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REVUE DE BRETAGNE
ET DE VEINDÉE
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IWil
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REVUE
DE BRETAGNE
ET DE VENDÉE-
Directeur : Arthur de la Borderjte
Secrétaire de la Rédaction : Emile Grinfaud
QUINZIÈME ^ AimÉB
TROISIÈME SÉRIE. — TOME IX I
(TOME XXIX DE LA COLLECTION)
ANNÉE 1871. - lor SEMESTRE.
NANTES
BURGAUX DE RÉDACTION ET D'aBONNEMENT, PLACE DU COMMERCE, 4.
1871
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Nantes, imp. ViiNCEîHT FoRBST BT Emilb Griuacd, place du Commerce, 4.
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CniTIQUE HISTORIQUE
DE L'AUTORITÉ DE FROISSARD
COMME HISTORIEN DES GUERRES DE BRETAGNE AU XIV^ SIÈCLE
1341-1364
I
On sait quo Froissard a joui de bonne heure d^une assez grande
réputation , comme historien du XlVe siècle. '
11 dut celte renommée et ce crédit, d'abord à l'avantage qu'il
•avait d'écrire dans notre langue, et non plus dans la langue latine ,^
comme la plupart de ses devanciers. L'étendue de ses chrojjiques ,
qui embrassaient l'histoire de l'Europe presque entière, pendant une
longue suite d'années, l'ampleur même de sa narralion , les agré-
ments et les charmes d'un style à la fois simple et naïf, en même
temps que plein de nerf et de vie, lui donnaient encore une
incontestable supériorité, tant sur les chroniqueurs, ses devanciers,
que sur ses contemporains.
Les Chroniques du chanoine flamand n'avaient plus rien, en
effet, du laconisme et de la sécheresse de celles des Ages précé-
dents. Ce n'était plus celte série monotone, et par suite fatigante,
* Cf. Engncrrand de \\onslrelel , son premier conlinualeur. Prologue , elc.
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6 DE l'autorité de froissard.
d'événemenls el de faits importants, ou non, racontés en un
seul mol, et se succédant sans ordre ni méthode.
Jean Froissard mit de la suite et de la liaison dans ses récits. Au
lieu de s'astreindre à tout mentionner , il se borna aux faits sail-
lants , qui offraient un intérêt général, et eut soin de les exposer
avec détail. Enfin, par la mise en scène de ses personnages et par sa
narration vive et animée, le nouvel annaliste sut, des premiers,
donner à la chronique, jusque-là pâle et terne, tout l'intérêt du
drame le plus palpitant.
Telles sont les causes principales qui expliquent le succès du
chanoine de Valenciennes. Une autre encore fort plausible et plus
décisive se voit dans l'impossibilité où se trouvèrent les chroni-
queurs, venus immédiatement après lui , de recourir aux sources
originales et aux pièces officielles pour contrôler les récils et les
assertions qui étaient consignés dans son ouvrage. Les troubles
religieux et politiques qui agitèrent l'Europe dans la première
moitié du XV« siècle, la confusion et le désordre épouvantable,
. qui en furent la suite, expliquent trop pourquoi Enguerrand de
Monstrelet, Corneille Zangfliet, Mathieu Vîllani, et les autres
continuateurs ou compilateurs de Froissard, n'eurent ni le loisir,
ni peut-être la volonté de vérifier et de rectifier les assertions de
leur devancier. «
Ainsi l'histoire comijiença dès lors à considérer complaisamment
Froissard comme une autorité à peu près incontestée , et, depuis,
les choies en sont restées dans le même état aux yeux de plus d'un
écrivain de France et d'Angleterre.
' n
S'ensuit-il cependant que les chroniques du prévôt de Chimay
n'aient été l'objet d'aucune suspicion? Le penser serait une erreur.
Des hommes graves, aussi remarquables par leur science que par
la sûretéde leur jugement, se sont maintes fois demandé si le crédit
de Froissard était justifié par le mérite intrinsèque de son œuvre ,
la véracité de l'historien. Je puis citer, entre autres exemples anciens,
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DE l'autorité de froissard. 7
particuliers à la Bretagne , d'abord celui de noire historien , Pierre
Lebaud, écrivain fort judicieux pour son époque. Il se défiait à bon
droit des assertions du favori de la reine d'Angleterre , et n'a pas
craint de s'en écarter.en plus d'une occasion *. Malheureusement ii
n'a pas étendu ce contrôle autant qu'il l'aurait dû , peut-être faute de
recourir aux 'documents diplomatiques et aux actes officiels. Il ne
paraît pas même avoir soupçonné qu'il y avait là des matériaux pour
l'histoire ; et, toutes les fois qu'il contredit Froissard , il ne le fait
qu'en lui opposant les assertions (ffes chroniques contemporaines.
Bertrand d'Argentré % neveu de Lebaud et son intelligent conti-
nuateur, n'eut pas une autre manière de penser et d'agir vis-à-vis
du chanoine de Valenciennes. D. Lobineau ^ et D. Morice *, autres
historiens bretons, dont personne ne songe à contester la science
profonde et étendue, déclaraient également, au XYIII^ siècle, que
cet annaliste ne leur inspirait qu'une médiocre confiance.
Je ne veux plus citer que le savant Bréquigny , dont les ancêtres
avaient occupé l'importante place de sénéchal do Rennes. ' On ne
peut guère trouver un juge plus compétent en matière de chroni-
ques et d'annales. Or il a déclaré ^ hautement que l'autorité de
Froissard lui paraissait surfaite, et fort inférieure à celle de Gilles
de Muis, et d'autres chroniqueurs anciens, peu connus en 1788,
aujourd'hui publiés en grande partie.
Il est vrai que l'opinion de ces savants hommes n'a été jusqu'ici
ni partagée parle commun des historiens, ni même appliquée '
dans sa rigueur par ceux qui la professaient ; mais cela vient uni-
quement de ce que, par le passé, les règles de la critique ont été
* Lebaud, Histoire de la Pctilc-Brclagnc, in-fol, p. 295.
2 D'Argentré, Histoire de Bretagne^ ann. 1341; c'est au sujet de Tarrèl de
Conflans.
3 D. Lobineau, Hist. de Bretagne, t. I, ann. 1364.
Id. Vies des SS. de Bretagne, 29 sept. B. Charles de Blois,
* D. Morice, Hist. de Bretagne, t. 1 , ann. 1364.
* Cf. Journal de Pichart, apud Preuves de Bret., t. 3.
6* Cf. factices sur les Manuscrits de la Bibliothèque du Boi, Paris 1788, l. 2, p. 224
et suiv.
^ Lebaud, d'Argentré , Lobineau et Morice ont analysé ou neproduit lexluellemenl
Froissard avec une complaisance extrême. '
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8 DE l'autorité de froissard.
souvent ignorées ou méconnues. Aujourd'hui tout le monde
convient qu'il n'en doit plus être ainsi. La science historique, pour
ôtre digne de sa mission , ne veut plus rien accepter que sous béné-
fice d'inventaire, el elle ne craint pas d'ejilrer dans des voies
nouvelles , quand il en est besoin pour faire justice des erreurs et
des fables que nous ont léguées soit les âges anciens, soit même
les temps modernes.
Froissard,- en particulier, a déjà plus d'une fois, depuis trente ou
quarante ans,alliré Tatlenlion defios studieux explorateurs du moyen
Age. * On a relevé, dans son œuvr^e, beaucoup d'erreurs déplus d'un
g:enre, et par suite son crédit est loin d'y avoir gagné.
in
Me sera-t*il permis d'essayer après tant d'hommes savants, et
de traiter peut-être plus à fond une question qu'ils n'ont guère fait
qu'énoncer, celle de savoir si Froissard est un historien véridique.
A cette question générale s'en rattachent d'autres subsidiaires,
que je me propose également d'éclaircir, comme celles-ci par
exemple : Cet auteur a-t-il puisé ses renseignements à des sources
pures ? A-t-il eu soin de faire subir aux nombreuses informations
qui lui venaient par la voie orale , le contrôle nécessaire des pièces
diplomatiques, et des monuments contemporains ? Avait-il quelque
teinture de la chronologie et de la géographie , deux sciences éga-
lement indispensables à l'historien ? Esl-il juste et impartial dans
ses jugements et ses appréciations?
Ces doutes et quelques autres du même genre sont, on le voit,
de la plus haute gravité et demandent à être éclaircis soigneuse-
ment; car, de leur solution, dépend le jugement qu'il faut porter
sur l'historien et son œuvre. L'histoire, en effet, tout le monde le
sait, n'a besoin que de la vérité; son but unique est de conserver
et de transmettre aux générations à venir la connaissance de la
* Buchon, éditeur de Froissard en 1835 ; Didot, Nouv. Biographie générale, art.
Froissard. Laccabane iBiblioth. de VEcole des Charles. Herlrandy ; Bévue d* Aquitaine
et de Gascogne, ann, 1869-1870, n' de juillet.
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DÉ l'autorité de froissard. 9
vérilê. Les agréments du slyle et les charmes de la diction n'ont
auprès d'elle qu'un intérêt fort secondaire. La question qu'il s'agit
d'examiner, c'est donc de savoir si Froissard, auquel l'opinion
publique reconnaît ce second, mais assez mince avantage , possède
aussi le premier, bien autrement appréciable; si on doit, en un
mot, le ranger parmi les historiens judicieux , impartiaux, véridi-
ques, dignes de loi et d'autorité.
La question est donc du plus haut intérêt. Toutefois je n'ai pas
l'intention d'embrasser tout l'ensemble des volumineuses chro-
niques du chanoine de Valenciennes. Je laisse ce soin à des
plumes plus exercées et plus compétentes. Pour moi, je ne suivrai
l'annaliste, ni en Flandre, ni en Angleterre, ni même en France,
encore moins en Ecosse et en Espagne, mais je bornerai mes
recherches critiques à l'histoire du duché de Bretagne, pendant la
guerre entre Charles de Blois et le comte de Montfort (1341-1364).
Je me propose de rechercher uniquement dans ces pages si
Froissard mérite de passer pour un historien éclairé et véridique
dans les récils détaillés qu'il nous a laissés sur cette héroïque
guerre de la succession de Bretagne.
Pour atteindre mon but, je me demanderai d'abord jusqu'où
s'étendaient les connaissances géographiques et chronologiques de
cet auteur; puis, ce qu'il faut penser de la manière dont il juge les
grands personnages qui passent sous sa plume; enfin, je chercherai
à savoir s'il a eu soin de compulser les pièces diplomatiques et les
documents originaux du temps, pour compléter et contrôler des
renseignements oraux et traditionaels recueillis çà et là, un peu de
toute main, et, qui, par suite, n'offraient pas toutes les garanties
désirables d'authenticité.
Quand ces divers points auront été suffisamment élucidés, le
lecteur sera, je l'espère, assez éclairé sur le fond du débat pour porter
son jugement et apprécier par lui-même, en connaissance de cause,
l'annaliste et son œuvre.
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iO DE l'autorité de froissard.
IV
Mais, avant d'entrer en niatière, il ne sera pas inutile de faire con-
naissance avec Froissard, en l'étudiant dans sa vie privée. Quelques
détails biographiques sur ce personnage célèbre trouvent donc ici
leur place naturelle.
