'un  poète  inhabile^aux  batailles , 
Mais  toù  nom  prononcé  m'enivre  et  me  rend  fort; 
Ta  grande  âme  palpite  au  fond  de  mes  entrailles; 
J'ai  vécu  de  ta  gloire  et  mourrais  de  ta  mort. 

Je  vois  ton  pied ,  posé  sur  la  bête  cruelle, 
Ecraser  d'un  seul  coup  tant  de  rois  scélérats... 
J'en  jure  par  le  Dieu  qui  t'a  faite  immortelle, 
Ne  désespère  point,  ma  mère,  tu  vaincras! 

Victor  de  Laprade. 


Digitized  by  VjOOQiC 


AUX  HELLENES 

QUI    VIENNENT     COMBATTRE    POUR    LA    FRANGE 


A  M.  GENNADIOS. 


Allez,  fils  des  Hellènes,  délivrer  la  patrie,  les 
femmes,  les  enfants,  les  temples  des  dieux,  les 
tombeaux  des  ancêtres.  Voici  la  lutte  supsême. 
Eschyle.  (Les  Perses.) 

Est-ce  que  nous  ne  sommes  pas  tous  venus 
mourir  pour  la  France? 

{Paroles  d*un  volontaire  grec.) 

Allez,  fils  de  la  Grèce,  et  soyez  un  exemple 
A  ces  peuples  ingrats ,  sauvés  par  notre  sang  ; 
D'un  regard  lâche  et  froid  l'Europe  nous  contemple, 
Et  vous  venez  pour  nous  mourir  au  premier  rang. 

Vous  seuls  vous  souvenez  des  œuvres  de  la  France, 
Lorsque  chacun  l'oublie ,  ou  l'insulte  en  son  deuil  ; 
Vous  seuls  vous  prononcez  le  mot  :  Reconnaissance  ! 
A  le  dire  bien  haut  vousmettez  votre  orgueil. 

Soyez  bénis!  venez,  ô  généreuse  race. 
Vous  de  la  liberté  les  plus  anciens  soldats* 
Vous  seuls  sous  nos  drapeaux  méritez  une  place, 
Enfants  de  Thémistocle  et  de  Léonidas. 


Digitized  by  VjOOQ  IC 


AUX  HELLÈNES.  53 

Passez  calmes  et  fiers,  et  brillez  dans  nos  villes 
Comme  un  rayon  de  gloire  à  travers  nos  malheurs  ; 
Et  tombe?  avec  nous,  héros  des  Thermopyles, 
Tels  que  vos  grands  aïeux,  et  ceints  des  mêmes  fleurs. 

Peuple  orné  par  le  ciel  de  ses  dons  les  plus  rares , 
Peuple  chez  qui  la  Muse  eut  son  premier  autel , 
Enseignez-nous,  ô  Grecs,  à  chasser Jes  Barbares; 
Montrez-nous  comme  on  meurt  pour  renaître  immortel. 

Guerriers  que  mon  enfance  admirait  avec  larmes, 
Salut,  ô  Nikitas,  Canaris,  Botzaris ! 
Je  reconnais  vos  fils  et  je  baise  vos  armes; 
Athènes  vous  devait  à  sa  fille  Paris. 

Venez  d^  tous  ces  lif ux  dont  nous  vint  la  lumière. 
Où  le  jour  s'est  levé  pour  tout  le  genre  humain  ; 
Et  des  Huns  ténébreux,  sauvez,  peuple  d'Homère, 
Le  flambeau  du  progrès  remis  à  notre  main  ! 

Dussiez-vous  y  périr,  votre  gloire  est  certaine  ; 
Chacun  de  vos  exploits  au  loin  sera  conté  ; 
Lorsqu'on  dira  vos  noms  dans  Sparte  et  dans  Atbène , 
La  France  répondra  :  «  Mort  pour  la  liberté  !  » 

Deux  nations,  deux  sœurs  par  les  hautes  pensées, 
Mères  de  la  pitié ,  mères  des  douces  lois , 
Préparent  à  ces  morts  des  couronnes  tressées 
Du  laurier  de  l'Attique  et  du  chêne  gaulois. 

*  Et  vous,  soyez  témoins!  vous  leurs  divins  ancêtres, 
Du  haut  du  Parthénon  regardez  jusqu'à  nous; 
Vous  que  l'esprit  humain  aura  toujours  pour  maîtres, 
Et  saluez  vos  fils...  ils  sont  dignes  de  vous  ! 


Digitized  by  VjOOQiC 


54  AUX  HELLÈNES. 

Ils  tiennent  de  vous  seuls  ces  généreuses  flammes, 
Poètes  souverains,  guerriers,  sculpteurs,  penseurs; 
Vous  avez  fait  leurs  corps  aussi  beaux  que  leurs  âmes , 
Et  vous  nous  les  donnez,  maîtres,  pour  défenseurs. 

0  Grecs  !  mon  humble  voix  par  les  pleurs  étouffée. 
Vous  dit  trop  mal  nos  cœurs,  nos  vœux  reconnaissants  ; 
L'alouette  gaulcfise  aux  cygnes  de  l'Alphée 
Adresse  de  trop  bas  ses  saints  impuissants. 

Mais,  là-haut,  dans  l'éther,  loin  du  monde  éphémère 
Que  souillent  ces  tyrans,  promis  aux  coups  des  dieux. 
Dans  les  champs  éternels  peints  par  le  grand  Homère, 
Je  vois  se  rencontrer  deux  groupes  radieux  : 

Ils  sont  là  tous,  Bayard ,  Turenne,  Ulysse ,  Achille, 
Platon  et  Phidias,  et  Lamartine  aussi  ! 
Et,  devant  eux.  Corneille  a  pris  la  main  d'Eschyle, 
Le  salue  et  l'embrasse  en  lui  disant...  merci  ! 

Victor  de  Laprade, 

De  TAcadémie  française. 


Digitized  by  V^OOQIC 


s.  A.  R.  MADAME 

DUCHESSE  DE  BERRY 


M.  Thiers  esl,  dit-on,  surtout  un  homjne  de  bon  sens.  Je  ne  sais 
si,  en  celte  occasion,  il  en  fit  preuve  ;  il  sacrifia  certainement  la 
morale  et" l'honneur  du  gouvernement  qu'il  comptait  servir,  et  en 
cela  il  alla  contre  Tintérèl  de  la  dynastie  de  son  choix.  Ces  marchés 
sont  lourds  à  porter  devant  les  générations  ;  néanmoins,  ce  mar- 
ché fut  proposé,  accepté  et  conclu.  M.  Thiers,  prétend  Deutz,  qui 
seul  a  pu  jusqu'ici  nous  révéler  ce  mystère,  me  présenta  un  malin, 
dans  son  cabinet,  un  homme,  dévoué  comme  moi,  me  dit-il,  au  gou- 
vernement de  LouiS'Philippe,  et  qui  avait  déjà  eu  Toccasion  de 
rendre  à  la  nouvelle  dynastie  plus  d'un  service  ;  cet  homme,  qui 
portait  le  ruban  rouge  à  sa  boulonnière,  s'exprimait  avec  facilité, 
avaft  de  bonnes  manières  et  l'usage  du  monde,  était  M.  Joly,  que 
je  ne  savais  pas  alors  attaché  à  la  police.  C'était  lui  qui,  sous  la 
Restauration,  avait  arrêté  l'assassin  du  duc  de  Berry  !  * 

Deutz,  parti  seul  de  Paris,  sous  le  nom  d'Hyacinthe  de  Gonzague , 
avec  un  ancien  passeport  signé  du  cardinal  Bernelli,  retrouva  à 

*  Voir  la  livraison  de  décembre,  pp.  466-473. 

*  Arrestation  de  Madame,   par  Simon  Deutz. 


Digitized  by  VjO.OQiC 


56  s.  A.  R.  MADAME,  Dl)CHESSE  DE  BERRY. 

Angers  Thomme  de  police  Joly;  ils  se  parlèrent  et  se  quittèrent 
pour  se  retrouver  à  Nantes,  où  ils  arrivèrent,  l'un  Joly,  en  poste, 
l'autre, Deutz,  parle  bateau  à  vapeur.  La  promise  personne  que  ce 
dernier  trouva  sur  le  quai,  en  débarquant,  fut  encore  Joly,^ui,  ne 
le  perdant  pas  de  l'œil  et  le  surveillant,  le  suivit  jusqu'à  l'hôtel  de 
France.  «  Vous  êtes  attendu,  ce  soir  même,  à  la  préfecture,  lui  dit- 
il,  mais  vous  allez,  dès  maintenant,  me  reipetlre  le  paquet  dont 
vous  êtes  chargé  pour  Madame.  «  Je  le  lui  remis,  continue  Deutz, 
historien  de  sa  propre  infamie;  il  contenait  vingt-six  lettres, la 
plupart,  me  dit-on,  du  roi  Charles  X,  des  membres  de  sa  famille, 
de  plusieurs  princes  étrangers.  » 

En  attendant  l'heure  du  rendez-vous  à  la  préfecture,  Deutz  alla 
voir  une  Madame  P...,  parente  de  M.  Jauge,  banquier  de  Madame. 
S'étant  vanté  d'avoir  des  lettres  à  remettre  à  la  princesse,  cette 
dame  dit  malheur-^usement  qu'il  serait  peut-être  possible  ^e  les  lui 
faire  parvenir. 

L'heure  étant  enfin  venue,  Deutz  se  rendit  chez  le  préfet.  C'était  M. 
Maurice  Duval,  homme  actif,  énergique,  ayant,  dit-on,  du  talent, 
assurément  propre  à  l'œuvre  pour  laquelle  on  le  destinait.  Deutz  en 
fait  le  plus  grand  cas. 

M.  Maurice  Duval,  ayant  encore  besoin  de  deux  ou  trois  jours, 
"pour  ordonner  les  dernières  mesures  jugées  indispensables,  engagea 
Deutz  à  visiter  les  environs.  Celui-ci  partit  pour  Paimbœuf;  mais^ 
<ic  assiégé  par  mille  et  mille  pensées^  tourmenté  par  l'inquiétude, 
fatigué  de  l'inaction,  »  ifn'y  put  rester  que  deux  jours,  et  il  arriva 
de  nouveau  à  Nantes,  impatient  de  livrer... 

Cependant  Deutz  ne  savait  où  était  Madame,  ni  comment  la  dé-  ' 
couvrir.  Son  instinct  de  traître  le  conduisit  à  la  cathédrale.  Il  de- 
manda à  parler  au  curé.  C'était  précisément  ce  prêtre,  qui,  par  un 
excès  de  prudence,  avait  obligé  la  princesse  à  se  réfugier  chez  M^ies 
du  Guini.  Cette  même  prudence,  bien  inspirée  cette  fois,  conduisit 
M.  l'abbé  Audrain  à  se  défier  de  celui  qui,  avec  un  flot  de  paroles 
pieuses,  venait  vers  lui  pour  le  surprendre.  Il  le  reçut  fort  mal,  le 
traita  d^envoyé  du  gouvernement,  et  «  s'oublia,  nous  dit  Deutz,  jus- 
qu'à m'injurier  ;  je  crus  que  j'étais  trahi  (  !!  ),  mais,  sans  me  déeon" 


Digitized  by  VjOOQIC 


s.  a;  r.  madame,  duchesse  de  berry.  57 

cerler,  je  fis  lêle  à  Torage  :  à  Temporleraenl  j'opposai  du  sang-froid, 
aux  injures,  des  raisons,  et,  si  mes  efforts  pendant  cinq  quarts 
d'tieure  ne  purent  le  ramener,  du  moins  je  le  laissai  dans  le  doute 
et  l'incertitude,  et  je  n'en  voulais  pas  davantage.  »  M^ep.,  chez  la- 
quelle Deutz  alla  ensuite,  ne  le  reçut  guère  mieux,  mais  consentit 
néanmoins  à  se  charger  des  lettres  qui  devaient  être  remises  à  la 
princesse.  Elle  les  porta  à  M°»e  de  la  Ferronnays,  sœur  de  l'ancien 
ministre,  laquelle  était  supérieure  des  dames  de  la  Visitation.  M™« 
de  la  Ferronnays  refusa  tout  d'abord  le  rôle  d'intermédiaire  qu'on 
lui  offrait.  Deutz,  rebuté  partout,  et  ignorant  la  présence  de  Madame 
à  Nantes,  se  décida  à  reprendre  la  poste  pour  Paris  ;  M.  Maurice 
Duval  lui  signa  son  passeport. 

Cependant  les  amis  de  Madame  n'a^iienl  pu  ni  dû  lui  cacher  les 
pas  et  démarches  d'un,  homme  se  disant  porteur  de  lettres  nom- 
breuses, à  elle  adressées.  La  princesse  voulut  voir  ces  lettres. 

Prêt  à  repartir  pour  Paris,  Deutz  se  promenait  de  long  en  large 
sur  la  place  Graslin,  en  face  de  Thôtel  de  France,  attendant  que  les 
chevaux  fussent  -attelés  à  la  voiture,  lorsqu'il  fut  abordé  par  une 
dame,  qui,  sans  s'arrêter,  lui  dit  en  passant  :  «  Je  crois  que  c'est 
vous  que  je  cherche  :  n'êtes-vous  pas  M.  de  Gonzague  ? 

—  »  Oui,  eh  bien  ? 

—  >  Béni  soit  Dieu  !  M^^o  p.  vous  attend  avec  impatience  ;  allez 
lavoir  de  suite.  » 

a  Quelques  minutes  après,  continue  Deutz,  j'étais  chez*M»o«  P.  Elle 
s'excusa  d'abord  de  sa  méprise,  puis  me  montra  une  lettre  de  U^^ 
de  la  Ferronnays,  dans  laquelle  cette  dernière  lui  disait  qu'elle  élait< 
désolée  de  la  réception  que  m'avait  faite  le  parti  carliste,  et  que,  sur 
les  rapports  qui  lui  étaient  parvenus.  Madame  m'avait  reconnu  et 
avait  témoigné  le  désir  de  me  voir.  Cette  fois,  M^no  la  supérieure  de 
la  Visitation  ne  refusa  plus  de  se  charger  de  ma  correspondance. 
Elle  la  transmit  saps  délai  à  Madame,  et  celle-ci  m'adressa  presqu^ 
immédiatement  un  billet  de  sa  main  :  c'était  l'indication  d'une  au- 
dience pour  le  mercredi,  28  octobre,  à  six  heures  du  soir  :  «  Un 
hemme,  auquel  vous  pouvez  vous  confier,  ajoutait-elle,  viendra  vous 
prendre  à  cette  heure  et  vous  servira  de  guide  auprès  de  moi.  i> 


Digitized  by  VjOOQiC 


58  s.  A.  R.  MADAME  ,  DUCHESSE  DE  BERRY. 

Hélas!  oui!  sans  partager  cette  confiance,  queDéutz  se  vante 
d'avoir  inspirée  et  qu'il  n'inspira  jamais  à  personne,  sinon  à  Ma- 
dame, on  fut  obligé  de  l'introduire.  Madame,  ayant  lu  les  lettres, 
avait  voulu  voir  l'honome  qui  les  avait  apportées.  A  cette  nouvelle, 
l'alarme  fut  grande.  En  vain  M.  l'abbé  Audrain,  d'une  part,  M^ie  de 
laFerronnays,  de  l'autre,  pressèrent  mes  tantes,  pour  que  la  prin- 
cesse ne  donnât  pas  suite  à  ce  projet  ;  en  vain  Mii«s  de  Kersabiec 
prièrent  Madame  de  renoncer  à  celte  entrevue,  assurant  que 
toutes  les  personnes  qui  avaient  vu  M.  de  Gonzague  affirmaient 
que  ce  ne  pouvait  ^tre,  que  ce  n'était  qu'un  traître  :  on  ne  put  rien 
obtenir.  Ne  sachant  plus  quoi  faire,  et  connaissant  la  réelle  affection 
que  S.  A.  R.  avait  pour  Petit-Paul,  on  tenta  ce  dernier  moyen. 
.Petit-Paul,  toujours  souffrant  ée  la  chute  de  cheval  faite  dans  la  fo- 
rêt de  Rocheservière,  se  traîna  chez  M^^es  du  Guini,  et  spgplia 
JtfADAME  de  céder  à  ses  craintes,  aux  craintes  de  tous  ses  amis  :  la 
princesse  fut  inflexible  ;  Petit- Paul,  tomb&ntà  genoux,  osa  insister... 
Madame  alors  se  fâcha,  et  dit  qu'on  paraissait  vouloir  peser  sur  ses 
décisions.  Il  ne  restait  plus  qu'à  obéir  ;  on  obéit. 

Deutz,  en  possession  de  son  billet  d'audience,  courut  le  montrer 
à  Maurice  Duval  et  à  Joly.  On  se  félicita,  et  l'on  convint  que  l'homme 
de  police,  avec  quelques  agents,  appostés  non  loin  de  l'hôtel  où 
Deutz  était  descendu,  le  suivraient  à  distance,  et  que  six  cents 
hommes,  consignés  dans  leur  caserne,  se  tiendraient  prêts  à  mar- 
cher, au  premier  signal.  Le  28  octobre  arriva  enûn. 

Il  était  sept  heures  du  soif,  lorsque  l'homme  annoncé  par  Madame 
se  présenta.  Cet  homme  paraissait  ivre  ;  Deutz  en  fut  surpris;  néan- 
moins, il  ne  s'agissait  pas  de  faire  le  difficile  :  se  laissant  donc  pren- 
dre par  le  bras,  il  s'abandonna  ti  son  étrange  londucfeur.  Cet  homme 
ivre  ne  l'était  pas  :  c'était  M.  Alexandre  du  Guini,  le  frère  des  hô- 
tesses de  Madame,  l'homme,  assurément,  le  plus  loyal  et  le  plus  dé- 
voué à  Dieu  et  aux  hommes  qui  existât.  C'est  lui  qui  devait  ainsi 
conduire  au  but  ce  juif,  doublement  traître,  puisque  Deutz,  on  lésait, 
après  avoir  abjuré  le  judaïsme,  y  était  déjà  revenu,  quoique  faisant 
ostensiblement  profession  de  catholicisme  et  de  ferveur.  M.  du  Guini, 
contraint  d'obéir,  jouait  l'homme  ivre,  voulant,  par  suite  de  nom- 


Digitized  by  VjOOQIC 


s.  A.  R.  MADAME,  DUCHESSE  DE  BERRY.  59 

breux  tours  et  détours  dans  les  rues,  les  ruelles,  les  portes,  les  al- 
lées de  la  vieille  ville  mal  éclairée,  tellement  embrouiller  les  sou- 
venirs de  H.  de  Gonzague,  qu'une  fois  laissé  seul,  ce  decnier  ne  pût 
retrouver  dans  sa  mémoire  les  mille  et  un  sentiers  du  labyrinthe. 
Il  y  réussit  au  delà  de  ce  qu'il  souhaitait,  car  il  dépista  même  les 
agents.de  police  de  Joly,  dont  il  ne  se  savait  pas  suivi,  et  dont  pas 
un  ne  put  conserver  ses  traces.  . 

,  Parvenu  chez  Mi^»»  du  Guini,  Deutz  n'aperçut,  d'abord,  que  M.  de 
Mesnard  ;  il  demanda  la  princesse  ;  on  lui  répondit  qu'elle  n'était 
pas  encore  arrivée,  qu'on  Fattendait,  d^un  moment  à  l'autre.  En  ef- 
fet, Son  Altesse  Royale  entra,  quelques  instants  après,  portant  des 
souliers  poudreux,  et  avec  toute  l'apparence  d'une  peîscfnne  qui 
vient  de  feire  une  longue  course.  L'accueil  que  Madame  fit  à  Deutz 
fut  si  plein  de  bienveillance  et  de  confiant  abandon,  que  le  misé- 
sable  en  fut  bouleversé.  —  «  Me  voici,  mon  cher  Deutz,  »  lui  dit- 
elle.  A  ces  mots,  continue  celui-ci,  je  me  sentis  faiblir;  un  nuage 
s'étendit  sur  mes  yeux,  et  je  me  trouvai  mal.  Alors,  avec  celte  bonté 
qui  lui  était  naturelle,  Madame  m'approcha  elle-même  une  chaise, 
en  ajoutant  :  <l  Remettez-vous,  mon  ami.  » 

>  Ce  ton,  cet  accent,  cette  prévenance,  me  pénétrèrent,  et  je  me 
surpris,  un  moment,  élevant  des  doutes  sur  la  nécessité  de  son  ar- 
restation. i>  Réflexions  faites,  Deutz  «  retrouva  toute  sa  fermeté,  et 
Madame  eût  été  arrêtée  sur  l'heure,  si  M.  Joly,  au  milieu  de  l'obscu- 
rité d'une  nuit  froide  et  pluvieuse,  n'eût  perdu  ses  traces,  d 

Le  conseil  des  minisires  se  réunissait  presque  tous  les  soirs,  at- 
tendant avec  anxiété  des  lettres  de  Nantes.  Deutz,  de  retour  à  son 
hôtel,  le  28  octobre  à  10  heures  du  soir,  écrivit  à  ces  Excellen- 
ces :  «  Je  sors  de  chez  Madame.  »  On  expédia  en  hâte,  à  Paris,  un 
courrier,  porteur  de  celte  grande  nouvelle. 

Cependant  Deutz,  quoique  ayant  vu  Madame,  ne  savait  où  la  re- 
trouver pour  la  faire  saisir  ;  c'était  un  insuccès  ;  il  ne  se  décou- 
ragea pas.  Impatient  d'en  finir  avant  la  prochaine  ouverture  des 
chambres,  il  sollicita  une  nouvelle  audience  :  a  En  présence  de 
tant  de  grandeur  et  d'infortune,  écrivait-il,  j'ai  oublié  de,lraite|' 
avec  Madame  une  question  du  plus  haut  intérêt,  t» 


Digitized  byVjOOQlC 


60 

Les  supplications  se  succédèrent  alors  près  de  la  princesse,  afin 
qu'elle  refusât  ;  ce  fut  peine  perdue.  Madame,  persistant  dans  une 
confiance  que  rien,  hélas  !  ne  justifiait,  fit  savoir  à  Deutz,  trois  jours  ' 
après  cette  demande,  qu'en  se  présentant  à  l'hôtel  du  Guini,  il  y 
trouverait  ses  ordres  et  une  direction. 

Le  billet,  parait-il,  indiquait  cinq  heures.  <r  Je  nfe  hâtai,  poursuit 
Deutz,  d'en  informer  MM.  Duval  et  Joly.  Nous  décidâmes  que  l'on 
ferait  prendre  les  armes  à  toute  la  garnison,  et  que,  pour  ne  pas 
exciter  de  soupçon,  on  prierait  le  général  commandant  la  division 
militaire,  d'ordonner  pour  le  6  une  grande  revue,  de  la  prolonger 
jusqu'à  cinq  heures,  puis  de  faire  rentrer  les  troupes  dans  leurs  ca- 
sernes, et  de  les  y  consigner,  dans  l'attente  de  l'événement  ;  que, 
de  mon  côté,  j'irais  à  quatre  heures  et  demie  au  rendez-vous,  et  que 
si,  à  cinq  heures,  je  n'avais  point  envoyé  de  contre-ordre,  on  inves- 
tirait la  maison  des  demoiselles  du  Guini.  Toutes  ces  mesures,  en- 
veloppées du  secret  jusqu'au  dernier  mdmenl,  furent  ponctuelle- 
ment exécutées,  et  les  autorités  administratives  et  militaires  rivali- 
sèrent de  zèle  et  de  dévouement.  » 

La  confiance  absolue  de  Madame  envers  Deutz,  surtout  le  mépris 
qu'elle  fit  de  toutes  les  craintes  manifestées  autour  d'elle  par  ses 
Garnis  les  plus  dévoués,  ont  cela  de  très-particulier,  qu'ils  contras- 
tent davantage  avec  un  des  traits  spéciaux  du  caractère  de  la  prin- 
cesse. Madame  était  très-italienne,  on  a  pu  déjà  le  remarquer  et  je 
l'ai  dit  ;  elle  avait  de  son  pays  la  foi  vive  et  aussi  les  superstitions; 
tout  devenait  pour  elle  matière  à  pronostics  :  c'est-  ainsi  qu'elle 
s'était  mise  à  attacher  une  grande  importance  à  la  possession  d'une 
petite  épingle,  dont  elle  se  servait  pour  attacher  je  ne  sais  plus 
quelle  pièce  de  son  costume,  ce  Si  je  la  perdais,  disait-elle  souvent, 
vous  verriez  qu'il  m'arriverait  quelque  malheur.  »  Or,  Madame 
perdit  son  épingle  dans  ces  jours  mêmes.  Deux  jours  avant,  le  6, 
"TMadame  eut  un  rêve,  dont  elle  rendit  compte  à  Mii«  de  Kersabiec  ? 
«  Croiriez-vous ,  Stylite,  lui  dit-elle,  que  j'ai  vu  cette  nuit  un 
affreux  singe,  qui  m'a  poursuivit)?  Enfin  j'ai  pu  l'éviter;  mais 
rêver  singe  est  mauvais  signe,  »  —  «  Comment,  lui  répondit  ma 
tante.  Madame  peut-elle  altacher  de  l'importance  à  un  rêve?  »  — 


Digitized  by  VjOOQiC 


s.  A.  R.  MADAME,  DUCHESSE  DE  BEBRY.         •  61 

Le  lendemain,* même  confidence  :  la  princesse  avait  revu  le  singe,* 
et  l'avait  encore  évité.  M"«  de  Kersabiec  fit  encore  la  même  ré- 
ponse. Enfin,  le  6  au  matin.  Madame  ,  for.t  agitée ,  s'écria  en  aperce- 
vant sa  compagne  :  «  C'est  affreux  !  Le  croiriez-vous,  Stylile?  ce 
singe  m'a ,  comme  les  nuits  précédentes,  poursuivie,  et,  cette  fois, 
il  m'a  décoiffée  !»  —  «  Bah  !  répondit  ma  tante,  ce  n'est,  après 
tout,  qu'un  rêve  !  » 

La  veille  du  jour  où  il  se  rendit  chez  Madabœ,  Deutz  passa  chez 
W^^  P.,  qui  avait  reçu  de  M.  Jauge,  son  parent,  deux  lettres  sous 
enveloppe,  avec  cette  suscription  en  anglais  :  Donnez  les  lettres  ci- 
incluses  à  notre  ami.  Deulz,  se  reconnaissant  en  cet  «  ami,  »  rompit 
le  cachet  de  Fune  d'elles;  mais,  «  ne  reconnaissant, assurent- il,  ni 
récriture ,  ni  la  signature ,  »  il  supposa  que  ces  lettres  étaient  pour 
Madame. 

Deutz,  fidèle  au  rendez-vous,  se  trouva,  le  6  novembre,  à  quatre 
heures  e\  demie,  chez  M"esdu  Guini.  S'inclinant  devant  la  prin- 
cesse, il  lui  présenta,  en  s'excusant  de  son  indiscrétion,  la  lettre 
qu'il  avait  décachetée.  «  Oh  !  lui  dit  Madame  en  l'interrompant,  je 
n'ai  pas  de  secrets  pour  vous  ;  je  vais  lire  cette  lettre  en  votre  pré- 
sence. »  En  même  temps,  à  l'aide  dé  réactifs,  elle  fit  paraître  les 
caractères,  tracés  en  encre  sympathique.  L'une  de  ces  lettres  était 
de  M.  Jauge,  qui  la  prévenait  de  se  tenir  sur  ses  gardes.  «  Je  sais, 
lui  disait-'il,  de  source  certaine,  qu'un  homme,  posséclant  t^oute  la 
confiance  de  Madame,  l'a  trahie  et  vendue  à  M.  Thiers  pour  un^ 
million.  »  La  princesse ,  jetant  avec  insouciance  cette  lettre  sur  la 
table  placée  près  d'elle,  regarda  Déutz  en  souriant  et  lui  dit: 
«  Vous  avez  entendu,  ifnonsieur  Deutz  :  c'est  j)eut-ètre  vous?  »  — 
Et  je  lui  répondis  sur  le  même  ton  :  «  C'est'possible  !  » 

A  peine  entré  dans  la  maison,  Deutz  avait  reconnu  les  lieux,  où 
déjà  ,  une  première  fois,  il  avait  été  reçu  ;  il  ne  douta  plus  dès  lors 
que  Madame  ne  demeurât  dans  cette  maison.  Abusant  de  la  bonté 
de  sa  victime,  il  lui  débita,  d'un  ton  pénétré,  tout  un  roman  sur 
les  choses  dont  il  avait  oublié,  dit-il, à  une  première  entrevue,  de 
rendre  compte,  saisi  qu'il  avait  été  du  spectacle  d'une  si  grande 
infortune^  supposée  avec  un  si  grand  courage.  Il  termina  par  les 


Digitized  by  VjOOQiC 


62  s.  Â.  R.  MADAME,  DUCHESSE  DE  BERRY. 

expressions  les  plus  ardentes  et  les  plus  passionnées  de  son  dévoû- 
ment  pour  la  cause  que  Madame  était  venue  défendre ,  et  il  flatta 
longtemps  et  habilement  la  pauvre  mère,  en  lui  parlant  de  «  son 
cher  Henri  »  et  de  «  sa  bonne  Louise.  » 

Cette  audience  ayant  durç  une  heure,  Deutz  se  retira,  non  sans 
JQter  en  passant  un  coup  d'œil  dans  la  salle  à  manger  entr'ouverle. 
Il  y  compta  sept  couverts.  Or,  M^es  du  Guini  habitaient  seules  leur 
hôtel;  donc,  Madame  devait  dîner  là.  Deutz  courut  d'un  trait  chez 
le  préfet  et  lui  fit  part  de  son  entrevue  et  de  ses  remarques ,  le 
priant  de  se  hâter,  afin  d'arriver  au  milieu  du  repas  et  de  ne  pas 
manquer  la  princesse,  au  cas  où  celle-ci,  ne  demeurant  pas  dans  la 
maison,  se  retirerait  tout  de  suite  après.  Maurice  Duval  se  rendit 
aussitôt  chez  le  général  comte  d'Erlon,  après  avoir,  au  préalable, 
consigné  Deutz  dans  l'arrière-cabinet  de  la  préfecture,  où  il  le  fit 
garder  à  vue  par  un  homme  de  la  police,  qui  ne  devait  pas  le  quit- 
ter, pendant  tout  le  temps  que  l'on  s'assurerait  de  la  vérité  de  ses 
dénonciations.  Le  général  d'Erlon  envoya  immédiatement  des  or- 
dres au  général  Dermoncourt ,  et  l'investissement  de  4'hôtel  du 
Guini  commença. 

«  Un  assez  grand  déploiement  de  forces  était  nécessaire,  pour 
deux  raisons  :  la  première,  parce  qu'il  pouvait  y  avoir  révolte  par- 
mi la  population;  la  seconde,  parce  qu'il  fallait  cerner  un  pâté 
tout  entier  de  maisons;  en  conséquence,  douze  cents  hommes,  en- 
viron, furent  mis  sur  pied  ;  depuis  le  matin,  ils  avaient  l'ordre  de 
se  tenir  prêts.  » 

»  Les  deux  bataillons,  continue  le  général  Dermoncourt,  â  qui 
j'emprunte  ces  renseignements  précis,  les  deux  bataillons  se  divi- 
sèrent en  trois  colonnes,  dont  je  pris  le  commandement,  accom- 
pagné du  comte  d'Erlon  et  du  préfet,  qui  dirigeait  l'opération.  La 
première,  conduite  par  le  commandant  de  la  place,  descendit  le 
cours,  laissant  des  sentinelles  jalonnées  le  long  des  murs  du  jardin 
,  de  l'évèché  et  des  maisons  contiguês,  longea  les  iossés  du  château 
et  se  trouva  en  face  de  la  maison  du  Guini  où  elle  se  déploya. 

j(  La  seconde  et  la  troisfème  colonne,  à  la  t&te  desquelles  je  m'é- 
tais mis,  se  dirigeant  par  la  rue  de  TEvèché,  traversèrent  la  place 


Digitized  by  VjOOQIC 


s.  Â  R.  MADAME,  DUCHESSE  DE  BERRY.  63 

Saint-Pierre  et  se  divisèrent  là  :  Tune,  à  la  tête  de  laquelle  j'étais, 
descendit  la  Grand'Rue,  fit  coude  par  celle  des  Carmélites  et  vint 
rejoindre,  par  la  rue  Basse-du-Cbàteau,  la  colonne  commandée  par 
le  colonel  Simon  Lorrière. 

>  La  troisième,  après  que  je  l'eus  quittée,  descendit  directement  la 
rue  Haute-du-Château,  et  vint,  sous  la  conduite  du  colonel  Lafeuille, 
du  56%  et  du  commandant  Viaris ,  rejoindre  les  deux  autres  et  se 
réunir  à  elles ,  en  face  de  la  maison  du  Guini.  Ainsi ,  l'investisse- 
ment fut  complet. 

T>  Il  était  environ  six  heures  du  soir;  la  nuit  était  belle.  A  tra- 
vers les  fenêtres  de  l'appartement  où  elle  était,  la  duchesse  voyait, 
sur  un  ciel  calme ,  la  lune  se  lever,  et  sur  sa  lumière  se  découper, 
comme  une  silhouette  brune,  les  tours  massives,  immobiles  et 
silencieuses  du  vieux  château.  Il  y  a  des  moments  où  la  nature 
nous  semble  si  douce  et  si  amie,  que  l'on'ne  peut  croire  qu'au  mi- 
lieu de  ce  calme  un  danger  veille  et  nous  menace.  » 

Madame,  d'ailleurs,  avait,  ce  soir^là,  le  cœur  joyeux  :  elle  don- 
nait à  dîner,  et  c'était  chose  rare,  si  rare,  que  semblable  aubaine 
était  devenue  une  véritable  fête  pour  la  recluse.  Mon  grand-père 
devait  être  transporté,  vers  ce  temps,  à  Blois  pour  y  être  jugé  ; 
M"«  Céleste  de  Kersabiec  se  disposait  à  l'y  accompagner,  La  prin- 
cesse, qui  avait  pris  et  qui  prenait  toujours  tant  d'intérêt  à  cette 
affaire,  voulut  qu'avant  de  partir,  ma  lante  vînt  causer  et  faire  un 
dernier  repas  avec  elle,  a:  Sœur  grise,  lui  avait-elle  dit,  vous  vien- 
drez dîner  avec  moi,  le  4  novembre;  c'est  la  Saint-Charles,  jour  de 
ma  fête  :  nous  boirons  à  ma  santé,  et  aussi  à  votre  père.  Amenez 
Louise  avec  vous.  »  Louise  était  M"^^  la  baronne  de  Charette.  Ma 
tante  fit  observer  que  précisément,  parée  que  le  4  novembre  était  la 
Saint-Charles,  il  faudrait  prendre  plus  de  précautions  ce  jour-là 
que  les  autres;  que  le  mieux  serait  peut-être  de  renoncer  à  cette 
fête.  «  Non,  non,  dit  Madame;  seulement,  au  lieu  du  4,  venez  le 
6.  »  Voilà  paurquoi,  le  6  novembre,  Deutz,  en  s'en  allant,  put 
compter  sept  couverts  dans  la  salle  à  manger. 

Mlle  de  Kersabiec  et  W^^  de  Cbarette^  venaient  de  franchir  le  seuil 
de  rhôt^  du  Guini,  e^,  en  attendant  le  dîner,  causaient  gaiement 


Digitized  by  VjOOQIC 


64  ,  *        s.  A.  R.  MADAME,   DUCHESSE  DE  BERRY. 

près  du  feu  avec  la  princesse,  lorsque  M.  Guibourg,  s'approchant 
de  la  fenêtre,  vit  reluire  les  baïonnettes,  et  s'avancer  vers  la  mai- 
son la  colonne  conduite  par  le  colonel  Simon  Lorrière.  «  Sauvez-  ~ 
vous!  sauvez- vous!  Madame!  s'écria-t-il  à  l'instant;  sauvez-vous!!» 
—  Madame  se  précipita  sur  l'escalier  qui  conduisait  aux  mansardes; 
Mlle  Stylite  de  Kersabiec,  MM.  de  Mesnard  et  Guibourg  la  suivirent; 
Mlles  du  Guini,  Mn®  Céleste  de  Kersabiec  et  M«»e  de  Charetle  res- 
tèrent près  du  feu,  calmes  à  l'extérieur,  mais,  au  fond,  le  cœur 
plein  d'angoisses. 

C'était  dans  la  mansarde  qu'occupait  Madame  que  se  trouvait  la 
cachette  :  la  cheminée,  au  lieu  de  tenir  au  mur  de  la  maison,  était 
appuyée  sur  un  mur  de  refend,  élevé  à  peu  de  distance  du  pre- 
mier; Pespace  vide  présentait,  en  largeur,  environ  quatre  pieds;  en 
profondeur,  quatorze  pouces  ;  en  hauteur,  cinq  pieds  deux  ou  trois  ' 
pouces.  Une  plaque  de  cheminée  mobile^  de  douze  pouces  sur  dix 
et  montée  sur  des  gonds,  en  fermait  l'entrée.  Ce  n'était  qu'en  se 
tratnant  sur  le  foyer  qu'on  pouvait  pénétrer  dans  le  réduit.  Comme 
la  hauteur  n'était  pas  partout  la  même,  on  ne  s'y  plaçait  que  par 
rang  de  taille,  en  commençant  par  M.  de  Mesnard.  Quand  les  fugitifs 
arrivèrent  dans  la  mansarde,  la  cachette  était,  heureusement,  ou- 
verte :  «  Allons  !  dit  Madame,  comme  à  la  répétitîon  !»  —  M.  de 
Mesnard  entra,  M.  Guibourg  le  suivit,  Mn^  de  Kersabiec  voulait  que 
la  princesse,  passant  devant  elle,  se  mtt  tout  d'abord  à  l'abri;  peu 
importait  ce  qui  fût  arrivé  pour  elle-même.  Madame  insista  et  lui 
dit  en  riant  :  —  «  En  bonne  stratégie,  Stylite ,  lorsqu'on  opère  une 
retraite,  le  commandant  doit  marcher  le  dernier.  »  Ma  tante  obéit, 
et  la  porte  de  la  cachette  se  referma ,  au  moment  où  celle  de  la  rue 
s'ouvrait. 

Deutz,  en  sortant,  ayant  dit  aux  agents  de  police  qui  de  loin  Ta- 
valent  suivi  de  l'œil  lorsqu'il  était  entré,  que  Madame  était  dans  la 
maison,  la  porte  de  l'hôtel  avait  été  l'objet  d'une  surveillance  inces- 
sante. Ôr,  comme  celte  porte  ne  s'était  pas  ouverte  depuis,  on  était 
certain  que  la  princesse  n'était  pas  partie.  M.  Joly,  arrivant  avec 
toute  la  police,  pensait  donc  opérer  à  coup  sûr.  Les  commissaires 
venus  de  Paris,  réunis  à  ceux  de  Nantes ^  entrèrent  les  premiers, 


Digitized  by  VjOOQ  IC 


s.    A.    R.    MADAME,    DUCHKSSE  DE  BERRV.  65 

lepislolet  au  poing,  précédant  la  force  armée.  Je  ne  sais  à  quoi 
Ton  pensait  et  sur  quelle  résistance  on  comptait,  pour  faire  un  sem- 
blable étalage  ;  peut-être  ces  agents  n'élaient-ils  pas  moins  émus 
que  les  habitants  de  la  maison  :  Tun  d'eux,  en  agitant  maladroite- 
ment son  arme  dans  cette  cohue,  se  blessa  àJa  main.  Cependant, 
comme  on  njeut  devant  soi  que  deux  femmes  de  service,  la  cuisi- 
nière et  la  femme  de  chambre,  on  se  remit,  et  la  bande,  se  précipi- 
tant,sur  l'escalier,  se  répandis  dans  les  appartements.  «  Mon  devoir, 
dit  le  géq^ral  Derraoncourt,  témoin  et  acteur,  avait  été  de  cerner  la 
maison,je  l'avais  fait  ;  le  devoir  des  policiers  était  de  la  fouiller^e  les 
laissai  faire.  Dèutz  avait  donné  une  description  si  exacte  deslieqx, 
que  M.  Joly  parcourait  toutes  les  pièces,  comme  s'il  eût  été  un  des 
habitués  de  Thôtel.  Il  remarqua  la  salle  à  manger  et  les  sept  cou- 
verts mis.  »  Dubois,  un  de  ses  acolytes,  pénétrant  dans  la  chambre 
à  copcher  de  W^^  Pauline  du  Guini,  et  voyant  des  femmes  assises,  et 
"parmi  elles  une  personne  blonde, iirri va  sur  elle,  en  lui  mettant  le 
pistolet  à  la  figure. Il  la  prenait  pour  Madame;  ayant  reconnu  sa  mé- 
prise, il  s'écria  :  «  Où  est  votre  Dame?  »  —  «  Monsieur,  lui  répon- 
dit Mlle  Céleste  de  Kersabiec,  vous  vous  méprenez.  »  —  «  Encore 
une  fois,  où  est  votre  Dame?  »  —  «  Je  n'en  sais  rien;  ce  n'est  pas 
moi  qui  ai  Thonneur  d'être  près  de  Madame.  »  Joîy,  sgrrivant  sur  ces 
entrefaites,  s'écria  :  «  Je  vous  arrête  !  » 

S^tant  ainsi  assuré  de  M**»  de  Kersabiec,  de  M«»e  de  Charette  et 
de  Mlles  du  Guini,  Joly  monta  le  petit  escalier  de  bois  conduisant 
aux  mansardes,  et,  allant  droit  à  la  chambre  où  Madame  avait  reçu 
Deutz  :  «  Âh!  dit-il  à  haute  voix,  en  y  entrant,  voilà  la  salle  d'au- 
dience! »  Ces  paroles  retentirent  dans  la  cachette,  et  la  princesse 
n'eut  plus  de  doute  sur  la  trahison  de  Deutz.  «  Du  moins,  mur- 
mura-t-elle  avec  satisfaction,  ce  malheureux  n'est  pas  Français!  » 

Le  préfet,  M.  Maurice  Duval,  après  avoir  pris  la  précaution  d'en- 
fermer Deutz,  arriva  pour  donner  plus  d'activité  aux  recherches. 
Des  sentinelles  furent  posées  dans  tous  les  appartements;  la  force 
armée  fermait  toutes  les  issues;  le  peuple  s'«massait  autj)ur  des 
soldats  :  la  ville  entière  était  descendue  dans  les  rues.  A  l'intérieur, 
on  ouvrait  les  meubles,  quand  il  y  avait  des  clefs  ;  on  les  brisait, 

TOME  XXIX  (IX  de  la  3©  SÉRIE.)  5 


Digitized  by  VjOOQIC 


66  s.  A.  R.  MADAME,  DUCHESSE  DE  BERRY. 

quand  il  n'y  en  avait  pas  ;  les  sapeurs,  les  maçons  sondaient  plan- 
chers et  murailles,  à  grands  coups  de  haches  et  de  pioches;  des 
architectes,  amenés  de  chambre  en  chambre,  examinaienties  coins 
et  recoins,  découvrant  les  moindres  placards.  Dans  un  d'eux,  Ton 
trouva  des  bijoux,  de  Fargenterie  et  du  linge  appartenant  à  }i}^^  du 
Guini  et  à  diverses  autres  personnes;  on  crut  que  ces  objets  appar- 
tenaient à  la  princesse  et  Ton  ne  se  fit  pas  scrupule  de  les  garder, 
au  moins  en  partie.  Arrivés  h  la  mansarde  où  était  la  cachette,  les 
architectes  affirmèrent  que  là,  moins  qu'ailleurs,  on  n'hait  pu  en 
établir  une.«  Alors  les  recherches  s'étendirent  aux  maisons  voisi- 
nes ;  on  fit  venir  des  ouvriers,  qui  se  mirent  à  attaquer  les  murs, 
les  planchers,  les  cheminées,  à  coups  de  haches,  de  mandrins,  avec 
une  violence  telle,  qu'on  put  croire,  un  moment,  à  la  démolition 
de  la  maison  de  W^^  du  Guini  et  de  deux  maisons  oonliguës. 
M,  le  préfet,  dans  un  nuage  de  poussière,  se  faisait  remarquer,  au 
milieu  des  travailleurs,  des  plâtres  et  des' débris,  donnant  des 
ordres,  animant  les  démolisseurs  du  geste  et  de  la  voix,  répondant 
aux  observations  des  demoiselles  du  Guini  :  «  Les  4)uvriers  qui 
démoliront  là  maison  seront  chargés  de  la  reconstruire.  »  Du  fond 
de  la  cachette  on  entendait  tout  ce  bruit,  ainsi  que  les  injures  et  les 
imprécations  de$  soldats,  fatigués  et  furieux  de  l'inutilité  de  leurs 
recherches.  «  Nous  allons  être  mis  en  pièces,  c'est  fini!...  Ah  !  nies 
pauvres  enfants!  i^  dit  alors  la  duchesse.  Puis  elle  ajouta  aussitôt, en 
s'adressant  à  ses  compagnons  :  «  C'est  cependant  pour  moi  que 
vous  vous  trouvez  dans  cette  affreuse  position  !»  * 

Cependant,  faisant,  comme  on  dit  vulgairement,  contre  mauvaise 
fortune  bon  cœur,  M^ies  de  Guini  avaient  fait  servir  le  dîner  et 
s'étaient  mises  à  table  avec  leurs  deux  compagnes,  disant  ue  devoir 
plus  attendre  les  autres  convives,  que,  sans  doute  l'envahissement 
de  leur  maison  n'avait  pas  engagés  à  venir.  Quoique  gardées  à  vue 
et  certes  n'ayant  point  envie  de  manger,  ces  dames  firent  conte- 
nance. Pendant  que  Charlotte  Moreau,  la  femme  de  chambre^  ser- 
vait à  table,  on  s'était  emparé  de  Marie  Bossis,  la  cuisinière,  que 
l'on  conduisit  à  la  caserne  de  gendarmerie;  elle  y  fui  soumise  à 

*  La  Vendée  et  Madame.  —  Biographie  de  Madame. 


Digitized  by  VjOOQIC 


.  s.  A.  R.  MADAME,  DUCHESSE  DE  BERRY.  67 

tous  les  genres  d'intimidation  et  de  séduction  ;  des  sommes  d'ar- 
/  gent  furent  en  vain  étalées  sous  ses  yeux  :  on  ne  put  rien  obtenir 
sur  le  séjour  de  M"™«  la  duchesse  de  Berry  chez  ses  maîtresses. 
Deutz  par  ailleurs  avait  parlé  du  dévouenient  de  Charlotte  Moreau 
en  termes  tels,  que  la  police  n'osa  guère  insister  près  d'elle.  Honneur 
à  ces  fidélités!  Je  l'ai  dit  déjà,  je  le  répète  encore,  parce  q^u'on  ne 
saurait  assez  rendre  hommage  à  ces  fortes  vertus,  de  plus  en  plus 
rares.  Il  y  en  eut,  alors,  de  nombreux  et  consolants  exemples;  je 
pourrais  ajouter  beaucoup  de  noms  à  ceux  que  j'ai  déjà  cités  ;  je 
veux  du  moins  rappeler  celui  de  M'»®  Chauffard,  Celui  encore  de 
celte  brave  femme  des  halles,  la  Brevet,  si  connue  à  Nantes  sous  le 
nom  de  la  mère  Bontemps,  femmes  courageuses  et  vraiment  nobles 
de  cœur,  qui  se  dévouaient  obscurément  à  transmettre  les  correspon- 
dances et  à  cacher  les  proscrits.  Que  d'importants  secrets  passè- 
rent entre  leurs  mains  !  Avec  quels  dédains  elles  repoussaient  les 
insinuations  ou  les  avances  de  la  police,  bravaient  et  supportaien 
la  prison  !  C'est  une  des  gloires  de  l'ancienne  monarchie  d'avoir 
poussé  ses  racines  jusqu'au  fond  des  classes  populaires  et  d'y  avoir 
fait  croître  ces  fleurs  et  ces  fruits  d'honneur  et  de  dignité. 

Après  le  dîner,  il  avait  fallu  prendre  une  décision,  à  l'endroit 
de  Mi*e  Céleste  de  Kersabiec  et  de  tll^^  de  Charette,  sa  compagne. 
Ce  fut  une  petite  scène  où  le  sang-froid  ne  manqua  pas.  Comment 
faire  sortir  M^e  de  Charette  de  cette  maison,  sans  la  nommer? 
Comment  la  ramener  sous  notro^toit,  sans  compromettre  ni  Madame 
ni  M.  de  Charette,  objet  lui-même  de  poursuites?  Il  fut  convenu 
qu'elle  passerait  pour  une  M«»o  de  Freslon,  parente  de  W^^  du  Guini, 
habitant  ordinairement  Rennes,  et,  partant,  inconnue  à  Nantes. 
Lors  donc  que  M*^®  Céleste  de  Kersabiec  eut  obtenu  de  se  retirer, 
elle  s'adressa  gravement  à  M"^^  de  Charette  et  lui  dit  :  «  Madame, 
vous  ne  pouvez  rester  chez  mesdemoiselles  vos  cousines, en  l'état 
où  est  cette  maison;  voulez-vous  me  faire  l'honneur  de  prendre 
gîte  chez  moi?»  L'offre  fut  acceptée,  et  c'est  ainsi  qu'elles  sortirent, 
donnant  le  bras  iSi  des  fonctionnaires  qui  leur  firent  fendre  la 
foule. 

Ces  recjierches,  prolongées  jusque  fort  avant  dans  la  nuit,  n'a- 


Digitized  by  VjOOQIC 


68  s.    A.  R.  MADAME,  DUCHESSE  DE  BERRY. 

raenèreiit  aucun  résultai;  les  démolisseurs,  rendus  de  faligue, 
demandèrent  du  repos;  le  préfeCle  leur  accorda,  et  se  relira  lui- 
même,  promeltanl  de  revenir  le  lendemain,  de  bonne  heure.  On 
laissa  un  nombre  d'hommes  suffisant  pour  occuper  loutes  les  pièces 
et  garder  toutes  les  issues;  les. commissaires  de  police  s'élablirent 
au  rez-de-chaussée  ,  et  une  partie  deJa  troupe  fut  remplacée  par 
la  garde  nationale,  pour  continuer  TinvesUssement  de  la  maison  et 
de  tout  le  quartier  en\fironnant. 

Deux  gendarmes  se  trouvèrent  placés  dans  la  mansarde  où  était  la 
cachette.  Un  silence  perfide  avait  succédé  îlu  bruit  ;  les  reclus,  sous 
peine  de  se  trahir,  durent  se  condamner  dès  lors  à  l'immobilité.  Si 
Ton  songe  qu'ils  étaient  quatre,  pressés  en  cet  étroit  espace,  on  juge 
que  celte  fatigue  se  changea  promptement  en  un  supplice  réel.  Par 
ailleurs,  la  nuit  était  devenue  brumeuse  ;  l'humidité  filtrant  à  travers 
les  ardoises,  enveloppait  les  prisonniers  d'une  atmosphère  glacée; 
aucun  d'eux  néanmoins  né  pehsa  à  se  plaindre,  car, Madame,  impas- 
sible, ne  se  plaignait  pas. 

Le  froid,  se  faisant  sentir  dans  la  mansarde,  trouva  les  gendarmes 
moins  stoïques  :  l'un  d'eux  descendit,  et  remonta  les  mains  pleines 
de  mottes  à  brûler,  dix  minutes  après,  un  feu  superb^  brillait  dans 
la  cheminée.  Ce  feu,  réchauffant  les  prisonniers  derrière  la  plaque, 
fut  accueilli  par  eux  comme  un  bienfait,  et  l'on  se  félicita  tout  bas 
de  cette  l}onne  inspiration  ;  mais  bientôt  il  fallut  changer  d€  note  ; 
le  mur  brûlant,  à  n'y  pas  tenir  la  main,  et  la  plaqué,  quasi  incan- 
descente, communiquèrent  à  la  petite  retraite  une  chaleur  qui  alla 
toujours  en  augmentant.  Le  bien-être. devint  insensiblement  un  in- 
soutenable malaise.  Eu  même  temps,  on  entendait  résonner  aux  alen- 
tours les  coups  des  ouvriers  qui,  avec  leurs  barres  de  fer  ou  leurs 
madriers,  ébranlaient  les  murailles  des  maisons  voisines,  de  telle 
sorte,  que  Madame  put,  à  diverses  reprises,  se  demander  si  elle  allait 
mourir  étouffée  dans  ce  réduit,  ou  périr  écrasée  sous  lès  décombres. 
Néanmoins,  elle  ne  perdait  rien  de  son  courage,  je  dirais  presque 
de  sa  gaîté:  «Plusieurs  fois,  c'est  le  général  Dermoncourt  qui 
affirme  tenir  ce  détail  de  la  princesse  elle-même,  plusieurs  fois, 
elle  ne  put  s'empêcher  de  rire  des  propos  gaillards  et  militaires  de 
ses  gardiens.  ï> 


Digitized  by  VjOOQ  IC 


s.  Â.   R.  MADAME,   DUCHESSE  DE  BERRY.  60 

Toule  conversation  a  une  fin  ;  la  verve  des  gendarnies  tarit  peu 
à  peu,  et,  à  mesure  qu'ils  se  laissèrent  aller  au  somnïeil,  le  feu  se 
ralentit  et  s'éteignit.  Dans  rinlérieur,  M.  de  Mesnard,  dont  la  tête - 
louchait  aux  chevrons,  parvint  à  dérange,r  quelques  ardoises  du 
toit  :  l'air  extérieur,  renouvelant  celui  de  la  cachette,  rendit  la  vie 
aux  prisonniers;  on  put  croire  le  danger  passé..  Mais  il  y  avait 
treize  heures  que  Ton  était  resserré,  debout,  immobile,  dans  cet 
étroit  espace,  passant  du  froid  pénétrant  à  la  chaleur  suffocante  ! 
H.  de  Mesnard,  ne  se  soutenant  plus,  dit  à  ses  compagnons  :  €  Les 
jambes  me  manquent  ;  je  me  sens  défaillir.  Si  Je  me  trouvais  mal, 
je  ferais  du  bruit.  Tâchez  de  vous  arranger  pour  me  laisser  asseoir  : 
on  se  mettra  sur  moi  comme  on  pourra.  »  C'est  ce  qui  fut  exécuté, 
avec  le  moins  de  bruit  possible. 

Malheureusement,  la  faim  se  fit  sentir:  on  était  entré  dans  la 
cachette,  au  moment  de  se  mettre  à  table  ;  on  n'avait  donc  ri^n 
mangé  depuis  la  veille  au  matin,  il  y  avait  tout  à  l'heure  vingt-quatre 
heures!  M.  de  Mesnard  découvrit  dans  un  sac,  près  de  lui,  quelques 
morceaux  de  sucre,  et  les  offrit  à  la  princesse  ;  Madame,  quoiqu'il 
y  en  eût  très-peu,  voulut  partager  Ce  pauvre  repas  avec  ses  trois 
compagnons,  puis,  chose  extraordinaire.  Madame,  dominant  la  for- 
tune, s'endorrtlit  assez  longtemps  et  assez  profondément  pour  donner 
des  inquiétudes  à  ses  compagnons, qui,  ne  Fenlendantplus  respirer, 
la  crurent  évanouie;  on  eut,  bien  innocemment  sans  doute,  la 
cruauté  de  l'éveiller. 

Un  des  gendarmes  gardiens  s'éveilla  lui  aussi,  et  s'éveilla  gelé 
par  le  froid  matinal.  A  peiite  eut-il  les  yeux  ouverts,  qu'il  chercha, 
à  droite,  à  gauche,  de.quoi  ranimer  les  mottes  engourdies.  L'idée 
lui  vint  d'ouvrir  un  placard,  qui  était  à  sa  droite;  il  le  trouva  plein 
de  Quotidiennes  y  assemblées  en  paquets.  Ce  malheureux  jette 
ces  journaux  sur  les  cendres;  la  flamme  emplit  la  cheminée,  la 
fumée  pénètre  par  des  fissures  dans  la  cachette;  la  plaque,  qui 
n'était  pas  encore  refroidie,  redevient  brûlante  ;  pour  respirer.  Ma- 
dame et  ses  compagnons  doivent,  à  tour  de  rôle,  appliquer  leur  bou- 
che contre  l^s  ardoises.  La  princesse  ilait  de  tous  cfelle  qui  souffrait 
le  plus,  car,  entrée  la*  dernière,  elle  se  trouvait  appuyée  contre  la 


Digitized  by  VjOOQiC 


70  s.  A.  R.  MADAME,  DUCHESSE  DE  BERRY.. 

plaque  ;  chacun  lui  offrit,  à  plusieurs  reprises,  d'échanger  sa  place 
avec  elle;  elle  n'y  voulut  jamais  consentir.  Cependant  le  gendarme, 
prenant  plaisir  au  béau^feu  qu'il  faisait,  jetait  dans  la  cheminée 
journaux  sur  journaux.  Au  danger  d'être  a'sphyxiés  se  joignit,  pour 
les  reclus,  celui  d'être  brûlés  vifs,  car  la  plaque  était  rouge,  et,  deux 
fois  déjà,  le  bas  de  la  robe  de  la  princesse  avait  pris  feu  ;  elle  l'avait 
étouffé  à  pleines  mains  au  prix  de  deux  brûlures.  La  position  n'était 
plus  tenable  ;  chaque  minu4e  raréfiait  l'air  intérieur,  que  les  trous 
pratiqués  dans  le  toit  ne  suffisaient  pas  à  renouveler,  lés  poitrines 
étaient  haletantes  ;  rester  plus  longtemps  dans  cette  fournaise,  c'était 
vouer  S.  A.R.  à  une  mort  certaine,  chacun  la  suppliait  de  sortir;  néan- 
moins tous,  fidèles,  on  peut  le>dire,  jusqu'à  la  mort,  attendaient  que 
Madame  décidât.  Madame  ne  voulait  pas  ;  ses  yeux  laissaient  écbapr 
per  de  grosses  larmes  de  colère,  qu'un  souffle  ardent  séchait  sur 
ses  joues.  Le  feu  prit  encore  une  fois  à  sa  robe  ;  une  fois  encore, 
elle  l'éteignit  ;  mais,  dans  le  mouvement  qu'elle  fit  pour  se  relever, 
plie  souleva  la  gâchette  de  la  plaque  qui  s'entr'ouvrit  un  peu  ;  M^^^  de 
Kersabiec  y  porta  aussitôt  la  main,  pour  là  rentrer  dans  le  pêne  et 
se  brûla  violemment. 

Le  mouvement  de  la  plaque  avait  dérangé  le  beau  feu  du  gen- 
darme ;  les  mottes  et  les  journaux  en  roulant  attirèrent  son  attention  ; 
quittant  la  lecture,  assez  peu  assidue  d'ailleurs,  qu'il  faisait  d'une 
Quotidienne,  il  se  mit  à  réfléchir  sur  cet  incident,  et,  entendant 
le  bruit  produit  dans  l'intérieur  de  la  cheminée  parles  tentatives 
de  W^^  de  Kersabiec  pour  refermer  la  cachette,  il  eut  la  singulière 
idée  de  croire  que  ce  mouvement  et  ces  bruits  étaient  produits  par 
des  rats  que  la  chaleur  allait  forcer  de  sortir  ;. la  perspective  d'une 
chasse  traversant  son  esprit,  il  réveille  son  compagnon,  et  tous 
deux,  dégainant,  se  postent,  de  façon  à  ne  pas  manquer  leur 
^coup. 

Il  n'y  avait  plus  moyen  de  tenir;  Madame  donna  l'ordre  de  se 
rendre  ;  M.  Guibourg,  frappant  du  pied  la  plaque ,  chercha  à  l'ou- 
vrir ;  elle  résistait,  tant  par  suite  de  la  chaleur,  qui  l'avait  rendue 
moins  mobile  sur  ses  gonds,  qu'à  cause  de  l'échafaudage  de  mottes 
et  de  journaux  qui  encombrait  le  foyef.  Heureusement  un  deç 


Digitized  by  VjÔOQ  IC 


s.  A.  R.  MADAME,  DtCHESSE  DE  BERRY.  71 

gendarmes  entendit  le  coup  dislinclemenl ,  et ,  «nbandonnanl  l'idée 
des  rais,  se  hasarda  à  demander  :  «  Qui  esl  là  ?  »  M"o  Slylile  de 
Kersahiee ,  alors,  toujours  d'après  l'ordre  d^  Madame,  répondit  : 
«  Nous  nous  rendons  ;  nous  allons  ouvrir;  ôlez  le  feu.  »  Un  second 
coup  de  pied  fit  tomber  la  plaque.  Los  gendarmes  s'élancent  sur 
le  feu,  qu'ils  dispersent;  Madame,  précédée  deM"«  de  Kersabiec, 
sort,  en  se  traînant  avec  peine  sur  le  foyer  brûlant;  ses  com- 
pagnons la  suivent.  ^ 

Un  des  gendarmes  avait  vu  jadis  Madame,  à  Dieppe,  alTable  pour 
tous,  chérie  de  tous,  entourée  de  vœux  et  d'hommages.  La  retrou- 
vant en  cet  état,  il  ne  put  contenir  son  émotion  :  t  Quoi!  s'écria-l- 
il,  c'est  vous,  Madame  la  duchesse!  »  El  il  tremblait.  La  princesse, 
touchée  de  cet  accent  loyal,  lui  répondit  en  se  relevant  :  «  Vous  êtes 
Français  el  militaire  :  je  me  fie  à  votre  honneur.  »  Puis ,  elle  flt 
appeler  le  général. 

Il  était  neuf  heures  du  malin;  il  y  avait  seize  heures  que  le 
siège  de  cette  cachette  durait ,  et  que  Madame  et  ses  compagnons 
tenaient  en  échec  toutes  les  forces  de  l'homme  et  de  la  nalure  : 
générflux  et  préfet,  soldats  et  garde  nationale,  démolisseurs  et 
gens  de  police,  le  froid  glacial ,  l'implacable  faim  et  la  flamme 
ardente.  ^ 

Le  général  Dermoncourt  était  alors  dans  l'hôtel  du  Guini  ;  un 
des  gendarmes  descendit  le  chercher,  au  rez-de-chaussée  ,  où  il 
se  tenait  de  préférence,  ne  voulant  pas  que  sa  présence  pût  être  , 
un  instant ,  confondue  avec  celle  des  gens  de  la  police.  Lorsque, 
se  rendant  aux  désirs  de  la  princesse,  le  général  fui  arrivé  aux 
m3nsardes.  Madame  avait  quitté  la  chambre  où  était  la  cachette ,  et 
se  trouvait  dans  celle  où  Deutz  avait  été  reçu  ,  et  que  M.  Joly  avait 
appelée  «  la  chambre  d'audience.  »  Elle  s'y  était  enfermée,  afin  de 
se  sousiraire  aux  regards  des  curieux.  Sur  l'avis  de  sa  venue,  donné 
par  M"o  de  Kersabiec ,  Madame  ,  s'avança  précipitamment ,  et  dit  : 
«  Général,  je  me  rends  à  vous,  et  me  remets  à  votre  loyauté.  » 
«  Madame,  répondit  le  général,  Votre  Altesse  est  sous  la  sauve- 
garde de  l'honneur  français.  » 

^  Je  conduisis  alors  Son  Altesse  ,  continue  le  général  Dermon- 


Digitized  by  VjOOQiC 


72  s.  A.  R.  MADAME,  DUCHESSE  DE  BERRY. 

court ,  vers  une  chaise  ;  elle  avait  le  visage  pâle ,  la  tête  nue ,  les 
cheveux  hérissés  sur  son  front  comme  ceux  d'un  homme,  elle 
portait  une  robe  de  napolilaine,  simple  et  de  couleur  brune, 
sillonnée  en  ba?  par  plusieurs  brûlures,  et  ses  pieds  étaient  chaussés 
de  petites  panlouftes  de  lisière.  En  s'asseyanl,  elle  me  dit,  en  me 
serrant  fortement  le  bras  :  «  Général ,  je  n'ai  riçn  à  me  reprocher; 
j'ai  rempli  les  devoirs  d'une  mère  pour  reconquérir  l'héritage  d'un 
fils.  ^  Sa  voix  était  brève  et  accentuée. 

»  A  peine  assise,  elle  chercha  des  yeux  les  autres  prisonniers; 
elle  les  aperçut,  à  l'exception  de  M.  Guibourg,  qu'elle  fit  demander. 
«  Général ,  dit-elle,  je  désire  ne  point  être  séparée  de  mes  com- 
pagnons d'infortune.  »  Je  le  lui  promis,  au  nom  du  comte  4'Erlon; 
car  j'étais  bien  sûr  qu'il  ferait  honneur  à  ma  parole. 

»  Madame  paraissait  très-altérée,  et,  quoique  pâle,  elle  était 
animée,  ^omme  si  elle  avait  eu  la  fièvre.  Je  lui  fis  apporter  un 
verre  d'eau,  dans  lequel  elle  trempa  ses  doigts  :  la  fraîcheur  la 
.calma  un  peu.  Je  lui  proposai  d'en  boire  un  autre;  elle  accepta  , 
et  ce  ne  fut  pas  chose  facile  que  de  trouver  de  suite  un  second 
verre  d'eau^,  dans  cette  maison  bouleversée.  Enfin,  on  en  apporta 
un  ;  mais  elle  aurait  été  obligée  de  le  boire  sans  sucre,  si  je  n'avais 
avisé  M.  de  Mesnard  dans  un  coin.  L'idée  me  vint  qu'il  était 
homme  à  avoir  du  sucre  sur  lui.  Je  lui  en  demandai  donc,  comme 
une  chose  que  j'étais  sûr  qu'il  allait  me  donner  :  en  effet,  en  se 
fouillant ,  il  en  trouva  deux  morceaux  dans  ses  poches.  La  du- 
chesse les  fit  fondre  dans  le  verre,  les  tournant  avec  un  couteau 
à  couper  dû  papier  ;  Car  il  aurait  fallu  trop  longtemps  pour  trouver 
une  cuillère ,  et  il  ne  fallait  même  pas  y  .songer.  Lorsque  la  prin- 
cesse eut  bu ,  elle  me  fit  arriver  près  d'elle. 

»  Pendant  ce  temps,  mon  secrétaire  et  mon  aide-de-camp 
s'étaient  rendus,  l'un  chez  le  comte  d'Erlon,  et  l'autre  chez 
M.  Maurice  Duval ,  pour  les  prévenir  de  ce  qui  venait  de  se  passer. 
M.  Maurice  DuVal  arriva  le  premier. 

»  Il  entre  dans  la  chambre  où  nous  étions ,  le  chapeau  sur  la 
tête  ,  comme  s'il  n'y  avait  pas  eu  là  une  femme  prisonnière,  qui, 
par  son  rang  et  ses  malheurs ,  méritait  plus  d'égards  qu'on  ne  lui 


Digitized  by 


Google 


s.  A.  R.  MADAME.,  DUCHESSE  DE  BERRY.  73 

en  avail  jamais  rendus.  Il  s'approcha  de  la  duchesse,  la  regarda 
en  portanfcavalièrement  la  main  à  son  chapeau  ,  el,  le  soulevant  à 
peine  de  son  front,  il  dit  :  «  Ah  !  oui,  c'est  bien  elle.  »  —  Et  il 
sortit  pour  donner  ses  ordres. 

—  «  Qui  est  cet  homme  ?»  me  demanda  la  princesse. 

—  «  MÂDAMrne  devine  pas  ?  »  lui  rèpondis-je. 

—  «  Le  Préfet?»  dit-elle  avec  un  léger  sourire;  et,  après  une 
pose  :  «  Est-ce  que  cet  homme  a  servi  sous  la  Restauration?  » 

—  €  Non,  Madame.  » 

—  «  J'en  suis  bien  aise  pour  la  Restauration  '.  » 
Ce  fut  toute  la  vengeance  de  Madam». 

M.Maurice  Duvarrentra  et  demanda  à  la  princesse  ses  papiers. 
Madame  dit  de  chercher  dans  la  cachette,  et  qu'on  y  trouverait  un 
portefeuille  blanc,  qui  y  était  resté;  M.  Guibourg  et  M.  Baudot, 
substitut  du  procureur  du  roi,  y  furent,  et  le  rapportèrent.  <(  M.  le 
Préfet,  dit  Madame  avec  dignité,  les  choses  renfermées  dans  ce  por- 
tefeuille sont  de  peu  d'importance;  mais  je  tiens  à  vous  les  donner 
moi-même,  afin  que  je  vous  désigne  leur  destination.»  A  ces  mots, 
elle  l'ouvrit  :  —  «  Voilà  ma  correspondance.  Ceci,  ajouta-t-elle,  en 
tirant  une  petite  image  peinte,  est  un  saint  Clément,  auquel  j'ai  une 
dévotion  toute  particulière....  Elle  est  plus  que  jamais  de  circon- 
stance. »  / 

Le  comte  d'Erlon  fil  annoncer  ^a  venue  :  «  Vous  ne  me  quitterez 
pas?  dit  la  princesse  au  général  Dermoncourt.  Celui-ci  le  lui  promit. 
Alors  Madame,  se  levant,  alla  vivement  à  la  rencontre  du  nouvel  arri- 
vant :  «  Monsieur  le  comte,  lui  dit-elle,  je  me  suis  confiée  au  général 
Dermoncourt,  je  vous  prierai  de  me  l'accorder  pour  rester  près  de 
nnoi  :  je  lui  ai  demandé  de  n'être  point  séparée  de 'mes  malheureux 
compagnons,  et  il  me  l'a  promis  en  votre  nom  ;  vous  ferez  honneur 
à  sa  parole?  » 

Le  général  comte  d'Erlon  ratifia  toutes  les  promesses  faites,  et 
cela,  en  des  termes  d'une  courtoisie  et  d'un  respect  profonds  ;  puis, 
comme  il  se  mit  à  parler  à  voix  basse  au  général  Dermoncourt, 
Madame  se  retourna  vers  M"o  de  Kersabiec  et*M.  de  Mesnard. 

*  DermoDcourI,  la  Vendée  el  Madame. 


Digitized  by  VjOOQiC 


74  ^        s.  A.  R.  MADAME,  DUCHESSE  DE  BERRY. 

Il  fut  décidé  entre  les  généraux  que  la  princesse  serait  immédia- 
tement transportée  au  château,  où  Taulorilé  mililaire,  d'accord  avec 
le  préfet,  avait  fait  faire  tous  les  préparatifs  pour  la  recevoir.  Le 
général  Dermoncourt  proposa  donc  à  la  princesse  de^  quitter  la 
maison  :  —  «  Et  pour  aller  où?  »  dit  elle  en  le  regardant  fixement. 

—  «  Au  château ,  »  Madame. 

—  «  Ah  !  bien,  et  de  là  à  Blaye,  sans  doute?  » 

M^ïe  de  Kersabiec  s'avança  alors  vers  les  deux  interlocuteurs,  et, 
s'adressant  au  général  Dermoncourt,  lui  dit  :  «  Général ,  S.  A.  R, 
ne  peut  aller  à  pied  ;  cela  n'est  pas  convenable.  »  —  «  Mademoi- 
selle, reprit  le  général,  une»voiture  ne  ferait  que  nous  encombrer, 
le  trajet  est  très-court.  Madame  peut  aller  à  pied,  en  jetant  un 
manteau  sur  ses  épaules  et  un  chapeau  sur  sa  tête.  »  —  M.  Mau- 
rice Duval,  se  piquant  de  galanterie,  se  hâta  de  descendre  au  se- 
cond et  rapporta  trois  chapeaux,  qui  appartenaient  sans  doute  aux 
demoiselles  du  Guini;  il  y  en  avait  un  noir;  Madame  le  choisit,  en 
disant  :  «  Il  convient  à  la  circonstance.  »  Puis,  prenant  le  bras  du 
général  et  se  tournant  vers  ma  tante  et  MM.  de  Mesnard  et  Gui- 
bourg,  elle  ajouta  :  «  Aljons,  mes  amis,  partons!  » 

On  passa  devant  la  mansarde  et-la  cachette,  qui  était  demeurée 
ouverte  :  «  Ah!  général,  dit  Madame  en  y  jetant  un  regard,  si  vous 
ne  m'aviez  pas  fait  une  guerre  à  la  saint  Laurent,  ce  qui,  par  pa- 
renthèse, ajouta-t-elle  en  ria«l,  est  au-dessous  de  la  générosité  mi-  ' 
litaire,  vous  ne  me  tiendriez  pas  sous  voire  bras  à  cette  heure.  » 

Lorsqu'on  sortit  de  l'hôtel  pour  gagner  le  château ,  M.  Guibourg, 
escorté  du  préfet  et  de  M.  Baudot,^  ouvrit  la  marche;  ma  tante  suivait, 
accompagnée  du  général  conjte  d'EJrlon  et,  enfin,  venait  Madame, 
appuyée  sur  le  bras  du  général  Dermoncourt";  derrière  étaient  M. 
de  Mesnard,  les  officiers  d'état-major  et  les  aides-de-camp.  Il  était 
midi  ;  la  troupe  de  ligne  et  la  garde  nationale  formaient  la  haie,  con- 
tenant une  foule  énorme,  entassée  et  se  haussant  sur  les  pieds  pour 
mieux  voir  par  dessus  les  baïonnettes  ;  foule  agitée  de  sentiments 
divers,  les  uns,  comprenant  le  respect  dû  au  malheur;  les  autres, 
gnobles,  laissant  échapper  de  honteux  murmures.  Le  cortège  ayant 
traversé  le  pont-levis,  Madame  fut  dirigée  au  fond  delà  cour  d'honneur, 


Digitized  by 


Google 


s.  A.  A.  MADAME,  DUCHESSE  DE  BERRY.  75' 

vers  les  appartements  occupés  par  le  colonel  d'artillerie;  en  mon- 
tant les  fongs  escaliers  ,  elle  faillit  s'évanouir,  par  suite  de  la  faim 
qu'elle  endurait.«  J'allais  me  mettre  à  table,  lorsque  vous  m'avez 
dérangée,  dit-elle,  et  il  y  a  trente-six  heures  que  je  n'ai  rien 
pris.  » 

Enfin,  le  déjeuner  arriva.  Comme  elle  se  mettait  à  table.  Ma- 
dame, toujours  affable,  se  tournant  vers  le  général  qui  lui  avait  of- 
fert son  bras,  lui  dit  :  <(  Si  je  ne  craignais  que  l'on  ne  dît  que  je 
cherche  à  vous  séduire,  général,  je  vous  proposerais  de  partager 
mon  repas.  »  —  u, Et  moi.  Madame,  si  j'osais ,  j'accepterais  volon- 
tiers, car  je  n'ai  rien  pris  depuis  hier,  à  onze  heures  du  matin.  » 
^-  «  Ah  !  bien,  général,  en  ce  cas,  nous  sommes  quittes!  »  dit 
gaîment  la  princesse. 

«:  Pendant  qu'on  était  à  table,  continue  le  général  Dermqncourt, 
M.  le  préfet  entra.  Comme  la  première  fois,  il  ne  se  fil  pas  annon- 
cer; comme  la  première  fois,  il  souleva  son  chapeau  à  peine.  Il 
paraît  que,  ce  jour-là,  M.  Maurice  Duval  était  comme  madame  la 
duchesse  de  Ôerry  et  moi  :  il  avait  faim  ;  il  alla  droit  au  buffet,  où 
l'on  venait  de  porter  des  perdreaux ,  desservis  de  la  table  de  la  dur 
chesse.  Il  se  fit  donner  une  fourchette  et  un  couteau,  et  se  mit  à 
manger,  tournant  le  dos  à  la  princesse. 

j>  Madame  le  regarda,  avec  une  expression  que  je  n'oublierai  ja- 
mais, et  reportant  les  yeux  sur  rtioi  :  —  «  Général,  me  dit-elle, 
savez-vous  ce  que  je  regrette  le  plus  dans  le  rang  que  j'occupais?  » 

—  a  Non ,  Madame.  » 

—  «  Deux  huissiers  pour  me  faire  raison  de  monsieur.. .  b 

V'û  Edouard  de  Kersabiec. 
(la  fin  à  la  prochaine  livraison,) 


Digitized  by  VjOOQiC 


CHRONIQUE 


SOMMAIRE.  —  L'année  1870.  —  Bombardement  de  Paris.  —  Deux  prêtes-, 
tations.  — LeaVolontaires  de  FOuest  et -leur  chef  depuis  la  journée* 
de  Patay.  —  Nos  victimes  de  la  guerre  :  Le  colonel  Humoert  de 
Lambilly.  ~  Le  lieutenant-colonel  de  la  Monneraye.  —  Le  lieutenant 
Auguste  Brune.  —  MM.  Joseph  Houdet ,  Fernand  de  Bouille ,  Antoine 
de  la  Gournerie ,  Félix  Bousselot,  de  Bodellec  du  Porzic  et  Ta^^é 
Kermoalquin.  —  Nos  chevaliers  de  la  Légion  d'honneur. 

L'année  qui  vient  de'  s'abîmer  au  gouffre  éternel  comptera,  hélas! 
parmi  les  plus  calamiteuses ,  parmi  les  plus  terribles  que  notre  France 
ait  vécues  depuis  qu'elle  existe  sous  le  soleil.  L'année  1870  est  morte,  em- 
portant les  malédictions  de  tous;  elle  est  morte,  mais  podr  vivre  à  jamais 
dans  le  souvenir  de  l'humanité  comme  une  des  dates  effroyables  où  se  sont 
plus  ouvertement  manijfestées  la  vengeance  de  Dieu  et  la  férocité  de 
l'homme. 

Cette  férocité  s'est  surtout  traduite,  dans  les  derniers  jours  de  dé- 
cembre ,  par  l'ouverture  du  bombardement  de  Paris ,  auquel  on  -finissait 
par  ne  plus  croire.  Cet  acte  de  sauvagerie  a  provoqué  deux  protestations 
solennelles,  que  lira  la  postérité.  Voici,  d'abord,  celle  qu'a  fait  entendre 
le  gouvernement  de  la  Défense  nationale  : 

«  Nous  dénonçons  aux  cabinets  européens ,  à  l'opinion  publique ,  le 
traitement  que  l'armée  prussienne  ne  craint  pas  d'infliger  à  la  ville  de 
Paris. 

7>  Voici  quatre  mois  bientôt  qu'elle  investit  cette  grande  capitale  et 
tient  captifs  ses  2,400,000  habitants  ;  elle  s'était  flattée  de  les  réduire  en 
quelques  jours,  elle  comptait  sur  la  sédition  et  la  défaillance  ;  ces  auxi- 
liaires faisant  défaut,  elle  a  appelé  la  famine  à  son  aide.  Ayant  surpris 
l'assiégé  privé  d'armée  de  secours,  et  même  de  gardes  nationales  orga- 
nisées, elle  a  pu  l'entourer  à  son  aise  de  travaux  formidables,  hérissés  de 
batteries  qui  lancent  la  mort  à  8  kilomètres;  retranchée  derrière  ce 
rempart,  l'armée  prussienne  a  repoussé  les  offensives  de  la  garnison,  puis, 


^ 


Digitized  by  VjOOQIC 


CHRONIQUE.  77 

elle  a  commencé  à  bombarder  quelques-uns  des  forts.  Paris  esi  resté 
ferme. 

j>  Alors,  sans  avertissement  préalable,  l'armée  prussienne  a  dirigé 
contre  la  ville  les  projectiles  énormes  dont  ses  redoutables  engins  lui 
permettent  de  Taccabler  à  deux  lieues  de  distance. 
•  »  Depuis  quatre  jours  cette  violence  est  en  cours  d'exécution. 

3>  La  nuit  dernière  plus  de  deux  mille  obus  ont  accablé  les  quartiers 
de  Montrouge ,  de  Grenelle,  d'Antin ,  de  Passy,  de  Saint-Jacques  et  de 
Saint-Germain. 

5)  Il  semble  qu'ils  aient  été  dirigés  à  plaisir  sur  les  hôpitaux ,  les  am- 
bulances, les  prisons,  les  écoles  et  les  églises.  Des  enfants  et  des  femmes 
ont  été  broyés  dans  leur  lit. 

ï  Au  Val-de-Grâce,  un  malade  a  été  tué  sur  le  coup  ;  plusieurs  autres 
ont  été  blessés.  Ces  victimes  inofiPensives  sont  nombreuses,,  et  nul  moyen 
ne  leur  a  été  donné  de  se  garantir  contre  cette  agression  inattendue. 

9  Les  lois  de  la  morale  la  condamnent  hautement. 

»  Elles  qualifient  justement  de  crime  la  mort  donnée  hors  des  nécessi- 
tés cruelles  de  la  guerre.  Or,  ces  nécessités  n'ont  jamais  excusé  le  bom- 
bardement des  édifices  privés,  le  massacre  des  citoyens  paisibles,  la  des-  * 
'  truction  des  retraites  hospitalières.  La  soufrance  et  la  faiblesse  ont  tou- 
jours trouvé  grâce  devant  la  force,  et  quand  elles  ne  l'ont  pas  désarmée, 
elles  l'ont  déshonorée. 

9  Les  règles  militaires  sont  conformes  à  ces  grands  principes  d'hu- 
manité. 

«  11  Cot  d'usage,  dit  l'auteur  le  plus  accrédité  en  pareille  matière,  que 
»  l'assiégeant  annonce,  lorsque  cela  lui  est  possible,  son  intention  de 
it  bombarder  la  place,  afin  que  les  non-combattants,  et  spécialement  les 
}>  femmes  et  les  enfants,  puissent  s'éloigner  et  pourvoir  à  leur  sûreté. 
>  Il  peut  cependant  être  nécessaire  de  surprendre  l'ennemi,  afin  d'enle- 
»  ver  rapidement  la  position,  et,  dans  ce  cas,  la  non-dénonciation  du 
:»  bombardement  ne  constituera  pas  une  violation  des  lois  de  la  guerre.  s> 

y>  Le  commentateur  de  ce  texte  ajoute  : 

«  Cet  usage  se  rattache  aux  lois  de  la  guerre,  qui  est  une  lutte  entre 
deux  Etats  et  non  entré  des  particuliers.  User  d'autant  de  ménagement 
que  possible  envers  ces  derniers,  tel  est  le  caractère  distinctif  de  la 
guerre  civilisée.  > 

»  Aussi,  pour  protéger  les  grands  centres  de  population  contre  les  dan- 
gers de  la  guelrre,  on  les  déclare,  le  plus  souvent,  villes  ouvertes,  même 
s'il  s'agit  de  places  fortes.  L'humanité  exige  que  les  habitants  soient  pré- 
venus du  moment  de  l'ouverture  du  feu,  toutes  les  fois  que  les  opérations 
militaires  le  permettent.  Ici  le  doute  n'est  pas  possible.  Le  bombardement 
infligé  à  Paris  n'est  pas  le  préliminaire  d'une  action  militaire,  il  est  une 


Digitized  by  VjOOQIC 


78  CHRONIQUE. 

dévastation  froidement  méditée,  systématiquement  accomplie,  et  n'ayant 
d'autre  but  que  de  jeter  l'épouvante  dans  la  population  civile,  au  moyen 
de  l'incendie  et  du  meurtre. 

»  C'est  à  la  Prusse  qu'était  réservée  cette  inqualifiable  entreprise  sur 
la  capitale  qui  lui  a  tant  de  fois  ouvert  ses  murs  hospitaliers. 

»  Le  Gouvernement  de  la  Défense  nationale  proteste  hautement,  en 
face  du  monde  civilisé,  contre  cet  acte  d'inutile  barbarie,  et  s'asso- 
cie de  cœur  aux  sentiments  de  la  population  indignée ,  qui ,  loin  de  se 
laisser  abattre  par  cette  violence ,  y  puise  une  nouvelle  force  pour  com- 
battre et  repousser  la  honte  de  l'invasion  étrangère. 

»  Signé:  Général Trochu;  Jules  Favre;  Emmanuel  Arago;  Jules 
Ferry;  Garnier-Pagès ;  Pelletan;  E.  Picard  et  Jules 
Simon. 

»  Les  membres  de  la  Délégation  du  Gouvernement  de  la  Défense  natio- 
nale, établie  à  Bordeaux,  déclarent  s'associera  la  protestation  solennelle 
contre  le  bombardement  de  Paris  signée  par  leurs  collègues  : 

^  »  Ad.  Crémieux;  L.  Gambetta;  Al.  Glais-Bizoin  et  L. 

Fourichon.  ' 

>  Bordeaux,  le  13  janvier  1871.  » 

M&r  le  comte  de  Chambord  n'a  pu  retenir  dans  son  cœur  l'indignation 
dont  l'a  fait  bondir  la  conduite  du  césar  prussien,  et  il  a  poussé  ce  cri, 
où  se  fondent,  pour  ainsi  dire,  les  voix  irritées  de  tous  ses  nobles  et 
héroïques  ancêtres  : 

€  Il  m'est  impossible  de  me  contraindre  plus  longtemps  au  silence. 

)  J'espérais  que  la  mort  de  tant  de  héros  tombés  sur  le  champ  de  ba- 
taille ,  que  la  résistance  énergique  d'une  capitale  résignée  à  tout  pour 
maintenir  l'ennemi  en  dehors  de  ses  murs ,  épargnerait  à  mon  pays  de 
nouvelles  épreuves;  mais  le  bombardement  de  Paris  arrache  à  ma  douleur 
un  cri  que  je  ne  saurais  contenir. 

»  Fils  des  rois  chrétiens ,  qui  ont  fait  la  France ,  je  gémis  à  la  vue  de 
ses  désastres.  Condamné  à  ne  pouvoir  les  racheter  au  prix  de  ma  vie ,  je 
prends  à  témoin  les  peuples  et  les  rois,  et  je  proteste  comme  je  le  puis, 
à  la  face  de  l'Europe,  contre  la  guerre  la  plus  sanglante  et  la  plus  lamen- 
table qui  fut  jamais. 

»  Qui  parlera  au  monde,  si  ce  n'est  moi,  pour  la  ville  de  Clovis,  de 
Clolilde  et  de  Geneviève;  pour  la  ville  de  Charlemagne,  de  saint  Louis, 
de  Philippe-Auguste  et  de  Henri  IV;  pour  la  ville  des  sciences ,  des  arts  et 
de  la  civilisation? 

>  Non  !  je  ne  verrai  pas  périr  la  grande  cité  que  chacun  de  mes  aïeux 
a  pu  appeler  :  ma  bonne  ville  de  paris. 


'Digitizedby  VjOOQIC 


CHRONIQUE.  79 

j>  Et,  puisque  je  ne  puis  rien  de  pins,  ma  voix  s'élèvera  de  Texil  pour 
protester  contre  les  ruines  de  raa  patrie;  elle  criera  à  la  terre  et  au  ciel, 
assurée  de  rencontrer  la  sympathie  des  hommes ,  en  attendant  tout  de  la 
justice  de  Dieu.  , 

»  7  janvier  1871.  »  HenrV.  > 

Fermons,  un  instant,  nos  oreilles  au  bruit  de  ce  sauvage  bombarde- 
ment ,  abandonnons  nos  frères  héroïques  de  Paris ,  ppur  suivre  dans  leurs 
luttes  nos  frères  héroïques  de  TOuest  :  c'est,  on  le  comprend,  des  Volon- 
taires de  Charelte  que  nous  voulons  parler. 

Blessé  grièvement  sur  la  colline  de  Palay,  le  2  décembre,  qu'était  de- 
venu l'intrépide  colonel?  Etait-il  tombé  aux  mains  de  l'ennemi,  et  sa 
légion,  corps  sans  âme,  serait-elle  condamnée  à  lui  dire  :  <  Rends>toi, 
brave  Charette,  nous  avons  encore  combattu,  et  tu  n'y  étais  pas!  >  Ce 
fut,  pendant  quelques  semaines,  à  Poiliers  Atout,  où  le  corps  des 
zouaves  pontificaux  se  reformait,  une  anxiété,  une  angoisse  indéfinis- 
sables. 

Un  digne  lieutenant,  M.  d'Albiousse,  avait  pris  le  commandement,  et  il 
l'annonçait  dans  ces  termes  admirables  à  ses  compagnons  d'armes  : 

«  Officiers,  sous -officiers  et  soldats, 

»  Appelé,  pendant  l'absence  du  colonel  de  Charette,  au  commandement 
de  la  légion,  j'éjirouve  le  besoin  de  me  rapprocher  de  vous  pour  ne  pas 
être  écrasé  sous  le  poids  de  l'honneur  qui  m'e^t  fait  et  de  la  responsabi- 
lité qui  m'incombe. 

i  La  crise  que  traverse  la  légion  est  terrible  ;  mais ,  quelque  désas- 
treuse que  soit  la  situation  qui  nous  est  faite  par  l'éloignement  de  notre 
illustre  chef  et  la  perte  de  tant  de  nos  brèves  camarades  tombés  sur  les 
collines  de  Patay,  nous  ne  devons  pas  nous  décourager. 

ï  La  guerre  que  nous  subissons  est  une  guerre  d'expiation,  et  Dieu  a 
déjà  choisi  parmi  nous  les  victimes  les  plus  nobles  et  les  plus  pures.  Éle- 
vons donc  nos  cœurs  à  la  hauteur  de  la  mission  qui  nous  est  confiée  et 
soyons  prêts  à  tous  les  sacrifices.  Retrempons  notre  courage  dans  nos 
convictions  religieuses  et  plaçons  notre  espoir  dans  la  divine  Sagesse 
dont  les  secrets  sont  impénétrables,  mais  qui  nous  fait  une  loi  de  l'espé- 
rance. 

»  C'est  par  un  acte  de  foi  que  la  France  est  née  sur  le  champ  de  ba- 
taille de  Tolbiac;  c'est  par  un  acte  de  foi  qu'elle  sera  sauvée  ;  et  tant 
qu'il  y  aura  dans  notre  beau  pays  un  christ  et  une  épée ,  nous  aurons  le 
droit  d  espérer. 

»  Quoi  qu'il  arrive,  avec  l'aide  de  Dieu  et  pour  la  patrie,  restons  ici  ce 
que  nous  étions  à  Rome  :  les  dignes  fils  de  la  fille  ainée  de  l'Église. 

»  Le  commandant  de  la  légion  / 
»  D'Albiousse.  » 


Digitized  by  VjOOQIC 


80  CHRONIOUÈ. 

(Tr,  comme  l'année  allait  finir ,  un  bruit  de  favorable  augure  se  répand 
tout  à  coup  :  «  Le  colonel  est  libre!  le  colonel  revient!  >  —  Et  il  revint, 
en  effet;  et  ce  fut  une  scène  cfu'aucune  plume  ne  saura  rendre,  la  scène 
qui  se  passa  dans  la  maison  des  Pères  Jésuites  de  Poitiers,  où  étaient 
casernes  les/ouaves,  qqand  on  vit,  de  ses  yeux,  paraître,  la  main  sur 
une  canne  et  boitant,  le  chef  bien -aimé,  le  chef  qui  était  perda  et  que 
Ton  retrouvait  enfin.  L'émotion  qui  s'empara  de  tous  les  cœurs  est  intra- 
duisible. Voici,  à  peu  près ,  ce  que  M.  de  Gharette  dit  à  ses  soldats,  à  ses 
amis,  à  ses  enfants  : 

«  Messieurs,  ah!  je  ne  puis  vous  dii*e  la  joie  que  j'éprouve  de  me  re- 
trouver au  milieu  de  vous  ;  mon  premier  mot  doit  être  un  compliment. 
Je  suis  content  de  vous,  je  suis  fier  de  commander  à  des  soldats  comme 
vous.  Jamais  je  n'ai  vu  plus  belle  manœuvre  que  celle  exécutée  à  Patay, 
par  notre  premier  balfton;  jamais  je  /l'ai  vu  des  hommes  marcher  plus 
froidement  à  la  mort,  plus  courageusement  à  l'ennemi;  mais  tous,  il  faut 
le  dire,  avaient  la  conscience  à  l'aise,  avec  Dieu,  tous  lui  avaient  offert 
leur  vie  pour  le  salut  de  notre  pays;  notre  plus  pur  sang  a  arrosé  les 
collines  de  Patay,  comme  le  disait  si  bien  naguère  le  commandant  d'Al- 
biousse,  pour  notre  de l te  à  l'expiation  commune. 

»  Nous  pleurons  beaucoup  d'amis,  mais  leur  sang  ne  sera  pas  perdu, 
car  ces  morts  seront  des  protecteurs  pour  nous. 

»  Bientôt,  j'espère,  je  pourpai  tous  vous  réunir,  nous  marcherons  tous 
ensemble  à  l'ennemi ,  nous  saurons  tenir  haut  l'honneur  de  notre  uniforme 
et  notre  cri  de  ralliement  à  tous_  est  et  restera  toujours  :  Dieu  et  la 
France!  » 

Le  colonel  s'empressa  de  xonstater  publiquement  sa  rentrée  au.  corps 
par  l'ordre  du  jour  sutvant  : 

«  Officiers,  sous-officiers  et  soldats ,  ' 

»  Séparé  de  vous  depuis  un  mois,  je  remercie  la  Providence  qui  me 
donne  l'indicible  joie  de  me  retrouver  parmi  vous. 

»  Plusieurs  de  m)s  camarades  sont  morts. 

»  Honneur  à  ceux  qui  sont  tombés  pour  la  défense  de  la  patrie  et  ont 
enregistré  une  gloire  de  plus  dans  les  annales  du  régiment  T 

»  Je  tiens  à  remercier  M.  le  commandant  d'Albiousse  de  la  manière 
brillante  avec  laquelle  il  vous  a  conduits  pendant  mon  absence.  Je  le  re- 
mercie surtout  de  son  ordre  du  jour,  où  il  a  su  si  bien  exprimer  les  sen- 
timents de  dévouement,  d'abnégation  et  de  patriotisme  qui  sont  au  cœur 
de  chacifn  de  nous.  ^ 

»  Soldats,  de  nouveaux  périls,  de  nouvelles  gloires  nous  attendent.  Res- 
tons à  la  hauteur  de  ûotre  mission.  Marchons  à  l'ennemi,  forts  de  notre 


Digitized  by  VjOOQIC 


CHRONIQUE.  81 

passé,  fiers  du  présent,  et  confiants  dans  la  protection  de  ceux  que  nous 
avons  perdus. 

j»  Que  notre  cri  de  ralliement  soit  toujours  : 
))  Dieu  et  la  France  ! 

»  Poitiers,  le  9  janvier  1871.  » 

N 

Peu  de  jours  après,  M.  de  Charette  se  rendait  à  Bordeaux,  près  du 
ministre  de  la  guerre,  qui  le  saluait  général.  C'était  fort  bien;  mais  le 
colonel  y  mettait  une  condition  :  on  le  laisserait  à  la  tête  de  ses  zouaves; 
sinon,  il  refusait  les. étoiles,  et  voulait  rester  colonel  comme  devant.  De 
plus ,  il  tenait  à  aller  reformer  son  corps  dans  une  ville  plus  rapprochée 
du  théâtre  actuel  de  la  guerre.  Que  pouvait-on  refuser  à  ce  héros  de 
Sougy?  —  Il  rentra  donc  à  Poitiers,  et  adressa  à  son  bataillon  un  nouvel 
ordre  du  jour  : 

c  Je  viens  d'apprendre  la  belle  conduite  du  ;^er  bataillon ,  au  combat 
du  mns. 

j>  On  m'annonce  qu'il  a  été  mis  à  l'ordre  du  jour. 

»  Je  n'ai  pas  encore  de  nouvelles  du  3e  ;  mais  il  aura  fait  brillamment 
son  devoir  ! 

D  Que  ce  sang  répandu  pour  la  défense  du  pays  engendre  ^e  nou- 
veaux dévouements,  et  sachons  être  à  la  hauteur  des  "circonstances  diffi- 
ciles dans  lesquelles  la  Providence  a  placé  notre  pauvre  natrie  ! 

»  Le  régiment  n'ayant  pu ,  malgré  tous  mes  efforts ,  être  réuni  depuis 
sa  formation ,  je  vienç  enfin  d'obtenir  du  gouvernement  l'autorisation 
voulue. 

»  C'est  à  Rennes  que  je  vais  essayer  de  réunir  les  glorieux  débris  de 
nos  bataillons ,  sûr  que  ce  noble  exemple  ne  peut  être  que  sympathique 
aux  enfants  de  la  valeureuse  Bretagne  et  qu'il  aura  un  écho  dans  la 
France  entière. 

»  Les  dépôts  resteront  à  Poitiers,  où  le  recrutement  sera  toujours  ou- 
vert. Un  autre  bureau  sera  établi  à  Rennes.  » 

Le  dimanche,  15  janvier,  c'était  fête  à  la  gare  de  notre  ville  :  le  batail- 
lon des  zouaves  y  arrivait  et  y  séjournait  quelques  heures,  au  milieu  des 
témoignages  les  plus  chaleureux  de  la  sympathie  et  de  l'admiration.  Le 
soir  même,  avant  son  départ  pour  Rennes,  M.  de  Charette,  touché  de 
notre  accueil,  nous  en  remerciait  par  ce  mot,  adressé  au  rédacteur  en 
chef  de  ï Espérance  du  peuple,  M.  Emerand  de  la  Rochette: 
«  Mon  cher  ami, 

»  Je  ne  saurais  vous  dire  combien  j'ai  été' touché  de  l'accueil  sympa- 
thique que  les  Nantais  ont  fait  au  régiment. 

»  Je  viens  vous  prier  de  vouloir  bien  être  inon  interprète  et  celui  de  la 
légion  tout  entière  auprès  des  habitants  de  cette  noble  ville.       f 

TOME  XXIX  (IX  DE  LA  3®  SÉRIE).  6 


Digitized  by  VjOOQIC 


>  C'est  un  grand  encouragement  pour  nous.«  Et  plus  que  jamais  nous 
persévérerons  dans  la  voie  où  la  Providence  nous  a  conduits  jusqu'à  ce 
jour,  et  qui  peut  se  résumer  par  ces  deux  mots  : 

»  Dieu  et  Patrie  !  •» 

Alors  que  le  deuxième  bataillon  se  préparait  ainsi  à  rentrer  enlulleje 
premier,  comme  on  Ta  vu,  se  couvrait  d'une  nouvelle  gloire,  sous  les  murs  du 
Mans,  pendant  ces  néfastes  journées,  où  la  victoire  trahit  encore  une  fois 
nos  drapeaux.  Sans  les  Voltmlaires  de  l'Ouest,  notre  artillerie  était  perdue  : 
le  général  Gougeard,  qui  cherchait  des  braves,  et  voulait  s'adresser  atix 
marins  et  aux  chasseurs  à  pied,  rencontrant  le  premier  de  zouaves,  les 
appela  à  la  rescousse ,  se  précipita  avec  eux  sur  l'ennemi ,  et  le  délogea 
de'la  position  qu'il  avait  prise  et  où  il  était  maître  de  nos  mitrailleuses  et 
de  nos  canons,  c  Vous  êtes  les  premiers  soldats  du  monde  I  s  s'écriait  en- 
suite le  général ,  plein  d'admiration  pour  cette  poignée  de  héros  sans  peur 
et  sans  reproche  :  t  La  journée  est  bien  à  \ous,  mes  braves!  »  leur 
disait-il  encore,  et  il  faisait  mettre  le  bataillon  à'  l'ordre  du  jour  de 
l'armée. 

Dieu  sait  à  quel  prix  furent  achetés  ces  exploits  ! 

Ces  mêmes  journées  virent  tomber  un  Breton,  que  sa  bravoure  et  ses 
talents  militaires  auraient  certainement  fait  parvenir  aux  plus  hautes  des- 
tinées. Nous  le^aluons  avec  d'autant  plus  de  cordialité,  que  le  comte 
Humbert  de  Lambilly  était  presque  l'un  des  nôtres  :  dans  notre  livraison 
de  juin  1868,  il  appréciait,  en  des  pages  où  l'on  sentait  battre  le  cœur 
d'un  vrai  Breton ,  le  livre  de  M.  de  Carné  sur  les  Etats  de  Bretagne. 

Capitaine  d'état-major,  quand  la  guerre  éclata,  M.  de  Lambilly  n'eut 
pas  de  repos  qu'on  ne  l'eût  admis  dans  les  rangs  de  l'armée  en  cam- 
pagne. Un  magnllique  trait  d'héroïsme  signala  bientôt  son  nom  à  l'atten- 
tion publique. 

Le  10  novembre,  lendemain  de  la  bataille  de  Coulmiers,  près  d'Orléans, 
le  contre -amiral  Jauréguiberry,  commandant  la  l^e  division  d'infanterie 
du  16e  corps,  dont  l'intelligence  militaire  avait  puissamment  contribué  au 
gain  de  la  bataille,  apprit  que,  non  loin  de  lui,  à  Saint-Péravy,  se  trou- 
vaient un  détachement  d'mfaulerie  ennemie  et  deux  pièces  de  canon. 
Immédiatement,  il  ordonne  une  attaque  sur  ce  point,  et  coniie  à  son  chef 
d'élat-major,  le  capitaine  de  Lambjlly,  dont  il  avait  su  apprécier  le  coup- 
d'œil,  la  direction  de  l'opération.  Celui-ci  prenant  quarante-cinq  dragons 
et  hussards,  le»  seuls  cavaliers  qu'il  parvint  à  réunir,  leur  ordonne  de  se 
diviser  en  deux  groupes  et  d'aller  résolument  couper  la  retraite  à  l'en- 
nemi^en  arrière  du  village,  pendant  qu'un  des  bataillons  de  la  division 
attaquera  de  front  le  village. 

Il  venait  de  transmettre  ces  divers  ordres,  lorsqu'il  est  informé  que 
l'ennemi  faisait  ses  préparatifs  pour  évacuer  Saint-Péravy,  et  que  déjà  on 


Digitized  by  VjOOQIC 


CHRONIQUE  83 

n'apercevait  plus  ses  Tcdettes  en  avant  du  village.  Sans  consulter  le  petit 
nombre  des  cavaliers  qui  lui  étaient  confiés,  sans  attendre  le  renfort  d'in- 
fanterie, encore  éloigné  déplus  d'une  demi- lieue,  qui  lui  arnvait ,  et  crai- 
gnant de  voir  l'ennemi  lui  échapper,  il  so  met  lui-môme  à  la  tête  des 
quarante  à  quarante-cinq  dragons  et  hussards  qu'il  avait  sous  la  main ,  et 
les  lance  à  bride  abattue  à  travers  le  village  de  Saint  -Péravy,  qu'il  tra- 
verse d'un  bout  à  l'autre  :  il  apprend  que  l'ennemi  venait  d'en  sortir  à 
l'instant  même  ;  et  bientôt  il  aperçoit ,  à  trois  cents  mètres  tout  au  plus 
en  dehors  du  village ,  un  convoi  complet  d'artillerie  ennemie ,  protégé  par 
de  l'iiifanterie  et  marchant  en  ordre  sur  la  route  de  Palay.  Nos  hommes 
hésitent,  paraît-il,  un  moment  de vanl  le  nombre;  mais,  payant  de  leurs 
personnes,  le  capitaine  de  Lambilly  et  les  officiers  qui  étaient  avec  lui  s'é* 
lancent  immédiatement  en  avant  à  la  charge,  entraînant  ainsi  nos  hommes 
par  leur  exemple. 

Surpris  par  une  si  brusque  attaque,  les  artilleurs  ennemis  sont  sabrés 
sur  leurs  chevaux ,  ou  renversés  à  coups  de  revolver,  la  petite  escorte 
d'infanterie  mise  en  déroute  et  dispersée;  bientôt  ce  ne  fut  plus  qu'une 
course  folle  de  plus  de  six  kilomètres,  pendant  laquelle  chacun,  longeant 
au  galop  la  ligne  du  convoi,  arrêtait  les  chevaux  et  les  voitures  ou  tuait 
les  hommes  qui  tentaient  de  résister.  La  poursuite  ne  s'arrêta. qu'à  Patay, 
quand  il  n'y  eut  plus  rien  à  prendre,  c'est-à-dire  quand  on  eut  atteint  la 
tête  du  convoi,  que  l'on  fit  immédiatement  retourner  en  arrière,  et  qui 
fut  ramené  triomphalement  dans  nos  lignes. 

Ce  hardi  coup  de  main  nous  a  valu  2  canons,  30  voitures  de  munitions, 
i50  chevaux,  15(f  prisonniers  et  plusieurs  officiers,  dont  deux,  l'officier 
d'artillerie ,  chef  du  convoi ,  et  l'officier  d'infanterie ,  commandant  l'es- 
corte chargée  de  le  défendre,  avaient  été  faits  prisonniers  de  la  main 
même  de  notre  brave  compatriote.  Le  tout  appartenait  à  l'armée  bava- 
roise. Dans  les  prises  se  trouvait  la  voiture  particulière  du  général  bava- 
rois commandant  la  division  d'infanterie  à  laquelle  appartenait  cette 
artillerie. 

.  Nous  avions  tué  à  l'ennemi  plusieurs  hommes,  nous  en  avions  blessé 
un  certain  nombre,  et,  vu  la  rapidité  étourdissante  de  l'attaque ,  les  pertes 
s'étaient  bornées,  de  notre  côté,  à  quelques  blessures- légères  d'hommes 
et  de  chevaux. 

Déjà,  la  veille,  9  novembre,  à  la  bataille  de  Coulmiers,  le  capitaine  de 
Lambilly  avait  eii  un  cheval  tué  d'un  obus ,  et  s'était  fait  remarquer  par 
son  intrépidité,  signalée,. du  reste,  au  général  en  chef. 

A  l'affaire  de  Pontlieu,  le  lieutenant-colonel  de  Lambilly  ^  ne  s'épargna 

*  Humbert-Henri  comte  de  Lambilly,  lieutenant-colonel  d'élat-major,  sous-chef 
d*élat-major  du  16'  corps  de  l'armée  de  la  Loire,  né  en  1832,  à  Rennes,  était  le 
fils  aine  de  M.  Thomas-Hippolyle,  marquis  de  I.ambilly,  et  de  dame  AlphoUsine-î 
Modeste-Paulc  de  Sesmaiscos. 


Digitized  by  VjOOQIC 


84  CHRONIQUE. 

pas  plus  qu'à  Saint-Péravy  et  que  partout  où  il  lui  fallut  payer  àe  sa  per- 
sonne: la  mitraille  prussienne  neTépargna  point, hélas!  Emmené  mourant 
du  champ  de  bataille ,  et  ne  voulant  pas  rendre  le  dernier  soupir  au  milieu 
des  Prussiens,  il  demanda  à  être  transporté  à  Nantes,  dahs  sa  famille. 

Ici  "vient  se  placer  une  lettre  de  M?r  Reyne,  évêque  de  la  Guadeloupe, 
page  émouvante ,  bien  digne  de  la  mémoire  de  celui  qui  mérita  d'être  sur- 
nommé par  les  soldats  le  preneur  de  canons,  et  de  cette  vieille  race 
chevaleresque  des  Lambilly,  qui  a  mêlé  son  sang  à  tous  les  holocaustes 
du  pays.  Sur  les  champs  de  bataille  de  la  Bretagne  ou  du  Maine ,  comme 
sur  ceux  delà  Palestine,  de  Pàvie,  de  Dettingen,  de  Fôntenoy  ou  de 
Montana,  partout  et  toujours,  les  Lambilly  ont  combattu  dans  les  guerres 
saintes  et  sont  morts  pour  les  nobles  causes. 

«  Sainl-Nazaire-sur-Loire ,  le  \A  janvier  1871. 

»  L'évêque  de  la  Guadeloupe  a  l'honneur  d'exposer  à  la  famille  de  Lam- 
billy que,  se  trouvant  à  Angers,  le  12  de  ce  mois,  pour  venir  prendre  le 
paquebot  des  Antilles,  à  Saint-Nazaîre ,  il  vit  arrhrer  un  convoi  considé- 
rable de  blessés  venant  du  Mans.  Le  train  partait  pour  Nantes  au  mo- 
ment où  le  train  du  Mans  arriva.  Les  places  de  Ue  classe  étant  insuf- 
fisantes dans  le  train  d'Angers  à  Nantes,  on  détacha  un  wagon  de  l^e 
classe  du  train  qui  venait  du  Mans,  et  on  le  mit  au  train  de  Nantes  (cir- 
constance providentiellei) 

j>  L'évêque  de  la  Guadeloupe ,  qui  n'avait  pas  trouvé  de  place  dans  le 
seul  wagon  de  premières ,  du  train  préparé  pour  Nantes ,  monta  dans  le 
wagon  ajouté-,  et  apprit  que,  dans  le  compiartiment  à  cMé  de  celui  qu'il 
occupait,  se  trouvait  un  colonel  gçièvement  blessé.  Il  fit  immédiatement 
offrir  ses  services  au  pauvre  malade  par  un  intendant  qui  surveillait  les 
préparatifs  du  départ  et  les  soins  à  donner  au  colonel. 

»  Le  colonel  accepta  l'oiTre  avec  reconnaissance.  Je  me  rendis  immé- 
diatement dans  son  compartiment;  il  était  couché  au  milieu,  accompagné 
d'un  médecin  militaire  et  de  son  ordonnance.  Le  colonel  me  serra  la  main 
^avec  efiFusion;  un  rayon  de  joie  éclaira  sa  belle  figure;  je  m'installai  au 
chevet  de  son  lit,  et,  après  quelques  paroles  échangées,  dans  lesquelles 
il  m'assura  que  je  ne  lui  étais  pas  inconnu,  je  l'exhortai  à  la  résignation, 
et  sa  confession  commença. 

j>  Il  reçut  l'absolution  avec  une  piété  touchante ,  faisant  plusieurs  fois 
le  signe  de  la  croix,  portant  souvent  la  main  à  sa  poitrine,  sur  laquelle 
il  portait  une  croix  avec  des  reliques  et  plusieurs  médailles. 

»  Un  peu  de  délire  survint  après  la  confession,  mais  sans  aucune 
fatigue  pour  le  malade.  Il  prit  un  peu  de  bouillon;  un  moment  après,  une 
infusion  de  fleurs  d'oranger,  un  peu  de  rhum.  Le  pauvre  soldat  qui  l'ac- 
compagnait avait  pour  son  colonel  des  soins  attendrissants. 


Digitized  by  VjOOQiC 


CHRONIQUE.  85 

»  Vers  les  neuf  heures ,  Tagonie  ^mmençait  ;  elle  fut  presque  insen- 
sible; Tâme  du  brave  colonel  quittait  peu  à  peu  son  enveloppe  terrestre, 
sans  le  moindre  eifort;  je  lui  appliquai  l'indulgence  plénière  in  articulo 
mortis^  et,  à  la  fin,  je  lui  fermai  moi-môme  les  yeux. 

»  La  figure  du  défun^  resta  calme  et  sereine,  comme  s*il  ne  fût  qu'en- 
dormi; le  Seigneur  venait  cependant  de  le  recevoir,  pour  recompenser  ses 
qualités  privées  et  sa  bravoure.  Nous  commençâmes  les  prières  pour  les 
morts  :  tant  que  je  vivrai,  j'aurai  devant  les  yeux  le  spectacle  émouvant 
que  présentait  le  compartiment  dans  lequel  nous  nous  trouvions  :  ce  colo- 
nel mourant,  comme  les  guerriers  antiques,  pour  sa  patrie  et  pour  son 
Dieu;  cet  évêque,  amené  providentiellement  auprès  de  lui;  ce  chirurgien 
et  ce  pauvre  soldat  qui  fondait  en  larmes,  en  répondant  ^ux  prières;  une 
seule  bougie,  tenue  par  le  soldat,  éclairait  la  scène.  J'en  suis  encore  si 
ému  que  je  puis  à  peine  écrire ,  tant  ma  main  tremble ,  et  mes  yeux 
sont  obscurcis  par  les  larmes.  Et  cependant ,  j'ai  suivi  nos  marins  dans 
toutes  les  expéditions,  pendant  dix-huit  ans;  rien  ne  peut  rendre  ce  que 
j'ai  éprouvé  dans  ce  wagon. 

»  A  notre  arrivée  à  Nantes ,  je  courus  dans  la  gare  pour  chercher 
M°^  la  comtesse  de  Lambilly.  Après  quelques  courses,  j'eus  la  douleur 
d'apprendre  qu'elle  était  partie  pour  Angers  :  nous  nous  étions  croisés  en 
route.  J'ai  eu  la  visite,  dans  la  gare,  de  quelques-uns  des  parents  ou  des 
amis  du  défunt;  je  leur  ai  raconté  à  peu  près  ce  qui  précède... 

>  Je  demande  mille  fois  pardon  à  la  famille  de  Lambilly  d'écrire  ces 
quelques  li^es  sur  une  feuille  aussi  peu  convenable,  mais  elle  voudra 
bien  excuser  un  pauvre  évêque  qui,  partant  pour  la  Guadeloupe,  n'a  à  sa 
disposition  que  le  papier  et  la  mauvaise  plume  de  l'hôtel  qu'il  va  quitter 
à  l'instant  pour  se  rendre  sur  le  paquebot. 

j>  Puissent  ces  quelques  lignes ,  écrites  à  la  hâte  avec  une  émotion  pro- 
fonde, adoucir  les  regrets  que  laisse  au  milieu  de  sa  famille  et  de  ses 
amis ,  celui  que  nous  retrouverons  dans  une  meilleure  patrie  !  ' 

>  f  J.-C.  RfiYNE  , 
»  Evoque  de  la  Guadeloupe.  »  '^ 

Citons  encore  quelques-unes  de  nos  victimes  de  la  guerre.  Les  nommer 
toutes  serait  impossible. 

—  Le  lieutenant- colonel  de  la  Monneraye,  du  122e régiment,  du  corps 
du  général  Vinoy,  blessé  grièvement  sous  Paris,  dans  la  journée  du  30 
novembre,  est  mort  le  2  décembre  des  suites  de  sa  blessure. 

L'ordre  du  jour  du  18  décembre  le  place  au  rang  de  ceux  à  qui  leur 
bravoure  et  leur  dévouement  ont  mérité  4e  haut  témoignage  de.l'estimé  de 
l'armée  et  de  la  gratitude  du  pays. 

Albert  de  la  Monneraye  avait  contracté,  il  y  a  un  peu  plus  d'un  an,  une 
union  charmante  et  pleine  de  promesses  de  bonheur;  il  était  père ,  depuis 


Digitized  byCjOOQlC 


86  CHRONIQUE. 

trois  mois,  d'une  petite  fille  qu'il  n'a  jamais  vue,  et  dont  il  apprenait  la 
naissance  la  veille  du  blocus  de  Paris. 
Il  avait  conquis  deux  grades  depuis  moins  de  six  mois. 

—  M.  Auguste  Brune,  lieutenant  des  mobiles  d'ille  et-Vilaine,  qui  avait 
reçu  la  croix  de  la  Légion  d'honneur  pour  sa  belle  conduite  au  combat 
du  2  décembre,  vient  de  mourir  des  suites  de  l'amputation  du  bras 
droit. 

M.  Brune  est  mort  avec  les  sentiments  de  foi  qui  l'avaient  soutenu  dans 
ses  cruelles  souffrances,  après  avoir  reçu  tous  les  secours  de  la  religion. 
Cette  mort  glorieuse  et  chrétienne  sera  une  consolation  précieuse  pour  la 
famille  du  jeime  officier,  et  particidièrement  pour  son  vénérable  oncle» 
M.  Brune,  chanoine  de  la  cathédrale  de  Rennes. 

—  Un  des  héros  de  Sougy,  un  Nantais,  M.  Joseph Houdet,  a  succombée 
lui  aussi,  d'une  amputation  d'un  bras,  à  Orléans,  où,  le  jour  de  Noël,  M. 
le  comte  Fernànd  de  Bouille  avait  rendu  à  Dieu  son  âme  vaillante. 

—  Nous  avons  appris  avec  le  plus  sincère  regret  i  la  mort  d'un  autre 
Nantais,  un  des  fils  de  notre  cher  el  excellent  collaborateur,  M.  Antoine 
de  la  Gournerie,  qui  avait  été  frappé  de  deux  balles,  l'une  à  la  bouche,  et 
l'autre  à  Tépaule,  au  combat  de  Droué,  le  47  décembre. 

Ses  blessures  ne  furent  pas  d'abord  jugées  mortelles ,  mais  bientôt  le 
mal  s'aggrava,  et,  le  5  janvier,  il  a  rendu  son  âme  à  Dieu,  après  vingt 
jours  de  souffrances,  supportées  avec  une  fermeté  et  une  piélé  toutes 
chrétiennes. 

—  C'est  à  ce  môme  combat  de  Droué  que  nous  avons  perdu  M.  de 
Rodellec. 

Henri  de  Rodellec  du  Porzic ,  lieutenant  de  vaisseau ,  chevalier  de  la 
Légion  d'honneur  h  vingt  huit  ans,  avait  donné  sa  démission  et  renoncé 
au  brillant  avenir  qui  s'ouvrait  devant  lui,  pour  se  consacrer  tout  entier 
aux  devoirs  de  la  vie  domestique.  Mais  M.  de  Rodellec  n'hésîia  pas  à  aller 
au  camp  de  Çonlie  prendre  le  commandement  de  deux  compagnies  de  ses 
intrépides  marins. 

Lorsque  le  général  de  Kératry,  à  la  fin  de  novembre,  conduisit  à  Yvré, 
contre  l'ennemi  menaçant  nos  contfées  d'une  prochaine  irruption,  l'élite 
de  son  armée  bretonne,  M.  de  Rodellec  et  ses  marins  ne  pouvaient  man- 
quer d'être  appelés  au  premier  rang,  el,  à  partir  de  ce  moment,  incor- 
porer au  2le  corps,  il  se  porta  au  .secours  de  l'armée  de  la  Loire,  prit  la 
part  la  plus  brillante  à  ses  derniers  combats,  et  suivit  tous  ses  mou- 
vements. .  „ 

Dans  la  belle  retraite  que  fit  l'armée  de  Chanzy,  de  Vendôme  sur  le 
Mans,  le  17  décejnbre,  une  partie  de  l'armée  traversait  Droué.  M.  de 
Rodellec,  avec  son  artillerie,  était  à  l 'arrière-garde.  Sept  à  huit  cents 
Prussiens  étaient  surpris  dans  le  village,  et  ils  allaient  tomber  en  nos 


-Digitized  by  VjOOQIC 


CHRONIQUE.  87 

mains ,  sans  la  trahison  infâme  des  habitants,  qui  consentirent  à  les  ramas- 
ser et  à  les  cacher  si  soigneusement,  que  l'armée  française  ne  put  pas  se 
douter  de  leur  présence.  Elle  passa  donc,  en  grand  nombre,  et  longtemps... 
Il  y  avait  là  5  à  6,000  hommes. 

M.  de  Bodellec,  nous  Tavons  dit,  était  à  Farrière-- garde  et  chargé  de 
protéger  la  retraite.  Il  ne  se  pressait  donc  pas,  lui. Quand  le  gros  du  corps 
fut  passé,  et  qu*il  n*y  eut  plus  que  peu  de  monde,  nos  ennemis  sortirent 
dés  retraites  que  leur  avait  ménagées  Tinfamie  de  leurs  hôtes,  et  qui,  par 
une  fenêtre,  qui,  par  des  trous  pratiqués  dans  les  planchers  du  premier 
étage,  tirèrent  sur  nos  hommes  à  coup  sûr,  attendant  tranquillement  dans 
la  rue  ou  dans  les  rez-de-chaussée  le  moment  du  départ. 

C'est  ainsi  que  notre  vaillant  compatriote  a  été  atteint.  Frappé  au  côté 
gauche,  il  n'a  survécu  que  quelques  instants  à  sa  blessure. 

—  Le  13  janvier,  on  célébrait,  'dans  la  cathédrale  de  Saint-Brieuc,  les 
obsèques  du  vénérable  abbé  Kermoalquin,  chanoine  de  la  cathédrale, 
vicaire- général  honoraire  du  diocèse  et  aumônier  en  chef  du  camp  de 
Conlie,  où  il  était  décédé.  Toutes  les  autorités,  dit  Y  Indépendance  bre- 
tonne, un  nombreux  clergé  et  une  foule  considérable  assistaient  à  cette 
triste  cérémonie.  Les  mobiles  formaient  la  haie  autour  du  cercueil. 

Msr  David  a  rappelé  cette  existence  si  digne  d'être  imitée.  Ce  fut 
l'homme  de  Dieu,  ce  fut  un  prêtre  dans  toule  l'acception  du  mot,  que 
M.  l'abbé  Kermoalquin.  Toute  sa  vie,  il  pratiqua  l'oubli  de  soi-même  et  il 
est  mort,  sous  le  regard  de  Dieu,  pour  la  Patrie,  victime  de  sa  charité.  Le 
bon  pasteur.  l'Évangile  à  la  main,  appelle  à  lui  tous  les  hommes  de  bonne 
foi  ;  il  n'appartient  à  aucun  parti  politique  ;  il  es!  prêt  à  donner  sa  vie 
pour  son  troupeau.  N'est-ce  pas  là  ce  que  fît  toujours  le  regretté  M.  Ker- 
moalquin ?  C'est  moins  le  sang  que  le  dévouement  qui  fait  le  martyr.  Quel 
dévouement  que  celui  de  l'aumônier  en  chef  de  Conlie,  heureux  d'être 
appelé  au  poste  de  la  charité  et  demandant  à  Dieu  d'y  mourir  ! 

M&r  David,  en  terminant,  s'estécrié  après  avoir  flétri  nos  ennemis,  indignes 
du  nom  de  chrétiens  #c  Puisse  Dieu,  touché  de  nos  larmes,  de  nos  prières 
et  de  tant  de  sang  répandu,  nous  accorder  la  consolation,  la  victoire  et  la 
paix  !  » 

Au  moment  où  nous  achevons  cette  chronique ,  une  douloureuse  nou- 
velle nous  arrive:  un  de  nos  compatriotes ,  M.  Félix  Rousselot,  a  succombé, 
à  Angers,  aux  fatigues  excessives  qu'il  avait  eu  à  supporter  pendant  la 
campa^iie  de  l'armée  de  la  Loire,  qu'il  avait  voulu  faire,  bien  qu'exempt, 
comme  franc- tireur  de  Cathelineau,  en  compagnie  de  son  frère  Paul,  âgé 
de  dix-neuf  ans. 

Félix  Rousselot  n'en  avait  que  vingt  et  un.  Pour  ceux  qui  l'ont  intime- 
ment connu,  c'était  un  esprit  très-distingué,  une  vraie  nature  d^artiste. 
Le  cœur,  chez  lui,  valait  la  tête,  et  ses  compagnons  d'armes ,  qui  l'aimaient 


Digitized  by  VjOOQiC 


88  CHRONIQUE. 

pour  sa  douceur  ,et  sa  bonté,  s'apercevront,  sjins  doute,  bien  des  fois, 
qu'ils  n'ont  plus  auprès  d'eux  cette  main  si  largement  aumonièrè. 

Inclinons-nous  devant  ces  nobles  victimes  du  dévouement  volontaire ,  le 
plus  beau  de  tous  les  dévouements. 

—  Mentionnons  maintenant  ceux  qui,  ayant  été  à  la  peine,  viennent  d'être 
appelés  à  la  récompense. 

A  Paris,  ont  été  nommés  chevaliers  de  la  Légion  d'honneur  dans  les 
gardes  mobiles  de  la  Vendée,  MM  :  ^ 

De  la  Boutetière,  chef  de  bataillon  ;  Loriot,  capilaine-adjudant-major  ; 
de  Béjarry,  capitaine-adjudanl-major. 

Dans  les  gardes  mobiles  d'Ille-et- Vilaine,  il  faut  citer' le  colonel  Carron, 
qui,  après  le  combat  du  2  décembre,  avait  fait  valoir,  dans  son  rapport,  les 
mérites  de  ses  soldats  ea  oubliant  les  siens  ;  mais  le  ministre  de  la  guerre 
s'en  est  souvenu,  il  a  voulu  récompenser  lui-même  le  colonel  Carron,  et 
c'est  en  l'embrassant  qu'il  lui  a  remis  la  croix  ;  —  M.  Hovius ,  lieutenant 
au  5"  bataillon. 

Côtes-du-'Nord.  —  MM.  Sabatier,  chef  de  bataillon;  de  la  Moussaye, 
capitaine  adjudant-major,  et  de  la  Goublaye  deINantois,  capitaine  fai- 
sant fonctions  de  chef  de  bataillon. 

Finistère.  —  M.  Samson,  lieutenant  colonel. 

Loire- In fériewe.  —  MM.  Fournier  de  Pellan,  chef  de  bataillon;  de 
la  Roche tulon ,  capitaine ,  et  Montaigu ,  lieutenant. 

Sont  nommés  chevaliers  : 

Dans  la  légion  des  Volontaires  de  l'Ouest,  MM.  Hippolyle  de  Montcuit, 
chef  de  bataillon,  blessé;  Zacharie  du  Réau,  capitaine,  blessé;  Henri  Gâr- 
nier,  lieutenant;  Antonin  de  la  Peyrade,  sergent,  blessé  ;  Lallemant,  capi- 
taine, Pavy,  lieutenant;  ces  deux  derniers,  ainsi  que  M.  de  Montcuit,  pour 
leur  brillante  conduite  sur  le  champ  de  bataille  du  Mans. 

Chacun  sait  que  MM.  de  Charette  et  Cathelineau  avait  été ,  dès  le  mois 
dernier,  faits  chevalier  de  la  Légion  d'honneur. 

La  médaille  militaire  est  accordée  à  M.  Edouard  ^  Cazenove,le  gendre 
de  M.  de  Rouillé. 

M.  l'abbé  du  Marallac'h,  de  Quimper,  beau-frère  de  M.  le  comte  de  Carné, 
est  enfermé  dans  Paris  avec  nos  cçmpatriotes.  Pendant  le  combat  de 
l'Hay,  son  chapeau  fut  troué  par  une  balle  et  sa  cutané  en  reçut  une 
demi-douzaine.  Qui  s'étonnerait  après  cela,  que  le  gouverneur  de  Paris  ait 
voulu  attacher  un  ruban  rouge  à  cette  glorieuse  robe  ? 

M.  l'abbé  du  Marallac'h  est  à  la  fois  prêtre  et  médecin  :  il  soigne  éga- 
lement bien  les  corps  et  les  âmes. 

On  raconte  qu'il  a  fait  connaître  à  sa  famille  l'honneur  qu'on  venait  de 
lui  faire,  en  le  décorant,  par  cette  phrase  charmante  :  «  Un  cas  de  déco- 
ration s'est  présenté  dans  mon  ambulance  :  c'est  moi  qui  en  ai  été  atteint.  » 

Louis  ds  Kerjean, 


Digitized  by  VjOOQiC 


#» i^ 


PROPOS  D'UN  ASSIEGE 


llES  BRETONS  AU  SIÈGE  DE  PARIS  ^ 


Je  rêvais  tristement  à  ces  souvenirs  si  divers,  quand  je  fais 
J'agréable  rencontre  de  deux  Nantais,  M.  A***' R***  père  et  mon 
excellent  ami  W.  Thornton.  Je  m'empresse  de  demander  à  ce  der- 
nier des  nouvelles  de  son  frère,  colonel  d'un  régiment  de  cavalerie, 
que  je  savais  avoir  pris  part  à  la  désastreuse  expédition  de  Sedan, 
rappris  avec  grand  plaisir  qu'il  était  sain  et  sauf,  mieux  que  cela, 
qn'il  avait  su  se  soustraire  à  la  honte  de  la  capitulation.  De  concert 
avec  son  collègue  du  3«  zouaves,  le  vaillant  officier,  à  la  této  de 
son  régiment,  s'était  rué  sur  les  lignes  prussiennes  et  les  avait 
rompues,  frayant  ainsi  au  reste  de  l'armée  une  voie,  la  voie  du 
salut  et  de  l'honneur,  que  ses  chefs  n'ont  pas  su  lui  faire  suivre. 

Le  jour  même,  Sur  le  champ  de  bataille  do  Sedan,  le  colonel 
Thornton  ayant  été  promu  général,  en  récompense  de  sa  valeureuse 
conduite:  «Je  refuse,  dit  fièrement  le  digne  Breton:  je  ne  veux  pas  qu'il 
soit  dit  que  j'ai  été  nommé  général  après  une  bataille  perdue  !  »  — 
Le  mot  n'est-il  pas  vilSiiment  antique,  ou  mieux  vraiment  français? 
De  tels  traits  consolent  de  certains  officiers  préludant  à  la  défaite 
et  à  la  capitulation  en  courant  les  cafés  et  les  bals.  Aujourd'hui,  le 

'  Voir  la  première  partie  dans  le  a*  de  décertibre  1870,  pp.  474-480.  Ces  pages-ci 
nons  sont  parvenues,  parbaUon,  le  lendemain  du  jour  où  paraissait  notre  livraison 
de  janvier.  Ce  retard  ne  leur  enlève  point  leur  intérêt. 

TOME  XXIX    (IX  DE  lA  3«  SÉRIE).  7 


Digitized  by  VjOOQiC 


90  PROPOS  d'un  assiégé. 

colonel  (sans  aucun  doute  à  présent  général),  après  avoir  reformé 
son  régiment,  en  grande  partie  composé  de  Bretons  et  même  de 
Nantais,  et  dont  il'est  à  bon  droit  adoré  (il  est  aussi  aimable  et  ex- 
cellent que  brave  et  énergique),  doit  être  Tun  des  meilleurs  officiers, 
supérieurs  de  l'armée  de  la  Loire.  Ses  services  patriotiques  et  désin- 
téressés ne  pourront  manquer  d'aider  puissamment  au  succès  final 
de  ^  nos  armes,  au  salut  de  notre  pauvre  France,  si  cruellement 
éprouvée.  N'a-t-il  pas  d'ailleurs  une  revanche  à  prendre  contre  ces 
Prussiens,  qui  ont  bien  pu  l'écraser  par  le  nombre,  mais  non  Ten- 
serrer  avec  les  autres  dans  le  réseau  de  leurs  canons  et  de  leurs  fu- 
sils à  aiguille?  *  * 


J'ai  dit  que  Paris  était  un  vaisseau  :  c'est  bien  plutôt  toute  une 
flotte,  dont  chaque  fort  est  un  bâtiment  distinct,  avec  son  comman- 
dant, son  équipage,  et  dont  la  tenue  est  soumise  aux  dispositions* 
d'un  règlement  analogue  à  celui  qui  p^réside  à  la  vie  de  chaque 
navire  de  guerre  à  l'ancre  dans  un  port.  C'est  comme  une  ceinture 
de  frégates  géantes  entourant  et  protégeant  le  vaisseau- amiral, 
Paris.  Là-haut,  au  sommet,  dirait-on,  d'une  houle  immobile, 
plane  laMont-Yalérien,  vigie  de  cett€  flotte  de  pierre.  Embarqués 
à  bord  de  leurs  forts  respectifs,  quand  nos  matelots,  en  vertu  d'une 
rare  faveur,  viennent  en  ville,  ils  appellent  cela  <t  descendre  à 
terre.  > 

Ce  fut  au  lendemain  de  cette  série  de  néfastes  journées,  Wœrlh, 
Forbach  et  Sedan,  que  Paris  vit  lui  arriver  ces  défenseurs  inatten- 
dus, à  la  figure  ouverte  et  franche,  à  l'allure  décidée,  au  chapeau 
luisant  à  bords  retroussés,  au  large  col  bleu  liseré  de  blanc.  Ils  ne 
firent  guère  que  traverser  nos  boulevards  et  nos  rues;  la  besogne, 
et  quelle  besogne  !  qui  les  appelait,  était  prisante  I  Au  milieu  du 
désarroi,  de  l'ahurissement  général ,  des  défaillances  (pourquoi  ne 
pas  Tavouer?)  de  plus  d'un  de  leurs  frères  d'armes  de  la  guerre, 
rares  échappés  de  nos  désastres,  démoralisés  parlons  ces  échecs 
successifs  et  criant  à  la  trahison  ;  au  milieu  des  échauffourées  révo- 
lutionnaires,  de  manifestations  aussi  tapageuses  qu'intempestives, 
de  celte  ardente  fièvre  qui  agitait  de  ses  soubresauts  ce  mobile 


Digitized  b^VjOOQlC 


PROPOS  d'un  assiégé.  91 

Paris,  si  prompt  aux  émotions;  au  milieu  de  tout  cela,  nos  marins 
surent  garder  leur  sang-froid,  leur  discipline,  leur  infatigable  acti- 
vité pleine  de  bonne  humeur,  et  qui  ne  recule  devant  rien,  travail- 
lant sans  relâche  à  mettre  en  état  de  défense  et  à  armer  nos  forts , 
qui,  hélas!  dans  le  plus  pitoyable  délabrement,  n*avaient  guère, 
comme  tout  le  reste,  que  les  apparences  de  la  force.  S'il  se  fût  pré- 
senté alors,  Tennemi  n'aurait  pas  trouvé,  pour  le  repousser,  un  seul 
canon  sur  un  affût !, Nouvel  exemple  de  la  folle  présomption,  de 
l'imprévoyance  insensée  qui  avait  présidé  à  tous  les  détails  de  cette 
horrible  guerre.  Mais,  une  ou  deux  semaines,  quel  changement! 
Casemates,  blindés  de  sacs  de  terre ,*ceints  de  tranchées ,  de  bar- 
ricades et  de  torpilles;  nettoyés,  c  parés,  »  €  astiqués,  i»  comme  le 
pont  d'un  navire,  nos  forts  pouvaient  défier  le  Prussien.  A  chaque 
embrasure,  une  pièce  de  marine  de  16,  de  19  ou  même  de  24  ^car 
nos  ports  nous  avaient  envoyé  tout  à  la. fois  leurs  canons  et  leurs 
canonniers)  allongeait  sa  gueule  menaçante.  Et  ce  fut  bientôt  un 
concert  journalier,  que  les  Parisien? ,  si  peu  habitués  à  pareille 
musique,  se  prirent  quasi  à  aimer  :  chaque  coup  de  canon  ne  leur 
disait-il  pas  que  leurs  vaillants  gardiens  veillaient  et  protégeaient  la 
grande  ville?  On  se  réveillait  la  nuit  au  bruit  d'une  canonnade  fu- 
rieuse ;  on  se  disait  :  ce  sont  nos  marins  qui  causent  avec  leurs  vis- 
à-vis  les  Prussiens,  —  et,  tranquille,  on  se  couchait  sur  l'autre 
oreille  et  on  se  rendormait,  jusqu'à  ce  que  le  ton  de  plus  en  plus 
élevé  du  dialogue  de  poudre  et  de  fer  vous  réveillât  de  nouveau. 

Prêts  et  propres  à  tout ,  ^  quelles  fonctions  diverses  nos  marins 
ne  furent-ils  pas  employés?  Les  quatre  éléments  devinrent  leur  do- 
maine. L'eau  les  voyait,  sur  leurs  canonnières  et  leurs  batteries  flot- 
tantes, aller  audacieusement  bombarder  et  fouiller  l'ennemi  jusque 
dans  ses  repaires.  Sur  terre,  de  leurs  forts  immobiles,  ils  ne  l'in- 
quiétaient pas  avec  moins  de  suctès.  Le  feu,  qui  sut  mieux  qu'eux 
le  lancer  d'un  œil  sûr  et  l'affronter  tour  à  tour?  —  Ce  n'était  pas 
assez.  Matelots  de  l'air,  on  les  dressa  à  la  manœuvre  des  ballons, 
ces  navires  aériens  qui  voguent  sans  gouvernail,  à  la  grâce  de  Dieu 
et  du  vent.  Leur  froide  intrépidité,  leur  habitude  du  danger,  leur 
adresse  à  manier  les  agrès,  les  rendaient  tout  particulièrement 
aptes  à  cet  autre  genre  de  navigation.  Aussi  presque  toutes  les  Ira- 


Digitized  by  VjOOQIC 


92  ^  PROPOS  D^UN  ASSIÉGÉ. 

versées  auxquelles  ont  présidé  ces  précieux  pilotes  ont-elles  été  heu- 
reuses. C'est  encore  par  l'un  d'eux,  sans  aucun  doute,  que  sera 
guidé  lé  ballon  qui  emportera  c^  lignes.  La  nef  voyageuse  arrivera- 
t-elle  à  bon  port,  ou  bien,  trahie  par  le  vent,  complice  du  Prus- 
sien,  percée  peut-être  d'une  balle  allemande,  comme  un  oiseau 
blessé,  ira-t-elle,  ainsi  qu'il  est  arrivé  à  quelques  autres,  tomber 
entre  les  mains  d'un  implacable  ennemi,  qui,  sans  pitié  pour  tant 
de  malheur,  profanera  d'un  œil  férocement  joyeux,  ou  déchirera 
brutalement  toutes  ces  lettres,  messages  intimes  échappés  tout  pal- 
pitants' de  milliers  de  cœurs  anxieux  vers  de  chers  absents ,  dont 
depuis  des  mois  on  n'a  pas  (Te  nouvelles  !  Des  tigres  seraient  émus  : 
des  Prussiens  déclarent  «  prisonniers  de  guerre  »  aéronautes, 
aérostat  et  lettres,  et  les  traduisent  devant  une  cour  martiale.  Les 
naufragés  sont  chose  sacrée  pour  tous  les  peuples  civilisés  :  ces 
écumeurs  de  la  terre  et  de  l'air  les  décrètent  de  bonne  prise,  s'es- 
timgnt  magnanimes  s'ils  ne  les  fusillent  pas.  L'air,  comme  la  terre, 
n'est-il  pas  chose  prussienne,  et  a-t-on  le  droit  de  s'aventurer, 
même  au  sein  des  nues,  sans  un  laisser-passer  signé  Bismark? 

Que  de  ballons  sont  ainsi  partis,  confiés  aux  caprices  du  vent 
par  la  grande  cité  captive,  chargés,  lestés,  si  j'ose  dire,  de  ses  ten- 
dresses, de  ses  appels  patriotiques ,  de  ses  angoisses,  et  aussi  de 
ses  espérances!  Aucun,  hélas!  n'est  revenu.  S'il  est  vrai,  et  les 
preuves  de  ce  fait  sont  nombreuses,  que  la  nécessitésoit  l'aiguillon 
du  génie,  le  stimulant  des  découvertes,  jamais  le  problème ,  inso- 
luble jusqu'ici,  de  la  direction  des  aérostats  ne  fut  plue  près  de  sa 
SQlution,en  supposant  qu'elle  soit  possible  ;  car  jamais  nécessité 
ne  se  montra  plus  urgente  et  dans  un  pareil  centre  de  lumières. 
Aussi  la  science  et  les  inventeurs  se  sont  mis  tout  d'abord  à  l'œuvre. 
Ce  matin  même,  un  ballon  muni  d'un  système  d'hélices  imagina 
par  M.  le  vice-amiral  Labrousse  ^i  manœuvré  par  quatre  marins , 
a  dû  s'élever  de  la  gare  d'Orléans,  avec  espoir  de  retour.  Un  autre 
marin  éminent,  le  créateur  de  noire  flotte  cuirassée,  rivale  en  per- 
fection et  en  puissance  de  la  flotte  anglaise,  l'illustre  ingénieur  naval 
Dupuy  de  Lôme  (encore  un  Breton,  car  en  tout  ceci,  malgré  les 
apparences,  nous  ne  sortons  pas  de  notre  sujet  spécial) ,  travaille  à 
la  confection  d'un  ballon  dirigeable  sous  un  angle  de  25<>  à  SO^»,  ce 


Digitized  by  VjOOQIC 


PROPOS  d'un  assiégé.  93 

qui  conslilue,  sinon  le  mot  définitif  de  l'énigme  de  l'aviation ,  du 
moins  un  notable  progrès. 

En  attendant  que  le  moyen  de  diriger  les  ballons  soit  découvert, 
ceux  que  nous  envoyons  emportent,  pour  suppléer  à  leur  impuis- 
sance de  retour,  quelques-uns  de  ces  gracieux  aérostats  vivants  que 
Dieu,  en  se  jouant,  crée  par  millions  pour  la  consolation  des 
pauvres  prisonniers,  et  dont  tout  le  génie  de  l'homme  n'a  pu  encore 
que  bien  imparfaitement  imiter  la  structure,  à  la  fois  si  frêle  et  si 
puissante,  d'un  mécanisme  si  simple,  mais  si  admirable,  d'une  si 
désespérante  perfection  :  — des  pigeons,  oiseaux  désormais  sacrés 
pour  Paris,  qui  placera  à  l'avenir,  en  tête  de  son  écu  "armoriai, 
un  pigeon  à  droite  et  un  ballon  à  gauche^  en  souvenir  de  ce  cruel 
et  à  jamais  illustre  siège.  C'est  à  ces  messagers  ailés  quasi  seuls 
que,  pendant  ces  longs  mois  de  captivité,  la  grande  et  triste  assié- 
gée aura  dû  de  n'être  pas  entièrement  isolée  du  reste  du  monde, 
et  de  recevoir,  trop  rarement,  hélas  !  quelques  nouvelles  de  France, 
une  parole  du  cœur,  un  mot  d'espoir  réconfortant! 

Battue ,  plus  longtemps  que  l'arche  de  Noé,  par  une  tempête  de 
fer  et  de  feu,  l'arche  parisienne,  de  temps  en  temps,  lâche,  comme 
elle  aussi,  une  colombe  qui  revienne  lui  apporter  la  bonne  nouvelle 
de  la  fin  prochaine  du  déluge.  Souvent,  hélas!  la  colombe  ne  re- 
vient pas  :  le  vent,  le  froid ,  des  ennemis  plus  cruels  encore  et 
ignorés  de  la  colombe  du  patriarche,  l'épervier  prussien  ou  une 
balle  de  fusil  à  aiguille ,  a  tué  en  route  le  pauvre  petit  messager. 
Parfois  aussi,  guidé  par  son  merveilleux  instinct,  le  cher  oiseau 
revient  fatigué,  harassé,  demi-mort,  mais  portant  sous  son  aile  un 
mot  de  la  France  qui  nous  crie  :  Courage  et  espérance  ! 

Au  moment  même  où  j'écris  ces  lignes  (9  janvier),  Paris  tressaille 
de  joie.  Après  vingt-cinq  mortels  jours  d'un  silence  plein  à'an- 
goisses,  la  France  crie  une  fois  encore  aux  captifs  qu'elle  ne  les 
oublie  pas  et  qu'elle  travaille  activement  à  leur  délivrance.  Et  c'est 
encore  un  pigeon  (que  de  milliers  de  lèvres  voudraient  couvrir 
de  baisers  le  charmant  courrier  ailé!),  le  seul  qui  soit  revenu 
depuis  le  15  décembre,  qui  nous  apporte  enfin  ces  nouvelles 
si  impatiemment  attendues.  Et  quelles  nouvelles!  deux  victoires  de 
Faidherbe  au  nord  {C'est  du  nord  aujourd'hui  que  nom  vient  la 


Digrtizecl  by 


Google 


94  PROPOS  d'un  assiégé. 

victoire,  —  victoire,  mot  si  français,  qui,  après  une  courte  éclipse , 
le  redevient  enfin,  cette  fois,  j'espère,  pour  ne  plus  cesser  de 
l'être);  Chanzy  et  Bourbaki  tenant  en  échec  Frédéric- Charles  à 
l'ouest  et  au  sud  ;  Bressolles  et  Gremer  se  préparant  à  couper  à 
l'est  les  communications  et  h  ligne  de  retraite  de  l'ennemi  :  —  la 
revanche  commencée  et  se  préparant  à  être  éclatante  ! 

En  outre  de  ces  nouvelles  générales,  le  précieux  envoyé  de  la 
France  (jamais  ambassadeur  fut-il  chargé  d'aussi  hauts  et  précieux 
intérêts!)  nous  apportait  près  de  quinze  mille  dépêches  partica- 
lières,  tombant  comme  une  manne  sur  tant  de  cœurs  affamés ,  et 
dont  l'ensemble,  équivalant  au  contenu  de  deux  ou  trois  volumes, 
a  pu  tenir,  grâce  au  miracle  de  la  micrographie  photographique, 
sur  un  carré  d'un  centimètre!  Encore  une  merveille  d'hier,  dont  la 
découverte  sera  due  au  siège  de  Paris. 

'  Nous  pouvons  désormais  attendre  avec  confiance  que  revienne  à 
l'arche  la  dernière  colombe,  tenant  au  bec  le  rameau  vert  et  nous 
annonçant  la  fin  du  déluge  de  l'invasion  ! 


En  même  temps  que  nous  revenait,  avec  ces  réconfortantes  nou- 
velles, le  pigeon  emporté  par  le  ballon  la  Délivrance  (nom  d'heu- 
reux augure!)  nos  assiégeants,  d'autre  part,  nous  -dépêchaient 
toute  une  volée  de  messagers  d'une  autre  sorte,  ailés  aussi  et  plus 
rapides,  mais  de  fer  et  deplomi),  des  messagers  de  mort.  Exaspérés 
sans  doute  de  la  défaite  des  leurs  et  de  notre  tenace  résistance^  ils 
exécutaient  enfin  une  menace  que,  depuis  trois  mois,  ils  tenaient 
suspendue  sur  Paris.  Les  naïfs  les  supposaient  arrêtés  par  de  vaines 
considérations  d'humanité,  de  pudeur,  de  respect  pour  la  civilisa- 
tion et  l'opinion  de  l'Europe  !  Comme  si  nos  ennemis  étaient  acces- 
sibles à  de  telles  faiblesses!  Opinion  du  monde  civilisé,  humanité, 
pudeur  :  mots  qui  ne  sont  pas  prussiens.  L'humanité,  c'est  leur 
intérêt;  la  pudeur,  c'est  leur  indomptable  et  féroce  orgueil,  grisé, 
affolé  par  des  triomphes  iùouïs.  Quant  au  monde  civilisé,  c'est,  et 
ceci  a  été  imprimé  et  réimprimé  en  toutes  lettres ,  l'Allemagne ,  et 
l'Allemagne  seule  :  en  dehors  de  l'Allemagne,  il  n'y  a  qu^barba- 


Digitized  by  VjOOQIC 


PROPOS  D*UN  ASSIÉGÉ.  95 

rie,  et  la  lâcKe  attitude  de  TEurope,  et  même  de  ces  fierai  Etats- 
Unis  américains,  en  i;)résence  de  cet  attentat  sans  exemple  d'un 
peuple  pillant,  incendiant,  égorgeant  un  autre  peuple,  semble  don- 
ner raison  à  d%ussi  insolentes  prétentions. 

Donc ,  Paris  est  bel  et  bien  bombardé!  Et,  sHI  ne  Ta  pas  été  plus 
tôt,  les  considérations  de  civilisation  et  d'humanité  n'y  ont  été  pour 
rien.  En  douter  serait  faire  injure  au  caractère  de  notre  ennemi, 
dur,  âpre,  hautain,  envieux,  violent  et  cruel,  mais  mathématiqije- 
ment  cruel,  méthodiquement  violent.  Canons  etmunitFons  n'étaient 
pas  prêts  :  voilà  tout  le  secret  de  cette  humanité  prétendue.  Il  a 
fallu  que,  se  faisant  le  complice  du  Prussien  et  de  ses  vassaux,  un 
Jiiver  exceptittnellement  long  et  rigoureux  durcit  assez  le  sol  pour 
leur  permettre  d'amener  jusqu'aux  épaulémenls,  dès  longtemps  et 
patiemment  préparés,  leurs  monstrueux  canons  Krupp  et  les  non 
moins  monstrueux-  projectiles  qu'ils  allaient  faire  pleuvoir  sur  nos 
tètes,  de  la  distance  d'une  à  deux  lieues.  Déjà  nos  forts^de  l'est,  du 
nord  et  du  sud  avaient  reçu  un  déluge  de  fer  et  d'acier,  déluge  qui 
continue  sans  faire  de  mal  bien~ sérieux  d'ailleurs,  si  peu  sérieux 
même,  que  doit  en  gémir  cet  excellent  M.  de  Bismark,  dont  le  bon 
cœur  s'apitoyait  en  termes  si  touchants,  dans  certaine  dépêche,  sur 
€  le  gaspillage  insensé  »  que.  nous  faisions  de  nos  munitions. 

C'était  à  notre  tour  de  renvoyer  au  charitable  cMincelier  sa  pitié 
de  crocodile.  Quel  intérêt  si  puissant  avaient  donc  nos  économes 
Germains  à  gaspiller  ainsi  en  prodigues  leur  poudre  et  leur  fer? 
On  a  pu  déjà  recueillir  jusqu'à  350,000  kilogrammes  de  débris 
d'obus  prussiens ,  qu'on  se  prépare  à  refondre  et  à  renvoyer  fort 
poliment  en  obus  tout  neufs  à  messieurs  nos  assiégeants  (ne  faut-il 
pas  rendre  à  autrui,  même  à  son  ennemi,  ce  qui  lui  appartient? 
Que  n'en  faites-vous  autant,  %  nobles  soldats  et  officiers  allemands, 
de  nos  meubles,  de  nos  pendules,  montres,  bijoux,  argenterie, 
dentelles,  étoffes  de  toute  sorte,  etc.,  etc.,  que  vous  avez  si  vaillam- 
ment pillés  et  volés  !  ) 

En  entendant  tout  ce  fracas,  Paris  ne  s'en  émouvait  pas  plus  que 
de  raison.  C'était  un  duel  de  canon  à  canon,  de  forts  à  batteries,  la 
guerre  enfin.  Que  pouv^t-il  craindre  pour  lui-même?  Ne  savait-il 
pas  qu'au' cas  improbable  où  les, canons  prussiens  l'attaqueraient  à 


Digitized  by  VjOOQIC 


96  PROPOS  d'un  assiégé. 

son  tour,  le  droit  des  gens,  les  lois  du  code  militaire,  universelle- 
ment reconnues  par  les  peuples  civilisés,  faisaient  à  l'adversaire 
une  stricte  obligation  d'honneur  de  lui  adresser,  vingt-quatre  ou 
quarante-huit  heures  à  l'avance,  une  sommation  préalable,  lui  per- 
mettant de  mettre  en  sûreté  les  femmes,  les  enfants,  les  vieillards 
et  les  malades?  Naïf  Paris!  qui  dormait  tran^quille  sur  la  foi  du 
droit  des  gens,  des  lois  militaires,  de  l'honneur,  comme  si  de  telles 
choses  et  de  tels  mots,  encore  une  fois,  étaient  prussiens  I 

JTout  à  coup,  dans  la  nuit  du  6  janvier,  les  paisibles  habitants  du 
faubourg  Saint-Jacques  sont  réveillés  par  un  bruit  inaccoutumé,  un 
long  et  strident  sifflement,  que  suit  quelques  secondes  après  une 
bruyante  détonation.  C'était  le  premier  obus  prussief^ui  franchis- 
sait la  ligne  de  nos  remparts  :  le  bombardement  de  Paris  commen- 
çait. Puis,  autres  sifflements  et  autres  détonations...  Ce  fut  bientôt 
une  averse  de  bombes  s'abaltant  sur  les  maisons  endormies,  semant 
l'effroi,. le  ravage  et  la  mort.  Nuit  d'angoisses  et  de  terreur.  C'était 
comme  un  vol  incessant  d'on  ne  savait  quels  oiseaux  fantastiques 
fendant  les  airs  en  poussant  de  longs^  cris  lugubres ,  nous  disait  un 
de  nos  amis  échappé  lui-même  par  miracle  à  une  pluie  de  fragments 
d'un  obus  éclaté  sous  ses  fenêtres ,  faisant  soudain  irruption  chez 
lui  en  brisant  ses  vitres  en  mille  pièces. 

Ainsi,  sans  aMs  préliminaire,  sans  sommation,  la  nuit,  dans  les 
ténèbres,  le  Prussien,  comme  un  voleur,  assaillait  lâchement  une 
ville,  et  quelle  ville!  pendant  son  sommeil;  tuait,  blessait,  massa- 
crait des  neutres,  des  inoffensifs,  des  innocents,  des  femmes,  des 
enfants,  des  vieillards ,  des  malades,  les  hommes  valides  se  trou- 
vant presque  tous  de  service  dans  les  divers  postes,  aux  remparts, 
ou  aux  grand'gardes.  Attentat  assurément  sans  exemple  dans  les 
annales  de  la  guerre,  et  qui  suffirait  à  lui  seul  à  flétrir rhonneur 
d'un  peuple,  et  qui  n'est  pourtant  qu'une  atrocité  de  plus  à  ajouter 
à  tant  d'autres,  qui  rendront  celte  guerre^  jamais  exécrable. 

Ce  n'était  là  encore  que  le  prologue  du  drame.  La  nuit  du  8 
allait  être  particulièrement  terrible.  Car  c'est  décidément  la  nuit 
(n'est-ce  pas  l'heure  préférée  des  crimes  et  des  assassinats?)  que 
les  hiboux  prussiens  ont  €]}oisie  pour  acc^poplir  contre  Paris  leurs 
méfaits,  non  point  par  honte,  pour  les  cacher  à  la  lumière  du 


'  Digitizedby  VjOOQIC 


PROPOS  d'un  assiégé.  97 

soleil,  mais  par  iq||rafflneinent  de  barbarie  qui  est  fort  dans  leur 
caractère  9  pour  frapper  plus  sûrement  la  population  parisienne 
d'épouvante,  et  rendre  leurs  coups,  portés  dans  Tombre,  plus  diffi- 
ciles à.éviter,et,  par  suite,  plus  meurtriers. 

Pendant  la  journée,  je  m'étais  rendu,  comme  tant  d'autres,  à  cet 
amphithéâtre  du  Trocs^dero ,  que  M.  Haussmann  avait  préparé  à 
grands  frais  aux  visiteurs  de  l'Exposition  universelle  de  1867  (il  y  a 
un  siècle  de  cela  !)  pour  leur  permettre  de  jouir  mieux  de  l'incom- 
parable coup  d'œil  du  Champ-de-Mars ,  et  d'où  l'on  contetbple 
aujourd'hui  ce  spectacle  bien  autrement  étrange  et  émouvant  :  Paris 
bombardé!—  La  foule  était  énorme.  Maris,  femmes,  enfants,  on 
était  venu  là  en  famille.  On  regardait  de  tous  ses  yeux,  on  causait, 
on  ne  se  faisait  même  pas  faute  de  rire  un  peu.  Singulier  peuple 
que  ce  peuple  parisien,  avide  d'émotions,  riant  aux  bombes,  à  la 
mort  ;  puisant  dans  sa  légèreté  même  cette  élasticité  qui  lui  permet 
de  se  redresser  quand  on  le  croit  abattu,  de  réagir  contre  les  souf- 
frances matérielles  et  morales ,  et  Dieu  sait  le  niveau  toujours  crois- 
sant auquel  montent  pour  lui  en  ce  moment  ces  souffrances-là  !... 
Un  obus  tombant  parmi  cette  multitude  aurait  fait  d'affreux  ravages. 
Mais  la  tempête  sévissait  plus  loin. 

De  Châtillon  à  Meudon  et  à  Saint-Cloud ,  toute  la  ligne  des  hau- 
teurs s'estompait  de  traînées  de  fumée  blanche,  qui  rampaient  le 
long  des  pentes  et  que  déchiraient  çà  et  là  de  rapides  éclairs  : 
c'étaient  les  batteries  prussiennes  tonnant  contre  les  nôtres,  qu'elles 
dominaient.  Plus  bas,  les  forts  de  Yanves,  d'Issy  et  de  Montrouge  ^ 
superbes  d'ingouçieuse  placidité  sous  cet  ouragan  de  fer,  ne* 
lâchaient  que  de  rares  bordées.  Au-dessous  encore  et  plus  près, 
nos  remparts,  de  leurs  pièces  de  marine,  contre-battaient  vigou- 
reusement l'ennemi.  Tout  au  loin,  à  gauche,  vers  Ivry  ou  Vitry, 
rougissait  sinistrement  là  flamme  d'un  incendie ,  allumé  sans  doute 
par  un  obus  prussien.  Devant  nous,  l'immense  ville  (c'était  précisé- 
ment la  partie  bombardée  qui  s'étalait  à  nos  pieds),  silencieuse  et 
recueillie,  semblait  se  reposer  de  ses  transes  nocturnes  et  panser  ses 
béantes  blessures,  en  attendant  que  la  nuit  prochaine  lui  en  fit  de 
plus  cruelles  encore..La .fumée  de  la  poudre,  exhalée  de  toutes  ces 


Digitized  byVjOOQlé 


98  PROPOS  d'un  assiégé. 

gueules  de  bronze,  flottait  éparse  au-dessus  de  l^puvre  grande  cité 
blessée ,  et  lui  faisait  comme  un  voile  de  deuil.i. 

Le  soir  vint.  La  pleine  lune  brillait  de  tout  son  éclat  dans  un  ciel 
clairet  froid,  argentant  dômes,  tours  et  flèches,  comme  pour 
mieux  les  désigner  au  tir  de  Tènnemi.  L'orage  ne  tarda  pas  à  écla- 
ter plus  furieux  que  jamais.  Paris  gardera  longtemps  le  souvenir  de 
cette  nuit-là. 

Le  lendemain,  le  pieux  roi  Guillaume  put  adresser  à  son  Âugusta 
un  télégramme  conçu  à  peu  près  en  ces  termes  : 

«  La  Providence  vient  d'accorder  k  nos  armes  une  nouvelle  et 
éclatante  victoire,  non  plus  cette  fois  contre  des  forteresses  et  des 
soldats,  mais  contre  des  maisons  inoflensives  et  paisibles,  des 
hôpitaux,  des  Jiospices ,  des  églises,  des  femmes,  des  enfants,  des 
vieillards,  des  malades  et  des  blessés.  C'est  un  exploit,  et  ce- sera 
le  plus  glorieux,  à  ajouter  à  tous  ceux  qui  ont  marqué  en  traits  de 
feu  et  de  sang  la  marche  de  nos  invincibles  phalanges  à  travers 
cette  France  orgueilleuse  et  vaincue  :  bombardement  de  Strasbourg, 
incendie  de  Bazeilles ,  où  les  femmes  et  les  enfants  furent  rejetés 
dans  les  flammes  à  coups  de  crosse  de  fusil,  incendie  suivi  de  mil- 
liers d'autres ,  à  la  lueur  desquels  nos  armées  triomphantes  se  sont 
avancées  jusqu'au  cœur  du  pays  ennenni,  portant  c  partout,  partout, 
partout,  »  comme  l'a  dit  notre  Fritz,  la  ruine,  la  terreur  et  la  mort. 
Jamais  depuis  mes  prédécesseurs  Attila  etGengiskhan,  depuis  nos 
pères  :  Ginbres,  Teutons,  Goths  et  Vandales,  pareille  chose  ne  se 
sera  vue.  Moi,  Guillaume  de  Prusse,  je  suis  aussi  le  Fléau  de 
Dieu. 

»  J'ai  reçu  du  ciel,  tous  nos  philosophes  me  l'affirment,  la  mis- 
sion de  puiifier  le  monde  de  cette  senline  de  corruption  et  de  vices 
quis'appelle  la  France,  et  dont  Paris  est  le  centre,  comme  a  pu 
s'en  convaincre  notre  auguste  neveu  Alexandre ,  empereur  de 
Russie,  qui,  le  soir  même  de  son  arrivée  à  Paris,  en  1867,  n'eut 
rien  de  plus  pressé  que  d'aller  voir  la  Grande  Duehesse  au  théâtre 
des  Variétés.  (J'y  serais  volontiers  allé  moi-même,  pour  sonder  de 
mes  yeux  toute  la  profondeur  de  la  corruption  parisienne,  mais  j'ai 
craint  que  nos  piétistes  de  Berlin,  esprits  un  peu  étroits,  comme  tu 
sais,  ne  se  méprissent  sur  mes  intentions.) 


Digitized  by  VjOOQIC 


PROPOS  d'un  assiégé.  99 

}>  J'en  reviens  aux  femmes  et  aux  enfants  tués  par  nos  obus  pen- 
dant la  liuit  (lu  8. 

»  Ainsi  que  je  te  l'ai  déjà  télégraphié,  Bismark  ayant  jugé  que 
«  le  moment  psychologique»  —  dans  notre  grande  Allemagne  tout 
doit  être  réglé  d'après  les  lois  de  la  science  pure  et  de  la  philoso- 
phie —  de  bombarder  Paris  était  venu,  de  Moltke  donna  ses  ordres 
en  conséquence. -Cette  suprême  expiation,  réclamée  par  toute  la 
vertueuse  Allemagne,  allait  enfin  être  infligée  à  la  Babylone  mo- 
derne, ce  «  Motoch  du  mensonge,  »  comme  l'appelle  bibliquement 
notre  Gazette  d'Augsbourg,  si  judicieusement  inspirée  par  Bismark, 
ce  type  bien  connu  de  franchise  et  de  loyauté  chevaleresque. 

»  Paris  fut  donc  bombardé,  —  à  l'improviste,  en  pleine  nuit.  — 
Tu  te  figures  le  réveil  de  ces  corrompus  de  Parisiens  !  Bismark,  de 
Moltke  et  moi  nous  en  avons  bien  ri.  Il  parait  que,  suivant  les  lois 
de  la  guerre,  il  est  d'usage  que  l'assiégeant  prévienne  un  ou  deux 
jours  d'avance  une  ville  menacée  de  bombardement.  Mais  que  sont 
les  lois  de  la  guerre  pour  des  Prussiens  victorieux!  «La force 
prime  le  droit,  »  a  dit  Bismark  dans  un  axiome  désormais  imjnor- 
tel,  premier  article  du  code  futur  des  nations.  Nous  avons  la  force, 
nous  en  usons,  voilà  tout.  En  dehors  de  la  force  —  tant  que  nous 
l'aurons,  s'entend  —  nous  ne  reconnaissons  ni  droits,  ni  lois.  — 
Le  lendemain ,  de  mon  quartier-général  de  Versailles,  je  te  mandais 
que  ce  commencement  de  bombardement  avait  déjà  produit  t  un 
bon  effet,  »  assez  piètre  effet  pourtant,  il  faut  le  reconnaître,  le 
nombre  des  femmes  et  des  enfants  tués  ou  blessés  étant  peu  consi- 
dérable encore.  La  nuit  suivante,  le  feu  de  notre  artillerie  s'éten- 
dit sur  un  plus  vaste  champ  et  tua  plus  de  monde.  Il  embrassa 
bientôt  un  ensemble  de  quartiers  dont  la  population  égale  quasi 
celle  dé  tout  Berlin.  Juge  des  ravages  et  des  morts! 

>  Vint  la  grande  nuit  du  8.  Pendant  huit  heures  entières ,  cette 
nuit-là,  nos  batteries  firent  pleuvoir  sur  la  ville  coupable  neuf  cents 
obus,  soit  deux  par  minute^  et  pas  un  de  ces  projectiles,  tombant  sur 
ces  groupes  pressés  de  maisons,  qui  ne  produisit  son  effet  de  ruine 
ou  de  mort.  Aussi  m'est-il  impossible  de  t'énumérer  les  toits  effon- 
drés, les  petits  enfants  éventrés  dans  leur  berceau  ou  dans  les  bras 
de  leur  mère,  les  femmes  coupées  en  deux^  les  époux  frappés  en- 


Digitized  by  VjOOQ  IC 


100  PROPOS  d'un  assiégé. 

semble  dans  leur  Ut,  et  autres  effets  «  psychologiques  y>  analogues. 
Je  te  citerai  toutefois,  comme  spécimen  curieux,  deux  toutes  jeunes 
sœurs  de  treize  et  de  huit  ans  tuées  côte  à  côte,  cinq  enfants  tués 
et  sept  blessés  du  même  coup  à  l'école  des  Frères  de  Saint-Nicolas, 
trois  malades  tués  et  cinq  blessés  à  l'hôpital  de  la  Pitié,  etc.,  etc. 
Car  il  faut  te  dire^ue  nosj)ointeurs  prennent  fort  adroitement  pour 
point  de  mire  hal)ituel  le  dôme  des  édifices  publics,  particulière- 
ment de  ceux  que  «  protège  »  ce  chiffon  blanc  à  croix  rouge  que 
l'on  appelle  le  drapeau  de  la  Convention  de  Genève  (comme  s'il  y 
avait  d'autre  «  Convention  »  que  notre  bon  plaisir  et  notre  intérêt  !) 
Aussi,  pas  un  hôpital  ouun  hospice  de  la  rive  gauche  qui-n'ait  reçu 
une  preuve  frappante  (c'est  bien  le  mot  ici)  de  l'habileté  de  nos 
artilleurs. 

»  L'hospice  de  la  Salpêtrière,  le  plus  vaste  du  monde,  et  peu- 
plé de  quatre  mille  vieilles  femmes,  a  été  atteint,  à  lui  seul,  par 
quinze  obus,  et  l'hôpital  de  la  Charité  par  huit.  Une  pluie  de 
projectiles  s'est  abattue  sur  Sainte-Perrine  et  ses  neuf  cents  vieil- 
lards. La  Maternité  (cinq  femmes  blessées),  la  Pitié,  la  Maison 
d'accouchement,  l'hôpital  du  Midi,  les  jeunes  Aveugles,  les  Enfants 
malades,  etc.,  ont  également  reçu  leur  contingent  de  bombes.  Le 
célèbre  hôpital  militaire  du  Val-de-Grâce ,  que  signale  de  loin  son 
dôme  surmonté  du  drapeau  blanc,  et  où  sont  soignés  nos  propres 
blessés ,  avec  une  sollicitude  que  je  ne  saurais  méconnattre  sans 
injustice,  devait  être  pour  nos  braves  canonniers  un  objectif  de  pré- 
dilection ,  au  risque  de  tuer  nos  nationaux. 

»  J'apprends  à  l'instant  que  cette  crainte  ne  devra  plus,  à  l'ave- 
nir, paralyser  l'adresse  de  lios  pointeurs  dans  leur  tir  contre  le 
Val-de-Grâce,  le  Gouverneur  de  Paris ,  un  humanitaire  dont 
Bismark  et  moi  nous  rions  volpnlîers  entre  deux  chopes,  ayant  eu 
la  précaution  de  faire  déposer  nos  blessés  allemands  dans  des  salles 
casematées ,  à  l'abri  de  nos  obus  ! 

if  (Entre  nous,  crois-tu  que  si  Berlin  était  bombardé  par  les 
Français,  nous  serions  assez  niais  pour  prendre  la  même  précau- 
tion à  l'égard  de  leurs  blessés?) 

»  Je  ne  parle  pas  du  menu  fretra  des  ambulances ,  publiques  ou 
particulières,  de  l'Odéon,  du  Jardin  des  Plantes,  du  Luxembourg, 


Digitized  by  VjOO^IC 


PROPOS  d'un  assiégé.  '    101 

elc,  d'où  nos  obus  ont  chassé  les  blessés,  qne  l'on  s'est  bâté  d'é- 
vacuer ver«  le  centre  de  la  ville ,  dût  ce  déplacement  précipité 
empirer  leur  état  et  amener  la  mort  d'un  grand  nombre. 

»  Et  les  établissements  scolaires  ou  scientifiques,  dont  je  ne  te 
parle  f2Ls\  (Scientifiques!  cela  fait  sourire;  comme  s'il  existait  une 
science  française  T  comme  ^'il  y  avait  une  science  en  dehors  de  la 
docte  Allemagne!)  Aucun,  non  plus,  qui  ait  été  épargné  par  nos 
intelligents  projectiles.  Cette  vieille  Sorbonne,  la  plus  ancienne 
.académie  de  TEurope,  ces  écoles  Normale,  Polytechnique,  de 
Médecine,  de  Droit,  des  Mines,  de  Pharmacie,  dont  Paris  est  si 
ûer;  cet  Observatoire,  illustré  par  les  Cassini,  Clairault,  Lacaille, 
Laplace,  Arago,  Le  Verrier;  les  lycées  Saint-Louis,  Corneille, 
Descartes,  Sainte-Barbe,  —  ont  été  bombardés  par  la  savante  Alle- 
magne. 

ji  La  bibliothèque  Sainte-Geneviève,  l'une  des  plus  riches  de 
Paris,  et  par  conséquent  du  monde,  est  menacée  d'être  réduite  en^ 
cendres,  comme  celle  de  Strasbourg.  Son  voisin,  le  Panthéon,  a 
vu  son  dôme  orgueilleux  transpercé  par  un  boulet.  Les  nombreuses 
églises  qui  s'élèvent  aux  environs  ("Saint-Etienne-du-Mont,  Saint-  , 
Sulpice,  le  Val-de^Grâce ,  etc.)  sont  également  détériorées  :  nos 
dévots  piétistes  se  r^ouiront  fort,  je  n'en  doute  pas,  de  ce  com- 
mencement de  ruiné  infligé  à  ces  repaires  de  l'idolâtrie  papiste. 
Le  Jardin-des-Plantes,  enfin,  ce  célèbre  établissement,  le  doyen 
et  le  modèle  de  tous  ses  analogues ,  où  notre  A.  de  Humboldt  étu- 
dia les  sciences  naturelles  avec  Cuvier  et  Geoffroy-Saint-Hilaire ,  le 
Jardin-des-Plantes  lui-même  ne  pouvait  trouver  grâce  devant  nos 
bombes  civilisatrices  :  un  obus ,  scientifiquement  lancé ,  est  venu 
tomber  sur  ses  fameuses  serres,  sans  rivales  en  Europe,  et  les  ont 
réduites  en  poudre,  en  attendant  que  soient  anéanties  ces  riches 
galeries  minéralogiques,  botaniques^  anthropologique^ ,  ornitholo- 
giques,  anatomiques  et  autres. 

7>  Il  faut  que  Paris,  si  fier  de  ses  monuments  en  tout  genre,  qui  ne 
le  cèdent  qu'à  ceux  de  Rome  en  nombre  et  en  magnificence  ;  de  ses 
vieilles  institutions  savantes,  jadis  l'école  de  l'Europe;  iHaut  que  cet 
orgueilleux  Paris  ne  fasse  plus  honte  à  notre  Berlin.  Il  faut  que 
cette  France  arrogante  soit  ruinée  dans  ses  richesses  matérielles  et 


Digitized  by  VjOOQiC 


102  *  PROPOS  d'un  assiégé. 

intellecluelles  au  profit  de  la  grande  Allemagne;  il  faul  qu'elle  soit 
anéantie  et  fasse  place  enfin,  sur  la  scène  du  monde,  à  la  glorieuse 
Prusse.  Notre  illustre  Geryinus  n'a-t-il  pas  péremptoirement  démon- 
tré que  «  l'avenir  appartient  à  la  chaste  et  forte  race  allemande?  » 
Et  notre  non  moins  illustre  historien  Mommsen  n'a-t-il  pas  posé 
;  cet  axiome ,  emprunté  à  la  célèbre  théorie  darwinienne  sur  l'évolu- 
tion des  espèces  et  races  animales  :  <(  Toute  nalion  plus  faible  doit 
être  anéantie  par  la  plus  forte?»  Donc,  anéantissons  la  France 
vaincue,  puisque  nous  sommes  les  plus  forts  :  la  science  ethnolo- 
gique nous  en  confère  le  droit,  que  dis-je?  le  devoir.  La  science 
est  vraiment  une  belle  chose!  à  la  condition  toutefois  qu'Slle  soit 
appuyée  d'une  puissante  artillerie,  destinée  à  l'appliquer? ^Or,  la 
«  grande  Allemagne  »  a  la  science  et  les  canons  Krupp  :  c'estassez 
dire  que  le  monde  est  à  elle.  A  elle  d'inculquer  sa  science  aux 
peuples  ignorants  et  barbares,  de  les  civiliser,  s'il  le  faut,  à  coups 
de  canons,  de  mitrailleuses  et  de  fusils  à  aiguille,  pour  mieux  faire 
entrer  dans  les  cerveaux  rebelles  la  science  et  la  civilisation  dont 
elle  est  la  glorieuse  propagatrice. 

'»  C'est  par  la  France  frivole  et  corrompue  que  nous  devions 
inaugurer  ce  mode  héroïque  de  civiliser  les  nations.  La  France 
résiste  au  remède  :  tant  mieux,  noua  l'exterminerons;  nos  jour- 
naux ne  nous  répètent-ils  pas  chaque  jour  que  c'est  là  précisément 
<  la  mission  de  TAUemagne  aux  mœurs  pures?  »  Ainsi  que  le  rap- 
pelait l'autre  jour  encore  notre  savante  Gazette  (TAugsbourg, 
c  c'est  dans  les  champs  catalauniques  que,  il  y  a  1419  ans,  la 
grande  lutte  s'est  livrée  entre  la  barbarie  asiatique  et  la  civilisation 
occidentale;  ce  seront  les  mêmes  champs,  peut-être,  qui  verront 
la  victoire  de  la  civilisation  allemande  sur  la  barbarie  française.  » 
Je  crois  plutôt,  moi,  que  nous  remporterons  cette  glorieuse  victoire 
sous  les  murs  mêmes^de  Paris,  la  Sodome  impure,  digne  capitale 
du  nouveau  Bas-Empire. 

>  Ceci  me  ramène  au  bombardement. 

y>  Tu  auras  peut-être  remarqué  que,  et  ce  n'est  pas  sans  dessein, 
nous  bombardons-  de  préférence  des*  faubourgs,  habités  par  une 
population  de  400,000  âmes ,  gens  en  général  peu  riches  ou  même 
pauvres,  tout  peuplés  de  couvents,  d'églises,  d'écoles^  de  musées 


Digitized  by  VjOOQiC 


PROPOS  D*UN  ASSIÉGÉ.  i03 

de  bibliothèques,  d'hôpitaux,  d'hospices  et  d'ambulances.  Comme 
Werder  à  Strasbourg,  nous  avons  voulu  agir  par  la  terreur.  Outre  que 
ces  quartiers  sont  mieux  à  portée  du  feu  de  nos  balteries, Bismark  et 
de  Mollke  espèrent  de  ce  mode  d'opérer  un  effet  «  psychologique  » 
plus  marqué  et  plus  prompt  (il  faut  avouer  que,  jusqu'ici,  leur 
attente  a  été  déçue;  ce  peuple  de  Paris  est  si  étrange,  qu'il  déroute 
toutes  les  prévisions  ;  la  «  canaille  »  elle-même  n'a  pas  répondu 
aux  espérances  que  Bismark  en  avait  conçues.) 

i>  Si  nous  épargnons  les  quartiers  riches,  C0  n'est  point  lâche 
pitié  de  notre  part,  une  telle  faiblesse  serait  indigne  d'un  cœur 
allemand  et  surtout  prussien.  Non;  nous  voulons  tout  simplement, 
et  tu  l'as  déjà  deviné,  réserver  à  nos  vaillants  soldats  cette  poire 
pour  la  soif,  comme  on  dit  (et  Dieu  sait  la  soif  qui  les  dévore  de- 
puis quatre  mortels  mois  de  vaine  attente!)  en  prévision  du  jour 
prochain  où  cet  opulent  Paris  sera  enfin  livré  à  teur  juste  convoitise. 
Jamais  butin  n'aura  été  plus  immense ,  jamais  proie  n'aura  mérité 
de  plus  persévérants  efforts! 

»  Arrêtés  si  longtemps  aux  portes  de  ce  paradis  qui  les  fascine, 
tourmentés  du  supplice  de  Tantale,  avec  quelle  vaillante  furie  ils 
vont  se  ruer  sur  cette  ville  sans  pareille,  la  plus  riche  du  monde,  si 
chèrement  conquise!  Je  vois  d'ici  les  interminables  convois  qui 
vont  transporter  dans  notre  grande, «nais  pauvre  Allemagne,  les 
produits  de  toute  nature  d'un  pillage  si  glorieusement  gagné.  Mon 
cœur  de  père  se  réjouit  d'avance  du  bonheur  de  mes  braves  sol- 
dats. J'aurai  ma  part  des  dépouilles  de  Paris,  comme  tu  penses. 
Bismark  et  moi  nous  nous  réservons  le  ministère  des  fmances ,  la 
Banque  et  le  Mont-de-lPiété.  Cela  ne  m'empêchera  point  de  te  choi- 
sir, chez  quelque  bijoutier  du  Palais-Royal  ou  de  la  rue  de  là  Paix , 
une  parure  en  brillants,  qui,  je  l'espère,  sera  de  tdn  goût.  Quand 
nos  douces  jeunes  Allemandes  recommandent  avec  une  si  tendre 
sollicitude  à  leurs  fiancés ,  dans  les  lettres  d'amour  qu'elles  leur 
écrivent,  de  ne  pas  oublier,  le  jour  du  pillage  dé  Paris,  de  prendre 
à  leur  intention^  dans  quelque  boutique  de  joaillier,  «  une  paire  de 
boucles  d'oreilles,  en  souvenir  de  la  guerre,»  — c'est  ^ien  le 
moins  que  ton  vieux  Guillaume  n'oublie  pas  non  plus  sa  bonne  et 
chère  Augusta. 