Jean F^roissard * naquît à Valenciennes entre 4337 et 4339, de
parents de condition aisée, qui le destinèrent à l'état ecclésiastique.
On ignore à quelle époque de sa \ie il fut promu au sacerdoce, mais
il est certain qu'il fut honoré de ce caractère sacré, témoins se»-
propres paroles * : « Je, presbytérien et chapelain de Monseigneur
* de Blois » (Guy de Chalillon, neveu de notre Charles, duc de
Bretagne).
Sa vie privée ne fut jamais, malheureusement, celle d'un homme
voué au service de Dieu. Doué de beaucoup d'esprit naturel, mais
ennemi de toute gène et de toute contrainte, il rechercha avec ardeur
les plaisirs du monde. Ses mœurs faciles, son caractère. pliant et
flexible, son habileté à faire les petits vers et les lais d'amour % lui
procurèrent un accueil bienveillant et même empressé dans les*
principales cours royales et féodales d'une époque ou la galanterie
était en honneur.
Londres le posséda pendant plus de cinq années consécutives
(4357-4362) une première fois, et il y reparut dans d'au très circons-
tances. C'est là qu'il composa le premier livre de ses chroniques.
Il le dédia à sa protectrice, Philippine de Hainaut, reine d'Angle-
terre. Paris eut aussi l'avantage- de le posséder à diverses rep^'ises
pendant plusieurs mois. Il fréquenta eçsuite successivement la cour
du comte de Savoie, si connu sous le nom du comte Vert, puis celle
* Cf. Buchon. Vie de Froissard, l. 3, p. 479 et 109; Téditeur intelligent présente
a a lecteur une véritable autobiographie de Froissard.
a Froissard. Edit. Bnchon, t. 3, p! 1.
3 Froissard a laissé un grand nombre ^de ces poésies légères; on les trouve encore
dans les manuscrits de ses œuvres, mais elles ne méritent pas de voir le jour.
Cf. Buchon, éditeur de Froissard, an t. 3 des Chroniques. Il donne le texte dp quelques-
unes de ses pastorales.
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DE l'autorité de FROISSARD. ii
(lu célèbre Gaston Phœbus. Enfin, ses dernières années se passèrent
en Flandre, dans la familiarité de Guy de Blois et du comte de
Namur.
Vie légère, on le voit, et trop peu sérieuse. La moralité de Thislo-
rien devait porter les traces de celte légèreté. On remarque dans
les chroniques de Fauteur flamand un mélange fâcheux de foi et
d'indifférence religieuse, de justice sévère et d'un laisser-aller
affranchi de tout frein moral.
Le chroniqueur de Vafenciennes rappelle et décrit volontiers les
habitudes de religion et les pratiques de piété, dont personne
n'aurait voulu s'écarter dans un siècle qui n'avait pas encore eu le
malheur de connaître les libres-penseurs ; mais, au demeurant, les
héros que Froissard loue sans restriction, joignent souvent à ces
marques extérieures de religion des vices qui ne sont pas compa-
tibles avec une vraie piété intérieure. On les voit se rendre coupables
des injustices les plus criantes, ne pas reculer devant des crimes
aussi détestables que la déloyauté ou même le parjure et la félonie.
Le chroniqueur passe l'éponge sur lout cela et ;i'épargne pas
les éloges à des personnages si équivoques, pourvu qu'ils aient
les dehors de l'intrépidité et de la bravoure du chevalier. Ainsi,
Robert d'Artois, Geoffroi d'Harcourt, Charles le Mauvais, et d'autres
personnages de même trempe, devenus par leurs trahisons les fléaux
de. leur patrie, sont célébrés avec le même enthousiasme que Charles
de Blois, Beaumanoir, Duguesclin, elles autres loyaux défenseurs du
bon droit et de la justice. Froissard va si loin à cet égard, que
M. Henri Martin, peu scrupuleux sur cet article, en a été scan-
dalisé *. Il faut encore remarquer que le chroniqueur flamand
aimait peu la France et réservait toutes ses sympathies pour l'Angle-
terre. .
Tel est Froissard comme homme privé et comme écrivain.
Ne serait-on pas tenté de lui trouver plus d'un trait de ressem-
blance avec notre célèbre fabuliste La Fontaine : aimable conteur
aussi, poète charmant, de mœurs douces et faciles, mais souvent
mauvais moraliste et juge peu impartial, lorsqu'il s'avise de mettre»
* Henri Martin. Hist. de France, t. V, p. 65.
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12 DE l'autorité de FROISSAUD.
en scène, sous le .voile assez transparent de l'apologue, les person-
nages politiques de son temps. Or, l'histoire, pour se montrer digne
de sa mission, doit être une grande école de moralité publique et
privée. Froissard n'était donc pas à la hauteur de son rôle.
sN'a t-on pas lieu de craindre qu'une vie privée si peu sérieuse
n'ait été une médiocre préparation pour une entreprise aussi colossale
que celle de l'histoire générale de tout un siècle ? Gardons-nous
cependant de le condamner prématurément avant d'avoir examiné la
cause sous les différents aspects que j'ai déjà indiqués. Le moment est
venu d'y procéder en forme. J'entre donc en matière, en recherchant
d'abord si le chroniqueur de Valenciennes, malgré le nombre assez
considérable de ses voyages et l'importance de ses relalwns avec
les principales cours de l'Europe, est un guide quelque peu sûr,
soit en géographie, soit en chronologie.
Ces deux sciences sont, comme chacun sait, les deux yeux de
l'histoire. Or, Froissard n'est familier ni avec l'une ni avec l'autre.
Je sais quMl ne faut pas trop exiger en ces matières d'un écrivain
du XIV^ siècle. Peut-être cependant y a-t-il des limites d'ignorance
qu'on ne saurait dépasser à aucune époque, sans encourir le blâme
d'une censure équitable. On va juger du point où en est rendu le
chroniqueur de Valenciennes.
D'abord, pour ce qui touche à la géographie du Morbihan, il
nous dira que le château assez problématique* de la Roche-Périou,
dix fois mentionné, très-proche à la fois de Vannes et du Faouet,
deux choses peu conciliables, les deux villages bretons du Faouet
transformés en forteresses étanj_ l'un et l'autre fort éloignés de l'an-
cienne capitale des Vénètes.
* Froissard , édit. Buchon, t. i, p. 132 , 157 et alibi. On me permettra de citer
d'après cette édition estimée des connaisseurs. Je sais que celle de M. Kerwyn de
Lettenliove (1862), celle de M. Lucp (1870) et peut-être d'autres sont plus récentes;
mais néanmoins elles n'enlèvent rien au mérite de celle de 1835, qui était faite sur
de bons manuscrits.
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DE l'autorité de froissard. 13
Qui connaîl la ville * à la fois maritime el épiscopalc de Craais?
Il ne peut s'agir de Quimper {Civilas Corisopilum), que plus tard
il appellera par son nom Quimper-Corentin '. Serait-ce Saint-Pol-
de-Léon, Carliaix, ou quelque autre ville du Finistère? le l'ignore;
mais, dans tous les cas, elle n'aurait pu être aussi rapprochée
d'Auray que le suppose la Chronique ^
Le Conquest perd aussi sa position géographique à la pointe
nord-ouest du Finistère, pour en prendre une autre, à la fois nou-
velle et pleiiie d'incertitude, puisqu'il devient tour 4 tour voisin de
Hainebont * ei -de Dinditi , double voisinage .qu'il est assez difficile
de concilier, ces deux villes occupant quasi les deux extrémités sud
et nord de la péninsule armoricaine, et étant séparées par une
distance d'au moins trente lieues.
Voici le château fort de Jugon, dont l'importance éiait telle dans
les siècles de la féodalité, qu'on disait de lui : ,
« Qui a la Bretagne sans Jugon,
» A la chappe sans chapperon..»
Froissard le place ^ aux portes de la ville maritime el épiscopale
de Craais (Quimper ou Léon). Or, on sait assez que la ville de
Jugon occupe une position tout autre, se trouvant enfoncée dans
les terres à peu près à égale distance de Sainl-Brieuc et de Dînan.
Celte dernière ville, qui joue un grand rôle dans le récit de
Froissard et révient sans cesse sous sa plume, reçoit aussi de lui
les situations géographiques les plus contradictoires.
Elle se ti^ouve tantôt auprès de Vannes el ® lantôt auprès du
Faouet \ et du château merveilleusement fort de Goy-la- Forêt ^. A
* ibitl, p. 132.
2 Ibid., p. 156.
3 Ibid., p. 132 (?( alibi.
* /6id., p. 154. t En parlant le malin de Hainebont y on arrivait environ nonne
» au Conquest, » ce qui ne donnait que huit ou neuf heures pour le trajet.
* Froissard, édit. Buchon, t* i, p. 163.
Ibid., p. 151.
î' Ibid., p. 158.
^ Ibid., p. 158. Qu'est-ce que ce château? A-t-il jamais existé?
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14 DE l'autorité de froissard.
quelques pages de dislance, elle| devient ville maritime, et n'oc-
cupe * rien moins sur le littoral de l'Océan, qu'une-position inter-
médiaire ,enlre Redon et Hainebont. Quelle ignorance, ou plutôt
' quelle duperie î Je sais qu'un des édileurs des Chroniques da. Va-
lenciennes a proposé, * pour sortir d'embarras, de distinguer dans
ces passages deux villes, celle de Bignant, près de Vannes, et la
Mlle actuelle de Dinan. Mais, à vrai dire, c'est reculer la difficulté
et non la résoudre ; car le village actuel de Bignant n'a jamais eu
aucune imporiance, et ne répond pas, par sa situation géogra-
phique, aux assertions de la Chronique. Puis il paraît évident par
le contexte que l'annaliste ne parle que de la seule et unique ville
de Dinan , encore actuellement debout sur sa base de granit, comme
aux temps de ses nobles seigneurs. Or, qui peut ignorer que cette
ville n'a jamais été port de mer, et qu'elle se trouve à une grande
dislance de^Redon, d'Auray et de Vannes ?
Les exemples cités prouvent assez que Froissard ne connaissait
ni la géographie des Côtes-du-Nord, ni celle du Finistère-, ni celle
du Morbihan. A-t-il été mieux renseigné sur les deux autres dépar-
tements? Il est permis d'en douter, lorsqu'il fait de Guérande^« une
moult grosse ville maritime, honorée dfi cinq églises paroissiales,
sise sur le même littoral que Dinan et Redon *, ou lorsqu'il pré-
tend que Rennes n'est qu'à huit lieues d'Auray ^. Un passage ^
fort curieux aussi est celui où le chroniqueur raconte comment une
tempête dispersa la flotte bretonne auprès de Caimperlé et la re*^
jeta h six vingts lieues de là sur les côtes de Navarre, c'est-à-dire
sur la môme côte. de l'Allantique. Il serait facile de multiplier les
exemples de ce genre ; mais à quoi bon en dire davantage? N'ai-je
pas suffisamment établi rincompélence nbsoluo du chroniqueur
flamand sur l'arlicle de la géographie bretonne?
* Ibid., p. 157.
2 Ibid., édil. linclion, p. 151 , ik.I.*. - ,
3 Froissard-, I. i, ]j. 155. On sait assez que crllo ville u'u jamais élé ni port de
mer important, ni ville con^id»''ral»li?.
* Ib'uLy p. 155.
5 /6«/., p. 100.
* Ibid., p. i67 et 168.
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DE l'autorité de froissard. 15
Celle ignorance, bien qu^excessive, sérail cependant quelque peu
excusable, comme je l'ai déjà dit, en raison de Tépoque, si notre
auteur * « ne se vantait d'avoir visité la Bretagne^ pour se mieux
» informer de la situation des lieux. » On se demande à quel des-
sein il tient un langjige si peu véridique. Ne serait-ce point pour se
donner du crédit^ et persuader à ses lecteurs qu'il parle toujours
en pleine connaissance de cause? Dansée cas, la bonne foi et la
franchise dont il se targue en maints endroits deviendraient quelque
peu suspectes. A vrai dire , il suffit de jeter un coup d'œil sur la
manière dont il orthographie les noms de lieux et de famille parti-
culiers à la Bretagne, pour reconnaître qu'il n'a jamais eu de rapport
avec les Bretons de la langue brelonnante et qu'il n'a aucune con-
naissance de leur idiome *. Tous ses noms sont francisés et tirés du
latin. Il paraît donc prouvé que tous les voyages de Froissard en
Bretagne se sont bornés à faire le trajet de Nantes à Angers.
^ Mais j'ai hâte d'arriver aux erreurs chrouDlogiques, qui sont
presque aussi nombreuses, et dont les conséquences sont encore
plus graves.
VI
Lvi première erreur de ce genre, sur laquelle j'appelle ratteption,
a trait aux débuts de la guerre de la succession. Froissard nous dit
très-sérieusement ' : (t II y eut Irève accordée entre la comtesse de
» Mofitfort et messire Chades de Blois depyis la Toussaint 1342,
* ibid., p. m.
2 Ainsi Vannes, Jans son langage emprunté dulalin, devient Vennc:^ {Civilas
VcneUtisis), Hcmbont s'adowcit et se change en Hainebont, Sainl-Mahé de Fine-
Terre s'appelle Saint-Mathieu de Fine-Poterne, Pio(=rmel, Ployevmel, etc.
le snis heureux de dire que je dois ces dernières remarques /^ur Torlhographe de
Froissard à Tobligeance de M. Anatole de Barthélémy, qui a bien voulu approuver
mon travail, et en trouver les conclusion>= très-modérées. On comprend quel prix
s'attache à un tel suffrage, émanant d'un auteur connu par d'importants travaux
sur la Bretagne, membre da Comité des travaux historiques et de plusieurs sociétés
savantes.
3 Froissard, 1. 1, p. 162-163, 166.
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16 DE l'autorité de froissard.
» jusqu'à la Pentecôte de l'année suivante (13 mai 1343).... et
» l'observation eii fut assez exacte de part et d'autre. >
Impossible de faire uoe supposition plus malheureuse ; car ces
prétendus jours de paix sont précisément ceux où la guerre prenait'
un nouveau caractère de gravité. C'était le moment où, d'un côté,
Edouard III d'Anj^de terre, fatigué de l'insuccès de ses lieutenants,
franchissait les mers en personne avec une armée formidable, et
assiégeait à la fois Vannes et Nantes pendant que, d'un autre côté,
son rival de France entrait en Bretagne > à la tète de toute sa che-
valerie, et présentait Va bataille aux Anglais dans les plaines de
Ploërmel (décembre 1342).
Cette erreur de date , déjà si capitale , entraîne après elle les
plus graves conséquences. Ne recule-t-elle pas, en effet, au mois
^ de mai 1343, c'esl-à*dire à une époque où les hostilités avaient
cessé, la célèbre bataille navale de Grenesey, le siège de Vannes *,
(quadruple, s'il faut en croire notre annaliste) et tant d'autres
exploits de guerre, qui, ainsi rejelés hors de leur ordre chronolo-
, gique, passeront peut-être pour des fables, car ils n'ont pu évidem-
ment s'accomplir en temps de paix, et cependant l'année précé-
dente (sept. 1341, nov. 1342), était déjà plus que remplie (si on
accepte comme vrais les récits du chroniqueur flamand), par une
série ininterrompue de sièges de villes, et de châteaux pris, repris,
^ de nouveau attaqués, ou même par des batailles en règle ?
L'annaliste de Valenciennes n'a pas mieux connu la date de la
trêve, non plus imaginaire, mais véritable ,- qui fut conclue entre
les partis belligérants le 19 janvier 1343. Non-seulement il la
recule d'un an (1344) pour être d'accord avec lui-même, mais
il la place au mois de décembre * et suppose que le monar-
que anglais eut le temps de rentrer à Londres pour les fêtes
de No^l. Une faute de ce genre est d'autant moins excusable que
notre historien vint, peu après cette époque, fixer ' son séjour à la
« IbiJ., p. 155 et seq.
2 Froissard, edil. Buchon, t. i , p. 178.
3 Froi^^a^1, t. i,Pro/., p. 2.
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DE l'autorité de frûissârd. 17
cour de Westminster, et commença à rassembler les matériaux de
Tœuvre qu'il méditait. Pourquoi donc n'a-t-irpas consulté les do-
cuments officiels de la chancellerie d*Angleierre? Il y aurait appris
qu'Edouard III ne rentra dans son palais que dans les ^premiers
jours de mars 1343 *. Mais <^ette question des monuments diploma-
tiques trouvera sa place plus loin.
J'arrive de suite ^ aux années (1354 et seq.), où notre chroni-
queur, déjà parvenu à l'âge de l'adolescence, et se préparant au
rôle d'historien de son siècle, aurait dû nallftrellement, semble-t-il,
se rendre compte par lui-même, tout au moins, de la suite des évé-
nements les plus importants et en tenir note exacte. Comment se
fait-il donc que le spectacle émouvant des guerres de Bretagne ait
si peu attiré son attention ', qu'il avance de deux ans le terme de la
captivité de celui qui en fut le héros principal , Charles de Blois ?
La date du fameux siège de Rennes, teint célébré par les biographes
de Duguesclin, et par Froissard lui-mène , a échappé également à
ses investigations \ « Il eut lieu, dit-il, vers la mi-mai 1357, et
dura longtemps. » ^
Le malheur est que la levée de ce siège de neuf mois (4 juillet
1357) coïncide à peu près avec l'époque où le chroniqueur le fait
ouvrir.
Je ne veux pas prolonger outre mesure cette énumération des
erreurs chronologiques de notre annaliste flamand pour ne pas fati-
guerJe lecteur. Encore quelques mots cependant : il n'est pas jus-
qu'à la date mémorable de la bataille d'Auray qui ne soit faussée à
son tour. Tout le monde sait que la lutte définitive, qui décida du
sort du duché de Bretagne, s'engagea le 29. septembre 1364. Or,
d'après Froissard, la bataille^ ne se livra' que le dimanche 9 oc-
tobre. Une erreur de dix jours paraîtra peu de chose au premier
* Rymer, Acla cl fœder.y t. v, 584.
' Froiss., t. I , Prol., p! 2; c'est à cette date aussi qu'il cessait d'avoir pour guide
les travaux de son devancier Jean le Bel,* dont il sera bienlàt question.
^ Ibid,, p. 304 ; il place en 1354 la délivrance de Cliarle? de Blois, qui est du 10
août 1356. V. Uymer, t. v, p. 861. .
. * Froissard» Chroniques^ 1. 1. p. 369.
* Ibid., p. m.
tOME XXiX itX, DC U 3* SÉHlt). 2
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18 DE l'autorité de froissard.
abdrd ; mais si l'on réfléchit qu'il s'agit d'un fait de la plus grande
imporlance, on en jugera tout autrement. En outre, il fout considé-
rer que par ce changement tous les jours de la semaine se trouvaient
déplacés et hors de leur ordre, car le 29 septembre et le 9 octobre
ne pouvaiçnt occuper deux dimanches consécutifs. Les tables domi-
nicales de Froissard étaient donc défectueuses ou peut-être ne
s'occupail-il pas de les dresser, ce qui semble assez étrange pour
un historiographe en quelque sorte attitré et officiel. Une autre er-
reur du même genre se présente à ma mémoire et confirme Taccu-
■^ sation que je soulève ici. C'est à propos de la bataille de Brinais,
près de Mâcon, où les grandes compagnies remportèrent un si dé-
sastreux triomphe sur le connétable de France, Jacques de Bour-
bon. Le combat se livra le mercredi saint de l'année 4362, selon
tous les calculs. D'après notre chroniqueur *, il aurait eu lieu un an
plus tôt le vendredi après Grands Pâques. Ce qui fait une triple er-
reur : le jour, l'année et la Jate pascale étant fautifs.
Je m'arrête ici, croyant avoir suffisamment prouvé que le chro-
niqueur dft Valenciennes n'a pas été guidé dans sa marche par le
second flambeau de l'histoire, la science chronologique.
A-t-il été mieux renseignié sur les personnages dont il, a raconté
et jugé les actions ? C'est ce que' je vais examiner dans les pages
qui suivent.
vu
Bien que les erreurs géographiques et chronologiques soient loin
d'être indifférentes en histoire, cependant elles n'ont pas, à beau-
coup près, l'importance de celles qui concernent les personnes, ces
dernières ayant pour résultat immédiat d'empêcher la science his-
torique d'atteindre la fin qui lui est propre. L'histoire n'est, en
effet, qu'une scène vivante, sur laquelle les personnages , qui ne
sont plus de ce monde, viennent comparaître, pour représenter aux
yeux de la postérité le rôle qu'ils ont joué pendant le cours de leur
vie mortelle. Leur faire tenir un rôle différent de celui qu'ils ont ^
* /6f(/., p. 457. ^ ' *
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DE l'autorité de FROISSARD. 11)
rempli, ce n'est plus de l'histoire, mais delà fable etdel'inven-
lioru Dénaturer leur caractère en bien ou en mal, ternir injuste-
ment leur mémoire ou leur attribuer une gloire dont ils sont
indignes, est-ce agir en homme de prpbité, d'honneur et de cons-
cience? Non, évidemr\ient. Les choses étant ainsi, voyons si Frois-
sard est exempt de reproche à cet égard.
Quand, par exemple, le favori de la reine d'Angleterre fait du
noble Hervé de Léon *, d'abord un fauteur ardent du comte de
Montfort, puis un misérable transfuge, qui trahit son premier dra-
peau pour un léger froissement d'orgueil, ne sort-il pas de la vé-
rité ^our outrager à plaisir un grand personnage, digne de tous les
égards de l'histoire. Oncle de Jeanne de Penlhièvre, le vicomte de
Léon fut toujours, en effet, pour l'époux de sa nièce, un ami dé-
voué , ou plutôt un second père '. 11 se montra , dès le début de la
lutte, Tadversaire losplus déclaré de l'usurpateur, et ne fit jamais
aucun pacte avec lui, ainsi que l'avouent les propres partisans de
Montfort dans un acte public'.