Digitized  by  VjOOQiC 


105  PROPOS  d'un  assiégé. 

»  Bismark  me  fait  espérer  que,  dans  huit  jours,  nous  célébrerons 
ma  fête  aux  Tuileries.  Quelle  gloire  pour  moi  si,  ce  jour-là  enfin ,  il 
m'était  donné  de  ceindre,  dans  le  vieux  palais  des  rois  de  France, 
cette  couronne  impériale  ^  achetée  au  prix  de  centaines  de  milliers 
de  vies  humaines!  Ma  récompense  ne  sera-t-elle  pas  glorieuse  pré- 
cisément en  raison  des  sanglants  sacrifices  et  des  ruines  dont  l'au- 
ront payée  nos  ennemis  et  mes  propres  sujets?  Mais,  avant  d'en 
arriver  là ,  il  faudra ,  je  le  prévois,  tuer  encore  pas  mal  de  femmes 
et  d'enfants. 

]»  Le  moment  suprême  semble  cependant  de  plus  en  plus  pro- 
chain. Nos  espions  nous  affirment  que  la  population  parisienne  est 
aux  abois.  Le  froid ,  la  faim ,  la  misère,  la  mort  (car  la  mortalité  va 
croissant  de  semaine  en  semaine) ,  nous  sont  venus  fort  à  propos  en 
aide,  et,  avec  moi,  tu  verras  là  ui;e  preuve  nouvelle  que  Dieu  béi^it 
nos  armes.  Grâce  à  ces  «  auxiliaires,  »  comme  disent  nos  journaux, 
nous  aurons  bientôt  achevé  d'accomplir  notre  «  mission  provi- 
dentielle. »  ^ 

]»  En  résumé,  nombre  de  maisons  effondrées,  de  vieillards,  de 
malades,  de  femmes  et  d'enfants  ttiés  ou  blessés  :  tel  est  le  glorieux 
bulletin  de  notre  nuit  du  8. 

]»  Tu  éprouveras  sans  doute  le  besoin  de  t'unir  à  moi  pour  remer- 
cier Dieu,  qui  nous  protégeât  nous  aide  si  visiblement  depuis  le 
commencement  de  la  campagne. 

»  P.'S.  J'apprends  qu'un  de  nos  obus  vient  de  couper  en  deux 
1?  bière  et  le  corps  d'un  petit  enfant  qu'on  portait  au  cimetière 
(historique).  Ne  trouves-tu  pas  cela  du  dernier  drôle?  —  Béni  soit 
Dieu  de  tout  !» 

Lucien  Dubois. 


Digiti^d  by  VjOOQIC 


s.  A.  B.  MADAME 

DUCHESSE  DE  BERRY 


L'iraparlialilé  me  feit  une  loi  de  dire  que  M.  Maurice-Duval  a 
tenlé,  depuis  la  chute  de  Louis-Philippe  ,  de  démenlir  ces  étranges 
façons  d'agir.  Mais  il  ne  parut  pas  trouver  mauvais  qu'on  les  lui 
imputât,  durant  ce  long  règne.  Deutz,  lui  aussi,  dans  un  opuscule 
auquel  j'ai  fait  plus  d'un  emprunt,  a  prétendu  n'avoir  trahi  que  par 
honneur  et  pour  l'honneur;  il  n'aurait  jamais  reçu  d'argent.  Je  l'i- 
gnore, et  n'ai  point  de  goût  à  creuser  ces  honteux  mystères.  Toute- 
fois ,  on  ne  s'expliquerait  pas  pourquoi  Deutz  fut  enfermé  par  M. 
Maurice-Duval  à  la  préfecture,  pendant  les  perquisitions  faites  sur 
fes  indications  données  par  lui.  Pourquoi  s'assurer  de  sa  personne, 
si  quelque  monnaie  ne  lui  avait  été  déjà  glissée  dans  la  maip ,  et  si 
V09  ne  s'était  engagé  à  lui  en  donner  d'autre? 

La  porte  du  cabinet,  où  l'on  avait  enfermé  Deutz,  était  à  deux  bat- 
tants ;  mais  on  n'avaitpas  eu  la  précaution  de  remarquer  que  celui  des 
deux  battants,  sur  lequel  venait  s-'engager  le  pêne  de  la  serrure,  pouvait 
s'ouvrir  en  dedans  du  cabinet,  sans  effort  et  sans  effraction  :  Deutz 
en  profita.  Une  chaise  de  poste  dans  laquelle  il  serait  parti,  aussitôt 

*  Voir  la  Uvraison  de  Jaovier»  pp.  55-75. 

TOMB  XXIX  iJX  DE  lA  3^  SÉRIE).  g 


Digitized  by  VjOOQiC 


106         s.  A.  B.  MADAME ,  DUCHESSE  DE  6ERRY. 

la  prise  de  Madame,  afin  d'en  porter  la  nouvelle  à  Paris,  se  trouvant 
là,  il  la  prit  et,  sans  attendre  le  résultat,  il  partit  ;  si  bien  que  M. 
Maurice-Duval,  de  retour  à  la  préfecture,  dans  la  nuit  qui  précéda 
l'arrestation  de  la  princesse,  fatigué  de  recherches  inutiles,  trouva 
par  surcroît  son  complice  évadé.  • 

Tandis  que  MM.  Maurice-Duval  et  Deulz  se  montraient  embarras- 
sés et  de  mauvaise  humeur,  eux,  pourtant,  dont  les  plans  réussis- 
saient, Madame,  au  contraire,  était  toujours  calme,  pleine  d'affabilité, 
,  d'entrain  et  d'une  simplicité  vraifnent  charmante,  qui  subjuguait  les 
cœurs  les  moins  prévenus  en  sa  faveur.  En  veut-on  la  preuve?  Qu'on 
lise  ce  portrait,  tracé  par  le  général  Dermoncourt  : 

«  C'était  la  première  fois  que  Je  voyais  la  duchesse  de  Berry,  et 
j'avoue  que  son  air  de  franchise  et  de  bonté  fit  une  vive  impres- 
sion sur  moi. 

»  Marie-Caroline,  comme  toutes  les  jeunes  -filles  napolitaines, 
quel  que  soit  le  rang  dans  lequel  elles  sont  nées,  n'a  reçu  qu'une 
éducation  peu  soignée  :  chez  elle,  tout  est  nature  et  instinct  fies  exi- 
gences de  rétiquette  lui  sont  insupportables  et  les  formes  du 
monde  pour  ainsi  dire  presque  inconnues.  Elle  se  laisse  entraîner 
sans  essayer^de  se  retenir  et  se  livre  avec  un  abandon  naïf,  aussitôt 
qu'on  lui  a  inspiré  quelque  confiance.  Capable  de  supporter  toutes 
les  fatigues  et  tous  lés  dangers,  avec  la  patience  et  le  courage  d'un 
soldat,  la  moindre  contradiction  l'exaspère  ;  alors  sa  figure,  naturel- 
lement pâle,  s'anime,  elle  crie,  elle  bondit  et  menace,  puis,  aussitôt 
qu'on  a  l'air  de  faire  ce  qu'elle  veut,  elle  sourit,  s'apaise,  et  vous 
tend  la  main.  Contre  la  nature  des  princes,  elle  est  reconnaissante, 
et  n'en  rougit  pas  ;  du  reste,  aucune  haine,  aucun  fiel  dans  l'âme* 
même  contre  ceux  qui  lui  ont  fait  le  plus  de  mal.  Qui  l'a  vue  une 
heure  connaît  son  caractère  ;  qui  l'a  vue  un  jour  connaît  son* 
cœur.  »  ' 

Une  foule  d'exemples  prouveraient,  au  besoin,  la  vérité  de  ces 
observations  et  de  ce  portrait  :  «  Il  est  plus  malheureux  que  moi,  d 
dit^Ue  avec  pitié,  mais  sans  colère,  en  parlant  deDeutz;  et  ce  fut 
toute  sa  vengeance;  elle  n^en  parla  plus.  A  M.  Bacqua,  qui  montrait 
avec  une  admiration  douloureuse,  à  quelques  personnes,  les  ravages 


Digitized  by 


Google 


8.  Â.  R.  MADAME,  DUCHESSE  DE  BERRT.  107 

du  feu  sur  sa  robe,  elle  répondit  :  c  Je  vous  permettrais  d'en  parler, 
si  c'étaient  les  trous  des  balles  des  ennemis  de  la  France,  i 

Son  esprit  mobile  songeait  à  tout  :  —  «  Je  veux  écrire,  dit-elle 
soudain,  à  monfrère,  le  roi  de  Naples,  et  à  ma  sœur,  la  reine  d'Es- 
pagne; je  n'ai  à  leur  faire  part  que  de  ma  mauvaise  aventure  ;  mais 
j'ai  peur  qu'ils  ne  soient  inquiets  de  ma  santé,  et  que,  vu  l'éloigne- 
ment  où  nous  sommes  les  uns  des  autres,  des  rapports  faux  ne 
leur  soient  faits.  A  propos ,  ajouta-t-elle  en  se  tournant  vers  le 
général  Sermoncourt,  que  pensez-Vous  de  la  conduite  de  ma  sœur 
d'Espagne?  —  Mais,  Madame,  répondit  le  général ,  je  crois  qu'elle 
suit  la  bonne  route.  — -  Tant  mieux,  reprit  Madame  en  soupirant, 
pourvu  qu'elle  arrive  à  bien  !  Louis  XVI  a  commencé  comme 
elle.  » 

Madame,  on  le  voit,  n'était  pas  libérale  au  sens  moderne  ;  d'ailleurs, 
les  événements  ont  donné  raison  à  ses  soupirs  et  à  son  incrédulité. 

Ces  lettres  écrites,  Madame  demanda  des  journaux. —  <  Les- 
quels? »  reprit  son  interlocuteur. 

—  «  Voyons  ?  Mais  d'abord,  Y  Echo,  la  Quotidienne  et...  le  Cons- 
titutionnel 1^  • 

—  €  Le  Constitutionnel  t  Vous,  Madame.  i> 

—  «  Pourquoi  pas?  » 

—  «  Seriez-vous  prête  à  abjurer  votre  politique?  j> 

—  «  Croyez-vous  que  cette  lecture  pourrait  me  convertir?  » 

—  €  C'est  un  journal  très-serré  de  raisonnement  et  très-entraî- 
nant de  convictions U...  y> 

—  «  C'est  égal ,  je  me  risque ,  reprit  Madame  avec  une  léjjùre 
pointe  d'ironie  ;  je  voudrais  aussi  le  Courrier  français.  » 

—  «  Le  Courrier!  s'écria  le  général,  Madame  n'y  pense  pas  ! 
Elle  va  devenir  ultralibérale  t 

—  «  Général,  j'aime  tout  ce  qui  est  franc  et  loyal,  et  le  Courrier 
est  franc  et  loyal.  Je  désire  aussi  VAmi  de  la  Charte.  > 

—  <  Oh  !  pour  le  coup...  > 

—  «  Ah!  celui-là,  c'est  pour  un  autre  motif...  Celui-là  m^ap- 
pelle  toujours tlaroline  tout  court,  et  c'es*  mon  nom  déjeune  flUe, 


fe>^ 


Digitized  by  VjOOQiC 


108  s.   A.  R.  MADAME,  DUCHESSE  DE  BERRY. 

et  je  le  regrette ,  car  mon  nom  de  femme  ne  m'a  pas  porté  bon- 
heur.... j> 

Le  général  Dermoncourt,  brave  homme  d'ailleurs,  avait  affaire  ^ 
sans  s'en  douter,  à  forte  partie. 

^  <  Général  !  lui  dit  soudainement  la  princesse,  me  connaissiez- 
vous* avant  les  événements  de  Juillet? 

—  «Non,  Madame.  » 

—  «  Vous  n'êtes  donc  jamais  venu  à  Paris?  » 

—  «  Pardon ,  Madame,  j'y  suis  allé  deux  fois  pendant  la  Restau- 
ration. » 

—  «Comment!  vous  êtes  allé  deux  fois  à  Paris,  et  vous  ne 
m'avez  pas  vue  ?  » 

—  «  Pour  une  bonne  raison  !  î 

—  «  Expliquez-moi  donc  cela.  » 

—  «  C'est  que ,  quand  je  voyais  venir  Madame  d'un  côté ,  je  m'en 
allais  bien  vite  d'un  autre.  » 

—  «  C'est  peu  galant.  Monsieur,  mais  enfin  pourquoi?  » 

•— «  Pourcjuoi,  Madame?  pardonnez  ma  franchise,  elle  est  un 
peu  cru^,  je  l'avoue  :  c'est  que  je  n'aimais  pas  la  Restauralion.  » 

«  La  duchesse,  ajoute  le  général,  me  regardant  avec  bonté,  — 
moi,  je  crois  que  c'est  plutôt  avec  une  certaine  malice,  —  dit  à 
W^^  de  Kersabiec  :  «  N'est-ce  pas ,  Stylite ,  qu'il  est  bon  enfant?  » 

—  «  Avez-vous  vu  mon  fils,  général  ?  >  continua-t-elle. 

—  «  Je  n'ai  pas  eu  cet  honneur.  » 

—  «  C'est  un  bien  bon  enfant,  bien  vif,  mais  bien  français, 
comme  moi.  a 

—  «  Vous  l'aimez  beaucoup?  » 

—  «  Autant  qu'une  mère  peut  aimer  son  fils.  » 

—  «  Eh  bien!  reprit  le  général,  s'élevant  imprudemment  en- 
core vers  des  sommets  vraiment  au-dessus  de  son  vol ,  qu^  Ma- 
dame me  permette  de  lui  dire  que  je  ne  comprends  pas  comment, 
lorsque  tout  a  été  fini  dans  la  Vendée,  elle  n'a  paa  eu  l'idée  de  re- 
tourner aussitôt  près  de  ce  fils  qu'elle  aime  tant?  * 

—  «  Général ,  répondit  Madame  ,  c'est  vous  qui  avez  saisi  ma 
correspondance ,  je  crois?  » 


Digitized  by  VjOOQIC 


s.   À.   R.    MADAME,   DUCHESSE  DE  BERRT.  109 

—  *  Oui,  Madame.  » 

—  «  Vous  avez  lu  mes  letlres?  »    * 
T-  €  J'ai  eu  cette  indiscrétion.  » 

—  «  Eh  bien!  vous  avez  dû  voir  que,  du  moment  où  j'étais 
venue  me  mettre  à  la  tête  de  mes  braves  Vendéens,  j'étais  résolue 
à  subir  toutes  les  conséquences  de  l'insurrection.  Comment!  c'est 
pour  moi  qi'ils  se  sont  levés,  qu'ils  ont  compromis  leur  tête,  et  je 
les  aurais  abandonnés!...  Non,  général,  leur  sort  sera  le  mien;  je 
leur  ai  tenu  parole.  D'ailleurs,  il  y  a  -longtemps  que  je  me  serais 
rendue ,  pour  faire  tout  finir,  si  je  n'avais  eu  une  crainte...  » 

—  «  Laquelle?  « 

Alors  Madame,  avec  ce  coup  d'œil  vraiment  royal  qu'elle  possé- 
dait, et  comme  mue  d^un  esprit  quasi  prophétique ,  se  mit  à  déve- 
lopper, —  il  y  a  de  cela  trente-neuf  ans,  —  ce  plan  d'invasion  et 
d'abaissement  que  nous  voyons  si  malheureusement  se  poursuivre 
sous  nos  yeux.  —  L'Europe  jalouse  cherche  des  prétextes  pour  s'al- 
lier contre  nous  ;  la  Révolution  a  surexcité  les  craintes  et  le  mau- 
vais vouloir  des  uns,  paralysé  la  bonne  volonté  des  autres;  Madame 
ne  veut  pas  être  le  prétexte  d'une  guerre  qu'elle  redoute.  —  «  Je 
pouvais  CFaindre,  dit-elle,  qu'à  peine  prisonnière,  je  serais  récla* 
mée  par  l'Espagne ,  la  Prusse  et  la  Russie.  Le  gouvernement  fran- 
çais, de  son  côté;  voudrait  me  faire  juger,  et  c'est  tout  naturel  ; 
mais,  comme  la  Sainte-Alliance  ne  permettrait  pas  que  je  compa- 
russe devant  une  cour  d'assises,  —  car  la  dignité  de  toutes  les  têtes 
couronnées  de  l'Europe  y  est  intéressée,  —  ie  ce  conflit  d'intérêts  à 
un  refroidissement,  et  d'un  refroidissement  à  une  guerre,  il  n'y  a  • 
qu'un  pas;  et,  je  vous  l'ai  déjà  dit,  je  ne  voulais  pas  être  le  pré- 
texte d'une  guerre  d'invasion.  Tout  pour  la  France  et  par  la 
France ,  c'était  la  devise  que  j'avais  adoptée,  et  dont  je  ne  voulais 
pas  me  départir.  D'ailleurs,  qui  pouvait  m'assurer  que  la  France, 
une  fois  envahie,  ne  serait  point  partagée?  Je  la  veux  tout  entière, 
moi!  » 

Le  général,  préoccupé  d'idées  moins  hautes,  ^e  mit  à  sourire. 

—  «  Pourquoi  riez-vous?  »  lui  dit  Madame  vivement. 
Le  général  s'inclina  sans  répondre. 


Digitized'by  LjOOQiC 


110  s.  A.  R.   H#AAIE,   DUCHESSE  DE  BERRT. 

—  «  Voyons,  pourquoi  riez-vous?  je  veux  le  savoir.  » 

—  «  Je  ris  de  voir  i  Votre  Altesse  toutes  ces'craintes  d'une 
guerre  étrangère...  » 

—  «  Et  si  peu  d'une  guerre  civile,  n'est-ce  pas?  » 

—  «  Je  prie  Madame  de  remarquer  qu'elle  achève  ma  pensée  et 
non  point  ma  phrase.  » 

—  «  Oh  !  cela  nô  peut  me  blesser.  Quand  je  vinf  en  France,  je 
croyais  qu'elle  se  soulèverait;  que  l'armée  passerait  de  mon  côté; 
d'aulant  plus  que  j'ai  été  invitée  à  rentrer  en  France,  plus  par  mes 
ennemis  que  par  mes  amis...  Au  reste,  ils  sont  plus  embarrassés  que 
moi,  général.  » 

Là-dessus  la  princesse  se  leva  et  se  mil  à.  se  promener  comme 
un  homme,  les  mains  derrière  le  dos. 

Hélas!  aujourd'hui,  que  doit-on  penser  des  prévisions  et  des 
craintes  de  Madame?  Nous  subissons  la  guerre  étrangère  suivie 
d'invasion  ^  conséquence  des  guerres  civiles  dont  l'étendard  fut  levé 
par  les  hommes  de  1830.  Quelques  envieux  se  mirent  à  atta- 
quer un  pouvoir,  scrupuleux  d'honnêteté,  pur  dans  son  origine, 
bienfaisant  dans  son  exercice;  qui,  ayant  trouvé  tout  détruit, 
rétablit  tout  :  industrie,  commerce,  finances,  la  liberté  sage 
à  l'intérieur  en  même  temps  que  l'autorité  daas  la  conduite  des 
affaires,  et  au-dedans  et  au-dehors.  Par  leurs  appels  à  l'émeute  du 
haut  de  la  tribune  et  dans  les  journaux,  par  les  complots  ténébreux, 
les  assassinats  et  les  soulèvements  dans  la  rue  en  pleine  paix ,  ils 
parvinrent  à  le  renverser,et  alors,  l'œil  mouillé  et  la  bouche  pleine 
de  phrases  hypocrites,  ils  s'en  furent  dire  à  tous  venants  :  «  Pas  de 
guerre  civile  1  «alors  que  c'étaient  eux  qui  l'avaient  faite!  La  révolte 
de  1830  fut  un  crime  de  lèse-nation.  De  révoltes  en  émeutes,  et 
d'émeutes  en  révolutions,  nous  sommes  tombés  à  l'état  présent:  les 
partis  innombrables,  les  haines,  les  dissensions,  la  confusion  et  la 
désunion  h  l'intérieur;  l'irrésolution  et  la  dissolution ,  en  face  de 
l'invasion  étrangère. 

Madame  ,  interronàpant  sa  promenade ,  se  rapprocha  du  général 
Dermoncourt  :  —  t  Si  je  suis  en  prison,  dit-elle,  j'espère,  du 


Digrtized  by  VjOOQIC 


s.  A.  R.  MADAME ,  DUCHESSE  DE  BERRT.        111 

moins,  que  je  ne  suis  pas  au  secret ,  et  que  H.  Guibourg  pourra 
dîner  avec  moi?  » 

—  c  Je  n'y  vois  pas  d'inconvénients,  répondit  le  général,  d'au- 
tant plus  que  je  pense  que  c'est  la  dernière  fois  qu'il  aura  cet 
honneur.  )» 

Madame  se  mit  à  table  à  neuf  heures;  à  dix  heures  et  dei^ie, 
M.  Guibourg,  qui  venait  de  se  retirer,  fut  averti  qu'une  voiture  l'at- 
tendait, pour  le  conduire  à  la  prison;  il  y  monta,  et  cette  dispari- 
tion fut  cause  que,  le  lendemain,  la  princesse  eut  une  vive  explica- 
tion avec  le  général  Dermoncourt  : 
,  —  t  Ah!  c'est  comme  cela ,  Mojisieur !  lui  dit-elle;  je' ne  l'au» 
rais  jamais  cru,  vous  m'avez  trompée  :  Guibourg  a  été  enlevé,  cette 
nuit,  et  conduit  en  prison,  malgré  la  promesse  que  vous  m'aviez 
faite  que  je  ne  serais  pas  séparée  de  mes  compagnons  d'infor- 
tune. » 

Le  général  s'excusa  sur  ce  que  M.  Guibourg  avait  été  revendiqué 
par  l'autorité  judiciaire,  à  laquelle  ni  le  comte  d'Erlon  ni  lui  n'a- 
vaient pu  résister. 

Il  fallut  que  W^^  de  Kersabiec  intervint  pour  calmer  la  princesse. 

Peu  après,  Madame  reçut  en  cadeau,  de  la  part  des  dames  de  la 
Halle,  un  beau  panier  d'oranges  ;  elle  en  fut  très-touchée.  Elle 
reçut  aussi  la  visite  de  W^^  Eulalie,  Céleste  et  Mathilde  de  Kersabiec, 
de  leur  sœur,  M*"^  Adolphe  de  Biré,etde  M.  Louis  de  Kersabiec,  le 
plus  jeune  de  mes  oncles.  M"*®  la  «baronne  de  Charette  les  accom- 
pagnait. Ces  dames  furent  introduites  parle  général  d'Erlon,  qui 
avait  pris  l'initiative  de  les  aller  chercher,  et  qui  fut,  en  toutes  ces 
circonstances,  d'un  tact  et  d'une  délicatesse  parfaits»  Ce  général  ne 
voulut  jamais  paraître  devant  Madame  revêtu  de  son  uniforme,  et, 
pendant  la  visite  dernière  que  ces  dames  firent  à  la  princesse,  il 
voulut,  nonobstant  la  présence  de  l'agent  de  police  Joly,  qui  pré- 
tendait tenir  ouverte  la  porte  du  salon ,  afin  de  ne  rien  perdre  de 
vue,  il  voulut,  dis-je,  qu'elle  fût  fermée,  et  il  se  plaça  lui-même 
devant  cette  porte,  afin  d'assurer  la  liberté  des  adieux. 

Si  W^^  du  Guini  ne  furent  point  là,  c'est  qu'elles  avaient  été 
conduites  en  prison;  inintelligente  mesure  assurément:  pouvsiit- 


Digitized  by  VjOOQiC 


112  s.  A.  R.  MADAME,  DUCHESSE  DE  BERRY. 

on  espérer,  en  effet,  faire  un  crime  d'une  hospitalité  qui  sera  tou- 
jours une  gloire?  Elles  écrivirent  au  général  d'Erlon  cette  lettre, 
que  je  dois  reproduire: 

^<  Nous  vous  supplions  de  nous  accorder  la  grâce  la  plus  pré- 
cieuse pour  nous  :  c'est  la  permission  de  passer  une  journée  aux 
pieds  de  S.  A.  R.  Notre  devoir,  et  surtout  notre  cœur,  nous  com- 
mandent de  remercier  Madame  de  la  confiance  qu'elle  nous  a  témoi- 
pée,  dû  bonheur  qu'elle  nous  a  donné,  en  venant  prendre  asile 
dans  notre  maison.  » 

La  fidèle  Charlotte  Moreati  avait  ajouté  en  post-scriptum  : — 
«  Je  ne  suis  qu'une  femme  de  chambre;  mais,  si  Madame  ne  m'en 
trouve  pas  indigne,  je  sollicite  la  même  grâce  que  mes  maîtresses.» 

Ainsi,  Madame,  au  château,  recevait  les  hommages  de  tous. 
Généraux  et  fonctionnaires  ne  pouvaient  s'empêcher  de  se  presser 
autour  de  leur  prisonnière;  on  admirait  cette  bonne  grâce,  ce  cou- 
rage, cette  simplicité,  cette  grandeur,  et  on  admirait  tout  haut. 

Le  8  novembre,  à  quatre  heures  du  soir,  les  autorités  se  réu- 
nirent, pour  se  concerter  sur  les  mesures  à  prendre  à  l'égard  de 
l'embarrassante  princesse.  On  décida  d'exécuter,  sans  plus  tarder, 
les  ordres  du  gouvernement,  qui  prescrivaient  d'envoyer  S.  A.  R.  à 
Blaye.  Il  fut  alors  proposé,  mais  en  vain,  de  conduire  la  princesse 
par  terre  à  sa  prison,  M.  Mauiice-Duval  s'y  opposa  et  insista  pour  la 
voie  de  mer,  voie  périlleuse  en  cette  saison,  certainement  ialigante  : 
il  l'emporta. 

Les  personnes  désignées  pour  accompagner  Madame  furent 
MM.  Polo,  adjoint  au  maire  de  Nantes,  Robîneau  de  Bougon,  colo- 
nel de  la  garde  nationale,  Rocher,  porte-élendard  de  l'escadron 
d^artilUrle  de  la  même  garde,  Chousserie ,  colonel  de  gendarmerie, 
Ferdinand  Petit-Pierre',  adjudant  de  la  place  de  Nanle^,  et  Joly, 
l'éternel  commissaire  de  pollcei  Un  bateau  h  vapeur  fut  préparé 
pour  recevoir  la  princesse  et  la  conduire  à  Saint-Nazaire,  à  bord 
du  brick stationnaire  la  Capricieuse^  commandant  Mollien, capitaine 
Le  Blanc. 

Le  9^  à  minuit.  Madame,  W^*^  Stylile  de  Kersabiec  et  M.  de  Mes- 
nard,  furent  réveillés  ;.â  trois  heures  du  matin,  tes  principales 


Digitized  by  VjOOQIC 


s.  A  R.  MADAME,  DUCHESSE  DE  BEBRT.  il3 

autorités  se  trouvant  réunies  an  château,  les  prisonniers  montèrent 
dans  une  voiture ,  qui  les  conduisit  au  port  de  la  Fosse.  La  prin- 
cesse, en  arrivant  sur  le  bateau,  remarqua,  toyt  d'abord,  l'absence 
de  H.  Guibourg  ;  elle  demafNa  immédiatement  du  papier  et  de 
l'encre,  et,  séance  tenante,  elle  lui  écrivit  le  billet  suivant  : 

c  J'ai  réclamé  mon  ancien  prisonnier,  et  on  va  écrire  pour  cela; 
Dieu  nous  aidera,  et  nous  nous  reverrons.  Amitiés  à  tous  hos  amis; 
Dieu  les  garde!  Courage,  confiance  en  lui!  Sainte  Anne  est  notre 
patronne ,  à  nous  autres  Bretons  !  » 

Ce  billet,  remis  entre  les  mains  de  M.  le  maire  de  Nantes ,  Tut 
•  envoyé  fidèlement  à  son  adresse. 

Outre  les  personnes  nommées  plus  haut,  M.  le  général  comte 
d'Erlon,  MM.  Maurice-Duval,  Ferdinand  Favre,  maire  de  Nantes, 
et  Louis  Yallet,  un  de  ses  adjoints,  suivirent  Madame  jusqu'à 
Saint-Nazaire. 

On  partit  de  Nantes  à  quatre  heures  du  matin;  à  huit  heures, 
Madame  fut  reçue  à  bord  de  la  Capricieuse.  Ce  petit  brick,  insuffi- 
samment aménagé  pour  la  destination  qu'on  lui  avait  donnée,  d'une' 
façon  assez  imprévue, avait  un  équipage  incomplet, composé  de  mate- 
lots novices  en  leur  métier.  Le  temps,  en  outre,  était  si  mauvais, 
que  le  commandant  ne  crut  pas  devoir  cacher  ses  craintes  pour  le 
voyage.  La  princesse  souffrit  beaucoup  du  mal  de  mer.  Ce  ne  fut 
qu'après  sept  jours  d'une  navigation  laborieuse  et  fatigante,  qu'on 
parvint  à  l'enlrée  de  la  rivière  de  Bordeaux.  Mais  le  temps,  n'étant 
pas  favorable  pour  se  rendre  à  Blaye ,  il  fallut  quitter  la  Capricieuse 
et  passer  sur  le  bateau  à  vapeur  le  Bordelais.  Le  transbordement 
ne  s'exécuta  pas  sans  danger.  On  avait  mis  à  la  mer  le  canot  de  la 
Capricieuse,  Madame  s'y  embarqua  avec  M^^  de  Kersabiec,  M.  de 
MesnaEd,M.  Chousserie,  son  aide  de  camp,  M.  Ferdinand  Petit- 
Pierre,  et  le  capitaine  Le  Blanc. 

Le  bateau  à  vapeur  stationnait  à  une  grande  distance.  Le  capi- 
taine Le  Blanc,  ayant  fait  à  ce  navire  des  signaux  qui  furent  mal 
compris,  cette  dislance  s'accrut  encore.  En  même  temps,  la  mer, 
qui  était  assez  belle,  changea  et  devint  houleuse  ;  un  grain  se  leva , 
de  grosses  vagues  commencèrent  à  rouler  sur  la  frêle  embarcation 


Digitized  by  VjOOQiC 


114        s.  A.  R.  MADAUE,  DUCHESSE  DE  BER&Y. 

et  inondèrent  les  passagers.  Le  capitaine,  en  proie  à  la  plus  vive 
inquiétude,  était  agité  comme  le  temps.  Madame,  au  contraire,  sui- 
vait, impassible,  tous  ses  mouvements,  et  se  taisait.  A  un  moment, 
M^i^de  Kersabiec,  tout  aux  dangers*que  courait  la  princesse,  ne 
'  put  s'empêcher  de  manifester  vivement  ses  craintes  :  c  Mademoi- 
selle ,  calmez-vous  ;  prenez  exemple  sur  S.  A.  R.,  »  s'écria  le  capi- 
taine, rendant,  jusqu'au  dernier  moment,  hommage  à  la  grandeur 
d'âme  de  celle  qu'ils  conduisaient  prisonnière.     - 

Les  craintes  de  ma  tante  étaient  légitimes  cependant,  car,  bien 
que  le  vent  faiblit,  les  vagues  étaient  si  furieuses,  que  le  passage 
du  canot  au  navire  fut  à  la  fois  difficile  et  dangereux.  Tantôt  le  * 
canot  était  porté  jusqu'au  niveau  du  pont  du  Bordelais,  tantôt  il 
redescendait  au  bas  de^l'échelle  du  bord.  Enfin,  le  capitaine  Le 
Blanc,  qui  tenait  la  princesse  parla  taille,  put  saisir  un  mouvement 
d'ascension  et  la  jeter  dans  les  bras  de  ceux  qui  étaient  à  bord  du 
navire  à  vapeur,  en  criant  :  «  Sauvez  la  princesse  !  »  Les  autres  pas- 
sagers arrivèrent  aussi  à  bord  sains  et  saufs,  et  l'on  cingla  sur  le 
champ  vers  Blaye.  Le  pinceau  de  Perraud  a  reproduit  cette  page 
héroïque  des  travaux  de  Madame. 

«  Ce  fut  sur  la  plage,  au-dessous  de  la  citadelle,  que  la  duchesse 
prit  terre.  Cette  citadelle  est,  à  proprement  parler,  l'ancienne  ville 
de  Blaye;  il' s'y  trouve  un  assez  grand  nombre  de  maisons  et  même 
de  rues.  C'est.Yauban  qui  l'a  fortifiée.  Une  maison  isolée  et  assez 
grande,  qu'occupait  le  commandant,  avait  été  préparée  pour  rece- 
voir la  duchesse.  Si  les  fenêtres  n'en  eussent  pas  été  garnies  de 
barres  de  fer,  elle  n'eût  pas  offert  l'aspect  d'une  prison.  Derrière 
cette  maison ,  se  trouve  un  jardin  assez  grand  pour  qu'on  puisse  y 
prendre  de  l'exercice.  On  mit  à  la  disposition  de  la  prisonnière  un 
salon,  dans  lequel  donnaient  deux  chambres  à  coucher  ;  la  princesse 
prit  la  plus  commode  ;  M"é  de  Kersabiec  occupa  l'autre  :  l'appar- 
tement était  complété  par  une  petite  salle  à  manger,  placée  au  bout 
(ji'un  corridor  et  donnant  sur  la  mer.  M.  de  Mesnard  fut  placé  dans 
un  autre  corps  de  logis. 

»  Pendant  le  jour,  la  circulation  demeurait  libre  pour  les  prison- 
niers; au  coucher  du  soleil,  on  fermait  le  salon,  et  il  ne  restait  de 


Digitized  by  VJîOOQ  IC 


s.  k.  R.  IIADÂIIB,  DUCHESSE  DE  BERHT.  115 

communication  qu'entre  les  deux  chambres  à  coucAr.  Tant  que 
H.  Ctiousserie  fut  gouverneur  de  la  citadelle,  le  séjour  de  la  prison 
Alt  tolérable,  quoiqu'il  dût  exécuter  mille  ordres  vexatoires,  qui 
lui  arrivaient  à  chaque  instant  de  la  part  du  gouvernement.  On 
s'était  établi  aussi  bien  que  possible;  on  fit  venir  de  Blaye,  pour  le 
service  de  la  duchesse ,  qui  n'avait  pas  une  seule  personne  auprès 
d'elle,  un  homme  et  une  femme  qui  durent  renoncer  à  leur  liberté 
et  partager  la  captivité  de  la  princesse.  W^^  de  Kersabiec  remplit 
tout  à  la  fois  les  fonctions  d'honneur  et  de  service  Jusqu'au  mo- 
ment où,  sur  la  demande  de  la  princesse,  M"^®  Hansler,  l'une^de 
ses  femmes,  lui  fut  envoyée  de  Paris.  Bientôt  après,  W^^  Stylite  de 
Kersabiec,  réclamée  par  le  tribunal  de  Nantes,  et  M.  de  Mesnard, 
réclamé  par  le  tribunal  deHontbrison,  durent  quitter  lé  château  de 
Biaye,  et  y  furent  remplacés  par  W^  la  comtesse  d'Hautefort  et  par 
H.  le  comte  de  Brissac  *  •  > 

Ici  finissent  ma  tâcbe  et  ce  qui  peut  mtéresser  dans  mes  sou- 
venirs :  Madame  cesse  d'appartenir  à  la  Bretagne  et  à  la  Vendée. 
Quelques  mots  encore,  cependant.  La  princesse  avait  dit:  «Us 
sont  plus  embarrassés  que  moi.»  Erreur;  rien  ne  devait  embar- 
rasser ceux  qui  alors  étaient  minisires.  Ils  savaient,  — comment? 
je  l'ignore;  peut-être  par  Deutz;  —  toujours  est-il  qu'ils  savaient 
un  mystère  que  l'on  ignorait  en  Vendée,  où  l'on  a  les  regards 
portés  plus  haut.  Ce  mystère,  il  fallait  l'arracher  à  Madame;  et,  à 
force  d'inquisitions  honteuses,  ils  en  obtinrent  l'aveu.  Le  voici  : 

€  Pressée  par  les  circonstances  et  par  les  mesures  ordonnées 
par  le  gouvernement,  quoique  j'eusse  les  motifs  les  plus  graves  pour 
tenir  mon  mariage  secret,  je  crois  devoir  à  moi-même,  ainsi  qu'à 
mes  enfants,  de  déclarer  m'ëtre  mariée  secrètement,  pendant  mon 
séjour  en  Italie.  » 

«  La  femme  politique  ayait  disparu ,  —  continuent  les  biographes 
de  Madame,  deux  républicains  bien  connus,  à  qui  j'ai  emprunté 
beaucoup  dans  le  cours  de  ce  récit,  et  que  l'on  peut  consulter,  si 
l'on  veut  plus  de  détails  sur  cette  déclaration  de  mariage  et  ses 

^  Biographie  de  Madame,  pat  Saint-Edme  et  Germtio  Sarrut. 


Digitized  by  VjOOQiC 


116         s.  A.  R.  MADAME,  DUCHESSE  DE  BEHRT. 

suites ,  —  l#femme  politique  avait  disparu  ;  Marie-Caroline  avait 
renoncé  à  tout  jamais  à  ses  droits  à  la  régence,  par  cette  décla- 
ration; aussi  la  fit-on  insérer  dans  les  colonnes  du  Moniteur^  du 
26  février.  »  _ 

«  Ce  fut,  dit  la  Gazette  de  France  d'alors,  un  abus  du  pouvoir  et 
de  la  force.  Prisonnière  d'Etat,  M»»e  la  duchesse  de  Berrj  devait 
croire  que  sa  déclaration  serait  un  secret  d'Etal.  Rien  ne  fait  com- 
prendre comment,  sans  cette  conviction,  elle  l'aurait  faite  et  livrée 
aux  mains  qui  en  ont  abusé. 

»  Madame  accepta  la  position  nouvelle  que  les  circonstances,  les 
mesures  prises  par  le  gouvernement  et  sa  trop  loyale  confiance  lui 
créaient,  avec  un  courage  et  une  résignation,  avec  une  abnégation 
de  soi-même,  que  l'esprit  de  parti  défigura,  et  que  les  légitimistes 
ne  remarquèrent  pas 'assez.  Tout  entière  aux  devoirs  que  cette 
position  lui  dictait,  elle  proclama  elle-même  le  nom  de  son  époux, 
le  comte  Luchesi-Palli,lils  du  prince  de  Campo-Franco,  descen- 
dant d'une  maison  souveraine  d'Italie  *.  » 

C'était  un  ami  d'enfance.  Or,  en  se  rappelant  le  caractère  de 
Madame,  si  ennemi  de  toute  étiquette  et  si  frondeur  des  habitudes 
reçues  et  Ses  conventions,  ainsi  que  cette  phrase  qui,  au  château 
de  Nantes,  lui  échappait,  à  propos  de  Y  Ami  de  la  Charte  :  a  Celui-là 
m'appelle  Caroline  tout  court,  et  c'est  là  mon  nom  déjeune  fille, 
et  je  le  regrette,  car  mon  nom  de  femme  ne  m'a  pas  porté  bon- 
heur, »  on  s'étonnera  moins  peut-être  que  la  princesse  ait  voulu 
reprendre  la  vie  simple  el  les  habitudes  plus  libres  de  sa  jeunesse. 

Madame,  sortie  de  prison,  fut  reçue  en  Italie  avec  tous  les  hon- 
neurs dus  à  son  rang  :  le  roi  Ferdinand  des  Deux-Siciles  lui  fit 
préparer  à  Naples  un  délicieux  palais,  au  bord  de  la  mer,  et  vint  le 
premier  la  voir;  et,  comme  la  princesse  se  hâtait  de  s'habiller  pour 
aller  rendre  ses  devoirs  à  la  reine,  il  l'interrompit ,  en  disant: 
«  Non,  ma  sœur,  la  reine  va  venir  chez  vous  la  première;  je  veux 
que  cela  soit  ainsi.  >  A  Rome,  le  pape  Grégoire  XVI  l'envoya  com- 
plimenter par  le  cardinal-ministre ,  qui  lui  dit  de  la  part  de  Sa 

.  *  Biographie  de  Madame  ,  par  Saint-Edme  et  G.  Sarrul. 


Digitized  by 


Google 


s.  À.  R.  MADAME,  DUCHESSE  DE  BERRY.  117 

Sainteté  que,  si  elle  voulait  venir  le  voir,  elle  eût  à  lui  obéir;  qu'à. 
sa  dernière  visite,  le  Saint-Père  avait  consenti  à  recevoir  la  corn- 
tesse  de Sagana,  mais  que,  cette  fois,  ce  serait  à  S.  A.  R.  Madame  la 
duchesse  dé  Berry  qu'il  voulait  rendre  ce  qui  lui  était  dû. 

En  conséquence ,  le  grand  maître  des  cérémonies  de  Sa  Sainteté 
vint  faire  à  Madame  une  invitation,  à  laquelle  S.  A.  R.  se  rendit, 
accompagnée  de  Tambassadeur  de  Naples,  des  personnes  de  sa 
maison ,  du  prince  et  de  la  princesse  de  Bauffremont,  etc.  Le  Saint- 
Père  reçut  Madame,  non  comme  la  première  fois,  dans  une  chambre 
du  musée,  mais  dans  la  salle  du  trône ,  où  S.  A.  R.  parvint,  après 
avoir  traversé  un  grand  nombre  de  salons ,  remplis  de  gardes  et  de 
dignitaires  civils  et  ecclésiastiques.  Le  Saint-Père  vint  au-devant  de 
Madame,  la  fit  asseoir  près  de  lui  et  l'entretint  longuement  ;  après 
quoi,  Sa  Sainteté  Grégoire  XYI  reconduisit  elle-même  la  princesse 
jusqu^à  la  porte  de  cette  première  salle,  et  ses  grands  officiers  l'ac- 
compagnèrent ensuite  jusqu'à  sa  voiture.  Le  surlendemain,  le  grand 
maître  des  cérémonies  vint,  de  la  part  du  pape,  rendre  à  Madame  sa 
visite  et  lui  porta  des  présents.  Madame  reçut  ensuite  les  cardinaux, 
les  ambassadeurs  et  les  principaux  de  Rome.  A  Florence,  ce  furent 
mêmes  honneurs  et  mêmes  hommages  delà  ^art  du  Grand-Duc  et 
dé  la  Grande-Duchesse. 

Après  avoir  traversé  ainsi,  triomphalement,  on  peut  le  dire,  une 
partie  de  l'Italie,  M»»o  la  duchesse  de  Berry  apprit  que  le  roi 
Charles  X,  quittant  Prague,  venait  au-devant  d'elle  jusqu'à  Léoben. 
Elle  s'empressa  de  s'y  rendre,  et  y  passa  huit  jours,  avec  ses  en- 
fants, puis  elle  se  retira  à  Gratz,  en  Styrie.  Elle  acheta,  près  de 
cette  ville,  la  terre  de  Brunsée,  d'où  elle  ne  sortit  plus  que  pour 
aller  passer  ses  hivers  à  Venise. 

Tandis  que  le  Souverain-Pontife,  les  rois  et  les  princes  accueil- 
laient ainsi  Madame,  en  France,  les  salons  légitimistes  se  montraient 
pour  elle  sévères,  plus  que  sévères.  La  raison  en  est  simple;  je  la 
dirai  telle  qu'elle  se  découvre  à  l'œil  non  prévenu  ;  ce  sera  la  con- 
clusion dé  ce  récit. 

Madame,  venant  eu  Vendée ,  avait  mis  en  demeure  de  se  produire 
lés  dévouements  qui  l'app  elaient  en  France  ;  ils  se  produisirent 


Digitized  by  VjOOQiC 


118         s.  A.  R.  MADAME)  DUCHESSE  DE  BERRY« 

abondants  en  paroles,  rares  en  effets.  Madame  ne  ménagea  pas  ces 
défaillances;  roccasion  paraissant  bonne,  on  ne  ménagea  pas  Ma- 
dame. L'hisioire  se  met  au-dessus  de  ces  rancunes,  et,  après  avoir 
dit  que  le  second  mariage  de  la  princessefut  une  faute,  elle  ajoute 
que  cette  faute  n'infirme  en  rien  ni  son  héroïque  courage,  ni  sa 
vaste  et  sûre  intelligence  des  choses  politiques,  ni  son  dévouement 
L'histoire  dit  qu'un  jour,  une  femme,  seule,  tenta  de  rendre  le 
trône  à  son  fils,/et  que,  sises  efforts  échouèrent  en  apparence, 
elle  triompha  en  réalité.  Le  duc  de  Bordeaux  a  été  proclamé  roi 
et  reconnu  roij  sans  compromis  révolutionnaire,  sur  le  territoire 
français  par  des  Français,  qui  ont  donné  à  sa  royauté  cette  affirma- 
tion suprême  :  la  protestation ,  le  témoignage  du  sang.  Or,  c'est 
là  l'essentiel.  Cette  page  héroïque,  nul  ne  peut  la  déchirer,  et  cette 
page,  c'est  Madame  et  ses  compagnons  qui  l'ont  écrite. 

Quel  que  soit  l'avenir.  Madame  a,  d'une  main  virile,  gravé  pour 
toujours  le  nom  de  son  fils  au  catalogue  des  rois. 

yto  Edouard  de  Kersabiec. 


Digitized  byVjOOQlC 


DE  L'AUTORITÉ  DE  FROISSARD 

GCNIUIE  HISTORIEN  DES  GUERRES  DE  BRETAGNE  AU  XlVe  SIÈCLE 
1341-1364 


Si  Froissard  met  volontiers  sur  le  compte  de  Charles  de  Blois 
et  de  ses  amis  des  crimes  dont  ils  sont  innocents,  il  ne  lui  en  coûte 
pas  davantage  d^attribuer  sans  motif  à  son  rival  les  acUons  les  plus 
éclatantes  de  courage  militaire  et  de  sagesse  politique. 

Prenons  pour  premier  exemple  la  série  des  prétendus  eccploils 
accomplis  par  le  comte  de  Montfort,  pendant  le  court  intervalle  des 
deux  mois  qui  s'écoulent  entre  la  mort  du  duc  Jean  III  et  Touver- 
ture  des  débats  de  Gonflans  (30  avril-4  juillet  1341). 

11  est  nécessaire  d'analyser  un  peu  en  détail  tout  ce  passage,  afin 
d'en  faire  mieux  saisir  les  invraisemblances  vraiment  phénomé- 
nales. 

Le  dernier  fils  d'Arthur  ^  a  commencé,  au  dire  de  la  chronique 
flamande,  par  se  faire  reconnaître  à  Nantes  et  par  convoquer  les 

.  •  Voir  la  lÎTraison  cte  JanTier,  pp.  5-23. 
*  Froissard,  t.  I,  p.l28-134. 


Digitized  by  VjOOQiC 


120  DE  l'autorité  de  froissârd. 

Élats  de  Bretagne.  Puis,  sans  perdre  de  temps,  il  s'en  va  à  Limoges 
s'emparer  du  trésor  ducal,  et  s'y  fait  rendre  hommage  comme  hé- 
ritier légitime  du  vicomte  décédé.  De  retour  à  Nantes,  le  prétendant 
voit  les  États  réunis  hésitet*  à  lui  accorder  la  couronne  ducale,  mais 
lui,  dans  son  amhition  et  son  audace,  se  met  fièrement  endevoir  de 
conquérir  le  duché  par  la  force  des  armes. 

Brest,  qu'il  assiège  d'abord ,  ne  se  rend  qu'après  une  vive  résis- 
tance. De  là,  il  va  droit  à  Rennes,  franchissant  ainsi ,  sans  coup 
férir,  au  moins  trente  lieues  d'un  pays  occupé  par  les  partisans  de 
Jeanne  de  Penthièvre.  La  capitale  de  la  Bretagne  dut  à  son  tour 
céder  au  droit  du  plus  fort,  et  subir  la  loi  du  vainqueur.  Après  la 
prisé  de  Rennes ,  nouvelle  volte-face ,  e,t  siège  de  Hainebont. 

Vannes,  La  Rocbe-Périon ,  Auray,  Gœf-la-Forêt,  enfin  Graais, 
c'est-à-dire  Léon,  furent  ensuite  successivement  attaqués  et  forcés 
d'ouvrir  leurs  portes.  Dans  une  dernière  révision  de  son  travail,  * 
le  chroniqueur,  enchérissant  encore  sur  ses  récits  antérieurs , 
prétendit  que  Jean  de  Montfort  avait  conquis,  de  la  même  manière, 
les  villes  de  Dinan ,  Guingamp ,  Tréguier ,  etc.  Quand  on  invente , 
lé  plus  ou  le  moins  n'est-il  pas  chose  assez  indifférente  !  Il  faut 
convenir  cependant  que  cet  itinéraire  en  zigs-zags  continuels  et  ces 
sièges  multipliés  n'étaient  pas  le  moyen  le  plus  favorable  d'épargner 
un  temps  court  et  précieux.  Mais,  qui  le  croirait?  après  tant  de 
courses  et  d'exploits ,  le  prétendant  eut  encore  le  loisir  d'aller 
prendre  la  mer  au  Credo  *  (Guildo  ?  )  et  de  passer  en  Angleterre 
en  la  compagnie  de  vingt  chevaliers.  «  Il  nagea  si  bien,  qu^il  put 
»  aborder  en  Gornouaille  au  port  qu'on  nofiime  Cepsée  f  De  là  il 
j»  se  rendit  à  Windsore  où  il  fit  hommage  au  roi  d'Angleterre ,  par 
»  lettres  écrites^  lues  et  scellées.  »  Tous  les  vœux  de  Jean  de 
Montfort  semblaient  alors  comblés  *,-  car  non-seulement  il  avait 
conquis  la  Bretagne,  mais  il  pouvait,  en  outre,  compter  sur  l'appui 
armé  du  roi  d'Angleterre,  pour  s'assurer  la  conservation  d'ua 
héritage  si  envié.  Aussi,  reprenant  alors  paisiblement  la  route  de  sa 

*■  Froissârd,  édition  de  M.  Kerwyn  de  Letlenhove,  faite  sur  le  mt  du  Vaticau,  mt 
autographe,  que  Ton  croit  être  de  1394. 
»  Froissârd,  1. 1,  p.  133. 


Digitized  by 


Google 


DE  l'autorité  de  froissârd.  121 

patrie,  il  vint  aborder  de  nouveau  à  Credo ^  et  de  là ,  se  rendit  à 
Nantes ,  puis  enfln  à  Paris  pour  l'ouverture  des  débats  de  Gonflans 
(premiers  jours  de  juillet  1341).  *  # 

Tel  est  succinctement  le  récit  que  nous  a  laissé  Froissârd. 
Or,  je  le  demande,  est-il  possible  que  tant  de  voyages  longs  et 
difficiles ,  tant  d'actes  de  la  plus  haute  gravité,  tant  de  sièges  de 
villes  et  de  châteaux  aient  pu  s'accomplir  dans  le  court  espace  de 
sept  ou  huit  semaines?  Qui  ne  s'aperçoit  que  le  chroniqueur  nous 
transporte  dans  le  domaine  de  la  fiction ,  du  roman  et  de  la  fable  ? 
Je  pourrais  descendre  dans  le  détail ,  prendre  une  à  une  la  plupart 
des  assertions  émises  ici^  et  prouver  qu'elles  sont  notoirement 
feusSes;  mais  cela  m'entraînerait  trop  loin. 

Il  me  suffira,  je  pense,  de  prouver  que  l'expédition  de  Limoges, 
et  l'hommage  rendu  au  roi  d'Angleterre  en  1341 ,  les  deux  points 
les  plus  saillants  de  cette  série  d'événements,  sont  deux  faits  égale- 
ment controuvés ,  car  si  leuriausseté  est  un^  fois  bien  établie ,  on 
pourra  à  bon  droit  se  défier  de  toutes  les  autres  assertions  conte- 
nues dans  le  même  chapitre. 

Or  il  est  certain  d'abord  que  l'expédition  de  Limoges  n'#  jamais 
eu  d'existence  que  dans  l'imagination  de  Froissârd,  et  que  Jean  de 
Montfo'rt  n'a  jamais  exercé  les  fonctions  de  vicomte  dans  celte  ville. 
J'en  ai  pour  garants,  *  d^abord  le  silence  absolu  des  chroniques 
limousines ,  sur  ce  fait  assez  marquait  cependant,  puis  la  déclara- 
tion authentique  d'un  des  témoins  de  l'enquête  de  Gonflans,  ' 
qui  nous  assure  que  le  titre  vicomtal  de  Limoges  était  possédé  sans 
contestatioji  au  mois  d'août  1341,  par  la  veuve  de  notre  duc 
Jean  IILLes  procédures  qui  eurent  lieu  en  1345,  à  Paris  \  au  sujet 
de  cette  même  succession  féodale ,  sont  une  nouvelle  preuve  en 
notre  faveur.  Charles  de  Blois  et  Jean  de  M6ntfort,en  eflbt,  se 

*  Cf.  uù  document  authentique  publié  par  Hay  du  Chastelet,  chron.  de  Duguesclin. 
Paris  1666,  in-fol.,  p.  284.  Ce  document  nous  apprend  que  le  débat  dont  il  s'agit 
commença  le  dimanche  après  la  S,-Martin  d*été  (4  juillet). 

^  Bonaventure  de  S.-Amable*:  Hislaire  de  V Eglise  de  S.-MarfiaL  Chroniques 
anciennes  du  Limousin,  etc. 

3  Enquête  déjà  citée  plus  haut. 

^  Preuves  de  Bretagne  >  t.  î»  f .  1442. 

TOUS  XXIX  (K  DE  LA  3»  SÉRIK].  9 


Digitized  by  VjOOQiC 


122.  BE, l'autorité  de  froissàrb. 

trouvèrent  de  nouveau  en  présence ,  à  cette  occasion  y  et  revendi- 
quèrent l'un  contre  l'autre,  cette  seconde  part  de  l'héritage  de 
Jean  Ill^e  Bretagne.  Or,  il  se  trouve  que  le  rival  de  l'époux  de 
Jeanne  de  Penthièvre  ne  s'autorise  *  nullement  dans  son  plaidoyer 
d'une  possession  antérieure  de  quatre  années  :  puissant  argument 
cependant  que  l'habile  comte  de  Montfort  n'eAt  pas  manqué  de  mettre 
en  avant,  s'il  avait  joui  réellement  du  titre  vicomtal,  ainsi  que  le 
prétend  la  chronique  flamande. 

Enfin,  quel  était  le  but  principal  de  l'ambitieux  fils  d'Yolande 
de  Dreux,  en  se  rendant  à  Limoges?  C'était,  nous  dit  toujours 
Froissard,  ^  de  s'emparer  du  trésor  ducçl  de  Bretagne,  qui  y  était 
gardé,  afin'de  pouvoir  ensuite,  à  l'aide  des  sommes  considérs(bIes 
qu'il  renfermait,  lever  des  troupes ,  acheter  des  partisans  et  soute- 
nir son  drapeau.  Or,  le  trésor  ducal  de  Jean.!!!  ne  se  trouvait  point 
à  Limoges,  mais  bien  dans  la  tour  neuve  du  Château  de  Nantes,  '  au 
témoignage  ^es  documents  officiels,  et  le  comte  de  Montfort  le 
distribua  si  peu  en  largesses  à  ses  amis ,  dans  les  jours  qui  suivi- 
rent la  mort  du  fils  aîné  d'Arthur  II,  qu'environ  deux  mois  après 
ce  décèii  les  exécuteurs  teste^mentaires  *  trouvèrent  ledit  trésor 
intact  et  le  consignèrent  dans  cet  état  entre  les  mains  du  trésorier 
de  Nantes,  partisan  déclaré  de  Charles  de  Blois. 

Il  faut  convenir  que  l'erreur  de  Froissard  est  dans  le  cas' présent 
si  manifeste  qu'on  ne  peut  la  fier  de  bonne  foi.  Voici  peut-être  ce 
qui  a  donné  lieu  à  cette. méprise  j  et  nous  l'explique  sans  la  justi- 
fier. L'inventaire ,  auquel  je  fais  allusion ,  porté  à  Londres  par  le  ^ 
comte  de  Montfort,  sera  tombé  entre  lès  mains'du  chroniqueur.  Or 
il  se  trouvait  que  la  recetle  de  Limoges  entrait  pour  une  part  consi- 
dérable dans  ces  sommes  d'or  et  d'argent,  qui  formaient  le  trésor 

*  V.  Preuves  de  Bretagne,  1. 1 ,  p.  1442. 

a  Froissard,  t.  î ,  p.  128-130. 

3  Preuves  de  Bretagne  ,  1. 1 ,  p.  1412. 

Cet  acte  contient  l'inventaire  du  trésor  ducal,  dressé  paisiblement  le  15  juin  1341 . 

^  Môme  acte. 

^  Rym.,  t.  V ,  p.  S58.  Si  Rymer  a  trouvé  cet  inventaire  dans  les  papiers  de  la 
Chancellerie  de  Westminster,  il  faut  qu'il  y  ait  été  déposé  par  Jean  de  Montfort  ou 
par  ses  partisans. 


Digitized  by  VjOOQiC 


DE  l'autorité  de  froissard.  123 

ducal  de  Bretagne.  Cette  circonstance  aura  donné  au  chroniqueur, 
ou  à  ses  amis ,  l'idée  de  bâtir  sur  ce  thème  le  roman  dont  je  viens 
de  prouver  la  fausseté  historique. 

Quant  à  l'hommage  de  fidélité ,  rendu  à  Edouard  III  parle  pré- 
tendant de  Bretagne,  au  mois  de  juin  1341,  il  n'est  pas  moins  fictif: 
témoin  l'acte  du  20  juillet  de  Tannée  '  suivante,  dans  lequel  la 
comtesse  de  Montfort  promet,  au  nom  de  son  mari,  d'acquiescer  aux 
désirs  de  la  cour  de  Westminster ,  et  de  faire  acte  formel  d'hom- 
mage, dès  qu'une  occasion  favorable  se  présentera  iparati  sunt 
homagium  facere.  Promettre  est  moins  qu!accomplir.  Par  consé- 
quent, si  Jean  de  Montfort  avait  prêté  serment  de  fidélité  en  1341 , 
la  cour  de  Westminster  n'aurait  pas  songé  à  en  exiger  la  simple 
promesse  en  1342;  mais  la  vérité  est  que  l'époux  de  Jeanne  de 
Flandre  ne  fit  qu'au  mois  de  mai  1345,  ce  serjnent  déloyal  et  félon 
de  fidélité  au  roi  d'Angleterre ,  reconnu  lâchement  pour  légitime 
héritier  de  la  couroime  de  saint  Louis  ^. 

Après  cette  trop  longue  digression  sur  les  erreurs  et  les  invrai- 
semblances de  ce  passage  de  Froissard,  je  reprends  la  suite  des 
récits  du  chroniqueur,  relativement  à  un  personnage,  qu'il  voudrait 
glorifier  outre  mesure* 

Pourquoi  cet  écrivain  qui  prétend  connaître  si  pertinemment  les 
premiers  exploits  du  comte  de  Montfort,  ignore-t-il  si  profondé- 
ment les  acteé  qui  marquèrent  la  iSi  de  sa  carrière  ?  Il  avance,  en 
effet,  son  trépas  de  près  de  trois  années,  et  le  fait  mourir  dans  la 
Tour  du  Louvre.  *  S'il  avait  interrogé  tant  soit  peu  les  documents 
originaux,  ^  et  les  pièces  officielles  des  archives  de  Paris  ei  de 
Londres  ^ il  y  aurait  appris,  sans  peine,  que  Jean  de  Montfort  sur- 


*  Rymef^t.  II ,  p.  331.  —  Prcuv.  de  BFét.,  t.  1,  fol.  1432.  * 

2  Ibid,  t.  V ,  p,  1452,  et  Ibid,  l.  ï,  f.  1449.  Le  texte  authentique  prouve  hîeii 
qu'il  s*agil  d'un  premier  serment  de  fidélité ,  et  non  d'un  renouvelleraenl  d'hom- 
mage. 

8  Froiss,,  t.  I,  p.  138e|  179v 

*  Rym.  Aclo.,  t.  V,  p.  452.  Preuv.  de  Bret.,  1. 1,  f.  1452. 
^  Chronica  Adami  Murim. ,  an n.  1345. 


Digitized  byVjOOQlC 


124  DE  l'autorité  de  froissard.  - 

vécut  longtemps  à  la  trêve  de  Malestroit,  *  repassa  en  Angleterre, 
et  revint  continuer  la  guerre  en  Bretagne,  où  il  ne  mourut  que  le 
25  septembre  1345. 

X 

L'écrivain  flamand,  si  prodigue  d'éloges  envers  le  comte  de  * 
Montfort ,  ne  pouvait  manquer  de  traiter  avec  plus  d'égards  sa 
femme  Jeanne  de  Flandre,  à  titre  de  gloire  nationale.  C'est  le 
dernier  personnage  sur  lequel  j'appelle  l'attention,  avant  de  signaler 
dans  les  chroniques  de  Valenciennes  une  quatrième  source  d'er- 
reurs aussi  dangereuse  que  les  précédentes,  et  plus  compromettante 
encore  pour  sa  réputation  d'historien, 

A  entendre  Froissard ,  la  fille  du  comte  Robert  de  Flandre  s'est 
signalée  par  des  exploits  de  courage  que  rien  n^égale.  Mais, sans 
m'arrêter  à  prouver  qu'il  y  a  du  louche  et  de  l'équivoque  dans  cette 
réputation  d'amazone  et  de  femme  incomparable  attribuée  à]  une 
princesse  *  dont  les  annalistes  flamands  et  français ,  anglais  et  bre- 
tons, ^u  moins  ceux  qui  oïit  écrit  avant  le  chroniqueur  de  Valen- 
ciennes, connaissent  à  peine  le  nom,  je  ne  veux  éclaircir  ici  qu'un 
seul  point.  Il  est  capital,  je  crois,  et  il  aura  pour  conséquence  im- 
médiate de  faire  crouler  la  meilleure  partie  de  cet  édifice  de  fables 
et  de  mensonges  élevé  à  la  g^re  de  la  comtesse  de  Mon  Iforl.Il 
s'agit  de  savoir  si  Jeanne  de  Flandre,  au  lieu  de  fuir  timidement 
après  la  trêve  (ie  Malestroit  (janv.  1343)  et  de  chercher  urf  refuge 

*  Cbroniçon  Briocence ,  ann.  1545. 

2  1'  Le  second  continuateur  de  Nangis  (i 340-1 367)  et  Tauteur  des  Grandes 
chroniques  de  France,  parlent  une  fois  ou  deux  de  Jeanne  de  Flandre ,  mais  sans 
lui  donner  aucun  éloge.  '  * 

2°  It.  Gilles  de  Muis;  Tauleur  est  mort  vers  1356;  sa  chronique  a  été  publiée 
en  1841  par  l'Académie  royale  de  Belgique,  en  même  lemps  qu'une  aneienne  chro-  « 
nique  française  de  Flandre  (1335  à  135ô),  où  le  nom  de  Jeanne  de  Flandre  n'est 
même  pas  prononcé. 

3'  Il  en  est  de  môme  des  anciennes  chroniques  bretonnes,  qu'on  peut  consulter. 
{Preuves  de  Bret.,  1. 1).  It.  Guillaume  de  Saint-André,  le  panégyriste  officiel  de  la  maison 
de  Montfort. 

4*  Quant  aux  chroniqueurs  anglais:  Adam  de  Mormouth,  Walsinghang,  Knyghton, 
ils  ne  mentionnent  aucun  des  faits  d'armes  accomplis  par  la  comtesse. 


Digitized  by  VjOOQiC 


DE  l'autorité  de  froissard.  125 

en  Angleterre,  eut  le  courage  de  rester  en  Bretagne  et  de  fixer  sa 
résidence  à  Hennehont,  pour  de  là  continuer  à  tenir  le  timon  des 
affaires  politiques  et  militaires.  Froissard  l'affirme  hardiment  '  et 
son  opinion ,  adoptée  d'abord  trop  légèrement  et  sans  preuve  par 
Lebaud ,  n'a  pas  manqué  depuis  lors  d'être  admise  avec  la  même 
complaisance  par  les  historiens  français  et  bretons;  mais  au  fond  il 
n'en  est  rien. 

Le  chroniqueur  de  Valenciennes  a  fait  fausse  route  celte  fois 
encore  et  a  précipité  dans  son  erreur  ceux  qui  l'ont  suivi*inconsidé- 
rément.  J'en  ai  pour  garants  incontestables  deux  annalistes  bien 
autrement  dignes  de  foi  que  Froissard ,  et  de  plus  j'en  trouve  la 
preuve  irréfragable  dans  les  actes  publics  d'Angleterre  et  de  Bre- 
tagne. Ce  point  d'histoire  mérite,  on  le  voit,  d'être  éclairci;  il  me 
sera  donc  permis  d'entrer  dans  quelques  détails,  afin  de  bien  établir 
que  l'opinion  de  Froissard  est  l'opposé  de  la  vérité. 

Voici  d'abord  ce  que  dit  à  ce  sujet  le  chroniqueur  contemporxiin 
et  officiel  de  la  cour  de  Westminster,  Adam  de  Mormouth,  chanoijie 
de  Londres,  celui  pour  qui  les  archives  les  plus  secrètes  de  la  cour 
d'Edouard  III  n'avaient  pas  de  mystère  ^  Après  avoir  raconté  comment 
le  monarque  anglais,  en  reprenantla  merpour  repasser  dans  la  Grande- 
Bretagne,  fut  assailli  par  une  furieuse  tempête  qui  dispersa  sa  flotte, 
il  conclut  ainsi  :  «  La  duchesse  de  Bretagne  qui,  avec  son  fils  et  sa 
»  fille,  faisait  partie  de  l'escadre  royale,- fut  rejetée  sur  la  côte  de 
»  Devonshire  et  passa  le  carême  à  Oxford.  » 

^  Le  chantre  attitré  de  la  maison  de  Montfort,  Guillaume  de. 
Saint-André,écrivait  vers  1387,  et  connaissait  par  lui-même  tous 
les  faits  qu'il  raconte.  Or,  il  avoue  à  son  tour  qu'après  la  conclusion 
de  la  trêve  de  Maleslroit,  «  Jeanne  de  Flandre  et  son  fils  furent 
»  réduits  à  s'en  aller  tristement  en  exil,  comme  poures  (pauvres) 
»  gens  en  tapinage,  sans  amis  ne  biens.  »  . 

*  Froissard ,  1. 1,  p.  179,  260  et  304. 

*  Adam  Marimuth.  Chronica  sut  femporw  (1303-1346).   Londres,  1848,  in-8% 
anno  1343  :  <  DucissaBritanràœ  cumfilio  et  filia  applicuerunt  in  Devoniam  et  pcr  iotam . 
■  quadragesimam  morahantur  Oxoniœ.  » 

^  Guill.  de  S.-André,  p.  255-265,  apud  Charriére,  loc.  citalo,  t.  ii,  p.  435. 


Digitized  by 


Google* 


126  DE  l'autorité  de  FROlSSAItD. 

Peut-on  donner  un  démenti  plus  formel  aux  assertions  de  la 
chronique  flamande  ? 

Les  documents  diplomatiques  d'Angleterre  confirment  aussi  ce 
fait  de  la  manière  la  plus  authentique.  Ainsi,  au  mois  de  juillet 
1344  S  le  roi  Edouard  III  considérant  le  triste  état  d'abandon  dans 
lequel  se  trouvait  celle  qui  avait  espéré  ceindre  la  couronne  ducale 
de  Bretagne  par  l'appui  de  ses  armes,  et  songeant  ji  pourvoir  à  son 
entretien  sur  les  frais  du  trésor  anglais ,  lui  assignait  pour  demeure 
le  château  de  Tykill,  et  chargeait  un  des  oi&ciers  de  sa-  cour  de 
veiller  à  l'exécution  de^  cette  ordonnance  royale.  I^  comtesse  de 
Montfort  n'était  donc  pas  alors  en  Bretfigne  et  n'espérait  guère  y 
rentrer  de  sitôt. 

Il  y  a  loin  sans  doute  de  cette  condition  c  i^exilés  sans  abri  et 
»  sans  ressource,  obligés  de  mendier  le  pain  de  l'étranger,  »  à  la 
situation  pleine  de  gloire  et  d'éclat  que  le  prévôt  de  Chimay 
attribue  à  la  mère  et  au  fils.  Mais  qu'y  faire?  les  deux  opinions  ne 
jouissent  pas  évidemment  d'une  égale  probabilité. 

Les  actes  publics  postérieurs  à  celui  .du  4  juillet  nous  portent 
aussi  à  croire  que  la  comtesse  de  Montfort  resta  jusqu'à  la  mort 
dans  son  exil  et  ne  reparut  pas  dans  sa  patrie  d'adoption.  Les 
afiaires  de  Bretagne  continuèrent,  en  effet,  à  donner  bien  de 
l'occupation  au  fils  d'Edouard  II  *.  Le  monarque  anglais  ne  cessa 
d'envoyer  fréquemment  de  nouvelles  troupes,  d'instituer  des  lieu- 
tepants  généraux  pour  tout  le  duché ,  ou  des  capitaines  pour  les 
villes  eC  les  forteresses ,  de  disposer,  à  son  gré,  des  honneurs,  des 
dignités  et  des  biens  ;  mais  dans  aucun  de  ces  documents  officiels 
il  n'est  question  i^i  de  la  comtesse  de  Montfort,  ni  de  l'assentiment 
qu'elle  donne  à  tant  de  mesures  arbitraires  et  tyranniques.  Qu'en** 
conclure?  sinon  qu'elle  n'avait  pas  regagné  la  Bretagne;  car,  anté- 
rieurement à  la  trêve  de  Malestroit,  les  actes  publics  étaient  rendus 
en  son  nom,  ou  au  moins  on  y  parlait  d'elle. 

N'avons-nous  pas  encore,  pour  appuyer  notre  thèse,  l'aveu  formel 


*  Rymer»  t.  v,  p.  418,  acle  da  4  jaillet  1344. 

*  V.  Rymer,  t.  v  et  vi.  Passimact.  publica  ad  februam  ann,  1343,  ad  octob.  1384. 


Digitized  by  VjOOQiC 


DE  l'autorité  de  froissard.  127 

'  de  son  jeune  fils  Jean  IV,  qui  connaissait  sans  doute  ces  faits  mieux 
que  personne?  Or,  à  la  date  du  7  juillet  1362,  il  faisait  la  déclaration 
suivante,  dont  je  prends  acte,  comme  d'un  point  important  :  * 

€  NostrePiere  (Père),  le  roi  d'Angleterre asoustenu  nos  guerres 

>  en  Bretaigne  par  li  et  par  ses  gens;  il  a^nmirri nostre personne 
»  jusques  encéa  (aujourd'hui)  à  grands  frès  de  lai.  > 

Ces  paroles,  répétées  *  dix  fois  parle  même  Jean  IV  dans  d'autres 
déclarations  du  même  genre ,  sont  claires  par  elles-mêmes  et  n'ont 
pafrbesoin  d'être  commentées.  Mais  ne  prouvent-elles  pas  avec  évi- 
dence que  le  rôle  éclatant  qu'on  fait  jouer  à  Jeanne  de  Flandre  en 
1343  et  dans  les  années  suivantes  est  une  pure  fiction,  et  n'a  aucun 
fondement  authentique  dans  l'histoire?  C'est  tout  ce  que  je  voulais 
établir  pour  achever  de  mettre  dans  tout  son  jour  combien  Froissard 
mérite  peu  de  créance  sur  l'article  des  personnages  auxquels  il  fait 
remplir  un  rôle  important  dans  la  querelle  de  Bretagne. 


XI 


Il  y  aurait  bien  à  dire  aussi  '  sur  les  invraii^mblances  dont  four- 
millent les  mêmes  chroniques,  et  même  sur  certaines  contradic- 
tions qu'on  y  rencontre  ;  mais  j'ai  promis  de  ne  plus  toucher  qu'un 
point.  Je  vais  donc  rechercher  à  quelles  sources  notre  auteur  a 
puisé  ses  renseignements,  et  c'est  par  là  que  je  finirai. 

Il  a  été  question  plus  haut  du  séjour  que  Froissard  avait  fait  dans 

les  principales  cours  royales  ou  féodales  de  l'Europe.  On  comprend 

•«ans  peine  que  ces  cours,  surtout  celles  de  Paris  et  de  Londres , 

r 

*  Rymer,  t.  vi,  p.  381.  Preuv.  de  Bretagne,  t.  i,  f.  1351. 

2  Preuv.  de  Brel.,  1. 1,  col.  1673  et  t.  u,pass. 

3  Je  ne  puis  m'étendre  sur  les  invraisemblances  de*  Froissard,  car  il  faudrait  citer 
des  pages  entières.  Quant  aux  contradictions,  voir  ce  qu'il  dit  p.  128  et  p.  135  du  comte 
de  Monlfort,  tour  à  tour  frère  germaip,  puis  simple  frère  utérin  de  Jean  III  ;  it. 
p.  163  et  169,  Girard  de  Rochefort ,  capitaine  de  Jugon  pour  Charles  de  Blois, 
combat  en  même  temps  sous  les  murs  de  Vannes  en  faveur  du  comte  de  Montfort, 
etc. 


t. 


Digitized  byVjOOQlC 


128  DE  l'autorité  de  froissard. 

lui  offraient  de  grandes  facilités  pour  rassembler  les  matériaux  de 
l'ouvrage  qu'il  méditait,  en  le  mettant  en  rapport  avec  la  plupart . 
des  grands  personnages  de  l'époque,  et  en  ouvrant  à  ses  investiga- 
tions le  vaste  trésor  des  actes  officiels  et  des  documents  diplomati- 
ques. Le  chanoine  de  Valenciennes  était  donc  en  même  temps  à  la 
double  et  abondante  source  des  renseignements  oraux  et  des  rensei- 
gnements écrits.  Il  pouvait  y  puiser  à  loisir,  mais,  pour  le  faire  avec 
prorit,il  fallait  y  apporter  deux  qualités  indispensables  :<l'abordle  zèle 
du  travail,  puis  un  sage  discernement  dans  le  choix  des  élémehts.On 
comprend  facilement,  en  effet,  que  les  renseignements  oraux  qui 
parvenaient  à  Froissard ,  c'esl-à-dire  les  récils  des  batailles,  des 
sièges,  ou  des  événements  politiques,  faits  de  vive  voix,  même  par 
des  témoins  oculaires,  avaient  le  plus  souvent  besoin  d'èlre  rectifiés 
et  complétés  pour  être  dignes  de  l'histoire.  Les  défaillances  de  la 
mémoire,  la  chaleur  du  débit,  souvent  même  la  passion  et  l'esprit 
de  parti  expliquent  trop  les  lacunes  et  les  erreurs  de  narrations  de 
ce  genre  recueillies  au  milieu  des  fêtes  et  des  plaisirs. 

Le  devoir  d'un  auteur  sérieux  dans  ces  circonstances  était  tout 
tracé.  Il  devait  soumettre  les  renseignements  venus  d'une  telle 
source  au  contrôle  sévère  des  documents  officiels.el  des  monuments 
originaux  toutes  les  fAs  que  cela  était  possible  ;  mais,  pour  le  faire, 
il  aurait  fallu  se  condamner  pendant  des  semaines  et  des  mois  aux 
rudes  labeurs  de  l'étude  et  aux  fatigues  prolongées  de  l'érudition. 
Malheureusement  Froissard,  esprit  léger  et  superficiel,  comme  il  a 
été  dit,  ennemi  de  toute  gêne,  n'était  pashomme  à  entreprendre  de 
tels  travaux,  et  je  crois  pouvoir  affirmer  qu'il  n'eut  jamais  aucun 
souci  de  compulser  les  actes  publics  et  les  documents  çontempor 
rains.  En  voici  quelques  preuves,  qui  ne  me  paraissent  que  trop 
convaincantes. 

On.a  déjà  vu  plus  haut,  à  propos  du  comte  et  de  la  comtesse  de 
Hontfort^  comment  le  chroniqueur  avait  adopté  les  opinions  les  plus 
fausses,  uniquement  faute  d'avoir  consulté  le.s  documents  diploma- 
tiques de  la  cour  de  Westminster.  Il  serait  inutile  de  revenir  sur  ce 
thème,  je  rappelle  seulement  ces  faits  comme  premières  pièces  de 
conviction. 


Digitized  by  VjOOQIC 


DE  l'autorité  de  froissard.  139 

J'ai  dit  aussi  que  la  trêve  de  1342  *  si  bien  gardée  pendant  près 
de  neuf  mois,  n'avait  jamais  eu  d'existence  que  sous  la  plume  du 
chroniqueur. 

II  avance  également  ^ns  hésiter  '«que  les  trêves  de  1343  furent 
»  moult  bien  gardées  de  part  et  d'autre.  »  Or,  trente  documents  *  of- 
ficiels émanés  des  chancelleries  d'Avignon,  de  Paris  et  de  Londres, 
constatent  que  les  choses  se  passèrent  tout  autrement,  et  que 
la  trêve  de  Malestroit  eut  à  peine  un  léger'  commencement  d'exé* 
cution. 

Plus  bas,  il  soutient,  avec  la  même  outrecuidance  *,  c  que  les 
»  triêves  de  Bordeaux  (mars  1357),  ne  s'occupèrent  ni  du  roi  dt 
>  Navarre,  ni  delà  duchié  de  Bretaigne.  «  Or,  le  texte  authentique 
mentionne  expressément  les  clauses  particulières  à  Tun  et  l'autre 
pays. 

Enfin  quel  homme,  un  peu  au  courant  des  annales  du  xrv®  siècle 
peut  ignorer  que  le  traité  qui  mit  fin  aux  guerres  de  Bretagne  fut 
conclu  à  Guérande  (11  avril  1365)?  Cependant  Froissard  ne  craint 
pas  ^  de  nous  cUpe  que  cette  paix  fut  conclue  à  Quimper-Corentin, 
et  d'entrer  à  cette  occasion  dans  les  détails  les  plus  circonstanciés, 
et  par  suite  les  plu^s  faux. 

Est -il  nécessaire  de  prouver  plus  longuement  que  le  chroniqueur 
de  Valenciennes  n'a  jamais  eu  aucun  souci  de  consulter  les  docu- 
ments contemporains?  Aussi  il  ne  les  cite  pas  d'habitude  ^  et  n'in- 
voque guère  que  la  tradition  orale  à  l'appui  de  ses  assertions. 
Cependant  il  s'est  avisé  une  fois  d'analyser  le  célèbre  arrêt  de 
Conflans,  qui  décerna  le  duché  de  Bretagne  à  Charles  de  Blois. 
^  Rien  de  plus  infidèle  que  cette  analyse.  Le  morceau  mérite  poiir 
cela  même  d'être  cité  dans  le  texte  original 

*  Froissard,  1. 1,  p.  162,  163, 166.  * 
aU)id.,p.260. 

'  Rymer,  t.v,T).  439,451,  etc. 

*  Froissard,  1. 1,  p.  368. 
-  »  Ibid.,  p.  500. 

^  V.  BachoD,  t.  III,  p.  513  et  seq.;  il  cite  un  grand  nombre  de  passages  où  le  chro- 
niqueur fait  connaître  sar  quelles  autorités  il  s'appuie.  Or,  ce  sont  tous  des  témoi-* 
^gnages  oraux,  un  seul  excepté. 


Digitized  by  VjOOQiC 


130  DE  l'autorité  de  froissârd. 

«  *  JiBS  pairs  et  barons  de  France  adjugièrent  la  duchié  de  Bre- 
»  laigne  à  messire  Charles  de  Blois,  pour  deux  raisons  :  l'une  pour 
»  tant  que  le  comte  de  Montfort  était  d'un  autre  père,  qui  onques 

»  duc  n'avait  esté; l'autre  parce  que  lec^t  comte  l'avait  relevée 

>  d'autre  seigneur  que  du  roi  de  France et  aussi  parce  qu'il 

»  avait  trespassé  le  commandement  de  son  seigneur  le  roi  et  brisé 
»  son  arrêt  et  sa  prison,  et  s'en  était  parti  sans^ongié.  > 

On  tombe  des  nues  lorsque  l'on  coitipare  ^  le  texte  authentique 
de  l'arrêt  en  question  avec  cette  analyse,  qui  devrait  cependant 
en  être  le  résumé  fidèle  et  exact,  car  il  n'y  a  pas  un  seul  mot  de 
wai  dans  ce  que  dit  la  chronique.  Les  pairs  de  Goùflans  reconnais-' 
Bent  à  bon  droit  dans  leur  sentence  '  que  Jean  de  Montfort  était  fils 
et  frère  de  duc^  mais  ils  se  gardent  bien  d'accuser  de  félonie  celui 
qui  implorait  alors  en  sujet  fidèle  la  sentence  de  spn  suzerain. 
Encore  moins  y  est-il  question  dé  prison  et  de  captivité,  vis-à-vis 
d'un  puissant  vassal,  qui  n'avait  encore  subi  jusque-là  aucun 
outrage  semblable. 

Veut-on  voir  quelle  difi'érence  il  y  a  entre  écrir€|§tiistoire  sur  des 
rapports  trompeurs  et  l'écrire  pièces  en  main,  et  avec  le  zèle  de  la 
vérité  et  de  la  justice?  qu'on  me  permette  de  citer  un  contemporain 
deFroissard.  Voici  l'analyse  que  nous  a  laissée  des  procédures  de 
Conflans  l'écrivain  qui  a  retracé  dans  les  Grandes  Chroniques  de 
France  le  règne  de  Philippe  VI. 

V    Charles  de'  Blois  *  disait  dans  ]e  plaidoyer  où  il  revendiquait 
la  succession  ducale  de  Jean  III  e:  que  par  raison  de  coustume 

*  Froissard,  1. 1,  p.  135. 

a  Preuv.  de  Bret.,  1 1,  c.  1421. 

'  L'ignorance,  de  Froissard  est  vraiment  ici  impardonnable ,  puisqu'elle  porte 
sur  le  fonds  même  du  grave  débat  qui  s'agitait  entre  Charles  de  Blois  et  le 
comte  dejlontfort.  On  a  voulu  rejeter  la  faute  sur  les  copistes,  parce  qu'en  effet 
Froissard,  quelques  pages  plus  haut  (p.  428)  avait  dit  avec  vérité  que  Jean  de  Mont- 
fort était  fils  d'Arthur  II,  mais  Terreur  est  bien  son  fait  et  lui  est  si  personnelle, 
que  dans  une  dernière  révision  de  son  œuvre,  il  a  effacé'  le  premier  passage  pour  ne 
laisser  subsister  que  le  second  dans  l'un  et  l'autre  endroit.  V.  Froissard,  édition  de 
M.  Kerwyn  de  Lettenhove. 

.  *  Grandes  Chroniques  de  France,  éditées  par  M.  Paulin  Paris.  Paris,  1846,  in-fol. 
c.  1346. 


Digitized  byVjOOQlC 


DE  L'AUTORITÉ  DE  FROISSARD.  i3l 

TU  approuvée  et  courant  par  toute  Bretaigne^  se  aucun,  tant  noble 
»  comme  non  nobl^,  trespassait  sans  hoir  de  son  corps  et  eusl  frères, 
]^  le  4)remier-né  après  le  mort  posséderait  l'hérilaige  el  la  seigneu- 
»  rie.  Hais  soit  donné  qu'il  eust  plus<Mrs  frères,  et  encores  soit 
»  donné,  que  celui  qui  est  secondement  né,  ne  roourust  devant  le 
»  pr^nier-né  (comme  Guy  de  Bretagne,  père  de  la  femme  de 
>  Charles  de  Blois  ),  toutes  voies  se  celui  secondement  né  avait 
»  hoirs  de  son  corps  mâle  ou  femelle  (Jeanne  de  Penthièvre  était 
-»  dans  ce  cas)  icelui  hoir  devant  tous  les  autres  frères  après  la 
»  mort  du  premier-né,  serait  héritier  et  joirait  de  l'héritaige,  > 

Onne peut  résumer  plus  fidèlçment  et  plus  clairement  le  plai- 
doyer du  gendre  de  Guy  de  Bretagne.  La  réplique  de  Jean  de 
Hontfort  se  trouve  également  renfermée  tout  entière,  pour  ce  qu'elle 
avait  d'important,  dans  les  deux  lignes  qui  suivent  : 

€  Le  comte  de  Montfort  disait  que  la  coustume  entre  les  non- 
»  nobles  courait;  toutes  vojes  entre  les  nobles  et  mesmement entre 
»  les  princes,  elle  n'avait  nul  lieu.  » 

On  se  trouvait  donc  en  présehce  de  ileux  assertions  contradic- 
toires sur  le  point  capital  du  débat,  le  seul  véritablement  en  cause , 
à  savoir,  sur  l'état  des  Coustumes  particulières  de  là  Bretagne  en 
matière  de  succession. 

«  Mais  la  cause  fut  menée  à  la  parfin  par  plusours  saiges  et 
\  experts,  et  mesmement  par  plusours  évesque^  dudit  pays.  » 

L'auteur  veut  dire  qu'on  procéda  à  une  enquête  juridique  sur 
Pétat  des  coutumes  bretonnes,  et  qu'on  fit  venir  du  pays  même  dans 
ce  dessein  des  témoins  compétents  et  dignes  de  foi  '.  Il  conclut 
ainsi  : 

«  Alors,  la  devant  dîste  coustume  fu  suffisamment  prouvée,  et 
»  fu  dist  par  arrest,que  le  roi  devait  recevoir  et  investir  ledit 
»  Charles  à  l'hommaige  delà  duchié  deBretaigne.  » 

Cette  citation  est  un  peu  longue,  mais  elle  confirme  trop  bien  la 
vérité  de  l'opinion  que  j'ai  essayé  ici-même  de  mettre  en  lumière  % 

,    *  V,  Procès-verbal  de  Tipterrogatoire  des  témoins,  Ms.  des  Blancs^Manteaux, 
n*73. 
^  Revue,  n*  de  sept.  1870. 


.Digitized  by,LjOOQlC 


132  DE  l'autorité  de  proissard. 

* 

pour  que  je  laissasse  passer  Toccasion  d'en  rappeler  le  souvenir  au 
lecteur.  Elle  établit  aussi ,  mieux  qjie  beaucoup  d'autres  arguments, 
que  Proissard  pouvait  et  devait,  à  l'exemple  de  son  contemporain, 
consulter  les  actes  publics  et  les  documents  officiels,  s'il  avait 
souci  de  faire  une  œuvre  digne  de  passer  à  la  postérité.  Il  a  donc 
commis  une  faute  inexcusable  en  ne  se  livrant  pas  à  un  labeur  si 
nécessaire. 

C'était  le  dernier  point  que  je  m'étais  proposé  d'éclaircir,  et  il 
doit  avoir,  de  nos  jours  surfont,  une  Importance  capitale.  Car,  au- 
jourd'hui plus  que  jamais,  rhistoire  veut  être  digne -de  sa  noble 
mission ,  en  se  montrant  constamment  vraie  autant  que  sérieuse  et 
impartiale.  Les  on-dit,  les  rapports  fabuleux  ou  simplement  incertains 
sont  regardés,  à  bon  droit,  comme  le  fléau  de  la  science  et  ne  sont 
plus  de  saison.  Nos  contemporains  estiment  avec  raison  à  la  plus 
haute  valeur  les  documents  originaux ,  et  recherchentle  texte  des 
actes  publics  avec  une  sollicitiide  infatigable. 

Qu'on  juge  maintenant,  en  présence  de  pareilles  considérations, 
si  les  procédés  de  Proissard  en  histoire  sont  faits  pour  nous  rassu- 
rer, et  si  la  manière  dont  il  a  recueilli  ses  renseignements  peut  ins- 
pirer quelque  confiance  aux  esprits  sérieux ,  qui  étudient  les  mo- 
numents du  passé  pour  y  trouver,  non  un  mélange  confus  de  faits 
controuvés  ou  fabuleux,  mais  la  vérité,  pure  et  exempte  d'erreur. 


XII 


Au  moment  de  résumer  et  de  conclure  ce  travail,  je  sens  le  be- 
soin de  rappeler  aux  lecteurs  qui  trouveraient  ma  critique  un  peu 
sévère,  qu'elle  est  cependant  fondée  sur  les  principes  de  la  justice 
la  plus  impartiale.  En  outre,  elle  ne  s'étend ,  après  tout,  qu'à  une 
partie  assez  restreinte  des  volumineuses  chroniques  du  chanoine 
de  Valenciennes. 

Je  n'ai,  en  effet,  attaqué  que  l'historien  du  duché  de  Bretagne 
au  xivo  siècle.  L'annaliste  des  guerres  de  France,  d'Angleterre^  de 
Flandre,  d'Ecosse,  d'Espagne,  a-t-il  été  mieux  renseigné?  Je 


Digitized  by  VjOOQIC 


DE  L^AUTORITÉ  DE  FROISSARD.  133 

l'ignore  et  ne  m'en  suis  point  occupé,  laissant  ce  soin  aux  futurs 
éditeurs  du  prévôt  de  Chimay  *.  Il  m'a  suffi  d'établir  quatre  points 
principaux,  dans  la  sphère  circonscrite  que  je  m'étais  tracée. 

J'ai  prouvé  d'abord  que  Froissard  connaissait  peu  la  carte  géo- 
graphique de  la  Bretagne.  On  a  vu,  en  second  lieu,  que  la  chronolo- 
gie de  sa  chronique  n'était  pas  moins  en  défaut.  J'ai  constaté,  en 
troisième  lieu ,  qu'en  ce  qui  concernait  les  personnes ,  ses  asser- 
tions et  par  suite  ses  appréciations  étaient  souvent  hasardées,  ou 
même  notoirement  fausses  et  calomnieuses.  Enfin,  on. vient  de  voir 
que  l'auteur  manquait  absolument  de  critique.  Tels  sont  les  vices 
malheureux  qui  déparent  un  récit  d'ailleurs  plein  d'intérêt  et  de 
charme  sous  le  rapport  du  style. 


xm 


Je  dois  ajouter,  pour  donner  aux  •observations  critiques  qu'on 
vient  de  lire,  toute  la  portée  dentelles  sont  susceptibles,  que  ce 
qui  vient  d'être  dit  de  Froissard,  doit  s'appliquera  fortiori^  d'abord 
à  son  maître  et  devancier  Jean  le  Bel ,  puis  à  ses  nombreux  compi- 
lateurs et  continuateurs,  entre  lesquels  il huiàisiinguerV Ancienne 
Chronique  de  Flandre,  connue  sous  le  nom  de  Denys  Sauvage,  son 
premier  éditeur.  Quelques  détails  sur  ces  deux  auteurs  sont  ici  né- 
cessaires. • 

Jean  le  B«l ,  personnage  fort  considéré  de  son  temps  dans  les 
cours  de  Flandre  et  d'Angleterre,  était  chanoine  de  Saint-Lambert 
de  Liège ,  et  commença  à  rédiger  les  Chroniques  générales  de  son 
temps,  qu'il  acheva  pour  les  années  1326-1356  '.  Cet  ouvrage,  de- 
meuré inédit  jusqu'ici,  vient  d^être  mis  au  jour  par  les  soins  de 
l'Académie  royale  de  Belgique.  Or,  il  suffit  de  comparer  ce  texte 

*■  Je  crbis  savoir  que  M.  Luce  s*en  occupe  aclivement.  Le  public  a  droit  d'atlendre 
de  ce  savant  éditeur  un  travail  de  grand  mérite.  L'excellente  préface,  mise  en  tête 
^dela  Chronique  des  quatre  premiers.  Valois,  nous  est  un  sur  gfllintdc  ce  que  sera  Tin- 
troductioB  de  la  nouvelle  édition  des  œuvres  de  Froissard. 

^  Chroniques  de  Jean  le  Bel',  etc.,  publiées  par  M.  Polain,  Bruxelles,  1864, 
2  iB-8*, 


Digitized  by 


Google 


134  DE  l'âutorhiS  de  froissabd. 

avec  celui  du  premier  livre  de  Froissard  pour  reconnaître  que  le 
chanoine  de  Yalenciennes  n'a  point  fait  sur  cette  période  une  œuvre 
qui  lui  fût  propre,  mais  s'est  contenté, de  reproduire,  avec  quelques 
légères  modifications  de  style,  le  travail  antérieur  du  chanoine  de 
Saint-Lambert.  Le  premier  est  le  texte  primitifs  le  second,  c'est 
ce  mënje  Cexte  remanié.  C'est  assez  dire. aussi  que  toutes  mes 
observations  critiques  s'adressent  en  première  ligne  à  Jean  le  Bel , 
et  lui  sont  de  tout  point  applicables.  Il  serait  donc  inutile  de  s'y 
arrêter  plus  longuement. 

^  Quant  à  l'auteur  anonyme  de  l'ancienne  chronique  de  Flandre, 
connu  à  tort  sous  le  nom  de  Denys  Sauvage,  son  premier  éditeur 
(1561), il  écrivait  environ  un  siècle  après  Froissard,  dans  les  pre- 
*  mières  années  du  règne  de  Charles  VIII  (1490),  car  on  trouve 
l'épitapbe  duj[)ère  de  ce  roi,  Louis  XI,  sur  les  derniers  feuillets  de 
son  manuscrit.  Par  suite,  il  se  trouve  trop  éloigné  des  temps  de 
Charles  de  Blois  pour  parler^bde  visu  vel  audits,  de  la  guerre  de 
la  succession  de  Bretagne  ,  et  cependant  il  ne  cite  jamais  les  au- 
torités sur  lesquelles  il  appuie  les  détails,  parfois  nombreux  et 
circonstanciés ,  qu'on  ne  trouve  que  dans  sa  compilation. 

En  outre,  plusieurs  endroits  ont  plus  l'apparence  de  la  fable  et  du 
roman  que  d'une  histoire  sérieuse,  tant  l'imagination  y  joue  un 
grand  rôle,  et  tant  les  invraisemblances  s'y  multiplient. 

Tels  sont,  par  exemple ,  les  exploits  et  les  vengeances  de  Jeanne 
de  Belleville ,  mère  du  Connétable  de  Clisson.  Je  ne  fiuis  entrer  à 
cette  occasion  dans  une  discussion ,  qui  serait  déplacée  ici ,  et 
n^'entrainerait  trop  loin  de  mon  sujet,  mais  je  dois  au  moins  faire 
remarquer  que  le  chroniqueur  s'appuie ,  comme  point  de  départ , 
sur  le  prétendu  séjour  de  la  comtesse  de  Montfort  à  Hennebont  y 
après  la  trêve  de  Malestroit.  Or,  il  a  été  prouvé  amplement,  plus 
haut,  que  ce  séjour  était  une  pure  fiction.  Si  la  base  croule,  que 
penser  de  l'édifice  lui-même  ?  Cet  anonyme  est  cependant,  à  ma 

3  Chronique  généf^  de  Flandre ,  par  Denys  Sauvage,  Lyon,  1562,  in-fol. 

Lelong,  t.  iii,  n*  39,369,  prétend  que  le  texte  primitif  ne  s'étendait  que  jusqu'à 

"  Tannée  1384 ,  mais  le  manuscrit  de  cette  môme  chronique,  publié  récemment  par 

l'Académie  royale  de  Belgique ,  sous  le  titre  de  Chroniques  générales  des  Pays-Bas, 

etc.,  -présente  l'épitaphe  du  roi  Louis  XI ,  qui  sert  de  base  à  mon  argumentation,. 


Digitized  by  VjOOQ  IC 


DE  l'autorité  de  froissard.  135 

connaissance  du  moins,  le  seul  auteur  ancien  sur  lequel  repose 
celle  partie  des  traditions  clissoniennes.  ^ 

Quoi  qu'il  en  soit  d'ailleurs  de  ce  point  particulier ,  on  doit  toii- 
jours  dire,  en  thèse  générale,  qu'un  auteur  anonyme,  postérieur  de 
près  d'un  siècle  et  demi ,  et  étranger  à  la  Bretagne ,  ne  peut  faire 
par  lui-même  autorité.  Par  conséquent,  Duchesne  {Histoire  de  la 
maison  de  CMHllon)  et  les  historiens  de  France  et  de  Bretagne  ont 
été  mal  inspirés,  lorsqu'ils  ont  attribué  à  cet  anonyme  flamand 
une  valeur  historique  injustiflable. 

XIV 

Me  voici  arrivé  au  terme  de  la  difficile  carrière  que  j'ai  essayé  de 
parcourir.  Il  serait  inutile  de  m'arrèler  longuement  à  formuler  des 
conclusions,  qui  ont  été  déjà  suffisamment  indiquées  et  qui  res- 
sortent  assez  de  tout  ce  qui  précède.  Le  lecteur  est  à  même  de  ju- 
ger en  pleine  connaissance  de  cause,  si  les  récils  de  Froissard  et 
des  deux  autreà  auteurs  dont  il  vient  d'être  question,  méritent  cré- 
ance, en  ce  qui  touche  particulièrement  notre  duché  de  Bretagne. 
Leur  témoignage,  considéré  sous  ce  point  de  vue  spécial,  ne  doit 
guère  êtm  pris  en  considération,  si  je  ne  me  trompe,  toutes  les  fois 
qu'il  est  isolé ,  et  dépourvu  de  tout  autre  appui. 

Est-ce  à  dire  qu'il  faille  bouleverser  toute  une  période  importante 
de  notre  histoire  nationale,  et  la  refaire  à  neuf?  Nullement.  Sans 
doute ,  il  y  aurait  lieu  de  revenir  sur  certains  faits  adoptés  trop 
complaisamment,  et  sur  quelques  appréciations  hasardées  ou  même 
erronées  et  calomnieuses.  Hais,  après  tout ,  la  première  phase  de 
la  Guerre  de  la  succession  (mai  1341 ,  fév.  1343)  est  à  peu  près  seule 
en  cause,  et  j'ai  indiqué  dans  le  cours  de  ce  travail  les  principales 

*  Je  prie  M.  Péhant  de  in*Qj[cuser,  si  je  parle  ainsi  Je  la  femme  qu'il  a  chantée  récem- 
ment avec  tant  de  verve  et  de  patriotisme.  Ma  critique  ne  s'adresse  nullement  à  lui  ; 
on  sait  assez  que  la  poésie  doit  avoir  toute  liberté  de  déployer  ses  ailesv  et  de  recueil- 
lir toutes  les  traditions  qui  peuvent  donner  de  Téclat  à  ses  ftros,  mais  il  n'en  est 
pas  de  même  dciThistoire;  et  l'auteur  de  l'art.  Clisson»  dans  la  Biographie  Bretonne, 
'  eût  bien  fait  de  se  demander  si  l'anonyme  flamand ,  dont  il  reproduit  les  assertions 
avec  tant  de  complaisance ,  était  digue  dt  foi  ou  sans  autorité. 


Digitized  by  VjOOQiC 


136  DE  l'autorité  de  froissard. 

rectifications  qui  ont  besoin  d'être  faites.  Froisi^ard  j  ou  plutôt  son 
devancier  Jean  le  Bel,  s'était  donné  ici  trop  libre  carrière,  en  met- 
tant sur  le  compte  de  Jeanne  de  Flandre  et  de  ses  partisans  mainte 
prouesse  et  maint  exploit  militaire ,  dont  il  serait  impossible  d'éta- 
blir la  vérité.  Semblablement,  il  avait  trop  rabaissé  Charles  de 
Blois  et  ses  partisans. 

Les  choses  cliangent  de  face  après  cette  date  de  1343.  Les 
annalistes  flamands  deviennent  plus  sobres  de  détails  et  ne«  ra- 
content plus  que  quelques  épisodes  de  la  guerre,  en  sorte  que  la 
critique  n'a  plus  guère  occasion  de  réfuter  leurs  allégations.  Tel 
est  le  jugement  motivé  que  je  crois  devoir  porter  Sur  Froissard  et 
les  deux  autres  chroniqueurs  nommés  plus  haut. 

Puissent  les  considérations  que  l'on  vient  de  lire  être  acceptées 
par  la  science,  et  débarrasser  ainsi  l'histoire  de  la  Bretagne ,  au 
xivo  siècle,  de  plus  d'une  erreur  fâcheuse. 

C'est  toute  la  récompense  que  j'espère  de  ce  travail  cf  des  fati- 
gues qu'il  m^  imposées.  Si  j'ai  servi  en  quelque  manière  la  cause 
de  la  vérité  et  de  la  justice,  qu'ai-je  à  désirer  autre  chose? 

Dom  François  Plaine, 

BénédictiD  de  Tabbaye  de  Li^gé. 


Digitized  by  VjOOQiC 


POÉSIE 


UNE    MÉPRISE 


Celait  au  premier  mois  da  son  glorieux  siège. 
Comme  un  lion  captif  qui  veut  rompre  le  piège , 
Paris  s'est  élancé  des  murs.  —  Un  bataillon 
Est  debout,  l'arme  au  pied ,  tandis  qu'à  Chûtillon , 
Tout  près,  sur  la  hauteur,  on  se  bat.  Dure  attente! 
Ces  fils  de  la  Bretagne  ont  l'âme  palpitante  : 
La  poudre  les  enivre;  on  les  cloue  au  terrain , 
Coursiers  qu'on  éperonne  et  qu'arrête  le  frein. 

Le  soir  tombe,  et  toujours  ils  rongent  leurs  entraves. 

Or,  soudain,  pêle-mêle,  un  troupeau  de  zouaves. 
Comme  devant  des  loups  se  sauvent  des  moutons, 
Sans  sacs  et  sans  fusils,  passent  près  des  Bretons  ; 
Français  qui  n'en  sont  pas,  tourbe  honteuse  et  vile, 
La  panique  les  chasse  aux  remparts  de  la  ville. 

Les  voyant  accourir,  un  des  Armoricains, 
Imberbe  paysan,  croit  qu'aux  républicains 
A  souri  la  victoire,  et,  les  yeux  pleins  de  larmes, 
Il  chante,  et  bat  des  mains,  et  bondit  sous  ses  armes. 

TOME  XXIX  (IX.  DE  LA.  3«  SÉRIE).        "  lO 


Digitized  by  VjOOQiC 


138  UNE  MÉPRISE. 

€  Tais-toi,  Daniel!  »  lui  crie  une  voix  dans  le  rang. 
Les  fronls  de  ses  amis  sont  baissés...  il  comprend  : 

€  Pardon  !  je  Vais  bondir  encore,  mais  de  rage! 

»  J'avais  pris  ces  couards  pour  des  gens  de  courage , 

.  >  Et  me  réjouissais,  me  disant  dans  mon  cœur  : 

»  Lorsque  l'on  court  si  fort,  c'est  que  l'on  esl  vainqueur! 

En  ce  mot,  tout  naïf,  hiais  digne  d'êlre  antique. 
Ne  sent-on  pas  vibrer  la  grande  âme  celtique?... 
Je  Tenchâsse  en  mes  vers  comme  en  un  médaillon , 
Ce  mot,  qui  vous  flétrit,  fuyards  de  Châtillon, 

Emile  GmMÂUD. 

•Nantes,  25  décembre  1870. 


Digitized  by  JvjOOQIC 


BONS  ALLEMANDS  ! 


Bons  Allemands,  on  vous  faisait  injure  : 
On  vous  tenait  pour  un  peuple  penseur; 
On  vous  aimait,  chez  nous,  je  vous  le  jure; 
De  votre  muse  on  vantait  la  douceur; 
Et  le  Français,  peuple  vain  et  frivole^. 
Mais  fort  épris  et  de  science  et  d'art. 
Très-humblement  allait  à  votre  école, 
ChezKant,  Schiller, llegel ,  Goethe,  Mozart. 
Il  vous  disait  humains^,  loyaux,  honnêtes... 
Pardonnez-nous  ces  mauvais  sentiments  ! 
Nous  savons  mieux, -erjfin,  ce  que  ^eus  êtes, 
Bons  Allemands,  bons  ÂHemands! 


Déjà  deux  fois,  sur  le  sol  de  la  France, 
Un  Bonapîtrle,  hélas!  vous  amena; 
Juste  retour!  Vous  aimez  la  vengeance, 
Et  Waterloo  payait  pour  léna.' 
Depuis  ce  temps,  les  muses  immortelles 
Semblaient  nous  faire  amis,  quoique  rivaux; 
L'Europe  avait  oublié  ses  querelles 
En  soixante  ans  de  paisibles  travaux.     • 
H  nous  suffit,  à  nous,  d'uif  peu  de  gloire, 


.^fci^aî^j 


Digitized  by  VjOOQiC 


140  BONS  allemands! 

Pour  couper  court  aux  vieux  ressentiments.. 
Mais  vous  avez  une  longue  nién[)oire , 
Bons  Allemands,  bons  Allemands  ! 


Peuple  penseur!...  il  pense  à  ses  rentrées  ; 
Il  a  le  don  du  vol  intelligent, 
Et  ses  fureurs  s©nt  bien  administrées; 
Dans  la  victoire  il  voit  surtout  l'argent. 
Nous  l'avons  eu  chez  nous,  commis  tranquille, 
Ouvrier  lourd;  on  se  fiait  à  lui  ; 
Il  a  tenu  nos  caisses  par  la  ville,  ~ 
Hier  espion  et  voleur  aujourd'hui  ; 
Il  nous  revient  le  sabre  sur  les  côtes , 
11  sait  l'endroit  des  tiroirs  vérouillés. 
Bons  Allemand!^, ^nos  voisins  et  nos  hôtes. 
Pillez,  pillez,  pillez,  pillez! 


Vous  triomphez...  honneur  à  la  Science; 
Le  fer  en  main  notls  vous  gênions  souvent. 
Lorsqu'on  luttait  à  force  de  vaillance... 
Vous  combattez  de  loin ,  c'est  plus  savant  ; 
Pour  l'écraser  sous  vos  bonirbes  en  flammes. 
Vous  choisissez,  ô  généreux  vainqueur. 
Ce  pauvre  toit,  plein  d'enfants  et  de  femmes. 
Plus  sûr,  alors,  de  nous  frapper  au  cœur. 
C'est  pourtant  nous  qui  restons  les  barbares, 
Luttant  de  près  comme  aux  temps  reculés... 
Bons  Allemands,  frères  des  bons  Tartares, 
Brûlez ,  brûlez ,  brûlez ,  brûlez  ! 


Digitized  _by  LjOOQ  iC 


BONS  allemands!  141 

Vous  avez  mis  contre  nous  en  campagne 
Bourgeois,  vilains,  éludianls,  vieillards, 
Landwehr,  landslurm ,  toute  votre  Allemagne, 
Tous  vos  pédants  devenus  des  soudards. 
Mais  par  vos  lois  —  car  vous  êtes  les  maîtres  — 
De  nous  défendre  il  nous  est  défendu  : 
Nos  francs-tireurs  sont  jugés  comme  traîtres, 
Le  paysan  qui  les  cache  est  pendu. 
Le  droit  n'est  rien,  la  force  est  souveraine  : 
Vous  êtes  forts,  nous  sommes  condamnés... 
Bons  Allemands,  contentez  votre  haine, 
Assassiaez  !  assassinez  ! 


Bons  Allemands,  je  n'ose  pas  redire, 
Même  en  latin,  tous  vos  autres  exploits; 
L'histoire,  un  jour,  les  devra  tous  écrire, 
Mais  un  poète  y  salirait  sa  voix. 
Puis  vos  gretchen ,  vos  chastes  Dorolhées 
N'y  croiraient  pas,  connaissant  votre  ardeur; 
Thécla,  Mignon  en  seraient  attristées, 
Et  je  me  lais...  respect  à  leur  pudeur! 
Mais  on  saura  des  horreurs  sans  pareilles  : 
Chanteurs  de  lieds,  purs  et  discrets  amants, 
Vous  resterez  les  héros  de  Bazeilles...     . 
Bons  Allemands,  bons  Allemands  ! 


Bons  Allemands,  belles  âmes  loyales. 
Penseurs,  docteurs,  philosophes  en  ust 
Au  temps  des  Huns,  des  Goths  et  des  Vandales, 
Grâce  à  vous  seuls,  nous  voilà  revenus. 
Vous  avez  fait  d'une  sotie  querelle 


Digitized  by  VjOOQiC 


142  BONS  allemands! 

Cent  ans  de  haine  et  d'une  guerre  à  mort; 
Ainsi  le  veut  l'histoire  naturelle 
Où  le  plus  faible  eal  maiigé  par  le  fort. 
Vous  avez  dit  :  «  Plus  de  race  latine  !...  »    ^ 
Mais  la  fortune  a  ses  revirements. 
Debout,  Français!...  et  qu'on  vous  extermine, 
Vils  Allemands^  vils  Allemands! 

Victor  de  Laprade,    . 

De  l'Académie  français». 


Digitized  by  VjOOQIC 


ORIGINES    PAROISSIALES 
(ILLB-ET-VILAINE.) 

CANTON    D'ARGENTRÉ 


I.  -  GENNES  ^ 

/ 

La  paroisse  de  Gennes  existait  sans  douie  dès  la  première  maitié 
du  xi»  siècle.  Comme  beaucoup  d'autres,  son  église  était  tombée  en 
main  laïque.  Elle  n'en  sortit  que  postérieurement  à  Tan  1055,  grâce 
à  deux  moines  de  l'abbaye  de  Saint-Sergé  d'Angers,  Bérenger  et 
Morien,  qui,  moitié  don,  moitié  achat,  trouvèrent  moyen  de  J'ac- 
quérir  à  leur  nfonaslère.  - 

Ce  fut  une  négociation  assez  compliquée  :  ils  n'eurent  pas  affaire 
à  moins  de  quatre  ou  cinq  personnes.  D'abord,  le  propriétaire 
même  de  Téglise,  ou,  plus  exactement,  les  propriétaires,  car  ils 
étaient  deux,  deux  frères,  Geoffroi  et  Rivallon,  qui  la  possédaient 
par  indivis,  du  chef  de  leur  père  Gerbaud.  Puis  le  seigneur  féodal, 
réputé  iondateur  dé  l'église,  et  de  qui  les  fils  de  Gerbaud  la  tenaient 
en  fief;  il  s'appelait  Rénier  de  Denée,  et,  outre  son  droit  de  mou- 
vance sur  Féglise,  il  possédait  aussi  une  part  du  cimetière,  et  môme 
des  offrandes  mises  sur  l'autel.  Le  nom  patronymique  de  ce  seigneur 
lui  venait  de  la  terre  de  Denée  (en  Gennes),  "fief  important  à  cette 

*  J'écris  ^c  nom  avec  un  s  pour  obéir  à  l'usage  actuel,  qui  est  d'ailleurs  ancien; 
mais  je  dois  remarquer  que,  dans  les  actes  primitifs,  notamment  dans  ceux  du 
Xi*  siècle,  le  nom  latin  a  toujours  la  forme  du  singulier:  Gêna,  ecclesia  sancH  Sut" 
fitii  de  Gêna. 


Digitized  by  VjOOQIC 


144  ORIGINES  PAROISSIALES. 

époque,  investi  du  droit  de  haute  justice,  et  auquel  sa  suzeraineté 
sur  réglise  semblerait  même  attribuer  la  qualité  de  seigneurie  do- 
minante de  la  paroisse.  —  Qualité  qui  eût  pu  toutefois  lui  être  dis- 
putée par  une  autre  terre  (très-probablement  celle  de  la  Motte) ^ 
alors  aux  mains  d'un  seigneur  voisin,  Geoffroi  de  Mouliers,  à  qui 
elle  donnait  des  droits  importants  sur  l'autel,  le  cimetière  et  le 
bourg  de  Gennes.  —  Enfin,  outre  ces  quatre  personnages,  il  en 
était  un  cinquième ,  qu'on  ne  pouvait  nécessairement  omettre  dans 
la  circonstance ,  je  veux  dire  le  prêtre  séculier  qui,  du  consente- 
ment des  fils  de  Gerbaud,  -  en  vertu  dune  convention  quelconque, 
passée  avec  eux  (et  que  d'ailleurs  nous  ne  connaissons  pas)  —  des- 
servait l'église  de  Gennes  et  en  percevait  le  revenu,  sauf  (bien 
entendu)  les  droits  réservés  par  les  propriétaires  et  Jes  deux  sei- 
gneurs ci-dessus.  Ce  prêtre,  dans  nos  vieux  actes  latins,  est  appelé 
HildemannuSy  ce  qui,  en  langue  vulgaire,  devait  faire  un  nom  à 
peu  près  comme  Hodenftn  ou  Hodemon. 

Les-fils  de  Gerbaud  s'expédièrent  très-couramment  et  donnèrent 
l'église  sans  rien  demander.  Rénier  de  Denée  céda  tous  ses  droits 
sur  le  cimetière  et  Tautel;  il  se  les  fU  payer  en  partie.  Geoffroi  de 
Moutiers  céda  aussi  tous  les  siens,  mais  sous  des  conditions  assez 
lourdes.  Voici  d'abord  ce  qu'il  avait  et  donna  à  l'abbaye  de  Saint- 
Serge,  :  une  partv  (on  ne  dit  pas  laquelle)  dans  les  prémices  et  les 
offrandesdéposées  sur  l'aulel  de  Saint-Sulpice  de  Gennes;  le  tiers 
des  cens  du  cimetière,  c'est-à-dire  des  reniés  en  argent  payées 
par  ceux  qui  y  possédaient  des  terrains  ou  des  maisons  (car  on  sait 
qu'à  raison  du  droit  d'asile  presque  tous  les  cimetières  renfermaient 
alors  des  habitations);  une  partie  (probablement  la  moitié)  des 
droits  perçus  sur  les  marchandises  vendues,  soit  dans  le  cimetière, 
soit  dans  tout  le  bourg. 

Ce  n'est  pas  tout  ;  au  moirte  qui  serait  chargé  de  desservir  la  pa- 
roisse il  fallait  un  logement  voisin  de  l'église  ;  pour  en  bâtir  un,  un 
particulier  appelé  Engebaud  *    donna  à   Saint-Serge   un   terrain 


»  Il  avait  môme  un  surnom  que  je  ne  sais  trop  comment  traduire.  Il  est  appelé 
en  latin  Ingelbaldm  Dalinoxa  ou  Dalivo^a.  (fi.  Morice,  Preuves,  I,  496.) 


Digitized  by  VjOOQIC 


CANTON  d'ARGENTRÈ.  445 

proche  du  cimetière;  Geoffroi  de  Mouliers,  comme  seigneur  du 
fief,  autorisa  ce  don  et  promit  Taulorisation  de  sa  femme  dès  qu'elle 
serait  relevée  de  gésine.  Cette  intervention  obligatoire  de  la  femme 
de  GeoiTroi  montre  que  c'est  par  elle  qu'il  avait  à  Gennes  tous  les 
droits  mentionnés  vcri  cette  circonstance.  Ces  droits  comprenaient, 
entre  autres,  la  juridiction  ;  mais  Geoffroi,  prévoyant  que  des  habi- 
tations ne  tardestient  pas  à  s'élever  à  Pentourdu  prieuré,  sur  le 
terrain  des  moines  *,  la  céda  aux  moines  sur  les  hommes  de  leur 
fief,  en  ce  sei>s  du  moins  que,  s'il  s'y  commettait  quelque  délit,  la 
plainte  en  devait  être  d'abord  portée  au  prieur,  Geoffroi  se  réser- 
vant d'agir  dans  le  cas  seulement  où  le  prieur  n'en  tiendrait 
compte  *. 

On  voit  bien  clairement  par  là  que  Geoffroi  de  l^Joutiers  était  le 
seigneur  justicier  du  bourg  de  Gennes  ;  et  comme  —  ainsi  q.u'on  l'a 
vu  —  il  tenait  ces  droits  de  sa  femme;  comme  encore,  et  de  tout 
temps,  la  terre  de  la  Motte  de  Gennes  a  été  tenue  pour  la  seigneurie 
principale  du  bourg  et  de  la  paroisse,  il  y  a  lieu  de  voir  dans  la 
femme  de  Geoffroi  l'héritière  de  cette  terre.  Simple  conjecture, 
mais  à  peu  près  nécessaire  pour  expliquer  comment  le  seigneur 
de  Moutiers  pouvait  posséder  à  Gennes  des  droits  de  cette  impor- 
tance. . 

Quoi  qu'il  en  soi!,  les  libéralités  de  ce  seigneur  envers  les  moines 
ne  furent  point  absolument  gratuites.  D'abord,  il  reçut  de  Dàberl, 
abbé  de  Saint-Serge,  cent  sous  d'argent,  grosse  somme  en  ce 
temps-là  (répondant  au  moins  à  1,000  ou  1,500  fr.  de  nos  jours.) 
Puis  il  imposa  au  moine  qui  serait  mis  en  résidence  à  Gennes, 
dans  le  cas  où  il  posséderait  un  mulet  ou  un  palefroi,  l'obligation 
de  le  prêter  une  ou  deux  fois  l'an  à  lui  Geoffroi  pour  aller  à  la  cour 
du  duc  de  Bretagne.  En  outre,  si  Geoffroi  avait  un  message  urgent 

*  «  In  burgo  qui  lune  erat  et  excrescel  circa  cimilerium  et  mo7\asterium.  >  (Ibid.J 
'  «  Si  clamor  illi  (Gaufrido)  vel  suo  homini  venerit  de  aliquo  forfacto ,  prius  da- 
morem  faciet  monacho;  quod  si  rectum  facere  neglexerit,  ipse  (Gaufridus)  vindiclam 
facial.  Et  mercatum  aut  forum  monachus  nisi  ejus  (Gaufridi)  licentia  facial.  » 
D.  Morice  a  omis  ce  passage,  pourtant  assez  important,  pour  montrer  que  si  Rénier 
de  Denée  était  le  seigneur  de  Téglise  de  Gennes ,  Geoffroi  de  Mouliers  était ,  pïir  sa 
femme,  le  seigiieur  du  bourg, 


Digitized  by  VjOOQIC 


i46  ORIGINES  PAROISSIALES. 

à  expédier,  il  pourrait  contraindre  le  moirte  à' s'en  charger,  en  lui 
payant  ses  frais  de  route.  Enfin,  il  se  réserva  le  droit  de  lever,  en 
cas  de  nécessité,  sur  les  habitants  du  bourg  (y  compris  sans  doute 
le  moine  lui-même)  une  sorte  d'emprunt  forcé ,  à  la  condition  toute- 
fois de  rendre  la  somme  ainsi  prêtée  avant  de  pouvoir  exiger  un 
nouveau  ])rêl. 

Restait  aux  moines  de  Saint-Serge  à  se  mettre^en  possession  de 
l'église  et  de  la  cure  de  Gennes.  Ayant  appris  que  Main,  évêque  de 
Rennes,  était  à  Vitré,  ils  vinrent  solliciter  son  approbation,  lui 
firent  de  menus  présents-,  à  lui,  à  l'archidiacre  et  au  doyen  *,  et  lui 
ayant  exposé  l'affaire,  revinrent  à  Gennes  enchantés  de  sa  récep- 
tion. Forts  de  cet  appui,  ils  se  mirent  à  traiter  avec  le  prêtre  sécu- 
lier Hodemon  j  qui  exerçait  alors,  comme  je  Tai  dit,  les  fonctions 
curiales,  et  qui  d'abord,  sans  grande  difficulté,  promit  de  remettre 
l'église  aux  moines  à  la  prochaine  fête  de  la  Chandeleur.  Mais  ce 
terme  venu,  je  ne  sais  quelle  difficulté  s'éleva,  et  il  refusa  de  par- 
tir. Il  fallut  plaider.  Il  ne  sembla  pas,  d'ailleurs,  qu'Hodemon  eût 
dans  sa  vie  aucun  de  ces  scandales,  trop  fréquents  alors  malheu- 
reusement chez  le  clergé  séculier.  Il  n'en  était  que  plus  difficile  à 
évincer.  Aussi ,  après  de  longues  chicanes,  les  mornes  durent  se 
résigner  à  traiter  sur  celte  base  :  qu'il  continuerait  jusqu'à  sa  mort 
à  desservir  la  par'oisse,  en  partageant  avec  eux  tous  les  revenus. 
Celte  transaction  —  dont  le  détail  serait  trop  long  à  donner  ici  — 
fut  approuvée  par  l'abbé  Daberl. 

Tels  sont  les  plus  anciens  faits  venus  jusqu'à  nous  concernant 
l'église  dé  Gennes.  La  mentioti  de  l'abbé  Dabert  et  de  l'évêque  Main 
permet  d'en  fixer  l'époque  d'assez  près.  Main  régit  TEglise  de  Rennes 
de  1037  ou  1038  à  1076;  Dabert  gouverna  l'abbaye  de  Saint-Serge 
de  1055  à  1082.  Les  faits  rapportés  dans  cette  notice  eurent  donc 

*  «  Dederunt  monachi  episcopo  Mainoni  oclo  solides  denarioriim^  Radulpho  âr- 
chidiaconolres,  Geslino  decano  duodecim  denarios.  »  (Tilre  inédit.)  --  C'était 
moins  des  présents  que  le  paiement  ou  la  représentation  de  la  redevance  annuelle 
due  par  Tégliée  de  Gennes  à  Tévêque,  à  Varchidiacre  et  au  doyen  de  qui  elle  dépen- 
dait; aussi  la  copie  du  xvi*  siècle  sur  laquelle  je  prends  ce  texte  a-t-elle  en  marge: 
«  Gçnnes  ne  doit  que  8  sols  à  revesque,  3  sols  à  l'archidiacre,  et  12  deniers  an 
déan.  » 


Digitized  by  VjOOQiC 


CANTON  d'ARGENTRÉ.  1*7 

lieu  n'écessairement  entre  les  années  1055  et  1076,  probablement 
aux  environs  de  1065  *. 


JL  -  BRIELLES.      • 

•^Les  origines  paroissiales  de  Brielles  et  de  Gennes  se  ressemblent 
d'aussi  près-que  leurs  territoires  se  touchent.  Comme  la  paroisse  de 
Gennes,  celle  de  Brielles  date  très-probablemenl  de  la  première 
moitié  du  xi®  siècle  ;  comme  Gennes,  Brielles  eut  le  malheur  de 
tomber  en  main  laïque,  puis  le  bonheur  d'en  sortir,  comme  Gennes, 
dan»  la  seconde  moitié  de  ce  siècle,  pour  devenir  —  toujours 
comme  Gennes  —  une  possession  de  l'abbaye  de  Saint-Serge 
d'Angers.  —  C'est  dans  les  actes  relatifs  à  ce  dernier  fait  que  se 
trouvent  les  plus  anciennes  mentions  authentiques  de  la  paroisse 
de  Brielles. 

A  ce  moment,  l'église,  la  cure  et  les  droits  en  dépendant  étaient 
partagés  plus  ou  moins  inégalement  eatre  trois  possesseurs.  D'a- 
bord le  prêtre  qui  desservait  la  paroisse;  il  s'appelait  Orri.  Puis 
un  laïque,  Hamelin,  qui  devait  être  le  principal  seigneur  de  la  pa- 
roisse, car  dans  un  des  actes  relatifs  au  prieuré  de  Gennes  on  le 
voit  parmi  les  témoins  désigné  sous  le  nom  A'Hanielin  de  Brielles. 
Enfin  un  autre  laïque  appelé  Godefroi,  qui  semble  avoir  ét^  un  cou- 
sin d'Hamelin. 

Le  prêtre  Orri  n'était  pas  —  il  s'en  fallait  — -  aussi  irréprochable 
que  le  prêtre  Hodemon  dont  il  a  été  question  dans  notre  notice  sur 
Gennes. 

*  Cette  notice  a  été  composée  sur  trois  actes  originaux  (en  forme  de  notice)  :  — 
le  premier. contenant  la  donation  des  fils  de  Gerbaud,  celle  de  Rénier  de  Denée, 
l'approbation  de  Tévêque  Main,  la  première  convention  avec  Hodemon;  —  le  second , 
relatant  la  donation  de  Geoffroi  de  Moutiers;—  le  troisième,  la  transaction  finale 
avec  Hodemon.  La  première  et  la  troisième  de  ces  pièces  sont  inédites;  je  les  ai 
prises  d'une  copie  du  xvi*  siècle,  faite  sur  le  cartulaire  de  Saint-Serge,  et  qui  a  dû 
jadis  être  déposée  aux  archives  de  la  baron  nie  de  Vitré.  Quant  à  la  donation  de 
Geoffroi  de  Monliers  (transcrite  aussi  dans  celle  copie  du  xvi*  siècle),  elle  a  été  pu- 
bliée par  D.  Morice,  au  tome  I",  col.  496  des  Preuves  de  Vhisloire  de  Bretagne,  sauf 
le  passage  rapporté  ci-dessus  dans  la  note  3  de  cette  notice. 


Digitized  by 


Google 


148  ORIGINES    PAROISSIALES. 

Orri  avait  cédé  à'  ce  torrenl  de  corruption  qui  roulait  alors  ses 
vagues  jusqu'au  sanctuaire  ;  il  s'était  marié  ;  il  avait  un  fils  appelé 
Tébaud,  auquel  il  se  proposait  sans  doute  de  transmettre  par  héri- 
tage sa  cure  et  tous  ses  émoluments.  Mais  un  jour  il  ïut  touché  de 
la  grâce,  il  résolut  d'obéir  enfin  aux  canons  de  l'Eglise,  de  quitter 
un  ministère  dont  il  était  indigne  et  défaire  de  son  fils,  en  place 
d'un  mauvais  prêtre,  un  bon  religieux.  Il  avait  un  frère  appelé  Er- 
naud,  il  lui  confia  son  fils,  et  Ernaud  le  conduisit  à  Saint-Serge 
po,ur  l'y  faire  admettre  au  rang  des  moines;  en  même  temps  il 
donna  à  cette  abbaye,  au  nom  d'Orri,  b  cure  de  Brielles  avec  toutes 
ses  dépendances  et  tous  ses  droits,  un  verger  et  une  pâture  au-des- 
sous du  presbytère,  et  un  trait  de  dîme  ^  Cette  donation  fut  aussitôt 
approuvée  par  l'évêque  et  le  chapitre  de  Rennes. 

Peu  après,  Hamelin  de  Brielles,  lui  aussi,  se  fit  moine  à  Saint- 
Serge  d'Angers  ;  à  cette  occasion,  et  du  conseatement  de  son  fils 
Tesson,  il  donna  à  ce  monastère  tout  ce  qu'il  avait  dans  les  dîmes  et 
les  offrandes  de  l'église  de  Brielles,  sa  part  dans  les  revenus  du 
cimetière,  le  dixième  de  la  dîme  de  son  domaine  et  la  dîme  de  ses 
moulins.  Enfin  Godefroi  lui-même  et  son  fils  Buteman  étant  venus  à 
leur  tour  visiter  l'abbaye  de  Saint-Serge,  lui  cédèrent  également 
tous  les  droits  perçus  par  eux  dans  l'église  de  Brielles  et  une  autre 
part  du  cimetière,  —  outre  quoi  ils  lui  donnèrent  un  pré  et  le 
dixième  de  la  dîme  de  leur  terre. 

L'a<:te  qui  contient  toutes  ces  donations  n'est  pas  daté  ;  mais  ce- 
lui qui  relate  l'approbation  de  l'évêque  de  Rennes,  Silvestr^,  est 
expressément  daté  du  9  des  calendes  de  mars  (21  février)  1087*.  La 


*  €  Orricus,  presbiier  de  Bricks ,  misit  filium  suum  Tetbaldum  ad  monachatum  et 
dédit  cum  eo  Sancto  Sergio  et  monachis  ejus  totum  presbiteralum ,  et  virgultum  et  " 
herbagium  subtus  monasterium ,  et  tractum  decimse.  Dédit  autem  hsec  per  coDces- 
sionem  fratris  sui  Ernaldi ,  per  quem  misit  filium  suum  ad  Sanctum  Sergium.  * 
fCartul.  de  S.-Serge  d'Angers  —  pris  çur  une  copie  coll.  de  1670).  —Les  donations 
d'Hamelin  et  de  Godefroi,  dont  on. va  parler,  sont  relatées  à  la  suite  de  celle-ci, 
dans  la  même  notice. 

2  Voici  le  texte  (encore  inédit)  de  cette  notice^qui  est  très-courte  :  <  Anno  ab  In- 
carna lione  Domini  millesimo  llll»  VII.  Concessit  dominus  Silvester,  Redonensis 
episcopus,  annuenle  clero  suo,  monachis  Sancli  Sergii  ecclesiam  parochiae  que  voca^ 


Digitized  by  VjOOQ-IC 


CANTON  D'ARGENTRÉ.  149 

donation  d'Orri,  la  première  des  IroiSj  esl  donc  du  commencement 
de  celte  année  ou  de  la  fin  de  1086. 

Deux  siècles  plus  tard,  le  11  janvier  1300,  Gilles,  évêque  de 
Rennes,  étant  venu  à  Brielles  au  cours  d'une  tournée  pastorale,  eut 
à  s'occuper  de  l'état  deè  prieurés  de  Saint-Serge,  situés  dans  cette 
contrée  de  son  diocèse.  Il  y.  en  avait  là  trois,  en  effet ,  ramassés 
dans  un  petit  coin,  à  une  lieue  à  peine  l'un  de  l'autre  :  Brielles  et 
Gennes  que  nous  connaissions  déjà  et,  dans  le  nord  de  cette  der- 
nière paroisse,  un  troisième  dit  Saint-Laurent  de  Gouliars  ou  Gou- 
lias,  fondé  selon  toute  apparence,  dans  le  xii*  siècle,  mais  sur  l'o- 
rigine duquel  nous  manquons  de  renseignements.  Chacun  de  ces 
trois  petits  béjiéflces  ne  pouvait  nourrir  qu'un  nioine,  à  grand'peine 
encore,  surtout  le  dernier.  Néanmoins  le  service  divin  et  (à  Brielles 
et  Gennes)  le  ministère  paroissial  y  furent  d'abord  pendant  long- 
temps convenablement  exercés  par  chacun  des  moines  qu'y  en- 
voyait l'abbaye  de  Saint-Serge.  Mais  comme  il  était  arrivé  ailleurs 
que  l'isolement  de  ces  moines^  dispersés  un  par  un  dans  de  petils 
monastères  avait  donné  lieu  à  des  abus,  un  jour  vint  où  les  conciles 
interdirent  cette  pratique  et  prescrivirent  de  ne  mettre  jamais  moins 
de  deux  moines  par  prieuré. 

Celte  règle,  portée  pour  la  première  fois  en  1179  au  concile  gé- 
néral de  Latran  (10^  canon)  et  renouvelée  par  le  pape  Honorius  III 
(1216-1227)  dans  plusieurs  décrétâtes  *,  ne  fut  cependant  pas  ap- 
pliquée de  suite  dans  tous  les  diocèses.  Mai^  en  1231,  le  concile  de 
Châteaugontier  (par  son  29^  canon),  en  ayant  expressément  ordon- 
né l'application  dans  la  province  de  Tours  %  les  abbayes  de  celle 
province  durent  s'y  soumettre.  L'abbé  de  Saint-Serge  retira  alors 
des  trois  prieurés  de  Brielles,  Gennes  et  Saint-Laurent  de  Goulias, 

tur  Brielles.  Aclum  in  cambra  ipsius  episcopi  IX*  Kalendas  Marcii ,  Testes  ;  ipse 
episcopus.  Arnulfus  archidiaconus.  Rainulfus.  Mainus  precenlor  et  Robertus  archi- 
clavis.  Herberlus  canonicus.  Ivo  et  Rainardus  moiiachi  Sancli  Sergii.  dominiis  Ger- 
vasius  abbas  Sanctis  Melanii.Constantinus  prior  ejusdem.  »  {Cartul.  de  S. -Serge;  pris 
sur  copie  ms.  du  xvi*  siècle.) 

*  Thomassin,  Discipline  de  V Eglise,  édit.  franc,  de  1725,  t.  1, 1837,  et  t.  III,  778 
(!•*  part.  1. 1,  ch.  69,  §  1,  et  3*  part.  1.  II,  ch.  27,  §  2). 

2  Id.  Ibid.,  t.  1, 1838  Ci"  part.  I,  69,  g  5). 


Digitized  by 


Google 


150  ORIGINES     PAROISSIALES. 

Je  moine  placé  dans  chacun  d'eux,  réunit  au  domaine  de  Tabbaye 
les  biens  de  ces  trois  prieurés,  et  y  mit  pour  continuer  le  service 
divin  trois  prêtres  séculiers  gagés  par  lui.  Ceux-ci,  en  vrais  merce- 
naires, ne  songèrent  qu'à  alléger  leur  besogne,  sans  s'inquiéter^au- 
trement  des  intérêts  spirituels  et  temporels  dont  ils  avaient  charge. 
Cet  étal  de  choses  se  prolongea,  toujours  empirant,  sous  l'adminis- 
tration de  cinq  abbés  *,  et  lors  de  la  Visite  de  l'évêque  Gilles  à 
Brielles,  il  durait  depuis  près  de  soixante^dix  ans.  Le  réeultat  se 
devine  sans  fteine  :  le  culte  était  fort  mal  entretenu,  les  édifices 
destinés  au  culte  ne  l'étaient  pas  du  tout  et  tombaient  en  ruine.  Le 
mal  voulait  un  prompt  remède. 

'  L^évêque  manda  à  Brielles  l'abbé  de  Saint- Serge ''(Jean  Rebours) 
et  de  son  consentement,  apr^s  s'être  convaincu  que  les  revenus  des 
trois  bénéfices  mis  ensemble  suffisaient  tout  juste  à  l'entretien  de 
deux  personnes,  il  unit  les  prieurés  de  Gennes  et  de  Saint-Lau- 

*rent  de  Goiilias  au  prieuré  de  Brielles,  et  il  décida  qu'en  ce  dernier 
lieu  résideraient  à  l'avenir  deux  moines  chargés  de  desservir  les 
deux  paroisses  ainsi  que  la  chapelle  de  Saint-Laurent. 

Il  est  à  remarquer  que  l'évêque  confie  formellement  aux  moines 
eux-mêmes  le  ministère  paroissial  à  Gennes  et  à  Brielles,  sans  kur 
prescrire  de  se  substituer  pour  cet  office  des  vicaires  perpétuels, 
prêtres  séculiers  ^,  —  et  il  est  d'ailleurs  certain  que  les  circons- 
tances, comme  on  les  a  expliquées,  repoussaient  nécessairement 
celte  dernière  combinaison. 

*  «  Qiias  quidcm  ccllas  seu  prioratus  ex  lune  alternalim  tenuerant  in  manu  sua 
quinquc  predicli  monasterii  abbalcs  et  quinquc,  ex  concessione  ahbatum,  clerici  sccu- 
lares.  »  Ainsi  parle,  dans  sa  lellre  pour  Tunion  des  trois  prieures,  Gilles,  évoque  de 
Rennes  (V.  D.  Morice,  Preuves  î,  1137). Saint-Serge  (^lail  alors  gouverné  par  Jean  II, 
de  son  nom  de  famille  Jean  Rebours,  qui  fut  abbé  de  l'i'JO  à  1315, 11  s'agit  donc  ici 
des  cinq  prédécesseurs  de  ce  dernier,  qui  sont  ilMiilippe  (de  1230  environ  à  1243), 
Nicolas  II  Ç1244-12G0).  Gautier  II  (12G0-1270),  llanielin  (1270-1279  ou  1282),  Geof- 
froi  11  ou  Geoffroi  Soubr'U  (1282-1290).  Voy.  GalUa  Christiana,  XI V,  col.  050-651. 

2  c  Decernentes  (dit  Tévèque^de  R#nnes)  ex  nunc  in  perpcluunî  de  tribus  cellis 
predictisseu  prioratibus  unum  in  dicto  loco  de  Ilrielles  consistere  prioratnni,  ibique 
duos  monacbos  amodo  residerc,  qui  -divinum  officium  in  locis  predi  lis  el  singuUs 
eorumdem  excrceanl  el  /"actan^  prout  loca  requirunl  et  in  ois  ordinalum  consuelumvc 
o:.'."til  ab  antique.  >  (Til.  de  Saint-Serge  —  pris  sur  cop.  ms,  du  xvi'  siècle.)  D.  Morice 
n*a  pas  imprimé  cette  ;  arlie  de  la  charte. 


Digitized  by  VjOOQIC 


CANTON    d'aRGENTRÉ.  151 

En  effet,  bien  que  la  discipline  générale  des  conciles  interdît  aux 
moines  les  fondions  curiales  *,  elle  leur  en  permettait  l'exercice  là 
où  Tçvêque  diocésain  le  jugeait  à  propos  '. 

Je  ne  puis  finir  celle  notice  sans  relever  les  étranges  inexactitudes 
commises,  au  sujet  de  Brielles,  par  l'ancienne  et  la  nouvelle  édi- 
tion du  Dictionnaire  de  Bretagne  d'Ogée.  —  L'ancienne  édition 
appelle  Egide  (en  français)  l'évêque  de  Rennes  (Egidius  en  latiiv, 
en  français  Gilles)  qui  unit  au  prieuré  de  Brielles  ceux  de  Gennes 
et  de  Saint-Laurent  de  Goulias;  elle  met  celle  union  en  1289,  au 
lieu  qu'elle  est  de  1299,  vieux  style ,  et  de  1300  suivant  notre  mode 
actuel  de  compter  ;  elle  dit  enfin  que  cette  union  se  fit  du  consente- 
ment de  Jean ,  prieur  de  Brielles^  tandis  que  ce  Jean  était  en  réa- 
lité l'abbé  de  Saint-Serge. 

La  nouvelle  édition  fait  mieux  encore  :  suivant  elle,  «  c'est  de- 
»  puis  la  réunion  des  prieurés  que  Brielles  est  devenu  paroisse; 
7>  Saint' Laurent  était  autrefois  l'église-mère.  »  Rêverie  pure  :  car 
on  a  vu  que  Brielles  était  certainement  paroisse  dès  le  xi®  siècle;  et 
pour  Saint-Laurent  de  Goulias,  non-seulement  celle  chapelle  n'a 
jamais  été  paroisse ,  mais  elle  n'a  jamais  été  en  la  paroisse  de 
Brielles  f  elle  est  en  Gennes. 

Arthur  de  la  Borderie. 
(La  suite  à  ta  prochaine  livraison.) 


*  Voy.  concile  gèii.  du  Latran  de  il'22,  et  Thoinassin ,  Dis^ipl.del'Egl.  éd.  fr.de 
J725,  LX  l/i92-l/i94  (l"  pari.,  î/22,  p.  1,2,  '^). 

2  Voy.  concile  de  Cognac  en  12H8,  canon  20;  concile  de  Tours  do  1230,  canon  13, 
.cl  Thomassin,  Ibid.,  1/iO/j  (1"  pari.,  I,  22,  5î). 


Digitized  by  VjOOQ  iC 


M"'  AMÉLIE  DE  60UVELL0 

SUPÉRIEURE  ET  FONDATRICE  DE    LA     MAISON    DES   DAMES    DES    SACRÉ-CŒUR 
ET  DE  l'adoration  PERPÉTUELLE,  A  NANTES. 


•La  vie  religieuse,  si  simple,  si  modeste,  si  cachée,  offre  peu  de 
ressources  au  biographie  chargé  d'écrire  quelques  pages  destinées 
à  conserver  le  souvenir  d'ujie  existence  passée  au  milieu  des  jours 
uniformes  du  cloître.  Néanmoins,  c'est  une  pieuse  coutume ,  qui 
tend  beaucoup  à  se  généraliser,  et,  si  elle  présente  certains  incon- 
vénients, elle  compte,  parmi  ses  avantages,  celui  d'être  qn  témoi- 
gnage d'estime  et  de  reconnaissance.  Chacun  comprend,  en  effet, 
que  c'est  une  satisfaction,  pour  les  compagnes,  les  amis  ou  lis  élèves 
de  celle  qui  n'est  plus,  que  de  relire  parfois  des  ligues  dont  le  seul 
mérite  consiste  à  rendre  hommage  à  la  personne  regrettée,  dont  la 
mémoire  vit  au  fond  de  leur  cœur.  ,    ' 

Cependant  il  appartenait  à  une  plume  mieux  autorisée  que  la  nô- 
tre, d'écrire  la^  présente  notice,  et,  si  nous  avons  enfin  cédé  à  la 
demande  réitérée  qui. nous  en  a  été  formellement  adressée,  on 
voudra  bien  se  montrer  indulgent,  en  raison  de  l'insuffisance  des 
renseignements  que  l'humilité  de  ces  Dames  ne  leur  a  pas  permis  de 
compléter. 

Amélie-Marie-Armande  de  Gouvello  de  Keranlré,  —  ou  mieux 
le  Gouello,en  français  (dtî)  Forges,  —  naquit  à  Londres  en  i799. 

Le  comte  Paul  de  Gouvello,  son  père ,  issu  d'une  vieille  famille 
bretonne,  était  colonel  des  Gardes  de  Monsieur,  comte  d'Artois. 
Ayant  pris  part  à  l'affaire  de  Quiberon,  il  réussit,  quoique  blessé,  à 


Digitized  by  VjOOQiC 


M»e  AMÉLIE  DE    GODVELLO.  153 

rejoindre,  à  la  nage,  le  vaisseau  du  prince  \  Peu  d'années  après, 
il  épousa  en  secondes  noces  M"e  Pauline -Adélaïde  de  ta  Landelle, 
dont  l'oncle,  René-Vincent  de  la  Landelle,  après  avoir  partagé  les 
dangers  du  comte  de  Gouvello  dans  la  désastreuse  tentative  de 
Quiberon,  avait  été  fait  prisonnier,  condamné  à  mort  dans  la  cham- 
bré même  où  il  était  né,  et  fusillé  à  Vannes  en  1795. 

Le  comte  et  la  comtesse  de  Gouvello,  revenus  en  France  vers 
1805,  fixèrent  leur  séjour  à  Rennes,  où  la  mort  les  frappa,  jeunes 
encore,  laissant  leur  fille  orpheline,  à  dix-huit  ans. 

Depuis  plusieurs  années ,  Tordre  des  Dames  de  l'Adoration  per- 
pétuelle ,  fondé  à  Poitiers  au  sortir  de  la  Révolution ,  possédait  un 
établissement  4ans  l'ancienne  capitale  de  la  Bretagne.  C'est  là  que 
H^^»  de  Gouvello,  en  qualité  de  grande  pensionnaire ,  se  réfugia, 
pour  ensevelir  son  deuil  et  sa  douleur.  Loin  d'être  éblouie  par 
les  succès  que  sa  fortune  et  le  rang  de  sa  famille  lui  assuraieht  au 
^milieu  de  la  haute  société,  elle  laissa  son  cœur  et  son  esprit  se 
tourner  en  entier  vers  la  religion  douce  et  consolante,  dont  l'abbé 
Garon  lui  avait  enseigné  les  premiers  éléments ,  et  que  ses  parents 
s'étaient  appliqués  à  lui  faire  aimer  et  connaître. 

En  vain  de  brillants  partis,  se  présentèrent.  Les  attraits  paisibles 
d'une  solide  vocation  religieuse  agissaient  de  plus  en  plus  sur 
l'âme  de  la  jeune  fille,  qui  s'associait,  pour  une  large  part,  à 
toutes  les  bonnes  œuvres ,  alors  pratiquées  à  Rennes ,  lorsqu'en- 
fin^à  l'âge  de  vmgt-çinq  ans,  elle  résolut  d'entrer  au  noviciat  de 
l'Adoration. 

M^^^  de  Gouvello  partit  donc  pour  Paris,  où  se  trouve  la  maison- 
mère,  et  y  fit  profession,  le  8  avril  1828. 

La  communauté  de  Poitiers  ayant  perdu  sa  supérieure,  M"^*  de  la 
Barre ,  Tune  des  premières  compagnes  de  ii^*  de  la  Chevalerie , 
fondatrice  de  l'ordre,  M"*»  de  Gouvello,  quoique  bien  jeune  d'âge  et 
surtout  de  religion ,  fut  choisie  pour  la  remplacer. 

*  Le  frère  de  M,  de  Gouvello  avait  été  marié,  par  le  roi  Louis  XVIII,  à  M'i*  de 
Bonrbon-Busset,  qui  reçut,  du  prince  une  magnilique  parure.  —  L*al)bé  Pierre  le 
Gouvello,  mieux  connu  sous  le  nom  de  M.  de  Qucriolet,  que  la  Biographie  brclonnc 
dit  pouvoir  être,  à  certains  égards»  surnommé  le  saint  Augustin  delà  Bretagne,  ap« 
partenait  aussi  à 'oette  famille. 

TOMB  XXIX   (IX  DE  LA  3e  SÉRU&).  11 


Digitized  by  VjOOQIC 


154         "^  Mïûe  AMÉLIE  DE   GOUVELLO. 

Elle  sut  se  montrer  digne  du  choix  des  supérieurs.  Entre  ses 
mains ,  la  Grand'Maison  devint  un  des  pensionnats  les  plus  floris- 
sants de  la  ville  *.  A  son  entrée ,  /ille  y  trouva  trente  élèves  ;  quand 
die  le  quitta,  il  y  en  avait  quatre-vingt-dix-neuf,  En  1838,  sa  santé, 
ébranlée  par  un  travail  trop  assidu  et  les  austérités  de  la  vie  reli- 
gieuse ,  s'altéra,  et  l'obligea,  au  grand  regret  de  ses  sœurs  et  de  ses 
élèves,  à  se  retirer  à  Paris,  où  elle  fit  une  longue  et  douloureuse 
maladie. 

A  peine  rétablie ,  M"*« de  Gouvello  vint  à  Nantes,  en  ISiO,  avec 
la  mission  délicate  de >fonder  un  établissement  important. 

Bientôt,  grâce  aux  soins  de  la  digne  supérieure,  à  son  excellente 
direction^  à  son  dévouement,  le  pensionnat  de  l'Adoration  prit 
place  parmi  les  premières  maisons  d'éducation  de  notre  populeuse 
cité.  En  effet.  M"**  de  Gouvello  ne  consacrait  pas  seulement  toutes 
ses  pensées,  tous  ses  instants,  au  bien-être  de  ses  sœurs  et  de  ses 
élèves,  mais  encore  la  grande  fortune  qu'elle  possédait  lui  fournis- 
sait les  moyens  d'entretenir  la  maison,  de  l'installer,  conformément 
à  la  destination  qui  lui  était  réservée,  et  d'apporter  d'heureuses 
améliorations  dans  les  édifices,  les  aménagements,  et  surtout  la 
nourriture  des  pensionnaires. 

Souvent  elle  servait  elle-même  ces  dernières,  veillait  attentive- 
ment à  ce  qu'elles  n'eussent  besoin  de  rien,  et  dinait  presque 
toujours  à  onze  heures  et  demie,  afin  de  présider  plus  librement 
au  repas  de  ses  chei^s  enfants,  occupation  qu'elle  considérait  comme 
un  devoir. 

Rien  de  gracieux,  de  coquet,  d'élégant,  comme  les  dortoirs  de 
l'Adoration,  avec  leurs  légers  lits  en  fer,  aux  rideaux  d'une  blan- 
cheur de  neige,  avec  leurs  petites  fontaines,  aux  robinets  étincelants; 
souvent  nous  avons  visité  des  dortoirs,  mais  ceux  de  l'Adoration 
nous  sont  restés  dans  la  pensée,  comme^le  type  de  l'élégance  et  de 
la  propreté. 

Bien  que,  par  moments,  d'un  abord  froid  et  sévère,  auquel  s'ajou- 

*  La  maison  dans  laquelle  s'établit  l'Adoralion,  à  Poitiers,  est  siluée  rue  des 
Hautes-Treilles  ;  elle  était  si  petite  ,  comparativement  au  nombre  des  personnes  qui 
rhabitaient,  que,  par  antiphrase,  elle  fUt  surnommée ia  Grand* Maison, 


Digitized  by  VjOOQiC 


Mme  AMÉUE  DE    GOUVELLO.  155 

lait  une  cerlaiàé  brièveté  de  parole  propre  à  déconcerter,  M°»«  de 
GouYcllo  savait  surtout  mettre  en  pratique  cette  maxime  du  Sau- 
veur :  «  Laissez  venir  à  moi  les  petits  enfants.  »  C'était  la  religieuse 
au  cœur  maternel  et  dévoué,  se  plaisant  au  milieu  de  ses  pension- 
naires, dont  elle  se  montrait  réellement  la  mère,  et  qui  toutes  Tado- 
raient.  Aussi,  chaque  année,  la  porte  de  la  communauté  s'ouvrait, 
et  les  anciennes,  mères  de  familles,  jeunes  femmes  et  jeunes  filles, 
venaient  avec  joie  se  grouper  autour  de  Madame  Amélie,  retremper 
un  instant  leur  courage,  au  lieu  où  s'étaient  passées  les  plus  belles 
années  de  leur  enfance,  et  recueillir  encore  quelques  bonnes  pafbles, 
solliciter  quelques  conseils  de  leur  maîtresse  bien  aimée. 

«  Aimez  vos  élèves, répétait-elle  s^ns  cesse  à  ses  religieuses; 
prouvez  leur  votre  affection  par  une  patience  et  un  dévouement 
sariS  bornes,  vous  gagnerez  leur  estime  et  leur  confiance  ;  soyez 
pour  elles  une" mère,  vous  en  obtiendrez  ainsi  tout  ce  que  vous  vou- 
drez et  leur  ferez  aimer  et  pratiquer  la  vertu.  Il  existe,  je  le  sais, 
des  caractères  difficiles  ;  cependant  punissez  rarement ,  prenez-les 
par  le  cœur,  vous  réussirez  mieux  qu'avec  la  sévérité.    ^ 

Il  est  une  des  nombreuses  qualités  de  M»»»  de  Gouvello  que  nous 
ne  pouvons  passer  sous  silence  :  c'est  la  discrétion  aimable  et  em- 
pressée avec  laquelle  elle  accueillit  nombre  d'élèves  dont  les  parents 
ne  pouvaient  acquitter  les  frais  d'éducfation.  Sous  ce  rapport,  l'Ado- 
ration fut  un  des  pensionnats  qui  ont  rendu  le  plus  de  services,  en 
prodiguant  les  bienfaits  dp  l'instruction  à  une  foule  de  jeunes  per- 
sonnes, qui,  sans  cela,  en  eussent  été  privées. 

Quelques  jours  avant  sa  mort,  ayant  appris  qu'une  de  ses  petites 
élèves,  déjà  orpheline,  allait  perdre  àa  mère  et  rester  sans  ressour- 
ces, elle  pria  la  sœur  qui  lui  faisait  part  de  cette  triste  nouvelle  de 
tranquilliser  la  pauvre  mère  :  <r  Assurcz-Ia,  dit-elle,  que  je  garderai 
son  enfant,  (qui  est  âgée  de  huit  ans),  comme  si  elle  était  à  moi, 
jusqu'à  ce  qu'elle  puisse  se  suffire  à  elle-même;  qu'elle  ne  se  tour- 
mente donc  plus  ;  que  le  paiement  ne  la  préoccupe  pas  ;  je  ne  veux 
plus  en  entendre  parler.  » 

Supérieure  et  fondatrice  de  rétablissement  qu'elle  administrait', 
cette  position  lui  donnait  certains  privilèges  que  parfois  elle  aimait 
à  oublier,  pour  descendre  aux  dernières  fonctions  et  donnera  tous 


Digitized  by  VjOOQ  IC 


156  M«»«  AMÉLIE  -DE   GOUVELLÔ. 

Tcxeraple  de  rabnégaliou.  Lorsque  ses  religieuses  la  surprenaient  et 
lui  témoignaient  le  désir  d'exécuter  elles-mênjes  le  travail  qu'elle 
s'était  ainsi  imposé':  «Non,  non,  répondait-elle  simplement, 
vous  ne  feriez  point  cela  à  mon  goût.  »  Souvent,  M""«  de  Gouvello 
craignait  aussi  d'avoir  à  son  service  plus  qu'il  ne  lui  était  permis 
par  la  règle  ;  et,  à  diverses  reprises,  les  sœurs  durent  recourir  à. la 
ruse,  afin  de  lui  faire  porter  les  vêtements  neufs  dont  elle  avait  be- 
soin ,  et  qu'elle  distribuait ,  malgré  cela ,  à  celles  qui  lui  semblaient 
en  posséder  de  plus  usés  que  les  siens. 

A  la  suite  d'une  courte  maladie,  qui,  au  début,  ne  faisait  pas  pré- 
sager un  dénoûment  aussi  rapide,  M"»*deJjouvello,  entourée  de 
ses  religieuses,  munie  des  sacrements  de  l'Eglise,  paisible  et  sans 
crainte  devant  la  mort ,  s'endormit  doucement  dans  le  Seigneur  1& 
16  janvier  1871 ,  à  neuf  heures  du  matin ,  laissant  sa  maison  et  son 
pensionnat  dans  un  état  prospère ,  après  les  aToir  sagement 
gouvernés  pendant  trente  ans. 

Noblesse  oblige ,  dit  un  vieil  adage  dont  l'histoire  contemporaine 
vient  encore  de  montrer  la  véracité.  Si  les  uns  versent  leur  sang  sur 
le  champ  de  bataille ,  il  en  est  d'autres  qui ,  dans  le  silence  de  la 
retraite  et  le  calme  du  cloître ,  savent  ajouter  à  l'éclat  glorieux  du 
nom  de  leurs  ancêtres.  La  noblesse  est  vertu,  selon  La  Bruyère. 

Jamais  M»»*  de  Gouvello  ne  se  permit  la  moindre  allusion  à  l'an-  " 
cienneté,  ni  au  rang  de  sa  famille;  mais  elle  sut  traduire  et  parfai- 
tement s'appliquer  la  vieille  devise  qui  brille  au-dessus  de  son^ 
écusson.  FoETiTUDiNi  signifiait ,  pour  les  hommes  d'armes ,  à  la 
force,  à  la  vaillance,  au  courage;  pour  elle ,  au  contraire ,  à  la  vertu, 
à  la  constance,  à  la  fermeté,  trois  mots  qui  peuvent  résumer  sa  vie 
entière  :  à  la  vertu,  qu'elle  connut  et  pratiqua  si  bien;  à  la  cons- 
tance ,  dans  l'accomplissement  de  ses  devoirs ,  dans  sa  renoncia- 
tion au  monde  et  à  sa  fortune ,  employée  en  bonnes  œuvres  ;  à  la 
fermeté,  dans  son  dévouement  à  ses  compagnes ,  à  ses  élèves ,  trois 
choses  qui  l'ont  conduite  à  doter  la  ville  de  Nantes  de  l'une  des 
meilleures  maisons  d'éducation  religieuse. 

S.  N.-T. 

30  Janvier  187f . 


Digitized  by  VjOOQiC 


M.  DE  SAVIGNHAC 


DÉPUTÉ  DU  MORBIHAN. 


L'Assemb)ée*hationale  est  à  peine  téunie  depuis  deux  semaines 
que  déjà  la  mort  a  frappé  dans  ses  rangs. 

L'honorable  M.  de  Savignhac,  ancien  officier  d'artillerie,  ancien 
conseiller  général  et,  depuis  les  dernières  élections,  député  du 
Morbihan ,  a  succombé  aux  atteintes  d'une  terrible  et  prompte  ma- 
ladie. 

Désigné  de  tout  temps  par  l'estime  et  les  vœux  hautement  expri- 
més de-  ses  concitoyens  pour  les  représenter,  aux  premiers  rangs, 
dans  nos  assemblées  politiques,  M.  de  Savignhac,  dont  la  modestie 
n'était  égalée  que  par  ses  hautes  qualités,  redoutait  et  éloigna  de  lui, 
aussi  longtemps  que  cela  fut  possible,  une  tâche  que  seul  il  croyait 
au-dessus  de  ses  forces.  Mais  quand  les  plus'mauvais  jours  se  furent 
levés  sur  la  France,  quand  le  pays  fit  un  suprême  appel  à  ses  meil- 
leurs fils,  quaftd  la  voix  du  peuple  lui  imposa  ses  ordres,  l'homme 
de  bien  que  nous  pleurons,  cessant  toule  résistance,  se  leva  pour 
obéir  et  se  dévouer. 

Renonçant  à  tous  ses  goûts,  à  toutes  ses  habitudes,  abandonnant 
ses  chères  occupations,  qui  se  traduisaient,  autour  de  lui,  par  des 
faits  journaliers  et  d'incomparables  exemples,  il  se  rendit  aussitôt 
au  poste  d'honneur  et  de  combat  qui  lui  était  assigné. 

Ne  connaissant  d'autre  ambilron  que  celle  de  marcher,  sous  les 
inspirations  d'une  conscience  et  d'un  cœur  droits,  vers  tout  bien 
possible,  sans  autre  crainte  que  de  ne  pouvoir  pas  mettre  ses  actes 


Digitized  by  VjOOQ  IC 


158    ^  M.  DE  SAVIGNHAC. 

au  niveau  de  ses  désirs  et  de  son  amour  de  la  France,  il  apportait  à 
sa  nouvelle  lâche  une  haute  inlelligence,  une  instruction  rare,  un 
dévouement  scrupuleux,  un  caractère  et  une  foi  antiques. 

Ceux  qui  le  connaissaient  savent^bien,  comme  je  le  sens  moi- 
même,  que  mes  pî^roles  ne  suffisent  pas  à  exprimer,  comme  je  le 
voudrais,  mes  sentiments  et  leur  estime. 

Puisse  du  moins  ce  faible  témoignage,  écrit  dans  l'émotion  'des 
premiers  regrets,  porter  quelque  adoucissement  à  la  douleur  de  sa 
famille  et  de  ses  amis,  et  apprendre  aux  hommes  honorables,  dont 
il  était  hier -le  collègue,  que  sb  mort  est  une  grande  perte  pour 
l'Assemblée  et  pour  le  pays. 

Lorsque  ses  mortelles  et  chères  dépouilles  toucheront  le  sol  du 
Morbihan,  j'ose  prédire  que  les  populations  émues  viendront  à  leur 
rencontre  pour  le  pleurer  ensemble,  raconter  ses  bienfaits  et  bénir 
sa  mémoire.  , 

Charles  de  la  Monneraye. 
-t 

Bordeaux ,  27  février .  1 871 . 


Mardi,  28  février,  le  corps  de  M.  de  Savignhac  a  été  inhumé  à 
Augan.  M?»"  Tévèque  de  Vannes  présidait  lui-même  aux  obsèques. 


Digitized  by  VjOOQiC 


CHRONIQUE 


LETTRE    DE    BORDEAUX 


A  M.   EMILE  GRIMAUD. 


Mon  cher  ami , 

J'espère  encore  que  les  abonnés  de  la  Revue  de  Bretagne  ne  m'en 
voudront  pas  trop  du  retard  imposé  ce  mois-ci  à  notre  livraison,  et 
qui  Je  l'a  voue  y  est  de  mon  fait. 

Vous  m'aviez  envoyé  à  Bordeaux  pour  tracer  d'après  nature,  à 
vos  lecteurs,  un  crayon  de  l'Assemblée  nationale.  Je  m'y- suis 
trouvé,  tout  d'aJ)ord ,  en  pays  de  connaissance,  c2iT]sL Revue  peut 
se  vanter  de  compter  dans  l'Assemblée  —  outre  son  fondateur  et 
rédacteur,  M.  Arthur  de  la  Borderie  —  de  nombreux  collaborateurs 
et  amis,  entre  autres  MM.  de  Laprade,  de  Lorgeril,  Lallié,  de  la 
Bassetière,-de  Kerdrel,  de  la  Monneraye ,  etc.  Grâce  à  leur  obli- 
geance, il  m'a  donc  été  facile  de  m'acquitter  de  la  tâche  que  vous 
m'aviez  confiée,  et  je  puis  dire,  à  ce  sujet,  comme  Athalie  : 
J'ai  voulu  voir...  j'ai  vu  ! 

Mais  ce  que  je  voulais  voir  surtout,  ce  que  je  tenais  à  avoir  vu 
avant  de  vous  écrire,  c'était  la  grande  séance,  la  séance  historique, 
attendue  par  la  France  et  par  l'Europe  avec  une  anxiété  si  doutou- 
reuse,  la  séance  de  la  paix  ou  de  la'  guerre.  Cette  séance  vient 
d'avoir  lieu  (1er  mars  1871),  j'en  sors,  j'en  puis  parler  de  visu;  c'est 
parla,  je  vous  le  répète,  que  j'espère  me  faire  pardonner  mon 


Digitized  by  VjOOQiC 


160  ÇHRONIQUEi 

retard.  Non-pas  que  je  veuille  vous  faire  Yhistoirede  cette  délibéra- 
lion  mémorable;  vous  l'avez  dé/à  lue  au  Moniteur;  mais,  ce  que 
vous  h'y  lirez  point,' c'est  la  physionomie  même  de  la  séance,  ce 
sont  certains^  incidents  caractéristiques,  dont  moi  —  qui  ne  suis 
point  historien,  mais  simplement  chroniqueur  —  je  puis,  au  con- 
traire, vous  faire  part. 

Dans  une  grande  et  belle  salle  de  spectacle,  ornée  de  colonnes 
dorées  et  garnie  de  tentures  rouges  (il  n'y  a  guère  que  cela  de 
rouge  dans  i'Asseipblée) ,  figurez-vous  680  représentants  environ, 
entassés  comme  des  sardines  dans  un  baril  :  qui  des  tribunes  lais- 
serait tomber  une  épingle,  serait  sûr  de  la  voir  reçue  en  bas  par  Un 
crâne  législatif.  Car  il  y  a  des  tîrânes  dans  cette  Assemblée,  des 
têtes  chauves  et  des  têtes  blanches.  Mais  il  y  a  aussi  en  abondance 
des  fronts  complètement  garnis  de  leur  chevelure,  —  et  il  est  cer- 
tain que,  depuis  longtemps,  on  n'avait  point  vu  en  France  une 
représentation  nationale  où  les  jeunes  fussent  en  aussi  grand 
nombre. 

Au  point  de  vue  de  la  composition  politique  de  l'Assemblée,  la 
droite  y  déborde  tellement  là  gauche,  que  les  bancs  de  gauche  de  la 
salle  se  trouvent  nécessairement  en  très-grande  partie  envahis  par 
la  droite.  Cela  donne  aux  voles  par  assis  et  levé  une  physionomie 
qu'ils  n'avaient  point  dans  les  autres  assemblées  ;  car  ici,  la  majorité 
se  levant  en  bloc  tout  entière  comme  un  seul  homme  et  avec  un 
ensemble  admirable,  et  se  levant  tout  à  la  fois  à  droite  et  à  gauche 
de  la  salle,  ce  mouvement  entraîne  tout,  pour  ainsi  dire;  il  sehible 
qu'il  y  ait  unanimité;  et,  en  effet,  à  la  contre-épreuve,  les  oppo- 
sants, manifestement  découragés  par  ceiie  compacité  imposante, 
sont  presque  toujours  bien  clairsemés. 

Apparent  rari  nanies  in  gurgite  vasto, 

S^il  fallait  indiquer  par  des  chiffres  l'importance  des  diverses 
opinions  représentées  dans  l'Assemblée  nationale,  voici  ceux  que 
me  donnait  hier  un  de  nos  amis  :  540  ou  550  monarchistes,  130  à  ' 
140  républicains,  dont  une  cinquantaine  seulement  constituent 


Digitized  by 


Google 


CHROMIQUE.  161 

l'extrême  ^uche,  la  Montagne  rotige;  le  reste  se  rapproche  plus 
ou  moins  de  Jules  Favre  et  Picard,  c'est-à-dire  de  la  république 
modérée.  —  Quant  aux  550  conservateurs  libéraux  que  j'appelle 
monarchistes,  une  explication  est  nécessaire:  c'est  que,  sur  ce 
nombre,  il  y  en  a  au  moins  450  qui  déclarent  à  tout  venant  qu'ils 
préfèrent  infiniment  une  république  honnête,  vraiment  libérale, 
non  exclusive,  à  une  monarchie  bâtarde  ou  mal  assise,  qui  ne  réu- 
-  niraitpas  autour  d'elle  tous  les  hommes  d'ordre,  c'est-à-dire  — 
pour  appeler  les  choses  par  leur  nom  —  à  toute  restauration  mo- 
narchique qui  ne  serait  pas  fondée  sur  la  réconciliation  des  d«ux 
branches  de  la  maison  de  Bourbon. 

La  grande  majorité  de  l'Assemblée  est  donc  fusionnislCy  comme 
on  appelait  cela  il  y  a  vingt  ans  :  disons  mieux,  elle  est  avant  tout 
nationale ,  patriotique  et  française;  elle  aspire  sincèrement,  ardemr 
ment,  à  panser  les  plaies  saignantes  de  la  patrie,  avec  le  concours 
de  tous  les  bons  citoyens,  à  relever  et  fonder  l'avenir  de  la  France 
sur  l^uniôn  solide  de  tous  les  vrais  conservateurs ,  de  tous  les  vrais 
libéraux ,  de  tous  les  honnêtes  gens.  ~-  Quant  à  vous  dire  comBien, 
parmi  les  repi^ésentants  enrôlés  sous  ce  drapeau  de  l'union  conser- 
vatrice et  libérale ,  combien  il  y  en  a  de  légitimistes  et  combien 
d'orléanistes,  en  vérité,  je  ne  le  tenterai  pas,  —  car,  en  face  du 
but  commun  que  je  viens  d'indiquer,  la  différence  des  points  de 
départ  disparaît.  Hais,  si  vous  tenez  à  savoir  combien  l'Assemblée 
compte  de  bonapariistes,  rien  de  plus  aisé  que  de  vous. satisfaire; 
ils  se  sont  comptés  hier  :  ils  étaient  huit.  C'est  une  curieuse  his- 
toire ;  écoutez.     ^ 

C'était  hier,  i^f  mars,  aadébut  de  celte  mémorable  séance  d'où 
allait  sortir  la  paix  ou  la  guerre.  H.  Victor  Lefranc  avait  lu  son 
patriotique  rapport  exposant  tous  les  motifs  d'accepter,  sitlurs 
qu'elles  fussent^  les  conditions  d'une  paix  nécessaire.  H.  Quinet, 
avec  le  front,  les  cheveux,  l'habit,  les  gestes  et  l'accent  monotone 
d'un  pasteur  protestant,  venait  de  réciter  un  long  sermon  en  faveur 
de  la  guerre.  Tout  à  coup  monte  à  la  tribune  un  petit  député,  fluet 
de  taille ,  affligé  d'une  voix  de  fausset,  mais  qu'on  s'efforce  d'en* 
tendre,  parce  qu'il  est  de  la  Meurthe  (H.  Bamberger),  et  qui,  au 


Digitized  by  VjOOQIC 


162  CHRONIQUE. 

bout  de  quelques  minutes  s'écrie,  sans  songer  à  mal,  que  l'empe- 
reur Napoléon  III,  auteur  de  tous  nos  désastres,  «  sera  désormais 
cloué  au  pilori  de  l'hiètoire.  t> 

Rien,  évidemment,  de  plus  simple,  de  plus  .certain ,  de  plus 
élémentaire  que  cette  proposition.  L'Assemblée  applaudit,  mais 
sans  affectation,  comme  à  une  vérité  devenue  déjà  un  peu  lieu 
commun.  Mais  voici  que;  d'un  des  premiers  bancs  de  la  droite,  un 
monsieur  s'élance  à  la  tribune,  en  protestant  avec  des  gestes 
furieux. 

Ce  monsieur  était  un  Corse—  non  un  Corse  à  cheveux  plats, 
mais  à  cheveux  gris  —  pour  tout  dire,  M.  Conti,  ex-sénateur, 
ex-chef  de  l'ex-cabinel  de  l'ex-empereur,  nommé  représentant  par 
les  Corses,  sur  le  vu  d'une  profession  de  foi  où  il  leur  a  promis  de 
restaurer  le  gouvernement  impérial. 

Pour  commencer  à  y  travailler,  le  voici  à  la  tribune,  d'où  il 
chasse  le  petit  M.Bamberger,  le  voilà  qui  se  démène  âVec  sa  tète, 
ses  grands  bras ,  comme  un  moulin  à  vent.  Il  fait,  ou  plutôt  veut 
faire  l'apologie  de  l'empire  et  de  l'homme  de  Sedan.  L'Assemblée, 
dès  qu'elle  sait  le  nom  de  l'orateur  et  a  entendu  sa  première 
phwise,  se  lève  tout  entière,  frémissante,  indignée,  et  tous  les  bras 
étendus  vers  la  tribune,  toutes  les  bouches,  avec  des  exclamations 
enflammées,  lui  intiment  l'ordre  de  descendre,  de  se  taire,  de  ne 
pas  souiller  le  sanctuaire  de  la  représentation  nationale  par  l'éloge 
du  traître  qui  a  souillé  la  France.  Conti  insiste;  il  ose  rappeler  les 
serments  prêtés  à  l'empereur;  on  lui  rejette  à  la  iace  le  parjure  du 
deux-décembre.  Le  président,  par  suite  d'un  malentendu,  croit  que 
l'Assemblée ,  ou  une  partie  de  l'Assemblée,  veut  faire  parler  Tora- 
teur,  pendant  que  tous  veulent  le  faire  taire.  Là  commence  une 
scène  indescriptible  :  plus  de  droite  ni  de  gauche,  tous  les  repré- 
sentants de  la  France  debout  en  face  du  représentant  de  l'homme 
qui  a  perdu  la  France,  tous  décidés  à  fermer  cette  bouche  impie 
qui,  en  présence  de  ce  traité,  de  cet  acte  qui  mutile  la  patrie,  pré- 
tend trouver  des  paroles  pour  défendre  et  glorifier  l'auteur  du  dé- 
membrement et  de  l'invasion  de  la  patrie. 

—  Nous  ne  sommes  pas  ici  pour  entendre  le  panégyrique  de 


Digitized  by  VjO.OQIC 


CHRONIQUE.  163 

Bonaparte  !  —  L'apologie  de  Bonaparte  est  une  insulte  à  la  France  ! 

—  Allez  la  faire  à  Sedan!  —  Descendez  delà  tribune!  —  A  l'ordre! 

—  Otez-lui  la  parole,  M.  le  président  ! 

Telles  sont  les  principales  exclamations  que  j'ai  pu  distinguer, 
mais  il  y  en  avait  bien  d'autres ,  c'était  comme  une  grêle  de  flèches. 
Enfin,  le  président  s'obstinant,  on  ne  sait  pourquoi,  à  laisser  la 
parole  au  sieur  Conti,  toutes  ces  exclamations  et  protestations  se 
sont  fondues  en  un  seul  cri  : 

—  Il  faut  en  finir.  La  déchéance!  la  déchéance! 

Alors  le  bruit  est  devenu  tel ,  que  Conti  a  dû  descendre,  le  pré- 
sident s'est  couvert,  la  séance  est  restée  suspendue  un  quart  d'heure. 
A  la  reprise,  M.  Target,  gendre  de  M.  Buffet,  a  proposé  à  l'As- 
semblée de  clore  ce  fâcheux  incident  par  l'ordre  du  jour  motivé 
qui  suit  : 

L'Assemblée  nationale ,  dans  les  circonstances 
douloureuses  que  traverse  la  patrie,  et  en  face  de 
protestations  et  de  réserves  inattendues ,  con- 
firme la  déchéance  de  Napoléon  III  et  de^sa 
dynastie ,  déjà  prononcée  par  le  suffrage  univer- 
sel, et  le  déclare  responsable  de  la  ruine,  de  l'in- 
vasion et  du  démembrement  de  la  France. 

Accueilli  par  des  bravos  unanimes,  cet  ordre  du  jour  a  été  mis 
aux  voix  :  toute  l'Assemblée  s'e^t  levée  pour  l'adoption.  A  la  contre- 
épreuve,  j'ai  vu  debout  cinq  membres  :  MM.  Conti ,  Gavini,  Galloni, 
représentants  de  la  Corse;  Joachim  Murât  (dû  Lot),  Haentjens 
(Sarthe).  Le  Moniteur  d'aujourd'hui  ajoute  trois  noms  :  MM.  Aba- 
lucci  (Corse),  Rolland  (Lot),  de  Wallon  (Nord).  Pour  moi,  je  ne  les 
ai  point  aperçus  ^  en  dehors  des  cinq  premiers,  je  n'ai  vu  debout  que 
M.  de  Cumont  qui  se  levait  pour  voir  lui-même  ce  qui  se  passait, 
mais  nul  ne  sera  tenté  de  prendre  le  courageux  rédacteur  de 
V  Union  de  l'Ouest  pour  un  bonapartiste. 


/ . 


Digitized  by  LjOOQ  IC 


{64  CHRONIQUE. 

Ainsi  ¥oMà  rËmjpire  dûineot  enterré,  et  c'est  à  M.  Cojiti  qu'on  le 
doit  :  il  s'est  assuré  par  là  la  reconnaissance  de*  loiis  le^  bpns  ci- 
toyens. N'est-il  yas,  eu  effet,  particulièrement  heureux,  —  je  dirais 
volontiers,  providentiel,  —  qu'au  moment  où  l'Assemblée  nationale 
était  forcée  de  ratifier  l'acte  emportant  Je  démembrement  de  la 
France,  la  responsabilité  de  ce  grand  désastre  fût  hautement,^  so- 
lennellement r^jeiée  sur  le  vrai  coupable  ?  Et,  s'il  appartenait  Â  un 
chroniqueur  de  s'élever  à  d^aussi  graves  considérations,  j*ajoule- 
rais  ;  Dieu  a  voulu  faire  justice  déflnîtixe  de  l'Empire  là  même  où 
rEnipire  avait  posé  sa  première  assise  sur  le  mensonge  odieux  et 
célèbre  :  UEmpire^  c'est  lapaix.Ei  c'est  à  deux  pas  du  monument 
où  ce  discours  trop  fameux  avait  été  gravé  sur  le.marbre  enJettrps 
d'or,  c'est  à  deux  pas  ile  la  Bourse  de  Bordeaux  que  la  n^alion  fran- 
çaise, par  l'unanimité  de  ses  représentants,  a  imprimé  au  régime 
impérial  cette  flétrissure  suprême,  indélébile,  qui  soulage  la  cons- 
cience des  honnêtes  gen^. 

Que  vous  dirai-je  du  reste  de  la  séance?  Vous  l'avez  lue,  le  Mo- 
niteur la  reproduit  assez  bien.  Pourtant  le  fiasco  de  ce  pauvre  Vic- 
tor Hugo  a  été  beaucoup  plus  profond  et  plus  complet  qu'on  ne 
poji^rait  le  croire  à  la  lecture.  Ces  ai^titlièses;  ont  tant  de  fois  servi 
qu'elle?  sont  mainlenant  éJ^enlées^et^  dites  d'une  ypix  caverneuse, 
que  le  grand  Victor  croit  imposante,  elles  font  bâiller  tout  le  monde. 
Puis  il  h  (|es  effets  oratoires  et  dramatiques  tirés  de  si  loin,  que 
l'intelligence  très- peu  subtile  de  l'exlrèrae  gauche  se  refuse  à  les 
comprendre,  et  c'kst  ainsi  que  la  montagne  a  elle-même,  jusqu'à 
trois  fois,  interrompu  son  prophète  quand  celui-ci  parlait  d'aller 
un  jour  non-geuleraent  reconquérir  l'Alsace,  mais  prendre  à  l'Alle- 
magne Trêves,  Coblentz,- etc.  La  gauche,  peu  experte  en  fait  de 
ficelles  dramatiques,  a  cru  sérieusement  qu'il  s'agissait  d'qne  con- 
quête pour  de  bon,  tandis  qu'il  ne  s'agissait  que  d'une  antithèse  qui 
restituait  aux  Allemands,  sur  la  fin  de  la  phrase,  les  places  prises 
par  hypothèse  au  commencement.  La  gauche  n'en  à  pas.  moins,  par 
trois  fois,  protesté  contre  toute  idée  de  conquête  avec  une  énergie 
plus  honorable  pour  ses  doctrines  politiques  que  pour  son  tact  lit- 
téraire. Ce  n'est  qu'à  la  troisième  fois,  et  fiprès  la  troisièçie  protes- 


Digitized  by  VjOOQIC 


CHRONIQUE.  165 

lation,  que  le  grand  Victor  a  pu  passer  el  aller  jusqu'au  boul  de  son 
anlilhèse.  La  gauche,  en  oyant  la  fin,  semblait  loul  ébaubie. 

Un  dernier  mol  sur  Un  incident  relatif  à  cette  séance,  et  qui  est, 
je  crois,  à  loiit  point  dé  vue,  d'un  grand  inlérêt. 

Vous  avez  dû  remarquer,  saris  doute  avec  étoiinerrient,  parmi  les 
votes  contre  la  paix,  celui  du  général  Chanzy. 

M.  Thiers  (comme  vous  le  satéz  par  le  Moniteur),  avait  adjuré 
les  hommes 'coropélenis,  s'ils  croyaient  à  la  continuation  de  la 
guerre  quelque  chaoce  sérieuse  de  succès,  de  venir  le  dire  à  la' 
tribune  avoc  les  preuves  à  Tappui. 

Pendant  le  scrutin,  le  général  Ghdtizy  ayant  rendontré  M.  Thiers, 
lui  dit  :  a  Je  viens  de  voter  pour  la  guerre ,  parce  que  je  suis  un 
homme  d'action.  » 

—  «  Général,  lui  répondit  le  chef  du  pouvoir  exécutif,  si  vous 
aviez  su  garder  le  Mans,  nous  n'en  serions  pas  réduits  a  signer 
éetle  paix!  » 

'       '  Louis  DE  kEfiJEAN. 


Liste   par  ordre   alphabétique  des  députés  de  Bretagne  et 
de  Vendée  à  rassemblée  nationale. 

CÔTES-DU-NORD. 

MM.  Allenou.  —  De  Boisboissel.  —  Carré-Kérisouët.  —  De  Cham- 
pagny. —  Dépasse.  -^  Flaud.  —  De  Foucaud.  —  Charles^Huon.  — 
Rioust  de  TArgentaye.  —  H.  de  Saisy.  —  De  Tréveneuc. —  Général 
Trochu. 


FINISTÈRE. 

MM*  Bienvenu,  r—  De  Chaniaillard.  —  Dumarnay.  —  Paul  de 
Forsanz.  —  De  Kerjégu.  —  Emile  de  Kerraenguy.  —  De  Kersauson 
de  PénendrefiF.  —  Général  Le  Flô.  —  H.  de  Legge.  —  L'abbé  du 
Marhallac'h.  —  Thiers.  —  De  Tréveneuc.  '—  Général  Trochu. 


Digitized  by  VjOOQiC 


166  CHRONIQUE. 

^  ILLE-ET-VILAINE. 

.  MM.  Bidard.  —  Arlhur  de  la  Borderie.  —  René  Brice.  —  Carron.  ^ 

—  De  Cintré.  *—  Grivarl.  —    De  Kerdrel.  -—  De  Kergariou.  — 
Général  Loysel.  —  Du  Temple.  —  Thiers.  —  Général  Trochu. 

LOIRE-INFÉWEURE. 

MM.  Babin-Chevaye.  —  Cheguillaurae.  —  Hippolyle  de  Cornulier- 
Lucinière.—  Dezanneau.—  Doré-Graslin.  —  De  Fleurîot.  —  Ginoux- 
Defermon.  -—  C*«  de  Juigné.  —  Alfred  Lallié.  —  De  la  Pervanchère. 
•—  Ernest  de  la  Rochetle.  —  Fidèle  Simon.  - 

MORBIHAN. 

MM.  H.  Boucher.  —  Dahirel.  —  Fresneau.  —  L'abbé  Jaffré ,  rec- 
teur de  Guidel.  --  De  Kerdrel.  — •  De  Kéridec.  —  De  la  Monneraye. 

—  De  Piuger.  —  De  Savignhac.  —  Général  Trochu. 

VENDÉE. 

MM.  Edouard  de  la  Basselièré.  -—  Bourgeois.  —  Eugène  Defoû- 
taine.  —  Alfred  Giraud.  —  Louis  Godet  de  la  Riboullerie.  —  De 
Puyberneau.  —  Général  Trochu.  —  Vandier. 


Lettre  de  Nonseigoenr  le  comte  de  Chambord  à  H**  la  comtesse  de  Bouille , 

NÉE  DE  BONCHAMPS. 

^  10  janvier  1871. 

«  Madame  la  comtesse, 

»  C'est  au  moment  où  j'étais  rempli  d*espoir  pour  vos  chers 
blessés  que  j'apprends  l'affreux  malheur  qui  vient  de  vous  frapper. 
Bien  digne  du  sang  des  Bonchamps  qui  coulait  dans  ses  veines, 
votre  fils  a  couronné  par  un^  mort  héroïque  et  chrétienne  une  vie 
toute  de  dévouement  et  de  fidélité* 


Digitized  by  VjOOQIC 


CHRONIQUE.  167 

>  Quelle  douleur  pour  voire  cœur  de  mère!  quelle  affliction  pour 
voire  belle-fille  et  pour  vos  deux  peliles-filles,  qui  ne  vivent,, 
comme  vous,  depuis  un  lung  mois,  que  d'angoisses  el  de 
larmes! 

»  Quant  à  moi,  justement  lier  de  l'admirable  conduile  de  ces 
trois  braves  volontaires  de  TOuesl,  qui,  à  la  voix  et  à  Texemple  de 
Charette,  sont  tombés  sur  le  champ  de  bataille,  en  défendant  notre 
malheureuse  patrie  envahie  par  l'étranger,  je  pleure  avec  vous  cet 
ami,  pour  lequel  vous  connaissiez  ma  sincère  gratitude  et  mon 
bien  vif  attachement.  Que  ne  m'a-l-il  élédonné  d'être  avec  eux  dans 
cette  glorieuse,  mais  fatate  journée,  el  de  verser  comme  eux  mon 
sang  pour  la  France! 

>  Vous  puiserez,  dans  l'élévation  de  vos  sentiments,  dans  l'ar- 
deur de  votre  foi  el  dans  l'énergie  de  votre  grande  ume,la  force 
nécessaire  puur  supporter  un  coup  aussi  cruel  et  pour  soutenir  le 
courage  des  pauvres  affligées  qui  vous  entourent.  Dites-leur  que  je 
suis  constamment  avec  elles,  comme  avec  vous,  par  la  pensée  et 
par  le  cœur. 

»  Je  prie  I>ieu  de  vous  conserver  votre  petit-fils ,  qui  se  montre 
si  fidèle  à  toutes  les  traditions  de  sa  famille.  Je  le  prie  aussi  de 
rendre  bienlôt  à  la  tendresse  de  voire  petite- fille  Edouard  de 
Cazenove,  pour  qui  je  sens  redoubler  mon  amitié. 

"»  Comptez  plus  que  jamais,  Madame  la  comtesse,  sur  mes  sen- 
timents les  plus  affectueux. 

»  HENRY.  » 

La  lettre  suivante  a  été  adressée  par  le  généralde  Charelle  à  des 
dames  de  Rennes  qui  s'étaient  entendues  pour  lui  offrir  un  magni- 
fique fanion,  d'or,  d'un  côté,  à  ht  croix  de  Menlana ,  el  d'argenl,tle 
l'autre,  aux  armes  de  Bretagne,  avec  la  devise  :  Potins  mon  qmm 
fœdari  ! 

«  Mesdames, 

>  C'est  une  belle  el  noble  devise  que  celle  qui  esl  ccriie  sur  le 
fanion  que  vous  avez  eu  la  gracieuseté  d,e  m'envoyer.  C'est,  à  coup 
sûr,  la  vôtre,  Mesdames,  c'est  celle  de  tous  les  cœurs  généreux. 


Digitized  by  VjOOQiC 


168        ^  .  CHRONIQUE. 

»  Je  l'accepte  avec  reconnaissance,  et  quels  que  soient  les  devoirs 
qu'elle  impose,  avec  l'aide  de  celte  croix,  sous  la  protection  de 
laquelle  nous  avons  si  longtemps  combatlu,  j'espère  la  porter 
fièrement. 

,»  Merci  de  la  confiante  que  vous  avez  eue  en  nous,  c'est  la  plus 
belte  récompense  du  peu  que  nous  avons  pu  faire  et  pour  la  religion 
et  pour  la  France.  Ce  fanion,  quelque  indigne  qiie  je  sois  d'un 
pareil  présent,  est  pour  n.ous  tous  un  gage  du  passé ,  un  engage- 
ment pour  l'avenir,  et,  dans  les  moments  diificiles  que  nous  traver- 
sons, nous  y  verrons  toujt^urs  tracé  notre  devoir  :  Poiius  mori 
quant  fœdarit 

)^  Veuillez  agréer  l'hommage  de  ma  plus  profonde  gratitude  et  de 
mon  entier  dévouement. 

»  J'ai  l'honneur  d'être.  Mesdames ,  votre  bien  dévoué  serviteur. 

>  Baron  de*  Chârette.  > 


Nous  signalons  à  l'attention  de  nos  lecteurs  deux  ouvrages  pleins 
d'à-propos  :  Le  Pater  Nosier  de  la  France ^  par  le  P.  V.  Alet  (in-18, 
Nantes,  Mazeau),  et  La  Légitimité  et  le  Progrès,  par  un  économiste 
(in-8»,  Bordeaux,  Férei,  cours  de  l'Intendance  ;  2  fr.  45). 

Dans  ce  dernier  livre,  l'auteur  démontre  que  la  légitimité  est,  à 
la  fois,  une  garantie  de  liberté  et  de  progrès  à  l'intérieur,  et  de 
paix  ei  de  puissance  morale  à  l'extérieur.  Puis  il  examine  les 
garanties  personnelles  qu'offre  le  comte  de  Chambord  à  la  confiance 
d'une  grande  nation. 


l^  Secrétaire  de  la  Rédaction,  Emile  Grinacd. 


"Digitized  by  VjOOQiC 


ÉTUDES  BIOGRAPHIQUES 


M.  HENRI  DE  BELLEVUE 

CAPITAINE  DES  ZOUAVES  PONTIFICAUX. 


I 

C'est  un  enseignement  de  tous  les  temps  d'épreuves  et  de 
calamités,  répété  bien  des  fois  dans  l'histoire  du  monde,  c'est  l'en- 
seignement de  cette  guerre  néfaste  dont  la  fin  semble  proche  et  qui 
a  été  le  châtiment  de  notre  France  coupable,  que  les  bons  expient 
souvent  sur  cette  terre  les  crimes  des  méchants,  et  qu'ils  sont  en 
quelque  sorte  choisis  par  Dieu  pour  être  immolés  à  sa  colère, 
comme  les  hosties  pures,  sans  tache,  propitiatoires  de  leur  siècle. 
Sans  aller  au  delà  de  notre  ûge,  combien  n'en  avons-nous  pas  vu  de 
ces  victimes  providentielles,  depuis  les  martyrs  de  Castellidardo  jus- 
qu'aux héros  du  Mans?  Tristes,  mais  précieux  holocaustes  qui  auront 
peut-être  sauvé  la  patrie,  menacée  de  périr. 

Henri  de  Bellevue,  capitaine  des  zouaves  pontificaux,  a  été  du 
nombre  des  justes  privilégiés  dont  nous  parlons.  Il  s'est  préparé 
par  une  vie  chaste,  laborieuse,  détachée  de  la  terre,  pleine  d'œuvres 
méritoires,  sinon  pleine  de  jours,  à  une  mort  qui  fut  un  véritable 
sacrifice  sur  l'autel  de  la  justice  divine  pour  le  salut  de  la  France. 

TOME  XXIX  (IX  DE  LA  3®  SÉRIE).  12 


Digitized  by  VjOOQiC 


170  M.  HENRI   DE  BELLEVUE, 

II 

Cette  préparation  commença  de  bonne  heure  par  TolTrande  vo- 
lontaire de  son  sang  à  la  cause  de  la  religion. 

Henri  de  Bellevue  n'avait  que  seize  ans  quand  il  s'engagea  dans 
la  petite  armée  de  Pie  IX,  au  lendemain  de  Castelfidardo.  Il  faisait 
alors  ses  études  au  collège  Saînt-Tincenl  de  Rennes,  qui,  avec 
le  collège  Saint-Sauveur  de  Redon,  partage  la  gloire  d'avoir  fourni 
le  plus  de  défenseurs  au  siège  de  Pierre.  C'était  ce  qu'on  appelle, 
dans  le  meilleur  sens  du  mot,  un  bon  enfant,  aimé  de  ses  condisciples 
et  de  ses  maîtres,  d'une  conduite  irréprochable,  et,  cela  va  sans 
dire,  après  ce  dernier  éloge,  catholique  inébranlable,  sans  piété 
sensible  peut-être,  mais  croyant  comme  nos  pères  savaient  l'être. 

Voilà  le  principe  de  foi  qui  le  fit  agir. 

Sa  décision  ne  fut  point  l'effet  d^un  enthousiasme  irréfléchi,  ou, 
comme  chez  quelques-uns,  du  désir  d'échapper  à  la  surveillance  et 
aux  labeurs  scolaires.  Ses  amis  purent  l'affirmer  d'abord  sans 
craindre  un  démenti  de  l'avenir.  Sa  famille  le  comprit  :  elle  ne 
refusa  pas  au  jeune  écolier  la  faveur  d'être  zouave  du  Pape. 

III 

Comme  il  est  des  justes  qui  expient  pour  les  pécheurs,  il  y  a  des 
maisons  vertueuses  auxquelles  il  semble  que  Dieu  veuille  imposer 
la  charge  de  racheter  par  leurs  peines  les  vices  de  certains  ménages 
scandaleux. 

La  famille  de  Bellevue  venait  de  vouer  une  fille  aux  sacrifices  du 
cloître,  déjà  un  autre  sacrifice  lui  était  demandé  qui,  hélas!  ne  de- 
vait  pas  être  le  dernier.  Quelques  mois  avant  l'engagement  d'Henri 
de  Bellevue,  sa  sœur  Marie  avait  pris  le  voile  du  Carmel.  Néannïoins, 
il  put  lui-même  se  ranger  librement  sous  celte  bannière  de  la  Pa- 
pauté, portée  si  haut  et  si  vaillamment  par  la  main  du  général  de 
la  Moricière. 

Son  père  et  sa  mère  savaient  bien  que  noblesse  oblige^  et  plus  en- 
core celle  du  baptême  que  celle  du  sang. 


Digitized  by  VjOOQIC 


CAPITAINE  DES  ZOUAVES  PONTIFICAUX.  171 

IV 

Nous  ne  suivrons  point  le  nouveau  zouave  dans  son  apprentissage 
militaire,  apprentissage  dont  la  moitié  des  Français  sont  aujourd'hui 
à  même  d'apprécier  les  ennuis  et  les  difficultés,  ni  dans  ses  garni- 
sons à  Rome  ou  autour  de  Rome,  ni  dans  ses  expéditions  aventu- 
reuses et  fatigantes  à  travers  les  montagnes,  à  la  poursuite  des 
brigands  italiens.  Disons  seulement  qu'il  fut  toujours  et  partout 
fidèle  au  poste  qu'il  s'était  assigné.  A  peine  le  quittait-il  à  de  longs 
intervalles  pour  prendre  un  court  congé.  Ce  fut  sa  veille  d'armes. 

D'une  exactitude  sévère  dans  l'accomplissement  de  ses  devoirs 
de  soldat,  il  ne  ne  se  permettait  d'autres  distractions  que  la  société 
d'amis  soigneusement  choisis,  n'admettant  jamais  dans  son  intimité, 
même  apparente,  un  jeune  homme  dont  la  conduite  ne  fût  pas 
exemplaire. 

C'est  là  un  trait  de  son  caractère,  remarquable  aux  temps  de 
faiblesse  et  de  tolérance  où  nous  vivons. 

Nous  citerons,  comme  un  autre  trait  également  saillant,  également 
rare,  osons  le  dire,  son  amour  de  la  famille  et  de  la  vie  de  famille. 
Son  respect,  son  obéissance,  sa  piété  filiale,  son  dévouement  pour 
les  siens  étaient  poussés  jusqu'au  sacrifice  de  son  bien-être.  Il  se 
fût  soumis  à  toutes  les  privations  pourleur  épargner  une  seule  con- 
trariété. Il  sentait  vivement  leur  absence,  et  jamais  il  ne  rêva 
d'autres  plaisirs  ni  d'autre  bonheur  que  les  joies  pures  du  foyer 
domestique. 

Je  me  trompe  :  le  plaisir  de  voir  le  Saint-Père  était  pour  lui 
comparable  à  celles-ci,  et  un  jour  il  rêva  le  bonheur  de  mourir 
pour  Pie  IX  sur  les  marches  du  Vatican.  Ce  zouave  aimait  Pie  IX 
comme  un  fils  aime  son  père  et  comme  les  anciens  Français 
aimaient  leur  roi. 


11  le  prouva  pour  la  première  fois  d'une  manière  éclatante  sous 
les  murs  de  Montana. 
Faut-il  que  nous  rappelions  cette  victoire  aux  catholiques  affligés 


Digitized  by  VjOOQIC 


172  M.  HENRI  DE  BELLEVUE, 

par  la  prise  de  Rome  !  Mais  qui  de  nous  n'en  a  suivi  les  délails 
glorieux  et  qui  ne  s'en  souvient  avec  amertume,  en  songeant  au 
présent?  Alors  les  soldats  français  étaient  unis  aux  zouaves  ponti- 
ficaux pour  protéger  la  Ville-Sainte  contre  ces  bandes  impies,  sou- 
doyées par  Victor-Emmanuel  l'Excommunié  et  conduites  par  Gari- 
baldi,  l'homme  aux  guenilles  rouges,  le  même  que  notre  gouverne- 
ment de  la  Défense  nationale  a  payé,  nourri  et  soigné  depuis  à  nos 
frais  pour  effaroucher  les  Prussiens. 

On  se  rappelle  les  péripéties  du  combat,  la  charge  héroïque  des 
zouaves  sous  le  feu  de  Tennemi  ;  le  cri  du  colonel  de  Charelte  : 
«  En  avant,. zouaves,  en  avant!  vous  combattez  devant  l'armée 

française;  }>  l'assaut  des  collines  de  Mentana  au  pas  de  course 

L'action  devient  générale,  les  bataillons  français  rivalisent  de  cou- 
rage avec  les  compagnies  pontificales,  les  Garibaldiens  traqués, 
chassés ,  foudroyés  ou  faits  prisonniers ,  délogés  des  bois  et  des 
replis  de  terrain  où  ils  se  cachent ,  poursuivis  de  nouveau ,  sont 
bientôt  en  pleine  déroute  ;  Garibaldi  lui-même  ne  doit  son  salut 
qu'à  la^'uite  et  aux  ombres  de  la  nuit  qui  approche.  Quand  le  jour 
reparut,  ce  fut  pour  éclairer  la  reddition  de  Mentana,  deMonte- 
Rotondo  et  la  honte  du  triste  personnage  d'Asivalunga. 

Entre  tous  les  braves  qui  s'élaient  signalés  par  leur  audace , 
Henri  de  Bellevue  fut  mis  à  l'ordre  du  jour  et  nommé  lieutenant. 

Ainsi  nos  ancêtres  gagnaient  leurs  éperons  de  chevalier,  ainsi  les 
zouaves  gagnent  leurs  épauleltes.  Un  regard  ,  un  sourire ,  une 
bénédiction  de  Pie  IX  auraient  amplement  récompensé  le  jeune 
vainqueur,  tant  il  était  modeste  et  tant  il  aimait  le  Pape. 


VI 


Entre  Mentana  et  la  prise  de  Rome,  Henri  de  Bellevue  vit  s'ouvrir 
ce  grand  Concile  œcuménique  dont  les  débats  ont  passionné  le 
monde  entier,  événement  imprévu  des  plus  clairvoyants,  et  qu'un 
écrivain  prophète,  J.  de  Maistre,  avait  déclaré  impossible  au  début 
de  ce  siècle  !  triomphe  nouveau  de  la  Religion  sur  l'Athéisme,  de 
la  Papaulé  sur  la  Révolution,  du  Christ  sur  Satan  !  lumière  sou- 


Digitized  by  VjOOQIC 


CAPITAINE  DES  ZOUAVES  PONTIFICAUX.  173 

daine  venant  révéler  la  vérilé  aux  peuples  que  Terreur  menaçait 
d'aveugler  par  ses  ombres  toujours  croissantes  ! 

Les  luttes  théologiques,  au  sujet  du  dogme  de  rinfaillibililé  du 
Pape,  ne  seront  jamais  oubliées.  Que  d'éloquents  discours  ,  que 
d'éloquentes  brochures  elles  produisirent,  mais  surtout  quel  écho 
retentissant  elles  eurent  dans  le  public  !  Les  journalistes  s'en 
mêlèrent  :  il  y  eut  des  journaux  inopportunisies  et  des  journaux 
infaillibilistes,  M.  Veuillol  s'y  jeta.  Il  n'avait  voix  au  chapitre  et 
n'entendait  rien  à  la  question,  non  plus  que  ses  confrères,  mais  il 
fit  plus  de  tapage  qu'eux  tous  ensemble  en  faveur  du  dogme  ou 
plutôt  contre  le  dogme  (un  tel  auteur  nuit  aux  causes  qu'il  défend). 
De  là  des  querelles  et  des  rixes  qui  n'auraient  pas  encore  pris  fin , 
si  un0  guerre  autrement  sérieuse  n'était  venue  distraire  l'opinion. 

Notre  lieutenant  de  zouaves  ne  soutint,  en  général,  dans  ces  dis- 
cussions que  le  parti  de  la  patience,  mais  avec  ses  soldats  il  crut 
d'avance  au  suprême  attribut  du  Pontife,  que  tous  les  fidèles  doivent 
maintenant  reconnaître  sous  peine  d'hérésie. 

Les  fêtes  du  Concile ,  hélas  !  ne  durèrent  pas  longtemps.  Elles 

furent   brusquement   interrompues    par  l'invasion  sacrilège   des 

Etats-Romains.  La  France,  menacée  elle-même  d'une  invasion,  cessa 

de  protéger  Rome,  ou  plutôt  l'usurpateur  qui  occupait  le  trône  des 

anciens  rois ,  fils  aînés  de  l'Eglise,  retira  la  défense  de  ses  soldats 

au  patrimoine  de  Saint-Pierre.  Napoléon  III  écarta  l'épée  de  la 

France, et  Victor-Emmanuel  put  marcheriibrement  à  ses  conquêtes 

impies,  s'imaginant,  l'insensé,  gagner  ainsi  la  Révolution  à  sa 

cause. 

VII 

Henri  de  Bellevue  était  en  congé  à  Saint-Malo ,  son  pays  natal , 
quand  surgirent  les  événements  que  nous  rappelons.  Il  portait  le 
deuil  de  sa  seconde  sœur,  jeune  mariée  morte  en  couches,  et  cher- 
chait, par  sa  présence,  à  consoler  sa  famille  qu'avait  déjà  éprouvée 
peu  d'années  avant  la  mort  de  sa  sœur  aînée  fa  carmélite ,  épuisée 
de  bonne  heure  par  les  mortifications  et  la  vie  austère  du  cloître. 

De  part  et  d'autre  ils  goûtaient  bien  vivement  et  bien  dolicement 
cette  consolation  ;  elle  ne  leur  fut  pas  laissée.  L'espoir  qui  revenait 


Digitized  by 


Coogle 


174  M.  HENRI  DE  BELLEVUE, 

dans  ces  cœurs  affligés  fit  place  à  de  nouvelles  inquiétudes.  La 
déclaration  de  guerre  avec  la  Prusse  éclata  partout  comme  un  coup 
de  foudre,  prélude  d'une  tempête  qui  devait  laisser  après  elle  le 
souvenir  de  tant  de  naufrages  ! 

VIII 

Le  grand  nombre  ne  s'en  montra  pas  effrayé  :  au  contraire,  un 
enthousiasme  étrange  accueillit  cet  appel  aux  armes.  Je  ne  sais 
quel  aveuglement  couvrait  tous  les  yeux,  je  ne  sais  quel  vertige  en- 
traînait toutes  les  âmes  au  chant  patriotique  de  la  Marseillaise  et, 
malgré  les  prédictions  de  M.  Thiers ,  condamné  au  rôle  de  Cassan- 
dre,  les  Français  se  jetèrent  tête  baissée  dans  la  guerre ,  s'imagi- 
niant  courir  de  victoire  en  victoire  jusqu'aux  portes  de  Berlin. 

Je  parle  des  classes  prétendues  éclairées  de  la  société  ;  je  ne 
parle  pas  de  nos  paysans  qui  furent  consternés  et  n'auraient  certes 
pas  répondu  oui  à  la  question  multiple  du  plébiscite,  s'ils  avaient 
pu  prévoir  qu'en  approuvant  les^  folies  passées  du  gouvernement 
impérial,  ils  encourageaient  une  prochaine  et  dernière  folie ,  pire 
que  les  premières. 

Mais  Dieu  voulait  châtier  la  France  :  de  là  ce  bandeau  sur  les 
yeux,  ce  trouble  dans  les  (êtes,  enfin  cette  fièvre  de  patriotisme. 

Henri  de  Bellevue  partagea  jusqu'à  un  certain  point  le  commun 
élan  *,  il  n'en  fut  pas  détourné  de  sa  voie.  Son  regard,  perçant  l'hori- 
zon, devina  un  orage  du  côté  de  Rome.  Le  zouave  breton  était 
croisé  avant  tout  au  service  du  Pape;  il  reprit  le  chemin  de  la  Ville 
Éternelle. 

Sa  famille  désolée  n'essaya  pas  de  le  retenir.  Son  père  lui  dit  au 
moment  du  départ  :  «  Mon  fils,  si  tu  n'avais  eu  la  pensée  de  partir, 
je  t'aurais  conseillé  de  le  faire.  » 

IX 

Hélas  !  la  petite  troupe  des  zouaves  pontificaux  pouvait  rougir  de 
son  sang  ces  pierres  romaines  sanctifiées  par  tant  de  martyrs,  mais 
elle  n'était  qu'une  faible  digue  opposée  au  flot  envahisseur  de 
l'armée  d'Italie. 


Digitized  by  VjOOQiC 


CAPITAINE  DES  ZOUAVES  PONTIFICAUX.  175 

Pie  IX  le  comprit,  et  il  écrivit  au  général  Kanzler  ces  belles 
paroles,  réglant  la  défense  : 

«  Je  crois  de  mon  devoir  d'ordonner  qu'elle  se  borne  à  une 
j>  protestation  propre  à  constater  la  violence  et  rien  de  plus,  c^est- 
>  à-dire,  à  ouvrir  des  négociations  pour  la  reddition  dès  que  la 
»  brèche  sera  ouverte.  En  un  moment  où  l'Europe  entière  pleure 
»  les  innombrables  victimes  qui  sont  la  conséquence  d'une  guerre 
1^  entre  deux  grandes  nations  ,  qu'on  ne  puisse  jamais  dire  que  le 
»  Vicaire  de  Jésus-Christ  ait  consenti,  quoique  injustement  atta- 
:»  que,  à  une  grande  effusion  de  sang.  Notre  cause  est  celle  de  Dieu 
»  et  nous  mettons  toute  notre  défense  entre  ses  mains.  » 

Telle  fut  la  défense  de  la  capitale  du  monde  catholique.  S'il  y 
eut  peu  de  sang  versé,  c'est  grâce  à  cet  ordre  empreint  de  modé- 
ration et  de  dignité.  Autrement  les  zouaves  se  seraient  tous  fait 
tuer  jusqu'au  dernier  pour  leur  Pontife  bien-aimé. 

Henri  de  Bellevue  fil  preuve  d'un  courageux  sang-froid  dans  cette 
défense  où  il  occupait  l'une  des  places  les  plus  dangereuses.  Nous 
retrouvons  encore  son  nom  à  l'ordre  du  jour  comme  à  Montana. 

A  peine  échappé  au  péril,  le  brave  soldat  écrivait  à  sa  famille  : 
<£  Quel  sort  plus  digne  d'envie  que  le  nôtre  !  Après  avoir  donné  nos 
»  services  à  Pie  IX,  nous  allons  pouvoir  verser  notre  sang  pour  la 
»  France,  chasser  l'étranger  de  son  sol.  »  Il  avait  déjà  pris  la  réso- 
lution d'aller  combattre  pour  ses  foyers,  après  avoir  combattu  pour 
l'autel.  Pro  aris  et  focis!  C'était  bien  là  un  vrai  guerrier  d'autrefois. 
'  L'héroïque  Charette  avait  formé  le  même  projet.  A  sa  suite  et  sous 
son  commandement,  tous  les  zouaves  auraient  marché;  à  quelque 
nation  qu'ils  appartinssent,  si  notre  allié  fidèle  et  chèrement  acheté, 
le  roi  d'Italie,  n'y  avait  mis  bon  ordre  en  y  opposant  son  veto.  Les 
Français  seuls  purent  exécuter  leur  vaillant  dessein. 


Cependant  le  Pontife,  vaincu,  s'était  retiré  au  Vatican,  d'où  il  avait 
lancé  les  foudres  de  l'excommunication  contre  les  sacrilèges  enva- 
hisseurs. Un  envoyé  de  Victor-Emmanuel,  ce  Judas  couronné,  osa 


Digitized  by  VjOOQiC 


176  M.  HExNRI  DE  BELLEVUE, 

venir  l'y  poursuivre,  porteur  d'une  leltre  pharisaïque  de  son  souve-. 
rain.  Il  reçut  celte  fière  réponse  :  «  Votre  roi  a  cru,  en  s^emparant 
<£  de  Rome,  augmenter  sa  puissance  ;  vous  pouvez  lui  dire,  de  notre 
»  part,  qu'il  ne  tardera  pas  à  savoir  ee  qu'il  en  coûte  de  s'être  fait 
»  le  bourreau  d'un  pape.  » 

Nous  sommes  certain  que  la  menace  pontificale  se  réalisera  un 
jour,  qui  est  peut-être  moins  éloigné  qu'on  ne  suppose. 

C'est  d'une  fenêtre  du  Vatican  que  Pie  IX,  prisonnier,  bénit  une 
dernière  fois  ses  zouaves  désarmés.  Nous  empruntons  à  la  corres- 
pondance de  l'un  d'entr'eux  les  détails  de  celte  scène,  en  même 
temps  que  le  tableau  de  la  ville  à  l'heure  de  désolation  où  nous 
sommes  : 

«c  Les  Piémontais  nous  ont  traités,  après  que  nous  avons  mis  bas 
les  armes,  d'une  manière  indigne,  et  cela  après  nous  savoir,  comme 
le  voulait  la  capitulation,  rendu  les  honneurs  de  la  guerre.  Les  offi- 
ciers surtout  ont  été  d'une  inconvenance  et  d'une  dureté  rares  envers 
les  prisonniers.  J'ai  même  vu  plusieurs  d'entr'eux  cracher  à  la 
figure  des  malheureux  soldats  désarmés. 

»  Les  Italiens,  qui  se  méfient  sans  doute  de  leur  valeur,  sont 
venus  attaquer  la  ville  avec  une  armée  forte  de  plus  de  soixante-dix 
mille  hommes,  pour  prendre  une  place  défendue  par  dix  mille 
hommes  à  peine.  Dans  la  nuit  du  19  septembre,  ils  ont  placé  leurs 
batteries,  et  ils  ont  ouvert  le  bombardement  dans  la  matinée  du  20 
avec  plus  de  deux  cent  quatre-vingts  pièces. 

»  A  la  suite  de  l'armée  italienne.marchaient  environ  six  à  sept 
mille  individus^  rebut  de  l'Italie,  qui  se  sont  jetés  dans  Rome  où 
ils  ont  commis  toutes  sortes  d^horreurs,  avec  l'aide  de  la  lie  de  la 
population.  Le  soir,  la.ville  offrait  un  spectacle  vraiment  navrant,  et 
ma  plume  se  refuse  à  vous  dire  toutes  les  cruautés  et  les  abomina* 
lions  qui  ont  été  commises. 

}»  On  a  vu  des  bandes  de  gens,  vrais  démons,  porter  au  bout  des  . 
baïonnetles*  des  têtes  de  zouaves,  de  gendarmes,  de  légionnaires; 
une  sœur  de  Saint-Vincenl-de-Paul,  assaillie  par  ces  hordes  san- 
glantes, a  élé  lâchement  assassinée  et  son  corps  a  élé  traîné  dans 
les  rues,  puis  jeté  dans  le  Tibre. 


Digitized  by  VjOOQiC 


CAPITAINE  DES  ZOUAVES  PONTinCAUX.  177 

>  Lorsque  les  troupes  qui  s^étaient  repliées  sur  la  place  Saint- 
Pierre,  à  la  suite  de  la  capitulation,  ont  défilé  pour  poser  les  armes, 
un  cri  unanime  de  Vive  Pie  IX  t  s'est  fait  entendre,  et  le  Saint-Père 
s'étanl  montré  à  une  des  fenêtres  du  Vatican,  a  béni  ses  malheureux 
soldats  qui  défilaient  pour  la  dernière  fois  sous  ses  yeqx,  mais  qui 
défilaient  en  poussant  des  sanglots;  car  tout  le  monde  pleurait  :  le 
Pape  même,  ne  pouvant  contenir  son  émotion,  s'est  couvert  la  figure 
avec  les  deux  mains  et  s'est  retiré  de  la  fenêtre.  » 

XI 

Pendant  que  ces  choses  étonnantes  avaient  lieu  à  Rome ,  en  face 
de  toute  la  Chrétienté,  «  la  justice  de  Dieu ,  »  suivant  les  fortes  ex- 
pressions de  M^r  de  Nantes ,  «  la  justice  de  Dieu  passait  sur  la 
France  comme  une  tempête ,  renversant  toutes  nos  prospérités , 
humiliant  toutes  nos  grandeurs,  creusant  des  abîmes,  accumulant 
les  ruines ,  jetant  partout  la  stupeur  et  l'elfroi.  d 

Un  nouvel  Attila  et  de  nouveaux  Huns  ravageaient  notre  pays 
avec  le  fer  et  avec  le  feu,  sans  rencontrer,  hélas  !  un  Léon-le-Grand 
ou  une  Geneviève  pour  les  arrêter  :  une  partie  de  nos  provinces 
étaient  prises ,  plusieurs  de  leurs  capitales  pillées;  la  mditié  de 
notre  armée  était  tombée  au  pouvoir  de  l'ennemi  ;  Strasbourg  avait 
succombé  au  bombardement,  Metz  était  assiégé,  Paris  en  révolu- 
tion venait  lui-même  d'être  étroitement  bloqué  ;  le  sol  de  la  France 
entière  tremblait  sous  la  marche  terrible  d'un  million  de  barbares. 

Comme  compensation,  l'auteur  de  tant  de  désastres,  Bonaparte, 
avait  perdu  sa  puissance  :  depuis  le  deux  décembre  il  ne  pouvait 
plus  perdre  son  honneur. 

Et  nous,  catholiques,  devant  un  spectacle  si  prodigieux  en  un 
siècle  de  civilisation  et  si  en  dehors  des  proportions  humaines.nous 
pouvions  nous  écrier  avec  l'évêque  breton  dont  nous  citions  plus 
haut  la  foi  éloquente:  «  Oui,  vraiment,  c'est  Dieu  qui  passe  en 
châtiant  son  peuple.  C'est  Dieu  qui  se  révèle  à  nous  dans  sa  jus- 
tice. La  voix  que  nous  entendons  tonner ,  c'est  bien  la  sienne ,  la 
voix  pleine  de  majesté  qui  brise  les  cèdres  et  fait  trembler  la  terre. 
Le  bras  qui  s'appesantit  sur  nous,  c'est  bien  le  sien ,  le  bras  invin- 


Digitized  by  VjOOQiC 


178  M.  HENRI  DE  BELLEVUE. 

cible  auquel  rien  ne  peut  résister,  le  bras  terrible  dont  la  Vierge  de 
la  Salette  disait,  il  y  a  vingt-quatre  ans  :  Le  bras  de  mon  Fils  est 
devenu  si  lourd  que  je  ne  puis  plus  le  soutenir.  > 

,    XII 

De  retour  en  France,les  zouaves  pontificaux  reprirent  leurs  armes 
et  se  constituèrent  en  corps  sous  le  commandement  de  Charetle  : 
ils  changèrent  seulement  leur  titre  contre  celui  de  Volontaires. de 
l'Ouest. 

La  Délégation  de  Tours  voulut  bien  accepter  leurs  services,  mais 
elle  se  garda  de  rendre  à  leur  renommée  et  à  leurs  blessures  ces 
honnetirs  royaux  qu'elle  allait  accorder  à  la  chemise  rouge  et  aux 
rhumatismes  de  Garibaldi.  M.  de  Charette  put  attendre  à  la  porte 
de  M.  Gai;nbetta  ;  nous  n'en  savons  rien,  mais  à  coup  sûr  nos  délé- 
gués républicains  ne  firent  pas  antichambre  chez  M.  de  Charette, 
comme  plus  tard  à  l'hôtel  où  descendit  l'illustre  ganache. 

Entre  les  garibaldiens  et  les  zouaves,  il  y  eut  encorace  contraste 
que  les  premiers  commencèrent  leurs  exploits  par  le  sac  des  com- 
munautés et  des  églises,  tandis  que  les  seconds,  à  peine  débarqués, 
marchèrent  contre  les  Prussiens. 

XIII 

Ils  les  rencontrèrentà  Orléans,  pour  la  première  fois,  dans  la 
journée  du  H  octobre,  à  Orléans  menacé  et  laissé ,  pour  ainsi  dire , 
sous  la  garde  de  la  statue  de^  Jeanne  d'Arc ,  glorieux  souvenir,  mais 
impuissant  à  retenir  des  barbares.  Des  troupes  rassemblées  à  la 
hâte,  mal  exercées,  ou  déjà  démoralisées  par  la  défaite  et  une  artil- 
lerie dont  les  pièces  importantes  arrivèrent  trop  tard  pour  servir , 
voilà  toute  la  défense  I 

C'était  l'armée  de  la  Loire  en  formation. 

La  bravoure  du  général  de  la  Motterouge,  son  commandant  en 
chef,  et  les  décrets  de  M.  Gambetta  ne  pouvaient  la  transformer 
d'un  jour  à  l'autre  en  rivale  sérieuse  des  Prussiens  victorieux. 
Elle  ne  tint  pas  contre  les  batteries  ennemies,  toujours  formidables, 
et  son  général,  voulant  la  sauver,  dut  commander  la  retraite. 


Digitized  by  VjOOQiC 


CAPITAINE  DES  ZOUAVES  PONTIFICAUX.  179 

La  légion  élrangère  et  quelques  compagnies  de  zouaves  furent 
chargées  de  la  couvrir.  A  force  de  se  multiplier  sur  un  point  et  sur 
un  autre,  elles  réussirent  dans  leur  mission,  au  prix  de  quels 
efforts  et  de  quelles  pertes ,  l'histoire  le  dira.  Sur  quinze  cents 
soldats  la  légion  étrangère  perdit  un  millier  d'hommes.  Quant  aux 
zouaves,  ils  se  battirent  deux  heures  durant,  cent  cinquante  au  plus, 
contre  deux  à  trois  mille  Prussiens.  Ils  étaient  échelonnés  en  ti- 
railleurs, de  quinze  à  cinquante  pas  d'intervalle,  dans  le  bois  le  pl4is 
fourré.  <i  On  se  fusillait  à  bout  portant,  »  raconte  un  témoin,  «  au 
i>  milieu  des  cris  sauvages  poussés  par  ïes  troupes  de  la  garde 
»  royale.  » 

Le  lieutenant  Henri  de  Bellevue  se  vit  un  moment  cerné  par 
l'ennemi  avec  sa  compagnie,  mais  il  sut  lui  échapper  et  sauver  ses 
hommes.  Un  tel  acte  d'intrépidité  et  de  sang-froid  le  fit  mettre  à 
l'ordre  du  jour  du  régiment. 

Henri  de  Bellevue  ne  se  battait  jamais  sans  être  remarqué  de  ses 
chefs.  Il  avait  tellement  d'élan  qu'on  le  voyait,  en  quelque  sorte, par- 
tout à  la  fois  où  il  y  avait  un  danger  à  courir  et  des  ennemis  à 
vaincre.  Toujours  il  se  montra  brave  entre  les  braves.  Lui  et  le 
capitaine  Le  Gonidec  méritèrent  les  premiers  honneurs  de  cet  en- 
gagement de  Cercottes,  où  les  zouaves  pontificaux  baptisèrent  d'un 
baptême  de  sang  leur  nouveau  nom  de  Volontaires  de  l'Ouest. 

XIV 

Un  mois  plus  tard,  presque  jour  pour  jour^  l'armée  de  la  Loire , 
ayant  à  sa  tête  le  général  d'Aurelles  de  Paladines,  reprit  Orléans  dans 
les  combats  de  Marchenoir,  de  Coulmiers,  de  Bacon,  aulk'ement  dit 
la  bataille  d'Ouzouer-le-Marché. 

Il  y  avait  des  Volontaires  de  l'Ouest  à  Marchenoir ,  et  Henri  de 
Bellevue  en  était,  car  je  sais  de  source  certaine  qu'il  n'a  pas  man- 
qué une  seule  affaire  pendant  leur  campagne. 

La  reprise  d'Orléans  fut  accueillie  par  des  acclamations  exagérées 
de  triomphe.  La  France,  à  chaque  instant  percée  de  nouvelles  bles- 
sures et  abattue  en  apparence  par  le  cruel  et  dernier  coup  de  la 
capitulation  de  Metz,  la  France  se  releva  pour  applaudir.  Toutes 


Digitized  by  VjOOQiC 


480  M.  HENRI  DE  BELLEVUE, 

les  voix  de  la  presse  crièrent  vicloire;  M.  Gambelta  redressa  encore 
plus  haut  sa  tête,  comme  s'il  eût  été  le  général  vainqueur  ou  le 
coq  gaulois  en  personne  ;  le  plan  d'une  prochaine  délivrance  eut 
quelques  chances  de  réussite  dans  la  pensée  du  général  Trochu , 
nilustre  et  modeste  gouverneur  de  Paris,  dont  l'énergie  et  l'esprit 
de  conciliation,  vrais  remparts  de  la  capitale, maintenaient,  depuis 
longtemps  déjà,  d'un  côté  les  Prussiens  au  dehors,  de  l'autre  les 
révolutionnaires  au  dedans;  enfin,  pour  résumer  la  situation  des 
esprits,  les  Français  les  plus  découragés  se  remirent  à  espérer ,  et 
les  Français  les  plus  enthousiastes  reparlèrent  d'assiéger  Berlin. 

XV 

Hélas!  la  victoire  d'Orléans  ne  fut  qu'un  rayon,  presque  aussitôt 
voilé  par  de  nouveaux  nuages.  Le  chef  prussieri ,  qu'on  avait  accusé 
de  forfanterie  pour  avoir  dit,  en  quittant  celte  ville  :  «  Nous  nous 
absentons  pour  quelques  jours  seulement,  mais  nous  reviendrons,» 
y  revint  en  effet. 

Malgré  des  efforts  suprêmes  et  d'héroïques  combats,  malgré  les 
succès  partiels  de  Brou,  d'Artenay,  de  Neuville,  malgré  le  sanglant 
engagement  de  Patay,  l'armée  française  évacua  forcément  Orléans 
pour  la  seconde  fois. 

Le  général  d'Aurelles  de  Paladines,  qui  avait  évité,  par  cette 
retraite,  d'être  enveloppé  par  l'ennemi  et  de  renouveler  la  capitu- 
lation de  Sedan,  fut  destitué  par  Gambetta,  comme  précédemment 
le  général  de  la  Motterouge. 

Chanzy  lui  succéda,  mais  eut  moins  de  bonheur  encore.  Il  com- 
mença cette  belle  retraite  tant  vantée,  qui  aboutit  à  la  déroute  du 
Mans. 

XVI 

Les  Volontaires  de  l'Ouest  continuèrent  à  faire  leur  devoir  et  à 
sacrifier  leurs  vies ,  peut-être  sans  beaucoup  d'espérance,  mais  avec 
une  ardeur  surnaturelle. 

Tandis  que  d'autres  soldats  se  laissaient  aller  au  décourage- 
ment, ils  semblaient  cuirassés  contre  ses  atteintes.  Les  premiers 


Digitized  by  VjOOQiC 


CAPITAINE  DES  ZOUAVES  PONTIFICAUX.  181 

chréliens  ne  marchaient  pas  plus  joyeusement  au  martyre  que  les 
zouaves  pontificaux  à  la  mort.  C'est  qu'ils  entrevoyaient  devant  eux, 
à  travers  la  souffrance,  une  autre  vie  et  une  autre  gloire  que  la 
gloire  et, la  vie  terrestres.  Qu'ils  fussent  défaits  ou  victorieux  contre 
les  Prussiens,  ils  savaient  triompher  dans  l'éternité  de  la  mort  par 
leurs  vertus,  que  dis-je?  ils  savaient  triompher  dans  le  temps  de  la 
colère  de  Dieu  par  leur  sang  versé  en  sacrifice.  Dieu  a-t-il  jamais 
résisté  longtemps  aux  prières  et  aux  sacrifices  de  son  peuple  cou- 
pable, mais  repentant? 

Voilà  le  principal  secret  du  courage  inébranlable  de  nos  zouaves, 
et  voilà  aussi  la  preuve  que  la  religion  ne  fait  pas  seulement  les 
bons  prêtres,  mais  les  bons  soldats  et  les  héros  dans  toutes  les 

carrières. 

XVII 

Un  admirateur  de  leur  bravoure,  le  général  de  Sonis,  l'avait 
compris  et  le  fit  comprendre  à  tous  au  combat  de  Brou. 

Un  corps  de  soldats  de  l'armée  française,  parmi  lesquels  un 
bataillon  de  Volontaires  de  FOuest  et  un  détachement  de  marins, 
venait  de  remporter  sous  ses  ordres  un  brillant  avantage.  Ils  avaient 
pris  deux  villages,  enlevé  plusieurs  canons,  fait  plus  de  cinq  cents 
prisonniers  et  poursuivi  l'ennemi  pendant  cinq  lieues. 

Après  le  combat,  et  sous  le  coup  de  son  émotion ,  le  général 
embrassa  le  brave  colonel  de  Charette  en  s'écriant  :  «Vive  Pie  IX!  » 

XVIII 

A  Patay,  les  zouaves  se  montrèrent  plus  admirables  encore,  s'il 
est  possible,  sous  les  yeux  du  même  général.  Nous  extrayons  du 
Courrier  de  la  Vienne  les  traits  glorieux  de  cette  action  : 

«  Le  2  décembre,  le  17®  corps  avait  été  engagé  vers  midi,  et  le  combat 
était  favorable  à  nos  armes.  Partout  l'ennemi  avait  été  contenu  ou  refoulé 
dans  ses  lignes;  vers  quatre  heures,  une  «eule  position  n'avait  pas  été 
enlevée.  Le  général  de  Sonis  donna  Tordre  à  un  régiment  de  hgne,  sou- 
tenu par  les  francs-tireurs,  de  débusquer  l'ennemi  sur  ce  point.  C'était 
une  hauteur  protégée  par  un  bois  et  occupée  par  i  ,500  Bavarois. 

*  Le  régiment  de  ligne ,  après  avoir  essuyé  une  première  fois  le  feu 


Digitized  by'VJpOQlC 


182  M.  HENRI  DE  BELLEVUE, 

meurtrier  de  rennemi,  avait  reculé  et  paraissait  hésiter  à  revenir  en 
avant.  Indigné  de  cette  hésitation  et  emporté  par  Tardeur  de  son  courage, 
le  général  de  Sonis,  avec  son  escorte  d'officiers  de  spahis,  s'élance  au 
galop. vers  le  campement  des  zouaves  pontificaux,  où  le  premier  et  le 
deuxième  bataillon,  commandés  par  Charette,  avaient  été  laissés  en 
réserve. 

»  M.  de  Sonis  demanda  au  colonel  un  de  ses  bataillons,  et  s'adressant 
aux  zouaves  qui  Fentouraient  :  «  Messieurs,  leur  dit-il,  je  compte  sur  vous 
pour  faire  voir,  puisqu'il  le  faut,  comment  les  hommes  de  cœur  enlèvent 
une  position  à  la  baïonnette.  i> 

»  Aussitôt  lés  rangs  se  forment,  le  colonel  monte  à  cheval,  auprès  avoir 
laissé  au  camp  dix  hommes  par  compagnie  pour  la  garde  des  effets;  trois 
cent  cinquante  zouaves  environ  se  mettent  en  mouvement. 

»  Le,  général,  avec  son  état-major,  marche  à  l'ennemi  au  petit  trot, 
accompagné  de  Charette,  et,  derrière  eux,  le  baron  de  Troussure  était  à 
la  tête  de  son  bataillon.  Arrivés  à  la  portée  des  Prussiens,  les  zouaves 
ouvrirent  le  feu  en  tirailleurs  ;  mais  celui  de  l'ennemi  était  tellement  supé- 
rieur, qu'ordre  fut  donné  de  ne  plus  tirer  et  de  se  porter  en  avant  à  la 
baïonnette. 

y>  C'était  un  spectacle  saisissant  et  magnifique  que  celui  que  présentaient 
tous  ces  jeunes  hommes,  s'avançant  au  pas  gymnastique  comme  à  la  pa- 
rade, en  ligne  avec  leur  drapeau,  sans  daigner  répondre  par  un  seul 
coup  de  fusU  ail  feu  effroyable  des  ennemis. 

»  Le  bataillon  avait  beaucoup  de  jeunes  recrues  qui  n'avaient  pas  vu  le 
feu,  et  cependant  il  n'y  eut  pas  une  seule  hésitation. 

»  En  ce  moment,  l'étonnement,  je  n'ose  dire  l'admiration,  saisit  les 
Bavarois;  ils  restaient  comme  stupéfaits  de  tant  d'audace,  sans  tirer,  ou 
tiraient  au  hasard? 

»  Cependant  les  zouaves  avançaient  toujours. 

»  La  pointe  de  nos  premières  baïonnettes  se  fit  sentir  à  l'ennemi,  qui 
se  mit  à  fuir  à  la  débandade. 

»  Les  zouaves  le  suivirent,  la  baïonnette  dans  les  reins,  emportés  par 
leur  élan  :  leurs  chefs  n'étaient  plus  là  pour  arrêter  la  poursuite  au  mo- 
ment où  le  succès  avait  été  obtenu. 

i>  Le  général  de  Sonis ,  blessé  le  premier,  était  resté  sur  le  champ  de 
bataille;  Charette  gisait  à  côté  de  son  cheval  tué  sous  lui,  et  le  brave 
commandant  de  Troussure  était  tombé  frappé  mortellement  d'une  balle. 

»  Ici  un  détail  topographique  devient  nécessaire. 

i>  Sur  le  revers  de  la  colline ,  dont  les  zouaves  vainqueurs  couronnaient 
la  crête ,  se  trouvait  un  petit  bois ,  au  delà  une  plaine ,  et  enfin  un  village 
crénelé  et  fortifié,  que  l'ennemi  occupait  en  forces. 

»  C'est  en  poursuivant  les  Bavarois  jusque  dans  cette  plaine,  que  les 


Digitized  by  VjOOQIC 


CAPITAINE  DES  ZOUAVES  PONTIFICAUX.  183 

nôtres ,  en  découvrant  leur  petit  nombre ,  fournirent  aux  fuyai'ds  l'occa- 
sion d'une  revanche  qui  fut  terrible,  car,  sur  350  zouaves,  une  soixantaine 
seulement  regagaèrent  le  camp. 

»  Mais  la  retraite  fut  digue  de  l'attaque. 

»  Ecrasés  par  le  nombre  des  assaillants,  servant  de  but  aux  boulets, 
aux  obus  et  aux  feux  de  mousqueterie ,  les  zouaves  pontificaux  se  reti- 
rèrent lentement,  avec  le  sang-froid  des  troupes  les  plus  aguerries,  dis- 
putant le  terrain  pas  à  pas ,  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  gagné  la  limite  du 
petit  bois,  qu'ils  n'auraient  pas  dû  franchir,  et  où  l'ennemi  ne  se  risqua 
pas  à  les  poursuivre. 

»  Ils  regagnèrent  tous  ensemble  et  en  bon  ordre  leur  campement. 

»  Mais  que  la  gloire,  hélas!  leur  avait  coûté  cher!... 

»  M.  de  Vertamon  avait  laissé  sa  carabine  pour  porter  le  drapeau  :  il 
fut  tué  raide  à  l'attaque  du  petit  bois.  M.  de  Traversay,  sergent-major, 
était  à  sa  gauche ,  et  M.  Jacques  de  Bouille  à  sa  droite.  Une  balle  vint 
frapper  et  renverser  M.  de  Traversay  au  moment  où  il  allait  prendre  le 
drapeau;  M.  Jacques  de  Bouille  saisit  alors  le  glorieux  emblème  qui  ser- 
vait de  mire  à  l'ennemi,  et,  le  brandissant  avec  force,  il  poussa  un  ter- 
rible hurrah  en  se  précipitant  sur  le  bois ,  qui  fut  traversé  d'un  seul  élan 
par  tous  les  zouaves.  Au  delà  du  bois,  une  balle  le  frappa  à  son  tour,  et 
ce  fut  un  jeune  zouave  qui  eut  la  gloire  de  rapporter  intact  au  campement 
le  drapeau  du  bataillon. 

»  Pendant  la  retraite,  le  colonel  Charette  fut  rencontré  gisant  derrière 
un  pli  de  terrain,  et  l'un  de  ses  zouaves  put  lui  serrer  la  main.  Tout 
blessé  qu'il  était,  il  put  encore  faire  preuve  d'héroïsme.  Autour  de  lui  se 
trouvaient  des  blessés  qui,  sous  le  feu  de  l'ennemi,  le  suppliaient,  dit-on, 
de  se  laisser  emporter  par  eux.  Mais  le  colonel,  jugeant  qu'ils  se  feraie^t 
tuer  inutilement  en  essayant  de  le  sauver  sous  une  grêle  de  projectiles, 
leur  ordonna  de  le  laisser  là,  avec  cette  autorité  du  commandement  à 
laquelle  aucun  des  siens  ne  résistait. 

»  Le  caporal  de  Cazenove,  qui  se  trouvait  à  côté  de  lui,  blessé  à  la 
main ,  a  pu  s'échapper  à  la  faveur  de  la  nuit.  Parmi  les  blessés  ou  les 
morts,  on  cite  son  beau-père,  M.  àe  Bouille,  qui  a  été  vu  blessé  dans  les 
ambulances  françaises;  M.  Ferdinand  de  Charette,  frère  du  colonel,  une 
balle  dans  la  jambe;  M.  La  Peyrade,  sergent,  qui  a  un  doigt  de  la  main 
droite  emporté;  le  lieutenant  du  Boischevalier,  très-grièvement  blessé  et 
fait  prisonnier;  le  capitaine  du  Beau,  blessé  à  Tépaule;  le  sergent-major 
de  Bellevue,  cousin  du  lieutenant,  blessé  très-grièvement  et  laissé  sans 
connaissance  sur  le  champ  de  bataille. 

»  Parmi  les  officiers,  quatre  seulement  sont  revenus  sans  blessures, 
ce  sont  les  lieutenants  de  Bellevue,  Pavy,  Bouquet  des  Chaux  et  Gar- 
nier.  » 


Digitized  by  VjOOQiC 


184  M.  HENRI  DE  BELLLEVUE  , 

Nous  ajouterons  que  le  jeune  brave  dont  nous  dressons  ici  les 
états  de  service,  titres  ineffaçables  à  la  reconnaissance  de  son  pays, 
au  souvenir  de  la  postérité,  à  l'imitation  de  ses  neveux,  n'échappa 
que  par  miracle  aux  feux  de  l'ennemi.  Son  uniforme  fut  criblé 
de  six  balles  et  une  septième  vint  s'aplatir  sur  la  poignée  de  son 
sabre. 

Le  lieutenant  fut  prt)mu  au  grade  de  capitaine. 

XIX 

Je  ferai  remarquer  en  passant  la  belle  conduite  de  son  cousin,  le 
sergent-major.  Il  y  avait  encore  un  autre  Bellevuc/dans  les  zouaves, 
mais  celui-là  simple  soldat.  Le  frère  lui-même  du  lieutenant ,  Paul 
de  Bellevue,  était  alors  franc-tireur  de  Cathelineau-:  pour  s'enga- 
ger il  avait  dû  quitter  sa  jeune  femme  et  trois  petits  enfants.  Pa- 
rents par  le  cœur  autant  que  par  le  sang,  tous  ces  jeunes  gens  lais- 
saient en  partant  l'exemple,  qui  ne  fut  pas  rare  dans  noire  Bre- 
tagne, d'une  famille  où  Içs  vieillards,  les  femmes,  les  enfants 
reslaienl  seuls  à  garder  leurs  foyers. 

Certes,  de  toutes  les  provinces  de  France ,  on  peut  dire  que  la 
Bretagne  est  celle  qui  a  le  plus  mérité  de  la  patrie  en  danger. 

XX 

Mais  il  nous  fai\t  le  répéter,  malgré  le  patriotisme  d'un  grand 
nombre  et  les  derniers  efforts  nationaux,  nos  armées  reculaient 
toujours,  et  toujours  s'avançait  l'invasion  :  ainsi  les  eawx  débor- 
dées renversent  tout  obstacle  sur  leur  passage.  Les  levées  en  masse 
de  citoyens,  auxquels  manquaient  des  armes  et  des  chefs,  formaient 
contre  l'ennemi  le  même  effet  stérile  que  des  entassements  désor- 
donnés de  matériaux  sans  consistance  contre  l'inondation. 

M.  Gambetta ,  ce  jeune  avocat,  éloquent,  mais  dépourvu  de  bon 

,  sens,  croyait  peut-être  par  ses  décrets  organiser  la  victoire,  et  il 

organisait  la  défaite.  Sa  dictature  insensée  fut  un  malheur  de  plus 

pour  la  France,  une  fortune  de  plus  pour  la  Prusse.  L'écervelé  avait 

prorais  à  Paris  une  armée  de  secours,  pourvu  qu'il  résistât  quel- 


Digitized  by  VjOOQiC 


CAPITAINE  DES  ZOUAVES  PONTIFICAUX.  185 

ques  semaines  :  Paris  résistait  depuis  des  mois,  et,  loin  d'être  se- 
couru, il  voyait  son  cercle  d'investissement  s'élargir  et  se  fortiûer 
sans  cesse  par  les  nouvelles  conquêtes  de  l'ennenii. 

XXI 

Après  l'évacuation  d'Orléans,  nous  l'avons  déjà  dit,  l'armée  de 
la  Loire  commença  une  retraite  qui  fut  habilement  dirigée  jus- 
qu'aux approches  du  Mans.  Là  eut  lieu  une  grande  bataille,  où,  de 
part  et  d'autre,  près  de  cent  mille  hommes  furent  engagés;  mais 
quel  contraste  entre  les  combattants  !  Les  uns,  bien  équipés  et  bien 
nourris,  exercés  dès  longtemps,  supérieurement  armés,  conduits 
par  des  chefs  pleins  d'expérience,  avaient  marché  de  victoire 
en  victoire  ;  les  autres,  à  peine  vêtus  au  c'œur  de  l'hiver,  souvent 
manquant  de  pain,  épuisés  de  misère,  mal  exercés  et  plus  mal  ar- 
més, sans  confiance  dans  leurs  officiers,  ne  connaissaient  que  la 
défaite  ou  ne  connaissaient  pas  même  le  combat. 

La  victoire  n'hésita  pas  entre  les  deux  drapeaux.  Les  aigles 
monstrueuses  de  la  Prusse,  semblables  à  cette  tête  de  Méduse  de 
l'égide  antique,  répandirent  partout  dans  nos  rangs  la  terreur  et  la 
fuite.  Quelques  soldats  d'élite  et  parmi  eux  nos  zouaves  pontificaux 
osèrent  seuls  les  regarder  en  face.  Ils  les  firent  reculer  un  moment  : 
celte  épisode  est  digne  d'une  épopée. 

«  C'était  le  second  jour  de  la  bataille  du  Mans,  lisons-nous  dans 
une  correspondance  de  VEspérance  du  Peuple,  une  partie  des 
troupes,  après  de  grands  efforts  en  avant  d'Ivré-l'Evêque,  reculèrent 
tout  à  coup,  abandonnant  d'importantes  positions  et  laissant  sur  le 
terrain  une  partie  de  leur  artillerie. 

»  Les  généraux  Colin  et  Gougeard  voient  le  danger  :  la  retraite 
de  l'armée  est  compromise.  Alors,  s'avançant  vers  les  zouaves  en 
réserve,  qui  essaient^de  ramener  les  fuyards  au  combat,  ils  don- 
nent Perdre  au  l^r  balaillon  de  charger  l'ennemi  et  de  reprendre 
les  positions  perdues. 

»,  Ils  n'étaient  pas  500  et  n'avaient  pour  tout  renfort  que  deux 
compagnies  de.  mobiles  des  Côtes-du-Nord,  environ  250  hommes. 

TOHE  XXIX  (IX  DE  LA  3»  SÉRIE).  13 


Digitized  by  VjOOQIC 


186  M.  HENRI  DE  BELLEVUE, 

»  Il  s'agissait  de  faire  deux  kilomètres,  enlever  une^  position  à 
pic  et  toujours  dans  la  neige. 

y>  Ils  partent  en  poussant  un  hourra  retentissant,  s'avançant  sous 
une  pluie  de  fer  et  de  feu. 

^  L'ennemi ,  effrayé  de  tant  d'audace,  recule.  Les  zouaves  avan- 
cent toujours  ;  bientôt  ils  couronnent  la  cime  ;  le  combat  s'engage 
corps  à  corps.  Nos  pièces  de  canon  et  nos  mitrailleuses  perdues 
sont  reconquises.  Les  zouaves  sont  maîtres  de  nos  positions. 

5>  Le  combat  finit  avec  le  jour  :  les  troupes  françaises  rentrèrent 
dans  les  positions  que  les  zouaves  venaient  d'arroser  de  leur  sang. 
Les  généraux  ont  crié  :  «  Vivent  les  zotiaves  !  vous  êtes  les  premiers 
»  soldats  de  la  France  !  vous  avez  sauvé  l'armée  !  » 

Le  capitaine  Henri  de  Bellevue  fut  l'uu  des  héros  de  cet  exploit 
du  plateau  de  Champagne. 

Il  faut  savoir  comme  il  s'y  prépare  et  où  il  puise  le  courage  in- 
vincible qu'il  revêt  pour  combattre,  en  même  temps  que  ses  armes. 
La  veille  de  la  bataille,  il  se  purifie  de  ses  péchés  au  tribunal  de  la 
pénitence  (il  le  faisait  toujours  en  pareil  cas)  ;  il  s'agenouille  à  la 
table  sainte  et  mange  le  pain  des  forts.  Son  ami  intime  et  son  com- 
pagnon d'armes,  le  capitaine  Maurice  du  Bourg,  était  à  ses  côtés. 
Tous  deux  reçoivent  ensemble  le  Dieu  des  armées,  et,  comme  ces 
guerriers  de  la  Fable  dont  parle  Homère,  réellement  assistés  de  la 
divinité,  ils  s'élancent  ensemble  au  combat. 

Le  premier  jour  de  la  bataille,  ils  parurent  invulnérables  :  Henri 
de  Bellevue  est  décoré  de  la  croix  de  la  Légion  d'honneur.  Le  se- 
cond, le3  deux  amis  sont  vus  au  premier  rang,  à  l'assaut  de  la  posi- 
tion escarpée  de  Champagne.  Ils  couraient,  entraînant  leurs  com- 
pagnies, aussi  insensibles  en  apparence  contre  la  mitraille  que  des 
drapeaux. 

«  Lorsque  David,  »  rapporte  notre  grand  Bossuet  dans  une  orai- 
son funèbre,  «  lorsque  David  déplora  la  mort  de  deux  fameux  capi- 
i>  taines  qu'on  venait  de  perdre,  il  leur  donna  cet  éloge  :  Plus  viles 
D  que  les  aigles,  plus  courageux  que  les  lions,  » 

De  même  combattaient  Henri  de  Bellevue  et  Maurice  du  Bourg  à 
l'heure  où  chacun  d'eux,  a  emporté  d'un  coup  soudain,  »  suivant 


Digitized  by  VjOOQIC 


CAPITAINE  DES  ZOUAVES  PONTIFICAUX.  187 

d^'autres  expressions  du  même  orateur,  «  meurt  pour  son  pays, 
comme  un  Judas  le  Machabée.  » 

Henri  de  Bellevue  est  frappé  à  la  ceinture  d'une  balle  qui  le  tra- 
verse de  part  en  part.  Il  tombe.  Sa  tête  s'appuie  sur  son  bras  gauche 
pour  s'endormir  du  dernier  sommeil  ;  de  la  main  droite  il  fait  signe 
à  ses  soldats  d'avancer;  un  dernier  éclair  de  vaillance  et  d'espoir 
anime  son  regard.   . 

C'est  dans  cette  attitude  qu'il  est  mort  :  c'est  dans  cette  attitude 
que  les  siens  doivent  le  faire  représenter  sur  le  monument  de  sa 
tombe. 

Et  maintenant,  au  lieu  des  lauriers  éphémères  qu'il  allait  cueillir 
sur  la  terre,  il  jouit  au  ciel  d'une  couronne  éternelle  de  gloire  et  de 
bonheur. 

Quels  éloges  pourrions-nous  ajouter  au  récit,  peut-être  court, 
mais  fidèle^  d'une  telle  vie  et  d'une  telle  mort?  Les  paroles  du  sage 
sont  trop  vraies  à  l'égard  d'un  jeune  homme  si  religieux  et  d'un  si 
brave  soldat  :  «  Ses  seules  actions  le  peuvent  louer.  » 

Cependant  il  est  un  autre  éloge  digne  de  lui,  et  que  nous  cite- 
rons en  terminant.  C'est  ce  mot  que  Charette  écrivit  à  la  mère  de 
son  officier  :  «  Madame,^ en  perdant  votre  filSj  j'ai  perdu  un  ami  de 
"h  dix.  ans.  » 

XXII 

Au  moment  de  la  déroute  du  Mans,  Paris  était  bombardé.  La 
grande  cité  capitula  peu  de  jours  après,  et,  comme  ce  roi  chevale- 
resque qui  l'a  jadis  gouvernée,  la  France  put  se  dire  à  elle-même 
et  répéter  aux  autres  nations,  en  montrant  ses  glorieuses  blessures  : 
a  Tout  est  perdUj  fors  Vhonneur  I  » 

HippoLYTE  Le  Gouvello. 

Thouaré,  févriei;  1871. 


Digitized  by  VjOOQiC 


ORIGINES    PAROISSIALES 
(ILLE-ET-VILAINE.) 


CANTON  D'ARGENTRÉ* 


m.  -  LE  PERTRE. 

Le  Pertre  se  trouve  pour  la  première  fois  mentionné  dans  une 
pièce  relative  à  des  faits  qui  eurent  lieu  dans  les  douze  années  com- 
prises de  Tan  1082  à  1093.  C*était  dès  lors  un  prieuré  dépendant 
de  l'abbaye  de  Saint-Jouin  de  Marne  (au  diocèse  de  Poitiers),  et  la 
pièce  en  question  rapporte  justement  les  principaux  incidents  d'un 
long  et  curieux  procès  dans  lequel  les  moines  de  Saint-Jouin,  du 
chef  de  leur  prieuré  du  Pertre,  revendiquaient  contre  Tabbaye  de 
Saint-Serge  d'Angers  la  possession  de  l'église  de  Bréal  (sous 
Vitré). 

Le  principal  argument  des  moines  de  Sainl-Jouin,  c'était  la 
haute  antiquité  du  Perlre  :  «  Le  Perlre,  disaient-ils,  avait  élé  dans 
»  le  principe  une  abbaye  construite  par  le  roi  Clovis  en  l'honneur 
»  de  saint  Martin  de  Verlou  *.  i>  Comme  saint  Martin  de  Vertou  est 
mort  dans  le  vm  siècle,  il  ne  se  pouvait  agir  ici  de  Clovis  h^,  mort  en 
511 ,  mais  seulement  de  Clovis  II,  successeur  de  Dagobert  I«f,  et 
qui  régna  de  638  à  658.  C'est  déjà  une  antiquité  bien  respectable. 
Malheureusement,  les  moines  de  Saint-Jouin  ne  réussirent  pas  à 

*  Voir  la  livraison  de  février,  pp,  143-151. 

*  Voy.  D.  Morice,  Preuves  de  l'Iiist.  de  BreL,  1,  476. 


Digitized  by  VjOOQiC 


CANTON   d'aRGENTRÉ.  18d 

prouver  leur  dire  ;  mais  le  seul  fait  d'articuler  une  telle  prétention 
prouve  au  moii;is  que  la  paroisse  du  Pertre  passait  alors  pour  être 
fort  ancienne;  et  Ton  ne  se  hasarde  guère  en  lui  donnant  dès  cette 
époque  un  siècle  d'existence,  ce  qui  la  ferait  remonter  à  la  fin  du 
x«  siècle,  peu  de  temps  après  la  fin  des  invasions  normandes. 

Quant  au  procès  en  lui-même,  qui  est  réellement  intéressant, 
nous  y  reviendrons  à  Farticle  de  Bréal.  En  ce  moment,  nous  nous 
bornerons  à  résumer  quelques  documents  anciens  relatifs  aux  droits 
du  prieur  du  Pertre  et  des  hommes  de  son  fief  dans  la  forêt  et  les 
vastes  landes  du  Pertre. 

Cette  forêt,  qui  couvre  aujourd'hui  de  1,200  à  1,250  hectares, 
était  jadis,  comme  la  plupart  des  forêts,  bien  plus  étendue.  Ainsi 
le  bois  de  la  Branchette,  récemment  détruit,  mais  que  nous  avons 
vu  encore  subsister  dans  la  paroisse  d'Argentré,  à  une  notable  dis- 
tance (environ  trois  quarts  de  lieue)  de  la  forêt  du  Pertre,  en  faisait 
au  xiiie  siècle  partie  intégrante,  sans  solution  de  continuité*.  Du 
côté  du  nord  elle  montait,  vers  la  fin  du  xi^  siècle,  non-seulement 
dans  la  commune  de  Bréal ,  mais  même  jusqu'à  celle  d'Erbrée  et  à 
la  rive  gauche  du  ruisseau  de  Vilaine,  du  côté  du  village  du 
Rallai^ 

Du  XI®  au  xiiie  siècle,  ce  grand  canton  de  bois  et  de  landes  qui 
embrassait  les  trois  paroisses  actuelles  de  Bréal,  du  Pertre,  de 
Mondevert,  et  une  partie  d'Argentré,  semble  avoir  formé  entre  la 
Bretagne  et  le  Maine  une  sorte  de  terre-frontière  et  de  marche 
commune  possédée  en  indivis  par  les  sires  de  Laval  et  de  Vitré  '. 

Chacun  de  ces  seigneurs  entretenait' un  nombre  égal  d'officiers 
pour  la  conservation  de  ce  domaine,  et  ces  officiers  étaient  souvent 
en  conflit  avec  le  prieur  du  Pertre,  au  sujet  des  droits  d'usage  pré- 
tendus par  celui-ci  et  par  les  hommes  de  son  fief  dans  les  landes 

*  •  In  illa  parte  foreste  de  Pertro  que  vocalur  la  Brancheste.  »  (Titre  inéd.  de 
Tabbaye  de  Clermont,  de  Tan  i239.) 

»  D.  Morice,  Pr.  I,  495. 

5  Pierre  Le  Baud,  au  chap.  XII  des  Chroniques  de  Vitré,  donne  pour  origine  à 
cette  copropriété  un  fait  peut-être  vrai  en  lui-même,  mais  certainement  postérieur 
au  commencement  de  cet  état  de  choses,  dont  il  faut,  par  conséquent,  chercher  la 
cause  ailleurs. 


Digitized  by  VjOOQiC 


190  '  ORIGINES    PAROISSIALES. 

et  la  forêt.  Ces  conflits  commençaient  par  dès  procès  et  allaient 
souvent  jusqu'aux  voies  de  fait.  Vers  la  fin  du  xii^  siècle,  entre 
autres,  la  situation  était  devenue  à  cet  égard  si  troublée  et  si  fâ- 
cheuse,  que ,  de  part  et  d'autre,  on  éprouva  le  besoin  d'y  mettre 
fin  par  une  transaction  précise  et  de  forme  solennelle ,  dont  j'ai 
retrouvé  le  texte,  et  dont  voici  les  principales  clauses  *. 

Les  sires  de  Laval  et  de  Vitré,  comme  seigneurs  supérieurs  du 
fief  du  prieuré,  devaient  garder  les  hommes  de  ce  fief  et  leurs 
biens,  c'est-à-dire  pourvoir  à  la  défense  de  leur  terre  si  elle  était 
«attaquée  par  un  ennemi  quelconque;  en  retour  de  cette  protection, 
il  fut  stipulé  que  les  vassaux  du  prieur  paieraient  chaque  année  à 
ces  deux  seigneurs  une  rente  de  40  livres  monnaie  d'Anjou  (environ 
4,000  fr.  de  nos  jours),  et  donneraient  la  nourriture  à  leurs  chiens 
quand  ils  viendraient  de  ce  côté  chasser  dans  la  forêt. 

Moyennant  ces  redevances,  le  prieur  et  ses  hommes  furent  con- 
firmés dans  la  jouissance  de  leurs  droits  d'usage,  réellement  fort 
étendus.  Ainsi,  ifs  pouvaient  mettre  en  prairie  les  parties  de  landes 
du  Pertre  qui  s'y  prêtaient  le  mieux  ;  ils  pouvaient  prendre  dans  la 
forêt  tout  le  bois  qui  leur  était  nécessaire,  soit  pour  constructions, 
soit  pour  chauffage,  soit  même  pour  tout  autre  objet,  à  la  seule 
condition  d'en  user  eux-mêmes  et  de  tf  en  point  vendre.  Certains 
quartiers  de  la  forêt,  défendus  par  des  clôtures,  et  que  l'on  nom- 
mait des  breils^j  étaient  seuls  exceptés  de  ce  droit  d'usage,  — savoir, 
les  breils  ou  brieux  appelés  Lingan,  Vaner'eule,  Emingé,  Noirlou, 
les  Coudriaux,  le  breil  de  Bréal  et  le  brerl  Josseaume  :  les  usagers 
n'y  pouvaient  rien  prendre  sans  la  permission  de  l'un  des  forestiers 
du  sire  de  Laval  ou  du  baron  de  Vitré. 

*  J'ai  trouvé  le  te.tte  latin  (encore  inédit)  de  cet  acte  dans  une  copie  collationnée 
du  XVI*  siècle ,  qui  a  dû  jadis  être  déposée  aux  archives  de  la  baronnie  de  Vitré.  — 
Ce  texte  ne  nomme  poine  Tahbé  de  Saint-Jouin  qui  passa  cette  transaction»  mais  il 
nomme  les  deux  seigneurs  avec  qui  elle-fut  conclue ,  Guy  VI,  sire  de  Laval  après 
ii70,  mort  en  1210,  et  André  II,  qui  fut  baron  de  Vitré  de  1173  à  1211.  On  doit 
donc  placer  cet  acte  vers  1190. 

2  Breil  ou  breuil,  du  bon  latin  brogilum ,  hroliiim  et  môme  brellum;  de  breuil 
ou  breul,  on  a  fait  le  pluriel  breuls ,  brcux  et  brieux;  la  dernière  de  ces  formes 
(brieux)  est  la  plus  usitée  aux  xvi*  et  xvir  siècles.  Sur  Tétymologie,  voyez  Littré, 
Diciionn.  élymol.  de  la  hngue  franc.,  au  mot  Breuil. 


Digitized  by  VjOOQiC 


CANTON  d'ARGENTRÉ.  191 

Dans  la  forêt,  tout  comme  dans  les  landes,  le  prieur  et  ses 
hommes  avaient  droit  de  faire  paître,  sans  rien  payer,  tous  leurs 
bestiaux,  tous  leurs  troupeaux,  tous  leurs  porcs;  ils  pouvaient 
même  envoyer  leurs  porcs  à  la  glandée,le  prieur  sans  rien  payer  du 
tout,  ses  hommes  en  payant  seulement  par  an  (comme  dit  un  acte 
du  xye  siècle)  «  pour  chascun  porc  trois  deniers,  pour  chascun  mar- 
»  soleau  un  denier  obole,  et  les  allaitons  ne  doibvent  rien*.  » 

Ces  droits  d'usage  se  maintinrent  longtemps  sans  changement 
notable.  On  les  retrouve  décrits  presque  en  mêmes  termes  dans  un 
aveu  du  prieur  du  Pertre  au  baron  de  Vitré  de  Tan  1552,  avec  quel- 
ques renseignements  additionnels  qui  ne  sont  pas  sans  intérêt. 
Ainsi  l'on  y  voit  qu'outre  son  chauffage  ordinaire,  «  le  prieur  doibt 
»  avoir  chascun  an  son  tizon  (de  Noël),  savoir  un  chesne  ou  fous- 
»  teau;  »  —  que  «  les  hommes  dudit  prieur,  quand  ils  veulent  édi- 
»  ficK,  sont  en  bonne  possession  d'avoir  trois  chesnes  es  usages  de 
»  la  foresf  du  Pertre,  pour  bastir  en  la  jurisdiction  et  fief  du  prieur;» 
—  et  enfin  que  l'obligation  de  nourrir  à  certains  jours  les  chiens 
du  seigneur  s'était  changée  en  «  la  somme  de  24  soulz  de  rente, 
»  appelez  lepast  des  chiens  (pastus  canibus)^  qui  se  paient  au  sieur 
»  de  Cornaisse,  à  cause  de  Ja  garde  des  chiens,  »  dont  il  était 
chargé. 

Au  XYIP  siècle,  cet  état  de  choses  fut  modifié  par  de  nouvelles 
conventions,  dont  nous  n'avons  point  à  nous  occuper  ici. 

Le  prieur  du  Pertre  avait  haute  justice  dans  tout  son  fief,  qui 
était  considérable.  Son  domaine  n'était  pas  moins  important  ;  on  y 

*  Requête  du  fr.  Henry  Charpentier,  religieux  au  prieuré  du  Pertre,  en  1496, 
transcrite  à  la  suite  de  la  transaction  du  xir  siècle.  —  Le  mot  allaitons  s'explique 
tout  seul  ;  ce  sont  de  petits  pourceaux  -non  sevrés.  Quant  au  marsoleau,  c'était  un 
jeune  porc  né  au  mois  de  mars  précédent,  et  âgé  par  conséquent  de  cinq  à  six  mois 
an  moment  de  la  glandée.  Les  glossaires  n'expliquent  pas  ce  mot;  mais  Du  Cange 
(aux  mots  Martiolinus  et  TremesiumJ  nous  apprend  qu'en  Italie  on  appelait  Martiolum 
ou  Martiolinum  le  blé  semé  au  mois  de  mars.  D'autre  part,  selon  Roquefort  fGloss. 
de  la  langue  rom.,  II,  148),  «  on  appelle  marsoleaux  en  Anjou  lés  linottes  dont  la 
gorge  est  rouge  et  qui  naissent  au  mois  de  mars,  »  —  Marsoleau  est  doftc  évidem- 
ment formé  sur  marliolellus  qui,  comme  martiolinus,  est  un  diminutif  de  marliolus, 
Bladum  martiolimim ,  auceUus  marliolellus ,  porcus  marliolellus ,  c'est  un  blé ,  un 
oiseau,  un  pourceau  né  au  mois  de  mars.  De  marliolellus  est  sorti  régulièrement  le 
mot  français  marcioleau,  marçoleau  et  marsoleau,  qui  est  tout  simplement  un  adjec- 
tif qualifiant  les  plantes  et  les  animaux  dont  l'origine  remonte  au  mois  de  mars. 


Digitized  by  VjOOQiC 


192  ORIGINES     PAROISSIALES. 

trouvait  entre  autres  (en  1552]  jusqu'à  cinq  étangs,  savoir:  les  étangs 
de  Bihéron,  de  Couriot,  de  la  Pécotière,  de  la  Triballe  et  de  la 
Muserie. 

Un  dernier  root  sur  Torthographe  et  la  signification  du  nom  du 
Perlre.  Dans  les  actes  latins  du  xiii«  siècle  et  de  la  fin  du  xii»,  c'est 
Pertrum  *  ;  dans  la  transaction  ci-dessus  analysée  (vers  1190),  on 
trouve  Pertrum  et  Perlrium,  cette  dernière  forme  n'étant  peut-être 
qu'une  faute  de  copiste.  Mais  la  notice  du  procès  relatif  à  Bréal 
(1082-1093)  écrit  Perfum^.  C'est  donc  la  forme  la  plus  ancienne, 
d'où  il  faut  partir  pour  rechercher  l'origine  du  nom. 

Le  nouvel  éditeur  du  Dictionnaire  de  Bretagne  ^  qui  avait  noté 
cette  forme,  ajoutait:  a  Nous  ne  croyons  pas  qu'on  en  puisse  rien 
»  tirer  quant  à  l'étymologie.  »  —  Il  nous  semble,  au  contraire, 
que  c'est  de  cette  forme  Pert  qu'on  peut  tirer  la  seule  étymologie 
raisonnable  du  nom  du  Pertre.  Dans  la  langue  bretonne  du  pays  de 
Galles,  perth  signifie  en  effet  «  un  buisson  d'épine  ',  »  et  l'on  s'ex- 
plique fort  bien  un  tel  nom  donné  à  une  forêt,  voire  même  à  tout 
un  canton  couvert  de  bois  et  de  halliers ,  comme  était  celui-là. 


IV.  -  SAINT-GERMAIN-DU-PINEL., 

Le  Pinel  est  une  terre  considérable,  importante  dès  le  xii^  siècle, 
haute-justice  pendant  tout  le  moyen  âge,  et  dont  le  chef-lieu  n'est 
guère  qu'à  une  demi-lieue  de  l'église  paroissiale  de  Saint-Germain. 
Ce  voisinage  explique  assez  —  du  moins  en  apparence  —  le  surnom 
donné  à  la  paroisse.  Mais,  ce  qui  rend  ce  surnom  moins  explicable, 
ce  qui  en  fait  presque  une  énigme,  c'est  que  le  Pinel  n'est  point 
situé  dans  la  paroisse  à  laquelle  il  donne  son  nom  ;  il  se  trouve  en 
Argentré.  C'est  là  une  anomalie  étrange  :  aussi  ne  puis-je  m'empê- 
cher  de  croire  qu'il  y  a  eu,  de  ce  côté,  empiétement  de  la  paroisse 

*  Titres  inéd.  deTabbaye  de  Clermonl  de  H94,  1207,  1239. 

3  •  Diccbat  Juhellus  Perlum  Tiiisse  abbaliain  in  honore  S.  Martini  Vcrtavonsis  a 
regeClodovcoconstruclam.  »  El  un  peu  plus  bas:  t  Abbalia  de  Perlo.  »  (D. Morice, 
Pr.  I,  470.) 

3  «  Perlh»  a  Ihorn  bush  »  (Owon  Pughe,  Welsh  Dictionmry,  1832,  II,  4 16). 


Digitized  by  VjOOQIC 


CANTON  D  ARGENTRÉ.  493 

d'Argenlré  sur  le  territoire  de  Saint-Germain ,  qui  devait  primili- 
vement  renfermer  la  terre  d'où  il  a  pris  son  surnom.  Mais  c'est  là 
une  conjecture  que  je  n'ai  pas  eu  jusqu'ici  le  moyen  de  vérifier. 

Quoi  qu'il  en  soit,  parmi  les  actes  authentiques  que  nous  con- 
naissons, le  nom  de  Saint-Germain  se  trouve  pour  la  première  fois 
dans  la  fondation  du  prieuré  de  Saint-Nicolas  de  la  Guerche  par 
Silvestre  de  la  Guerche,  évêque  de  Rennes  (de  1076  à  1096),  au 
profit  de  Gervais,  abbé  de  Saint-Melaine  (de  1081  à  1109)  :  fonda- 
tion, par  conséquent,  faite  de  1081  à  1096,  et  où  figure,  au  nombre 
des  témoins,  Hnbert  de  Saint-Germain  *. 

En  1104,  dans  la  grande  notice  qui  relate  la  donation  de  l'église 
et  de  la  cure  d'Erbrée  à  l'abbaye  de  Marmoutier,  figure  un  autre 
membre  de  la  famille  seigneuriale  de  Saint-Germain,  Evain^  marié 
à  la  fille  de  Normand  d'Erbrée  ^. 

Enlll5,Luce  de  Saint-Germain  (Litcius  de  Sancto  Germano) , 
sans  doute  parent  des  deux  précédents,  assiste  à  la  translation  des 
reliques  de  saint  Nicolas  dans  l'église  du  prieuré  de  Saint-Nicolas 
de  la  Guerche  '. 

Mais,  entre  ces  deux  dernières  dates,  nous  trouvons  dans  le 
cartulaire  de  l'abbaye  de  la  Roë,  en  Anjou  (à  trois  lieues  de  la 
Guerche),  un  acte  plus  décisif  et  plus  important,  à  savoir,  la  dona- 
tion à  cette  abbaye  de  l'église  de  Saint-Germain-du-Pinel  par  tous 
les  membres  de  la  famille  seigneuriale  de  cette  paroisse,  c'esl-à-jiire 
par  Hugues  de  Saint-Germain  et  Rénier  son  frère,  parEvainde 
Saint-Germain  (déjà  nommé),  par  sa  femme  et  par  son  frère,  aussi 
appelé  Hugues.  Cette  donation  fut  faite  à  la  Guerche,  entreles  mains 
de  Quinlin,  abbé  de  la  Roë,  et  approuvée  peu  après  par  Marbode, 
évêque  de  Rennes,  en  présence  d'Hermengarde,  duchesse  de  Bre- 
tagne :  le  tout  en  l'an  1107  *. 

*  Voy.  D.  Morice,  Preuves  de  Vhistoire  de  Bretagne,  I,  529. 

*  Arch.  d'ÏUe-et-Vilaine,  fonds  du  prieuré  de  Sainte-Croix  de  Vitré  (litre  inédit). 
3  D.  Morice,  Pr.,  I,  529. 

*  «  Hugo  de  Sancto  Germano,  Renerius  frater  ejus,  olque  Evanus,  concedente 
uxore  ejus  et  fratre  suo  Hugone,  ecclesiam  Sancti  Germani  nostrœ  ecclesiae  dedenint, 
etc.  Hoc  donum  factura  est  in  manu  Quintini  abbatis,  Guirchiœ,  etc.  Omnia  hœc 
concessit  nostraî  ecclesiae  Marbodus  episcopus  Redonensis  in  prescntia  Armengardis 
comitissaB,  anno  âb  Incarnatione  Domini  M.  C.  Vïï.  -»  (Extr.  du  cart.  de  Notre-Dame 
de  la  Roë,  dans  Bl.-Mx.,  vol.  39,  p.  4i5. 


Digitized  by  VjOOQiC 


194  ORIGINES    PAROISSIALES. 

Ceci  nous  permet  de  conclure  avec  cerlitude  que,  comme  ses 
voisines  de  pennes  et  deBrielles,  la  paroisse  de  Sainl-Germain 
du  Pinel  existait  dès  le  xi^  siècle. 


V.  —  ETRELLES  et  TORCÉ. 

L'existence  ancienne  de  ces  deux  paroisses  est  prouvée  -  au 
moins  indirectement  —  par  la  présence  dans  nos  actes  historiques 
de  certains  petits  seigneurs,  vassaux  du  baron  de  Vitré,  qui  prennent 
pour  surnoms  ou  pour  noms  patronymiques  les  noms  mêmes  de 
ces  paroisses. 

Ainsi,  dans  les  titres  de  la  fondation  du  prieuré  de  Sainte-Croix 
de  Vitré,  on  voit  figurer  jusqu'à  trois  fois  parmi  les  témoins  Nor- 
mand d'Etrelles,  en  latin  Normannus  Straelarum,  deStraelis,  et 
d^  Sïra^His  *.*— Cette  fondation  ayant  eu  lieu  au  temps  de  Main, 
évêque  de  Rennes  (1037-1076),  et  de  Barthélémy,  abbé  de  Mar- 
moutier  (1064-1084),  se  place  nécessairement,  dans  quelqu'une 
des  douze  années  comprises  de  1064  à  1076, —  époque  où  vivait, 
par  conséquent,  ce  Normand,  dont  le  surnojn  nous  révèle  pour  la 
première  fois  l'existence  d'Etrelles. 

Quant  au  nom  lui-même,  on  est  certain  que,  dès  la  fin  du  xii« 
siècle  ou  le  commencement  du  siècle  suivant,  il  avait  déjà,  à  peu 
de  chose  près,  dans  la  langue  vulgaire,  la  même  forme  qu'aujour- 
d'hui. On  a,  en  effet,  un  acte  d'André  II,  sire  de  Vitré  (1173-1211), 
donné  apud  Estraeilles  ',  c'est-à-dire  à  Etrelles  :  —  car  Vs  qui 
précède  le  t  ne  se  prononçant  pas ,  la  diphtongue  ei  ne  se  liant  pas 
aux  deux  {{  suivants  pour  les  mouiller,  mais  à  l'a  immédiatement 
précédent,  pour  lui  donner  le  son  d'at  très-ouvert,  Es-traei-lles 
se  prononçait  E-trai-les^  ce  qui  rend  exactement,  sinon  l'ortho- 
graphe, du  moins  le  son  du  nom  actuel. 

L'acte  le  plus  ancien  où  se  rencontre  le  nom  de  Torcé  est  une 
donation,  au  prieuré  de  Sainte-€roix  de  Vitré,  de  certains  droits 

*  Voy.  D.  Morice,  Preuves  de  VhisL  de  Bret.,  I,  425;  Bibl.  Nat.,  mss.  Cartul.  de 
Marmoulier^  III,  291 ,  et  litres  inédits  du  prieuré  de  Sainte-Croix  de  Vitré. 
'  Charte  inéd.  pour  l'abbaye  de  Clermont,  Bl.-Mx,  vol.  45,  p.  721. 


Digitized  by  VjOOQIC 


CANTON  d'ARGENTRÉ.  195 

de  coutume  qui  se  levaient  dans  le  quartier  de  Vitré  dit  le  Bourg- 
aux-Moines,  acte  daté  de  1093,  où  figure  comme  témoin  Hamelin 
de  Torcéj  Hamelinus  de  Torceio  *.  —  Urt  siècle  plus  tard ,  les  moines 
du  même  prieuré  ayant  eu  avec  le  baron  de  Vitré,  André  II,  de 
violents  démêlés ,  cette  dispute  finit  en  1196  par  un  accord,  pour 
la  sûreté  duquel  le  baron  donna  aux  moines  douze  cautions,  neuf 
chevaliers  et  trois  bourgeois  :  parmi  les  chevaliers,  on  trouve  un 
Hervé  de  Torcé  {Hervetis  de  forcé)  et  un  Hervé  de  Tesnières 
{Hervensde  Thesneriis),  que  je  note  aussi,  parce  qu'il  était  égale- 
ment de  la  paroisse  de  Torcé  ^  —  Vers  la  même  époque,  c'est-à- 
dire  vers  la  fin  du  xii^  siècle  ou  le  commencement  dii»suivant,  un 
autre  membre  de  la  famille  de  Torcé,  appelé  Geoffrot  [Gaufridus 
de  Torceio)  figure  encore  comme  caution  donnée  aux  moines  de 
Sainte-Croix  de  Vitré  pour  la  sûreté  d'un  accord  relatif  à  certains 
droits  prétendus  dans  l'église  de  Luitré  par  des  laïques,  qui  y  re- 
noncent en  faveur  des  religieux  '. 

A  défaut  de  documents  plus  anciens,  je  mentionnerai  ici  une 
bulle  inédite  du  pape  Paul  II,  adressée  au  trésorier  de  la  Hagde- 
leine  de  Vitré  et  à  l'ofBcial  de  Rennes,  sous  la  date  du  13  novembre 
1469,  par  laquelle  ce  pontife ,  sur  la  demande  du  recteur  de  Torcé, 
appelé  Mathieu  Regnart,  et  des  fabriciens  de  ladite  paroisse,  excom- 
munie certains  malfaiteurs,  encore  inconnus,  coupables  d'avoir 
envahi,  violé  à  main  armée  l'église  de  Torcé  et  d'y  avoir  brisé  plu- 
sieurs verrières*. —  Je  n'ai  rien  pu  découvrir  sur  les  faits  auxquels 
cette  bulle  fait  allusion;  je  suppose  qu'il  s'agissait  simplement  de 
quelques  chicanes  entre  gentilshommes  du  crû,  se  disputant  le 

*  D.  Morice,  Preuves,  I,  481-482. 

2  Id.,  ibid.,  725. 

3  Tit.  inéd.  du  prieuré  de  Sainte-Croix  de  Vilré. 

*  «  Paulus,  scrvus  servorum  Dei....  signilicarunt  nobis  dilecli  filii  Malheus  Regnart; 
reclor,  et  inagislri  Fabrice,  Ibesaurarii  nuncupali ,  parrochialis  ecclesie  de  Torceyo 
Redonensis  diocesis ,  quod  nonnulli  iniquilatis  filii,  quos  prorsus  ignorant,  diclam ec- 
clesiam  hostiliter  invadenles,  illara  violare  et  quasdam  fenestras  vitreas  ipsius  ecclesie 
ausu  sacrilego  violenter  destruere  presumpserunt,  in  animarum  suarum  pericnlum 

ipsorumque  recloris  et  Ibesaurariorum  non  modicum  detrimenluni Dalum  Rome, 

apudS.  Pelrum,  anno  ïncarn  Domin.  M.  CCCC.  LX.  IX.  YdusNovembris,  pontifica- 
lus  nostriannd  sexto.  »  (Orig.  communiqué  en  1865  par  M.  Th.  Danjou  de  la  Ga- 
renne). 


Digitized  by  VjOOQ  IC 


196  ORIGINES  PAROISSIALES. 

droit  de  faire  peindre  leurs  ^rmes  aux  fenêtres  de  Téglise  :  genre 
de  dispute  bien  fréquent  en  ce  siècle,  et  qui  a  fait  casser  plus  de 
vitres  qu'on  ne  saurait  l'imaginer. 

Quant  à  l'étymologie,  pour  Etrelles  ni  pour  Torcé,  le  latin  ne 
fournit  rien.  Le  celtique,  dans  ses  divers  dialectes,  présente  plus 
de  ressources. 

Le  breton  du  pays  de  Galles  a  un  nom,  ystraiU  (prononcez 
estrailï)j  la  langue  gaélique  a  un  verbe,  strailly  qui  offrent  l'un  et 
l'autre  un  rapport  frappant  avec  le  nom  d'Elrelles,  dont  la  forme 
primitive,  ainsi  qu'on  l'a  vu,  esistraëll.  Le  gallois  ysfraill  désigne 
un  objet  q#i  a  été  traîné,  roulé,  renversé*;  le  gaélique  slraill 
marque  l'action  de  frapper,  de  déchirer  '.  C'est  à  peu  de  chose  près 
le  même  sens,  ici  au  mode  actif,  là  au  passif. 

Pour  expliquer  le  nom  de  Torcé,  le  gallois  nous  offre  le  substan- 
tif ^ordrf  (prononcez  torç)j  qui  signifie  murmure,  tapage,  tumulte  % 
et  le  gaélique  tursa  ou  tuirse,  tristesse,  chagrin,  lamentation*. 
Encore  deux  sens  qui  dans  leurs  nuances  extrêmes  se  rapprochent 
au  point  de  se  confondre. 

Ces  noms  semblent  donc  garder  le  souvenir  des  catastrophes  qui, 
dès  l'âge  celtique ,  ont  affligé  cette  région.  A  Etrelles  oh  s'est  battu, 
on  a  frappé,  on  a  été  renversé;  à  Torcé  a  retenti  le  murmure  de  la 
désolation  et  le  tumulte  des  larmes.  —  Mais,  hélas!  dira  le  lecteur, 
quel  coin  de  terre  n'a  entendu  cette  musique? 


VL  -  ARGENTRÉ. 

Comme  Etrelles,  Torcé,  et  bien  d'autres,  Argentré  trouve  les 
preuves  les  plus  anciennes  de  son  existence  dans  l'existence  des 

*  «  YstraiU,  s.  m.  —  That  is  drawn,  trailed,  or  turned  over  «  (Owen  Pughe, 
Welsh  dicUonnary,  1832,  t.  Il,  p.  684).  Par  extension,  ce  mot  signifie  aussi  une 
natle  (a  mat)  faite  de  paille  ou  de  jonc  tressé  et  tordu;  mais  je  ne  Tois  pas  que  ce 
sens  puisse  avoir  ici  aucun  emploi. 

2  c  Slraill,  V.  a.  —  Percutere,  tundere,  discerpere.  »  (Gaëlic  dictionnary,  of 
Highland  Society,  1828,  t.  II,  p.  164.) 

3  «  Tordd,  S.  m.  —  A  murmur,  a  din,  a  tumult.  »  (Owen  Pughe,  Welsh  dict., 
II.  548.) 

*  €  Tursa ,  s.  m.  t  et  •  Tuirsc,  s.  f.  —  Tristitia ,  raoeror,  lamentatio.  »  fGaèlic 
dict.,  II ,  230  et  227). 


Digitized  by  VjOOQiC 


CANTON  D'aRGENTRÉ.  i97 

premiers  seigneurs  qui  ont  pris  pour  surnom  le  nom  de  cette  pa- 
roisse. Mais  à  quelle  époque  remontent  ces  seigneurs?  C'est  ce 
qu'il  faut  examiner  et  établir  solidement. 

Ogée,  en  son  Dictionnaire  historique  de  Bretagne,  cite,  comme 
les  plus  anciens,  *  Renaud  d'Argentré,  qui  vivait  en  Fan  1080  ; 
»  André  d'Argentré,  qui  jura  l'assise  du  comte  Geoffroy,  en  lilS ; 
»  Pierre  d'Argentré,  qui  était,  en  1226^  sénéchal  de  Rennes  et  juge 
»  universel  de  Bretagne.  i>  (Ogée,  1'«  édit.,  au  nîot  Argentré,)  Ogée, 
on  le  sait,  n'a  par  lui-même  nulle  valeur,  nulle  autorité,  parce  qu'il 
n'a  nulle  critique;  il  en  lionne  ici  une  liouvelle  preuve.  Son  inten- 
tion est  d'extraire  et  d'abréger  la  généalogie  des  d'Argentré  donnée 
par  le  P.  Dupaz  ^.  Mais  il  extrait  et  il  copie  tout  de  travers.  Dupaz 
fait  vivre  Renaud  d'Argentré  en  1095,  jurer  l'assise  par  André  en 
1192;  pour  Pierre, il  le  met  en  1120,  sans  en  faire  d'aucune  façon 
un  sénéchal  de  Rennes.  En  quoi  il  a  bien  raison,  tant  pour  1120  que 
pour  1226;  car,  si  Ogée,  qui  a  inventé  le  fait,  s'était  donné  la  peine 
d'ouvrir  les  Preuves  de  V Histoire  de  Bretagne,  à  l'an  1226,  il  y  eût 
trouvé  qu'à  cette  date  le  sénéchal  de  Rennes  s'appelle  Guillaume  et 
non  Pierre,  et  ne  semble  avoir  aucune  attache  à  la  famille  d'Ar- 
gentré ^ 

Voici,  d'ailleurs,  comme  Du  Paz  nous  les  donne,  les  cinq  premiers 
degrés  de  la  généalogie  des  d'Argentré  : 

«1.  Benaud  d'Argentré,  seigneur  de  Launeel  (ou  Launai  en 
»  Argentré),  vivoit  l'an  1095.  —  2.  Pierre  d'Argentré,  h^Ae  ce 
»  nom,  vivoit  l'an  1120.  —  3.  Bobert  d'Argentré,  I^r  du  nom,  vi- 
»  voit  Tan  1180.  —  4.  André  d'Argentré,  h^  du  nom,  jura  l'assise 
»  au  comte  Geoffroy,  Tan  1192.  —  5.  André  d'Argentré,  W  du 
»  nom,  vivoit  l'an  1250et  jusques  à  l'an  1300.  Il  espousa  une  dame 
»  nommée  Marguerite,  et  en  eut  deux  fils,  Bobert  et  Berthelot  d'Ar- 
ia gentré  *.  » 

C'est  tout.  Et,  pour  appuyer  ces  cinq  degrés,  pas  un  fait  ni  pas  un 

*  Du  Paz,  Histoire  généalogique  de  plusieurs  maisons  illustres  de  Bretagne  (Paris, 
1620,  in-foL),  p.  692  et  ss. 

'  Voir  TEnquéte  sur  le  nombre  de  chevaliers  dus  par  Pévéque  de  Dol  à  Tost  du 
duc  de  Bretagne,  de  Pan  1226,  dans  D.  Morice,  Pr.  I,  857  et  858. 

»  Du  Paz ,  Hist.  généalog.,  693. 


Digitized  by  VjOOQiC 


498  ORIGINES  PAROISSIALES. 

acle  authentique.  Les  documents  certains  ne  commencent  d'être 
cités  qu'à  partir  de  Robert  d'Argentré,  fils  d'André  II,  lequel  Ro- 
bert signa,  en  1374,  au  contrat  de  mariage  d'Olivier  de  Clisson  et 
de  Catherine  do;  Laval.  Aussi,  n'hésité-je  point  à  regarder  comme 
très-douteuse  l'histoire  des  cinq  degrés  précédents.  Du  Paz  ne 
manquait  pas  de  critique,  il  s'en  faut  beaucoup  ;  mais  le  plus  sou- 
vent, pour  l'origine  de  ses  généalogies,  il  était  contraint  d'accepter 
telles  quelles  les  traditions,  plus  ou  moins  aventurées,  ayant  cours 
dans  les  familles  dont  il  s'occupait. 

Ici,  il  a  même  si  bien  senti  le  peu  de  fondement  de  ces  cinq 
degrés  dénués  de  toutes  preuves,  que  pour  établir  sur  une  base 
solide  l'ancienneté  de  la  famille  d'Argentré,  il  est  allé  chercher, 
dans  le  cartulaire  de  Saint-Serge  d'Angers,  une  charte  inédite, 
qu'il  a  publiée  lui-même',  où  il  n'est  question  d'aucun  des  cinq 
personnages  ci-dessus,  les  soi-disant  auteurs  de  la  race,  mais  d'un 
certain  Poisson  d'Argentré  (Piscis  de  Argentreio)^  dont  l'existence, 
jusqu'ici  des  plus  modestes,  a  du  moins  l'avantage  d'être  authen- 
tique. Malheureusement,  tout  en  affirmant  avec  raison  que  cet  acte 
a  est  fort  ancien,  y>  le  P.  Du  Paz  avoue  franchement  n'avoir  pu 
«  descouvrir  ny  l'an  ny  le  temps  auquel  il  fut  fait.  »  C'était  là  ce- 
pendant le  point  important.  Voyons  si  nous  serons  plus  heureux 
que  lui. 

Cet  acte  est  une  donation,  par  laquelle  un  chevalier,  aussi  appelé 
Poisson,  mais  qui  n'est  pas  le  Poisson  d'Argentré,  cède  à  l'abbaye 
de  Saint-Serge  tout  ce  qu^il  a  dans  la  terre  de  Rare  *,  et  opère  la 
tradition  de  son  droit  en  remettant  lui-même  entre  les  mains  du 
moine  Raoul,  représentant  de  l'abbaye,  une  branche  de  genêt  :  cé- 
rémonie qui  se  fit  à  Vitré,  au  domicile  d'une  veuve  nommée  La 
Bretle,  en  présence  de  six  ou  sept  témoins,  presque  tous  gentils- 
hommes des  environs,  comme  Robert  de  Landavran,  Ruellon  de 

*  Du  Paz,  Hist.  géncaîog.,  692-C94. 

*  c  In  terra  de  Rareio.  »  Je  ne  sais  ce  que  c'est  que  celle  terre;  je  soupçonne  uu 
peu  ici  une  faute  de  copiste  qui  eût  substitué  Rareio  à  Raleio,  c'est-à-dire  Rallai, 
terre  aujourdMiui  en  Erbrée,  dont  il  est  déjà  question  dans  une  autre  pièce  du  même 
temps,  aussi  tirée  du  cartulaire  de  Sçiint-Serge,  et  que  D.  Moricea  publiée  dans  ses 
Pr.,  I,  495-496. 


Digifeed  by  VjOOQiC 


CANTON  d'argentré.  499 

SaÎDt-Mhervé,  el  enfin  noire  Poisson  d'Argentré  *.  Quelques  jours 
après,  Maleherbe,  frère  du  donateur, confirma  el  renouvela  lui-même 
celte  donation  par  la  remise  d'un  couteau  faile  au  même  moine, 
dans  le  porche  de  l'éj^lise  Notre-Dame  de  Vitré,  dont  furent  témoins 
entre  autres,  un  chanoine  appelé  Faisant  et  Guillaume  de  Cham- 
peaux  *.  D'ailleurs,  pas  de  date,  pas  d'autre  indice  que  les  noms 
qu'on  vient  de  citer  :  ils  suffisent  pour  nous  permettre  de  fixer 
approximalivemenl  l'époque  de  celte  donation. 

Un  premier  indice  qui  nous  la  doit  faire  mettre  avant  1H6,  c'est 
la  présence  de  ce  chanoitie  pris  à  témoin  dans  le  porche  de  Notre- 
Dame  de  Vitré.  Celte  église,  en  effet,  fut  d'abord  une  collégiale 
desservie  par  des  chanoines;  mais, en  1H6,  elle  devint  un  prieuré 
dépendant  de  Sainl-Melaine  de  Rennes,  et  les  chanoines  furent  dès 
lors  remplacés  par  des  moines  '.  Les  autres  témoins  cités  vivaient 
tous  dans  le  commencement  du  xii®  siècle  :  Robert  de  Landavran  et 
Ruellon  de  Saint-Mhervé  figurent  ensemble  dans  un  acte  daté  de 
l'an  1121  *,  et  le  second  se  retrouve  dans  un  autre  qui  semble  être 
de  la  fin  du  xi^  siècle  ^.  De  son  côté,  Guillaume  de  Champeaux  as- 
siste comme  témoin  à  une  transaction  conclue  entre  les  moines  de 
Sainte-Croix  de  Vitré  et  les  chanoines  de  Noire-Dame  de  cette  ville, 
—  transaction  nécessairement  antérieure  à  1116  ^.  —  De  tout  quoi 
l'on  peut  conclure  que  la  donation  de  Poisson  et  de  Malherbe,  à 
l'abbaye  de  Saint-Serge,  eut  lieu  de  1100  à  1116,  el  que  c'est  là, 
par  conséquent,  l'époque  la  plus  ancienne  où  l'on  trouve  authenli- 
quement  le  nom  d'Argenlré. 

*  «  Hoc  donum  fecit  (quidam  miles  nominc  Piscis)  apiid  castrum  Vitrcii,  in  domo 
cujosdam  viduai  Brilt»  nomiuc,  donumquc  iti  manu  domni  Radulphi  monachi  cum 
quodam  fuslc  de  gcncsto  misit,  videnlibus  bis,. . .  Kobcrtu  de  Landavrcn,  Rucllono 
de  Sancto  Merveo,  Pisce  de  Aryentrcio.  »  (Du  Paz,  llisl.  gén.,  692.) 

'  «  Frater  ipsius  Malaherba...  dcdit  cum  quodam  cultello  iu  poilicu  Sanctai 
Marix  Yilreaccnsis.  Testes,  Paisantus  canonicus,  Willclmns  de  Campellis.  .»  (Id. 
ibid.,  693.) 

3  D.  Morice,  Pr.I,  531-532. 

*  Bibl.  Nal.  mss.  Carlul.  de  Marmoulier,  III,  286,  —  acte  relatif  au  prieuré  de 
Marcillé. 

*  D.  Moricc,  Pr.I,  496. 

*  Accord  entre  les  moines  de  Sainte  Croix  de  Vitré  et  les  chanoines  de  Notre- 
Dame  du  même  lieu,  au  sujet  de  la  paroisse  de  Sainte-Croix.  (Titres  inéd.  de  Sainte- 
Croix  de  Vitré,  commun,  par  M.  Le  Gonidec  de  Traissan.) 


Digitized  by  VjOOQiC 


200  ORIGINES  PAROISSIALES. 

Dom  Horice  nous  fait  connaître  un  autre  membre  de  cette  an- 
cienne famille  vivant  également  dans  le  }^iie  siècle,  Raoul  d'Argen- 
tré  {Radulfus  de  Argentré)  qui  vit  confirmer  par  André  de  Vitré  un 
don  que  Robert  II,  père  d'André,  venait  de  faire,  en  1160,  à  l'ab- 
baye de  Savigni  *. 

Poisson  d' Argentré  de  4100  à  1116,  Raoul  d' Argentré  en  1160, 
tels  sont  jusqu'ici  les  deux  seuls  membres  de  cette  famille  dont 
l'existence  soit  authentiquement  connue  avant  le  xiii^  siècle. 

r-  Deux  mots  maintenant  sur  l'étymologie  du  nom  d'Argentré. 
Elle  semble  as3ez  malaisée  ;  je  ne  me  flatte  pas  d'y  avoir  réussi. 
Cependant,  quand  dans  le  Dictionnaire  gaélique  je  lis  tout  au  long 
cette  expression  :  a  Aircheann  tire^  »  signifiant  littéralement  :  <c  la 
frontière  du  pays,  >  je  ne  puis  m'empêcher  de  trouver  dans  le  sens 
un  grand  rapport  avec  la  situation  d'Argentré,  dans  le  son  un  rap- 
port non  moindre  avec  la  forme  de  ce  nom. 

En  effet,  une  faible  contraction  de  la  première  syllabe,  un  adou- 
cissement très-fréquemment  usité  de  ^aspiration  médiane  (de  ch 
en  g)j  nous  mènent  tout  naturellement  à'Aircheann  à  Argeann- 
tire.  Ajoutez-y  le  suffixe  ac^  eac  ou  iac,  employé,  on  le  sait,  en 
Gaule  dans  la  plupart  des  noms  de  lieu  d'origine  celtique,  et  vous 
avez  Argeantireac,  —  où  l'accent,  en  se  portant  sur  l'avant^ dernière 
syllabe  ré,  amène  la  suppression  de  la  voyelle  précédente  (t),  ce  qui 
donne  Argeantréac.  De  là  les  formes  latines  Argentreacum^  Argen- 
iriacuniy  par  contraction  et  adoucissement  Argentreium^  et  enfin 
notre  forme  française  Argentré. 


VII.  -  DOMALAIN. 

La  plus  ancienne  mention  de  celte  paroisse,  en  termes  clairs  et 
précis,  venue  jusqu'à  nous  dans  un  document  authentique,  est  seu- 
lement de  l'an  1240.  Voici  à  quel  propos. 

André  III,  baron  de  Vitré,  avait  eu  pour  première  femme  la 

*  D.  Morice,  Pr.l,  642. 


Digitized  by  VjOOQiC 


CANTON  d'ARGENTRÉ.  201 

princesse  Calherine,  fille  de  Conslance,  duchesse  de  Bretagne,  et 
de  son  dernier  mari,  Gui  de  Thouars.  En  1237,  Calherine  de  Bre- 
tagne mourul,  ne  laissant  d'autre  enfant  à  André  qu'une  fille  appe- 
lée Philippe,  qui,  en  1239,  épousa  Gui  VII  de  Laval  *.  Après  quoi 
le  sire  de  Vitré,  dans  l'espoir  d'avoir  un  fils,  se  remaria,  dès  le 
commencement  de  1240,  à  Thomase  de  Pouancé,  fille  de  Geoffroi 
de  Pouancé,  seigneur  de  la  Guerche,  lequel  donna  en  dot  à  sa  fille 
(par  acte  du  mois  de  janvier  1240)  nombre  de  petits  fiefs  et  de  pe- 
tits domaines  éparpillés  dans  une  trentaine  de  paroisses  du  diocèse 
de  Rennes,  entre  autres,  en  Vergeal  et  Domalain,  sauf  toutefois  i'é- 
lang,  le  boUrg  et  le  moulin  de  Carcraon  ^,  qui  avaient  déjà  d'ail- 
leurs donné  lieu  à  plus  d'une  contestation  entre  les  seigneurs  de 
la  Guerche  et  de  Vitré  ^. 

De  ce  que  le  nom  de  Domalain  paraît  pour  la  première  fois  dans 
un  acte  de  1240,  faut-il  conclure  que  celte  paroisse  n'existait  pas 
avant  le  xiii®  siècle  ?  Je  n'en  crois  rien ,  et  je  pense  tout  au  con- 
traire qu'elle  doit,  comme  ses  voisines,  remonter  au  moins  au  xi« 
siècle.  Seulement,  jusqu'ici,  je  n'ai  pas  découvert  de  lexle  qui  le 
constate  ;  mais  j'en  puis  cependant  citer  un ,  prouvant  clairement 
l'existence  de  cette  paroisse  dès  H42. 

Disons  d'abord  que  l'abbaye  de  Saint-Aubin  d'Angers,  à  raison 
de  son  prieuré  de  la  Celle  Guerchoise,  possédait  en  Domalain  des 
biens  assez  importants.  Nous  voyons,  en  1265,  Guillaume,  sire  de 
la  Guerche  et  de  Pouancé,  concéder  à  cette  abbaye  et  à  ce  prieuré 
tous  les  droits  de  voierie  et  de  juridiction  lui  appartenant  sur  leurs 
possessions  sises  dans  les  paroisses  de  la  Celle  et  de  Domalain, 

*  Pierre  Le  Baud,  Chroniques  de  Vilré,  chap.  39,  41,  43. 

2  «  Gaufridus  de  Poenceio,  dominus  Guilchie  {sic  pour  Guirchie). . .  Ego  dedi  in 
maritagium  Andrée  domino  de  Vilreio,  cum  Thomasia  filia  mea  quidijuid  iiabcbam 
et  habere  poteram  in  burgis  et  parrochiis  de  Bays,  deVerjal,  de  Doiino  Alano  et  de 
Visecha,  cxceplis  burgo  de  Carqueron,  molendinis  et  situ  slangni,  et  eis  que  man- 
sionarii  de  burgo  de  Carqueron  tenenl  in  capite  de  domino  Guilchie.  »  (Charte  orig. 
en  ma  possession,  cf.  D.  Morice,  Preuves  de  l'histoire  de  Bret.,  i,  917).  —  On  voit 
par  là  que  Le  Baud  se  trompe  quand,  au  ch<»p.  43  des  Chroniques  de  Vilrê ,  il 
nomme  la  seconde  femme  d'André  II  de  Vitré- «  Thomasse  de  Malhefvlou^  »  tandis 
que  c'était  Thomase  de  Pouancé. 

3  Charte  de  1198  dans  D.  Morice,  Preuves,  1,  730. 

TOME  XXIX    (IX  DE  LA  3»  SÉRIE).  U 


Digitized  by  VjOOQ  IC 


202  ORIGINES  PAROISSIALES. 

sauf  la  poursuite  et  le  jugement  des  crimes  de  rapt,  meurtre  et 
ends  *. 

A  côté  de  cet  acte,  dont  les  termes  sont  clairs  et  précis,  la  coU 
lection  manuscrite  des  Blancs-Manteaux  en  contient  un  autre,  dont 
l'extrait,  pris  sur  une  copie  défectueuse,  semble  au  premier  abord 
très-obscur.  —  C'est  une  charte  datée  de  ^1^2,  par  laquelle  Alain, 
évêque  de  Rennes,  confirme  à  l'abbaye  de  Saint-Aubin  d'Angers  la 
possession  de  divers  revenus  ecclésiastiques  qui  lui  ont  été  donnés 
précédemment,  et  dès  le  temps  de  l'évèque  Hamelin,  par  certains 
chevaliers,  dans  une  des  églises  du  diocèse  de  Rennes.  Mais  l'ex- 
trait des  Blancs-Manteaux,  pris  sur  une  copie  évidemment  défec- 
tueuse, ne  nomme  point  cette  église,  mais  il  dit  seulement  que  les 
biens  ainsi  confirmés  consistaient  en  dîmes,  ainsi  que  dans  la  moi- 
tié des  offrandes  faites  dans  l'église  en  question,  à  cinq  fêtes  de 
l'année,  savoir  :  Noël,  Pâques,  la  Toussaint,  la  Purification  «  et  la 
»  fête  de  saint  Melaine,  en  l'honneur  duquel  est  fondée  ladite 
»  église  '.  »  —  Or,  l'abbaye  de  Saint-Aubin  d'Angers  —  cela  est 
certain  — n'a  jamais  eu  de  biens  ou  de  droits. que  dans  trois  pa- 
roisses du  diocèse  de  Rennes,  savoir  :  la  Celle  Guerchoise,  dédiée 
à  saint  Martin  ;  Cheiun,  à  saint  Pierre,  etDomalain,  à  saint  Melaine. 
L'indication  de  ce  patronage  désigne  donc  incontestablement  cette 
dernière  paroisse.  Voilà  donc  la  preuve  directe'  qu'elle  existait  dès 
la  première  moitié  du  xii«  siècle,  et  il  y  a  lieu  d'espérer  que  des 
recherches^  entreprises  dans  les  titres  de  l'abbaye  de 'Saint- Aubin 
d'Angers,  permettraient  de  remonter  encore  plus  haut,  au  moins 
jusqu'à  l'origine  première  des  donations  faites  à  cette  abbaye  en 
cette  paroisse. 

*  •  In  parrochia  de  Cdla  Guirchiensi  et  in  Dono  Alano.  »  (Tit.  de  S.-Aubin  d'An- 
gers, Coll.  des  Bl,-Mx,  vol.  45,  p.  468.)  -  Vends  t  était  le  meurtre  d'un  enfant 
dont  une  femme  était  enceinte,  ou  le  meurtre  de  la  mère  causé  par  les  coups  qu'on 
lUii  avait  donnés.  «  (Guérard,  CarluL  de  S.-Père  de  Chartres,  Prolégomènes,  §  112.) 
Quant  à  Ja  voierie,  ce  mot  semble  désigner  en  Bretagne  le  droit  de  poursuivre  et  de 
réprimer  les  crimes  contre  les  personnes  et  les  propriétés. 

'  €  Et  medietalem  oblationum  quinque  festivitatum  in  eadem  ecclesia,  scilicet 
Nativitatis  Domini  et  Purilicationis  Beatae  Maria; ,  Paschœ,  Omnium  Sanctornm,  et 
Beati  Melanii  in  cujus  honore  predicla  ecclesia  fundalur.  •  Tit.  de  S.-Aubin  d'Angers, 
Bl.'Mx,  vol.  45,  p.  468.) 


Digitized  by  VjOOQIC 


CANTON  d'argentré.  203 

A  défaut  de  renseignements  historiques  plus  complets,  la  recher- 
che étymologique  peut  ici  présenter  quelque  intérêt. 

Dans  les  actes  de  1240  et  de  1265,  Domalain  est  appelé  a  par- 
rochia  de  Domno  ou  de  Donno  Alano,  »  Si  cette  paroisse  avait  pour 
patron  saint  Alain,  cette  traduction  latine  donnerait  la  vraie  signi- 
fication du  nom  ;  car,  dans  la  formation  des  noms  de  lieu  emprun- 
tés aux  noms  de  saint,  Fusage  a  quelquefois  remplacé  le  titre  ordi- 
naire de  sainteté,  sanclns,  par  dominus^  domnus  ou  donnus^  en 
français  dam  ou  dom  :  de  là ,  par  exemple,  à  trois  lieues  de  Fou- 
gères, Dompierre  du  Chemin,  paroisse  dédiée  à  saint  Pierre  *.  Mais 
Domalain  n'ayant  jamais  eu  d'autre  patron  que  saint  Melaine,  Dom- 
nus Alanus  n'est  rien  qu'un  calque  littéral  de  la  forme  française, 
on  plutôt  la  traduction  d'un  calembour  (Dom-Alain)  tiré  de  cette 
forme. 

Toutefois,  ce  calembour  pourrait  bien  nous  mettre  sur  la  voie  de 
la  vraie  étymologie.  Melanius^  en  effet,  mis  en  français,  peut  tout 
aussi  bien  donner  Melain  que  Melaine;  ces  deux  formes  ont  dû 
coexister.  Dès  lors  remplaçant  (comme  dans  Dompierre)  le  titre  de 
Saint jfdiT  celui  de  Dom^  il  s'ensuit  qu'une  paroisse  dédiée  à  saint 
Melaine  a  très-bien  pu  s'appeler  Dom-Melain  et  devenir,  par  une 
légère  altération ,  Dommalain. 

Si  l'on  rejette  cette  explication,  si  l'on  tient  à  rechercher  l'origine 
de  ce  nom  dans  les  dialectes  celtiques,  on  trouvera  dans  le  breton 
de  Galles  dwfn  ou  doufn^  en  bas-breton  doun^  qui  veut  dire  pro- 
fond, et  encore  dans  le  gallois  magl^  diminutif  maglen^  contrée, 
région,  portion  d'un  pays,  canton  ^  —  soit  Dounmagleny  canton 
profond,  d'où  l'on  passe,  par  une  double  élision  fort  usitée,  à  Dou- 
inalen^  puis  par  une  faible  contraction  à  Domalen  ou  Domalain. 
Mais  pourquoi  ce  nom  de  «  canton  profonde  »  Sans  doute,  à  cause 
de  cette  grande  vallée  de  la  Seiche  et  de  Carcraon,  qui  occupe  une 
bonne  partie  du  territoire  de  Domalain.  Toutefois,  je  préfère  pour 
ma  part  l'autre  explication. 

*  Voyez  aussi  M.  Jules  Quicheral,  De  la  Formation  française  desPfoms  de  lieu  (Pa- 
ris, 1870,  p.  70.) 

2  Owen  Pughe,  Welsh  Dictionnary,  i,  482,  et  ii,  320.  *  Magl,  s.  f .  —  a  portion 
of  land,  Maglen,  diminut.  (magr).  » 


Digitized  by  VjOOQIC 


204  ORIGINES  I>AROISSIALES. 

Mais,  dans  un  cas  comme  dans  l'autre,  ce  qui  reste  acquis,  c'est 
que  la  forme  latine  du  xiii^  siècle,  Domnus  Alanus,  n'est  qu'une 
traduction  après  coup  de  la  forme  française,  dont  elle  ne  peut  dès 
lors  aucunement  expliquer  l'origine. 


CHARTES  INÉDITES 

1142.  —  «  Ego  Alanus,  Dei  gratia  Redonensis  episcopus,  concessi 
(monachis  S.  Albini  Andegavensis)  décimas. . .  quas  quidam  milites, 
qui  eas  hseredîtario  jure  possidebant,  eis  concesserunl,  archidiaco- 
norum  meorum  et  capiluli  nostri  assensu,  et  medielalem  oblatto- 
num  quinque  festivitatum  in  eadem  ecclesia,  scilicet  Nativilalis  Do- 
mini,  et  Purificationis  Bealae  Marias,  Paschae,  Omnium  Sanctorura, 
et  Beati  Melanii  in  cujus  honore  predicta  ecclesia  fundatur.  Scd 
quia  hoc  donum  a  lempore  venerabilis  praîdecessoris  nostri  Hame- 
iini,  quamvis  non  ita  manifeste,  faclum  fuerat,  etc.  Actum  Redonis 
(in)  caméra  nostra,  anno  ab  Incarnatione  Domini  (îf.  C*.  XL.  lï. 
etc.  »  (Tit.  de  S.-Aubin  d'Angers,  ColL  des  BL-M"',  vol.  45, 
p.  468). 

4265.  —  «  Universisetc. . .  nobilis  dominus  Guillelmus  de  Guir- 
cheia  et  de  Poenceio,  miles.  Noveritis  quod  nos  concedimus  mona- 
chis Sancti  Albini  et  prioratui  de  Cella  Guirchiensi  omnem  villica- 
riam  et  omnem  jurisdictionera  et  dislrictum  quos  habebamus  in 
elemosinis  quas  possidenl  in  parochia  de  Gella  Guirch.  et  (in)  Dono 
Alano  etc. ,  excepta  villicaria  seu  jurisdiclione  trium  deliclorum , 
videlicet  raptus,  murtri  et  encim^  etc.  Anno  Domini  M.  CG.  LXV.  y» 
(Tit.  de  S.-Aubin  d'Angers,  BL-M'',  vol.  45,  p.  468.) 


DigitizedbyCiOOQlC 


CANTON  d'argentré.  205 


VHI.  —  VERGEAL. 

La  paroisse  de  Vergeal  figure,  comme  celle  de  Domalain,  dans 
l'acte  du  mois  de  janvier  1240,  par  lequel  Geoffroi  dePouancé, 
sire  de  la  Guerche,  constitue  la  dot  de  sa  fille  Thomase  en  la 
mariant  à  André  III  de  Vitré  *. 

En  1210,  André  II  de  Vitré,  père  d'André  III,  avant  de  partir 
pour  la  croisade  contre  les  Albigeois,  fit  son  testament,  dont  le 
texte  n'est  pas  venu  jusqu'à  nous,  mais  dont  Le  Baud,  dans  ses 
Chroniques  de  Vitréy  nous  a  conservé  une  analyse  qui  semble  tris- 
consciencieuse.  On  y  voit  entre  autres  choses  que,  par  cet  acte, 
«  ledit  monseigneur  André  bailla  par  nom  de  douaire  à  Luce  Painel, 
:^  sa  femme,  la  vicomte  de  Bays,  Cornillé,Torcé,Fer^^fl/,  Estrelles, 
»  Argentré  et  Forcé  avecques  le  manoir  et  la  forest\  » 

C'est  la  plus  ancienne  mention  que  j'aie  trouvée  de  Vergeal 
dans  les  actes  authentiques  venus  jusqu'à  nous.  Je  n'en  suis  pas 
moins  convaincu  que  cette  paroisse  existait  longtemps  avant  1210, 
et  probablement  dès  le  xp  siècle;  j'espère  même  qu'en  en  trouvera 
la  preuve  dans  quelque  texte  encore  inconnu. 

En  attendant,  disons  quelques  mots  du  nom  lui-même  et  de  sa 
signification. 

Dans  l'acte  de  1240,  rappelé  au  commencement  de  cet  article, 
c'est  parrochia  de  Verial  ou  Verjal,  Mais,  cent  ans  plus  tard,  un 
acte  latin  de  1340,  publié  par  D.  Morice,  donne  à  cette  paroisse  le 
nom  drolatique  d'ecclesia  de  Viridi  GaHo ':  traduction  bizarre, 
extravagante,  qui  ne  traduit  même  pas  le  nom  français,  mais  un 
calembour  par  à  peu  près  fabriqué  sur  ce  nom  {Vert- gai  pour 

*  «  In  burgis  el  parrochiis  de  Bays,  de  Verjal,  de  Donno  Alano  ■  elc.  (D.  Morice, 
Preuves,  l,  917). 

'  Chroniques  de  Vitré,  chap.  38,  vers  la  fin. 

3  Cet  acte  a  du  moins  le  mérite  de  nous  faire  connaître  le  nom  du  recteur  de 
Vergeal,  qui  en  1340  s'appelait  Mathieu  de  Monlerlîl  :  on  y  voit  en  effet  Henri  du 
Bois,  récemment  élu  évéque  de  Dol  par  le  chapitre  de  ceUe  église,  accepter  cette 
élection  «  presentibus  vcnerabilibus  et  discrelis  viris  magislro  Guillelmo  Matthei, 
canonicfo  Maclovieusi,  Maltheo  de  Monlerfil,  rectore  ecclesie  de  Viridi  Gallo  Bhedo- 
nensis  diocesis,  »  etc.  (D.  Morice,  Pr.,  I,  1405.) 


Digitized  by  VjOOQiC 


206  ORIGINES  PAROISSIALES. 

F^rg^^ai),  et  de  laquelle  par  conséquent  il  n'y  a  aucunement  lieu 
de  tenir  compte. 

Reste  le  nom  lui-même  qui,  d'ailleurs,  écrit  Verjal  ou  Vergeal, 
se  prononce  exactement  de  la  même  façon,  toujours  en  deux  syl- 
labes {Yer-geaJ)  et  jamais  en  trois  {Ver-gé-al),  en  dépit  de  l'ortho- 
graphe administrative,  qui  depuis  quelque  temps  s'est  avisée,  on  ne 
sait  pourquoi,  de  planter  sur  le  second  e  un  accent  aigu,  quinon- 
seulement  n'a  aucune  raison  d'être,  mais  présente  encore  l'incon- 
vénient d'îjUribuer  au  nom  une  prononciation  fausse  et  vicieuse. 

Pour  expliquer  Vergeal  ou  Verjal,  la  langue  gaélique  offre  une 
élymologie  très-séduisante  au  premier  coup  d'œil  :  uir,  terre,  sol, 
poussière;  geai,  blanc*.  Malheureusement,  la  couleur  générale  du 
sol  de  celte  paroisse  ne  semble  pas  confirmer  cette  interprétation. 
—  Mais  dans  le  breton  de  Galles  on  trouve  gwyr,  frais,  verdoyant 
(prononcez  gwer  ou  guër),  eiial  ou  jal,  beau  lieu,  beau  site,  beau 
pays  *;  d'où  Gwer-ial  ou  Ver-jal,  beau  pays  verdoyant,  —  excel- 
lente définition  de  ce  pays  de  Vergeal ,  où  la  verdure,  soit  en  arbres, 
soit  en  herbages,  déborde  partout,  partout  drue,  fraîche,  opulente. 

Arthur  de  la  Borderie. 


*  «  Uir»  s.  f.  —  Solum,  pulvis,  terra.  »  (Gaëlic  dicUonnary  of  Highland  Society, 
1! ,  p.  240).  .  Geai,  adj.  -  Albus ,  candidus  -  (Ibid.,  l,  AU), 

^  «  M,  s.  f.  —  A  clear,  or  open  space;  a  fair,  or  open  région  >  (Owen  Pughe, 
Welsh  dicUonnary,  II,  251).  «  Gwyr,  adj.  —  That  is  pure;  fresh;  lively;  vigorous; 
luxuriant;  verdant.  »  (Id.  Ibid.,  H,  204). 


Digitized  by  VjOOQ  iC 


NOS   VAINQUEURS 


Qu'est  devenue  cette  candide  et  rêveuse  Allemagne  que,  depuis  le 
célèbre  livre  de  M«»e  de  Staël,  il  était  démode,  chez  nos  littérateurs 
et  nos  philosophes,  de  nous  peindre  sous  de  si  poétiques  couleurs, 
qu'on  nous  disait  tout  entière  vouée  aux  œuvres  de  l'imagination  et  de 
l'esprit,  tantôt  absorbée  dans  les  abstractions  de  sa  philosophie 
nuageuse  ou  scrutant  patiemment  tes  arcanes  de  la  science  ;  tantôt 
s'en  allant  à  deux  errer  au  bord  de  ses  beaux  fleuves,  une  fleur  de 
wergiss-meinnicht  à  la  main,  l'œil  perdu  dans  l'azur,  et  chantant 
quelque  doux  lied  de  Schubert,  de  Schumann  ou  de  Mozart  î  La 
blonde  rêveuse  s'est  révélée  tout  à  coup  Mégère  altérée  de  sang  ;  le 
canon  Krupp  et  le  fusil  Dreyse  ont  remplacé,  dans  sa  main,  le  bleu 
wergiss-mein-nicht  ;  ses  amoureux  lieder  sont  des  chants  de  guerre 
et  de  mort,  et  ce  sont  nos  fleuves  qui  la  voient,  non  plus  promener 
ses  tendres  rêveries,  mais  couvrir  leurs  rivages  de  ruines  et  rougir 
leurs  eaux  de  sang  français  ! 

Gretchen  elle-même,  ce  type  légendaire  de  grâce  naïve,  de  charme 
pudique,  de  douceur,  la  sentimentale  Gretchen  n'est  plus  qu'une 
harpie  cruelle  et  cupide,  qui,  dans  ses  lettres  d'amour,  soupire  après 
le  bombardement  et  le  pillage  de  Paris,  et  recommande  tendre- 
ment à  son  bien-aimé  de  voler  c^  son  intention,  dans  quelque  bouti- 
que de  bijoutier,  «  une  paire  de  boucles  d'oreilles  en  souvenir  de  la 
guerre  !  *  » 

*  Lettre  signée  Marguerite  Schneider  et  trouvée  sur  le  corps  du  soldat  Jean 
Dietrich ,  tué  sous  Paris. 


Digitized  by  VjOOQiC 


208  NOS   VAINQUEURS. 

Ce  peuple  de  philosophes,  de  poètes  et  de  savants;  ces  pédants 
psychologues,  idéologues,  anthropologues,  archéologues,  ethnolo- 
gues et  pédagogues,  se  sont  transformés  du  jour  au  lendemain  en 
une  horde  sanguinaire  et  pillarde.  Ces  rêveurs  se  sont  montrés, 
soudain,  positifs,  nets  et  froids  comme  un  chiffre.  Ces  paisibles 
universités  étaient  des  camps,  ces  académies  débonnaires,  autant  de 
casernes  intellectuelles,  d'arsenaux  où  se  tramait  de  longue  main  et 
sourdement,  comme  un  complot,  une  formidable  invasion.  Pendant 
que  s'aiguisaient  les  baïonnettes  et  les  épées,  que  se  fabriquaient  par 
millions  les  fusils  à  aiguille  et  se  fondaient  par  milliers  les  canons 
Krupp,  historiens,  ethnologues  et  philosophes  écrivaient  leurs  livres, 
*  prononçaient  leurs  discours,  où  ils.  démontraient  fort  savamment 
l'excellence  de  la  noble  race  germanique  sur  toutes  les  autres,  l'infé- 
riorité géniale  de  la  race  franco-latine,  son  irrémédiable  décadence 
et  son  prochain  asservissement  à  la  grande  Allemagne,  future  domi- 
natrice du  monde.  Inutile  d'ajouter  que  fusils,  canons ,  livres,  dis- 
cours, étaient  surtout  prussiens.  C'est  la  Prusse  qui  a  ourdi  le  complot, 
avec  la  persévérante  patience  d'une  rancune  longtemps  couvée,  avec 
une  puissance  de  moyens  égale  à  sa  haineuse  envie.  C'est  la  Prusse 
qui,  au  nom  de  la  science,  de  l'histoire,  de  Tethnologie,  revendique 
pour  l'Allemagne  cette  prééminence  nouvelle ,  et  a  pris  la  tête  du 
mouvement  national. 

Or,  n'en  déplaise  aux  savants  docteurs  de  Berlin,  de  Tubingue 
et  de  Gœttingue,  il  se  trouve  que  la  Prusse  proprement  dite  n'est 
pas  allemande  !  L'histoire  et  l'ethnolpgie  qu'ils  invoquent,  avec  ce 
luxe  de  science  dont  ils  ont  seuls  le  secret,  démontrent  précisément 
que  les  éléments  primordiaux  constituant  le  peuple  borusse,  les 
ancêtres  des  Prussiens  modernes,  étaient  surtout  flnnois-mogols  et 
en  partie  slaves,  mais  nullemen4,  germaniques.  M.  de  Bismark  lui- 
même,  ce  hautain  revendicateur  de  la  «  grande  patrie  allemande  », 
descendrait  d'un  chef  de  tribu  slave.  Et ,  à  y  regarder  de  près,  n'y 
a-t-il  pas  en  effet  dans  ce  caractère  prussien,  si  cauteleux  et  si  dur, 
quelque  chose  de  l'astuce  et  de  la  cruauté  orientales?  Ces  sanglants 
excès,  cette  rapine  effrénée,  qui  depuis  sixmois  désolent  la  France  et 
épouvantent  le  monde  civilisé,  ne  rappellent-ils  pas  les  ejtploits  des" 


Digitized  by  VjOOQIC 


NOS  VAINQUEURS.  209 

hordes  mogoles  d'Attila  et  de  Gen-gis-khan,  pères  ethnologiques 
de  Guillaume  et  de  ses  hobereaux  ?  —  Toutefois  Attila  avait  encore 
quelque  chose  d'humain  dans  le  cœur  et  consentait  à  se  laisser  flé- 
chir. La  bergère  Geneviève  préserva  Paris  de  ses  fureurs,  l'évèque 
Aignan  protégea  Orléans  contre  le  pillage  de  ses  bandes,  et  le  pape 
Léon,  par  sa  seule  parole,  l'arrêtant  aux  portes  de  Mantoue,  sauva 
Rome,  et  du  même  coup  peut-être  la  civilisation  et  la  chrétienté. 
Attila  n'était  qu'un  barbare  ignorant.  Son  fils  et  successeur  Guil- 
laume est  un  barbare  frotté  de  sanscrit,  de  philologie,  de  psycholo- 
gie, d'idéologie;  verni  d'exégèse;  hégélien,  fichlien,  kanliste, 
schellingien  ;  expert  dans  les  arcanes  «  du  moi  et  du  non-moi  »,  «du 
relatif  et  de  l'absolu  »,de  «  l'identité,  des  contraires  »,  toutes  choses 
inconnues  du  simple  et  ignorant  roi  des  Huns  ;  —  un  barbare  enfin, 
savant  et  lettré,  le  pire  des  barbares.  Aussi,  voyez  la  différence  !  Ce 
Paris  qu'Attila  avait  épargné,  Guillaume  le  bombarde;  cette  ville 
d'Orléans  à  côté  de  laquelle  le  barbare  illeltré  a  passé  sans  la  livrer 
au  pillage,  le  barbare  civilisé  la  crible  d'obus  et  l'écrase  de  millions 
d'impôt,  pillage  en  bloc  méthodique  et  savant.  Mantoue  et  Rome, 
qui  échappèrent  aux  excès  de  l'ignorant,  assez  faible  pour  céder, 
lui,  le  farouche  païen,  aux  prières  d'un  pape,  -~  le  philosophe  ne 
demanderait  pas  mieux  que  de  les  bombarder  à  leur  tour  et  de  les 
réquisitionner  un  peu,  et  les  supplications  d'un  Pie  IX  ne  pour- 
raient rien  sur  son  cœur  bronzé  par  la  psychologie  et  l'ethnologie. 
Une  autre  Geneviève,  armée  de  son  inoffensive  quenouille,  aurait 
surgi  pour  défendre  Paris  :  les  modernes  Huns  l'auraient  fusillée 
comme  n'appartenant  pas  à  «  un  corps  régulier.  »  Attila  respecta 
saint  Aignan  :  le  neveu  de  Guillaume  vient  de  condamner  à  la  prison, 
n'osant  sans  doute  le  condamner  à  mort,  son  successeur,  l'héroïque 
et  glorieux  évêque  patriote  Dupanloup,  coupable  d'avoir  osé  plaider 
la  cause  de  ses  malheureux  diocésains,  ruinés  par  les  exactions 
journalières  d'un  impitoyable  ennemi.  ^ 

Barbare  pour  barbare,  je  préfère  Attila.  Chez  lui,  du  moins,  la 
cruauté  n'était  qu'intermittente  ;  a  jeun,  et,  dans  certains  moments, 
les  bons  côtés  du  cœur  pouvaient  prendre  le  dessus;  il  se  mon- 
trait, à  ses^eures,  accessible  à  la  pitié.  Rien  de  pareil  chez  ses 


Digitized  by  VjOOQiC 


210  NOS  VAINQUEURS. 

successeurs  :  Guillaume,  Bismark,  de  Mollke,  cela  n'a  plus  rien 
d'humain,  c'est  une  impersonnalité,  un  système,  une  théorie  scien- 
tifique, rigide,  froide,  impassible,  inexorable.  Stratégie,  manœuvres 
d'armées,  discipline,  réquisitions,  pillage,  incendies,  fusillades, 
bombardement:  ils  ont  réduit  la  guerre,  et  quelle  guerre  !  en  théorè- 
mes géométriques,  combinés,  réglés,  d'une  inflexible  précision.  Du 
fond  de  son  cabinet, un  vieux  mathématicien  à  face  d'eunuque,  au  vi- 
sage glabre  et  osseux,  penché,  le  compas  à  la  main,  sur  une  carte  topo- 
graphique, fait  mouvoir  à  la  minute,  par  le  télégraphe,  à  cinquante, 
cent,  deux  cents  lieues  de  distance,  un  million  d'hommes,  colossal 
automate  dont  il  joue  à  sa  guise,  dont  il  tire  les  fils  (j'allais  dire  les 
ficelles),  suivant  ses  combinaisons  de  géomètre.  Et  cela  marche,  va, 
vient,  tue,  pille,  fusille,  bombarde,  comme  ferait  une  machine 
savamment  montée.  C'en  est  une  en  effet,  et  la  plus  formidable  ma- 
chine de  ruine  et  de  mort  que  le  monde  ait  jamais  vue,  formidable 
par  le  nombre,  par  son  armement,  le  plus  perfectionné  et  le  plus  meur- 
trier qui  figura  jusqu'ici  sur  un  champ  de  bataille;  formidable  par 
la  savante  combinaison  de  ses  rouagesetson  merveilleux  organisme. 
C'est  contre  ce  lourd,  pédantesque,  mais  puissant  automatisme 
qu'est  venue  se  briser,  hélas!  l'héroïque  furie  française^  tout 
étourdie  de  ses  défaites  successives,  si  nouvelles  pour  elle,  si  désas- 
treuses pour  nous!  C'est  le  triomphe  de  la  mécanique  sur  l'âme 
humaine.  La  machine  prussienne-allemande,  elle  ne  se  pique  pas 
d'héroïsme  (une  machine  ne  saurait  être  héroïque),  ni  de  valeur 
chevaleresque.  Chez  elle,  tout  est  méthode,  ruse,  calcul.  Le  soldat 
allemand  se  cache,  se  met  à  l'affût  derrière  un  arbre,  un  mur,  une 
pierre,  un  fossé  ;  se  creuse  des  trous,  se  terre,  comme  un  lapin  ;  se 
couche  à  plat  ventre  et  restera  là  un  jour  entier,  immobile,  inerte,  in- 
visible, guettant  de  Tœil,  seule  partie  de  sa  machinale  personne  qui 
vive  et  remue.  Ala  fois  loup  et  renard,  il  marche  surtout  la  nuit,  sans 
bruit,' en  silence,  sous  le  discret  et  obscur  couvert  des  forêts,  sur- 
prend son  adversaire  toujours  imprudent  et  inattentif,  le  fusille  de 
loin  sans  se  découvrir  et,  toujours  invisible  et  à  Pabri  de  ses  coups,  - 
le  foudroie  de  son  artillerie  à  longue  portée.  Il  arrivera  ainsi,  de 
bois  en  bois,  de  Berlin  jusqu'à  Paris  ;  et,  comme  il  semble  que  la 
fortune  et  la  nature  prennent  à  tâche  d'aider  de  concert  au  succès 


Digitized  by  VjOOQIC 


NOS  VAINQUEURS.  211 

de  ses  calculs,  il  se  trouvera  que,  tout  à  l'entour  de  Paris,  un  cercle 
quasi  ininterrompu  do  bois  et  de  forêts  lui  offrira  en  abondance, 
pour  assiéger  la  grande  capitale,  ces  impénétrables  tanières  si 
chères  à  ses  habitudes  de  fauve.  Aussi  ai-je  entendu  plus  d'un  dé- 
fenseur de  Paris  déclarer,  après  cinq  mois  de  siège,  qu'il  n'avait 
jamais  réussi  à  apercevoir  le  visage  d'un  soldat  prussien  ! 

Tactique  à  la  fois  de  ruse  et  de  calcul,  savante  et  sauvage,  d'ingé- 
nieur et  de  Peau-Rouge,  de  pièges,  d'embuscades,  rarement  de  ba- 
tailles rangées,  eu'rase  campagne,  à  poitrine  découverte;— tactique 
de  Mohicans  polytechniciens. 

Ce  ne  sont  pas  ces  Bas-de-Cuir  psychologues  qui  commettront 
jamais  ces  sublimes  folies  qui  s'appellent  la  charge  des  cuirassiers 
de  Reischoffen,  ou  la  charge,  non  moins  héroïque,  à  la  baïonnette, 
des  Zouaves  pontificaux  à  la  bataille  de  Palay.  Ces  choses-là  font 
hausser  les  épaules  aux  stralégistes  calculateurs  berlinois.  Mais 
d'où  vient  que  les  victoires  prussiennes,  si  méthodiquement  ga- 
gnées, laissent  froid  comme  un  problème  d'algèbre  correctement 
résolu,  tandis  que  l'héroïque  défaite  d'un  Mac-Mahon  ou  d'un 
Chanzy  émeut-  et  passionne  ?  Cela  ne  viendrait-il  pas  de  ce  que, 
d'un  côté,  on  ne  voit  que  le  jeu  savant  d^une  machine,  et  que,  de 
l'autre,  on  sent  l'homme  ? 

Les  voyageurs  ont  remarqué  que  dans  certaines  langues  sauvages  il 
n'existe  aucun  mot  équivalant  à  celui  d'honneur.  On  peut  dire  que 
la  langue  allemande,  pourlanl  la  plus  riche  de  l'Europe,  présente 
la  même  lacune.  Tout  au  moins  l'honneur  prussien  ne  ressemble- 
t-il  pas  plus  à  l'honneur  français,  que  la  valeur  prussienne  à  la  va- 
leur française.  Il  ne  s'est  peut-être  pas  livré  un  seul  combat  sous 
Paris,  sans  que'  se  soit  produit  cet  incident  caractéristique  :  quand 
la  mêlée  devenait  trop  chaude  et  le  danger  trop  pressant,  on  voyait 
le  premier  rang  des  soldats  allemands  lever  la  crosse  en  l'air  et  de- 
mander à  se  rendre  ;  puis,  quand  les  nôtres  sans  défiance  appro- 
chaient pour  recevoir  les  prisonniers,  le  deuxième  et  Iç  troisième 
rang  ennemi  les  fusillaient  à  bout  portant.  Exaspéré's  de  cette 
félonie  qui ,  tant  de  fois  renouvelée ,  trompait  toujours  leur 
trop  généreuse  pitié,  nos  soldats  se  ruaient  furieux  sur  ces  traîtres 
et  ne  faisaient  plus  de  quartier.  Le  2  décembre,  à  Epinay,  la  terrible 


Digitized  by  VjOOQIC 


212  NOS  VAINQUEURS. 

hache  d'abordage  de  nos  marins  fit  ainsi  un  effrayant  massacre  de 
Bavarois,  car  les  alliés  des  Prussiens  leur  empruntent  volontiers 
leurs  procédés  et  se  sont  montrés  leurs  dignes  rivaux.  Le  29  no- 
vembre, au  combat  de  l'Hay,  prélude  des  deux  grandes  batailles  sur 
la  Marne,  un  détachement  allemand  arbore  le  drapeau  blanc. 
L'officier  français,  un  capitaine,  si  je  ne  me  trompe,  d'un  bataillon 
de  braves  mobiles  bretons  du  Finistère,  —  lesquels,  par  paren- 
thèse, comme  faisaient  jadis  les  Vendéens,  quittèrent  ce  jour-là 
leurs  chaussures  pour  mieux  courir  au  feu  —  se  présente,  suivi  de 
quelques  hommes  seulement,  à  la  barricade  prussienne  (car, 
encore  une  fois,  les  Allemands  se  battent  toujours  abrités  derrière 
quelque  chose).  L'officier  allemand  le  déclare  prisonnier,  lui  et  ses 
hommesy  eux  qui  étaient  venus,  sur  la  foi  du  drapeau  parlemen- 
taire, convaincus  que  c'étaient,  au  contraire,  les  Prussiens  qui  vou- 
laient se  rendre!  Ils  s'échappèrent  à  grand!peine,  poursuivis  par 
une  fusillade  meurtrière. 

Voilà  les  deux  honneurs,  et  voilà  les  deux  nations  :  ces  seuls  faits 
suffisent  à  les  caractériser.  Ce  qui  pour  nous  est  traîtrise  et  dé- 
loyauté, les  Prussiens  l'appellent  stratagème,  ruse  de  guerre.  Ruse  de 
guerre  encore,  le  drapeau  de  la  Convention  de  Genève  arboré  sur 
des  poudrières  et  des  convois  de  munitions.  Et  tant  d'autres  faits 
analogues,  tel  encore  que  M.  de  Mollke,  au  rapport  d'un  témoin 
oculaire,  assistant  et  présidant  à  l'un  des  combats  sous  Châtillon, 
protégé,  lui  général  en  chef,  du  brassard  blanc  à  croix  rouge  des 
ambulances.  Voilà  une  protection  à  laquelle  n'auraient  jamais  songé 
à  recourir  Trochu,  Ducrot  ou  Vinoy. 


Un  autre  caractère  de  cette  guerre  terrible  qui  la  déshonorera  à 
jamais,  ainsi  que  le  peuple  qui  nous  la  fait,  c'est  ce  vaste  espion- 
nage qui  la  prépara.  —  Ce  sera  sans  doute  la  première  fois  que  le 
monde  aura  assisté  à  ce  fait  monstrueux  d'un  peuple  se  faisant  l'es- 
pion d'un  autre  pour  le  mieux  ruiner  et  égorger ,  s'installant  chez 
lui  par  cenlainos  de  mille,  envahissant  toutes  les  carrières,  toutes 
les  positions,  depuis  la  plus  infime  jusqu'à  la  plus  élevée,  depuis 
l'égoutier  et  le  balayeur  des  rues,  jusqu'au  banquier  millionnaire. 


Digitized  by  VjOOQIC 


NOS  VAINQUEURS.  213 

Commis  dans  les  administrations  public^ues  ou  privées,  ouvrier  de 
toutes  professions,  négociait  en  tous  genres,  propriétaire,  châte- 
lain, employé  de  maisons  de  comrç^e,  garçon  de  ferme,  de  café 
ou  de  brasserie,  domestique  dans  le^  familles,  se  dispersant  enfin 
sur  toute  la  surface  du  pays,  s'insinuant  partout,  et  partout  accueilli 
en  ami,  en  frère;  profitant  de  cette  imprudente  confiance  pour  noter 
tout,  étudier  tout  à  loisir,  se  rendre  compte  des  lieux  et  des  gens, 
de  nos  ressources  publiques  et  privées. 

La  France,  elle,  toujourS bonne,  généreuse,  hospitalière,  et  aussi, 
hélas!  légère, insoucieuse,  ignorante,  accueillait  tous  ces  étrangers 
avec  sa  bonne  grâce  traditionnelle.  De  préférence  même  à  ses  pro- 
pres nationaux,  —  car  nous  sommes  ainsi  faits  que  nous  poussons 
jusqu'à  la  manie,  jusqu'à  la  mode,  pour  tout  dire,  l'hospitalité  en 
faveur  de  ce  qui  est  étranger,  hommes  et  choses,  —  elle  les  plaçait 
dans  ses  usines,  dans  ses  chemins  de  fer,  dans  ses  banques,  à  com- 
mencer par  la  Banque  de  France  !  Si  bien  que,  l'invasion  venue,  les 
envahisseurs  sesontpartoutretrouvés  comme  chez  eux.Mais  comment, 
avec  notre  caractère  confiant  et  loyal,  soupçonner  d'aussi  perfides 
calculs? Ces  Allemands,  d'ailleurs,  étaient  de  si  bonnes  gens,  si 
zélés,  si  obséquieux  !  La  a  bonhomie  allemande  t>  n'était-elle  pas 
passée  à  l'état  d'axiome,  quasi  de  proverbe  !  Il  subsistait  bien  en- 
core, dans  quelque  recoin  de  la  mémoire,  un  souvenir  des  deux 
invasions  de  1814  et  de  1815,  et  des  excès  de  tout  genre  qui  les 
avaient  signalées.  Mais  la  France  ne  sait  pas  haïr  longtemps;  ses 
rancunes  se  fondent  vile  à  la  douce  chaleur  de  sa  bieriveillance  native. 
Pendant  que  la  France  oubliait,  la  Prusse,  elle,  se  souvenait  tou- 
jours ;  et  de  quoi?  —  que  sais-je?  de  Louvois  et  de  l'incendie  du 
Palatinat,  de  toutes  les  querelles  qui  divisèrent  jadis  l'Empire  et  le 
royaume  de  France,  d'Iéna  surtout  et  de  Napoléon  entrant  à  Berlin 
(car  le  second  empire  nous  fait  payer  le  premier).  Que  dis-je?  au 
rapport  d'Henri  Heine,  —  cet  Allemand  si  Français,  qui,  mieux  que 
Wieland,  mérita,  par  son  esprit,  d'être  appelé  le  Voltaire  germanique, 
et  qui,  par  aversion  pour  ses  compatriotes,  qu'il  avait  trop  appris  à 
connaître  età  apprécier,  s'appelait  plaisamment  lui-même  «Prussien 
libéré,  »  —la Prusse  se  souvenait,  pour  la  venger  à  l'occasion,  de  la 
mort  d'un  certain  Conrad,  tué  je  ne  sais  où  et  je  ne  sais  comment, 


Digitized  by  VjOOQiC 


214  NOS  VAINQUEURS. 

en  plein  Xin«  siècle,  au  temps  de  saint  Louis  !  Tant  les  haines  et  les 
rancunes  s'éternisent  dans  ces  têtes  carrées,  froidement  passionnées  ! 
La  double  revanche  de  la  Prusse  en  1814  et  en  1815,  et  on  sait  si 
elle  fut  féroce  !  ne  lui  suffisait  pas.  Elle  ne  tendait  à  rien  moins 
qu'à  nous  anéantir,  à  nous  exterminer  comme  nation.  Sa  haineuse 
jalousie  ne  pouvait  se  satisfaire  à  moins.  Tandis  que  la  France  ou- 
vrait à  éa  voisine  sa  main  et  sa  porte,  la  douce,  la  rêveuse,  la 
patriarcale  Allemagne  aiguisait  dans  l'ombre  un  couteau. 

L'imprévoyante  connivence  de  notre  gouvernement  ne  servit  pas 
peu  au  succès  de  ses  projets  c^ntr  nous.  Qui  ne  se  rappelle  cette  in- 
croyable série  de  paroles  et  de  faits,  cette  prodigieuse  lettre  d'un 
souverain  français  estimant  la  Prusse  «  mal  délimitée  »  et  l'invitant 
complaisamment  à  s'agrandir  ;  cette  non  moins  prodigieuse  circu- 
laire de  M.  de  la  Valette,  déclarant  que  tout  était  pour  le  mieux  dans 
la  plus  grande  des  Prusses  possible  ;  ces  théories  sophistiques  des 
a  grandes  agglomérations  t>  et  des  «  nationalités  »,  redoutables 
machines  de  despotisme  et  de  conquêtes,  aux  mains  des  forts  pour 
l'écrasement  des  faibles;  toute  cette  politique  enfin,  à  la  fois 
sentimentale  et  astucieuse,  dont  les  finasseries  se  trouvèrent 
si  inopinément  déjouées  par  la  rude  main  d'un  homme  d'Etat 
audacieux  et  sans  scrupules  ?  —  Etrange  ironie  !  c'est  au  nom  du 
principe  des  nationalités  que  la  Prusse  qui,  par  ses  origines,  n'est 
pas  allemande,  revendique  à  son  profit  l'unification  de  l'Allemagne, 
et  chasse  de  cette  même  Allemagne  quinze  millions  d'Allemands  de 
l'archiduché  d'Autriche  !  De  même  en  Italie  :  ce  sont  les  Piémon- 
tais,  nullement  Italiens  d'origine,  mais  Gaulois  cisalpins,  qui  entre- 
prennent,' au  nom  du  même  principe  des  nationalités,  la  conquête 
et  l'unification  de  l'Italie.  De  part  et  d'autre,  d'ailleurs,  mêmes 
procédés,  même  violence,  même  brutalité,  même  fourberie,  même 
politique  sans  scrupule.  Tictor-Emmanuel  est  le  digne  frère  de 
Guillaume,  à  la  bigoterie  piétiste  près  (on  sait  que  le  «  galant 
homme  »  ne  se  pique  pas  même  de  dévotion),  et  M.  de  Cavour  était 
déjà  en  1859  un  Bismark  fort  réussi.  Les  Piémontais  sont  les  Prus- 
siens de  ritalie,  comme  les  Prussiens  sont  les  Piémontais  de  l'Alle- 
magne. Et,  à  y  regarder  de  près,  il  y  a  dans  le  caractère  des  deux 


Digitized  by  VjOOQIC 


NOS  VAINQUEURS.  215 

peuples  plus  d'un  point  de  ressemblance  ;  dureté  naturelle,  astuce, 
âpreté  au  gain  d'argent  ou  de  territoire,  remarquable  aptitude  aux 
choses  de  la  guerre.  La  dynastie  de  Savoie  et  la  dynastie  desHohen- 
zollern  ont  été  la  digne  personnification  de  leurs  pays  respectifs, 
par  leur  traditionnelle  ambition,  aussi  ardente  que  peu  scrupuleuse 
sur  les  moyens  de  réussir. 

Autre  fait  non  moins  étrange  :  celte  France  que  les  ethnologues 
prussiens  condamnent  dédaigneusement  à  une  fin  prochaine,  atta- 
quent par  la  science  et  par  les  armes,  et  veulent  anéantir  au  nom  de 
la  prééminence  de  la  «  grande  Allemagne,  t>  et  comme  appartenant 
au  tronc  pourri  des  races  latines  ;  celle  France  se  trouve  être 
ethnologiquement,  par  les  origines  de  son  double  élément  franc  et 
gaulois,  beaucoup  plus  vraiment  allemande  que  la  Prusse  !  La  belle 
chose  que  la  science  se  faisant  sophisme  au  service  d'une  ambition 
sans  frein  !  —  Voilà  pour  les  «  nationalités.  » 

Quant  à  cet  autre  fameux  «  principe  »  des  «  grandes  agglomé- 
rations, »  si  pompeusement  prôné  par  nos  aveugles  gouvernants,  il 
est,  hélas  !  en  train  de  se  pratiquer  sur  la  plus  vaste  échelle  au 
profit  des  seules  agglomérations  italienne  et  prussienne,  au  détri- 
ment de  notre  pauvre  France  abaissée  et  démembrée  ! 

Un  jour,  enfin,  l'édifice  de  h  haine  prussienne  se  trouva  achevé. 
Sur  tout  son  vaste  réseau,  l'espionnage  avait  préparé  les  voies.  La 
stratégie  avait  dressé  le  plan  de  l'invasion  étape  par  étape.  La 
topographie  en  avait  tracé  la  carte,  si  minutieusement  détaillée  que 
tout  y  était  prévu  :  roules,  chemins,  sentiers,  villages,  hameaux, 
maisons  isolées,  champ  par  champ,  arbre  par  arbre  ;  documents 
plus  redoutables  que  le  canon  et  le  fusil  à  aiguille,  et  qui  ont  si  puis- 
samment contribué  à  nos  défaites  qu'on  a  pu  dire,  avec  toute  rai- 
son, que  les  Prussiens  nous  ont  vaincus  moins  parla  supériorité  de 
leur  artillerie  que  par  la  géographie.  Armés  de  ces  cartes,  multi- 
pliées par  la  photographie  à  des  millions  d'exemplaires,  officiers, 
sous- officiers  ou  même  simples  soldats  allemands,  allaient  se  trou- 
ver partout  comme  chez  eux,  à  ce  point  qu'il  leur  arrivera  plus 
d'une  fois  de  remettre  dans  leur  chemin  des  gens  du  pays  égarés  ! 


Digitized  by  VjOOQiC 


216  NOS   VAINQUEURS. 

Et  cela,  pendant  que,  chez  nous,  on  voyait  des  généraux,  pour  en- 
trer en  campagne,.acheter  chez  le  libraire  du  coin  une  grossière 
carte  d'école  priniaire  à  dix  sous!  N'allions-nous  pas  voir  l'armée 
de  Mac-Mahon  préparant  le  désastre  de  Sedan  par  ses  marches  et 
ses  contre-marches,  s'égarant  dans  l'Argonne  comme  elle  eût  fait 
au  milieu  d'une  forêt  inconnue  de  l'Afrique  centrale^  mettant  huit 
jours  à  faire  vingt-cinq  lieues,  demandant  le  chemin  conduisant  à 
un  village  qui  se  trouvait  être  celui-là  même  où  elle  était,—  comme 
si  elle  eût  pris  à  tâche  de  donner  à  Tennemi  le  temps  d'arriver 
pour  la  cerner?  Et  même,  sous  Paris,  n  avons-nous  pas  vu  certains 
généraux  ne  sachant,  pour  attaquer  telle  position,  quelle  route 
prendre,  en  dépit  des  belles  cartes  de  notre  état-major,  lesquelles, 
il  est  vrai,  longtemps  sans  rivales,  sont  fort  dépassées  et  se  trou- 
vent en  retard  de  trente  années  pour  certaines  parties  de  notre  ter- 
ritoire ? 

Pareil  à  une  araignée  au  milieu  de  sa  toile,  longuement  et  sa- 
vamment tissée,  M.  de  Bismark  guettait  le  moment  où  il  pourrait 
saisir  sa  proie.  Il  la  savait  inatlentive,  non  préparée  ;  il  .la  savait 
aussi,  hélas  !  (pourquoi  ne  pas  l'avouer?)  irréfléchie,  ignorante  des 
ressources  d'àutrui  et  des  siennes  propres,  infatuée  d'elle-même, 
susceptible,  prompte  à  se  piquer  et  à  porter  la  main  à  son  épée, 
sans  regarder  à  quel  ennemi  elle  a  atfaire.  Ignorance  et  défauts,  sur 
lesquels  le  Machiavel  prussien  a^  su  spéculer  avec  une  habileté 
perfide. 

Rien  n'était  prêt  chez  nous  :  tout  était  prêt  chez  eux.  Restait  une 
dernière  et  suprême  habileté  :  nous  amener, à  leur  déclarer  la 
guerre,  cette  guerre  qu'ils  désiraient  ardemment,  qu'ils  avaient  pré- 
parée avec  un  si  formidable  appareil,  et  à  laquelle  nous  ne  son- 
gions nullement  la  veille  encore!  Cette  habileté,  M.  de  Bismark 
l'eut,  grâce  à  ses  machinations  méphistophéliques  et  au  fatal  aveu- 
glement de  nos  gouvernants.  Pour  eh  arriver  là,  il  lui  fallait  des 
complices  :  il  en  trouva. 

Démon  tentateur,  tour  à  tour,  il  transporta  sur  les  Alpes  le  roi 
Victor-Emmanuol,  et  sur  les  Pyrénées  l'aventurier  Prjm,  montrant 
à  l'un  la  Savoie,  berceau  de  sa  race,  à  reconquérir;  à  l'autre,  nos 


Digitized  by  VjOOQIC 


NOS    VAINQUEURS.  217 

départements  du  Midi  à  annexer  à  l'Espagne.  Déjà,  dit-on,  nolro 
reconnaissant  obligé,  le  roi  «  galant  homme  »,  prêtait  une  oreille 
complaisante  aux  suggestions  du  Méphislophélès  prussien,  lequel 
avait  sans  peine  gagné  à  ses  plans  ce  Cialdini  qui  avait  si  glorieuse- 
menl,  à  vingt  contre  un,  versé  le  sang  français  à  Castelfidardo  :  le 
général  Lamarmora,  plus  honnête,  rappela  son  maître  à  la  pudeur. 
Prim  fut  moins  scrupuleux.  Alors  surgit  soudain,  comme  d'une 
boîte  à  surprise  —  la  boîte  de  Pandore  !  cette  fatale  candidature  Ho- 
henzollern,  qui  allait  déchaîner  sur  le  monde  tant  de  calamités  ! 
On  sait  comment  une  politique  funeste,  acclamée  par  ses  ordinaires 
complaisants,  se  hâta  de  tomber  élourdiment  dans  le  piège  qui 
lui  était  tendu.  Ces  mêmes  hommes,  qui  avaient  applaudi  à  la  paix 
à  tout  prix  en  1866,  alors  seulement  que  la  guerre  eût  été  oppor- 
tune, applaudissaient  en  1870  à  la  guerre,  alors  que  nous  allions 
être  seuls  à  la  soutenir,  et  que  nous  n'avions  que  339,000  soldais 
(chiffre  officiel  du  récent  plébiscite)  à  opposer  à  1  million  et  demi  ! 
Il  suffisait  d'avoir  quelque  connaissance  des  lieux,  des  hommes 
et  des  choses,  pour  trembler  à  la  pensée  do  revers  possibles  et  de 
leurs  résultats,  pour  prévoir  que  la  France  allait  s'engager  là  dans 
l'une  des  plus  terribles^aventures  qu'elle  eût  jamais  courues  ! 

Les  avertissements  n'avaient  cependant  pas  manqué.  Non  que  nos 
diplomates  eussent  deviné  quoi  que  ce  fût  de  ce  qui  se  passait  au- 
tour d'eux  :  on  sait  que  leur  spécialité,  fort  opulemment  rétribuée 
et  fort  justement  récompensée  en  outre  par  des  titres  de  comte, 
était  de  ne  rien  voir,  de  ne  rien  soupçonner  des  trames  qui  se 
nouaient  sous  leurs  yeux.  Mais,  sans  parler  de  la  clairvoyance  si 
étonnamment  prophétique  de  M.  Thiers  qui,  dix  années  durant,  de- 
puis celte  funeste  aventure  d'Italie,  cause  première  de  tout  le  mal, 
ne  cessa,  inutile  Çassandre,  d'avertir  le  gouvernement  impérial  do 
ses  fautes  et  d'en  prédire  les  conséquences;  —  que  dire  de  ces 
rapports  officiels,  si  lumineux,  si  précis,  si  douloureusement  prophé- 
tiques aussi,  que  M.  le  colonel  Sloffel,  notre  attaché  militaire  à 
l'ambassade  de  France,  adressait  de  Berlin,  dès  1869,  à  nos  gouver- 
nants, et  dans  lesquels  ce  juge  si  compétent,  frappé,  effrayé  des 
préparatifs  militaires  que  la  Prusse  Jie  cessait  d'accumuler  en  armes 

TOME  XXIX  (1\   DE  LA  3®  SÉRIE.)  15 


Digitized  by-VjOOQlC 


218  NOS  VAINQUEURS. 

et  en  hommes,  pendant  que  la  France  s'endormait  dans  une  insou- 
cieuse et  fatale  inertie,  jetait  le  cri  d'alarme  avec  une  si  patriotique 
angoisse  !  —  On  nous  a  conté,  d'autre  part,  et  de  source  sûre,  qu'un 
diplomate  étranger,  le  mieux  en  position  d'être  exactement  renseigné, 
avait,  quelques  jours  avant  la  déclaration  de  guerre,  représenté  à  l'em- 
pereur Napoléon  III  qu'il  savait  la  Prusse  toute  prête  à  engager  la 
lutte,  et  disposée  à  mettre  sur  pied  en  deux  semaines  1,400,000  sol- 
dats !  A  quel  homme  d'Etat  d'ailleurs,  je  dirais  volontiers  à  quel  en- 
fant, était-il  permis  d'ignorer  la  redoutable  organisation  militaire 
prussienne,  depuis  surtout  que  Sadowa  en  avait  révélé  les  fou- 
droyants effets/et  que  son  application  au  reste  de  l'Allemagne  en 
avait  doublé  la  puissance  ?  Ce  ^u'un  enfant  devait  savoir,  nos 
hommes  d'Etat  semblaient  n'en  avoir  pas  soupçon. 

Ce  fut  dans  de  telles  conditions,  avec  la  certitude  d'avoir  à  lutter 
un  contre  quatre,  que  la  guerre  fut  déclarée,  et  on  se  rappelle  au 
milieu  de  quelles  folles  et  délirantes  acclamations!  Pour  être  juste 
et  faire  la  part  de  chacun,  ajoutons  qu'une  partie  de  l'opinion  pu- 
blique et  de  la  presse,  aussi  légère  qu'ignorante^  se  fit  la  complice 
et,  jusqu'à  un  certain  point,  l'instigatrice  du  mouvement.  Il  est  vrai 
qu'un  maréchal  de  France  avait  solennellement  déclaré  que  nous 
étions  prêts,  et  si  bien  prêts  que,  dût  la  guerre  durer  un  an,  l'ar- 
mée française  n'aurait  pas  besoin  d'un  simple  c.bouton  de  guêtre  I  i 
Ce  «  bouton  de  guêtre  »  restera  comme  un  monument  de  l'ineptie 
humaine.  En  réalité,  le  désarroi  allait  être  partout  :  nos  arsenaux 
étaient  vides  ;  nos  places  fortes  de  l'Est,  boulevards  de  notre  indé- 
pendance nationale,  bases  de  nos  futures  opérations^  n'avaient  ni 
munitions,  ni  vivres!  Metz  n'avait  pas  un  biscuit!  Supposez  six 
mois  de  vivres  dans  cette  place  d'une  importance  si  capitale^  et  la 
France  était  sauvée!  Une  telle  imprévoyance,  entraînant  la  défaite 
et  la  ruine  d'un  grand  pays,  n'est-ce  pas  un  crime  de  lèse-patrie? 
L'histoire  se  refusera  à  croire  à  ce  comble  de  la  démence  et  de 
l'aveuglement.  Parmi  ceux,  en  bien  petit  nombre,  qui,  plus  calmes 
et  plus  froids,  se  souvenant  et  réfléchissant,  connaissant,  pour^ 
ravoir  visité,  le  futur  champ  de  bataille,  osaient  concevoir  des 
inquiétudes,  prévoir  des   difficultés,  craindre   la   possibilité  de 


Digitized  by  VjOOQiC 


NOS  VAINQUEURS.  219 

quelques  revers  pour  nos  armes,  —  à  qui  de  nous,  à  Paris  et  sans 
doute  ailleurs,  n'est-il  pas  arrivé  de  s'entendre  flétrir  de  l'épithète 
de  «  Prussien?  » 

Un  affront  fait,  disait  on,  à  notre  ambassadeur  fut  l'étincelle  qui 
mit  le  feu  à  la  chatouilleuse  susceptibilité  de  notre  caractère  natio- 
nal. Il  ne  fallait  rien  moins  que  l'égorgemenl;  de  deux  peuples  pour 
laver  ce  manque  de  politesse  d'un  roi  ivre  envers  un  diplomate 
inepte.  Encore  paraît-il  avéré  que  cette  prétendue  injure,  hautement 
niée  par  l'ambassadeur  et  par  le  souverain,  n'était  qu'une  impu- 
dente invention  de  ce  satanique  génie -d'un  Bismark,'qui  sut  perfide- 
ment exploiter  son  mensonge  dans  une  circulaire  célèbre. 

Il  connaissait  bien  le  caractère  français,  celui  qui  osait  spéculer 
par  de  tels  moyens  sur  sa  légèreté,  son  infatuation,  sa  susceptibilité 
ombrageuse  et  follement  chevaleresque,  lui  —  le  moins  chevale- 
resque, le  plus  froidement  positif,  le  plus  astucieux  des_ hommes. 

Ce  fut  sur  ce  malentendu,  sur  cette  ruse  grossière,  que  la 
France,  ou  plutôt  son  gouvernement,  aveuglé  par  un  faux  point 
d'honneur,  se  jeta  tête  baissée,  «  le  cœur  léger,  )»  dans  le  traquenard 
que  lui  tendait  le  renard  prussien. 

M.  de  Bismark  en  était  arrivé  à  son  but  :  c'était  la  France  qui 
déclarait  la  guerre  à  la  Prusse,  et  l'artificieuse  Prusse  put  se  don- 
ner, aux  yeux  de  TEurope  prévenue,  le  faux  air  de  l'innocence  per- 
sécutée, d'un  paisible  agneau  injustement  attaqué  par  un  loup 
furieux,  —  elle,  la  provocatrice  réelle,  qui  allait  entrer  en  lutte 
armée  jusqu'aux  dents,  et  déployer  dans  cette  guerre  voulue,  prévue 
et  préparée  par  elle,  une  puissance  de  moyens  jusque-là  sans 
exemple  ! 


La  guerre  éclate  :  —  le  peuple  espion  qui,  grâce  à  une  confiance 
imprudemment  généreuse,  a  pu  tout  à  loisir  étudier  les  ressources 
tant  publiques  que  particulières  du  peuple  son  hôte,  rentre  chez 
lui  à  l'appel  du  chef  de  celte  vaste  police  secrète  interna lionale, 
s'arme  et  revient,  implacable  ennemi,  envahir  ce  pays  qui,  pendant 
des  années,  Ta  nourri  de  son  pain,  enrichi  de  son  industrie.  Alors 


Digitized  by  VjOOQiC 


220  NOS    VAINQUEURS. 

on  vit  ce  spectacle  hideux  de  traîtres  guidant  les  incendiaires  et  les 
pillards  vers  ces  mêmes  village?,  fermes,  usines,  maisons,  établis- 
sements, au  foyer  desquels  ils  étaient  assis  naguère  encore,  et  dont 
ils  reconnaissent  la  trop  confiante  hospitalité  en  présidant  au  sac, 
à  l'incendie  de  ces  villages  ou  de  ces  maisons,  et  parfois  même  à 
l'assassinat  de  leurs  habitants.  Un  corps  d'armée  envahit  un  jour  la 
gare  de  Creil,  point  central  de  tout  un  réseau  de  voies  ferrées  : 
l'officier  qui  conduit  la  troupe  dispose  en  un  clin  d'œil  les  divers 
postes  dans  les  différentes  parties  de  la  gare,  avec  une  connaissance 
parfaite  des  lieux.  Il  y  a  quelques  semaines  à  peine,  l'officier  en 
question  occupait  dans  l'administration  de  cette  même  gare  un  des 
principaux  emplois.  Un  autre  jeune  Prussien  se  fait  naturaliser 
Français:  comme  de  juste,  on  se  hâte  de  le  nommer  conseiller 
de  préfecture  à  Melun  ;  —  arrive  l'invasion,  le  conseiller  espion,  subi- 
tement disparu,  reparaît  un  beau  jour  à  Melun,  mais  avec  avance- 
ment, en  uniforme  de  préfet;  depuis,  il  administre,  à  la  plus  grande 
satisfaction  de  M.  de  Bismark,  un  département  dont  il  a  pu,  comme 
conseiller,  connaître  tout  à  son  aise  les  hommes  et  les  choses.  El, 
ainsi  partout:  M.  de  Mollke  venant  chaque  année  en  villégiature  à 
Saint-Germain,  sous  prétexte  de  santé,  et  comme  si  la  beauté  du  lieu 
eût  captivé  ce  taciturne  et  froid  géomètre,  en  réalité  pour  étudier  les 
lieux  en  stratégiste  et  préparer  le  plan  du  futur  investissement  de  ce 
Paris,  dont  il  pouvait  voir  la  banlieue  de  la  terrasse  du  pavillon  où 
naquit  Louis  XIV  ;  —  le  baron  S...,  un  opulent  grand  seigneur, 
ayant  des  propriétés  un  peu  partout,  menant  grand  train,  faisant 
courir,  et  tant  d'a4itres  :  espions  encore.  —  M.  de  Bismark  avait  in- 
sensiblement enveloppé  la  France  entière  de  l'espionnage  prussien 
comme  d'un  filet,  en  attendant  le  jour  où  le  sombre  et  rusé  pêcheur 
pût  capturer  sa  proie. 

Si,  par  un  malheur  à  jamais  lamentable,  Paris  venait  à  succomber 
à  son  tour  devant  un  assaut  de  vive  force,  la  pauvre  grande  vaincue, 
cette  ville  sans  analogue,  si  largement  hospitalière  qu'elle  est  la  capi- 
tale plutôt  dii  monde  que  de  la  France,  Paris  ne  serait-il  pas  exposé 
à  voir  les  70,000  Allemands  qu'il  nourrissait,  il  y  a  quelques  mois  à 
peine,  et  dont  il  nourrit  encore  en  partie  les  femmes  et  les  enfants, 


Digitized  by  VjOOQIC 


NOS    VAINQUEURS.  221 

présider  au  pillage  de  ces  maisons,  de  ces  magasins,  de  ces  banques, 
de  ces  administrations,  si  bien  connus  d'eux,  où  ils  étaient  employés 
à  divers  titres,  de  préférence  souvent  à  nos  propres  nationaux?  Le 
dédale  souterrain  de  nos  125  lieues  d'égouts,  cette  Cloaca  maxima 
parisienne  si  peu  connue  et  si  étonnante  pourtant,  supérieure  au 
fameux  aqueduc  de  Tarquin,rune  des  merveilles  encore  delà  Rome 
actuelle,  —  n'a  pas  un  détour  que  ne  sachent  par  cœur  nos  ex- 
égouliers  allemands.  Nos  usines  à  gaz  ont  découvert,  dit-on,  que 
certains  de  leurs  employés,  ouvriers  ou  même  simples  manœuvres, 
étaient  des  officiers  prussiens.  Rapprochez  ces  usines  à  gaz  et  ces 
égouts,  et  il  ne  vous  sera  pas  difficile  d'imaginer  des  raines  toutes 
préparées  pour  faire  sauter  Paris  au  besoin.  Il  est  vrai  que,  depuis 
plusieurs  mois  déjà,  le  gaz  nous  fait  défaut;  mais  la  préméditation 
n'en  semble  pas  moins  évidente,  et  le  complot  moins  habilement 
ourdi. 