Tout ce que l'on dit* de la présence du même Hervé de Léon aux
sièges d'Auray et de Vannes (juillet-décembre 1342) n^est pas
moins dénué de fondement, puisque, surpris ^ dès le mois de mai
de la même année dans une embuscade secrète, qui ressemblait
beaucoup à un guet-apens , et devenu prisonnier du capitaine an-
glais, Gauthier de Mauny , il fut conduit à Londres le 7 juillet 1342,
enfermé dans la fameuse Tour, devenue alors la prison de toutes
les infortunes royales et féodales. On ne sait s'il lui fut donné d'en
sortir et de rentrer en Bretagne, mais indubitablement cela ne put
arriver qu'après la conclusion delà trêve deMalestroitQanv. 4343).
Par conséquent, ce noble seigneur ne put en aucune façon prendre
- * Froissaril, 1. 1, p. 128, 132, 137, etc.
2 Acta canonisai., tora. i, f. 62. Le duc Charles ne gouvernail la Bretagne que par
les avis paternels d'Hervé de Lc'on.
s Preuves de Bret., t. i, l/i31.
* Froissard, i. \i p. 172, 174, etc.
* Knygblon : Chronica Eduardi IIL anno 1342.
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20 DE l'autorité de froissàrd.
pari aux sièges de Vannes et d'Auray , et là chronique de Froissard
est complètement en défaut sur ce point, comme sur bien d'autres.
L'èvêque de Graais ou de Léon\ Guy de Léon, oncle du précè-
dent, est accusé, lui aussi *, d'avoir embrassé, au début de la lutte,
le parti de Montfort plutôt par entraînement que par conviction. On
le voit bientôt imiter son .i^eveu, trahir d'une manière peu loyale '
son premier drapeau et combattre ardemment Ja cause qu'il avait
d'abord servie. Autant d'assertions également fausses et calom-
nieuses. Car, en 1344, l'Église de Léon n'avait à sa tête aucun
membre de l'illustre famille des vicomtes du Léonnais ; son évoque
s'appelait Pierre de Guémené ; mais c'est bien à tort qu'on l'accuse
d'avoir servi, puis abandonné les drapeaux du rival de Charles de
Blois. En effet, dès le début de la querelle, il se montre entièrement
opposé aux prétentions du comte de Montfort. La preuve authen-
tique nous en est fournie dans les procédures de Conflans *. On y
voit figurer F.évèque de Léon parmi les nombreux Bretons également
recommandables par leur naissance, leur mérite personnel ou les
hautes dignités dont ils étaient revêtus, qui vinrent à Paris faire leur
déposition juridique en faveur de Charles de Blois, et de ses droilg
exclusifs à rhéritâge de Bretagne,
VIII
Si Froissard traite mal les amis du duc de Bretagne, doit-on
s'étonner qu'if n'ait pas épargné la mémoire de Charles de Blois
lui-même. A la vérité *, il ne lui refuse ni la loyauté du gentil-
homme, ni l'intrépidité du chevalier, ni même les vertus du saint^
mais il a tempéré ces éloges par certains traits acérés, qui ont plus
nui à la réputation de cet illustre personnage que toutes les injures
lancées contre sa mémoire par Guillaume de Saint-André, le pané-
.* Froissard , t. i , 148 et 149. "
2 Tbid.,p. 132. ' . '
•'' Ibid., p. 148, 149, 152.
* Interrogatoire des témoins à décharge, etc. M" des Blancs-Manteaux, n° 73.
* Frois^ford, t. i, pass. et surluut p. 495 et 497,
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DE l'autorité de froissard. 21
gyrâle officiel de la maison de Monlfort. Ainsi, par exemple *, il le
présente comme faible de caractère et condescendant à l'excès vis-
à-vis d'une femme qu'il peint à son tour sous des couleurs assez
noires. Ce reproche n'a aucun fondement, et Jeanne de Penthièvre
ne s'est jamais immiscée dans les affaires du ^vernement pour
imposer ses volontés à un mari qn'elle respectauet aimait unique-
ment. Mais jce sujet demanderait des développements dans lesquels
je ne puis entrer présentement * ; je préfère m'appesanlir sur une
seconde accusation plus dangereuse encore de Froissard. Elle
consiste à prétendre que Charles de Blois n'a pas eu assez de vertu
pour demeurer fidèle aux saintes lois du mariage. Voici le passage
de la chronique où ce grave reproche est formulé :
«^ ' Charles de Blois reçut le coup mortel dans les plaines
yt d'Auray... Auprès de lui tomba mort aussi un sien fils bâtard^
» nommé messire Jean de Blois, appert homme d'armes, qui ne
]» succomba qu'après avoir tué le meurtrier de messire Charles de
» Blois. »
Ces paroles renferment une double erreur >; en premier li^u,
Charles de Blois n'eut jamais d'enfant illégitime ; en second
lieu, le soldat perfide qui venait de le percer traîtreusement de sa
dague mortelle ne trouva point la mort dans la mêlée sanglante du
29 septembre 1364. Quant à ce dernier, il était indigne de mourir
de la mort des braves au champ d'honneur. Aussi un tout autre sort
lui était réservé. Une chronique contemporaine * rapporte que
l'esprit impur s'empara de ce malheureux, <lans les jours qui
suivirent sa coupable action; et, au moment où il s'en vantail comme
d'un beau fait d'armes, l'esprit malin le tourmenta cruellement
jusqu'à ce qu'enfin ses parents l'eussent conduit à la tombe de sa
^ Ibid., p. 490^ « Charles de Blois était moult doux et moult courtois, mais aussi
si bouté de sa femme et de ses chevaliers qu'il ne s'en pouvait retraire ni dissi-
muler. »
2 Cette maliére fera l'objet d'un parallèle entre Jeanne de Penthièvre et Jeanne
de Flandre.
5 Froissard, 1. 1 , p. 4%.
^ Cuvelier : Chronique de Berlr. Dupuesclin, 1. 1, p. 230, v. 6440. etc.
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22 DE L^AUTORITÉ DE FROISSARD.
victime. Il s'y prosterna humblement, implorant son pardon; on fit
des vœux pour lui. C'est alors qu'il recouvra la paix de l'esprit et le
calme des sens par les mérites du bienheureux Charles de Blois.
Telles sont les nobles vengeances des saints et des amis de
Dieu. *
Après avoir ainsi établi que Froissard s'est trompé sur ce point,
je reviens à sa première assertion, si outfageuse pour la mémoire
d'un vertueux prince, honoré par Dieu après sa mort dadon des
miracles. A-l-elle quelque fondement dans l'histoire? Ne se trouve-
t-elle pas dénienlie de la manière la plus formelle par des témoi-
gnages d'une autorité irréfragable ?... Je puis répondre d'un çiot à '
ces deux questions, en disant que l'assertion ne repose que sur
l'allégation téméraire du chroniqueur flamand, tandis qu'elle est
contredite por les déclarations solennelles et authentiques 'des
hommes les plus compétents sur la matière et les plus dignes de
foi.
^ Ces témoins dont j'invoque ici l'autorité^ en toute confiance pour
opposer leur déposition juridique à l'assertion hasardée d'un chro-
niqueur mal informé, ce sont d'abord les soixante témoins du
procès de canonisation *, qui, pour la plupart, ayant rempli autrefois
les fonctions de secrétaire, de conseiller, de chapelain', de familier,
à la cour ducale, connaissaient tous les secrets de la vie privée de
Charles de Blois. Ce sont ensuite le§ habitants de la ville de
Guingamp où le pieux duc avait fait son séjour le plus habituel *.
. Enfin c'est le propre évêque de ïréguier ', qui, élevé à la dignité de
chapelain du rival de Charles de Blois, devait être naturellement
peu disposé à flatter le compétiteur de son maître, au risque d'en-
courir sa disgrâce et de perdre la faveur dont il jouissait.
Or, tous ces témoins, si éclairés et si désintéressés, n'ont qu'une
voix * pour déclarer, sur la foi du serment le plus saint, que Charles
* Acla canonisât. Caroli Blesensis, 1. 1, passim., m" Pans, n. 538.
2 Acla canonisai.» t. ii, fol. 394.
3 Ibid., fol. 399.
* Caslus : Verba et aclus castilati oppositos valdi ahhorrebaU.. iiunquam fuit
dijfamalns circa hanc rem. » Acta canonisai., t. i, fol. 28 et alibi, passim.
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DE l'autorité de* froissard. 32
de Biois a parfailement gardé toule sa vie les lois de la chas-
lelé et n'a jamais été à cet égard l'objet du moindre soupçon.
Comment refuser d'ajouter foi à une telle force de tém^nages?
D'ailleurs, si un bruit du genre de celui dont Froissard s'est
fait l'écho tardif avait eu quelque fondement, n'aurait-il pas été
recueilli avidement et mis en oeuvre par Guillaume de Saint-André,
si empressé d'habitude à dénigrer la mémoire du compétiteur de la
maison de Monlforl? Comprend-on aussi qu'il eût pu échapper à la
connaissance des papes Urbain V et Grégoire XI, ainsi que des
membres de la commission apostolique, chargés en 1371 de procé-
der aux informations sur les vertus et les miracles du religieux
Charles, duc de Bretagne? Mais alors les procédures eussent été
sur le champ interrompues, ou plutôt on n'eût jamais songé à les
commencer.
Ainsi donc cette noire calomnie n'est qu'une fable inventée à .
plaWr par le chroniqueur de Valencîennes. Duchesne, D. Lobineau
et D. Murice en avaient fait sans peine bonne justice de leur temps;
mais de nos jours, elle n'en a pas moins été relevée et présentée
comme un fait d'une authenticité incontestable par une certaine école
historique*, qui se glorifie de marcher à la suite de Voltaire, et se
largue des mêmes sentiments d'incrédulité et d'impiété. Comment
s'élonner que des esprits animés de telles dispositions, n'eussent
pas saisi avec joie l'occasion, qui leur était offerte, d'oulrager une
mémoire chère à l'Église catholique? Mais il est bien évident que
leurs paroles ne sont d'aucune valeur à cinq siècles de distance, et
ne peuvent donner du poids à une assertion calomnieuse, digne
d'être ensevelie dans un éternel oubli. .
DoM François Plaine,
Bénédictin de l'Abbaye de Ligugé.
* Henri Martin, Mirhelet, etc. On s'afflige de voir îles écrivains bretons entrer
dans les iiieracs voies déplorables. Ainsi, l'auteur de l'art. Jean IV dans la I/toj/ra-
phie brelonne.
(La fin à la prochaine livraison.)
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.CONTES ET RÉCITS POPULAIRES DES BRETONS
LE ROCHER DUZEL
RÉCIT DU BATELIER
I
Le chemin de fer de Rennes à Redon est certes l'une des plus
jolies lignes de Bretagne : le parcours compris entre Rennes et
Bruz, qui est la première station, est désigne par les géologues
sous le nom de terrain calcaire de FlIle-et-Vilaine. C'est là que se
trouvent les fours à efaaux de Lormandière et les belles prairies où
s'étale, Tété, la giànde famille des orchidées, si recherchée des
botanistes. Le pays est plat, avec des arbres en si grande quantité
qne l'on dirait une forêt. Plus loin, de Bruz â'Bourg-des-Comptes
et de Bourg-des-Gomptes à Bain-Lohéac, le voyageur contemple un
délicieux panorama.
Presque partout l'on côtoie la Vilaine, encaissée entre de grands
rochers gris, sur le sommet desquels croissent des sapins, des houx
épineux, des genêts toujours verts et de superbes fougères. A leurs
pieds, dans leurs flancs , poussent des plantes vraiment rares, spé-
ciales à la contrée. >
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LE ROCHER D'UZEL. 25
Les landiers fleuris, les bois touffus, les horizons immenses, les
clochers élancés des égîises de villages, les gracieuses villas, ca-
chées comme des nids au milieu de la verdure, forment des tableaux
ravissants.
La Vilaine elle-même cesse d'être vilaine dans ces parages : elle
est claire et spacieuse, et de gros et lourds bateaux , chargés de
pierres à bâtir, de sable, de chaux, de billes de bois, s'en vorit dou-
cement, au chant des mariniers, vers Rennes ou vers Redon. De
nombreux moulins font entendre leur lie-tac, au déversoir des
écluses, et les pêcheurs à la ligne , mélancoliquement penchés sur
l'eau, à Fombredes saules et des oseraies, ne sont troublés dans
leurs rêveries que par le martin-pêcheur au vol rapide et au cri
aigu, qui, jaloux de voir d'autres pêcheurs que lui, va et vient d'une
rive à l'autre. Enfin , les chèvres et les moutons grimpent sur les
rochers, ou s'éparpillent dans les landes et les prés, en compagnie
de petites vaches noires et blanches (gares ^ disent les paysans),
pendant que leurs gardiennes déguenillées regardent passer le
train.
Notre description ne s'étendra pas au delà de la gare de Bain-
Lohéac , parce que c^est là que se passa jadis le récit qui va suivre et
qui nous fut raconté, il y a déjà longtemps, par le batelier chargé de
conduire les passagers d'une rive à l'autre de la Vilaine, c'est-à-dire,
des pieds du rocher-d'Uzel au chemin qui conduit aif bourg de
Saint-Malo-de-Phily.
Ce rocher d'Uzel, sur la rive gauche de la rivière, à cent cin-
quante mètres seulement de la gare, était, sans contredit, le roc le
plus élevé des bords de la Vilaine, avant l'établissement du chemin
de fer qui Ta fait disparaître en partie.
Au haut du rocher s'élançaient de gigantesques pierres, dans les
interstices desquelles nichaient d^énormes corbeaux royaux , dont
l'espèce est complètement disparue du pays. Vers le milieu existent
encore des grottes naturelles où l'on voit, gravés sur les pierres, les
noms des promeneurs qui les ont visitées. Ces grottes, à l'abord
^ assez difficile il y a quelques années, sont presque impraticables
aujourd'hui.
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26 . LE ROCHER D'uZEL.
II
Lorsque Pierre d'Attiiens, dit rErmite, pelit, maigre, couvert de
haillons, sans souliers, monté sur un âne, s'en alla, en 1095, prê-
cher la première croisade, pour empêcher les profanations, dont les
saints lieux étaient le théâtre, arrêter les traitements cruels qu'on
faisait subir en Palestine aux adorateurs de Jésus-Christ, et dé-
fendre enfin nos coreligionnaires opprimés et persécutés, un jeune
homme de l'Armorique fut un des premiers à suivre le pieux
ermite.
C'était un pauvre cadet de famille, du nom de Loïc de Kerdris,
qui n'avait rien à espérer de la succession de ses pères , et qui ,
pour ce motif, s'était vu refuser la main de la belle Jeanne de
Coëtlogon , sa voisine.
Il habitait le château du Plessis-Bardoul , sur la rive gauche de
la Vilaine, non loin da rocher d'Uzel, dont nous parlions tout à
l'heure ; et celle qu'il aimait demeurait à la Driennais, de l'autre
côté de la rivière, près du bourg de Saint-Malo-de-Phily.
Jeanne, elle aussi, aimait Loïc.
Les deux familles vivaient en bonne intelligence et se voyaient
fréquemment. Jeanne, fille unique, avait perdu sa mère de bonne
heure et avait, pour ainsi dire, été élevée par M"^« de Kerdris.
L'amour des deux enfants était né presque en même temps
qu'eux, sans qu'ils s'en doutassent l'un et Taulre, et avait grandi
avec les années, tout en restant parfaitement pur.
Cependant le vieux Coëtlogon, riche et avare, n'entendait pas nïà-
rierlsa fille à un cadet de famille, malgré toute l'affection qu'il té-
moignait au fils de son ami. Les jeunes gens comprirent que toute
résistance serait inutile, et que les plus beaux raisonnements vien-
draient se briser contre Féutêtement du vieillard, qui, d'ailleurs,
avait déjà choisi pour gendre un gros rustre, pour le moins aussi
riche que sa fille.
Le chagrin des deux enfants était navrant, et, sans les idées
chrétiennes dont Loïc était animé, il eût certes songé à en finir avec
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LE ROCHER d'UZEL. 27
la vie. Aussi apprit-il presque avec joie la croisade prècbée par
Pierre d'Amiens, et peut-être même espéra-l-il ne jamais revenir
de Palestine. La Providence en avait décidé autrement.
Lorsqu'il fit part de sa détermination à sa famille, sa mère pleura
,bien, à l'idée de se séparer de son fils; mais, comme la cause
qu'il allait défendre était noble et louable, elle ne cbercba pas à
l'en détourner.
Son père lui fit don d'une longue rapière de famille , fine lame
qui avait été bénie autrefois par un saint de Bretagne, et qui était
encore toute rouge du sang de l'ennemi.
Loïc fit ses adieux à Jeanne et à son père, et, après avoir pris
congé des siens, partit, suivi d'un jeune paysan, qui , pour ne pas
quitter son maître, lui proposa de raccompagner en qualité
d'écuyer.
Du reste , à cette époque , la foi était vive dans tous les cœurs.
Ceux qui voulaient prendre part à l'expédition , s'attachaient une
croix de drap rouge sur l'épaule, et le nombre était grand des
chrétiens s'en allant partout en criant : Diex U volt ! (Dieu le
veut ! ).
m
Au mois de mai 1096, une armée de quarante mille hommes fut
sous les armes et s'achemina vers la Terre-Sainte, ayant à sa lêle
Pierre l'Ermite, Gautier de Pexego et 5on neveu, Gautier Sans-
Avoir. Loïc faisait partie de celte avant-garde. .
Une autre armée, tout aussi nombreuse, mais sans aucune
espèce de discipline , commandée par un prêtre allemand , du nom
de Gotlschalk, s'avança, elle^ aussi, à travers la Hongrie et la
Servie, où elle fut décimée presque complètement par les mala-
dies, les privations, ou massacrée par les populations traversées,
furieuses de se voir chaque jour pillées et ruinées par ces guerriers
sans pain.
Enfin y trois mois plus tard, Godefroi de Bouillon, duc de la
Basse -{iOrraine , et son beau-frère Baudouin, réunissaient une
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28 LE ROCHER D'UZEt.
nouvelle armée, forte de quatre^vingt mille hommes, et qui fut
elle-même rejointe par Hugues de Vermandoîs, fils du roi de
France , par le comte de Blois.et de Chartres, le comte de Flandre,
le comte dç Toulouse , etc. ; de sorte que l'armée des croisés attei-
gnit le chiffre formidable de six cent mille hommes environ. Mais
elle eut tant de combats opiniâtres à soutenir, tout le long du che«
min , qu'elle fut réduite des quatre^ cinquièmes avant d'arriver
devant Jérusalem.
Ce fut en juin 1099, dçs hauteurs d'Emmaûs , que ces braves
chrétiens virent les murs de la ville sainte et crièrent en chœur :
« Jérusalem ! Jérusalem ! j»
Ils s'agenouillèrent pour prier Dieu et se relevèrent^ pour aller
au combat.
Lesassiégés se défendirent si vaillamment, que les croisés furent
un instant forcés de se replier; mais leurs chefs, entre autres
Godefroi de Bouillon, les rallièrent, relevèrent leur courage, et la
bataille recommença. Cette fois, les infidèles furent vaincus et
s'enfuirent de toutes parts. Alors ce fut une véritable boucherie ,
un carnage tellement grand , que devant la grande mosquée il ;
avait une mare de sang dans laquelle les chevaux enfonçaient jus-
qu'au poitrail.
Ce fut là que Loïc vit son écuyer, atteint d'un javelot, mourir à
ses côtés, tandis que lui semblait invulnérable, au plus fort de la
mêlée où il s'était résolument avancé. Sa flamberge faisait mer-
veille. Les infidèles reculaient épouvantés devant cette terrible
lame , qui tuait son homme à chaque coup.
IV
Le jeune Breton venait de transpercer un Sarrasin, qui, en tom-
bant sur le sol, eut encore le courage de le mordre au mollet.
Nôtre guerrier se retourna et lui enfonça de toute sa force son épée
au travers du corps. Malheureusement, l'arme rencontra un caillou
et se brisa par la moitié.
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LE ROCHER D'UZEL. 29
Il ne restait à Loïc qu'un tronçon d'épée , qui ne pouvait guère
lui être utile pour se défendre. Au même instant, un rire salanique
partit à ses côtés, et il vit s'avancer vers lui un grand gaillard, noir
comme un nègre, qui semblait le déGer par son air insolent.
Loïc, exaspéré de l'accident et de l'effronterie de cet homme,
prit son épée par le tronçon et voulut en asséner un coup sur la
tète de son ennemi. Mais il lui suffit de diriger, du côté du Sar-
rasin, la poignée de son arme, qui représentait une croix bénie par
un saint de l'Armor, pour que l'inQdèle tombAt à la renverse en
poussant un cri de rage.
Loïc s'^avança vers lui, s'empara de ses armes, le garrotta et lui
dit : « Je te laisse la vie ; suis-moi. Mon écuyer vient d'èlre tué, tu
le remplaceras, j»
L'homme noir ne se le fit pas dire deux fois ; il se releva et
accompagna son maître d'un air soumis.
La campagne terminée, Kerdris revint en France avec son
écuyer, d'une soumission à toute épreuve et même d'un dévoûment
incroyable. Ce fut lui qui, le premier, demanda à ne pas se séparer
de son maître.
De retour en Bretagne , aussi pauvre qu'à son départ, Loïc sentit
renaître ses chagrins, en apprenant que le mariage de Jeanne était
décidément arrêté et qu'il allait avoir lieu bientôt.
Pour s'étourdir, Loïc, toujours suivi de son fidèle écuyer, chas-
sait les bêles fauves du matin au soir, sous le soleil, la pluie ou le
vent. Rien ne l'arrêtait. La fetigue elle-même n'avait pas de prise
sur lui ; il partait au lever du jour et ne rentrait que lorsque la nuit
avait depuis longtemps enveloppé la terrS'de son voile noir.