Grande  et  cruelle  leçon,  dont  nous  ne  profiterons  guère,  je  le 
crains,  grâce  à  notre  légèreté,  à  notre  facile  oubli,  répugnant  à  la 
rancune,  et  aussi  à  notre  sociabilité  native. 

Eloquente  leçon  aussi  pour  les  autres  peuples  européens!  Qu'ils 
songent  que  chaque  Allemand  qu'ils  accueiUent  est  ou  peut  devenir 
contre  eux  un  espion  redoutable,,  quand  l'effrénée  politique  d'un 
Bismark  jugera  à  propos  de  leur  chercher  noise,  et  cela  arrivera 
pour  tous  un  jour  ou  l'autre,  car  qui  peut  se  dire  à  l'abri  de  ces 
querelles  de  Prussien  ?  Le  tablier  ou  le  bourgeron  de  ce  garçon  de 
brasserie,  de  ce  domestique,  de  cet  ouvrier,  en  apparence  inoffensif, 
cache  peut-être  un  ingénieur,  un  officier  allemand,  qui,  pour  espion- 
ner mieux  à  son  aise,  a  quitté  son  uniforme  pour  se  cacher  sous  la 
livrée  d'un  valet.  Certes,  c'est  là  encore  un  trait  particulier  à  l'ar- 
mée allemande,  et  qui  jette  un  triste  jour  sur  le  caractère  du  peuple 
tout  entier.  Dans  quelle  autre  armée  d'Europe  trouverait-on  des 
officiers  consentant  à  s'abaisser  à  ce  rôle  déshonorant,  que  le  pa- 
triotisme lui-même  est  impuissant  à  excuser?  Cela  dénote  dans  le 
caractère  prussien-allemand  :  gens  du  peuple,  grands  seigneurs, 
officiers,  une  basse  astuce,  ui^  excès  de  servilisme,  qui  répugneraient 
à  la  dignité  et  à  la  loyauté  d'un  simple  soldat  français. 


Digitized  by  VjOOQiC 


222  NOS    VAINQUEURS 

Un  tel  peuple ,  courbé  encore  en  partie  sous  le  servage  féodal , 
tout  entier  élevé  à  la  dégradante  école  d'une  discipline  mili- 
taire inflexible,  soumis,  surtout  en  Prusse,  au  joug  de  fer  de  ces 
hobereaux  qui  le  battent,  le  soufflettent,  lui  donnent  la  schlague  ; 
—  un  tel  peuple  peut  être,  comme  armée,  et  est  en  effet,  par  ses 
défauts  mêmes ^  son  obéissance  passive,  sa  basse  soumission^  sa 
brutalité,  sa  rapacité,  une  fort  redoutable  machine  de  guerre; 
mais,  comme  peuple,  c'est  un  troupeau  tout  préparé  pour  le  des- 
potisme césarien.  Aussi,  obéissant  à  la  logique  des  choses,  les 
Allemands  sepréparent^ils  à  se  donner  un  empereur,  un  César,  un 
maître  unique,  qui  puisse  mieux  les  pressurer.  Le  moment  est  bien 
choisi,  en  effet,  et  l'exemple  fort  concluant  et  engageant  au  lende- 
main de  Sedan!  Nos  ennemis  n'auront  que  ce  qu'ils  méritent,  et  ce 
sera  là  le  commencement  de  notre  vengeance. 


L'Europe,  étonnée,  assiste,  en  plein  XtX^  siècle,  à  un  phéno- 
mène qu'elle  ne  croyait  plus  possible,  à  la  réapparition  du  Barbare, 
animé  de  la  même  rage  ^destructive  que  ses  ancêtres  d'il  y  a  quinze 
siècles,  mais  plus  fort  qu'eux,  plus  redoutable,  armé  des  engins 
les  plus  perfectionnés  de  la  civilisation,  ayant  discipliné  ses  hordes 
et  fait  de  la  tactique  militaire  une  mécanique  savante.  Grattez  Ce 
philosophe  kantiste  ou  hégélien,  ce  linguiste,  fût-il  un  Bopp  ou  un 
Polt;  cet  historien,  fût-ce  un  Gervinus  ou  un  Momrasen,  et  vous 
retrouverez  le  Borusse,  le  Teuton,  le  Golh  ,  le  Cimbre  ou  le  Van- 
dale :  sous  des  dehors  civilisés,  même  violence  d'instincts,  même 
brutalité  d'appétits,  même  exclusivisme ,  même  étroitesse  de  patrio- 
tisme ,  de  tribu  ou  de  clan  ;  même  basse  envie  de  la  supériorité  ou 
de  la  richesse  d'autrui;  même  soif  de  pillage,  de  conquêtes;  même 
cruauté. 

Ce  sont  ces  philosophes  et  ces  savants  qui,  plus  arriérés  peut-être 
et  plus  étroits  dans  leurs  vues  que  le  simple  peuple,  ont  allumé 
chez  lui  ces  ardentes  et  malsaines  convoitises,  ces  rancunes  et  ces 
vengeances ,  et  lui  ont  prêché  cette  sanglante  croisade,  cette  guerre 


Digitized  by  VjOOQIC 


NOS  VAINQUEURS.  223 

sans  merci  contre  celte  France  qui,  calomniant  son  propre  génie, 
réservait  ]e  plus  clair  de  son  admiration  pour  ces  écrivains  étran- 
gers ! 

Combien,  en  Allemagne,  ont  été  rares  les  hommes,  poètes, 
philosophes,  historiens,  écrivains  d0  toute  sorte  qui,  sachant  se 
mettre  au-dessus  de  ces  basses  rancunes  et  de  ces  haines,  osant 
rendre  justice  à  la  France  et  à  son  rôle  dans  le  monde,  ^  ont  pu 
dire  avec  Goethe  : 

«  Je  ne  haïssais  pas  tes  Français...  Comment  pouvais-je,  moi 
»  pour  qui  la  civilisation  et  la  barbarie  sont  des  idées  d'une  impor- 
»  tance  exclusive,  concevoir  de  Tantipathie  pour  une  nation  qui 
»  compte  parmi  les  plus  cultivées  de  Tunivers,  et  à  qui  je  devais 
»  une  si  grande  part  de  mon  éducation  personnelle? 

Gœthe  ajoute  : 

«  En  général ,  la  haine  nationale  offre  ce  caractère  particulier 
»  que  vous  la  trouverez  toujours  plus  intense  et  plus  violente  à 
»  mesure  que  vous  descendrez  l'échelle  intellectuelle  ;  mais  il  est 
»  un  degré  où  elle  disparaît  complètement,  où  l'on  domine  en 
»  quelque  sorte  les  nations,  où  Ton  sympathise  au  bonheur  ou  à 
»  l'infortune  du  peuple  voisin,  comme  si  c'étaient  des  compa- 
»  trioles  *.  » 

Evidemment,  en  disant  cela,  le  grand  poète,  qui  savait  s'élever 
à  cette  large  et  surhumaine  impartialité,  imitée  depuis  par  Louis 
Bœrne  et  l'illustre  historien  Léopold  Ranke  (il  est  vrai  que  ni  Tun 
ni  l'autre  n'étaient  prussiens;  ils  le  seraient  aujourd'hui!)  ne  pré* 
voyait  pas  les  Gervinus,  les  Hommsen,  les  Dore  et  tant  d'autres 
célébrités  allemandes  contemporaines  qui  poussent  le  haineux  anta- 
gonisme de  races  jusqu'à  se  faire,  après  un  demi-siècle  de  paix, 
l'écho  passionné  des  gallophobes  de  1813,  Ârndt,  Stein,  Jahn, 
Blûcber. 

€  Brûlez  Strasbourg,  s^écriait  en  1815  le  féroce  Gœrres  :  ne 
r  laissez  subsister  que  la  flèche  de  la  cathédrale,  pour  éterniser  la 
»  vengeance  des  peuples  allemands  !» 

•  Entretiens  de  Gœthe  et  d*Eckermann,  trad.  Chasles,  264-265. 


Digitized  by  VjOOQIC 


224  NOS    VAINQUEURS. 

Reconnaissez-vous  le  cri  du  Vandale?  Il  n'a  pas  tenu  au  bon 
vouloir  d'un  autre  Vandale,  Werder,  que  c  la  vengeance  des  peuples 
alhemands  ne  fût  complète  :  Strasbourg  n'est  qu'à  moitié  brûlé,  et, 
s'il  r^sle  de  la  cathédrale  autre  chose  que  la  flèche,  les  bombes 
allemandes,  du  moins,lui  ont  infligé  pour  trois  millions  de  ruines.  » 

<  Toute  nation  plus  forte  doit  exterminer  la  nation  plus  faible.  » 
—  «La  force  prime  le  droit.  » 

Deux  axiomes  qu'acclameraient  des  Caraïbes,  et  qui,  après  dix- 
huit  siècles  de  christianisme,  viennent  d'être  posés,  Tun  parle 
premier  historien  de  l'Allemagne,  l'autre  par  son  premier  homme 
d'Etat.  Toute  la  politique  prussienne  est  là,  et  aussi  toute  la  t  civi- 
lisation >  prussienne.  Principes  dignes  de  cette  politique  et  de  cette 
civilisa tion.c  de  fer  et  de  sang,  i>  et  qu'auraient  réprouvés,  comme 
trop  barbares,  les  Germains  de  Tacite,  dont  le  caractère  n'était 
pas  du  moins  sans  quelque  générosité. 

Mais  leurs  fils  se  sont  tant  civilisés  ! 

Arminius  n'était  qu'un  grossier  Barbare,  comparé  à  M.  de  Bis- 
mark, lequel  pourtant,  qu'il  le  veuille- ou  non,  est  au  fond  plus 
barbare  qu' Arminius,  mais  barbare  portant  paletot  et  bottes  vernies, 
et  posant  des  axiomes  fort  barbares ,  il  est  vrai. 

Ces  prétendus  chrétiens  continuent,  plus  ou  moins  consciem- 
ment, d'adorer  les  dieux  de  leurs  ancêtres  idolâtres,  Thor  et 
Odin ,  les  sanguinaires  divinités  de  la  violence  brutale  et  de  la 
guerre.  Ils  ont  ajouté  à  leur  Panthéon  Mercure,  le  dieu  de  la  rapine 
et  d.u  vol. 

C'est  toujours  la  horde  antique,  toute  la  tribu  convoquée  par  le 
heerbann (hsiXi  de  guerre),  marchant  en  armes  et  emmenant  femmes 
et  enfants  dans  des  chariots.  Il  est  vrai  que,  sur  ce  dernier  point, 
la  civilisation  a  sensiblement  amélioré  les  choses  :  si  des  chariots 
suivent  encore  les  armées  allemandes  pour  recueillir  le  butin,  ils 
sont  le  plus  souvent  remplacés  par  des  wagons,  beaucoup  plus 
amples  et  plus  rapides.  Le  pillage  n'y  perd  rien,  tout  au  contraire. 
Au  lieu  du  lourd  et  lent  chariot  de  leurs  barbares  ancêtres,  qui 
pouvait  à  grand'peine  contenir  le  butin  pris  sur  quelques  particu- 
liers, aujourd'hui,  grâce  à  la  vapeur,  les  Germains  civilisés  peuvent 


Digitized  by  VjOOQIC 


NOS    VAINQUEURS.  225 

emporter  du  même  coi|p,  et  dans  un  seul  train  de  chemin  de  fer,  ia 
dépouille  d'un  village,  d'une  ville!  Osez  nier  encore  le  progrès,  ô 
sceptiques,  l'utilité  de  la  civilisation! 

Pour  ce  qui  est  des  femmes  et  des  enfants,  la  vieille  coutume 
germaine  subsiste  également.  Les  environs  de  Paris ,  et  il  dait  en 
être  de  même  des  autres  localités  envahié's,  fourmillent  de  familles 
allemandes  qui,  avec  cet  instinct  toujours  subsistant  de  hordes 
énnigrantes,  et  ce  sans-façon  naïvement  brutal  et  tout  germain  aussi 
de  s'approprier  ce  qui  ne  vous  appartient  pas,  se  sont  installées 
comme  chez  elles  dans  les  maisons  et  villas  abandonnées  (et  Dieu 
sait  s'il  y  en  a  par  ces  temps  cruels!)  ou  même,  dit-on,  ont  chassé 
certains  habitants  pour  prendre  leur  place,  en  vertu  de  l'axiome  de 
H.  de  Bismark.  Conformément  au  même  axiome  aussi,  ces  familles 
que  nous  envoie  la  «  patriarcale  Allemagne  »  comme  spécimen  de 
ses  f  mœurs  pures,  b  ne  se  font  pas  faute  de  considérer  comme 
leur  propriété  meubles,  linge,  argenterie,  bijoux,  ce  qui  leur 
tombe  sous  la  main;  d'emporter  ces  objets  avec  elles  quand  une 
alerte  les  force  à  changer  de  résidence,  ou  de  les  expédier  à  toute 
vapeur  en  Prusse,  en  Bavière  ou  en  Saxe.  Toute  la  banlieue  de 
Paris,  à  plusieurs  lieues  à  la  ronde,  est  ainsi  livrée  en  proie  aux 
soldats  allemands  et  à  leurs  vertueuses  sœurs  :  ce  qui  échappe  à  la 
rapacité  des  premiers,  est  patriarcalement  pillé  par  celles-ci.  Le 
faible  particulier  que  la  <k  grande  et  chaste  race  allemande  »  pro- 
fesse pour  nos  pendules  est  déjà  proverbial,  et  passera  dans  l'his- 
toire à  l'étal  de  légende. 

C'est  à  croire  que  la  Prusse  et  ses  vassaux  n'ont  connu  jusqu'ici 
que  les  coucous  en  bois  de  la  Forêt-Noire,  et  qu'ils  ne  nous  font 
cette  guerre  féroce  que  pour  se  pourvoir  d'horloges.  Dieu  merci, 
grâce  à  ce  pillage  organisé  à  la  prussienne,  avec  le  concours  des 
deux  sexes,  la  «  savante  Allemagne  »  n'en  sera  plus  réduite  au  seul  . 
chant  de  son  coucou  mécanique  pour  savoir  quelle  heure  il  est. 

On  raconte  même  que,  par  un  rafifinemenl  de  rapacité  dont  sont 
seuls  capables  ces  «  naïfs  rêveurs,  »  ils  confisqueraient  purement  et 
sin^plement  leurs  denrées  à  des  marchands  français  de  certaines 
localités,  puis  installeraient  sans  façon  au  comptoir  leurs  blondes 


Digitized  by  VjOOQiC 


226  NOS    VAINQUEURS. 

compagnes,  qui  revendraient  à  beaux  bénéfices  ces  mêmes  denrées 
au  public  et  aux  marchands  dépouillés  et  évincés  !  Il  faut  appartenir 
à  la  «  grande  et  vertueuse  Allemagne  ;  >  il  faut  être,  par  mission 
divine,  professeur  de  c  civilisation ,  »  pour  s'aviser  de  pousser  à  ce 
degré  de  perfection  le  vol  en  partie  double. 

Ailleurs,  les  Prussiens,  après  avoir  réquisitionné  tous  les  blés  et 
toutes  les  farines,  se  font  meuniers,  boulangers,  et  rationnent  les 
populations  affamées  en  leur  revendant,  sous  forme  de  pain,  lés 
céréales  qu'ils  ont  confisquées. 

A  Nancy,  après  avoir  vidé  à  leur  profit  tous  les  greniers  de  la 
ville  et  des  campagnes  environnantes,  ils  font  venir  des  blés  d'Al- 
lemagne, puis,  les  blés  venus,  les  font  moudre,  pétrir,  cuire  (pour 
eux  seuls,  cela  va  sans  dire),  et,  qui  mieux  est,  PAYER  par  les 
habitants  !  Versailles  vient,  disent  les  journaux ,  de  recevoir,  à  beaux 
deniers  comptants  (on  ne  saurait  payer  trop  cher  de  tels  enseigne- 
ments) la  même  leçon  «  de  civilisation.  » 

Un  corps  prussien  est  cantonné  quelque  part  ;  le  besoin  ou  sim- 
plement le  désir  d'une  certaine  somme  d'argent  se  fait-il  sentir? 
La  recette  est  des  plus  aisées  :  un  coup  de  fusil  est  tii^é  dans  la  nuit 
par  un  soldat  allemand.  «  C'est  un  franc-tireur,  »  disent  nos  loyaux 
ennemis:  coût  mille  francs  extorqués  à  la  caisse  communale.  Trois 
mille  francs  encore  imposés  à  une  autre  commune  voisine  de  Paris, 
pour  la  rupture  d'un  fil  télégraphique,  qui  n'a  jamais  existé! 

On  s^it  avec  quelle  absence  de  vergogne  les  Allemands  ont  em- 
prunté aux  bandits  grecs  l'ingénieux  et  fructueux  système  des  otages 
et  des  rançons.  Le  nev^u  d'un  de  nos  amis,  faisant  fonctions  de 
maire  d'Argenteuil  (le  maire  titulaire  a  été  déporté  en  Allemagne, 
où  il  est  mourant  et  peut-être  mort),  s'est  vu  menacé  cinq  ou  six 
fois  d'être  fusillé,  et  a  dû  chaque  fois  payer  rançon  pour  sauver 
sa  vie. 

El  combien  de  faits  analogues  nous  seront  plus  lard  révélés? 

A  côté  de  ces  candides  psychologues ,  qui  appliquent  à  l'art  de 
rançonner  et  de  voler  d'aussi  savants  procédés,  les  héros  de  la 
haute  pègre ,  les  légendaires  brigands  des  Calabres  et  des  Sierras 
espagnoles  ne  sont  que  des  naïfs  barbares,  qui  n'entendent  rien  au 


Digitized  by 


Google 


NOS    VAINQUEURS.  227 

pillage  scienlifique  et  civilisé.  Aussi  un  publiciste  allemand  a-t-il  pu 
récemment  porter  sur  ses  compatriotes  ce  jugement  mémorable  et 
impartial  : 

'  V  Celte  nation  (la  nation  allemande)  est  la  plus  honnête,  la  plus 
i>  probe,  la  plus  civilisée  et  la  plus  esclave  de  la  vérité,  du  monde 
1  entier.  » 

Que  serait-ce,  juste  ciel!  si  elle  n'était  ni  c  honnête,  »  ni 
€' probe,  ]»  ni  c  civilisée,  i»  puisqu*étant  tout  cela,  elle  fait  de  telles 
choses  !  J'aime  fort  aussi  ce  €  la  plus  esclave  de  la  vérité  »  dit  de 
celle  nation  d'espions,  gouvernée  par  un  Bismark. 

Autre  portrait,  —  moins  flatlé,  mais,  je  le  crains,  plus  ressem- 
blant, —  des  Prussiens  par  un  Prussien  : 

€  Le  Prussien  est  méchant  par  nature  ;  la  civilisation  le 
y>  rendra  féroce.  » 

Nous  ne  le  voyons  que  trop  ! 

Autre  aveu  dépouillé  d'artifice  : 

«  Le  seul  mal  que  nous  rapporterons  de  cette  guerre,  si  Dieu 
»  veut  que  nous  en  revenions,  c'est  que  nous  ne  saurons  plus  dis- 
»  tinguer  le  tien  du  mien  ;  nous  serons  tous  des  voleurs  fieffés..,. 
»  Quand  nous  n'aurons  plus  rien  à  voler,  nous  nous  volerons  entre 
»  nous.  » 

C'est  un  officier  prussien  qui  écrit  ces  jolies  choses,  avec  le 
calme  d'une  belle  âme,  à  sa  «  chère  petite  mère.  > 

Qu'a-t-il  fait,  d'ailleurs,  sinon  obéir  aux  ordres  de  son  chef  supé- 
rieur, le  ^prince  de  Waldeck,  >  s'il  vous  plaîl,  qui  lui  a  dit: 
€  Prenez  et  volez  tout  ce  que  vous  pourrez  :  c'est  le  plus  grand 
p  service  que  vous  puissiez  me  rendre,  > 

Paroles  à  graver  en  lettres  d'or  sur  le  marbre  ou  le  bronze. 

—  €  Ci-joinl,  ajoute  l'officier  pillard ,  quelques  faibles  échantil- 
»  Ions  de  mon  savoir-faire,  »  faisant  évidemment  une  délicate 
allusion  à  des  bijoux,  dentelles  ou  autres  objets  de  toilette,  envoyés 
par  cet  excellent  fils  à  sa  «  chère  petite  mère,  »  à  l'intention  de 
laquelle  il  les  a  pieusement  volés. 

Ce  prince  commandant  à  ses  subordonnés  le  vol  et  le  pillage;  ce 
fils  parlant  de  ce  ton  à  sa  mère  de  ses  rapines,  et  osant  lui  en  offrir 


Digitized  by  VjOOQiC 


228  NOS   VAINQUEURS. 

le  produit  ;  cette  mère  acceptant  le  fruit  des  vols  de  son  fils  :  -— 
toute  la  «  vertueuse  Allemagne  >  est  là. 

Certes,  toute  armée  a  ses  irrégiiliers  et  ses  violents,  qui  trop 
souvent  commettent  de  condamnables  excès  ;  mais  ces  excès  sont 
individuels,  et  dus  à  l'inévitable  licence  de  soldats  isolés,  et  n'en- 
tachent pas  l'honneur  du  drapeau ,  encore  moins  celui  de  la  nation. 
Il  en  est  autrement  dans  les  armées  allemandes,  si  automatique- 
ment organisées.  Quand  elles  pillent,  incendient  ou  fusillent,  elles 
le  font  par  ordre  supérieur,  méthodiquement,  systématiquement, 
«  scientifiquement;  ut  cela  fait  partie  de  leur  discipline.  Ici,  tout  est 
prévu ,  rien  n'est  abandonné  à  l'initiative  du  soldat.  A  côté  des  corps 
de  la  cavalerie,  de  l'artillerie,  de  l'intendance,  il  y  a  le  corps  tout 
aussi  régulier  des  «  badigeonneurs,  »  chargés  d'enduire  d'huile  de 
pétrole  les  murs  de  la  chaumière  et  du  château,  et  d'y  mettre  le 
feu,  à  moins  que,  le  pistolet  sur  la  gorge ,  on  ne  condamne  les 
malheureux  habitants  à  incendier  eux-mêmes  leur  propre  demeure, 
raffinement  de  barbarie  dont  il  n'y  a  que  trop  d'exemples. 

Nous  savons  un  propriétaire  dont  la  maison  a  été  partiellement 
brûlée  jusqu'à  huit  fois!  Chaque  fois  qu'un  nouveau  corps  prussien 
y  passe,  les  «  badigeonneurs  »  y  mettent  le  feu  ;  cela  est,  paraît-il, 
«  réglementaire.  »  Réglementaire  également  le  pillage  partiel  de 
ladite  maison  par  chaque  corps  de  passage,  généraux  en  tête,  sans 
parler  des  réquisitions,  aussi  ruineuses  qu'incessantes. 

En  outre  du  corps  des  badigeonneurs,  incendiaires  patentés,  les 
armées  sAtemandes  ont  aussi  le  corps  des  t  voleurs  de  vaches,  > 
dont  la  mission  est  d'aller  de  ferme  en  ferme  réquisitionner  le 
bétail.  (L'un  d^eux,  racontant  ses  exploits  à  quelqu'un  de  notre 
connaissance,  dans  l'intervalle  d'une  trèVe,  ne  pouvait  s'empêcher 
de  rougir  de  honte ,  tout  Prvissien  qu'il  était ,  en  narrant  notam- 
ment certain  épisode  d'une  pauvre  femme  à  laquelle,  malgré  ses 
supplications  et  ses  larmes,  il  dut  —  l'impitoyable  discipline  prus- 
sienne ne  connaît  ni  cœur  ni  entrailles  —  enlever  son  unique  vache, 
et  qui,  privée  de  son  gagne-pain,  de  sa  nourrice,  est  sans  doute 
depuis  morte  de  chagrin  et  de  misère!  Et  que  de  drames  inconnus 
de  ce  genre  confondus  dans  l'immense  drame  général  !  ) 


Digitized  by  VjOÔQIC 


NOS  VAINQUEURS,  229 

Ne  semble-l-il  pas  qu'on  rêve,  et  vil-on  jamais  pareil  brigandage 
à  main  armée,  organisé  sur  une  aussi  vaste  échelle,  avec  celte 
méthode  inexorable,  celle  fureur  à  froid,  celle  brutalité  systéma- 
tisée ,  cette  barbarie  savante  ! 

Comment  ne  pas  flire  un  mot  aussi  d'un  autre  côté,  le  plus  dou- 
loureux peut-être  de  ce  lamentable  sujet? 

Contraste  étrange  :  pendant  que  la  mortalité  est  effrayante  chez 
nos  blessés  français,  elle  sévit  beaucoup  moins  sur  les  blessés 
allemands.  Dans  une  salle  du  Val-de-Grâce,  hélas!  trop  souvent 
visitée,  nous  avons  pu,  de  nos  yeux ,  cx)nslaler  ce  fait  singulier  : 
trois  blessés  allemands,  dont  un  Saxon  et  deux  Bavarois,  guéris- 
saient en  peu  de  temps  de  blessures  graves,  au  milieu  des  morts 
ou  des  mourants  français.  «  Les  Prussiens  guérissent  tous,  tandis 
»  que  presque  tous  nos  pauvres  soldats  meurent,  »  nous  disait,  les 
larmes  aux  yeux,  l'une  des  excellentes  sœurs  de  Saint-Vincent-de- 
Paul  ;  —  ce  qui  n'empêchait  pas  l'angélique  créature  de  prodiguer 
à  «  ces  Prussiens  »  les  mêmes  soins ,  une  sollicitude  plus  empressée 
peut-être  encore  qu'à  ses  compatriotes  ;  les  premiers  n'élaienl-ils 
pas  pour  elle  des  frères  aussi,  même  plus  chrétiennement  chers,  au 
double  litre  d'ennemies  d'étrangers? 

Toujours  est-il  qu'à  celte  différence  de  mortalité  il  y  a  une 
cause.  Où  la  trouver?  Faut-il  la  demander  à  ce  rapport  d'un  savant 
médecin,  que  je  lisais  l'autre  jour,  et  duquel  il  fésulterail  que  les 
éléments  composant  la  cartouche  allemande  produiraient,  par  suite 
de  la  conflagration  de  la  poudre,  des  sels  vénéneux,  un  poison 
subtil  qui,  s'insinuant  dans  la  circulation  du  sang,  rendrait  toute 
blessure  mortelle,  si  l'extraction  de  la  balle  élait  trop  différée? 

Si  les  conclusions  de  l'analyse  du  savant  chimiste  étaient  exactes, 
si  surtout  les  effets  toxiques  qu'il  décrit  étaient  prévus  et  prémédi- 
tés par  nos  ennemis,  calculateurs  si  méthodiques  en  tout,  —  la 
pensée  serait  épouvantée  d'une  telle  monstruosité.  Pour  l'honneur 
de  l'humanité,  nous  préférons  ne  pas  y  croire.  Les  armées  alle- 
mandes et  leurs  chefs  n'ont  déjà  que  trop  de  méfaits  à  leur  dossier. 
Celui-ci  y  mettrait  le  comble. 

Et  c'est  ce  peuple' d'espions,  de  pillards,  d'incendiaires,  de  fusil- 


Digitized  by  VjOOQIC 


230  NOS  VAINQUEURS. 

leurs,  de  bombardeurs  de  femmes  et  d'enfants ,  qui  se  proclame 
r  €  envoyé  de  Dieu ,  i  qui  se  vanle  pieusement  d'être  appelé  par  la 
Providence  pour  nous  punir,  nous  châlier  de  nos  t  vices,  )>  de  notre 
«  corruption,  »  de  notre  (r  barbarie  ;  »  pour  nous  apporter  la  <  civi- 
lisation, :»  —  la  civilisation  de  Tespionnage,  d^^rbypocrisie,  du  vol, 
de  rincendie,  de  la  fusillade;  la  civilisation  prussienne,  à  la  Bis- 
mark, ayant  pour  première  loi  ce  principe  emprunté  au  code  des 
sauvages  :  (  La  force  prime  le  droit!  » 
En  vérité ,  ce  serait  à  rire ,  si  nous  n'avions  tant  à  pleurer  ! 

L.  D. 


Digitized  by  VjOOQ  iC 


DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS 


Voltaire,  M.  de  Bismark  et  M.  Edmond  About. 

(La  scène  se  passe  à  Paris,  sur  le  quai  Voltaire,  dans  la  nuit  du  2  au  3  mars  1871). 

VOLTAIRE  à  M,  de  Bismark. 

Je  veux  êlre  le  premier,  monsieur  le  comle,  à  saluer  voire  enlrée 
dans  ma  bonne  ville  de  Paris,  «c  Mon  pauvre  génie  toul  usé  baise 
très-humblement  les  pieds  et  les  ailes  du  vôtre  *.  » 

M.  DE  BISMARK,  en  cosltme  de  cuirassier. 

Puis-je  savoir,  monsieur,  à  qui  j'ai  l'honneur  de  parler?  Vos  Irails 
ne  me  sont  point  inconnus,  et  j'ai  un  vague  souvenir  de  vous  avoir 
déjà  rencontré  quelque  part...  en  1867,  à  l'époque  de  l'Exposition 
universelle...  Si  ma  mémoire  me  sert  bien,  c'était  sous  le  péristyle 
du  Théâtre-Français... 

VOLTAIRE. 

On  y  voit  en  effet  ma  statue  :  je  suis  M.  de  Voltaire. 

M.  DE  BISMARK,  lui  Serrant  la  main. 

Ah!  monsieur  deVoltaire,  que  je  suis  donc  charmé  de  trouver  enfin 
rx)ccasion  de  vous  exprimer  les  sentiments  d'admiration  et  de  re- 
connaissance que  je  ressens  depuis  si  longtemps  pour  vous  !  Votre 
correspondance,avec  Frédéric  II  est  mon  livre  de  chevet  :  c'est  là 

*  Lettres  de  Voltaire  à  Frédéric  IL  Œuvres  complètes.  Édition  Fume,  t.  X,  p.  250, 


Digitized  by  VjOOQiC 


232  DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS. 

que  J*ui  puisé  ceitc  maxime  qui  m'a  bien  été  de  quelque  ulilité 
dans^  la  présente  guerre  :  «  Celui  qui  met  ses  belles  à  quatre  heures 
du  matin  a  un  grand  avantage  au  jeu  contre  celui  qui  monte  eu 
carrosse  à  midi  *.  » 

VOLTAIRE,  souriant 

Je  crois  qu^i!  était  midi  bien  sonné  lorsque  l'empereur  Napoléon 
est  monté  dans  son  carrosse. 

M.   DE  BISMARK. 

Je  ne  m'endors  jamais  sans  avoir  lu  quelques  pages  de  cette  mer- 
veilleuse correspondance,  et,  à  Versailles,  je  l'avais  toujours  sur 
ma  table.  Avec  quel  enthousiasme  vous.y  parlez  de  la  Prusse  !  Avec 
quel  dédain  vous  y  parlez  de  la  France  et  des  Français,  de  ces 
pauvres  Welches,  comme  vous  les  appelez  si  plaisamment!  Ce 
malin  encore,  je  relisais  avec  délices  votre  fameuse  lettre  du  2  sep- 
tembre 1767  :  «  Le  fond  des  Welches  sera  toujours  sot  et  grossier... 
Allez ,  mes  Welches ,  Dieu  vous  bénisse!  vous  êtes  la  ch...se  du 
genre  humain.  »  (//  rit  el  se  frotte  les  mains). 

VOLTAIRE. 

Mes  sentiments  n'ont  point  changé,  monsieur  le  comte,  el  j'es- 
time toujours  que  «  l'uniforme  prussien  ne  doit  servir  qu'à  faire 
mettre  à  genoux  les  Welches*.  »  J'aime  à  me  rappeler  ce  que  j'é- 
crivais, —  il  y  a  cent  ans,  —  à  l'illustre  aïeul  du  roi,  votre  maître, 
qui  m'avait  envoyé  son  portrait  :  <  II  n'y  a  point  de  Welche  qui  ne 
tremble  en  voyant  ce  portrait-là;  c'est  précisément  ce  que  je 
voulais  : 

Tout  Welche  qui  vous  examine, 

De  terreur  panique  est  atteint; 

Et  chacun  dit  à  votre  mine 

Que  dans  Rosbach  on  vous  a  peint  ^.^t 

*  Correspondance  de  Voltaire  ci  de  Frédéric  II,  30  mars  1759. 
2  Op.  cit.,  mai  1775. 
»  Op.  cit.,  27  avril  1775. 


Digitized  byVjOOQlC 


DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS.         233 
If.  DE  BISMARK. 

Il  est  certain  que  la  défaile  des  Français  à  Rosbach  vous  a  fourni 
d'heureuses  inspirations.  Est-il  rien  de  plus  charmant  que  vos  vers 
au  grand  Frédéric  quelques  semaines  après  la  bataille  : 

Héros  du  Nord,  je  savais  bien 
Que  vous  avez  vu  les  derrières     ~ 
Des  guerriers  du  roi  très-chrétien, 
A  qui  vous  taillez  des  croupières  *... 

Eslil  rien  de  plus  exquis,  de  plus  délicatement  tourné  que  ce 
début  de  Tune  de  vos  lettres  au  roi  :  «  Toutes  les  fois  que  j'écris  à 
Votre  Majesté  sur  des  affaires  un  peu  sérieuses,  je  tremble  comme 
nos  régiments  à  Rosbach  *.  ^ 

VOLTAIRE. 

Et  cependant  Rosbach  était  bien  peu  de  ^chose  auprès  de  For- 
bach ,  —  auprès  de  Sedan  et  de  Metz,  auprès  du  Mans  et  de  Paris! 
Hélas  !  Monsieur  le  comte,  pourquoi  faut-il  que  je  ne  sois  pas  né  un 
siècle  plus  lard?  Il  m'a  été  donné  sans  doute  de  célébrer  la  gloire 
de  votre  Frédéric  ;  mais  ce  sera  pour  moi  un  éternel  regret  de 
n'avoir  pas  été  appelé  à  célébrer  les  victoires  de  notre  Fritz. 

M.  DE  BISMARK. 

Soyez  sûr.  Monsieur  de  Voltaire,  que  je  ne  manquerai  pas  de  trans- 
mettre à  Son  Altesse  Impériale  et  Royale  l'expression  de  ce  regret 
patriotique. 

VOLTAIRE. 

Si  je  n'ai  pu  être  le  témoin  de  vos  triomphes  et  y  applaudir,  si  je 
n'ai  pu  voir  Tannexion  de  l'Alsace  et  le  démembrement  de  la  Lor- 
raine, j'ai  vu  du  moins  le  démembrement  de  la  Pologne:  c'est  ma 
consolation. 

M.   DE  BISMARK. 

Quelle  admirable  lettre  vous  écrivîtes  à  ce  sujet  au  grand  Frédé- 

*  Op.  cil.,  2  mai  1758. 
»  Ojy.  lit.,  28  mai  1775. 

TOME  XXIX  (IX  DE  LA  3e  SÉRIE.)  16 


Digitized  by  VjOOQIC 


234  DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS. 

rie  :  €  On  prétend  que  c'est  vous,  sire,  qui  avez  imaginé  le  partage 
de  la  Pologne ,  et  je  le  crois ,  parce  qu'il  y  a  là  du  génie...  *  » 

VOLTAIRE. 

Bien  que  cette  lettre  soit  en  effet  l'un  de  mes  meilleurs  titres, 
souffrez,  Monsieur  le  comte,  que  je  lui  préfère  celle  où  j'ai  eu 
l'honneur  de  saluer  Tavénement  et  de  prédire  la  grandeur  de  la 
Prusse  :  «  Vous  voilà,  sire,  le  fondateur  d'une  très-grande  puis- 
sance.Yous  tenez  un  des  bras  de  la  balance  de  FEurope,  et  la  Russie 
devient  un  nouveau  monde.  Comme  tout  est  changé  !  et  que  je  me 
sais  bon  gré  d'avoir  vécu  pour  voir  tous  ces  grands  événements!... 
Je  ne  sais  pas  quand  vous  vous  arrêterez,  mais  je  sais  que  l'Aigle 
de  Prusse  va  bien  loin.  Je  supplie  cet  Aigle  de  daigner  jeter  sur 
moi,  chélif,  du  haut  des  airs  où  il  plane,  un  de  ces  coups  d'œil  qui 
raniment  le  génie  éteint^  » 

M.  DE  BISMARK  {bas). 

Le  plat  valet!  (haut).  Monsieur  de  Voltaire,  on  n'écrit  pas  en 
meilleur  français  ! 

VOLTAIRE. 

Vous  allez  rentrer  à  Berlin,  Monsieur  le  comte,  dans  la  lumière 
et  l'éclat  du  triomphe,  au  milieu  des  cris  de  joie  d'un  peuple  en- 
ivré. Je  vais  regagner  dans  quelques  instants  les  bords  du  Styx ,  le 
royaume  du  silence  et  de  la  nuit.  Avant  de  nous  séparer,  je  prendrai 
1^  liberté  de  vous  présenter  et  de  recommander  à  votre  bienveil- 
lance le  dernier  et  le  meilleur  de  mes  élèves.  C'est  un  bon  jeune 
homme,  et  dont  je  m'assure  que  vous  serez  satisfait. 

(A  ce  moment,  M.  Edmond  About  qui,  depuis  le  commencement  de  la 
scène ,  marche  religieusement  derrière  l'ombre  de  Voltaire,  et  que  M.  de 
Bismark  n'a  pas  encore  aperçu,  s'avance  et  s'incline). 

VOLTAIRE,  le  présentant. 

M.  Edmond  About,  lauréat  de  l'Université  de  France,  auteur  de 
la  Grèce  contemporaine^  de  Rome  contemporaine^  de  V Egypte  con- 

*  Correspondance  de  Voltaire  et  de  Frédéric  U,  18  novembre  1772. 
»  Op.  cit.,  16  octobre  1772. 


Digitized  by  VjOOQIC 


DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS. 


235 


teniporaine.. ..  (A  M.  About).  Allons,  mon  ami,  offrez  vos  respects 
à  M.  le  comte.  {A  M.  de  Bismark).  Et  de  quelle  langue  voulez- vous 
qu'il  se  serve  avec  vous  ? 


M.  DE  BISMARK. 


VOLTAIRE. 


De  quelle  langue? 
Oui. 

H.   DE  BISMARK. 

Parbleu  !  de  la  langue  qu'il  a  dans  sa  bouche.  Je  crois  qu'il  n'ira 
pas  emprunter  celle  de  son  voisin. 

VOLTAIRE. 

Je  vous  dis,  de  quel  idiome,  de  quel  langage? 

M.  DE  BISMARK. 

Ah  !  c'est  une  autre  affaire. 

VOLTAIRE. 

Le  garçon  a  fait  à  Charlemagne  d'excellentes  humanités;  il  a 
depuis  beaucoup  couru  l'Europe  et  l'Afrique.  Voulez-vous  qu'il 
VOUS  parle  latin? 

M.  DE  BISMARK. 


11  vu. 

Grec? 

VOLTAIRE. 

Non. 

M. 

DE  BISMARK. 

Italien? 

VOLTAIRE. 

Non. 

M. 

DE  BISMARK. 

Turc? 

VOLTAIRE. 

Non. 

M. 

DE  BISMARK. 

Français  ? 

VOLTAIRE. 

Digitized  by  VjOOQiC 


236         DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DFS  MORTS. 
M.  DE  BISMARK. 

Non ,  non  ;  alsacien ,  alsacien ,  alsacien. 

VOLTAIRE. 

Ah!  alsacien.  Fort  bien,  notre  jeune  homme  est  justement  de 
Saverne 

M.  ABOUT. 

Oui,  Montsir  le  gomte,  de  Saberne,  bir  fus  serbir. 

M.  DE  Bisuxmi  (à  part). 

Quelle  langue  admirable  et  comme  cet  alsacien  sonne  agréable- 
ment à  mes  oreilles  ! 

M.  ABODT.      , 

Montsir  de  Pismark,  je  salue  en  vus  un  crand  homme,  un  frai 
baladin.  i 

M.  DE  BISMARK. 

Hein!  qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  Je  suis  un  baladin  ! 

VOLTAIRE. 

Au  contraire,  il  dit  que  vous  êtes  un  vrai  paladin...  Vous  oubliez 
qu'en  ce  moment  il  parle  alsacien. 

M.  DE  BISMARK. 

Ahl  c'est  vrai. 

M.  ABOUT. 

Montsir  de  Pismark,  moi  aussi  j'ai  daché  te  vaire  quelque  chaussiB 
bir  Tembire  d'Allemagne.  J'ai  abbordé  ma  betite  bierre  à  l'étifice. 
Gomme  mon  maidre,  ici  brésent,  j'ai  drafaillé  bir  le  roi  de  Brusse. 
Vous  avez  peud-êdre  endendu  bai  1er  te  ma  betite  prochure  :  la 
Brmse  en  mil  huit  cent  soixante?  Si  Vodre  Excellence  le  tésirait, 
je  bourrais  lui  en  cider  les  plus  peaux  bassages. 

M.  DE  BISMARK. 

Je  les  écouterai  avec  le  plus  vif  plaisir. 


Digitized  by  VjOOQiC^ 


DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS.         237 

M.  ABOUT,  récitant. 

€  Nous  nous  sommes  pris  d'une  vive  sympathie,  —  ma  pro- 
chure  a  été  gombosée  en  français,  il  le  vallait,  —  nous  nous  som- 
mes pris  d'une  vive  sympathie  pour  les  Allemands  à  mesure  que 
nous  les  avons  mieux  connus....  L'Allemagne  est  portée  par  une  as- 
piration légitime  vers  l'unité  et  le  progrès.  Les  Allemands  ont  com- 
pris qu'il  était  inutile  et  presque  ridicule  de  nourrir  37  gouverne- 
ments lorsqu'il  suffirait  d'un  seul.  Ils  pressentent  l'énorme  accrois- 
sement de  force  et  de  prospérité,  de  dignité  et  de  grandeur,  que  la 
centralisation  leur  donnera  quelque  jour,  et  ils  marchent  au  but 
d'un  pas  résolu,  malgré  toutes  leurs  entraves.  Jamais  cette  noble 
nation  n'a  été  plus  grande  que  de  4813  à  1815,  car  jamais  elle  n'a 
été  plus  une...  L'Allemagne  n'avait  qu'une  seule  passion, qu'un  seul 
cœur;  elle  se  leva  comme  un  seul  homme,  et  la  défaite  de  nos  ar- 
mées montra  ce  que  pouvait  l'unité  allemande  *.  i^ 

VOLTAIRE  à  M.  de  Bismark. 
Hein  !  que  dites-vous  de  ce  garçon-là  ? 

M.  DE  BISMARK. 

Nous  en  ferons  quelque  chose. 

M.  ABOiiT,  continuant. 

«  Que  l'Allemagne  s'unisse;  la  France  n'a  pas  de  vœu  plus  ardent 
ni  plus  cher...  Que  l'Allemagne  s'unisse;  qu'elle  forme  un  corps 
assez  compacte  pour  que  l'idée  de  l'entamer  ne  puisse  venir  à  per- 
sonne. La  France  voit  sans  crainte  une  Italie  de  26  millions  d'hom- 
mes se  constituer  au  Midi;  elle  ne  craindrait  pas  de  voir  32  mil- 
lions d'Allemands  fonder  une  grande  nation  sur  la  frontière  orien- 
tale *.  » 

M.  DE  BISMARK,  se  caressant  la  moustache. 

Tout  cela  est  aussi  bien  pensé  que  bien  écrit. 

*  La  Prusse  en  1860  par  Edmond  About.  Paris,  chez  Denlu ,  1860,  pages  5  et  8. 
»  Op.  cit.,  p.  10. 


Digitized  byVjOOQlC 


238         DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS. 

M.  ABOUT. 

«  Le  peuple  allemand  aime  la  Prusse.  Il  regarde  ses  progrès  avec 
une  admiration  sympathique  et  un  intérêt  filial.  Si  elle  se  décidait 
à  jouer  le  rôle  du  Piémont,  tous  les  Allemands  s'empresseraient  de 
lui  aplanir  les  voies.  Aujourd'hui  surtout,  le  Régent  du  royaunîe, 
S.  A.  R.  le  prince  de  Prusse  paraît  être  l'objet  d'une  adoration 
poussée  jusqu'au  fanatisme.  Nous  sommes  heureux  d'apprendre  que 
l'unité  allemande  a  trouvé  son  centre  el-^rien  ne  pouvait  nous  être 
plus  agréable  que  de  voir  la  nation  se  grouper  autour  d'un  esprit 
ferme  et  d'un  cœur  droit.'  » 

M.    DE  BISMARK. 

fion  jeune  homme  ! 

VOLTAIRE. 

Monsieur  le  comte,  ce  n'est  pas  parce  que  c'est  mon  élève ,  mais 
je  puis  dire  que  j'ai  sujet  d'être  content  de  lui,  et  que  tous  ceux 
qui  le  voient  en  parlent  comme  d'un  garçon  qui  n'a  point  de  mé- 
chanceté. 

(Tout  en  causant,  Voltaire,  M.  de  Bismark  et  M.  About  sont  arrivés 
sur  la  place  de  Flnstitut,  au  pied  de  la  statue  de  Voltaire.) 

M.  DE  BISMARK,  levatit  les  yeux. 
Tiens,  c'est  votre  statue. 

VOLTAIRE. 

Oui,  c'est  celle  qui  m'a  été  élevée,  dans  les  derniers  jours  de 
l'Empire,  entre  Forbach  et  Sedan,  avec  le  produit  de  la  souscrip- 
tion Havin,  ^re  HavinOy  M.  Henri  Chevreau  étant  préfet  de  la 
Seine,  Henrico  Consule. 

M.  DE  BISMARK. 

Votre  statue.  Monsieur  de  Voltaire,  sera  beaucoup  mieux  à  sa  place 
à  Berlin  qu'à  Paris,  et  comme  j'ai  l'habitude  de  prendre  mon  bien  où 
je  le  trouve,  je  vais  donner  l'ordre  à  mes  soldats  de  la  descendre  de 

*  Op.  cit.,  p.  14. 


Digitized  by  VjOOQiC 


DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS.         239 

son  socle  et  de  l'emballer.  Nous  remporterons  dans  nos  bagages 
avec  le  canon  de  H.  Rochefort,  et  sur  son  piédestal  nous  ferons 
graver  ces  vers  : 

Chaque  peuple,  à  son  tour,  a  régné  sur  la  terre , 
Par  les  lois,  par  les  arts  et  surtout  par  la  guerre  : 
Le  siècle  de  la  Prusse  est  à  la  fin  venu  ^ 

{On  entend,  du  côté  du  bois  de  Boulogne,  une  musique  mi.itaire 
jouant  une  marche  triomphale.) 

VOLTAIRE. 

Qu'est-ce  que  cela  ? 

M.  DE  BISMARK. 

C'est  l'avant-garde  de  l'armée  prussienne  qui  entre  dans  Paris. 
(Le  soleil  se  lève  et  dore  de  ses  premiers  rayons  le  dôme  de  Tlnstitut.) 

VOLTAIRE. 

Voici  le  jour.  Adieu,  mes  amis.  (Son  ombre  s'évanouil  dans  les 
airs.  —  Le  bruit  de  la  musique  se  rapproche,) 

M.  ABOUT,  portant  les  mains  à  son  front. 

Ah!  malheureux  que  je  suis!  Qu'ai-je  fait?  (//  s'évanouit  sur 
le  pavé.) 

M.  DE  BISMARK,  avcc  un  sourirc. 

Pauvre  garçon  !  {Il  allume  un  cigare  et  se  tournant  vers  la  statue 
de  Voltaire.)  Au  revoir,  Monsieur  de  Voltaire. 

(Il  traverse  le  pont  des  Arts  et  se  dirige  vers  les  Champs-Elysées,  où 
retentit  de  plus  en  plus  distinctement  la  marche  prussienne  Pariser 
Einzug.) 

Edmond  Biré. 

*  Corrcspondaiice  de  Voltaire  et  de  Frédéric  II,  \"  mai  1775. 


Digitized  by  VjOOQiC 


CHRONIQUE 


Sommaire.  —  Honneurs  rendus  à  nos  morts.  —  Une  oraison  funèbre  de 
M.  l'abbé  Pergeline.  —  Un  discours  du  général  de  Charette.  —  Procla- 
mation de  l'Assemblée  nationale.  —  Paris  jugé  par  un  Breton.  — 
Le  Pater  noster  de  la  France,  du  P.  Alet.    ^ 

Les  premières  semaines  de  ce  mois,  qui  aura  trop  de  titres, 
hélas!  au  souvenir  de  Thislpire,  ont  été  consacrées  à  rendre  des 
honneurs  dignes  d'eux  aux  héroïques  enfants  de  la  Bretagne  tombés 
sous  les  coups  de  l'ennemi.  Les  familles  se  sont  empressées  de' 
profiler  de  la  liberté  rendue  par  la  paix ,  pour  aller  retirer  leurs 
chers  morts  des  sépultures  provisoires  qui  les  gardaient  loin  de 
nous.  C'est  ainsi  que  nous  avons  tour  à  tour,  dans  nos  diverses 
églises  de  Nantes,  été  verser  nos  larmes  et  nos  prières  près  des 
cercueils  glorieux  de  MM.  Houdet,  Hippolyte  de  la  Brosse,  Le  Lièvre 
de  la  Touche,  Camille  Thébaud,  du  Boischevalier,  Fernand  de 
Bouille  (le  père,  car  le  corps  de  son  fils  Jacques  n'a  pas  été 
retrouvé) ,  etc. 

Peu  de  jours  avant  les  funérailles  des  trois  premiers  zouaves 
pontificaux  que  nous  venons  d^e  nommer,  le  6  mars,  M.  l'abbé 
Pergeline ,  vicaire  général  et  supérieur  des  Enfants-Nantais,  dont 
ils  avaient  été  élèves,  prononça  en  leur  honneur,  dans  la  chapelle 
de  cet  externat,  une  oraison  funèbre  des  plus  touchantes  et  qu'il 
est  impossible  de  lire  sans  émotion.  Nous  voudrions  pouvoir  la  pla- 
cer intégralement  sous  les  yeux  de  nos  lecteurs.  En  voici  du  moins 
quelques  passages  :  ^ 

«...  S'enrôler  de  soi-même  au  service  de  la  vérité  et  de  la  justice, 
disait,  il  y  a  dix  ans,  l'illustre  évêque  de  Poitiers,  épouser  spontanément 
la  cause  délaissée  du  droit,  de  la  morale  et  de  l'honneur;  embrasser  le 
parti  du  faible  contre  le  fort,  de  l'innocent  contre  l'oppresseui*;  courir  à 
une  mort  certaine  pour  la  défense  de  l'Eglise  attaquée,  et  tomber  vic- 
time volontaire  de  sa  religion  et  de  sa  foi  :  c'est  le  comble  de  l'hé- 
roïsme. » 

1  Or,  mes  frères ,  ce  fut  là  l'héroïsme  de  ceux  à  qui  nous  rendons  en 
ce  moment  les  derniers  devoirs.  Ni  le  sort,  ni  la  nécessité,  ni  la  nature, 
ni  l'attrait  ne  les  firent  soldats.  Ils  furent  volontaires  dans  la  plus  rigou- 
reuse, mais  aussi  dans  la  plus  sublime  acception  du  mot.  Ils  n'acceptèrent 


Digitized  by  VjOOQIC 


CHRONIQUE.  241 

pas  les  armes;  ils  les  prirent  d'eux-mêmes,  en  dépit  de  leurs  habitudes 
et  de  leurs  goûts,  et  seulement  parce  qu'ils  voulurent  se  dévouer  et 
mourir. 

»  Quand  ils  s'enrôlèrent,  ce  n'était  plus  l'heure  de  l'enthousiasme, 
l'heure  de  folle  illusion,  où  nos  armées,  ivres  d'orgueil,  couraient  à  la 
frontière,  saluées  des  acclamations  de  la  multitude.  C'était  celle  où , 
comme  le  disait  Lacordaire,  d'une  autre  époque,  voisine  de  la  nôtre,  «  la 
»  France  venait  d'être  visitée  par  les  plus  grands  désastres  de  son  his- 
»  toire,  l'heure  sinistre  où  ses  chemins  lui  ramenaient  de  tous  côtés  les 
j>  débris  vaincus  de  ses  légions.  »  Elle  avait  subi  l'humiliation  de  Sedan; 
elle  allait  subir  celle  de  Metz.  i 

»  Depuis  deux  mois  qu'elle  combattait,  elle  n'avait  rencontré  sur  aucun 
champ  de  bataille  la  victoire ,  sa  fidèle  compagne  pendant  tant  de  siècles. 
Eh  bien  !  ce  fut  en  présence  de  ces  infortunes  inouïes  que  nos  jeunes 
concitoyens  se  levèrent  et  se  firent  Soldats...  I^a  gloire  n'avait  pu  les  sé- 
duire, la  mâle  beauté  du  sacrifice  les  charma.  Tant  qu'il  ne  fut  question 
que  de  conquêtes  et  de  triomphes,  tant  que  la  patrie  souriante  et  fière 
ne  s'occupa  que  de  tresser,  pour  elle-même  et  pour  ses  défenseurs,  des 
lauriers  qui  ne  devaient  parer  aucune  têle^  ils  restèrent  dans  leur  chère 
obscurité  et  dans  cette  paix  bénie  du  foyer  domestique  qu'ils  aimaient 
plus  que  toute  chose  au  monde.  Mais  quand  se  furent  accomplis  les  dé- 
sastres que  je  rappelais  tout  à  l'heure ,  quand  ils  virent  la  France  rava- 
gée, couverte  de  ruines,  mutilée  et  toute  sanglante,  l'heure  de  la  souf- 
france, l'heure  du  sacrifice  et  de  la  mort;  c'est  la  nôtre,  et  leur  résolution 
fut  prise. 

«...  Vous  vous  demandez,  mes  frères,  si  à  ces  sublimes  morts  il  nous 
sera  donné  de  faire  de  dignes  funérailles.  Que  sont  devenus  leurs  glorieux 
cadavres?  Le  dernier  mort,  Joseph  Houdet,  en  attendant  la  tombe  de  ses 
pères,  a  reçu  dans  Orléans  même  l'hospitalité  d'un  noble  sépulcre. 

»  Mais  de  la  Brosse,  mais  Le  Lièvre,  où  dorment-ils  leur  dernier  som- 
meil ?  Au  fond  de  quel  vallon,  sur  quelle  colline,  dans  quel  obscur  sillon? 
Seule,  la  pieuse  tendresse  d'une  sœur  a  pu  découvrir  cette  tombe  igno- 
rée. Une  scène  digne  des  âges  antiques  se  passait,  il  y  a  quelques  se- 
maines, dans  ces  champs  de  Patay,  muets  témoins  du  trépas  des  héros. 
Comme  les  chrétiennes  des  premiers  jours  allaient  chercher  les  reliques 
des  martyrs ,  à  l'ombre  des  échafauds,  dans  la  cendre  refroidie  des  bû- 
chers ou  sur  l'arène  des  amphithéâtres,  deux  faibles  femmes  parcouraient 
la  campagne  déserte  et  en  interrogeaient  tous  les  plis  et  tous  les  replis... 
Elles  se  firent  ouvrir  toutes  les  tombes.  Pleines  d'angoisses  et  toutes 
tremblantes,  mais  voulant  à  tout  prix  retrouver  les  précieuses  dépouilles 
pour  les  rendre  aux  amours  qui  les  attendaient,  avec  un  courage  que  Dieu 
seul  connaît  et  des  terreurs  que  nous  soupçonnons  tous,  elles  passèrent 
cette  lugubre  revue  des  morts.  Dieu  bénit  leur  héroïque  persévérance . . . 


Digitized  by  VjOOQ  IC 


242  CHRONIQUE. 

Elles  rencontrèrent  enfin  le  trésor  qu'elles  cherchaient ,  et  elles  eurent  la 
consolation  de  pouvoir  préparer,  pour  un  avenir  prochain,  le  retour  des 
bien-aimés  et  vénérés  défunts  sur  cette  terre  de  Bretagne,  que  leurs  cer- 
cueils feront  tressaillir,  et  qui  s'honorera  à  jamais  de  les  garder  dans  son 
sein.  9 

—  Au  moment  où  les  restes  de  M.  le  comte  de  Bouille  allaient  être 
descendus  dans  le  caveau  de  famille  ,  à  Gasson ,  le  général  de  Gharette 
traduisit  ainsi  sa  douleur  : 

«  Permettez-moi ,  Messieurs,  de  venir  déposer  sur  cette  tombe  l'hom- 
mage de  la  profonde  affliction  d'un  compatriote  et  d'un  ami. 

»  En  face  de  ce  cercueil,  qui  renferme  des  restes  si  chers,  je  ne  puis 
que  m'incliner  et  admirer. 

)  Hélas  !...  Espérons  que  Dieu  prendra  pitié  d'une  famille  désolée,  et 
permettra  qu'une  même  tombe  renferme  ceux  qui  furent  unis  dans  la 
mort  comme  dans  la  vie.  • 

»  Vous ,  qui  les  avez  connus ,  qui  avez  vécu  près  d'eux ,  vous  savez 
mieux  que  personne  ce  que  ces  nobles  cœurs  renfermaient  de  bonté , 
d'affection  et  d'héroïsme;  mais  ce  que  vous  ne  pouvez  savoir,  c'est  ce 
qu'il  y  a  eu  d'admirable  dans  leur  sacrifice. 

»  Gertes ,  Messieurs,  depuis  dix  ans,  j'ai  vu  bien  des  dévouements  à  la 
cause,  que  nous  servons ,  et  nul  pays  au  monde  n'en  a  fourni  plus  que 
Nantes;  mais  je  n'en  ai  jamais  connu  do  plus  complet,  et  offert  avec  plus 
de  simplicité.  Us  ont  été  le  type  du  soldat  chrétien ,  dans  la  plus  belle  et 
la  plus  noble  acception  du  mot.  Ils  sont  morts  pour  la  défense  de  la  plus 
sainte  des  causes...  la  Patrie  envahie  ! 

»  Je  n'ai  pu  assister  à  leurs  derniers  moments,  et  ce  sera  le  regret  le 
plus  amer  de  ma  vie...  Mais  je  connaissais  le  fond  de  leur  cœur;  ils  ont 
été  vraiment  les  petits-fils  de  ce  Bonchamp  qui  demandait,  en  mourant , 
la  grâce  des  prisonniers  !... 

»  Eux  aussi ,  ils  ont  offert  leur  vie  en  sacrifice ,  et  en  tombant  ils  ont 
teint  de  leur  sang  la  bannière  du  Sacré-Gœur,  emblème  de  l'amour  et  de 
l'expiation. 

»  Pleurons,  Messieurs,  mais  soyons  fiers;  de  si  grandes  victimes 
doivent  apaiser  la  colère  de  Dieu ,  et  attirer  ses  miséricordes  sur  nous , 
et  sur  notre  malheureuse  Patrie. 

»  Et  vous,  noble?  amis,  dont  les  corps,  quoique  momentanément  sé- 
parés, vont  reposer  dans  cette  terre  que  vous  avez  tant  aimée,  priez  pour 
ceux  qui  restent,  pour  qu'ils  vous  imitent  en  tout  ;  priez  pour  que  cette 
France,  arrosée  de  votre  sang,  régénérée  et  relevée ,  marche  dans  la  voie 
qu'elle  a  suivie  pendant  des  siècles,  et  qu'on  puisse  de  nouveau  enre- 
gistrer dans  ses  annales  cette  phrase  sublime  qui  fait  en  partie  sa  force  : 

»>  Gesta  Deiper  Francos.  » 


Digitized  by  VjOOQiC 


CHRONIQUE.  243 

—  Que  dire  maintenant  des  événements  qui  terrifient  la  France? 
Comment  caractériser  ces  Journées  de  mars,  qui  menacent  de  pré- 
cipiter notre  infortuné  pays  au  fond  d'un  abîme  d'où  il  ne  pourra 
plus  jamais  sortir?  Où  en  sommes-nous,  grand  Dieu!  quand  nos^ 
représentants  sont  contraints  d'adresser  de  Versailles  à  la  nation 
un  appel  suprême  comme  celui-ci  : 

U Assemblée  nationale  au  peuple  ei  à  l'armée. 

«  Citoyens  et  soldats, 

^  Le  plus  grand  attentat  qui  se  puisse  commettre  chez  un  peuple 
qui  veut  être  libre,  une  révolte  ouverte  contre  la  souveraineté 
nationale,  ajoute  en  ce  moment  comme  un  nouveau  désastre  à  tous 
les  maux  de  la  patrie. 

»  Des  criminels,  des  insensés,  au  lendemain  de  nos  revers, 
quand  l'étranger  s'éloignait  à  peine  de  nos  champs  ravagés,  n'ont 
pas  craint  de  porter  dans  ce  Paris  qu'ils  prétendent  honorer  et 
défendre,  plus  que  le  désordre  et  la  ruine,  le  déshonneur. 

)>  Ils  l'ont  taché  d'un  sang  qui  soulève  contre  eux  la  conscience 
humaine,  en  même  temps  qu'il  leur  interdit  de  prononcer  ce  noble 
mot  de  République,  qui  n'a  de  sens  qu'avec  l'inviolable  respect  du 
droit  et  de  la  liberté.  Déjà,  nous  le  savons,  la  France  entière  re- 
pousse avec  indignation  cette  entreprise  odieuse.  Ne  craignez  pas 
de  nous  ces  faiblesses  morales  qui  aggravent  le  mal  en  pactisant 
avec  les  coupables.  Nous  vous  conserverons  intact  le  dépôt  que 
vous  nous  avez  commis  pour  sauver,  organiser  et  constituer  le  pays. 
Ce  grand  et  tutélaire  principe  de  la  souveraineté  nationale,  nous  le 
tenons  de  vos  libres  suffrages,  les  plus  dignes  qui  furent  jamais. 
Nous  sommes  vos  représentants  et  vos  seuls  mandataires  :  c'est  par 
nous ,  c'est  en  notre  nom  que  la  moindre  parcelle  de  notre  sol  doit 
être  gouvernée,  à  plus  forte  raison  cette  cité  héroïque,  le  cœur  de 
notre  France,^ qui  n'est  pas  faite  pour  se  laisser  longtemps  sur- 
prendre par  une  minorité  factieuse. 

»  Citoyens  et  soldats,  il  s^agit  du  premier  de  vos  droits;  c'est  à 
nous  de  le  maintenir,  de  faire  appel  à  vos  courages  et  de  réclamer 
de  vous  une  énergique  assistance. 

»  Vos  représentants  sont  unanimes,  tous  à  Tenvi^  sans  dissi- 
dence. 

p  Nous  vous  adjurons  de  vous  serrer  étroitement  autour  de  celte 
Assemblée ,  votre  œuvre ,  votre  image,  votre  espoir,  votre  unique 
salut.  » 

—  Un  de  nos  amis,  un  loyal  Breton,  qui  habile  Paris  depuis 
longtemps ,  nous  écrivait  ceci ,  le  23  mars  : 

«  Est-elle  assez  inouïe,  assez  stupéfiante  la  situation  de  ce  Paris,  tombé 
au-dessous  des  républiques  espagnoles  de  l'Amérique  du  Sud ,  et  capturé, 
par  suite  d'une  incroyable  surprise ,  dans  un  coup  de  filet  tendu  par  (Je§ 


Digitized  by  VjOOQIC 


244  CHRONIQUE. 

inconnus,  venus  on  ne  sait  d*où!  Ce  serait  du  dernier  grotesque,  si  ce 
n'était  aussi  efifroyablement  navrant. 

»  Je  viens  de  visiter  le  champ  du  carnage  d'hier,  de  cet  assassinat  de 
trente  à  quarante  personnes  commis  à  la  pleine  lumière  du  soleil ,  au 
centre  d'une  ville  de  deux  millions  d'âmes  !  La  foule  circule  au  milieu 
des  insurgés  en  armes,  qui  vont,  viennent,  construisent  leurs  barricades 
des  deux  côtés  de  la  place  Vendôme,  devenue  leur  quartier  général,  une 
forteresse  armée  de  quatre  conons,  braqués,  deux  sur  les  boulevards, 
deux  vers  le  jardin  des  Tuileries. 

»  Et  ils  en  ont  comme  cela  de  quatre  à  cinq  cents,  que  la  criminelle 
faiblesse  de  notre  gouvernement  d'avocats  les  a  fort  tranquillement  laissé 
accumuler  dans  leurs  arsenaux  des  buttes  Ghaumont  et  Montmartre ,  pen- 
dant trois  semaines  ! 

T»  Joignez' à  cela  des  centaines  de  milliers  de  fusils,  chasçepots  pour  la 
plupart  (des  quatre,  cinq,  six  par  homme!)  des  millions  de  cartouches 
(douze  à  quinze  millions ,  dit-on) ,  pillées  dans  les  poudrières  des  secteurs 
et, ailleurs,  et  vous  comprendrez  la  formidable  puissance  d'un  pareil  ar- 
mement et  l'effrayant  danger  d'une  telle  situation.  Voilà  où  nous  a  conduit 
«  l'excessive  mollesse  »  dont  l'avocat  Jules  Favre  faisait  l'aveu  dans  son 
dernier  discours ,  en  se  frappant  la  poitrine  :  il  est  bien  temps  ! 

»  Quel  compte  auront  à  rendre  devant  l'histoire,  surtout  devant  la 
France,  ces  impuissants,  qui,  au  lendemain  du  4  septembre,  ont  osé 
assumer  la  responsabilité  qui  les  écrase  aujourd'hui  et  qui  ont  sans  doute 
amené  cet  effondrement ,  qu'un  appel  au  pays  aurait  pu  sauver!  Issus  de 
l'émeute,  ils  étaient  sans  force  contre  l'émeute  ;  aussi,  ont-ils  constamment 
usé  de  faiblesse  envers  le  désordre ,  ménageant  la  chèvre  du  quartier  de 
la  Madeleine  et  le  chou  de  Belleville.  Beau  système  d'équilibre  qui.  nous  a 
conduits  où  vous  voyez!  En  septembre,  il  suffisait  de  porter  blouse  pour 
recevoir  un  fusil  de  toute  main.  Tel  Bellevillois,  m'a-t-on  conté,  avait 
chez  lui  jusqu'à  six  fusils,  tandis  qu'on  n'en  trouvait  plus  un  seul  pour 
armer  des  bataillons  entiers  de  la  garde  nationale. 

»  Déjà  la  guerre  civile  s'organisait;  et,  quand  les  bataillons  de  Belle- 
ville  Jâchaient  pied  devant  les  Prussiens,  on  les  excusait  au  club,  on  les 
félicitait  presque  de  garder  toutes  leurs  cartouches  pour  les  bourgeois, 
«  les  seuls  Prussiens  à  combattre.  » 

>  Point  d'illusion  donc  :  c'est  la  guerre  sociale  qui  est  engagée;  c'est 
le  prolétariat  en  lutte  contre  la  bourgeoisie  ;  le  prolétariat  formidable- 
ment armé,  grâce  à  l'inconsciente  connivence  de  nos  gouvernants  d'hier, 
et  la  bourgeoisie  surprise,  sans  mot  d'ordre,  sans  entente  préalable... 

»  Comment  sortir  de  cette  horrible  impasse?  Dieu  et  les  Prussiens  le 
savent  !  C'est  à  se  voiler  la  face  de  honte  et  de  douleur.  Cinq  mois  de 
siège,  de  canonnade,  de  bombardement,  ne  m'ont  pas  plongé  dans  de 
telles  angoisses!...  » 


Digitized  by  VjOOQIC 


CHRONIQUE.  245 

—  Les  événements  qui  se  précipitent  ne  nous  laissent  plus 
guère,  hélas!  le  loisir  d'étudier  les  ouvrages  nouveaux.  En  voici 
un  cependant,  un  tout  petit  volume,  qui  nous  saisit  par  son  à-pro- 
pos et  dont,  en  ces  temps  d'épreuves,  nous  recommandons  la  lec- 
ture à  tous  :  c'est  le  Paternoster  de  la  France,  par  le  P.  V.  Alet, 
de  la  résidence  de  Nantes.  Par  ces  instructions,  données  à  la  der- 
nière neuvaine  de  notre  église  Sainte-Croix,  l'éloquent  prédicateur 
s'est  attaché  à  nous  faire  connaître  le  sens  profond  et  pénétrer  tous 
les  mystères  de  la  prière  par  excellence. 

<  Quand  Thomme  y  dit-il ,  sent  le  malheur  tomber  sur  lui  comme  la 
foudre,  quand  tous  les  fléaux  raccablent  à  la  fois,  et  qu'il  voit  dispa- 
raître l'un  après  l'autre  les  anciens  fondements  de  son  espérance;  alors, 
mes  Frères ,  si  l'infortune  a  trouvé  et  laissé  intact  le  trésor  de  sa  foi  reli- 
gieuse ;  au  lieu  de  s'abandonner  aux  lâchetés  du  découragement  ou  aux 
emportements  du  désespoir,  il  relève  vers  le  Ciel  une  tête  humiliée, 
mais  suppliante  encore  et  saintement  confiante;  il  pousse  du  fond  de 
l'abîme  un  de  ces  cris  puissants  qui  percent  le  cœur  de  Dieu  :  Notre  Père 
qui  êtes  au  ciel,  venez  à  mon  secours!  Pater  noster  qui  es  in  cœlis!    , 

1  Ne  vous  semble-t-il  pas,  Chrétiens,  que  telle  est  en  ce  moment  la 
douloureuse  situation  de  notre  pauvre  France ,  et  que  telle  doit  être  l'ar- 
dente prière  de  s,es  vrais  enfants?  Si  tout  nous  abandonne  sur  la  terre, 
vous  du  moins,  ô  notre  Père  céleste,  ne  nous  abandonnez  pas,  ayez 
pitié  de  nous  :  Pater  noster  qui  es  in  cœlis!  > 

Oh!  dirons-nous  avec  le  P.  Alet,  oh!  si  tous  les  Français  réci- 
taient, comprenaient,  pratiquaient  leur  Pater,  la  France  serait 
sauvée  ! 

Louis  de  Kerjean. 


^    UNE    EAU -FORTE    PATRIOTIQUE 

STRASBOURG,  eau-forte  par  M.  Octave  de  Rochebrune.  —  A  Nantes, 
chez  T.  Montagne,  rue  dfe  la  Fosse,  42.  Prix  :  12  fr. 

La  vaillante  pointe  de  notre  aquafortiste  vendéen  vient  d'exécuter,  avec 
une  vigueur  admirable,  une  planche  qui  est  sa  protestation  d'artiste 
contre  le  démembrement  de  notre  pays.  Jamais ,  selon  nous ,  il  n'avait  été 
mieux  inspiré,  et  nous  ne  doutons  pas  que  cette  page  émouvante  n'ob- 
tienne le  plus  rapide  et  le  plus  brillant  succès. 

Laissons  M.  de  Rochebrune  nous  exposer  lui-même  l'idée  qu'il  a  voulu 
rendre  et  qu'il  a  si  noblement  rendue. 

Ë.  G. 


Digitized  by  VjOOQiC 


246  UNE  EAU-FORTE  PATRIOTIQUE. 


Mon  cher  ami, 


A  Emile  Grimaucl. 

Fontenay-le-Comle,  28  mars  1871. 


Je  viens  enfin  de  terminer  Strasbourg.  Le  douloureux  sacrifice 
est  donc  consommé  !  Celte  grande  unité  du  territoire  national ,  si 
difficilement,  si  courageusement  accomplie  pendant  des  siècles  par 
l'illustre  famille  des  Bourbons  *,  s'égrène  pièce  à  pièce  sous  le 
souffle  révolutionnaire.  Paris  lui-même,  foyer  impur  de  la  violence 
et  de  l'anarchie,  va  subir  cette  loi  fatale  !...  Impossible  de  vous  dire 
Tamère  douleur  qui  m'étouffe,  auand  je  vois  ce  que  font  de  la 
France  les  hideux  sectateurs  de  Marat  et  de  Robespierre  !  C'est  plus 
que  jamais  le  cas  de  s'écrier  :  Dieu  protège  notre  malheureuse 
patrie!... 

La  planche  que  je  vous  envoie  a  pour  but  de  rappeler  à  nos  en- 
fants qu'il  ne  doivent  jamais  oublier  l'affront  sanglant  que  la  Prusse 
nous  a  fait  subir.  C'est  par  une  vie  austère,  dévouée  au  travail  et  à 
la  reconstitution  de  notre  ordre  social,  si  fortement  ébranlé,  qu'ils 
auront  à  préparer  la  revanche.  Ce  point  essentiel,  qui  est,  pour 
ainsi  dire,  l'expression  philosophique  de  l'œuvre,  étant  posé,  j'arrive 
à  tous  les  détails  de  la  gravure. 

Au  centre,  s'élève  la  flèche  de  Strasbourg  (le  Munster)^  prise  du 
côté  de  la  porte  Saint-Laurent,  bombardée,  comme  le  dit  la  légende 
du  bas  de  la  plaque,  par  le  Prussien  Werder,  l'un  des  capitaines  du 
moderne  Attila. 

Le  haut  de  l'encadrement  est  principalement  consacré  aux 
hommes  illustres  qui  ont  honoré  la  ville,  dans  les  siècles  passés  : 
c'est  GuXiemherg,  {Fiat  lux!)  En  regard,  l'écusson  de  Schœffer, 
son  associé;  puis,  entre  ces  écussons ,  sur  des  cartels,  Erwin  de 
Slinbach,le  constructeur  de  la  cathédrale;  Conrad  Dassipodius,  Fau- 
teur de  l'horloge  astronomique  ;  Schwilgué,  son  restaurateur;  Diet- 
terlin ,  à  qui  l'on  doit  un  recueil  de  gravures  architecturales  très- 
recherché;  enfin,  Onmach,  le  restaurateur  de  la  cathédrale.  Autour 
des  armes  de  la  ville,  se  déroule  cette  belle  légende  :Urbem, 
Christe,  tuam  serva. 

J'ai  placé  au  milieu  de  rayons  glorieux  les  drapeaux  de  la  vieille 
monarchie  française,  avec  les  noms  de  Condé,  Villars,  Turenne, 
et  des  batailles  gagnées  par  ceux  qui  nous  avaient  cunnuis  ces 
belles  provinces,  momentanément  séparées  de  notre  soi  par  la 
violence  et  la  rapacité  d'un  implacable  ennemi.  Plus  bas,  sur  les 
drapeaux  de  l'Empire,  on  lit  :  léna  et  Awerstaedt^  pour  rappeler 
aux  Prussiens  que,  comme  les  flots,  le  sort  des  armes  est  mobile 

*■  L'illustre  famille  des  Rourbons,  qui ,  <  en  se  retirant  sur  la  terre  étrangère,  comme 
Ta  si  bien  dit  M"  le  c"  de  Chambord ,  laissait  à  la  France  celle  merveilleuse  con- 
quête [rAlgérieJ  comme  un  joyaux  précieux ,  dont  le  plus  pur  rayon  de  la  gloire 
militaire  relevait  encore  Téclat.  > 


Digitized  by  VjOOQIC 


UNE  EAU-FORTE   PATRIOTIQUE.  ^47 

et  changeant.  Des  trophées  militaires,  des  branches  de  laurier  en- 
tourent cet  écusson  et  la  couronne  murale,  sous  laquelle  s'ombrage 
la  croix,  symbole  du  grand  Justicier,  qui  saura  bien  prouver  un  jour 
aux  Prussiens,  par  la  main  des  Francs,  que  la  force  ne  prime 
jamais  le  droit. 

Deux  canons  soutiennent  Tédicule  supérieur  :  l'un  s'appelle  le 
Kléber;  l'autre,  le  Kellermann  (Kellermann  et  Kléber,  vous  le 
savez,  sont  nés  à  Strasbourg),  avec  les  victoires  de  Jemmapes  et  de 
Valmy,  auxquelles  ils  ont  puissamment  contribué.  Sur  la  gueule  de 
ces  canons  reposent  deux  réchauds.  J'ai  inscrit  sur  celui  de  gauche  : 
Haine  à  Gnillaume  de  Prusse;  sur  celui  de  droite  :  Fondons  les 
boulets  vengeurs.  En  effet,  deux  boulets  s'échappent  de  la  fournaise 
qu'ils  renferment.  Ces  canons  supportent,  en  outre,  deux  cartels: 
le  premier  contient  la  date  de  la  reddition  de  la  ville;  le  second, 
l'époque,  laissée  en  blanc,  où  nos  enfants  la  reprendront. 

Les  deux  canons  reposent  sur  des  armures  antiques ,  images  de 
l'ancienneté  de  la  ville,  dont  le  fondateur,  Drusus,  est  représenté 
immédiatement  au-dessous,  par  une  médaille,  exactement  repro- 
duite d'après  un  type  du  temps,  avec  cette  légende  :  Conaidit 
arhepi.  Le  pilastre  correspondant  présente  la  médaille  frappée  par 
Louis  XIV  en  commémoration  de  la  prise  de  Strasbourg,  avec  celte 
légende  :  Cœpit  urhem. 

La  frise  d'en  bas  est  principalement  consacrée  à  la  grande  ins- 
cription centrale,. ainsi  conçue  : 

<L  Français,  souvenez-vous  que  Strasbourg  fait  partie  inté- 
grante DU  SOL  SACRÉ  DE  LA  PATRIE.  Il  EN  A   ÉTÉ  ARRACHÉ   PAR  LA 

force;  c'est  par  la  force,  avec  l'aide  de  Dieu,  que  vous  devrez 

UN  JOUR  LE  REPRENDRE.  » 

Cette  frise  est  également  consacrée 'aux  défenseurs  glorieux  de 
Strasbourg  :  en  tête,  le  général  Uhrich;  plus  bas,  Keller,  Kûss, 
maire  de  la  ville;  puis,  les  officiers  qui  se  sont  le  plus  distingués 
pendant  le  cours  du  siège  :  Moreno,  Barrai,  etc.  Une  moulure, 
formée  de  boulets  et  d'obus,  sert  de  bordure  au  sujet  central. 

Voilà,  mon  cher  ami,  l'explication  que  je  tenais  à  vous  donner 
de  ma  planche  patriotique,  ruisse-t-elle  vous  sembler  digne  des 
suffrages  des  gens  de  goût  et  surtout  de  ceux  des  gens  de  cœur  ! 

Octave  de  Rochebrune. 


Le  Secrétaire  de  la  Rédaction,  Emile  Grimaud. 


Digitized  by  VjOOQ  iC 


BIBLIOGRAPHIE  BRETOiNNE  &  VENDÉENNE 


Aperçu  de  là  constution  de  l'homme.  Discours  prononcé  à  la  séanée 
de  rentrée  des  Facultés  de  Rennes;  par  G.  Regnault,  professeur  à  l'Ecole 
de  Médecine.  In- 8» ,  26  p.  —  Rennes,  imp.  et  lib.  Oberthur. 

Armoiries  de  la  ville  de  Nantes  (extrait  du  Livre  Doré)  ;  par  A. 
Perthuis  et  S.  de  La  NicoUière.  In-S»,  16  p.—  Nantes,  imp.  Vincent  Forest 
et  Emile  Grimaud. 

(Extrait  de  la  Revue  de  Bretagne  et  de  Vendée.) 

Armorique  (l')  au  ve  SIÈCLE,  par  M.  Morin,  professeur  d'histoire  à  la 
faculté  des  lettres;'  le  District  de  Machecoul,  par  M.  Lallié,  avocat  à 
Nantes;  compte-rendu  par  M.  Lambert,  conseiller  à  la  cour  impériale  de 
Rennes ,  à  la  Société  académique  de  Nantes ,  du  concours  et  du  prix  de 
mille  francs  créés  par  décret  impérial.  In  8»,  28  p.  —  Nantes,  impr.  ¥<* 
Mellinet. 

(Extrait  des  Annales  de  la  Société  académique  de  Nantes). 

Bretagne  (la)  ancienne  et  moderne;  par  L.  Lesaini,  ofûcier  d'Acadé- 
mie. In-8o,  144  p.  —  Limoges,  impr.  et  lib.  E.  Ardant  et  Thibaut. 

Bulletin  et  mémoires  de  la  Société  archéologique  du  département 
d'Ille-et-Vilaine.  —  Tome  7.  In-8o,  454  p.  —  Rennes,  imp*  Catel  et  Cie. 

Compte-rendu  des  épidémies ,  des  épizooties  et  des  travaux  des  conseils 
d'hygiène  du  Morbihan  en  1869;  par  le  docteur  Alfred  Fouquet,  médeciii 
des  épidémies  de  l'arrondissement  de  Vannes.  In-8o,  32  p.  et  tableaux.  — 
Vannes,  imp.  Galles. 

Conciliation.  —  Monarchie  municipale  et  représentative,  par 
M.  Henri  Lafosse.  —  Vendu  au  profit  des  victimes  de  la  guerre.  —  Broch. 
in-8o,  III-81  p.,  Nantes,  Morel. 

Cours  de  chimie  agricole,  professé  en  1Ô70;  par  M.  G.  Lechartier,  à  la 
faculté  des  sciences  de  Rennes,  In-12, 171  p.  —  Rennes,  impr.  Oberthur 
et  fils. 

Eloge  funèbre  de  Joseph  Houdet,  Fernand  Le  Lièvre  de  la  Touche 
ET  HiPPOLYTE  DE  LA >  Brosse,  Volontaires  de  l'Ouest,  prononcé  dans  la 
chapelle  des  Enfants-Nantais  le  6  mars  1871,  par  M.  l'abbé  Pergeline, 
vicaire  général.  —  Broch.  in-8",  24  pages.  Nantes,  Mazeau. .     »  fr.  40  c. 

Essais  et  Souvenirs;  par  Paul  Kerlor.  In-16,  65  p.  —  Rennes,  imp. 
Oberthur  et  fils 1  fr. 

Fabriques  de  poteries  artistiques  a  Fontenay,  près  de  Rennes,  au 
xvie  et  au  xvuie  SIÈCLE;  par  J.  Aussant.  In-8o,  35  p.  et  8?pl.  —  Rennes, 
imp.  Catel  et  Cie. 

Faculté  (une)  de  médecine  dans  l'Ouest,  par  Edouard  Bureau ,  docteur 
en  médecine  et  ès-sciences.  —  Nantes,  imp.  Vincent  Forest  et  Emile 
Grimaud.  —  Broch.  pet.  in-8o,  16  p. 

(Extrait  de  la  Gazette  de  l'Ouest.) 

Grande  charte  de  Henri  de  Transtamare,  conférant  a  Bertrand 
DU  Guesclin  le  duché  de  Molina  (4  mai  1369).  Texte  espagnol  avec  la 
traduction  française  et  des  notes;  par  M.  André,  conseiller  à  la  cour  impé- 
riale de  Rennes.  In-8o,  41  p.  -~  Rennes,  imp.  Catel  et  C^e. 


Digitized  by  VjOOQIC 


ANNE-TOUSSAINTE  DE  VOLVIRE 

DITE  LA  SAINTE   DE  NÉANT 


INTRODUCTION 

Nous  trouvons  pour  la  première  fois  le  nom  du  château  du  Bois- 
de-la-Roche,  paroisse  de  Néant,  écrit  dans  notre  histoire  de  Bre- 
tagne, en  Tan  1288.  A  cette  époque,  un  seigneur  nommé  Hervé 
l'habitait,  et  paraissait  comme  témoin  d'un  accord  passé  entre  le 
vicomte  de  Rohan  et  Hervé  de  Léon.  (D.  Morice.) 

La  veille  de  la  Pentecôte,  en  l'année  1420,  Robert  de  Montauban 
et  Marie  de  Saint-Denoual,  son  épouse,  par  suite  de  la  mort  d'Oli- 
vier de  Saint-Denoual,  frère  de  ladite  Mariq,  et  dont  elle  devenait 
héritière,  rendirent  aveu  au  duc  de  Bretagne  pour  le  manoir  du 
Bois-de-la-Roche,  ses  bois  alentour  contenant  trois  cents  journaux, 
les  moulins,  les  rentes  et  terres  adjacentes.  (Z).  Lobineau.) 

A  partir  de  ce  moment,  la  famille  de  Montauban  demeura,  pen- 
dant un  siècle,  propriétaire  du  Bois-de-la -Roche.  A  Robert  succéda 
Guillaume,  son  fils,  qui  occupa  le  milieu  du  xv®  siècle,  et  fut  père 
de  l'illustre  chancelier  de  Bretagne,  Philippe'de  Montauban.  On  sait 
que  le  duc  François  II,  en  mourant,  le  nomma  tuteur  de  sa  fille,  la 
princesse  Anne,  conjointement  avec  le  maréchal  de  Rieux.  Philippe 
exerça  beaucoup  d'empire  sur  l'esprit  de  sa  pupille,  et  devint  la 
cause  de  son  mariage  avec  Charles  VIII,  et,  par  conséquent,  de  la 
réunion  définitive  de  la  Bretagne  à  la  France.  Il  transforma  le  vieux 
manoir  du  Bois-de-la-Roche  et  en  fil  une  magnifique  forteresse, 
flanquée  de  neuf  tours,  de  mâchicoulis  et  de  douves  profondes.  Le 

TOME  XXIX  (IX  DE  LA  3o  SÉRIE).  17 


Digitized  by  VjOOQiC 


250  ANNE-TOUSSAINTE  DE  VOLVIRE. 

parc  voisin,  qui  l'entourait  en  partie,  fut  entièrement  cerné  de 
murs.  Philippe  mourut  le  !«'  juillet  1514,  laissant  deux  Jilles, 
dont  Tune  épousa  le  seigneur  de  Monlejean,  et  l'autre  René  de 
Volvire. 

La  famille  de  Volvire,  qui  seule  doit  nous  occuper,  paraît  tirer 
son  origine  d'Igelelme,  fils  puîné  de  Raoul,  vicomte  de  Thouars, 
qui  vivait  en  973.  Plusieurs  de  ses  membres  occupèrent  de  hautes 
positions  dans  le  monde,  et  firent  même  des  alliances  princières. 

René  de  Volvire  eut  de  Catherine  de  Montauban ,  son  épouse, 
entre  autres  enfants,  Philippe,  qui  naquit  en  1532  et  devint  célèbre. 
Il  s'était  déjà  fait  un  nom ,  quand,  en  1565,  il  prit  en  mariage  Anne 
d'Âillon,  fille  et  sœur  des  héroïques  comtes  de  Lude,  dont  la  va- 
leur était  connue  de  toute  l'Europe.  Il  fut  chargé  par  les  rois 
Charles  IX  et  Henri  III  de  missions  importantes,  et  mérita  le  titre 
de  commandeur  de  l'ordre  du  Saint-Esprit.  On  connaît  sa  belle 
résistance  aux  ordres  de  Catherine  de  Médicis,  à  Angoulème,  dont 
il  était  gouverneur  au  moment  des  guerres  civiles  et  religieuses.  Il 
mourut  assassiné  à  Paris,  en  1585,  et  Angoulème  reconnaissant 
réclama  ses  restes  mortels,  qui  lui  furent  accordés  par  Anne 
d'Aillon,  et  qu'on  inhuma  dans  la  cathédrale.  Cette  femme,  ca- 
tholique à  toute  épreuve  comme  son  digne  époux ,  vivait  encore  au 
Bois-de-la-Roche  en  1591.  L'annce  suivante,  le  baron  de  Camor 
s'empara  de  cette  forteresse,  et  les  troupes  de  la  Ligue  ne  la  quit- 
tèrent qu'au  moment  de  la  pacification ,  en  1598. 

Henri  de  Volvire,  fils  ou  petit-fils  du  précédent,  eut  pour  par- 
rain le  roi  Henri  III,  et  pour  marraine  Marguerite,  duchesse  de 
Savoie.  Il  épousa  Hélène  de  Talhouët,  rendit  des  services  signalés 
aux  rois  Henri  IV  et  Louis  XIII,  et  fit  presque  toutes  les  guerres  de 
son  temps.  Il  mourut  au  château  du  Bois-de-la-Roche,  et  fut  en- 
terré dans  le  tombeau  de  ses  pères,  au  couvent  des  Carmes  de 
Ploërmel. 

De  son  mariage  avec  Hélène  de  Talhouôt,  il  eut,  entre  autres  en- 
fants, Charles,  né  en  1621,  et  qui,  ^ ers  1651,  épousa  Anne  de 
Cadillac,  très-jeune  encore,  et  née  au  château  de  la  Ménauraie,  pa- 
roisse de  Locmalo ,  au  diocèse  de  Vannes.  Charles  n'entra  point 
dans  les  fonctions  publiques ,  il  demeura  dans  ses  terres  pendant 


Digitized  by  VjOOQIC 


ANNE-TOUSSAINTE  DE  VOLVIRE.  251 

loule  sa  vie.  Il  eut  de  sa  femme  une  dizaine  d'enfants;  la  première 
fut  Anne-Toussainte,  dont  nous  allons  parler. 

Une  grande  figure  de  femme,  de  chrétienne  et  de  duchesse  ap- 
parut au  xv<?  siècle,  en  Bretagne  :  la  bienheureuse  Françoise  d'Am- 
boige ,  dont  l'Eglise  célèbre  la  mémoire  depuis  quelques  années. 
—  Anne-Toussainte  de  Volvire  venait  du  même  sang.  Elle  descen- 
dait aussi  des  seigneurs  de  Thouars,  du  côté  paternel,  puisque  sa 
famille  en  élait  issue.  Du  côté  maternel,  elle  venait  également  des 
Montauban.  En  effet,  Béatrice,  fille  de  Guillaume  de  Montauban, 
avait  épousé,  en  1395,  Jean  III  de  Rieux,  et  deux  enfants  naqui- 
rent de  ce  mariage,  François  et  Marie  de  Rieux.  ' 

Or,  Marie  devint  la  femme  du  vicomte  de  Thouars,  et  en  eut 
Françoise,  qui  devint  duchesse  de  Bretagne  en  s'unissant  à 
Pierre  IL 

Robert  de  Montauban,  qui  se  maria  avec  Marie  de  Saint-Denoual 
du  Bois-de-la -Roche,  comme  nous  l'avons  vu,  était  frère,  ou  tout 
au  moins  cousin-germain,  de  Béatrice,  aïeule  de  la  bienheureuse 
Françoise  d'Amboise.  —  C'est  ainsi  que  Anne  de  Volvire,  dont  la 
trisaïeule  ébit  une  Montauban ,  se  trouvait  issue  des  mêmes  sou- 
ches que  la  «  bonne  duchesse.  » 

Françoise  vivait  dans  une  position  que  l'histoire  ne  peut  oublier. 
Anne  a  vécu  de  la  vie  privée.  Ses  bienfaits,  déposés  dans  le  sein 
des  malheureux  de  toute  nature,  devaient  demeurer  sans  écho 
après  sa  mort.  Elle  n'avait  travaillé  qu'en  vue  de  Dieu,  et  Dieu 
avait  récompensé  ses  vertus  au  ciel.  Il  semble  donc  que  tout  devrait 
être  fini  pour  elle  en  ce  monde.  Heureusement,  il  n'en  a  pas  été 
ainsi;  ses  mérites  dépassaient,  dans  une  mesure  abondante,  les 
mérites  du  commun  même  des  bons  chrétiens.  Sa  mémoire  ne  de- 
vait pas  périr  ;  Dieu  et  les  hommes  ne  l'ont  pas  voulu. 

On  n'a  jamais  écrit  jusqu'ici  qu'un  tout  petit  abrégé  de  la  vie  de 
Mil®  de  Volvire,  publié  sous  différentes  formes.  Nous  avons  fait  de 
longues  et  minutieuses  recherches,  et  nous  livrons  un  nouveau 
travail  au  public.  Nous  Taurions  voulu  plus  complet  encore  ;  on 
nous  pardonnera  notre  impuissance. 


Digitized  by  VjOOQiC 


252      "^  ANNE-TOUSSAINTE  DE  VOLVIRE. 

I.  —  La  naissance  d'Anne  de  Volvire. 

Commençons  par  l'acte  de  baptême  :  «  Le  second  jour  de  no- 
vembre 1653,  je,  soussigné,  recteur  de  la  paroisse  de  Néant,  ai 
baptisé  Anne-Toussàinte  de  Volvire  de  Ruffec,  fille  de  haut  et  puis- 
sant seigneur  messire  Charles  de  Volvire  de  Ruffec,  comte  du  Bois- 
de-la-Roche,  Bedée,  le  Rox,Binio,  Chàteautro,S  aint-Guinel  et 
autres  lieux;  —  et  de  haute  et  puissante  dame  Anne  de  Cadillac, 
sa  compagne  et  épouse.  —  Parrain ,  Jean  Gaspais  ;  marraine,  Ju- 
lienne Nouvel ,  pauvres. 

»  Signé  :  Jean  Riou,  recteur  de  Néant.  » 

Anne  de  Cadillac  était  fille  de  Louis  du  nom,  seigneur  de  la  Mé- 
nauraie,  et  de  Marie  de  Quélen.  Ce  manoir  dépendait  du  grand  fief 
des  Rohan-Guémené  et  était  situé  dans  la  paroisse  de  Locmalo.  — 
Elle  avait  un  frère,  nommé  Jean,  qui  ne  se  maria  point.  Tous  les 
deux  avaient  été  élevés  dans  les  sentiments  d'une  véritable  piété. 

Au  xvip  siècle,  nous  voyons  souvent  la  noblesse  choisir,  pour 
tenir  ses  enfants  sur  les  fonts  du  baptême,  les  fermiers  les  plus 
honnêtes  et  les  plus  aimés,  ou  les  pauvres  les  plus  respectables  du 
voisinage.  C'est  ainsi  que  le  christianisme,  quand  il  s'empare  des 
âmes,  abaisse  les  puissants  et  les  riches,  et  relève  les  faibles  et  les 
humbles,  dans  les  liens  d'une  douce  confraternité. 

M.  et  M*°e  de  Volvire  accueillirent  la  naissance  de  leur  première 
née  avec  un  grand  bonheur  ;  toute  la  famille  fut  dans  la  réjouis- 
sance. Ils  la  regardèrent  comme  un  don  du  Ciel;  et  c'en  était  un  en 
effet  ;  mais  les  pensées  de  Dieu  sont  souvent  différentes  de  celles 
des  hommes. 

Les  années  suivantes,  ces  dons  se  multiplièrent.  Ces  bons  époux 
ne  firent  point  de  calculs  avec  la  Providence,  qui  les  bénit  comme 
les  patriarches.  Les  registres  de  la  paroisse  de  Néant  nous  fournis- 
sent les  noms  de  Joseph  de  Volvire,  né  le  16  octobre  1654  ;  —  de 
Jean-Philippe,  né  le  11  février  1656;  —  de  Marie -Charlotte,  née  le 
9  décembre  1658  ;  —  de  Geneviève,  née  le  13  janvier  166i;  —  de 
Béatrice,  née  le  27  février  1665  ;  —  de  Marguerite,  née  le  8  juillet 


Digitized  by  VjOOQIC 


ANNE-TOUSSAINTE  DE  VOLVIRE.  253 

i666;  —  d*Agalhe-Blanche,née  le  10  février  4670;  —  enfin,  de 
Clément,  né  le  8  septembre  1673.  —  Nous  voyons  donc  neuf  en- 
fants, et  nous,  ne  sommes  point  certain  que  notre  relevé  soit  com- 
plet, ou  que  quelqu'un  n'ait  été  inscrit  sur  le  registre  de  quelque 
autre  paroisse. 

Anne-Toussainle  tint  aussi  plusieurs  enfants  sur  les  fonts  du 
baptême.  Nous  en  nommerons  quelques-uns  :  d'abord,  c'est  sa 
sœur  Béatrice,  le  27  février  1665.  L'année  suivante,  elle  assistait, 
dans  la  chapelle  du  château ,  aux  cérémonies  du  baptême  de  sa 
sœur  Marguerite  ;  sa  signature,  apposée  dans  ces  deux  circons- 
tances, montre  une  belle  écriture  et  une  instruction  avancée  pour 
son  âge. 

Si  deux  pauvres  habitants  de  la  campagne  avaient  été  les  témoins 
et  les  garants  de  la  rénovation  spirituelle  de  W^^  de  Volvire,  elle 
rendit  ce  bienfait  sans  parcimonie.  Le  i^r  juillet  1659,  à  l'âge  de 
sept  ans,  elle  tenait  sur  les  fonts  sacrés  Toussainte  Le  Mercier  ;  — 
le  27  juillet  1666,  Mathurin  Le  Sourt  ;  —  le  23  février  1667,  Fran- 
çoise Boisnon  ;  —  le  2  septembre  1675,  Anne  Coquand,  dont 
M.  Jean-François  d'Andigné,  seigneur  d'Arradon,  fut  le  parrain.  On 
pourrait  relever  d'autres  faits  pareils  ;  mais  ceux-ci  suffisent  pour 
nous  montrer  que  Anne,  dès  son  enfance,  éprouvait  déjà  ces  élans 
de  charité  qui,  un  jour,  produiront  de  doux  et  beaux  fruits. 

IL— Éducation. 

Charles  de  Volvire  et  Anne  de  Cadillac  n'avaient  qu'à  suivre  les 
traditions  de  leurs  ancêtres,  pour  comprendre  leur  mission  dans 
l'éducation  de  leurs  nombreux  enfants.  Pendant  les  guerres  civiles 
et  religieuses  de  la  fm  du  xvp  siècle,  les  habitants  du  château  du 
Bois-de-la-Roche  avaient  toujours  été  pour  le  catholicisme.  Phi- 
lippe de  Volvire  et  sa  noble  compagne  n'ignoraient  pas  ce  qu'ils 
devaient  à  leur  roi,  mais  ils  savaient  aussi  ce  qu'ils  devaient  à 
leur  Dieu ,  et  ils  ne  transigeaient  pas.  Henri,  leur  descendant,  et 
Hélène  de  Talhouël,  son  épouse,  transmirent  les  mêmes  senti- 
ments à  leur  fils.  La  source  était  bonne  et  chrétienne;,  ses  ondes 
devaient  être  pleines  de  religion  et  de  vertus. 


Digitized  by  VjOOQIC 


254  ANNE-TOUSSAINTE  DE'VOLVIRE. 

Antie-Toussainte  semble  avoir  reçu  son  éducation  entière  à  la 
maison  paternelle ,  car  on  Ty  retrouve  sans  cesse.  Ses  parents  pre- 
naient des  institutrices ,  qu'ils  surveillaient,  et  qu'ils  aidaient  de 
leurs  conseils  et  de  leur  autorité.  Cependant,  à  mesure  que  leurs 
enfants  avançaient  en  âge  et  se  multipliaient,  ils  en  mirent  plu- 
sieurs, surtout  les  garçons,  dans  les  établissements  les  plus  sûrs  et 
les  plus  renommés  pour  compléter  leur  instruction  et  se  préparer, 
au  besoin,  pour  les  carrières  publiques. 

Nul  fait  ne  donne  à  soupçonner  qu'aucun  des  membres  de  la 
grande  famille  ait  forfait  à  l'honneur  et  à  la  vertu.  En  laissant  Anne 
à  part,  deux  autres  filles  embrassèrent  l'état  religieux,  et  il  est 
présumable  qu'un  des  fils  suivit  leur  exemple.  La  conclusion  est 
facile  :  l'éducation  fut  pure  et  sérieuse. 

Les  habitants  du  château  vivaient  en  bonne  intelligence  avec  les 
gentilshommes  du  pays,  et  se  faisaient  de  mutuelles  visites.  On 
organisait  des  parties  de  plaisir  :  c^était  un  moyen  de  donner  auic 
enfants  les  joies  compatibles  avec  ieur  âge  et  avec  leurs  besoins 
physiques  et  moraux. 

Dans  sa  jeunesse,  grâce  à  la  haute  position  de  son  père, 
M.  Charles  de  Volvire  avait  vu  le  grand  mônde^Il  avait  conservé  des 
rapports  avec  des  parents  et  des  connaissances  de  la  capitale,  dont 
quelques-uns  occupaient  de  hautes  fonctions  dans  l'Etat.  Vers 
1668,  il  eut  besoin  d'aller  à  Paris,  et,  croyant  être  utile  à  sa  fille 
bien-aimée,  il  la  mena  avec  lui.  Il  lui  fit  voir  le  monde,  qui  prodi- 
gua ses"  compliments.  Père  sensible  et  heureux,  il  voulut,  à  l'instar 
d'autres  familles,  faire  prendre  le  portrait  de  sa  chère  enfant;  elle 
s'orna  de  ses  plus  beaux  atours,  et  posa  devant  un  peintre  habile. 

Ce  portrait  existe  encore  au  château  du  Bois-de-la-Roche.  On 
peut  toujours  le  lire,  quoique  un  peu  vieilli.  Il  est  placé  dans  un 
grand  salon,  et  encadré  dans  un  fond  de  mur,  qui  semble  avoir  été 
fait  pour  le  recevoir.  La  jeune  fille  est  reproduite  dans  sa  grandeur 
naturelle.  Son  front,  pur  et  élevé,  est  ceint  d'une  tresse  de  cheveux 
blonds  retenue  par  un  peigne  perlé.  Ses  yeux  bleus,  limpides  et 
vifs,  brillent  sur  un  figure  rose  et  fraîche.  Un  collier  de  perles  res- 
plendit autour  du  cou,  tandis  que  des  bracelets  précieux  parent  les 


Digitized  by  VjOOQIC 


ANNE-TOUSSAINTE  DE  VOLYIRE.  255 

avant-bras.  La  robe,  à  forme  décollelée,  de  couleur  bleu-cendré, 
relevée  par  des  nœuds  autour  du  corsage ,  est  garnie  de  riches 
fleurs.  De  la  main  droite,  Anne  tient  une  magnifique  guirlande, 
qui  vient,  à  gauche,  se  perdre  dans  des  ombres.  En  face,  est  une 
table  splendidement  garnie,  sur  laquelle  repose  une  riche  cor- 
beille; 

On  croirait,  que  ce  tableau  ressemble  à  un  délicieux  parterre,  au 
milieu  duquel  resplendit  une  intelligente  et  gracieuse  figure,  que 
le  monde  caresse,  et  qpi  paraît  prête  à  se  donner  à  lui.  Cependant 
l'âme,  grande  et  fière,  qui  s'entrevoit  dans  tous  les  traits,  s'ignore 
visiblement  encpre.  Si  elle  a  joyeusement  posé  pour  obéir  à  son 
père,  on  pressent  qu'elle  s'admire  aussi,  et  ne  serait  point  mécon- 
tente d'attirer  l'admiration  d'autrui  ;  mais  rien  n'annonce  qu'elle 
voudrait  uniquement  plaire  au  monde.  Toutefois  le  moment  des 
tentations  est  arrivé. 

Faute  d'autres  documents,  ce  tableau  nous  donne  une  idée  de  la 
jepnesse  de  W^^  de  Volvire,  ou  tout  au  moins  d'un  de  ses  jours  de 
fête.  Celle  jeunesse  fut  celle  des  personnes  de  son  rang  et  de  son 
sexe.  L'amour  de  Dieu  et  des  vanités  du  monde  pouvait  se  mélanger 
par  moments  dans  son  cœur,  mais  rien  n'y  fait  entrevoirie  mal. 

Cependant  nous  venons  d'exposer  les  causes  des  expiations  futures 
de  la  noble  demoiselle. 

IIL  —  Conversion. 

L'antique  manoir  du  Bois-de-la-Roche,  reconstruit  par  Philippe 
de  Montauban,  augmenté  d'une  aile  par  Henri  de  Volvire,  était 
splendide  au  milieu  du  xvii^  siècle.  La  partie  nouvelle,  jointe  k  la 
partie  ancienne,  formait  une  espèce  de  fer  à  cheval,  dont  le  portail 
principal  s'ouvrait  au  coin  du  parc.  Là,  une  route  droite,  prenant  à 
gauche,  se  rendait  vers  la  rivière  du  Livet,  au  sud.  A  environ  trois 
ou  quatre  cents  mètres,  sur  le  bord  du  chemin,  était  une  vieille 
carrière  de  pierres,  à  pic  et  profonde,  déguisée  par  des  bois  taillis 
et  autres,  qui  étendaient  leurs  branches  sur  l'abîme.  Cette  carrière, 
dont  le  filon  était  épuisé,  fournit  sans  doute  autrefois  les  matériaux 


Digitized  by  VjOOQiC 


256  ANNE-TOUSSAINTE  DE  YOLVIRE. 

de  construction  du  nfianoir  et  des  maisons  environnantes.  Quoique 
comblée  en  partie  par  les  éboulemenls  successifs  et  les  détritus  des 
feuilles,  elle  a  encore  aujourd'hui  une  vingtaine  de  mètres  de  pro- 
fondeur. Nous  allons  voir,  dans  un  moment,  que  ces  détails  ne 
sont  pas  inutiles,  et  qu'un  fait  important  va  se  passer  ici. 

Anne-Toussainle  avait  dix-sept  ans  en  4670.  Pleine  d'espérances 
et  de  grâces,  elle  était  recherchée  par  plusieurs  prétendants.  Elle 
repoussait  leurs  hommages;-  car,  en  secret,  elle  aimait  un  jeune 
gentilhomme  du  voisinage,  qui  avait,  aux  yeux  de  son  père,  le  tort 
de  ne  posséder  qu'une  médiocre  fortune.  Pressé  entre  ledésir  de  voir 
sa  ûlle  choisir  un  autre  pour  époux,  et  la  crainte  de  la  voir  malheu- 
reuse, il  eut  l'idée  de  réunir,  dans  une  grande  partie  de  chasse,  un 
certain  nombre  de  jeunes  seigneurs.  En  leur  donnant  une  fête  bril- 
lante, où  chacun  montrerait  tout  son  savoir-faire,  il  mettrait  ainsi 
Anne-ïoussainte,  qui  serait  l'héroïne  de  la  circonstance,  à  même 
de  faire  un  choix  important  et  d'avenir.  La  réunion  fut  considé- 
rable, et  chaque  invité  voulut,  en  effet,  resplendir  de  tous  ses 
avantages:  riches  costumes,  magnifiques  livrées,  somptueux  équi- 
pages, meutes  bruyantes,  arrivèrent  de  toutes  parts,  le  malin  du 
jour  indiqué.  —  M^^^  de  Volvire,  en  costumé  d'amazone,  accompa- 
gna la  chasse  sur  un  beau  cheval,  qu'elle  conduisait  avec  grâce  et 
dextérité.  Elle  marchait  auprès  de  son  père,  songeant  surtout  au 
bonheur  d'échanger,  de  temps  en  temps,  un  furlif  coup  d'œil  avec 
celui  que  son  cœur  avait  choisi,  et  qu'elle  savait  toujours  retrouver 
dans  la  foule.  Tout  à  coup  une  fanfare  éclatante  et  inattendue  frappe 
l'oreille  de  son  cheval;  l'animal  éperdu  fait  un  bond,  prend. sa 
course,  franchit  l'espace  avec  la  rapidité  de  l'éclair,  arrive  sur  le 
bord  de  la  carrière,  déguisée  par  quelques  feuillages,  et,  n'étant 
plus  maître  de  lui-même,  s'y  précipite  épouvanté.-.  La  foudre  n'est 
pas  plus  rapide  que  cette  course  effrénée. 

Un  frisson  glacial  s'empare  de  tous  ceux  qui  entourent  la  noble 
demoiselle.  L'un  d'eux,  et  on  devine  lequel,  surmonte  immédiate- 
ment son  épouvante;  son  œil  ayant  tout  entrevu,  il  lance  son  cour- 
sier... et  regarde  le  précipice,  au  fond  duquel  gît,  palpitant  et 
broyé,  le  cadavre  d'un  cheval.  La  jeune  fille,  détachée  de  la  selle. 


Digitized  by  VjOOQiC 


ANNE-TOUSSAINTE  DE  VOLYIRE.  257 

est  restée  suspendue  au-dessus  de  Tabîme ,  accrochée  par  la  robe 
à  quelques  branches  fragiles,  que  le  moindre  effort  peut  briser. 
Elle  est  évanouie;  rien  n'indique  qu'elle  ait  quelque  connaissance 
de  sa  position. 

L'intrépide  jeune  homme  n'écoute  que  son  courage  et  son  cœur. 
Au  péril  évident  de  sa  propre  vie,  il  veut  délivrer  celle  dont  il  avait 
deviné  et  pressenti  les  sympathies.  Après  d'incroyables  efforts,  il  y 
parvient,  mais  le  Ciel  lui  était  venu  en  aide. 

La  compagnie,  arrivée  dans  un  instant,  avait  tout  vu,  et,  dans  un 
frémissement  de  terreur  impossible  à  décrire,  avait  coopéré,  dans 
la  mesure  de  ses  forces,  au  salut  de  la  jeune  fille. 

M.  deVolvire  fut  plongé  dans  la  stupeur  et  l'anéantissement;  son 
cœur  fut  brisé,  sa  tète  comme  perdue.  Il  ne  revint  de  son  désespoir 
qu'en  revoyant  sa  chère  enfant  hors  de  péril,  confondant  avec  elle 
et  avec  le  jeune  homme  ses  larmes  et  sa  reconnaissance. 

Quand  le  calme  se  fut  fait  et  que  la  raison  eut  repris  le  dessus, 
Charles  de  Volvire  prit  les  mains  de  sa  fille,  et,  les  unissant  à  celles 
du  jeune  homme  qui  venait  de  la  sauver:  ce  Anne,  lui  dit-il,  mon 
enfant  bien-aimée,  voilà  voire  époux.  Il  est  digne  de  vous.  Soyez 
heureux  tous  les  deux...  »  Il  ne  put  rien  ajouter;  son  émotion 
étouffa  sa  parole.  —  «  Mon  père,  répondit  la  jeune  fille,  d'une  voix 
pénétrée  et  solennelle,  il  est  trop  tard...  L'union  que  vous  m'offrez 
aurait  fait  tout  mon  bonheur,  il  y  a  quelques  instants;  maintenant, 
il  m'est  défendu  de  l'accepter.  Je  suis  reconnaissante  plus  que  je 
ne  puis  l'exprimer...,  mais  je  viens,  dans  le  péril,  de  m'adresser  à 
Dieu,  qui,  désormais,  sera  mon  unique  époux.  :»  Et  elle  se  prit  à 
verser  des  krmes. 

Anne,  en  effet,  n'appartenait  plus  au  monde.  Dans  Teffroyable 
danger  qu'elle  venait  de  courir,  une  pensée  rapide  et  forte  avait 
traversé  son  âme.  Sans  espérance  humaine,  elle  s'était  dit  que,  si 
Dieu  la  sauvait,  elle  serait  toute  à  Dieu. 

Cette  promesse,  elle  la  renouvela  devant  les  assistants  surpris, 
étouffant  dans  les  commotions  de  l'âme  et  des  sens  ses  dernières 
pensées  de  bonheur  terrestre. 

Cependant  M.  et  Mn»®  deVolvire  crurent  d'abord  qu'une  crise, 


Digitized  by  VjOOQIC 


258  .     ANNE-TOUSSAINTE  DE  VOLVIRE. 

instantanée  el  vive,  avait  seule  produit  une  résolution  que  le  temps 
et  la  réflexion  emporteraient.  Dans  la  jeunesse  surtout,  Texallalion 
d'un  moment  ne  fixe  pas  d'ordinaire ,  d'une  manière  irrévocable, 
le  sentier  de  la  vie.  Il  en  serait  ainsi  pour  leur  fille. 

Ils  retinrent  donc  au  château  le  jeune  gentilhomme,  dans  l'espé- 
rance que  sa  présence  produirait  naturellement  une  révolution  dans 
le  cœur  d'Anne.  Ils  se  trompèrent.  Au  bout  de  quelques  semaines, 
ce  jeune  honime  comprit  le  sacrifice  de  celle  qu'il  s'était  promise, 
car  il  avait  une  âme  chrétienne  et  élevée.  Il  se  retira  donc,  en  lui 
conservant  son  estime  à  la  place  de  son  amour. 

M.  deYolvire  ressentit  de  cet  événement  de  pénibles  impressions, 
tandis  que  sa  femme  se  soumettait. 

rV.  —  Épreuves. 

Anne  embrassa  avec  ardeur  une  vie  toute  nouvelle.  Dieu  avait 
fait  en  sa  faveur  quelque  chose  de  ce  qu'il  avait  fait  pour  P«nul, 
Madeleine  et  tant  d'autres.  C'était  le  coup  d'une  grâce  puissante, 
sous  la  forme  d'un  fatal  accident.  Or,  si  les  dons  de  Dieu  sont  sans 
repentie,  W^^  de  Volvire  ne  se  repentit  jamais  non  plus  d'avoir 
écouté  et  compris  sa  voix.  Elle  se  mit  à  suivre  vivement  le  sentier 
qui  lui  était  tracé. 

Cependant,  au  bout  d'un  certain  temps,  au  milieu  de  Tisolemenl 
et  de  la  solitude  qu'elle  s'était  créés,  des  moments  de  tristesse  se 
firent  sentir.  Ayant  exagéré  ses  devoirs  el  ses  exercices,  la  souf* 
franco  en  advint.  Le  besoin  d'ouvrir  son  cœur,  d'avoir  un  guide  et 
ses  consolations  augmenta  ses  peines.  Que  faire?  Elle  pria,  et  pria 
beaucoup. 

Un  bon  prêtre  de  la  paroisse  de  Guilliers  demeurait  dans  un  vil- 
lage voisin  :  il  jouissait  d'une  réputation  bien  méritée.  Il  venait 
parfois  faire  une  courte  visite  au  château;  car  il  connaissait  toute 
la  famille,  qui  le  voyait  avec  plaisir.  Il  n'ignorait  pas  les  nouvelles 
dispositions  d'Anne;  mais  il  se  tenait  sur  une  prudente  réserve, 
craignant  de  la  gêner  ou  d'inquiéter  les  parents,  dont  il  savait  tous 
les  désirs.  Cependant  elle  voulait  lui  parler  en  particulier  et  secrè- 


Digitized  by  VjOOQIC 


ANNE-TOUSSAINTE  DE  VOLVIRE.  259 

tement;  elle  en  chercha  Toccasion  et  la  trouva  :  leurs  âmes  se 
comprirent.  Il  résolut  d'aider  la  novice  dans  ses  voies  mystérieuses. 
Sans  doute  des  difficultés  se  rencontreraient,  mais  les  difficultés  ne 
sont-elles  pas,  bien  souvent,  le  cachet  des  œuvres  peu  com- 
munes? 

Une  modeste  et  anlique  chapelle  existait,  alors  comme  aujour- 
d'hui, auprès  du  village  de  Kernéani,  dans  la  paroisse  de  Néant, 
et  en  portail  le  nom.  Placée  sur  une  éminence,  entourée  de  chênes 
séculaires,  quelques  mètres  de  distance  la  séparaient  des  murs  du 
parc  du  château.  Une  porte,  dont  on  voit  encore  les  traces,  y  don- 
nait accès.  Un  sentier,  d'environ  un  kilomètre,  y  conduisait  à  tra- 
vers les  taillis  et  les  futaies,  et  pouvait  merveilleusement  servir  la 
jeune  fille  pour  s'y  rendre,  presque  chaque  jour,  méditative  et 
silencieuse.  Une  fois  sortie  de  la  cour,  elle  demeurait  donc  cachée. 
C'est  dans  cette  chapelle  qu'elle  se  rendit,  dans  les  premiers 
temps,  à  l'insu  de  son  père;  —  car  la  mère  savait  tout,  —  pour 
entendre  la  sainte  messe,  recevoir  la  suinte  communion,  et  s'en- 
tretenir des  intérêts  de  son  âme  avec  Thomme  de  Dieu. 

Cependant  cette  situation  était  irrégulière  et  tendue  ;  elle  devait 
avoir  un  terme.  M.  de  Volvire  se  préoccupait  d'autant  plus  de  sa 
fille ,  qu'il  la  voyait  prendre  un  genre  de  vie  plus  contraire  à  Ions 
les  projets  qu'il  avait  médités  pour  son  avenir.  Aussi,  il  regardait 
son  attrait  pour  la  solitude,  le  recueillement  et  la  prière,  comme 
une  sorte  de  sauvagerie;  son  courage  à  suivre  les  voies  divines , 
comme  de  l'entêtement.  —  Il  connut  bientôt  les  voyages  à  la  cha- 
pelle, les  entretiens  avec  le  prêtre,  et  son  jugement  fut  fixé  :  c'était 
là  qu'elle  puisait  les  défauts  qui  faisaient  son  chagrin.  Son  esprit 
s'en  aigrit  de  plus  en  plus. 

Un  jour,  n'y  tenant  plus,  il  sortit,  accompagné  de  deux  domes- 
tiques ,  pour  suivre  de  loin  sa  fille ,  qu'il  avait  vue  partir  pour  la 
chapelle.  Il  était  tellement  hors  de  lui-même,  que  de  sinistres 
préoccupations  lui  passèrent  sans  doute  par  l'esprit,  car  il  fit  prendre 
des  armes  à  ses  deux  serviteurs  et  en  prit  lui-même.  Profondément 
ému,  agité,  défait,  il  entra  brusquement  dans  la  chapelle.  Là,  un 
prêtre,  qu'il  connaissait,  célébrait  le  saint  sacrifice.  Sa  fille,  dans 


Digitized  by  VjOOQ  IC 


260  ANNE-TOUSSAINTE  DE  VOLVIRE. 

une  posture  humble  et  recueillie,  Tenlendait.  De  part  et  d'autre, 
un  frémissement  traversa  lésâmes.  M.  de  Volvire,  rapidement,  sans 
mot  dire ,  la  larme  à  l'œil,  sortit,  et  se  mit,  d'un  pas  vif  et  saccadé, 
à  marcher  sous  les  vieux  chênes  gui  entouraient  et  ombrageaient 
l'oratoire.  Mille  pensées  diverses  lui  traversaient  l'esprit;  il  était 
visiblement  sous  l'empire  d'un  rude  combat  intérieur.  —  Pen- 
dant le  reste  du  saint  sacrifice ,  Anne  redoubla  de  ferveur  et  de 
prières.  Elle  pria  pour  son  confesseur,  car,  s'il  était  dans  un  mo- 
ment difficile,  elle  en  était  la  cause.  —  Elle  pria  pour  son  bien- 
aimé  père  :  si,  depuis  un  certain  temps,  il  était  dans  la  peine  et  le 
méconlentement ,  cela  ne  venait-il  pas  d'elle  encore?  —  Elle  pria 
pour  elle-même,  ne  demandant  que  l'accomplissement  de  la  volonté 
divine  sur  son  existence...  Pauvre  fille  !  son  âme  était  pleine  de 
toutes  les  angoisses  ! 

Au  moment  de  la  communion,  elle  s'approcha  de  la  table  sainte. 
Le  Dieu  de  paix  et  de  consolation  vint  prendre  possession  de  son 
cœur  anxieux  et  brisé.  Son  action  de  grâces  fut  plus  longue  que  de 
coutume  :  elle  demanda  de  nouveau  au  bon  Sauveur  un  cœur  droit 
et  un  esprit  juste.  Elle  s'interrogea  sur  sa  conduite  depuis  sa  con- 
version :  nul  remords  ne  vint  troubler  sa  conscience;  un  attrait  plus 
fort  la  dominait  plutôt.  Elle  n'oublia  pas  son  père,  qu'elle  affligeait, 
et  finit  par  tout  remettre  entre  les  mains  de  la  Providence. 

Enfin,  elle  sortit  de  la  chapelle,  nou  sans  quelque  inquiétude,  et 
suivie  du  bon  prêtre.  H.  de  Volvire  avait  triomphé  de  lui-même , 
après  une  lutte  où  la  grâce  céleste  avait  eu  sa  bonne  part.  Tran- 
quille et  ouvert,  il  s'approcha  d'eux  :  —  «  Merci,  dit-il  au  prêtre, 
dés  soins  religieux  que  vous  donnez  à  ma  fille,  et  de  toutes  les 
peines  que  vous  prenez  pour  elle.  Je  suis  tout  confus  d'un  dévoue- 
ment que  je  reconnais  un  peu  lard ,  mais  que  je  reconnais  bien  sin- 
cèrement. Désormais,  vous  voudrez  bien  venir  remplir  vos  saintes 
fonctions  dans  la  chapelle  de  mon  château ,  et  accepter  la  cordiale 
hospitalité  que  je  vous  offre ,  toutes  les  fois  que  vous  nous  rendrez 
ce  service  et  nous  ferez  ce  plaisir.  »  Puis ,  se  tournant  vers  Anne- 
Toussainte  :  —  c  Quant  à  vous,  ma  fille,  ajoula-l-il,f race  des 
peines  que  nous  nous  sommes  faites,  et  qu'il  n'en  soit  plus  ques- 


Digitized  by  VjOOQIC 


ANNE-TOUSSAINTE  DE  VOLVIRE.  !261 

lion.  Dieu  a  disposé  de  vous,  il  esl  mon  maître  comme  le  vôtre. 
Vous  lui  avez  obéi;  je  veux  lui  obéir  à  mon  tour.  Désormais  soyez 
à  lui  comme  vous  l'entendrez,  et  priez  pour  votre  père...  » 

A  ces  derniers  mots,  de  grosses  larmes  jaillirent  des  yeux  du 
comte  :  la  paix  était  faite. 

V.  —  Transformation.  ' 

Au  moment  où  nous  sommes  arrivés,  M.  de  Volvire  devait  avoir 
environ  cinquante  ans  ;  sa  femme,  trente-quatre,  et  leur  fille,  dix- 
huit  ou  dix-neuf. 

On  rapporte  qu'un  ange  apparut,  un  jour,  à  une  personne,  jeune 
encore,  et  qui  devait  devenir  une  grande  sainte.  Il  lui  présenta  un 
voile  niagnifique,  mais  couvert  de  quelques  taches,  en  lui  disant  : 
«  Voilà  une  image  de  votre  âme.  »  Ensuite,  il  le  retourna,  le  lui 
remit  sous  les  yeux,  orné  des  fleurs  les  plus  riches  et  les  plus  déli- 
cates, et  ajouta  :  —  «  Vous  devez  ainsi  orner  votre  âme  par  vos 
vertus  et  par  vos  mérites.  ^ 

M"e  de  Volvire  avait  eu  les  défauts  de  son  âge  et  quelques  atta- 
ches aux  mondanités.  Elle  devait  les  expier,  si  déjà  la  chose  n'était 
faite.  Il  lui  restait  à  orner  son  âme  par  une  conduite  vraiment 
chrétienne.  Voyons  ce  qu'elle  fit. 

A  sa  naissance,  elle  avait  ré^n  de  grandes  qualités  naturelles  : 
une  brillante  intelligence,  un  cœur  droit  et  aimant,  une  volonté 
ferme  et  souple,  un  caractère  jovial ,  une  rare  beauté  physique  ;  en 
un  nffot,  tout  ce  qui  fait  le  charme  et  l'ornement  de  la  vie. 

La  grâce,  en  s'emparant  de  cette  riche  nature,  devait  la  rendre 
plus  belle  et  meilleure  encore.  Les  influences  religieuses,  en  efl*et, 
ne  font  que  détruire  ce  qui  est  mauvais  et  perfectionnent  tout  ce 
qui  esl  bon. 

Anne  posa  devant  elle  son  âme  comme  un  miroir,  afin  d'y 
voir  ses  fautes,  ses  penchants,  ses  défauts. 

Elle  expia  ses  péchés  par  un  esprit  et  des  actes  de  pénitence,  qui 
durèrent  toute  sa  vie.  Elle  poussa  celle  vertu  si  loin,  qu'elle  dé- 
passa même  la  charité  pour  le  prochain.  Si  sa  santé  en  souffrit, 
elle  ne  marcha  que  plus  rapidement  vers  le  ciel.  Comme  tous  les 
saints,  elle  fut  sévère  pour  elle-même. 


Digitized  by  VjOOQIC 


262  ANNE-TOUSSAINTE  DE  VOLYIRE. 

Elle  avait  parfois  occupé  son  esprit  à  des  lectures  frivoles,  à  des 
pensées  peu  sérieuses  ou  mondaines.  Ici  encore,  la  première  idée 
fut  celle  de  l'expiation  ;  la  seconde,  fut  de  s'adonner  à  l'étude  des 
vérités  éternelles  et  religieuses.  Elle  se  mit  à  lire  la.  Vie  des  Saints 
et  des  livres  de  piété.  La  méditation  devint  son  aliment  journalier. 
D'abord,  elle  éprouva  des  difficultés,  qui  disparurent  bientôt,  grâce 
à  sa  fermeté  et  aux  communications  intérieures  du  Dieu  qui  ne  se 
laisse  point  vaincre  en  générosité. 

L'examen  de  sa  vie  intérieure  et  extérieure  lui  fit  voir  que  sa 
volonté  avait  suivi,  par  moments,  plutôt  les  attraits  de  penchants 
naturels,  que  la  voix  de  la  conscience.  Elle  s'imposa  la  mortification 
des  sens  intimes,  et  une  grande  surveillance  sur  les  mobiles  de  ses 
actions.  Son  changement  de  vie  lui  imposait  de  nouveaux  devoirs  ; 
elle  prit  conseil  de  personnes  instruites  dans  les  voies  de  la  spiri- 
tualité et  demanda  les  lumières  de  la  Sagesse  divine.  Pour  dompter 
l'orgueil  inné,  il  y  avait  un  moyen  supérieur  à  tous  les  autres, 
Tobéissance.  Elle  fil  donc  la  promesse  d'obéir,  toutes  les  fois  qu'elle 
le  pourrait  sans  pécher,  quand  aucun  devoir  ne  serait  en  opposi- 
tion. Plus  tard,  celle  promesse  prit  de  l'extension  et  devint  un  véri- 
table vœu.  Cette  vertu  la  rendit  plus  docile,  plus  souple  et  plus 
facile  dans  ses  rapports  avec  son  père,  avec  sa  mère,  avec  tout  le 
monde. 

Anne  avait  subi  un  instant  l^  entraînements  de  son  cœur.  Rien 
ne  prouve  qu'elle  avait  dépassé  en  cela  les  limites  du  naturel  et  du 
licite.  Cependant  elle  en  eut,  sinon  des  remords,  au  moins  d^  in- 
quiétudes. Cette  leçon  lui  servit  pour  surveiller  davantage  ce  cœur 
si  ouvert  et  si  bon.  Puisqu'il  lui  fallait  une  nourriture  incessante  et 
vive,  elle  la  lui  fournit  :  l'amour  de  Dieu  peut  être  sans  mesure,  un 
cœur  n'est  point  capable  de  le  contenir.  Elle  pria  et  versa  des 
larmes,  el  bientôt,  comme  Augustin,  elle  s'écriait,  dans  l'abondance 
de  son  amour  :  «  0  beauté  toujours  ancienne  et  toujours  nouvelle, 
je  vous  ai  connue  bien  tard  !  Donnez-moi  de  vous  aimer,  de  vous 
aimer  de  toutes  les  forces  de  mon  âme,  de  toute  l'ardeur  de  mes 
désirs!  » 

Elle  aima  surtout  le  Dieu  fait  homme,  et  qui  se  plaît  à  habiter  au 
milieu  des  homDies.  Elle  le  visitait  fréquemment  dans  la  chapelle 


Digitized  by  VjOOQIC 


ANNE-TOLSSAINTE  DE  VOLVIRE.  263 

du  cbâleau  et  le  recevait  dans  la  sainte  communion  ;  et,  comme  les 
disciples  d'Emmaûs,  elle  sentait  son  cœur  brûlant  pendant  qu'elle 
s'entretenait  avec  lui. 

Après  l'amour  de  Dieu ,  arrivait  l'amour  du  prochain.  Ses  con- 
temporains et  les  générations  suivantes  nous  ont  fait  savoir  com- 
bien elle  aima  tout  le  monde,  les  pauvres  et  les  malades ,  en  par- 
ticulier. 

De  prime  abord  sa  mémoire  la  ramenait,  non- seulement  vers  les 
joies  d'enfance,  mais  aussi  vers  les  plaisirs  un  peu  mondains  aux- 
quels elle  avait  pris  part.  Elle  voulut  y  mettre  un  frein,  et,  comme 
la  pensée  des  choses  divines  et  éternelles  s'était  emparée  de  son 
âme,  son  but  fut  bien  vite  atteint.  Les  préoccupations  de  ses  œuvres 
de  charité  firent  disparaître  le  reste  de  ses  souvenirs. 

Le  caractère  de  M^i®  de  Volvire  élait  heureux,  enjoué,  plein  de 
saillies  amusantes  et  spirituelles.  Dans,  une  famille  et  dans  une 
société,  elle  pouvait  apporter  beaucoup  de  charmes  et  s'attirer  des 
applaudissements.  Mais  on  ne  fait  pas  longtemps  briller  son  esprit, 
sans  occasionner  d'ordinaire  de  petits  froissements  d'amour-propre 
aux  autres.  Elle  sentit  les  dangers  de  sa  nature,  et  travailla  à  y 
mettre  un  ordre  convenable.  Le  Sauveur  Ta  dit  :  Bienheureux  ceux 
qui  sont  doux,  pacifiques,  humbles  et  charitables.  Il  fallait  croire  et 
imiter  le  divin  modèle. 

Les  sens  extérieurs  devaient  obtenir,  de  sa  part,  la  même  atten- 
tion. Tous  les  biens  de  ce  nionde  ne  valent  pas  une  âme  chaste,  dit 
l'Esprit-Saint.  Anne  fil  le  vœu  de  virginité;  et,  pour  mieux  le  gar- 
der, elle  forma  un  pacte  avec  ses  yeux  et  tous  ses  sens,  afin  de  les 
retenir  dans  les  réserves  de  la  modestie. 

Pour'npérer.et  soutenir  ces  transformations  sévères,  il  fallait  des 
secours  surnaturels.  La  faiblesse  humaine,  abandonnée  à  elle-même, 
n'a  qu'une  certaine  mesure  de  courage  et  de  force;  mais  Dieu,  qui 
sait  de  quel  limon  il  nous  a  formés,  n'abandonne  pas  ceux  qui 
mettent  leur  confiance  en  hii.  Une  magnifique  chapelle,  de  style 
gothique,  avait  été  construite  par  Philippe  de  Montauban,  dans  la 
dernière  tour,  à  l'extrémité  sud-ouest  du  château.  Anne  obtint  de 
son  père  qu'une  messe  presque  quotidienne  y  fût  célébrée  ;  et  bien- 
tôt, Mifr  TEvêque  de  Saint-Malo  permit  d'y   conserver  la  sainte 


Digitized  by  VjOOQIC 


264  ANNE-TOUSSAINTE  PE  VOLVIRE 

Eucharîslic.  Une  vasle  chambre,  donnant  sur  un  des  plus  beaux 
poinls  de  vue  qu'on  puisse  admirer,  avait  une  porte,  jorgnant  à  la 
tribune,  et  qui  était  en  face  de  l'autel  sur  lequel  reposait  le  Rédemp- 
teur des  hommes.  Elle  occupa  cette  chambre,  qui  lui  fut  laissée 
pendant  toute  sa  vie.  Il  lui  fut  donc  facile  de  contenter  désormais 
ses  attraits  pour  la  solitude,  la  prière,  les  entretiens  fréquents  avec 
Dieu.  Elle  put  rafraîchir  et  fortifîerson  âme  aux  sources  pures  de 
tous  les  sacrifices  et  de  toutes  les  vertus. 

VI.  —  Train  de  vie. 

On  venait  de  fonder  à  Vannes ,  pour  la  première  fois,  une  Maison 
de  retraites,  dont  les  pieux  exercices  prenaient  de  l'extension  et 
devaient  produire  un  grand  bien  dans  les  âmes.  M"^  je  Franche- 
ville,  la  première  fondatrice,  vint  à  Ploërmel,  accompagnée  de 
Pères  Jésuites,  pour  y  donner  une  de  ces  retraites.  W^^  de  Volvire 
y  assista  el  s'efforça  d'en  profiter  de  son  mieux.  Elle  en  ressentit 
un  grand  bienfait,  et  remarqua  que  beaucoup  d'autres  âmes  y 
avaient  trouvé  un  moyen  efficace  de  purifier  leurs  consciences  et 
de  s'attacher  à  une  piété  solide.  Elle  fit  connaissance  avec  la  sainte 
directrice,  qui  désira  se  l'adjoindre  comme  coopéra trice.  Anne  se 
prêta  très-volon tiers  à  ces  ouvertures,  et  désira  faire  partie  du  nou- 
vel institut.  Sun  père  s'y  refusa,  en  lui  disant  qu'il  avait  déjà  fait 
pour  elle  un  grand  sacrifice;  mais,  qu'en  retour,  il  comptait  bien 
qu'elle  resterait  désormais  tranquille  au  milieu  de  sa  famille.  Elle 
se  soumit  immédiatement.  Toutefois,  elle  s'entendit  avec  les  supé- 
rieures des  Dames  de  la  Reiraile,  pour  en  obtenir  une  sorte  d'affi- 
liation, qui  lui  fut  concédée.  Elle  étudia  avec  soin  leurs  règlements, 
leurs  exercices  de  piété,  leurs  œuvres  journalières,  afin  d'y  con- 
former sa  conduite  dans  la  mesure  de  ses  autres  devoirs.  Elle 
adopta  leur  costume  pour  ses  voyages  et  toutes  les  circonstances 
extraordinaires. 

Au  château  et  dans  la  vie  privée ,  elle  quitta  ses  anciens  habits 
du  monde,  et  se  revêtit  d'une  simple  robe  noire  et  d'une  coiffe 
plus  simple  encore.  En  un  mot,  ses  habillements  furent  propres, 
convenables ,  mais  peu  riches  et  recherchés.  Ses  parents  ne  vou- 
lurent point  contrarier  ses  goûts,  conséquences  du  changement  de 


Digitized  by  VjOOQIC 


ANNE^TOUSSÂUfTE  DE  VOLVIRE.  265 

vie  de  leur  fille.  Sa  femme  de  chambre  prit  la  liberté  de  lui  deman- 
der pourquoi  elle  ne  portait  plus  d'atours  brillants  et  somptueux  et 
n'en  changeait  plus,  comme  autrefois,  deux  fois  le  jour.—  «  Hélas! 
répondit  Anne,  cette  vanité  me  coûte  bien  cher  aujourd'hui.  Si 
j'avais  été  moins  mondaine,  je  ne  serais  point  obligée  à  tant  de 
pénitence.  » 

Elle  voulut  ajouter  la  mortification  dans  la  nourriture  à  celle 
qu'elle  mettait  dans  sa  toilette.  Si  sou  nouveau  costume  lui  venait 
en  aide  pour  éviter  certaines  compagnies  et  mieux  pratiquer  l'esprit 
de  solitude,  une  nourriture  prise  à  part  augmenterait  ce  bonheur 
et  lui  donnerait  la  facilité,  en  se  privant,  de  soulager  les  malheu- 
reux. Son  père  lui  permit  seulement  de  prendre  ses  repas  dans  sa 
chambre,  quand  il  aurait  de  la  société  ;  mais  il  voulut  jouir  de  sa 
présence,  quand  il  serait  seul  avec  sa  famille.  Ce  faisant,  il  se  pro- 
posait de  l'empêcher  de  nuire  à  sa  santé  par  des  privations  indis- 
crètes; et,  d'un  autre  côté,  il  voulait  que,  par  son  caractère  enjoué, 
sa  conversation  intelligente  et  ses  bons  exemples,  elle  fût  utile  à 
ses  frères  et  sœurs. 

La  pieuse  demoiselle  étudiait  beaucoup  la  vie  du  divin  Sauveur, 
afin  d'y  conformer  la  sienne.  Elle  remarqua  que,  dans  la  crèche,  il 
n'avait  qu'un  peu  de  paille  pour  se  reposer,  tandis  qu'elle  couchait 
sur  un  lit  moelleux.  La  différence  était  trop  grande  à  ses  yeux  ;  et 
elle  voulut  la  rendre  moins  sensible.  Cette  fois,  elle  ne  (5rut  point 
devoir  prendre  conseil  de  ses  parents,  car  l'ordre  de  la  maison 
n'aurait  pas  à  souffrir.  Elle  fit  donc  disparaître  de  sa  couche  tout  ce 
qui  lui  semblait  du  luxe,  et  n'y  déposa  que  de  la  paille,  tout  en 
prenant  bien  soin  de  lui  conserver  son  ancienne  forme  extérieure. 
Comme  elle  se  servait  elle-même  et  refaisait  son  lit  tous  les  matins, 
son  secret  resta  longtemps  caché  ;  une  maladie,  qu'elle  éprouva, 
vint  le  mettre  à  découvert. 

Si  Anne  n'avait  observé  que  les  lois  de  l'Église  sur  le  jeûne  et 
l'abstinence,  sa  santé  n'aurait  pas  subi  d'atteintes,  car  elle  était 
forte  ;  mais  aux  mortifications  intérieures  et  extérieures,  dont  nous 
avojisdéjà  parlé,  elle  en  ajouta  bien  d'aulres.  Sa  mère,  qt^  l'aimait 
beaucoup,  exerçait  aussi  une  grande  surveillance.  S'étant  aperçue 

TOME  XXIX    {IX  DB-LA  3e  SÉRIE).  18 


Digitized  by  VjOÔQiC 


266  AlfNE-TOUSSÂINTE  DE  VOLVIRE. 

(le  certaines  exagérations,  elle  donna  des  ordres,  avertit  le  confes- 
seur, et  finit  par  les  réprimer. 

Généralement,  chaque  dimanche,  une  messe  était  célébrée  dans 
la  chapelle  du  château.  Un  élait'éloigné  de  plus  d'une  lieue  des 
églises  paroissiales  les  plus  rapprochées.  Tout  le  personnel  de  la 
maison  y  assistait,  ainsi  que  beaucoup  d'habitants  des  villages  voi- 
sins. Mlle  de  Volvire  recevait  la  sainte  communion  à  celte  messe, 
et,  après  avoir  pris  quelque  nourriture,  se  rendait  à  pied  à  la 
grand'messe  de  Néant.  Quand  elle  pouvait  être  seule,  dans  le  par- 
cours, elle  priait  et  méditait;  quand  elle  avait  de  la  compagnie,  sa 
conversation,  charitable  et  pieuse,  tendait  à  inspirer  de  bonnes 
pensées,  de  bons  désirs,  une  vie  toujours  meilleure» 

Elle  devait,  suivant  l'usage  général  de  nos  campagnes,  porter 
avec  elle  sa  provision  du  midi,  si  elle  voulait  prendre  quelque 
chose  entre  la  grand'messe  el  les  vêpres.  Lorsque  les  jours  étaient 
mauvais,  elle  mangeait  son  morceau  de  pain  et  de  beurre  dans  une 
maison  du  bourg;  s'il  faisait  beau  temps,  elle  allait,  avec  quelques 
filles  et  femmes,  dans  le  coin  d'un  champ.  Là,  eHe  partageait  sou- 
vent sa  maigre  provision  avec  quelque  personne  pauvre.  En  tout 
cas,  elle  trouvait  toujours  moyen  de  donner  la  réfection  spirituelle 
des  bons  conseils,  car  les  cœurs  lui  étaient  ouverts.  Elle  consolait 
donc  les  âmes  souffrantes,  qui  ne  manquent  jamais,  et  s'efforçait 
d'y  mettre  le  baume  de  la  confiance  en  Dieu. 

Mlle  de  Volvire  apprit  vite  que  ce  ne  sont  pas  les  longues  années 

qui  nous  chargent  de  mérites,  mais  les  années  bien  remplies.  Or, 

les  jours  composent  les  années,  et  notre  vie  s'écoule  comme  la 

fumée  et  la  joie  d'un  jour.  Quand  on  le  commence,  on  ne  sait  si  on 

le  verra  finir.  Il  est  donc  nécessaire  de  hâter  son  travail.  Comme 

certains  ouvriers  de  la  parabole  de  l'Évangile,  elle  ne  croyait  pas 

être  arrivée  aux  premiers  moments.  Elle  se  posa  pour  règle  de  se 

lever  de  grand  matin.  Après  une  prière  et  une  méditation ,  plus  ou 

moins  longues,  elle  se  mettait  à  l'œuvre,  et  nous  verrons  quelle 

fut  son  activité. 

L'abbé  Piéderrière. 

(La  fin  à  la  prochaine  livraison.) 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  CONGÉS 

DES    DUCS    DE    BRETAGNE 


L'art  de  i^rossir  les  revenus  publics,  en  multipliant  les  formes  de 
rimpôt,  passe  généralement  puur  une  invention  éclose  dans  le  cer- 
veau des  économistes  modernes ,  et  cependant  rien  n'est  moins 
nouveau  dans  notre  pays.  Nos  rois,  qui  en  avaient  appris  toutes  les 
subtilités  des  proconsuls  romains,  n'ont  cessé  de  le  mettre  en  pra- 
tique dans  leurs  rapports  avec  leurs  vassaux,  et  l'ont  si  bien  im- 
planté dans  nos  mœurs,  qu'à  l'heure  des  réformes  de  la  Révolulion, 
la  plupart  de  leurs  procédés  financiers  étaient  encore  en  vigueur. 

Pour  s'en  convaincre ,  il  suffit  d'ouvrir  l'histoire  du  moyen  âge, 
non  pas  les  annales  incolores  qui  ne  parlent  que  de  guerres,  mais 
celles  qui  relatent  les  actes  de  l'administration  féodale.  Aux  yeux 
même  les  moins  prévenus,  l'esprit  de  fiscalité  apparaîtra  comme 
l'un  des  traits  caractéristiques  de  l'époque.  Il  est  difficile  de  créer 
plus  de  taxes  et  de  redevances  que  les  suzerains  de  la  féodalité 
n'en  ont  imaginé  pour  accroître  leurs  profils  defiefs. 

Quoique  ce  régime  social  ait  fourni  déjà  une  ample  matière  à  de 
nombreuses  dissertations,  il  s'en  faut  bien  que  le  thème  soit  épuisé. 
11  nous  reste  encore  plus  d'un  nom  à  ajouter  à  la  liste  des  impôts 
féodaux  et  des  particularités  curieuses  à  noter  dans  ce  que  les  sei- 
gneurs appelaient  leur  domaine  utile. 

Les  dictionnaires  ne  manquent  pas  de  renseignements  sur  le 
cens,  le  rachat,  la  taille,  la  dime,  le  champart,  qui  frappaient  les 
produits  du  sol  ;  sur  h  traite  foraine,  les  druits  de  banalité,  de  pr^- 


Digitized  by  VjOOQiC 


268  LES  CONGÉS  DES  DUCS  DE  BRETAGNE. 

voté,  de  coutume,  etc.,  qui  entravaient  le  commerce  et  rinduslrie  ; 
mais  ils  sont  trop  laconiques  en  ce  qui  touche  les  profits  d'aventure, 
tels  que  les  congés  de  mer,  désignés,  dans  les  anciennes  chartes, 
sous  les  noms  analogues  de  briefs  ou  brieux  de  sauveté  et  sceaux 
de  mer.  Je  vais  essayer  d'en  faire  la  notice. 

Suivant  une  coutume,  que  la  féodalité  tenait  sans  doute  des 
temps  barbares  auxquels  elle  succédait,  et  qu'elle  n'avait  pas  ré- 
pudiée, les  seigneurs  des  terres  riveraines  de  l'Océan  jouissaient 
d'un  droit  de  confiscation,  appelé  droit  de  bris  ou  de  lagan ,  sur  les 
équipages  et  les  marchandises  des  navires  qui  échouaient  sur  les 
côtes.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  répugnant  à  dire,  c'est  que  les  villages 
les  plus  voisins  du  désastre  n'avaient  pas  honte  de  réclamer  une 
part  dans  le  butin,  et  qu'ils  devançaient  trop  souvent  la  vigilance 
des  officiers  préposés  à  la  triste  besogne  de  dépouiller  les  naufra- 
gés. On  assure  que,  sur  certaines  côtes  du  Finistère,  ces  mœurs, 
dignes  des  cannibales,  n'ont  pas  complètement  disparu  ;  mais  je 
veux  croire  que  c'est  une  calomnie. 

Dans  tous  les  cas,  il  est  malheureusement  bien  établi  que  la 
Bretagne  a  été,  pendant  longtemps,  une  terre  maudite  pour  les 
naufragés,  et  que  les  ducs  ont  accru  leurs  revenus  en  profitant  de 
la  loi  inhumaine  du  lagan. 

L'Eglise,  qui  avait  protesté  contre  l'esclavage  de  l'antiquité  et  le 
servage  de  la  féodalité,  devait  naturellement  s'élever  contre  de  pa- 
reils abus.  Elle  ne  manqua  pas  à  ce  devoir,  et  en  fit  l'objet  d'une 
condamnation  spéciale,  au  concile  de  Nantes  de  1127.  L'archevêque 
de  Tours,  Hildebert,  ayant  demandé  au  pape  de  confirmer  la  sen- 
tence d'excommunication  prononcée  contre  les  spoliateurs.  Hono- 
ré II  répondit,  avec  un  plein  assentiment,  qu'il  jugeait  inique  et  cruel 
de  dépouiller  ceux  que  la  clémence  divine  avait  daigné  sauver  du 
péril  *. 

*  «  Quidquid  evadebat  ex  naufragio  tolum  fiscus  lege  vindicabat  pairie  passes  que 
naufragium  miserabilius  violenlia  principis  spoliabat  quam  maris  rapina.  (Ep,  Hil" 
dcberli.) 

»  Iniquum  eiiim  censemus  ut  quem  divine  clemcnlie  magniludo  a  sœvientispelagi 
voracitatc  diverterit»  hominnm  sseva  ropacitas  audeat  spoliare.  >  {Ep.  Honorati.) 
(D.  Morice,  HisL  de  Bret.,  Pr.  1. 1,  col.  555-556). 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  CONGÉS  DES  DUCS  DE  BRETAGNE.  269 

Si  les  seigneurs  de  Cornouaille  et  de  Penthièvre  furent  insen- 
sibles aux  remontrances  du  concile,  du  moins  les  ducs  de  Bretagne 
témoignèrent  par  leurs  concessions  qu'ils  n'avaient  pas  perdu  tout 
sentiment  d'humanité.  On  ne  peut  pas  cependant  les  louer  sans 
réserve,  car,  en  se  soumettant ,  ils  ne  voulurent  pas  renoncer  aux 
compensations  et  changèrent  leur  confiscation  en  un  droit  de  ra- 
chat, comme  la  suite  le  montrera. 

Ils  imaginèrent  de  créer  des  lettres  de  congé,  que  les  receveurs 
des  havres  et  ports  du  duché  furent  chargés  de  délivrer  aux  patrons 
des  navires  fréquentant  les  côtes  de  la  Bretagne.  Ce  congé  ne  les 
garantissait  pas  de  la  rapacité  des  riverains,  sur  lesquels  la  sur- 
veillance était  difficile  ;  mais,  du  moins,  il  les  préservait  des  pour- 
suites des  officiers  en  cas  de  naufrage.  A  quelle  date  remonte  cette 
innovation?  Je  ne  saurais  le  préciser.  D'après  les  termes  d'une 
transaction,  passée  en  ^231,  entre  le  duc  et  le  roi  de  France,  que 
j'aurai  occasion  de  citer  plus  loin,  il  est  à  présumer  qu'elle  n'est 
pas  très- postérieure  à  1127. 

Ce  qu'il  importe  de  constater  ici,  c'est  que  la  mesure  prise  par 
les  ducs,  en  réalisant  un  progrès,  a  aussi  notablement  modifié 
leurs  rapports  avec  les  autres  puissances  féodales.  Afin  d'échapper 
"  à  la  tyrannie  du  droit  de  bris,  les  cités  maritimes  ont  été  forcées, 
sous  peine  de  saisie,  d'accepter  les  conditions  offertes,  et,  malgré 
leur  ombrageuse  fierté,  de  supporter  dans  leurs  murs  un  agent  du 
fisc  breton.  Ce  qui  suit  le  prouve,  du  moins  pour  Bordeaux  et  La 
Rochelle. 

Aux  navires  sortant  des  ports  bretons  il  était  facile  de  se  pour- 
voir d'un  brevet  de  sûreté,  signé  du  duc  ;  mais  comment  en  prému- 
nir ceux  qui  venaient  de  l'Espagne,  de  l'Angleterre  et  des  diverses 
provinces  maritimes  de  France?  La  coutume,  en  accordant  aux  nau- 
fragés un  délai  égal  au  retour  de  deux  marées,  ne  laissait  pas  tou- 
jours un  espace  de  temps  assez  long  pour  acquérir  une  sauvegarde 
et  se  mettre  à  couvert  de  la  saisie.  Pour  que  les  marins  non  bretons 
fussent  réellement  admis  à  participer  au  bénéfice  des  brefs  de 
sûreté^  il  fallait  qu'on  leur  donnât  la  facilité  de  s'en  procurer  à 
leur  point  de  départ. 


Digitized  by  VjOOQiC 


270  LES  CONGÉS  DES  DUCS  DE  BRETAGNE. 

Les  habitants  de  Bordeaux  et  de  La  Rochelle  sollicitèrent  et 
obtinrent  des  ducs  l'établissement  d'un  bureau  de  congé  dans  leur 
cité*  Cette  faveur  ne  pouvait  être  refusée  à  deux  villes  qui  entrete- 
naient avec  la  Bretagne  tant  de  relations  commerciales. 

Après  la  série  de  réflexions  qui  précède,  le  fait  que  j'énonce 
n'a  rien  de  surprenant;  il  parait  beaucoup  moins  naturel,  quand  il 
se  présente  à  l'esprit  sans  préambule.  On  ne  s'explique  pas  sans 
peine  comment  les  ducs  de  Bretagne  ont  joui,  dans  deux  ports 
étrangers,  d'un  droit  de  congé,  à  une  époque  où  chaque  seigneur 
était  jaloux  de  ses  prérogatives  et  peu  disposé  à  s'en  dessaisir. 
C'est  en  cherchant  à  dévoiler  cette  énigme  que  j'ai  été  amené  à 
traiter  la  question  des  briefs  de  sauveté. 

Le  Père  Arcère,  dans  son  Histoire  de  La  Rochelle  *,  assure  que  la 
concession  ci-dessus  eut  lieu  sous  le  règne  de  saint  Louis,  à  la 
prière  des  Rochelais  et  des  Bordelais.  C'est  une  conjecture  de  la 
part  de  cet  auteur  ;  l'acte  suivant  prouve  qu'il  faut  la  placer  à  une 
époque  antérieure. 

Dans  un  concordat  de  1231,  conservé  aux  Archives  du  départe- 
ment, le  roi  s'engage,  vis-à-vis  du  duc  Pierre,  à  respecter  les  pri- 
vilèges de  la  Breiagn*e ,  et,  au  nombre  de  ceux-ci,  il  indique  : 
€  les  brevets  ou  sceaulx  des  brevets,  c'est  à  savoir  de  salvations  ; 

>  de  saufs  conduits  ;  de  vivres  pour  les  marchands  et  passans 
1^  par  la  mer  de  Bretagne,  en  la  salvalion  et  faveur  d'iceulx  mar- 

>  chands,  d'ancienneté,  par  certaine  composition ,  pour  ce  ordon- 
j  nés,  tantes  ports  et  havres  et  villes  de  son  duchié  comme  aussi  à 
»  Bourdeaux  et  à  La  Rochelle.  » 

Il  ressort  de  ce  texte  plusieurs  enseignements  :  c'est  d'abord 
qu'en  1231,  les  brevets  en  question  étaient  d'ancienne  création; 
que  les  ducs  les  avaient  établis  par  une  transaction  à  l'amiable  avec 
les  commerçants  du  royaume  ;  et  qu'enfin  ces  congés  étaient  de 
plusieurs  sortes.  J'insisterai  sur  ce  dernier  point  : 

1«  Les  brevets  appelés  salvations  ou  briefs  de  sauveté  étaient 
destinés  à  protéger  les  navires  contre  le  droit  de  bris  ; 

*T.Lp.  H3. 


Digitized  by  VjOOQiC 


LES  CONGÉS  DES  DUCS  DE  BRETAGNE.  271 

2»  Les  brefs  de.  conduit ,  ou  des  sauf-conduits ,  donnaient  la 
faculté  de  se  faire  piloter  en  dehors  des  dangers  de  la  côte  ; 

3»  Les  brefs  de  victuaille  permettaient  de  se  ravitailler  dans  les 
ports. 

Voici,  d'après-  deux  pancartes  de  la  Chambre  des  Comptes,  les 
règles,  assesz  singulière,  suivies  pour  leur  délivrance.  Elles  divisent 
toutes  deux  les  navires  en  quatre  catégories,  dont  la  taxe  était  ainsi 
fixée  : 

Tarif  de  1454.  A  chaque  navire  portant  5  tonneaux  et  au-dessous, 
sera  baillé  brief  d'année  ;  —  à  chaque  navire  de  5  à  9  tonneaux , 
.  bref  de  victuaille;  —  à  chaque  navire  de  9  à  19  tonneaux,  brefs  de 
victuaille  et  de  conduit;  —  à  chaque  navire  de  18  tonneaux  et  au- 
dessus,  briefs  de  conduit,  victuaille  et  sauveté. 

Le  tarif  de  1565  est  plus  complet  ;  il  nous  donne  le  prix  de  cha- 
que classe  :  pour  6  tonneaux  et  au-dessous,  brief  d'une  année,  qui 
est  de  7  sous  6  deniers  ;  —  de  6  à  10  tonneaux,  bref  de  victuaille, 
17  sous  6  deniers  ;  —  de  10  à  19  tonneaux,  brefs  de  conduit  et 
victuaille,  les  deux,  55  sous;  —  de  19  tonneaux  et  au-dessus,  tous 
briefs,  valant  ensemble  110  sous. 

En  1371,  les  prix  étaient  un  peu  inférieurs.  Dans  une  quittance 
de  cette  date,  ils  sont  portés  à  5, 10,  25  et  35  sous.  Ainsi,  les  trois 
classes  de  brefs,  différentes  d'abord  par  leur  nom  et  leur  destina- 
tion, se  trouvaient  confondues  en  une  seule,  et  transformées  en  une 
sorte  de  patente  commerciale. 

Le  Trésor  des  chartes  des  ducs  de  Bretagne  renferme  plusieurs 
pfèces,  au  moyen  desquelles  nous  pouvons  évaluer  le  produit  de  la 
délivrance  des  briefs  ;  cependant,  elles  ne  sont  pas  assez  nom- 
breuses pour  que  nous  puissions  suivre  la  progression  ou  la  dé- 
croissance de  cette  branche  de  revenu.  Dans  le  compte  des  receltes 
du  duché  de  1503,  les  brefs  de  mer  s'élèvent  à  6,000  *  livres.  Guy, 
siré  de  Penthièvre,  ayant  obtenu  du  duc,  son  frère,  en  1321,  l'a- 
bandon provisoire  des  émoluments  recueillis  sur  les  sceaux  de  mer 
de  Bordeaux  et  de  La  Rochelle,  les  afferma  à  Guillaume  de  Roche- 
fort,  son  créancier,  pour  quatre  ans,  au  prix  de  16,000  francs*, 

*  Ce  chiffre  ne  comprend  sans  doute  que  la  recette  perçue  en  Bretagne. 
^  Trésor  des  chartes,  arm.  K.,  cass.  E.,  n*  20. 


Digitized  by  VjOOQIC 


272  LES  CONGÉS  DES  DUCS  DE  BRETAGNE. 

avec  promesse,  si  lesdils  briefs  ne  valaient  pas  5,000  livres,  par  an, 
de  parfaire  le  reste. 

En  1364,  le  bail  de  la  recette  des  sceaux  de  Bordeaux  et  de  La 
Rochelle  *  fut  concédé  pour  cinq  ans  à  Malié  de  Gournay,  moyen- 
nant 80  tonneaux  de  vin  de  Gascogne  et  deux  rentes,  Tune  de  200 
marcs  d'argent,  l'autre  de  50  écus.  D'après  le  même  acte,  le  duc 
prenait  à  sa  charge  le  clerc  de  la  recette  et  la  fourniture  des  lettres 
de  sûreté;  mais  il  laissait  à  la  solde  du  fermier  les  autres  pré- 
posés. 

En  1380  %  les  brefs  du  port  de  Bordeaux  seuls  furent  affermés  à 
un  marchand  de  la  ville,  pour  la  somme  de  500  francs. 

Il  s'en  faut  bien  que  les  ducs  de  Bretagne  aient  toujours  joui  pai- 
siblement des  revenus  de  ces  deux  recettes.  Les  Bordelais  et  les 
rois  d'Angleterre,  ducs  d'Aquitaine,  jaloux  des  profits.qui  se  per- 
cevaient sous  leurs.yeux  et  à  leur  détriment,  ne  laissaient  échapper 
aucune  occasion  d'en  contester  la  légitimité.  De  leur  côté,  les  ducs 
de  Bretagne  ne  fournissaient  que  trop  de  prétextes  à  la  chiqane,  en 
cherchant  à  étendre  ce  qu'ils  appelaient  leurs  droits.  Oubliant  leur 
qualité  d'étrangers  et  l'origine  de  leur  privilège ,  ceux-ci  auraient 
volontiers  régné  en  maîtres  dans  un  port  où  la  tolérance  seule  les 
avait  établis.  A  la  faveur  de  l'ancienneté  de  leur  coutume,  leur  am- 
bition ne  visait  qu'à  transformer  en  impôt  obligatoire  le  congé,  qui 
devait  toujours  rester  facultatif. 

Le  mandement  et  l'enquête  qui  suivent,  attestent  qu'ils  rencon- 
trèrent une  résistance  opiniâtre. 

«  Edward,  par  la  grâce  de  Dieu,  roi  d'Engleterre ,  seigneur 
d'Irlande  et  d'Acquitaine,  à  nos  chers  et  féaux  connestable,  maire, 
comsoils  et  jurés  de  nostre  cité  de  Bordeaux,  saluz. 

>  Nostre  très  cher  fris  Jehan,  duc  de  Bretaigne,  nous  admonstrô 
commant  feu  Jehan  son  père  et  feu  Jehan  son  oncle,  naguièresdux 
de  Bretaigne,  que  Dieux  absoule,  soloient  avoir  et  avoient  de  fait 
leurs  breffs  en  nostre  dicte  cité  et  certain  lieu  à  ce  député  pour  y 
bailler  et  délivrer  leurs  diz  breffs ,  et  tout  le  temps  qu'ils  gouver- 

*  Trésor  des  chartes,  armoire  M ,  caas.  A,  n»  6.  ^     . 

*  Trëèor  des  chartes  des  ducs,  armoire  V,  cass.  B,  xiv. 


Digitized  by  VjOOQiC 


LES  CONGÉS  DES  DUCS  DE  BRETAGNE.  273 

nèrent  ladicle  duché  de  Brelaigne,  ils  esloienl  en  paisible  posses- 
sion et  saisine  de  ce  faire  et  avoir  sanz  contredit  ou  empeschement 
de  nous  ou  de  nos  ministres  quelconques,  et  sur  ce  nous  a  hum- 
blement et  à  grande  instance  requis  que  il  nous  pleust  commander 
à  H  faire  en  ce  cas  droit  et  raison.    ^ 

>  Par  quoy  nous  vous  mandons  et  chargeons  que  sur  les  dictes 
choses  vous  vous  informez  sommerement  et  deplain,et  si  vous 
trovez  par  tele  imformation  et  par  autres  notables  evidances  que  la 
chose  est  véritable ,  soffrez  avoir  a  nostre  dit  filz  et  à  ses  commis  et 
despulés  ses  breffs  en  nostre  dicte  cité  de  Bordeaux  par  manière 
que  ses  davanciers  les  avoient  et  tenoient  en  temps  passé  ;  faisens 
sur  ces  choses  tel  acomplissement  de  justice  que  nostre  dici  filz 
n*ait  cause  de  se  plaindre  à  nous  pouf  deffaut  de  bonne  excusation 
de  nostre  présent  mandement. 

))  Donné  par  tesmoignance  de  nostre  grant  seil  à  nostre  palais  de 
Westminster,  le  Ville  jour  de  juillet,  Tan  de  grâce  mil  trois  cens 
soixante  et  deux,  et  de  nostre  règne  trente- sisme  *.  » 

Le  résultat  de  l'enquête  ne  nous  est  pas  parvenu,  mais  il  y  a  lieu 
de  croire  qu'il  fut  favorable,  puisqu'eïi  1378,  sans  plus  ample 
informé,  le  roi  Richard  II  s'empressa  de  confirmer  les  privilèges 
du  duc. 

Au  moment  de  les  faire  enregistrer  au  greffe  de  la  sénéchaussée 
de  Guyenne,  le  maire  de  Bordeaux  forma  opposition  à  l'exécution 
des  lettres,  en  alléguant  que  les  navires  bordelais  étaient  libres  de 
sortir  du  port  sans  lettres  de  congé  des  ducs ,  et  que  leurs  prépo- 
sés avaient  outrepassé  leurs  droits  en  voulant  les  imposer  à  tous 
les  marchands.  La  pièce  suivante  nous  révèle  les  détails  de  ce 
curieux  procès. 

«  Per  devant  nous  ',  Johan,  sire  de  Neville,  lieutenant  d'Aqui- 
taine pour  nostre  très  souvrain  seigneur  le  roy  de  Franse  et  d'En** 
gleterre,  en  présence  du  m[aire]  procurour  de  la  ville  de  Bourdeux 
et  de  plusieurs  dez  bourgeois  merchanz  ^t  citezeins  dudit  lieu ,  de 

*  Trésor  des  chartes,  arra,  T,  cass.  C,  n"  4. 

^  Trésor  des  ch(^rU$,  arm. M>  cas».  A,  n*  2,  -^  La  charte  est  rongée  en  plusieurs 
endroits. 


Digitized  by  VjOOQiC 


274  LES  CONGÉS  DES  DUCS  DE  BRETAGNE. 

la  partie  du  duc  de  Brelaigne  par  Johan  Guoyère,  son  procurour  et 
atlorné,  furent  lieuz  et  publiez  unes  lettres  patentz  de  noandement 
de  nostre  dit  seigneur  le  Roy  et  son  conseil  à  nous  adressantz,  dont 
la  teneur  s'enséust  : 

«  Richardus,  Dei  gratia  rex  Angiie  et  Francie  et  dominus  Hiber- 
»  nie,  dilectis  et  fidelibus  nostris  locum  tenentibus  sive  senescallis 
»  nostris  Aquitanie  ac  maiori  et  constabulario  nostro  Burdegalensi 
»  qui  nunc  sunt  vel  qui  pro  tempore  fuerunt  et  eorum  cuilibet  loca 
»  tenentiy  salutem. 

»  Gum  inter  cetera  in  quodam  tractatu  cerlis  de  causis,  habilo 
»  inter  nos  et  concilium  nostrum  et  carissimum  fratrem  nostrum 
»  Jobannem,  ducem  Britannie,  facta  et  concordata,  que  nos,  pro 
»  parte  nostra,  custodire,  tenere  et  perimplere  promisirous,  concor- 
»  datum  existit  quod  idem  dux  habeatque  lilteras  nostras  ofHciariis 
»  nostris  Burdegalensibus  direclas  quod  iidem  officiarii  ipsum 
»  ducein,  brevibus  suis,  que  ipse  habet  apud  Burdegalam,  uti  et 
»  gaudere  permitlanl,  prout  ipse  dux  et  antecessores  sui  eisdem 
»  brevibus,  temporibus  relroactis,  uti  et  gaudere  consueverant,  prout 
»  in  litteris  nostris  patentibus  eidem  duci  de  eodem  tractatu  factis 
»  plenius  continetur;  vobis  et  cuilibet  vestrûm  injungimus  et  man- 
»  damus  qualedus  ipsum  ducem  brevibus  suis  prediclis  ibidem  uti 
»  et  gaudere  permittatis,  juxtatenurem  traclalus  supradicti  et  prout 
»  ipse  et  antecessores  suipredicti  brevibus  illis,  ante  hœc  tempera, 
»  ibidem  uti  et  gaudere  consueverunt;  prefaclum  ducem  in  bac 
»  parte  non  molestantes  in  aliquo  seu  gravantes.  Datum  apud  West- 
»  minster,  quarta  décima  die  Aprilis,  anno  regni  nostri  primo, 
»  etc.  » 

»  Par  la  verîu  desquelles  ledit  Johan  Guoyere  disoît,  par  ledit 
duc,  que  il,  ses  prédécesseurs  et  devanciers  avoient  autrefois  heu, 
en  temps  passé,  en  dreit  monsieur  le  prince,  que  Dieux  perdone, 
et  autrement  deparavant  et  despuys  pocession  et  sazine  de  ballier 
et  délivrer  les  brefs  dudit  duc  à  chacun  vessell  que  fust  chargée  de 
vyns  al  port  de  Bourdeux,  et  que  les  mestres  et  merchantz  desdilz 
vesseaux  ou  de  chacun  chargées,  comme  dit  est,  devoit  et  esloit 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  CONGÉS  DES  DUCS  DE  BRETAGNE.  275 

lenus  prendre  et  payer  de  faicle  les  dilz  briefs ,  chacun  endroit  soy 
de  nécessité,  et  par  un  eslonoir  avant  parler  dudil  point  de  Bour- 
deux.  Et  par  vertu  desdiles  lettres  de  niandement,  voloit  ledit  Johan 
Guoyère,  pour  ledit  duc,  continuer,  maintenir,  user  et  joir  de  la 
dite  pocession  et  sazine,  afiîn  que  toutes  manières  dez  marchantz 
que  chargeassent  vins  ou  les  mestres  de  chacun  des  vesseaux  char- 
gées des  vins  audit  port,  ou  est  mettes,  devoit  et  estoit  tenus  cle 
prendre  et  payer  les  dilz  breffes  avant  estre  déliverez  ni  de  partir, 
comme  dit  est. 

»  Ledit  procureur  en  nom  des  citczeins  et  bourgeois  dudite  ville 
en  présence  dudil  meire  et  de  plusieurs  desdilz  bourgeois  et  habi- 
tants estanlz  présents  illoques,  conut  bien  ledit  duc  et  ses  prédé- 
cesseurs avoir  heu  possession  et  sazine  de  bailler  sesdilz  brefs  par 
delà  à  Bourdeux  à  ceux  qui  de  leur  volunté  prendre  les  youdroient 
et  non  autrement. 

»  Et  ledit  Joha*  Guoyère  en  nom  dudil  duc  disant  le  contraire  : 
sur  quoy,  de  notre  office  et  affin  d'avoir  plus  pleine  informacion  de 
l'un  propouser  et  de  l'autre  avons  volu  enquerrir  de  la  vérité  des 
possessions  avouez  afin  de  faire  raison  as  parties,  selon  la  ténor  dé 
mandement. 

»  Et  sur  ce  avons  fait  jurer  enquis  et  examinez  troys  tesnioîgns 
dignes  de  fey,  bourgeois,  cilezeins  et  marchantz  dudil  lieu  que  ont 
recordé  par  leur  serement,  en  audience  de  tous,  que  ils  ont  veu  par 
plusieurs  foitz,  en  temps  de  monseigneur  le  prince,  que  Dieux 
pardone,  que  toutes  foitz  et  quant  il  y  avoil  acuns  et  quelconques 
vesseaux  chargés  de  vins  au  port  de  Bourdeaux  que  ils  ont  veu  les 
mestres  ou  marchanlz  des  vesseaux  que  chargez  esloient  et  de  cha- 
cun d'eulx,  de  nécessité  et  par  fin  eslonoir  prendre  et  payer  lesdilz 
brefs  des  officiers  dudit  duc  avant  estre  délivrés  de  l'eschaper,  ne 
départir  leurs  vesseaux  fors  dudit  porl ,  pour  eulx  avaler;  et  que 
lesdilz  tesmoigns  mesmenl  en  leurs  personnes  qui  pour  marchan- 
disses  par  plusours  foilz  avoyent  chargé  de  vins,  en  celluy  temps, 
parsemblable  manière,  ont  pris  et  payé  lesdilz  brefs  à  chascun 
veiage  que  faisoienl  et  ainsi veu  user. 

»  Après  quoy  nous  avons  pris  à  nos  avisez  sur  ce  ové  notre  con- 


Digitized  by  VjOOQiC 


276  LES  CONGÉS  DES  DUCS  DE  BRETAGNE. 

seitaffin  de  faire  raison  entre  eulx  comme  appartendra  selontla, 
teneur  dudit  mandement. 

»  Donné  à  Bourdeaux jour  de  décembre,  Tan  mil  trois  cent 

septante  et  huyt.  » 

Vers  1384,  une  nouvelle  contestation  s'éleva  sur  le  même  sujet. 
Le  roi  d'Angleterre  refusa  de  se  dessaisir  des  brefs  de  Bordeaux 
qu'il  avait  confisqués,  en  soutenant  que  le  duc  devait  protéger  les 
vaisseaux  naviguant  dans  les  eaux  de  Bretagne,  contre  le  pillage  et 
la  rapine  des  riverains,  en  retour  des  lettres  de  sûreté,  et  qu'il 
manquait  à  cette  obligation.  Pour  défendre  ses  droits,  le  duc  de 
Bretagne  envoya  en  Angleterre  plusieurs  ambassadeurs,  dont  les 
négociations  eurejnt  un  plein  succès.  Les  explications  qu'ils  adres- 
sèrent au  roi ,  en  réponse  aux  allégations  du  chancelier  d'Angle- 
terre, nous  ont  été  conservées  dans  un  procès-verbal,  qui  mérite 
d'être  cltéMci  de  nouveau ,  quoique  dom  Morice*  l'ait  déjà  publié 
dans  les  Preuves  de  son  histoire.  ,* 

Ils  affirmèrent  que  le  duc  n'était  pas  tenu  de  protéger  les  navires 
marchands  côtoyant  la  Bretagne  ;  que  tel  n'était  pas  le  but  des  brefs  ; 
mais  que  les  havres  et  côtes  de  Bretagne  étant  très-périlleux,  les  rois 
et  ducs,  chacun  selon  leur  temps,  avaient  droit  de  briefs  à  Bordeaux 
et  ailleurs,  afin  que  tous  les  marchands,  obligés  de  naviguej*  dans  les 
parages  de  la  Bretagne,  pussent  se  pourvoir  de  lettres  de  sûreté  ; 
qu'il  ne  tenait  en  rien  ce  droit  de  sceau  du  roi  d'Angleterre,  quoi- 
qu'il l'exerçât  à  Bordeaux.  En  terminant,  les  députés  ajoutèrent 
que  leur  maître  pouvait  s'emparer  des  navires  échoués  et  de  leurs 
marchandises,  et  qu'il  userait  de  ce  droit,  si  la  jouissance  des  brefs 
de  Bordeaux  ne  lui  était  pas  restituée. 

La  menace  produisit  son  effet.  Pressé  de  mettre  fin  au  litige,  le 
roi  d'Angleterre  s'empressa  de  reconnaître  en  principe  le  privilège 
revendiqué;  mais,  dans  la  crainte  de  mécontenter  les  Bordelais 
sans  satisfaire  son  rival,  il  évita  de  se  prononcer  sur  la  forme  et  le 
caractère  des  congés.  Au  mois  de  juin  138i  ',  il  adressa  à  son  lieu- 
tenant d'Aquitaine  uq  nouveau  mandement,  dans  lequel  il  lui  or- 

*  Preuves,  t.  II,  col.  450. 

a  Trésor  de$  c/wr/w,  ari^.  H ,  ç^is,  E,  »•  3, 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  CONGÉS  MIS  DUCS  DE  BRETACÏNE.  277 

donnait  de  laisser  jouir  le  duc  Jean  IV  de  ses  droits  de  brefs,  de  la 
même  manière  qu'au  temps  de  ses  prédécesseurs.  La  question  res- 
tait donc  la  même  qu'avant  l'enquête. 

Loin  de  se  déconcerter,  le  duc  ne  voulut  rien  rabattre  de  ses 
prétentions  et  continua  d'exiger  une  redevance  de  tous  les  navires 
de  Bordeaux  à  destination  de  la  Bretagne.  En  1395  *,  le  patron  du 
neivire  Sainte-Marie  y  de  Bayonne,  ayant  négligé  de  prendre  un 
-congé,  fut  taxé  à  une  amende  de  200  écus  d'or  et  de  12  tonneaux 
de  vin. 

Les  lacunes  des  archives  m'empêchent  de  poursuivre  plus  loin 
l'histoire  des  congés  de  mer  en  Bretagne.  On  sait  seulement ,  par 
le  tarif  de  1565,  que  les  rois,  devenus  héritiers  des  ducs,  conti- 
nuèrent, au  XVb  siècle,  d'exploiter  celte  sourccrde  revenus,  dont 
le  profit  constitua  sans  doute  une  partie  de  l'apanage  du  grand 
amiral. 

Au  XVIIIe  siècle,  les  sceaux  de  mer  ne  figurent  pour  aucune 
somme  dans  les  comptes  de  la  province,  au  chapitre  des  revenus 
casuels.  On  peut  donc  en  inférer  qu'ils  étaient  tombés  en  désué- 
tude. La  Rochelle  et  Bordeaux,  ayant  perdu  presque  tous  leurs 
documents  historiques,  il  est  peu  probable  que  de  nouveaux  éclair- 
cissements se  produisent  autour  de  cette  question.  Les  quelques 
pièces  qui  nous  restent  à  Nantes  n'en  ont  que  plus  de  valeur,  et 
loute^  les  remarques  auxquelles  elles  peuvent  donner  lieu  n'ont  pas 
été  relevées  ici.  En  se  plaçant  à  un  autre  point  de  vue,  et  en  les 
rattachant  à  d'autres  documents,  on  en  tirerail  de  nombreuses  dé- 
ductions pour  l'histoire  des  relations  commerciales  de  la  Bretagne. 

Léon  Maître, 

Archiviste. 
*  Trésor  des  Charles,  arm.  N,  cass.  B,  n"  36. 


Digitized  by  VjOOQiC 


DIALOGDES  DES  ÏIÏANTS  ET  DES  MORTS' 


II 

M.  Gambetta,  Mercure  et  Garon*. 

CARON. 

Quel  homme  mènes-lu  là?  Il  fait  bien  l'important.  Qu'a-t-il  de 
plus  qu'un  autre  pour  s'en  faire  accroire? 

MERCURE. 

Il  était  jeune,  impétueux,  bouillant,  éloquent,  propre  à  charmer 
tout  le  monde.  Etudiant,  avocat,  député,  ministre,  il  n'a  cessé  de 
fiiire  du  bruit.  A  peine  au  sortir  du  lycée,  il  est  devenu  le  Jupiter 
Tonnant  des  tables  d'hôte  et  des  brasseries  du  Quartier  Latin. 
Avocat,  il  a  cassé  les  vitres  du  Palais  de  Justice  et  prononcé  en 
faveur  du  citoyen  Delescluze  un  plaidoyer  retentissant,  qui  donna 
dans  Paris  le  signal  du  Réveil;  député,  il  a  proclamé  à  la  tribune 
la  déchéance  de  Napoléon  III;  riiinistre,  il  a  gouverné  la  France 
pendant  quatre  mois,  brisant  les  conseils  municipaux  et  les  conseils 
généraux,  destituant  les  chefs  d'armée,  brouillant  tout,  renversant 
tout... 

CARON. 

Mais  ne  ren versera- 1  il  pas  aussi  ma  barque,  qui  est  vieille  et  qui 
fiiiteau  partout?  Pourquoi  vas-tu  te  charger  de  telle  marchandise? 
II  valait  mieux  le  laisser  parmi  les  vivants.  Son  ombre  me  fait  peur. 
Comment  s'appelle-t-il? 

*  Voir  la  livraison  de  mars,  pp.  231-239. 

*  Voyez  Fénelon,  Dialogues  du  Morts,  zi:  Alcibiade,  Mercure  et  Caron. 


Digitized  by  VjOOQIC 


DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS.  279 

MERCURE. 

Gambella.  N'en  as-lu  pas  ouï  parler? 

CARON. 

Gambetta!  Hé!  toutes  les  ombres  qui  viennent  me  rompent  la 
tête  à  force  de  m'en  entretenir.  Il  n'en  est  pas  un,  parmi  les  nou- 
veaux arrivants,  qui  ne  fredonne  autour  de  moi  :  Gambetta,  Gam- 
betta-ballon ,  Gambetta-discours ,  Gambetta-pigeon ,  Gambetla-Lon- 
jumeau,  car  ils  ont  mis  à  son  nom  une  flamboyante  aigrette  de 

sobriquets. 

MERCURE  {à  part). 

Ce  pauvre  Caron  a  de  singulières  façons  de  parler  depuis  qu'il 
est  devenu  romantique  pour  avoir  passé  le  bon  poète  Auguste  Vac- 
querie,  l'ombre  de  l'Ombre  de  Victor  Hugo.  {Haut.)  Allons,  Gam- 
betta, ne  nous  attardons  pas  sur  la  rive. 

CARON. 

N'est-ce  pas  lui  qui  a  soutenu  dernièrement,  contre  le  philosophe 
Jules  Simon,  cette  luUe  épique  dont  les  péripéties  ont  tenu,  pendant 
cinq  jours,  les  dtux  mondes  en  suspens? 

MERCURE. 

C'est  lui-même.  J'ai  appris  tous  les  détails  de  ce  grand  combat  à 
la  Bourse  de  Bordeaux,  où  je  me  trouvais  hier  par  hasard. 

CARON. 

Raconte-moi  cela ,  Mercuri^ 

MERCURE. 

Gambella  avait  publié  un  décret  au  nom  du  Gouvernement  provi- 
soire de  Bordeaux.  Survient  Jules  Simon,  délégué  du  Gouver- 
nement provisoire  de  Paris,  et  porteur  d'un  décret  diamétralement 
contraire.  Douze  journaux  publient  le  décret  de  Paris;  Gambella  les 
fait  saisir.  Proleslalion  des  journalistes,  qui  vont  frapper  à  la  porte 
du  Recteur  chez  lequel  Jules  Simon  était  descendu.  Notre  philo- 
sophe était  sorti.  Les  visiteurs  laissent  leurs  caries  et  annoncent 


Digitized  by  VjOOQiC 


280         DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS. 

qu'ils  reviendroni  le  lendemain  malin,  à  dix  heures. Le  lendemain, 
à  l'heure  indiquée,  ils  se  présentent  de  nouveau.  Notre  philosophe 
venait  de  sortir. 

CARON. 

El  que  faisait  pendant  ce  temps  Gambelta,  pour  par^r  les  bottes 
que  Simon  lui  portait  ainsi  sans  relâche? 

MERCURE. 

Par  Hercule  !  Gambelta  n'était  point  en  reste.  Il  se  faisait  celer 
chez  lui,  et  à  ceux  qui  demandaient  à  le  voir,  il  faisait  répondre  éner- 
giquement  qu'il  élait  indisposé.  Cependant  les  journalistes ,  gens 
peu  faciles  à  contenter,  insistaient  pour  que  Jules  Simon  usât  vis- 
à-vis  de  son  collègue  des  pleins  pouvoirs  qui  lui  avaient  été  donnés 
à  Paris.  Jules  Simpn  leur  dépêcha  un  .  secrétaire ,  qui  leur  apprit 
que  ces  pleins  pouvoirs  avaient  été  mis  naturellement  dans  la  malle 
du  philosophe,  que  cette  malle  avait  été,  non  moins  naturellement, 
oubliée  à  la  gare  d'Orléans,  et  que  le  général  prussien,  comman- 
dant le  corps  d'occupation,  s'était  écrié  en  la  voyant  :  Celte  malle 
doit  être  à  moi  !  Jules  Simon,  qui  joint  au  courage  du  lion  la  pru- 
dence du  serpent,  recommandait  instammentuux  douze  journalistes 
de  se  tenir  cois  jusqu'à  l'arrivée  de  trois  autres  membres  du  Gou- 
vernement de  Paris  :  Pelletan,  Arago  et  Garnier-Pagès,  —  les  trois 
Anabaptistes,  —  et,  en  allendant,  de  faire  comme  lui,  de  prendre 
des  mesures  personnelles  de  précaution. 

CARON. 

Ses  jours  étaient-ils  menacés?         * 

MERCURE. 

Hé  !  hé  !  Gambelta,  qui  joint  à  la  prudence  du  serpent  le  courage 
du  lion,-  avait  signé  l'ordre  de  l'arrêter  et  de  le  conduire  à  la  cila- 
delle  de  Blaye,  lui  et  les  douze  journalistes.  Seulement,  l'heure  de 
l'exéculion  venue,  il  mit  l'ordre  dans  sa  poche. 

CARON. 

Et  comment  finit  ce  terrible  duel? 


Digitized  by  VjOOQiC 


DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MOÎITS.  281 

MERCURE. 

II  durait  depuis  cinq  jours  et  cinq  nuits  lorsque,  tout  à  coup,  il 
finit  comme  le  combat  d'Olivier  et  de  Roland  dans  la  Légende  des 
Siècles.  Le  poète  Yaquerie,  que  lu  n'as  certainement  point  oublié, 
Caron,  nous  a  récité  ces  beaux  vers  pour  prix  de  son  passage,  et  je 
les  ai  retenus.  Il  semble  vraiment  que  Victor  Hugo  les  ait  écrits 
pour  apprendre  aux  races  futures  comment  se  dénoua  cette  formi- 
dable lutte  entre  Simon  et  Gambetla  : 

Plus  d'épée  en  leurs  mains,  plus  de  casque  à  leurs  têtes. 

Ils  luttent  maintenant ,  sourds,  effarés,  béants, 

A  grands  coups  de  troncs  d'arbre ,  ainsi  que  des  géants. 

Pour  la  cinquième  fois,  voici  que  la  nuit  tombe. 

Gambetta  tout  à  coup,  aigle  aux  yeux  cle  colombe. 
S'arrête  et  dit  : 

€  Simon ,  nous  n'en  finirons  point. 
Tant  qu*il  nous  restera  quelque  tronçon  au  poing, 
Nous  lutterons  ainsi  que  lions  et  panthères. 
Ne  vaudrait-il  pas  mieux  que  nous  devinssions  frères? 
Ecoute,  j'ai  du  vin,  mon  hardi  compagnon, 
Vidons  un  broc  ou  deux.  — 

—  Je  veux  bien,  dit  Simon. 
£t  maintenant  buvons,  car  l'affaire  était  chaude.  » 

Ils  burent  du  Limoux ,  département  de  l'Aude.  *■ 

CARON. 

Ne  crains-tu  pas  qu'un  homme  aussi  redoutable,  qui  a  tenu  tète 
à  Jules  Simon,  ne  mette  le  trouble  dans  le  royaun^e  de  Pluton  et 
ne  menace  son  autorité?  Aussi  bien,  je  crois  m'apercevoir  qu'il 
est  borgne,  et,  dans  le  royaume  des  aveugles,  les  borgnes  sont  rois. 

MERCURE. 

Je  te  le  livre  tel  qu'il  est.  S'il  fait  autant  de  fracas  aux  Enfers 
qu'il  en  a  fait  toute  sa  vie  sur  la  terre,  ce  sera  chez  vous  un  beau 
vacarme!  Mais  demande-lui  un  peu  comment  il  fera.  0  Gambetta, 
dis  à  Caron  comment  tu  prétends  faire  ici-bas. 

*■  Voyez ,  dans  la  Légende  des  siècles,  t  le  Mariage  de  Roland,  > 

TOME  XXIX    (IX  DE  LA  3«  SÉRIE).  ^  19 


Digitized  by  VjOOQiC 


282  DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS. 

GAMBETTA. 

Moi,  je  prétends  y  passer  mes  jours  le  plus  doucemenl  du  monde , 
à  la  façon  antique ^  entre  Epicure  et  Anacréon.  Pluton  peut  dormir 
en  paix  :  Jupiter  me  garde  de  conspirer  contre  lui  !  Pour  Proser- 
pine,  je  lui  dirai  des  nouvelles  de  la  Sicile  qu'elle  a  tant  aimée  : 
je  peux  lui  en  donner  de  toutes  fraîches,  que  je  tiens  de  mon 
illustre  ami  Garibaldi.  Je  lui  parlerai  des  Nymphes  avec  lesquelles 
elle  cueillait  dés  fleurs  quand  Pluton  la  vint  enlever.  Je  lui  racon- 
terai aussi  toutes  mes  aventures,  et  il  y  aura  bien  du  malheur  si  je 
ne  parviens  à  lui  plaire. 

MERCURE. 

Je  ne  m'étonnerais  point  qu'il  y  réussît,  car  japfiais  mortel  n'a 
eu  plus  de  talents  à  sa  di^osilion.  A  la  Bourse  de  Bordeaux,  dans 
un  groupe  où  je  me  trouvais,  on  ne  parlait  de  rien  moins  que  des 
six  cent  mille  talents  de  Gambetla. 

CARON. 

Six  cent  mille  talents!  C'est  beaucoup  pour  un  homme  seul. 
Cet  Emile  Ollivier,  que  j'ai  passé  l'autre  jour,  et  qui  nous  énumé- 
rait  les  siens  avec  tant  de  complaisance,  ne  se  vantait  pas  d'en 
posséder  la  dixième  partie! 

MERCURE.    ' 

Eh!  mon  ami,  je  ne  parle  point  ici  des  talents  de  Turaleur  ni  de 
ceux  de  l'homme  d'Etat.  Je  parle  d'or  en  ce  moment.  Au  lieu  de 
talents,  mettons  des  drachmes,  si  tu  l'aimes  mieux  :  il  en  a 
dépensé,  eh  moins  de  quatre  mois,  plus  de  trois  milliards.' 

CARON. 

Trois  milliards  !  Plus  de  trois  milliards  de  drachmes  !  Monsieur 
Gambetla,  donnez-vous  donc  la  peine  d'entrer  dans  ma  barque. 

GAMfeETTA. 

Excusez-moi;  mais,  de  ces  trois  milliards,  il  ne  me  reste  rien, 
pas  même  l'obole  nécessaire  pour  payer  mon  passage. 
*  La  drachme  valait  95  centimes  environ  ;  le  talent  valait  5,000  drachmes. 


Digitized  by  VjOOQiC 


DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS.         283 
CARON. 

C^est  égal ,  entrez  loul  de  même.  Mercure ,  je  crois  que  nous 
nous  trompions  sur  son  compte.  Il  m'a  tout  l'air  d'un  honnête 
garçon,  bien  revenu  des  choses  de  ce  monde,  —je  veux  dire  de 
l'autre  monde,  —  dépouillé  maintenant  de  toute  ambition,  et  qui 
ne  saurait  porter  ombrage -à  notre  roi  Pluton. 

MERCURE. 

Caron,  seras- tu  donc  toujours  le  même?  Te  laisseras-tu  éternel- 
lement prendre  aux  belles  paroles  des  Ombres  qui  traversent  le 
Slyx?  A  quoi  te  sert  ton  expérience  de  vieux  nocher?  En  es-tu  donc 
encore  à  apprendre  que  celui  qui  a  gouverné  sans  contrôle,  ne 
fût-ce  qu'un  hameau  et  ne  fût-ce  qu'une  heure,  celui-là  ne  renonce 
jamais  à  ressaisir  le  pouvoir?  Que  sera-ce  de  celui  qui  a,  pendant 
plusieurs  mois ,  gouverné  des  millions  d'hommes? 

GAMBETTA. 

J'ai  exercé  la  dictature,  il  est  vrai,  mais  c'était  pour  sauver  mon 
pays  envahi  par  les  barbares? 

MERCURE» 

Les  as^tu  chassés,  ces  barbares?  Et  ton  pays,  l'as-lu  sauvé?  La 
dictature  ne  peut  avoir  qu'une  excuse  :  le  succès.  Cette  excuse, 
oserais-tu  l'invoquer? 

GAMBETTA. 

Je  n'ai  pas  réussi,  je  le  reconnais.  Mais  c'est  la  faute  des  géné- 
raux qui  commandaient  mes  armées.  C'est  la  faute  à  d'Aurelles , 
c'est  la  faute  à  Bourbaki... 

MERCURE. 

Halte-15 ,  mon  jeune  ami.  Lorsque  d'Aurelles  de  Paladines  rem- 
porta un  premier  succès,  à  Coulmiers,  tu  fis  sonner  bien  haut  que 
cette  victoire  était  due  à  tes  combinaisons  savantes,  et  lorsqu'un 
mois  plus  tard  ces  mêmes  combinaisons  échouaient  misérablement^ 
tu  en  déclinais  la  responsabilité,  jetant  l'insulte  à  la  face  de  celui 
qui  avait  exécuté  tes  ordres.  Lorsque  Bourbaki  marchait  sur  Belfort 


Digitized  by  VjOOQiC 


284         DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS. 

et  que  les  Prussiens  semblaient  reculer  devant  lui,  tu  publiais  des 
dépêches  annonçant  que  ce  triomphe  était  le  résultat  des  plans 
stratégiques  enfantés  par  ton  génie  militaire,, doublé  de  celui  de 
ton  aide-de-camp,  l'illustre  M.  de  Serres,  et  quand  Bourbaki,  à  son 
tour,  était  réduit  à  reculer  devant  l'ennemi  victorieux,  tu  n'étais 
plus  pour  rien  dans  ces  fameux  plans,  par  lesquels  était  consommé 
le  désastre  de  ton  pays. 

CARON. 

Qu'est-ce  que  ce  M.  de  Serres,  dont  il  avait  fait  son  aide-de- 
camp? 

MERCURE. 

Ce  M.  de  Serres,  qui  ne  se  nomme  point  de  Serres,  mais  Wieez- 
flinski,  est  un  jeune  Polonais  qui  a  reçu  de  Gambettades  lettres 
de  grande  naturalisation,  en  même  temps  que  des  titres  de 
noblesse. 

CARON. 

Je  croyais  que  ces  titres  avaient  été  abolis  par  la  République 
française. 

MERCURE. 

Tu  croyais  peut-être  aussi,  mon  pauvre  Caron,  qu'elle  avait 
aboli  le  Cabinet  noir? 

CARON." 

Assurément. 

MERCURE. 

Encore  une  illusion  à  laquelle  il  le  faudra  renoncer.  Tiens,  lis  ce 
journal  que  j'ai  acheté  deux  oboles  sous  le  péristyle  du  grand 
théâtre  de  Bordeaux.  {Il  lui  remet  un  numéro  du  Gaulois.) 
CARON,  lisant, 

«  Monsieur  Dulré,  prévôt  civil  attaché  à  la  place  de  la  résidence 
du  Gouvernement,  est  autorisé  à  requérir  à  la  posle  la  délivrance 
de  toute  lettre  dont  il  indiquera  le  destinataire.  Tours,  le  27  no- 
vembre 1870.  Signéy  Léon  Gambetta.  » 

GAMBETTA. 

Oseriez-vous  prétendre.  Mercure,  que  vous-même,  lorsque  vous 


Digitized  by  VjOOQiC 


DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS.  285 

faisiez  le  service  de  la  correspondance  de  l'Olympe,  vous  n'avez 
jamais  violé  le  secret  des  lettres? 

'         MERCURE. 

Comme  avec  irrévérence 
Parle  des  dieux  ce  maraud  ! 

Caron,  je  te  conjure  de  le  passer  le  plus  vite  que  tu  pourras  ;  car 
nous  ne  gagnerons  rien  avec  lui.  Prends  garde  seulement  qu'il  ne 
surprenne  les  trois  juges  et  Pluton  même  :  avertis-le  de  ma  part 
que  c'est  un  scélérat  capable  de  faire  révolter  tous  les  morts  et  de 
bouleverser  le  plus  paisible  de  tous  les  empires.  La  punition  qu'il 
mérite ,  c'est  de  ne  voir  aucune  femme  et  de  se  taire  toujours. 

(En  entendant  ces  mots,  Gambetta  courbe  la  tête  et  s'assied  au 
fond  de  la  barque^  qui  s'éloigne  du  rivage). 


III 

Un  banquet  chez  Pluton. 

(La  scène  représente  une  vaste  salle,  ornée  de  colonnes  et  de  statues. 
Autour  d*une  table  couverte  de  mets  et  de  Vins,  de  fruits  et  de  fleurs, 
sont  rangés  un  graqd  nombre  de  convives,  à  la  tête  cbenue.  Dans  le  fond 
de  la  salle,  Platon  et  Victor  Cousin  sont  debout  et  observent,  pareils  aux 
deux  philosophes  que  Couture  a  peints  dans  son  tableau  des  Romains  de 
la  décadence,  au  musée  du  Luxembourg.) 

M.  TROPLONG. 

Mes  chers  collègues,  je  vous  remercie  d'avoir  bien  voulu  répondre 
à  l'invitation  que  j'ai  pris  la  liberté  de  vous  adresser,  le  joiir  où  je 
vous  ai  conviés  tous  à  venir  souper  chez  Plulon. 

M.  DE  BOISSY. 

Permettez,  monsieur  le  président.... 

M.  TROPLONG. 

Monsieur  de  Boissy,  vous  n'avez  pas  la  f  arole. 


Digitized  by  VjOOQIC 


286  DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS. 

M.  DE  BOISSY. 

Si  j'avais  pu  me  dispenser  d'assister  à  ce  banquet,  je  ne  m'en 
serais  point  fait  faute.  J'aimerais  cent  fois  mieux,  pour  ma  part, 
souper  chez  Véfour,  au  Palais-Royal,  que  chez  Pluton,  aux  Champs- 
Elysées.  Ne  vous  en  déplaise,  le  lieu  me  semble  assez  mal  choisi 
pour  un  repas  de  corps.  (Cris  :  A  V ordre!  à  V ordre!) 

M.  TROPLONG. 

Vous  le  voyez,  Monsieur  de  Boissy,  vos  paroles  légères  et  vos 
comparaisons  malséantes  froissent  les  sentiments  de  l'Assemblée. 
Vous  m'obligez  à  vous  rappeler  que  nous  sommes  dans  le  royaume 
du  silence,  où  la  première  loi  est  de  se  taire. 

Le  général  Husson,  le  général  LAWŒSTiNE,le  maréchal  Baraguey- 
d'Hilliers,  en  chœur: 

Un  vieux  soldat  sait  souffrir  et  se  taire 
.  Sans  murmurer. 

M.  DE  BOISSY. 

Me  taire ,  moi ,  me  taire  !  Ce  serait  mourir  deux  fois,  et  c'est  bien 
assez  d'une.  Comment  admettre,  d'ailleurs ,  que  le  Règlement  d'ici- 
bas  ne  permette  pas  au  moins  l'Ombre  d'une  interruption  ? 

M.  EMILE  augier,  à  souvotsin  : 

Devant  l'Ombre  d'un  auditeur, 

J'ai  vu  rOmbre  d'un  orateur,  ^ 

Qui  prononçait  une  harangue 

Et  qui,  pour  humecter  sa  langue. 

Au  beau  milieu  de  son  morceau , 

Buvait  l'onibre  d'un  verre  d'eau. 

M.   TROPLONG. 

L'incident  est  clos.  L'ordre  du  jour... 

M.  DE  BOISSY. 

Que  parlez-vous  d'ordre  du  jour  dans  le  royaume  des  ténèbres  ? 
(Murmures  prolongés.) 


Digitized  by  VjOOQiC 


DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS,  287 

M.  TROPLONG. 

L'ordre  du  jour  appelfe  la  suite  de  la  discussion  sur  Napoléon  et 

le  premier  Empire.  La  parole  est  à  M.  le  procureur  général 

Dupin. 

M.  DUPIN  aîné. 

€  Le  gouvernement  de  B***  était  militaire,  la  voix  des  lois  était 
étouffée  parle  cliquetis  des  armes;  toute  la  considération  semblait 
réservée  aux  soldats  :  Togœ  cedebant  armis.  » 

M.  PERSIL. 

Je  demande  la  parole. 

M.  SAINTE-BEUVE. 

Je  la  demande  également. 

'  M.  DUPIN  aîné. 

«  N***  ne  règne  plus,  mais  toutes  ses  lois  nous  restent,  et  ce 
sont  ces  lois  qui  ont  fait  le  malheur  de  la  nation  française.  Notre 
bonheur  dépend  donc  de  leur  prompte  abolition*.  » 

M.  EMILE  AUGIER,  â  SOU  VOisitl  .* 

Les  B.,  les  N.  voltigeaient  sur  son  bec. 

M.  TROPLONG. 

Excusez-moi,  Monsieur  Dupin,  si  je  vous  interromps. 

M.  DE  BOISSY. 

Ah!  je  vous  y  prends,  Monsieur  le  président;  voilà  que,  vous 
aussi,  vous  interrompez  les  oraleurs.  (Bruit  à  droite,) 

*  Des  magislrals  (Tautrcfois,  des  magistrats  de  la  Révolution,  des  magistrats  de 
Vavenir,  par  André-Marie-Jean-Jacques  Dupin,  avocat  à  la  Cour  royale  de  Paris, 
docteur  en  droit,  membre  correspondant  de  l'Académie  Ionienne,  etc.  Juin  1814; 
avec  cette  épigraphe  : 

Sous  un  sceptre  de  fer,  tout  un  peuple  abattu , 
A  force  de  malheurs,  a  repris  sa  vertu; 
Tarquin  nous  a  remis  dans  nos  droits  légitimes  : 
Le  bien  jmblic  est  né  de  Vexeès  de  ses  crimes. 

Dans  celte  brochure,  M.  Dupin  ne  désigne  jamais  le  nom  de  l'Empereur  que  par 
son  initiale,  suivie  de  trois  étoiles. 


Digitized  by  VjOOQiC 


288  DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS. 

M.  TROPLONG. 

Vous  trouverez  bon ,  Messieurs ,  que  je  ne  m'arrête  point  aux 
attaques  de  M.  de  Boissy,  tant  qu'elles  ne  s'adressent  qu'à  ma  per- 
sonne. (Trè^-Wm,  très-bien.  Mouvement  marqué  d'approbation.) 
Monsieur  Dupin,  je  vous  prierai  de  nous  dire  quel  est  ce  B.  et  cet 
N.  dont  vous  venez  de  parler. 

M.  DUPIN  aîné. 

Pourquoi  me  condamner,  Monsieur  le  président,  à  prononcer  un 
nom  que  j'abhorre,  un  nom  que  je  voudrais  pouvoir  effacer  des 
pages  de  notre  histoire  nationale,  comme  je  l'ai  effacé  des  pages  de 
mes  livres? 

M.  TROPLONG. 

Mais  encore. 

M.  DUPIN  aîné. 

Eh  bien!  puisque  vous  m'y  forcez,  puisque  vous  voulez  absolu- 
ment que  je  dise  ce  nom  dont  les  syllabes  brûlent  mes  lèvres,  je  le 
ferai,  quoi  qu'il  m'en  coûte  :  l'homme  dont  j'ai  parlé  est  Napoléon 
Bonaparte  !  (Profo^ide  sensation.) 

M.  EMILE  AUGIER,  à  SOnVOisitt, 

Son  nom  jamais  n'attristera  mes  vers. 

M.  TROPLONG. 

M.  Persil  a  la  parole. 

M.  PERSIL. 

Je  ne  dirai  qu'un  mot  :  «  Le  code  pénal  façonné  par  Buonaparte 
est  l'œuvre  d'un  tyran  *.  » 

M.  MOCQUART. 

J'estime,  en  ce  qui  me  concerne,  que  <  les  dispositions  du  Code 
pénal  de  1810,  relatives  aux  crimes  politiques,  ne  se  peuvent  com- 
parer qu'aux  lois  de  Tibère  *.  » 

M.  DE  BOISSY. 

Tu  quoque,  Mocquart  ! 

*  Plaidoyer  de  M*  Persil,  pour  M.  Bavoux,  prononcé  devant  la  cour  d'assises  de 
la  Seine,  le  31  jaillel  1819. 

*  Plaidoyer  de  M*  Moajuart  dans  l'affaire  de  VEpingk  imre,  octobre  1817. 


Digitized  by  VjOOQiC 


DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS. 
M.  TROPLONG. 

Monsieur  Sainte-Beuve,  vous  avez  la  parole, 

M.  SAINTE-BEUVE. 

tf  Le  pouvoir  de  Bonaparte  était  impudemment  despotique  *. 
(Très-bien!  très-bien!)  Ses  guerres  étaient  insensées  '.  J'oserai  dire 
que  Bonaparte  est  l'homme  qui  ar  le  plus  démoralisé  d'hommes  de 
ce  temps,  qui  a  le  plus  contribué  à  subordonner  pour  eux  le  droit 
au  fait,  le  devoir  au  bien-être,  la  conviction  à  l'utilité,  la  conscience 
aux  dehors  d'une  fausse  gloire....  Si  l'on  essaie  d'énumérerla  quan- 
tité d'hommes  honnêtes,  recommandables  par  le  talent,  l'étude  et 
des  vertus  de  citoyen,  que  89  avait  fait  sortir  du  niveau,  qui 
avaient  traversé  avec  honneur  et  courage  les  temps  les  plus  difficiles, 
que  la  Terreur  même  n'avait  pas  brisés,  que  le  Directoire  avait 
trouvés  intègres ,  modérés  et  prêts  à  tous  les  bons  emplois;  si  l'on 
examine  la  plupart  de  ces  hommes  tombant  bientôt  un  à  un,  et 
capitulant,  après  plus  ou  moins  de  résistance,  devant  le  despote, 
acceptant  de  lui  des  litres  ridicules,  auxquels  ils  finissent  par 
croire,  et  des  dotations  de  tuutes  sortes,  qui  n'étaient  qu'une  cor- 
ruption fastueusement  déguisée,  on  comprendra  le  côté  que  j'in- 
dique, et  qui  n'est  que  trop  incontestable.  L'éclat  tant  célébré  des 
triomphes  militaires  d'alors,  cette  pourpre  mensongère  qu'on  jette 
à  la  statue  et  qui  va  s'élargissant  chaque  jour,  couvre  déjà,  pour 
beaucoup  de  spectateurs  éblouis,  ces  hideux  aspects,  mais  ne  les 
dérobe  pas  encore  entièrement  à  qui  sait  regarder  et  se  souvenir. 
(Applaudissements.)  Napoléon  n^eslimait  pas  les  hommes  à  titre  de 
ses  semblables;  il  était  aussi  peu  que  possible  de  celte  chair  et  de 
cette  âme  communes  aux  créatures  de  Dieu  :  c'était  un  homme  de 
"  bronze ,  comme  l'a  dit  Wieland. 

M.  EMILE  AUGiER,  à  son  voisin. 

Rien  d'humain  ne  battait  sous  son  épaisse  armure;. 
Sans  haine  et  sans  amour... 

*  M.  Sainte-Beuve,  Bévue  des  Deux  Mondes,  septembre  1834. 
^  Bévue  des  Deux  Mondes,  décembre  J832. 


Digitized  by  VjOOQiC 


290  DIALOGUES  DES   VIVANTS  ET  DES  MORTS. 

M.  SAINTE-BEUVE,  conHmianL 

«  Egoïste,  sans  pitié',  sans  fatigue,  sans  haine,  un  demi-dieu,  si 
l'on  veut,  c'est-à-dire  plus  et  moins  qu'un  homme;  car,  depuis  le 
christianisme,  il  n'y  a  rien  de  plus  vraiment  grand  et  beau  sur  la 
terre  que  d'être  un  homme,  un  homme  dans  tout  le  développement 
et  la  proportion  des  qualités  de  l'espèce.  Les  demi-dieux,  les  héros 
violents  et  abusifs,  tiennent  de  près  aux  âges  païens,  à  demi 
esclaves  et  barbares  *.  »  {Applaudissements  prolongés.) 

(M.  Sainte-Beuve  se  rasseoit  au  ^milieu  d'un  enthousiasme  indescrip- 
tible. M.  Prosper  Mérimée,  qui  est  assis  à  sa  gauche,  lui  serre  les  mains 
avec  effusion). 

M.  MÉRIMÉE. 

Je  suis  assuré,  Messieurs,  d'être  votre  interprète  en  exprimant 
à  mon  ami,  M.  Sainte-Beuve,  les  sentiments  de  vive  et  sympathique 
admiration  que  nous  inspirent  les  nobles  paroles  qu'il  vient  de 
faire  entendre.  Cet  admirable  discours  d'outre-tombe  nous  montre 
bien  que,  chez  notre  illustre  collègue,  le  grand  écrivain  était  dou- 
blé d'un  grand  orateur,  et  vous  regretterez  comme  moi  qu'il  ait 
attendu  d'être  ici  pour  en  fournir  la  preuve.  le  ne  me  hasarderai 
certes  point  à  prendre  la  parole  après  lui;  je  voudrais  seulement, 
puisque  nous  sommes  «n  famille  et  que  nous  voilà  au  dessert,  vous 
dire  en  deux  mots,  entre  la  poire  et  le  fromage,  ce  que  je  pense 
du  régime  impérial.  J'emploierai,  si  vous  le  permettez,  {oui^  om, 
parlez)  une  forme  qui  n'aura  rien  d'académique.  J'esquisserai  rapi- 
dement devant  vous  le  scénario  d'une  petite  comédie  que  nous 
appellerons,  si  vous  le  voulez  bien,  les  Espagnols  en  Danemark, 
{Eœutez I  écoutez I)  —  La  scène.  Messieurs,  se  passe  en  4808, 
dans  l'île  de  Fionie,  où  Napoléon  a  envoyé  les  troupes  espagnoles 
mises  à  sa  disposition  par  le  roi  Charles  IV.  Le  marquis  de  la  Ro- 
mana,  qui  les  commande  et  qui  vient  d'apprendre  les  événements 
de  Madrid  du  2  mai  1808,  cherche  le  moyen  de  faire  embarquer  ses 
soldats  pour  l'Espagne ,  afin  d'aller,  à  leur  tête,  grossir  les  rangs 
des  défenseurs  de  l'Indépendance.  Il  a  pour  complices,  dans  la 

*  Revue  des  Deux  Mondes,  février  1834. 


Digitized  by  VjOOQIC 


DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DE;S  MORTS.         291 

poursuite  de  son  patrioUque  dessein,  Juan  Diaz,  son  aide-de- 
camp,  et  sir  John  WalliSj  officier  de  la  marine  anglaise,  à  qui  je 
fais  jouer  le  rôle  le  plus  noble  et  le  plus  généreux. 

M.  DE  BOISSY. 

Je  proteste.  Je  n'accorderai  jamais  qu'un  enfant  de  la  perfide 
Albion  puissp  jouer  un  beau  rôle.  Pour  moi,  en  ce  monde-ci  comme 
dans  Tautre,  je  ne  cesserai  de  demander  qu'une. armée  française 
traverse  la  Manche  et  fasse  une  descente  en  Angleterre.  Ce  jour-là , 
encore  bien  que  je  ne  sois  plus  que  TOmbrede  moi-même,  je  m'en- 
rôlerai en  qualité  de  tambour. 

M.  EMILE  AUGIER,  â  SOU  VOisiU. 

Voyez-vous  ce  brave  marquis 
Ne  rêvant  que  peuples  conquis, 
Ne  trouvant  pas  la  Manche  large, 
Et  qui,  pour  mieux  battre  la  charge. 
S'exerce  la  nuit  et  le  jour 
A  frapper  Tombre  d'un  tambour, 
Gomme  un  timbalier  en  goguette , 
Avec  Tombre  d'une  baguette. 

M.  TROPLONG. 

Veuillez  continuer,  Monsieur  Mérimée. 

M.  MERIMEE. 

En  regard  de  sir  John  Wallis  et  des  deux  officiers  espagnols,  j'ai 
placé,  pour  représenter  le  régime  napoléonien,  quatre  Français  : 
le  chargé  d'affaires. du  gouvernement  de  l'Empereur,  le  baron 
Achille  d'Orbassan,  un  sot  et  un  lâche  ;  Madame  Leblanc  et  sa  fille, 
qui  appartiennent  toutes  les  deux  à  la  police  impériale;  enfin, 
Charles  Leblanc,  chevalier  de  la  Légion  d'honneur,  lieutenant  des 
grenadiers  de  la  garde,  un  brave  auquel  La  Romana  et  Juan  Diaz 
ont  sauvé  la  vie  à  Friedland,  et  qui,  pour  leur  témoigner  sa  recon- 
naissance, imagine  la  combinaison  suivante  :  Le  baron  d'Orbassan 
invitera  le  général  Romana  avec  tout  son  état-major  à  dîner,  et,  au 
dessert,  proposera  la  santé  de  l'Empereur.  A  ce  signal,  les  grena- 


Digitized  byVjOOQlC 


292         DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS. 

diers  de  la  garde  entreront  dans  la  salle  et  coucheront  en  joue  tous 
les  Espagnols.  Leblanc  prendra  le  général  au  collet,  et  si  lui  ou  les 
siens  font  des  façons  pour  se  rendre ,  d'Orbassan  et  le  lieutenant  de 
lagarde  impériale  se  jetteront  sous  la  table,  et  les  grenadiers  feront 
un  feu  de  file.  Après  quoi,  on  barricadera  les  portes,  et  si  des 
Espagnols  viennent  au  secours  de  leur  général,  Leblanc  et  ses 
hommes  tueront  tous  leurs  prisonniers.  —  Madame  Leblanc,  élevée 
à  l'école  de  Fouché,  propose  de  recourir  simplement  à  l'arsenic  et 
d'empoisonner  La  Romana  et  tous  les  officiers  de  son  état-major. 
Ce  procédé  ne  laisse  pas  de  sourire  assez  au  diplomate,  élevé  à 
l'école  de  Talleyrand.  Cependant  le  plan  du  lieutenant  de  la  garde, 
élevé  à  l'école  de  l'Empereur,  finit  par  obtenir  la  préférence;  il 
reçoit  même  un  commencement  d'exécution,  et  ne  manque  son 
effet  que  parce  que  Mademoiselle  Leblanc  trahit  le  secret  de  son 
frère.  Ainsi  finit  ma  comédie.  Excusez  les  fautes  de  l'auteur*.  (Ap- 
plaudissements,) —  Je  vous  remercie  de  vos  applaudissements, 
mes  chers  collègues,  et  je  les  ai  peut-être  mérités  en  ne  négligeant 
aucune  occasion  de  tourner  en  ridicule,  dans  ma  pièce,  le  système 
impérial,  le  blocus  continental,  les  buUettins  de  la  Grande  Armée 
et  les  victoires  du  Grand  Homme.  {Rires  d'approbation.) 

M.   SAINTE-BEUVE. 

C'est  une  justice,  en  effet,  que  nous  devons  rendre  à  notre  émi- 
nent  collègue.  <c  Quand  il  a  abordé  dans  ses  écrits  le  règne  de 
Napoléon,  c'a  été  la  critique  et  l'ironie  qui  ont  prévalu;  il  nous  a 
peint  des  lieutenants  de  la  vieille  armée  espions,  des  jeunes  fils  de 
famille  bonapartistes  grossiers,  et  sa  sublime  Prise  d'une  redoute 
n'est  que  le  côté  lugubre  de  la  gloire  militaire.  On  n'est  pas  moins 
chauvin  que  M.  Mérimée  *.  » 

M.  DE  BOISSY. 

Très-bien!  très-bien! 

PLATON,  à  M.  Victor  Cousin. 
Ah?  çà,  mon  cher  traducteur,  que  sont  donc  ces  hommes,  et 

*  Voyez  dans  le  Théâtre  de  Clara  Gazul,  par  M.  Prosper  Mérimée,  les  Espagnol 
Danemark. 

*  Article  de  M.  Sainle-Beiive  dans  le  Globe,  janvier  1831. 


Digitized  by  VjOOQiC 


DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS.         293 

d'où  sorlenl-ils?  Si  j'en  juge  par  ce  que  nous  venons  d'enlendre, 
Napoléon  n'avait  pas  d'ennemis  plus  irréconciliables,  et  ils  apparte- 
naient sans  doute  à  quelque  société  secrète  ayant  pour  but  le  ren- 
versement de  TEmpire? 

VICTOR  COUSIN. 

Vous  pourriez Inême  ajouter,  ô  divin  Platon,  qu'ils  n'ont  pas  peu 
contribué  à  amener  sa  chute.  Mais  voici  leur  président  qui  se  lève 
et  qui  se  prépare  à  porter  un  toast. 

M.  TROPLONG. 

Mes  cliers  collègues,  je  vous  propose,  avant  de  nous  séparer,  de 
joindre  votre  voix  à  la  mienne  et  de  pousser  avec  moi  ce  cri  qui 
exprime  et  résume  toutes  nos  convictions  et  tous  nos  sentiments  : 
Vive  Napoléon  !  Vive  l'Empire  !  Vive  l'Empereur  ! 

M.  D.upiN  aîné,  le  général  Husson,  le  général  Lawœstine, 
M.  Emile  Augier,  le  maréchal  Baraguey-d'Hilliers,  M.  Persil, 
M.  MocQUART,  M.  Sainte-Beuve,  M.  Mérimée,  en  chœur  :  Vive 
l'Empereur! 

M.  DE  BOISSY. 

Monsieur  le  président,  je  demande.... 

M.  TROPLONG. 

La  séance  est  levée. 

PLATON,  à  M.  Victor  Cousin. 
Je  n'y  comprends  plus  rien.  Ces  fougueux  ennemis  de  l'Empire.. 

VICTOR  COUSIN. 

Etaient  justement  les  membres  du  Sénat  impérial. 


(Les  conviv  es  se  lèvent  de  table  et  allument  des  cigares.  M.  de  fioissy 
en  présente  un  à  M.  Troplong,  qui  le  refuse  avec  le  geste  d'Hippocrate 
rejetant  les  présents  d'Arlaxercès.  La  salle  se  vide  peu  à  peu.  Platon  et 
Cousin,  rêveurs,  suivent  longtemps  du  regard  les  Sénateurs  de  la  déca- 
dence.) 

Edmond  Biré. 


Digitized  by  VjOOQiC 


POÉSIE. 


LES  JOURS  SOMBRES 


A  Ulf  VIEIL  AMI. 


Honte  à  qui  peut  chanter  tandis  que  Rom«  brûle  ! 
Lamartine. 

Pourquoi  donc,  lui  faisant  sans  cesse  violence, 
Veux-lu  forcer  ma  muse  à  rompre  le  silence? 
Le  poêle  est  bien  fou  qui  se  prend  à  chanter^ 
Si  d'avance  il  n'est  sûr  de  se  faire  écouler  ! 
Oui,  Tauleur  est  bien  fou  qui  polit  un  poème, 
Quand  il  sait  qu'il  n'aura  de  lecteur  que  lui-même  ! 
Et  pourtant,  dans  les  jours  de  trouble  et  de  frayeur^ 
Les  plus  beaux  vers  jamais  ont-ils  un  sort  meilleur? 
Quel  est  donc  le  mortel ,  s'il  n'a  pas  le  délire ,  , 
Qui  peut  être  séduit  par  la  voix  d'une  lyre, 
Alors  qu'autour  de  lui  bondissent,  déchaînés, 
Des  révolutions  les  flots  désordonnés? 
Où  trouver,  au  milieu  des  publiques  lempêles,  - 
Une  oreille  assidue  aux  accents  des  poètes? 
La  tienne  !  Mais  toi-même,  oses-tu,  devant  moi, 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  JOURS  SOMBRES.  295 

Quand  d'horribles  clameurs  sèment  partout  l'eflfroi, 
Oses-tu  l'engager,  —  sois  franc  sur  ce  chapitre,  — 
A  lire  jusqu'au  bout  ma  familière  épître, 
A  commenter  mes  vers,  au  rappel  des  tambours 
Qui  révèlent  l'émeute  accourant  des  faubourgs  ? 

Quoif  tu  veux  qu'à  chanter  ma  muse  se  hasarde, 
Lorsque,  vieux  monument  qui  partout  se  lézarde, 
La  société  tremble  et  peut ,  au  premier  coup 
D'un  marteau  furieux,  s'écrouler  tout  à  coup! 
Chanter!  quand  le  canon  tonne  au  milieu  des  villes. 
Quand  mugit  l'ouragan  des  discordes  civiles  !... 
Les  troubadours  charmants  qu'inspire  le  bon  Dieu, 
Les  oiseaux  chantent-ils  quand  la  nue  est  en  feu? 
La  mouette,  elle  seule,  avec  son  cri  sauvage. 
Annonce  la  tempête  aux  nochers  du  rivage. 

Chanter!  mais  sur  quel  ton  chanterai-je?  Veux-tu 
Que,  la  voix  lamentable  et  le  front  abattu , 
Donnant  aux  alarmés  une  nouvelle  transe, 
Je  résume  en  ces  mots  le  destin  de  la  France  : 
«  La  République  avec  Quatre-vingt-treize  au  bout. 
Et,  derrière  Blanqui,  Robespierre  debout!  « 

Ou  oien,  le  ton  railleur,  le  sounre  à  la  lèvre, 
Quand  du  corps  social  une  brûlante  fièvre 
A  calciné  les  os,  dois-je,  gai  boute-en-train. 
D'un  joyeux  vaudeville  aiguiser  le  refrain. 
Et,  tout  respect  perdu,  toute  pudeur  bannie. 
Du  vieux  monde  expirant  chansonner  l'agonie? 

Faut-il  que  je  m'arrache  à  mes  paisibles  mœurs? 
Que  j'aille,  de  la  foule  approuvant  les  clameurs. 
Mendier  au  forum  un  laurier  populaire  ? 
Faut-il,  les  poings  crispés,  l'œil  ardent  de  colère, 
Prompt  à  jeter  l'injure  à  la  face  des  rois. 


Digitized  by  VjOOQIC 


296  LES  JOURS  SOMBRES. 

Que  j^aille  apprendre  au  peuple  à  forinuler  ses  droits? 
Mais  y  songes-tu  bien!  c'est  une  tâche  immense  ; 
Plein  de  sentiments  purs  parfois  on  la  commence, 
Et,  jouet  malgré  soi  d'un  orgueil  décevant, 
Veuf  de  sa  propre  estime,  on  Tachève  souvent. 
Les  rostres  pour  la  muse  ont  un  attrait  perfide  ; 
De  bravos  à  tout  prix  elle  y  devient  avide; 
Son  beau  langage  perd  sa  grâce  et  son  parfum  : 
On  débute  poète,  on  termine  tribun! 

Comme  tous  les  mortels-,  groupés  sut  celle  sphère, 
Les  poètes,  sans  doute,  ont  une  tâche  à  faire; 
Ils  doivenl  eux  aussi.  Dieu  toujours  l'exigeant , 
A  l'œuvre  universel  fournir  leur  contingent; 
Mais,  ainsi  que  l'on  voit,  à  la  saison  nouvelle. 
Lorsque  dans  sa  splendeur  le  printemps  se  révèle , 
Lorsqu'un  tiède  zéphyr  succède  à  l'aquilon. 
L'abeille  buiiner  son  miel  dans  le  vallon , 
C'est  dans  les  jours  de  paix,  quand  tout  fleurit,  prospère, 
Quand  le  fils  peut  compter  sur  la  moisson  du  père, 
Que  l'inspiration ,  prenant  un  libre  essor. 
Cueille,  elle  aussi,  son  miel,  poétique  trésor! 

Des  vers  qu'au  sein  du  calme  enfante  le  génie, 
Toujours  la  grâce  exquise  ou  la  mâle  harmonie. 
Des  siècles  recevant  l'hommage  mérité. 
Trouvèrent  un  écho  dans  la  postérité. 
Malheur  aux  vers  qu'un  jour  d'orage  fait  éclore  ! 
L'élan  qui  les  soutient,  le  feu  qui  les  colore, 
Tout  s'éteint  à  la  fois  quand  se  sont  amortis 
Les  ferments  qu'échauffait  la  haine  des  partis. 
Les  chants  désordonnés,  fils  de  la  circonstance, 
N'ont  pu  vaincre  jamais  le  temps  ni  la  distance. 
C'est  des  flots  irrilés  le  murmure  confus  ; 
Dès  qu'on  quitte  ta  plage  on  ne  les  entend  plus. 


Digitized  by  VjOO-Q  IC 


LES  JOURS  SOMBRES.  297 

Du  silence,  elle  aussi,  la  muse  est  tributaire; 

Comme  elle  sait  chanter,  qu'elle  sache  se  taire. 

Lorsque  le  ciel  châtie  un  peuple  corrompu, 

Et  que  les  passions  dont  le  frein  est  rompu , 

Sur  les  lois,  sur  les  mœurs,  étendent  leurs  ravages; 

Des  instincts  criminels,  des  maximes  sauvages, 

Quand  le  débordement  d'heure  en  heure  s'accroît , 

Mille  fois  insensé  le  poète  qui  croit. 

Par  les  alexandrins,  que  sa  muse  prodigue, 

Aux  révolutions  opposer  une  digue  ! 

Ne  ressemble-t-il  pas,  ce  barde  délirant. 

Au  roseau  qui  voudrait  arrêter  le  <x)rrent? 

HippoLYTE  Minier. 


TOME  XXIX  (IX  DE  LÀ  3«  SÉRIE.)  20 


Digitized  by  VjOOQiC 


M°^   SOYER 


EVEQUE  DE  LLÇON 


I 


La  famille  Soyer  est  originaire  de  la  partie  de  TAnjou  qui  s'étend 
de  la  rive  gauche  de  la  Loire  aux  limites  de  la  Vendée.  Depuis 
longtemps  elle  y  jouit  de  l'estime  générale.  Elle  s'est  constamment 
montrée  plus  avide  de  vertus  que  de  richesses;  elle  a  toujours  plus 
prisé  l'honnêteté  que  les  honneurs;  et,  lorsqu'à  la  fin  duXVIII® 
siècle,  tant  de  défaillances  vinrent  affliger  la  religion  et  compro- 
mettre l'avenir  de  la  société ,  elle  sut  conserver  la  sévérité  et  la 
noblesse  des  mœurs  antiques. 
-  Elle  avait  déjà  fourni  à  l'Eglise  et  à  l'armée  des  hommes  pleins 
de  mérite;  sa  vieille  sève,  sans  cesse  rajeunie  dans  la  pratique  des 
vertus  chrétiennes,  devait  fleurir  de  nouveau  dans  la  personne  d'un 
évêque  de  Luçon  et  de  trois  chefs  vendéens ,  tous  frères  ,  tous  unis 
par  le  même  dévouement  à  de  saintes  causes ,  plus  encore  que  par 
les  liens  du  sang.  Le  premier  prendra  place  parmi  les  prélats  qui, 
par  leur  piété ,  leurs  talents ,  la  fermeté  de  leur  caractère  et  leur 
attachement  au  Siège  apostolique,  ont  le  plus  honoré  l'Eglise  de 
France  dans  la  première  moitié  de  ce  siècle;  les  derniers,  aussi 
remarquables  par  la  constance  de  leur  courage  que  par  la  modéra- 
lion  avec  laquelle  ils  traitèrent  toujours  un  ennemi  vaincu,  rece- 


Digitized  by  VjOOQIC 


m'f  SOYER ,  ÉVÊQUE  DE  LtJÇON. 

vront ,  pour  récompense  de  leur  sang  versé  sur  les  champs  de 
bataille,  de  glorieuses  distinctions,  aux  applaudissements  des 
hommes  impartiaux  de  tous  les  partis. 

René-François  Soyer  naquit  à  Tbouarcé,le5  septembre  1767. 
Ses  parents  le  placèrent ,  à  six  ans ,  chez  son  oncle ,  le  second  de 
la  famille  qui  occupât  la  cure  de  Saint- Lambert.  L'enfant  avait 
appris  les  lettres  de  l'alphabet  sur  les  genoux  de  sa  mère  ;  et,  si 
jeune  encore  ,  il  faisait  la  lecture  aux  domestiques  de  son  oncle. 
Celui-ci  cultiva  avec  soin  ses  talents  naissants,  et  Tinitia  de  bonne 
heure  à  Télude  du  latin.  L'élève  répondit  aux  intentions  de  son 
maître ,  et  unissant  l'amour  de  la  sagesse  à  l'amour  du  travail ,  il 
reçut ,  à  Tûge  de  dix  ans  ,  la  tonsure  cléricale.  Il  était  alors  dans 
la  maison  paternelle.  Après  cette  première  démarche ,  il  ne  regarda 
pas  en  arrière,  et  suivit  constamment  la  carrière  que  la  Providence 
ouvrait  devant  lui.  Ce  que  l'on  a  dit  de  son  passage  par  les  grades 
militaires  est  faux  et  n'appartient  qu'à  la  légende  et  au  roman. 

Il  fut  pourvu  d'un  bénéfice  simple  par  suite  de  son  entrée  dans 
la  cléricalure  :  c'était  une  chapelle  située  à  la  Jubaudière.  Il  vota 
comme  chapelain,  en  1789,  avec  le  clergé  de  sa  province,  pour  les 
Etats-Généraux. 

Il  continuait  avec  activité  ses  études.  11  avait  achevé  ses  humani- 
tés de  la  manière  la  plus  brillante  au  collège  de  Chàteau-Gontier,  et 
était  entré  au  séminaire  d'Angers,  que  dirigeaient  les  Sulpiciens. 
Le  supérieur  étail  M.  Duclaux,  qui  venait  de  remplacer  le  célèbre 
M.  Emmery,  comme  il  le  remplaça  plus  tard  dans  la  supériorité  gé- 
nérale de  Saint-Sulpiçe. 

Sous  des  maîtres  aussi  pieux  que  savants,  le  jeune  Soyer  fit  des 
progrès  rapides,  et  songea  bientôt  à  prendre  des  grades.  La  vieille 
Université  d'Angers,  qui,  fondée  en  1364,  avait  autrefois  jeté  un 
éclat  très-vif  dans  le  monde  chrétien,  n'avait  plus,  comme  tant 
d'autres,  que  des  rayons  affaiblis  et  mourants;  mais  elle  vivait  en- 
core, et  l'abbé  Soyer  fut  le  dernier  prieur  de  licence  reçu  par 
elle.  Ce  grade  lui  donnait  droit  à  un  bénéfice,  et,  par  une  de  ces 
coïncidences  qui  ressemblent  à  l'effet  d'un  pressentiment,  il  jeta 
son  dévolu  sur  un  canonicat  de  Luçon.  Dieu  voulait  en  effet  qu'il 


Digitized  by  VjOOQiC 


300  M«r  SOYER,  ÉVÊQUE  DB  LUÇON. 

appartînt  à  cette  Eglise,  mais  avec  un  autre  litre  que  celui  de  cha- 
noine. 

Après  ces  premiers  succès,  le  studieux  séminariste  se  préparait 
avec  ardeur  aux  dernières  éludes  qui  devaient  lui  procurer  l'insigne 
honneur  du  doctorat,  la  Révolution  le  devança,  et  emporta  TUniver- 
site  au  moment  où  celle-ci  allait,  par  son  suffrage  suprême,  cou- 
ronner les  longs  et  pénibles  travaux  de  son  licencié.  «  Il  avait  toute 
la  science  du  docteur,  dirons-nous  après  M.  Menuet,  il  ne  lui  man- 
qua que  Je  titre  *.i) 

Il  venait  d'èlre  ordonné  diacre  lorsque  la  tourmente  éclata.  Il 
comprit  toute  l'étendue  du  danger  ;  il  n'oublia  pas  non  plus  l'étendue 
de  ses  devoirs.  Il  ne  permit  pas  au  doute  d'entrer  dans  son  esprit 
ni  à  la  crainte  d'ébranler  son  cœur.  Il  vit  avec  une  douleur  extrême 
l'apostasie  de  quelques  prêtres;  et  sa  foi  si  vive,  si  ferme,  si  éclai- 
rée, le  porta  à  en  fortifier  plusieurs  autres  dans  la  fidélité  qu'ils 
avaient  jurée  à  Dieu  et  à  l'Eglise.  Il  écrivit  même  et  publia  à  celte 
époque  une  brochure  à  laquelle  il  eut  la  modestie  de  ne  pas  atta- 
cher son  nom,  et  dans  laquelle  il  combattait  victorieusement  les 
erreurs  de  l'Eglise  constitutionnelle. 

Justement  suspect  aux  amis  de  la  Réyolution,  il  fut  cité  comme 
accusé  au  district  de  Yihiers  pour  un  fait  dont  la  connaissance  n'est 
pas  venue  jusqu'à  nous.  Il  se  défendit  adroitement  en  demandant 
qu'on  lui  fît  connaître  ses  accusateurs.  Ses  juges,  ne  pouvant  ni  mé- 
ronnaîlre  la  légitimité  de  cette  exigence,  ni  lui  donner  satisfaction, 
furent  contraints  de  le  renvoyer. 

Il  résolut  de  profiler  du  moment  de  répit  qu'on  lui  laissait,  pour 
se  rendre  à  Poitiers.  Il  dirigea  d'abord  sa  marche  vers  Doué,  où  se 
trouvait  la  famille  de  l'abbé  Breton,  un  de  ses  amis.  Les  temps  de- 
venaient de  plus  en  plus  menaçants.  La  prudence  le  força  à  quitter 
rhabit  ecclésiastique.  Dans  la  maison  de  son  ami,  on  lui  fabriqua 
à  la  hâte  un  déguisement  à  l'aide  duquel  il  gagna  l'antique  capitale 
du  Poitou.  11  y  trouva  la  famille  de  Cambourg,  à  laquelle  il  fut  heu- 
reux de  se  joindre. 

*.  Oraison  funèbre  de  M**  Soyer,  par  M.  Tabbé  Menuet,  son  vicaire-général. 


Digitized  by  VjOOQIC 


MV  SOYER,  ÉVÊQUE  DE  LUÇON.  301 

Pendant  son  séjour  dans  cette  ville,  il  vil  un  jour,  de  la  fenêtre 
de  la  chambras  qui  lui  servait  d'asile,  une  procession  passer  dans 
la  rue.  L'évèque  constitutionnel,  les  pieds  nus,  portait  la  vraie 
Croix,  avec  les  marques  d'une  grande  piété.  Cependant  la  plupart 
des  fidèles  se  tenaient  renfermés  dans  leurs  maisons  où  ils  mau- 
dissaient l'apostat.  L'intrus  était  l'abbé  Hontault,  évèque  d'Angers, 
après  le  concordat  :  homme  vraiment  religieux ,  qu'un  moment 
de  faiblesse  et  d'égarement,  qu'il  a  pleuré  le  reste  de  sa  vie,  avait 
fait  sortir  de  la  ligne  de  Torlhodoxie  et  jeté  dans  le  schisme. 

Les  deux  prêtres,  que  séparait  en  ce  moment  un  abîme,  de- 
vaient un  jour  se  donner  la  main  dans  l'intérêt  du  Poitou  et  de 
l'Anjou,  ces  deux  provinces,  qui,  unies  à  la  Bretagne,  ont  donné  à  la 
religion  un  nouveau  peuple  de  Dieu  et  fait  surgir  de  leur  sein  fécond 
des  milliers  de  Macchabées. 

Les  temps  approchaient.  La  persécution  sévissait,  mieux  fixée  sur 
son  but  et  plus  violente.  L'infortuné  Louis  XVI,  récemment  ramené 
de  Varennes  dans  sa  capitale  révoltée,  avait  vu  se  changer  dans  ses 
mains  débiles  le  sceptfe  en  roseau.  Incapable  de  se  préserver  lui- 
même,  il  ne  pouvait  plus  couvrir  de  sa  protection,  ni  les  institu- 
tions, ni  les  personnes.  Celait  surtout  à  la  religion  et  à  ses  ministres 
que  la  Révolution  en  voulait,  et  sa  fureur  devint  telle,  que  l'abbé 
Soyer,  quittant  Poitiers  pour  se  rendre  à  Paris,  où  il  devait  rece- 
voir la  prêtrise,  ne  put  emporter  son  bréviaire. 

Arrivé  à  sa  destination,  il  en  trouva  un  chez  les  Carmes.  Bien 
des  fois,  sans  doute,  il  se  renferma  avec  le  livre  de  prières  dans  la 
chapelle  qu'un  an  après,  devait  ensanglanter  le  martyre  de  trois 
évêques  et  de  près  de  cent  quarante  prêtres.  Auprès  de  cet  autel, 
qui  inspira  tant  de  courage  aux  athlètes  de  la  foi,  il  médita  pendant 
lesjours  qui  précédèrent  son  ordination,  et,  l'on  ne  saurait  en  dou- 
ter, il  médita  sur  le  martyre.  Il  fit  de  nouveau  à  Dieu  l'offrande  de 
sa  vie,  et,  le  25  septembre  1791,  il  se  présenta  dans  ces  dispositions 
à  Mk'  de  Bonal,  évèque  de  Clermont,  pour  recevoir  l'onction  sacer- 
dotale. Il  eut  pour  compagnon  d'ordination  l'abbé  Langlois,  qui, 
comme  lui,  a  laissé  un  nom  vénéré  dans  l'Église.  Une  même  foi, 
une  même  espérance,  une  même  charité,  les  unissaient  ;  un  même 


Digitized  by  VjOOQiC 


302  m^   SOYER,  ÉVÊQUE  DE  LUÇON. 

zèle  les  porla,  au  sortir  du  cénacle,  à  prêcher  Jésus-Christ,  l'un,  aux 
peuples  persécutés  de  France  ;  l'autrje,  aux  peuples  persécuteurs  des 
pays  étrangers.  L'abbé  Soyer  risqua  mille  fois'  sa  tête  dans  les  rues 
de  Poitiers,  de  Bordeaux  et  dans  le  Bocage  vendéen  ;  M.  Langlois 
revint  de  ses  expéditions  lointaines,  portant  de  nobles  cicatrices, 
marques  authentiques  de  sa  sainte  audace.  L'un  mourul  dans  sa 
chère  Veridée,  qu'il  avait  fécondée  par  ses  :  sueurs  et  instruite 
par  sa  parole  ;  l'autre  mourut  à  Paris,  supérieur  de  la  maison  des 
Missions  étrangères  de  la  rue  du  Bac,  après  avoir  envoyé  chez  les 
infidèles  des  apôtres  de  charité,  pour  continuer  son  œuvre  et  leur 
porter  les  lumières  de  l'Évangile.  Après  une  vie  pleine  de  travaux, 
de  dangers  et  de  mérites,  les  deux  ordinands  de  1794  se  réunirent 
au  ciel ,  aux  pieds  du  Pontife  suprême ,  comme  ils  s'étaient 
réunis,  le  25  septembre,  aux  pieds  de  Ms'^  l'évêque  de  Clermonl; 
mais,  cette  fois,  pour  ne  plus  souffrir  et  ne  plus  se  séparer. 


II 


Aussitôt  après  son  ordination,  M.  Soyer  revint  en  Anjou,  où  il 
brûlait  d'exercer  son  zèle;  Dieu,  qui  le  voulait  ailleurs, permit 
que  la  surveillance  exercée  contre  lui  par  suite  de  la  publication 
de  la  brochure  qu'on  ne  lui  attribuait  pas  faussement,  le  mît  dans 
l'impossibilité  d'y  retnplir  les  fonctions  de  son  ministère.  Il  con- 
naissait assez  de  familles  dévouéesjcians  la  ville  de  Poitiers  pour 
croire  que,  là  mieux  qu'ailleurs,  il  pourrait  travailler  au  salut  des 
âmes.  Ses  prévisions  ne  furent  pas  trompées. 

Il  arriva  dans  la  capitale  du  Poitou  au  moment  où  le  vénérable 
abbé  Pruel,  curé  de  Sainle-Radégonde,  chassé  de  son  église  par  un 
intrus,  poursuivi,  traqué  par  les  ennemis  de  la  foi,  se  sauvait  diffici- 
lement, grâce  à  l'adresse  et  à  l'énergie  des  fidèles,  en  s'exposant 
sans  cesse  avec  eux  aux  plus  grands  périls.  Cédant  aux  instances  de 
ses  amis,  il  consentait  à  s'éloigner.  La  présence  de  l'abbé  Soyer 
devait  lui  en  faciliter  les  moyens.  Celui-ci  connaissait  les  principales 
familles  d'Angers.  Il  donna  au  prêtre  fugitif  une  lettre  de  recom- 


-Digitized  by  VjOOQIC 


M&f  SOYER,  ÉVÊQUE  DE  LUÇON.  303 

mandalion  conçue  en  ces  lermes  :  «  Je  certifie  que  M.  Desprez  est 
un  honnête  marchand  de  vin,  qu'il  donne  du  bon  et  à  bon  marché. 
On  peut  s'adresser  à  lui  en  toute  confiance  et  sûreté.  »  Même  en 
ces  mauvais  jours,  se  conservait  la  vieille  gaieté  française. 

Muni  de  ce  passeport,  M.  Pruel  partit,  et  n'arriva  pas  à  Angers 
sans  être  exposé  à  de  grands  périls.  Au  but  de  son  voyage,  l'atten- 
dait du  moins  la  cordiale  hospitalité  d'un  excellent  chrétien.  M.  de 
Cumont  et  sa  famille  l'entourèrent  des  soins  les  plus  délicats. 
Angers  n'en  restait  pas  moins  pour  lui  la  terre  de  l'exil  ;  elle  devint 
bientôt  la  terre  de  la  désolation  :  la  guerre  civile  éclata.  De  sa 
chambre,  le  saint  prêtre  voyait  chaque  jour  fusiller  les  prisonniers 
vendéens  et  tomber  ces  innocentes  victimes.  Le  soir,  sous  l'habit 
de  garde  national,  il  faisait  avec  un  de  ses  hôtes  les  rondes  de 
nuit. 

Que  de  fois  son  souvenir  se  portait  vers  son  cher  Poitiers,  vers  sa 
douce  paroisse  de  Sainte-Radégonde!  Il  semblait  s'interroger  lui- 
même  et  chercher  dans  son  cœur  des  réponses  à  ce  qu'il  désirait 
savoir.  Le  père  arraché  à  la  tendresse  de  ses  enfants  n'éprouve  pas 
plus  de  chagrins  et  d'angoisses  que  le  prêtre  violemment  éloigné  de 
son  troupeau.  «  Chaque  fois  qu'il  offrait  le  divin  sacrifice  en  pré- 
sence de  quatre  ou  cinq  personnes  seulement,  il  se  reportait  par  la 
pensée  vers  ses  paroissiens,  et  il  songeait  que,  depuis  longtemps 
peut-être,  ils  n'avaient  pas  entendu  la  messe*.  i>  Heureusement  sa 
pieuse  sollicitude  lui  grossissait  le  mal,  déjà  si  grand  en  réalité  : 
sainte  Radégonde  n'avait  pas  abandonné  son  peuple  et  la  divine  Pro- 
vidence avait  pourvu  à  tout.  Les  enfants  spirituels  de  M.  Pruçl  gé- 
missaient de  l'éloignement  de  leur  pasteur,  .mais  ne  manquaient 
pourtant  pas  de  secours.  k(.  Presque  tous  les  prêtres  qui  passèrent  à 
Poitiers  évangélisèrent  le  faubourg  Montbernage,  dit  M.  de  Coursac, 
beaucoup  s'y  attachèrent,  plusieurs  y  ont  laissé  un  nom  justement 
vénéré.  De  ce  nombre  fut  M?'  Soyer,  qui,  un  des  premiers,  annonça 
la  parole  de  Dieu  à  ce  peuple  fidèle  ;  car  il  connaissait,  dès  1791,  le 
surnom  de  M.  Grandpré  qu'avaient  donné  les  habitants  de  Monl- 

*  Le  faubourg  Montbernage  au  point  de  vue  religieuaï  pendant  la  Révolution  fran^ 
çaise,  par  M.  Ch.  de  Coursac.  ExceUent  oyvrage  auquel  je  ferai  d'autres  emprunts. 


Digitized  by  VjOOQIC 


304  Mi^   SOYER,  ÉYÊQUE  DE  LUÇON. 

bernage  à  leur  curé.  De  ce  nombre  fut  encore  M.  Coudrin,  le  fon- 
dateur de  Picpus,  qui  pénétra  dix-huit  mois  plus  tard  dans  le  fau- 
bourg. > 

M.  Coudrin  exerçait  en  quelque  sorte  les  fonctions  de  curé  : 
M.  Soyer  était  plutôt  son  coadjuteur  que  son  vicaire.  «  Tous  deux, 
nous  ont  dit  les  anciens,  ne  se  quittaient  guère;  mais  en  rabsence 
de  M.  Pruel^  nous  regardions  M.  Coudrin  comme  notre  curé  *.  » 
Plusieurs  personnes  ne  lui  donnaient  pas  d*autre  nom.  L'abbé 
Coudrin,  enfant  du  diocèse,  et  honoré  de  la  confiance  de  M.  de  Bru- 
neval, vicaire-général,  avait  droit  à  cet  honneur;  M.  Soyer,  aussi 
modeste  que  zélé,  s^accommodait  très-bien  d'un  rôle  secondaire, 
qui  lui  permettait  d'ailleurs  de  donner  un  libre  essor  aux  élans  de 
sa  charité  ;  car  sr  Tordre  démandait  que,  parmi  les  ecclésiasliques 
qui  travaillaient  ensemble  au  salut  des  âmes  à  Montberiiage,  il  y  eût 
une  tête,  l'union  entre  la  tète  et  les  membres  était  telle  que  Faction 
de  chacun  d'eux  se  combinait  avec  l'action  générale  sans  perdre  de 
sa  force  et  de  sa  spontanéité.  M.  Soyer  surtout  était  intimement  lié 
avec  M.  Coudrin.  Ils  se  consultaient  l'un  l'autre,  de  manière  à  ce 
que  rien  d'important  ne  s^entreprît  sans  une  entente  préalable.  Cet 
accord  constant,  joint  à  l'énergie  de  chacun  des  apôtres,  se  commu- 
niquait au  troupeau  fidèle,  dont  ils  étaient  momentanément  les 
pasteurs. 

€  Une  porte  séparait  alors  la  ville  du  faubourg.  Elle  s'élevait  en 
face  la  grand^rue,  sur  la  dernière  pile  du  Pont-Joubertj  et  non  loin 
d'une  maison  qui  servait  de  corps  de  garde.  La  voie  qui  longe  le  Claia 
ne  dominait  pas  assez  le  niveau  de  la  rivière,  et  chaque  année  les  eaux 
l'inondaient.  Aussi,  durant  les  débordements  et  depuis  des  siècles,  les 
habitants  du  quartier  communiquaient-ils  entre  eux  par  les  jardins, 
et  cette  disposition  des  lieux  n'est  pas  sans  importance,  car  beaucoup 
de  prêtres  lui  durent  leur  salut.  La  roule  du  Breuil-Mingot  n'était  pas 
tracée  et  les  maisons  qui  la  bordent  en  amphithéâtre  se  reliaient 
directement  par  des  sentiers,  au  bois  de  Pimpancour,  l'asile  des 
proscrits,  en  cas  d'alerte.  Au  sommet  du  plateau,  dans  un  terrain 
planté  d'acacias  et  terminé  à  l'une  de  ses  extrémités  par  une  pente 
longue  et  abrupte,  se  trouvait  le  cimetière  de  la  paroisse.  Tout  autour 

*  M.  de  CQursac. 


Digitized  by  VjOOQIC 


Uit   SOYER,  ÉVÊQUE  DE  LUÇON.  305 

se  pressait  une  population  énergique,  sincèrement  attachée  à  la  reli- 
gion, et  unie,  à  quelques  exceptions  près,  par  une  admirable  com- 
munauté de  sentiments  *.  y^ 

Tel  était  le  lieu  où  les  confesseurs  de  la  foi  avaient  à  exercer  leur 
zèle.  Afin  de  le  faire  avec  moins  de  péril,  ils  durent  songer  tout 
d'abord  à  changer  leurs  noms,  plusieurs  d'entre  eux  l'avaient  déjà 
fait.  M.  Coudrin  se  faisait  appeler  Marche-à-terre;  M.  Soyer,  Fau- 
vette; M.  Martin,  Marie- Jeanne  ;  M.  Sainton,  de  Richelieu,  était 
connu  sous  le  nom  de  M.  Pancrace;  M.  Leigna-Chassagne,  sous 
celui  de  M.  Sophie,  Ils  changèrent  aussi  de  costume  ;  M.  Soyer  pre- 
nait différents  déguisements  ;  mais  l'habit  du  garde  national  ou  du 
gendarme  était  celui  qui  lui  offrait  le  plus  de  sécurité.  Sa  taille  at- 
teignait près  de  six  pieds,  sa  tête,  admirablement  plantée  sur  ses 
larges  épaules,  présentait  sous  des  traits  réguliers  une  physionomie 
où  la  grâce  le  disputait  à  la  majesté  ;  il  s'avançait,  le  corps  droit,  et 
dissimulait  habilement  un  certain  vice  dans  la  démarche,  qui  lui 
venait  d'un  léger  défaut  de  constitution  dans  les  jambes.  Le  costume 
du  guerrier  lui  allait  si  bien,  que  parfois  les  habitants  du  faubourg 
eux-mêmes  ne  pouvaient  le  reconnaître. 

Les  noms  changés,  les  déguisements  bien  réussis,  c'était  beau- 
coup; ce  n'était  pas  tout  encore.  Il  fallait  se  faire  une  langue,  afm 
de  pouvoir  se  comprendre  entre  soi,  sans  être  compris  des  per- 
sonnes étrangères-aux  secrets.  Pour  former  ce  nouveau  langage,  les 
proscrits  et  leurs  pieux  receleurs  donnèrent  des  significations  nou- 
velles aux  mots  déjà  connus.  Par  d'ingénieuses  combinaisons,  les 
noms  d'arbres,  de  plantes,  etc.,  en  retenant  pour  les  profanes  leur 
sens  ordinaire,  exprimèrent  une  tout  autre  pensée  pour  les  initiés. 
Ce  fut  ainsi  qu'en  1793,  une  courageuse  femme  de  Montbernage, 
madame  Bernard,  dite  la  Gwsfe,  écrivant  à  M.  Pruel,  lui  disait  :  Nous 
avons  blanchi  tant  é$  chemises^  ce  qui  signifiait  :  on  a  fait  faire  la 
première  communion  à  tant  d'çnfants.  La  nécessité  est  mère  de  l'in- 
dustrie :  on  s'entendait,  et,  malgré  la  malice  des  méchants,  on  arri- 
vait d'ordinaire  à  ses  fins. 

Soutenus  par  l'excellent  esprit  de  la  population ,  les  prêtres  pou- 
vaient célébrer,  presque  toutes  les  semaines,  le  saint  sacrifice  dans 

*  Le  faubourg  Montbernage^  par  de  Coorsac. 


Digitized  by  VjOOQiC 


306  Mgr  SOYER,   ÉVÊQUE   DE   LUÇON. 

le  faubourg.  Ce  n'était  pas  toujours  dans  le  même  oratoire;  mais 
le  plus  souvent  pourtant  c'était  dans  la  graniçe  des  époux  Pasquier. 

«  La  veille,  à  la  cliuto  du  jour,  on  entendait  tout  à  coup  le  son 
de  la  corne,  et  aussitôt  prêtant  l'oreille,  les  chefs  populaires  comp- 
taient le  nombre  de  fois  qu'il  retenlissait  :  car  c'était  le  mode  con- 
venu entre  eux  pour  s'indiquer  mutuellement  le  lieu  de  la  p^o- 
chaine  réunion.  Fixés  sur  ce  point  important,  ils  en  donnaient  avis 
aux  Réveille-Malin,  qui  propageaient  la  nouvelle  dans  le  faubourg. 
On  désignait  sous  ce  titre  de  ferventes  chrétiennes,  qui  avaient  pris 
l'engagen^enl  de  réveiller  leurs  voisins  quelques  minutes  avant  que 
la  fête  religieuse  conimençât.  C'était  Lisetle  David,  la  fille  Ser- 
vanly  Louise  Patrault,  la  jeune  Jacqidllon,  Radégonde  Petit,  la 
femme  Berluquart,  beaucoup  d'autres,  dont  le  souvenir  s'est 
perdu  *.  Vers  les  onze  heures  ou  minuit ,  elles  frappaient  douce- 
ment à  la  porte  des  habitants  de  leurs  quartiers  et,  lorsqu'elles 
avaient  l'assurance  d'avoir  été  entendues,  elles  se  rendaient  à  la 
chapelle  improvisée ,  où,  près  de  l'autel,  elles  avaient  des  places 
d'honneur.  A  côté  déciles  se  rangeaient  les  chanteuses  ,  que  diri- 
geaient les  femmes  Augustin  Bernard  et  Favreau...  Cependant  cha- 
cun se  hâtait ,  de  peur  d'être  en  retard  ,  car  les  chambres  étaient 
toujours  trop  petites  pour  le  nombre  de  fidèles  ;  et  bien  des  fois , 
nous  disait  un  des  derniers  témoins  de  cette  époque,  M"o  Marianne 
Patrault,  il  nous  est  arrivé,  à  mes  sœurs,  à  ma  mère  et  àjnoi,  de 
demeurer  dehors.  Les  jeunes  gars  les  plus  lestes  s'échelonnaient 
jusqu'au  Pont-Joubert,  nfm  de  donner  l'alarme,  en  cas  de  visites 
domiciliaires;  d'autres  gardaient  à  vue  dans  leurs  maisons  les  per- 
sonnes entachées  d'idées  révolutionnaires  ;  des  hommes,  armés  de 
bâtons  noueux,  se  mettaient  derrière  les  femmes  pour  les  protéger 
au  besoin,  et  lorsque  l'assemblée  était  au  complet,  la  cérémonie 
commençait. 

j>  On  disait  d'abord  tout  haut  le  chapelet;  les  chanteuses  enton- 
naient ensuite  les  cantiques  du  P.  de  Montforl,  et  elles  les  répé- 
taient avec  tant  d'entrain,  qu'une  nuit  elles  les  chantèrent  tous  à 

*  Les  Réveille-Malin  de  Montbernagc  étaient  trop  pauvres  pour  avoir  des  hor- 
loges, mais  les  coqs  de  leur  Ijasse-cour  leur  en  servaient.  Un  matin,  celui  de  Lisetle 
David  ne  chanta  pas  :  aucun  habitant  de  son  quartier  p'entenditla  messe. 


Digitized  by  VjOOQIC 


Mir»"  SOYER,  ÉVÊQUE  DE  LUÇON.  307 

Texception  de  deux,  dont  elles  ne  savaient  pasies  airs,  et  le  recueil 
en  contient  cent  cinquante-quatre.  Elles  répétaient  encore  ceux 
qu'avait  composés  M.  Coudrin,  et  qui  étaient  pour  l'auditoire  une 
véritable  prédicalion  ;  l'un  d'eux  commençait  par  ces  mots  : 

»  Qu'entends-je  autour  de  moi,  qui  crie? 
>  On  me  traite  de  fanatique. . .  » 

»  Un  autre  se  terminait  de  la  sorte  : 

»  J'ai  fait  mon  choix, 
»  Je  mets  tout  au  pied  de  la  Croix. 

»  Un  autre,  bien  plus  remarquable,  rappelait  aux  assistants  la 
peine  capitale  qu'ils  encouraient  par  leur  désobéissance  à  la  loi 
civile  et  la  récompense  réservée  aux  martyrs  dans  l'éternité.  Voici 
un  couplet  de  ce  dernier  : 

»  Faut-il,  sous  le  fer  assassin, 

j  En  ce  moment  courber  nos  têtes  ? 

»  î)u  ciel  adorons  le  destin, 

j  II  nous  prépare  un  jour  serein; 

»  La  paix  remplace  les  tempêtes. 

»  Ici  l'on  faisait  une  pose  pour  figurer  le  moment  où  roulait  sur 
l'échafaud  la  tête  delà  victime;  et  l'assemblée  tout  entière  reprenait 
le  refrain,  antithèse  d'un  autre  refrain  trop  connu  : 

,   »  Voler  à  la  patrie, 
»  C'est  le  sort  le  plus  beau, 
>  Le  plus  digne  d'envie. 

»  Le  temps  s'écoulait  de  la  sorte  depuis  onze  heures  ou  minuit 
jusqu'à  deux,  trois  et  quelquefois  quatre  heures  du  matin. 

j>  Personne  ne  le  trouvait  trop  long  :  les  hommes  rivalisaient  de 
piété  avec  les  femmes, -et  l'éclat  du  culte  était  relevé  par  le  danger 
du  moment. 

»  Un  léger  mouvement,  continue  M,  de  Coursac,  annonçait  enfin 
l'arrivée  du  prêtre,  qui  souvent  n'habitait  pas  le  faubourg  et  n'y  pé- 
nétrait qu'au  péril  de  sa  vie,  tantôt  comme  M.  Coudrin,  déguisé  en 
mendiant,  tantôt  comme  M.  Soyer,  sous  l'uniforme  de  garde  na- 
tional. Bientôt  l'officiant  montait  i\  l'autel  et  disait  la  messe  :  on  la 


Digitized  by  VjOOQiC 


308  Mi^f  SOYER,  ÉVÊQUE  DE  LUÇON. 

chantait  aux  fêtes  solennelles;  et  une  nuit  qu*on  la  célébrait  dans 
une  grange  de  la  Cueille-Aiguë^  les  habitants  de  la  basse-ville  du 
Pont-Joubert^  entendirent  distinctement  les  paroles  du  Credo. 
Le  lendemain,  on  en  causait  publiquement  dans  les  rues  de  Poi- 
tiers, et  chacun  disait  qu'il  y  avait  dû  avoir  à  Montbernage  une  cé- 
rémonie bien  extraordinaire.  Après  avoir  retrempé  dans  le  sang  de 
l'Agneau  ce  peuple  si  éminemment  chrétien,  le  confesseur  adressait 
à  rassemblée  ses  conseils  et  lui  donnait  le  signal  de  la  retraite; 
alors  se  repliaient  les  vedettes  du  faubourg ,  le  blocus  des  révolu- 
tionnaires cessait,  et  tous  rentraient  dans  leurs  demeures,  dans 
Tordre  le  plus  parfait. 

»  Pendant  que  cet  hommage  était  rendu  à  la  religion  dans  le 
faubourg,  la  vieille  basilique  de  Sainte-Radégonde  était  souillée 
chaque  jour  par  de  nouvelles  profanations.  Au  remplaçant  de  H. 
Pruel ,  pauvre  capucin ,  qui  ne  laissa  de  son  passage  dans  la  pa- 
roisse que  le  souvenir  de  sa  faiblesse,  avait  succédé  un  de  ces  mal- 
heureux dont  le  nom  est  gravé  dans  nos  annales  en  caractères 
ensanglantés;  il  appartenait  à  une  faniille  honorable,  et  ses  parents 
étaient  connus  par  leur  attachement  aux  vrais  principes  ;  ce  qui  lui 
attira  cette  réponse  d'une  veuve  Puisais,  qu'il  invitait  à  se  rendre  à 
sa  messe  :  J'irai,  quand  monsieur  votre  père  ira.  Maître  Cherpre- 
net ,  l'expert  et  l'ua  des  notabhes  du  pays,  avait  repoussé  une  pro- 
position semblable  par  un  refus  tout  aussi  formel  ;  s'il  ne  traita  pas 
l'intrus  de  loup  dévorant ,  comme  le  firent  certains  habitants  de 
Montbernage,  il  lui  reprocha  du  moins  sa  conduite  et  lui  déclara 
qu'à  ses  yeux,  M.  Pruel  était  toujours  le  curé  de  Sainte-Radégonde*. 
Il  n'en  fallait  pas  tant  pour  exaspérer  le  prêtre  jureur,  et  puisque 
les  voies  de  la  persuasion  étaient  impuissantes  pour  amener  son 
peuple  à  l'église,  il  résolut  de  recourir  à  la  violence.  Un  jour  donc  ^ 
on  vit  le  singulier  spectacle  de  paroissiens  portés  de  force  aux 
offices  par  l'ordre  de  l'intrus.  Mais  ce  nouveau  mode  de  convertir 

*■  On  désigne,  à  Monlbcrnage,  le  bas  de  la  Grand*Ruc  et  tout  eequarliei  soas  le 
nom  de  basse-vilie  du  Pont-Joubert. 

^  Le  fils  de  M*  Cherprenet  était  prêtre  ;  lorsqu'on  le  somma  de  prêter  serment 
à  la  constitution  civile  du  clergé,  il  leva  la  main  et  répondit  :  «  Je  jure  d'être  tou- 
jours fidèle  à  Dieu.  »  Il  passa  dix  ans  en  exil. 


Digitized  by  VjOOQiC 


^USr  SOYER,  ÉVÊQUE  DE  LUÇON.  309 

les  âmes  ne  réussit  pas  à  son  inventeur  ;  à  peine  eût-on  introduit 
de  la  sorte  dans  le  temple  désert  une  femme,  nommée  également 
Puisais,  qu^eile  s'échappa  des  mains  de  ses  bourreaux,  et,  tour- 
nant le  dos  à  l'apostat  qui  venait  à  sa  rencontre,  elle  se  mil  à 
chanter  : 

»  Reviens,  pécheur,  c'est  ton  Dieu  qui  t'appelle. 

f  Vous  devinez  le  reste  :  l'intrépide  chrétienne  fut  chassée  de 
l'église,  et  le  déserteur  de  la  foi  voua  dès  lors  une  haine  implacable 
à  la  population  fidèle  qui  ne  craignait  pas  de  le  braver  en  face. 

»  Dans  sa  fureur  il  répétait  ces  paroles,  qu'il  accompagnait 
d'horribles  blasphèmes  :  Je  ne  souffrirai  pas  plus  d'aristocrates 
dans  ma  paroisse  que  d'épines  dans  mes  pieds.  Or,  les  aristocrates 
étaient,  selon  le  père  Brimeau,  les  amis  de  la  religion.  Suivant  la 
mère  Brangeard ,  âgée  aujourd'hui  de  95  ans,  c'étaient  ceux  qui  ne 
voulaient  pas  aller  à  la  messe  de  l'inlrus.  Souvent  le  faux  pasteur 
se  promenait  dans  Muntbernage,  semant  les  doctrines  révolution- 
naires. Il  les  prêchait  ouvertement  dans  le  sanctuaire  ;  à  l'issue  de 
la  messe,  il  lisait  les  gazettes,  les  commentait  et  donnait  la  parole  à 
ses  partisans  les  plus  fougueux  qui  péroraient  du  haut  des  tribunes 
du  vieux  monument.  La  mère  Brangeard  fut  un  jour  témoin  de  ces 
scènes  scandaleuses,  et  elle  n'a  trouvé  qu'un  mot  pour  nous  rendre 
l'impression  qui  lui  en  est  restée  :  //  n'y  avait  plus  de  diables  en 
enfer,  mon  cher  Monsieur,  ils  étaient  tous  sortis. 

n  L'abîme  appelle  l'abîme,  a  dit  l'Ecriture,  et  cette  grande  vérité 
se  réalisa  bientôt  pour  le  persécuteur  de  Montbernage.  En  novem- 
bre 1793,  à  peu  près  à  l'époque  où  le  citoyen  Gobel,  évèque  cons- 
titutionnel de  Paris ,  abdiqua  ses  fonctions  sacerdotales  pour  em- 
brasser  le  culte  de  la  liberté  et  de  V égalité,  la  mère  Brune t  vit,  selon 
,son  expression,  l'intrus  de  Sainte-Radégonde  se  déprétriser  sur  un 
théâtre  qu'on  avait  dressé  tout  exprès  devant  la  cathédrale.  Plus 
tard,  il  épousa  une  de  ces  femmes  qui  figuraient  les  déesses  du 
paganisme  dans  les  fêtes  de  la  République,  et,  lorsque  le  bon  sens 
français  eut  fait  justice  de  ces  artisans  de  désordre,  il  mourut  dans 
la  misère. 


Digitized  by  VjOOQiC 


310  M&f  SOYER,  ÉVÊQUE  DE  LUÇON. 

>  Nous  aurions  gardé  sur  ce  malheureux  un  silence  complet,  si 
nous  n'avions  été  condamné  en  même  temps  à  laire  les  actes  de 
courage  qu'il  provoqua  par  sa  conduite.  Nous  tenions,  d'ailleurs,  en 
montrant  le  porte -étendard  dé  la  révolution  dans  le  faubourg,  à 
donner  une  idée  des  obstacles  que  surmontèrent  les  prêtres  fidèles 
pour  y  maintenir  l'orthodoxie.  Mais  alors  même  qu'ils  étaient 
absents,  le  culte  extérieur  ne  fut  jamais  interrompu.  Chaque  soir,  à 
la  tombée  de  la  nuit,  lesjnères  de  famille  se  rendaient  avea  leurs 
enfants  à  la  croix  du  cimetière,  où  les  attendait,  à  genoux,  un 
homme  du  nom  de  Gervais.  Il  récitait  le  chapelet  à  haute  voix, 
adressait  à  la  foule  quelques  paroles  d'encouragement,  et,  s^il  fai- 
sait encore  jour,  terminait  les  réunions  par  une  lecture  spirituelle. 
Tous  les  dimanches,  on  chantait  la  messe  chez  les  époux  Pasquier, 
et,  comme  nous  manifestions  notre  étonnement  à  la  femme  Boutet 
de  ce  qu'elle  et  ses  compagnes  n'eussent  jamais  été  surprises  par 
la  force  armée,  elle  nous  répondit  :  Le  bon  Dieu  nous  a  toujours 
gardées.  Le  Seigneur  les  gardait  visiblement,  il  couvrait  de  ses 
ailes  les  époux  généreux  que  nous  nommons  pour  la  seconde  fois. 
Tant  que  gronda  l'orage,  ils  mirent  à  la  disposition  des  proscrits 
leur  bourse,  leurs  bras,  leur  vie.  C'était  dans  leur  chambre  haute 
que  se  disait  habituellement  la  messe,  et,  comme  le  plancher  avait 
fléchi  sous  le  nombre  des  fidèles,  il  fallut  l'étayer  par  une  poutre; 
dans  leur  grange  se  célébraient  également  les  solennités  de  l'église, 
et  presque  tous  les  vieillards,  qui  existent  encore  à  Montbernage,  y 
ont  fait  leur  première  communion.  Leurs  procédés  vis-à-vis  des 
victimes  de  la  persécution  étaient  d'une  délicatesse  exquise  :  afin 
que  rien  ne  troublât  les  minisires  de  Dieu  dans  leurs  exercices  de 
piété,  ces  braves  gens  leur  abandonnèrent  un  bâtiment,  séparé  par 
une  ruelle  du  corps  de  Miabitation.  Ib  n'en  veillaient  pas  moins  à 
la  sûreté  de  leurs  hôtes,  même  â  l'heure  du  repos.  Bien  des  fois, 
de  crainte  de  surprise,  le  sommeil  de  M.  Coudrin  fut  interrompu 
par  Pasquier,  et  c'est  à  celle  circonstance  que  le  saint  prêtre  faisait 
allusion,  quand  il  disait,  au  terme  de  sa  carrière  :  H  me  semble 
voir  encore  les  venelles  par  où  Von  m'emmenait  la  nuit  dans  les 
bois!  ' 


Digitized  by  VjOOQiC 


m^   SOYER,  ÉVÊQUE  DE  LUÇON.  311 

»  Il  est  manifeste  pour  nous  que  c'était  là  le  centre  et  le  foyer 
religieux  du  faubourg  ;  mais  la  messe  s'est  dite  dans  beaucoup 
d'autres  endroits,  et  il  est  peu  de  maisons,  nous  ont  dit  les  anciens, 
qjiie  notre  divin  Maître  n'ait  honorées  de  sa  présence.  Le  sang  de 
l'A'gneau  coulait  d'ordinaire  aux  Quatre^Roues^  la  rue  des  Hautes- 
Treilles  de  M-  Pruely  dans  une  grotte  où  M.  Soyer  bénit  à  la  fois 
sept  mariages.  Il  coulait  encore  sous  le  toit  paternel  de  W^^  Ma- 
rianne, d'où  Ton  s'échappait  par  dix-huit  issues  ;  enfin ,  à  des  épo- 
ques très-rapprochées,  chez  la  femme  Augustin  Bernard,  l'héroïne 
la  plus  vénérée  de  Montbôrnage,  et  dont  le  nom  seul  a  le  privi- 
lège de  faire  verser  des  larmes  de  regret  à  tous  ceux  .qui  l'ont 
connue.  i> 

On  le  voit,  les  prêtres  et  les  fidèles  rivalisaient  de  zèle  et  de 
courage.  Il  n'était  pas  de  moyen  qu'on  n'employât  pour  paralyser 
les  efforts  des  tyrans  et  conserver,  malgré  eux,  le'  flambeau  sacré 
de  la  fol.  Un  jour,  en  1792,  M.  Coudrin  et  M.  Soyer  se  trouvaient 
ensemble  chez  laGuste;  le  premier,  déguisé  en  garde  national, 
entendait  les  confessions  derrière  une  porte,  tandis  que  le  second, 
sous  son  costume  traditionnel  de  gendarme,  accoudé  sur  une 
table,  exerçait  un  peu  plus  Join  son  ministère.  M.^^  Thomas,  alors 
pensionnaire  des  Filles  de  la  SagessCy  se  présenta,  el  ayant  peur  de 
M.  Soyer,  s'adressa  à  M.  Coudrin  ;  mais  la  jeune  Boutet  s'élant  à 
peu  près  dans  le  même  temps  confessée  à  M.  So^^er,  fut  saisie ,  dit- 
elle,  d'un  tel  débatlement  de  cœur  à  la  vue  de  son  plumet  rouge , 
qu'il  envoya  bien  loin  ses  péchés,  et  qu'elle  ne  put  les  rattraper  *. 

K(  Un  autre  jour,  une  personne  connue  par  sa  piélé  n'avait  plus 
que  quelques  instants  à  vivre,  et  les  patriotes  gardaient  à  vue  sa 
demeure,  pour  qu'aucun  prêtre  n'y  pénétrai.  M.  Soyer  en  fut  infor- 
mé; il  endossa  son  uniforme  de  gendarme,  entra  tête  haute  dans 
le  poste  le  plus  rapproché,  demanda  des  hommes  de  bonne  volonté' 
pour  faire  une  visite  domiciliaire,  les  mit  en  sentinelle  à  la  porte 
du  moribond  >  confessa  ce  dernier  et  sortit  aussitôt,  di^^ant  qu'il 
n'avait  rien  trouvé  de  suspect. 

*  M.  de  Coursac. 


Digitized  by  VjOOQ le 


312  M?'  SOYER,  ÉVÊQUE  DE  LUÇON. 

j»  Le  costume  militaire  lui  allait  si  bien ,  que  parfois  les  habi- 
tants du  faubourg  ne  pouvaient  le  reconnaître  sous  ce  déguisement. 
Une  nuit  même  ce  fut  la  cause  d'un  grand  effroi  à  Montbernage. 
Une  foule  nombreuse  se  pressait  dans  la  grange  du  sieur  Pasquier, 
lorsque  le  futur  évêque  parut  tout  à  coup,  le  sabre  au  côté,  le  plu- 
met sur  la  tête.  Nous  sommes  perdus!  s'écria-t-on  de  tous  côtés; 
mais  M.  Soyer,  dominant  le  tumulte  :  Paix,  braves  gens  :  c'est  un 
minisire  du  Seigneur,  revêtu  de  Vhabit  des  brigands.  Quelques  mi- 
nutes après,  il  célébrait  la  sainte  messe ^  j» 

L'ABBÉ  DU  TrESSAY. 

(Tm  suite  à  la  prochaine  livraison^  ^ 

*  M.  de  Coarsac. 


Digitized  by  VjOOQiC 


CHRONIQUE 


H.  LE  C"  THÉODORE  DE  QUATREBARBES 


Cet  article  était  en  partie  composé  lorsqu'à  paru  l'admirable  oraison 
funèbre  prononcée  à  Chanzeaux  par  Mer  Tévêque  d'Angers.  Je  n'avais  plus 
dès  lors  qu'à  supprimer  ce  que  j'avais  écrit  ;  mais  à  la  Revue  on  a  pensé 
qu'il  était  convenable  qu'un  hommage  particulier  fût  rendu  par  la  Rédac- 
tion même  à  la  mémoire  du  noble  comte.  Mon  amour-propre  étant  seul  en 
jeu,  je  l'ai  mis  de  côté.  Les  lecteurs  de  la  Revue  n'y  perdront  rien,  d'ail- 
leurs, car  ils  trouveront,  après  ces  humbles  pages,  l'éloquent  discours  de 
Mgr  Frepjpel. 

Je  ne  comptais  pas  reprendre  si  tôt  la  plume  ;  mais  il  y  a  des 
douleurs  qui  s'imposent,  et  lorsqu'on  a  souffert  soi-même  on  sent 
plus  vivement  les  douleurs  des  autres,  surtout  lorsqu'il  s'agit  de  la 
mort  d'un  homme  tel  que  M.  de  Qualrebarbes,  type  accompli  du 
dévouement  à  toutes  les  saintes  causes.  Sans  la  révolution  de  1830, 
le  comte  Théodore  de  Quatrebarbes  eût  atteint  les  premiers  grades 
militaires,  ou,  s'il  l'eût  préféré,  il  eût  rempli  avec  éclat  de  hautes 
charges  politiques,  tandis  qu'il  n'a  été  qu'un  grand  propriétaire, 
écrivant  avec  distinction,  à  ses  loisirs,  et  faisant  le  bien  toujours  ; 
mais  cela  seul  eût  suffi,  n'eût-îl  pas  même  eu  pour  lui  le  glorieux 
souvenir  d'Ancône,  pour  faire  dé  son  deuil  un  deuil  public;  pour- 
quoi? parce  que,  suivant  le  mot  de  saint  Augustin,  cé  qui  fait 
l'homme^  c'est  le  cœur,  et  que ,  dans  les  moindres  actes  du  comte 
de  Quatrebarbes,  c'est  toujours  le  cœur  qu'on  retrouve.  Lui-même 
le  disait  dans  son  dernier  écrit  :  «  Ce  livre  n'a  point  la  prétention 
d'être  un  ouvrage  littéraire ,  mais  bien  un  acte  de  foi.  Ecrit  avec  le 

TOME  XXIX  (  IX  DE  LA  3"  SÉRIE.  )  2i 


Digitized  by  VjOOQiC 


314  CHRONIQUE. 

cœur,  ii  a  souvent  été  interrompu  par  des  larmes  *.  »  Une  foi  vive 
avec  un  cœur  ardent,  c'était  tout  Thomme. 

La  première  impression  de  jeunesse  dont  il  nous  ait  conservé  le 
souvenir,  est  celle  que  lui  causa  la  vue  dès  ruines  vendéennes.  «  Je 
n'oublierai  jamais  l'émotion  dont  je  fus  saisi  en  foulant,  pour  la  pre- 
mière fois,  le  sol  de  la  Vendée.  J'étais  bien  enfant  encore...  Des 
hauteurs  d'Erignéaux  collines  calcaires  du  Pont-Barré,  des  rives  du 
Layon  aux  bords  de  TEvre ,  les  yeux  ne  tombaient  que  sur  une  terre 
dévastée  et  jonchée  de  décombres*....  »  Ce  fut  sa  première  leçon 
d'histoire  ;  il  ne  l'oubjia  jamais. 

Une  autre  leçon  se  présentait  naturellement  pour  lui  dans  l'his- 
toire de  sa  famille,  celle  de  servir  son  pays,  comme  l'avaient  fait 
ses  ancêtres  sur  tous  les  champs  de  bataillo.  Les  conditions  du  ser- 
vice, sans  doute,  n'étaient  plus  tes  mêmes  :  il  ne  pouvait  plus  espérer 
avoir  un  régiment  ou  même  une  compagnie  au  sortir  du  collège  ,  et 
je  suis  bien  sûr  qu'il  ne  le  regretta  pas,  car  personne  ne  com- 
prenait mieux  que  lui  la  nécessité  du  travail  et  l'utilité  de  la  lutte. 
Entré  à  Saint-Cyr  en  4822,  il  en  sortit  des  premiers  en  1824,  et 
prit  rang  dans  le  corps  d'état-major,  immédiatement  après  notre 
compatriote  Alphonse  Bedeau,  qui  devait  rester  jusqu'au  dernier 
jour  son  ami. 

La  campagne 'd'Alger  fut  sa  grande  joie  militaire.  Le  caractère 
chevaleresque  de  la  cause  qui  rappelait  les  Croisades,  l'intérêt  de 
la  patrie,  celui  de  la  civilisation,  un  pays  magnifique  à  enlever  aux 
barbares  pour  y  relever  la  croix  ;  tel  était  l'avenir  qu'il  entrevoyait 
et  qu'il  saluait  avec  enthousiasme.  Attaché,  comme  officier  d'état- 
major,  au  34^  de  ligne,  il  se  distingua  à  la  fois  par  ses  connaissances 
et  sa  bravoure,  et  méritu,  lors  de  l'expédition  de  Blidah,  d'être 
mis  à  l'ordre  du  jour  de  l'armée.  Vainement  cherfcherait-on  trace 
de  cette  citation  dans  Touvrage  qu'il  publia,  l'année  suivante,  sur 
la  campagne  d'Afrique. 

On  sait  comment  finit,  pour  beaucoup  d'officiers,  cette  courte  et 
brillante  campagne.  Placés  entre  une  carrière  qu'ils  aimaient  et  un 
serment  nouveau,  ils  n'hésitèrent  pas  à  briser  leur  épée.  Nul  ne 
le  fit  avec  moins  d'hésitation  ni  avec  plus  de  regrets  que  le  comte  de 
Quatrebarbes  ;  mais  à  ces  regrets  ne  se  joignit  aucune  amertume 
contre  ceux  de  ses  camarades  qui  crurent  qu'en  demeurant  armés 
ils  pouvaient  encore  servir  la  patrie.  Ainsi,  il  restait  le  fidèle  cor- 
respondant de  Bedeau;  il  recommandait  à  La  Moricière  le  jeune 
marquis  de  Bonchamps,  qui  avait  été  mis  quatre  fois  à  l'ordre  du 
jour,  avant  de  pouvoir  obtenir  Tépaulette  ;  il  consacrait  les  plus 
touchantes  pages  à  la  mémoire  du  général  d'Armaillé.  Rigide  pour 
lui-même,  son  caractère  ne  cessait  jamais  d'être  bienveillant  pour 
les  autres. 


*  Souvenirs  d^Ancône,  p.  3. 

2  Une  paroisse  vendémne  sous  la  Terreur,  p.  1. 


Digitized  by  VjOOQiC 


CHRONIQUE.  '  315 

Rendu  à  la  vie  privée,  la  première  pensée  de  M.  de  Quatrebarbes 
fut  de  publier,  sous  le/litre  de  Souvenirs  de  la  campagne  d\4friqiie, 
un  récit  fidèle  des  événements  qui  l'avaient  signalée,  a  Indigné  de 
l'esprit  de  parti  qui  avait  semé,  à  pleines  mains,  la  calomnie  et 
Poutrage  sur  le  général  de  cette  glorieuse  expédition,  je  pris, 
disait-il,  l'engagement  de  rétablir  In" vérité  des  faits,  de  consacrer 
quelques  pages  à  la  gloire  de  la  noble  armée  dont  j'avais  fait  partie, 
et  de  flétrir,  autant  qu'il  était  en  moi,  la  coupable  indifférence  du 
pouvoir  qui,  depuis  six  mois,  n'a  tenu  aucun  compte  du  sang  versé 
pour  la  France  *.  » 

Ce  dessein  fut  rempli  avec  sobriété,  simplicité  et  une  vivacité 
d'imagination  qui  va  bien  à  la  jeunesse.  La  dernière  page  révèle  à 
quel  point  le  sang  des  clievaliers  adventureux  du  temps  passé  bouil- 
lonnait encore  dans  ses  veines.  On  parlait  beaucoup  alors  (1831)  de 
l'abandon  de  l'Afrique,  ce  qui  était,  en  effet,  le  vœu  secret  de. 
Louis-Philipue,  et  M^  de  Quatrebarbes  s'indignait  à  cette  seule 
pensée.  —  Que  le  gouvernement  permette  au  moins  «  aux  offi- 
ciers qui  se  sont  séparés  avec  violence  de  leurs  compagnons 
d'armes,  disait-il,  de  retourner  en  Afrique;  qu'il  les  laisse  libres 
de  choisir  leurs  couleurs;  ils  ne  feront  qu'un  serment,  celui  de 
'Conserver  à  la  France  sa  plus  belle  conquête  ou  de  mourir.  Puis,  si 
les  flottes  ennemies  paraissent  sur  les  côtes,  s'ils  sont  abandonnés 
aux  Anglais,  s'ils  doivent  changer  de  patrie,  plutôt  que  de  courber 
la  tète  sous  le  joug  de  l'étranger,  ils  invoqueront  une  princesse 
auguste.  La  fille  d'Henri  IV  entendra  cet  appel  ;  elle  traversera  les 
mers,  tenant  son  fils  par  la  main.  Ils  sauront  lui  conquérir  un 
royaume,  et,  si  des  matelots  français,  surpris  par  la  tempête, 
viennent  échouer  sur  la  plage,  au  lieu  de  la  captivité  ou  de  la  mort, 
ils  trouveront  au  moins  des  frères  pour  les  secourir  *.  » 

Chimères,  dira-t-on.  Qu'ils  sont  rares,  du  moins,  les  esprits 
capables  de  former  de  pareilles  chimères  ! 

L'année  1832  apporta  de  cruelles  déceptions  à  M.  de  Quatre- 
barbes, sans  ébranler  d'ailleurs  ni  sa  foi  monarchique,  ni  ses  espé- 
rances; il  chercha  alors  un  refuge  contre  les  tristesses  du  moment 
dans  la  paisible  admiration  du  passé,et  conçut  la  pensée  d'un  Voyage 
historique  dans  les  communes  vendéennes.  M.  de  Quatrebarbes  don- 
na même  à  ce  projet  un  commencement  d'exécution,  en  1833,  sous 
les  verrous  de  la  geôle ;mi\is,  —  «  la  conscience  de  ma  faiblesse,  écri- 
vait-il plus  tarî,m'ayant  fait  renoncer  à  l'impression  de  cet  ouvrage 
j'ai  cru  devoir  en  extraire  l'histoire  d'une  paroisse  qui  m'a  adopté' 
et  où  j'espère,  à  moins  de  nouvelles  tempêtes,  couler  et  finir  me  , 
jours  '.  » 

Depuis  1833,  en  effet,  le  comte  Théodore  de  Quatrebarbes  était 

*  Souvenirs  de  la  campagne  d'Afrique.  Cliez  Oentu ,  1831 .  Avertissement. 
^  Souvenirs  de  Vexpédilion  d'Afrique,  p.  91. 
'  Histoire  d'une  paroisse  vendéenne,  p.  5. 


Digitized  by  VjOOQIC 


316  CHRONIQUE. 

devenu  l'hôte  de  là  paroisse  et  du  château  de  Chanzeaux,  dont  il 
avait  épousé  la  future  héritière,  et  il  n'avait  fallu  que  quelques  jours 
pour  que  les  liens  les  plus  affectueux  s'établissent  entre  lui  et  les 
nabitanls.  Mettre  en  relief  la  part  que  ces  habitants  prirent  aux 
luttes  de  la  Vendée,  se  faire  le  Bourdigné  ou  le  Froissard  de  leurs 
dangers,  de  leurs  souffrances  et  de  leur  héroïsme,  telle  fut  la  noble 
pensée  qui  lui  vint  à  l'esprit,  et  qu'il  a  réalisée  avec  une  verve  émue, 
qui  fait  de  son  petit  volume  un  joyau,  un  chef-d'œuvre.  Ici,  ce  ne 
sont  point  les  héros  connus  de  la  grande  guerre  vendéenne  qui  sont 
en  scène.  Cathelineau,,  Slofflet,Lescure,  La  Rochejaquelein  ne  font 
que  cadre  au  tableau ;'mâis,  le  tableau  lui-même,  c'est  Chanzeaux, 
avec  ses  braves  moins  connus,  sans  être  moins  dignes  de  mémoire  : 
Forest,  qui  devait  devenir  commandant  de  la  cavalerie  de  l'armée 
d'Anjou;  les  cinq  frères  Godillon,  dont  quatre  périrent  les  armes 
à  la  main  ;  les  deux  frères  Legeay,  qui,  à  eux  seuls,  reconquirent 
à  Fontenay  la  célèbre  couleuvrine  Marie-Jeanne;  le  sacristain  Mau- 
rice Ragueneau,  qui,  avec  dix-huit  hommes  et  dix  femmes,  soutint 
dans  leclocher  de  Chanzeaux  un  siège  devant  lequel  pâlissent  les 
hauts  faits  des  héros  d'Homère;  c'est  la  sublime  M"«  Picberit,  dé- 
noncée par  un  républicain  qu'elle  avait  sauvé  de  la  mort,  et  qui 
marche  au  supplice  suivie  de  femmes,  dont  l'une  plus  qu'octogé- 
naire ,  en  chantant  le  Salve  Regina,  Il  n'est  pas  enfin  un  habitant 
de  Chanzeaux,  ayant  pris  part  à  la  guerre,  dont  le  nom  ne  revive 
dans  ces  pages  louchantes,  et  la  plupart  avec  des  traits  caracté- 
ristiques qui  révèlent,  chez  ces  simples  natures,  une  grandeur  d'âme 
d'autant  plus  admirable  que,  le  plus  souvent,  elle  s'ignore  elle- 
même.  Les  épisodes  les  plus  variés  de  ton  et  de  forme  ajoutent 
encore  à  la  richesse  de  l'ensemble.  Quelles  émouvantes  histoires, 

Sar  exemple,  que  celles  de  M™®  Boguais  et  de  ses  filles,  de  M^e  de 
ambourg,  de  Mi»^  de  la  Paumelière!  Quels  plus  beaux  et  plus 
sympathiques  caractères  que  ceux  de  ces  gentilshommes  campa- 
gnards dont  M.  de  Quatrebarbes  retrace  avec  amour  les  rares  et 
modestes  vertus,  MM.  de  Caqueray,  d'Armaillé,  de  Grignon.  Un 
portrait  manque,  c'est  le  sien;  mais  on  peut  dire  qu'il  ressort  de 
tout  l'ouvrage. 

Je  ne  puis  oublier,  enfin,  cetto  charmante  scène  d'une  première 
communion  dans  la  prairie  de  Fruchaudy  pendant  la  Terreur,  que 
le  pinceau  de  M.  Marquerie  a  si  habilement  reproduite.  Ici,  le  nar- 
rateur et  l'artiste  luttent  ensemble  de  poésie  et  d'émotion.  Tout  est 
neuf  dans  celte  scène,  et  tout  est  vrai,  situation,  personnages, 
attitudes.  Quelles  belles  têtes  vendéennes,  prises  toutes  à  Chan- 
zeaux! Quelle  énergie  chez  ces  hommes  qui  prient,  l'arme  au 
poing;  quelle  douce  piété  chez  ces  veuves,  à  qui  il  ne  reste  plus 
que  Dieu  et  leur  enfant!  Et  ces  fraîches  couleurs  d'une  aurpre  du 
mois  de  mai,  ces  enfants  si  pieux,  cette  belle  tête  de  jeune  prêtre, 
dans  laquelle  nous  retrouvons  les  traits  de  celui  qui  devait  être  plus 


Digitized  by  VjOOQiC 


CHRONIQUE.  31 7 

tard  M?**  Soyer,  et  qui,  alors,  était  l'apôtre  de  Chafizeaux;  voilà  tout 
ce  que  nous  avait  admirablement  dit  M.  de  Quatrebarbes ,  et  qu'a 
'  fait  revivre  à  nos  yeux  M.  Marquerie ,  comme  si  nous  assistions  en- 
core à  ces  douces  fêles  des  martyrs  *. 

J'ai  dit  que  M.  de  Quatrebarbes  s'était  peint  lui-même,  sans  y 
penser,  dans  son  livre  d'Une  paroisse  vendéenne.  Il  est  impossible, 
en  effet,  de  le  lire  sans  se  représenter  immédiatement  le  chAtelain 
et  la  châtelaine  de  Chanzeaux.  Portant  un  vieux  nom,  ils  avaient 
tenu  à  entourer  leur  demeure  de  toutes  les  richesses  artistiques 
des  vieux  âges  :  hautes  et  larges  tours,  «flanquées  elles-mêmes  de 
tourelles  en  encorbellement,  fenêtres  ouvragées,  hardis  pinacles. 
A  l'intérieur,  c'est  encore  le  vieux  temps,  mais  le  vieux  temps  tel 
que  le  comprenait  la  mère  de  Bayard,  lorsqu'elle  lui  disait  :  Soyez 
facile  et  courtois,  serviable  à  toutes  gens,  soyez  léal  en  faites  et  dicts, 
soyez  charitable  aux  pauvres,  et  Dieu  vous  le  guerdonnera. 

Modeste  pour  lui-même,  —  ses  écrits  le  prouvent  à  chaque  page, — 
M.  de  Quatrebarbes  était  fier  des  bons  paysans  qui  Tenlouraienl,  et  il 
était  fier  pour  eux.  «  Rien  de  louchant ,  écrivait  il ,  comme  la  familia- 
rité respeclueuse  et  la  probité  à  toute  épreuve  qui  sert  de  base  aux 
relations  continuelles  du  métayer  et  du  propriétaire.  Si  celui-ci  sait 
comprendre  tout  ce  qu'il  y  a  de  noblesse  dans  cet  attachement  héré- 
ditaire, il  n'est  pas  une  joie  de  famille,  pas  un  chagrin  de  cœur  qui 
ne  retentisse  du  château  à  la  chaumière...  Cependant,  jamais  parole 
servile  n'est  mêlée  à  l'expression  de  ce  dévouement.  Le  plus  pauvre 
paysan  connaît  sa  dignité;  il  porte  haut  la  tête  et  le  cœur,  et,  s'il 
est  disposé  à* aimer  celui  dont  leS  champs  nourrissent  sa  famille, 
une  noble  fierté,  un  sentiment  d'indépendance  et  de  liberté  chré- 
tienne lui  apprennent  ce  qu'il  vaut  et  ce  qui  lui  est  dû.  Il  sait  qu'en 
pressant  la  main  qui  lui  est  offerte,  il  honore  autant  qu'il  est 
honoré  lui-même,  et  ses  hommages  ne  sont  jamais  rendus  qu'à  la 
vertu,  la  bienfaisance  et  la  bonté.  Partout  ailleurs,  quand  la  recon- 
naissance est  étrangère  à  l'accomplissement  du  devoir,  il  passe,  et 
s'éloigne  en  silence  *.  » 

On  comprend  ce  qu'était  un  homme  qui  savait  ainsi  apprécier  les 
autres.  Le  bienfaiteur  de  tous  les  instants  se  cachait  toujours  der- 
rière Tami.  Aussi  son  influence  était-elle  générale,  non-seulement 
dans  l'arrondissement  de  Beaupreau,  mais  dans  tout  l'Anjou,  car  il 
n'était  pas  un  intérêt  angevin  dont  il  ne  fut  Tappui,  pas  une  gloire 
angevine  qu'il  ne  s'étudiât  à  remettre  en  honneur.  Il  procurait  un 
noble  cénotaphe  aux  cendres  délaissées  des  Cathelineau  ;  il  faisait 

*  Le  tableau  de  M.  Marquerie  a,  il  est  vrai,  un  défaut  :  il  est  original,  il  est 
pathétique,  mais  il  sort  du  convenu  du  jour.  S'il  nous  représentait  quelque  Léda  ou 
quelque  Vénus,  il  ne  serait  pas  aujourd'hui  encore  chez  l'artiste,  après  avoir  été  ad- 
miré au  Salon. 

'  Une  paroisse  vendéenne  sous  la  Terreur,  pp.  184-186. 


Digitized  by  VjOOQ  iC 


348  \  CHRONIQUE.  , 

rééditer  par  les  presses  ang^evines  les  anciennes  chroniques  d*Anjou 
de  Jean  de  Bourdigné,  et  les  enrichissait  de  notes  et  de  commen- 
taires, où  se  fait  remarquer  sans  cesse  un  pieux  empressement  à 
appeler  l'attention  sur  les  nombreuses  familles  dont  le  nom  se  pré- 
sente sous  la  plume  du  vieil  historien  ;  il  publiait  enfin  les  œuvres 
du  bon  roi  Renéy  œuvres  poétiques,  artistiques,  qu'il  faisait  précé- 
der d'une  curieuse  étude  historique  et  littéraire.  C'était  un  premier 
et  beau  monument  à  l'honneur  du  bon  roi  ;  mais  il  en  voulait  un 
autre,  et  il  fit  ériger  sa  statue  sur  un  des  plus  beaux  emplacements 
de  là  ville  d'Angers.  PourJ'érection  de  cette  statue ,  M.  de  Qualre- 
barbes  avait  fait  choix  de  David,  très-connu  dès  lors  pour  ses  opi- 
nions républicaines,  mais  qui  avait  trois  mérites  ù  ses  yeux  :  le 
premier,  d'être  un  grand  artiste  ;  le  second,  d'être  Angevin;  le  Iroi- 
çième,  d'avoir  sculpté  le  tombeau  de  Bonchamps. 

Cette  haute  impartialilé  était  si  habituelle  à  M.  de  Quatrebarbes, 
qu'elle  lui  avait  valu  l'estime  et  l'affection  de  tous.  Et  comment 
eût-il  pu  en  être  autrement,  quand  on  voit  avec  quelle  élévation 
de  sentiments  et  d'idées  le  comte  de  Quatrebarbes  envisageait  l'a- 
venir. «  Honneur  à  toi,  sainte  Vendée!  écrivait-il;  le  sang  de  tés 
martyrs  n'a  pas  coulé  en  vain;  non,  tu  ne  seras  plus  divisée  en  deux 
partis  ennemis,  prêts  à  s'és^orger  dans  la  lutte.  Je  ne  sais  quelle 
sera  ta  destinée,  mais  si  Dieu  le  réserve  encore  la  gloire  de  sauver 
la  société  expirante,  élève  la  croix  bien  haut!  c'est  avec  tous  tes 
enfants,  tous  sans  exception ,  que  lu  combattras,  que  tu  triompheras 
par  elle  '.  » 

N'y  avait-il  pas  un  peu  d'illusion  dans  cette  espérance?  Peut- 
être;  mais,  si  l'illusion  est  le  faible  des  grandes  âmes,  elle  est 
aussi,  jusqu'à  un  certain  point,  leur  force.  Combien  souvent,  sans 
elle,  ne  s'arrêterait-on  pas  dans  la  lice,  épuisé  et  découragé. 

Ce  mot,  élève  la  croix  bien  haut,  est,  en  définitive,  et  sera  tou- 
jours le  dernier  mot  de  la  politique  chrétienne.  Aussi,  M.  de  Quatre- 
barbes éprouva-t-il  une  grande  joie  de  ce  concile  du  Vatican,  qui 
a  commencé  la  restauration  de  l'esprit  chrétien  parmi  nous. 

L'homme  de  foi  dominait  donc  toujours  en  lui  l'homme  politique. 
Sans  doute,  il  était  attaché  à  la  vieille  race  de  nos  rois  par  tradition 
de  famille;  il  lui  était  attaché  comme  à  un  principe  d'ordre  et  de 
stabilité,  dont  l'absence  se  fait  chaque  jour  plus  cruellement  sentir 
parmi  nous  ;  il  lui  était  dévoué  comme  à  la  gloire,  à  la  grandeur  et 
à  l'unité  de  la  France,  qui  furent  en  grande  partie  son  œuvre  ;  mais 
il  l'était  plus  encore  à  la  descendance  de  Robert-le-Fort  et  de  saint 
Louis,  à  la  dynastie  qui,  malgré  quehjues  erreurs  passagères,  avait 
contribué  à  mériter  et  h  maintenir  à  la  France  son  plus  beau  titre, 
celui  de  fille  aînée  de  l'Eglise. 

Sa  foi  politique  n'était  donc  pas  seulement  pour  lui  une  affaire 
d'attachement,  c'était  une  conviction,  et  j'ajouterai  qu'elle  ne 

*  Une  paroisse  vendéenne  sous  la  Terreur,  p.  258, 


Digitized  by  VjOOQ  iC 


CHRONIQUE.  319 

cessa  jamais  d'être  pour  lui  une  espérance.  Eu  s'isolant  néanmoins 
du  pouvoir,  il  n'entendit  jamais  s'isoler  des  intérêts  sociaux  qui , 
bon  gré,  mal  gré ,  sont  chaque  jour  en  jeu;  le  militaire  avait  brisé 
son  épée;  le  citoyen  resta  sur  la  brèche,  pour  la  défense  de  droits 
sans  cesse  menacés.  Liberté  de  l'enseignement,  liberté  de  la  cha- 
rité, liberté  de  l'Eglise,  voilà  dans  quel  vaste  champ  s'exerça  son 
zèle,  et  tels  furent  les  grands  intérêts  pour  lesquels  il  renonça  au 
système  d'abstention  qui  nous  avait  éloignés  pendant  dix  ans  des 
urnes  électorales.  Mais,  alors  aussi,  s'ouvrit  pour  lui  une  nouvelle 
carrière.  En  effet,  il  eut  beau  présenter  des  candidats  pour  la  dépu- 
tation ,  et  les  appuyer  de  son  influence ,  si  habituellement  domi- 
nante, il  s'aperçut  tout  à  coup  que  cette  influence  ne  pouvait  plus 
rien.  —  «  Non,  non,  Théodore,  lui  fut-il  dit  d'une  voix  unanime, 
dans  une  réunion  préparatoire,  c'est  vous  qui  serez  notre  député, 
personne  autre  que  vous.  » 

C'était  en  1842;  le  succès,  alors,  ne  couronna  pas  les  efforts  de 
nos  amis;  mais  la  minorité  fut  imposante,  et  Ton  fit  promellre  à 
M.  de  Quatrebarbes,  dont  on  redoutait  toujours  le  désintéressement, 
de  se  représenter  aux  élections  suivantes.  Ces  élections  eurent  lieu 
en  1846,  et  M.  de  Quatrebarbes  fut  élu  à  Cholel,  landis  que  M.  de 
Falloux  l'était  à  Segré.  Qe  fut  un  double  et  beau  succès. 

A  la  Chambre  des  députés,  comme  plus  lard  à  la  Constituante, 
M.  de  Quatrebarbes  continua  de  se  distinguer  par  la  dignité  et  Fou- 
verture  de  son  caractère,  la  franchise  de  ses  opinions  et  parce 
sceau  de  l'homme  de  foi,  si  rare  aujourd'hui,  et  qui  marquait  tous 
ses  discours.  C'est  ainsi  qu'ancien  soldat  de  l'armée  d'Afrique,  il 
osa  dire  que  la  conquête,  commencée  avec  l'épée,  ne  pouvait  se 
finir  qu'avec  la  croix;  grande  vérité,  constamment  méconnue,  et 
qu'après  quarante  ans  de  douloureuse  expérience  on  s'obstinç  à 
méconnaître  encore. 

M.  de  Quatrebarbes  n'était  point  ce  au'on  appelle  un  détracteur 
des  temps  présents^  Ni  au  point  de  vue  des  hommes,  ni.au  point  de 
vue  des  choses,  il  n'était  systématiquement  hostile.  Il  admettait 
très-volontiers  les  progrès  réels  comme  les  intentions  droites;  mai? 
ce  qu'il  n'admettait  pas,  c'était  le  faux,  ou  un  mélange  bûlard  du 
vrai  et  du  faux;  ce  qu'il  ne  pouvait  considérer  comme  progrès , 
c'était  cet  affaiblissement  croissant  de  toutes  les  doctrines,  qu'on 
nous  donne  chaque  jour  comme  la  conséquence  heureuse  de  la 
liberté.  Pour  lui,  la  politique  n'était  pas  l'art  de  tourner  les  ques- 
tions, mais  bien  l'art  de  les  résoudre,  et  cet  art  n'existe  que  pour 
celui  qui  ne  dit  pas  comme  Pilate  :  — ^  Qu'est-ce  que  la  vérité?  — 
mais  qui  sait  où  la  prendre. 

M.  de  Quatrebarbes  la  prenait,  pour  toutes  les  questions  vitales, 
là  où  Dieu  l'a  mise ,  ce  qui  ne  lui  interdisait,  à  coup  sûr,  aucun 
ménagement  convenable  pour  l'esprit  du  temps.  La  base,  pour  lui, 
c'était  la  pierre  angulaire.  Aussi,  lorsqu'on  s  attaqua  à  cette  pierre, 


Digitized  by  VjOOQIC 


320  CHRONIQUE. 

on  comprend  quelle  fut  son  émotion  de  chevalier  et  de  chrétien. 
Et,  cependant,  il  s'abslint  d'abord  de  répondre  à  Tappel  du  général 
de  la  Moricière,  qui  le  priait  de  venir  lui  donner  un  coup  de 
main.  —  A  cinquante-sept  ans,  se  disait-il,  et  après  une  lacune  de 
trente  ans  dans  sa  vie  militaire,  quels  services  pouvait-il  rendre?  — 
Toujours  la  même  défiance  de  ses  forces. 

La  Moricière  insiste,  et  le  vieux  chrétien,  le  vieux  brave  n'hésite 
plus.  Il  va  saluer  à  Lucerne  le  glorieux  héritier  de  nos  rois,  prend 
ses  conseils,  toujours  dictés  par  la  foi  la  plus  vive  comme  par  le 
désintéressement  le  plus  absolu,  et,  le  30  juillet  1860,  il  était  aux 
pieds  de  Pie  IX.  Lorsque  La  Moricière  lui  demanda,  quelques 
jours  après,  quel  grade  il  désirait  dans  l'armée  :  —  Celui  qui  coû- 
tera le  moins  aux  finances  du  Saint-Père,  répondit-il  modestement: 
j'étais,  il  y  a  trente  ans,  nommé  capitaine  à  Alger.  —  Je  vois,  lur 
répondait  lé  général ,  que  vous  ne  croyez  pas,  comme  les  Allemands, 
que  le  grade  ajoute  à  la  valeur  de  l'homme.  —  Et  il  était  nommé 
capitaine. 

Plus  tard,  ses  services  en  tout  genre  devenant  de  plus  en  phis 
nécessaires,  il  fut  nommé  gouverneur  civil  d'Ancône;  et,  soit 
comme  capitaine ,  soit  comme  gouverneur,  soit  comme  gonfalonier 
delà  ville,  c'est-à-dire  cortime  maire,  fonctions  qu'il  exerça  pen- 
dant l'étal  de  siège,  il  suffit  à  tout  et  pourvut  à  tout,  aux  travaux 
des  remparts,  à  l'établissement  des  postes  de  combat,  aux  casernes, 
aux  approvisionnements,  à  ia  police;  il  organisa  un  hôpital,  il 
assainit  la  ville,  eu  faisant  même  profiter  les  finances  municipales 
de  cet  assainissement  par  la  vente  des  immondices,  et  mérita  que 
La  Moricière  lui  écrivît  :  Vous  voyez  bien  que  c'est  le  bon  Dieu  qui 
vous  a  envoyé,  pour  sauver  la  province  d'Ancône  *. 

La  province  d'Ancône  ne  fut  pas  sauvée,  parce  qu'on  ne  peut 
rien  contre  la  trahison  et  contre  le  nombre,  surtout  lorsqu'on  com- 
bat un  contre  dix.  Mais  ce  qui  fut  sauvé ,  ce  fut  l'honneur,  et  avec 
lui  l'espérance.  Le  comte  de  Quatrebarbes  exprimait  admirablement 
cette  pensée  dans  la  proclamation  qu'il  fit  afficher  après  la  défaite 
de  Castelfidardo  : 

«  Un  triomphe  immédiat,  disait-il  en  terminant,  ne  fut  jamais 
assuré  aux  causes  les  plus  saintes,  et  elles  sont  souvent  soumises 
à  de  cruelles  épreuves.  Si  Dieu  le  veut  ainsi,  c'est  sans  doute  pour 
élever  l'âme  et  le  cœur  des  hommes  qu'il  a  choisis.  Mais,  malgré  le 
désastre  de  Castelfidardo,  la  victoire  du  bien  sur  le  mal,  du  droit 
sur  la  force,  n'est  pas  plus  douteuse  aujourd'hui  qu^elle  l'était  hier. 
Heureux  ceux  qui  verront  un  semblable  triomphe  ;  plus  heureux 
encore  ceux  qui  mourront  avec  la  certitude  que  leur  sang  n'a  pas 
coulé  en  vain  ^.  »  ' 

Telle  fut  la  confiance  qui  soutint  jusqu'au  bout  M.  de  Quatre- 
barbes, au  milieu  des  plus  cruelles  déceptions.  Revenu  en  France, 


*  Souvenirs  d'AncônCj  p.  83. 
^  Souvenirs  d'Ancône,  p.  180. 


Digitized  by  VjOOQiC 


CHRONIQUE.  321 

il  vit,  après  peu  d'années,  le  général  La  Moricière,  Tépée  du  catho- 
licisme, brisé  dans  toute  sa  force.  «  Oui,  mon  cher  général,  écri- 
vait-il alors,  vous  avez  cherché  le  royaume  de  Dieu  avaifl  toute  chose; 
votre  demande  a  été  entendue,  et,  au  bonheur  éternel  dont  vous 
jouissez,  il  a  ajouté  la  gloire  humaine  sans  bornes  et  sans  mesure... 
Hâtez  maintenant,  par  vos  prières,  la  victoire  de  la  justice  et  du 
droit;  jetez  aussi  un  regard  sur  vos  anciens  compagnons  d'armes  ; 
inspirez-leur,  par  votre  exemple ,  le  dévouement  jusqu'à  la  mort  à 
tout  ce  qui  est  grand  et  saint,  à  Dieu,  à  la  papauté,  au  calholicisme, 
à  la  France.  Apprenez  surtout  aux  vieux  soldats  épargnés  dans  les 
batailles  à  mourir  comme  vous  et  Bayard,  la  foi  au  cœur,  la  prière 
sur  les  lèvres  et  le  crucifix  à  la  main  *.  » 

Le  comte  de  Quatrebarbes  chercha  alors  un  adoucissement  à  ses 
tristesses  en  retraçant  ses  souvenirs  d'Ancône,  qu'il  fit  suivre,  à  la 
fnanière  de  Lactance,  d'un  tableau  abrégé  des  vengeances  de  Dieu 
sur  les  princes  persécuteurs  de  l'Eglise.  Le  tableau  s'arrêtait  toute- 
fois à  Louis  de  Bavière.  —  «  Je  ne  pousserai  pas  plus  loin  ce  court 
exposé  des  jugements  de  Dieu,  ajoutait-il.  L'histoire  contemporaine 
est  dans  toutes  les  mémoires,  et  il  serait  sage  à  Victor- Emmanuel 
de  profiter  de  ses  leçons  ^  » 

L'histoire  contemporaine  a  fait  de  grands  pas  depuis,  et  l'on  a 
vu  les  plus  forts  devenir  tout  à  coup  les  plus  nriisérables.  Reste  à 
savoir  si  ceux  que  n'a  pas  encore  atteints  la  justice  divine  y  verront 
de  grandes  leçons. 

Cependant  la  santé  du  comte  de  Quatrebarbes  s'affaiblissait,  et 
les  deuils  se  multipliaient  pour  lui  :  deuils  de  l'Eglise,  deuils  de  la 
pairie,  auxquels  venaient  se  joindre  tantôt  des  deuils,  tantôt  des 
inquiétudes  de  famille.  S'il  n'avait  pas  d'enfants,  il  avait  de  nom- 
breux neveux  et  petits-neveux,  dans  lesquels  il  se  retrouvait  tout 
entier  par  l'esprit  de  dévouement  et  de  sacrifice ,  et  ces  enfants 
d'adoption  laissaient  de  leur  sang  sur  presque  tous  les  champs  de 
bataille  où  les  intérêts  de  l'Eglise  et  de  la  France  étaient  en  jeu  :  à 
Castelfidardo ,  àMonte-Rotondo,  à  Palay.  Les  femmes  n'étaient  pas 
moins  héroïques  que  les  hommes;  les  unes,  en  ne  disputant  jamais 
à  l'honneur  ni  à  Dieu  ce  qu'elles  avaient  de  plus  cher;  les  autres, 
les  plus  jeunes,  en  sacrifiant  volontiers  toutes  les  séductions  que  leur 
offrait  le  monde  pour  les  joies  surnaturelles  du  cloître.  Voilà  ce  que 
vit  autour  de  lui  M.  do  Quatrebarbes  et  il  eût  pu  dire,  en  mourani,  ce 
(lue  le  vieux  Mathathias  disait  à  ses  cinq  fils  :  —  «  Suivez  notre  famille 
de  génération  en  génération,  et  vous  verrez  que,  lorsqu'on  espère 
en  Dieu,  on  ne  décline  jamais.  Cogilateper  generationem  et  gène- 
rationem,  quia  omnes  qui  sperant  in  eum  non  infirmantur  -'. 

Eugène  de  la  Gournerce. 

*  Souvenirs  d'Ancône ^  p.  285. 
2  Souvenirs  d'Ancône,  p.  293. 
M  AfaccAfl&.,  II,  61. 


Digitized  by  VjOOQiC 


322  CHRONIQUE. 


Oraison  funèbre  de  JUL"  l'évêque  d'Angers,  aux  obsèques  de 
M.  le  C  de  Quatrebarbes. 

In  memoriâ  œternâ  crUjustus  ;  ab  audiiione 
malâ  non  timebit. 

La  mémoire  du  juste  demeure  éternelle- 
menl;  il  n'a  rien  à  craindre  des  discours 
mauvais. 

Psaume  cxi  ,  v.  7. 
Mes  très-chers  frères , 

Au  moment  où  nous  allons  réciter  sur  cette  dépouille  mortelle  les  der- 
nières prières  de  l'Eglise,  je  croirais  manquer  au  devoir  de  la  justice  et 
de  la  reconnaissance,  si  je  ne  payais  en  quelques  mots  le  tribut  de  ma 
respectueuse  sympathie  à  la  mémoire  de  M.  le  comte  Théodore  de  Qua- 
trebarbes ,  que  la  mort  vient  de  ravir  en  si  peu  de  jours  à  sa  famille  et  à 
son  pays. 

11  est  des  vies  qui  sont  à  elles  seules  tout  un  enseignement,  et  lors- 
qu'elles viennent  à  s'éteindre  au  milieu  de  nous,  chacun  doit  se  replier 
sur  soi-même,  pour  en  tirer  la  leçon  qu'elles  renferment  et  recueillir 
pieusement  les  souvenirs  qui  s'y  rattachent. 

Nous  admirions  dans  ce  noble  cœur,  qui  a  cessé  de  battre ,  les  plus 
beaux  sentiments  dont  l'âme  humaine  soit  capable.  Et  d'abord,  la  foi 
chrétienne  y  tenait  la  première  place.  Issu  d'une  famille  où  les  convictions 
religieuses  sont  héréditaires  comme  la  noblesse  du  nom,  le  descendant 
des  seigneurs  de  Montmorillon  avait  compris  de  bonne  heure,  suivant  le 
mot  de  Bossuet,  que  la  piété  est  le  tout  de  l'homme.  Ces  convictions, 
puisées  au  foyer  de  ses  pères,  comme  une  tradition  de  plus  de  dix  siècles, 
s'étaient  encore  affermies  par  l'éducation;  à  Beaupreau  d'abord,  où  il  ^  U 
pour  maître  cet  homme  de  Dieu ,  que  je  puis  appeler  le  restaurateur  des 
études  chrétiennes  en  Anjou,  le  vénérable  abbé  Mongazon;  à  Montmorillon 
ensuite,  sous  la  direction  de  ces  religieux  célèbres,  auxquels  l'admiration 
générale  a  décerné  depuis  trois  siècles  la  palme'  de  l'enseignement.  C'est 
à  pareille  époque  que  se  forma  cette  foi  robuste ,  dont  la  vigueur  et  l'inté- 
grité ne  se  sont  pas  démenties  un  instant.  Jeune  homme,  elle  soutint 
M.  de  Quatrebarbes  à  travers  les  séductions  du  monde;  homme  public, 
elle  le  dirigea  comme  la  règle  invariable  de  ses  actes;  vieillard  éprouvé 
par  les  coups  de  la  mort  et  par  de  longues  infirmités,  elle  le  fortifia  au 
milieu  des  difficultés  et  des  afflictions  de  la  vie.  C'est  elle  enfin  qui  lui 
inspira  ces  dévouements  dont  l'Eglise  et  la  France  garderont  le  sou- 
venir. 

Ah  !  oui ,  il  aimait  l'Eglise ,  comme  un  enfant  aime  sa  mère.  Il  associait 
au  triomphe  de  cette  grande  cause  le  progrès  des  lumières  et  de  la  civili- 
sation dans  le  monde  entier.  Soit  qu'on  le  vît,  à  la  tribune ,  prendre  en 


Digitized  by  VjOOQIC 


CHRONIQUE.  323 

main  les  intérêts  des  chrétiens  de  Syrie;  soit  qu'il  revendiquât,  dans  les 
conseils  de  la  nation,  cette  liberté  de  l'enseignement  que  nous  avons  con- 
quise à  demi  et  au  prix  de  tant  de  luttes,  les  droits  de  l'Eglise  n'avaient 
pas  de  défenseur  plus  ardent  ni  plus  convaincu.  Faut-il  s'étonner  que 
cette  grande  âme  ait  tressailli  d'indignation  à  la  vue  des  attentats  sacri- 
lèges qui ,  en  dépouillant  le  souverain  Pontife  de  son  domaine  temporel , 
mettaient  en  péril  la  liberté  et  l'indépendance  de  l'Eglise  ?  Avec  cette 
clairvoyance  que  donne  aux  âmes  droites  le  sens  de  la  foi,  le  comte  de 
Quatrel>arbes  pressentait  les  conséquences  de  la  guerre  d'Italie,  origine 
et  point  de  départ  de  tous  nos  malheurs,  de  cette  guerre  qui,  en  aidant  à 
faire  une  unité  chimérique  au-delà  des  Alpes,  allait  en  amener  une  autre 
au-delà  du  Rhin ,  plus  réelle  et  plus  formidable ,  sous  les  coups  de  laquelle 
hou^  sommes  écrasés.  11  prévoyait  su i  tout  que  la  chute  du  pouvoir  tem- 
porel de  la  Papauté  serait  le  signal  du  déchaînement  de  toutes  les  passions 
révolutionnaires  :  et  vous  savez  s'il  voyait  juste  ! 

Ah!  c'est  à  une  autre  voix,  plus  haute  et  plus  auguste,  que  je  dois 
laisser  le  soin  d'apprécier  cette  page  de  la  vie  du  défunt. 

Quand  mon  cœur  se  tourna  pour  la  première  fois  vers  la  terre  d'Anjou , 
devenue  le  champ  de  mon  activité  pastorale,  je  cherchais,  à  travers  les 
souvenirs  du  passé,  le  nom  des  hommes  qui,  de  nos  jours,  avaient  illus- 
tré davantage  cette  portion  de  l'Eglise;  et,  pour -ne  parler  que  des  morts, 
je  me  trouvais  devant  deux  grandes  figures,  celle  de  cet  héroïque  général 
de  Lamoricière,  qui  nous  appartient  par  les  meilleurs  côtés  de  sa  vie,  et 
celle  de  son  noble  compagnon  d'armes,  le  brave  gouverneur  d'Ancône. 
Je  fis  part  de  mes  impressions  au  Père  commun  des  fidèles,  et  il  me  dit, 
avec  un  accent  de  bonté  reconnaissante  dont  je  me  souviendrai  toujours  : 
«  Dites  bien  au  comte  de  Quatrebarbes  que  je  n'oublierai  jamais  les  sacri- 
fices qu'il  a  faits  pour  moi  et  pour  l'Eglise;  portez-lui  mes  meilleures 
bénédictions ,  ainsi  qu'à  sa  famille.  »  Je  dépose  ces  mots  sur  le  catafalque 
qui  se  dresse  devant  nous,  comme  le  plus  haut  témoignage  qui  puisse 
être  rendu  ici-bas  à  la  mémoire  d'un  soldat  chrétien. 

Le  sentiment  patriotique  s'alliait,  chez  le  comte  de  Quatrebarbes,  à  la 
foi  religieuse.  Fidèle  aux  traditions  de  sa  race,  ce  fils  des  croisés  avait 
gravé  au  plus  profond  de  son  cœur  la  devise  de  ses  pères  :  Dieu  et  Pairie. 
Apres  de  brillantes  éludes  militaires,  achevées  à  Saint-Cyr  et  à  l'Ecole 
d'état-major,  il  avait  débuté  dans  Is  noble  métier  des  armes  et  pris  part 
à  la  conquête  d'Alger,  don  magaiOque  que  faisait  à  la  France,  la  veille 
même  de  sa  chute ,  le  dernier  do  nos  vieux  rois.  Une  valeur  hors  ligne 
déployée  à  l'afTaire  de  Blidah,  valut  au  jeune  officier  l'honneur  d'être  mis 
à  l'ordre  du  jour  de  l'armée.  L'Algérie  ne  s'effaça  plus  de  ses  souvenirs; 
elle  devait  lui  inspirer  une  des  meilleures  productions  de  sa  plume,  si 
fine  et  si  correcte;  et,  se  reportant  plus  tard  vers  cette  terre,  témoin  de 
ses  premiers  succès,  il  disait,  du  haut  de  la  tribune,  au  gouvernement 


Digitized  by  VjOOQIC 


324  CHRONIQUE. 

de  son  pays  :  «  Nous  avons  conquis  TAlgérie  par  Tépée,  laissez-nous  la 
civiliser  par  la  croix.  »  Hélas  !  nous  n'avons  pas  voulu  comprendre  ces 
paroles,  qui  renfermaient  toute  la  solution  du  problème.  L'Algérie  attend 
encore  la  pleine  liberté  de  l'Evangile,  cette  liberté  de  la  vérité  et  de  la 
charité  qui,  seule,  pourra  nous  rallier  les  cœurs  et  faire  flotter  le  drapeau 
de  la  France,  sans  murmure  ni  conteste,  des  sommets  de  l'Atlas  aux 
rivages  de  la  Méditerranée. 

L'établissement  de  Juillet,  en  l'obligeant  à  .briser  son  épée,  arrêta  le 
lieutenant  de  Quatrebarbes  au  début  d'une  c2u*rière  inaugurée  par  de  si 
brillants  faits  d'armes.  Il  n'en  continua  pas  moins  à  servir  son  pays  dans 
la  mesure  que  lui  permettaient  les  convictions  de  sa  vie  entière.  Homme 
de  principes  avant  tout,  sans  peur  ni  faiblesse,  il  désirait  voir  la  France 
dans  les  conditions  qui  ont  fait  son  unité,  sa  grandeur  et  sa  force.  Il  la 
voulait  accessible  à  tous  les  progrès  légitimes,  ne  se  refusant  à  aucune  des 
améliorations  utiles  que  peut  amener  le  mouvement  des  esprits,  mais  fixée 
au  centre  par  une  institution  permanente,  et  trouvant  ses  garanties  d'ordre 
et  de  liberté  dans  la  succession  naturelle  d'un  pouvoir  stable  et  incontesté. 
C'était  sa  conviction;  et  qui  donc,  en  présence  de  ce  qui  se  passe,  songe- 
rait à  lui  en  faire  un  reproche?  Est-ce  que  nous  ne  courons  pas  risque  de 
périr,  faute  de  principes  et  de  convictions?  Si  la  France  se  Itrouve  sur  le 
bord  de  l'abîme,  n'est-ce  point  parce  qu'un*' grand  nombre  d'esprits ,  dé- 
pourvus de  foi  et  de  doctrine,  flottent  à  tout  vent  d'opinion,  prêts  sans 
cesse  à  renier  le  lendemain  ce  qu'ils  acclamaient  la  veille?  Et  lorsqu'à 
travers  ces  mollesses  et  ces  indécisions ,  il  se  trouve  des  hommes  résolus , 
de  ces  hommes  taillés  h  l'antique,  qui,  sans  se  laisser  émouvoir  parles 
apparences  contraires,  restent  fidèles  à  leur  drapeau,  poursuivent  tran- 
quillement leur  ligne  de  conduite  et  n'attendent  le  triomphe  de  leurs 
idées  que  du  progrès  de  la  raison  publique,  des  leçons  de  l'expérience, 
du  temps  et  de  la  bonté  de  Dieu ,  est-ce  que  de  tels  hommes  ne  méritent 
pas  le  respect  et  l'admiration  de  tous  ? 

Et  dès  lors  pourquoi  tairais-je  cette  constance  et  cette  fidélité  qui  ont 
été  l'un  des  traits  caractéristiques  de  la  vie  du  comte  de  Quatrebarbes  ? 
Oui,  de  même  qu'il  était  dévoué  de  cœur  et  d'àme  à  l'Eglise  et  à  son 
pays,  il  aimait  cette  grande  maison  de  France,  sous  le  sceptre  de  laquelle 
notre  patrie  est  restée  si  longtemps  la  reine  des  nations  européennes  ; 
cette  maison  de  Robert  le  Fort  dont  les  destinées  ont  été  unies  aux 
nôtres  pendant  dix  siècles,  et  qui,  par  son  initiative  intelligente  et  sa 
vigoureuse  impulsion,  a  préparé  les  grands  faits  de  notre  histoire  natio- 
nale: l'organisation  extérieure  de  l'Église,  l'affranchissement  des  serfs, 
l'émancipation  des  communes,  l'avènement  de  la  bourgeoisie  et  du  tiers- 
état,  l'éclosion  des  sciences,  des  lettres  et  des  arts  ;  cette  maison  ,  dont 
le  Père  Lacordaire  a  pu  dire,  il  y  a  quelques  années,  du  haut  de  la  chaire 
de  Notre-Dame  de  Paris,  qu'il  ne  s'en  est  pas  trouvé  de  plus  illustre  dans 


Digitized  by  VjOOQIC 


CHRONIQUE.  325 

rhistoire  après  la  maison  de  David;  cette  maison,  vraiment  nationale,  qui, 
après  avoir  assuré  au  territoire  français  ses  limites  naturelles,  a  su  le 
préserver  deux  fois  de  l'invasion,  allemande ,  à  Bouvines  et  à  Denain  ; 
cette  maison  de  France  enfin  à  laquelle,  —  je  m'en  voudrais  de  ne  pas 
oser  le  dire  avec  un  sentiment  profond  de  reconnaissance,  —  à  laquelle, 
moi,  votre  évêque,  je  dois  l'honneur  d'être  français. 

Chose  étonnante!  mes  frères,  eVbien  rare  à  une  époque  où  l'esprit  de 
parti  s'attache  à  travestir  les  plus  nobles  sentiments,  ce  courtisan  du 
malheur,  ce  serviteur  fidèle  des  grandeurs  déchues  a  pu  rencontrer  des 
adversaires,  mais  il  n'a  jamais  connu  d'ennemis  ;  et  nous  avons  eu  en 
Anjou  cette  bonne  fortune  de  voir  un  homme  affirmer  hautement  ses  opi- 
nions politiques  pendant  près  d'un  demi -siècle,  sans  ménagement  ni  réti- 
cence, et  se  concilier  néanmoins  le  respect,  je  ne  dis  pas  assez,  l'afiec- 
tion  de  tous  les  partis.  Ah  !  c'est  que  nul  ne  pouvait  suspecter  la  loyauté 
de  cette  âme  chevaleresque,  fermée  à  toute  transaction  sur  les  principes, 
mais  toujours  ouverte  à  la  bonté  et  à  l'indulgence  pour  ceux  qui  ne  pen- 
saient pas  comme  elle.  On  savait  que  la  dissimulation  n'avait  pas  de 
prise  sur  cette  nature  franche  et  droite,  et  que  son  langage  comme  ses 
actes  était  l'expression  sincère  de  ses  convictions  intimes. 

En  vénérant  ainsi  ce  Français  de  l'ancienne  marque,  ce  type  accompli 
du  gentilhomme  angevin,  vous  n'étiez  que  justes,  M.  T.-G.  F.,  car  à  toutes 
les  grandes  choses  qui  passionnaient  son  âme,  il  joignait  un  tendre  amour 
pour  sa  terre  natale.  Il  aimait  ce  pays  d'Anjou  que  Dieu  a  fait  si  beau  ;  il 
aimait  ces  populations  si  honnêtes  et  si  laborieuses.  Avec  quel  soin  pieux 
il  commentait  votre  histoire,  ne  laissant  rien  aiî  passé  de  ce  qu'il  pouvait 
lui  emprunter  pour  éclaircir  vos  traditions  !  Avec  quelle  patience  d'érudit 
il  recueillait  les   «  œuvres  de\otre  bon  roi  René,  >  monument  unique 
dans  cette  littérature  primitive,  si  peu  connue  et  si  digne  de  l'être  !  Avec 
quoi  talent  d'écrivain  il  retraçait  le  tableau  «  d'une  Paroisse  vendéenne 
sous  la  Terreur.  »  C'est  votre  histoire,  habitants  de  Chanzeaux ,  qu'il 
écrivait  dans  ce  style  simple  et  ferme  comme  son  âme,  l'histoire  de  vos 
pères  qui  surent  se  montrer  si  généreux  et  si  forts  au  milieu  de  la  plus 
'  terrible  des  épreuves.  Il  voulait  vous  prouver  à  quelle  hauteur  s'élève 
l'âme  humaine  inspirée  et  soutenue  par  la  foi  divine.   Mais  son  exemple 
vous  le  disait  plus  éloquemment  encore  que  ses  écrits.  Quarante  années 
durant,  vous  l'avez  vu  au  milieu  de  vous,  soulageant  vos  pauvres,  soi- 
gnant vos  malades,  ouvrant  à  vos  enfants  des  maisons  d'éducation,  aidant 
de  ses  conseils  tous  ceux  qui  avaient  recours  à  ses  lumières,  opérant 
toutes  ces  choses  de  concert  avec  sa  noble  compagne  dont  le  deuil  est 
en  ce  jour  le  vôtre,  et  étendant  à  l'Anjou  tout  entier  les  bienfaits  d'une 
charité  inépuisable.  Voilà  les  œuvres  qui  auront  suivi  le  comte  de  Quatre- 
barbes  au  delà  du  tombeau ,  qui  plaident  en  ce  moment  sa  cause  au- 


Digitized  by  VjOOQIC 


326  CHRONIQUE. 

près  de  Dieu,  et  qui,  jointes  aux  mérites  de  sa  vie  entière,  lui  vaudront 
la  palme  de  réternelle  félicité..,. 

Aussi,  n'en  doutons  pas,  il  est  allé  rejoindre  dans  le  sein  de  Dieu 
toutes  ces  âmes  pieuses  qui  ont  été  la  gloire  et  Tornement  de  sa  race  : 
cette  Mère  Elisabeth  de  Quatrebarbes ,  Tune  des  fleurs  les  plus  éclatantes 
du  Carroel,  et  à  la  mémoire  de  laquelle  il  ne  manque  que  l'honneur  d'un 
culte  public  pour  atteindre  au  plus  haut  degré  de  la  vénération  popu-~ 
laire  ;  et  cet  intrépide  champion  des  droits  de  l'Eglise,  ce  jeune  et  vail- 
lant Bernard  de  Quatrebarbes,  mortellement  frappé  aux  champs  glorieux 
de  Monte-Rotondo;  et  ~  pourquoi  séparerais-je  deux  familles  désormais 
indissolublement  unies  ?  —  ce  vénérable  Pierre  Goureau  que  ses  contem- 
porains sur^iommaient  le  «  Père  des  pauvres.  »  ...  Desseins  impéné- 
xlrables  de  la  divine  Providence  !  il  n'a  pas  été  donné  à  cet  homme  de 
foi  et  d'espérance  de  voir  le  triomphe  des  grandes  causes  auxquelles  il 
avait  voué  sa  vie.  Le  Chef  de  l'Église  prisonnier  iiu  Vatican  et  dépouillé 
une  seconde  fois  de  son  patrimoine  sacré  ;  la  France  en  proie  aux  hor- 
reurs de  la  guerre  civile  après  avoir  subi  tous  les  maux  de  l'invasion 
étrangère,  voilà  le  douloureux  spectacle  qu'il  a  pu  contempler  de  loin  à 
ses  derniers  moments.  Ainsi  Dieu  éprouve-t-il  la  constance  de  ses  servi- 
teurs, ainsi  se  plaît-il  à  leur  montrer  que  la  récompense  n'est  point  ici- 
bas  et  que  l'on  ne  sème  sur  la  terre  que  pour  récolter  au  Ciel  ! 

Et  vous,  mes  frères,  qui  êtes  venus  de  tous  les  points  de  l'Anjou  ho- 
norer la  mémoire  de  ce  grand  chrétien  et  l'escorter  de  vos  prières  jus- 
qu'au seuil  de  l'éternité,  apprenez  de  lui  comment  il  faut  vivre  et  com- 
ment on  doit  mourir.  Ah  !  la  mort  est  douce  pour  ceux  qui,  à  l'exemple 
du  comte  de  Quatrebarbes,  savent  s'y  préparer  par  une  vie  chrétienne. 
S'il  est  dur  et  pénible  de  voir  que  les  meilleurs  nous  quittent,  ne  nous 
affligeons  pas  de  ces  séparations  comme  ceux  qui  n'ont  point  d'espé- 
rance. Recueillons  dans  notre  âme  les  leçons  qu'ils  nous  laissent;  mar- 
chons comme  eux  aux  clartés  de  la  foi ,  sans  nous  laisser  abattre  par  les 
épreuves  et  les  tristesses  de  la  vie. 

Pour  nous  chrétiens,  le  siècle  présent  n'est  qu'une  heure  d'attente»et  la 
terre,  un  lieu  de  passage  ;  nous  n'avons  point  ici-bas  de  cité  permanente, 
mais  nous  cherchons  la  cité  de  l'avenir,  la  cité  de  la  lumière,  la  cité  de 
Famour  et  du  bonheur,  la  cité  de  la  justice  et  de  la  paix  éternelle.  Je  prie 
Dieu  de  vous  y  introduire  tous  au  terme  de  votre  carrière  ;  et  c'est  dans 
cet  espoir  que  je  vous  bénis  du  plus  profond  de  mon  cœur,  au  nom  du 
Père  et  du  Fils  et  du  Sainl-Esprit.  Ainsi  soit-il  ! 


Digitized  by  VjÔOQ  IC 


CHRONIQUE.  327 


NÉCROLOGIE. 

La  mort!  toujours  la  mort!  Jamais  la  Bretagne,  jamais  l'Ouest 
ne  furent  si  cruellement  éprouvés  ! 

Et  d'abord ,  c'est  un  martyr  de  la  science,  Guillaume  Le  Jean, 
qui  est  tombé,  jeune  encore,  au  mois  de  février  dernier,  loin  du 
pays  de  Morlaix,  qui  s'honore  d'avoir  vu  naître  l'explorateur  hardi 
de  i'Abyssinie,  du  Soudan,  de  l'Asie  centrale  et  de  l'Albanie.  Nous 
essaierons  d'étudier  avec  soin  cette  intéressante  vie  de  voyageur  et 
de  géographe. 

Voici  maintenant  les  victimes  de  l'honneur  et  du  patriotisme. 

M.  Paul  du  Bouays  de  la  Begassière,  lieutenant  aux  Volontaires 
de  l'Ouest  (zouaves  pontificaux),  pécore  de  Mentana,  a  succombé, 
à  Guingamp,  le  13  avril,  à  Tage  de  vingt-huit  ans,  aux  blessures 
mortelles  qu'il  avait  eu  l'honneur  de  recevoir  le  2  décembre.  Il 
était  à  Patay,  et  il  en  est  mort!  N'est-ce  pas,  en  trois  mots,  la  plus 
éloquente  des  oraisons  funèbres?... 

—  Le  mercredi  12  avril,  on  célébrait  solennellement  à  l'église  de 
Toussaints,  à  Rennes,  les  obsèques  du  général  Charles  Péchot,  et 
sur  sa  tombe,  M.  Le  Bastard,  maire  de  la  ville,  se  faisait  ainsi  l'in- 
terprète des  sentiments  de  tous  : 

«  Dès  que  la  triste  nouvelle  de  sa  mort  prématurée  a  été  connue 
à  Rennes,  une  émotion  profande  s'est  emparée  de  tous  les  cœurs; 
la  cilô  entière  a  pris  le  deuil  :  elle  a  compris  qu'elle  venait  de  perdre 
un  de  ses  plus  généreux  enfants. 

»  M.  le  général  Péchot,  en  effet,  était  un  de  ces  hommes  dont  on 
ne  prononce  le  nom  qu'avec  orgueil,  lorsqu'on  a  l'honneur  d'être 
leur  concitoyen.  Il  a  vécu  sans  peur  et  sans  reproche;  il  est  tombé 
en  vaillant  soldat. 

»  Retenu  prisonnier  en  Allemagne  à  la  suite  de  la  capitulation 
de  Metz,  il  se  désolait  de  ne  pouvoir  encore  combattre  pour  la 
France,  qui  aurait  eu  tant  besoin  de  ses  services  et  de  son  courage 
dans  la  lutte  désespérée  qu'elle  soutenait  contre  l'envahisseur;  son 
âme  si  patriotique  s'était  brisée  par  nos  malheurs  :  une  douleur 
plus  grande  lui  était  réservée. 

»  A  son  retour,  il  a  vu  des  Français  frapper  de  leurs  mains  cri- 
minelles la  patrie  mutilée  et  compléter  l'œuvre  sanglante  de  l'étran- 
ger. Il  a  dû  reprendre  son  épée  pour  défendre  contre  une  agression 
impie  le  Droit  et  la  Justice,  et  il  est  tombé  frappé  par  des  balles 
françaises!...  2» 

—  Une  mort  qui  nous  a  plongé  dans  la  plus  douloureuse  stupeur, 
c'est  celle  de  M.  Stanislas  de'Vauguion,  beau-frère  du  directeur 
même  de  ce  recueil,  M.  Arthur  de  la  Borderie. 

M.  de  Vauguion  a  succombé,  à  Versailles,  le  20  avril,  à  une 


Digitized  by  VjOOQiC 


328  CHRONIQUE. 

bronchite,  compliquée  au  dernier  moment  d'une  congestion  céré- 
brale. Il  n'y  a  qu'une  voix ,  dans  la  presse,  pour  louer  et  regretter 
ce  vaillant  député  de  la  Mayenne. 

€  Officier  de  marine  des  plus  distingués,  dit  Y  Union  de  V  Ouest,  M.  de 
Vauffuion  avait  donné  sa  démission  pour  goûter  les  douceurs  de  la  vie  de 
famille.  Lorsc[ue  les  Prussiens  menacèrent  la  France,  il  reprit' spontané- 
ment du  service ,  et  fut  promu  au  grade  de  chef  d'escadron  dans  Tarrae  de 
l'artillerie,  Jl  prit  une  part  des  plus  brillantes  à  cette  pénible  mais*  hono- 
rable campagne  de  la  Loire,  qui  devait  se  terminer  par  un  désastre. 
Dévoué  à  la  France,  chevaleresque ,  inébranlable  dans  ses  convictions, 
M.  de  Vauguion  était  appelé  à  rendre  au  pays  d'aussi  grands  services  dans 
la  carrière  politique  que  dans  la  carrière  militaire.  » 

En  annonçant  la  douloureuse  nouvelle  à  l'Assemblée,  M.  de 
Kerdrel  a  rappelé  que  M.  de  Vauguion  avait  cru,  alors  que  le  pays 
avait  besoin  de  tous  ses  enfants,  ne  pouvoir  laisser  son  épée  dans 
le  fourreau.  Il  avait  été  commandant  de  l'artillerie  de  Maine-et- 
Loire,  s'était  distingué  au  combat  de  Marchenoir,  et  avait  été  alors 
fait  officier  de  la  Légion  d'honneur.  Il  avait  pris  part  à  tous  les 
combats  de  l'armée  de  la  Loire,  sans  exception.  Ce  sont  ces  ser- 
vices qui,  joints  à  ses  vertus  civiles,  l'ont  désigné  aux  suffrages  de 
ses  concitoyens.  M.  de  Vauguion  laisse  d'impérissables  souvenirs 
de  loyauté,  de  bravoure  et  de  patriotisme.  (Applaudissements) 

—  Msr  le  comte  de  Charabord  a  écrit  au  frère  de  M.  de  Becde- 
Jièvre,  ex-commandant  des  Suaves  pontificaux,  de   regrettable 
mémoire,  la  lettre  suivante  : 

«  Lorsque  vous  êtçs  venu  me  \isiter,  il  y  a  peu  de  mois,  mon  cher 
Becdelièvre,  vous  ne  m'avez  que  trop  fait  prévoir  le  malheur  qui  vient  de 
vous  frapper.  Je  disais  alors  combien  je  m'associais  à  vos  inquiétudes  fra- 
ternelles; je  veux  vous  dire  aujourd'hui  la  part  bien  vive  que  je  prends 
à  votre  juste  affliction.  Je  perds,  dans  la  personne  de  votre  excellent 
frère,  un  ami  fidèle,  dont  je  n'oublierai  jamais  l'honorable  caractère,  les 
grandes  qualités  et  l'inébranlable  dévouement.  J'ai  été  touché  jusqu'au 
fond  de  l'âme  des  admirables  sentiments  dont  il  vous  acharné,  dans  ses 
derniers  moments,  de  me  transmettre  la  chaleureuse  expression. 

j>  Après  avoir  vaillamment  déiendu  à  Rome  la  plus  sainte  jdes  causes, 
votre  frère  a  couronné  une  belle  existence  par  une  pieuse  et  chrétienne 
fin.  Son  seul  regret  a  été  de  n'avoir  pu  combattre  pour  notre  chère  France, 
si  cruellement  éprouvée.  Plus  heureux  que  lui,  ses  neveux  l'ont  remplacé 
au  champ  d'honneur,  et  la  pensée  de  leur  noble  conduite  a  été  pour  le 
brave  colonel  de  Gastelfidardo,  sur  son  lit  de  douleur,  une  douce  consola- 
tion, que  Dieu  réservait  à  son  patriotisme  et  à  sa  foi. 

»  Soyez  mon  interprète  auprès  de  votre  belle-sœur,  de  vos  nièces  et  de 
toute  votre  famille,  et  recevez  vous-même  la  nouvelle  assurance  de  ma 
constante  affection. 

»  Henry.  » 

Le  Secrétaire  de  la  Rédaction,  Emile  Grimaud, 


Digitized  by  VjOOQiC 


LE  BEAU  DANS  LA  NATUBE 

ET  DANS  LES   ARTS  * 


Aucun  peuple,  aucun  siècle  n'est  resté  indifférent  aux  charmes  de 
la  beauté. 

Quand  Thomme,  au  premier  jour  de  son  existence,  promenant 
son  regard  sur  toutes  les  merveilles  qui  Tentouraient,  considéra  le 
ciel  avec  sa  voûte  d*azur,  le  soleil  inondant  la  terre  de  ses  feux ,  la 
lune  et  les  étoiles  répandant  .au  sein  des  nuits  leur  mystérieuse 
clarté,  les  arbres  balançant  leurs  rameaux  au  souffle  des  premiers 
zéphyrs,  les  fleurs  s^épanouissant  avec  leurs  couleurs  variées,  les 
oiseaux  planant  dans  les  airs,  les  animaux  peuplant  les  vallées  et 
les  montagnes,  alors  il  dut  éprouver  une  vive  émotion ,  il  eut  la 
jouissance  de  la  beauté. 

Après  qu'il  eut  désobéi  à  Dieu  et  qu'il  eut  été  exilé  du  séjour  de 
son  premier  bonheur,  non-seulement  il  fut  obligé  de  féconder  la 
terre,  qui  jusque-là  produisait  d'elle-même,  d'arracher  les  ronces 
qui  envahissaient  le  champ  ensemencé  par  ses  soins  ;  mais  la  na- 
ture entière  n'eut  plus  à  ses  yeux  autant  d'éclat.  Comme  si  la  lu- 
mière qui  Téclairait  se  fût  amoindrie,  elle  se  décolora,  et  perdit  de 
ce  charme  séduisant  qu'elle  avait  eu  d'abord.  Beaucoup  d'objets 
qui  jusqu'alors  ne  semblaient  destinés  qu'à  plaire  se  recomman- 
dèrent surtout  par  leur  utilité. 

*  M.  Tabbé  P.  Gaborit,  professeur  au  petit  séminaire  de  Nantes,  auteur  d'excel- 
lentes Éludes  élémentaires  sur  V architecture,  la  sculpture  et  la  peinture,  publiera 
prochainement  sur  le  Beau  un  livre  plein  de  science  et  dMntérét.  Il  veut  bien  nous 
permettre  d*en  reproduire  aujourd'hui  le  premier  chapitre,  qui  montre  l'économie 
et  le  but  de  cet  important  travail.  (Note  de  la  Rédaction.^ 

TOME  XXIX  (IX  DE  LA  3e  SÉRIE).  22 


Digitized  by  VjOOQiC 


330  LE  BEAU  DANS  LA  NATURE 

f 

Cependant  la  beauté  ne  cessa  pas  entièrement  de  rayonner  au 
front  des  créatures,  et  Thonïme  à  travers  ses  larmes  put  toujours 
la  voir  briller  comme  une  précieuse  lumière.  Toujours  il  lui  de- 
manda ses  plus  douces  consolations,  ses  plus  délectables  jouis- 
sances. Souvent  elle  troubla  son  cœur,  mais  elle  ne  perdit  pas  pour 
cela  ses  droits  imprescriptibles  et  sacrés. 

Le  culte  de  la  beauté  se  perpétua  à  travers  tous  les  siècles,  chez 
tous  les  peuples  et  sous  tous  les  climats.  Les  ruines  des  cités  anti- 
ques nous  montrent  que  les  peuples  qui  les  premiers  ont  marqué 
leur  empreinte  sur  notre  terre,  aimaient  à  orner  leurs  monuments, 
à  donner  à  leurs  œuvres  cet  éclat  que  nous  appelons  la  beauté. 
Nous  savons  aussi  par  la  tradition  que  dès  les  temps  les  plus 
reculés  les  poètes  et  les  musiciens  captivèrent  l'admiration  des 
hommes. 

Le  pouvoir  de  la  beauté  a  toujours  été  reconnu  non-seulement 
par  les  peuples  civilisés,  mais  même  par  les  peuplades  les  plus  bar- 
bares. Le  sauvage  emprunte  sa  parure  â  Toiseau  qu'il  a  frappé  de  sa 
flèche,  et  mêle  à  sa  chevelure  un  plumage  aux  riches  couleurs  ;  il 
couvre  son  corps  de  figures  bizarres ,  et  il  se  complaît  dans  ces 
ornements. 

Il  n'est  aucune  région  si  désolée  que  la  beauté  n'éclaire  de  quel- 
ques-uns de  ses  rayons.  Il  n'y  a  point  de  langue  dans  laquelle  on 
ne  trouve  un  mot  pour  la  désigner  ;  et  nous  pouvons  dire  que  le 
beau  partage  avec  le  vrai  et  le  bien  ce  privilège  :  il  répond  à  un 
besoin  du  cœur  de  l'homme. 

Nous-mêmes  souvent,  et  Ton  pourrait  dire  chaque  jour,  nous 
avons  joui  de  la  beauté.  Elle  nous  est  apparue  dans  les  traits  can- 
dides d'un  enfant;  nous  avons  aimé  à  la  contempler  dans  une 
physionomie  qui  nous  exprimait  la  loyauté  et  la  grandeur  d'âme  ; 
nous  en  avons  retrouvé  les  traces  dans  les  animaux  et  dans  les 
plantes;  bien  des  fois  nous  l'avons  admirée  dans  les  grands  spec- 
tacles de  la  création  ;  elle  nous  a  parlé  par  les  grandes  voix  de  la 
nature  et  par  le  silence  des  forêts  profondes  ;  nous  en  avons  re- 
trouvé l'expression  dans  les  œuvres  enfantées  par  le  génie  de 
rhomme,  dans  les  vastes  monuments  qui  étaient  la  gloire  de  la 


Digitized  by  VjOOQIC 


ET  ÊANS   LES  ARTS  331 

cité;  dans  les  siatues  qui  nous  rappelaient  le  souvenir  des  grands 
hommes,  dans  des  tableaux  qui  nous  représentaient  les  scènes  les 
plus  diverses,  dans  une  symphonie  exécutée  avec  les  ressources  de 
l'instrumentation  la  plus  complète,  ou  dans  un  chant  que  le  pâtre, 
revenant  de  son  travail,  ne  croyait  lancer  qu'aux  échos  du  ciel; 
nous*  en  avons  joui  plus  d'une  fois  sans  doute  en  lisant  une  page  de 
littérature. 

La  beauté  dans  ces  divers  objets  nous  communiquait  des  émo- 
tions différentes;  elle  nous  charmait  quand  elle  s'échappait  comme 
un  doux  parfum  du  calice  d'une^eur  ;  elle  nous  saisissait  d'admi- 
ration quand  elle  rayonnait  sur  le  front  de  l'homme  qui  avait  ac- 
compli un  acte  de  dévouement;  quelquefois  elle  nous  impression- 
nait plus  profondément  encore  quand  elle  nous  apparaissait  dans 
les  grands  spectacles  de  la  nature. 

Du  moins,  dans  ces  différentes  circonstances,  les  émotions  que 
»ous  éprouvions  avaient  un  caractère  par  lequel  nous  les  rappro- 
chions et  les  rapportions  à  une  cause  commune,  la  beauté. 

De  même  que  bien  des  fois  nous  avons  ressenti  le  charme  de  la 
beauté,  souvent  nous  avons  reçu  des  impressions  désagréables  de 
la  vue  de  la  laideur. 

Il  en  résulte  que  nous  avons  quelque  idée  de  la  beauté  et  de  la 
laideur..  Mais  cette  idée  vague  est  insuffisante  pour  nous  mettre  à 
même  de  porter  avec  sûreté  des  jugements  sur  cette  qualité  ou  ce 
défaut  des  objets.  Aussi  que  de  divergences  dans  les  opinions,  non- 
seulement  entre  les  peuples  séparés  par  de  vastes  mers,  mais  entre 
des  hommes  soumis  aux  mêmes  influences  et  qui  ont  reçu  la  même 
éducation  t  Ce  qui  plaît  à  l'un  laisse  l'autre  indifférent;  telle  œuvre 
d'art,  que  celui-ci  juge  digne  de  son  admiration,  est  dédaignée  par 
celui-là  comme  laide  ou  du  moins  médiocre. 

Le  langage  habituel  manque  souvent  d'exactitude  et  contribue  à 
fausser  la  notion  qui  devrait  être  la  règle  de  nos  appréciations. 
Ainsi  fréquemment  nous  appliquons  la  qualification  de  beauté  à  des 
objets  qui  sont  seulement  utiles.  On  dira  :  Voilà  un  beau  pied 
d'arbre,  uniquement  parce  que  ce  pied  d'arbre  peut  servir  à  la 
confection  d'un  meuble;  voici  un  beau  bloc  de  pierre,  parce  que 


Digitized  by  VjOOQiC 


332  LE  BEAU  DANS  LA  NATURE 

ce  bloc  de  pierre  peut  être  employé  très-avantageusement  dans  une 
construction. 

Non-seulement  le  vulgaire  ignore  les  principes  d'après  lesquels 
on  peut  porter  un  jugement  éclairé  sur  la  beauté;  mais  même  par- 
mi ceux  qui  semblent  avoir  consacré  leur  vie  tout  entière  au  culte 
du  beau,  combien  n'en  est-il  pas  qui  n'ont  point  les  données  suffi- 
santes pour  porter  ce  jugement  et  n'ont  point  raisonné  les  principes 
premiers  de  cette  beauté  qu'ils  veulent  nous  montrer  dans  leurs 
œuvres?  Combien  n'en  est-il  pas  qui  s'égarent  étrangement  en  pre- 
nant l'accessoire  pour  le  principal  ?  Ne  voyons-nous  pas  trop  sou- 
vent des  peintres,  des  musiciens,  des  littérateurs  se  préoccuper 
surtout  de  capter  nos  suffrages  par  une  habileté  de  procédé  qui 
ne  donnera  jamais  à  leurs  compositions  qu'une  valeur  secondaire. 

Pourquoi  donc  ces  errements  fâcheux  de  la  part  de  ceux  qui 
devraient  nous  faire  comprendre  et  aimer  le  beau?  Pourquoi  tant 
de  divergences  de  la  part  de  ceux  qui  l'apprécient?  Et  qui  n'aime 
à  se  prononcer  sur  la  beauté  des  objets  soit  de  la  nature,  soit  de 
l'art? 

Sans  doute,  ces  divergences  d'opinions,  ces  erreurs  proviennent 
de  causes  diverses,  que  nous  reconnaîtrons  successivement  dans  le 
cours  de  ces  éludes  ;  mais  il  en  est  une  que  nous  devons  signaler 
ici.  Écoutez  Platon,  que  nous  consulterons  plus  d'une  fois  :  <r  II  en 
est  beaucoup,  dit-il,  dont  la  curiosité  est  toute  dans  les  yeux  et 
dans  les  oreilles;  qui  se  plaisent  à  entendre  de  belles  voix,  à  con- 
sidérer de  belles  couleurs,  de  belles  figures  et  tous  les  ouvrages  de 
l'art  où  il  entre  quelque  chose  de  beau  ;  mais  leur  âme  est  inca- 
pable de  s'élever  jusqu'à  l'essence  du  beau,  de  la  connaître  et  de 
s'y  attacher  *.  » 

Ce  que  Platon  disait  de  son  temps  est  vrai  encore  aujourd'hui. 
Beaucoup  ont  la  curiosité  des  belles  chosea,  bien  peu  s'élèvent  à 
la  considération  du  beau  en  lui-même  et  l'étudient  dans  ses  lois. 
Or,  si  dans  les  jugements  portés  par  la  multitude  sur  le  beau,  il  y  a 
tant  de  divergences;  si,  dans  les  œuvres  qu'ils  produisent,  les  ar- 

•  Republique,  liv.  V. 


Digitized  by  VjOOQiC 


ET  DANS  LES  ARTS.  333 

tisles  font  de  si  fâcheux  écarts,  n'est-ce  pas  précisément  parce  que 
les  principes  premiers  ne  sont  point  assez  connus? 

Si  des  artistes  s'égarent  en  se  préoccupant  exclusivement  du  pro- 
cédé, en  prenant  comme  but  ce  qui  n'est  que  le  moyen,  c'est  qu'ils 
ne  savent  pas  assez  fixer  leur  regard  sur  la  beaulé^  elle-même,  la 
contempler  à  loisir.  En  effet,  leur  âme  d'artiste  serait  captivée  par 
les  charmes  de  cette  beauté  qu'ils  négligent;  ils  comprendraient 
que  sa  valeur  l'emporte  sur  les  prodiges  du  métier.  Le  peintre  son- 
gerait à  la  faire  rayonner  sur  le  front  du  personnage  qu'il  nous 
représente,  et  non  à  nous  prouver  sa  science  dans  la  combinaison 
des  couleurs.  Le  musicien  ne  mettrait  pas  sa  gloire  à  trouver  des 
effets  compliqués  et  surprenants;  le  littérateur  ne  se  mettrait  pas 
en  peine  de  décrire  pour  décrire,  et  n'aurait  point  à  faire  oublier, 
par  l'éclat  du  style,  la, pauvreté  des  pensées  et  des  sentiments. 
Que  l'artiste  considère  donc  d'abord  en  elle-même  cette  beauté 
dont  il  veut  se  faire  le  religieux  interprète. 

D'après  Platon,  celui  qui  a  su  étudier  le  beau  en  lui-même  et 
dans  son  essence,  qui  ne  confond  point  le  beau  avec  les  belles 
choses,  a  une  vraie  science,  une  science  fondée  sur  une  vue  claire 
des  objets.  Au  contraire,  celui  qui  n'a  que  la  curiosité  des  belles 
choses  et  ne  connaît  pas  les  lois  du  beau,  celui-là  n'a  pas  une  vraie 
science  ;  ses  connaissances  reposent  sur  des  apparences  et  ne  mé- 
ritent que  le  nom  d'opinions.  Et  le  philosophe  d'Athènes  ajoute  : 
«  Qu'est-ce  doqc  que  la  vie  d'un  homme  qui,  à  la  vérité,  connaît 
de  belles  choses,  mais  n'a  aucune  idée  de  la  beauté  en  elle-même, 
et  qui  n'est  pas  capable  de  suivre  ceux  qui  voudraient  la  lui  faire 
connaître?  —  C'est  un  rêve.  —  Qu'est-ce,  en  effet,  que  rêver? 
N'est-ce  pas,  soit  qu'on  dorme,  soit  qu'on  veille,  prendre  la  res- 
semblance d'une  chose  pour  la  chose  elle-même  *?  »  '^ 

De  même  que  nous  devons  désirer  connaître  ce  qui  est  vrai ,  ce 
qui  est  bien,  il  est  aussi  de  la  plus  haute  importance  que  nous  sa- 
chions discerner  ce  qui  est  véritablement  beau.  Le  vrai  est  la 
lumière  de  notre  intelligence,  le  flambeau  qui  éclaire  nos  pas;  par 
la  pratique  du  bien,  nous  acquérons  des  mérites  et  nous  nous  ren- 

*  République,  liv.  V. 


Digitized  by  VjOOQiC 


334       LE  BEAU  DANS  LA  NATURE  ET  DANS  LES  ARTS. 

dons  estimables  ;  le  beau  est  la  source  de  nos  jouissances  les  plus 
pures  et  les  plus  délectables;  il  a  sur  noire  âme,  nous  le  constate- 
rons plus  tard,  l'influence  la  plus  salutaire.  Or,  l'intelligence  plus 
complète^ des  lois  de  la  beauté  ne  peut  que  rendre  plus  vives  ces 
jouissances,  plus  efficace  cette  influence  salutaire;  elle  nous  fera 
éviter  dans  nos  jugements  des  erreurs  sans  nombre. 

De  ce  qu'il  y  a  des  divergences  nombreuses  dans  les  jugements 
portés  sur  la  beauté,  quelques-uns  ont  conclu  que  la  beauté  n'a  pas 
de  valeur  en  elle-même  et  dépend  de  notre  appréciation.  Celte 
conclusion  est  fausse,  et  nous  devons  croire  que  le  beau,  comme  le 
vrai  et  le  bien ,  a  une  valeur  réelle  en  lui-même.  Sans  doute ,  parmi 
les  applications  de  la  beauté,  il  y  en  a  de  moins  importantes  et  qui 
sont  soumises  à  des  influences  diverses.  C'est  ainsi  que  nous  voyons 
des  usages,  des  formes  de  costume  qui  subissent  des  transforma- 
tions rapides,  et  qui  ne  sont  pas  les  mêmes  dans  les  difl'érentes 
contrées  ;  mais  nous  reconnaîtrons  plus  tard  qu'il  est  facile  d'expli- 
quer ces  variations  en  regardant  comme  invariables  les  lois  du 
beau.  De  même  nous  constaterons  que  souvent  la  beauté  des  objets 
est  diff'éremment  appréciée  par  nous,  selon  la  disposition  d'esprit 
dans  laquelle  nous  sommes  ;  mais  nous  reconnaîtrons  aussi  qu'il  est 
des  conditions,  des  caractères  de  beauté  sur  lesquels  tous  doivent 
s'accorder.  Nous  devons  donc  dire  que  le  beau  a  une  valeur  en  lui- 
même,  c'est-à-dire  une  valeur  objective,  et  qu'il  doit  être  possible 
de  poser  des  principes  qui  servent  à  l'appréciation  de  la  beauté 
dans  les  difl'érents  objets. 

Tel  est  le  but  de  notre  ouvrage  :  déterminer  ces  principes  et  eu 
faire  l'application  aux  difl'érents  genres  de  beauté  qui  peuvent  s'of- 
frir à  nos  regards. 

L'abbé  P.  Gaborit, 


Digitized  byVjOOQlC 


ANNE-TOUSSAINTE  DE  VOLVIRE 

DITE  LA  SAINTE   DE  NÉANT  * 


Vli.  —  Malades  et  pauvres. 

Dans  les  siècles  passés,  nos  religieuses  châtelaines,  non-seule- 
ment faisaient  raumône  aux  pauvres,  mais  elles  les  aidaient  aussi 
de  leurs  remèdes  et  de  leurs  soins  dans  leurs  maladies  et  leurs  in- 
firmités. Elles  avaient  des  remèdes  traditionnels ,  et  s'enquéraient 
de  ceux  qu'elles  ne  connaissaient  pas,  pour  les  joindre  aux  livres 
des  bonnes  recettes.  Ces  traditions  de  bienfaisance  existaient  depuis 
bien  longtemps  au  château  du  Bois-de-la-Roche.  Anne  n'était  pas 
•de  caractère  à  les  laisser  dépérir  entre  ses  mains. 