Triste , pensif , malheureux, il laissait souvent son cheval errer à
l'aventure au milieu des bois , ne s'apercevant même pas que l'ani-
mal s'arrêtait pour paître l'herbe ou les feuilles des arbres. Parfois,
au contraire, il enfonçait les éperons dans le ventre de la bêle et
lui faisait faire des courses folles, fantastiques, vertigineuses, sans
but, en dépit des obstacles nombreux, dans un pays de montagnes,
de forêts et de rivières. Les paysans se signaient en voyant ce cour-
sier passer comme un ouragan, suivi de son écuyer noir, qui ne le
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30 , LE ROCHER d'UZEL.
quittait pas plus que son ombre ; les femmes et les eiifants se
cachaient au plus vite à leur approche.
Un autre que 4e Sarrasin n'aurait certes jamais pu résister à ce
genre de vie. Indifférent à tous les caprices de son maître, il sem-
blait posséder un don surhumain pour affronter les mêmes périls,
et, dans ses courses, ne jamais le distancer d'una semelle. Celte
existence paraissait même lui plaire , car, plus d'une fois, lorsque
Loïc arrivait au paroxysme du chagrin et commençait une course
insensée , les yeux du valet lançaient des éclairs de joie et un sou-
rire plissait ses lèvres.
Quel motif pouvait donc le rendre joyeux devant l'atroce souf-
france du pauvre garçon ?
Nous le saurons tout à l'heure.
C'était à la fin de Tautonlne, à la Toussaint. Les jours, à cette
époque, sont courts, tristes, brumeux, ténébreux. L'humidité
suinte partout; de grosses larmes tombent des arbres, quand le
vent les agite. Les gais passereaux sont partis,, et il ne reste plus
que les corbeaux, qui croassent dans l'air, et les hiboux, qui huent,
perchés sur les branches mortes des arbres.
Le jour du mariage de Jeanne était proche , et la tristesse de
Loïc empirait.
Un soir qu'il revenait de la chasse, plus morose et plus malheu-
reux que jamais, son valet rompit le silence — ce qu'il n'avait pas
encore fait— et dit : — Maître, j'ai une communication à vous
faire.
— Eh bien ! parle, répondit Loïc distrait.
— Je ne puis le fairç ici. Il faut que vous vous laissiez conduire
par moi quelque part.
— Passe devant. Marche. Je te suis.
Le Sarrasin s'en alla aussitôt ù travers de grandes landes , éclai-
rées par une lune blafarde, au milieu des bruyères non frayées, du
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LE ROCHER D'UZEL. 31
sein desquelles se dressaient de grandes pierres blanches ressem-
blant à des croix.
S'approchant de l'une de ces pierres, qui sembla reculer devunl
lui, un Irou^ béant parut s'ouvrir sous les pieds de l'homme noir,
qui y descendit, immédiatement après avoir allumé une lanterne,
qui se trouvait cachée dans une cavité du mur.
Loïc, sans hésiter, descendit à son tour et suivit son guide dans
un souterrain glacial et h\(mide. Ils marchèrent d'abord dans la
boue noire, car l'eau coulait le long des murailles. Les chauves-
souri^s effrayées volaient en tous sens sur leurs têtes.
Bientôt ils montèrent plusieurs escaliers étroits et rapides, taillés
dans le roc, et arrivèrent enfin au milieu d'une grotte éclairée par
des feux- follets y et qui ressemblait à la demeure d'un alchimiste
ou d'an sorcier.
Il y avait des cornues, des alambics sur une table, une forge
dans un coin , des instruments de toutes sortes et de toutes formes
épars sur le sol. Des squelettes pendaient aux murs, de l'herbe aux
sorciers bouillait dans une marmite, des pépites d'or étaient sur un
fourneau, et des monceaux de pièces de métal brillaient çà et là.
Loïc , de plus en plus surpris, dit enfin à l'homme noir : — Ou
sommes-nous ici ?
— Dans une arrière-grotte du rocher^ d'Uzel.
— Chez qui ?
— Chez moi.
— A qui cet or ?
— A toi, si tu veux.
C'était la première fois qu'il tutoyait son maître.
— Qui donc es-tu ?
— Satan.
Loïc, un peu troublé à cette réponse, se remit cependant el
reprit : — Que veux-tu que je fasse de cet or?
— Porte-le au vieil avaréide Coëllogon, afin de devenir son
gendre.
— Qui l'a dit que j'aimais Jeanne ?
— Je l'ai deviné» *
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3^ .LE ROCHER d'UZEL.
Loïc de Kerdris contemplait ces tas d'or et, se disait : C'est vrai ;
avec cela je pourrais peut-être encore l'épouser.
— Quelles sont tes conditions ? dit en treoïblant le pauvre jeune
homme, qui supposait bien que le diable ne lui donnerait pas son
or gratuitement. ,
— Prends ces millions, répondit Satan ; fais-en ce que tu vou-
dras; mais épouse Jeanne, qui, dans dix ans, cessera d'être ta
femme, car elle m'appartiendra, et je viendrai la chercher ici, sur
le haut de ce rocher.
— Tais-toi, misérable ! Jeanne t'appartenir ! Oh ! jamais Jamais!
Garde ton or et laisse-moi sortir d'ici !
Satan toucha une pierre qui tourna aussitôt sur elle-même et
laissa pénétrer une bourrasque de vent. Loïc sortit par cette ouver-
ture et se trouva dans les grottes tonnues du rocher d'Uzel.
— Tu as huit jours pour réfléchir, lui cria le diable. Ce délai,
écoulé, je retourne dans mon empire. Toutes les nuits, je serai ici
à l'attendre ; réfléchis bien.
A partir de ce moment, le Sarrasin ne reparut plus au Plessix ;
mais Loïc le rencontrait, à chaque pas, dans ses promenades soli-
taires. Lorsque ce dernier songeait aux monceaux d'or de la grotte,
Satan lui apparaissait immédiatement, tantôt à califourchon sur un
talus, tantôt assis au pied d'un arbre, dans les clairières des bois,
ou bien encore , le soir, adossé aux pierres grises des landes. Par-
tout il le trouvait, presque au même instant, dans les endroits les
plus opposés.
VI
Le hasard voulut que Loïc et Jeanne se rencontrassent* dans la
campagne , à quelques jours de là. Tous les deux , instinctivement,
furent l'un à l'autre, sans oser lever les yeux. Tout à coup, Jeanne
se mit à fondre en larmes et voulut iftloigner. Loïc lui prit la main,
qu'il garda dans les siennes.
En voyant les pleurs de Jeanne tomber dans la poussière du
chemin ^ comme de grosses gouttes de pluie » il pleura à son tour
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LE ROCHER d'UZEL. 33
en lui racontant ses chagrins, ses souffrances, ses tortures et enfin
sa visite nocturne au rocher d'Uzel.
La jeune fille, tout d*abord effrayée de ce récit fantastique, se
remit promptement et dit à Loïc : Dieu qui nous voit ne permet-
trait pas que sa fille devînt la proie du diable. Accepte , Loïc ,'
puisque c'est le seul moyen qui nous est offert. Nous saurons, par
des prières, déjouer les projets du malin esprit.
Et les deux jeunes gens se quittèrent dans la crainte d'être
aperçus. ^
Lq journée parut longue à Loïc , qui , ce jour-là , ne rencontra pas
Satan , et fut obligé d'attendre la nuit.
L'heure tant désirée arriva enfin. Mais, lorsque le moment fut
venu , Loïc, épouvanté de l'engagement qu'il allait prendre , n'osait
plus avancer. Il se disait, pour ranimer son courage près de dé-
faillir : J)ix ans de bonheur ! c'est encore long et séduisant. Puis,
Dieu ne permettrait pas, comme l'a^ dit Jeanne, qu'une femme
pieuse et bonne devînt la proie du diable. .
Malgré tous ces raisonnements, il ne pénétra qu'en tremblant
dans les grottes du rocher, en se déchirant aux ronces et aux épines
qui obstruaient les abords.
Satan l'attendait. Que se passa t-il entre eux ? Ou l'ignore ; tou-
jours est-il que Loïc en sortit vieilli de plus de dix ans, les cheveux
presque blancs, mais Te dos ployant sous des sacs énormes.
Dès le malin, il se rendit chez M. de Coêtlogon, pour lui
apprendre ^u'il avait apporté dç Pales^ne un trésor immense, qui
lui permettrait d'acheter, s'il le voulait, les paroisses entières de
Guichen et de Pipriac, et il fit voir tant d'or au vieillard, que celui-
ci, ébloui, lui sauta au cou, l'appela son c cher gendre, » et con-
gédia le' galant qui avait ses entrées dmé la maison.
Le mariage se fit Irès-promptement.
tous XXIX (IX D& LA 3» SÉRIE).
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34 LE ROCHER d'uZEL.
VII
Les 'jeunes époux auraient été les plus heureux dil monde, sans
cette date néfaste, qui Tes préoccupait sans cesse.
Deux beaux enfants, nés de cette union, avaient seuls le privi-
lège de faire sourire leur père, de plus en plus alTecté à mesure que
les jours, les mois, les années s'envolaient ; — et le temps s'écoule
vite lorsqu'on craint de le voir fuir !
Jeanûe élait un peu plus calme. Elle pria son mari de lui faire
élever une chapelle sur l'un des coteaux qui avoisinent le bourg de
Saint-Malo-de-lPhily. Aussitôt qu'elle fut construite , elle la fil bénir
et mettre sous la protection de la Vierge K
La jeune châtelaine s'y rendait chaque jour, accompagnée dé ses
deux enfants, pour prier la mère du Christ de ne pas l'enlever à
ces deux êtres, qui avaient tant besoin d'elle. ^
Le moment terrible approchait toujours, et Loïc, aussi triste
qu'à son retour de la Terre-Sainte , recommença ses promenades ,
ses chasses el ses courses échevelées, jusqu'au jour où il aperçut
Satan, assis au pied des pierres blanches des landes. Alors il n'osa
plus sortir, de peur de le rencontrer.
Hêlas ! les dix années expirèrent..JeaRne, effrayée à son tour,
car elle aussi avait aperçu le démon rôdant autour du castel, s'en
alla de nouveau se jeter aux pieds de la Vierge, afin de la supplier
de ne pas l'abandonner dans un pareil moment.
Q^'on juge de son étonnement , de sa surprise, de sa joie, lors*
qu'elle vit la statue de Marie s'animer, descendre de l'autel, et
qu'elle l'entendit lui dire : — Jeanne, je viens à ton secours* Dans
un instant, j'aurai chassé le mauvais ange de la terre , et alors tu
pourras sortir d'ici sans aucune espèce de crainte.
* Celte chapelle , m*assura le batelier, se trouvait située à la même place que la
ctite chapelle de Notre-Dame du Mont-Serrat» que Ton voit aujourd'hui, et qui'%
âlé élevée par les soins de la famille du Bouexic. Le père Ballard m'aflîrma égale-
ment — ce qui n'est pas probable — qu'elle portait , dès cette époque , le nom de
Noire-Dame du Mont-Serrat i nom qu'il continua de lui donner dans son récit.
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LE ROCHER D*UZEL. 35
De la taille de Jeanne, et avec des vèlemenls identiquemenl
seniblables à ceux de la châtelaine, elle sortit de la chapelle et
regarda où pouvait être Satan. Elle Taperçut sur le haut du rocher
d'Uzel, qui la guettait, comme un hibou guette une souris. Il était
là, les bras croisés, qui la regardait venir d'un air joyeux.
Il ne se doutait pas du sort qui l'attendait.
Notre-Dame du Mont-Serrat descendit la montagnejusqu'au bord
de l'eau, détacha elle-même le bateau amarré au rivage et le
dirigea sur Tautre rive sans le secours de personne.
Le diable , émerveillé de son adresse , la regardait toujours.
Elle mit pied à terre et gravit doucement le rocher d'Uzel. Un
voile épais cachait son visage.
Arrivée presque au sommet du roc, elle releva son voile et étendit
le doigt vers le démon , d'un air menaçant.
En reconnaissant la mère du Christ, Satan jeta un cri de déses-
poir, de terreur et de rage. Pour fuir, il se transforma en serpent
et voulut se sauver dans les broussailles. Mais peine inutile : la
Vierge, aussi prompte que lui, lui mit le pied sur la tête, et
l'écrasa comme un vil reptile.
Elle revint ensuite, par le même chemin, dire à Jeanne, restée
en prières , de retourner près des siens pour les rassurer, les con-
soler et leur apprendre qu'ils étaient débarrassés de leur ennemi.
A partir de ce jour, la vie de cette pieuse famille s'écoula à bénir
leur bienfaitrice çt à distribuer en aumônes le trésor du diable.
Jusqu'au jour où le chemin de fer est venu faire abattre le rocher
d'Uzel, la cime élancée de ce roc représentait une Vierge. Tous les
paysans de la contrée vous l'affirment, et, si vous leur montrez
l'image de Ja Vierge, un serpent sous "ses pieds, tous vous diront
encore : C'est Noire-Dame du Mont-Serrat , écrasant le Sarrasin t
Adolphe Orain. .
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POESIE
LE PATINEUR
BALLADE
A OCTAVE DE ROCUEDRUNE
Le feu luit dans la cheminée,
Et sur la \itre un rayon clair ;
Par la porte capitonnée
Ne filtre pas un souffle d'air. ' ,
Qu'on aime entendre, de sa chambre,''
Au dehors frissonner décembre!...
Il a bon lit, foyer ardent :
Heureux est l'homme de Sedan!
Soulevant les rideaux de soie,
Il suit les caprices charmants
Du verre gelé , qui flamboie
Plu^ qu'un écrin de diamants.
Mais le feu , détruisant le charme,
De chaque fleur fait une larme.
Et le parC) au loin s'étendant ,
Se montre à l'homme de Sedan.
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LE PATINEUR. 37
Le sol est blanc; aux branches cFarbre
Le verglas, comme pour un bal,
A mis des guirlandes de marbre
Et des lustres de pur cristal.
Son âme rêveuse est saisie
De celte austère poésie, .
Et, du haut perron descendant,
Entre au parc l'homme de Sedan.
Le jour est long, la vie est dure,
Et l'exil fait trop de loisirs ,
Quand décembre vient sans froidure.
L'hiver, sans ses mâles plaisirs :
Salut, froid, par qui l'eau se glace,
L'eau qui du foyer nous délasse!...
Le ciel est bleu, l'air est mordant :
ce Glissons! » dit l'homme de Sedan.
Joyeux écolier en vacance,
Aux épaules un lourd manteau.
Vers le grand bassin il s'avance,
Suivi d'un valet du château.
« C'est plus beau que mil huit cent douze!...
» Oh ! si j'avais ma noble épouse!
» Quelle joute!... > A son confident
S'ouvre ainsi l'homme de Sedan.
Il marche d'allée en allée :
« Je veux , dit-il , soirs et malins,
» Fendre la neige immaculée
» Du soc courbé de mes patins,
1» Et, du lac remplaçant les cygnes,
» Dessiner d'onduleuses lignes... »
Le ciel est bleu, l'air est mordant':
Qu'il glisse, l'homme de Sedan.
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38 LE PATINEUR.
Et le fer à ses pieds se noue.
Le danger ne peut l'émouvoir !
Avec quelle grâce il se joue
Sur ce parquet, sur ce miroir!
Il va , vient, tourne à perdre haleine;
D'allégresse il a l'âme pleine...
Le ciel est bleu, l'air est mordant :
« Volons! » dit l'homme de Sedan.
Or, tandis qu'aux lacs d'Allemagne
S'ébat l'auguste patineur.
Le royaume de Charlemagne
Lutte contre le déshonneur.
Et s'épuise en efforts sublimes,
Pour ne pas rouler aux abîmes!...
. — On se repose en se rendant :
N'est-ce pas, homme de Sedan?
De noir se voilent sœurs et mçres ;
Chez nous, tout cœur gémit, tout œil
Est baigné de larmes amères ;
Chez nous, le feu, le sang, le deuil !...
En quatorze siècles, la France
Ne connut pas telle souffrance :
Elle râle et meurt!... Cependant
Il glisse, l'homme de Sedan !
Emile Grimaud.
Nantes, 2 janvier 1871.
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LE SOIFFLE DE DIEU
A FRÉDÉRIC MISTRAL
1
Oh ! comme le vent d'est mugit et tonne !... Il semble,
A ses coups furibonds, que toute l'île tremble*.
Le ciel est calme et pur; mais, sous le fouet de l'air.
Se tordant, écumant, au loin gronde la mer.
C'est ton adieu, mots noiry rude mois de novembre.
— Le soir n'éclaire plus que faiblement la chambre.
Au dehors le jour baisse, un jour croît au dedans,
Qui ne vient pas d'en haut, mais des tisons ardents,
Dont la flamme crépite et danse au fond de l'âtre ;
Et les meubles sont tei-nls de sa lueur rougeâtre.
Elle arrive affaiblie en un coin écarté ;
Là scintille toujours une pâle clarté.
Du cœur qui l'alimente humble et visible image,
A la Reine des cieux perpétuel hommage.
Blanche, sur un autel où blanchissent des lis,
La Madone se voile en $a robe à longs plis.
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40 LE SOUFFLE DE DIEU.
Profond est le silence, et plus la nuit augmente,
Plus le vent s'exaspère et le flot se lamente.
Dans un fauteuil antique, auprès du feu riant,
Une femme est assise, ou rêveuse^ ou priant.
Et, qui cherche, quand naît une pensée amère,
La croix du Dieu martyr ou Tautel de sa mère.
Les sillons du visage et les cheveux, tout blancs.
Montrent que cette tète a porté bien des ans.
Lorsqu'un assaut plus brusque ébranle la fenêtre,
Elle joint les deux mains, un frisson la pénètre.
Et sa lèvre murmure : « 0 mon fils ! 5 mon fils ! »
Et son regard mouillé va droit au crucifix.
Elle songe, entendant cette lugubre plainte,
A la France qu'écrase une effroyable étreinte ;
Elle songe au soldat, à l'enfant bien-aimé,
Dans les murs de Paris, si loin d'elle enfermé !
N'y restera-t-il pas — tant son bouillant courage
Méprise les périls — foudroyé par Forage ?
Et quand le jour luira, car il luira bientôt.
Où l'âme de sa mère ira vivre là-haut.
Lui, n'aura pas, pleurant sur sa funèbre couche.
Le suprême baiser que donnera sa bouche !
^ Éloignez ce calice, ô Maître en qui je crois ! »
Dît-elle, et ses regards ne quittent pas la croix.
Eh ces effusions l'heure avait suivi l'heure.
Des pas ont retenti dans la vieille demeure :
Tous les fervents chrétiens qu'abrite h maison.
Maîtres et serviteurs, viennent à l'oraison.
Cette chambre est pour eux comme le chœur d'un temple.
De ses yeux attendris la veuve les contemple,
^Entourant le prie-Dieu qu'ont usé ses genoux.
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LE SOUFFLE DE DIEU. 41
Mais une Toix s'élève, aux sons pieux et doux :
Pour tous s'adresse au ciel la plus jeune des vierges,
Devant la Vierge-Mère et sous l'éclat des cierges.
Comme un flot parfumé monte de l'encensoir,
Telle de ces cœurs droits la prière du soir
Vers Jésus et Marie, objets de leurs louanges.
S'exhale, et réjouit Dieu, les saints et les anges.
Les serviteurs partis : « Mère ! je vous défends, »
Dit le fils dont Païeule embrasse les enfants,
« De pousser plus avant cette pénible veille ;
» Que votre corps en paix jusqu'à Taube sommeille.
» Pourquoi rester ainsi, mère, auprès du foyer? »
•— « P.burla France et pour vous, mon fils, ja dois prier. »
Quand douze coups vibraient sur le timbre sonore.
Dans l'antique fauteuil elle priait encore.
Elle s'éloigne enfin de l'âtre qui pâlit ;
Mais son âme en dormant va prier dans le lit.
II
A cet instant, vers les étoiles,
Sous l'ombre des nocturnes voiles.
Comme une nef sortant du port,
Dans le mystère et le silence,
Un fier aérostat s'élance
Du milieu de Paris qui dort.
Protégé par Dieu, vole ! vole !
Car tu n'es pas un jeu frivole,
Courrier, frère de Talcyon •,,
Ca> à la patrie il importe
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42 LE SOUFFLE DE DIEU.
Que ceux que la nacelhe eraporle
Mènent au but leur mission.
Puisque autour de la capitale
Se i|oue une chaîne fatale,
Noire des engins de l'enfer ;
Que tout Français qui la traverse
Tombe soudain à la renverse,
Victime ou du plomb ou du fer ;
Puisque Paris est comme une île,
Que du monde entier Tonde exile.
Et d'où jamais vaisseau ne part ;
Nous saurons, barbare adversaire,
Tromper les griffes de la serre :
Au ciel tu n'as point de rempart.
Vous, que la barque aérienne
Enlève, ah ! que l'on se souvienne,
Messagers hardis, de vos noms.
Tout cœur de mère en soi les grave :
Les vents que votre audace brave
Sont plus cruels que les canins.
Votre rôle a d'austères charmes :
Combien ils vont sécher de larmes
Tous ces plis qu'ont baignés des pleurs!
Pays, las d'une attente affreuse,
Tu sauras si, moins rigoureuse,
La Victoire suit nos couleurs !
Colombes aux puissantes ailes.
Vous, nos traits d'union fidèles,
Planant sur nos sombres débals.
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LE SOUFFLE DE DIEU. 43
Vous reviendrez dire à nos frères
Nos destins heureux ou contraires,
Et saluer leurs grands combats.
En ce long et sanglant déluge
Où nous plonge le divin Juge,
Vous fendez l'air sans dévier :
La colombe du patriarche
Apporta moins de joie à l'arche.
Avec son rameau d'olivier.
Hais voici l'aube, encor douteuse.
Epanchant sa lueur laiteuse ; *
L'ombre^ décroît, le jour grandit ;
Les flambeaux de la nuit s'éteignent ; .
De pourpre et d'or les cieux^se teignent,
Et l'astre royal resplendit.
#
Glacés dans ces sphères si hautes.
Combien aux detix aéronautes
Il ritj ce beau rayon vermeil !
Ils vont, bercés par leur nacelle,
Comme par son lit qui chancelle
Un enfant, dans un doux sommeil.
Leur œil en vain sonde l'espace :
Quelle est la zone où leur vol passe?