Après  quelques  essais,  elle  s'aperçut  vile  que  ses  connaissances 
médicales  étaient  par  trop  défectueuses.  Autour  d'elle,  personne 
n'était  apte  à  lui  donner  des  conseils  bien  éclairés.  Il  n'était  pas 
dans  sa  nature  de  rester  dans  l'indécision,  en  présence  des  nom- 
breuses et  grandes  misères  qu'elle  devait  soulager.  Elle  donna  ses 
explications  à  son  père,  et  obtint  de  lui  la  permission  d'aller  pas- 
ser quelque  temps  à  l'hôpital  Saint-Yves,  à  Rennes.  Là,  elle  n'au- 
rait rien  à  craindre,  puisqu'elle  vivrait  au  milieu  des  religieuses; 
ensuite,  elle  verrait  chaque  jour  toutes  les  infirmités  humaines,  et 
les  traitements  divers  et  appropriés  qui  leur  sont  appliqués.  De  la 
sorte,  son  instruction  pratique  marcherait  avec  rapidité. 

*  Voir  la  livraison  d'avril,  pp.  249-266. 


Digitized  by  VjOOQiC 


336  ANNE-TOUSSAINTE  DE  VOLVIRE. 

Dès  Son  arrivée,  elle  se  mit  à  suivre  les  sœurs  auprès  de  chaque 
malade,  en  se  faisant  rendre  compte  de  la  nature  du  mal,  de  ses 
symptômes,  de  ses  caractères  et  de  ses  résultats  probables.  Les 
remèdes  subissaient  ensuite  ses  investigations,  de  même  que  toutes 
les  tisanes. 

Quand  elle  n^élait  pas  sûre  des  renseignements  donnés  par  les 
infirmières,  elle  s*adressait  directement  aux  médecins,  qui,  Payant 
connue,  se  firent  un  bonheur  de  Tinstruire.  Son  éducation  médicale . 
ne  tarda  pas  à  être  suffisante  pour  la  mission  charitable  qu'elle  dé- 
sirait 3'imposer.  Elle  acheta  quelques  Manuels  utiles,  une  pharma- 
cie, renfermant  les  remèdes  essentiels  et  ordinaires,  et  reprit  le 
chemin  du  Bois-de-la-Roche, 

Disons  qu'à  cette  époque,  les  campagnes  manquaient  presque 
complètement  de  médecins.  Il  n'y  en  avait  que  dans  les  grandes, 
villes,  ou  du  moins  fort  peu  dans  les  petites.  Il  n'y  avait  point  de 
grandes  routes  pour  aller  les  chercher  et  les  faire  venir.  Les 
pauvres  villageois  se  trouvaient  ainsi  abandonnés  dans  leurs  mala- 
dies, que  le  défaut  d'hygiène  rendait  plus  nombreuses  et  plus 
pleines  de  périls.  Les  soins  mtelligents  et  charitables  étaient,  par 
conséquent,  d'un  grand  prix. 

tin^  deVolvire  avait  donc  deviné  une  des  grandes  misères  de  son 
temps.  Aussitôt  son  retour,  elle  se  mit  à  la  disposition  des  inflrmes 
et  des  malades  pauvres,  et,  quand  ils  ne  venaient  pas  assez  vite, 
elle  allait  les  trouver. 

Sa  charité  et  son  courage  furent  bien  supérieurs  à  toutes  les 
répugnances  de  la  nature  dans  le  traitement  des  infirmités  les  plus 
invétérées  et  les  plus  hideuses.  Ses  yeux,  si  timides  par  ailleurs, 
sondaient  les  plaies,  ses  mains  délicates  enlevaient  les  pourritures, 
enfonçaient  les  charpies,  renouvelaient  le  linge  blanc.  Elle  arran- 
geait ses  topiques ,  et  en  faisait  toujours  l'application  avec  une  rare 
intelligence  et  une  douce  bonté. 

Les  maladies  n'étaient  pas  moins  bien  traitées.  Elle  s^efforçait 
d'en  connaître  les  causes,  pour  les  détruire  ;  la  nature,  pour  don- 
ner des  remèdes  appropriés;  les  conséquences,  pour  accorder  de 
bons  conseils.  Elle  faisait  elle-mêrne  les  tisanes,  préparait  les  po- 


Digitized  by  VjOOQiC 


ANNE-TOPSSAINTE  DE  VOLVIRE.  337 

tii&iis,  se  constituait  infirmière,  et  ne  quittait  les  personnes  souf* 
fraiîtes  qu'après  les  avoir  soulagées.  Elle  revenait  toujours  le  lende- 
main ,  pour  examiner  Teffet  de  ses  médications  et  les  changer  au 
besoin. 

Bientôt,  les  villageois  qui  avaient  de  l'aisance,  sans  secours  mé- 
dicaux eux  aussi ,  s'adressèrent  à  la  bonne  demoiselle  comme  les 
pauvres.  Elle  ne  les  rebuta  point,  et  fit  pour  eux  tout  ce  qu'elle 
faisait  pour  les  autres.  Pour  récompense ,  elle  ne  leur  demandait 
que  leur  pitié  pour  ceux  qui  ne  possédaient  rien.  C'était  un  moyen 
d^établir  l'aide  et  la  charité  entre  tous.  Sa  pensée  fut  comprise,  et 
les  cœurs  prirent  une  plus  grande  dilatation.  Comme  ses  res- 
sources ne  pouvaient  sufllre  à  tout,  elle  trouva  ainsi  des  secours 
dans  chaque  village,  chacun  se  faisant  un  plaisir  et  un  devoir  de 
l'obliger. 

Cependant,  au  milieu  de  ses  courses  incessantes  aux  misères  du 
corps,  Anne  se  faisait  encore  l'apôtre  des  âmes.  Elle  n'avait  pas  pris 
rhabit  de  la  Retraite  pour  son  simple  plaisir  :  il  était  un  engagement. 
Elle  sut  donc  réveiller  un  remords  éteint,  surexciter  la  sensibilité 
du  pécheur,  encourager  au  bien,  remettre  la  paix  dans  les-  cœurs 
et  dans  les  ménages.  Son  caractère  bon  et  franc  lui  attirait  la  con- 
fiance. Elle  ne  froissait  personne,  mais  elle  aimait  à  compatir. 
Aussi  on  parlait  volontiers  avec  elle  de  ses  peines  au  foyer  domes- 
tique, et  on  la  reconduisait  pour  en  parler  encore.  Cet  ange  du  bon 
Dieu  répandait  consolation  et  joie  ;  sa  douce  présence ,  son  passage 
était  un  bonheur  pour  tous. 

Les  nécessiteux  avaient  aussi  une  large  part  à  ses  tendresses. 
Elle  donnait,  avec  une  joie  et  une  grâce  exquises,  quelque  chose  à 
tous  ceux  qu'elle  rencontrait.  Elle  allait  fréquemment  les  visiter 
dans  les  villages.  Ordinairement,  elle  était  seule;  quand  le  panier 
aux  provisions  était  trop  lourd ,  elle  se  faisait  accompagner  de  sa 
fille  de  confiance.  Dans  certaines  circonstances,  elle  initia  ses 
jeunes  sœurs  à  ses  bienfaits ,  et  les  pria  d'y  prendre  part. 

Elle  recherchait  principalement  les  paut;r^s  honteux^  ceux-lk  qui 
n'ont  rien  et  passent  pour  avoir  quelque  chose,  et  dont  les  souf- 
frances sont  d'autant  plus  grandes,  que  personne  n'y  compatit.  Tout 


Digitized  by  VjOOQiC 


338  ANNE-TOUSSAINTE  DE  VOLVIRE. 

le  monde,  dans  le  voisinage,  fdt  bienièt  connu  de  la  boane  demoi- 
selle ,  car  aucun  n*avait  à  rougir  de  ses  indiscrétions.  La  confi- 
dence ,  placée  dans  son  sein ,  y  restait  toujours,  Elte  était  la  femme 
forte  et  prudente,  que  nos  livres  saints  aiment  tant  à  louer. 

M.  de  Volvire  établit  sa  fille  distributrice  des  aumônes  de  sa  mai- 
son en  foveur  de  cette  sorte  de  malheureux,  qu'on  appelle  în^- 
diants.  Ils  venaient  au  château  sans  se  faire  prier;  on  sait  que  celte 
classe  n'est  généralement  pas  timide.  Anne  les  connaissait  tous  en 
particulier,  et  savait  mettre  de  l'équité  dans  ses  répartitions.  Plu- 
sieurs avaient  grand  besoin  d'aumône  spirituelle  ;  les  réprimandes 
et  les  éloges  arrivaient  à  propos.  Cependant,  en  vertu  de  sa  douce 
piété,  elle  inclinait  plutôt  vers  la  miséricorde.  Un  jour,  sa  fille  de 
confiance  lui  fit  remarquer  qu'un  mendiant,  après  avoir  changé 
d'habits,  revenait,  pensant  n'être  point  reconnu,  recevoir  une  nou- 
velle ofi'rande,  «  Laissez-le ,  reprit  la  bonne  demoiselle  ;  la  peine 
qu'il  a  eue  à  changer  ses  haillons  mérite,  pour  cette  fois,  une  se- 
conde assistance.  ^ 

M.  de  Volvire  ne  manquait  ni  de  religion,  ni  de  cœur;  riche,  il 
pouvait  être  bienfaisant.  Désirant  avoir  une  part  aux  mérites  de  sa 
fille,  il  lui  dit  de  se  mettre  à  l'aise  et  de  prendre  dans  sa  maison 
tout  ce  qui  lui  serait  nécessaire.  Celle-ci,  toute  joyeuse  d'un  pareil 
concours,  alla  acheter  des  étoffes  diverses,  pour  faire  des  habille- 
ments. Elle  retint  presque  continuellement  un  honnête  tailleur, 
nommé  Joseph  Chaussée,  «t  travailla  elle-même,  dans  tous  ses 
moments  libres,  pour  faire  des  vêtements,  qu'elle  distribuait  à 
ceux  qui  en  manquaient  le  plus. 

Les  appartements  qui  touchaient  à  sa  chambre  et  à  la  chapelle, 
furent  mis  à  sa  disposition.  C'est  là  qu'elle  pansait  les  plaies,  don- 
nait des  consultations,  confectionnait  les  habits,  tenait  l'école  et 
distribuait  de  pieux  et  utiles  avis. 

Pendant  près  d'une  vingtaine  d'années ,  ces  œuvres  charitables 
se  renouvelèrent  chaque  jour. 

'  Ses  vues,  grandes  et  généreuses,  s'étendirent  bien  au  delà  de  son 
domicile  ordinaire.  Comme  elk  le  constate  par  son  testament,  elle 
eut  une  bienveillance  spéciale  pour  l'hôpital  de  Ploërmel.  A  ccile 


Digitized  by  VjOOQIC 


ANNE-TOUSSAINTE  DE  VOLVIRE.  389 

époque,  on  le  transférait,  de  la  rue  qui  en  a  conservé  le  nom,  à 
Calmonthaut.  L'administration  voulait  centraliser  les  ressources  et 
les  malheureux,  sans  oublier  les  nécessités  d'un  air  plus  pur  et  plus 
sain.  La  ville  acheta  des  terrains;  M.  du  Boisgelin,  seigneur  de 
Malleville ,  en  concéda  d'autres ,  et  M^'®  de  Volvire  y  fut  pour  sa  part. 

Le  nouvel  hôpital  fut  prêt  en  1680.  Les  Dames  de  Saint-Thomas 
de  Villeneuve,  fondées  à  Lamballe  en  1660,  étaient  venues,  au 
nombre  de  deux,  desservir  l'ancien  hospice  dès  1666,  et  furent 
admises  dans  celui  qu'on  venait  de  bâtir,  aussitôt  qu'il  fut  dispo- 
nible; c'étaient  alors  Mesdames  Françoise  Le  Nepvou  et  Anne  Le 
Meignan. 

Les  religieuses  de  Saint-Thomas  de  Villeneuve  appartenaient 
primitivement  presque  toutes  à  la  noblesse,  et  se  dévouaient  gra- 
tuitement au  service  des  pauvres  dans  les  Maisons-Dieu.  Leur  ins- 
titut, qui  existe  encore,  a  dû  continuer  les  mêmes  traditions. 

Une  des  sœurs  d'Anne  entra  dans  cet  ordre;  et,  quand  il  fut 
définitivement  constitué,  elle  en  devînt  la  première  supérieure  géné- 
rale. Au  moment  de  sa  mort,  à  Paris,  le  16  octobre  1697,  le  Père 
Ange  Le  Prout,  fondateur,  l'ayant  appelée  dans  sa  chambre,  lui 
communiqua  ses  dernières  volontés ,  et  lui  recommanda  beaucoup 
la  société  naissante.  Elle  était  déjà  bien  étendue,  et  accomplissait 
une  œuvre  jusque-là  abandonnée  par  les  ordres  religieux  de  filles. 

Or,  Mlle  Anne-Toussainte  alla  souvent  à  Ploërmel,  aider  les  deux 
religieuses  dans  leur  charitable  travail.  Il  paraît  que  leur  patri- 
moine n'était  pas  considérable,  et  suffisait  à  peine  à  leiir  entretien, 
car  parfois  elles  prirent  quelque  chose  sur  les  ressources  de  l'hôpi- 
tal. Anne  ne  voyait  que  les  pauvres  et  la  règle;  elle  leur  dit  donc 
qu'ayant  fait  vœu  de  soigner  gratuitement  les  malheureux,  elles 
devaient  tenir  à  leur  promesse,  ou  se  retirer.  C'était  sévère,  mais 
c'était  juste.  Les  directeurs  furent  du  même  avis,  et  les  deux  reli- 
gieuses, vers  1695,  se  virent  dans  l'obligation  de  partir, 


Digitized  by  VjOOQiC 


340  ANNE  TOUSSAINTE  DE  VOLVIRE. 

VIIL  -  L'Ecole. 

Le  (ils  de  Dieu  évangélisait  la  Judée,  et  les  apôtres  étaient  à  ses 
côtés.  La  foule  attentive  écoutait  ses  paroles  de  vie,  quand  un  bruit 
se  fait  entendre  ;  c'étaient  des  pères  et  des  n)ères  qui  apportaient 
leurs  petits  enfants  à  bénir.  Les  apôtres,  ignorants  encore  des  voies 
divines,  ne  les  estiment  pas  dignes  d'arrêter  un  instant  les  regards 
de  leur  maître,  et  ils  les  repoussent.  Jésus  ne  peut  souffrir  un  zèle 
si  étroit  :  €  Laissez,  dit-il,  les  petits  enfants  venir  à  moi;  le 
royaume  des  cieux  appartient  à  ceux  qui  leur  ressemblent.  »  ^ 
En  effet,  créateur  de  tous,  il  savait  ce  que  sa  providence  avait  mis 
dans  les  plus  humbles  et  les  moins  âgés.  En  les  bénissant,  il  bénis- 
sait l'avenir  et  consacrait  la  triple  espérance  de  la  famille,  de  la 
religion  et  de  la  société.  ' 

L'Eglise,  qui  est  l'obligée  de  tous  et  l'apôtre  du  monde,  s'adresse 
comme  son  divin  fondateur,  à  toutes  les  conditions  et  à  tous  les 
âges,  mais  elle  a  des  prédilections  pour  l'enfance,  et  fait  de  so» 
éducation  la  première,  la  plus  sainte  de  ses  sollicitudes.  Quand  les 
pères  et  les  mères  remplissent  ces  devoirs,  que  Dieu  et  la  nature 
leur  imposent,  elle  leur  vient  en  aide;  quand,  par  incurie,  inca- 
pacité ou  ignorance,  ils  ne  les  remplissent  pas,  elle  s'efforce  de  les 
remplacer. 

Au  xvn«  siècle,  l'Eglise  s'occupait  encore  seule  de  l'instruction 
publique.  Les  évoques  fondaient  des  écoles ,  mais  ils  ne  pouvaient 
suffire  à  tout,  car  les  administrations  paroissiales  ne  prêtaient  pres- 
que aucun  concours.  Il  fallait  recourir  au  zèle  de  quelques  particu- 
liers. 

Alors  il  y  avait,  dans  notre  pays,  des  prêtres  nombreux,  et  ceux 
qui  n'étaient  point  occupés  dans  lé  saint  ministère  et  n'avaient  pas 
charge  d'âmes,  acceptaient  l'éducation  des  jeunes  gens^  dont,  grâce 
à  eux,  une  certaine  portion  savait  lire  et  écrire.  Nos  registres  de 
paroisses,  dans  les  campagnes,  portent  bien  souvent  plus  de  signa- 
tures qu'on  n'en  trouverait  aujourd'hui'  —  Les  pieuses  filles  dîtes 
sœurs  des  tiers-ordres  prenaient  soin  des  enfants  de  leur  sexe 


Digitized  by  VjOOQiC 


ANNE-TOUSSAINTE  DE  VOLVIBE.  341 

dans  les  villages  qu'elles  habitaient,  et  leur  apprenaient  leurs 
prières,  leur  catéchisme  et  la  lecture,  tout  en  tâchant  de  les  former 
à  la  vertu. 

Il  y  avait  des  localités  où  les  enseignements  charitables  et  gra- 
tuits manquaient,  et  alors  l'éducation,  restant  aux  soins  de  pères 
et  de  mères  qui  n'en  avaient  point  eux-mêmes,  devenait  nulle. 

Dans  le  voisinage  de  W^^  du  Bois-de-la-Roche ,  il  n'y  avait  point 
d'école  publique  approuvée  par  Tévêque  diocésain.  —  Elle  n'avait 
point  à  s'occuper  de  Hnslruction  que  quelques  prêtres  isolés  don- 
naient aux  jeunes  gens.  —  Restaient  les  bonnes  et  pieuses  filles  des 
tiers-ordres,  bien  insuffisantes  pour  des  besoins  nombreux  et  tou- 
jours renaissants.  Aussi  l'ignorance  était  grande  dans  certains  vil- 
lages, et  les  désordres,  qui  en  sont  les  conséquences,  ne  prenaient 
point  de  relâche.  Dans  ses  courses  journalières  aux  infirmités  cor- 
porelles, Anne  avait  remarqué  cette  autre  infirmité  intellectuelle, 
morale  et  religieuse,  et  en  avait  ressenti  de  la  peine. 

Hais  quelle  conduite  tenir  et  quels  moyens  prendre  pour  la 
guérir? 

Pour  répondre  à  cette  question,  la  pensée  lui  vint  de  se  faire 
elle-même  maîtresse  d'école;  c'était,  assurément,  le  chemin  le 
plus  court.  Mais  deux  obstacles  ^e  présentaient,  et  avaient  de  la 
valeur  à  ses  yeux.  —  D'abord ,  ayant  embrassé  les  saintes  voies  de 
la  solitude  et  de  la  prière,  elle  savait,  par  expérience,  que  le  soin 
des  malades  et  des  pauvres  lui  prenait  déjà  une  grande  partie  de 
son  temps;  l'éducation  de  l'enfance  prendrait  le  reste.  —  Ensuite, 
elle  avait  toujours  éprouvé,  pour  les  enfants  sales  et  grossiers, 
une  telle  répulsion,  qu'elle  n'avait  pu  la  vaincre  encore. 

Elle  consulta  Dieu,  bien  décidée  à  écouter  sa  voix,  et  prit  de 
personnes  sages  les  conseils  les  plus  désintéressés.  La  réponse  de 
sa  conscience  et  de  ses  conseillers  fut  la  même,  et  doublement 
affirmative. 

Elle  commença. 

Cependant,  elle  voulut  d'abord  faire  un  essai  :  c'était  plus  pru- 
dent. Elle  connaissait  une  petite  fille,  bien  pauvre,  bien  infirme, 
bien  répugnante  et  d'un  détestable  caractère.  Elle  alla  la  demander 


Digitized  by  VjOOQiC 


342  ANNE-TOUSSAINTi:   DE  V(M.VI«E. 

à  ses  parents ,  tel  la  prit  chez  elle;  défense  fut  faite  à  la  femme  de 
chanrbre  de  s'en  ocoHper. 

Ses  répulsions  naturelles  devaient  subir  l'épreuve  la  mieux  carac- 
térisée. Anne  se  fit  plus  que  mère  envers  celle  pauvre  déshéritée. 
Aux  soins  de  la  nourriture,  de.  la  propreté,  des  veilles  de  jour  et 
de  nuit,  die  ajouta  le  traitement  de  l'infirmière.  D'abord,  elle 
réussit  peu  ;  toute  autre  se  serait  déconcertée.  Mais  la  patience  d'une 
grande  chrétienne  ne  s'abat  pas  si  facilement.  Dieu  voulait,  sans 
doute,  qu'elle  sortit  triomphante  de  ce  double  combat  contre  elle- 
mên>e  et  contré  cette  autre  nature,  d'apparence  si  ingrate.  La  santé 
de  la  petite  fille,  en  si4)issant  bientôt  une  hefireuse  transformation, 
réagit  sur  son  âme ,  son  esprit  et  son  cœur.  Au  bout  de  quelques 
mois,  elle  était  gentille....  L'expérience  était  faite. 

Les  petites  filles  pauvres  furent  convoquées,  et  accoururent  avec 
-bonheur  et  joie.  W^^  de  Volvire  se  mit  au  milieu  de  son  troupeau. 
Il  y  avait  beaucoup  à  faire. 

Suivant  son  habitude,  elle  voulut  d'abord  de  la  propreté,  signe 
extérieur  de  la  décence  intérieure.  Les  vêlements  durent  être  lavés 
et  raccommodés;  peut-être  supportables  dans  les  villages,  ils  ne 
l'étaient  pas  dans  une  réunion.  Elle  donna  du  linge  nouveau  à  cellos 
qui  en  manquaient  trop.  Elle  apprit  à  toutes  à  se  servir  de  l'aiguille 
et  à  tricoter. 

La  propreté  de  l'âme  ne  pouvait  rester  en  oubli.  La  bonne  mai- 
tresse  inculqua  la  crainte  et  la  fuite  du  péché,  qui  mènent  à  l'a- 
mour  et  à  la  culture  de  l'innocence,  bien  suprême  pour  ce  monde 
et  pour  l'autre. 

Nous  avons  tous  été  créés  pour  connaître,  aimer  et  servir  Dieu. 
De  là  des  devoirs  importants,  qu'elle  fit  pénétrer  dans  les  esprits 
et  dans  les  cœurs,  en  apprenant  les  prières  et  le  catéchisme. 

Membres  d'une  famille,  elle  fit  comprendre  ce  que  chacun  doit 
de  respect,  d'obéissance,  d'assistance  et  d'amour  à  son  père  et  à 
sa  mère  ;  de  cordialité  à  ses  frères  et  sœurs  ;  de  justice  et  de  charité 
à  ses  voisins. 

Responsables  devant  Dieu  de  notre  conduite  personnelle,  chacun 
devrait  respecter  son  corps  et  ses  sens,  son  âme  et  ses  facultés,  ses 
pensées  et  ses  actions. 


Digitized  by  VjOOQiC 


ANNE-TOUSSAINTE  DE  VOLVIRE.  343 

Anne,  bien  convaincue  que  ses  enseignements  ne  pourraient 
atteindre  que  l'éducation  morale  et  religieuse,  se  fit  toute  à  toutes, 
petite  avec  de  petites  filles.  Elle  distribuait  le  lait  susceptible  de 
digestion,  et  non  la  nourriture  forte  et  apte  pour  d'autres  plus 
robustes.  Son  langage  était  simple  et  familier;  ses  comparaisons  à 
la  portée  de  son  humble  troupeau.  Aussi  on  l'écoutait  avec  plaisir  ; 
les  succès  furent  rapides  et  remarquables. 

Cependant  elle  ne  voulut  point  négliger  la  lecture,  car  elle  savait 
la  valeur  d'un  bon  livre  médité  et  compris,  qui  occupe  les  loisirs 
du  dimanche  et  les  soirées  des  familles.  Les  mères,  par  ce  moyen, 
peuvent  instruire  leurs  enfants.  Mais  comme  elle  ne  suffisait  pas  à 
tout,  de  jeunes  filles,  plus  intelligentes,  furent  poussées  avec  beau- 
coup d'activité,  et  devinrent  ses  aides  :  c'était  l'école  mutuelle. 

Mile  de  YoWire  continua  ces  pénibles  et  difficiles  fonctions  pen- 
dant une  quinzaine  d'années,  sans  discontinuer  le  soin  des  malades 
et  des  pauvres.  Le  triste  état  de  sa  santé,  vers  la  fin  de  sa  vie,  l'o- 
bligea seul  à  les  abandonner.  Voyant  que  cette  œuvre  pourrait  mou- 
rir avec  elle,  son  cœur  d'apôtre  en  souffrit.  Elle  encouragea  donc 
les  filles  des  tiers-ordres  par  ses  avis  comme  par  ses  exemples.  Ces 
pieuses  paysannes  l'écoulèrent,  car  longtemps  elles  furent  les  infir- 
mières des  malades  et  les  inslitutrices  des  pauvres  dans  nos  cam- 
pagnes. 

Dieu  compta  les  efforts  et  les  peines  d'Anne-Toussainte,  car,  il 
nous  l'a  dit,  tout  ce  qu'on  fait  pour  les  humbles  de  ce  monde,  on  le 
fait  pour  lui.  Les  enfants  lui  accordèrent  toute  leur  vénération,  et 
la  firent  partager  à  leurs  parents  et  aux  générations  suivantes. 

IX.  —  Faits  divers. 

Joseph  de  Volvire,  frère  d'Anne,  épousa,  vers  1678,  Madeleine- 
Elisabeth  de  Beaux  de  Sainle-Frique.  Anne  prit  une  vive  part  à  la 
joie,  mais  non  aux  fêles  du  mariage  ;  le  bonheur  de  la  famille  allait 
à  son  cœur,  et  non  le  bruit  et  les  mondanités  du  siècle. 

Il  se  présenta  bientôt  une  autre  cérémonie,  à  laquelle,  celle  fois, 
elle  prit  une  part  pleine  et  entière.  Sa  sœur  Geneviève,  après  une 


Digitized  by  VjOOQiC 


344  AMNE-TOUSSAIKTE  DE  VOLVIRE. 

grande  confiance  et  une  douce  tendresse,  s'était  éprise  de  son  esprit 
de  piété.  Se  sentant  appelée  à  la  vie  religieuse,  elle  obtint  la  per- 
mission de  ses  parents  et  se  retira  au  couvent  des  Ursulines  de 
PioërmeL  Elle  fit  un  noviciat  plein  d'édification.  Le  jour  de  la  pro- 
fession arrivé,  M.  et  M"»«  de  Volvire  s'y  rendirent  avec  leurs  enfants. 
Anne  pria  beaucoup  pour  cette  autre  elle-même,  que  le  bon  Dieu 
prit  au  bout  de  quelques  années,  déjà  mûre  pour  le  ciel. 

Joseph  eut  plusieurs  eQfants  :  le  1«>^  mai  1681,  un  premier- né, 
qui  reçut  le  nom  de  son  père  ;  '  —  le  26  mai  1683,  un  second  fils,  qui 
fut  appelé  Charles  comme  son  grand-père.  Anne  éprouva  beau- 
coup d'amitié  pour  eux,  et,  dès  qu'ils  furent  en  état  de  la  com- 
prendre, elle  aida  leur  mère  à  les  former. 

La  famille  avait  constamment  servi  la  royauté.  Les  ancêtres 
avaient  occupé  de  hautes  positions,  qu'ils  avaient  méritées,  et  plu- 
sieurs s'y  étaient  fait  une  belle  réputation.  Charles,  resté  dans  ses 
terres,  ne  manquait  pas,  pour  cela,  de  connaissances  et  de  protec- 
teurs à  la  cour.  Ceux-ci  n'avaient  pas  laissé  ignorer  son  nom  au  grand 
roi,  ni  même  les  qualités  précieuses  de  sa  fille  et  $es  bonnes 
œuvres  multipliées.  Les  deux  garçons  de  Joseph,  déjà  arrivés  à  un 
certain  âge,  furent  désignés  pour  faire  leurs  études  au  collège  de 
Louis-le-Grand ,  à  Paris.  Mii«  de  Volvire  fut  chargée  d'accompa- 


*  Ce  Joseph- Philippe  de  Volvire,  né  au  Bois-de-la-Roche  le  i"  mai  1780,  em- 
brassa la  carrière  militaire.  DaDgereusement  blessé  à  la  tête  au  combat  de  Malplaquet 
(1"  septembre  1709),  il  ne  voulut  pas  quitter  le  champ  de  bataille,  quoique  toute 
la  maison  du  roi  insistât  fortement  pour  qu'il  le  fît.  Couvert  de  sang,  depuis  la  tête 
jusqu'aux  sabots  de  son  cheval,  il  participa  encore  à  plusieurs  charges,  qui  exci- 
tèrent Tadmiration  et  l'inquiétude  des  témoins  de  son  intrépidité.  Il  futiiommé  maré- 
chal des  camps  et  armées  du  roi ,  et  devint  son  lieutenant  aux  évéchéâ  de  la  haute 
Bretagne,  c*est-à-dire  aux  évêchés  de  Saint-Malo,  de  Dol,  de  Rennes,  de  Nantes  et 
de  Vannes.  En  1746,  déjà  âgé ,  il  défendit  la  ville  de  Lorient  contre  les  Anglais  des- 
cendus sur  les  côtes  de  la  mer.  —  M.  de  Volvire  avait  épousé  Marie  Le  Mallier  de 
Chassonville ,  dont  il  eut  un  fils ,  qui  se  fit  tuer,  dans  une  querelle  d'étiquette ,  an 
mariage  du  Dauphin ,  fils  de  Louis  XV.  Par  suite  de  ce  décès,  la  seigneurie  du  Bois- 
de~la-Roche  revint  à  une  petite-fille  de  M.  TOUivier  de  Saint-Maur,  qui  épousa 
M.  de  Saint-Pern ,  et  dont  elle  eut  dix-huit  enfants ,  tous  vivant  ensemble  et  man- 
geant à  la  même  table ,  avec  le  père  et  la  mère.  Cette  nombreuse  famille ,  comme 
le  château  du  Bois-de-la-Roche ,  qu'elle  habitait,  éprouva  presque  tout  entière  les 
fureurs  de  la  Révolution. 


Digitized  by  VjOOQiC 


ANNE-TOUSSAINTE  DE  VOLVIRE.  345 

gner  son  frère  pour  les  y  conduire.  Elle  en  éprouva  de  rudes  per- 
plexités intérieures  :  ses  exercices  pieux  et  ses  œuvres  charitables 
allaient  souffrir.  Mais  les  ordres  de  son  père  étaient  formels,  rien 
ne  pouvait  les  faire  retirer;  elle  devait  se  soumettre,  et  elle  se 
soumit. 

Les  enfants  remis  au  collège  de  Louis-le-Grand ,  elle  visita  les 
églises  et  plusieurs  monastères  de  la  capitale,  tandis  que  son  frère 
remplissait  ses  devoirs  de  civilités  dans  le  monde.  On  parla  à  Joseph 
de  sa  sœur,  etles  amis  de  sa  famille  désirèrent  la  voir.  Bien  plus, 
des  indiscrétions  furent  faites  à  Toreille  du  roi,  et  une  présentation  à 
la  cour  devint  nécessaire.  Qu'allait  faire  la  pieuse  demoiselle?  En 
obéissant  à  son  père,  en  quittant  le  6ois-de-Ia-Roche  pour  faire  le 
voyage  de  Paris,  elle  avait  fait  preuve  de  son  bon  esprit  habituel  et 
accepté  en  principe  tous  les  incidents  qui  se  présenteraient.  —  Au 
jour  fixé,  elle  se  revêtit  donc  de  son  habit  des  Dames  de  la  Retraite 
et  se  présenta  à  Versailles.  Louis  XIV  l'entretint  quelques  instants, 
el  fut  si  charmé  de  son  esprit  et  pénétré  d'esthne  pour  sa  personne, 
qu'après  lui  avoir  donné  ses  éloges,  il  lui  fit  remettre  une  somme 
d'argent  pour  l'aider  dans  ses  bonnes  œuvres. 

Bien  d'autres,  en  ce  temps -là  comme  toujours,  auraient  tres- 
sailli d'orgueil,  en  recevant  un  pareil  honneur  de  la  part  du  grand 
monarque.  Anne  sortit  du  palais  plus  humble  et  plus  modeste 
encore. 

Avant  son  départ,  elle  avait  assisté  au  mariage  de  sa  sœur  Agathe- 
Blanche  avec  M.  Sébastien  l'Ollivier  de  Saint-Maur,  dont  la  mère 
était  une  Rosmadec.  A  son  arrivée,  elle  trouva  son  père  alteint 
d^une  maladie  qui  allait  le  conduire  au  tombeau.  Tout  ce  que  peu- 
vent inspirer  les  sentiments  les  plus  affectueux  et  les  plus  dévoués, 
elle  le  fit  pour  le  vénérable  auteur  de  ses  jours,  et  partagea  toutes 
les  sollicitudes  de  sa  bonne  mère.  Le  mal  faisait,  malgré  tout,  des 
progrès  rapides.  Charles  avait  vécu  en  chrétien,  l'approche  de  son 
heure  dernière  ne  l'affligeait  pas  trop.  M.  Bellenger,  recteur  de  la 
paroisse,  vint  entendre  sa  confession  et  lui  administra  les  derniers 
sacrements.  Le  26  février  1692,  à  l'âge  de  soixante  et  onze  ans,  il 
rendit  son  âme  à  Dieu.  Son  corps  fut  transporté  dans  le  tombeau  où 

TOME  XXIX    (IX  DE  LA  3e  SÉRIE).  23 


Digitized  by  VjOOQIC 


346  ANNE-TOÛSSAINTE  DE  VOLVIRE. 

reposaient  ses  ancêtres,  depuis  Philippe  de  Monlautan,  en  I5l4, 
dans  Téglise  des  Carmes  de  Ploërmel. 

jfme  de  Volvire  fut  plongée  dans  la  douleur.  Depuis  quarante  àûs 
qu'elle  lui  était  unie,  elle  avait  pu  apprécier  toutes  lès  grandes  et 
bonnes  qualités  de  son  époux.  Elle  pria  et  fit  prier  pour  le  repos  de 
son  âme.  Anne  fut  un  ange  de  consolation  pour  elle. 

X.  —  Mort. 

Après  toutes  ces  secousses,  la  bonne  et  sainte  fille  reprit  de  son 
mieux  ses  œuvres  de  charité.  Mais  sa  santé,  devenue  chancelante, 
ne  lui  permit  point  de  les  continuer  avec  son  activité  première.  Une 
grande  fatigue  et  souvent  de  grandes  souffrances  paralysaient  son 
courage.  Il  lui  était  difTicile  de  se  rendre  compte  de  sa  position 
qu'elle  acceptait  soumise  et  résignée.  Son  âme,  au  contraire,  con- 
servait une  énergie,  qui  semblait  croître  5  mesure  que  l'enveloppe 
terrestre  devenait  plus  fragile.  La  maladie  augmenta  dans  les  der- 
niers mois  de  l'année  1693.  Anne  était  sans  illusions  :  ce  n'était 
pas  la  mort  qui  arrivait,  mais  la  délivrance.  Si  elle  avait  quelque 
peu  aimé  U  bon  Dieu ,  bientôt  elle  l'aimerait  sans  entraves. 

Mme  de  Yolvire  et  son  fils  Joseph,  devenu  seigneur  du  Bois-de- 
la-Roche  depuis  la  mort  de  son  père ,  ne  voyaient  pas  les  choses 
avec  autant  de  placidité.  Ils  éprouvaient  des  inquiétudes  et  des 
craintes.  Les  consultations  assidues  d'un  médecin  étaient  impos- 
sibles au  château  ;  ils  prirent  la  résolution  et  les  moyens  de  con- 
'  duire  la  malade  à  Ploërmel.  Là ,  la  bonne  mère  ne  voulut  point  se 
séparer  de  sa  fille  chérie ,  et  resta  auprès  d'elle  pour  lui  donner 
tous  ses  soins.  Hélas  !  tout  fut  inutile.  L'épi  était  mûr  et  plein  ;  Dieu 
voulait  le  recueillir. 

M.  Jean  Eon,  prêtre  de  la  paroisse  de  Néant,  et  qui  en  devint 
recteur  quelques  années  plus  lard,  était  le  confesseur  de  Mi*®  de 
Volvire  ;  il  se  rendit  plusieurs  fois  à  Ploërmel ,  et  lui  accorda  tous 
les  secours  comme  toutes  les  consolations  de  son  ministère.  Au 
commencement  du  mois  de  février  1694,  il  dut  lui  administrer  le 
saint  Viatique  et  l'Extrème-Onction.  La  malade  les  reçut  avec  les 


Digitized  by  VjOOQiC 


ÀNNE-TOUSSAINTE  DE  VOLVIRE.  347 

dispositions  les  plus  saintes  et  les  plus  édifiantes,  en  présence  de 
plusieurs  personnes  admises  à  ce  moment  solennel. 

Anne  avait  demandé  à  être  enterrée,  non  dans  Tenfeu  de  ses  an- 
cêtres à  Ploêrmel,  mais,  suivant  Tusage  général  de  ce  tenîps-là, 
dans  l'église  de  Néant.  Une  pensée  Tavait  préoccupée  :  c'était  là 
qu'elle  avait  reçu  la  régénération  surnaturelle,  qu'elle  avait  fait  ses 
prières  pendant  sa  vie,  participé  aux  saints  sacrifices  et  à  la  divine 
Eucharistie  ;  ce  serait  là  aussi  que  les  pauvres  qu'elle  avait  aidés , 
que  les  petites  filles  qu'elle  avait  instruites,  viendraient  ouvrir 
leurs  cœurs  à  Dieu ,  et  ne  l'oublieraient  peut>ètre  pas  dans  leurs 
supplications.  Alors  son  désir  fut  formulé. 

Mme  (Je  Volvire  et  ses  autres  enfants  partageaient  ce  désir  :  la 
bonne  odeur  des  vertus  de  celle  qui  les  avait  tant  édifiés,  vivrait  en- 
core après  sa  mort  au  milieu  d'eux.  Ils  firent  plus,  car  ils  voulurent 
la  voir  terminer  ses  jours  dans  la  maison  paternelle.  Ils  organi- 
sèrent tout  pour  la  transporter  immédiatement  au  Bois-de-la- 
Roche. 

La  sainte  fille,  désirant  être  toujours  prête,  sous  tous  les  rap- 
ports, à  paraître  devant  Dieu,  avait  fait  plusieurs  testaments.  Son 
frère  Joseph  lui  ayant  fait  quelques  communications,  elle  jugea  à 
propos  d'en  faire  un  nouveau. 

Le  10  février  1694^  elle  appela  les  notaires,  qui  se  présentèrent 
pendant  la  matinée,  dans  cette  chambre ,  témoin  muet  d'une  si 
grande  partie  de  sa  vie,  et  placée  auprès  de  la  chapelle  du  château. 
On  peut  dire,  sans  allusion  à  la  formalité  ordinaire,  qu'ils  la  trou- 
vèrent saine  d'esprit  et  de  jugement. 

M.  Ermar,  curé  de  Ploêrmel,  qui  l'avait  accompagnée  à  son 
retour,  fut  un  des  témoins;  Joseph  de  Volvire,  son  frère,  et  M.  de 
Carné  de  Trecesson  étaient  présents. 

Anne-Toussainte  renouvela  l'expression  formelle  de  sa  volonté 
d'être  enterrée  dans  l'église  de  Néant,  près  des  fonts  baptismaux. 
La  cérémonie  de  ses  funérailles  serait  simple  comme  celle  des 
pauvres,  sans  pompe  ni  tentures  aux  autels.  Elle  priait  le  clergé  de 
la  paroisse  et  celui  des  paroisses  voisines  de  vouloir  bien  y  assister; 
léguait  trois  cents  livres  pour  payer  les  frais ,  dire  des  messes  et 
faire  une  distribution  aux  malheureux. 


Digitized  by  VjOOQIC 


348  ANNE-TOUSSAINTE  DE  YOLVIRE. 

Elle  possédait  deux  cents  livres  de  rentes,  sur  un  capital  de 
3,500  livres.  Le  constitut  était  placé  sur  la  Chambre  des  Comptes 
de  Nantes.  Le  tout  fut  légué  à  l'hôpital  de  Ploêrmel,  pour  la  nour- 
riture et  l'entretien  des  pauvres.  Si  les  religieuses  du  Père  Ange, 
qui  le  dirigeaient  encore,  devaient  en  proflter  pour  elles-mêmes,  ce 
legs  serait  annulé  par  le  fait,  et  transféré  à  l'hôpital  de  Loudun,  où 
les  sœurs  traitaient,  en  réalité,  gratuitement  les  malades  et  les 
pauvres.  Afin  de  reconnaître  le  bienfait,  les  habitants  de  Thospice, 
qui  en  profiteraient ,  auraient  à  réciter,  chaque  jour,  le  De  profun- 
dis  y  le  Paler  et  VAve  pour  le  repos  de  son  âme  et  des  âmes  de  ses 
parents  défunts. 

Un  capital  de  neuf  cents  livres,  qui  était  en  sa  possession,  serait 
remis  à  l'hôpital  de  Saint-Brieuc.  La  rente  servirait  à  l'entretien 
perpétuel  d'une  petite  fille  pauvre,  jusqu'à  l'âge  de  dix-huit  ans, 
mdment  où  elle  serait  à  même  de  trouver  une  bonne  condition  et 
de  gagner  son  pain.  Anne  nomma  immédiatement  la  première, 
Anne  Duparc.  Les  seigneurs  du  Bois-de-la-Roche  présenteraient  les 
autres  à  l'avenir.  Si,  par  négligence,  ils  omettaient  quelque  jour  de 
le  faire,  les  rentes  serviraient  à  payer  l'huile  de  la  lampe  du  Saint- 
Sacrement  dans  la  chapelle  de  l'hospice,  et  à  dire  des  messes  pour 
le  repos  de  son  âme  et  celles  de  ses  parents  défunts. 

«  Comme  ces  sommes  d'argent,  ajouta  la  testatrice,  ne  viennent 
point  des  biens  de  notre  maison,  mais  particulièrement  de  mes 
soins,  de  mon  travail  et  de  mes  ménagements,  j'ai  toujours  pré- 
tendu en  faire  les  pauvres  mes  seuls  héritiers.  J^espère  que  M.  le 
comte  du  Bois-de-la-Roche,  mon  frère,  ici  présent,  me  gardera  la 
promesse  qu'il  m'a  faite  à  cet  égard ,  car  c'est  à  cause  de  cette  pro- 
messe que  je  révoque  aujourd'hui  mes  précédents  testaments.  Je 
nomme  M.  de  Carné  de  Trecesson,  qui  m'entend,  mon  exécuteur 
testamentaire,  et  le  prie  de  vouloir  bien  me  rendre  fidèlement  ce 
dernier  service.  j> 

MM.  de  Volvire  et  de  Trecesson  assurèrent  à  la  bonne  malade  que 
ses  volontés  seraient  pleinement  exécutées,  et  qu'elle  devait  rester 
tranquille  et  sans  inquiétudes  sous  ce  rapport. 

Désormais,  toutes  les  affaires  étant  réglées,  il  ne  restait  plus 
à  Anne  qu'à  se  préparer  de  son  mieux  ù  sa  dernière  heure. 


Digitized  by  VjOOQiC 


ANNE-TOUSSAINTE  DE  VOLVIRE.  349 

Son  voyage  de  Ploërmel  au  Bois-de-la-Roche ,  malgré  loules  les 
précautions  prises,  l'avail  fatiguée,  et  les  préoccupations  néces- 
saires pour  la  confection  d'un  nouveau  testament  avaient  encore 
ajouté  à  cette  fatigue.  Les  souffrances  avaient  donc  redoublé  d'in- 
tensité, et  elles  étaient  déjà  grandes  auparavant.  La  malade  ne 
s'en  plaignait  pas  ;  elle  se  plaignait,  au  contraire,  de  n'avoir  pas 
assez  souffert  pour  Jésus-Christ,  de  ne  pas  souffrir  assez  pour 
mériter  le  ciel.  Ses  expiations  n'étaient  rien,  à  ses  yeux,  en  com- 
paraison des  fautes  de  sa  jeunesse.  Sa  confiance  était  toute  dans 
les  mérites  du  Sauveur;  elle  se  tenait  attachée  de  cœut*  et  d'es- 
prit à  la  croix  :  le  sang  divin  ,  qui  y  fut  versé,  purifierait  et  sancti- 
fierait son  âme. 

Cependant  W^^  de  Volvire  ne  quittait  pas  sa  fille  un  instant , 
s'efforçant  de  cacher  des  inquiétudes  et  des  peines  qui  débordaient. 
Anne  recevait  ses  soins  avec  reconnaissance  et  trouvait,  de  temps 
en  temps,  quelques  paroles  pour  la  consoler  :  a  Ma  mère,  lui  disait- 
elle,  nous  nous  reverrons,  le  chrétien  ne  meurt  pas,  il  change  seu- 
lement de  demeure.  Le  ciel  est  notre  patrie.  i> 

Au  dehors,  les  préoccupations  étaient  générales.  Les  enfants,  les 
pauvres,  les  mères  venaient  demander  des  nouvelles  en  pleurant.  Il 
aurait  fallu  annoncer  le  retour  à  la  santé,  quand  le  terme  de  l'exis- 
tence approchait  sans  laisser  d'espérance. 

La  bonne  demoiselle  avait  donné  des  consolations  à  bien  des 
mourants.  Il  semble  que  plus  le  momeut  approchait,  plus  Dieu  se 
faisait  lui-même  son  consolateur,  en  lui  montrant  l'immortalité  bien- 
heureuse. Il  mil  fin  aux  retards.  Le  20  février  1694,  vers  l'heure  de 
midi,  cette  belle  âme  se  détacha  doucement  des  liens  mortels  et 
s'envola  aux  cieux. 

XL  —  Enterrement. 

La  triste  nouvelle  se  répandit  avec  rapidité  ;  la  consternation  et 
le  deuil  furent  universels.  On  perdait  la  meilleure  des  bienfaitrices 
et  des  mère?.  On  vit  alors  combien  les  bienfaits  et  les  vertus  de 
M»e  de  Volvire  avaient  jeté  des  racines  profondes,  car  l'amour  et  la 
vénération  ne  devaient  pas  finir.  In  memorià  œtemâ  erunt  jusli.  ^ 


Digitized  by  VjOOQiC 


350  ANNE-TOUSSAINTE  DE  VOLVIRE. 

Le  corps  fut  placé  dans  la  chapelle  du  château,  où  tout  le  monde 
put  venir.  Ailleurs,  la  divine  justice  est  suppliée  de  faire  une  grande 
part  à  la  miséricorde;  ici,  déjà  on  prenait  la  liberté  d'invoquer  la 
sainte.  Les  fidèles  s'arrachaient  les  lambeaux  de  ses  vêtements , 
faisaient  toucher  à  ses  membres  des  objets  pieux,  et  les  empor- 
taient comme  de  précieuses  reliques. 

Le  lendemain  aurait  lieu  l'enterrement  ;  la  distance  serait  d'une 
grande  lieue  et  les  chemins  remplis  de  boue.  L'amour  triomphe 
de  tout;  on  se  disputa  l'honneur  de  porter  en  terre  ce  corps  vénéré. 
Les  filles  pieuses  et  pauvres,  les  bonnes  amies  de  la  défunte,  ob- 
tinrent le  privilège  ambitionné. 

Le  clergé  de  Néant  et  des  paroisses  voisines  ne  se  fit  pas  prier 
pour  assister  au  convoi  funèbre.  Les  prières  liturgiques  furent  psal- 
modiées durant  le  parcours  du  château  à  l'église.  "^ 

Les  porteuses,  à  cause  de  la  fatigue,  s'arrêtaient  de  temps  en 
temps,  et,  comme  elles  étaient  en  nombre,  se  remplaçaient  les 
unes  les  autres. 

A  environ  un  kilomètre  du  bourg  de  Néant,  on  dut  faire  un  der- 
nier arrêt,  et  le  corps  fut  déposé  à  terre.  Les  nombreux  assistants, 
à  genoux,  priaient,*  quelques-uns  pleuraient,  tous  étaient  profon- 
dément recueillis...  Les  pieuses  filles  reprennent  la  bière,  se  re- 
mettent en  marche...  Mais,  ô  sjurprise!  une  belle  source,  inconnue 
jusque-là,  jaillissait  subitement  au  milieu  de  la  route,  de  l'endroit 
même  que  venait  de  toucher  la  bière  !  —  Tout  le  monde  regarde; 
l'assistance  connaissait  les  lieux,  sqn  attention  est  fixée,  pas  d'er- 
reur possible.  Le  même  cri  sort  de  toutes  les  âmes  :  Dieu  manifes- 
tait publiquement  la  sainteté  et  la  gloire  céleste  de  sa  servante. 

Un  concours  immense,  venu  de  tous  côtés,  sous  l'influence  des 
sentiments  du  respect,  de  la  reconnaissance  et  de  la  douleur, 
assistait  à  l'église  à  la  dernière  cérémonie  et  aux  dernières  prières. 

Une  tombe  était  creusée  auprès  des  fonts  du  baptême  :  le  pré- 
cieux corps  y  fut  déposé.  Chacun,  le  cœur  gros  d'émotions, jeta 
l'eau  bénite.  Ces  émotions,  ces  prières  et  ces  larmes  allaient  bientôt 
prendre  une  autre  direction ,  et  seraient  les  préludes  de  celles  que 
Ijs  générations  futures ,  dans  leur  confiance  et  dans  leurs  peines , 


Digitized  by  VjOOQIC 


ANNE-TOUSSAINTE  DE  VOLVIRE.  351 

viendraient  aussi  apporter  sur  ce  tonabeau.  Pretiosa  in  conspectu 

Domini  mors  sançtorum  ejus. 

On  écrivit,  sur  le  registre  commun,  l'acte  suivant  : 

«  Ce  jour,  vingt-unième  février  1694,  a  été  inhumé ,  dans  TégUse 

de  Néant,  au  haut  des  fonts  baptismaux,  du  côté  vers  minuit,  où 

est  la  sainte  piscine,  comme  elle  Ta  demandé  par  son  testament,  le 

corps  de  demoiselle  Anne-Toussainte  de  Volvire,  fille  aînée  de  feu 

messire  Charles  de  Volvire  et  de  dame  Anne  de  Cadillac,  seigneur 

et  dame  du  Bois-de-la-Roche  ;  ladite  demoiselle  âgée  d'environ 

quarante  ans,  et  après  avoir  reçu  les  sacrements  de  pénitence, 

d'eucharistie  et  d'extrème-onction  de  dom  Jean  Eon  [pendant] 

qu'elle  demeurait  à  Ploërmel  :  et  décédée  le  jour  d'hier,  environ 

midi. 

»  Signé  :  Tressart,  prêtre.  » 

D'une  autre  main  et  d'une  autre  écriture,  la  note  suivante  fut 
niise  à  côté  de  l'acte  de  décès  :  «  Morte  en  odeur  de  sainteté.  »  — 
En  effet,  toute  la  vie  d'Anne-Toussainte,  depuis  l'âge  d'environ 
dix-sept  ans,  n'avait  été  qu'un  parfum  d'innocence,  de  grandes 
vertus  et  d'innombrables  bienfaits.  Ces  quelques  mots  résumaient 
son  existence  et  l'opinion  commune.  Rien  ne  pouvait  empêcher  le 
sentiment  général  de  faire  explosion. 

XII.  —  Vénération. 

Nous  avons  vu  la  vie  de  W^^  de  Volvire ,  de  sa  naissance  à  sa 
mort.  Si  nous  n'avons  pas  été  plus  explicite,  c'est  que  les  rensei- 
gnements nous  on),  manqué. 

Sa  jeunesse  fut  bonne,  quoique  un  peu  mondaine  peut-être. 

Sa  conversion  fut  éclatante,  sérieuse  et  complète. 

Pendant  une  vingtaine  d'années  et  plus,  elle  purifia  et  anoblit 
son  âme  par  des  austérités,  dont  seule  elle  eut  à  souffrir.  Son  cœur, 
on  peut  le  dire  sans  figure,  aima  Dieu  par-dessus  toutes  choses,  et 
dans  une  immense  mesure.  Si  ses  efforts  s'étaient  arrêtés  là,  il  y 
aurait  eu  de  quoi  attirer  l'admiration,  mais  c'aurait  été  tout,  car 
Dieu  seul  l'aurait  bien  comprise. 


Digitized  by 


Google 


352  ANNE-T0U6SAINTE  DE  VOLVIRE. 

Les  services  qu'elle  rendit  au  prochain,  surtout  aux  malades,  aux 
pauvres  et  aux  enfants,  et  qui  débordèrent  comme  une  passion  de 
la  meilleure  partie  d'elle-même,  frappèrent  et  attendrirent  le  senti- 
ment public.  Ses  contemporains  éprouvèrent  une  telle  vénération, 
,  qu'ils  l'éjevèrent,  comme  spontanément,  à  sa  plus  haute  puissance, 
celle  d'un  culte. 

Nous  l'avons  vu,  dès  le  moment  de  sa  mort  les  fidèles  s'étaient 
prisa  l'invoquer.  Mais  ensuite,  le  jaillissement  subit  d'une  belle 
soiirce  sous  la  bière,  le  récit  mutuel  de  vertus  humbles  et  tou- 
chantes, do  services  continuels  rendus  avec  tant  de  délicatesse, 
d'une  conduite  découverte  qu'on  n'avait  pu  surprendre  en  faute, 
produisirent  un  prodigieux  effet.  Dieu,  se  disait-on,  ne  peut  laisser 
tant  de  mérites  sans  récompense,  et  celle  qui  fut  sur  la  terre  notre 
douce  et  vigilante  bienfaitrice,  n'a  pu  perdre  ce  titre  dans  les 
cieux...;  et  ils  accoururent  à  son  tombeau. 

Mme  de  Volvire  vécut  près  d'une  vingtaine  d'années  après  sa 
chère  enfant,  et  fut  témoin  de  son  triomphe.  Son  cœur  maternel  en 
fut  ému,  et,  aux  approches  de  ses  derniers  moments,  elle  demanda 
à  être  enterrée  près  de  sa  tombe.  Elle  eut  l'espérance  de  trouver  là 
quelque^hose  de  surnaturel ,  qui  élèverait  plus  facilement  son  âme 
vers  le  ciel;  —  ceux  qui  viendraient  invoquer  la  fille,  prieraient 
peut-être  pour  la  mère.  EnTin,  elle  donnerait  ainsi  une  dernière 
protestation  de  son  amour  et  de  sa  vénération,  que  le  public  pour- 
rait comprendre. 

Le  28  juillet  1713,  Anne  de  Cadillac,  ôgée  de  soixante -dix-sepl 
ans,  décédée  la  veille  au  château  du  Bois-de-la-Roche,  fut  donc 
enterrée  dans  la  première  place,  au-dessus  du  tombeau  d'Anne- 
Toussainte. 

Nous  avons  connu,  dans  notre  enfance,  une  personne  née  vers 
1735,  et  morte  vers  1830,  qui  avait  vu  les  contemporains  de  la 
sainte  demoiselle,  et  qui  racontait  avec  un  bonheur  ineffable  ses 
belles  vertus,  ses  nombreux  bienfaits,  le  jaillissement  de  la  fontaine 
miraculeuse,  le  concours  des  pèlerins  à  son  tombeau.  Son  récit 
était  une  magnifique  légende,  dont  elle  faisait  part  à  ses  petits- 
enfants. 


Digitized  by  VjOOQiC 


•  ANNE-TOUSSAINTE  DE    VOLVIRE.  353 

Nous  lisons  aussi  dans  le  manuscrit  de  ML  GuilloUn,  écrit  à  Con- 
coret  pendant  les  plus  mauvais  jours  de  la  Révolution  :  «  Le  tom- 
beau de  M»e  du  Bois-de-la-Roche  est  toujours  dans  l'église  de 
Néant,  et  honoré  par  l'affluence  des  pieux  fidèles.  » 

Ce  parfum  de  sainteté  et  de  protection  surnaturelle  n'a  rien 
perdu  avec  le  temps.  Chaque  année ,  des  milliers  de  fidèles  viennent 
encore  au  pieux  tombeau  accomplir  deé  promesses,  faites  au  milieu 
des  angoisses  de  la  vie,  rendre  leurs  actions  de  grâces  ou  implo- 
rer des  secours.  Il  est  beau  et  édifiant  de  voir  leur  recueillement 
dans  le  parcours  de  la  fontaine  au  tombeau ,  où  ils  présentent 
leurs  cierges  bénits,  dont  la  lumière  pure  semble  continuer  leurs 
prières,  même  après  leur  départ. 

Maintenant  il  resterait  une  question  à  éclaircir,  celle  des  faveurs 
accordées  par  la  divine  Providence  à  Tintercession  de  la  bienheu- 
ï'euse  demoiselle.  On  le  sait,  les  voies  de  la  grâce  et  des  bénédic- 
tions célestes  sont  ordinairement  mystérieuses  et  cachées.  Elles 
procèdent  avec  suavité  et  douceur,  sous  les  apparences  des  lois  de 
la  nature.  L'ordre  surnaturel  est  l'auxiliaire  de  l'ordre  naturel,  ses 
influences  sont  sans  secousses,  placides  et  sans  bruit.  Ainsi,  dans  la 
maladie,  le  médecin  prescrit  les  remèdes  et  les  applique.  Dieu  en 
dégage  le  principe  sanitaire  qui  guérit  ;  dans  les  grandes  tribula- 
tions de  Tàme,  Thomme  donne  des  consolations,  Dieu  les  fait 
prendre  et  les  rend  efficaces.  La  meilleure  de  toutes  les  prières 
semble  donc  être  celle  qui  consiste  à  dire  :  «  Mon  Dieu,  ayez  pitié 
de  mbi;  cependant  que  voire  sainte  volonté  soit  faite.  Fiatvobmtas 
tua,  y> 

Les  miracles  sont  une  dérogation  à  la  marche  habituelle  de  la 
vie  du  monde;  aussi  ils  sont  brusques,  imprévus,  étonnants.  Or, 
Dieu  ne  peut  aimer  ce  qui  trouble.  Non  in  commôtione  Dominus. 
Demandons-lui,  par  l'intercession  des  saints,  tous  les  bienfaits  dont 
nous  avons  besoin,  mais  dans  la  mesure  des  voies  ordinaires,  et 
nous  serons  écoutés  bien  plus  souvent  que  nous  ne  le  croirons. 

L'affluence  incessante  de  pieux  pèlerins  au  tombeau  de  M"e  de 
Volvire  nous  laisse  entendre  que  leurs  supplications  n'ont  pas  été 
vaines,  et  qu'ils  ont  éprouvé  qu'elle  était  puissante  auprès  du  Dieu 


Digitized  by  VjOOQiC 


354  ANNE-TOUSSAINTE  DE  VOLVIRE. 

miséricordieux.  La  coascieace,  le  cœur  et  la  parole  des  générations 
passées  et  présentes  ne  peuvent  laisser  de  doutps  pour,  le  chrétien;, 
qm  veut  bien  sentir  et  bien  comprendre. 

On  a  rapporté  des  secours  importants,  des  guérisons  extraordi- 
naires obtenues  par  son  intercession.  —  Nous  voulons  bien  les 
admettre;  cependant  ndus  dirons,  qu'une  chose  leur  manque ,  Taur 
thenticité  des  formes  régulières  et  canoniques.  Le  ju^eçnent  de  nç>s 
tribunaux,  civils  n'a  de  valeur  probante  que  par.  l'application  de^, 
procédures  légales;  les  jugements  de  l'Eglise  sont  eiicore  plus 
rigoureux;  le  bon  sens  public  est  très-exigeant  à  cet  égard,  et  il  a 
raison. 

Nous  ne  rapporterons  donc  aucun  des  faits  miraculeux  attribués 
à  l'intercession  de  M^i®  de  Vol  vire,  puisque,  jusqu'ici,  on  n'a  pas 
pris  toutes  les  précautions  voulues  pour  les  rendre  incontestables. 
Nous  le  regrettons,  car  nous  croyons  qu'il  y  en  a  eu  de  cette  nature. 
Du  reste.  Dieu  sait  marcher  sans  les  hommes,  et  la  confiance  dans 
la  protection  et  dans  la  puissance  de  la  sainte  fille  continuera, 
comme  par  le  passé ,  à  attirer  les  pieux  fidèles  à  son  tombeau. 

L'histoire  des  saints  prouve  que,  toujours  et  partout,  ce  fut  la 
foi  des  peuples  et  leur  vénération  pour  les  personnes  mortes  en 
odeur  de  sainteté,  qui  attirèrent  l'attention  de  l'Eglise  et  prévinrent 
ses  jugements.  Pendant  le  temps  d'épreuve ,  elle  regarde  et  de- 
meure attentive ,  bien  persuadée  que ,  si  le  doigt  de  Dieu  n'est  pas 
là,  tout  finira  bientôt.  S'il  se  glisse  des  abu^,  elle  les  réprime.  Or, 
voilé  bientôt  deux  cents  ans  que  M"«  du  Bois-de-la-Roche  subjt  cette 
épreuve  d'un  culte  particulier,  privé,  et  l'Eglise  ne  s'est  point  pro- 
noncée. Il  y  a  plus  :  elle  ne  se  prononcera  probablement  jamais,  car 
personne  ne  sera  en  mesure  de  remplir  toutes  les  formalités,  si 
prudentes  et  si  justes,  qu'elle  exige,  mêipe  pour  la  simple  béatifi- 
cation. 

Disons-le  en  finissant  :  les  qualifications  de  bienheureuse^  de 
sainte^  dont  nous  avons  pu  nous  servir,  tenaient  à  la  nature  de 
notre  récit.  Nous  n'avons  point  eu  la  pensée  de  devancer  le  juge- 
ment de  l'Eglise ,  nous  nous  soumettons  à  toutes  ses  lois. 

L'abbé  Piéderrié^e. 


Digitized  by  VjOOQiC 


DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS' 


LA   BARQUE* 

Garon,  Mercure,  Proudhon,  Le  Bœuf,  Marguerite  Bellanger, 
Tempereur  Guillaume,  le  prince  de  Bismark,  Rouher, 
Renan,  le  prince  de  HohenzoUem,  le  comte  de  Moltke, 
Garibaldi,  Victor  Hugo.  "^ 

CARON. 

Sachez  où  nous  en  sommes.  Ma  barque  est  petite,  usée;  elle  fait 
eau  presque  de  toutes  parts.  Pour  peu  qu'elle  penche  d'un  côjé, 
elle  chavirera.  C'est  qu'aussi  vous  arrivez  tous  ensemble  et  tous 
chargés  de  bagages  !  Oui,  si  vous  montez  avec  tous  ces  paquets,  je 
crains  fort  que  vous  n'ayez  à  vous  en  repentir,  surtout  ceux  d'entre 
vous  qui  ne  savent  point  nager. 

LES  MORTS. 

Comment  faire  ? 

CARON. 

je  vais  vous  le  dire  :  il  faut  monter  nus  et  laisser  sur  la  rive  ces 
fardeaux  inutiles;  à  peine  la  barque  vous  pourra -l-elle  recevoir  en 
cet  état.  Toi,  Mercure,  aie  soin  de  n'admettre  personne  qui  ne 
soit  entièrementnu  et  débarrassé,  comme  je  l'ai  dit,  de  son  bagage, 
même  le  plus  léger.  Debout,  au  pied  de  l'échelle,  examine-les 
bien  et  tiens  la  main  à  ce  que  les  choses  se  passent  régulièrement. 

MERCURE. 

Tu  as  raison,  et  nous  allons  suivre  cette  marche.  Quel  est  celui 

qui  se  présenta  le  premier? 

*  Voir  la  livraison  d'avril,  pp.  278-293. 

i  Voyez  Lucien,  Dialogue  des  Morts,  X:  Caron,  Mercure,  plusieurs  morts,  Ménippe, 
Charmoléus,  Lampichus,  Damasias,  un  philosophe,  un  orateur. 


Digitized  by  VjGOQiC 


356  DIALOGUES  DES  VIVANTS   ET  DES  MORTS. 

PROUDHON. 

Je  suis  Proudhon.  Tiens,  Mercure,  voici  mes  livres  et  mesar- 
licles  de  journaux  ;  voici  la  chevelure  du  citoyen  Félix  Pyat,  que  je 
lui  arrachai  un  jour,  dans  un  des  couloirs  de  l'Assemblée  consti- 
tuante ,  à  la  suite  d'une  discussion  un  peu  vive.  Voici  ma  besace  et 
mon  bâlon  de  houx,  dont  les  épaules  du  citoyen  Louis  Blanc  portent 
encore  la  marque.  Tu  peux  jeter  tout  cela  dans  le  lac.  Pour  ma 
Banque  du  peuple,  je  ne  l'ai  point  apportée,  et  j'ai  bien  fait. 

MERCURE. 

Monte,  Proudhon,  et  prends  la  première  place,  en  haut,  à  côté 
du  pilote,  pour  avoir  l'œil  sur  les  autres.  Et  afin  que  tu  puisses 
mieux  surveiller  ce  troupeau,  —  servum  pecus ,  comme  dit  mon 
ami  Horace,  —je,  t'autorise  à  garder  tes  lunettes.—  Quel  est  ce 
gros  homme  qui  s'avance  vers  nous  d'un  air  important  et  qui  semble 
ruminer  quelque  chose  de  profond  ? 

PROUDHON. 

Tu  ne  te  trompes  pas ,  Mercure,  c'est  bien  un  ruminant  :  c'est 
Le  Bœuf. 

LE   BŒUF. 

Major  général  de  l'armée  du  Bhin.  Voici  mon  portefeuille  de 
ministre  de  la  guerre  et  mon  bâton  de  maréchal  de  France. 

PROUDHON. 

Ah  !  Mercure,  si  j'avais  encore  mon  bâton  de  houx,  quelle  volée 
de  bois  vert  je  donnerais  à  cet  homme,  qui  ose  parler  de  son  bâton 
de  maréchal  ! 

MERCURE. 

Son  bâton  va  aller  rejoindre  le  tien  au  plus  profond  du  lac,  et 
aussi  ses  épaulettes  d'or  et  son  habit  brodé,  et  son  grand  ruban  de 
la  Légion  d'honneur  avec  sa  grande  croix.  (A  L^  J5œw/!.J  Allons, 
dépêchons.  Il  te  reste  encore  tes  bottes  molles  et  tes  bas  de  soie  : 
ôte-les  sur  le  champ.  C'est  bien ,  et  pour  le  coup  te  voWh  prêt. 
Monte  donc  dans  la  barque,  et  souviens-toi,  lorsque  tu  seras  sur 
l'autre  rive,  de  îie  jamais  t'approcher  du  groupe  où  Soult  et  Mas- 
séna,  Macdonald  et  Davoust,  Lannes  et  Gouvion  Saint-Cyr  devisent 


Digitized  by  LjOOQ iC  ' 


DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS.  357 

entre  eux  des  choses  de  la  guerre ,  car  si  lu  l'avisais  de  les  vouloir 
fréquenler,  lu  pourrais  bien  recevoir,  mon  pauvre  Le  Bœuf,  le  coup 
de  pied  de  Lannes.  Si  lu  m'en  crois ,  lu  prendras  tes  quartiers  dans 
celte  prairie  dont  parle  quelque  part  Sénèque,  et  où  chaque  animal 
trouve  ce  qui  lui  est  propre  :  Canis  leporem,  Ciconia  lacertam,  Bos 
herbam.  —  Mais  qui  va  là  ? 

MARGUERITE    BELLANGER. 

Marguerite  Bellanger,  comtesse  dé  Montretoul. 

CARON. 

Morguienneî  celte  Marguerile-là  est  tout  à  fait  jolie,  et  il  ne  me 
déplairait  pas  de  lui  conter  fleurette. 

MERCURE. 

Mon  pauvre  Caron,  la  saison  d'effeuiller  les  margueriles  est  pas- 
sée pour  loi  comme  pour  moi.  Ne  crains-tu  pas  que  cette  belle  fille 
ne  réponde  à  tes  soupirs  par  ce  couplet  de  Béranger,  le  poète  favori 
de  son  seigneur  et  maître  : 

Je  n'  suis  qu'un'  bouqu'lière  et  j'  n'ai  rien, 

Mais  d'  vos  soupirs  je  m' lasse, 
Monsieur  Y  croqu'-mort,  car  il  faut  bien 

Vous  dir'  vol'  nom-z-en  face. 

CARON,  piqué. 
Mercure ,  je  la  trouve  mauvaise. 

MERCURE,  à  Marguerite  Bellanger. 

Allons,  ma  toute  belle,  qu'atlends-tu?  Jette  à  l'eau  ta  rivière  de 
diamants!  Jette  ta  ceinture  dorée,  avec  sa  devise  parlante  :  Marga- 
rtïas  awjfe  porco5.  Donne-moi  les  lettres  que  t'a  écrites  l'empereur 
Napoléon,  ton  cher  seigneur  *  ;  je  les  ferai  lire  à  Jupiter;  ça  l'amu- 
sera. 

Il  prend  un  paquet  de  lettres,  entouré  d'une  faveur  rose,  que  lui  remet 
Marguerite  Bellanger  et  qu'il  serre  dans  la  coiffe  de  sonpétase, 

Lai\-se-là  ta  beaulé,  les  lèvres  roses  et  tes  yeux  bleus,  la 
chevelure  rousse  et  les  noirs  sourcils,  l'incarnat  de  tes  joues  et 
toute  la  peau.  A  la  bonne  heure  !  le  voilà  leste  !  monte  à  présent. 

*  Voyez  dans  les  Papiers  et  Correspomlance  de  la  famille  impériale,  ï.  pages  56  et 
suiv.,  les  lettres  de  M"*  Marguerite  Bellanger. 


Digitized  by  VjOOQiC 


358  DIAt40GiJ«S  DES  VIVAHïS^^f/r  |>ES  fim^. 

—  Et  cehiUci,  avec  son  air. branche i  $0n  diadème  et  son  çcepire? 
Qui  es-tu? 

GUILLAUME. 

Guillaume,  empereur  d'Allemagne. 

MERCURE.  . 

Et  pourquoi,  Guillaume,  tout  cet  attirail? 

j&UILLÂKME. 

Comment!  fallaitril  donc,  Mercure,  qi^'un  ;69)perejur  vtot  ici 
tout  nu  ? 

MERCURE. 

Un  empereur,  non,  mais  un  mort!  Dépose-moi  tout  cela. 

GUILLAUME. 

Hé  bien  !  voilà  par  terre  les  cinq  milliards  que  j'ai  pris  à  la 
France. 

MERCURE. 

Jette  aussi  par  terre  ton  orgueil,  Guillaume,  ton  dédain  de  la 
justice  et  ton  mépris  de  l'humanité  :  ils  chargeraient  trop  la  barque, 
s'ils  y  montaient  avec  toi. 

GUILLAUME. 

Mais  laisse-moi  au  moins  mon  sceptre  et  ma  couronne! 

MERCURE. 

Non  pas  ;  il  faut  les  abandonner  aussi. 

GUILLAUME. 

Et  maintenant?  tu  le  vois,  j'ai  tout  quitté. 

MERCURE. 

El  ta  cruauté  j  et  ton  insolence,  et  ^hypocrisie  béate  qui  te  dic- 
tait, le  soir  des  plus  sanglantes  batailles,  au  lendemain  des  bom- 
bardements les  plus  impitoyables,  ces  invocations  bouffonnes  à  la 
miséricorde  et  à  la  paix,  et  ton  caporalisme,  et  ton  ivrognerie, 
défais-toi  encore  de  tout  cela. 

GUILLAUME. 

Es-tu  content?  me  voilà  nu. 

MERCURE. 

Tu  peux  monter.  —  Et  toi ,  qui  parais  si  pressé  de  le  suivre,  qui 
es-tu  donc? 


Digitized  by  VjOOQiC 


DIALOGUES  DES  VIVANTS  Et  DES  MORTS.         3&^ 

VON  BISMARK j  en  uniforme  de' cuirassier. 

Je  suis  le  prince  de  Bismark.  J^àccompagne  partout  l'empereur 

mon  tnaître.  S'il  ne  m'avait  pas  auprès  de  lui ,  il  serait  incapable  de 

se  tirer  d'afifaire. 

CARON,  à  Mercure. 

Laisse-le  approcher,  afin  que  je  puisse  le  voir  tout  à  mon  aise, 

ce  fameux  Bismark,  qui  a  bouleversé  l'Europe,  renversé  et  créé 

des  empires,  et  qui,  depuis  moins  de  huit  mois,  nous  a  envoyé  ici 

plus  de  trois  cent  mille  hommes.  (Mercure  fait  avancer  M.  de  Bis^ 

mark.)  Ne  le  perds  pas  de  vue  une  seule  minute  ;  j'ai  peur  qu'il  ne 

nous  trompe  et  ne  parvienne  à  passer  quelque  chose  en  fraude.  Il  a 

plus  d'un  tour  dans  sa  gibecière,  et,  pour  découvrir  toutes  ses 

ruses,  les  lunettes  de  notre  ami  Proudhon  ne  suffiront  peut-être 

pas  :  il  nous  faudrait  les  cent  yeux  d'Argus  ou  la  vue  perçante  de 

Lyncée. 

MERCURE. 

Sois  tranquille,  Caron.  (A  M.  de  Bismark.)  Commence  par  dé- 
pouiller ton  titre  de  prince  et  celui  de  grand  chancelier  de  l'empire 
d'Allemagne.  Bon.  Dépose  maintenant  le  titre  de  rente  d'un  million 
de  Ihalers  voté  par  le  Reischtag  pour  récompenser  les  services. 
Eh!  el^!  ce  titre-là  vaut  bien  les  deux  autres.  Quitte  ta  passion  pour 
le  pouvoir,  tes  triomphes  diplomatiques,  la  plume  avec  laquelle  tu 
as  signé  les  préliminaires  de  paix  de  Nicholsburg  et  ceux  de  Ver- 
sailles; ne  parle  pas  des  inscriptions  gravées  sur  tes  statues,  ni  du 
monument  que  tes  concitoyens  ont  érigé  en  ton  honneur  :  tous  ces 
souvenirs  sont  trop  pesants. 

VON  BISMARK. 

Puisqu'il  le  faut,  je  m'y  résigne.  Je  te  demande,  Mercure,  de 
conserver  seulement  deux  choses. 

MERCURE. 

Et  lesquelles? 

VON  BISMARK. 

Mou  uniforme  et  mon  casque  de  cuirassier. 

MERCURE.  *" 

J'en  suis  désolé,  mon  prince,  mais  cela  ne  se  peut  pas. 

(JJf.  de  Bismark  ôte  son  uniforme  et  son  casque.) 


Digitized  by  VjOOQiC 


360         DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS. 

A  la  bonne  heure.  Voilà  comme  il  faut  êlre. 

PROUDHON. 

Il  porte  encore  sous  Taisselle  quelque  chose  de  fort  lourd. 

MERCURE. 

Qu'est-ce  donc,  Proudhon? 

PROUDHON. 

La  fourberie ,  Mercure  ,  qui  lui  a  été  Irès-ulile  pendant  sa  vie. 

(M.  de  Bismark  gravit  les  degrés  de  l'échelle.  Le  prince  Charles  de 
Hohenzollern  qui,  pendant  le  dialogue  entre  Mercure  et  M.  de  Bismark, 
a  ôté  son  uniforme  et  ses  décorations,  son  casque  et  ses  boites,  se  pré- 
sente pour  passer.) 

MERCURE,  le  regardant  avec  admiration. 
Quel  gaillard!  Blond,  épais  et  charnu,  un  véritable  Hercule  du 
Nord;  sans  doule  un  de  ces  honnêtes  géants  qui  vident  beaucoup 
de   chopes,  donnent  et  reçoivent  de  bons  coups   de  pointe   et 
meurent  sans  avoir  fait  parler  d'eux.  Ton  nom? 

LE  PRINCE  DE  HOHENZOLLERN. 

Charles  de  Hohenzollern. 

MERCURE. 

Diable  !  Je  me  trompais  terriblement.  Cet  Hercule  est  justement 
l'allumette  qui  a  mis  le  feu  à  l'Europe.  Vienne  un  second  Homère 
ou  un  nouvel  OfTenbach,  et  ce  gros  joufHu,  cause  innocente  du 
siège  de  Paris,  ne  sera  pas  moins  fameux  que  la  belle  Hélène, 
cause  moins  innocente  du  siège  de  Troie. 

LE  PRINCE  DE  HOHENZOLLERN. 

Mercure,  laisse-moi  passer;  lu  le  vois,  je  suis  nu;  je  n'ai  abso- 
lument rien  gardé,  pas  même  mon  beau  fourneau  de  porcelaine  : 
j'ai  cassé  ma  pipe. 

MERCURE. 

C'est  à  merveille,  mon  ami;  mais  que  faisons-nous  de  ces  chairs 
opulentes?  Quitte-les  vite. 

LE  PRINCE  DE  HOHENZOLLERN. 

C'est  fait,  et  je  ne  pèse  pas  plus  que  les  autres  morts. 


Digitized  by  VjOOQiC 


DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS.  361 

MERCURE. 

•Monle  donc,  el  n'oublie  pas,  une  fois  aux  Champs-Elysées,  4e 
le  faire  présenter  à  la  belle  Hélène.  Vous  rapprocherez  l'un  de 
Taulre  vos  deux  sièges  ;  vous  comparerez  ensemble  Agamcmnon  el 
Guillaume,  Ulysse  et  Bismark,  Thersite  et  Blanqui,  le  brave  Trochu  ^ 
et  le  pieux  Enée,  pins  jEneas. —  Ah!  ah!  que  veux-tu,  toi  qui 
caches,  sous  une  couronne  de  lauriers  verts,  ton  front  jauni  par 
l'âge  ?  Pourquoi  portes-tu  cette  couronne?  "^ 

LE  COMTE  DE  MOLTKE. 

J'ai  battu  la  France  et  l'Autriche,  et  ma  patrie  reconnaissante 
m'a  donné  cette  récompense.  Je  suis  le  comte  de  Moltke.  J'ai  défait 
l'Autriche  en  six  semaines  et  la  France  en  six  mois.  Dans  cette  der- 
nière campagne,  mes  troupes  ont  livré,  en  180  jours,  150  engage- 
ments victorieux  et  gagné  16  grandes  batailles.  Elle  ont  pris  120 
drapeaux ,  7,000  canons,  26  forteresses,  500,000  soldats,  12,000 
officiers,  300  généraux  ,  4  maréchaux,  sans  parler  d'un  empereur. 

MERCURE. 

Le  fait  est  qu'il  vaut  mieux  n'en  parler  point. 

LE  COMTE  DE  MOLTKE. 

J'ai  ajouté  à  mon  pays  un  royaume,  six  duchés  et  trois  pro- 
vinces. 

MERCURE. 

Ce  sont  là,  certes,  de  brillants  états  de  service,  mais  qui,  j'en  ai 
peur,  ne  te  seront  pas  ici  d'un  grand  secours.  Te  voilà  vaincu  à  ton 
tour  ;  arrache  ta  couronne  et  rends-moi  ton  épée  :  la  paix  règne  aux 
Enfers  et  les  armes  y  sont  inutiles.  —  Mais  qui  est  cet  autre ,  avec 
son  grand  sabre,  son  feutre  gris  et  sa  chemise  rouge? 

PROUDHON. 

C'est  un  général,  Mercure,  ou  plutôt  un  charlatan.  Mets-le, à  nu, 
et  tu  verras,  cachées  sous  cette  chemise  rouge,  bien  des  choses 
risibles.  C'est  Garibaldi. 

MERCURE. 

Allons,  quitte  d'abord  ce  grotesque  accoutrement,  et  puis  après 
tout  le  reste.  Par  Jupiter!  qu'il  a  donc  sur  lui  de  forfanterie!  Que 

TOME  XXIX  (IX  DE  LA  3e  SÉRIE).  24 


Digitized  by  VjOOQiC 


362         DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS. 

d'ignorance,  de  sotie  vanilé,  de  blasphèmes  misérables!  Laisse-là 
aussi  ta  fausse  bonhomie,  tes  bulletins  menteurs  et  les  lettres  riiK- 
cules!  Si  tu  montais  dans  la  barque  avec  tout  ce  bagage,  elle  cou- 
lerait aussitôt  ;  ce  ne  serait  pas  trop  d'un  vaisseau  de  cinquante 
rameurs  pour  le  recevoir. 

GARIBALDI. 

Je  vais  m'en  défaire,  puisque  tu  le  veux. 

PROUDHON. 

Fais-lui  donc  ôter  aussi,  Mercure,  ce  fil  qui  sort  de  dessous  son 
manteau  et  traîne  derrière  ses  talons. 

Mercure. 

Je  ne  l'avais  pas  vu.  {A  Garibaldi.)  Ole-moi  cela. 

PROUDHON. 

C'est  le  fil  dont  se  servait  le  comte  de  Cavour  pour  mettre  celte 
marionnette  en  mouvement  et  lui  faire  jouer  un  rôle  dans  la  comé- 
die dont  il  était  l'auteur.  L'habile  imprésario  lirait  la  ficelle  et  Po- 
lichinelle battait  le  Barigel.  Mais  depuis  que  Cavour  est  mort,  le 
pauvre  Polichinelle  n'a  plus^su  que  se  faire  battre  par  le  commis- 
saire. 

MERCURE,  pendant  que  Garibaldi  gravit  les  degrés  de  V échelle. 
Adieu,  seigneur;  adieu,  seigneur  Polichinelle. 

piiOUDHON.,  {Il  essuie  ses  lunettes,  les  remet,  et  montrant  du  doigt 
.  un  nouvel  arrivant.) 

Mercure ,  je  te  présente  un  docte  et  un  sage,  un  membre  de 
l'Académie  des  Inscriptions  et  belles-lettres  et  de  l'Académie  des 
Sciences  morales  et  politiques,  Ernest  Renan. 

MERCURE. 

Pressons-nous,  maître  Renan,  l'heure  s'avance.  Remels-mof  les 
soixante  mille  francs  que  tu  as  reçus  de  Napoléon  pour  préparer  la 
Vie  de  Jésus  et  collaborer  à  sa  Vie  de  César.  Dépose  les  quatre- 
vingt  mille  francs  que  Michel  Lévy  t'a  comptés  pour  avoir  donné  à 
Jésus  le  baiser  de  Judas. 


Digitized  by  VjOOQiC 


DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS.         363 

PROUDHON,  riant. 
Eh  !  eh  1  Judas  n^avaît  reçu  que  trente  deniers  ;  Renan  a  reçu 
quatre-vingt  mille  francs.  Que  Ton  ose  encore  nier  le  progrès  ! 

MERCURE. 

Ote  maintenant  ta  redingote  à  la  propriétaire  et  ce  gilet  de  des- 
sous qui  ressemble  à  la  moitié  d'une  de  tes  vieilles  soutanes. 

ERNEST  RENAN. 

Allons,  me  voilà  nu. 

PROUDHON. 

Eh  !  oui ,  mon  ami ,  nu  comme  un  Papou  *. 

MERCURE. 

Il  ne  te  reste  plus  qu'à  te  débarrasser  de  tes  il  semble^  de  tes 
il  parait  y  de  tes  il  se  pourrait  ^  de  te^  qui  sait. . . 

'  PROUDHON. 

Secoue  bien  ses  cheveux  longs,  gras  et  collés  aux  tempes;  ils 
cachent,  j'en  suis  sûr,  deux  ou  trois  cents  peut-être. 

MERCURE. 

Prends  l'échelle.  Tu  pleures  ?  Je  croyais  que  tu  étais  un  philo- 
sophe ? 

ERNEST  RENAN. 

Je  pleure,  hélas  !  sur  ce  pauvre  Jésus,  a  Ses  souffrances  ne  sont- 
elles  pas  pour  attendrir  les  meilleurs  cœurs  ?  Sa  légende  n'est- 
elle  pas  pour  provoquer  des  plus  beaux  yeux  des  larmes  sans 
fin  M» 

PROUDHON. 

Il  ment;  c'est  autre  chose  qui  le  chagrine. 

MERCURE. 

Quoi  donc? 

PROUDHON. 

Il  ne  fera  plus  de  soupers  fins  au  Palais-Royal  avec  son  ami  le 

*  «  Je  ne  vois  pas  de  raison  pour  qu'un  Papou  soit  immorlel.  »  E.  Renan,  Revue 
des  DviiJC  Mondes,  janvier  1860,  p.  378. 
2  Vie  de  Jésus ,  p.  259. 


Digitized  by  VjOOQiC 


364         DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS. 

prince  Napoléon  '  ;  il  n'assistera  plus  aux  médianoches  de  la  prin- 
cesse Malhilde,  dans  soa  petit  hôtel  de  la  rue  de  Courcelles;  il  ne  . 
s'asseoira  plus,  avec  Sainte-Beuve,  aux  dîners  du  vendredi  :  c'est  là 
ce  qui  le  désole. 

MERCURE. 

A  un  autre.  En  voici  un  qui  ne  pleure  pas  et  qui  m'a  l'air  d'un 
bon  vivant. 

PROUDHON. 

C'est  Rouher,  le  Démoslhènes  de  Saint-Flour. 

MERCURE. 

Eh  bien  !  l'orateur,  quitle-nous  cet  immense  fleuve  de  paroles, 
antithèses,  périodes,  exclamations,  solécismes,  barbarismes,  et 
tout  ce  qui  donne  du  poids  au  discours. 

EUGÈNE  ROUHER. 

Tiens,  je  ne  les  ai  plus. 

MERCUREk 

Dépose  aussi  ton  titre  de  vice-empereur,  ta  mèche  et  ta  calotte  de 
velours. 

'     PROUDHON. 

0  Rouher,  un  conseil.  Bismark  est  ici.  <}u'il  ne  te  voie  pas  arriver 
avec  ta  théorie  des  trois  tronçons,  cela  le  ferait  trop  rire. 

CARON. 

Veille  bien ,  Mercure,  à  ce  qu'il  n'emporte  pas  avec  lui  sa  fameuse 
phrase  :  Il  n'y  a  pas  eu  une  seule  faute  de  commise.  Il  n'en  faudrait 
pas  davantage  pour  faire  couler  ma  barque  au  fond  du  fleuve. 

VICTOR  HUGO. 

Qu'importe  que  Rouher  sur  le  Pont-Neuf  se  carré  ! 
PROUDHON ,  se  retournant. 
Tiens,  un  vers  des  Châtiments!  Mais  c'est  Hugo  en  personne, 
plus  sombre  et  plus  majestueux  que  jamais.  Il  a  pris  son  air  des 
grands  jours. 

MERCURE. 

Il  dit  des  vers,  écoutons-le. 

*  Voy.  Papiers  et  correspondance  de  la  famiUe  impériale,  1. 179. 


Digitized  by  VjOOQ  IC 


DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS.  365 

VICTOR  HUGO. 

Vainement  le  penseur,  dans  ses  essors  funèbres, 
Heurte  son  âme  d'ombre  au  plafond  de  ténèbres  ; 

Il  tombe ,  il  meurt,  son  temps  est  court, 
Et  nous  n'entendons  rien  dans  la  nuit  qu'il  nous  lègue 
Que  ce  que  dit  tout  bas  la  création  bègue 
A  l'ombre  du  tombeau  sourd. 

Le  pied  sent  dans  la  nuit  le  dos  mou  du  cloporte. . . 

MERCURE. 

Mon  vieux ,  ton  vers  est  beau  ; 
Mais  il  est,  entre  nous,  triste  comme  la  porte 
De  l'humide  tombeau. 

VICTOR  HUGO. 

Depuis  quatre  mille  ans  que,  courbé  sous  la  haine, 
Perçant  sa  tombe  avec  les  débris  de  sa  chaîne , 

Fouillant  le  bas,  creusant  le  haut. 
Il  cherche  à  s'évader  à  travers  la  nature. 
L'esprit-forçat  n'a  pas  encor  fait  d'ouverture 

A  la  voûte  du  ciel-cachot. 

MERCURE. 

Que  nous  chantes-tu  là  ? 

VICTOR  HUGO. 

Ce  que,  dans  la  nuit  sombre, 
M'a  dit  la  bouche  d'ombre  *. 
(Il  passe  la  main  sur  son  front,  rejette  ses  cheveux  en  arrière  et  continue.) 

I  L'horreur  emplit  cet  antre,  infâme  vision  : 
Toute  l'impureté  de  la  création 
Tombe  et  vient  échouer  sur  cette  sombre  rive. 
Au  fond,  on  entrevoit,  dans  une  ombre  où  tf arrive 
Pas  un  reflet  de  jour,  pas  un  souffle  de  vent. 
Quelque  chose  d'affreux  qui  fut  jadis  vivant  : 
Des  mâchoires,  des  yeux,  des  ventres,  des  entrailles, 
Des  carcasses  qui  font  des  taches  aux  murailles  ; 
Tout  est  fétide ,  abject ,  plein  de  boue  et  de  sang. . . 

CARON,  à  Victor  Hugo. 
Sais-tu  que  tu  n'es  pas  follement  amusant  ? 
*  Contemplations  y  II,  p.  347  et  suivantes. 


Digitized  by  VjOOQiC 


366  DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS. 

A  Mercure» 
Mercure,  c'est  à  toi  que  nous  devons  la  lyre, 
Et  de  cet  instrument  je  ne  veux  pas  médire; 
Je  ne  saurais  pourtant  laisser  ce  malheureux 
En  abuser  ainsi  pendant  une  heure  ou  deux. 
Nous  n'avons  point ,  ce  soir,  beaucoup  de  temps  à  perdre , 
Et....  (7/  s'arrête  et  se  gratte  le  front  ) 

MERCURE,  riant. 

Tu  ne  trouves  pas,  Caron,  de  rime  en  erdre. 
Sur  ce  terrain ,  crois-moi ,  ne  combats  point  Victor 
Hugo  ;  rappelle-toi  le  dicton  :  Ne  sutoV 
Ultra  crepidam, 

CARON,  d'un  ton  bourru.  ' 

Soit.  Tu  vois  que  la  nuit  tombe 
Et  que,  sans  plus  ouïr  tous  ces  vers  d'outre-tombe. 
Besoin  est  d'en  finir  et  de  le  mettre  à  nu , 
Ainsi  que  tu  ferais  avec  un  inconnu. 

MERCURE. 

C'est  juste,  Caron.  (A  Victor  Hugo.)Yiens,  et  tout  d'abord  dépose, 

Avec  ton  képi  neuf,  ton  amour  pour  la  pose. 

Laisse  ta  carmagnole  et  ton  habit  de  Pair, 

Tous  tes  discours,  cotés  bien  au-dessous  du  pair. 

Tes  hymnes  et  tes  chants  pour  le  premier  Empire  *, 

Tes  lettres  sur  le  Rhin  et  ton  William  Shakspeare. 

Jette  à  l'eau  tes  héros  de  roman,  depuis  Han 

Dislande,  proférant  son  formidable  han. 

Depuis  Claude  FroUo ,  la  Sachette ,  Fantine , 

Ësmeralda,  Cosette  et  sa  grâce  enfantine. 

Jusqu'à  Javert,  mouchard  sublime,  Claude  Gueux, 

Et  le  forçat  Valjean,  cet  admirable  gueux. 

Jett«  à  l'eau  Hlaquesous,  Gavroche,  Bigrenailie 

Et  Monsieur  Thénardier.... 

PROUDHON. 

Une  fjère  canaille  ! 

*  Car  j'ai  ma  mission  !  car,  armé  d'une  lyre. 
Plein  d^hymnes  irrités  ardents  à  s'épancher. 
Je  garde  le  trésor  des  gloires  de  TErapire; 
Je  n'ai  jamais  souffert  qu'on  osât  y  loucher! 

Victor  Hugo,  Les  Bayons  et  les  Ombres. 


Digitized  by  VjOOQiC 


DULOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS.  367 

MERCURE. 

A  Teau  Carmagnolet,  Babet  et  Gueulemer, 
La  pieuvre  et  Gilliat,  Travailleurs  de  la  mer/ 
A  l'eau  VHomme  qui  rit... 

PROUDHON. 

Lu  par  rhomme  qui  bâille  ! 
Ma  foi ,  faisons  aussi  des  vers ,  vaille  que  vaille  ; 
Rimons  à  notre  tour  et  divertissons-nous  : 
On  apprend  à  hurler,  dit  l'autre,  avec  les  loups. 

MERCURE. 

A  ce  jeu-là ,  Proudhon ,  il  ne  faut  pas  qu'on  triche , 
Et  si  tu  veux  rimer,  que  ta  rime  soit  riche. 

PROUDHON. 

Ty  ferai  de  mon  mieux. 

CARON. 

Quand  aurez-vous  fini? 

MERCURE. 

Un  peu  de  patience.  (A  Victor  Hugo.)  A  l'eau  ton  Hernani, 
Donq  Sol,  et  Lucrèce  et  Marion  Delorme.... 

PROUDHON,  riant,  à  Mercure. 
Prends  pilié  de  Caron ,  qui  nous  attend  sous  l'orme. 

MERCURE. 

Jette  à  l'eau  Triboulet,  Gennaro,  Frédéric 
Barberousse ,  Ruy  Blas... 

PROUDHON. 

As-tu  vu  Frédéric 
Dans  Ruy  Blas?  Il  était  superbe  dans  ce  rôle. 

CARON. 

Palsambleu,  messeigneurs ,  trouvez-vous  cela  drôle? 
MERCURE,  continuant. 

Jette  avec  don  César,  plus  délabré  que  Job  *, 
Les  Burgraves  du  Rhin,  Magnus  et  le  duc  Job. 

*  (*liis  délabré  qae  Job  et  plus  fier  que  Bragancc... 

Ruy  BlaSt  acte  i ,  scène  H. 


Digitized  by  VjOOQiC 


368  DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DFS  MORTS. 

PROUDHON. 

Rhadaiïiante ,  Minos,  Eaque,  — -  autres  burgraves,— 
Devraient  le  condamner,  pour  tant  de  méfaits  graves, 
A  lire  jusqu'au  bout  le  duc  Job,  que  Laya , 
•  Au  Théâtre-Français ,  en  prose  délaya. 

VICTOR  HUGO. 

Ah  !  jamais  ! 

MERCURE. 

Calme-toi.  Laisse  encore,  et  pour  cause, 
Tes  Contemplations  et  ta  métempsycose  *, 
Et  ces  folles  Chansons  qu'Eros  vieux  et  poussif 
Te  dicta. 

PROUDHON. 

Le  poète  est  un  moineau  lascif  : 
C'est  Veuillot  qui  Ta  dit. 

MERCURE. 

Je  garde,  pour  les  lire, 
Tes  Odes,  qu'envieraient  les  maîtres  de  la  lyre. 
Je  garde  aussi  ces  vers  au  soufQe  pur,  ardent , 
Immortel  pilori  de  l'Homme  de  Sedan 
Qui  frissonne,  courbé  comme  une  touffe  d'herbes. 
Lorsque  passent  sur  lui  tes  Châtiments  superbes. 
—  Allons,  adieu. 

An  moment  ou  Victor  Hugo  va  mettre  le  pied  dans  la  barque,  Caron^ 
l'arrête  et  lui  dit: 

Qu'as- tu  dans  la  main? 

VICTOR  HUGO. 

Mon  mouchoir. 

PROUDHON. 

Un  torchon  radieux  f 

MERCURE. 

Ami,  laisse-le  choir 
Et  monte. 

CARON. 

Enfin  !  levons  l'ancre. 

La  barque  s^éloigne, 

»  Voyez  dans  les  Contemplations  ,  tome  II ,  Pleurs  dans  la  nuit,  et  Ce  que  dU  la 
Bouche  d'Ombre, 


Digitized  by  VjOOQiC 


DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS.         369 

MERCURE ,  resté  sur  le  rivage. 

Une  molle  brise 
De  la  nef  qui  s'éloigne  enfle  la  voile  grisé, 
El  la  barque  sans  bruit  glisse  sur  le  flot  noir. 

(Agitant  le  mouchoir  de  Victor  Hugo,  qu'il  a  ramassé,) 
Sans  rancune,  Garon,  et  vous,  amis,  bonsoir! 

(hi  entend  des  cris  aigus  poussés  par  Marguerite  Bellanger  et  que 
domine  bientôt  la  voix  de  Proudhon,  assis  auprès  du  gouvernail  et 
chantant  : 

Taisez-vous  donc ,  Margot  la  belle , 

Et  ne  jetez  pas  les  hauts  cris  : 

L'Enfer  ne  vaut-il  pas  Paris? 

Elle  pleure,  supplie,  appelle. 

Malgré  âa  plainte  et  ses  clameurs, 

On  remporta  dans  la  tartane.... 

Dans  la  galère  capitane , 

Nous  étions  quatre-vingts  rameurs. 

Edmond  Biré. 


Digitized  by  VjOOQiC 


POÉSFE 


A  M.  VICTOR  DE  LAPRADE 

MEMBRE    DE    L'ACADÉMIE    FRANÇAISE 
DÉPUTÉ  DU  RHONE 


Chante  an  Lois,  rossignol,  puisque  ton  cœur  est  gai  : 
Le  mien  n'est  pas  de  même,  il  est  bien  affligé. 

Bauadb  bretonne. 


Le  lilleul  renaissant,  penché  sur  les  statues, 
Offre  un  voile  pudique  aux  déités  trop  nues; 
Lorsque  tu  pourras  fuir  Ion  fauteuil  et  ton  feu, 
Viens  du  retour  de  mai  te  réjouir  un  peu  : 
La  muse  au  profil  grec  rit  sous  les  feuilles  vertes  ;     " 
Du  bosquet  d'Apollon  les  portes  sont  ouvertes. 

Vers  l'heure  souhaitée  où  commence  le  soir, 
Quand  Grévy,  fatigué  de  luttes  sans  espoir 
Et  d'efforts  surhumains  pour  imposer  silence , 
Fait  taire  sa  sonnette  et  lève  la  séance. 
Si  tu  veux  dissiper  les  brouillards  de  l'ennui 
Qu'un  prolixe  orateur  exhale  autour  de  lui. 

Parlons  tous  deux du  parc  admirons  les  merveilles, 

Ses  fleuves  endormis  sur  les  dalles  vermeilles , 


Digitized  by  VjOOQiC 


A  M.  VICTOR  DE  LAPRADE.  371 

Ses  nymphes,  ses  poissons,  courtisans  qu'autrefois 
Nourrissaient  de  leurs  mains  les  reines  et  les  rois. 

Plus  loin  que  les  rangs  d'ifs  aux  vertes  pyramides. 

Que  les  urnes  de  marbre  et  les  bassins  limpides. 

Que  les  rameaux  tremblants  des  lilas  printaniers 

El  les  dômes  touffus  des  larges  marronniers 

Qui,  dans  nos  jours  de  deuil,  comme  en  nos  jours  de  fête, 

Font  mollement  pleuvoir  des  fleurs  sur  notre  tête. 

Au  milieu  des  taillis,  je  sais  un  lieu  charmant... 

Là,  peuvent  méditer  le  poète  et  l'amant, 

Près  d'un  géant  affreux,  aussi  noir  qu'un  esclave, 

A  moitié  recouvert  par  un  monceau  de  lave. 

Là ,  je  passe  à  l'écart  mes  instants  les  plus  doux. 

Car  les  hôtes  des  bois  s'y  donnent  rendez-vous. 

Voudraient-ils  s'efforcer,  en  jasant  près  de  l'onde. 

D'apaiser  du  géant  la  souffrance  profonde^ 

De  rendre  le  sourire  à  ses  traits  contractés. 

Ou  l'insuUeraient-ils  par  leurs  cris  effrontés? 

Je  ne  sais...  Mais  je  vois  le  linot,  la  fauvette. 

L'effleurer  en  passant  de  leur  aile  indiscrète; 

Voici  le  merle  agile  aux  sifflements  joyeux. 

Le  ramier,  tendre  époux,  qui,  bleu  comme  les  cieux. 

Charme,  sous  les  rameaux  d'un  chêne  séculaire. 

Sa  compagne  assidue  à  ses  devoirs  de  mère; 

Le  geai  babillard  passe,  et  le  bouvreuil  actif. 

En  revoyant  son  nid,  jette  un^^oupir  plaintif... 

Bientôt  se  détachant  de  ce  bruyant  ramage, 
Quel  son  mélodieux  grandit  sous  le  feuillage? 
D'un  cytise  odorant  aux  mille  grappes  d*or 
Descend,  comme  un  parfum,  l'harmonieux  trésor; 
Sous  un  double  réseau  de  musique  et  d'ivresse, 
Mon  cœur  captif  bénit  la  voix  qui  lé  caresse, 
Et  palpite  en  songeant  au  vieux  refrain  de  mai  : 
Chante  au  baiSy  rossignol,  puisque  ton  cœur  est  gai! 


Digitized  by  Vj005  iC 


372  A  M.  VICTOR  DE  UPRADE. 

Le  mien  n'est  pas  de  même...  Et,  de  ce  vert  feuillage, 
Tii  peux  voir  ma  tristesse  aux  traits  de  mon  visage. 
Chante  au  bois,  rossignol;  de  ton  splendide  écrin, 
Épanche,  épanche  encor  sur  mon  esprit  chagrin 
Tout  Téblouissement  de  tes  perles  magiques. 
Remplis  mon  front  calmé  de  rêves  extatiques , 
Noie  en  tes  purs  accords  un  cruel  souvenir. 
Enchante  le  présent  et  dore  l'avenir. 
Chante  au  bois ,  rossignol...,  quand  Thomme  déraisonne, 
Quand  la  guerre  triomphe  et  que  le  canon  tonne. 
Toi,  tu  sais  profiter  des  plaisirs  du  printemps, 
Du  souffle  créateur  qui  rend  la  sève  aux  champs, 
La  verdure  au  vallon,  le  mystère  au  bois  sombre  ; 

Tu  jouis  des  parfums ,  du  zéphyr  et  de  l'ombre 

Chante  au  bois,  rossignol,  de  toi  je  suis  jaloux  : 
Sage  au  gosier  divin,  que  les  hommes  sont  fous! 
Si  le  ciel  au  bonheur,  à  la  paix  les  engage, 
La  haine  est  dans  leur  sein ,  la  mort  dans  leur  langage  ; 
Le  sang,  comme  l'ennui,  coule  de  leurs  discours  ; 
L'éclair  de  leurs  obus  change  leurs  nuits  en  jours. 
Lorsque  je  viens  ici,  caressé  par  la  brise. 
Sous  le  frais  chèvrefeuille  ou  l'odorant  cytise, 
Aspirer  les  accents,  tendre  consolateur, 
Eux,  là-bas,  attelés  au  joug  de  la  terreur, 
Blasphèment,  écoutant,  pour  toutes  sérénades, 
Le  concert  des  canons  autour  des  barricades. 
L'obus  affreux  qui  siffle  en  portant  mille  morts. 
Et  tes  sons  infernaux,  fille  des  sombres  bords, 
Mitrailleuse  aux  cent  voix  qui,  du  sein  des  batailles, 
Entonnes  sans  pitié  le  chant  des  funérailles 

Cher  barde  des  forêts,  tant  de  sang,  tant  de  pleurs. 

Me  font  vite  oublier  la  musique  et  les  fleurs! 

Qu'un  autre  mieux  que  moi  se  recueille  et  t'admire  : 
Je  venais  pour  rêver,  je  ne  puis  que  maudire..... 
Oh!  oui,  je  vous  maudis,  immondes  assassins, 


Digitized  by  VjOOQiC 


A  M.  VICTOR  DE  LÂPRADE.  373 

Race  dlscariote  aux  lugubres  desseins , 
Qui,  dans  l'irapure  nuit  de  vos  antres  infâmes, 
Tissez  de  nos  malheurs  les  effroyables  trames  ; 
Monstres,  par  la  luxure  au  bouge  infect  nourris", 
Colosses  de  la  honte  et  titans  du  mépris. 
Faussaires,  espions,  valets  de  TÂUemagne, 
Généraux  qui  gagnez  vos  étoiles  au  bagne! 

Et  loi ,  que  je  te  plains,  pauvre  peuple  insensé, 

Jusqu'à  leur  vil  niveau  par  l'orgueil  abaissé, 

0  peuple  sans  remords  comme  sans  espérance  ! 

Tu  fus  pourtant  jadis  le  grand  peuple  de  France; 

On  vantait  ton  esprit,  la  grâce,  ta  raison, 

Les  rois  courbaient  la  tête  en  prononçant  ton  nom, 

El  ton  front  rayonnait  aux  fastes  de  Thistoire, 

Ceint  des  plus  beaux  lauriers  que  peut  tresser  la  gloire. 

La  gloire!...  ah!  dis-lui  bien  un  éternel  adieu  j 

Pauvre  peuple  insensé  qui  ne  crois  pas  en  Dieu  ! 

Vie  HlPPOLYTE  DE  LORGERIL, 

Député  des  CûleS'dU'Nonl. 

2  mai  1871. 


Digitized  by  VjOOQiC 


SONNETS   ARCHÉOLOGIQUES 


Le  Miroir. 

Reflétant  les  plafonds  à  solives  d'azur, 
Un  miroir,  oublié, des  maîtres  du  domaine, 
Étincelle  en  son  cadre  et  reluit  dans  le  mur, 
Où  pend  encore  un  bout  de  tenture  de  laine. 

Le  fier  château  ducal  n'a  plus  de  châtelaine 
Qui  vienne  le  malin  y  mirer  son  front  pur; 
Une  vieille  concierge,  en  jupon  de  fulaine, 
Fait  crier  le  parquet  sous  son  sabot  obscur. 

Étrange  est  ce  miroir  dans  celte  haute  salle  ! 
Les  toits  sont  sans  fumée,  et  le  lierre  en  spirale 
Pare  les  vieilles  tours  de  ses  mornes  couleurs; 

Et  de  tant.de  grandeur,  dç  beauté,  d'harmonie. 
Seul  ce  miroir  subsiste  ainsi  qu'une  ironie, 
Reflétant  le  profil  des  maigres  laboureurs  ! 

II 

Les  Loups* 

Batailleur,  se  gorgeant  de  rouge  venaison, 

Le  baron  féodal  était  un  triste  sire  ; 

Mais  ce  loup  dévorant  avait  parfois  du  bon, 

Quoi  qu'en  disent  certains,  bien  qu'il  ne  sut  pas  lire. 


Digitized  by  VjOOQiC 


SONNETS  ARCHÉOLOGIQUKS.  375 

Las  de  courir  la  plaine  el  de  mal  se  conduire, 
Le  remords  le  piquait  de  son  rude  éperon  ; 
11  brisait  son  épée,  et,  réformant  son  ire, 
Il  se  couvrait  de  bure  el  prenait  le  bourdon. 

El  ce  rude  soldat,  pénitent  et  sauvage, 

Se  cherchait  dans  les  bois  quelque  vert  ermitage, 

Et  là ,  frappant  son  front  el  ployant  les  genoux, 

Il  pleurait  longuement  sur  ses  fautes  passées  : 
Seigneurs  barons  du  jour,  sont-ce  là  vos  pensées. 
Quand  vous  faites  faillite  à  l'honneur,  dites-nous? 

m 

La  Salle  des  gardes. 

Où  jadis  résonnaient  les  éperons  de  fer 
Des  comtes  du  Poitou,  grands  vassaux  d'Aquitaine, 
Où  Charles  sept  passa,  pauvre  roi  sans  domaine. 
Fuyant  devant  l'Anglais  dans  son  palais  désert; 

Dans  cette  salle  immense,  au  jour  sombre  et  couvert. 
Dont  la  haute  charpenie  est  vraiment  souveraine, 
La  justice  enrobée  à  pas  lents  se  promène 
Et  cause,  en  attendant  que  son  banc  soit  ouvert. 

Partout  d'obscurs  couloirs  el  des  corridors  sombres 
Débouchent,  et  l'on  voit  passer  comme  des  ombres 
Des  hommes  au  front  pAle...  0  légistes  !  ô  rois  ! 

La  loi  sous  votre  hermine  est  juste  et  sainte,  égale  : 
Que  de  sanglots  pourtant  dans  celle  haute  salle. 
Tout  empreinte  aujourd'hui  de  la  grandeur  des  lois  ! 

IV. 
Seizième  siècle. 

Il  est  un  siècle  étrange  et  rouge  dans  sa  gloire^ 
Dont  le  lointain  tonnerre  est  encore  écouté  ; 


Digitized  by 


Google 


376  SONNETS   ARCHÉOLOGIQUES. 

Un  siècle  qui  répond  à  celui  qui  veut  croire 
Par  un  défi  sanglant  à  toute  autorité. 

D'une  part,  c'est  Luther,  le  fougueux  révolté, 
Qui  lacère  en  grondant  l'Évangile  et  l'histoire  ; 
C'est  vous  aussi,  Stuart,  ô  reine  de  beauté  : 
La  hache  saigne  encor  sur  votre  col  d'ivoire. 

Ici,  c'est  Charles  neuf  debout  à  son  balcon  ; 
Là,  c'est  le  fier  Lorrain  combattant  le  Bourbon  ; 
Plus  loin ,  c'est  l'Espagnol  qui  met  en  feu  la  Frise  ; 

C'est  V Armada  qui  coule...  0  siècle,  tu  fais  peur! 
Mais  je  préfère  encor  ta  sanglante  fureur 
A  celle  de  ce  siècle  où  la  France  agonise. 


Tantum  ergo. 

Le  bourdon  dans  la  tour  sonne  à  pleines  volées. 
La  gothique  rosace  aux  trèfles  flamboyants 
S'allume ,  et,  dans  le  chœur  des  chapes  constellées, 
L'évêque  haut  mitre  domine  les  croyants. 

Derrière  sont  rangés  les  blancs  ofllciants. 
L'encens  monte  en  spirale  aux  voûtes  étoilées  ; 
Le  plain-chant  jette  au  ciel  ses  accords  suppliants; 
A  l'ombre  des  piliers  prient  les  femmes  voilées. 

Tankim  ergot  L'évêque  a  mis  la  chape  d'or. 
Le  bourdon  lentement  ralentit  son  essor, 
El  le  calme  se  fait  aux  voûtes  solennelles. 

Enfin  l'orgue  lui-même  éteint  sa  grande  voix. 
Seul  le  prêtre  est  debout,  tenant  le  Roi  des  rois. 
Que  les  blancs  séraphins  abritent  de  leurs  ailes  ! 

NuMA  Jean  d'Angély. 

Fonlenay-le-Comte. 


Digitized  by  VjOOQIC 


j^GR    sOYER 


EVOQUE  DE  LUÇON 


Les'prisons  regorgeaient  de  victimes,  etTéchafaud  était  le  canal 
par  lequel  se  vidaient  les  prisons.  Les  tyrans,  ajoutant  à  la  torture 
des  corps  la  torture  des  consciences,  refusaient  aux  confesseurs  de 
la  foi  un  prêtre  dans  leurs  *derniers  moments.  M.  Soyer  parvint  à 
gagner  un  geôlier.  La  veille  des  exécutions,  il  entrait  dans  les 
cachots,  sous  ses  déguisements  accoutumés,  et  portait  aux  condam- 
nés les  secours  de  son  ministère.  Que  d'âmes  il  a  ainsi  soutenues, 
encouragées ,  portées  vers  Dieu  et  sauvées  ! 

Cependant  la  police  républicaine  cherchait  incessamment  les 
prêtres  fidèles  :  tous  les  jours,  leur  vie  et  celle  de  leurs  amis 
étaient  exposées.  Souvent  les  proscrits  erraient  la  nuit,  sans  savoir 
où  reposer  la  tête.  La  Gusle,  toujours  attentive  à  leurs  besoins, 
étendait  le  soir,  dans  une  modeste  écurie,  quelques  bottes  de  paille 
fraîche.  «  C'était  le  lit  qu'elle  destinait  aux  proscrits  sans  asile. 
Souvent,  pendant  l'hiver,  ils  enduraient  dans  ce  réduil  d'horribles 
souffrances;  mais  ils  se  consolaient  par  la  pensée  que  leur  divin 
Maître  n'avait  trouvé  comme  eux,  à  sa  naissance,  qu'une  élable 
pour  abriter  sa  tête,  et  que,  comme  eux  encore,  il  n'avait  eu,  pour 
réchauffer  ses  membres  glacés,  que  l'haleine  des  plus  humbles 

*  Voir  la  livraison  d'avril,  pp.  298-312. 

TOME  XXIX    (IX  DE  LA  3«  SÉRIE).  25 


Digitized  byVjOOQlC 


378  MS**  SOYEU,  ÉVÊQUE  DE  LUÇON. 

animaux  *.  »  Les  prèlres,  soit  ceux  du  faubourg  ou  de  la  ville,  soit 
ceux  étrangers  à  la  ville  et  au  diocèse,  arrivaient  à  toute  heure 
dans  cette  maison  hospitalière,  dont,  à  dessein,  la  porte  n'était 
fermée  qu^au  loquet.  A  leur  passage,  les  animaux  et  le  chien  lui- 
même  ne  faisaient  aucun  bruit,  ne  laissaient  échapper  aucun  cri 
qui  pût  éveiller  les  soupçons  :  on  eût  dit  qu'ils  s'associaient  à  la 
pensée  de  leurs  maîtres. 

Après  avoir  réparé  par  un  frugal  repas  les  forces  de  ses  hôles, 
la  Guste  se  préoccupait  de  leur  sûreté.  Les  conserver  sous  son 
toit  était  impossible,  car  ses  moindres  démarches  étaient  épiées; 
c'eût  été,  en  quelque  sorte,  livrer  à  la  police  sa  vie  et  la  leur.  Mais 
elle  comptait  dans  le  faubourg  des  amis  nombreux,  fidèles,  dévoués, 
et  c'était  au  moins  compromis  d'entre  eux  qu'elle  adressait  les 
prèlres  que  Dieu  lui  envoyait.  Son  mari,  surnommé  Cinq^Pieds,  à 
cause  de  sa  petite  taille,  était  chargé  de  les  conduire.  Sa  mission 
devenait  extrêmement  périlleuse,  «  quand  il  devait  soustraire  à 
leurs  ennemis  des  défenseurs  de  la  croix  aussi  intrépides  que 
MM.  Coudrin,  Soyer  et  tant  d'aulres,  dont  le  nom  élait  dans  toutes 
les  bouches,  le  signalement  dans  toutes  les  feuilles  publiques,  et 
que  le  raoinclre  mol,  le  moindre  indice  eût  fait  reconnaître.  Il  élait 
réduit  alors  à  se  cacher  avec  eux  pendant  des  journées  entières 
dans  les  bois,  dans  les  rochers  qui  entourent  Monlbernage,  et  ce 
n'était  qu'à  la  chute  du  jour  qu'il  pouvait  leur  procurer  un  abri  *.  » 
Mais  souvent  des  devoirs  impérieux  l'appelaient  en  Vendée,  en 
Anjou,  dans  les  provinces  voisines.  En  son  absence,  Louis  Ber- 
nard ,  son  frère ,  le  remplaçait  au  péril. 

A  ces  deux  hommes  héroïques  il  faut  ajouter  François  Bernard , 
leur  cousin ,  Pasquier,  Berluquart,  Marceau  et  tous  les  membres 
de  la  famille  Puisais.  L'un  de  ces  derniers,  dit  Elienne  du  Billot ^ 
ne  quittait  guère  M.  Coudrin  ;  un  aulre  accompagnait  M.  Soyer, 
dont  il  partageait  la  bonne  çt  la  mauvaise  forlune,  déguisé  couîme 
lui  en  garde  national,  en  gendarme  ou  en  simple  chasseur  d'a- 
loueltcs. 

*  M.  (le  Coui-:.sc. 


Digitized  by  VjOOQiC 


US^'   SOYER,  ÉVÊQUE  DE  LUÇON.  379 

Un  soir,  MM.  Coudrin,  Soyer  et  Sainlon  s'élaient  réfugiés  chez 
Mme  veuve  Ricordeau,  qui  demeurait  rue  des  Herbeaux,  avec  sa 
fille  et  sa  belle-sœur.  Le  lieu  de  leur  retraite  fut  dénoncé  au  club 
de  la  Grand'Rue ,  et  ils  étaient  sur  le  point  de  tomber  au  pouvoir  de 
leurs  ennemis,  lorsqu'une  voisine,  prévenue  par  son  mari  du  dan- 
ger qui  les  menaçait,  courut  leur  ea  donner  avis.  La  situation  était 
des  plus  graves  :  il  y  avait  là  une  question  de  vie  ou  de  mort  pour 
les  trois  prêtres  et  pour  la  personne  courageuse  qui  leur  avait 
donné  asile.  On  délibéra  à  la  hâte,  et  Ton  s'arrêta  d'abord  au  parti 
de  faire  sortir  les  proscrits  de  la  ville,  à  l'aide  de  déguisements. 
Des  obstacles  survinrent,  on  dut  renoncer  à  ce  moyen.  Cependant, 
à  chaque  minute,  le  danger  devenait  plus  pressant.  M^^  Ricordeau 
eut  la  bonne  idée  de  confier  ses  hôtes  à  son  parent  Puisai^,  dont  la 
maison  était  peu  éloignée  de  la  sienne.  N'écoutant  que  son  dévoue- 
ment, celui-ci  les  reçoit  sans  hésiter;  mais  à  peine  MM.  Coudrin 
et  Sainlon  sont-ils  cachés,  que  la  force  armée  pénètre  dans  sa  de- 
meure. Au  bruit  des  pas  des  soldats,  M.  Soyer,  pris  au  dépourvu, 
s'enfuit  dans  la  cour,  et,  voyant  l'ouverture  d'un  conduit  souterrain, 
il  s'y  précipite,  en  ferme,  comme  il  peut,  rentrée  par  quelques 
fagots  qu'il  trouve  sous  sa  main,  et  attend  une  mort  certaine.  Dieu 
ne  voulut  pas-renouveler  pour  lui  le  miracle  de  Paraignée  étendant 
ses  toiles  sur  la  cachette  de  saint  Félix;  mais  il  est  d'autres  pro- 
diges plus  admirables,  bien  que  moins  remarqués,  que  ceux  dans 
lesquels  il  montre  sa  toute-puissance  en  agissant  sur  des  êtres  inin- 
telligents :  ce  sont  ceux  par  lesquels  il  agit  sur  la  créature  raison- 
nable, la  mène  et  la  fait  servir  à  ses  desseins,  sans  la  contraindre, 
sans  lui  enlever  sa  liberté. 

M.  Soyer,  derrière  sa  trop  faible  défense,  se  préparait  à  sa  der- 
nière heure,  tes  soldats  pouvaient-ils  ne  pas  voir  l'entrée  du  sou- 
terrain, qui  frappait  les  regards  de  quiconque  entrait  dans  la  cour, 
et,  la  voyant,  pouvaient-ils  négliger  d'y  descendre?  Déjà,  eu  effet, 
quelques  patriotes  enfoncent  leurs  piques  dans  les  fagots  suspects, 
et  bientôt  le  chef  de  l'escouade,  Or,  maître  mégissier,  se  glisse  dans 
le  conduit,  le  sabre  à  la  main.  Il  semble  qu'il  en  soit  fait  de  celui 
que  Dieu  avait  destiné  à  relever  lés  ruines  du  siège  épiscopal  de 


Digitized  by  VjOOQiC 


380  Uer   SOYER,  ÉVÊQUE  DE  LUÇON. 

Luçon.  Cellsaaç,  sur  lequel  reposent  les  divines  promesses,  va- 
l-il  consommer  son  sacrifice?  Le  moment  est  solennel  :  G.  a  pénétré 
dans  le  souterrain ,  et  là  il  se  trouve  en  face  de  celui  qu'il  cherche. 
La  victime  attend ,  sans  demander  grâce.  De  part  et  d'autre,  pro- 
fond silence.  Pas  un  mot  n'est  proféré  ;  mais  les  cœurs  parlent. 
Le  prêtre  offre  à  Dieu  sa  vie  ;  G.  songe  à  la  grandeur  de  l'attentat 
qu'il  peut  commettre  et  aux  malheurs  qui  en  résulteront  pour 
Puisais,  un  de  ses  meilleurs  ouvriers.  De  grandes  résolutions  sont 
prises  de  part  et  d'autre  :  M.  Soyer  tient  son  âme  et  son  corps  prêts 
pour  le  martyre  ;  G.  se  décide  généreusement  à  lâcher  sa  proie.  Il 
se  retire  et  laisse,  sans  mot  dire,  le  prêtre,  qui  ne  peut  par  une 
parole  témoigner  sa  reconnaissance. 

G.,  sortant  tout  couvert  de  boue ,  détourne  ses  compagnons  d'en- 
trer dans  le  cloaque,  et  achève  ainsi  sa  bonne  action.  Les  patriotes 
partent;  M.  Soyer  quitte  sa  cachette  improvisée.  Mais,  comme 
l'éveil  était  de  plus  en  plus  donné,  et  qu'on  le  serrait  de  près ,  dès 
la  nuit  suivante  il  sortit  de  Poitiers,  conduit  par  Puisais  père  ,  qui 
demeurait  à  M ontbernage  :  MM.  Coudrin  et  Sainton  demeurèrent. 

Nous  empruntons  à  la  Vie  de  M.  Coudrin  quelques  passages  qui 
ajoutent  un  dernier  trait  au  tableau. 

«  L'année  1794  n'était  point  encore  terminée,  dit-il.  Pendant 
son  cours,  les  prisons  de  Poitiers  s'étaient  encombrées,  et  les  cou- 
vents déserts  avaient  été  transformés  en  geôles.  Ils  étaient  remplis 
de  victimes,  attendant  le  coup  qui  devait  terminer  leurs  angoisses. 
Le  bruit  d'un  massacre  général  des  détenus,  pour  éviter  les  len- 
teurs d'une  justice  si  inhumainement  expédilive,  se  répandit.  Alors 
des  prêtres  zélés,  du  nombre  desquels  étaient  M.  Soyer,  mort  de- 
puis évêque  de  Luçon,  et  M.  Coudrin,  prirent  des*mesures  pour 
s'introduire  dans  ces  lieux  désolés,  où,  avant  de  les  frapper,  on 
avait  réuni,  dans  une  commune  captivité,  ceux  dont  le  seul  crime 
était,  ou  d'avoir  une  noble  origine,  ou  d'être  fidèles  au  principe  de 
la  monarchie  légitime ,  ou  d'être  attachés  à  la  foi  catholique.  Ils 
purent  réaliser  le  plus  hardi  projet  et  porter  des  paroles  de  paix, 
de  la  part  de  Dieu  même,  à  ceux  qui,  depuis  leur  emprisonnement, 


Digitized  by  VjOOQiC 


M&'  SOYER,  ÉVÊQUE  DE  LUÇON.  381 

n'entendaient  plus,  de  la  part  des  hommes,  que  les  imprécations 
d'une  fureur  non  satisfaite  *. 

Ce  fut  dans  l'exercice  de  ce  ministère  que  l'abbé  Soyer  rencon- 
tra une  âme  d'élite  qui  devait  travailler  à  la  gloire  de  Dieu  de  con- 
cert avec  M.  Coudrin,  et  fonder  avec  lui  la  congrégation  de  Picpus, 
rappelant  iil^^de  Chantai  et  W^^  Le  Gras,  comme  le  prêtre  zélé 
rappelait  saint  François  de  Sales  et  saint  Vincent  de  Paul. 

M"e  Henriette  Aymer  de  la  Chevallerie  brillait  dans  le  monde  par 
ses  belles  qualités  et  son  esprit.  L'abbé  Coudrin  avait  créé,  au 
milieu  de  la  tourmente,  une  pieuse  association,  première  pierre  de 
l'édifice  spirituel  qu'il  devait  élever  à  Dieu  sous  le  nom  de  Congré- 
gation des  Sacrés-Cœurs  de  Jésus  ei  de  Marie  et  de  l'Adoration 
perpétuelle.  M^i^  Henriette  Aymer  avait  demandé  à  entrer  dans 
l'association.  Redoutant  pour  elle  les  caresses  d'un  monde  qui 
l'adulait,  M.  Coudrin  avait  refusé  de  l'admettre.  La  jeune  fille  avait 
insisté,  et  sa  persévérance  lui  avait  ouvert  la  porte  de  la  société 
naissante ,  lorsque  son  dévouement  lui  ouvrit  celles  de  la  prison. 
Robespierre  vivait  encore.  M"®  Aymer  de  la  Chevallerie  et  sa  fille 
Henriette,  convaincues  d'avoir  donné  l'hospitalité  à  un  prêtre,  furent 
jetées  dans  les  fers.  ^<  Pendant  que  W^^  Henriette  souffrait  pour  la 
charité,  dit  M.  Augustin  Coudrin,  elle  fit  sur  elle-même  un  retour 
sérieux ,  dont  le  mérite  lui  valut  une  faveur  signalée  du  ciel.  Elle 
eut  le  bonheur  bien  inattendu  de  faire  une  confession  générale  :  un 
prêtre  avait  été  assez  courageux  pour  risquer  sa  vie  en  s'introdui- 
sant  dans  sa  prison  ;  ce  ministre  d'une  religion  si  féconde  en  dé- 
vouements était  M.  Soyer,  dont  on  a  parlé  plus  haut.  Le  zèle  l'avait 
porté  à  tromper  toute  vigilance  pour  venir  fortifier  celles  qui, 
comme  W^^  Henriette,  attendaient  la  mort  ^  » 

L'abbé  Soyer  sut  si  bien  diriger  cette  âme,  qu'elle  se  trouva 
toute  changée  et  heureuse ,  quoiqu'elle  n'eût  que  la  mort  en  pers- 
pective. La  chulç  de  Robespierre  la  délivra.  «  Même  quand  le 
danger  de  porter  sa  tête  sur  l'échafaud  fut  passé,  ajoute  M.  Augus- 

*  Vie  de  l* abbé  Coudrin ,  par  M.  Augustin  Coudrin,  son  neveu,  ancien  juge  au 
tribunal  de  Melun. 
2  Vie  de  l'abbé  Coudrin, 


Digitized  by  VjOOQiC 


382  M^^   SOYER,  ÉVÊQUE  DE  LUÇON. 

tin  Coudrin,  les  sruvenirs  qu^ellc  conservait  du  monde  ne  faisaient 
qu'exciter  en  elle  le  regret  d'avoir  attaché  quelque  prix  aux  avan- 
tages trompeurs  avec  lesquels  il  séduit  ceux  qui  peuvent  en  être  le 
plus  bel  ornement.  La  retraite  et  le  silence  faisaient  ses  délices. 
Elle  retrouvait  dans  la  méditation,  entretien  continuel  avec  Dieu 
pour  elle,  l'aliment  le  plus  pur  et  le  plus  substantiel  de  son  âme. 
En  unissant  tous  les  mouvements  de  son  cœur  à  l'amour  divin,  elle 
sentait  s'allumer  au  dedans  d'elle-même  le  feu  de  la  charité  qui, 
jusqu'à  la  mort,  ne  fit  que  la  consumer  en  se  dilatant  de  plus  en 
plus.  Une  circonstance ,  en  apparence  fort  indifférente ,  décida  de 
sa  vocation.  Celui  qui  avait  été  son  premier  guide,  M.  Soyer,  s'élant 
absenté  de  Poitiers,  elle  dut  choisir  un  autre  confesseur  '.  Elle 
s'adressa  à  M.  Coudrin. 

ni 

Ce  fut  peut-être  à  celte  époque,  vers  1794,  que  M.  Soyer  quitta 
Poitiers  pour  aller  à  Bordeaux.  De  cette  façon ,  il  déjouait  les  re- 
cherches de  la  police  révolutionnaire,  et  sa  disparition.,  faisant 
croire  au  départ  des  autres  prêtres ,  permettait  à  ceux-ci  d'exercer 
avec  un  peu  plus  de  liberté  leur  périlleux  ministère.  A  Bordeaux,  il 
se  fit  connaître  de  quelques  personnes  dévouées  aux  intérêts  de  la 
religion,  et,  prenant  une  nouvelle  manière  de  se  cacher,  il  se  fit 
passer  pour  médecin.  Sous  prétexte  de  donner  des  consultations 
aux  malades,  il  confessait  dans  les  maisons,  célébrait  les  saints 
mystères  et  administrait  les  sacrements.  Celte  position  ne  tarda  pas 
à  devenir  très-embarrassante;  et,  pour  comble  de  malheur,  il 
tomba  lui-même  malade.  Dieu  n'abandonna  pas  son  serviteur,  le 
rappela  ^  la  santé,  et  lui  permit  ainsi  de  courir  à  de  nouveaux 
périls  en  entreprenant  de  nouveaux  travaux. 

La  terreur  continuait  à  sévir.  Voyant  sans  doute  qu'à  Poitiers  les 
sbires  de  l'impiété  avaient  perdu  sa  piste  et  qu'ils  allaient  bientôt 
la  reprendre  à  Bordeaux,  M.^oyer  quitta  cette  dernière  ville,  pour 
reparaître  à  Monlbernage.  On  vil  un  jour  un  grand  garde  national , 
marchant  fièrement  dans  la  rue,  choisissant  cependant  le  bord  du 
pavé,  et  semblant  un  peu  gêné  dans  sa  démarche,  c'était  lui.  Il 

*  Vie  de  Vabbé  Coudrin. 


Digitized  by  VjOOQiC 


m^   SOYRR,  ÉVÈQUE  DE  LUÇON.  383 

cherchait  un  asile,  soit  à  Monlhernage  même,  soit  dans  un  autre 
quartier.  Il  sa  retrouva  avec  M.  Coudrin  et  les  autres  prêtres  qu'il 
avail  laissés,  et  partagea  les  fatigues  et  les  dangers  de  leur  minis- 
tère. Oblisjé  de  changer  souvent  d'asile,  il  finit  par  se  retirer  chez 
une  famille  chrétienne,  qui  ne  le  reçut  qu'en  s'exposant  aux  plus 
grands  dangers.  Les  visites  domiciliaires  se  multipliaient,  et  les 
agents  du  pouvoir  voulaient  en.  finir  avec  ces  prêtres  qui  leur  cau- 
saient tant  d^inquiétudes.  Lui  se  contentait  de  porter  les  âmes  vers 
Dieu;  mais,  porter  les  âmes  vers  Dieu,  dans  ces  jours  de  pertur- 
bation profonde,  c'était  conspirer  contre  l'Etat  ;  il  fallait  que  le  cou- 
pable payât  son  héroïsme  de  sa  tête.  Un  jour  qu'on  le  cherchait,  il 
s'était  caché  dans  un  fût  vide,  entassé  avec  d'autres  dans  une  cave. 
Les  patriotes  frappaient  sur  le  fond  de  chaque  fût,  et,  comme  le 
son  de  celui  même  où  se  trouvait  le  proscrit  ne  résonna  pas  de  ma- 
nière à  faire  suspecter  sa  présence,  on  passa  outre,  et,  cette  fois 
encore,  la  Providence  sauva  le  futur  évoque  de  Luçon  *. 

L'année  1795  ne  commença  pas  sous  de  meilleurs  auspices  que 
les  précédentes,  elle  devait  se  poursuivre  au  milieu  des  horreurs 
de  la  guerre  et  de  la  persécution.  L'abbé  Soyer  songea ,  pour  des 
raisons  qui  nous  sont  inconnues,  à  quitter  Poitiers  et  à  retourner  en 
Anjou.  De  son  pays  lui  élait-il  venu  des  nouvelles,  d'après  les- 
quelles il  jugea  son  retour  comme  possible  et  utile?  Ce  qu'il  y  a 
de  certain,  c'est  qu'en  cette  année  1795,  il  se  fixa  à  Chanzeaux, 
d'où  il  se  portait,  suivant  les  besoins  et  les  dangers  du  moment, 
dans  les  paroisses  voisines. 

Avant  la  Révolution,  Chanzeaux  avail  pour  curé  le  vénérable 
M.  Blondel  de  Rye,  issu  d'une  noble  famille  normande,  descendue 
du  fidèfe  troubadour  du  roi  Richard  Cœur-de-Lion.  C^était  un 
prêtre  recommandable  par  ses  vertus  sacerdotales  et  par  son  atta- 
chement à  la  foi.  Il  était  exilé  par  suite  de  son  refus  de  serment, 
et  il  ne  devait  revoir  sa  paroisse,  après  la  Terreur,  que  pour  y 
rendre  son  âme  à  Dieu.  En  l'absence  du  saint  prêtre,  M.  Soyer 
remplit  les  fondions  pastorales  avec  un  courage  qui  a  fait  dire  a 

*  Je  tiens  ce  fait  et  plusieurs  autres  de  M.  Arnault  de  Guénivcau  ,  ancien  président 
du  tribunal  civil  dcFontenay,  ancien  conseiller  à  la  cour  de  Poitiers,  ami  intime  de 
M.  Soyer. 


Digitized  by  VjOOQiC 


384  Mi^r  SOYER,   ÉVÊQUE  DE  LUÇON. 

M.  de  Quatrebarbes  :  <  Quatre  années  de  persécution  ne  servirent 
qu^à  enflammer  son  zèle  et  à  faire  briller  ses  vertus  *.  » 

Sans  doute,  dans  la  crainte  qu'un  accident  ne  révélât  sa  présence 
en  Anjou,  car  à  Chanzeaux  la  trahison  n'était  pas  à  craindre,  l'abbé 
Soyer  paraît  avoir  exercé  pendant  un  an  le  saint  ministère ,  sans 
laisser  de  traces  écrites  de  son  passage.  Sur  les  registres  déposés 
aux  archives  de  la  mairie  de  Chanzeaux,  le  premier  acte  rédigé 
dans  ce  lieu  porte  ce  qui  suit  :  c  Le  cinquième  jour  d'auût  mil  sept 
cent  quatre-vingt-seize..  .  j'ai,  prêtre  catholique,  soussigné, 
donné,  etc.  —  R.-F.  Soyer,  prêtre  catholique.  > 

Le  registre  pour  l'année  1797  est  ainsi  intitulé  :  c  Registre  con- 
tenant trente-deux  feuillets,  cotés  et  paraphés  sur  chacun  d'iceux, 
par  moi,  prêtre  catholique,  exerçant  à  Chanzeaux,  l'an  mil  sept  cent 
quatre-vingt-dix-sept,  moyennant  l'approbation  du  révérendissime 
évêque  Michel-François  Couet  de  Lorrey,  pour  servir  à  inscrire  les 
baptêmes,  mariages  et  sépultures  pendant  Tadite  année.  —  A  Chan- 
zeaux, le  1er  janvier  1797. —  R.-F.  Soyer,  prêtre  catholique.  J^ 

Le  dernier  acte  rédigé  et  signé  par  l'abbé  Soyer,  comme  prêtre 
desservant  la  paroisse  de  Chanzeaux,  porte  la  date  du  septième 
jour  de  juillet  mil  huit  cent. 

Une  autre  pièce,  du  25  décembre  de  la  même  année,  est  l'acte 
de  sépulture  de  raessire  Malhias-Pierre-Jean  Blondel  de  Rje,  curé 
de  Chanzeaux.  Parmi  les  signatures,  on  trouve  celle  de  R.-F.  Soyer, 
curé  de  la  Salle. 

Mais  quels  événements  s'étaient  produits  entre  ces  deux  dates  : 
1795  et  1800? 

Un  épisode  qui  se  rattache  à  celle  époque,  nous  fera  voir  quelles 
en  étaient  les  terreurs.  Des  scènes  si  douloureuses,  chaque  jour 
répétées,  nous  disent  par  quels  actes  de  courage  et  de  dévouement 
la  génération  qui  nous  a  précédés  savait  se  montrer  supérieure  à 
la  persécution. 

Un  prêtre,  jeune  encore  et  renommé  pour  sa  vertu,  l'abbé  Pro- 
vost,  curé  de  Sainte-Foi ,  av3it  trouvé  un  refuge  à  la  ferme  de  la 
Tesserie,  dans  la  paroisse  de  Chaudefonds,  non  loin  de  son  trou- 
peau. Une  veuve,  nommée  Jacquet,  dont  le  mari  était  mort  dans  la 
*  Une  paroisse  vendéenne  sous  la  Terreur,  par  M.  le  comte  de  Quatrebarbes. 


Digitized  by  VjOOQiC 


M?'  SOYER ,  ÉVÊQUE  DE  LUÇON.  385 

campagne  d'oiilre-Loire,  habitait  avec  ses  enfants  celle  métairie, 
où  la  présence  du  prêtre  catholique  attirait  d'autres  personnes  des 
environs.  Ce  concours  donna  l'éveil  aux  républicains.  Un  soir,  une 
de  leurs  colonnes  se  dirigea  vers  la  ferme,  cl  son  arrivée  fut  si 
inopinée,  que  l'abbé  Provost  n'eut  que  le  temps  de  se  retirer  dans 
une  cachette,  après  avoir  courageusement  recommandé  à  ses  hôtes 
de  ne  pas  se  permettre  même  le  plus  léger  mensonge  pour  le  sau- 
ver. Les  sbires  de  la  Révolution  fouillèrent  partout,  sous  l'inspira- 
tion de  leur  féroce  impiété,  partout,  excepté  dans  le  coin  où, 
derrière  un  lit,  le  nouvel  Athanase  se  tenait  immobile.  Mais  les 
ornements  sacrés  tombèrent  entre  leurs  mains j  et  l'un  d'eux,  s'en 
affublant  d'une  manière  dérisoire,  se  mit  à  parodier  les  cérémonies 
de  la  messe.  Celle  comédie  sacrilège  dura  longtemps.  Les  paroles 
de  la  liturgie  étaient  mêlées  à  d'horribles  blasphèmes,  à  des  me- 
naces contre  les  habitants  de  la  maison  et  à  des  cris  de  rage  contre 
le  saint  prêtre.  Lui,  de  sa  cachette,  entendait  tout,  et  chaque  ins- 
tant pouvait  amener  sa  mort  et  le  massacre  de  ses  hôtes.  La  nuit, 
une  longue  nuit  d'hiver,  se  passa  dans  ces  transes  mortelles.  Le  jour 
parut  enfin.  Les  habitants  d'un  village  voisin ,  instruits  de  ce  qui  se 
passait,  se  réunirent,  forcèrent  les  républicains  à  la  retraite  et 
mirent  fin  à  tant  de  tortures. 

Dès  que  l'abbé  Soyer  connut  la  position  faite  à  son  confrère  par 
cet  événement,  il  lui  proposa  de  partager  son  refuge  de  Chanzeaux: 
ce  que  l'abbé  Provost  accepta  avec  d'autant  plus  de  reconnaissance, 
que  la  nuit  horrible  dont  nous  avons  parlé  avait  exercé  sur  sa  santé 
un  effet  trop  facile  à  comprendre. 

L'abbé  Soyer  chercha,  en  vain,  par  les  attentions  les  plus  déli- 
cates, à  faire  taire  les  échos  que  tant  de  blasphèmes  et  tant  de 
menaces  avaient  éveillés  dans  l'âme  du  prêtre  si  durement  éprouvé. 
En  vain  M.  Chéron,  médecin  estimé  du  pays,  joignit  ses  soins  aux 
attentions  de  l'abbé  Soyer,  la  vie  de  l'abbé  Provost  ne  fut  plus  que 
l'agonie  d'un  martyr.  Il  pardonnait  à  ses  bourreaux  et  priait  pour 
eux  ;  mais  il  ne  pouvait  oublier  ni  leur  impiété  ni  leur  fureur.  Le 
coup  moral  porté  par  la  cohorte  eut  son  effet  :  le  confesseur  de  la 
foi  vit  bientôt  qu'il  allait  consommer  son  sacrifice. 
Sentant  sa  fin  prochaine,  il  voulut  revoir  les  fidèles  de  Sainte- 


Digitized  by  VjOOQiC 


386  M?»*  SOYER,  ÉVÊQUE  DE  LUÇON. 

Foi,  et  mourir  au  milieu  de  ses  onfanls  spirituels.  II  s'achemina 
donc  péniblement  vers  sa  paroisse  bien-aimée.  Bienlôt  après,  il  y 
rendit  son  âme  à  Dieu. 

Averti  de  ce  malheur,  l'abbé  Soyer,  avec  ce  courage  qui  ne  se 
démentait  jamais,  se  rendit  à  Sainte-Foi,  et  célébra,  à  minuit,  les 
obsèques  du  -saint  prêtre.  Malgré  la  présence  des  républicains  dans 
le  pays,  l'affluence  des  fidèles  fut  considérable.  L'abbé  Soyer,  ins- 
piré par  son  zèle,  ^dressa  aux  assistants  une  exhortation  dont  le 
souvenir  se  grava  dans  tous  les  cœurs. 

Ces  faits  se  sont  passés  dans  Thiver  de  1795  à  1796.  Je  les-tiens 
de  M.  l'abbé  Soyer,  doyen  du  Chapitre,  qui  les  avait  souvent  en- 
tendu raconter  à  son  vénérable  oncle.  ïls  ont  été  recueillis  et  ra- 
contés, avec  de  plus  grands  détails,  par  M.  l'abbé  Conin,  aujour- 
d'hui curé  de  Luigné,  dans  la  Chronique  paroissiale  de  Sainl-Lam- 
bert-du-Lattay,  où  il  a  été  vicaire.  Il  avait  pu  interroger  des  témoins 
oculaires. 

La  modeste  église  de  Sainte-Foi  était  une  des  rares  églises  de 
celle  contrée  qui  n'avaient  pas  été  brûlées.  Elle  servit  souvent  aux 
cérémonies  religieuses  pendant  la  Terreur.  L'intrépide  Cady,  offi- 
cier vendéen,  compagnon  d'armes  et  ami  des  vaillants  frères  de 
M.  Soyer,  commandait  les  gardes  du  Layon  et  veillait  à  la  sécurité 
des  pieuses  assemblées. 

M.  Soyer,  de  retour  en  Anjou ,  ce  foyer  ardent  de  la  croisade  ven- 
déenne, ne  larda  pas  à  être  profondément  attristé  par  les  revers  des 
héros  parmi  lesquels  ses  frères  se  montraient  au  premier  rang. 
Grand  nombre  de  guerriers  avaient  péri  en  combattant  pour  Dieu, 
pour  le  roi,  pour  la  France,  et  1796  vint  se  rougir  du  sang  de  deux 
des  plus  célèbres  d'enlre  eux  :  Stolflet  et ,  bientôt  après ,  Charetle 
tombèrent  sous  les  balles  des  bourreaux. 

«  Quand  un  homme  extraordinaire  disparaît,  dit  M.  de  Chateau- 
briand en  parlant  du  dernier,  il  se  fait  dans  le  monde  une  sorte  de 
silence,  comme  si  celui  qui  remplissait  la  terre  de  son  nom  avait 
emporté  tout  le  bruit.  :» 

L'ABBÉ  DU  TrESSAY 

(La  suite  à  la  prochaine  livraison.) 


Digitized  by  VjOOQiC 


ORIGINES    PAROISSIALES 

(ILLE-ET-VILAINE) 


CANTON  DE  GANGALE 


I.  -  CANCALE. 


Cancale  remonte ,  comme  paroisse ,  aux  premières  années  du 
XF  siècle.  Les  deux  plus  anciens  actes  qui  nomment  ce  lieu,  sont, 
l'un  de  4030,  l'autre  de  4032,  l'un  et  l'autre  curieux  à  étudier. 

Tous  deux  sont  des  diplômes  d'Alain  III,  duc  de  Bretagne,  pour 
la  célèbre  abbaye  du  Mont-Saint-Michel.  Dans  le  premier,  ce  prince, 
après  avoir  feit  de  son  chef  diverses  donations  à  ce  monastère , 
rappelle  et  confirme  des  dons  antérieurement  faits  par  son  père, 
Geoffroi  1%  qui  fut  duc  de  992  à  l'an  4008.  C'est  là  qu'il  parle  de 
Cancale,  comme  suit  : 

«  Dans  une  contrée  de  la  Bretagne  appelée  Pohelct,  est  un  village 
»  nommé  Gancavene  avec  un  port  qui  lui  touche,  et  aussi  une  cer- 
»  taine  église  dite  Sein-Meler,  Tout  cela,  le  comte  Geoffroi ,  mon 
»  père,  l'avait  donné  à  saint  Michel,  et  moi,  après  lui,  j'approuve  et 
»  je  confirme  ce  don  *.  » 

*  Voir  le  Canton  d'Argentré  dans  les  livraisons  de  février,  pp.  143-151,  et  de 
mars,  pp.  188-206. 

*  «  Est  aulem  in  regione  Brilannic  que  vocatur  Pohelet  una  villa  que  vocalur 
Cancavena  cum  uno  porlu  qui  illi  adjacet,  sed  et  quedam  ecclcsia  que  dicilur  Sein- 
Meler...  Hoc  dédit  paler  meus  Gaufrcdus  comcs  sancto  Michaeli;  et  ego  (Alanus 
Brilannie  Dei  gratia  cornes)  post  eum  approbo  et  confirme.  »  (D.  Morice,  Preuves  de 
Vhisl.  de  Bret.  I,  380j.  La  version  de  celte  charte,  publiée  par  D.  Morice ,  n'est  j.as 
datée;  mais,  dans  le  cartulaire  original  du  Mont-Saint-Michel,  manuscrit  de  la  bi- 
bliothèque publique  d'Avranches  (fol  38,  R*),  elle  porte  posilivcraent  la  dalcdc  1030. 


Digitized  by  VjOOQiC 


388  ORIGINES   PAROISSIALES. 

Pohelety  et  plus  régulièrement  Pou-Aleth,  en  latin  Pagus  Alelhen- 
sis,  c'est  le  pays  dépendant  de  la  cité  d'Aleth  (dont  on  voit  les  ruines 
à  Saint-Servan).  Sein-Meler,  c'est  Sain t-Méloir,  une  autre  paroisse 
dont  nous  parlerons  bientôt.  Quant  à  Cancaver  ou  Cancavene  (Can- 
'  cavenà),  qui  est  Cancale,  cette  localité  ne  figure  ici,  on  le  voit,  que 
comme  simple  village,  sans  mention  d'église  ou  de  paroisse.  Cepen- 
dant ,  l'église  subsistait  déjà  ;  c'est  ce  que  prouve  l'autre  diplôme , 
daté  de  1032,  où  on  lit: 

«  Je,  Alain,  parla  grâce  de  Dieu,  comte  et  duc  de  h  nation 
»  bretonne,  fais  savoir  à  tous  présents  et  à  venir  qu'Almodus,  abbé 
»  du  Mont-Saint-Michel,  et  les  moines  du  même  lieu  sont  venus  me 
>  prier  de  leur  rendre  deux  églises ,  sises  au  territoire  de  Pou- 
»  Alelh ,  que  mon  père  Geoffroi  et  ma  mère  Havoise  avaient  don- 
ï>  nées  autrefois  à  ce  saint  monastère,  mais  qui  en  avaient  été  depuis 
»  séparées  absolument,  à  savoir  l'église  de  Saint-Méloir  et  celle  de 
3>  Saint'Méen-Judicaël  y  ainsi  qu'une  terre  appelée  Cancavene , 
»  située  au  bord  de  la  mer,  et  un  port  dit  Porpican  *.  Leur  demande 
»  me  semblant  juste,  j'ai  cru  devoir  y  satisfaire  en  leur  rendant  les 
»  susdites  églises  avec  tout  leur  revenu.  3> 

La  paroisse  de  Cancale  ayant  été  de  tout  temps  et  étant  encore 
sous  le  vocable  de  Saint-Méen,  c'est  d'elle  évidemment  qu'il  s'agit 
ici,  —  et  c'est  sans  doute  parce  qu'elle  avait  été  omise  dans  la  charte 
de  1030  que  l'abbé  du  Mont-Saint-Michel  crut  devoir,  deux  ans 
après,  solliciter  du  duc  de  Bretagne  ce  nouveau  diplôme.  Puisqu'elle 
avait  été  primitivement  donnée  par  le  duc  Geoffroi  I^^  elle  existait 
donc  nécessairement  avant  l'an  1008. 

D'ailleurs,  ce  second  acte  distingue  nettement  l'église  ou  paroisse 
de  Saint-Méen  et  le  lieu  de  Cancavene.  —  Cancavene  était  une  terre 
au  bord  delà  mer,  avec  un  village  (villa)  et  un  port  (mm  U7ioporlu)j 
selon  l'acte  de  1030.  Cette  situation  répond  au  lieu  et  au  bourg  que 

*  t  Ecclesias  duas  silas  in  leriitorio  quod  vocatur  Pau-Alet,  scilicet  Sancti  Mêler 
atque  Sancli  Mewen  Judichcl,..,  lerram  quoque  propc  lillus  maris  silam  que  dicilur 
Chancavena,  et  porlum  qui  nominatur  Porpican.  »  (D.  Morice,  Ibid.  372).  Porpican 
est  une  anse  dite  aujourd'hui  Porl-Piquain,  située  à  une  demi-lieue  environ  au  nord 
de  Cancale,  entre  ce  bourg  et  la  pointe  du  Grouin. 


Digitized  by  VjOOQiC 


CANTON  DE  GANCALE.  389 

Ton  appelle  aujourd'hui  la  Houle  de  Cancale.  Quant  à  Téglise,  tout 
porte  à  croire  qu'elle  occupait,  ou  à  peu  près,  la  même  place 
qu'aujourd'hui,  c'est-à-dire  qu'elle  était  plantée,  un  quart  de  lieue 
plus  haut,  sur  la  falaise  qui  domine  la  baie.  D'abord  sans  doute 
elle  était  isolée;  mais  peu  à  peu,  autour  d'elle,  des  maisons  se 
bâtirent,  et  cette  agglomération ,  au  lieu  de  prendre  le  nom  du 
patron  de  l'église  (Saint-Méen) ,  emprunta  celui  du  village  voisin , 
dont  cette  église  était  la  paroisse  :  cela  devint  le  bourg  de  Cancale. 
Par  contre,  et  pour  éviter  toute  confusion,  on  cessa  peu  à  peu  de 
donner  ce  nom  de  Cancale  ou  Cancavene  au  village  et  au  port  qui 
l'avaient  porté  primitivement,  et  qui  prirent  alors  celui  de  la  Houle, 
usité  jusqu'à  présent. 

Ainsi ,  le  nom  de  Cancale  s'est  déplacé  d'environ  un  kilomètre  ; 
du  bord  de  la  mer,  du  port  et  du  village  de  pêcheurs,  il  a  grimpé 
au  haut  de  la  falaise  el  s'est  attaché  exclusivement  au  bourg  parois- 
sial. Phénomène  topologique  assez  curieux  pour  être  signalé. 

Mais,  dira-t-on,  est-il  sûr  que  Cancavene  soit  Cancale^  Malgré 
la  différence  apparente  de  ces  deux  mots,  rien  de  plus  sûr.  En  voici 
une  preuve^  directe  :  dans  un  catalogue  des  chartes  du  Mont-Saint- 
Michel,  rédigé  de  4309  à  1326,  la  donation  d'Alain  10,  duc  de  Bre- 
tagne ,  de  l'an  1032  ,  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure ,  est  ainsi 
analysée  :  «  Leitre  du  comte  Alain  concernant  les  églises  de  Saint- 
}>  Méloir  et  de  Cancale  (sic),  une  terre  au  bord  de  la  mer  en  la 
y^  même  paroisse  et  un  port  dit  Porpican  '.  »  Cette  forme  Cancale 
du  xivo  siècle  représente  donc  évidemment  la  forme  Cancavena  du 
XI*.  Mais  comment  est-on  passé  de  l'une  à  l'autre  ? 

On  y  pouvait  aller  par  deux  chemins.  Dans  Cancavena,  Taccent 
étant  sur  la  seconde  syllabe  (câ) ,  il  en  est  résulté,  d'après  les  lois 
régulières  de  formation  de  la  langue  française ,  que  l'a  final  a  dû 
tomber  ou  se  changer  en  e  muet  et  Ve  antépénultième  disparaître  : 
déserte  que  Cancavena  est  d'abord  devenu  Cancavne,  et  nous 

<  •  LUlera  Alani  coniilis  de  ecclesiis  Sancli  Melorii  et  de  Cancale,  el  de  teiTa 
prope  lilus  maris  in  eadem  parrochia,  el  de  porlu  Porpican.  »  {Uegislrum  lilterarum 
sub  sigillis  noslris  confedarum  ,  fol.  42,  àJa  biblioth.  d*Ayranches,  Mss.  du  Monl- 
Saint-Michel,  n«  34). 


Digitized  by  VjOOQiC 


390  ORIGINES  PAROISSIALES. 

avons ,  en  effet ,  cette  forme  {Cancauna  ou  Cancavna)  dans  une 
charte  latine  de  1210  S  Mais  les  deux  consonnes  vn  ainsi  rappro- 
chées donnent  en  français  une  prononciation  trop  difficile  pour  que 
Tusagc  populaire  ne  Tait  pas  modifiée.  La  modification  la  plus 
simple^  souvent  adoptée  dans  notre  langue  en  pareil  cas,  eût  été  de 
supprimer  simplement  le  v  dont  le  son  est  sourd,  de  manière  à  ce 
que  le  nom  devînt  Cancane]  et  dès  lors,  n  et  7  étant  deux  liquides 
qui  permutent  souvent  ensemble,  on  fût  allé  tout  naturellement  de 
Cancane  à  Cancale. 

Il  semble  pourtant,  diaprés  les  actes  anciens,  qu'on  a  suivi  une 
roule  un  peu  plus  longue;  Dans  la  formation  de  la  langue  française, 
il  est  certain  que  IX  venant  au  second  rang  dans  un  groupe  de 
deux  consonnes  d'une  prononciation  difficile,  s'est  souvent  changée 
en  r.  Exemples  :  Diûconus  devenu  successivement  diacnmy  diacne 
et  diacre;  —  cophinuSy  cofnus,  cofne  ticofreoxx  coffre]  —  tympamm, 
tympnmny  lympne^  tympre,  iymbre  ou  timbre;  —  ordinem^  orânem^ 
ordne  et  ordre,  etc.  De  même ,  Cancavne  est  devenu  Cancavre ,  et 
nous  avons,  en  effet,  cette  forme  dans  plusieurs  chartes  latines  des 
xiic  et  xiiio  siècles  *.  Mais  le  i%  comme  toutes  les  consonnes  faibles , 
disparait  souvent  par  la  rapidité  de  la  prononciation ,  et  c'est  ainsi 
que  de*  Cancavre  on  est  allé  à  Cancare  '.  Pour  arriver  de  là  à  Can- 
cale^ on  n'a  plus  qu'un  pas ,  et  le  plus  aisé  à  faire.  Car  r  et  /  étant 
deux  liquides  permutent  aisément  entre  elles,  et  pour  n'en  citer  ici 
qu'un  exemple,  mais  tout  à  fait  analogue,  où  l'r  final  est  devenue  /, 
il  suffit  de  rappeler  que  Ta/f arc  latin,  après  avoir  été  successive- 
ment, dans  la  formation  française,  alter,  anier,  autier  ^  est  devenu 
définitivement  notre  autel. 

De  Cancavena  à  Canca/é?,  on  a  ainsi  quatre  formes  intermédiaires  : 

*  Ribliolh.  nationale,  Mss.  Bl.-Mx.,  voL  80,  B,  p.  78G. 

2  IbiiL,  pp.  774,  777,  787;  et  D.  Morice,  Preuves,  l,  694.  Se  rappeler  seulement 
que ,  dans  les  écritures  du  moyen  âge  ,  v  est  la  plupart  du  temps  représenté  par  u 
et  réciproquement.  Donc  Cancaura,  Cancauria,  Cancawre,  qu'ontrouve  dans  D.  Morice 
et  dans  les  Bl.-Mx.,  doivent  se  prononcer  et  même  s'écrire  régulièrement  Cancavra, 
Cancavria,  Cancavre, 

3  Dans  le  Begistrum  liUerarufn ,  cite  j»1us  haut ,  on  trouve  (f.  12  V*)  la  furmc 
Cancaria. 


Digitized  by  VjOOQiC 


CANTON  DK  CANCALE.  391 

Cancavna,  Cancavne,  Cancavre,  Cancare.  Mais  ce  ne  soiil  pas  là 
des  formes  imaginaires  comme  celles  qu'invenlail  Ménage  pour 
soutenir  ses  étymologies  impossibles;  chacune  de  ces  modifications 
successives  est  aileslée  par  des  actes  authentiques.  La  forme  défi- 
nitive se  montre  pour  la  première  fois  dans  une  charte  du  com- 
mencement du  xiii«  siècle ,  certainement  antérieure  à  4218 ,  où  la 
paroisse  de  Saint-Méen-de-Cancale  est  nommée  «  parochia  Sancli 
Mevenni  de  Cancala  K  *  Dans  un  acte  de  1236,  on  trouve  l'église  et 
le  curé  de  Cancale  appelés  ecclesia  et  persona  de  Kanquale  *  ;  en 
1291,  parrocWa  Sancti  Mevani  de  Kancale  ';  en  1296,  Quanquale*-^ 
enfin  ,  au  commencement  du  xivo  siècle ,  dans  le  catalogue  de  1309- 
1326  déjà  cilé,  on  a  non-seulement  la  forme,  mais  aussi  exactement 
Torthugraphe  actuelle,  Cancale, 

Quant  à  indiquer  la  signification  du  nom  primitif  (Cancaven) , 
j'avoue  n'avoir  rien  de  satisfaisant  à  proposer,  el  je  m^absliens  de 
toutes  conjectures,  celles  qu'on  a  présentées  jusqu'à  présent  n'ayant, 
il  faut  le  dire,  aucune  valeur. 

Le  plus  ancien  curé  de  Cancale ,  dont  le  nom  nous  soit  resté , 
s'appelait  Even;  il  figure  comme  témoin,  avec  un  autre  prêtre  appelé 
Jean  Pointel ,  dans  un  acte  de  la  fin  du  xn«  siècle  (vers  H80)  con- 
firmatif  des  droits  du  Mont-Saint-Michel  dans  les  paroisses  de 
Saint-Méloir  et  de  Cancale  \  En  1236  ,  le  prêtre  qui  occupait  la 
cure  de  Cancale  (et  dont  on  ne  nous  dit  pas  le  nom),  était  de  nais- 
sance illégitime  :  l'évêque  de  Saint-Malo ,  Geolfroi ,  après  avoir 
vérifié  que  ce  curé  n'avait  du  Pape  aucune  dispense  pour  couvrir 
cette  irrégularité,  le  destitua  de  l'administration  de  la  paroisse ,  et 
écrivit  à  l'abbé  du  Monl-Saint-Michel,  qui  avait  la  nomination  de 

*  Dans  une  charte  de  Pierre  Giraud  ,  qui  fut  évoque  de  Saint-Malo  de  1185  à 
1218;  voir  D.  Moricc,  Preuves,  I,  772. 

2  m.-Mx.,  vol.  86  B,  p.  785. 

3  Ibid,,  p.  786. 

*  Ibid.,  p.  787. 

*  «  TeslibusJoannePoinleUoel£t?cïio  rie Ca/itec/id  saccrdotibus.  >  (f6irf.,  p.  774). 
Ce  Jean  Pointel,  qui  était  très-probablement  curé  de  Saint-Méloir  ,  figure  comme 
témoin  dans  une  autre  charte  de  1184.  (D.  Morice,  Preuves,  l,  774).  Acjlte  époque, 
sacerdos  indique  presque  constamment  un  prêtre  ayant  charge  d'âmes,  un  curé. 


Digitized  by  VjOOQiC 


392  ORIGINES  PAROISSIALES 

cette  cure,  pour  le  prier  de  la  donner  à  un  prêtre  appelé  AJ.  Seher, 
qu'il  lui  recommande  très-instamment  *. 

Le  domaine  temporel ,  appartenant  aux  moines  du  Mont-Saint- 
Michel  en  la  paroisse  de  Cancale ,  s'appelait ,  dès  le  xii*  siècle , 
Y  Abbaye  de  Cancale  * ,  c'est-à-dire  le  fief  de  l'abbaye  du  Monl- 
en-Cancale,  car  il  n'y  eut  jamais  là,  bien  entendu  ,  ni  abbaye  véri- 
table, ni  même  simple  prieuré ,  ce  fief  étant  une  dépendance  du 
prieuré  de  Saint  Méloir.  Je  n'en  ferai  point  ici  l'histoire  qui  me 
ramènerait  trop  loin,  —  d'autant  que  les  moines ^u  Mont-Saint- 
Michel  eurent  fort  à  faire  pour  défendre  leurs  droits  contre  les  con- 
voitises et  les  violences' des  seigneurs  voisins. 


IL  -  SAINT-MÉLOIR-DES-ONDES. 

La  paroisse  de  Saint-Méloir-des-Ondes  se  trouve  mentionnée,  à 
côté  de  celle  de  Cancale,  dans  les  deux  chartes  de  1030  et  de  4032, 
où  le  duc  de  Bretagne,  Alain  III,  restitue  et  confirme  à  l'abbaye 
du  Mont-Saint-Michel  ces  deux  églises  paroissiales,  qui  lui  avaient 
été  une  première  fois  données  par  le  père  d'Alain  III,  Geofl*roi  l^^y 
venu  au  duché  de  Bretagne  en  992,  mort  en  Tan  1008. 

La  paroisse  de  Saint-Méloir  existait  donc  certainement  dès  le 
commencement  du  xi®  siècle.  Voir,  pour  les  preuves,  notre  notice 
sur  Cancale. 

En  ce  qui  touche  Sainl-Méloir,  nous  ajouterons  ici  certains  faits 
qui  nous  semblent  intéressants,  et  nous  font  connaître  les  noms  de 
quelques  anciens  et  même  très-anciens  recteurs  ou  curés  de  celte 
paroisse. 

Le  premier  en  date,  dont  le  nom  soit  venu  jusqu'à  nous,  s'appe- 
lut  AnqueiiL  II  vivait  à  la  fin  du  xi^  siècle,  et  se  trouve  mentionné 
dans  un  acte  du  cartulaire  du  Monl-Sainl-Michel,  relatant  la  dona- 

«  Bl.-Mx.,  vol.  86  B,  p.  785. 

2  Abbatia  de  Cancavria,  en  1184;  —  de  Cancavna,  en  1210;  —  de  Cancavria,  en 
121G;  —  de  Quanquale,  en  1296.  (Voy.  D.  Morice,  Preuves,  I,  694,  et  Bl.-Mx.,  vol. 
86  B,  p.  786,  pp.  777  et  787.) 


Digitized  by  VjOOQiC 


CANTON  DE  CANCALE.  393 

tion  faite  aux  moines  de  cette  abbaye,  par  divers  seigneurs,  d^une 
partie  du  cimetière  de  Sainl-Méloir  :  —  j'ai  déjà  parlé,  dans  plu- 
sieurs de  ces  notices,  de  l'importance  des  cimetières  au  moyen 
âge,  comme  asiles  ecclésiastiques  offrant  un  refus  inviolable  aux 
malheureux  poursuivis,  soit  par  la  violence  des  haines  privées,  soit 
même  par  les  rigueurs  de  la  justice.  Voilà  pourquoi  la  propriété 
totale  ou  partielle  en  était  souvent  revendiquée  par  les  seigneurs 
laïques.  —  A  Saint-Méloir,  trois  personnages ,  Guillaume  Goion , 
Guiguen  ou  Guigon ,  voyer  du  pays  d'Aleth ,  et  Drigon  Le  Prêtre, 
disputaient  aux  moines  la  possession  d'une  portion  du  cimetière, 
que  notre  acte  appelle  «  la  première  corde;  »  ce  qui  en  marque  à 
la  fois -et  la  contenance  et  la  situation  sur  le  bord  extérieur  de 
l'enclos. 

Des  trois  seigneurs  susnommés,  deux  semblent  des  personnages 
importants  :  Guillaume  Goion,  certainement  l'un  des  auteurs  de 
l'illustre  maison  de  Goyon  ou  Gouyon,  ei  Guidon  le  voyer  on  le 
vicaire  du  pays  d'Aleth  {Guiguen  vicarius  Aletensium  civitatis).  Le 
titre  de  ce  dernier  indique  qu'il  remplissait  dans  le  diocèse  d'Aleth 
les  fonctions  héréditaires  de  lieutenant  du  comte  de  Rennes ,  suze- 
rain de  ce  pays  ;  à  cette  charge  de  lieutenant,  vicaire  ou  voyer  (ce 
dernier  mot  est  celui  qu'adopta  la  langue  du  moyen  âge),  à  cet 
office,  dis-je,  était  attachée  la  possession  d'un  grand  fief,  s'éten- 
dant  s\ii^  la  paroisse  de  Saint-Méloir  et  qui  devint  plus  tard  (il 
y  a  tout  lieu  de  le  croire)  la  vaste  seigneurie  de  Châleauneuf-de- 
la-Noë. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  moines  du  Mont-Saint-Michel,  troublés 
dans  la  possession  du  cimetière  de  Saint-Méloir,  étaient  allés  de- 
mander justice  au  tribunal  du  suzerain,  c'est-à-dire  du  comte  de 
Rennes,  duc  de  Bretagne.  Avant  qu'il  eût  rendu  sa  sentence,  dont 
sans  doute  ils  n'attendaient  rien  de  bon,  Guillaume  Goion  et  les 
autres  renoncèrent  à  toutes  leurs  prétentions  et  abandonnèrent  au 
Moui-Saint-Michel  en  toute  propriété  «  cette  première  corde  »  du 
cimetière,  sous  la  condition,  toutefois,  qu'elle  serait  affectée  exclu- 
sivement à  la  sépulture  des  morts,  sauf  le  droit  réservé  au  moine 
et  au  prêtre  desservant  l'église  de  Saint-Méloir  d'y  bâtir  une  maison 

TOME  XXIX  (IX  DE  LA  3©  5ÉK1E.)  26 


Digitized  by  VjOOQiC 


394  ORIGINES  PAROISSIALES. 

à  leur  usage.  Parmi  les  témoins  de  celle  donaiion  ou  renoncialioii 
figure  «  Amchetillus,  ipsius  ecclesie  (S.  Aîelorii)  sacerdos,  »  c'est- 
à-dire,  Anqtietil,  prêtre  ou  curé  de  Saint- Méloir  \  Quant  à  Tc- 
poque,  on  la  lire  de  la  présence  de  ce  Guigon  le  voyer  ou  vicaire 
d'Aleth ,  qui  figure  dans  plusieurs  autres  actes  de  la  fin  du  XF  siècle, 
notamment  dans  une  pièce  datée  de  1098  ^. 

On  voit  par  là  qu'il  y  avait  alors  à  Saint-Méloir  tout  à  la  fois  un 
moine  et  un  prêtre  stéculier.  Le  moine  était  délégué  par  l'abbé  du 
Mont-Saint-Michel  pour  régir  les  domaines,  recevoir  les  revenus  cl 
exercer  les  droits  dont  l'ensemble  constituait  ce  que  l'on  appelait 
d'abord  Yobédience  et  ensuite  U  prieuré  de  Saint-Méloir.  Parmi  ces 
droits  se  trouvait  à  l'origine  le  gouvernement  spirituel  .de  la  pa- 
roisse elle-même,  puisque  l'église  ^c'est-à-dire  la  cure  de  Saint- 
Méloir,  avait  été,  comme  nous  l'avons  dit,  donnée  aux  moines  dès 
le  commencement  du  xi^  siècle. 

Mais  la  discipline  ecclésiastique,  fixée  par  les  conciles,  ne  larda 
pas  à  interdire  aux  religieux  d'exercer  le  ministère  pastoral  ;  alors 
ceux-ci  se  firent  remplacer  par  des  prêtres  séculiers  à  leur  nomi- 
nation, qui  étaient  au  spirituel  les  vrais  et  seuls  curés  des  paroisses. 
Mais,  au  temporel,  il  en  allait  autrement,  et  les  moines,  en  se  ré- 
servant le  titre  honorifique  de  curés  primitifs^  gardaient,  la  plupart 
du  temps,  le  plus  clair  des  revenus  affectés  par  leur  nature  à  l'en- 
tretien du  véritable  pasteur.  De  là,  de  temps  à  autre,  entre  les 
moines  et  les  recteurs  séculiers,  des  difficultés  plus  ou  moins 
graves  et  plus  ou  moins  longues,  aboutissant  à  des  iVansaclions 
portant  partage  des  droits  contestés  :  car  il  fallait  bien,  en  défini- 
tive, que  les  moines  pourvussent  à  l'entretien  des  prêtres  aux- 
quels ils  laissaient  tout  le  soin  et  toutes  les  fatigues  du  ministère 
paroissial. 

Dans  le  cartulaire  du  Mont-Sainl-Mîchel ,  nous  trouvons  une 
transaction  de  ce  genre,  datée  du  30  décembre  1166,  entre  Robert 
(le  fameux  Robert  de  Torigni),  abbé  du  Mont,  et  Hugues  ou  Hmn, 

*  Carliilairc  orig.  du  Monl-Sainl-Michcl,  manuscrit  ilc  la  bibliothèiinc  de  la  >illc 
d^Avraiiches,  fol.  70  V. 
"  l)om  Moricc,  Vieiivcs  de  l'Iùsl.  de  Drelagnc,  I,  491  et  497. 


Digitized  by  VjOOQiC 


CANTON  DE  CANCALE.  395 

curé  de  Sainl-Méloir  *.  Par  cet  arrangement,  auquel  Tévêque  de 
Saint-Malo  (Albert)  donna  sa  sanction ,  il  fut  réglé  que  les  offrandes 
faites  par  les  fidèles,  dans  l'église  de  Saint-Méloir,  seraient  parta- 
gées moitié  par  moitié  entre  le  curé  et  les  moines.  Ceux-ci  toute- 
fois devaient  avoir  les  deux  tiers  des  offrandes  du  jour  de  Noël,  de 
Pâques  et  de  la  Toussaint  ;  et,  en  revanche,  le  curé  percevait  seul 
en  totalité  celles  qui  avaient  spécialement  pour  but  de  rémunérer 
quelqu'une  des  fondions  de  son  ministère  paroissial ,  à  savoir  :  les 
offrandes  des  confréries,  des  baptêmes,  des  épousailles,  des  confes- 
sions et  tout  ce  que  l'église  recevait  dans  les  enterrements  '.  Quant 
à  la  dîme  des  blés,  elle  devait  être  tout  entière  serrée  dans  la 
grange  des  moines ,  qui  n'en  donnaient  au  curé  qu'un  neuvième  et 
gardaient  le  reste  pour  eux.  C'était  là  assurément  la  part  du  lion. 
Aussi,  pour  faire  accepter  de  pareilles  <îonditions,  les  moines  pro- 
mirent au  curéHuon  de  lui  faire,  à  sa  vie  durant,  une  rente  de 
deux  mines  de  seigle  et  deux  mines  d'orge.  Il  semble  que  ce  bon 
curé  s'inquiétait  plus  de  lui-même  que  de  ses  successeurs. 

Un  autre  acte  de  4191,  par  lequel  l'évêque  de  Saint-Malo,  Pierre 
Giraud ,  confirme  les  biens  du  Mont-Saint-Michel  dans  son  diocèse, 
nous  apprend  que  si,  dans  les  paroisses  de  Saint-Méloir  et  de  Can- 
cale,  la  dîme  des  blés  appartenait  aux  moines  pour  huit  neuvièmes, 
au  curé  pour  un  neuvième  seulement,  toutes  les  autres  dîmes,  par 
exemple  celle  du  croît  des  animaux,  se  partageaient  entre  eux  par 
moitié  '. 

Ces  questions  de  dîme  donnèrent  lieu,  en  1215,  à  un  différend 
assez  curieux,  entre  Geoffroi  de  Torigni,  prieur  de  Saint-Méloir,  et 
le  curé  du  môme  lieu ,  appelé  Robert  de  Radeweie  *.  Il  s'agiisait  de 

*  «  Intcr  Robcrlum  abbatom  de  Monte  et  Ilugonera  saccrdolcm,  de  rcddilibus  et 
bencllciis  ad  ccclesiam  Sancli  Mclorii  pcrlincnlibus  »  (Carlul.  du  M-S.-Michcl,  fol. 
180  r.) 

2  •  De  bis  autcm  oblalionibus  que  per  annum  evenerint ,  provisum  (Tst  ut  iuter 
monachos  et  saccrdolem  pcr  médium  parcianlnr,  exccptis  illis  que  pro  parrochiali 
cura  sacerdolcm  contingunt,  scilicct,  oblalionibus  fralernilalum,  bablismi,  sponsa- 
lium,  confessionum ,  et  eis  omnibus  que  de  morluis  conligeril  pcrvenire.  »  (/«/.  ibid.) 

3  Bibl.  nationale,  Mss.,  Bl.-Mx.,  vol.  86  B.,  p.  788. 

*  «  Inler  Gaufridum  de  Torigneio ,  priorein  Sancli  Melurii ,  ex  una  parle,  cl 
UoberlUQi  de  Uadeweie,  cjusdcm  ecclesiie  personam,  ex  altéra.  »  (JH.-Mjo,  8C  B., 
p.  778.) 


Digitized  by  VjOOQiC 


396  ORIGINES  PAROISSIALES. 

la  dîme  des  vignes  —  car  alors  il  y  avait  des  vignes  en  Saint-^é- 
loir.  Celle  dîme,  d'après  ce  qu'on  vient  de  dire,  se  partageait  par 
moitié  entre  le  curé  et  les  moines,  comme  toutes  les  dîmes  autres 
que  celle  du  blé.  Pour  les  terres  anciennement  cultivées  en  vigne, 
ou4)our  celles  nouvellement  défrichées  et  mises  en  vignoble,  pas 
de  difficulté.  Mais  si  l'on  mettait  en  vigne  des  terres  jusque-là  en 
blé,  qu'en  devait-il  être?  Il  paraît  que  jusqu'alors  —  et  cela  se 
conçoit  —  le  cas  ne  s'élail  pas  présenté;  mais,  en  1215,  il  devint 
assez  fréquent  pour  donner  lieu  à  procès.  Le  curé  prétendait  effec- 
tivement la  moitié  de  la  dîme  de  toutes  les  vignes.  Les  moines,  au 
contraire,  voyant  se  développer  dans  la  paroisse  cette  sorte  de  cul- 
ture, réclamaient  (à  ce  qu'il  semble)  dans  la  dîme  de  toutes  les 
vignes  les  huit  neuvièmes  qu'ils  avaient  dans  celle  du  blé. — La  cause 
fut  portée  au  tribunal  de  l'évêque  de  Saint-Malo  (c'était  encore 
Pierre  Giraud),  qui  fit  accepter  aux  deux  parties  une  transaction 
portant  que,  dans  les  terres  changées  de  blé  en  vigne,  le  curé  au- 
rait seulement  le  neuvième  de  la  dîme,  mais  dans  toutes  les  autres 
vignes  la  moitié.  —  Le  côté  le  plus  intéressant  de  celte  petite  chi- 
éane,  c'est  de  montrer  que  la  culture  de  la  vfgne  prit  au  xiii<^  siècle,* 
dans  notre  pays,  un  développement  et  une  importance  dont  on  ne 
se  douterait  guère  aujourd'hui. 

Pour  terminier  cette  petite  chronique  de  Saint-Méloir,  je  vais  tra- 
duire ici  un  document  qui,  outre  sa  valeur  locale,  a  un  intérêt  réel 
pour  l'histoire  de  l'organisation  civile  des  anciennes  paroisses  bre- 
tonnes : 

«  A  tous  ceux  qui  les  présentes  verront  Guillaume ,  doyen  4e 
»  Pou-Aleth,  salut  en  Notre-Seigneur.  Sachent  tous  que  par  de- 
»  vaut  nous  les  paroissiens  de  Saint-Méloir,  agissant  en  commun 
»  {communiter)y  ont  baillé  à  Roger,  leur  cnréy  un  champ  donné  à 
»  l'église  de  Saint-Méloir,  par  Geoffroi  du  Guesclin,  et  situé  auprès 
»  du  bourg  de  ce  nom ,  vis-à-vis  la  Haute-Rue  *.  Roger  pourra  faire 
»  de  ce  champ  tout  ce  qui  lui  plaira,  aussi  bien  que  des  bâtiments 
»  qu'il  y  construirait;  mais  il  devra,  chaque  année,  au  terme  de 

*  Ce  nom  de  Haule-Rue  (ÂUa  rua)»  semble  désigner  ou  une  pièce  de  terre  ou  un 
chemin.     " 


Digitized  by  VjOOQIC 


CANTON  DE  CANCALE.  397 

>  Noël,  payer  à  l'église  de  Sainl-Méloir  une  demi-mine  de  froment, 
»  et  s'il  manque  à  la  payer  ou  à  en  faire  offre,  il  devra  l'amende  à 
»  ladite  église.  Fait  à  Saint-Méloir,  en  pleine  assemblée  de  pa- 
»  roisse,  ran  de  grâce  1228,  le  dimanche  avant  la  Purification  de 
m  la  bienheureuse  Vierge  Marie  *.  ('SO  janvier  1228.)  » 

Ainsi,  dès  celle  époque,  les  habitants  de  nos  paroisses  rurales 
étaient  constitués  à  l'état  de  personnes  civiles,  de  corps  de  commu- 
nauté pouvant  posséder,  recevoir,  contracter,  ester  en  justice,  etc.  ; 
chaque  paroisse,  en  un  mot,  avait  dès  lors  une  organisation  muni- 
cipale, imparfaite  assurément,  mais^elle  et  suffisante  pour  établir 
entre  les  habitants  un  lien  de  solidarité  qui  s'est  perpétué  jusqu'à 
nos  jours. 

—  Aux  quatre  anciens  curés  ou  recteurs  de  Saint-Méloir,  men- 
tionnés jusqu'ici,  nous  pouvons  ajouter  trois  autres  noms  : 

lo  Even  {Evenus  sacerdos)  y  témoin ,  environ  1160,  dans  deux 
acles  d'Adam  d'Herefort  et  de  Damète  de  Goion ,  sa  femme ,  en 
faveur  du  prieuré  de  Saint-Méloir*  ;  2o  Jean  Pointel,  dans  un  acte 
de  Guillaume,  voyer  de  Pou-Aleth ,  de  la  fin  du  xii^  siècle,  pour  le 
même  prieuré'  ;  3»  enfin,  Roger  LangloiSy  dont  nous  avons  une 

*  «  Universis  présentes  lUleras  inspecturis  Guillelmus,  decanus  de  Poelet,  salu- 
lem  in  Domino.  Noverit  universilas  vestra  quod  iparrochiani  Sancti  Meloerii  coram 
nobis  communikr  Iradiderunt  Rogcro,  capellano  suo ,  campum  quem  ecclesie  S.  Me 
loerii  eleraosinavil  Gaufridus  Gasclip,  silum  juxla  villam  S.  Meloerii,  videlicet  juxla^ 
Altam  ruam,  pro  diraidia  mina  fruraenli  annuatim  dicte  ecclesie  persolvenda  :  ila  quod 
de  dicto  campo  et  de  edificio,  si  quod  ibi  fecerit,  poterit  facere  dictas  Rogerus  sue 
beneplacilum  volunlalis,  salvo  dicte  ecclesie  redditu  supradicto,  salva  eliam  eraenda 
dicte  ecclesie  nisi  dictum  frumentum  annuatim  ad  Natale  solutum  fuerit,  secunduni 
consuetudinem  patrie,  vel  oblatum.  Actum  apud  Sanctum  Melorum  {sic)  in  plena 
parrochia»  anno  gratie  M.  CC.  XX.  Vlîl. ,  die  dominica  proxima  ante  PuriUcationem 
B.  Marie  Virginis.  »  {Bl.-Mx,  vol.  86  B.,  p.  787.)  —  L'année  1228  ayant  pour  lettre 
dominicale  BA,  le  1"  janvier  est  un  samedi;  le  2  février,  jour  de  la  Purification, 
est  un  mercredi ,  et  le  dimanche  précédent  est  le  30  janvier  1228,  date  de  cette 
charte. 

a  D.  Morice,  Pr.  de  l'hist.  de  Bret.,  I,  643. 

3  Bl.'Mx,  86  B.,  p.  774.  —  Dans  cette  charte,  il  est  question  de  deux  paroisses, 
Cancale  et  Saint-Méloir,  et  de  deux  curés,  Even  de  Cancale  et  Jean  Pointel ,  dont  la 
paroisse  n'est  point  explicitement  indiquée ,  mais  ce  ne  peut  être  évidemment  que 
^aint-Méloir.  Ce  Jean  Pointel  figure  aussi  comme  témoin  (Johanne  PuntelloJ  dans 
une  autre  charte  datée  de  1184,  dans  D.  Morice,  Pr.,  1,774,  eiBl.^Mx,  86  B. 
p.  772. 


Digitized  by  VjOOQiC 


398  ORIGINES  PAROISSIALES. 

charte  par  laquelle  il  donne  à  Tabbaye  du  Mont-Sainl-Michel,  pour 
une  renie  annuelle  d'une  demi-mine  de  froment,  deux  jardins  à  lui 
appartenant,  contigus  à  son  logis  près  Saint-Méloir,  et  qu'il^  tenait 
héréditairement  d'un  chevalier  appelé  Jean  Quinart  *. 

Donc,  de  la  fin  du  xi®  siècle  au  milieu  du  xiii^,  nous  connais- 
sons jusqu'à  sepf  curés  de  Saint-Méloir,  savoir  : 

1.  Anquetil  {Anschetilliis  ipsius  ecclesie  sacerdos),  fin  du  xp 
siècle,  vers  1090-1100. 

2.  Even  {Evenas  sacerdos),  vers  1160. 

3.  Hugues  ou  Huon  {Hugo  mcerdos\  en  1166. 

4.  Jean  Pointel  {Joannes  Pointellus)^  vers  1180-1190. 

5.  Robert  de  Radeweie  {Roberliis  de  Radeweie^  ecclesie  S»»  Melo- 
rupersona)  en  1215. 

6.  Roger  {Rogerus^  S.  Meloerii  capellanus)  en  1228. 

7.  Roger  Langlois  (Rogerus  Anglicm,  presbiter  S^'  Melorii),  en 
1238. 

Je  ne  donne  pas  assurément  cette  liste  comme  complète  ;  mais  il 
est  pourtant  bien  peu  de  paroisses  qui  pourraient,  pour  le  même 
temps,  en  fournir  une  pareille. 


m.  ^  SAINT-BENOIT-DES-ONDES. 

Le  territoire  de  cette  paroisse  faisait  originairement  partie  de 
celle  de  Saint-Méloir.  Seulement,  dès  le  xii^  siècle,  sur  la  rive 
droite  du  Bié-Jean, —  près  du  pont  de  Blanc-Essai,  sous  lequel  celte 
petite  rivière  traverse  la  digue  des  marais  de  Dol  pour  se  jeter 
dans  la  mer,  —  il  y  avait  un  petit  village,  avec  une  petite  chapelle  ou 
oratoire,  que  l'on  appelait  le  monastère  de  Saint-Benoît-de-Blane- 
Essai.  Ce  fut  vers  le  milieu  du  xii^  siècle  (de  1150  à  1160  environ) 
que  la  piété  d'un  seigneur,  en  assurant  par  une  dotation  le  service 
religieux  de  cette  chapelle,  en  amena  la  transformation  en  église 
paroissiale.  Voici  la  traduction  de  l'acte  qui  constate  ce  fait  : 

«  Sachent  tous  ceux  aux  mains  desquels  parviendra  cet  écrit  que 

«  m.'Mx^,  86  B.,  p.  790. 


Digitized  kTy  LjOOQ le 


CANTON  DE  CANCALE.  399 

»  je  Adam  d'Hereford ,  de  concerl  avec  ma  femme  Damelle,  fille  et 
»  légitime  liérilière  de  Robert  Goion,  donne  et  octroie  à  Dieu,  à 
»  l'église  de  Saint-Michel  archange  et  au  monastère  de  Saint-Benoît 
D  de  Blanc-Essai  {ràonasterio  S.  Benedicti  de  Albo  Esseiwo)  deux 
5>  gerbes  de  la  dîme  de  Lismoné ,  \es  dîmes  de  toutes  les  verdières 
5)  que  j'ai  en  la  paroisse  de  Saint-Méloir,  et  à  Saint-Benoît  le  ter- 
»  rain  dit  la  place  au  Prêtre,  deux  sillons  hors  du  village,  et  dans 
»  les  salines  le  sillon  des  Innocents,  —  le  tout  en  perpétuelle  au- 
5>  mône  *.  En  retour,  l'abbé  et  le  couvent  de  l'église  de  Saint-Michel 
»  s'engagèrent  à  établir  dans  cette  chapelle  de  Saint-Benoît  un 
»  chapelain  ou  un  moine  à  demeure,  y  faisant  constamment  rési- 
»  dence,  et  ce  à  tout  jamais*,  pour  servir  Dieu,  honorer  saint 
»  Benoît,  et  prier  chaque  jour  pour  nous  et  pour  les  âmes  de  ceux 
»  qui  ont  fondé  ou  doté  ce  sanctuaire.  Et  pour  que  cette  donation 
»  soit  incontestable,  nous  l'avons  fait  constater  dans  le  présent 
»  acte  et  munir  du  sceau  de  Saint-Malo  et  de  notre  propre  sceau. 
»  Témoins  :  le  couvent  de  Saint-Michel  archange,  le  couvent  de 
»  Saint-Maîo  ,  Even  prêtre  (de  Saint-Méloir),  Alain  Maleterre, 
»  Geoffroi  Langlois,  Robert  Barat,  Jean  Le  Clerc, Mathieu  Le  Clerc , 
x>  maître  Guion,  Vian  elEudon  prêtres,  Raoul  de  Fécamp,  Thomas 
»  Le  Bel,  et  beaucoup  d'autres  '.  »     , 

Deux  mots  de  commentaire  ne  sont  peut-être  pas  inutiles.  — 
Bien  entendu,  l'église  de  Saint-Michel  archange  c'est  l'abbaye  du 
Mont-Saint-Michel;  le  couvent  de  Saint-Michel,  c'est  proprement  la 

*  «  Duas  garbas  décime  de  Lismone  et  décimas  de  omnibus  viridariis  meis  que 
sunl  in  parrochia  Sancli  Melorii,  etapud  Sanctum  Benedictum  plateam  Sacerdotis  et 
exlra  villam  duos  scillones  el  in  saisis  seillonem  Innocentium  in  perpeluam  elcmosi- 
nam.  »  (Bibl.  nationale,  Mss.  Bl.'Mx.,  vol.  86  B,  p.  790,  et  D.  Moiice,  Preuves  de 
Chisl.  de  Brel.»  I.  643.)  Dom  Morice  a  eu  le  tort  d'omettre  les  quinze  mots  de  ce 
toxle,  imprimés  ici  en  italique;  à  cela  prés,  il  donne  cette  charte  exactement  comme 
elle  est  dans  la  collection  des  Blancs^Manteaux. 

2  «  (apellanum  vcl  monachum  permancntem  in  capellaSancti  Benedicti  in  perpe- 
tnum,  ibi  surgentem  et  cubantem.  »  {BL-Mx.  et  D.  Morice,  Pr.,  ibid.)     ' 

3  Dans  le  Begistre  ou  Catalogue  des  chartes  de  l'abbaye  du  Mont-Saint-Michel , 
rédigé  de  1309  à  1326,  et  qui  se  trouve  dans  le  ms.  n*  34  de  la  bibliothèque^ pu- 
blique d'Avi anches,  celle  charte  figure  sous  ce  titre  :  «  Liltera  décime  de  Limonnay 
et  de  platea  Sacerdotis  apud  Sanctum  Benedictum  in  parrochia  SancU  Melorii.  » 


Digitized  by  VjOOQiC 


400  ORIGINES  PAROISSIALES. 

communauté  des  moines  qui  habitaient  Tabbaye.  —  Le  couvent  de 
Saint-Malo,  c'est  la  communauté  de  chanoines  réguliers  établie 
vers  H50  par  Jean  de  la  Grille,  évêque  de  Saint-Malo,  pour  tenir 
lieu  de  chapitre  dans  son  église  cathédrale.  Comme  celte  commu- 
nauté ne  survécut  guère  à  ce  prélat,  mort  en  U63,  cela  fixe  à  peu 
près  la  date  de  notre  charte. 

En  ce  qui  touche  la  donation,  les  «  deux  gerbes  de  la  dtme  de 
Lismoné,  »  cela  veut  dire  deux  gerbes  sur  trois,  en  d'autres 
termes,  les  deux  tiers  de  la  dîme;  Lismoné  y  c'est  aujourd'hui 
Limonay  ou  Limonnay,  village  situé  assez  près  et  à  l'ouest  du  bourg 
de  Saint-Benoît,  niais  en  Saint-Méloir,  toutefois  sur  l'extrême  limite 
des  deux  paroisses.  --  Les  verdières  sont  ces  herbages  que  la  mer 
lave  aux  grandes  marées,  au  fond  de  la  baie  de  Cancale,  et  que 
l'on  désigne  aussi  sous  le  nom  de  prés  salés,  Quarit  aux  salines  men- 
tionnées ici ,  ce  ne  sont  point  des  marais  salants,  mais  des  grèves 
formées  d'un  sable  fortement  chargé  de  parties  salines,  d'où  l'on 
extrayait  du  sel  par  un  procédé  spécial,  que  l'abbé  Manel  a  décrit 
dans  son  étude  topographique  sur  la  baie  de.  Cancale  ^ 

Dans  l'acte  ci-dessus,  l'abbé  du  Mont-Saint-Michel  s'était  réservé 
la  faculté  de  faire  desservir  la  chapelle  de  Saint-Benoît  soit  par  un 
chapelain,  c'est-à-dire  par  un  prêtre  séculier,  soit  par  un  moine,  à 
son  choix.  Mais  la  discipline,  qui  tendait  de  plus  en  plus  à  exclure 
absolument  les  moines  du  ministère  pastoral,  força  l'abbé  de  con- 
fier ce  soin  à  un  prêtre  séculier. 

Car  —  bien  que  ce  mot  ne  soit  point  écrit  dans  l'acte  —  c'est 
bien  une  vraie  paroisse  qui  fut  établie  à  Saint-Benoît,  et  l'on  en 
trouve  la  preuve  évidente  dans  une  charte  de  Pierre  Giraud ,  évêque 
de  Saint-Malo,  du  14  août  1191,  qui  qualifie  Saint-Benoît  à' église, 
et  la  met  sur  le  même  rang  que  les  églises  de  Saint-Méloir  et  de 
Saint-Méen  de  Cancale  *.  Or,  ce  nom  d'église  était  alors  réservé  aux 

*  F.  Manet,  De  Vélal  ancien  et  de  Vélat  actuel  de  la  baie  du  Mont'Saint^Michel  et  de 
Cancale.  (Saint-Malo,  1829  ,  in-8»),  pp.  19-20. 

^  «  Petrus  Dei  gratia  Macloviensisepiscopus....  cum  abbatem  el  monachos  Montis 
S.  Michaelis  de  periculo  maris  Iraherimus  in  causam  super  ecclesiis  S.  Melorii  et  S. 
Mevenni  de  Cancavra  et  S.  Benedicti,  diligenler  inquisita  negotii  veritate,  eviden- 
lius  altendentes  prefatas  ecclesias  el  carum  prcsentationes  cum  decimis  et  aliis  perti- 


Digitized  by  VjOOQiC 


CANTON  DE  CANCALET.  401 

églises  abbatiales^  cathédrales  et  paroissiales,  —  et  d'ailleurs, 
Cancale  et  Sainl-Méloir  étant  très-certainement  des  paroisses,  Saint- 
Benoît,  placé  sur  le  même  rang,  avait  donc  aussi  celte  qualité. 

Mais  là,  comme  à  Saint-Méloir,  il  y  eut,  semble-t-il,  quelque 
difficulté  relativement  à  la  pension  assignée  par  les  moines  au  rec- 
teur séculier.  C'est  pourquoi,  en  1220,  l'évêque  de  Saint-Malo-, 
Raoul,  dut  intervenir.  Le  Pape  lui  avait  donné  mandat  de  faire  assi- 
gner aux  recteurs  de  son  diocèse ,  dont  les  revenus  paroissiaux 
étaient  possédés  par  des  patrons  ou  des  curés  primitifs  *,  une  por- 
tion de  ces  revenus  suffisante  pour  les  faire  vivre  convenablement, 
—  ce  que  l'on  appela  plus  lard  en  français  et  qu'on  appelait  dès 
lors  en  latin  la  portion  congrue,  portionem  congruam.  L'évêque 
décida,  en  conséquence,  que  le  recteur  de  Saint-Benoît  de  la  Marine  ' 
jouirait  de  tous  les  dons  et  offrandes  qui  seraient  faits  à  lui  et  à  son 
église,  du  tiers  de  toutes  les  dîmes,  et  recevrait  en  outre,  des 
moines  du  Monl-Saint-Michel,  trois  mines  d'orge,  deux  mines  d'a- 
voine et  deux  de  fèves. 

Ainsi,  jusqu'au  milieu  du  xii^  siècle,  Saint-Benoîl-des-Ondes 
faisait  partie  de  la  paroisse  de  Saint-Méloir.  Vers  1160,  en  tout  cas 
longtemps  avant  1191 ,  Saint-Benoît  devint  paroisse ,  régie  par  un 
curé  ou  recteur  séculier,  institué  par  l'évêque  de  Saint-Malo,  mais 
présenté,  c'est-à-dire  nommé  par  l'abbé  du  Mont-Saint-Michel,  qui 
jouissait  (par  lui  ou  par  le  prieur  de  Sainl-Méloir)  des  deux  tiers 
des  dîmes  et  des  droits  de  curé  primitif  de  la  paroisse. 

nenliis  a  longe  rctroaclis  temporibus  ad  raemoralum  monaslerium  de  jure  pertinere, 
possessioni  monachorum  el  jiiri  quod  in  illis  ccclesiis  habebanl  accomodavimus  au- 
Uioritatem  uostram  cum  vohinlale  noslri  capiluli  et  assensu.  »  {UL-Mx,,  vol.  86  B, 
pp.  78.) 

*■  Sur  les  curés  prmitlfSj  voir  la  notice  relative  à  Saint-Méloir-des-Ondes  ci-des- 
sus, p.  394. 

2  «  De  ecclesia  Sancti  Bencdicti  de  la  Marine  si&immus  in  hune  modum,  »  etc. 
(BL'Mx.,  SQ  B,  p.  788.)  —  Dans  la  langue  du  moyen  âge,  la  marine  et  en  latin 
marina,  c*est  tout  simplement  la  nier,  TOcéan.  Saint-Benoit  de  la  Marine  répond 
donc  exactement  à  la  dénomination  actuelle  de  Saint-Benoît-rf<;5-0/idc«. 


Digitized  by  VjOOQ  IC 


402  t>»IGINEg  PAROISSIALES. 

IV.  -  VILDÉ-LA-MARINE, 

La  forme  primitive  et  correcte  de  ce  nom  est  Villedé  ou  Ville- 
Dé  j  en  latin  Villa  Dei^  la  ville  ou  plutôt  le  village  de  Dieu. 

Le  mot  Deus  a  donné  ,  dans  Tancien  français ,  trois  ou  quatre 
formes  diyerses  issues  des  différents  cas  delà  déclinaison  latine.  Le 
nominatif  D^MS,  par  la  chute  de  Vu^  a  donné  Des^  DeXj  Diex.  Le 
génitif  D^i  (D^-î),  par  l'union  des  deux  dernières  voyelles  en  une 
diphlhongue  d,  a  donné  Dei  et  Dé.  Le  datif  et  l'ablatif  Deo  ont 
donné  Deu,  Déeu,  Dieu, 

Pour  revenir  à  notre  Vildé  ou  Ville-Dc,  celte  très-pelite  paroisse 
ayant  appartenu  aux  chevaliers  de  Malte  jusqu'à  la  Révolution , 
j'avais  cru  d'abord  pouvoir  l'identifier  avec  un  lieu  appelé  Vildeu 
(Ville-Deu),  mentionné  parmi  les  possessions  de  l'Ordre  du  Temple 
dans  un  diplôme  de  Conan  IV  ,  duc  de  Bretagne  ,  de  l'an  1162  *. 
Mais^la  chose  ne  se  peut,  car,  dans  une  charte  de  1191,  où  l'évêque 
de  Saint-Malo  ,  Pierre  Giraud  ,  confirme  au  Mont-Saint-Michel  tous 
les  biens  et  possessions  de  cette  abbaye  situés  dans  son  diocèse,  ce 
prélat  nomme  formellement  parmi  ces  biens  «  VillamDeideSanclo 
»  Benedicto  de  Marina  %  »  c'est-à-dire  la  Ville-Dé-de-Saint-Benoil' 
de-la-Mariney  qui  ne  peut  être  que  notre  Vildé-la- Marine. 

D'où  il  faut  conclure  trois  choses  : 

lo  Que  Villedé  n'était  alors  qu'un  village  (villo)  en  la  paroisse  dé 
Saint-Benoît; 

2»  Que  ce  village  appartenait,  en  1191 ,  aux  moines  du  Monl- 
Saint-Michel ,  et  ne  passa  que  plus  tard ,  à  une  époque  que  l'on  ne 
peut  fixer,  en  la  possession  soit  des  Templiers,  soit  des  Hospitaliers 
de  Sainl-Jean-de-Jérusalem;  —  et  c'est  probablement  en  changeant 
de  main  que  de  simple  village  ce  lieu  devint  paroisse  ; 

3<>  Enfin,  que  cette  localité  devrait  s'appeler  non  Vildé-la-Maritie, 

*  M.  Anatole  de  Barlhélemy  a  publié  ce  diplôme  dans  la  lîcvuc  archéologique 
(année  1863),  mais  d'après  une  copie  qui  semble  fort  défeclueusc;  je  nie  propose 
d'en  donner  une  version  un  peu  meilleure.  Ce  diplôme  est  enlièremenl  différent  de 
celui  publié  par  D.  Morice,  Vr,  de  Vhisl.  de  Brcl.,  I,  G38. 

a  Bibl.  nal.  Mss  Bl.-Mx,  vol.  86  B,  p.  787. 


Digitized  by  VjOOQiC 


CANTON  DE  CANCALE.  403 

mîiis  Wledé-de-la-Marimy  c'est-à-dire  Villedé-d^-to-iUfer,  absolu- 
ment comme  Saint-Benoît-(fe-ia-i|fam^  (auj.  Sainl-Benoît-des- 
Ondes),  dont  Villedé  faisait  jadis  partie. 

Au  civil,  la  paroisse  de  Vildé-la-Marine  est  présentement  comprise 
dans  la  commune  de  Hirel. 

V.  —  SAINT-COULOMB. 

Celte  paroisse  a  pour  patron  l'illustre  moine  irlandais,  fondateur 
(au  vp  siècle)  de  l'abbaye  de  Luxeuil,  saint  Colomban,  dont  le  nom 
breton  Coulm  signifie  précisément  une  colombe  ou  —  comme  on 
disait  aussi  dans  l'ancien  français—  une  coulombe.  Mais  cette  forme 
coulombej  à  cause  de  sa  terminaison  féminine,  désignait  plus  spécia- 
lement la  femelle,  et  le  mâle  était  appelé  coulomb.  De  là  le  nom  de 
noire  paroisse. 

L'acte  le  plus  ancien  qui  en  fasse  mention ,  est  une  charte  de  la 
fin  du  XI*  siècle,  par  laquelle  un  chevalier,  Clamarhoc,fils  de  Richer, 
donne  à  l'abbayé  du  Mont-Saint-Michel  des  terres  et  droits  en 
Saint-Idéuc,  la  dîme  du  Verger  en  Cancale  *,  et  ajoute  ensuite  ;  «  Je 
»  donne  aussi  à  Saint-Michel  la  dîme  de  Fautrels,  la  dîme  du  fief 
»  de  Raoul,  fils  de  Mainfînit,  la  moitié  du  produit  de  l'autel  de 
j>  Saint-Coulomb  ',  la  moitié  des  droits  de  sépulture  appartenant  à 
j^  ce  monastère,  la  moitié  de  la  dîme  des  bestiaux  que  ledit  monas- 
»  tère  possède,  et  au  même  lieu  de  Saint-Coulomb  autant  de  teire 
j»  qu'en  peut  labourer  une  charrue  en  un  an  ',  » 

*  «  Decimam  de  quodam  loco  qui  Vergied  vocatur.  »  {CartiU.  du  Monl-Sainl- 
Michel,  fol.  69  R%  Ms.  de  la  bibliothèque  d*Avranches).  Ce  village  du  Verger  a 
donné  son  nom  à  une  anse  de  mer  qui  borde,  au  nord ,  le  territoire  de  Cancale;  il 
s'y  trouve  de  toute  antiquité  une  chapelle  de  secours  pour  tout  ce  côté  de  la  pa- 
roisse. 

*  C'est-à-dire  du  produit  des  offrandes  déposées  sur  Tautel. 

3  .  Do  quoque  decimam  Faluetrels,  decimaraque  Radulfi  Mainfiniti  lîlii,  et  me- 
dielatem  de  hoc  quod  exit  de  allari  Sancli  Columbani,  medielatemque  de  sepulluris 
ejùs^em  monaslerii,  et  raedietalem  décime  de  vivis  bestiis  que  pertinent  ad  predic- 
tum  monaslerium.  Do  etiam  terram  in  eodem  loco  quantum  potest  una  carruca  arare 
in  anno.  »  {Cartul.  du  Monl-Saint-Michel,  fol.  69  R».)  —  L'étendue  de  terre  indi- 
quée en  dernier  lieu  est  ce  qu'on  appelait  ordinairement  une  charruée  de  terre 
{una  carrucata  ou  terra  ad  unam  carrvcam).  et  qui,  d'après  les  calculs  les  plus  ipo- 
dérés,  contenait  environ  18  hectares. 


Digitized  by  VjOOQiC 


404  OMGINE»  PAROISSIALES. 

Quoique  Saint-Coulomb  reçoive  ici  le  nom  de  monaslère  ,  ordi- 
nairement réservé  aux  simples  chapelles  ou  oratoires,  il  s'agit  bien 
réellement  d'une  paroisse,  car  une  paroisse  seule  pouvait  parmi  ses 
revenus  compter  des  droits  de  sépulture. 

Cette  charte  n'est  pas  datée,  mais  elle  est  confirmée  et  souscrite 
par  Geoffroi  de  Dinan,  fils  d'Olivier,  qu'on  voit  aussi  figurer  dans  la 
fondation  du  prieuré  de  Saint-Florenl-sous-Dol,  laqtielle  est  positi- 
vement de  l'an  1079  *.  D'où  suit  que  la  charte  de  Clamarhoc  se 
place  environ  1080,  et  que  dès  lors,  par  conséquent,  existait  la 
paroisse  de  Saint-Coulomb.  Toutefois ,  ce  nom  de  monastère  qui , 
dans  l'usage,  lui  était  encore  donné,  montre  que  l'érection  de  cette 
église  en  paroisse  ne  devait  pas  alors  dater  de  bien  loin.  Voici,  à 
ce  sujet,  une  conjecture  qui  me  semble  tout  à  fait  voisine  de  la 
certitude. 

Dans  la  première  moiiié  du  xi^  siècle ,  de  1010  à  1040  environ  , 
alors  que  la  constitution  politique  de  la  Bretagne ,  ruinée  par  les 
invasions  normandes ,  se  réorganisait  sur  les  basés  de  la  féodalité 
territoriale ,  Dol  avait  pour  archevêque  un  personnage  important , 
Ginguené  ou  Junguené^  qui,  imitant  la  conduite  des  comtes  de 
Rennes  ,  de  Penthièvre  et  de  tous  les  grands  feudataires  bretons , 
distribua  à  des  vassaux  une  partie  considérable  de  l'immense 
seigneurie  temporelle  attachée  à  son  siège  épiscopal.  Bon  parent, 
il  commença  par  pourvoir  sa  famille.  A  l'aîné  de  ses  frères,  Rivallon 


*  Cette  date  de  1079  sera  établie  dans  une  notice  spéciale  sur  les  origines  de  la 
paroisse  de  l'Abbaye-sous-Dol. 

^  Dans  les  actes  latins  Gingoneus ,  Jungoneus,  Junkeneus  et  aussi  Jungueneu  qui 
est  une  forme  de  la  langue  vulgaire.  On  voit  ce  prélat  figurer  comme  témoin  dans 
une  donation  faite  à  Tabbaye  de  Saint-Méen  par  la  duchesse  Havoisc  et  ses  fils 
(Alain  III  et  Eudon),  peu  de  temps  après  la  mort  de  Geoffroi  I",  duc  de  Bretagne , 
c'est-à-dire  vers  1008-1010.  (D.  Moricc,  Pr.  de  l'hist.  de  Bret.,  1 ,  359)  ;  -  dans  la 
.  donation  de  Livré  à  Saint-Florent-de-Saumur ,  au  temps  de  Tabbé  Giraud,  c'est-à- 
dire  de  1013  à  1022  (D.  Morice, /6ii.,  382);  —  dans  la  donation  de  Belle-Ile  à 
Bedon  par  Alain  III,  du  22  mars  1026  {Id.,  Ibid.,  357);  —  dans  les  deux  chartes  du 
même  duc  pour  le  Mont-Saint-Michel ,  de  1030  et  de  1032  {Id.,  Ibtd.,  381  et  372  ; 
cf.  nos  Origines  paroissiales,  articles  Cancale  et  Saint-^Méloir),  etc.  On  trouve  encore 
ce  prélat  mentionné  en  divers. actes  sans  date  précise,  mais  qui  se  placent  nécessai- 
rement de  1008  à  1037  et  lOiO,  dans  D.  Morice,  Pr.,  l,  369.  370,  371,  376,  383. 


Digitized  by  VjOOQiC 


CANTON  DE  GA!ÏGÂLE.  405 

Chèvre-Chenue,  il  donna  la  baronnie  de  Combour;  à  un  autre,  dit 
Salomon ,  de  naissance  illégitime ,  il  octroya  un  fief  moindre ,  mais 
encore  Irès-respeclable  * ,  qu'on  appela  d'abord  la  seigneurie  du 
Guesclin  —  parce  qu'il  avait  pour  chef-lieu  un  château  bâti  en  mer 
sur  1q  rocher  de  ce  nom ,  -—  et  plus  tard  la  seigneurie  du  Plessix- 
Bertrand ,  parce  qu'un  certain  Bertrand ,  descendant  de  Salomon , 
lassé  de  sa  résidence  maritime,  transporta  son  domicile  à  une  lieue 
environ  dans  les  terres,  où  il  érigea  une  de  ces  petites  forteresses 
que  la  nature  particulière  de  leur  enceinte  extérieure  faisait  alors 
appeler  àesplessixK  —  Le  rocher  du  Guesclin  est  dans  une  anse 
de  même  nom  qui  baigne ,  du  côté  du  Nord,  le  territoire  de  Saint- 
Coulomb  ;  le  Plessix-Bertrand  s'élève  sur  ce  lerriloire  à  une  demi- 
lieue  au  sud  du  bourg  ;  la  seigneurie  du  Guesclin  ou  du  Plessix- 
Berlrand  comprenait  à  l'origine  ce  même  territoire  tout  entier. 

N'y  a-t-il  pas  lieu  de  croire  dès  lors  que  l'érection  de  la  sei- 
gneurie du  Guesclin  et  celle  de  la  paroisse  de  Saint  Coulomb  furent 
simultanées ,  —  soit  que  l'archevêque  Ginguené  ait  voulu  du  même 
coup  pourvoir  à  l'organisation  féodale  et  à  l'organisation  religieuse 
de  ce  territoire ,  —  soit  plutôt  que  Salomon  ,  le  nouveau  seigneur , 
ait  tenu  à  établir  une  paroisse  dans  son  fief  pour  éviter  d'être  ,  lui 
et  ses  hommes,  tributaire  d'une  église  étrangère?  D'après  cela, 
l'origine  de  la  paroisse  de  Saint-Coulomb  serait  certainement  anté- 
rieure à  l'an  1040 ,  et  remonterait  probablement  aux  vingt-cinq 
premières  années  du  xi®  siècle. 

Quoi  qu'il  en  soit,  en  i225,Pierre  du  Guesclin  était  en  contesta- 
tion avec  le  chapitre  de  Dol  au  sujet  des  dîmes  de  Saint-Coulomb. 


*  Voyez  D.Moricc,  Preuves»  1,-683,  et  Dupaz  ,  Histoire  généalogique  de  plusieurs 
maisons  de  Bretagne,  p.  116,  398,  399. 

2  Ce  mot  plessix  avait,  au  moyen  âge.  plusieurs  significations.  Au  sens  propre , 
c'est  une  palissade  faite  de  bois  vifs  dont  les  branches  sont  ployées  et  enchevêtrées 
au  point  de  former  une  défense  impénétrable ,  d'où  le  nom  lui-même  plexitium  qui 
viendrait,  selon  les  glossaires,  du  veTheplecterc,  plcxi,  ployer.—  On  a  ensuite  donné 
ce  nom  au  terrain  compris  sous  cette  clôture,  et  comme  beaucoup  des  châteaux  des 
XI*  et  XII'  siècle  avaient  pour  première  défense  une  palissade  de  cette  sorte ,  de  là 
vient  que  le  nom  de  plessix  est  resté  attaché  à  un  grand  nombre  de  lieux  occupés 
jadis  par  ces  petites  forteresses  féodales. 


Digitized  by  VjOOQiC 


406  ORIGINES  PAROISSIALES 

Il  s'agissait  des  deux  tiers  des  dîmes  provenant  d'une  partie  de 
cette  paroisse  appelée  le  trait  du  Hindré  *.  Le  sire  du  Guesclin  s'en 
prétendait  fermier  perpétuel  moyennant  une  redevance  annuelle  de 
dix  mines  de  froment  due  au  chapitre.  Le  chapitre  en  prétendait  la 
jouissance  directe,  et  réclamait  de  plus  une  somme  de  30  livres 
pour  l'indemniser  des  torts  que  lui  avait  causés  le  sire  du  Guesclin. 
Celui-ci  résista ,  s'entêta ,  se  61  excommunier,  et,  une  fois  excom- 
munié, renonça  à  son  prétendu  droit  de  ferme.  Le  chapitre  ,  bon 
prince,  se  désista  de  son  côté  de  sa  demande  d'indemnité,  et  donna 
même  au  seigneur  une  rente  annuelle  d'une  mine  de  froment  à  lui 
due  par  certains  paroissiens  de  Saint-Coulomb  appelés  Leroi  ^. 

Il  paraît  que  les  limites  respectives  du  territoire  deSaint-Couloibb 
et  de  celui  de  Cancale  restèrent  assez  longtemps  indécises,  du 
moins  sur  certains  points.  Cette  incertitude  ayant  amené  des  diffi- 
cultés entre  le  chapitre  de  Dol  et  l'abbé  du  Mont-Saint-Michel,  qui 
percevaient,  celui-ci  les  dîmes  de  Cancale,  celui-là  les  dîmes  de 
Saint-Coulomb,  —  les  deux  parties  s'entendirent,  en  1268,  pour 
remettre  à  l'évêque  de  Saint-Malo  et  à  celui  de  Dol  (Jean  Mahé)  le 
soin  de  fixer  définitivement,  en  qualité  d'arbitres,  ceite  limite 
contestée  '.  Malgré  cela ,  il  y  eut  encore,  vingt-trois  ans  après,  des 
difficultés  de  même  genre,  terminées  par  un  accord  passé  au  mois 


*  Le  Hindré  est  un  village  assez  important  de  la  paroisse  de  Saint- Coulomb  ,  à 
Test  du  bourg  de  ce  nom  cl  un  peu  au  sud  de  la  route  de  Cancale.  Avant  la  Révolu- 
tion, le  ilindi'é  était  une  terre  à  moyenne  justice  relevant  de  la  seigneurie  du  Plcssix- 
Berlrand. 

2  «  Unam  minam  frumcnli  quam  habebat  (capitulum)  cum  Ilcgibus  parochic 
S.  Columbani.  »  (D.  Morice,  Pr.,  I,  853).  Reges ,  le  Roi  ou  Leroi,  doit  s'entendre 
d'une  famille  de  ce  nom  habitant  la  paroisse  de  Saint-Coulomb.  Ce  texte  est  à  noter 
pour  l'histoire  des  noms  patronymiques  en  Bretagne.  —  On  voit,  d'ailleurs,  par  une 
bulle  du  pape  Boniface  Vlll  (1294-1303),  que  le  chapitre  de  Dol  prélevait  le  tiers 
de  tous  les  revenus  ecclésiastiques  de  la  paroisse  de  Saint-Coulomb  {Bulletin  de  la 
Société  archéolog .  d'Ille-ot-Vilainc,  année  1862,  p.  215). 

3  €  Joannes  (Dolensis  episcopus),  electus  arbiter  cum  Stephano  fsicj,  Macloviensi 
episcopo,  ab  abbate  S.  Michaelis,  prîore  S.  Melorii,  et  capitulo  Dolensi,  ad  divi- 
dcndas  cerlis  terminis  parrochias  S.  Columbani,  diocesis  Dolensis,  et  S.  Mevenni 
de  Cancale,  dioc.  Maclovicusis.  >  (Note  ms;  de  P.  Hévin,  extraite  du  Livre  Alanust 
f.227.) 


Digitized  by  VjOOQI(^ 


CANTON   DE  CANGALE.  407 

de  septembre  1291,  entre  le  chapitre  de  Dol  el  Tabbaye  du  Mont- 
Sainl-Michel  '. 

Ce  qui  rendait  ces  difficultés  plus  im(>orlantes  —  et  plus  ardues 
peut-être  aussi  à  certains  égards,  —  c'est  que,  dé  tout  temps,  jus- 
qu'à la  Révolution,  la  paraisse  de  Cancale  faisait  partie  du  diocèse 
de  Saint -Malo,  el  celle  de  Saint-Coulomb,  enclavée  dans  ce  même 
diocèse ,  relevait  au  spirituel  de  l'évêché  de  Dol. 


VI.  —  LA  FRESNAIE. 

Le  nom  de  cette  paroisse  indique  un  terrain  où  le  frêne  abonde  : 
fraxinetum  est,  à  proprement  parler,  un, lieu  couvert  de  frênes. 
Comme  presque  tous  les  noms  latins  du  genre  neutre,  celui-ci,  en 
passant  dans  le  français ,  a  pris  indifféremment  les  deux  genres,  et 
ainsi  fraxinetum  ou  frassinetumy  devenu  successivement  frasne- 
lum,  frasneum,  fresnetim y  a  donné  tout  à  la  fois,  dans  la  langue 
vulgaire,  fc/r^sncft  el  la  fresnaie ,  deux  formes  d'un  même  mol, 
qui,  l'une  et  l'autre,  signifient  un  bois  de  frênes. 

La  dernière  forme  ayant  fini  par  être  exclusivement  adoptée  pour 
désigner  la  paroisse  dont  nous  nous  occupons,  engendra  à  son  tour 
une  nouvelle  forme  latine,  Frcsneia^  usitée  dans  les  actes  du  xii^ 
siècle,  tandis  que  dans  les  textes  plus  anciens,  dans  ceux  du  xf, 
par  exemple,  le  nom  primitif  est  le  type  latin  régulier  Fraxi- 
netum. 

Au  reste,  il  faut  bien  l'avouer,  on  trouve  peu  de  chose  sur  cette 
paroisse  dans  nos  vieux  actes. 

La  plus  ancienne  mention  que  j'en  connaisse  se  réfère  à  une 
donation  faite  aux  moines  de  Saint-Florent  de  Saumur,  et  relalée 
dans  une  notice  contemporaine,  dont  voici  la  traduction  : 

*  Arch.  d'Ule-et-Vilaine,  fonds  tla  chapitre  de  Dol.—  Cet  acte  donne  des  détails 
lopographiques  qui  semblent  intéressants;  malheureusement,  il  n*en  reste  qu'une 
copie  du  xvii*  siècle ,  incomplète  et  fautive ,  partant  difficile  à  comprendre.  On  y 
trouve  mentionnés  le  village  de  Hercan  ou  Herican,  aujourd'hui  en  Cancale,  le  ruis- 
seau de  Val-ès-Cerfs,  dit  dans  cet  acte  Vallis  Serpa^  qui  sépare  encore  les  deux 
paroisses,  le  village  de  Biaubois,  etc.. 


Digitized  by  VjOOQiC 


408  ORIGINES  PAROISSIALES. 

«  Pour  Pamour  de  Dieu,  pour  les  âmes  de  s^s  parenls  et  de  son 
»  oncle  Robert,  Hamon,  fils  de  Main,  a  donné,  aux  moines  de 
»  Saint-Florent  la  part  qu'il  avait  dans  la  dîme  de  la  Fresnaie, 
»  c'est-à-dire  le  quart.  Guillaume,  son  frère,  a  confirmé  ce  don, 
»  duquel  furent  témoins  :  Baderon ,  Roscelin  son  homme,  Seveslre 
»  fils  d'Eon ,  Renaud  fils  de  Constance,  Glaillou  *.  » 

Cette  notice  n'est  pas  datée,  mais  le  donateur  et  tous  les  témoins, 
sauf  un  (Sevestre  fils  d'Eon),  figurent  dans  les  actes  de  la  fondation 
du  prieuré  de  Saint-Florent-sous-Dol,  —  fondation  qui  eut  lieu 
dans  les  six  premiers  mois  de  1079,  comme  nous  le  démontrerons 
en  nous  occupant  des  origines  de  l'ancienne  paroisse  de  l'Abbaye- 
sous-Dol.  On  doit  donc  placer  la  donation  d'Hamon,  fils  de, Main, 
vers  1080,  ce  qui  prouve  que  la  paroisse  de  la  Fresnaie  existait 
dès  lors.  Depuis  combien  de  temps,  nous  l'ignorons. 

Cent  ans  après,  en  ll&l,  dans  une  grande  enquête,  faite  par 
ordre  d'Henri  II,  roi  d'Angleterre,  pour  le  recouvrement  des  biens 
aliénés  ou  usurpés  de  l'archevêché  de  Dol,  on  voit  que  le  domaine 
de  l'archevêque  comprenait  treize  métairies,  sises  en  la  paroisse  de 
la  Fresnaie,  et  dont  cet  acte  nous  donn^  en  partie  les  noms  ;  mais 
je  n'en  ai  pu  jusqu'ici  retrouver  que  deux  encore  existants,  meleria 
Guiberti^  qui  est  la  Guibertière,  et  Ernauderia^  la  Renaudière, 
Tune  et  l'autre  très-voisines  du  bourg  de  la  Fresnaie.  Il  semble 
aussi  résulter  de  ce  texte  que  notre  paroisse  s'étendait  alors  du 
côté  de  l'est  jusqu'au  Guioul,  car,  parmi  ces  treize  métairies,  l'en- 
quête nomme  «  la  métairie  des  Chanoines  sur  le  Guioul,  »  et  «  la 
métairie  d'Etienne  du  Guioul  '.  » 

Cette  enquête  nous  apprend  encore  qu'en  1181  le  curé  de  la 
Fresnaie  s'appelait  Robert,  et  qu'il  reconnut  pour  être  du  domaine 
de  l'archevêque  les  deux  tiers  des  dîmes  de  sa  paroisse  '. 

*  «  Hamo  filius  Maini  dedil  monachis  Sancli  Florentii  partem  suam  décime  de 
Fraxinelo,  id  est  quarlam  parlem,  pro  Dei  amore,  parenlumque  suorum  palruique 
sui  Rolberli  animabus.  Quod  conccssil  Guillelinus  frater  ejus.  Testes:  Baderon, 
Roscelinus  horao  ejus,  Silvesler  filius  Eudonis,  Rainaldus  filius  Conslancii,  Gla- 
loius.  »  (Arch.  dép.  de  Maine-et-Loire,,  Livre  Blajic  de  Saint-Florent  de  Saumur,  fol. 
78  V'.)  —  Ce  texte  est  inédit. 

2  D.  Morice,  Preuves  de  l'Histoire  de  Bretagne,  I,  683  et  686. 

3  «  Roberlus  presbyter  de  Fresneia.  »  Id.  Wid.,  687. 


Digitizedby  Google" 


CANTON  DE  CANCALÈ.  409 

Enfin,  d'après  une  bolle  du  pape  Boniface  VIII  (1294-1303),  le 
chapitre  de  Dol  possédait  en  la  Fresnaie  des  prairies  étendues, 
ûiies  prés  aux  Chanoines ,  et  un  autre  domaine  appelé  la  métairie 
de  la  vicomtesse  Roianteline  *. 


VU.  —  HIREL. 

Il  y  a  lieu  de  croire  que  la  paroisse  de  Hirel  n'est  pas  moins  an- 
cienne que  sa  voisine ,  celle  de  la  Fresnaie ,  c'est-à-dire  qu'elle 
remonte  au  moins  à  la  seconde  moitié  du  xi©  siècle.  Toutefois, 
jusqu'ici,  la  plus  ancienne  mention  que  nous  en  ayons  pu  troqver 
ne  date  que  de  la  fin  du  xii®  siècle,  et  se  rencontre  dans  l'enquête 
de  1181  pour  le  recouvrement  des  biens  de  l'archevêché  de  Dol. 

Cette  enquête  nous  apprend  que  l'évêque  de  Dol  —  qui  portait 
encore  alors  le  titre  d'archevêque  —  possédait  les  deux  tiers  de  la 
dîme  de  la  paroisse  de  Hirel,  que  ces  deux  tiers  étaient  déposés 
dans  la  maison  d'un  particulier  appelé  Chaussegrise  {Grisa  Caliga), 
mais  restaient  à  la  disposition  du  prélat. 

On  y  trouve  aussi  le  nom  des  deux  prêtres  qui  desservaient  en  ce 
temps-là  l'église  de  Hirel  :  ils  s'appelaient  Gautier  Bodin  et  Ruellon. 
Et  l'on  y  voit  figurer  un  chevalier,  dit  Geoffroi  de  Hirel  (Gaufridus 
de  Hirel) ^  qui,  d'après  ^n  nom  {de  Hirel),  devait  être  dans  cette 
paroisse  le  principal  vassal  de  l'évêque  de  Dol  ;  car,  de  tout  temps 
et  jusqu'en  1789,  le  territoire  de  Hirel  relevait  de  la  seigneurie 
temporelle  attachée  à  ce  siège,  ou  (comme  on  disait  alors)  du 
régaire  de  DoP. 

La  famille  de  Hirel,  à  laquelle  appartenait  ce  Geoffroi,  ne  semble 
avoir  eu,  d'ailleurs,  ni  longue  durée  ni  grand  éclat.  On  en  voit 
pourtant  quelques  membres  mentionnés  dans  les  actes  de  Bretagne 

*  \o\r  Bulletin  de  la  Société  archéologique  d*Ilk-et'Vilaine,  t.  II  (année  1862),  p. 
215.—  Quoique  ceUe  bulle,  comme  toutes  les  bulles,  soit  écrite  en  latin,  le  nom 
de  notre  paroisse  ne  s'y  montre  que  sons  cette  forme  française  la  Fresnée;  dans 
Tenquêle  de  1181 ,  il  est  en  latin  sous  la  forme  dérivéç  Fresneia»  et,  dans  la  notice 
du  XI'  siècle,  sous  la  forme  primitive. Fraâ;in6^am. 

'  D.  Morice,  Preuves  de  V histoire  de  Bretagne,  I,  686. 

TOME  XXIX  (  IX  DE  LA  3«  SÉRIE.  )  27 


Digitized  by  VjOOQiC 


410  ORIGINES  PAROISSIALES. 

recueillis  par  nos  Bénédictins,  par  exemple,  un  Jean  de  Hirel,  cheva- 
lier, en  1196,  et  dans  deux  tilres  de  la  fin  du  xii^  ou  du  commen- 
cement du  xiiie  siècle,  deux  bienfeiteurs  de  l'abbaye  de  la  Vieu- 
ville,  près  Dol,  appelés,  Tun  Judicaël  ou  Giquel  de  Hirel,  l'autre 
Guillaume  de  Hirel.  Enfin,  dans  une  montre  de  Thôtel  de  Bertrand 
du  Guesdin,  de  Tan  1370,  on  trouve  encore ,  parmi  les  hommes 
d'armes  qui  suivaient  la  bannière  du  connétable,  un  Jean  de 
Hirel  K 

Dans  le  clergé,  nous  rencontrons  un  troisième  Jean  de  Hirel, 
chanoine  de  Dol  en  1235  et  1241  %  et,  cent  ans  plus  tard,  en  1340, 
un  Roland  de  Hirel,  chapelain  de  l'église  de  Dol,  qui  desservait  la 
chapelle  du  Crucifix  et  prenait  le  titre  de  curé^.  Hais  je  ne  sais  si 
l'on  doit  mettre  ces  deux  derniers  parmi  les  membres  de  la  famille 
de  Hirel,  car  souvent,  au  moyen  âge,  les  gens  d'église,  même 
d'extraction  plébéienne,  prenaient  le  nom  de  leur  paroisse  natale 
à  litre  de  surnom  individuel ,  sans  y  prétendre  aucun  droit  comme 
nom  patronymique. 

Ajoutons,  pour  en  finir,  que  d'après  l'enquête  de  1181 ,  tous  les 
lais  de  mer,  et  en  général  toutes  les  grèves  de  la  paroisse  de  Hirel 
{qnocumque  mare  ascendit  vel  descendit)  étaient  du  domaine  de 
l'évêque  de  Dol  *,  et  que ,  suivant  la  bulle  du  papeBoniface  VUI, 
déjà  citée  à  l'article  de  la  Fresnaie,  le  chapitre  de  Dol  possédait 
une  terre  de  80  acres,  avec  bâtiments  d'exploitation  en  Hirel  et  le 
Vivier,  et  une  pêcherie  ea  mer  sur  le  rivage  de  ces  deux  paroisses  *. 

Arthur  de  la  Borderie. 

*  Dom  Morice,  Preuves  de  Vhist.  de  Bret.,  726,  773,  784, 1644. 

2  Id.  Ibid.,  889,  920. 

3  .  Rollandus  de  Hirel ,  capellanus  deserviens  capell»  Crucifixi ,  curatus  in  eccle- 
sia  Dolensi.  »  (D.  Morice,  Preuves,  I,  1406.) 

^  Id.  ibid.,  686. 

*  Bulletin  de  la  Société  archéologique  d'ÏUe-et^Vilaine,  Il  (année  1862),  p.  215. 


Digitized  by  VjOOQIC 


CHRONIQUE 


Sommaire.  —  La  Vendée  représentée  à  la  Commune  par  le  citoyen  Allix. 

—  Pourquoi  un  antre  Vendéen ,  M.  Emile  Beaussire ,  a  été  emprisonné. 

—  Eloge  non  suspect  de  la  Restauration.  —  Paris  en  feu!  —  Les  prières 
publiques.  —  Mï'e  Clémence  Dubreuil. 

La  Vendée  a  eu  le  triste  avantage  de  compter  un  de  ses  enfants  parmi 
les  membres  de  la  Commune,  le  citoyen  Allix,  de  Fontenay-le-Comte,  le 
citoyen  Allix,  inventeur  des  Escargots  sympathiques^  un  fou  patenté,  qui 
est  sorti  de  Charenton  pour  diriger  une  des  mairies  de  Paris ,  pour  com- 
mander un  bataillon  de  la  garde  nationale  et  pour  trôner  à  THôtel-deVille. 
Il  est  reçu  que  nous  sommes  le  peuple  le  plus  spirituel  de  la  terre  et  que 
les  Parisiens  sont  les  plus  spirituels  de  tous  les  Français.  Nous  le  voulons 
bien,  et  nous  nous  bornons  à  demander  que  Ton  nous  cite  une  peuplade 
iroquoise  ou  huronne,  chez  laquelle  on  ait  vu  jamais  chose  plus  boufifonne, 
plus  inepte,  et,  tranchons  le  mot,  plus  bêle.  —  Quant  au  citoyen  Allix, 
échappé  de  Charenton ,  qu'on  l'y  replace ,  et  que  tout  soit  dit. 

Un  autre  de  nos, compatriotes,  M.  Emile  Beaussire,  de  Luçon,  a  eu 
l'honneur  d'être  arrêté  par  les  sbù-es  de  la  Commune  et  jeté  à  la  Concier- 
gerie, pour  avoir  fait  noblement  son  devoir.  Professeur  de  philosophie  au 
lycée  Charlemagne,  il  n'avait  pas  voulu  abandonner  son  poste  après  l'in- 
surrection du  18  mars.  Le  1er  mai,  il  publia  dans  la  Revue  des  Deux 
Mondes  un  article  intitulé  :  le  Procès  entre  Paris  et  la  Province,  Ecrit 
sur  un  sujet  brûlant ,  au  milieu  des  émotions  terribles  de  la  guerre 
civile,  au  bruit  du  canon  et  de  la  mousqueterie,  cet  article  est  bien  d'un 
philosophe:  il  est  sage,  raisonnable,  froidement  et  purement  écrit,  tel 
qu'il  aurait  pu  l'être  dans  un  temps  calme.  C'est  là  le  reproche  que  nous 
lui  ferions,  ^ous  y  voudrions  un  peu  plus  de  flamme ,  et  il  ne  nous  eût 
pas  déplu  de  retrouver  sur  ces  plages  le  reflet  des  lueurs  sanglantes  qui 
éclairaient,  à  cette  heure  fatale ,  l'horizon  de  Paris.  Tel  qu'il  est,  l'article 
de  M.  Beaussire  est  un  acte  honnête  et  courageux.  Nous  aimons  à  en  re- 
produire ces  lignes  qui,  lues  en  province,  nous  paraissent  toutes  simples, 
mais  qui,  écrites  et  publiées  à  Paris  le  lef  mai  1871 ,  honorent  singuliè- 
rement leur  auteur: 


Digitized  by  LjOOQ  iC 


412     '  CHRONIQUE. 

«  Il  s'en  faut  de  beaucoup  que  Paris  soit  représenté  par  sa  prétendue 
Commune  ;  il  ne  Test  pas  davantage  par  l'armée  cosmopolite  qui  combat 
pour  elle,  quelques  avantages  que  donnent  au  recrutement  de  cette  armée 
la  solde ,  la  contrainte  et  l'apparence  des  convocations  régulières  au  sein 
d'une  organisation  toute  formée.»  —  Dame  Commune,  composée  de 
membres  qui  n'avaient  cessé  dé  réclamer  la  liberté  illimitée  de  la  presse, 
a  jugé  que  ces  lignes  ne  pouvaient  être  expiées  que  par  la  suppression  de 
la  Revue  qui  les  avait  admises  et  par  l'emprisonnement  de  l'écrivain  qui 
les  lui  avait  fournies.  Nous  apprenons,  avec  une  satisfaction  bien  vive, 
que  notre  éminent  compatriote  a  été  mis  en  liberté  la  veille  de  l'entrée 
de  nos  troupes  dans  Paris  ;  nous  savons  aussi  qu'il  avait  supporté  les  jours 
de  captivité ,  qui  pouvaient  avoir  pour  lui  et  ses  nobles  compagnons  un  si 
horrible  lendemain,  avec  une  sérénité  d'àme  admirable,  avec  le  calme 
qui  sied  à  un  homme  d'honneur  heureux  de  souffrir  pour  avoir  accompli 
son  devoir. 

Dans  ce  même  numéro  de  la  Revue  des  Deux  Mondes^  M.  Emile  Beaus- 
sire  a  publié  un  autre  article ,  dont  la  Revue  de  Bretagne  et  de  Vendée  ne 
peut  se  dispenser  de  parler  :  il  est  consacré  à  l'examen  de  l'ouvrage  de 
notre  collaborateur,  M.  Edmond  Biré,  sur  Victor  Hugo  et  la  Restauration, 
Si  nous  ne  no^is  trompons ,  ce  livre  a  déjà  deux  ans  de  date  ;  M.  Beaussire 
a  pu  cependant  en  parler  dans  le  dernier  numéro  de  la  Revue  des  Deux 
Mondes  sans  commettre  un  trop  gros  anachronisme  :  cet  ouvrage  de 
M.  Biré  est,  en  effet,  plus  que  jamais  de  circonstance  :  il  a  pour  objet  de 
rappeler  comment  la  France ,  écrasée  par  des  défaites ,  a  pu  remonter^ 
d'une  façon  aussi  rapide  que  brillante,  du  fond  de  l'abîme  au^sommetde 
la  prospérité.  Il  pourrait  être  intitulé  :  Comment  un  peuple  se  relève. 
Hélas  !  quel  sujet  fut  jamais  plus  de  circonstance? 

Ce  que  l'auteur  de  Victor  Hugo  et  la  Restauration  a  voulu  faire ,  ce 
n'est  point  une  démonstration ,  à  coup  sûr  inutile ,  que  les  prétentions  de 
M.  Victor  Hugo  à  l'exactitude  historique  étaient  sans  fondement;  il  s'est 
proposé  de  faire,  sous  une  forme  dédaignée  des  historiens,  sous  la  forme 
purement  anecdolique ,  un  plaidoyer  en  faveur  de  la  Restauration.  Si  le 
plaidoyer  se  lit  avec  intérêt,  s'il  porte  la  persuasion  chez  beaucoup  de 
lecteurs,  s'il  ébranle  chez  d'autres  des  convictions  contraires,  des  pré- 
jugés profondément  enracinés,  notre  collaborateur  a  atteint  son  but.  C'est 
ce  que  reconnaît  M.  Emile  Beaussire ,  dans  la  remarquable  appréciation 
qu'il  a  faite  de  l'ouvrage  de  M.  Edmond  Biré.  Il  ne  se  contente  pas  de  le 
proclamer,  il  le  prouve  en  terminant  son  article  par  un  éloge  de  la  Res- 
tauration, d'autant  plus  frappant  sous  la  plume  de  M.  Beaussire,  que  cet 
écrivain  ne  saurait  être  suspecté  de  faiblesse  pour  le  gouvernement  des 
Bourbons  : 

»  La  Restauration  succomba  après  quinze  ans,  mais  non  sans  laisser,  avec  le  sou- 
venir de  fatales  erreurs,  des  litres  de  gloire  qui  valent  bien  ceux  de  l'Empire,  et  quê 
n*a  surpassés  aucun  des  gouvemcmenls  qui  ont  suivi.  C'est  sous  ses  auspices  que  la 


Digitized  by  VjOOQIC 


CHRONIQUE.  413 

liberté  politique  s'est  constituée  pour  la  première  fois  en  France  d'une  façon  durable, 
que  la  tribune  française  s'est  ré?eillée  avec  éclat  après  un  long  silence,  et  que  la 
littérature  française,  également  endormie  sous  un  despote,  a  retrouvé  dans  tous  les 
genres  une  vie  nouvelle.  Il  faut  souhaitei  )  la  République,  rétablie  dans  des  condi- 
tions analogues,  d'acquérir  une  gloire  égale,  en  évitant  les  mêmes  fautes  et  la  même 
catastrophe;  mais  il  restera  toujours  un  avantage  à  la  Restauration:  si  elle  a  subi, 
à  ses  débuts,  la  hoijto  de  l'occupation  étrangère  et  du  démembrement  de  la  France, 
«lie  n'y  a  pas  joint  dans  le  même  temps ,  sous  les  yeux  du  vainqueur,  celle  de  la 
guerre  civile  !  » 

Le  souhait  que  M.  Emile  Beâussire  forme  ici  pour  la  République  part  à 

coup  sûr  d*une  âme  honnête  et  d'un  cœur  généreux.  Mais  M.  Beâussire 

oserait-il  répondre  qu'il  a  l'espoir,  même  le  plus  léger,  que  ce  souhait  de 

prospérité,  de  grandeur  et  de  gloire,  adressé  à  la  République,  ait  la 

moindre  chance  d'être  rempli  ? 

—  Au  moment  où  nous  achevons  ces  lignes,  une  épouvantable  nou- 
velle nous  arrive  :  les  monstres ,  dont  nos  héroïques  soldats  allaient  enfin 
triompher,  ont  voulu  détruire  Paris  par  la  flamme  !  Les  mains  ineptes  qui 
avaient  renversé  l'hôtel  de  M.  Thiers  et  la  colonne  Vendôme,  ont,  redou- 
blant de  scélératesse,  mis  le  feu  dans  les  plus  beaux  et  les  plus  anciens 
monuments  de  la  capitale;  et  les  Tuileries,  le  Louvre,  le  Palais- Royal , 
l'Hôtel  de  Ville,  et  bien  d'autres,  sans  compter  dA  milliers  de  maisons 
particulières,  ne  sont  plus,  hélas  !  que  d'affreux  décombres  !...  C'est  un 
désastre  horrible,  irréparable,  sans  précédent  au  monde,  c  J'ai  pleuré, 
écrit  un  témoin  oculaire,  en  voyant  Paris  ruiné,  perdu,  déshonoré!... 
Quel  désespoir  s'est  emparé  de  tous  ceux  qui,  comme  moi,  ont  assisté  à 
ce  crime  immense!  » 

Que  nous  reste-t-il  à  faire?  Invoquer  la  clémence  divine,  qui  a  permis 
que  toutes  ces  catastrophes  se  déchaînassent  sur  notre  malheureuse  et 
coupable  nation.  De  quel  cœur  tous  les  Français  ne  devraient-ils  pas  s'unir 
aux  prières  publiques  que  l'Assemblée  nationale  vient  de  voter,  sur  la 
demande  d'un  des  héros  de  Patay,  d'un  Breton  d'adoption ,  M.  de  Gazenove 
de  Pradine,  gendre  et  frère  des  deux  Bouille  ! 

Ah  !  puisse  le  Ciel  ne  pas  rester  sourd  à  nos  ardentes  et  unanimes  sup- 
plications !  Puisse-t-il  nous  rendre  ces  deux  biens ,  sans  lesquels  c'en  est 
fait  de  notre  France  :  la  paix  et  l'honneur  ! 

Louis  de  Kerjean. 

—  Une  pauvre  institutrice  de  la  Vendée,  MUe  Clémence  Dubreuil,  vient 
de  mourir  à  Saint-Michel-en-l'Herm,  à  l'âge  de  trente-et-un  ans.  Si  sa 
carrière  fut  trop  modeste  pour  qu'elle  connût  tous  les  orages  de  la  vie, 
sa  courte  existence  n'en  fut  pas  moins  tourmentée  par  des  tracasseries  et 
des  ennuis,  auxquels  une  mauvaise  santé  vint  ajouter  encore.  Elle  de- 
manda des  consolations  à  la  poésie,  et  trouva,  dans  la  culture  des  lettres, 
de  nobles  délassements  à  ses  chagrins.  Peu  soucieuse  de  célébrité ,  elle 
ne  confia  les  essais  de  sa  muse  qu'à  de  rares  amis,  et,  si  deux  de  ses 
pièces  ont  été  publiées  dans  Y  Annuaire  de  la  Société  d'émulation  de  la 
Vendée,  c'est  à  l'indiscrétion  de  l'un  d'eux  qu'elle  le  doit. 


Digitized  by  VjOOQiC 


LETTRE  DE  M'^  LE  COBfTE  DE  CHAMBORO 


Comme  vous,  mon  cher  ami,  j'assisle,  Tâme  navrée',  aux 
cruelles  péripéties  de  celte  abominable  guerre  civile  qui  a  suivi  de 
si  près  les  désastres  de  l'invasion. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  combien  je  m'associe  aux  tristes  ré- 
flexions qu'elle  vous  inspire  et  combien  je  comprends  vos  angoisses. 

Lorsque  la  première  bombe  étrangère  éclata  sur  Paris,  je  ne 
me  suis  souvenu  que  des  grandetirs  de  la  ville  où  je  suis  né.  J'ai 
jeté  au  monde  un  cri  qui  a  été  entendu.  Je  ne  pouvais  rien  de  plus, 
et,  aujourd'hui  comme  alors,  je  suis  réduit  à  gémir  sur  les  hor- 
reurs de  cette  gueiqp  fratricide. 

Mais  ayez  confiance ,  les  diOicuUés  de  cette  douloureuse  entre- 
prise ne  sont  pas  au-deséus  de  l'héroïsme  de  notre  armée. 

Vous  vivez,  me  dites- vous,  au  milieu  d'hommes  de  tous  les  par- 
tis, préoccupés  de  savoir  ce  que  je  veux,  ce  que  je  désire,  ce  que 
j'espère. 

Faites-leur  bien  connaître  mes  pensées  les  plus  intimes,  et  tous 
les  sentiments  dont  je  suis  animé. 

Dites-leur  que  je  ne  les  ai  jamais  trompés,  que  je  neles  trom- 
perai jamais,  et  que  je  leur  demande,  au  nom  de  nos  intérêts  les 
plus  chers  et  les  plus  sacrés,  au  nom  de  la  civilisation,  au  nom  du 
monde  entier,  témoin  de  nos  malheurs,  d'oublier  nos  dissensions, 
nos  préjugés  et  nos  rancunes. 

Prémunissez-les  contre  les  calomnies  répandues  dans  l'intention 
de  faire  croire  que,  découragé  par  l'excès  de  nos  infortunes,  et 
désespérant  de  l'avenir  de  mon  pays ,  j'ai  renoncé  au  bonheur  de 
le  sauver. 

Il  sera  sauvé  le  jour  où  il  cessera  de  confondre  la  licence  avec  la 
liberté;  il  le  sera  surtout,  quand  il  n'attendra  plus  son  salut  de 
ces  gouvernements  d'aventure  qui,  après  quelques  années  de  fausse 
sécurité,  le  jettent  dans  d'effroyables  abîmes. 


Digitized  by  VjOOQiC 


LETTHE  de  Hfr  LE  COMTE  DE  CHAMBORD.  415 

Au-dessus  des  agitations  de  la  politique,  i)  y  a  une  France  qui 
souffre,  une  France  qui  ne  veut  pas  périr,  et  qui  ne  périra  pas,  car 
lorsque  Dieu  soumet  une  nation  à  de  pareilles  épreuves,  c'est  qu'il 
a  encore  sur  elle  de  grands  desseins. 

Sachons  reconnaître  enfin  que  l'abandon  des  principes  est  la 
vraie  cause  de  nos  désastres. 

Une  nation  chrétienne  ne  peut  pas  impunément  déchirer  les 
pages  séculaires  de  son  histoire,  rompre  la  chaîné  de  ses  tradi- 
tions, inscrire  en  tête  de  sa  constitution  la  négation  des  droits  de 
Dieu,  bannir  toute  pensée  religieuse  de  ses  codés  et  de  son  ensei- 
gnement public. 

Dans  ces  conditions,  elle  ne  fera  jamais  qu'une  halle  dans  le  désor- 
dre, elle  oscillera  perpétuellement  entre  le  césarisme  et  l'anarchie, 
ces  deux  formes  également  honteuses  des  décadences  païennes, 
et  n'échappera  pas  au  sort  des  peuples  infidèles  à  leur  mission. 

Le  pays  l'a  bien  compris,  quand  il  a  choisi  pour  mandataires  des 
hommes  éclairés  comme  vous  sur  les  besoins  de  leur  temps,  mais 
non  moins  pénétrés  des  principes  nécessaires  à  toute  société  qui 
veut  vivre  dans  l'honneur  et  dans  la  liberté. 

C'est  pourquoi,  mon  cher  ami,  malgré  ce  qui  reste  des  préjugés, 
tout  Je  bon  sens  de  la  France  aspire  à  la  monarchie.  Les  lueurs  de 
l'incendie  lui  font  apercevoir  son  chemin  ;  elle  sent  qu'il  lui  faut 
l'ordre,  la  justice,  l'honnêteté,  et  qu'en  dehors  de  ta  monarchie 
traditionnelle,  elle  ne  peut  rien  espérer  de  tout  cela. 

Combattez  avec  énergie  les  erreurs  et  les  préventions,  qui  trouvent 
un  accès  trop  facile ,  jusque  dans  les  âmes  les  plus  généreuses. 

On  dit  que  je  prétends  me  faire  décerner  un  pouvoir  sans  limite. 
Plût  à  Dieu  qu'on  n'eût  pas  accordé  si  légèrement  ce  pouvoir  à  ceux 
qui,  dans  les  jours  d'orage,  se  sont  présentés  sous  le  nom  de  sau- 
veurs !  Nous  n'aurions  pas  la  douleur  de  gémir  aujourd'hui  sur  les 
maux  de  la  patrie. 

Ce  que  je  demande,  vous  le  savez,  c'est  de  travailler  à  la  régé- 
nération du  pays,  c'est  de  donner  l'essor  à  toutes  ses  aspirations 
légitimes,  c!est,  à  la  tête  de  toute  la  maison  de  France,  de  présider 
à  ses  destinées ,  en  soumettant  avec  confiance  les  actes  du  Gouver- 
nement au  sérieux  contrôle  de  représentants  librement  élus. 


Digitized  by  VjOOQIC 


416        LETTHE  DE  W^   LE  COMTE  DE  GHAMBORD. 

On  dit  que  la  monarchie  traditionnelle  est  incompatible  avec 
Tégalité  de  tous  devant  la  loi. 

Répétez  bien  que  je  n'ignore  pas  à  ce  point  les  leçons  de  l'his- 
toire et  les  conditions  de  la  vie  des  peuples.  Comment  tolérerais-je 
des  privilèges  pour  d'autres,  moi  qui  ne  demande  que  celui  de  con- 
sacrer tous  les  instants  de  ma  vie  à  la  sécurité  et  au  bonheur  de  la 
France,  et  d'être  toujours  à  la  peine,  avant  d'être  avec  elle  à 
rhonneur. 

On  dit  que  l'indépendance  de  la  papauté  m'est  chèr^,  et  que  je 
suis  résolu  à  lui  obtenir  d'efficaces  garanties.  On  dit  vrai. 

La  liberté  de  l'Eglise  est  la  première  condition  de  la  paix  des 
esprits  et  de  l'ordre  dans  le  monde.  Protéger  le  Saint-Siège  fut  tou- 
jours l'honneur  de  notre  patrie,  et  la  cause  la  plus  incontestable 
de  sa  grandeur  parmi  les  nations.  Ce  n'est  qu'aux  époques  de  ses 
plus  grands  malheurs  que  la  France  a  abandonné  ce  glorieux 
patronage. 

Croyez-le  bien ,  je  serai  appelé ,  non-seulement  parce  que  je  suis 
le  droit,  mais  parce  que  ye  suis  l'ordre,  parce  que  je  suis  la  réforme, 
parce  que  je  suis  le  fondé  de  pouvoirs  nécessaire  pour  remeltreen  sa 
place  ce  qui  n'y  est  pas,  et  gouverner  avec  la  justice  et  les  lois,  dans 
le  but  de  réparer  les  maux  du  passé  et  de  préparer  enfin  un  avenir. 

On  se  dira  que  j'ai  la  vieille  épée  de  la  France  dans  la  main ,  et 
dans  la  poitrine  ce  cœur  de  Roi  et  de  père  qui  n^a  point  de  parti. 
Je  ne  suis  point  un  parti,  et  je  ne  veux  pas  revenir  pour  régner 
par  un  parti.  Je  n'ai  ni  injure  à  venger,  ni  ennemi  à  écarter,  ni 
fortune  à  refaire,  sauf  celle  de  la  France  ;  et  je  puis  choisir  partout 
les  ouvriers  qui  voudront  s'associer  loyalement  à  ce  grand  ouvrage. 

Je  ne  ramène  que  la  religion ,  la  concorde  et  la  paix  ;  et  je  ne 
veux  exercer  de  dictature  que  celle  de  la  clémence  ;  parce  que  dans 
mes  mains,  et  dans  mes  mains  seulement,  la  clémence  est  encore 
la  justice. 

Voilà,  mon  cher  ami,  pourquoi  je  ne  désespère  pas  de  mon 
pays ,  et  pourquoi  je  ne  recule  pas  devant  l'immensité  de  la  tâche* 

La  parole  est  à  la  France,  et  l'heure  à  Dieu. 

HENRL 

8  mai  1871. 


Digitized  by  VjOOQIC 


BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 


FRANÇOIS  VIÈTE 


Les  lettres  et  les  sciences  procèdent  d'aptitudes  bien  différentes; 
les  unes  demandent  plus  à  l'esprit  et  au  sentiment,  les  autres  plus 
à  la  raison.  L'imagination,  sans  laquelle  les  premières  perdent  une 
partie  de  leurs  charmes,  est  sévèrement  proscrite  par  les  secondes. 
Aux  unes,  les  brillantes  parures,  les  pensées  fines,  gracieuses,  su- 
blimes, l'expression  délicate,  harmonieuse,  élevée  ;  aux  autres,  une 
mise  sévère,  le  raisonnement  ne  s'écartant  jamais  de  la  logique,  le 
mot  propre  et  net,  sans  image  et  sans  figure.  Leur  allure  est  si  dif- 
férente, que,  bien  qu'il  n'y  ait  pas  absolument  incompatibilité  entre 
elles,  il  est  rare  qu'un  savant  mathématicien  soit  un  grand  écri- 
vain. Quelle  différence  encore  dans  leur  action  sur  la  société  !  Les 
chefs-d'œuvre  de  la  littérature, élèvent  l'âme,  ouvrent  à  l'esprit  de 
nouveaux  horizons,  rendent  l'homme  meilleur,  en  stigmatisant  ses 
travers,  ses  défauts  et  ses  vices.  Mais,  à  côté  de  la  littérature  saine 
et  moralisante,  s'élève  toute  une  littérature  perverse^  faisant  appel 
aux  instincts  grossiers ,  aux  appétits  sensuels,  aux  mauvaises  pas- 
sions, à  la  partie  animale  de  l'homme,  littérature  d'autant  plus  dan- , 
gereuse  qu'ayant  à  son  service  le  sophisme  et  le  paradoxe,  elle  sé- 
duit les  esprits  faibles  et  quelquefois  même  les  cœurs  généreux.  Il 
en  est  tout  autrement  de  la  science.  Si ,  par  son  application  à  l'in- 
dustrie et  aux  arts,  elle  peut,  dans  certains  cas,  surexciter  les  inté- 
rêts matériels,  elle  travaille  toujours  à  améliorer  la  condition  des 

TOME  XXIX    (IX  DE  LA  3e  SÉRIE  ).  28 


Digitized  by  VjOOQIC 


418  FRANÇOIS  VIÈTE. 

hommes  par  ses  découverles  ;  et,  par  les  relations  internationales 
qu'elle  établit  entre  les  peuples,  elle  est  profitable  à  l'humanité 
tout  entière.  Il  est  possible  même  qu'en  rapprochant  les  hommes, 
elle  dissipe  les  préventions  et  les  haines  qui  trop  longtemps  ont 
régné  entre  les  nations,  et  que,  touchant  ainsi  à  leur  côté  moral, 
elle  les  rende  meilleurs.  D'ailleurs,  bien  difierentes  d^s  lettrQs, 
elles  ne  soulèvent,  les  sciences  exactes  du  moins,  aucune  contro- 
verse. Devant  une  démonstration  mathématique,  chacun  s'incline  et 
nul  n'ose  contester.  Les  calculs  de  Laplace  et  de  Lagrange,  les  dé- 
couvertes d'Arago  et  de  Gay-Lussac,  ne  trouvent  pas  de  contradic- 
teurs dans  le  monde  savant. 

Poursuivons  le  contraste,  et,  ne  considérant  plus  que  l'impulsion 
donnée  aux  lettres  Qt  aux  sciences  par  ceux  qui  les  ont  cultivées, 
voyons  ce  que  la  postérité  en  a  recueilli ,  en  tant  que  progrès  litté- 
raire ou  scientifique.  Après  les  pères,  examinons  ce  qu'ont  été  les 
enfants.  N'est-il  pas  vrai  qu'aux  siècles  où  les  lettres  ont  été  le  plus 
florissantes,  ont  souvent  succédé  des  jours  où  elles  ont  jeté  un 
moins  vif  éclat;  que  les  grandes  époques  ont  eu  leur  décadence  ; 
que  les  grands  écrivains  ont  été  suivis  d'écrivains  médiocres?  Les 
sciences  ne  se  comportent  point  ainsi.  A  moins  d'une  invasion  de 
barbares  qui  les  «refoule  ou  les  enveloppe  des  ténèbres  épaisses  de 
la  superstition,  leurs  conquêtes  tombent  dans  le  domaine  public,  et 
chaque  génération  en  recule  les  limites.  C'est  un  empire  s'étendant 
tous  les  jours,  un  héritage  devenant  plus  riche  par  ses  transmissions, 
un  trésor  qui  augmente  à  mesure  que  l'on  y  puise.  Les  découvertes 
de  la  science  vont  donc  tout  entières  à  la  postérité,  et,  chaque  siècle 
y  apportant  son  contingent,  la  fortune  des  contemporains  est  tou- 
jours plus  grande  que  celle  de  leurs  devanciers.  Il  n'est  pas  d'éco- 
lier qui,  le  jour  où  il  reçoit  son  diplôme  de  "bachelier,  n'en  sache 
plus,  en  géométrie,  en  physique  et  en  chimie,  que  n'en  savaient 
Euclide,  Réaumur  et  Lavoisier.  Aussi,  pendant  que  les  grands  poètes 
et  les  grands  écrivains  de  l'antiquité  continuent  à  faire  les  délices 
des  hommes  de  goût,  pendant  qu'Homère 

>      Est  jeune  encor  de  gloire  et  d'immorlaUté , 


Digitized  by  VjOOQIC 


FRANÇOIS  VIÈTE.  419 

parmi  les  savants  de  la  Grèce  et  de  Rome,  dont  le  nom  a  surnagé 
au  fleuve  de  l'oubli,  combien  y  en  a-t-il  aujourd'hui  qui  trouvent 
des  lecteurs  ?  Dans  notre  outrecuidance  et  notre  ingratitude,  n'al- 
lons pas  pourtant  mépriser  ces  grands  initiateurs  de  la  science, 
n'allons  pas,  nous,  Vendéens,  perdre  la  mémoire  d'un  de  nos  com- 
patriotes dont  le  nom  devrait  figurer  à  la  suite  de  ceux  de  Newton, 
Descartes  et  Leibnilz,  du  mçithémalicien  François  Viète. 

François  Viète  a  vu  le  jour  à  Fontenay,  en  1540.  La  même  année 
vit  naître,  dans  la  même  ville,  deux  de  ses  plus  grandes  illustra- 
tions, l'une  scientifique  et  l'autre  littéraire,  l'inventeur  de  l'algèbre 
et  l'un  des  auteurs  de  la  Satire  Mmippèe^  Nicolas  Rapin.  Quoique 
par  la  suite  ils  aient  suivi  des  voies  différentes,  leurs  premières 
études  furent  les  mêmes,  et,  dans  le  cours  de  leur  vie,  ils  durent 
se  rencontrer  plus  d'une  fois ,  puisqu'ils  suivirent  la  même  poli- 
tique. 

Viète  appartenait  à  une  famille  bourgeoise  qui  prit  grand  soin  de 
son  éducation.  L'esprit  précoce  et  le  goût  pour  le  travail  de  l'enfant 
annoncèrent  de  bonne  heure  ce  que  serait  l'homme.  Après  avoir 
terminé  de  la  manière  la  plus  brillante  ses  études  classiques,  il  alla 
faire  son  droit  à  Poitiers  et  en  revint  avocat  à  vingt  ans.  Il  ne  son- 
geait alors  qu'à  prendre  rang  au  barreau  de  Fontenay.  Il  est  à 
croire  qu'il  s'y  fit  remarquer  parmi  les  meilleurs,  puisque,  un  an 
seulement  après  y  avoir  été  inscrit,  une  affaire  d'une  grande  impor- 
tance lui  fut  confiée.  Éléonore  d'Autriche,  veuve  de  François  I^»*,  ve- 
nait de  mourir  en  Espagne  ;  quoiqu'il  n'eût  encore  que  vingt  et  un 
ans,  Viète  fut  choisi  pouf  la  liquidation  des  fermages  du  Poitou 
affectés  au  douaire  de  celte  princesse. 

Pendant  sept  ans  qu'il  resta  attaché  au  barreau  de  Fontenay, 
Viète  utilisa  ses  loisirs,  en  appliquant  à  la  lecture  d'Euclide,  d'Ar- 
chimède,  de  Diophante,  de  Ptolémée,  la  connaissance  qu'il  avait 
des  langues  anciennes.  C'est  en  étudiant  ces  auteurs  que  naquit  sa 
vocation  pour  les  mathématiques.  Le  désir  de  les  apprendre  l'en- 
traîna à  Paris,  Fontenay  étant  loin  de  lui  offrir  les  ressourees  qui 
lui  étaient  nécessaires  pour  s'y  instruire.  11  y  arriva  en  1567.  Son 


Digitized  by  VjOOQiC 


420  FRANÇOIS  VIÈTE. 

cousin,  Barnabe  Brisson ,  l'avait  précédé  de  plusieurs  années  ;  dans 
ce  moment,  il  était  un  des  membres  les  plus  illustres  du  Parle- 
ment. Transporté  au  Ibyer  de  toutes  les  lumières,  Viète  se  livra  à 
ses  nouvelles  éludes  avec  l'ardeur  que- Ton  y  mettait  au  xvie  siècle. 
Au  dire  de  plusieurs  auteurs,  son  esprit  se  passionna  à  tel  point 
pour  elles,  qu'il  y  consacra  ses  jours,  ses  nuits,  oubliant  souvent 
l'heure  des  repas  et  ne  mangeant  que  pour  soutenir  ses  forces. 

Comme  il  ne  voulait  pas  abandonner  une  carrière  où  il  avait  dé- 
buté avec  beaucoup  d'éclat  et  qui  pouvait  un  jour  lui  offrir  une 
grande  position  dans  la  magistrature,  qu'il  pouvait  faire  marcher  de 
front  l'étude  de  la  jurisprudence  et  celle  des  mathématiques,  il  alla 
occuper  une  place  de  conseiller  au  parlement  de  Bretagne,  qu'il 
.obtint  probablement  par  le  crédit  de  Barnabe  Brisson.  On  l'y  voit 
figurer  le  6  avril  1574.  Quels  motifs  lui  firent  abandonner  ce  poste? 
Probablement  les  agitations  du  temps,  auxquelles  il  ne  sera  point 
resté  étranger.  Il  quitta  Rennes  pour  venir  chercher  un  refuge  à 
Beauvoir-sur-Mer,  près  de  Françoise  de  Rohan.  Cest  dans  celle 
retraite  qu'il  composa  le  Canon  mathematicits  et  le  Liber  singularis 
tmiversalium  inspecHonum  ad  canonem  mathematicum  ^  deux  des 
savants  ouvrages  qui  ont  fait  passer  son  nom  à  la  postérité. 

Viète  dut  se  rencontrer  avec  son  compatriote  Rivaudeau,  que 
Françoise  de  Rohan  avait  aussi  en  grande  estime,  depuis  surtout 
qu'il  avait  abjuré  la  religion  catholique  pour  embrasser  la  réfornie. 
Rivaudeau  habitait  le  manoir  de  la  Groizardière,  dans  le  voisinage 
de  Beauvoir. 

Plongé  dans  l'étude  des  mathématiques  qui  l'absorbait  tout  en- 
tier, Viète  laissa  passer  l'orage.  En  158*0,  le  traité  de  Fleix  ayant 
mis  fin  pour  un  temps  aux  guerres  religieuses  et  rapproché  les  par- 
tis, René  et  Françoise  de  Rohan  profilèrent  de  cette  embellie  pour 
le  faire  nommer  maître  des  requêtes  de  Henri  III.  Il  remplit  ces 
fonctions  jusqu'en  1584.  Mais  après  la  mort  du  duc  d'Anjou,  la 
Ligue  ne  voulant  pas  que  le  roi  conservât  auprès  de  lui  un  homme 
qui  comptait  des  amis  parmi  les  réformés,  il  fut  disgracié.  Viète  se 
retira  de  nouveau  au  château  de  Beauvoir,  protégé  par  Françoise  de 
Rohan  et  sa  belle-sœur,  Catherine  de  Parlhenay.  Il  dut  la  vie  à  ces 


Digitized  by  VjOOQIC 


FRANÇOIS  VIÈTE.  421 

deux  grandes  dames  dont  la  main  s'ouvrit  aussi  pour  le  soulager 
dans  l'infortune. 

Dans  quelle  circonstance  Viète  fut-il  sauvé  par  ses  illuslres  pro- 
lectrices, et  quels  furent  ses  ennemis?  Les  recherches  auxquelles 
nous  nous  sommes  livré  li'ont  pu  nous  l'apprendre.  Catholique, 
tomba-t-il  entre  les  mains  des  prolestants  qui  lui  auraient  fait  un 
mauvais  parti  sans  une  puissante  intervention  ?  ou  bien,  comme  il 
était  tolérant  et  sage,  puisqu'il  faisait  partie  du  groupe  des  poli- 
tiques, ses  coreligionnaires  l'accusèrent-ils  de  trahison  ?  Quoique 
Catherine  de  Parthenay  fût  une  calviniste  ardente,  elle  avait  l'âme 
trop  élevée,  elle  aimait  trop  la  science,  pour  ne  pas,  en  dehors  de 
tout  esprit  politique  et  religieux,  défendre  son  plus  glorieux'repré- 
sentant.  Pour  le  fait  en  lui-même,  le  doute  n^est  pas  permis,  puis- 
que Viète  a  consigné  le  témoignage  de  sa  reconnaissance  dans  une 
page  que  l'on  trouve  dans  ses  œuvres. 

Le  Béarnais  fit  de  grands  efforts,  auprès  du  roi  et  de  sa  mère, 
pour  que  la  place  dont  il  avait  été  dépouillé  lui  fût  rendue  *.  Efforts 
inutiles!  Dans  ce  moment,  sa  recommandation  ne  pouvait  être  que 
nuisible  à  celui  qui  en  était  l'objet.  Lorsque  Henri  III, ^rompant 
avec  la  Ligue  qui  voulait  le  renverser,  se  fut  rapproché  du  roi  de 
Navarre,  Viète  ne  fut  pas  plus  heureux  et  ne  put  pas  rentrer  dans 
ses  bonnes  grâces.  Après  la  mort  de  ce  prince,  Henri  IV  le  nomma 
membre  du  parlement,  réuni  à  Tours. 

Depuis  longtemps,  Viète  était  entré  dans  ce  parti  d'hommes  sages 
et  éclairés,  auquel  l'histoire  n'a  pas  toujours  rendu  justice.  Les 

*  «  MoDseigneur,  il  y  a  quelque  temps  qu'à  la  considération  et  prière  trés- 
humble  de  mon  oncle  de  Rohan,  et  de  ma  lanle  la  duchesse  de  Lodunois,  sa  sœur, 
il  vous  pleust  accorder  un  estai  de  conseiller  et  mestre  des  requestes  ordinaires  à 
M.  Frauçois  Viette,  de  l'exercice  duquel  il  a  été  discontinué  par  des  considérations 
que  Votre  Majesté  pourra  entendre,  et  d'autant.  Monseigneur,  outre  que  le  dict 
Viette  est  personnage  très-capable,  je  l'ai  toujours  connu  si  affectionné  aux  affaires 
de  mon  dict  oncle,  que  je  supplie  très-humblement  Votre  Majesté  que  le  dict  Viette 
soit  remis  à  l'exercice  de  son  dict  estât,  et  je  participerais  à  l'cbligalion  de  mon 
dict  oncle  et  tante',  pour  vous  en  rendre,  Monseigneur,  très-humble  et  perpétuel 
service ,  et  de  pareil  cœur  que  je  prie  Dieu ,  Monseigneur,  vous  conserver  en  par- 
faite santé ,  heureuse  et  longue  vie.  Votre  bien  obéissant  sujet  et  serviteur,  Henri.  » 
—  Lettres  missives  de  Henri  IV,  publiées  par  M.  Berger  de  Xivrey. 


Digitized  by  VjOOQIC 


422  FRANÇOIS  VIÊTE. 

politiques  étaient  alors  les  seuls  citoyens  que  n'aveuglait  point 
l'esprit  de  parti.  Egalement  éloignés  du  fanatisme  de  la  Ligue  et  des 
exigences  des  réformés,  ils  n'avaient  point  encore  de  gros  batail- 
lons enrôlés  sous  leur  bannière;  mais,  s'ils  étaient  faibles  par  le 
nombre,  s'ils  n'avaient  pas  pour  eux  la  force  brutale,  s'ils  s'effa- 
çaient dans  le  présent,  ils  savaient  bien  que  l'esprit  public,  dégoûté 
des  misères  dans  lesquelles  la  France  était  plongée  depuis  long- 
temps, se  retournerait  un  jour  de  leur  côté  pour  leur  confier  ses 
destinées.  Le  jour  où  Henri  IV  fut  sur  le  trône,  c'est-à-dire  le  jour 
où  Paris  lui  ouvrit  ses  portes,  ce  fut  parmi  les  politiques  qu'il  choi- 
sit ses  conseillers  les  plus  fidèles.  C'est  à  ce  titre  que  Vièle  fut 
nommé  membre  du  conseil  privé. 

Pendant  son  séjour  à  Tours,  il  avait  publié  plusieurs  de  ses 
traités  de  mathématiques.  C'est  aussi  dans  cette  ville  qu'il  pénétra 
le  mystère  des  correspondances  espagnoles.  Ce  ne  fut  donc  pas  seu- 
lement en  qualité  de  jurisconsulte  qu'il  rendit  des  services  à  son 
souverain  ;  l'habitude  de  résoudre  les  problèmes  les  plus  ardus  que 
l'étude  des  mathématiques  lui  avait  donnée,  lui  permit  de  décou- 
vrir des  secrets  dont  la  connaissance  fut  d'une  grande  importance 
pour  l'Etat. 

Il  y  avait  longtemps  que  le  gouvernement  espagnol  se  servait  de 
signes  particuliers  pour  correspondre  avec  les  gouverneurs  de  ses 
immenses  possessions.  Ayant  des  intérêts  dans  le  monde  entier,  il 
était  bien  difficile  qu'il  n'eût  pas  de  difficultés  avec  quelques  Etats, 
et,  dans  ce  cas,  il  ne  voulait  pas  que  ses  projets  fussent  connus  à 
l'avance  de  ceux  qui  n'auraient  pas  manqué  de  les  contrecarrer. 
Quand  il  craignait  qu'à  force  d'études  on  ne  se  trouvât  sur  la  trace 
de  la  véritable  interprétation  à  donner  à  ses  figures ,  il  les  chan- 
geait, et  déroutait  ainsi  les  déchiffreurs  les  plus  habiles.  Ce  n'était 
pas  une  petite  affaire ,  car  il  lui  fallait  alors  donner  à  tous  ses  agents 
la  clef  de  la  nouvelle  langue.  Pour  le  moment,  cette  langue  était 
composée  de  plus  de  cinq  cents  figures,  et  les  Espagnols  s'en  ser- 
vaient avec  avantage  dans  la  guerre  qu'ils  faisaient  à  la  France. 

Leurs  messagers  étaient-ils  arrêtés  par  nos  soldats?  Nous  n'a- 
vions rien  à  y  gagner,  puisque  nous  étions  inhabiles  à  traduire  des 


Digitized  by  VjOOQ  iC 


FRANÇOIS  VIÈTE.  423 

hiéroglyphes  que  ne  pouvaient  pas  non  plus  interpréter  ceux  qui  en 
étaient  porteurs,  et  dont,  par  conséquent,  il  était  impossible  de 
rien  obtenir,  soit  par  les  menaces,  soit  par  les  séductions.  Une  telle 
manière  de  correspondre  n'était  pas  nouvelle,  puisque,  en  lisant 
rhistoire  sainte,  nous,  en  trouvons  des  exemples.  Henri  IV  avait 
bien  confié  aux  paléographes  de  son  temps,  pour  qu'ils  cherchassent 
à  les  déchiffrer,  les  lettres  qu'il  avait  saisies  et  dont  il  lui  importait 
de  connaître  le  contenu ,  mais  les  plus  habiles  y  avaient  perdu  leur 
temps. 

Le  roi  songea  alors  à  Viète.  Bien  que  les  abstractions  de  l'algèbre 
fussent  étrangères  à  cette  étude ,  le  savant  mathématicien  se  mit  à 
l'œuvre ,  et  trouva  sans  peine  la  clef  d'une  langue  qui  lui  devint 
bientôt  familière.  Il  en  instruisit  Dulys,  son  secrétaire ,  pour  qu'à 
son  défaut,  rien  des  lettres  interceptées  ne  restât  inconnu.  Les 
esprits  curieux  peuvent,  en  consultant  la  collection  de  Dupuy, 
t.  DCLXi,  apprendre  le  procédé  que  Viète  mit  en  usage  pour  arri- 
ver à  la  découverte  dont  nous  venons  de  parler.  Ce  procédé  est  des 
plus  simples  et  ne  demande  pas  de  grands  efforts  d'imagination. 
Mais  les  choses  les  moins  compliquées  ne  sont  pas  toujours  celles 
que  l'esprit  saisit  le  plus  facilement;  il  s'égare  souvent  dans  des 
recherches  lointaines,  quand  il  a  sous  la  main  l'explication  du  pro- 
blème. C'est  pour  le  mettre  à  portée  de  tout  le  monde ,  que  Viète 
publia  un  traité  sur  sa  méthode. 

La  découverte  de  Viète  offrit  de  grands  avantages  à  Henri  IV,  et 
fut  un  désappointement  pour  les  Espagnols  qui ,  pendant  deux  ans, 
virent  toutes  leurs  entreprises  déjouées.  Ayant  appris  que  les  Fran- 
çais étaient  parvenus  à  découvrir  un  secret  qu'ils  croyaient  impéné- 
trable, ils  ne  trouvèrent  d'autre  explication  à  un  fait  qui  leur  parais- 
sait si  extraordinaire  que  de  l'attribuera  la  connaissance  des  sciences 
occultes.  Ils  dénoncèrent  donc  le  roi  à  toute  l'Europe,  comme  cou- 
pable de  magie ,  et  voulurent  le  citer  devant  la  cour  de  Rome.  Loin 
d'obtenir  le  succès  qu'ils  en  attendaient,  leur  dénonciation  les  ren- 
dit l'objet  de  la  risée  universelle.  Viète  n'encourut  point  l'excom- 
munication de  l'Eglise,  et  trouva,  en  France,  de  nombreux  admi- 
rateurs. Nommé  interprète  et  dédiiffreur  du  roi,  il  reçut,  à  cette 
occasion,  des  lettres  de  noblesse. 


Digitized  by  VjOOQiC 


424  FRANÇOIS  VIÈTE. 

Adrien  Romain  tenait  alors  le  sceptre  de  la  science.  De  Wisbourg, 
où  il  demeurait,  il  avait  envoyé  à  tous  les  mathématiciens  de  l'Eu- 
rope un  problème  à  résoudre.  C'était  un  défi  qu'il  leur  jetait,  bien 
persuadé  qu'il  était  que  personne  n'en  trouverait  la  solution.  Le 
savant  hollandais  se  trompait.  Vièle  ne  l'eut  pas  plutôt  sous  les  yeux, 
qu'il  en  pénétra  le  mystère ,  et  qu'il  en  envoya  la  solution  à  son 
auteur  *.  Voilà  le  récit  que  Tallemant  des  Réaux  nous  a  laissé  de  ce 
tournoi  scientifique  : 

a  Du  temps  de  Henri  IV,  un  Hollandais  nommé  Adrianus  Roma- 
ïius,  savant  aux  mathématiques,  mais  non  pas  tant  qu'il  croyait,  fit 
un  livre  où  il  mit  une  proposition  qu'il  donna  à  résoudre  à  tous 
les  mathématiciens  de  l'Europe.  Or,  en  un  endroit  de  son  livre,  il 
nommait  tous  les  mathématiciens  de  l'Europe,  et  n'en  donnait  pas 
un  à  la  France  :  il  arriva,  peu  de  temps  après,  qu'un  ambassadeur 
des  Etats  vint  trouver  le  roi  à  Fontainebleau.  Le  roi  prit  plaisir  à 
lui  en  montrer  toutes  les  curiosités ,  et  lui  disait  les  gens  excellents 
qu'il  y  avait  en  chaque  profession  dans  son  royaume. 

y>  —  Mais,  sire,  lui  dit  l'ambassadeur,  vous  n'avez  point  de  ma- 
thématicien, car  Adrianus  Romanus  n'en  nomme  pas  un  de  fran- 
çais dans  le  catalogue  qu'il  en  fait. 

>  —  Si  fait,  si  fait,  dit  le  roi,  j'ai  un  excellent  homme.  Qu'on 
m'aille  quérir  M.  Viète.     / 

»  M.  Viète  avait  suivi  le  conseil,  il  était  à  Fontainebleau.  l\  vient. 
L'ambassadeur  avait  envoyé  chercher  le  livre  d'Adrianus  Romanus. 
On  montre  la  proposition  à  M.  Viète,  qui  se  mit  à  une  des  fenêtres 
de  la  galerie  où  ils  étaient  alors,  et,  avant  que  le  roi  en  sortît,  il 
écrivit  deux  solutions  avec  du  crayon.  Le  soir,  il  en  envoya  plu- 
sieurs à  cet  ambassadeur,  et  ajouta  qu'il  loi  en  donnerait  tant  "qu'il 
lui  plairait,  car  c'était  une  de  ces  propositions  dont  les  solutions 

*  Il  lui  écrivait  à  celle  occasion  : 

«  Si  lolo  lerrarum  orbe  non  errai  Adrianus  Romanus ,  dum  malhemalicos  lolius 
lerrarum  orbis  unius  sui  problemalis  solulione  vix  censet  idoneos,  nunc  ille  saltem 
Galliasnec  Galliarum  Lycia  suo  dimensus  radio  :  cédai  Romana  Belga,  cedat  Roma- 
nus Belgse,  via  sinel  Gallus  a  Romano  vel  Belga  gloriam  suam  prseripi.  Ego  qui 
malhematicum  non  proûleor,  sed  quum  si  quand6  vacat,  déleclant  malhematicis 
sludia,  problema  Adrianicum  ullegi,  ul  solvi,  necme  malus  absluUt  error.  » 


Digitized  by  VjOOQ  IC 


FRANÇOIS  VIÉTE.  425 

sont  infinies.  L'ambassadeur  envoie  ces  solutions  à  Adrianus  Roma- 
nus  qui,  sur  l'heure,  se  prépare  pour  venir  voirM.  Viète.  Arrivé 
à  Paris,  il  trouva  que  M.  Viète  était  allé  à  Fontenay  ;  le  bon  Hollan- 
dais va  à  Fontenay.  A  Fontenay,  on  lui  dit  que  M.  Viète  était  à  sa 
maison  des  champs  ;  il  l'attend  quelques  jours  et  retourne  le  rede- 
mander :  on  lui  dit  qu'il  était  en  ville.  Il  fait  comme  Appelles,  qui 
lira  une  ligne,  il  laisse  une  proposition  ;  Viète  résout  cette  proposi- 
tion. Le  Hollandais  revient,  on  la  lui  donne;  le  voilà  bien  étonné; 
il  prend  son  parti  d'attendre  jusqu'à  l'heure  du  dîner.  Le  maître 
des  requêtes  revient,  le  Hollandais  lui  embrasse  les  genoux; 
M.  Viète,  tout  honteux,  le  relève,  lui  fait  un  million  d'amitiés;  ils 
dînent  ensemble,  et  après  il  le  mène  dans  son  cabinet.  Adrianus 
fut  six  semaines  sans  le  pouvoir  quitter.  ^ 

Ce  ne  fut  pas  sans  un  grand  regret  que  les  deux  amis  se  séparèrent. 
Après  l'avoir  tenu  longtemps  embrassé,  Adrien  Romain  prit  congé 
de  Viète  et  lui  fit  ses  adieux.  Ne  voulant  pas  se  borner  à  l'hospi- 
talité qu'il  lui  avait  donnée,  celui-ci  le  fit  reconduire  jusqu'à  la 
frontière,  se  chargeant,  tant  qu'il  fut  en  France,  des  frais  de  son 
retour. 

En  même  temps  que  la  solution  de  son  problème ,  Viète  avait 
envoyé  à  Adrien  Romain  l'essai  qu'il  avait  composé  sur  Apollonius. 
Cet  ouvrage  obtint  un  tel  succès  auprès  des  savants,  que ,  sept  ans 
après ,  Marine  Ghelaldo  en  publia  une  nouvelle  édition  sous  le  litre 
d'Apollonius  redivivus. 

Ce  ne  fut  pas  le  seul  ouvrage  de  Viète  que  publia  le  savant  ma- 
thématicien que  nous  venons  de  nommer. 

Le  15  février  1600,  il  écrivait  à  son  ancien  professeur,  Michèle 
Coignelto  : 

«  Votre  seigneurie  saille  désir  que  j'avais  de  connaître  M.  Viète, 
après  avoir  vu  quelques-uns  de  ses  ouvrages.  Cela  a  été  cause  que, 
me  trouvant  à  Paris  pour  d'autres  menues  affaires ,  j'ai  voulu,  avant 
de  partir  pour  l'Italie,  lui  faire  visite.  Sa  connaissance  a  prouvé 
qu'il  était  non  moins  affable  que  savant.  Non-seulement  il  m'a 
montré  beaucoup  de  ses  ouvrages  encore  inédits,  mais  il  me  les  a 
confiés,  afin  que  je  les  visse  dans  ma  maison  et  à  ma  commodité 


Digitized  by  VjOOQiC 


426  FRANÇOIS  VIÈTE. 

J'ai  pu  ainsi  étudier  plusieurs  traités  de  son  algèbre  nouvelle,  qui 
m'ont  ouvert  une  lumière  [telle]  qu'il  me  paraît  voir  une  foule  de 
choses  sans  lesquelles  je  me  considérais  comme  aveugle.  Au  nombre 
de  ces  ouvrages,  j'ai  lu  celui  De  potesiatum  resolutione,  et,  bien 
que  je  pusse  en  avoir  une  copie ,  je  ne  m'en  suis  pas  contenté,  mais 
j'ai  voulu  procurer  le  même  avantage  à  tout  le  monde ,  et,  comme 
je  le  priais  instamment  ,de  le  publier,  il  commença  à  s'excuser, 
disant  qu'il  ne  le  pourrait  faire  et  n'avait  pas  la  commodité  de  pou- 
voir le  revoir  et  le  polir.  Et  véritablement  il  est  plus  empêché  la 
plus  grande  partie  du  temps  dans  les  affaires  de  S.  M.  très-chré- 
tienne, étant  du  conseil  d'Etat  et  maître  des  requêtes.  Mais  comme 
je  ne  cessais  de  le  stimuler  et  de  lui  persuader  que  l'œuvre  était 
parfaite,  que,  sans  autre  ornement,  elle  pouvait  paraître  sur  le 
théâtre  de  la  science,  il  consentit  à  me  complaire,  pourvu  que  je 
prisse  le  soin  de  la  revoir  et  de  la  retoucher.  C'est  donc  pour  le 
contenter,  et  non  par  désir  de  mettre  la  main  à  l'œuvre  d'un  si 
grand  homme,  que  j'y  ajoutai  si  peu  que  je  savais.  C'est  pourquoi, 
si  par  hasard  vous  ne  trouvez  pas  le  fini  que  l'on  attendait  de 
M.  Viète,  donnez-en  la  faute  à  moi  et  non  à  l'auteur,  puisqu'à  lui  a 
manqué  le  temps,  à  moi  le  savoir.  Dans  l'ouvrage  vous  verrez  des 
choses  inconnues  aux  siècles  passés ,  quoique  une  foule  de  très- 
excellents  hommes  aient  tenté  plusieurs  fois,  mais  en  vain,  de  les 
découvrir. 

»  Vous  verrez  encore,  s'il  a  le  temps  de  pouvoir  mettre  la  der- 
nière main  à  ses  autres  ouvrages,  par  exemple  celui  De  recognatione 
œquationunij  à  sa  Logisticis  speciosa,  à  son  Harmonium  cœleste, 
aux  sept  livres  Variorum^  qui  manquent,  et  à  beaucoup  d'autres, 
la  véritable  perfection  de  l'algèbre  et  même  de  l'astronomie.  Je 
termine  en  vous  baisant  les  mains  et  me  recommandant  à  vous. 
Vous  me  ferez  plaisir  de  dire  à  M.  Federico  Sorminiali  que  M.  Viète 
a  été  très-flalté  de  recevoir  son  livre,  et  qu'il  en  fait  le  plus  grand 
cas;  je  l'en  remercie  infiniment.  » 

C.  Merland. 
(La  fin  à  la  prochaine  livraison.) 


Digitized  by  VjOOQiC 


LA  VILLE  DE  MAULÉON 

(CHATILLON-SUR-SÈVRE) 


Grâce  à  des  documents  irès-authentiques,  dont  je  dois  la  com- 
munication à  l'obligeance  d'un  collectionneur,  je  vais  raconter  ce 
que  la  ville  de  Mauléon  et  plusieurs  paroisses  voisines  eurent  à 
souffrir,  au  xvi®  siècle,  des  horribles  ravages  causés  par  les  guerres, 
de  religion.        \ 

Mauléon,  dont  l'origine  remonte,  comme  celle  de  Tiffauges  et  de 
Mortagne ,  à  l'occupation  romaine  dans  ces  contrées ,  s'appelle  au- 
jourd'hui Châtillon-sur-Sèvre '.  Cette  ville,  qui  fait  partie  du  dé- 
partement des  Deux-Sèvres,  fut  assiégée  le  24  mai  1587,  par  le 
prince  de  Condé,  chef  des  protestants,  dans  l'armée  duquel  se 
trouvait  le  roi  de  Navarre ,  qui  devait  s'appeler  Henri  IV.  D'Aubigné, 
l'un  des  iissiégeants ,  décrit  ainsi  la  ville  de  Mauléon  : 

€  Vieille  place,  d'assietle  avantageuse  et  presque  précipiteuse 
partout,  bornée  par  une  tête  et  qui  eût  été  fortifiée  pour  ces  rai- 
sons, jointes  à  celle  que  c'est  une  élection*  et  un  tablier, si  la 
stérilité  du  pays  n'eût  fait  dédaigner  les  avantages  qu'elle  reçoit  de 
la  nature.  Je  compte,  parmi  la  stérilité  du  pays,  celle  des  capitaines 
et  des  esprits  entreprenants.  }> 

Deux  siècles  plus  tard,  lorsque  la  Vendée  se  souleva ,  Henri  de 

^  Sous  le  régne  de  Louis  XV,  M.  de  Châtillon  étant  devenu  seigneur  de  Mauléon, 
obtint  du  roi ,  en  récompense  de  ses  services ,  que  cette  ville  perdrait  son  nom  pour 
porter  le  sien. 

^  Beaucoup  de  communes  des  environs  étaient  soumises  à  ce  tribunal,  qui  jugeait 
les  différends  concernant  les  tailles,  aides  et  gabelles. 


Digitized  by  VjOOQiC 


428  LA  VILLE  DE  MAULÉON. 

la  Rochejaquelein ,  Lescure  et  tant  d'autres  capitaines  royalistes , 
auraient  donné  à  d'Aubigné,  s'il  eût  vécu  alors,  une  autre  opinion 
de  ce  pays. 

Quand  le  prince  de  Condé  vint  assiéger  Mauléon,  celte  ville  ne 
possédait  pour  garnison  que  quelques  gentilshommes  et  soldats, 
réunis  par  le  seigneur  de  la  Blandinière. 

Les  réformés,  voyant  les  remparts  peu  garnis  dé  défenseurs, 
prirent  dans  les  villages  environnants  toutes  les  échelles  qu'ils 
purent  trouver,  puis,  l'assaut  ayant  élé  donné,  ils  escaladèrent  les 
murs.  Ceux  dont  les  échelles  étaient  trop  courtes,  «  empoignèrent, 
dit  d'Aubigné,  les  branches  de  lierre,  et  par  elles  ayant  gagné  le 
haut  des  murailles,  se  jetèrent  au  bas  dans  les  jardins,  sans  cher- 
cher les  descentes.  » 

En  voyant  les  huguenots  envahir  la  ville,  les  catholiques  cou- 
rurent s'enfermer  dans  le  château ,  où  ils  obtinrent  une  capitulation 
honorable.  Quant  aux  malheureux  habitants  de  Mauléon  et  des 
communes  voisines,  ils  furent  pillés,  rançonnés  et  accablés  de  cor- 
vées, étant  contraints  de  venir  avec  leurs  bœufs  et  leurs  charrettes 
travailler  aux  fortifications  de  la  ville.  La  magnifique  abbaye  de  la 
Trinité,  possédée  par  des  religieux  Augustins,  fut  dévastée,  et  tout 
ce  que  leur  église  possédait  de  précieux  fut  enlevé.  Les  vases  sacrés 
seuls  avaient  une  valeur  de  plus  de  trente  mille  francs. 

L'armée  du  prince  de  Condé  s'étant  éloignée  de  Mauléon,  cette 
ville  fut  bientôt  occupée  par  les  catholiques,  puis  par  les  protes- 
tants, comme  on  le  verra  dans  l'enquête  que  je  vais  citer.  Enfin , 
le  4  novembre  1588,  le  duc  de  Nevers,  ayant  sous  ses  ordres  les 
seigneurs  de  la  Chastre,  de  Lavardin,  de  la  Châtaigneraie  et  autres 
capitaines  renommés,  vint,  avec  une  armée  composée  de  Français 
et  d'Italiens,  assiéger  Mauléon,  que  le  sieur  de  Villiers  était  chargé 
de  défendre  pour  le  roi  de  Navarre. 

M.  de  Villiers ,  voyant  que  k  duc  de  Nevers  avait  pris  d'excel- 
lentes positions  pour  battre  la  place  avec  ses  canons,  envoya  un 
parlementaire,  qui  obtint  du  chef  des  catholiques  une  capitulation, 
dont  les  principales  conditions  étaient  que  la  garnison  aurait  la 
vie  sauve  et  sortirait  sans  armes. 


Digitized  by  VjOOQIC 


LA  VILLE  DE  MAULÉON.  429 

A  peine  celte  convention  était-elle  signée,  que  les  soldats  catho- 
liques, furieux  de  voir  les  protestants  leur  échapper,  pénétrèrent 
dans  la  ville,  et,  se  précipitant  sur  la  garnison  désarmée,  se  mirent 
à  la  massacrer.  Ils  auraient  tout  pâs&é  au  fil  de  Tépée,  si  les  sei- 
gneurs de  la  Chastre ,  de  Lavardin  et  de  Miramont  n'étaient  pas 
venus  au  secours  des  huguenots,  qu'ils  firent  protéger  par  une 
escorte  jusque  de  l'autre  côté  de  la  Sèvre. 

Le  duc  de  Nevers,  avant  de  s'éloigner  de  Mauléon,  y  laissa  un 
millief  d'hommes,  avec  Lavardin  pour  gouverneur.  Peu  après,  celte 
ville  fut  remise  sous  l'autorité  du  roi  par  M.  de  Châtillon,  qui  s'en 
empara.  Puis,  le  sire  du  Puy-du-Fou,  s'en  étant  rendu  maître  pal* 
surprise,  en  fut  chassé  par  le  prince  de  Conti. 

La  requête  et  les  enquêtes  qui  furent  faites  au  sujet  de  ces  évé- 
nements, font  connaître,  comme  on  va  le  voir,  ce  que  ces  lulles 
continuelles  des  deux  partis  eurent  de  calamileux  pour  les  habilants 
de  ces  contrées. 

Requête  adressée  au  roi  Henri  IIL 

«  Sire, 

»  Vos  très-humbles  sujets  les  habitants  de  la  ville  de  Mauléon 
et  des  paroisses  de  Saint-Jouin,  Rorlhays,  Sainl-Aubin-de-l3aubi- 
gné,  la  Pelite-Boissière  et  Moulins,  proches  et  conliguës  de  la  dite 
ville  de  Mauléon,  vous  remontrent  en  toute  humilité  que  le  2i^^  de 
mai  1587,  la  dite  ville  fut  assiégée,  le  i^^^  de  juin  ensuivant  prise 
par  force  d'assaut,  les  meubles  des  habitants  d'icelle  enlièrement 
pillés,  leurs  personnes  rançonnées,  la  plupart  des  fruits  et  meubles 
des  habitants  des  dites  paroisses  consommés  et  emporlés,  leur 
bestial  aratoire  et  autre  emmené  et  le  pays  rançonné  par  ceux  de 
la  nouvelle  opinion,  partie  desquels  étant  demeurés  en  garnison  en 
la  ville,  avaient  forcé  les  pauvres  suppliants  leur  payer,  avec  les 
deniers  des  tailles,  grandes. sommes  de  deniers  pour  leur  nourri- 
ture et  entretennement,  ne  délaissant  néanmoins  de  prendre  pres- 
que tous  les  fruits  croissant  sur  leurs  terres,  auparavant  même  la 
maturité  d'iceux,  et  encore  les  contraindre  à  plusieurs  el  conti- 


Digitized  by  VjOOQiC 


430  LA  VILLE  DE  MAULÉON. 

nuelles  corvées  tant  d'hommes  que  de  bœufs  et  charreltes,  pouii-k 
fortification  de  la  dite  ville,  ce  qu'ils  avaient  continué  le  dit  12me  de 
mai  1587  jusques  au  mois  d'octobre  dernier,  que  les  dits  ennemis, 
voyant  une  armée  conduite  par  monseigneur  de  Nevers  s'acheminer 
vers  la  dite  ville  et  pour  icelle  armée  incommoder,  auraient  fait 
conduire  en  la  ville  de  Fontenay  et  autres  endroits  par  eux  occupés, 
ce  qui  restait  de  meubles,  fruits  et  bestial  aux  dits  suppliants  et 
rais  le  feu  à  leurs  maisons,  dont  serait  ensuivi  que  les  dites  paroisses 
et  ville  de  Mauléon  sont  sans  habitants,  métayers  et  colons,  pour 
être  la  plupart  d'iceux  morts  sous  la  pesanteur  de  leur  tristesse  et 
ennui,  et  les  autres  absents  et  mendiant  leur  misérable  vie  aux 
divers  pays,  et,  par  ce  moyen,  les  terres  incultes  ou  en  friche.  A 
ces  causes.  Sire,  et  à  ce  que  les  pauvres  suppliants  aient  occasion 
et  moyen  de  construire  et  réédifier  leurs  maisons,  faire  l'agricul* 
ture  de  leurs  terres  inutiles,  éviter  la  misérable  mendicité  et  bien 
payer  vos  tailles  à  l'avenir,  il  vous  plaise  de  vos  bénignes  grâces, 
jeter  votre  œil  de  pitié  et  compassion  sur  leurs  cruelles  afflictions , 
elles  décharger  et  quitter  de  la  contribution  de  vos  tailles,  aides, 
emprunts,  impôts  et  subsides,  pour  le  temps  de  cinq  années  en- 
tières et  consécutives,  à  commencer  du  premier  janvier  présent 
mois  et  an. 

j>  Signé  :  De  Yaumorand,  j^ 

Au  bas  de  cette  requête  est  écrit  : 

«  La  présente  requête  est  envoyée  aux  président  et  trésoriers 
généraux  de  France  établis  à  Poitiers ,  pour,  sur  le  contenu  en 
icelle,  informer  ou  faire  informer  par  les  villes  de  l'élection  du  dit 
Mauléon,  appelé  notre  procureur  en  icelle  et  icelle  information, 
nous  envoyer  avec  votre  avis  pour,  le  tout  vu,  être  pourvu  aux  sup- 
pliants ainsi  que  de  raison.  Fait  au  conseil  du  roi  tenu  à  Blois,  le 
29  janvier  1589. 

»  Signé  :  Guybert.  » 

Les  enquêtes  qui  furent  faites  ensuite ,  dans  les  paroisses  voisines 
de  Mauléon,  étant  à  peu  de  choses  près  semblables,  je  n'en  citerai 
qu'une. 


Digitized  by  VjOOQiC 


LA  VILLE  DE  MAULÉON.  431 


Enquête. 


«  Messire  Roch  Arnaud,  prêtre,  demeurant  à  Treizevenls,  âgé 
de  vingt-sept  ans  ou  environ,  après  serment  par  lui  fait  de  dire  et 
déposer  vérité,  nous  a  dit,  sur  ce  enquis,  que  la  ville  de  Mauléon, 
depuis  l'année  1587,  a  été  prise  et  reprise  d'un  parti  et  d'autres 
cinq  et  six  fois,  parle  roi  régnant,  par  monseigneur  deNevers, 
monsieur  de  la  Boulaye,  monseigneur  deChâtillon,  monsieur  du 
Puy-du-Fou  et  monseigneur  le  prince  de  Conty,  ayant  chacun  d'eux 
à  cette  fin  amené  une  armée  et  du  canon,  fors  le  dit  sieur  de  la 
Boulaye  et  du  Puy-du-Fou,  qui  ont  pris  la  dite  ville  de  Mauléon  par 
surprise,  toutes  lesquelles  armées  ont  logé  paroisses  de  Saint- 
Jouin,  le  Temple,  la  Chapelle-Argeau,  Moulin,  la  Tessouale, 
Saint- Aubin-de-Beaubigné,  Rorlhays  et  la  Petite-Boissière ,  les 
plus  proches  de  la  dite  ville,  auparavant  l'arrivée  desquelles  les  as- 
siégés par  neuf  ou  dix  fois  pillèrent,  ravirent  et  saccagèrent  les 
meubles,  fruits,  bestiaux  restant  aux  pauvres  habitants  des  dites 
paroisses,  lesquels,  outre  le  paiement  des  tailles,  ont  été  contraints 
de  travailler  par  chacun  jour  aux  fortifications  de  la  dite  ville  de 
Mauléon,  de  la  Forêt-sur-Sèvre ,  de  Pouzauges,  Cholet,  la  Ségui- 
nière,  le  Censif,  et  en  un  chacun  des  dits  lieux,  payer  grandes  con- 
tributions, deniers,  vivres  et  fourrages ,  après  avoir  été  détenus 
prisonniers  et  leurs  bœufs  exécutés ,  de  telle  façon  que  la  plupart 
des  dits  habitants  sont  décédés,  à  cause  des  excès  et  outrages  com- 
mis à  leur  personne ,  et  les  autres  sont, restés  mendiant  leur  vie, 
sans  avoir  moyen  de  labourer  et  ensemencer  leurs  terres,  lesquelles 
à  présent  sont  du  tout  abandonnées  et  leurs  maisons  démolies  et 
ruinées,  sans  pouvoir  s'y  réhabiliter.  Ce  que  le  dit  déposant  dit  bien 
savoir,  pour  avoir  vu  les  dites  armées  et  passé  parles  dites  paroisses 
allant  à  des  affaires  depuis  Un  an  et  demi  en  ça,  même  depuis  huit 
jours.  Et  est  tout  ce  qu'il  nous  a  dit  savoir  sur  ce,  par  nous  bien 
et  dûment  enquis. 

»  Signé  :  RocH  Arnaud.  y> 


Digitized  by  VjOOQiC 


432  LA  VILLE  DE  MÂULÉON. 

Après  avoir  fait  connaître  ce  que  Mauléon  et  les  communes  voi- 
sines eurent  à  souffrir  pendant  les  guerres  de  religion,  je  vais,  en 
terminant  cet  article ,  parler  des  effroyables  scènes  de  meurtre,  de 
pillage  et  d'incendie  dont  Mauléon  fut  encore  le  théâtre  pendant  la 
guerre  de  la  Vendée. 

En  1793,  l'armée  royaliste  établit  son  Quartier-général  dans  cette 
ville  qui,  alors,  s'appelait  Chàlillon-sur-Sèvre. 

Le  3  juillet  1793,  Westermann,  après  avoir  battu  les  Vendéens 
près  du  Moulin-aux- Chèvres,  entra  dans  Châlillon,  où  il  fit  exter- 
miner tous  les  blessés  royalistes  qui  n'avaient  pas  pu  fuir.  Deux 
jours  après,  les  Vendéens  vinrent  de  Cholet  attaquer  Westermann 
qui,  ne  pouvant  leur  résister,  bat  en  retraite  sur  la  route  de  Ror- 
thays,  poursuivi  par  les  Vendéens,  qui  achèvent  de  mettre  son 
armée  en  déroute.  Les  royalistes,  victorieux,  reviennent  à  Châtil- 
lon,  où  ils  vengent  la  mort  de  leurs  blessés  en  massacrant  les  pri- 
sonniers républicains;  puis,  sans  prendre  aucune  précaution  pour 
se  mettre  à  l'abri  d'une  surprise  de  la  part  d'ennenris  qu'ils  croient 
avoir  anéantis,  ils  se  mettent  à  boire,  sans  vouloir  écouter  les  pru- 
dents conseils  et  les  ordres  de  leurs  chefs. 

Cependant  Westermann ,  désespéré  de  l'échec  qu'il  vient  d'éprou- 
ver, rencontre  près  de  Bressuire  le  général  Chalbos  avec  neuf 
cents  hommes.  Il  se  précipite  vers  ce  général,  auquel  il  présente 
son  sabre,  en  disant  :  ^  Tout  le  monde  m'a  abandonné,  je  ne  veux 
plus  servir  avec  des  lâches  !  »  Aussitôt  Westermann  est  entouré  par 
les  soldats,  qui  font  serment  de  ne  plus  le  quitter.  «  Eh  bien,  re- 
prend Westermann,  si  vous  aimez  encore  la  république,  retournez 
avec  moi  à  Châtillon  reprendre  ce  que  nous  avons  laissé,  ou  mou- 
rir avec  moi^  » 

Electrisés  par  ces  paroles,  les  soldats  républicains  le  suivent.  En 
arrivant  près  de  Châtillon,  ils  crient  :  Vive  le  roi I  pour  tromper 
les  avant-gardes  royalistes,  qu'ils  égorgent,  puis  ils  entrent  dans  la 
ville,  où  ils  font  un  massacre  horrible  des  Vendéens,  que  l'ivresse 
a  rendus  incapables  de  se  défendre.  Les  chefs  royalistes  ont  à 
peine  le  temps  de  monter  à  cheval  et  de  sortir  de  la  ville.  Wester- 
mann les  poursuit  avec  sa  cavalerie  jusqu'au  village  du  Temple, 


.  Digitized  by  VjOOQiC 


LA  VILLE  DE  MAULÉON.  433 

dont  l'incendie,  allumé  par  ses  ordres,  éclaire  leur  fuite.  Puis, 
revenant  à  Châlillon,  il  fait  mettre  pied  à  terre  à  ses  cavaliers , 
pour  piller  et  brûler  la  ville.  Quand  il  voit  le  feu  achever  l'œuvre 
de  destruction  qu'il  a  si  bien  commencée  pendant  la  nuit,  il  part 
avec  ses  soldats  pour  rejoindre  l'armée  républicaine  près  de  Bres- 
suire. 

Un  témoin  de  ce  massacre  m'a  raconté  qu'au  milieu  de  l'obs- 
curité, on  voyait  sortir  de  la  poitrine,  de  beaucoup  de  cadavres 
une  sinistre  flamme  bleue,  produite  par  l^eau-de-vie  que  les  Ven- 
déens avaient  bue,  et  qu'avait  enflammée  l6  fusil  qui  les  avait  frap*- 
pés  à  bout  portant. 

Après  ce  désastre,  la  ville  de  Cbâtillon  s'est  rebâtie,  et  les  cam- 
pagnes environnantes  se  sont  repeuplées.  Cependant,  sur  la  com- 
mune du  Temple ,  entre  autres,  on  voit  encore  des  landes  qui, 
portant  des  traces  de  sillons,  semblent  prouver  qu'autrefois,  dans 
ces  contrées,  la  population,  qui  ne  dédaignait  pas  de  cultiver  ces 
mauvaises  terres,  devait  être  plus  nombreuse  que  celle  d'aujour- 
d'hui. 

Charles  Thenaisie. 


TOME  XXIX  (IX  DE  LA  3«  SÉHÎE.)  29 


Digitized  by  VjOOQIC 


DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS" 


V 
LE  CINQ  MAI   1871. 

SCÈNE  Ire. 
Aux  Invalides. 

NAPOLÉON  i^r,  sortant  de  son  tombeau^  et  regardant  autour  de  lui. 

Personne  !  le  gardien  de  mon  tombeau  n'est  pas  là...  Il  sera  sans 
doute  allé  au  cabaret  voisin  boire  à  ma  santé  avec  quelques  vieux 
braves....  Mais,  ne  perdons  pas  de  temps  et  ne  nous  amusons  pas 
aux  bagatelles  de  la  porte.  Je  n'ai  chaque  année  qu'une  seule  nuit, 
celle  du  Cinq  Mai ,  pour  aller  aux  nouvelles  et  pour  voir  ma  famille. 
Il  y  a  un  an,  lorsque  j'ai  dû  rentrer  dans  ma  tombe,  la  France  était 
à  la  veille  du  plébiscite;  il  me  tarde  d'apprendre  quel  a  été  le  ré- 
sultat de  son  vote  :  puisse-t-il  avoir  été  favorable  !  Pendant  mon 
sommeil  de  douze  mois,  j'ai  fait  de  mauvais  rêves  ;  j'ai  eu  d'affreux 
cauchemars,  et,  au  moment  de  me  retrouver  face  à  face  avec  la 
réalité,  je  ne  puis  me  défendre  d'un  sentiment  d'inquiétude. 

(Arrivé  dans  la  cour  d'honneur,  il  aperçoit  deux  invalides,  qui 
s'avancent  péniblement ,  appuyés  sur  des  béquilles.)  Voici  deux  vol- 
tigeurs de  la  jeune  garde.  Je  vais  savoir  par  eux  à  quoi  m'en  tenir. 

*  Voir  la  livraison  de  mai,  pp.  355-369. 


Digitized  by  VjOOQiC 


DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS.         435 

(Il  enfonce  son  chapeau  sur  ses  yeux  et  relève  le  collet  de  son  man- 
teau.) Conservons  soigneusement  noire  incognito.  ("//  les  aborde.) 
Pardon  9  mes  amis,  je  désirerais  savoir  quel  a  été  le  résultat  da 
plébiscite. 

LE  PREMIER  INVALIDE ,  avcc  étonnement. 
De  quel  plébiscite? 

NAPOLÉON. 

De  celui  du  8  mai  1870. 

LE  PREMIER  INVALIDE. 

Vous  le  savez,  parbleu,  aussi  bien  que  nous. 

NAPOLÉON. 

Faites  comme  si  je  ne  le  savais  pas ,  et  veuillez  nie  répondre  ; 
vous  m'obligerez  infiniment. 

LE  SECOND  INVALIDE,  bas  au  premier,  et  hochant  la  tête. 

Le  pauvre  homme  a  un  grain.  Mais  il  n'en  coûte  pas  beaucoup 
de  le  satisfaire.  (Haut.)  Si  mes  souvenirs  sont  exacts,  il  y  a  eu  plus 
de  sept  millions  de  Oui  et  à  peine  quinze  cent  mille  Non. 

NAPOLÉON,  rayonnant. 

Plus  de  sept  millions  de  Oui!  —  Merci,  mes  amis,  merci  mille 

fois. 

(Il  les  quitte  et  se  dirige  vers  Vesplanade  de  V Hôtel.)  ' 

Plus  de  sept  millions  de  Oui!  Quel  triomphe,  et  combien  mes 
craintes  étaient  dénuées  de  fondement!  Mon  neveu  est  décidément 
un  grand  homme.  L'Empire  repose  aujourd'hui  sur  des  assises 
inébranlables,  et  la  dynastie  des  Bonaparte  est  consolidée  à  jamais! 
Il  faut  que  j'aille  aux  Tuileries  féliciter  Louis  de  ce  magnifique 
succès. 

(On  entend  du  côté  de  Vanves  et  d'Issy  le  bruit  du  canon.  Napo^ 
léon  s'arrête  et  écoute.)  C'est  drôle!...  le  canon  h  cette  heure... 
(Après  avoir  réfléchi  quelques  instants.)  L'Empereur,  pour  m'êlre 
agréable,  et  sachant  que  je  n'ai  que  quelques  heures  à  passer  hors 
de  mon  tombeau,  aurait-il  donné  l'ordre  de-  tirer  pendant  ce 
temps-là  des  salves  d'artillerie  ?  {Le  bruit  de  la  canonnade  augmente, 


Digitized  by  VjOOQIC 


436         DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS. 

et  Napoléon  Vécoute  avec  une>satisfaclion  de  plus  en  plus  visible.) 
Le  canon  est  un  instrument  qui  me  plaît,  et  qui  est  harmonieux. — 
(//  tourne  à  droite  et  se  dirige  vers  les  Tuileries  par  le  quai  d'Or- 
say.) 

SCÈNE  II. 
Devant  la  présidence  du  Corps  législatif. 

NAPOLÉON. 

Je  ferais  peut-être  bien  d'entrer  un  instant  à  la  présidence,  pour 
prendre  langue  et  savoir  de  Schneider  ce  qui  s'est  passé  depuis  le 
plébiscite.  Autrement,  il  m'arrivera  encore  de  prêter  à  rire,  aux 
Tuileries,  par  mon  ignorance  des  événements  les  plus  récents  et  les 
plus  considérables,  {^'adressant  au  concierge.)  M.  le  président  est-il 
chez  lui  ? 

LE  CONCIERGE. 

Quel  président? 

NAPOLÉON. 

Hé!  le  président  Schneider. 

LE  CONCIERGE. 

M.  Schneider  est  ailleurs  *. 

NAPOLÉON. 

Le  Corps  législatif  est  donc  en  vacances? 

LE  CONCIERGE. 

Voiis  moquez-vous  de  moi?  Je  ne  suis  point  d'humeur  à  jouer  le 
rôle  de  Pipelet,  et  vous,  mon  bonhomme,  vous  ne  me  paraissez 
plus  d'âge  à  jouer  celui  de  Cabrion. 

NAPOLÉON. 

Je  VOUS  assure,  monsieur  le  concierge... 

LE  CONCIERGE,  d'uu  ton  goguenard. 

Je  vois  ce  que  c'est....  Monsieur  arrive  de  Quimper-Corenlîn  par 

*  On  sait  qu'en  allemand  Schneider  veut  dire  Tailleur,  et  que-  c'est  sous  le  nom 
de  M.  Tailleur  que  l'ancien  président  du  Corps  législatif  figure  dans  le  roman-pam- 
phlet publié  par  M"*  Wyse-Ratazzi  (née  Bonaparte)  sous  ce  titre  :  le  Mariage  d*une 
créole. 


Digitized  by  VjOOQiC 


DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS.  437 

la  diligence  qui  descend  rue  Notre-Dame-des-Vicloires.  Hébten! 
puisqu'il  en  est  ainsi,  apprenez  donc  que  le  Corps  législatif  a  élé 
envahi  et  dissous  le  4  septembre  dernier;  que  le  général  Bergeret 
occupe  présentement  l'hôtel  de  la  présidence,  çt  que  la  Chambre 
est  transformée  en  un  atelier  de  cartouches.  Sur  ce,  monsieur*  le 
rural,  bonne  nuit.  —  (iï  ferme  la  porte  de  sa  loge.) 

NAPOLÉON  reste  fixé  à  sa  place,  sombre  et  préoccupé;  au  bout  de 
peu  de  temps,  son  visage  s'éclaircU.  Il  reprend  sa  marche  dans  la 
direction  des  Tuileries. 

Allons,  mon  neveu  aura  fait  un  nouveau  coup  d'Etat,et  le  4  Sep- 
tembre aura  été  le  couronnement  de  l'édifice  du  2  Décembre. 
Appujé  sur  les  sept  millions  de  Oui  du  plébiscite ,  il  a  balayé 
la  Chambre,  mis  Ollivier  à  la  porte  et  rapporté  les  décrets 
du  19  janvier.  Bravo  !  Louis,  je  reconnais  là  le  vieux  bras  de  l'Em- 
pereur. —  Qu^est-ce  que  c'est  que  ce  général  Bergeret?  Je  n'en  ai 
jamais  entendu  parler.  C'est  égal,  du  moment  que  c'est  un  générai, 
c'est  tout  ce  qu'il  faut. —  Oui,  plus  j'y  réfléchis,  et  plus  je  me 
persuade  que  les  choses  ont  dû  se  passer  de  la  sorte.  Après  sa 
grande  victoire  du  8  mai,  Louis  aura  fait  ce  que  j'aurais  fait  moi- 
même  si  j'avais  été  vainqueur  à  Waterloo.  Je  me  serais  débarrassé 
de  Benjamin  Constant,  —  l'Emile  Ollivier  de  ce  temps-là  ;  —  j'au- 
rais déchiré  mon  Acte  additionnel  et  mis  à  la  porte  tous  ces  idéo- 
logues de  la  Chambre  des  représentants.  Quant  à  leur  président 
Lanjuinais,  je  l'aurais  remplacé  avantageusement  par  quelque  géné- 
ral qui  aurait  bien  valu  Bergeret,  le  général  Mouton ,  par  exemple. 
(//  se  frotte  les  mains)  Et  ce  brave  Thiers,  qui  a  consacré  tout  un 
volume  à  démontrer  que  j'étais  sincèrement  converti  aux  idées 
libérales  et  que  j'avais  accepté,  sqns  arrière- pensée,  mon  rôle  de 
souverain  constitutionnel!  Je  ne  puis  y  penser  sans  rire!  (7i  ri/. 
On  entend  de  nouveau  le  bruit  du  canon.)  Cela  tient  sans  doute  à  ce 
que  la  nuit  s'avance;  j'ai  froid.  Hâtons  le  pas. 


Digitized  by  VjOOQiC 


438  DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS. 

SCÈNE  III. 

Sur  la  place  du  Carrousel,  à  la  grille  du  palais  des 
Tuileries. 

LE  FACTIONNAIRE. 

On  ne  passe  pas. 

NAPOLÉON. 

Je  vais  chez  l'Empereur. 

LE  FACTIONNAIRE,  à  part. 

C'est  un  fou.  (Haut.)  L'Empereur  n'y  est  pas. 

NAPOLÉON. 

Est-il  à  Saint-Cloud  ? 

LE  FACTIONNAIRE. 

Il  est  à  Londres. 

NAPOLÉON,  avec  enthousiasme. 

Je  suis  sûr  qu'au  lendemain  du  plébiscite,  maître  absolu  de  la 
France,  et,  par  la  France,  arbitre  de  l'Europe,  il  a  jeté  aux 
quatre  vents  du  ciel  les  traités  de  1815  !  (Avec  une  exaltation  crois- 
sante.) Il  a  déclaré  la  guerre  au  gouvernement  britannique.  II  a 
envahi  la  Belgique,  renversé  le  lion  de  Waterloo,  et,  avec  sa  flotte 
cuirassée,  jeté  une  armée  sur  les  côtes  de  la  Grande-Bretagne!  Et 
maintenant,  d'après  ce  que  vous  me  dites,  il  est  à  Londres!  Jl 
traverse  en  triomphateur  les  rues  de  la  Cité  ! 

LE  FACTIONNAIRE,   baS. 

Le  pauvre  homme  est  fol  à  lier! 

{Quelques  coups  de  canon  se  font  entendre  du  côté  de  VArc  de 
Triomphe.) 

NAPOLÉON. 

Dites-moi,  mon  ami,  qui  est-ce  qui  fait  tirer  le  canon? 

LE  FACTIONNAIRE. 

Qui?  M.  Thiers. 

NAPOLÉON. 

Je  suis  bien  aise  de  ce  que  vous  me  dites  là.  Adieu ,  mon  ami.  (Il 


Digitized  by  VjOOQiC 


DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS.  439 

s'éloigne.)  Tout  cela  s'explique  à  merveille.  Au  moment  d'engager 
contre  l'Angleterre  cette  lutte  suprême,  Louis  a  compris  qu'il  devait 
confier  le  ministère  des  relalions'extérieures  à  l'auteur  du  Consulat 
et  de  l'Empire,  à  celui  que,  dans  une  circonstance  solennelle,  il  a  si 
justement  appelé  «  un  historien  illustre  et  national  *.  j>  —  {Réflé- 
chissant.) Quel  déplorable  malentendu  a  donc  pu  séparer  si  long- 
temps Louis  Bonaparte  et  Thiers,  l'héritier  de  l'Empire  et  l'écrivain 
qui  a  consacré  son  talent  à  célébrer  l'Empire,  l'auteur  des  Idées 
napoléoniennes  et  l'homme  d'Etat  qui  a  le  plus  fait  pour  répandre 
ces  idées  au  sein  de  la  nation?  Ce  fâcheux  état  de  choses  a  enfin 
cessé,  et  «  l'ardent  ami  de  Napoléon  h^  ^  »  est  aujourd'hui  le  prin- 
cipal ministre  de  Napoléon  IIL..  {Nouveaux  coups  de  canon  du  côté 
de  Neuilly.)  Thiers  vient  d'apprendre  quelque  grande  victoire  rem- 
portée par  l'Empereur,  et  il  fait  tirer  le  canon  pour  célébrer  la 
revanche  de  Waterloo  !  Comme  je  voudrais  que  Wellington  et  Blû- 
cher  entendissent  les  éclats  de  celte  grande  voix!  Blûcher  surtout, 
ce  gueux  de  Blûcher  !  Je  voudrais  qu'il  fût  aux  portes  de  Paris , 
sous  nos  remparts,  à  Saint-Denis  par  exemple,  son  ancien  quartier 
général,  et  que  de  là  il  prêtât  l'oreille  à  ces  salves  formidables,  qui 
lui  apprendraient  qu'une  ère  nouvelle  de  triomphe  et  de  grandeur 
s'ouvre  pour  la  France  et  pour  les  Bonaparte  !  {Minuit  sonne  à 
rhorloge  des  Tuileries.  Napoléon  sort  de  la  place  du  Carrousel, 
par  le  guichet  de  la  rue  (fo  Rivoli.) 

SCÈNE  IV. 
Dans  la  rue  de  Rivoli. 

{Deux  compagnies  du  112^  bataillon,  venant  de  VRôtel-de-  Ville, 
et  se  rendant  sur  la  place  de  la  Concorde,  traversent  la  rue.  La 
musique  joiœV air  du  SkLVT  DE  la  France.  * 

*  Discours  de  Napoléon  III  à  l'ouverture  du  Sénat  et  du  Corps  législatif,  session 
de  1860. 

2  Thiers,  Histoire  du  Consulat  et  de  VEmpire,  tome  XII,  avertissement. 

3  Le  Salut  de  la  France,  hymne  républicain  composé  en  4792,  a  dû  à  son  pre- 
mier vers  de  devenir  sous  le  premier  Empire  un  chant  officiel. 


Digitized  by  VjOOQiC 


440  DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS. 

NAPOLÉON,  avec  satisfaction. 

Je  reconnais  cet  air-là.  (//  fredonne:) 

Veillons  au  salut  de  TEmpire!... 

Mais  quel  est  cet  uniforme?  (A  un  passant.)  Monsieur,  pourriez- 
vous  me  dire  quels  sont  ces  soldats? 

LE  PASSANT. 

Monsieur,  ce  sont  des  fédérés. 

NAPOLÉON. 

Ah!  très-bien!  C'est  un  souvenir  des  Ceni-J  ours.  {Il  se  dirige  vers  la 
rue  de  Castiglione.)  J'avais  consenti  à  ce  que  Ton  formât  des  batail- 
lons de  fédérés  à  Paris  et  à  Lyon ,  et  je  me  rappelle  que,  passant  en 
revue  ceux  de  la  capitale,  dans  la  cour  des  Tuileries,  le  14  mars 
1815,  je  leur  adressais  ces  paroles  :  «  Soldats  fédérés  des  faubourgs 
Saint-Antoine  et  Saint-Marceau,  vos  bras  robustes  et  faits  aux  plus 
pénibles  travaux  sont  plus  propres  que  les  autres  au  maniement  des 
armes.  Soldats  fédérés,  je  suis  bien  aise  de  vous  voir.  J'ai  confiance 
en  vous.  Vive  la  Nation  !  »  Je  reconnais  d'ailleurs  aujourd'hui  que 
j'ai  eu  le  tort  de  ne  pas  donner  à  cette  institution  tout  le  dévelop- 
pemenldont  elle  était  susceptible.  (A  un  second  passant.)  Monsieur, 
combien  Paris  compte-l-il  de  bataillons  de  fédérés? 

LE   SECOND  PASSANT. 

Monsieur,  je  crois  qu'il  y  en  a  deux  cent  cinquante. 

NAPOLÉON. 

Deux  cent  cinquante  bataillons  de  fédérés  !  C'est  admirable  ! 
Heureux  Paris  !  Heureuse  France  ! 

LE  SECOND  PASSANT,  à  part. 

Vieux  communard,  \di\  (Haut.)  Bonne  nuit,  citoyen. 

NA^ohtofi ,  avec  étonnement. 
Citoyen! 


Digitized  by  VjOOQiC 


DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS.         441 

SCÈNE  V. 
Sur  la  place  Vendôme. 

NAPOLÉON ,  regardant  la  colonne. 

Tiens,  la  colonne  est  entourée  d'un  échafaudage...  C'est  Tliiers 
qui  l'aura  fait  dresser  ;  il  veut  évidemment  réparer  la  faute  que  mon 
neveu  avait  commise,  il  y  a  quelques  années,  en  changeant  ma 
Statue,  en  supprimant  le  petit  chapeau  et  en  remplaçant  la  redin- 
gote grise  par  une  toge  romaine.  Je  vais  reparaître  au  haut  de  la 
colonne,  comme  il  convient,  avec  mon  costume  légendaire  et  tel 
que  je  suis  resté  dans  le  souvenir  du  peuple,  grâce  aux  poètes , 
grâce  surtout  à  cet  excellent  Déranger.  {Il  chante:) 

Il  avait  petit  chapeau 
Avec  redingote  grise. 

Allons,  tout  est  pour  le  mieux  dans  le  meilleur  des  empires  pos- 
sibles. Ma  dynastie ,  retrempée  dans  les  eaux  du  plébiscite ,  est  iné- 
branlable comme  celte  colonne.  Mon  neveu  est  en  Angleterre,  à  la 
tète  d'une  armée  victorieuse,  et  la  patrie  reconnaissante  l'attend 
sur  le  rivage  pour  le  saluer  au  retour  d'acclamations  enthousiastes. 
Thiers,  l'homme  de  France  qui  a  le  plus  fait  pour  la  cause  impé- 
riale, dirige  les  affaires  pendant  l'absence  de  Louis  ;  Paris,  debout 
et  en  armes,  fait  l'admiration  de  l'Europe  et  la  terreur  de  nos 
ennemis;  enfin,  pour  que  rien  ne  manque  aujourd'hui  à  mon  bon- 
heur, je  vais  reprendre  ma  place,  plus  triomphant  que  jamais,  au 
sommet  deja  colonne!  {Ilessuie  une  larme.)  Je  pleure...,mais  c'est  de 
joie.  —  Entrons  un  instant  à  l'élat-major  de  la  place  et  faisons-nous 
raconter  en  détail  ces  grands  événements.  {S'adressant  à  un  garde 
national  qui  sort  de  rétat-major.)  Je  désirerais  parler  au  géné- 
ral Soumain. 

LE  GARDE  NATIONAL. 

Le  général  Soumain?  Voilà  dix  mois  qu'il  a  été  remplacé  par  le 
général  Trochu. 

NAPOLÉON. 

Lft  général  Trochu  ést-il  visible  ! 


Digitized  by  VjOOQiC 


442         DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS. 
LE  GARDE  NATIONAL. 

Il  a  élé  remphcé  par  le  général  Vinoy. 

NAPOLÉON. 

Ah!  —  Je  connais  le  général  Vinoy  et... 

LE  GARDE  NATIONAL. 

Le  général  Vinoy  a  élé  remplacé  par  le  général  Bergerel. 

NAPOLÉON. 

Je  croyais  que  le  général  Bergeret  était  au  Corps  législatif? 

LE  GARDE  NATIONAL. 

En  effet,  il  a  été  remplacé  ici  par  le  général  Dombrowski. 

NAPOLÉON. 

Hé  bien!  celui-ci... 

LE  GARDE  NATIONAL. 

Le  général  Dombrowski  a  cédé  la  place  au  général  Cluseret. 

NAPOLÉON. 

Est-il  possible?  Ce  dernier  du  moins... 

LE  GARDE  NATIONAL. 

Ce  dernier  a  eu  pour  successeur  le  colonel  Rossel. 
NAPOLÉON,  âpar«. 

Bergeret,  Dombrowski,  Cluseret  et  Rossel...  Si  j'en  connais 
pas  un,  je  veux  être  pendu!  {Haut.)  Excusez-moi,  monsieur,  mais 
il  s'est  donc  passé  ici ,  depuis  dix  mois ,  des  choses  extraordi- 
naires? 

LE  GARDE  NATIONAL.    ^ 

Ah  !  ça!  d'où  sortez-vous?  Revenez-vous  de  l'autre  monde? 

NAPOLÉON. 


Peut-être. 


LE  GARDE  NATIONAL,  riant. 


Je  parie  que  vous  êtes  monsieur  Benoît. 

NAPOLÉON. 

Quel  monsieur  Benoît  ? 


Digitized  by  VjOOQiC 


DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS.         443 
LE  GARDE  NATIONAL. 

Monsieur  Benoît,  Tépicier  de  la  rue  de  la  Lune,  le  héros  du 
roman  de  Napoléon  III,  qui,  après  un  séjour  prolongé  en  Amérique, 
rentre  à  Paris,,  ignorant  complètement  ce  qui  s'est  passé  depuis  son 
départ  *. 

NAPOLÉON. 

C'est  justement  ce  qui  m'arrive.  De  tout  ce  qui  a  eu  Meu  depuis  le 
6  mai  de  l'année  dernière,  je  ne  sais  rien,  absolument  rien. 

LE  GARDE  NATIONAL,  à  part. 

Je  crois  que  le  pauvre  diable,  au  lieu  de  revenir  d'Amérique, 
sort  tout  bonnement  de  Gharenton.  —  Mais,  après  tout,  sa  folie' est 
fort  inoffensive,  et  j'ai  envie  de  me  prêter  pour  un  instant  à  sa  fan- 
taisie.—  (Haut)  Eh  bien!  monsieur  Benoit,  apprenez  que,  le 
15  juillet  1870,  l'Empereur  a  déclaré  la  guerre  à  la  Prusse. 

NAPOLÉON. 

Bravo  ! 

LE  GARDE  NATIONAL. 

Attendez.  Six  semaines  après,  l'Empereur  a  été  fait  prisonnier  à 
Sedan  avec  80,000  hommes. 

NAPOLÉON,  livide. 
Il  a  au  moins  vendu  chèrement  sa  liberté  ? 

LE  GARDE  NATIONAL,  haussùnt  ks  épauks. 
11  a  tiré  du  fourreau  son  épée  encore  vierge,  et  l'a  remise  au  roi 
de  Prusse,  qui  s'est  empressé  de  la  refuser;  il  a  ensuite  allumé  une 
cigarette,  et  tout  a  été  dit.  La  capitulation  de  Sedan  avait  lieu  le  31 
août.  L'Empire  croulait  le  4  septembre. 

NAPOLÉON. 

Le  4  septembre  !  Je  comprends  maintenant  pourquoi  Schneider 
n'est  plus  au  Corps  législatif. 

LE  GARDE  NATIONAL. 

Si  VOUS  m'interrompez  ainsi  à  chaque  instant,  nous  n'en  finirons 
pas.  Le  31  octobre,  le  maréchal  Bazaine  capitulait  à  Metz,  et  150,000 

*  Voyez  Papiers  et  Correspondance  de  la  famille  impériale,  I,  202,  Plan  de  roman 
de  la  main  de  l'Empereur. 


Digitized  by  VjOOQIC 


444         DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS. 

prisonniers  défilaient  devant  le  vainqueur.  Pour  la  troisième  fois  de- 
puis soixante  ans,  la  France  était  foulée  aux  pieds  par  l'étranger. 
Je  pense  que  vous  savez,  monsieur  Benoît,  à  qui  elle  est  redevable 
des  deux  preniières  invasions.  {Napoléon  baisse  la  tête,)  Le  29  jan- 
vier, Paris  capitulait  à  son  tour;  les  Prussiens  prenaient  possession 
de  nos  forts,  et,  le  12  février,  tout  était  fini;  la  paix  était  signée. 

NAPOLÉON,  d'une  voix  tremblante. 

A  quelles  conditions? 

LE  GARDE  NATIONAL. 

Au  prix  de  cinq  milliards,  de  l'abandon  de  l'Alsace  et  d'une 
partie  de  la  Lorraine.  —  Le  3  mars ,  les  Prussiens  faisaient  leur 
entrée  à  Paris,  qu'ils  ont  occupé  pendant  trois  jours,  de  l'Arc-de- 
Triomphe  aux  Tuileries. 

NAPOLÉON. 

Et  qu'ont  fait  les  Parisiens  pendant  ces  trois  jours? 

LE  GARDE  NATIONAL. 

La  garde  nationale  s'est  emparée  de  tous  les  canons,  de  toutes 
les  munitions,  de  toutes  les  armes  restées  dans  la  ville. 

NAPOLÉON,  relevant  la  tête. 

Et  avec  ces  armes ,  avec  ces  canons ,  vous  avez  marché  sur  les 
Prussiens  ;  vous  les  avez  chassés  de  ces  rues  et  de  ces  places  qu'ils 
osaient  souiller  de  leur  présence  !  % 

LE  GARDE  NATIONAL. 

Pas  si  bêtes,  mon  bonhomme.  Nous  avons  gardé  nos  canons  et 
nos  chassepots  pour  un  meilleur  usage.  {La  canonnade  redouble 
d'intensité,)  Tenez,  entendez-vous?  C'est  la  batterie  du  Point-du- 
Jour  qui  tire  sur  l'armée  de  Versailles,  x 

NAPOLÉON. 

Que  voulez- vous  dire? 

LE  GARDE  NATIONAL,  à  part. 

Notre  homme  a  vraiment  l'air  de  prendre  intérêt  à  ma  petite 
leçon  d'histoire.  Ha  foi,  continuons.—  On  a  nommé  une  Assemblée 


Digitized  by  VjOOQIC 


DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS.         445 

qui  a  osé  dire  que  les  voles  de  la  province  devaient  compter  pour 
quelque  chose  et  que  Paris  ne  devait  plus  faire  la  loi  à  la  France. 
Comprenez-vous  cela?  A  cette  insolente  prétention  de  messieurs  les 
ruraux  y  Paris  a  répondu  comme  il  convenait  :  le  18  mars,  nous 
avons  fait  une  nouvelle  révolution,  nous  avons  chassé  le  gouverne- 
ment, nommé  une  Commune,  et,  depuis  un  mois  et  demi,  nous 
nous  battons  contre  les  soldats  de  l'Assemblée  qui  siège  à  Ver- 
sailles. 

NAPOLÉON. 

Et  les  Prussiens?...  les  Prussiens  sont  partis? 

LE  GARDE  NATIONAL. 

Pas  le  moins  du  monde.  Ils  occupent  les  forts  deNogent,de 
Rosny,  de  Noisy,  d'Aubervilliers.  Ils  sont  à  Montreuil,  à  Romainville, 
à  Saint-Denis... 

NAPOLÉON ,  avec  indignation. 

Ainsi,  Paris  n'est  plus  qu'un  immense  cirque,  où  lès  Français 
s'égorgent  entre  eux  sous  les  yeux  de  leur  vainqueur,  pareils  à  ces 
esclaves  gaulois  qui  luttaient  dans  l'arène  pendant  que  les  Romains, 
assis  sur  les  gradins  de  l'amphilhéâlre,  riaient  des  coups  qu'ils  se 
portaient  ! 

LE  GARDE  NATIONAL. 

La  phrase  est  belle ,  mais  je  ne  vous  engage  pas  à  la  répéter  de- 
vant le  citoyen  Rossel,  si  vous  persistez  dans  votre  projet  de  l'aller 
voir. 

NAPOLÉON,  absorbé  dans  ses  pensées. 

Quelle  honte!  {Levant  les  yeux  sur  la  colonne.)  Hélas!  on  n'est 
plus  fier  d'être  Français  lorsqu'on  regarde  la  colonne  ! 

LE  GARDE  NATIONAL. 

Regardez-la  bien,  monsieur  Benoît,  votre  colonne...  Vous  ne  la 
verrez  pas  longtemps. 

NAPOLÉON. 

Pourquoi  cela? 

LE  GARDE  NATIONAL. 

Parce  qu'elle  va  être  abattue.  Ainsi  l'a  décidé  la  Commune... 


Digitized  by  VjOOQiC 


446         DIALOGUES  DES  VIVANTS  ET  DES  MORTS. 

Mais  rangeons-nous.  Voici  des  charrettes  qui  arrivent,  et  je  ne  tiens 
pas  à  rester  auprès. 

NAPOLÉON. 

En  effet,  il  s'en  échappe  une  odeur... 

LE  GARDE  NATIONAL. 

On  doit  mettre  sur  la  place  une  couche  de  fumier  de  dix  mètres 
d'épaisseur,  afin  de  recevoir  le  grand  Napoléon  le  jour  où  il  va 
dévisser  sa  colonne.  (//  rit.  —  Une  heure  sonne  à  V église  Saint- 
Roch.)  —  Une  heure  !  Je  me  sauve.  Adieu ,  ou  plutôt  au  revoir.  A 
lundi.  C'est  le  jour  de  la  grande  représentation.  Je  vous  donne  ren- 
dez-vous ici,  devant  l'hôtel  de  l'état-majôr.  Il  faut  absolument  que 
vous  y  soyez,  monsieur  Benoît.  (Il  s'éloigne.  Le  bruit  de  la  canon* 
nade  devient  plus  violent  que  jamais.) 

NAPOLÉON. 

Mon  empire  détruit!...  ma  dynastie  chassée!...  mon  nom  couvert 
d'ignominie!...  la  France  abattue!...  la  colonne  jetée  à  terre,  et 
demain  peut-être  mes  cendres  jetées  au  vent...  Ah  !  pourquoi  ne 
m'a-t-on  pas  laissé  à  Sainte-Hélène  ! 

{Napoléon  s'assied  auprès  de  la  grille  qui  entoure  le  soubassement 
de  la  colonne  y  et  reste  longtemps  à  cette  place  y  abîmé  dans  ses  ré* 
flexions. —  Quatre  heures  sdnnent.  Le  jour  commence  à  paraître. 
Un  bataillon  de  fédérés  arrive  par  la  rue  de  la  Paix  et  traverse  la 
place  Vendôme  auois  cris  de  :  Vive  la  Commune  !  A  bas  la  colonne  !) 

UN  FÉDÉRÉ,  secouant  Napoléon  par  le  bras. 

Hé!  mon  brave,  que  faites-vous  là  à  cette  heure? 

Napoléon  se  redresse;  il  veut  jeter  un  dernier  regard  sur  la 
colonne  y  mais  le  courage  lui  manque  ^  et,  sans  oser  lever  les  yeux, 
il  reprend  le  chemin  des  Invalides. 

Edmond  Biré. 


Digitized  by  VjOOQIC 


POESIE 


CONTRASTE 


SONNET. 


Le  ciel  est  transparent  et  la  verdure  est  douce  ; 
Les  oiseaux  sous  la  feuille  harmonisent  leurs  voix , 
La  source  qu'au  penchant  du  coteau  j'aperçois , 
Tombe  en  filets  d'argent  sur  des  lapis  de  mousse. 

Le  soleil  resplendit,  la  fleur  rit,  l'herbe  pousse; 
Tout  chante  le  printemps  et  le  plus  beau  des  mois  : 
Qu'il  fait  bon  respirer  à  l'ombre  des  grands  bois, 
Et  vivre  seul,  ici,  sans  bruit  et  sans  secousse  ! 

Mais  au  loin  quel  murmure  et  quels  cris  de  l'enfer 
Se  mêlent  aux  éclats  de  la  poudre  et  du  fer? 
Un  nuage  de  sang  couvre  la  grande  ville  ; 

De  sinistres  drapeaux  flottent  sur  ses  remparts  ; 
Le  pétrole  et  la  mort  courent  de  toutes  parts....  — 
C'est  Paris  s'effbndrant  sous  la  guerre  civile. 

Georges  de  Cadoudal. 

Kerléano,  30  mai  1871. 


Digitized  by  VjOOQIC 


RÉCITS  POPULAIRES  DES  BHETOJNS 


LA  GROTTE  DE  ROCH-TOUL 

RÉCIT  DU   SONNEUR  DE  CLOCHES. 


Dans  une  excursion  au  pays  de  Léon,  —  excursion  faite  en  des 
temps  moins  néfastes  (1869),  commencée  au  bord  de  la  mer,  du 
côté  de  Plonéour-Trez,  et  terminée  au  pied  de  la  montagne  d'Arhez, 
—  un  anliquaire  et  un  amateur  de  légendes  de  ma  connaissance 
passèrent  toute  une  belle  journée  de  la  fin  d'octobre  à  visiter  le 
bourg  de  Guimilliau  et  ses  environs.  Ils  examinèrent,  avec  l'atten- 
tion qui  convient  à  des  gens  de  l'art,  l'église  gothique,  le  calvaire 
qui  s'élève  dans  le  cimetière  —  où  l'on  remarque ,  entre  autres 
curiosités,  Katel  Kolet,Catel,  la  fille  perdue,  la  pécheresse  bre- 
tonne, traînée  par  deux  démons,—  et  les  fameux  fonts  baptismaux, 
assez  souvent  décrits  pour  qu'il  soit  inutile  d'en  parler  dans  ce 
récit.    . 

Le  soir  même,  quoique  le  vent  se  fût  élevé,  abattant  déjà  sur  les 
landes  une  brume  humide  et  froide,,  les  deux  voyageurs  voulurent 
pousser  bravement  jusqu'à  la  grotte  de  Roch-Toul.  Le  sergent  d'é- 
glise, vieux  paysan  qui  sonnait  depuis  cinquante  ans  les  cloches  de 
la  paroisse,  consentit,  non  sans  quelque  étonnement,  mêlé  d'une 
certaine  dose  de  terreur,  à  leur  servir  de  guide  au  terrible  sou- 
terrain. 


Digitized  by  VjOOQiC 


LA  GROTTE  DE  HOCH-TOUL.  449 

On  fit  une  grande  lieue  d'abord  sur  la  crête  d'un  coteau  sauvage^ 
puis  ^ans  une  vallée  encaissée,  où  coule  on  ruisseau  rapide.  Nous 
devons  dire  que  nos  amis  ne  suivirent  nullement  le  chemin  ordi- 
naire. La  route  de  la  vallée  avait  le  double  avantage  d'être  plus 
courte,  difficile,  il  est  vrai,  mais  infiniment  plus  pittoresque,  avec  ses 
ravins  profonds ,  ses  taillis ,  ses  grands  rochers  surplombant  et  ses 
petits  ponts  de  pierres  branlantes.  Qui  ne  connaît,  en  Basse-Bre- 
tagne, ces  jolis  petits  powcftow,  particulièrement  commodes  pour 
franchir  les  flaques  d'eau,  en  y  prenant  de  bons  bains  de  pied? 

N'importe  ;  rien  n'arrêtait  nos  aventuriers ,  ni  les  obstacles  qu'of- 
fraient les  sentiers,  ni  le  temps,  ni  l'heure,  car  déjà  le  soleil, 
d'ailleurs  presque  invisible,  devait  approcher  du  sommet  des  col- 
lines, lorsqu'ils  aperçurent  l'énorme  et  splendide  masse  de  Roch- 
Toul. 

Ils  arrivaient  par  le  bas  de  la  coulée.  La  sombre  ouverture  de 
cette  grotte  de  quartz,  béante  sur  la  pente  rapide,  les  dominait 
d'une  grande  hauteur.  Elle  se  détachait  vigoureusement  au  milieu 
des  roches  blanches  qui  en  forment  l'édifice.  En  l'apercevant  ainsi, 
on  dirait  le  portique  en  ruines  d'un  temple  de  géants,  dont  les  dé- 
bris ont  roulé  de  tous  côtés,  sous  l'efi'ort  des  âges  passés. 

L'aspect  de  ces  lieux,  surtout  le  soir,  a  quelque  chose  d'étrange- 
ment imposant,  de  terrible  même.  Aussi  faut-il  dire  qu'à  ce 
moment  de  l'expédition,  bientôt  nocturne,  le  guide,  le  brave  bedeau, 
n'avançait  plus  qu'à  l'arrière-garde. 

—  Allons,  courage,  Yves  Bourlez,  mon  vieux  sonneur,  avance 
donc,  dit  l'amateur  de  chroniques.  Aurais-tu  peur,  par  hasard? 
Est-ce  que  la  grotte  de  Roch-Toul  serait  hantée,  comme  on  se  plaît 
à  le  raconter? 

—  Silence,  pour  l'amour  de  Dieu!  fit  le  bedeau  en  se  signant; 
silence!  n'entendez-vous  pas  le  coq  chanter? 

—  Un  coq!  non,  non,  mon  digne  ami;  c'est  le  vent  qui  s'en- 
gouifre  sous  la  voûte  de  rochers ,  ou  bien  les  cloches  de  Guimilliau, 
tes  vieilles  commères,  qui  te  tintent  dans  les  oreilles. 

—  Non  pas,  non  pas,  mes  gentilshommes!  Je  vous  dis,  moi, 
Yves  Bourlez,  sonneur  de  cloches  et  sergent  de  l'église  de  Guy-Mé- 

TOME  XXIX    (IX  DE  LA  3e  SÉRIE).  30 


Digitized  by  VjOOQiC 


450  LA  GROTTE  DE  ROCH-TOUL. 

UaUy  que  c'est  un  coq,  un  vrai  coq  qui  chante  là-bas,  tout  au  fond , 
soùs  le  mailre  autel  de  Téglise!...  M'est  avis  que  nous  ferions  mieux 
de  nous  retirer  prudemment  et  de  ne  pas  entrer  là  dedans,  à  pré- 
sent surtout  que  voilà  la  lune  qui  se  lève  en  face  du  rocher  pâle. 

En  effet,  en  ce  moment  la  lune,  perçant  de  gros  nuages  qu'un 
vent  subit  venait  de  chasser  des  plaines  de  l'Océan ,  la  lune ,  ce 
vieux  fanal  du  ciel  qui  prête  toujours  une  complaisante  lumière  aux 
vieilles  légendes,  pointait  directement  ses  rayons  dans  l'puverture 
de  la  grotte.  L'énorme  voussure  de  quartz  brillait,  comme  des  blocs 
de  marbre  blanc;  l'entrée  n'en  paraissait  que  plus  noire,  et  il  en 
sortait  des  sifflements  sinistres,  comme  les  soupirs  lointains  de 
quelque  monstre  endormi  dans  ce  lugubre  tombeau. . 

Sans  tenir  aucun  compte  des  terreurs  du  sergent  d'église,  et 
après  avonr  allumé  une  lanterne  apportée  à  cet  usage,  les  explo- 
rateurs entrèrent  dans  l'intérieur  de  la  caverne.  Le  paysan,  il  est 
vrai,  regarda  quelque  temps  en  arrière  avant  de  les  suivre  ;  mais, 
rester  seul  au  dehors,  dans  l'obscurité,  sur  ce  coteau  sauvage,  nû 
lui  convenait  guère  davantage.  Il  prit  donc  le  parti  de  suivre  ses 
compagnons,  tout  en  marmottant  entre  ses  dents  que  les  tuchenlil 
(gentilshommes)  n'avaient  plus  la  foi,  qu'il  leur  arriverait  mal- 
heur, etc. 

Dix  minutes  furent  employées  à  examiner  l'immense  caverne. 
Rien  n'est  plus  fantastique  que  ce  spectacle,  vu  la  nuit,  aux  reflets 
de  mille  couleurs  de  la  lumière  sur  les  parois  humides  et  polies  des 
rochers. 

L'antiquaire  était  au  comble  du  ravissement.  Son  ami  flairait 
comme  une  odeur  de  vieille  légende  dans  ce  sombre  repaire.  De 
temps  à  autre  des  oiseaux  nocturnes,  eff'arouchés  par  la  clarté  du 
fanal  et  par  le  bruit  des  pas,  s'enfuyaient  à  tiré  d'ailes  ou  voletaient 
contre  la  voûte,  au  grand  efl'roi  du  pauvre  bedeau,  qui  récitait  en 
breton  les  litanies  de  tous  les  saints. 

Après  avoir  parcouru  trente  ou  quarante  pas ,  on  se  trouve  arrêté 
au  fond  de  la  grotte.  Le  passage  se  rétrécit  tout  à  coup,  et  devient 
tellement  étroit  qu'il  paraît  impossible  de  s'avancer  plus  loin.  Nos 
voyageurs,  satisfaits  de  leur  expédition,  s'assirent  sur  des  rochers 
roulés  à  terre,  et  reprirent  la  conversation  avec  le  bedeau. 


Digitized  by  VjOOQIC 


LA  GROTTE  DE  ROCH-TOUL.  451 

Cet  entretien  préliminaire  ne  devant  offrir  aucun  intérêt  au  lec- 
teur, nous  donnerons ,  sans  plus  de  détours,  le  récit  que  le  bon 
sergent  d'église  leur  fit  à  peu  près  en  ces  termes  : 

—  Je  ne  vou&  dirai  pas  s'il  y  a  mille  ans  ou  plus  que  l'événe- 
ment est  arrivé;  mais  il  est  arrivé,  cela  est  certain,  puisque  le  coq 
chante  encore  sous  l'autel  de  saint  Guy-MélittUy  la  veille  de  la 
Toussaint,  à  minuit,  et  pendant  l'élévation  à  la  grand'messe.  Oui, 
la  chose  est  arrivée,  à  preuve  que  mon  parrain,  Jan  Kastel,  —  que 
Dieu  ait  son  âme  !  —  l'avait  entendu  dire  une  fois  dans  sa  vie. 

Pour  lors  donc,  le  sire  de  Guy-Méliau  avait  un  fils  unique,  nom- 
mé Alanik.  Alanik  était  jeune,  riche  et  beau;  il  était,  de  plus, 
vaillant  autant  qu'aucun  autre  seigneur  de  ce  temps-là. 

Il  y  avait  à  la  même  époque ,  dans  la  paroisse  de  Lampol ,  un 
seigneur  avare  et  méchant,  qui,  ayant  perdu  son  argent  et  ses  terres 
en  prouesses  de  mauvais  aloi,  n'avait  pour  toute  ressource  et  tout 
bien  qu'une  fille,  nommée  Fina,  belle,  belle  comme  un  pré  de 
mai,  et,  par  malheur,  encore  plus  rusée  que  belle. 

Je  vous  ai  dit  que  Fina  était  le  seul  bien  qui  fût  resté  à  son  père^ 
voici  comment  :  tous  les  jeunes  seigneurs  qui  avaient  aperçu  une 
seule  fois  un  des  yeux  bleus  de  la  blonde  fille,  en  devenaient  épris 
à  mourir.  Le  père  disait  à  l'amoureux  :  «  Donne-moi  d'abord  cinq 
cents  écus  de  bel  argent...  Bon!  mais  ce  n'est  pas  assez,  l'ami. 
Rapporte-moi  le  trésor  qui  est  au  fond  de  Roch-Toul,  et  Fina  sera 
ta  moitié  de  ménage.  » 

Et  voilà  le  pauvre  garçon,  laissant  au  manoir  de  Lampol  son 
cœur  et  sa  bourse,  de  se  mettre  etf  roule  au  clair  de  la  lune,  vu 
que  dans  le  jour  le  trésor  n'eût  pas  été  visible,  à  ce  qu'on  disait. 
Il  entrait  dans  le  souterrain,  à  k  nuit,  seul,  sans  autres  armes 
qu'une  pelle  et  une  torche.  Que  se  passait-il  alors?  Aucun  de  ces 
aventuriers  n'est  revenu  le  dire...  C'était  un  deuil  général  à  vingt 
lieues  à  la  ronde.  La  moitié  des  seigneurs  du  Léon  avaient  perdu 
leurs  aînés  dans  ce  souterrain  de  malheur,  si  bien  que  Fina  com- 
mençait à  avoir  peur  de  rester  toute  sa  vie  penhérez  (héritière  à 
marier). 
Un  beau  jour,  pourtant,  Alanik,  qui  avait  aperçu  Fina  au  pardon 


Digitized  by  VjOOQiC 


452  '  ijl  grotte  de  roch-toul; 

de  Lampol ,  déclara  au  sire  de  Guy-Méliau  qu'il  mourrait  de  chagrin 
s'il  ne  mettait  pas  une  bague  d'or  au  doigt  de  Fina.  Le  bonhomme 
essaya  de  détourner  son  fils;  mais  lout  fut  inutile,  et  il  fallut  bien 
y  consentir  à  la  fin. 

Voilà  donc  Alanik  parti  pour  le  manoir  de  Lampol.  Ce  n'était  pas 
chose  facile  que  d'y  entrer. 

—  Pan,  pan.  —  Qui  est  là?  —  C'est  moi,  Alanik. 

—  Alanik,  un  vagabond...  Quai,  quai  ici,  Polidor. 

—  Mais  je  suis  Alanik  de  Guy-Méliau ,  vous  savez? 

—  Nous  n'avons  rien  à  démêler  avec  toi,  Alanik  de  Guy-Méliau, 
répondit  encore  le  tailleur,  barbe  rouge,  jambes  tories  et  figure  de 
singe,  qui  gardait  la  porte  du  manoir,  assis  sur  ses  talons,  comme 
un  boule-dogue. 

—  Pourtant,  je  voudrais  bien  parler  au  seigneur  Lampol,  répli- 
qua Alanik,  un  peu  déconcerté. 

—  Détale,  détale  vivement,  mauvais  garnement!  D'ailleurs,  je 
sais  ce  qui  t'amène  :  nous  n'avons  pas  besoin  de  toi  au  manoir.  11 
n'est  venu  ici  que  trop  de  vagabonds  se  moquer  de  ma  noble  maî- 
tresse. Nous  n'en  voulons  plus. 

Il  est  bon  çle  vous  dire  que  le  tailleur.  Barbe-rouge,  était  sorcier 
et  qu'il  savait  ce  qu'Alanik  venait  chercher  à  Lampol-,  et,  comme 
le  misérable  singe  mitonnait,  depuis  quelque  temps,  le  projet  in- 
sensé de  garder  Fina  pour  lui,  —  oui,  ma  foi,  pour  lui-même!  — 
il  avait  résolu  d'éconduire  à  l'avenir  tous  les  prétendants.  Il  craignait 
qu'à  la  fin  quelque  malin  compère  ne  découvrît  le  trésor  caché 
qu'il  projetait  aussi  de  fouiller  pour  son  compte,  dès  que  l'occasion 
lui  semblerait  favorable. 

Mais  la  penhérez  avait  entendu  les  paroles  courroucées  du  tail- 
leur. Elle  venait  justement,  à  ce  moment-là,  du  côté  de  la  porte, 
pour  voir  un  beau  Justin  que  le  singe  était  en  train  de  lui  broder 
pour  le  prochain  pardon  de  Saint-Thégonnec.  Elle  regarda  par  le 
petit  judas  du  portail,  et  vit  notre  joli  garçon  sur  le  point  de  s'en 
aller.  Il  paraît  qu'Alanik  était  de  son  goût,  car  elle  ne  fut  pas  long- 
temps à  repousser  Barbe-rouge  dans  son  taudis ,  et  à  ouvrir  la 
porte  au  jeune  homme,  qui 'tomba  à  ses  genoux  en  lui  disant: 
a  Ma  chérie.  ^ 


Digitized  by  VjOOQiC 


LA  GROTTE  DE  ROCH-TOUL.  453 

Inutile  de  conter  tout  ce  qui  s'ensuivit,  si  ce  n*est  qu'au  bout  de 
trois  jours  Alanik  obtint  la  promesse  de  la  main  de  Fina...  s'il  rap- 
portait au  papa  le  trésor  de  Roch-Toul.  Fina,  domptée  par  la  dou- 
ceur de  son  fiancé,  eut  beau  demander  à  son  père  que  cette  condi- 
tion fût  oubliée  cette  fois,  le  vieux  n'y  voulut  point  consentir.  Il 
fallut  bien  se  résigner. 

Mais  Fina  ne  s'appelait  pas  Fina  pour  rien.  Elle  savait  que  le 
tailleur  était  sorcier.  Maintes  fois ,  elle  avait  eu  recours  à  ses  malé- 
fices, et  n'ignorait  pas  que  le  singe  consultait,  pour  deviner  l'avenir 
et  les  bons  endroits  où  trouver  des  louzou  *  et  toutes  choses  per- 
dues, un  vieux  coq  rouge  qu'il  gardait  en  mue  dans  son  taudis. 

Elle  résolut  donc  de  s'en  emparer.  Un  soir  que  Barbe-rouge 
avait,  par  ses  soins,  avalé  un  coup  de  trop,  elle  ouvrit  laçage, 
emporta  le  fameux  coq ,  el  conduisit  son  fiancé  jusqu'à  Roch-Toul. 
Alanik  lâcha  devant  lui  l'oiseau  de  la  passion,  puis,  ayant  dit 
kénavo  (à  revoir)  à  sa  douces  qui  avait  les  larmes  aux  yeux,  il  péné- 
tra dans  le  SQuterraîn.  Fina  s'en  revint  triste  à  la  maison.  Elle  était 
bien  changée  depuis  qu'elle  avait  un  véritable  attachement  dans  le 
cœur...  La  nuit  passa  là-dessus,  puis  le  jour  et  la  nuit  encore... 

Le  surlendemain.  Barbe-rouge  (il  avait  deviné  le  tour)  vint  sour- 
noisement dire  à  sa  maîtresse  qu'à  Guy-Méliau,  depuis  la  veille, 
on  entendait  un  coq  chanter  sous  l'aulel.  Fina  se  vit  dans  l'obliga- 
tion d'écouter  les  propos  du  compère  et  de  lui  parler  héllemmî» 
afin  d'en  tirer  qUelque  chose. 

Barbe-rouge,  enhardi,  lui  apprit,  tout  en  vidant  sa  chopine, 
qu' Alanik  s'était  perdu  dans  la  caverne,  parce  qu'il  n'avait  pas  em- 
porté un  certain  collier  magique.  Ce  collier,  fait  d'argent  et  de 
perles  fines,  était  en  la  possession  du  singe,  mais  il  avait  juré  par 
les  cornes  du  diable  de  ne  le  donner  qu'à  celle  qui  consentirait  à 
l'épouser,  lui.  Barbe-rouge. 

Fina  sentit ,  au  premier  moment  de  sa  fureur,  une  grande  envie 
d'étrangler  le  misérable;  mais  nous  savons  qu'elle  avait  de  la  ruse 
dans  sa  cervelle  de  femme;  aussi  s'apaisa-t-elle  tout  à  coup,  et  lui 
répondit-elle  de  sa  plus  douce  voix  d'oiseau  trompeur  : 

*  touîott,  herbes  cabalistiques. 


Digitized  byCjOOQlC 


454  LA  GROTTE  DE  ROCH-TOUL. 

—  Ma  foi,  Barbe-rouge,  tu  es  bien  laid,  je  l'avoue,  mais  tu  as 
tant  d'esprit,  que  je  serai  la  femme  si  lu  m'aides  à  trouver  le  trésor 
de  Roch-Toul. 

—  Le  trésor,  fit  l'autre,  nous  le  trouverons,  belle  fille,  et  je 
mettrai  un  louis  d'or  sur  chacun  de  tes  yeux  bleus,  sur  ta  bouche 
de  rose  aussi,  et  des  piles,  des  piles  dans  tes  mains  et  à  tes 
pieds  ! 

—  C'est  charmant,  reprit Fina  en  riant,  et  moi,  je  l'appellerai 
Barbe-d'or...  Ah!  ah!  ah!... 

Elle  s'en  donna  de  rire,  malgré  sa  colère,  et  le  tailleur  passa 
plus  d'une  heure  avec  elle,  l'idiot,  à  se  griser  de  vin  et  de  faux 
amour.  Le  méchant  dupeur,  dupé  à  son  tour,  ressemblait  en  cela  à 
tant  de  gens  de  ce  monde,  qui,  même  au  moment  de  se  marier, 
jouent  (ô  malheur!)  jouent  au  fin  et  se  trompent  mutuellement. 

La  nuit  venue ,  la  lune  levée ,  ils  partirent  pour  le  souterrain. 
.  Jambe-lorte  avait  bien  de  la  peine  à  suivre  I9  maligne  créature,  qui 
marchait  vite,  afin  de  l'essouffler.  C'était  comique  de  voir  ce  tortik 
trottant  après  la  belle  fille,  comme  un  carlin  après  une  comtesse. 
^  Enfin,  ils  arrivèrent,  et  entrèrent  dans  la  grotte.  Le  collier  magique 
brillait  à  la  main  de  Barbe-rouge ,  et  l'on  passait  aisément  par  tous 
les  détours.  La  conversation,  il  faut  le  dire,  allait  son  train,  et  le 
singe  amoureux  en  était  déjà  rendu  à  sa  douzième  déclaration,  lors- 
que Fina  lui  dit  : 

—  Tu  causes  fort  bien ,  assurément ,  Barbe-rouge  ;  mais  je  veux 
une  preuve,  une  seule  preuve  de  ta  confiance. 

—  Dix,  si  tu  le  désires,  répliqua  l'impudent  coquin. 

—  Une  seule  me  suffira  :  nous  sommes  promis/ n'est-ce  pas? 
Tu  peux  donc  me  confier  ce  collier  qui  te  gêne  pour  courir. 

—  Hein!  Je  ne  sais  pas,   fit  Barbe-rouge,  en  regardant  de 
travers. 

—  En  ce  cas,  rien  de  fait,  reprit  la  rusée  d'un  air  résolu. 

—  Te  perdre  !  s'écria  le  tailleur  consterné,  non ,  non ,  par  les 
cornes  du  diable  ! 

Et  il  plaça  le  brillant  collier  sur  le  cou  blanc  de  la  jeune  fille. 

—  Merci,  lui  dit-elle...  Maintenant,  voici  un  passage  très-étroit; 


Digitized  byVjOOQlC 


LA  GROTTE  DE  ROCH-TOUL.  455 

passe  le  premier,  pour  me  montrer  la  route...  Sois  tranquille ,  je 
saurai  bien  t'éclairer...  Allons,  passe,  je  le  veux. 

Le  passage,  en  effet,  devenait  très-dangereux  :  il  fallait  des- 
cendre des  marches  inégales,  et  une  bonne  lumière  n'était  pas  de 
Irop.  Barbe-rouge  s'avança  en  hésitant.  Alors  Fina  porta  les  mains 
à  son  cou,  afin  d'intercepter  les  rayons  du  collier  magique.  La 
grotte  devin ♦,  à  l'instant  noire  comme  une  tombe,  si  bien  que  le 
tailleur  trébucha  sur  les  pierres  et  roula,  au  bas  de  la  pente,  dans 
le  fond  d'un  trou  plein  d'eau. 

—  A  l'aide,  à  l'aide,  criait  le  misérable,  je  me  noie  ! 

—  Rends-moi  mon  fiancé,  disait  Fina,  en  éclairant  la  caverne ;^ 
rends-moi  Alanik, 

—  Malheur!  Elle  m'a  trahi...  A  l'aide  !  Je  meurs! 

—  Rends-moi  mon  fiancé!  te  dis-je. 

—  Par  pilié,  tends-moi  la  main!  criait  encore  Barbe-rouge; 
nous  le  retrouverons,  car  j'entends  la  voix  de  mon  coq. 

—  Dis-moi  où  est  Alanik;  lu  dois  le  savoir,  traître. 

—  Il  est...,  il  est  là,  tout  auprès,  derrière  ces  rochers...  J'étouffe!... 
J'étouffe! 

—  Est-il  vivant  encore?  '^ 

—  Il  est  pâle- comme  trépas...  J'étouffe...  Hâte-toi  de  nous  secou- 
rir... Moi  d'abord. 

Fina ,  au  comble  de  l'angoisse ,  s'élança  dans  le  passage  difficile. 
Elle  resta  sourde,  vous  le  pensez  bien,  aux  derniers  cris  de  Barbe- 
rouge,  qui  râlait  en  buvant  de  l'eau  ;  et,  tournant  de  tous  les  côtés 
les  rayons  du  collier  magique,  elle  découvrit  bientôt  celui  qu^elle 
cherchait.  Alanik,  pâle  et  couvert  de  sang,  était  étendu  sur  la  terre. 
La  vue  de  Fina  le  ranima  un  peu.  La  jeune  fille  lui  donna  à  boire 
une  liqueur  qu'elle  avait  apportée,  et  pansa  les  blessures  qu'il  s'é- 
tait faites  en  tombant  sur  les  pierres.... 

Mais  en  voilà  bien  assez  sur  cette  histoire.  —  Pourtant,  si  vous 
voulez  savoir  la  fin,  vous  saurez  que  les  fiancés  (Fina  soutenant  son 
promis)  réussirent,  après  bien  des  peines ,  à  sortir  du  souterrain. 
Par  exemple,  ils^y  laissèrent, trois  choses  :  le  trésor,  le  coq  enchanté 
et  le  sorcier  mort...  Trois  choses  assez  méprisables,  comme  tous 


Digitized  by  VjOOQiC 


456  LA  GROTTE  DE  ROGH-TOUL. 

les  biens  et  les  intrigues  de  la  terre ,  et  qui  s'y  trouvent  encore,  à 
ce  qu'on  dit. 

Ces  choses,  on  ne  vient  plus  les  chercher  ici  ;  mais,  hélas!  que 
de  gens,  en  ce  monde,  qui  convoitent  d'autres  trésors,,  par  des  sen- 
tiers tout  aussi  ténébreux  ! 

Alanik  et  Fina  vécurent-ils  heureux  ?...  On  le  dit  du  moins.  Le 
père  avare,  n*étant  plus  détourné  par  les  mauvais  conseils  de  Barbe- 
rouge,  fut  apaisé  au  moyen  d'une  belle  poignée  d^or,  et  les  noces 
se  firent  à  Lampol.  Vous  avez  vu,  dans  l'église,  de  beaux  fonts  bap- 
tismaux... Ce  fut  Alanik  qui  les  fit  construire  pour  le  baptême  de  son 
premier-né. 

E.  DU  Laurens  de  la  Barre. 

Rennes,  7  mai  1871. 


Digitized  by  VjOOQiC 


CRÉATION  DE  L'ÉCOLE  DE  CHIRURGIE 

DE  RENNES 


A   NOSSEIGNEURS, 

NOSSEIGNEURS  DES  ESTATS  DE  BRETAGNE^  SUPPLIE  TRÈS-HUBfBLEMENT 

LA  COMMUNAUTÉ  DES  MAITRES  CHIRURGIENS  DE  RENNES  : 

Disent  qu'entre  les  arts  qui  fleurissent  en  France  à  l'ombre  du 
trône ,  et  sous  les  auspices  de  Sa  Majesté ,  la  Chirurgie  tient  sans 
doute  un  des  premiers  rangs,  et  par  l'utililé  qui  en  resuite  pour  le 
Public,  et  par  l'attention  particulière  qu'elle  a  méritée  de  la  part 
du  Monarque.  Des  Ecoles  d'anatomie  toujours  ouvertes  et  des  pro- 
fesseurs Chirurgiens  entretenus  pour  l'instruction  des  jeunes  Elevés; 
des  Prix  proposés  aux  Etudians ,  pour  animer  leurs  efforts;  une 
Académie  érigée  de  nos  jours  pour  perfectionner  par  d'heureuses 
découvertes  un  art  si  nécessaire  à  la  société ,  en  sont  les  témoi- 
gnages éclatans.  Paris  goûte  déjà  les  fruits  de  ces  soins  généreux. 
Jamais  la  Chirurgie  ne  fut  cultivée  avec  tant  d'ardeur,  ni  portée  à 
un  aussi  haut  point  que  nous  voyons  aujourd'hui  ;  mais  il  faut  l'a- 
vouer, les  lumières  de  la  Capitale  ont  à  peine  percé  dans  les  Pro- 
vinces ,  elles  restent  encore  à  cet  égard  enveloppées  dans  d'épaisses 
ténèbres.  Je  parle  surtout  des  petites  Villes  et  des  Campagnes.  Vous 
le  sçavez.  Nosseigneurs,  rien  de  plus  ordinaire  que  les  plaintes 
qu'on  fait  du  peu  d'habileté  des  Chirurgiens  qui  s'y  rencontrent;  et 
ce  qu'il  y  a  de  plus  triste,  rien  de  plus  juste,  ni  de  mieux  fondé 
que  ces  plaintes.  Quelque  habitude  de  manier  la  Lancette,  au  sur- 
plus une  routine  aveugle  fait  presque  tout  leur  Art  et  leur  Science  ; 


Digitized  by  VjOOQiC 


458  CRÉATION  DE  L'ÉCOLE  DE  CHIRURGIE  DE   RENNES. 

et  quel  desordre  ne  sont  pas  capables  de  causer  de  pareils  Artistes, 
surtout  dans  une  Profession  où  il  n'est  point  de  petites  fautes? 
Ainsi,  par  un  renversement  déplorable,  ces  hommes  qui  dévoient 
être  les  Conservateurs,  et  comme  les  Anges  lutelaires  de  leurs 
Compatriotes  s'en  rendent  le  fléau  ;  et  un  art  si  utile  au  Genre 
humain  dans  son  origine,  devient  entre  leurs  mains  un  Art  perni- 
cieux et  meurtrier.  Mais  que  prétendons-nous  ici?  Les  décrier  et 
exciter  contre  eux  votre  indignation?  A  Dieu  ne  plaise  :  Eh  î  pour- 
roit-on  même,  avec  justice,  leur  faire  un  crime  de  leur  ignorance, 
qui  chez  eux  est  insurmontable,  ne  trouvant  point  dans  leur  Patrie 
les  secours  nécessaires  pour  s'instruire  et  se  perfectionner  dans 
leur  art,  hors  d'état  d'ailleurs  par  la  modicité  de  leurs  moyens, 
d'aller  les  puiser  à  la  source  et  s'entretenir  à  Paris  le  tems  qu'il 
conviendroit  pour  cela.  Comment  pourroient-ils  avoir  les  sciences 
et  les  lumières  qu'on  se  plaint  de  ne  point  trouver  en  eux?  Nous 
cherchons  seulement,  en  Vous  exposant  le  mal ,  à  Vous  faire  sentir 
le  besoin  pressant  du  remède.  Ce  remède  au  reste.nous  vous  l'of- 
frons :  et  le  voici. 

Ce  seroit  de  fonder  dans  cette  Capitale  de  la  Province  une  Ecole 
de  Chirurgie  en  faveur  des  jeunes  Etudians;  les  uns  y  trouveroienl 
gratuitement  Tinstruction  que  leur  pauvreté  les  empêche  d'aller 
chercher  ailleurs;  les  autres,  à  qui  leur  situation  plus  aisée  permet 
de  voyager,  s'y  metlroient  du  moins,  par  les  connoissances  préli- 
minaires qu'ils  y  prendroient,  en  état  de  mieux  profiler  de  leurs 
voyages,  et  peut  être  avec  le  tems,  de  s'en  passer  tout-î\-fait,  et  de 
retenir  ainsi  dans  la  Province  les  sommes  qu'ils  ont  coutume  de 
porter  ailleurs,  et  dont  ils  achètent  leurs  instructions  ;  bien-tôt  de 
cet  espèce  de  Collège  sortiroient  des  esseins  de  Praticiens  éclairés 
qui  repandroient  dans  toutes  les  parties  de  la  Province  les  fruits  de 
leur  heureuse  éducation. 

Nos  Villes,  nos  Hôpitaux,  nos  Vaisseaux,  nos  Campagnes,  le 
Grand  et  le  Riche,  comme  le  Pauvre  :  car  nous  voulons  qu'on  ait 
les  moyens  de  faire  venir  du  secours  des  grandes  Villes;  en  a-l-on 
toujours  le  tems?  Combien  de  cas  urgents  où  on  est  obligé  de  se 
servir  du  premier  venu?  Quelle  consolation  alors  si  le  Chirurgien, 


Digitized  by  VjOOQ  IC 


CRÉATION  DE  L^ÉCOLE  DE  CHIRURGIE    DE    RENNES.  45& 

que  le  hazard  présente,  se  trouve  avoir  été  formé  dans  une  bonne 
Ecole  !  Quel  desespoir  au  contraire  si  l'on  tombe  en  de  mauvaises 
mains!  Mal  d'autant  plus  à  jcraindre,  qu'il  est  irréparable,  et  que 
l'événement  des  maladies  chirurgicales  dépend  ordinairement  du 
premier  coup  de  main. 

La  Communauté  des  Chirurgiens  de  cette  ville  ofifre  ses  services 
pour  contribuer  à  une  entreprise  si  utile  et  si  louable.  Elle  se  flatte 
de  pouvoir  fournir  des  sujets  capables  de  donner  de  bonnes  leçons, 
lesquelles  deviendraient  de  jour  en  jour  meilleures  par  leur  étude 
assidue  et  leur  attention  à  recueillir  de  quoi  les  rendre  tous  les 
ans  plus  amples  et  plus  profitables  à  leurs  Elèves  ;  ils  ont  cru 
devoir  partager  entre  quelqu'un  d'eux  un  fardeau ,  dont  un  seul  se 
fût  trouvé  accablé  ;  chacun  fera  son  cours  et  s'efiforcera  de  le  rem- 
plir avec  tout  le  zèle  et  l'exactitude  dont  il  est  capable  ;  ils  sont  en 
état  de  faire  tous  les  ans,  dans  les  saisons  convenables,  les  cours 
ci-dessous;  sçavoir  : 

Premièrement. 

Un  cours  d'Anatomie  du  Corps  humain,  que  le  Démonstrateur 
tâchera  d'orner  de  remarques  et  d'observations  importantes  à  la 
Pratique,  à  mesure  que  l'explication  et  l'exposition  de  chaque 
partie  ou  de  chaque  organe  se  présenteront. 

II 

Toutes  les  opérations  de  Chirurgie  sur  un  Cadavre  humain,  dont 
le  Cours  consistera  dans  un  Traité  circonstancié  des  maladies  qui 
les  exige  chacunes  en  particulier;  les  préparations  tant  du  malade 
que  de  l'appareil;  le  manuel  de  l'Opération  ;  la  meilleure  façon  de 
la  bien  faire  et  la  conduite  du  malade  après  l'opération. 

III 

Il  sera  fait,  expliqué  ou  dicté  un  Cours  des  principes,  contenant 
la  Phisiologie  ou  l'Economie  animale  ;  la  Pathologie  ou  le  Traité 
des  maladies  chirurgicales,  terminé  par  la  Thérapeutique,  ou  le 
Traité  des  remèdes  et  moyens  de  guérir  des  maladies  énoncées 
dans  ledit  cours. 


Digitized  by  VjOOQiC 


460  CRÉATION  DE  l'ÉCOLE  DE  CHIRURGIE  DE    RENNES. 

IV 

Un  cours  complet  d'Ostéologie  ou  le  gênerai  de  la  Charpente 
humaine,  et  l'Histoire  parliculiere  de  chaque  pièce  qui  la  compose. 


Un  Cours  de  toutes  les  maladies  des  Os,  comme  Luxations,  En- 
torses, Anchiloses,  Fractures,  Exostoses,  Caries,  Rachitis  et 
autres,  dans; lequel  on  demontreroit  les  signes  de  chaques  mala- 
dies; la  façon  de  guérir,  de  réduire,  et  de  maintenir  réduit  par  les 
remèdes  les  bandages  et  la  situation. 

Cet  établissement  est  désiré  depuis  long-tems  par  ce  qu'il  y  a  de 
personnes  dans  la  Province  qui  ont  quelque  goût  pour  les  sciences 
et  les  beaux  arts. 

Les  merveilles  que  renferme  l'exacte  connolssance  du  Corps 
humain,  indépendamment  de  Tutililé  qui  en  resuite,  et  l'usage 
qu'en  font  les  Praticiens  en  faveur  des  malades,  ont  de  tous  lems 
excité  la  curiosité  et  causé  l'admiration  des  génies  les  plus  su- 
blimes. 

Ce  n'est  point  au  reste  l'intérêt  qui  nous  guide,  nous  sacrifierons 
généreusement  notre  lems  et  nos  soins  pour  Tinstruclion  de  nos 
Elevés,  et  un  fond  de  deux  mille  livres  par  an,  à  quoi  nous  bornons 
notre  demande,  suffira  à  peine  pour  fournir  aux  frais  qu'entraîne 
nécessairement  cette  espèce  d'exercice. 

L'ulilité  reconnue  d'une  pareille  fondation  a  déjà  déterminé 
quelques  unes  des  principales  Villes  *  du  Royaume  à  se  le  procurer, 
à  l'exemple  de  la  Capitale. 

La  Communauté  des  Maîtres  Chirurgiens  espère,  Nosseigneurs, 
que  les  mêmes  motifs  agiront  sur  Vous  avec  la  même  force,  et  que 
ce  zèle  pour  le  bien  public  qui  anime  toutes  vos  démarches,  ne  se 
démentira  pas  en  un  point  si  essentiel.  Et  nous  osons  l'avancer, 
quelque  nobles,  quelque  importantes  que  soient  les  matières  dont 

*  Rouen  et  Amiens  ont  assigné  un  fond  de  1500  livres  pour  un  seul  démonstra- 
teur de  VAnalomie. 


Digitized  by  VjOOQIC 


CRÉATION  DE  l'école  DE  CHIRURGIE  DE    RENNES.  461 

la  discussion  Vous  rassemble,  il  en  est  peu  qui  mérite  plus  votre 
attention,  et  qui  interesse  plus  directement  et  plus  universellement 
l'utilité  publique. 

Signé  :  L.  Mesnildré,  Doyen. 

G.  Brossay  Saint-Marc,  lieutenant  du 
^  premier  Chirurgien  du  Roy. 
Le  Prince,  ancien  Prevosl. 
Eriau,  Greffier  du  premier  Chirurgien 

du  Roy. 
Cornu,  Prévost  en  charge. 
L.  de  la  Rue,  Prévost  de  sa  Compagnie. 


—  Sur  cette  requête ,  les  Etats  de  Bretagne ,  pour  soutenir  TEcole 
de  Chirurgie  fondée  par  les  chirurgiens  de  Rennes,  allouèrent 
2,000  livres  en  1738  (le  8  novembre),  4,000  en  1740  (5  novembre). 
En  1745  (25  décembre),  ils  chargèrent  leurs  députés  en  cour  d'ob- 
tenir du  Roi  des  lettres-patentes  pour  rétablissement  définitif  de 
cette  école.  Cette  demande  ayant  été  accordée,  ils  ordonnèrent, 
deux  ans  plus  tard  (31  octobre  1748)  à  leurs  députés  en  cour  de 
faire  sceller  et  enregistrer  lesdites  lettres  aux  frais  des  Etals,  qui 
depuis  lors  ne  manquèrent  pas, à  chacune  de  leurs  tenues,  de  voler 
une  somme  de  4,000  livres  pour  aider  à  entretenir  cet  établisse- 
ment. (Voir  le  Précis  des  délibérations  des  Etats  de  Bretagne  et  les 
Registres  eux-mêmes,  aux  dates  susdites.) 

ARTHUR  DE  LA  BORDERIE. 


Digitized  by  VjOOQiC 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 


LÉGENDES  CHRÉTIENNES  ET  POÉSIES,  par  M"c  A.  MoUiet.  —  Un  vol. 
in-12,  Grenoble,  1870. 

Les  livres,  comme  les  hommes,  ont  leur  moment  et  leurs  circons- 
tances, auxquels  ils  empruntent  souvent  une  grande  partie  de  ce 
succès  rapide  qu'on  appelle  la' vogue.  Et  la  vogue,  si  elle  n'est  pas 
le  jugement  définitif  du  bon  goût  ou  de  l'histoire,  es't  au  moins  un 
puissant  auxiliaire  pour  attirer  l'attention  distraite  de  notre  siècle, 
et  faire  à  son  admiration  paresseuse  une  violence  quelquefois  salu- 
taire. 

Voici  un  recueil  de  poésies  qui  n'a  pas  compté  et  n'a  pu  compter 
sur  un  succès  de  vogue.  D'abord  il  ne  s'adressait  qu'à  des  enfants, 
à  déjeunes  âmes  naïves  et  simples,  commç  on  Test  jusqu'à  quinze 
et  vingt  ans.  Or,  ce  ne  sont  pas  ces  clients  qui,  d'ordinaire,  font  la 
réputation  d'un  livre.  Et  puis,  il  choisit  mal  son  heure  pour  se  pré- 
senter au  public,  dont  il  faut  toujours  consulter  les  dispositions, 
avant  de  lui  demander  un  quart  d'heure  de  recueillement. 

C'était  au  moment  où,  de  l'autre  côté  du  Rhin,  sous  les  yeux  de 
nos  diplomates  aveugles,  grondait  déjà  la  tempête  qui  devait  éclater 
sur  notre  malheureuse  patrie  et  la  couvrir  de  ruines  et  de  sang.  Le 
canon  et  les  mitrailleuses  n'avaient  pas  encore  fauché  nos  vaillants 
soldats  ou  battu  nos  murailles,  mais,  en  prêtant  une  oreille  un  peu 
attentive,  on  eût  facilement  distingué  le  pas  lourd  et  pesant  des 
armées  allemandes  qui  s'ébranlaient  derrière  leur  épais  réseau  de 
forêts. 

Vint  ensuite  la  période  fatale  de  nos  désastres  et  de  nos  revers, 
inouïs  jusque-là  dans  l'histoire  d'aucun  peuple,  où  la  France  fut 
prise  comme  d'un  accès  de  fièvre  chaude  qui  dure  encore.  Quoi 
d'étonnant  que  ce  petit  livre,  éclos  au  fond  d'une  province  reculée, 
fût  ignoré ,  alors  que  le  canon,  le  télégraphe  et  les  journaux  de 
Paris  avaient  seuls  le  droit  de  se  faire  entendre  ! 


Digitized  by  VjOOQIC 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS.  463 

Et  pourtant  il  ne  mérite  pas  cet  oubli.  Il  y  a  là  des  notes  d'une 
rare  élévation,  des  accents  marqués  au  coin  de  la  véritable  inspira- 
tion, ce  qui,  suivant  Joubert,  fait  le  vrai  poète,  «:  des  mots  qui 
1^  montrent  sa  pensée,  des  pensées  qui  laissent  voir  son  âme,  et 
:»  une  âme  où  tout  se  peint  distinctement.  » 

Je  trouve  d'abord  l'idée  du  livre  excellente.  Recueillir  ces  lé- 
gendes qui  se  racontent  le  soir  au  foyer  de  la  famille  chrétienne, 
entre  l'aïeule,  le  père,  la  mère  et  les  enfants,  leur  laisser  cette 
teinte  de  poésie  vague  et  mystérieuse  qu'elles  ont  emportée  de 
l'Orient,  d'où  elles  nous  viennent ,  puis  mettre  tout  cela  en  vers  et 
ToiFriraux  enfants,  donl  Pâme  n«iïve  et  pure  veut  des  chants  simples 
comme  elle,  c'est  faire  plaisir  aux  mères,  aux  instituteurs  et  aux 
institutrices ,  souvent  très-embarrassés  sur  le  choix  d'une  bonne 
lecture  poétique;  c'est  doter  la  littérature  d'un  genre  vers  lequel 
peu  de  génies  semblent  portés. 

Nous  ne  voulons  et  nous  ne  pouvons  tout  analyser,  encore  moins 
citer;  mais  quoi  de  plus  touchant  et  de  plus  ingénieux  que  la  Légende 
du  Palmier  y  le  Bon  Larron,  la  Légende  du  Serpent,  la  Légende  du 
diamant,  le  Petit  roi,  la  Fête  à  Nazareth,  etc.,  et  toutes  ces  petites 
scènes  de  la  vie  du  Christ,  auxquelles  l'imagination  du  poète,  aidée 
de  sa  foi,  nous  fait  assister?  11  n'y  a  pas  jusqu'aux  Litanies  qui 
n'aient  leur  histoire  légendaire  et  enfantine  ,  d'où  nous  viendraient, 
s'il  faut  en  croire  l'auteur,  tous  ces  noms  mystiques  et  ces  glorieux 
titres  que  nos  lèvres  chrétiennes  ne  cessent  de  redire  à  Marie. 

Et  partout  on  sent  une  âme  profondément  chrétienne,  aux  con- 
victions généreuses  et  fermes,  une  âme  élevée,  poétique,  et  sachant 
toutefois  quitter  les  hauteurs  où  sa  pensée  habite ,  pour  s'abaisser 
jusqu'aux  humbles  et  aux  petits. 

Après  les  Légendes  viennent  d'autres  poésies  diverses,  fruits  et 
rêves  d'une  imagination  sans  cesse  active,  toujours  empreintes  de 
ce  caractère  religieux  qui  doit  faire  le  fond  de  cette  âme.  Ce  sont 
des  traits  de  la  vie  de  saint  Dominique  ou  de  sainte  Catherine  de 
Sienne,  dont  l'auteur  semble  être  le  disciple  ;  ce  sont  des  hymnes, 
inspirés  par  une  belle  nature,  ou  par  ces  spectacles  grandioses 
comme  on  en  rencontre  au  pied  des  Alpes.  C'est  un  souvenir  d'en- 
fance qui  revient  tout  à  coup,  embelli  par  le  lointain  du  passé;  ce 


Digitized  by  VjOOQiC 


464  NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS. 

sont  des  conseils  à  un  petit  neveu,  remplis  d'une  sagesse  tendre  et 
inquiète,  conseils  qui  s'adressent  quelquefois  plus  haut  dans  la  vie, 
et  abordent,  sous  une  forme  gracieuse  et  élevée,  les  questions  les 
plus  délicates  de  l'avenir. 

Allons,  là!...  sans  détour,  dites,  dans  quelque  temps. 
Quand  vous  aurez  jeté  votre  jeunesse  aux  vents, 
Quand  vous  vous  sentirez  fatigué  d'une  vie 
Sans  but  et  sans  repos  ;  lorsqu'une  noble  envie 
Viendra  faire  revivre  et  résonner  en  vous  . 
Les  saints  noms  de  famille  et  de  père  et  d'époux; 
Lorsque  votre  œil  ému  cberchei  a  dans  le  monde 
La  femme  dont  le  cœur  à  votre  cœur  réponde, 
Dites,  choisirez- vous,  pour  ce  nouveau  foyer, 
Celle  qui  ne  saura  ni  croire  ni  prier?.... 

La  Prière  du  jeune  Indien  respire  je  ne  sais  quel  parfum  de  poé- 
sie sauvage  et  naïve  qui  rappelle  le  style  de  Chateaubriand. 

Pauvre  Chalaist  est  une  plainte  éloquente  qui  touchera  le  cœur 
de  tous  ceux  qui  ont  aimé  le  Père  Lacordaire  et  qui  ont  lu  les  pages 
adorables  où  il  parle  de  cette  riante  solitude,  inondée  de  soleil, 
que  la  main  de  Dieu  avait  un  moment  fait  refleurir. 

Oui,  le  cloître  est  désert,  et  le  vent  qui  frissonne 
Va  sçul  de  la  cellule  à  la  nef,  à  l'aulel. 
L'airain  se  tait...  Hélas!  en  ce  lieu  plus  personne 
Pour  répondre  au  pieux  appel. 

La  brise  qui  de  Dieu  te  parlait  à  toute  heure , 
Aurait-^lle  trahi  tes  mystiques  secrets  ? 
Seule,  sous  ces  arceaux,  maintenant  elle  pleure, 
.  £n  répondant  à  nos  regrets. 

Et  celui  qui  vers  toi  vint  abriter  sa  cendre  *, 
Pour  garder  son  tombeau  n'aura  donc  plus  d'amis  ? 
La  voix  d'un  frère  aimé  ne  fera  plus  descendre 
L'espoir  du  grand  réveil  sur  ses  os  endormis.... 

Et  tes  grands  souvenirs  !  Et  ton  passé  sublime  ! 
Tout  cela,  faudra- t-il  l'oublier  à  jamais? 
Lorsque  tout  en  ces  lieux  s'éveille  et  se  ranime, 
Ne  revivras-tu  pas ,  ô  mon  pauvre  Chalais  ! 

'  Le  P.  Aussant,  dont  la  famille,  croyons-nous»  habite  Rentaes.  Le  cimetière  du 
couvent  garde  encore  son  tombeau. 


Digitized  by  VjOOQ  iC 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS.  465 

Citons  encore ,  avant  de  terminer,  une  petite  pièce  remplie  de 
délicatesse  et  de  fraîcheur,  et  qui  a  pour  titre  :  Que  Von  doit  bien 
dormir! 

Un  cortège  passait,  blanc  comme  l'innocence; 
Point  de  noirs  chants  de  mort ,  point  de  crêpes  de  deuil  : 
Quelques  vierges  enfants,  fraîches  d'insouciance. 
Suivaient  le  tout  petit  cercueil . 

Puis  c'était  au  printemps  :  les  fleurs  au  cimetière 
Croissent  avant  les  fleurs  des  bois  et  dès  jardins , 
Et  les  oiseaux  déjà  chantaient,  douce  prière. 
Tous  les  soirs  et  tous  les  matins. 

Toi  dont  j'ai  vu  passer  le  simple  et  frais  cortège , 
N'est-ce  pas  qu'on  est  bien  dans  le  monde  oU  tu  vas  ? 
N'est-ce  pas  qu'on  dort  bien  sous  la  touffe  de  neige 
Qu'a  secouée  un  blanc  lilas? 

Toi  qui  n'as  pas  voulu  de  notre  vie  étrange , 
Où  les  petits  enfants  mêmes  doivent  souffrir, 
Sous  les  fleurs,  au  printemps,  n'est-ce  pas,  mon  doux  ange. 
N'est-ce  pas  qu'on  doit  bien  dormir  ! 

Nos  lecteurs  nous  pardonneront  d'être  long  et  un  peu  trop  élo- 
gieux  sur  un  livre  qui  a  certainement  des  défauts  et  des  ombres, 
mais  que  nous  voulons  faire  connaître,  car  notre  conviction  est 
qu'il  le  mérite.  Et  puis,  lorsqu'après  une  laborieuse  journée  d'été, 
le  soir  arrive  avec  ses  ombres,  ses  fortifiantes  fraîcheurs  et  son 
calme  réparateur,  on  aime  à  recueillir  son  âme  et  à  prêter  une 
oreille  attentive  aux  voix  mystérieuses  qui  s'élèvent  dans  la  nuit,  de 
la  terre  vers  le  ciel.  Il  nous  semble  que  ce  concert  est  comme  un 
doux  sommeil,  qui  repose  et  endort  nos  fatigues. 

N'avons-nous  pas  depuis  longtemps  nos  journées  douloureuses, 

pleines  de  fatigues,  de  luttes  sanglantes  et  d'amères  tristesses?  Le 

soir  semble  se  faire  et  nous  présager  un  lendemain  plus  tranquille. 

En  attendant  ce  jour  que  nous  appelons  de  tous  nos  vœux  sur  notre 

pauvre  patrie,  recueillons-nous  un  instant;  écoutons  ces  voix  de 

l'âme  et  du  cœur  qui  nous  parlent  de  doux  souvenirs,  de  tendres 

émotions,  et  nous  rapprochent  du  ciel. 

A.  DE  LA  Breure. 


TOME  XXIX  (LX  DE  LA  3*  SÉRIE).  31 


Digitized  by  VjOOQIC 


A  TRAVERS  LES  RUINES  DE  PARIS 


  ÉAflLE  GRIMAUD. 


Mon  cher  ami , 
Vous  me  demandez  que  j'essaie  de  vous  tracer^  pour  vous  el  vos 
lecteurs,  le  tableau  de  ce  pauvre  Paris  que  je  viens  de  revoir,  ra- 
vagé, ruiné,  incendié.  Outre  que  la  tâche  est  navrante  et  dépasse 
mon  courage,  elle  excéderait  de  beaucoup  les  limites  d'un  article 
de  quelques  pages.  Ce  que  cinq  mois  de  siège  et  deux  mois  de 
Commune  ont  accumulé  de  ruines  en  dehors  et  en  dedans  de  Paris, 
défie  toute  appréciation  et  toute  description.  Financièrement,  cela 
doit  se  chiffrer  par  milliards  (et  je  ne  parle  que  des  immeubles 
détruits  ou  détériorés,  et  de  leur  contenu;  pour  ce  qui  est  de  la 
ruine  plus  ou  moins  universelle  résultant  de  la  suspension  prolon- 
gée du  commerce  et  de  mille  autres  causes  connexes,  cela  doit  se 
monter  à  un  chiffre  impossible  à  évaluer,  mais  non  moins  effrayant). 
Quant  à  entreprendre  de  décrire  cet  immense  amas  de  décombres 
qui  commence  à  Saint-Cloud  et  finit  à  Champigny,  en  passant  parles 
TuHeries  et  l'Hôtel-de-Ville,  plusieurs  volumes,  écrits  avec  le  savoir 
technique  d'un  architecte  et  d'un  commissaire  priseur,  y  suffiraient 
h  peine.  La  photographie  seule,  avec  son  réalisme  brutal  et  son 
impitoyable  précision,  peut  rendre  l'aspect  de  ces  choses  indes- 
criptibles qui  furent  des  maisons,  des  palais,  des  villes.  Et  il  y  a  là, 
pour  les  amateurs  de  l'horrible,  de  quoi  faire  un  album  sans  pareil. 
Affreusement  curieux  pour  un  indifférent,  pour  un  étranger^  le 
spectacle  est  à  faire  pleurer  un  Français* 


Digitized  by  VjOOQiC 


A  TRAVERS  LES  RUINES  DE  PARIS.  467 

Ha  lettre  pourrait  se  composer  d'un  seul  mot  :  des  ruines,  des 
ruines,  des  ruines,  et  encore  des  ruines  !... 

Hais  vous  me  demandez  des  détails.  Prenons  notre  cœur  à  deux 
mains  et  essayons.  

Donc,  le  1^^  juin,  je  quittais  Versailles,  que  je  laissais  animé  et 
peuplé  comme  jamais  peut-être  il  ne  le  fut  au  temps  même  de 
Louis  XIV  (pour  le  moment,  Louis  XIV  était  un  vieux  petit  bour- 
geois à  lunettes,  serré  dans  sa  redingote,  trottant  menu  en  se  dan- 
dinant d'une  jambe  sur  l'autre,  ayant  pour  voix  une  façon  de  flûte 
enrhumée  et  sourde  dont  le  jour  même  j'avais  pu  entendre  à  l'As- 
semblée nationale  le  mince  fausset  ;  mais  quel  artiste  l  et  quelles 
incomparables  variations  ce  Paganini  exécute  avec  cet  ingrat  ins- 
trument! —  pour  le  moment,  Louis  XTV  s'appelait  monsieur 
Thiers  :  deux  noms  qui  rapprochés  en  disent  plus  long  que  cent 
volumes  d'histoire,  deux  mondes  juxtaposés).  Avant  départir,  j'a- 
vais eu  le  plaisir  de  serrer  la  main  de  plusieurs  de  nos  honorables 
députés  de  l'Ouest,  de  HH.  Vandier,  Lallié,  de  la  Borderie  (ces 
deux  derniers  amis  intimes,  l'un  même  quelque  peu  le  maître  de 
la  maison  où  nous  causons  en  ce  moment). 

Le  traio-élait  énorme  en  longueur,  tant  les  émigrants  se  pres- 
saient déjà  de  rentrer  dans  leurs  foyers  depuis  longtemps  désertés, 
fort  anxieux  de  savoir  s'ils  ne  les  retrouveront  pas  en  cendres. 

En  passant,  je  pus  revoir  les  restes  de  ce  qui  s'appela  Saint- 
Cloud.  A  diverses  reprises,  entre  les  deux  sièges  de  Paris,  j'étais 
déjà  venu  faire  un  douloureux  pèlerinage  à  ce  cadavre  de  ville. 
J'avais  contemplé  cet  immense  amphithéâtre  de  décombres  :  en  bas, 
ce  pont  rompu ,  cet  hôtel  de  la  Tête-Noire,  célèbre  par  le  crime  de 
Castaing,  aujourd'hui  détruit  ;  cette  place  disparaissant  sous  les  plâ-^ 
tras,  ces  rues  tortueuses  montant  vers  Hontretout  au  milieu  d'un 
chaos  de  murailles  et  de  toits  écroulés  ou  se  tenant  debout  encore 
par  un  prodige  d'équilibre;  —  en  haut,  ces  squelettes  de  maisons, 
de  villas,  profilant  sur  le  ciel  la  silhouette  de  leurs  murs  noircis. 

J'avais  vu  les  vastes  casernes  aux  toits  crevés,  le  parc  dévasté,  les 
statues  mutilées.  J'avais  parcouru,  salle  par  salle,  en  trébuchant  sur 
des  amas  de  débris,  de  marbres,  de  bronzes,  de  glaces,  ce  château 


Digitized  by  VjOOQIC 


468  A  TRAVERS  LES  RUINES  DE  PARIS. 

naguère  impérial ,  œuvre  charmante  de  Mansard ,  dont  les  obus  et 
la  torche  prussienne  ont  fait  une  lamentable  ruine. 

Car  rincpndie  de  Saint-Cloud  est  un  méfait  à  ajouter  au  dossier, 
si  riche  déjà,  de  nos  vainqueurs,  méfait  d'autant  plus  monstrueux 
que,  suivant  le  témoignage  formel  d'habitants  consultés  par  moi-^ 
même,  il  aurait  élé  commis,  en  partie  du  moins,  sinon  en  totalité, 
DEPUIS  l'armistice!  La  dame  d'un  café,  à  moitié  préservé,  racontait 
qu^elle  était  arrivée  juste  à  temps  pour  éteindre  le  feu  qui  venait 
d'être  mis  à  son  établissement  ;  elle  montrait  ses  banquettes  et  di- 
vans dépouillés  de  leurs  velours,  que  nos  rapaces  ennemis  avaient 
délicatement  cueillis  et  soigneusement  emballés  pour  e  la  grande 
Allemagne;  »  —  en  subodorant  la  tapisserie  des  murs,  on  sentait 
encore  un  parfum  prononcé  de  pétrole.  Le  procédé  était  des  plus 
simples  :  on  pillait  d'abord  la  maison ,  puis  on  y  mettait  le  feu. 
A  la  Prusse  appartient  l'honneur,  et  elle  le  méritait,  d'avoir  doté 
l'art  de  la  guerre  et  de  l'incendie  de  ce  nouvel  et  redoutable  engin, 
qui  allait  acquérir  tout  à  coup  un  si  sinistre  renom  :  le  pétrole. 
Avec  quelle  savante  habileté  elle  sut  tout  d'abord  l'appliquer,  de- 
mandez-le aux  onze  maisons  du  faubourg  des  Aides,  à  Orléans, 
aux  deux  cent  cinquante  maisons  incendiées  de  Châteaudun,  età 
tant  d'autres  ! 

La  leçon  ne  devait  pas  être  perdue,  et  les  Prussiens  allaient  avoir 
de  dignes  élèves  dans  les  incendiaires  de  la  Commune,  auxquels 
les  soldats  de  M.  de  Bismark  avaient  appris,  par  des  expériences  tant 
de  fois  renouvelées  sur  les  chaumières  de  nos  campagnes  et  les 
maisons  dé  nos  villes,  toute  la  puissance  destructive  que  récèle 
une  bombone  de  pétrole.  L'armée  prussienne  avait  son  corps, 
savamment  organisé,  de  pétroleurs  :  la  Commune  allait  avoir  le 
sien.  La  Prusse  était  digne  d'avoir  la  Commune  pour  élève,  et  la 
Commune  d'avoir  une  telle  Aaîtresse.  Leurs  rapports  se  sont-ils 
bornés  là  ?  Ces  membres  prussiens  de  la  Commune,  ce  chef  prus- 
sien de  l'Internationale,  ex-secrétaire  particulier,  dit-on,  de  M.  de 
Bismark  ;  ces  espions  prussiens  devenus  généraux  de  la  Commune , 
comme  Dombrowski,  par  exemple;  ces  sommes  d'argent  envoyées 
de  Berlin;  ces  danses,  ces  chants,  ces  cris  sauvages  des  soldats, 
allemands  à  la  vue  de  Paris  en  feu  (je  tiens  le  fait  de  témoins 


Digitized  by  VjOOQIC 


A  TRAVERS  LES  RUINES  DE  PARIS.  469 

oculaires);  ce  toast  porté  en  l'honneur  de  la  Commune  de  Pari^, 
par  tout  un  cercle  d'ofliciers  prussiens  '  ;  —  d'autres  indices 
encore,  ne  permettraient-iis  pas  de  supposer  des  relations  encore 
plus  intimes  entre  la  Prusse  et  la  Commune ,  celle-ci  se  chargeant 
d'appliquer  les  procédés  prussiens  —  torche,  badigeon,  obus  à 
pétrole,  pillage  —  à  la  destruction  de  Paris,  que  le  bombardement 
de  celle-là  avait  été  impuissant  à  accomplir  ? 
'  Laissons  à  l'histoire  le  soin  d'éclairer  ce  ténébreux  mystère,el 
poursuivons.      • 

C'est  à  partir  de  Puteaux  et  de  Courbevoie  que  commencent  à  se 
remarquer  les  ravages  de  la  guerre  civile.  Bombardée  par  les  batte- 
ries fédérées  de  la  porte  Maillot  et  des  Ternes,  la  partie  de  Courbe- 
voie  qui  longe  la  Seine  est  fort  maltraitée.  De  Courbevoie  à  Âsnières, 
surtout  aux  abords  du  château  de  Bécon,  les  dégâts  s'accentuent. 
A  Asnières,  le  désastre  est  quasi  complet.  Celte  jolie  petite  ville, 
coquettement  assise  le  long  de  la  Seine,  jadis  joyeux  rendez-vous 
des  canotiers,  n'offre  plus  aujourd'hui  que  l'aspect  de  la  désolation, 
avec  son  pont  détruit,  ses  villas,  ses  cafés,  ses  restaurants,  ses  mai- 
sons bourgeoises,  effondrés,  troués,  déchiquetés,  en  loques,  en 
lambeaux.  De  la  gare,  il  ne  reste  plus  trace  ;  le  sol  est  absolument 
ras,  tant  les  artilleurs  communeux  y  mettaient  de  rage,  surtout 
après  boire,  une  fois  bien  repus,  ces  messieurs  ne  travaillant  pas 
volontiers  à  jeun.  On  bombardait  aussi  par  passe-temps,  pour  s'a- 
muser :  il  fallait  bien  tuer  le  temps,  au  risque  même  de  tuer  quel- 
qu'un avec.  «  Je  parie  un  litre  que  j'atteins  cette  maison  là-bas?  s» 
Le  pari  tenu,  l'obus  volait  portant  au  but  le  ravagé  et  peut-être  la 
mort,«t  le  litre  se  vidait  au  milieu  de  joyeux  lazzis.  On  m'a  conté 
que  tout  passant,  moyennant  le  prix  d'un  litre  (carie  litre  a  exercé 
une  influence  prépondérante  dans  cet  épouvantable  drame),  une 
femme,  un  enfant,  pouvait  mettre  le  feu  à  l'étoupille.  Jouait  qui  vou- 
lait à  ce  jeu  sauvage.  Le  peuple  s'amusait...  Le  terrible  insensé 
allait  s'amuser  à  des  jeux  bien  autrement  effrayants. 

Si  nous  traversons  la  Seine,  nous  verrons  aussi  nombre  de  mai- 
sons de  Clichy  et  de  Levallois  étaler  leurs  béantes  blessures. 

*  Le  second  siège  de  Paris,  le  Comité  central  et  la  Commune,  par  Ludovic  Hans, 
livre  carienx  el  epirituellement  écrit. 


Digitized  by  VjOOQiC 


470  A  TRAVERS  LES  RTDINES  DE  PARIS. 

Mais,  le  plus  navrant  spectacle,  après  Saint-QIoud,  offert  par  les 
environs  de  Paris,  est  assurément  celui  que  présentent  l'avenue  de 
la  Grande-Armée,  Neuilly  et  son  parc.  Il  y  a  là,  sur  des  kilomètres 
d^étendue ,  des  centaines  de  maisons  dont  pas  une  n'est  intacte  et 
dont  beaucoup  sont  absolument  détruites,  notamment  aux  environs 
de  la  porte  Maillot  et  du  pont  de  Neuilly,  théâtres  d'un  si  opi- 
niâtre duel  d'artillerie.  Mais  ce  qui  défie  toute  description  c'est , 
dans  le  parc,  l'aspect  des  deux  longues  rues  Perronet  et  Borghèse, 
telles  que  les  ont  faites  les  balles  et  les  obus.  Celdf  tient  du  fantas- 
tique. Maisons  sans  toit,  toits  en  lambeaux  suspendus  en  l'air  ;  murs 
crénelés,  crevés,  éventrés,  piquetés,  tigrés  et  comme  vflnol^  de 
traces  de  projectiles;  arbres  hachés,  déchirés  ;  jardins  dévastés, 
aux  grilles  enfoncées  et  tordues,  où,  en  fait  de  fleurs,  poussent 
balles,  biscaïens,  mitraille,  éclats  d'obus  (j'ai  cueilli  plein  mes 
poches  de  ces  fleurs  de  la  guerre*  civile).  Pas  une  de  ces  ruines  qui 
ressemble  à  sa  voisine  ;  chacune  a  sa  physionomie  diversement 
désolée. 

Cet  ensemble  de  villas,  de  chalets,  de  châteaux,  hier  coquets 
et  charmants,  à  présent  ruinés,  navre  et  captive  par  son  horrible 
étrangeté.  J'ai  là  un  ami  qui,  pendant  cinq  semaines,  a  vécu  dans 
sa  cave,  avec  sa  jeune  fille,  manquant  de  pain  parfois;  tour  à  tour 
aux  mains  des  communeux  et  des  Yersaillais;  au  milieu  d'une  fusil- 
lade et  d'une  canonnade  qui  ne  cessaient  ni  jour  ni  nuit,  et  d'une 
telle  intensité,  d'une  si  redoutable  justesse  de  tir  que  certain  trou 
de  sa  maison,  qu'il  m'a  montré,  n'a  pas  vu  passer,  à  lui  seul, 
moins  de  trente-cinq  obus!  —  Que  dites-vous  de  cela,  paisibles 
habitants  de  la  province,  qui  ignorez  jusqu'à  la  forme  précise  d'un 
boulet  ogivo-cylindrique?  0  fortunatos  nimiùm  /... 

Et  ce  pauvre  bois  de  Boulogne,  que  le  siège  prussien  avait  déjà 
rasé,  des  fortifications  jusqu'aux  lacs,  et  qui,  pour  comble  de  déca- 
dence, est  menacé,  dit-on,  de  devenir  le  cimetière  déshonoré  des 
communeux  fusillés  ! 

Passons,  en  nous  bouchant  le  nez,  devant  ces  casemates  bour- 
rées de  cadavres  que  l'on  s'occupe  de  brûler... 

Passy,  Auteuil,  le  Point-du-Jour...  des  ruines  encore,  et  des 
plus  saisissantes.  Gare  d' Auteuil,  anéantie;  maisons  entourant  la 


Digitized  by  VjOOQ  IC 


A  TRAVERS  LES  RUINES  DE  PARIS.  471 

place  de  la  Gare  et  le  long  de  la  voie  ferrée,  anéanties...  Celles  du 
voisinage  qui  se  portent  le  mieux  présentent  à  la  tète  ou  au  flanc 
de  larges  cicatrices.  Brûlée,  la  maison  fameuse  où  le  prince  Pierre 
Bonaparte  tua  Victor  Noir  d  un  coup  de  pistolet,  dont  l'explosion 
retentit  d'un  bout  du  monde  à  l'autre,  et  semble  avoir  donné  le 
signal  de  toutes  nos  catastrophes. 

Ce  superbe  viaduc,  que  les  Romains  eussent  admiré,  et  qui  suf- 
firait à  illustrer  toute  autre  ville  que  Paris,  porte  vaillamment 
encore  les  terribles  mutilations  que  les  puissantes  batteries  de 
Breteuil  et  de  Montretout  ont  ajoutées  aux  blessures  que  lui  avait 
déjà  faites  le  bombardement  prussien.  Le  géant  de  pierre  est  encore 
debout;  pas  une  de  ses  innombrables  arches  ne  s'est  effondrée; 
ses  interminables  nefs  de  cathédrale  romane  sont  intactes  et 
fuient  toujours  à  perte  de  vue. 

Et  tout  autour  de  Paris  il  en  est  ainsi;  partout  à  peu  près,  le 
même  spectacle  ;  le  cercle  de  ruines  est  quasi  continu.  Ce  que  la 
guerre  étrangère  avait  épargné,  la  guerre  civile  l'a  atteint  et f  lus 
.ou  moins  détruit.  Issy,  Clamart,  Heudon,  Châtillon,  Bagneux, 
l'Hay,  Chevillj,  Choisy-le-Roi,  Vitry,  Champigny,  Rosny,  le  Bourget, 
et  tant  d'autres  noms  désormais  douloureusement  fameux!  Toute  la 
banlieue  de  Paris ,  sur  une  circonférence  de  quinze  lieues,  plus  ou 
moins  bouleversée,  mutilée,  mitraillée,  incendiée. 

Comme  prélude  à  ces  dévastations ,  dès  avant  d'être  investi  par 
les  Prussiens,  Paris,  nouveau  Rostopchine,  s'était  fait,  dans  son 
patriotisme  farouche,  une  première  ceinture  de  ruines  en  rasant 
sa  zone  militaire  pour  dégager  le  tir  des  canons  de  ses  remparts  : 
cent  millions  de  ruines,  pour  commencer,  auxquels  tant  d'autres 
millions  sont  venus  s'ajouter  depuis  I 

Vous  le  voyez ,  mon  cher  ami ,  je  tourne  autour  de  Paris  comme 
si  j'hésitais,  comme  si  j'avais  peur  d'y  entrer.  C'est  qu'ici,  au  lieu 
de  ces  ruines  du  dehors,  ou  héroïques  ou  inconscientes ,  que  la 
lutte  explique,  si  elle  ne  les  justifie  pas  toujours,  c^est  le  spectacle 
hideux  de  ruines  criminellement  préméditées  et  voulues,  scélérate- 
ment  préparées  et  accomplies,  qui  nous  attend. 

Quand  j'entrai  dans  Paris ,  l'affreuse  guerre  des  rues  venait  de 


Digitized  by  VjOOQIC 


472  À  TRAVERS  LES  RUINES  DE  PARIS. 

finir.  Dès  mes  premiers  pas ,  j'en  voyais  partout  les  traces  toutes 
fraîches  encore.  La  gare  de  l'Ouest  trouée  par  les  balles,  toutes  ses 
vitres  brisées  ;  les  maisons  de  la  rue  du  Havre  et  des  environs  por- 
tant les  mêmes  stigmates  ;  l'église  de  la  Madeleine  toute  constellée 
de  trous  de  balles  et  d'obus,  plusieurs  des  statues  de  son  pourtour 
mutilées,  l'une  sans  tête,  l'autre  sans  bras  (il  n'est  pas  vrai  toute- 
fois qu'une  lutte  se  soit  engagée  dans  l'intérieur  et  que  huit  cents 
fédérés  y  aient  été  tués  :  quelques-yns  seulement  ont  été  fusillés 
dans  les  sous-sol). 

Mais,  à  partir  de  la  Madeleine,  le  navrant  spectacle!  Toute  une 
partie  de  la  rue  Royale  n'existe  plus.  C'est  comme  une  voie  d'une 
autre  Pompéï,  ébranlée  par  l'éruption  du  volcan  populaire,  plus 
aveugle  en  ses  fureurs,  plus  stupidement  brutal  que  le  Vésuve  et 
l'Etna.  On  dit  que  d'infortunées  victimes  ont  été  tirées  de  dessous 
ces  décombres,  que  d'autres  peut-être  y  restent  encore  ensevelies. 
On  s'occupe  déjà  de  déblayer  et  d'enlever  ces  plâtras  noircis,  dont 
l'énorme  amas  écroulé  obstrue  la  voie. 

Voulez- vous  savoir  comment  s'est  acçonîpli  ce  sauvage  exploit? 
Le  fait  est  typique  et  donne  l'idée  de  l'idiote  férocité  des  épou- 
vantables bêtes  brutes  qui  viennent,  deux  mois  durant,  de  terro- 
riser Paris  et  avaient  juré  de  le  détruire. 

Le  23  mai ,  des  gardes  nationaux  (que  ce  nom  soit  à  jamais  flétri!) 
préposés  à  la  défense  d'une  barricade  construite  rue  Royale,  par  le 
travers  du  ministère  de  la  Marine,  pointent  une  pièce  de  7  sur  les 
maisons  d'en  face,  qu'ils  bombardent  à  outrance,  à  moins  de  cent 
mètres  !  L'incendie  ne  s'allumant  pas  assez  tôt  à  leur  gré,  ils 
amènent  un  canon  de  12,  qu'ils  bourrent  de  matières  imbibées  de 
pétrole.  Celle  fois,  le  feu  a  pris!  La  vue  des  flammes  transporte 
d'un  soudain  délire  ces  frénétiques ,  qui  se  mettent  à  danser,  autour 
de  la  pièce  fumante,  une  sarabande  véritablement  infernale  :  on 
eût  dit  des  Papous  anthropophages  de  la  Nouvelle-Calédonie  dan- 
sant autour  de  la  victime  humaine  qu'ils  vont  manger,  en  chantant 
leur  funèbre  piloU'pilou.  Communeux  et  cannibales  Néo-Calédo- 
niens  vont,  dit-on,  faire  connaissance  sur  la  même  terre;  ils  sont 
dignes  de' fraterniser,  et  les  plus  sauvages  ne  seront  pas  les  naturels 
de  Balade  ou  de  l'île  des  Pins. 


Digitized  by  VjOOQIC 


  TRAVERS  LES  RUINES  DE  PARIS.  473 

Le  ministère  de  la  Marine,  centre  d'un  vaste  système  de  défense 
des  fédérés,  n'a  échappé  au  désastre  que  par  miracle,  grâce  surtout 
à  l'intelligent  sang-froid  de  M.  le  chirurgien  principal  Mahé  (un 
nom  breton  dignement  porté),  resté  pour  soigner  les  marins  blessés 
de  l'ambulance.  Bombones  de  pétrole  et  barils  de  poudre  étaient 
prêts.  Le  23  mai,  au  soir,  ordre  de  la  Commune  vint  d'y  mettre  le 
feu.  Instances  de  M.  Mahé,  qui  objecte  la  préSencede  quatre-vingts 
blessés  fédérés,  dont  il  avait  eu  la  prévoyance  de  doter  ses  salles 
hospitalières.  Nouvel  ordre  de  l'Hôlel-de -Ville,  dont  le  texte  — 
authentique — fait  dresser  les  cheveux  :  «  Brûlez  quand  même; 
TANT  PIS  POUR  LES  BLESSÉS  !  >  Le  délégué,  moins  féroce,  accorde 
€  une  heure  »  pour  l'évacuation  de  l'ambulance.  M.  Mahé  procède 
à  ce  travail  avec  une  lenteur  si  bien  calcutée,  qu'i)  gagne,  heure 
par  heure ,  jusqu'à  six  heures  du  mercredi  matin  :  les  troupes  de 
Versailles  arrivaient,  et  le  monument  était  sauvé! 

Pour  se  faire  une  idée  de  ce  qu'il  serait  à  cette  heure,  on  n'a 
qu'à  jeter  les  yeux  sur  son  voisin,  le  ministère  des  Finances  :  im- 
mense quadrilatère  de  ruines,  vaste  comme  un  Colysée,  et  dont  les 
arcades  intérieures,  mises  à  jour,  s'allongent  et  fuient  semblables 
aux  arches  superposées  d'un  multiple  viaduc.  La  vue  en  est  sur- 
tout saisissante  par  l'énorme  brèche  qu'a  faite  une  partie  de  la 
façade  en  s'écroulant  sur  la  rue  de  Rivoli,  qu'elle  encombre. 

Quand  j'arrivai  sur  la  place  de  la  Concorde,  les  vestiges  de  la 
lutte  étaient  partout  :  écorchures  de  balles  et  d'obus  sur  les  mu- 
railles, statue  de  la  ville  de  Lille,  œuvre  remarquable  dePradier, 
coupée  en  deux,  le  buste  et  la  tète  gisant  à  terre;  l'une  des  deux 
fontaines  affreusement  mutilée;  candélabres,  colonnes  rostrales 
de  br<hize,  abattus  ou  éventrés;  balustres  de  pierre  emportés  ;  amas 
de  terre,  de  pavés  et  d'énormes  ballots  de  chiffons,  restes  des  for- 
midables barricades  des  rues  Royale,  Saint -Florentin  et  de  Rivoli... 
Impassible ,  l'obélisque  de  Louqsor  dressait  intacte  son  aiguille  de 
granit  au  milieu  de  ces  frappants  témoignages  des  fureurs  humaines, 
énigme  plus  malaisée  à  déchiffrer  que  ses  hiéroglyphes.  Dans  le 
cours  de  ses  quarante  siècles,  il  n'avait  peut-être  jamais  rien  vu 
deteL 

Là-bas,  au  bout  de  la  grande  allée  du  jardin  des  Tuileries,  le 


Digitized  by  VjOOQiC 


474  k  TRAVERS  IiET  RUINES  DE  PARIS. 

pavillon  de  THorioge  apparaissait  découronné  de  son  faite,  mais 
encore  imposant  et  dominant  toujours  le  reste  du  palais,  rasé  à  la 
hauteur  du  premier  étage.  A  gauche,  le  pavillon  de  Marsan  fumait 
encore.  Le  pavillon  de  Flore,  sur  le  quai,  tout  nouvellement 
reconstruit,  a  mieux  résisté;  son  toit  est  encore  en  partie  debout 
et  offre  à  Tœil  attristé  la  carcasse  noircie  de  ses  arcatures  de  fer. 
La  galerie  du  bord  de  l'eau,  toute  neuve  aussi,  est  dans  le  même 
état  :  quasi  intacte  extérieurement,  brûlée  à  l'intérieur. 

Au  total,  tout  l'immense  pourtour  des  Tuileries  brûlé;  bhîlée 
aussi  une  partie  du  nouveau  Louvre,  jusque  par-delà  la  biblio« 
tbèque,  aux  abords  des  musées.  Quelques  mètres  de  plus,  et  «et 
incomparable  amas  d'antiquités  et  de  chefs-d'œuvre  était  atteint, 
et  le  génie  humain  se  voilait  d'une  éclipse  peut-être  sans  retour! 

Cet  incendie  sans  pareil,  ces  flammes  colossales  Vélevant  jus- 
qu'aux nues  et  consumant  l'un  des  plus  beaux ,  des  plus  vieux  et  des 
plus  vastes  palais  du  monde;  celte  bataille  acharnée  qui  se  livrait 
aux  abords  ;  ce  fracas  des  toits  s'effondrant;  ces  boîtes  à  mitraille 
éclatant  en  l'air;  ce  tonnerre  dé  la  canonnade,  cette  fusillade  cré- 
pitant; ces  balles  et  ces  obu^  pleuvant  dans  le  brasier  et  aux  envi- 
rons, pour  empêcher  d'éteindre  le  feu;  cette  rivalité  de  fureur  des 
hommes  et  des  éléments  ;  —  tout  cela  composait  le  spectacle  le  plus 
terrifiant,  de  la  plus  grandiose  horreur,  c  C'était  une  scène  de  l'en- 
fer, }>  me  disait  un  témoin. 

Vis-à-vis,  à  quelques  pas,  le  Palais-Royal  aussi  en  feu...  En  feu, 
sur  l'autre  rive,  le  gracieux  palais  de  la  Légion-d'Honneur,  tout 
nouvellement  réparé  et  meublé; — en  feu  le  vaste  et  magnifique 
palais  de  la  Cour  des  Comptes  et  du  Conseil  d'Etat;  en  feu  une 
partie  de  la  caserne  voisine,  la  Caisse  des  Dépôts  et  Consignations; 
—  en  feu  tous  les  hôtels  et  maisons  parallèles  de  la  rue  de  Lille, 
depuis  la  rue  Solférino  jusqu'au  delà  de  la  rue  du  Bac... 

Néron  eût  applaudi  à  un  tel  spectacle  et  eût  accordé  sa  lyre  pour 
le  chanter.  L'impérial  incendiaire  eût  reconnu  comme  ses  dignes 
rivaux  ces  incendiaires  du  peuple  :  peuple  ou  César,  tbus  les  des- 
potes se  ressemblent,  capables  des  mêmes  crimes  et  des  mêmes 
épouvantables  folies. 

Si  l'horrible  vous  séduit  et  vous  attire,  venez iroir  cette  rue  de 


Digitized  by  VjOOQIC 


A  TRAVERS  LES  RUINES  DE  PARIS.  475 

Lille  telle  que  le  pélrole  Fa  faite,  cette  double  rangée  de  ruines  qui 
se  prolonge  sur  une  étendue  de  plus  de  cinq  cents  mètres.  C'est  le 
coin  le  plus  éprouvé  de  Paris,  le  chef-d'œuvre  de  la  Commune.  Au 
point  de  jonction  de  la  rue  du  Bac,  surtout,  c'est  un  chaos,  un 
effondrement.  La  nuit,  par  un  temps  sombre,  cela  est  absolument 
sinistre.  On  se  demande  quel  tremblement  de  terre  a  ébranlé  ou 
jeté  bas  toutes  ces  maisons^  amoncelé  tous  ces  décombres.  On  en- 
tend les  cris  d'épouvante,  on  voit  tous  ces  pauvres  habitants  affolés, 
effarés,  courant,  fuyant,  pendant  que  d'immondes  brutes  avinées, 
mâles  et  femelles,  vont  de  maison  en  maison  badigeonnant  les 
escaliers  de  pétrole  et  y  mettant  le  feu.  C'a  été,  dit-on,  un  drame 
t^rible,  et  on  le  croit  sans  peine.  Une  maison  est  restée  debout, 
je  demande  pourquoi  :  on  m'apprend  que  le  marchand  de  vin  qui 
l'habite  a  si  complètement  enivré  les  incendiaires,  pris  par  leur 
faible ,  qu'ils  n'ont  pu  accomplir  leur  effroyable  ofSce.  Bien  des 
maisons  ont  dû  leur  salut  à  cet  ignoble  moyen. 

Plus  loin,  c'est  le  Palais-de- Justice ,  la  Conciergerie  et  la  Pré- 
fecture de  police  :  encore  un  brasier  digne  d'être  contemplé  par 
l'œil  d'un  Néron.  Tout  a  été  dit  sur  les  irréparables  pertes,  judi- 
ciaires, d'art,  d'état-civil  et  autres,  occasionnées  par  ce  désastre 
particulier. 

On  a  dit  aussi  ce  quasi  miracle  qui  a  préservé  le  plus  pur  bijou 
de  l'art  gothique  :  au  milieu  des  flammes  qui  l'entouraient,  l'as- 
siégeaient, la  léchaient  de  toutes  parts,  la  Sainte-Chapelle  est  restée 
intacte,  inviolée,  semblable  à  la  salamandre  légendaire.  Ses  vitraux 
flamboient  toujours  au  soleil,  comme  un  incomparable  écrin  de 
rubis.  Du  sein  des  ruines /{ui  l'environnent,  elle  dresse  encore  vers 
le  ciel,  comme  une  prière  jaculatoire,  sa  svelte  flèche,  radieuse  et 
étincelante  d'or;  et,  dominant  son  toit  dentelé,  l'archange  Michel 
foule  toujours,  saisissant  symbole,  l'Esprit  du  mal  de  son  pied 
triomphant... 

Pendant  que  je  passais ,  une  bouffée  de  blanche  fumée  montait 
des  décombres  vers  le  saint  édifice ,  cdmme  exhalée  par  un  encen- 
soir. 

Vis-à-vis,  Notre-Dame,  dont  le  feu  avait  déjà  commencé  à  dévo- 
rer l'intérieur,  au  moyen  des  chaises  amoncelées  en  bûcher  et 


'Oigitized  by  VjOOQIC 


476  A  TRAVERS  LES  RWNES  DE  PARIS. 

enduites  de  pélrole,  —  Nolre-Darae  sauvée  conliniie  aussi  à  se 
dresser  dans  sa  masse  sereine  et  magnifique. 

Ainsi  en  est>il  de  Saint-Eustache,  dont  la  seule  chapelle  des 
Catéchismes  a  été  entamée  par  les  flammes,  et  des  autres  églises 
de  Paris.  Si  plusieurs  ont  subi  des  dégâts  plus  ou  moins  graves 
(Saint-Leu,  par  exemple,  bombardé  avec  acharnement  par  une 
citoyenne  canonnière  fédérée)  —  pas  une  n'a  été  incendiée.  Excep- 
tion d'autant  plus  étrange  parmi  les  monuments  publics,  que  ceux- 
ci,  comme  on  sait,  étaient  l'objet  d'une  haine  toute  spéciale  de  la 
part  des  bandits  communeux,  et  que  déjà  les  églises  avaient  été 
pillées,  profanées,  transformées  en  clubs  où,  chaque  soir,  entre 
orateurs  et  oratrices,  se  professait  l'école  mutuelle  d'incendie.  Ceux 
qui  fusillaient  les  vivants  temples  du  Christ,  ne  devaient  pas  recu- 
ler devant  la  destruction  de  ses  temples  matériels. 


Du  Palais-de-Justice  à  l'Hôtel-de-Ville,  c'est  comme  une  traînée 
de  ruines. 

Théâtre^Lyrique ,  brûlé  ;  siège  des  bureaux  de  l'Assistance 
publique,  brûlé;  Poids  public,  brûlé;  Caisse  de  la  Boulan- 
gerie,  brûlée  ;  presque  toute  la  belle  avenue  Victoria,  brûlée; 
maisons,  sur  la  place,  faisant  face  à  l'Hôtel-de-Ville,  brûlées; 
douze  maisons,  toutes  neuves  aussi  et  non  moins  magnifiques,  rue 
de  Rivoli ,  brûlées... 

Ce  n'est  pas  sans  un  serrement  de  cœur  et  sans  sentir  mes  yeux 
se  mouiller  que  je  passai  devant  une  de  ces  dernières  maisons,  qui 
m'avait  été  tant  de  fois  si  aimablement  hospitalière...  Au  premier 
bruit  des  incendies  dont  Paris  était  le  théâtre,  un  de  mes  amis, 
avoué,  qui  l'habitait,  revient  en  toute  hâte,  avec  sa  femme,  des 
environs  de  Nantes,  où  il  s'était  réfugié  dans  sa  famille  pour  laisser 
passer  l'orage.  A  peine  débarqués^  tous  deux  accourent  anxieux  rue 
de  Rivoli...  Ils  s'arrêtent  atterrés...  Cette  maison  qui  flambe  encore, 
c'est  leur  maison!  ^  Ha  mère!  »  s'écrie  tout  d'abord,  dans  un  spon- 
tané élan  filial,  la  pauvre  jeune  femme,  en  scrutant  d'un  regard  éper- 
du les  décombres  fumants,  et  oubliant  que  mobilier,  valeurs,  dos- 
siers d'afiaires,  tout  était  réduit  en  cendres!  Par  bonheur,  sa  mère, 


Digitized  by  Vj'OOQlC 


A  TRAVERS  LES  RUINES  DE  PARIS.  477 

resiée  jusqu'au  dernier  moment,  avait  pu  s'échapper  du  brasier, 
en  ne  sauvant  de  son  avoir  particulier  que  les  vêtements  qu'elle  por- 
tait sur  elle.  —  Je  les  ai  revus;  lui  est  le  plus  affecté;  quant  à  ces 
dames,  deux  saintes,  il  est  vrai,  elles  opposent  au  malheur  qui  les 
frappe  la  plus  admirable  résignation. 

Et  que  de  drames  de  ce  genre! 

Au  milieu  de  ces  ruines  qui  lui  font  cortège,  l'Hôtel-de-Ville 
dresse  sa  ruine  immense,  masse  carrée,  énorme  et  informe,  d'où 
émergent,  à  des  hauteurs  inégales,  cheminées  gigantesques  encore 
fièrement  debout,  fenêtres  béantes,  semblables  à  des  yeux  vides , 
barres  et  échelles  de  fer  pendantes  et  ne  soutenant  plus  rien  ; 
lignes  d'arcades  superposées  se  profilant  à  jour  sur  le  ciel  ;  galeries 
circulaires  des  statues  de  rois,  évêques,  magistrats,  savants,  artistes, 
les  unes  décapitées  ou  manchotes,  les  autres  inlactes,  se  détachant 
sur  ces  ruines  comme  sur  un  piédestal;  colonnes,  pilastres,  orne- 
ments, bas-reliefs,  rinceaux,  sculptures,  plus  ou  moins  mutilés,  et 
qui  faisaient  de  ce  magnifique  édifice  Pun  des  chefs-d'œuvre  de  l'art 
français.  Le  tout  noir,  blanc,  bleuâtre,  rougeâtre,  rose,  tant  était 
intense  la  fournaise  qui  l'a  cuit  et  recuit.  —  Masse  et  teintes  m'ont 
rappelé  le  château  des  comtes  palatins  à  Heidelberg,  bâti  en  granit 
rouge  des  bords  du  Rhin,  ruine  deux  fois  séculaire,  la  plus  belle  de 
l'Allemagne.  Quant  à  l'intérieur,  sous  la  pression  de  cent  tonneaux 
de  poudre  accumulés  dans  les  caves  par  les  bandits,  qui  ne  voulaient 
pas  laisser  pierre  sur  pierre  de  leur  repaire ,  il  a  sauté  comme  un 
volcan. 

Elle  est  particulièrement  navrante  la  façade  qui  regarde  Saint- 
Gervais  :  ces  stores  eifiloqués,  cette  longue  carcasse  convexe 
de  fer  rouillé,  cette  pendule  à  celte  fenêtre,  c'est  à  peu  près  tout 
ce  qui  reste  de  la  célèbre  a  Galerie  des  fêles,  $  où  la  Ville  de  Paris, 
traitant  de  souverain  à  souverain,  invitait  à  ses  galas  princes,  em- 
pereurs et  rois  (où  ête$-vous,  dîners  et  bals  de  1867,  qu'honoraient 
de  leur  présence  Alexandre  de  Russie,  Guillaume  de  Prusse  et 
Bismark?  Que  de  siècles  depuis  moins  de  quatre  ans!) 

Ruine  superbe  et  lamentable,  à  laquelle,  la  nuit,  le  clair  de  lune 
prête  des  aspects  d'un  romantique  d'oulre-Rhin,  et  que  je  vou- 
drais voir  rester,  isolée  dans  sa  désolation,  pour  rappeler  à  ce  frivole 


Digitized  by  VjOOQiC 


478  A  TRAVERg  XES  RUINES  PE  PARIS. 

et  oublieux  Paris  où  conduit  son  effréné  appétit  de  révolutions  et 
quels  sauvages  il  recèle  sous  le  vernis  menteur  de  sa  civilisation! 

Au  front  de  l'Hôtel-de- Ville  incendié,  de  même  que  sur  les 
murs  des  autres  monuments  publics  détruits^  ricane  toujours , 
comme  un  mensonge,  la  devise  Liberté,  Egalité,  Fraternité  : 
Liberté  du  pillage  et  du  vol,  Egalilé  devant  Tincendie,  Fraternité 
de  l'assassinat. 

Un  chiffre  pour  finir  :  la  perte  résultant  de  Tincendie  du  seul 
Hôtel-de-Ville  et  de  son  contenu  n'a  pas  été  évaluée  à  moins  de 
80,000,000  de  francs! 

Je  ne  parle  que  pour  mémoire  de  la  mairie  du  11«  arrondisse- 
ment, magnifique  construction  à  peine  achevée,  et  déjà  ruine 
aussi. 

Il  n'est  pas  jusqu'à  la  vieille  place  révolutionnaire  de  la  Bastille 
qui  n'ait  ses  ruines  également,  et  du  fait  des  révolutionnaires  de  la 
Commune.  Dans  leur  rage  de  dévastation,  ils  avaient  osé  porter 
leurs  mains  sacrilèges  jusque  sur  le  monument  révolutionnaire  par 
excellence,  la  colonne  de  Juillet,  par  jalousie  sans  doute  contre  les 
trois  <(  immortelles  journées,  )»  qu'ils  devaient  avoir  à  cœur  de  rem- 
placer sur  le  calendrier  de  la  Révolution  par  «  l'immottel  »  18  mars 
et  les  non  moins  «  immortelles  »  de  mai.  (D'immortalité  en  immor- 
talité, voilà  notre  pauvre  France  bien  près  d'être  mourante  !)  Tou- 
jours estril  que  la  glorieuse  colonne  l'a  échappé  belle.  Fort  heureu- 
sement, le  «  Génie  de  la  Liberté  »  plane  toujours  là-haut,  tournant 
le...  dos  au  ^  vieux  faubourg  Antoine,  »  ce  qui  n'est  pas  poli  pour 
ce  dernier. 

Maisons  incendiées  à  droite,  maisons  incendiées  à  gauche.  En 
voici  trois,  à  l'endroit  à  peu  près  ou,  en  1848,  M«f  Affre  fut  frappé 
de  la  balle  qui  le  tua,  à  l'angle  de  la  rue  conduisant  à  cette  prison 
de  la  Roquette  )  désormais  immortalisée  par  un  second  massacre 
des  Carmes  et  le  martyre  d'un  autre  archevêque  de  Paris,  —  le  qua- 
trième sur  sept  assassiné  depuis  soixante-quinze  ans  !  Et  Ton  s'en 
va  chercher  le  martyre  jusqu'en  Chine  et  en  Corée  ! 

J'ai  vu,  ces  jours  derniers,  passer  au  milieu  des  rues  incendiées 
le  convoi  funèbre^  ou  plutôt  triomphal,  des  martyrs.  La  foulé  im- 
mense qui  se  pressait  au  défilé  du  cortège  m'a  paru  sincèrement 


Digitized  by  VjOOQIC 


A  TRAVERS   LES  RUINES  DE  PARIS.  479 

émue  et  recueillie  :  avant  six  mois,  je  le  crains^  elle  aura  tout 
oublié.  J'étais  allé,  comme  des  milliers  d'autres,  porter  mes  pieux 
hommages  aux  restes  des  illustres  victimes  dans  leur  chapelle  ar- 
dente. Seule,  la  figure  de  Hi^r  Darboy  était  découverte ,  mais  abso- 
lument méconnaissable,  boursouiQée  et  blanche  à  force  d'être  pMe 
(le  corps  n'avait  pu  être  embaumé  qu'après  quatre  jours  d'inhuma- 
tion dans  la  fosse  commune).  Mutilés  par  les  balles  et  les  coups  de 
crosse  de  fusil,  les  corps  de  VL^r  Surat  et  de  M.  Deguerry  avaient  dû 
être  immédiatement  clos  dans  leur  bière.  Le  cercueil  du  vénérable 
et  si  regretté  curé  de  laMadeleine  disparaissait  sous  des  bouquets  de 
fleurs  que  venaient  y  déposer  ses  pieux  paroissiens.  —  «  Ils  ont  tué 
le  père  des  pauvres ,  >  me  disait  une  brave  femme.  Que  sont  les 
pauvres  et  ceux  qui  les  secourent  pour  ces  brutes  féroces  qui  n'ont 
d'humain  que  la  face? 

Place  du  Cbàteau-d'Eau ,  maisons  également  brûlées;  théâtre 
de  la  Porte-Saint-Martin ,  brûlé  (et  sans  doute  par  plus  d'un  de 
ceux  qui  y  étaient  venus  tant  de  fois  se  repattre  de  ces  drames 
bourrés  de  crimes  et  d'assassinats,  que  nos  dramaturges  ont  l'ha- 
bitude de  servir  au  peuple  pour  le  moraliser);  —  brûlé,  son  voisin, 
le  restaurant  Defiieux ,  avec  des  raffinements  de  stupide  barbarie 
que  les  journaux  ont  relatés. 

Le  boulevard  du  Prince-Eugène  (aujourd'hui  FoWatre^  est  jalonné 
de  maisons  incendiées  (pourquoi  celles-ci  et  non  celles-là?)  jusqu'au 
petit  théâtre  des  Délassements-Comiques  !  (ce  n'est  pas  moi  qui 
pleurerai  des  larmes  bien  amères  sur  ses  cendres),  où  futurs  pétro- 
leurs  et  pétroleuses  ont  dû  venir  plus  d'une  fois  s'ébaudir  à  ses 
lazzis  grivois. 

Une  note  gaie  dans  cet  affreux  concert. 

Vous  n'êtes  pas  sans  vous  rappeler  cette  fameuse  statue  de  Vol- 
taire, copiée  sur  le  chef-d'œuvre  de  Houdon,  et  fruit  d'une  sous- 
cription ouverte  à  grand  fracas  par  le  Siècle  chez  tous  les  marchands 
de  vin  et  leur  honorable  clientèle.  Son  bronze  une  fois  coulé ,  ne 
sachant  le  long  de  quel  mur  le  déposer,  le  moniteur  des  cabarets, 
qui  eut  toujours  l'art  d'être  au  mieux  avec  les  autorités,  sans  en 
excepter  la  Commune,  avait  enfin  obtenu,  au  déclin  de  Tempire, 
sous  le  mandarinat  de  M.  Chevreau,  de  l'ériger  dans  ces  lieux  loin- 


Digitized  by  VjOOQiC 


480  A  TRAVERS  LES  RUINES  DE  PARIS. 

tains.  Eh  bien!  croiriez-vous  (horresco  referens)  qu'un  obus  — 
projectile  «  obscurantiste  >  s'il  en  fut  jamais  —  lancé  d'une  main 
sûre  par  quelque  jésuite  déguisé  de  la  Commune,  est  venu,,  avec  la 
plus  déplorable  adresse  et  une  désolante  précision,  frapper  le  grand 
homme  par  derrière,  —  juste  à  l'endroit  où  le  dos  change  de  nom! 
—  pour  ressortir  entre  ses  jambes.  Ce  qui  fait  irrévérencieusement 
songer  à  l'instrument  de  M.  Purgon,  et  donne  au  <c  glorieux  patri- 
arche »  une  ressemblance  aussi  frappante  que  fâcheuse  avec  le 
Malade  imaginaire  sur  sa  chaise  percée.  Impossible  de  regarder 
sans  éclater  de  rire  cet  effréné  rieur  ainsi  maltraité,  lui  qui  a  tant 
ri  des  autres  ! 

Ce  pauvre  Siècle,  d'ailleurs,  n'a  pas  de  chance.  Le  feu  a  dévoré 
les  cuisines  du  Palais-Royal,  où,  en  compagnie  de  sa  sœur  en  libé- 
ralisme, VOpinion  nationale,  et  de  la  fine  fleur  de  la  démocratie  et 
de  la  libre-pensée ,  il  allait  jadis  déguster  les  fins  dîners  d'une 
Altesse  impériale.  Et,  pour  comble  d'infortune,  voici  qu'un  boulet 
malappris  vient  détériorer,  et  dans  quel  endroit  !  cette  statue,  objet 
de  toutes  ses  filiales  sollicitudes,  éle\ée  par  ses  soins,  avec  le  con- 
cours des  marchands  de  vin  amis  du  «  pirogrès  »  et  des  «  lumières  !  > 

Être  frappé  tout  à  la  fois  dans  son  ventre  et  dans  son  cœur  ! 
C'est  trop  d'un... 

Et  le  carrefour  de  la  Croix-Rouge  que  j'oublie,  et  tant  d'auttes 
ruines  !  Les  Gobelins  et  leurs  incomparables  tapisseries,  le  Grenier 
d'abondance  et  les  céréales  qu'il  contenait,  les  Docks  delà  Villette 
et  les  marchandises  de  toute  sorte  qui  s'y  trouvaient  accunâulées,  et 
dont  la  valeur  ne  s'élevait  pas  à  moins  de  soixante  millions  de  ' 
francs!  Brûler  des  marchandises,  des  blés,  ces  brutes  sauvages 
appellent  cela  travailler  à  la  c  rénovation  sociale ,  »  en  détruisant 
«l'infâme  capital,  »  —  et  au  profit  de  qui?  Du  peuple,  qu'ils 
ruinent  et  affament?  L'imbécillité  l'emporte-t-elle  ici  sur  la  scélé- 
ratesse ,  ou  la  scélératesse  sur  l'imbécillité  ? 

Et  je  n'ai  fait  que  passer  rapidement  en  revue  une  partie,  la  plus 
considérable,  il  est  vrai,  de  l'œuvre  de  ces  doux  criminels  auxquels 
le  sentimental  Victor  Hugo  offrait  si  bruyamment  naguère  —  sur  le 
papier  —  l'asile  de  sa  maison,  dont  il  se  hâterait  de  fermer  la 


Digitized  by  VjOOQIC 


A  TRAVERS  LES  RUINES  DE  PARIS.  481 

porte  si  Tun  de  ses  intéressants  clients  avait  la  simplicité  de  le 
prendre  au  mot. 

On  a  dit  que  ces  bêtes  fauves,  non  contentes  de  mettre  le  feu, 
tiraient  impitoyablement  sur  tous  ceux  qui  tentaient  de  l'éteindre, 
et  poussaient  parfois  la  férocité  jusqu'à  vouloir  brûler  tout  ensem- 
ble habitations  et  habitants.  Rien  n^est  plus  vrai.  Un  épisode,  entre 
cent,  à  moi  raconté  par  un  témoin,  une  victime  aussi,  hélas  !  M.  de 
6r**^  plus  connu  dans  le  monde  artistique  sous  le  pseudonyme  de 
Laurence. 

Le  23  mai,  sur  les  deux  heures  de  l'après-midi,  les  habitants  de 
l'immeuble  n»  34,  de  la  rue  Boissy-d'Anglas  (anciennement  de  la 
Madeleine),  tout  près  de  l'atelier  de  Paul  Baudry,  le  célèbre  peintre 
vendéen,  entendent  tout  à  coup  de  formidables  détonations,  en 
même  temps  qu'ils  sentent  la  maison  trembler  sur  ses  assises  :  une 
pièce  de  7,  braquée  dans  la  rue  même ,  à  douze  mètres  de  dis- 
tance, par  des  gardes  communeux,  avait  lâché,  en  moins  de  dix 
minutes,  onze  coups,  dont  neuf  à  mitrsTille  et  deux  à  obus  chargés 
de  pétrole.  Hommes,  femmes,  enfants  descendent  précipitamment, 
aifolés,  et  veulent  fuir.  Les  communeux  les  repoussent  à  coups  de 
crosse  et  de  baïonnette  (j'ai  vu  de  mes  yeux  les  mains  du  narrateur 
labourées  de  cicatrices).  Ce  fut  entre  ces  bourreaux  et  leurs  vic- 
times une  lutte  affreuse,  une  agonie,  au  milieu  de  cris  perçants,  de 
hurlements  d'épouvante.  Moins  féroce  que  les  autres,  un  garde  fait 
suspendre  le  tir  de  la  pièce  et  permet  aux  habitants  de  s'échapper, 
pêle-mêle,  en  désordre,  les  cheveux  épars  et  roussis  par  le  feu, 
mais  à  l'expresse  condition  que  personne  ne  remontera  chez  soi 
pour  sauver  le  moindre  objet,  un  vêtement,  un  bijou,  quoi  que  ce 
soit...  En  quelques  heures,  le  pétrole,  le  pillage  et  le  vol,  coalisés, 
eurent  tout  anéanti!  M.  de  Bl****,  archéologue,  dessinateur  et  aqua- 
fortiste distingué,  a  perdu  là,  pour  sa  part,  toute  sa  fortune  d'ar- 
tiste, tout  un  musée  lentement  assemblé,  tableaux  de  maîtres,  gra- 
vures, miniatures,  médailles  rares  (dont  une,  en  or,  d'Alexandre  le 
Grand,  l'un  des  deux  uniques  exemplaires  connus,  le  seul  qui  fût 
en  France),  meubles  précieux,  riches  coffret  et  guéridon  de  la  du- 
chesse de  Lambaile,  dont  son  père  était  chevau-léger,  diamants  de 

TOME  XXIX  (IX  DE  LA  3«  SÉRIE.)  32 


Digitized  by  VjOOQiC 


482  A  TRAVERS  LES  RUINES  DE  PARIS. 

famille  venant  du  duc  de  Penthièvrc  ;  sans  parler  des  œuvres  per- 
sonnelles, planches  gravées  du  vieux  Paris  historique,  quatre-vingts 
dessins  inédits  du  vieux  Rouen ,  etc.,  etc.,  toutes  ces  choses  enûn 
qui  sont  sans  prix  pour  un  artiste,  qui  font  sa  vie,  et  dont  l'irrépa- 
rable perle  plonge  dans  un  deuil  sans  Cionsolation  !... 

Mais  que  font  les  considérations  de  cet  ordre,  que  sont  tableaux , 
médailles,  œuvres  d'art,  pour  ces  brutes,  Érostrates  sortis  de  la 
fange  des  égouts,  qui,  dans  leui:  haine  idiote  contre  tout  ce  qui  est 
beau,  tout  ce  qui  est  élevé,  avaient  conspiré  la  ruine,  non  plus  du 
seul  temple  d'Éphèse,  mais  d'Éphèse  tout  entier  ! 

Le  monde  a  vu  avec  épouvante  l'explosion  soudaine  de  ces  ins- 
tincts sauvages ,  de  ces  haines  bestiales,  de  ces  stupides  fureurs,  de 
ces  vices  ignobles ,  dont  le  mot  Commune ,  mot  à  jamais  exécré , 
restera  désormais  le  symbole.  Lie  du  monde,  qui  prétendait  et 
prétend  encore  réformer  le  monde.  Fleur  du  lupanar,  du  cabaret, 
de  l'hôlel  borgne,  réstimant  toutes  les  basses  envies,  tous  les  gros- 
siers instincts,  tout  ce  qui  est  de  la  bête; voilà  la  moralité  des 
réformateurs.  Le  pillage,  le  vol,  la  débauche  effrénée,  l'assassinat, 
l'incendie,  la  destruction  sous  toutes  ses  formes,  c'est-à-dire  le 
néant  :  voilà  leurs  moyens.  L'athéisme  et  le  matérialisme  le  plus 
abject  :  voilà  leur  doctrine. 

e  Plus  de  Dieu,  plus  de  famille,  plus  de  patrie!  »  s'écriait 
un  jour,  dans  une  réunion  publique,  au  milieu  de  frénétiques  ap- 
plaudissements, cetui  que  l'immaculé  Rochefort  a  pudiquement 
appelé  l'immonde  Vésinier. 

Ces  monstrueuses  insanités,  fort  immondes  en  effet,  résument  le 
fond  des  théories  de  la  secte.  Certes ,  une  société  assise  sur  de 
telles  bases  serait  vraiment  nouvelle  ;  jamais  le  monde  n'en  vit  de 
telle;  ce  serait  la  pyramide  posée  sur  sa  pointe.  La  Commune 
vient  de  nous  faire  entrevoir  quel  serait  cet  Eldorado,  ce  paradis 
terrestre,  de  la  €  rénovation  sociale  :  j>  un  agréable  assemblage 
de  fous  furieux ,  de  sauvages,  de  prostituées,  d'assassins  et  d'in- 
cendiaires. 

A  côté  de  ces  purs  scélérats,  mettez  ces  milliers  d'hommes  com- 
posant la  tourbe  du  peuple  ouvrier  dans  les  grandes  villes;  les  uns^ 
moutons  de  Panurge^  proie  toujours  prête  pour  les  meneurs  d^é- 


Digitized  by  VjOOQIC 


A  TRAVERS  LES  RUINES  DE  PARIS.  483 

meutes;  les  autres,  passionnés,  la  lète  chauffée  à  blanc  par  les 
journaux  et  les  clubs,  convaincus  (car,  parmi  ces  forcenés,  il  y  avait, 
chose  horrible,  bien  des  égarés  convaincus)  ;  d'autres  enfin,  et  en 
grand  nombre,  contraints  de  marcher,  soil  par  la  force  coercitive, 
soit  par  la  faim,  n'ayant  pour  manger  que  les  trente  sous  quotidiens 
de  la  Commune,  et  ce  sont  là  les  plus  à  plaindre. 

Additionnez ,  et  vous  arriverez  à  un  total  de  peut-être  deux  cent 
mille  combattants,  du  moins  au  début.  Â  cette  formidable  armée  de 
l'émeute  donnez  550,000  fusils,  4,700  canons,  50,000  revolvers, 
56,000  autres  armes  de  toute  sorte,  d'inépuisables  munitions  (dans 
les  seules  caves  des  Invalides  il  y  avait,  dit-on,  cinquante  millions 
de  cartouches  !)  ;  placez-la  dans  la  première  forteresse  du  monde, 
défendue  par  une  ceinture  de  citadelles,  dans  une  ville  incomparable 
pour  les  ressources  de  toute  nature  qu'elle  renferme,  en  hommes  et 
en  matériel,  —  et  vous  arriverez  à  conclure  que  jamais  pays  n'eut 
à  vaincre  plus  redoutable  insurrection.  Vous  admirerez  d'autant 
plus  l'héroïsme  de  l'armée  qui  l'a  vaincue,  qui  a  pris  de  vive  force, 
rue  par  rue,  cet  imprenable  Paris ,  et  sous  les  yeux  des  Prussiens 
stupéfaits,  lesquels,  cinq  moins  durant,  sont  restés  sans  oser  tenter 
l'assaut  d'un  seul  fort,  devant  celte  même  place,  se  bornant  à  l'atta- 
quer de  loin  sournoisement  par  la  pioche,  et  attendant  patiemment 
le  jour  où  la  famine  l'aura  réduite  à  capituler.  La  prise  de  Paris 
par  l'armée  française  peut  être  hardiment  regardée,  à  titre  d'opé- 
ration militaire,  comme  une  première  revanche  de  nos  revers.  JWais 
quelle  revanche  douloureuse,  prise  moralement  contre  nos  vain- 
queurs, mais  matériellement  contre  nous-mêmes!  Cette  pauvre 
France,  meurtrie,  déchirée,  réduite,  pour  relever  le  lustre  de  ses 
armées,  à  se  déchirer,  à  se  meurtrir  encore  !  Singulière  destinée 
aussi  de  cette  grande  ville  française  subissant  successivement  deux 
sièges,  l'un  par  l'étranger,  l'autre  par  les  Français!  Tant  sont 
étranges  et  sans  analogues  les  désastres  qui  frappent  coup  sur  coup 
notre  malheureux  pays  ! 

Et  comment  Paris  en  est-il  ainsi  arrivé  à  devenir  la  proie  d'une 
aussi  formidable  insurrection  ?  Phénomène  monstrueux,  inexpli- 
cable, en  effet,  pour  qui  n'a  pas  vu  les  choses  se  passer  sous  ses 
yeux  dès  le  commencement.  Comment  cela  s'est  fait?  Demandez-le 


Digitized  by  VjOOQIC 


484  A  TRAVERS  LES  RUINES  DE  PARIS. 

au  4  septembre  et  aux  impuissants  qui  osèrent,  ce  jour-là,  assumer 
une  responsabilité  qui  les  écrase  aujourd'hui,  et  nous  avec  eux;  à 
ces  armes  distribuées  sans  contrôle  et  sans  garantie,  par  centaines 
de  mille,  de  préférence,  ce  semble,  à  la  lie,  à  «  25,000  repris  de 
s>  justice  et  à  7,000  sectaires  capables  de  tout,  y>  de  Taveu  même  du 
général  Trochu;  —  si  bien  que,  dès  le  mois  de  septembre,  plus  d'un 
futur  émeutier  avait  jusqu'à  six  fusils  !  Demandez-le  à  ces  muni- 
tions soustraites,  jour  par  jour,  pendant  cinq  mois  de  siège,  aux 
poudrières  des  secteurs ,  sous  les  yeux  des  autorités  aveuglées  ou 
trop  faibles,  pendant  que,  dans  les  clubs,  librement  ouverts,  se 
prêchait  ouvertement  la  croisade  contre  «le  bourgeois,  le  seul 
^  ennemi,  le  seul  Prussien  à  combaltre,  ji>  et  que  grondait  déjà 
sous  les  monuments  de  Paris  et  les  quartiers  riches  le  volcan  po- 
pulaire qui  allait  les  anéantir  en  partie.  Demandez-le  au  31  octobre, 
au  21  janvier,  premiers  essais  du  18  mars,  demeurés  impunis  (le  31 
octobre ,  on  vit  un  général  descendre  l'escalier  de  l'Hôlel-de-Ville 
bras  dessus  bras  dessous  avec  Blanqui!  Issus  de  l'émeute,  que  pou- 
vaient les  gouvernants  contre  l'émeute?).  Deirlandez-le  à  la  capitu- 
lation de  Paris,  terme  lamentable  de  longues  souffrances  courageu- 
sement supportées  et  qui  frappa  toute  cette  immense  population , 
énervée  et  affolée,  d'un  véritable  transport  au  cerveau.  Demandez- 
le  enfin  au  négociateur  de  l'armistice  qui,  par  une  faiblesse  cou- 
pable et  une  imprudente  flatterie,  se  refusa  au  désarmement  de  la 
garde  nationale  (il  est  vrai  que  depuis  il  en  a  demandé  pardon  à 
Dieu  et  aux  hommes,  mais  voilà  un  med  culpâ  qui  nous  coûte 
cher),  livrant  ainsi,  pour  une  vaine  satisfaction  d'ampur-propre 
patriotique  ou  plutôt  parisien,  une  ville  de  deux  millions  d'âmes  à 
une  tourbe  indisciplinée  et  surexcitée  de  400,000  «  baïonnettes  in- 
telligentes, ]>  qui  allaient  faire  la  belle  besogne  que  l'on  sait  :  su- 
prême épreuve,  espérons-le,  de  ce  dont  est  capable  èette  dange- 
reuse institution ,  école  de  démoralisation,  de  paresse  et  d'ivro- 
gnerie, quand  elle  n'est  pas  une  école  d'émeute,  ■—  armée  des  opi- 
nions, c'est-à-dire  des  passions,  sans  discipline  pour  contre-poids, 
impuissante  pour  l'ordre,  menace  permanente  de  désordre. 

Puis  vint  l'otcupation  partielle  de  Paris  par  les  Prussiens  :  419 
pièces  de  canon  enlevées  aux  parcs  d'artillerie  par  hommes,  femmes 


Digitized  by  VjOOQIC 


A  TRAVERS  LES  RUINES  DE  PARIS.  485 

et  enfants,  devant  Tautorité  inaclive  ou  impuissante,  sous  prétexte 
de  les  soustraire  à  rennemi,  qui  ne  pouvait  les  atteindre,  ^  vinrent 
compléter  l'arsenal  de  Témeute  (nombre  d'autres  pièces  sont  res- 
tées, pendant  des  semaines,  couchées  sur  les  glacis  des  remparts; 
et  l'insurrection,  le  jour  venu  de  s'en  servir,  n'a  eu  que  la  peine  de 
les  replacer  sur  leurs  affûts).  Comment  aussi  sont  tombées,  sans 
coup  férir,  aux  mains  de  la  Commune,  ces  locomotives  blindées, 
ces  canonnières  et  batteries  flottantes ,  que  quelques  mécaniciens 
et  un  tonneau  de  charbon  de  terre  eussent  suffi  à  sauver  ;  —  ces 
forts  de  la  rive  gauche ,  qu'il  a  fallu,  pour  les  reprendre,  bro;er 
sous  une  effroyable  avalanche  d'obus,  et  dont  chacun  peut-être 
aurait  pu  être  défendu  et  gardé  par  cent  hommes  déterminés  (il  ne 
s'en  est  pas  fallu  d'un  fétu  que  le  Mont-Yalérien  lui-même  ne  fût 
occupé  par  les  Communeux,  et  alors  la  victoire  de  l'ordre  était  fort 
compromise)  ? 

Toujo4irs  est-il  que,  le  18  mars,  l'insurrection,  formidablement 
armée  et  préparée  de  longue  main  dans  les  bas-fonds  des  sociétés 
secrètes,  eut  aisément  raison  d'une  poignée  de  troupes  peu  sûres, 
et  se  trouva  maîtresse  de  Paris.  Nion  prévenus  d'avance  de  l'attaque 
des  buttes  Montmartre,  désorientés  par  des  appels  contradictoires, 
ahuris,  déconcertés,  et  d'ailleurs ,  avouonsJe ,  médiocrement  sym- 
pathiques à  Versailles  et  atteints  eux-mêmes  de  ce  mal,  si  éminem- 
ment parisien ,  d'opposition  frondeuse  à  tout  gouvernement,  quel 
qu'il  soit,  —  les  bataillons  de  la  garde  nationale  restés  fidèles  à 
l'ordre  firent  pourtant,  groupés  autour  de  l'amiral  Saisset,  d'hono- 
rables tentatives  de  résistance.  Mais,  peu  nombreux,  désagrégés, 
mal  armés,  sans  cartouches,  sans  canons,  que  pouvaient-ils  contre 
les  redoutables  bandes  savamment  organisées  par  Y  Internationale, 
et  déjà  victorieuses  ?  La  capitulation  d'une  partie  des  maires  de 
Paris  devant  l'émeute ,  le  soir  du  25  mars ,  mit  fin  à  tout  essai  de 
lutte.  La  Commune  avait  achevé  de  triompher,  et  Paris  vaincu  allait 
avoir  sa  seconde  Terreur. 

L'ordre  a  vaincu  à  son  tour  et  la  Commune  est  tombée.  Mais  la 
secte  qui  l'a  enfantée  vit  toujours,  et  déjà  se  font  entendre  de  nou- 
veau les  rugissements  de  sa  rage  et  de  sa  haine ,  rendus  plus  vio- 


Digitized  by  VjOOQIC 


486  A  TRAVERS  LES  RUINES  DE   PARIS. 

lenls  que  jamais  par  le  lerrible  cbâliment  qui  vient  de  lui  êlre 
infligé.  Espérons  que  la  société  prévenue  rendra  impossible  la  re- 
vanche dont  on  la  menace,  et  qui  serait  effrayante;  que,  cette  fois, 
un  gouvernement  attentif  et  fort  saura  veiller  et  réprimer,  et  que 
nous  ne  serons  plus  témoins  de  cette  étrange  faiblesse  d'un  gou- 
vernement armant,  comme  à  plaisir,  la  démagogie  contre  lui-même, 
et  refusant  de  la  désarmer  quand  Toccasion  lui  en  est  offerte. 

Espérons  que  la  leçon  ne  sera  pas  perdue,  que  l'émeute  ne  se 
verra  pas  une  seconde  fois  maîtresse  de  la  première  place  forte  du 
monde,  en  possession  d'un  demi-million  de  fusils  et  de  près  de 
deux  mille  canons  :  la  série  de  fautes  et  de  circonstances  extraor- 
dinaires qui  ont  amené  une  pareille  surprise,  ne  se  rencontre  pas 
deux  fuis  dans  la  vie  d'un  peuple.  Espérons  enfin  que  ce  sinistre 
monomane  de  l'assassinat,  ce  Vieux  de  la  Montagne  du  jacobinisme, 
Blanqui,  n^aura  pas  la  joie  de  voir  tomber  les  «  dix-huit  cent  mille 
tètes  f>  qu'il  réclame  pour  asseoir  dessus  l'édifice  de  la  c  rénovation 
sociale  !  :» 

Quoi  qu'il  doive  arriver,  la  guerre  est  engagée  entre  la  société 
et  les  ennemis  qui  ont  juré  sa  perte,  guerre  terrible,  guerre  à 
mort! 

La  civilisation  a  vu  avec  stupéfaction  surgir  tout  à  coup  de  son 
sein  cette  horde  de  barbares,  de  sauvages  en  délire,  tuant,  incen- 
diant, au  cri  de  :  Meurtre  et  pétrole!  Et  cependant,  ô  civili- 
sation! cette  barbarie,  celte  sauvagerie,  dont  les  excès  t'épou- 
vantent, tu  les  as  couvées,  enfantées.  Elles  sont  le  produit  direct, 
logique,  de  ton  matérialisme,  si  brillant  à  la  surface,  au  fond 
si  grossier,  de  ton  égoisme,  de  ta  corruption,  de  ton  scepti- 
cisme, de  ton  athéisme  pratique.  Ces  vices,  chez  toi,  sont  recou- 
verts d^un  vernis  qui  les  pallie  et  les  atténue;  chez  ces  âmes  frustes 
et  rudes ,  ils  apparaissent  dans  toute  leur  hideur  :  ce  n'est  guère 
qu'une  différence  de  nuances,  de  surface.  Ce  peuple  de  fauves,  qui 
menace  de  te  dévorer,  que  fais- tu  pour  l'instruire,  surtout  pour  le 
moraliser?  Grâce  à  la  contagion  de  les  préventions  aveugles,  il 
échappe  à  l'action  du  christianisme  que  tu  conspues  ou  dédaignes, 
et  qui  seul  pourlant  pourrait  dompter,  assouplir  ses  féroces  instincts 
(il  est  venu  à  bout  de  bien  d'autres  barbares,  depuis  le  Vandale 


Digitized  by  VjOOQIC 


A  TRAVERS  LES  RUINES  DE  PARIS.  487 

jusqu'au  cannibale  océanien,  moins  sauvage  peul-êlre,  il  est  vrai, 
que  tes  sauvages  civilisés).  Â  la  bête  populaire ,  qu'offres-tu  comme 
école  de  moralisation?  —  les  exemples,  tes  livres,  tes  journaux, 
tes  romans,  tes  théâtres,  tes  boulevards  —  lupanars  en  plein  vent, 
—  le  club  et  le  cabaret!  Et  tu  t'étonnes,  naïve!  que  d'une  telle 
école  sortent  de  tels  disciples  !  Comme  si  de  la  corruption  et  du 
sophisme  pouvaient  naître  la  vertu  et  la  saine  raison!  Tel  germe, 
tel  fruit. 

Pour  te  sauver  du  déluge  de  la  sauvagerie  qui  menace  de 
te  submerger,  pour  moraliser,  museler  ces  fauves,  en  faire  des 
hommes,  —  crois-le,  il  n'y  a  rien  de  tel  encore  que  les  enseigne- 
ments du  prêtre,  l'obscur,  incessant  et  héroïque  dévouement  de  la 
sœur  de  charité.  —  Mais  j'entends  le  chœur  de  tes  journalistes ,  de 
tes  <K  magistrats  municipaux,  )i>  tes  Mottu,  tes  Clemenceau,  tes 
Bonvalet,  crier  :  A  bas  les  cléricaux!  Et  la  tourbe  d'applaudir, 
pendant  que  continuent  de  monter  les  eaux  du  déluge  et  de  rugir 
les  fauves...  CléricatAX^  ce  mot  suffit  à  tes  préventions... 

0  peuple  français,  e  le  plus  spirituel  de  la  terre,  ]»  mais  aussi  le 
plus  fou,  peuple  léger,  frivole,  versatile,  inconsistant;  dévoyé, 
démoralisé  par  quatre-vingts  ans  de  révolutions;  sceptique,  sans 
point  d'appui,  sans  foi  en  quoi  que  ce  soit,  ballotté  périodiquement 
de  l'anarchie  au  despotisme,  du  despotisme  à  l'anarchie ,  sans  pou- 
voir te  fixer  sur  un  homme  ou  sur  un  principe  ;  peuple  dévoré  de 
préjugés,  pétri  de  préventions,  à  qui  les  leçons  les  plus  terribles 
n'apprennent  rien  ;  qui ,  lorsqu'il  faudrait  penser,  réfléchir,  raison- 
ner, te  passionnes  et  te  grises  de  mots,  soit  pour  les  acclamer,  soit 
pour  les  honnir  ! 

Oh  !  les  mots,  les  mots,  quel  mal  ils  t'ont  fait  et  te  font  encore! 

Ce  mot  République^  par  exemple ,  combien  parmi  ceux  qui  chez 
toi  le  prononcent,  en  ont  la  notion,  précise  et  juste?  S'appeler 
«  citoyen  ;  j>  écrire  sur  les  murs  «  Liberté  ,  Égalité,  Fraternité  ;  » 
planter  sur  une  place  publique,  à  grand  renfort  de  chants,  de  cris 
et  de  discours,  un  manche  à  balai  que  l'on  décore  du  titre  «  d'arbre 
de  la  Liberté;  »  «  manifester,  j>  courir  a  patriotiquement  »  les  rues 
en  braillant  une  Marseillaise  quelconque  :  voilà  le  plus  clair  de  la 
République  pour  les  trois  quarts  de  tes  soi-disant  républicains.  Si 


Digitized  by  VjOOQiC 


488  A  TRAVERS  LES  RUINES    DE  PARIS. 

Ton  pousse  le  «  civisme  »  jusqu'à  se  tutoyer,  oh!  alors,  c'est  le 
suprême  de  la  République. 

Quant  aux  qualités ,  aux  mâles  vertus  qui  doivent  constituer  le 
vrai  républicain ,  et  tout  d'abord  le  respect  de  la  loi  et  de  la  liberté, 
des  droits  de  la  conscience  d'autrui,  —  qui  s'en  inquiète  ?  Ren- 
gaines réactionnaires  que  cela!  (réaction,  réactionnaires,  encore 
deux  mots  particulièrement  bêtes  et  agaçants!) 

Il  existe  en  Europe  une  république,  une  vraie,  la  Suisse.  Par- 
courez-la :  partout  vous  y  trouverez  la  loi  se  gardant  elle-même, 
se  protégeant  elle-même,  sans  gendarmes,  sans  sergents  de  ville; 
le  seul  bon  sens,  la  seule  moralité  des  citoyens  y  suffit  (sauf  à 
Genève  peut-être,  ville  cosmopolite,  et  dans  quelques  centres  ma- 
nufacturiers). Il  est  vrai  qu^en  Suisse ,  pour  être  bon  républicain,  on 
ne  se  croit  pas  dispensé  d'être  poli  ;  on  ne  se  tutoie  pas  et  on  se  dit 
«  monsieur  >  (un  Suisse  vous  rirait  au  nez  si  vous  vous  avisiez  de 
l'appeler  «  citoyen.  »  )  S.ur  les  murs  des  édifices  publics  vous  cher- 
cheriez en  vain  une  de  ces  pompeuses  maximes  qui  décorent  les 
nôtres  :  on  les  porte  gravées  dans  le  cœur,  ce  qui  vaut  mieux.  Dans 
ce  pays,  enfin,  on  ignore  toute  cette  friperie  de  formules  jacobines 
dont  nosXarouches  enguirlandent  leur  drapeau  rouge,  qu'ils  affichent 
comjne  l'enseigne ,  l'essence  même  de  la  République.  Aussi  ai-je 
grand'peur  que,  pour  ces  messieurs,  pardon,  pour  ces  citoyens, 
la  république  suisse  ne  soit  qu'une  république  réactionnaire! 

Chez  nous,  quelle  dififérence!  presque  nulle  part  le  respect  de  la 
lui,  pas  même  souvent  dans  les  corps  constitués,  administrants, 
gardiens  constitutionnels  de  la  loi;  autant  de  passion  que  peu  de 
sens  rassis;  esprit  de  parti,  divisions;  préventions  de  classe  à  classe, 
haines  de  castes,  quasi  aussi  vives  qu^avant  89.  Mais,  en  revanche, 
une  armée  de  sergents  de  ville,  de  gendarmes,  de  soldats,  pour 
assurer  l'accomplissement  de  cette  pauvre  loi,  que  si  peu  res- 
pectent!... 

Comparez,  et  dites  si  un  tel  peuple  ne  serait  pas  plutôt  mûr  pour 
la  verge  d'un  despote  que  pour  le  libre  régime  républicain,  le  sys- 
tème politique  le  plus  rationnel,  idéalement  et  théoriquement,  mais 
celui  aussi  qui  exige  (et  ceux  qui  semblent  s'en  douter  le  moins 
sont  précisément  nos  soi-disant  républicains)  lé  plus  de  qualités , 


Digitized  by  VjOOQiC 


A  TRAVERS    LES  RUINES  DE  PARIS.  489 

le  plus  de  raison,  le  plus  de  sens  pratique,  le  plus  de  moralilé, 
disons  le  mot,  le  plus  de  vertus,  tant  des  gouvernants  que  des  gou- 
vernés (car,  hélas  !  il  faut  en  prendre  notre  parti,  il  y  aura  toujours, 
quoi  que  rêvent  nos  utopistes,  des  gouvernants  et  des  gouvernés!) 


Un  vent  de  révolte ,  de  dissolution  et  de  démence  semble  d'ail- 
leurs souflQer  sur  tout  ce  pauvre  peuple. 

Les  villes  sont  affolées  de  je  ne  sais  quelles  utopies ,  socialistes, 
fédéralistes,  solidaristes,  communalistes  et  autres  grands  mots,  dont 
ceux  qui  les  emploient  ignorent  le  sens  précis,  et  qui  sont  d'autant 
plus  dangereux.  En  bas ,  un  peuple  travaillé  par  la  haine  et  Tenvie , 
perverti  par  des  doctrines  d'autant  plus  redoutables  qu'elles  sont 
plus  vagues;  —  en  haut,  une  bourgeoisie  amie  de  son  repos,  vivant 
au  jour  la  journée ,  ne  voyant  que  ses  aises  et  sa  tranquillité  du  mo- 
ment; se  cachant  la  tète  sous  le  sable,  comme  l'autruche,  pour  ne 
pas  voir  le  chasseur  qui  la  guette  ;  abdiquant  à  la^fois  ses  droits  et 
ses  devoirs  sociaux  et  politiques,  cédant  volontairement  le  terrain 
à  une  minorité  turbulente,  capitulant  d'avance  devant  le  vote  disci- 
pliné du  prolétariat,  en  attendant  qu'elle  capitule  devant  ses 
émeutes.  Des  conseils  municipaux  aspirant,  en  dépit  de  la  loi,  à 
se  constituer  en  corps  politiques,  sur  le  modèle,  si  digne  en  effet 
d'être  imité,  de  la  Commune  de  Paris,  ->  comme  si  le  conseil  mu- 
nicipal d'une  grande  ville,  fût-ce  Paris  ou  Lyon ,  avait  plus  de 
droits  politiques  que  le  conseil  du  dernier  village  !  ce  qui  nous  con- 
duirait tout  droit  à  jouir  de  37,000  petits  gouvernements,  de  37,000 
petits  Etats  dans  l'Etat  :  le  bel  idéal  d'anarchie  !  Et  il  se  trouve  des 
gens  honnêtes ,  des  gens  d'ordre ,  distingués  d'intelligence ,  pour 
fomenter,  pour  servir  de  semblables  aspirations  !  tant  l'aberration 
est  universelle  ! 

Les  campagnes ,  elles ,  sont  folles  d'une  autre  folie. 

Obéissant  à  je  ne  sais  quel  infâme  mot  d'ordre  (dont  il  ne  serait 
peut-être  pas  difficile  de  découvrir  le  point  de  départ  et  la  source, 
si  l'on  se  rappelle  l'infortuné  M.  de  Moneys  brûlé  vif,  dès  le  mois  de 
septembre,  par  des  paysans  du  Périgord),  les  habitants  des  cam- 
pagnes, ô  incroyable  abêtissement  du  sens  commun!  s'en  vont  en 


Digitized  by  VjOOQiC 


490  ,         A  TRAVERS  LES  RUINES  DE  PARIS. 

maint  endroit  —  répétant  que  tous  nos  récents  désastres  sont  dus^ 

—  non  point  aux  auteurs  de  la  guerre  et  à  ceux  qui  l'ont  conduite, 

—  mais  bien  aux  prêtres  et  aux  nobles,  formellement  et  hautement 
accusés  d'avoir  payé  les  Prussiens  pour  venir  ravager  notre  pauvre 
France  !  On  cite  les  millions  envoyés  par  Pie  IX  à  Guillaume,  ceux 
donnés  par  ce  glorieux  patriote  qui  a  nom  Dupanloup  au  prince 
Frédéric-Charles,  lequel,  pour  reconnaître  le  cadeau,  s'est  tout 
naturellement  empressé  d'emprisonner,  un  mois  durant,  l'illustre 
prélat!  Et  ainsi,  de  l'évêque  au  dernier  desservant,  s'est  étendue 
la  trahison  !  Argent  du  denier  de  Saint-Pierre,  de  la  Propagation 
de  la  Foi,  de  la  Sainte-Enfance,  des  œuvres  de  toute  sorte,  tout, 
a  passé  au  roi  de  Prusse  ! 

Ne  vous  récriez  pas,  n'essayez  pas  de  démontrer  l'épouvantable 
absurdité  de  pareilles  imputations,  à  la  hauteur  desquelles  ne  s'est 
jamais  élevée,  dont  ne  s'est  même  jamais  doutée  la  démence  la 
plus  furibonde  des  clubs  de  Belleville;  ne  cherchez  pas  à  faire 
valoir  l'ardent  patriotisme,  le  dévouement  souvent  héroïque  dont 
ont  fait  preuve,  pendant  cette  guerre  funeste,  ces  mêmes  prêtres 
et  ces  mêmes  nobles,  ces  morts  affrontées  et  trop  souvent  reçues 
sur  les  champs  de  bataille  par  eux  ou  leurs  proches,  par  les  repré- 
sentants des  premières  familles  de  France.  Vous  n'arracheriez  à 
l'idiotisme  convaincu  qu'un  sourire  d'incrédulité. 

Certes,  on  savait  grande  la  bêtise  humaine,  mais  jamais  peut-être 
el^e  ne  s'éleva  à  ce  miracle  d'imbécillité;  0  suffrage  universel,  voilà 
donc  le  troupeau  dont  tu  te  composes! 

Le  premier  cas  de  cette  maladie  mentale  qu'il  me  fut  donné  de 
constater,  ce  fut  aux  environs  d'Orléans,  où  me  fut  montré  un  châ- 
teau dont  le  propriétaire  était  accusé  par  les  gens  du  voisinage 
d'avoir  envoyé  aqx  Prussiens  des  chariots  d'or!  Du  moins,  me 
disais-je ,  cette  épidémie  de  démence  n'a  pu  gagner  notre  sensée 
et  religieuse  Bretagne.  Hélas  !  j'allais  la  trouver  atteinte  du  même 
mal  à  un  degré  aigu  :  folle,  elle  aussi!  La  maladie  y  a  même  pris 
des  proportions  désolantes.  Qui  n'a  reçu  les  confidences  attristées 
de  vénérables  prêtres  avouant  que  ces  ineptes  accusations  avaient 
fort  compromis,  sinon  ruiné  tout  à  fait,  leur  autorité  morale  auprès 
de  leurs  paroissiens,  n'osant  plus  aborder  en  chaire  certains  sujets, 


Digitized  by  VjOOQIC 


A  TRAVERS   LES  RUINES  DE   PARIS.  491 

de  peur  que  leurs  paroles  ne  fussent  travesties,  ni  faire  une  quête 
pour  une  oeuvre  quelconque,  dans  la  crainte  d'être  accusés  de 
quêter  pour  le  roi  de  Prusse? 

Faut-il  rire  ?  faut-il  s'indigner?  Mieux  vatol  gémir  de  l'obscurcis- 
sement du  sens  commun  français.  Mais  ceux,  quels  qu'ils  soient, 
qui  ont  inventé  ces  stupides  calomnies  et  qui,  spéculant  sur  l'igno- 
rance et  la  sottise,  s'en  font  les  propagateurs,  quel  crime  ne  com-^ 
mettent-ils  pas  ! 

Plus  fort  que  cela  :  je^pourrais  citer  telle  contrée  où,  quand  je 
partis ,  le  bruit  commençait  à  se  répandre  que  ce  pourrait  bien  être 
encore  les  nobles  et  les  prêtres  qui  avaient  mis  ou  fait  mettre  le  feu 
à  Paris  !  !  On  ne  disait  pas  encore  que  Tinfortuné  archevêque  et  ses 
frères  en  martyre  se  fussent  fusillés  eux-mêmes  pour  pallier  le 
complot;  on  voulait  bien  ne  pas  révéler  encore  le  chiffre  des  millions 
donnés  par  les  illustres  et  saintes  victimes  à  leurs  bourreaux  pour 
se  faire  assassiner  par  eux  ;  —  mais  cela  ne  peut  manquer  de 
venir... 

Qu'attendre  d'un  pareil  peuple,  fou  furieux  dans  les  villes,  en 
révolte  ouverte  contre  la  société,  ou  en  révolte  sourde  contre  la 
loi,  conseils  municipaux  en  tète;  —  imbécile,  dans  les  campagnes, 
au  point  de  se  repaître  de  calomnies  plus  idiotes  encore  et  plus 
ineptes  qu'abominables?  En  vérité,  c'est  à  désespérer  de  l'avenir 
de  cette  pauvre  France  !  Si  elle  n'y  prend  garde  et  n'avise  au  plus 
tôt,  ses  partis,  ses  divisions,  les  passions  qui  l'agitent,  ces  crises 
successives  qui  la  démoralisent ,  l'énervent  et  l'affolent  ;  les  fureurs 
des  uns,  la  bêtise  ou  l'inertie  des  autres,  la  réduiront  avant  peu 
à  n'être  plus  que  la  Pologne  de  l'Occident,  une  proie  toute  prête 
pour  le  brutal  et  insatiable  vainqueur  qui  la  guette! 

Pardon,  mon  cher  ami,  de  ces  pensées  moroses,  de  ces  sombres 
pressentiments.  Devant  ces  ruines,  en  présence  de  ce  désordre 
moral,  quasi  universel ,  plus  inquiétant  encore,  car  les  ruines  ma- 
térielles se  réparent,  il  est  difficile  d'avoir  des  idées  couleur  de 
rose.  Il  faut  être  doué  de  toute  l'insoucieuse  légèreté  du  caractère 
parisien  pour  oublier  si  vite,  pour  prendre  si  allègrement  son 


Digitized  by  VjOOQiC 


492  A  TRAVERS  LES  RUINES  DE  PARIS. 

parti  de  toutes  ces  catastrophes,  de  loules  ces  douleurs,  de 
toutes  ces  angoisses  (peut-être,  après  tout,  y  a-l-il  dans  ce  défaut 
même  un  ressort  qui  a  son  prix).  Ville  étrange!  les  décombres  de 
ses  monuments  incendiés  fument  encore,  et  déjà  elle  a  quasi  repris 
sa  physionomie  d'il  y  a  un  an.  La  foule  encombre  ses  boulevards, 
ses  cafés  regorgent  ;  ses  théâtres,  ses  cafés-concerts  ont  repris  leurs 
mêmes  féeries  idiotes,  leurs  mêmes  e:  pièces  à  femmes,  »  leurs 
mêmes  sornettes,  où  Tineptie  dépasse  encore  la  licence.  Que  vous 
dirai-je  enfin?  Thérésa!  ce  vivant  symbole  de  la  a  civilisation  »  pa- 
risienne, Thérésa  est  revenue  avec  ses  hoquets  populaciers,  alter- 
nant en  duo  avec  les  flonflons  de  M^^^  Blanche  d'Ântigny,  autre  fleur 
de  la  civilisation,  —  entre  les  ruines  des  Tuileries  et  les  ruines  de 
rHôtel-de-Yille  :  il  fallait  ce  cadre  aux  chansons  de  ces  demoiselles... 

Disons  toutefois  que  les  Parisiens  ne  sont  pas  les  seuls  à  donner 
à  leur  cité  en  ruines  cet  air  choquant  de  ville  de  joie.  Provinciaux 
et  étrangers  affluent.  Anglais  et  Anglaises  aux  cheveux  rouges  et 
aux  longues  dents,  journellement  versés  sur  les  quais  de  nos  gares 
par  des  trains  de  plaisir  (t),  viennent  contempler  les  ruines  que 
nous  ont  faites  la  Prusse  et  la  Commune,  ces  deux  sœurs  en  pétrole, 
—  et  jamais  l'enragée  et  flegmatique  curiosité  qui  distingue  la  race 
ne  se  trouva  à  pareille  fête!  On  voit  leurs  longues  théories  défiler 
par  les  places,  errer  de  rue  en  rue,  la  sacoche  de  cuir  en  bandou- 
lière, en  quête  de  traces  de  balles,  de  trous  d'obus,  de  ces  mille  et 
mille  vestiges  de  la  guerre  civile  qui  se  rencontrent,  hélas  !  à  chaque 
pas.  Mais  c'est  quand  on  rencontre  une  maison,  un  monument,  un 
palais  incendié,  que  l'intérêt  redouble,  que  la  curiosité  s'aiguise! 
On  regarde  de  tous  ses  yeux,  on  consulte  son  Guide ,  on  écoute  le 
récit  oral  de  son  cicérone ,  et  on  passe  à  un  exercice  analogue  de- 
vant une  autre  ruine. 

L'Europe,  les  deux  Mondes  y  viendront.  Tant  cette  ville  unique  a 
toujours  le  privilège  d'attirer,  de  passionner,  de  fasciner  l'univers, 
depuis  surtout  qu'elle  l'a  rempli  du  bruit  de  ses  longues  épreuves 
et  de  ses  malheurs,  après  l'avoir  ébloui  de  son  éclat  et  de  ses  pros- 
pérités ! 

L.  D. 


Digitized  by  VjOOQiC 


CHRONIQUE 


Les  Bourbons  et  M.  Pierre  Morin. 

M.  Pierre  Morin  est  un  des  savants  du.  Phare  de  la  Loire;  il  y 
tient  fidèlement  la  plume  du  savant  M.  de  Rolland,  du  savant 
M.  Sorbier,  de  l'éloquent  H.  Cluseret,  qui  tous  ont  joué  leur  rôle 
dans  le  drame  affreux  dont  la  France  est  aujourd'hui  victime.  Quel 
reipède,  pensez-vous,  qu'il  ait  trouvé  à  tous  nos  maux?  La  procla- 
mation de  la  République!  c'est-à-dire  la  reprise  de  l'œuvre  qu'ont 
si  bien  menée  MM.  de  Rolland,  Sorbier  et  Cluseret.  La  proposition, 
vraiment,  est  tentante,  et  elle  le  devient  plus  encore  lorsqu'on 
entend  M.  Morin  déclarer,  ex  cathedra,  que  la  monarchie  est  con- 
traire  au  christianisme.  Pour  un  chrétien  du  Phare,  le  scrupule  est 
édifiant;  mais  sur  quoi  repose-t-il?  Sur  une  déclaration  pontificale 
de  saint  Grégoire  YII  qui,  <  étant  pape,  nous  dit  M.  Morin,  et, 
comme  tel,  infaillible,  ne  manquait  ni  de  bon  sens  ni  de  bonne 
foi  *.  » 

Grégoire  VII  aurait  donc  écrit  les  lignes  suivantes  : 

<(  Qui  ne  sait  que  les  rois  et  les  princes  ont  tiré  leur  commence- 
ment de  ceux  qiii,  méconnaissant  Dieu  par  l'orgueil,  la  rapine,  la 
trahison ,  les  meurtres ,  en  un  mot,  à  l'instigation  du  diable,  prince 
du  monde,  ont  prétendu,  dans  leur  aveugle  passion  et  leur  intolé- 
rable arrogance,  n'étant  que  des  hommes,  dominer  sur  leurs 
égaux  *.  > 

J'aurais  bien  quelques  réserves  à  faire  sur  l'authenticité  de  ce 
texte,  emprunté,  non  point  au  Bullaire  romain,  mais  au  Cours 
de  littérature  de  M.  Villemain,  ce  qui  est  fort  différent.  Personne 
n'ignore,  en  effet,  que  M.  Villemain,  très-habile  homme  de  lettres, 

>  Voir  la  Gazette  de  VOuest  du  6  juin. 


Digitized  by  VjOOQiC 


494  CHRONIQUE. 

élait  tellement  dénué  d'érudition  historique ,  qu'après  avoir  écrit 
l'hisloire  de  saint  Grégoire  VII  dans  l'esprit  du  xyiii®  siècle,  il  la 
reprit  après Voigt,  et  l'école  protestante  allemande,  dans  un  esprit 
tout  autre,  et  finit  par  ne  rien  publier  du  tout. 

Cela  dit,  et  toutes  réserves  faites,  que  voyons-nous  dans  la  phrase 
qui  réjouit  tant  M.  Morin? 

Nous  y  voyons  que  ceux  qui  veulent  dominer  sur  leurs  égaux  ont 
trop  souvent  recours ,  pour  atteindre  leur  but,  à  des  moyens  qui 
ne  peuvent  venir  que  du  diable,  la  trahison,  les  meurtres,  la  ra- 
pine. Mais,  en  vérité,  si  nos  pères  l'avaient  oublié,  la  Révolution 
nous  a,  quant  à  nous,  terriblement  rafraîchi  la  mémoire.  Les  rois, 
dites-vous,  ne  sont  rois  que  par  la  grâce  du  diable;  je  le  veux  bien, 
pour  un  certain  nombre  ^  et  il  me  serait  particulièrement  difficile 
de  le  nier  en  songeant  à  la  Prusse,  qui  n'est  devenue  une  puissance 
que  par  l'apostasie  d'Albert  de  Brandebourg,  grand  maître  de  l'ordre 
teutonique  et  par  l'usurpation  de  ce  renégat  sur  les  immenses 
domaines  de  l'ordre.  Mais  les  tyrans  sans  nombre  dont  nous  a 
gratifiés  la  République  étaient-ils  donc  moins  étrangers  au  diable? 
Sur  quoi  s'appuyait  Vintolérable  arrogance  de  Danton?  Il  l'a  dit  lui- 
même  :  sur  l'audace  ;  et  celle  de  Robespierre,  le  j)ttr,  Vincorrup-- 
tible^  suivant  l'argot  du  parti?  sur  la  guillotine.  Suivez  les  autres 
révolutionnaires  grands  et  petits,  y  compris  Garibaldi,  le  héros  des 
Deux  Mondes,  qui  faisait  la  chasse  aux  prêtres  en  Bourgogne  tan* 
dis  que  nos  ennemis  cernaient  l'armée  de  Bourbaki  dans  le  Jura  ; 
y  compris  son  fidèle  Achate,  le  général  Bordone,  si  connu  pour  ses 
exploits  en  police  correctionnelle  ;  y  compris  ce  préfet  de  Saône- 
et-Loire,  M.  Frédéric  Morin  *,  qui  faisait  traîner  par  les  rues  de 
Mâconun  brave  général,  comme  on  n'eût  pas  traîné  un  malfaiteur; 
et  vous  retrouverez  en  chacun  d'eux  quelques-uns  iies  traits  burinés 
par  saint  Grégoire  VIL 

Si  .donc  Grégoire  a  dit  vrai,  pour  beaucoup  de  fondateurs  ou 
d'usurpateurs  de  trônes,  que  ne  dirait-il  pas  aujourd'hui  de  cette 
tourbe  qui  monte  à  l'assaut  du  pouvoir,  méconnaissant  Dieu  par 
Yorgv£il  et,  nous  pouvons  bien  ajouter,  parla  rapine  ^  rapine  des 
places,  rapine  des  libertés,  sans  compter  la  rapine  d'argent,  dont 


*  Je  le  cite  parce  qu'il  a  beaucoup  fait  parler  de  lui,  mais  sans  prétendre  le  rat* 
tacher  d'ailleurs  à  son  homonyme,  M.  Pierre  Morin. 


Digitized  by  VjOOQiC 


GHROMIQUE.  495 

Âulun^  il  y  a  quelques  mois,  et  Paris,  hier,  ont  eu  tant  à  souffrir. 

Hais  celte  conclusion  n^est  pas  la  seule  à  tirer  de  ce  qui  pré- 
cède; il  en  est  une  autre  ;  c'est  que,  si  ceux  qui  s'élèvent  par  de 
tels  moyens  tombent,  à  juste  litre,  sous  le  coup  des  anathèmes,  les 
princes ,  au  contraire ,  dont  l'avènement  fut  l'expression  des  vœux 
et  des  besoins  des  peuples ,  n'en  sont  que  plus  dignes  d'admiration 
et  de  louange.  L'histoire  cite  une  race  qui  commence  à  Robert-le- 
Fort  par  la  défaite  des  Normands,  ceint  une  première  fois  la  cou- 
ronne avec  Eudes,  pour  avoir  sauvé  Paris,  chose  que  la  République 
ne  sait  plus  faire,  qui  la  ceint  de  nouveau  avec  Hugues  Capet, 
parce  qu'en  elle  se  trouve  concentrée  la  force  vitale  de  la  France; 
qui  l'honore,  par  sa  piété  avec  Robert,  par  son  esprit  sagement 
libéral  avec  Louis-le-Gros,  par  toutes  les  vertus  avec  saint  Louis; 
qui,  du  comté  de  Paris,  fit  lentement  et  persévéramment  le  royaume 
de  France,  c'es(|^-dire,  comme  on  parlait  jadis,  le  plm  beau 
royaume  après  le  royaume  du  ciel.  Arrêtée  plus  d'une  fois  dans 
son  œuvre,  subissant  même  d'affreuses  défaites,  elle  ne  se  rebuta 
jamais,  parce  qu'elle  était  le  cœur  même  delà  France,  et  que, 
malgré  bien  des  erreurs  et  bien  des  passions,  elle  ne  cessa  jamais 
de  pHer  le  genou  devant  Dieu. 

Avec  elle,  la  langue  de  la  France  devint  la  langue  politique  du 
monde,  l'intermédiaire  obligé  entre  tous  les  peuples,  exerçant 
ainsi,  de  l'aveu  de  tous,  une  suzeraineté  qu'on  refuse  aujourd'hui 
de  lui  reconnaître.  Son  épée  était  l'épée  de  la  chrétienté,  et  il  n'é- 
tait pas  un  opprimé  qui  implorât  vainement  son  appui.  Dans  l'Orient, 
il  suffisait  de  se  dire  Franc  pour  être  à  l'abri  des  vexations  musul- 
manes, comme  aujourd'hui  il  suffit  de  àe  dire  Russe,  et  les  chré- 
tiens y  avaient  tous  adopté  ce  nom  magique  de  Franc ,  qui  était,  à 
lui  seul ,  une  sauvegarde. 

Voilà  ce  que  fut  la  France  sous  sa  vieille  dynastie ,  la  grande 
nation  catholique,  la  grande  nation  militaire,  et,  j'oserais  presque 
ajouter,  la  grande  nation  intellectuelle,  car  sa  littérature  comme  sa 
langue  était  répandue  partout  et  perpétuait  l'influence  du  noble  et 
du  beau  tel  que  l'avait  compris  le  génie  antique.  Inférieure  par  ses 
peintres  et  ses  sculpteurs  à  l'Italie,  elle  l'égalait,  elle  la  dépassait 
même  peut-être  par  les  illustres  maçons  qui  avaient  édifié  ses  cathé^ 
drales.  Sa  législation  avait,  en  même  temps,  un  caractère  particu- 
lier de  fierté  et  de  noblesse.  Dès  le  commencement  du  xm  siècle , 


Digitized  by  VjOOQIC 


496  CHRONIQUE. 

la  royauté  proclamait  que  sur  la  terre  de  France  il  ne  devait  y 
avoir  que  des  Francs,  et  ordonnait  que  toutes  servitudes  fussent 
ramenées  à  franchises  *.  L'état  militaire,  c'est-à-dire  la  défense  du 
pays  étant  réputé,  d'un  autre  côté.  Téta t  noble  par  excellence,- il 
conférait  la  noblesse  dans  de  certaines  conditions ,  mais  ne  l'exi- 
geait pas  préalablement.  Il  a  fallu  le  le  xviiie  siècle,  le  siècle  des 
lumières,  pour  que  l'idée  vînt  à  un  ministre  de  la  guerre,  ami  de 
Voltaire  et  disciple  des  philosophes,  d'exiger  la  noblesse  comme 
condition  préalable  de  tout  grade  dans  l'armée. 

Dieu  enfin  s'était  plu  à  multiplier  les  hommes  éminents  dans  la 
race  de  saint  Louis  et  autour  d'elle.  Je  n'entreprendrai  point,  à  cet 
égard ,  une  longue  énuméralion  ;  tout  le  monde  peut  la  faire.  Qu'il 
me  suffise  de  rappeler  qu'en  deux  cents  ans  et  sur  cinq  rois  que 
nous  donna  la  branche  de  Bourbon  ,  on  compte  deux  grands 
hommes  et  un  martyr.  Parmi  leurs  ministres,  ^^y  en  a  cinq  au 
moins  d'illustres ,  Sully,  Richelieu ,  Mazarin ,  Colbert  et  Louvois. 
Le  moins  digne  de  ces  princes  eut  encore  la  bonne  fortune  d^ajou- 
ter  deux  provinces  à  la  France ,  la  Lorraine ,  que  l'on  dépèce  au- 
jourd'hui, et  la  Corse.  Depuis  le  commencement  de  ce  siècle,  deux 
autres  Bourbons  ont  régné  sur  nous,  et  leur  époque  a  marqué, 
dans  les  arts  et  les  lettres,  par  un  essor  que  nous  ne  connaissons 
plus.  C'était  le  temps  des  premiers  vers  de  Victor  Hugo  et  de 
Lamartine,  des  premières  tragédies  de  Casimir  Delà  vigne  et  de 
Soumet;  c'était  le  temps  de  la  jeunesse  de  Thiers,  de  la  maturité 
de  Guizot  et  de  la  féconde  vieillesse  de  Chateaubriand.  Â  côté  des 
peintres  de  l'Empire,  Gros,  Gérard,  Girodet,  surgissaient  Dela- 
roche, Delacroix,  Scheffer;  Auber  écrivait  la  Muette  de  Portici, 
Boïeldieu  nous  donnait  la  Dame  blanche. 

Dans  l'administration ,  cette  époque  tant  attaquée  n'a  pas  moins 
laissé  de  traces  par  une  intelligence  et  une  droiture  qui  firent 
promptement  disparaître  les  ruines  amoncelées  sur  son  chemin , 
ruines  de  l'armée,  ruines  du  pays  et  ruines  des  finances.  C'est  de 
Louis  XVIII  et  de  ses  ministres  Louis  et  Villèle  que  date  notre  or- 
ganisation financière  d'aujourd'hui. 

Le  rôle  de  la  France  redevenait,  en  même  temps ,  ce  qu'il  avait 
été  de  tout  temps.  Le  vieux  roi  Charles  X  affranchissait  l'Europe  des 
barbaresques,  et  léguait,  en  partant,  l'Algérie  à  la  France. 

*■  Ordonnance  de  Louis  X  du  8  juillet  1315.  Voir  aussi  la  belle  charte  de  Philippe 
de  Valois  conlirmant,  en  1311 ,  raffranchissement  des  serfs  du  Valois^ 


Digitized  by  VjOOQiC 


CHRONIQUE.  497 

M.  Horin  reproche  au  noble  héritier  de  ces  rois  de  se  donner  à 
peu  près  le  rôle  de  Gouvernement-providence ,  «  ce  qui  est  bien , 
ajoule-t-il,  la  quintessence  du  socialisme.  »  Je  ne  m'explique  pas 
très-clairement  comment  un  prince  qui  n'admet  pas  la  négation  des 
droits  de  Dieu  et  qui  inscrit,  en  tête  de  nos  libertés,  la  liberté  de 
TEglise,  peut  être  l'expression  si  parfaite  du  socialisme,  de  ce 
nouveau  christianisme^  comme  l'appelait  Saint-Simon,  qui  devait, 
suivant  Fourier,  délivrer  le  genre  humain  du  chaos  civilisé^  c'est- 
à-dire,  supprimer  Dieu,  afin  que  chacun  pût  se  livrer  à  l'aise  au 
culte  de  la  matière.  Je  m'explique,  au  contraire,  très-bien  qu'un 
prince,  dont  la  famille  a  tellement  été  l'incarnation  de  notre  pays 
qu'on  lui  cherche  vainement  dans  l'histoire  un  autre  nom  que  celui 
de  Maison  de  France,  que  le  représentant  né  des  souvenirs  et  des 
traditions  auxquelles  nous  devions  notre  unité,  notre  grandeur, 
notre  influence,  en  un  mot,  tout  ce  que  nous  avions  hier,  est  à 
tous  les  titres  pour  nous  l'homme  de  la  Providence. 

Que  sommes-nous  devenus,  en  effel,  depuis  que  nous  avons 
rompu  la  chaîne  dont  il  est  un  des  nobles  anneaux?  Nous  nous 
sommes  repris  d'amour  pour  ces  fameuses  conquêtes  de  89,  qui 
nous  avaient  valu  les  crimes  de  la  Convention ,  les  hontes  du  Direc- 
toire, les  folies  de  l'Empire  et  deux  invasions  à  leur  suite.  Aujour- 
d'hui, après  un  second  empire,  il  nous  a  fallu  subir  une  troisième 
invasion ,  plus  terrible  que  les  deux  autres  ;  trois  invasions  en  cin- 
quante-sept ans  !  Jadis ,  et  pendant  huit  siècles ,  la  France  n'avait 
connu  qu'une  seule  fois  pareille  humiliation  et  pareille  douleur,  et  il 
n'avait  fallu  rien  moins  pour  les  lui  infliger  que  la  démence  d'un 
roi  et  la  trahison  d'une  reine. 

JWais  aussi  qu'attendre  d'un  peuple  —  je  parle  uniquement  du 
peuple  officiel  —  qui,  ne  croyant  plus  à  Dieu,  ne  croit  plus  à  rien , 
qui,  ne  respectant  plus  les  lois  divines,  ne  respecte  plus  aucune  loi, 
ni  personne,  qui,  les  yeux  constamment  fixés  sur  ce  qu^il  appelle 
ses  droits,  ne  soupçonne  même  pas  que  les  droits  ne  sont  et  ne 
peuvent  être  que  la  conséquence  des  devoirs?  Chez  un  peuple  ainsi 
dévoyé,  l'indiscipline  est  partout,  dans  les  idées  comme  dans  les 
rangs,  et  l'on  s'étonnerait  d'être  vaincu  par  ceux  qui  ont  conservé 
le  sentiment  de  la  discipline  ! 

Tels  sont,  en  définitive,  les  fruits  amers  de  nos  conquêtes  de  89! 
des -provinces  perdues,  des  palais  incendiés,  notre  considération 

TOME  XXIX  (IX  DE  LA  3e  SÉRIE).  33 


Digitized  by  VjOOQIC 


498  CHRONIQUE. 

plus  que  compromise,  et  noire  place  en  Europe  usurpée  par  ceux 
qui  n'étaient  que  des  roitelets  du  temps  de  nos  pères! 

Et  il  en  sera  ainsi  tant  que  la  France  n'aura  pas  remis  son  espoir 
en  haut  et  retrouvé  sa  base  traditionnelle,  tant  qu'elle  sera  le  jouet 
de  toutes  les  ambitions,  de  Robespierre  ou  de  Marat,  de  Barras  ou 
de  Napoléon,  de  Rochefort  ou  de  Cluseret.  Prenons-y  garde,  à  ce 
jeu-là  tout  s'amoindrit,  le  génie,  le  patriotisme,  l'honneur,  et  l'on 
s'en  va  déclinant  comme  ces  Romains  de  la  décadence,  qui  s'ima* 
ginaient  représenter  toujours  Rome  parce  qu'ils  habitaient  ses  mo- 
numents, s'enivraient  dans  ses  coupes  et  portaient  fièrement  son 
nom,  tandis  qu'au  fond,  et  sous  de  fastueuses  apparences  de  vie,  il 
n'y  avait  plus  —  les  Barbares  s'en  aperçurent  bientôt  —  que  les 
cendres  d'un  grand  peuple. 

Eugène  de  la  Gournerie. 


P. 'S.  —  Après  quelques  recherches,,  nous  avons  découvert  la 
fameuse  phrase  de  saint  Grégoire  VIL  Elle  se  trouve  dans  sa  seconde 
lettre  à  Herman  de  Metz  (liv.  viii^  £p.  21).  Pour  la  bien  com- 
prendre, il  faut  d'abord  remarquer  que ,  dans  la  plupart  de  ses 
lettres  aux  rois  et  spécialement  aux  rois  de  Germanie,  de  Danemark 
et  d'Angleterre ,  Grégoire  ne  cesse  de  rappeler  que  la  puissance 
royale  vient  de  Dieu.  «  Votre  prudence  n'ignore  certainement  pas, 
écrit-il  par  exemple  à  Guillaume-le-Conquérant,  que  le  Dieu  tout- 
puissant  a  départi  à  ce  monde ,  pour  le  gouverner,  la  dignité  apos- 
tolique et  la  dignité  royale ^  comme  les  plus  excellentes  de  toutes 
(liv.  vu,  Ep.  25).  »  Mais,  à  côté  de  cette  dignité  légitime,  les  rois  et 
les  ducs  s'en  étaient  fait  une  autre  fastueuse  et  oppressive.  C'est  à 
celle-là  que  s'adressaient  ses  anathèmes.  Bf.  Villemain  avait  lu  une 
phrase  ;  il  aurait  mieux  fait  de  lire,  tout  le  livre. 


Digitized  by  VjOOQiC 


ADRESSE  DES  CATHOLIQUES  FRANÇAIS 

QUI  A  ÉTÉ  PRÉSENTÉE  A  SA  SAINTETÉ  PIE  IX 

le  16  juin  1871 ,  vingt- cinquième  anniversaire  de  son  élévation  au 
trone  pontifical. 

Très-Saint-Pére, 

En  ce  jour  où  TEglise  célèbre  i'dccomplissement  de  la  25®  année 
de  voire  glorieux  pontificat,  qui  dépasse  en  durée  et  égale  en  dou- 
leurs le  pontificat  de  saint  Pierre,  les  peuples  catholiques  s'em- 
pressent d'envoyer  des  dépulations  au  pied  de  ce  trône,  d'autant 
plus  vénéré  par  nous  qu'il  est  plus  outragé  par  les  ennemis  de  Dieu 
et  de  son  Christ. 

La  France,  quoique  saignante  encore  des  blessures  qui  ont  atteint 
tous  ses  membres,  puuvait-elle  laisser  sa  place  vide  au  milieu  des 
autres  nations?  La  fille  aînée  de  l'Eglise  devait  se  trouver  avec  ses 
sœurs  aux  pieds  de  ce  Calvaire  du  Vatican ,  qui  n'est  pas  loin  du 
Calvaire  du  Janicule.  La  France  a  donc  chargé  plusieurs  de  ses  en- 
fants de  présenter  à  Votre  Sainteté  ses  vœux,  son  repentir  et  ses 
espérances.  Son  gouvernement  l'a  fait  manquer  à  la  mission  que 
Dieu  lui  avait  donnée  depuife  Charlemagne;  il  en  a  été  puni  avec 
elle ,  et,  pour  avoir  laissé  partager  les  Etats  pontificaux,  notre  mal- 
heureuse patrie  a  été  partagée  elle-même. 

La  France  avait  remis,  il  y  a  yingt  ans.  Votre  Sainteté  sur  son 
trône,  et  elle  était  fière  de  veiller  à  sa  défense,  la  main  appuyée 
sur  son  épée.  On  lui  a  fait  déserter  ce  poste  d'honneur.  Nos  dé- 
sastres ont  commencé  le  jour  de  l'abandon  de  Rome,  et  ils  ne 
toucheront  à  leur  fin  que  le  jour  où  nous  reprendrons  la  garde  du 
Saint-Siège. 

Vous  le  savez,  Très-Saint-Père,  les  catholiques  français  se  sont 
toujours  séparés  de  leur  gouvernement,  dès  qu'il  s'est  agi  de  vous 
défendre.  Ils.  ont  protesté  contre  les  ingratitudes  et  les  trahisons 
dont  vous  avez  été  la  victime ,  comme  ils  prolestent  aujourd'hui 


Digitized  by  VjOOQiC 


500  CHRONIQUE. 

contre  les  outrages  qui  ont  été  commis  à  Rome,  à  Florence,  à  Paris, 
envers  Dieu  et  son  Eglise.  Ils  vous  ont  suivi  à  toutes  les  stations  de 
votre  voie  douloureuse,  ils  ont  cherché  à  soutenir  votre  cause  par 
leurs  offrandes,  leur  parole,  leurs  écrits  et  l'efifusîon  de  leur  sang. 
Ils  ont  contribué  à  vous  former  une  armée,  et,  par  une  récompense 
providentielle,  ce  sont  vos  propres  soldats  qui  ont  été  les  plus  intré- 
pides défenseurs  du  sol  de  notre  patrie. 

Il  y  a  quelques  mois,  la  France  catholique  faisait  un  grand  acte 
de  foi  au  dogme  de  l'infaillibilité  pontificale.  Il  semblait  qu'en 
appelant  de  ses  vœux  celte  définition  solennelle,  elle  pressentît  que 
chez  elle  toute  autorité  allait  périr,  et  voulût  s'attacher  plusJerme- 
ment  au  rocher,  au  milieu  de  la  tempête.  Elle  espère  que  la  mysté- 
rieuse coïncidence  de  ses  malheurs  avec  les  malheurs  de  la  Papauté 
est  une  preuve  que  Dieu  ne  l'a  pas  rejetée  et  lui  conserve  pour  l'a- 
venir son  antique  droit  d'aînesse. 

Naguère,  votre  bouche  auguste  daignait  dire  que  vous  comptez 
toujours  sur  la  France.  Nous  osons  vous  demander,  Très-Saint-Père, 
de  vouloir  bien  nous  renouveler  ce  témoignage  de  confiance,  et 
cette  parole  de  vie,  prononcée  par  le  Vicaire  de  Celui  qui  tendit  la 
main  à  la  fille  de  Jaïre ,  sera  pour  notre  patrie  le  gage  du  salut  et  de 
la  résurrection. 


Une  visite  au  manoir  de  Ghassay. 

Non  loin  de  Nantes,  dans  la  petite  paroisse  de  Sainle-Luce, 
s'élève  le  château  de  Chassay,  dont  la  première  mention  nous  est 
fournie  parle  poète  Fortunat,  l'ami  de  saint  Félix,  le  grand  évoque, 
gouverneur  de  sa  ville  épiscopale.  Il  est  peu  de  dumaines  qui 
puissent  s'enorgueillir  de  pareilles  lettres  de  noblesse. 

Depuis  Pierre  du  Chafifault,  de  sainte  mémoire  (1477),  et  Fran- 
çois Hamon,  neveu  du  cardinal  de  Nantes  (1511-1532),  le  diocèse 
n'avait  pas  eu  l'honneur  de  voir  à  sa  tête  un  prélat  sorti  des  rangs 
de  son  clergé.  La  nomination  du  digne  et  éloquent  curé  de  Saint- 
Nicolas  a  fait  cesser  cette  longue  interruption ,  au  grand  contente- 
ment de  tous  les  Nantais,  et  pour  le  plus  grand  bien  de  l'antique 
chrétienté  fondée  par  saint  Clair. 


Digitized  by  VjOOQiC 


CHRONIQUE.  501 

Ami  des  vieilles  traditions ,  le  nouvel  évèque  a  voulu  revoir  les 
lieux  où  vécut  son  saint  patron  et  qu'affectionnèrent  ses  illustres 
devanciers  *.  Le  3  juin  1871,  par  une  belle  après-midi,  une  voiture 
entrait  dans  la  grande  avenue ,  et  Monseigneur  demandait  aux  châ- 
telains, agréablement  surpris,  à  parcourir,  un  instant,  le  jardin  et 
le  parc  où  les  pontifes  aimaient  à  se  reposer  des  fatigues  et  des  tra- 
vaux de  répiscopal. 

Il  visita  l'ancienne  chapelle,  où  de  ferventes  prières  s'élevèrent 
pour  les  fidèles  du  diocèse  *,  la  chambre  où  mourut  M»?'  Turpin  de 
Crissé,  les  vertes  et  longues  charmilles  plantées  par  ce  prélat  ;  la 
fontaine,  à  l'onde  claire,  dont  saint  Félix  a  bu  sans  doute,  et  qui, 
pour  les  populations  voisines,  possède  la  vertu  de  guérir  les  mala- 
dies des  yfeux.  C'est  la  source  du  Seil,  qui  alimente  de  larges 
douves,  creusées  par  Amaury  d'Acigné,  pour  mettre  son  manoir  à 
l'abri  d'un  siège.  «  Ah  1  il  voulait  soutenir  un  siège I  »  s'écria,  en 
riant.  Sa  Grandeur,  en  apprenant  cette  parlicularité  :  ^  Je  suis  tout 
prêta  l'imiter  !  :»  —  «  C'est  possible,  répondit  son  interlocuteur, 
mais  le  siège  que  vous  soutenez  sans  cesse,  contre  les  attaques  de 
l'impiété  et  du  mauvais  vouloir,  est  bien  plus  rude  encore  !  » 

Bientôt,  cependant,  Monseigneur  dut  prendre  congé  de  ses  hôtes, 
charmés  de  ses  manières  aimables,  de  ses  réparties,  toujours  aussi 
vives  que  spirituelles.  Il  leur  a-laissé,  de  sa  courte  visite  à  Chassay, 
un  souvenir  qu'ils  aimeront  à  conserver  longtemps. 

Raphaël  de  Bondy. 


Une  statuette  du  comte  Fernand  de  Bouille ,  par  M.  Amédée 

Menard. 

En  1870,  pendant  que  la  France,  accablée  parle  nombre  tou- 
jours croissant  de  ses  ennemis,  continuait  héroïquement  contre  la 
Prusse  une  lutte  inégale,  des  poètes,  l'âme  exaltée  par  ce  triste, 
mais  sublime  spectacle,  firent  alors  des  vers  pleins  de  patriotisme, 

*  Depuis  la  Révolution,  aucun  évêque  de  Nantes  n'est  venu  visiter  Chassay. 

2  D'anciennes  fondations,  à  une  centaine  de  mètres  au  nord  du  bâtiment  actuel^ 
permettent  de  supposer  que  c'est  sur  cet  emplacement  primitif  qu'aurait  existé  l'an- 
cienne maison  de  plaisance  de  saint  Félix. 


Digitized  by  VjOOQiC 


502  CHRONIQUE. 

pour  enflammer  le  courage  de  nos  soldats ,  ou  pour  flétrir  le  crime 
des  Allemands. 

Les  lecteurs  de  la  Revue  de  Bretagne  et  de  Vendée  n'auront  point 
oublié  les  beaux  vers  que  M.  Emile  Grimaud  et  M.  Victor  de  Laprade 
publièrent  à  cette  époque. 

Un  épisode  de  cette  guerre  si  désastreuse  inspira  à  M.  Emile 
Grimaud  une  pièce  de  vers  très-émouvante,  intitulée  :  Les  Fils 
d*un  preux. 

Voici,  en  quelques  mots,  les  faits  mémorables  qui  inspirèrent  le 
poète. 

Pendant  que  des  charlatans  de  patriotisme,  après  s'être  fait 
exempter  du  service  militaire,  venaient  efî'rontément,  dans  les 
clubs  de  Nantes,  demander  à  grands  cris  une  levée  en  masse,  le' 
comte  Fernand  de  Bouille,  petit-fils  du  général  vendéen  de  Bon- 
champs,  partait  sans  bruit,  avec  son  fils  et  son  gendre,  M.  de 
Cazenove,  pour  se  joindre  aux  vaillants  volontaires  de  M.  de 
Charette. 

Peu  de  temps  après  avoir  dit  adieu  aux  joies  de  la  famille,  H.  de 
Bouille,  son  fils  et  son  gendre  se  trouvèrent  au  combat  de  Patay, 
où  ils  furent  frappés  par  des  balles  prussiennes,  le  père  et  le  fils 
mortellement. 

Voici  les  vers  de  M.  Emile  Grimaud  —  his  repetita  placent  — 
qui  racontent  ce  glorieux  et  tragique  événement  : 

Et  le  clairon  résonne,  enthousiasmant  l'âme; 
Et  le  Sacré-Cœur  luit  sur  la  blanche  oriflamme, 

Que  soutient  Traversey. 
Il  tombe;  Bouille  prend  l'étendard  et  l'emporte, 
En  poussant  un  hourra  de  sa  voix  la  plus  forte... 

Mais  il  s'est  affaissé. 

Et  vers  Jacques  soudain  voici  bondir  sou  père, 
Frissonnant,  l'œil  en  feu,  tel  que  de  son  repaire 

Bondirait  un  lion. 
Croyez-vous  que  de  pleurs  sa  paupière  se  trempe?... 
La  patrie  avant  tout  :  il  enlève  ta  hampe. 

Glorieux  fanion! 

Et,  pendant  que  son  fils  saigne  et  râle  sur  l'herbe. 
Il  dresse  haut  dans  l'air,  par  un  geste  superbe , 
Le  drapeau  qu'il  défend. 


Digitized  by  VjOOQiC 


CHRONIQUE.  503 

Hélas  !  un  coup  le  frappe ,  il  s'affaisse  lui-même , 
En  soupirant  :  «  Jésus  !  >  non  loin  de  ceux  qu'il  aime , 
Son  gendre  et  son  enfant!... 

Ces  strophes  ont  inspiré  à  Thabile  statuaire  nantais,  H.  Âmédée 
Menard ,  l'heureuse  idée  de  représenter  le  comte  Fernand  de  Bouille 
au  moment  où,  frappé  par  une  balle,  il  vient  de  s'affaisser,  non 
loin  de  son  fils  expirant. 

Cette  statuette,  parfaitement  exécutée  et  très-ressemblante,  nous 
montre  M.  de  Bouille  vêtu  en  zouave  pontifical.  Il  est  assis,  la 
jambe  droite  passée  sous  la  gauche,  serrant  encore  dans  sa  main 
gauche  la  hampe  du  fanion  sur  lequel  est  un  Sacré-Cœur.  Sa  main 
droite  défaillante  a  laissé  tomber  son  sabre  à  terre.  Sa  tête  expres- 
sive, un  peu  penchée  en  arrière,  a  les  yeux  levés  vers  le  ciel,  où 
le  juste  est  sûr  de  trouver  sa  récompense. 

M.  Amédée  Menard,  l'auteur  admiré  du  Forban  et  de  beaucoup 
d'œuvres  d'un  grand  mérite,  modèle  en  ce  moment  une  autre 
statuette ,  représentant  M.  Jacques  de  Bouille ,  qui  siéra  un  remar- 
quable pendant  de  celle  dont  nous  venons  d'entretenir  nos  lecteurs. 

Charles  Thenaisie. 


Consécration  des  Zouaves  pontificaux  au  Sacré-Cœur  de  Jésus. 

Je  vous  écris  sous  l'émotion  la  plus  vive  ;  la  cérémonie  à  laquelle 
je  viens  d'assister  m'a  laissé  une  impression  ineffaçable. 

Ce  matin,  dimanche  de  la  Pentecôte  (28  mai),  le  régiment  des 
zouaves  pontificaux  se  consacrait  solennellement  au  Sacré-Cœur  de 
Jésus.  A  huit  heures,  dans  la  chapelle  du  grand  séminaire  de 
Rennes,  se  pressaient  douze  à  quinze  cents  zouaves,  ayant  à  leur 
tête  leur  général  et  tous  leurs  officiers,  en  grand  uniforme.  Avant 
la  messe,  la  plupart  des  zouaves  s'approchent  de  la  Sainte-Table; 
la  messe  commence  ;  on  exécute  différents  morceaux  de  musique. 

A  VAgnus  Bei,  la  porte  de  la  sacristie  s'ouvre,  et  l'on  voit  appa- 
raître, porté  par  un  officier,  notre  drapeau  de  Patay,  sur  lequel  se 
déroule  cette  devise  :  «  Sacré  Cœur  de  Jésus ^  sauvez  la  France.  » 


Digitized  by  VjÔOQiC 


504  CHRONIQUE. 

Tous  les  officiers  se  lèvent  et  s'avancent  jusqu'au  pied  de  l'autel, 
pour  servir  d'escorte  au  glorieux  fanion. 

Le  général  de  Charetle  monte  sur  les  degrés  et  fait  face  à  la 
foule.  M?'^ Daniel  nous  adresse  une  allocution,  puis  prononce  l'acte 
de  consécration.  Cet  acte  avait  été  rédigé  et  envoyé  par  le  brave 
général  de  Sonis. 

L'émotion  gagne  toutes  les  âmes,  et  quand  on  entend  ces  mots 
qui  rappellent  au  Cœur  de  Jésus  les  généreux  martyrs  de  Patay, 
l'assistance  entière  est  comme  soulevée ,  de  grosses  larmes  roulent 
sur  le  mâle  visage  de  Charette,  et,  sans  le  respect  du  lieu  saint, 
une  acclamation  jaillissait  de  toutes  les  poitrines. 

L'acte  de  consécration  terminé,  Mê^»"  Daniel  invile  le  général  à 
dire  lui-même ,  devant  la  sainte  Hostie  présente  sur  l'autel,  qu'il 
consacre  son  régiment  au  Cœur  divin  de  notre  Dieu. 

Alors  le  général,  majestueux  et  grave,  la  main  élevée  et  le 
regard  fixé  sur  le  drapeau,  prononce  solennellement  ces  paroles  : 

a  Moi,  général  de  la  légion,  Athanase,  baron  de  Charette,  à 
l'ombre  de  ce  drapeau  arrosé  à  Palay  du  sang  le  plus  pur  de  la 
France ,  je  consacre  le  régiment  des  Volontaires  de  l'Ouest,  des 
Zouaves  pontificaux,  au  Sacré-Cœur  de  Jésus;  et,  au  milieu  de  la 
crise  la  plus  terrible  par  laquelle  ait  jamais  passé  le  régiment,  je 
dis  hautement,  avec  tous  mes  soldats,  ces  mots  que  je  lis  sur  ce 
drapeau,  —  sur  ce  drapeau  qui  sera  toujours  notre  étendard:  — 
«  Sacré  Cœur  de  Jésus ,  sauvez  la  France  !  » 

Le  général  ajoute  une  parole  d^éloge  pour  le  général  de  Sonis, 
puis  nous  entonnons  le  Magnificat;  avec  quel  élan,  mon  Dieu! 

Le  drapeau  a  été  remporté  ensuite,  toujours  accompagné  de  son 
escorte  d'officiers,  et  nous  nous  sommes  retirés  profondément 
émus,  ayant  dans  l'âme  un  ineffable  sentiment  d'espérance,  con- 
vaincus que  la  France  ne  saurait  périr  et  que  Dieu  ne  la  châtie  que 
pour  la  sauver.    ' 

Un  Zouave  pontifical 


Le  Secrétaire  de  la  Rédaclion,  Emile  GRiMAin, 


Digitized  by  VjOOQiC 


TABLE  GÉNÉRALE  DU  TOME  VINGT-NEIJVIEUE 

ANNÉE  4874.  —  PREMIER  SEMESTRE. 


JANVIER. 

Criliaue  historique.  —  De  Fautorilé  de  Froissard  comme  historien 
des  guerres  de  Bretagne  au  xiv©  siècle,  4344-1364,  par  Dom 
François  Plaine 5 

Contes  et  récils  populaires  des  Bretons.  —  Le  Rocher  d'Uzel,  récit 

du  batelier,  par  M.  Adolphe  Orain 24 

Poésie.  —  Le  Patineur,  ballade;  —  le  Souffle  de  Dieu,  par  M.  Emile 

Grimaud •  * 36 

A  la  France  ;  -—  Aux  Hellènes  qui  viennent  combattre  pour  la 
France,  par  M.  Fictor  de  Laprade,  de  l'Académie  française. .      47 

S.  A.  R.  Madame  la  duchesse  de  Berry  (suite),  par  M.  le  F'*  Edouard 
de  KenaUec 55 

Chronique,  par  M.  Louis  de  Kerjean. 76 

FÉVRIER. 

Propos  d'un  assiégé.  —  Les  Bretons  au  siège  de  Paris  (suite) ,  par 
M.  Luden  Dubois 89 

S.  A.  R.  Madame  la  duchesse  de  Berry  (fin),  par  M.  le  F^o  Edouard 
de  Kersabiec 105 

Critique  historique.  —  De  Tautorité  de  Froissard  comme  historien 
des  guerres  de  Bretagne  au  xive  siècle,  4344-1364  (fin),  par  Dom 
François  Plaine 149 

Poésie.  —  Une  Méprise ,  par  M..Émile  Grimaud 4  37 

Bons  Allemands  !  par  m,  Victor  de  Laprade,  de  l'Académie  fran- 
çaise      439 

Origines  paroissiales  (llle-et-Vilaine).  —  Canton  d'Argentré,  par  M. 

Arthur  de  la  Borderie 443 

Études  biographiques.  —  M"*  Amélie  de  Gouvello 452 

M.  de  Savignhac,  député  du  Morbihan,  par  M.  Charles  de  la  Mon- 
neraye 457 

Chronique.  —  Lettre  de  Bordeaux,  par  M.  Louis  de  Kerjean 459 


Digitized  by  VjOOQiC 


506  TABLE  GÉNÉRALE. 

MARS. 

Études  bîographigues.  —  M.  Henri  de  Bellevue,  capitaine  des 
Zouaves  pontificaux,  par  M.  Hippolyte  Le  Gouvello., 169 

Origines  paroissiales  (Ille-et- Vilaine).  —  Canton  d*Argentré  (fin) , 
par  M.  Arthur  de  la  Borderie • 1 488 

Nos  Vainqueurs,  par  M.  L.  D 207 

Dialogues  des  vivants  et  des  morts.  ~  I.  Voltaire,  M.  de  Bismark  et 
M.  Edmond  About,  par  M.  Edimiid  Biré 231 

Chronique,  par  M.  Louis  de  Kerjean 240 

Beaux-Arts.  —  Une  eau-forte  patriotique,  de  M.  Octave  de  Boche- 

brune 245 

Bibliographie  bretonne  et  vendéenne 248 

AVRIL. 

Anne-Toussainte  de  Volvire,  dite  la  Sainte  de  Néant,  par  M.  Vahbé 
Piédertière 249 

Documents  inédits.  —  Les  congés  des  ducs  de  Bretagne,  par  M.  Léon 
Maître,  archiviste 267 

Dialogues  des  vivants  et  des  morts.  —  II.  M.  Gambetta,  Mercure  et 

Caron.  —  III.  Un  Banquet  chez  Plulon ,  par  M.  Edmond  Biré,    278 

Poésie.  —  Les  Jours  sombres,  par  M.  Hippolyte  Minier 294 

Biographies  vendéennes.  —  M&' Soyer,  évêque  de  Luçon,  par  M. 
rabbé  du  Tressay ; 298 

Chronique.  —  M.  le  C^o  Théodore  de  Quatrebarbes,par  M.  Eugène 
de  la  Goumerie 34  3 

Oraison  funèbre  de  M.  de  Quatrebarbes,  par  M?r  Freppelj  évêque 
d:' Angers , 322 

Nécrologie 327 

MAI. 

Le  Beau  dans  la  nature  et  dans  les  arts,  par  M.  l'abbé  P.  Gaborit*.    329 

Anne-Toussainte  de  Volvire,  dite  la  Sainte  de  Néant  (fin),  par  M. 
rabbé  Piéderrière 335 

Dialogues  des  vivants  et  des  morts.  —  IV.  La  Barque,  par  M.  Ed- 
mond Biré 355 

Poésie.  —  A  M.  Victor  de  Laprade,  par  M.  Hippolyte  de  Lorgeril .  .    370 

Sonnets  archéologiques,  par  M.  Numa  Jean  d'Angély 374 

Biographies  vendéennes.  —  Mgr  Soyer,  évêque  de  Luçon  (suite) , 
par  M.  l'abbé  du  Tressay 377 

Origines  paroissiales  (Ule-et-Vilaine).  —  Canton  de  Cancale ,  par 
M.  Arthur  de  la  Borderie 387 

Chronique,  par  M.  Louis  de  Kerjean. 444 

Lettre  de  VL%^  le  comte  de  Ghambord 444 


Digitized  by  VjOOQIC 


TABLE  GÉNÉRALE.  507 

JUIN. 

Biographies  vendéennes.  —  François  Viète,  par  M.  C.  Merland, . . .  417 

La  ville  de  Mauléon  (Châlillon-siir-Sèvre),  par  M.  Charles  Thenaisie,  427 

Dialogues  des  vivants  et  des  morts.,—  Le  Cinq  Mai  4871,  par  M. 

Edmond  Biré 434 

Poésie.  —  Contraste,  par  M.  Georges  de  Cadoudal 447 

Récits  populaires  des  Bretons.  —  La  grotte  de  Roch-Toul ,  par  M. 

E.  au  Laurens  de  la  Barre 448 

Variétés  historiques.  —  Création  de  Técole  de  Chirurgie  de  Rennes, 

document  inédit  communiqué  par  M.  Arthur  de  la  Borderie, .  457 

Notices  et  comptes  rendus.  -—  Légendes  chrétiennes  et  poésies,  de 

M"e  A.  Molliet,  par  M.  A.  de  la  Breure ; . .  462 

A  travers  les  ruines  de  Paris,  par  M.  I.  D 466 

Chronique,  par  M.  Eugène  de  la  Goumerie  493 


Digitized  by  VjOOQiC 


TABLE  DES  AUTICIES 

PAR  ORDRE  DE  MATIÈRES. 


RELIGION. 

Oraison  funèbre  de  M.  le  C»ô  Théodore  de  Quatrebarbes,  par  Mffr  Frep- 
pel,  évêque  d'Angers^  322-326. 

HISTOIRE. 

Études  et  documents  histpriques.  —  S.  A.  R.  Madame,  duchesse  de 
Berry  (suite),  par  M.  le  F*®  Edouard  de  KersaUec,  55-75, 105-118.  — 
Origines  paroissiales  (Ille-et- Vilaine).  Canton  d'Argentré,  143-151,  188- 
206;  Canton  de  Cancale,  387-410,  par  M.  Arthur  de  la  Borderie,  —  Les 
Congés  des  ducs  de  Bretagne,  par  M.  Léon  Maître,  267-277.  —  La  ville 
de  Mauléon(Ghàtillon-sur-Sôvre),  par  M.  Charles  Thenaisie,  427-433.— 
Création  de  l'école  de  chirurgie  de  Rennes,  457-461. 

Biographie.  —  M"»»^  Amélie  de  Gouvello,  152-156.  —M.  deSavignhac, 
député  du  Morbihan,  par  M.  Charles  de  la  Monneraye,  157-158.  — 
M.  Henri  deBellevue,  capitaine  des  zouaves  pontificaux,  par  M.  Hippolyte 
Le  Gouvello,  169-187.  —  Anne-Toussainte  de  Volvire,  dite  la  Sainte  de 
Néant,  par  M.  Vnbbé  Piéderrière,  249-266,  335-354.  -  Mé^i"  Soyer,  évêque 
de  Luçon,  par  M.  Cabbé  du  Tressay,  298-312,  377-386.  —  M.  le  C*e 
Théodore  ae  Quatrebarbes,  par  M.  Eugène  de  la  Goumerie,  313-321. 
—  François  Viète,  par  M.  C.  Merland,  417-426. 

Critique  historique.  —  De  Tautorité  de  Froissard  comme  historien 
des  guerres  de  Bretagne  au  xive  siède  (1341-1364),  par  Dom  François 
P/atn^,  5-23,119-136. 

Faits  contemporains.  —  Chronique  de  janvier,  76-88  ;  —  de  février 
(lettre  de  Bordeaux),  159-165;  —  de  mars,  240-245;  —  de  mai,  411-413, 
par  M.  Louis  de  Kerjean;  —  de  juin,  493-498,  par  M.  Eugène  de  la 
Goumerie^  —  Nécrologie,  327-328.  —  Manifeste  de  Mé:'  le  comte  de 
Chambord,  414-416.  —  Adresse  des  Catholiques  français  à  Notre-Saint- 
Père  Pie  IX,  499-500. 

LITTÉRATURE. 

RÉCITS  et  nouvelles.  —  Le  rocher  d'Uzel,  par  M.  Adolphe  Orain, 
24-35.  —  Propos  d'un  assiégé  :  les  Bretons  au  siège  de  Paris,  par  M.  Lu- 
cien Dubois^  89-104.  —  Nos  Vainqueurs,  par  M.  Lucien  Dubois,  207-230. 


Digitized  by  VjOOQIC 


TABLE  DES  ARTICLES  PAR  ORDRE  DE  MATIÈRES.  509 

—  Dialogues  des  vivants  et  des  morts  :  I.  Voltaire,  M.  de  Bismark  et  M, 
Edmond  About,  231-239;  —  II.  M.  Gambetta,  Mercure  et  Garon,  278- 
285;  —  m.  Un  Banquet  chez  Plutoû,  285-293;  —  IV.  La  Barque,  355- 
369;  —V.  Le  cinq  mai  1871,  434446,  par  M.  Edmond  Biré,  —  La 
Grotte  de  Roch-Toul,  par  M.  E.  du  Laurens  de  la  Barre,  448-456.  —  A 
travers  les  ruines  de  Paris,  par  M.  L.  D.,  466-492. 

Critique  littéraire.  —  Légendes  chrétiennes  et  poésies,  de  M^ie  A. 
Molliet,  par  M.  A.  de  la  Breure,  462-465. 

Poésie.  —  Le  Patineur,  ballade,  36-38;  le  Souffle  de  Dieu,  39-47,  par 
M.  Emile  Grimaud.  —  A  la  France,  47-51;  —-  Aux  Hellènes  qui  viennent 
combattre  pour  la^  France,  par  M.  Victor  de  Laprade ,  52-54.  —  Une 
Méprise,  par  M.  Emile  Grimaud,  137-138.  —  Bons  Allemands!  par  M. 
Victor  de  Lajorade,  139-142.  —  Les  Jours  sombres ,  par  M.  Hippolyte 
Minier,  294-297.  —  A  M.  Victor  de  Laprade,  par  M.  Hippolyte  de  Lorge- 
ril,  370-373.  —  Sonnets  archéologiques,  par  M.  Numa  Jean  d^An- 
gély,  374-376.  —  Contraste,  sonnet,  par  M.  Georges  de  Cadoudal,  447. 

BEAUX-ARTS. 

Une  eau -forte  patriotique,  de  M.  Octave  de  Rochebrune,  245-247. 

—  Le  Beau  dans  la  nature  et  dans  les  arts,  par  M.  Vabbé  P.  Gaborit , 
329-334.  —  Une  statuette  du  comte  Fernand  de  Bouille,  de  M.  Amédée 
Menard,  par  M.  Charles  Tfienaisie,  501-503. 

BIBLIOGRAPHIE. 
Bibliographie  bretonne  et  vendéenne,  248. 


Digitized  by  VjOOQiC 


TABLE  DES  ARTICLES 

PAR   NOMS   D'AUTEURS, 


D'Angély  (Numa-Jean).  —  Sonnets  archéologiques,  374-376. 

BiRÉ  (Edmond). —  Dialogues  des  vivants  et  des  morts  :  I.  Voltaire,  M.  de 
Bismark  et  M.  Edmond  About,  231-239;  —  II.  M.  Gambetta,  Mercure  et 
Caron  ;  —  III.  Un  Banquet  chez  Pluton,  285-293;  —  IV.  La  Barque ,  355- 
369;  —  V.  Le  cinq  mai  487i ,  434-446. 

De  Bondy  (Raphaël).  —  Une  Visite  au  manoir  de  Chassay,  600-501. 

De  la  Borderie  (Arthur).  —  Origines  paroissiales  (Ille-et-Vilaine). 
Canton  d'Argentré,  143-151 ,  188-206.  -.  Canton  de  Cancale ,  387-410.  — 
Création  de  TEcole  de  chirurgie  de  Rennes  (  document  conununiqué  ) , 
457-461. 

De  la  Breure  (A.).  —  Légendes  chrétiennes  et  poésies,  par  MW^  A. 
MoUiet,  462-465. 
De  Cadoudal  (Georges).  —  Contraste,  sonnet,  447. 
De  Chambord  (M^^le  ct«).  —  Manifeste,  414-416. 

D.  (L.)  —  Nos  vainqueurs,  207-230.  —  A  travers  les  ruines  de 
Paris,  466-492. 

Dubois  (Lucien).  —  Propos  d'un  assiégé  :  les  Bretons  au  sfège  de 
Paris,  89-104. 

Freppel  (Mer),  —  Oraison  funèbre  de  M.  le  c*e  Théodore  de  Quatre- 
barbes,  322-326. 

Gaborit  (abbé  P.)*  —  Le  Beau  dans  la  nature  et  dans  les  arts,  329- 
334. 

De  la  Gournerie  (Eugène).  —  M.  le  c»e  Théodore  de  Quatrebarbes, 
313-321.— M.Pierre  Morin  et  les  Bourbons  (chronique  de  juin),  493-498. 

Le  Gouvello  (Hippolyte).  —  M.  Henri  de  Bellevue,  capitaine  aux 
zouaves  pontificaux,  169-187. 

Grimaud  (Emile).  —  Le  Patineur,  ballade,  36-38.  —  Le  Souffle  de  Dieu , 
poésie,  39-47.  —  Une  Méprise,  poésie,  137-138. 

De  Kerjean  (Louis).  —  Chronique  de  janvier,  76-88;  —  de  février 
(lettre  de  Bordeaux),  159-165;—  de  mars,  240-245;  -^  de  mai,  411-413. 

De  Kersabiec  (vte  Edouard).  —  S.  A.  R.  Madame,  duchesse  de  Berry 
(suite  et  fin),  55-75,  105-118. 

De  Laprade  (Victor).  —  A  la  France,  poésie,  47-51.  —  Aux  Hellènes 
qui  viennent  combattre  pour  la  France ,  poésie ,  52-54.  —  Bons  Allemands  ! 
poésie,  139-142. 


Digitized  by  VjOOQiC 


TABLE  DES  ARTICLES  PAR  NOMS  d'AUTEURS.  511 

Du  Laurens  DE  LA  Barre  (E.).  —  La  Grotte  de  Roch-Toul,  448-456. 

De  Lorgeril  (Hippolyte).  —  A  M.  Victor  de  Laprade,  poésie,  370- 
olo. 

Maître  (Léon).  —  Les  Congés  des  ducs  de  Bretagne,  267-277. 

Merland  (Constant).  —  François  Viète,  417-426. 

Minier  (Hippolyte).  —  Les  Jours  sombres,  poésie,  294-297. 

De  la  Monneraye  (Charles).  —  M.  de  Savignhac,  député  du  Morbihan, 
157-158. 

Orain  (Adolphe).  —  Le  Rocher  d'Uzel,  24-35. 

PiEDERRiÈRE  (Abbé).  —  Ânno-Toussainte  de  Volvire,  dite  la  Sainte  de 
Néant,  249-266,  335-354. 

Plaine  (Dom  François).  —  De  Tautorité  de  Froissard  comme  historien 
àes  guerres  de  Bretagne  au  xive  siècle  (1341-1364),  5-23,  119-136. 

De  Rochebrune  (Octave).  —  Une  eau-forte  patriotique,  245-247. 

Thenaisie  (Charles.)  —  La  Ville  de  Mauléon  (Chàtillon-sur-Sèvre) , 
427-433.  —  Une  statuette  du  comte  de  Bouille,  par  M.  Âmédée  Menard, 
501-503. 

D'J  Tressât  (Abbé).—  Usr  Soyer,évêque  de  Luçon,  298-312,  377-386. 


Digitized  by 


Google 


TABLE  ALPHABÉTIOUË  DES  OUVRAGES 

APPRÉCIÉS  OU  MENTIONNÉS  DANS  CE  VOLUME. 


Arrestation  de  Madame,  par  Simon  Deutz,  55. 

Biographie  de  Madame,  par  Saint-Edme  et  Germain  Sarrut,  114H6. 

Canon  mathematicus,  par  François  Viète ,  420. 

Chroniques  de  Froissard,  5-23,  H  9-1 36. 

La  Vendée  et  Madame,  par  le  général  Dermoncourt,  66,  73. 

Le  faubourg  Montbernage  au  point  de  vue  religieux  pendant  la  Révo- 
lution française,  par  M.  Ch.  de  Coursac,  303-312,  378. 

Le  Pater  noster  de  la  France,  par  le  P.  V.  Alet,  245. 

Légendes  chrétiennes  et  poésies,  par  M»e  A.  MoUiet,  462-465. 

Lettres  missives  de  Henri  IV,  421. 

Liber  singularis  univermlium  inspectionum  ad  canonem  mathemati- 
cum,  par  François  Viète,  420. 

Oraison  funèbre  de  Mi^  Soyer,  par  M.  Tabbé  Menuet,  300. 

Souvenirs  d'Ancône,  par  M.  le  cte  Th.  de  Quatrebarbes,  314,320, 
321. 

Une  paroisse  vendéenne  sous  la  Terreur,  par  M.  le  c^e  Théodore  de 
Quatrebarbes,  314-317,  384. 

Victor  Hugo  et  la  Restauration,  par  M.  Edmond  Biré,  412. 

Vie  de  l'abbé  Coudrin,  par  M.  Auguste  Coudrin,  381,  382. 


Nantes.— Imp.  Vincent  Forest  et  Emile  Grimaud,  place  du  Commerce,  4. 


Digitized  by  VjOOQIC 


Digitized  byVjOOQlC 


Digitized  by  VjOOQiC 


Digitized  by  VjOOQIC 


Digitized  by  VjOOQiC 


Digitized  by  VjOOQiC 


Digitized  by  VjOOQiC