De Paris sont-ils prêts encor?
Quel est ce bois? cette montagne ?...
— Le vent à travers la Bretagne
Les emportait en son essor.
De la colline et de la plaine.
Partout des bords de la Vilaine,
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44 LE SOUFFLE DE DIEU.
«
Au ballon montent des hourras.
Corame pour suspendre son aile,
Mères, sœurs, fils, chacun Tappelle,
Tendant son âme avec ses bras.
Sur Rennes un instant il plane,
Et passe... Oh ! sur Sainte-Anne
Sans doute il cherche à s'arrêter !...
Mais non ; Mère de la Madone,
Il vous fuit... Ah ! Dieu leur pardonne !
A la vague ils vont se jeter î...
Et c'est, de paroisse en paroisse.
Une clameur d'horrible angoisse ;
Et de tes côtes, Morbihan,
Vers le pauvre esquif du nuage.
Pour lui prolonger ton rivage.
Cent barques volent d'«n élan.
<
Là-haut qui peindra ce qu'on souffre!
. Sous eux, l'épouvantable gouffre.
Et le sourd râlement du flot !
Plus de terre, que l'Amérique !...
Un grain de sable d'Arxnorique
Reste pourtant... c'est un îlot.
s Aux cordages l'un d'eux s'élance :
Le fluide avec violence
Sort, délivré par le couteau.
Grand aigle dont l'aile est brisée.
Descendant comme une fusée.
Le ballon tombe au bord de l'eau.
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LE SOUFFLE DE DIEU. 45
m
Ils gisent au milieu des goémons et des pierres ;
Comme s'ils n'étaient plus, se ferment leurs paupières,
Et tel que d'un raisin meurtri par le pressoir,
Le sang de leur front coule. — Au plus prochain domaine
La foule, qui se hâte, en les plaignant les mène ; -
Et chacun de penser : % Ils vont mourir ce soir ! »
Ils ont les meilleurs lits, la chambre la meilleure.
Seule, une femme est la qui veille, et prie, et pleure.
Leur œil se rouvre enfin : quel sort leur est échu ?
« Dites-nous voire nom, vous, dont la tête -blanche
» Avec tant de pitié sur les blessés se penche !... »
— «- Je suis la mère de Trochu. »
IV >
Rendez grâces au ciel : non, ces aéronauies.
Ce n'est point le hasard qui les a faits vos hôtes :
C'est le souffle même de Dieu !
A ce vent qui troublait pendant la nuit votre âme :
« Conduis-les — ordonna le Maître — à celte femme,
-% En ce point de l'océan bleu. %
Et le vent fut docile, et ceux que, membre à membre,
Il rompit, sont couchés dans cette nnème chambre
Où naquit le premier enfant \ ,
Heureux ce noble toit ! heureuses vos entrailles !
Car, cet enfant, c'est lui qui garde nos murailles,
C'est \\Ày lui seul, qui nous défend !
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46 LE SOUFFLE DE DIEU.
Oui ! VOUS êtes, ô mère, entre toutes élue !
La France devant vous s'incline et vous salue,
Proclamant vos vertus en chœur :
Vous êtes celle-là que nomme TÉcriture,
Sage, humble, craignant Dieu, faible par la stature.
Mais forte et d'esprit et de cœur.
Pour diriger au bien votre chrétienne race.
Nul soin ne vous surprend, nul' ne vous embartrasse ;
Vous vous levez avant le jour.
' Oh ! qui dirait combien tous les vôtres vous aiment !
Oh ! qui compterait l'or qu'en tous lieux vos mains sèment,
Femme de foi, d'espoir, d'amour !
Lorsqu'il liait votre âme, en la créant bretonne,
A ce récif étroit où la vague moutonne.
Dieu concevait un grand dessein :
— Il oppose par vous la justice à la force,
La franchise à la fourbe, et Belle-Ile à la Corse ;
Dieu chasse un lâche et prend un saint.
Comme il vous récompense au bord de votre tombe !
Mot^e honneur survivra, si noire droit succombe :
Paris lave Sedan et Metz.
Votre fils nous arrache à cette boue immonde ;
Le nom pur quïl vous doit et qu'admire le monde.
Voire nom ne mourra jamais.
Emile Grimauo.
Nônles, 22 décembre 1870.
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A LA FRANGE
Lève ton front sanglant et montre ta blessure,
Mère! nous sommes prêts pour de nouveaux combats;
Lance un dernier appel avec une fui sûre
A ton Dieu dans le ciel, à tes fils ici-bas.
Sois fière des enfants issus de les entrailles;
Tous ont ta flammo au cœur et feront leur devoir;
Pussions-nous perdre encor mille et mille batailles, '
Tu peux garder, ô France, un invincible espoir!
Frappe d'un pied certain notre terre héroïque ;
Des soldats en sont nés ! Vois-les tous accourir...
Sous les chênes bretons, sous les palmiers d'Afrique,
Tous ayant fait serment de vaincre ou de mourir ;
Tons égaux par l'honneur, ouvrier, gentilhomme.
Matelot, laboureurs soulevés des sillons.»..
Et deyant eux, le prêtre, armé du Dieu fait homme,
A la mort des martyrs conduit leurs bataillons.
Les mères et les sœurs, pâles, mais sans murmures.
Serrant le havre-sac travaillé de Feurs doigts^
Bouclent aux flancs des fils ces rustiques armures,
Et revêtent leurs fronts du signe de la croix. .
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48 A LA FRANCE.
Les vieux pères courbés, qui maudissent leur âge,
Donnant leur dernier souille aux efforts belliqueux,
Vont porter leurs brancards sur les champs du carnage,
Pour ramasser leurs fils ou tomber avec eux.
Un deuil vaillant, assis^ au foyçr de famille.
Unit le saint travail à ses saintes douleurs ;
Pour les chers combattants, l'infatigable aiguille
Court avec la prière et se mouille de pleurs.
Ainsi, d'humble courage et de vertu secrète
Un muet sacrifice est offert en tout lieu....
'Femmes, ne pleurez pas! la palme est toute prête
Ces hommes sont martyrs , s'il est un juste Dieu.
Croyons à la vertu du noble sang qui coule.
Au pouvoir des soupirs lancés avec ardeur ;
Ces victimes de choix qui se donnent en foule,
Ainsi que ton salut assurent ta grandeur.
Tu resteras la France et la tête du monde,
Le vrai peuple choisi pour montrer le chemin.
Le peuple fraternel en qui l'amour abonde,
Ouvrant à tous son cœur et sa loyale main.
Car ton génie, à toi , c'est l'humanité même ,
L'âme du Dieu martyr saignant sUr ton autel ;
Accepte avec orgueil cette lutte suprême,
Peuple , sois patient , je te sais immortel !
Tourne-toi vers le Christ, trop oublié naguère.
Ce Dieu des chevaliers et non des conquérants,
Qui l'employa mille ans à ses Gestes de guerre. • •
Pour son œuvre de paix ^ il a besoin des Francs..
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A LA FRANCE. 49
Si tu cessais un jour de marcher la première ,
' Si lu manquais au- Dieu qui l'aime et le conduit,
Si les ombres du Nord étouffaient la lumière,
C'est que le genre humain rentrerait dans la nuit.
Poursuis donc ce combat sans haine , mais sans crainte ;
^ Puisqu'il est à l'amour, l'avenir est à toi !
Seule et sans alliés, poursuis ta guerre sainte;
Car nul ne t'aidera, pas mieux peuple que roi.
Qu'ils gardent donc leur sang et que Dieu seul t'assiste ;
Qu'ils rêvent ta dépouille et te raillent entre eux ;
Nul sang n'est assez pur , dans l'Europe égoïste ,
Pour couler près du tien sur ton solgénéreux.
Tu le donnais à flots pour le salut des autres.
Ce sang qui fait germer partout la liberté ;
Mais il en reste encore à les soldats apôtres ,
Pour toi , pour la justice et pour l'humanité.
Combats loyalement ces armés déloyales,
Ces sauvages piHards au cœur sordide et froid,
Et montre aux nations, tes jalouses rivales,
Où sont les vrais soutiens de l'honneur et du droit.
Tandis qu'il va, ce roi, ce lâch^ incendiaire,
Ecraser les berceaux et les femmes en deuil,
Toi , peuple, à |es vaincus tends la main, sans colère ;
Sois grand par la pitié, comme lui par l'orgueil.
Qu'il entasse ton or dans ses fourgons avares ,
Qu'il enfoncé en ta chair ses ongles de vautour. . .
La terre est aux plus doux et non aux plus barbares :
Tu la posséderas, France, à force d'amour.
TOME XX (IX DB LA 3e SÉRIE). 4
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50 A LÀ FRANCE.
En vain tu vois périr tes villes embrasées
Et tes plus nobles fils égorgés dans tes bras ;
Quand tu t'affaisserais sur tes armes brisées ,
N'abdique pas l'espoir. ... tu te relèveras !
Des malheurs surmontés tu sortiras plps forte y
Libre des corrupteurs et d'un chef criminel ,
Pauvre, mais fière et pure 0 ma France, qu'importe
La fortune d'un jour ? ton cœur est éternel.
Tu répandras encor ta chaleur qui déborde.
Aux droits des opprimés fidèle sans retour;
Toi seule , tu sais vaincre avec miséricorde :
Tes vainqueurs de hasard l'apprendront quelque jour.
Tu verseras encor sur tous ces peuples sombres
Tes sereines clartés et ta vive raison;
Par toi l'idée en feu s'échappera des ombres
Où ces pesants rêveurs la tiennent en prison.
Sans toii lucide esprit et sans ton doux génie ,
Confus et divisés par des murs ténébreux,
Ces peuples incertains et privés d'harmonie.
Comme autour de Babel, s'ignoreraient entre eux.
Au fraternel concert c'est toi qui les engagé;
Le jour se fait pour eux quand ta parole a lui ;
Ils se comprennent tous en ton heureux langage,
Clair comme le soleil et fécond comme lui.
Tu ne tariras pas, ô source de lumière;
Tes flots soulèveraient la pierre du tombeau!
Jamais de tes splendeurs, de ta liberté fière.
Ces barbares obscurs n'éteindront le flambeau.
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A LA FRANCE. 51
Tu vaincras ! Dieujte garde une ère magnifique;
Mon indomptable foi me î'a su découvrir.
L'amour à ton enfant donne un cœur prophétique :
Va! je le sentirais, si tu devais mourir.
Je ne suis qu'un poète inhabile^aux batailles ,
Mais toù nom prononcé m'enivre et me rend fort;
Ta grande âme palpite au fond de mes entrailles;
J'ai vécu de ta gloire et mourrais de ta mort.
Je vois ton pied , posé sur la bête cruelle,
Ecraser d'un seul coup tant de rois scélérats...
J'en jure par le Dieu qui t'a faite immortelle,
Ne désespère point, ma mère, tu vaincras!
Victor de Laprade.
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AUX HELLENES
QUI VIENNENT COMBATTRE POUR LA FRANGE
A M. GENNADIOS.
Allez, fils des Hellènes, délivrer la patrie, les
femmes, les enfants, les temples des dieux, les
tombeaux des ancêtres. Voici la lutte supsême.
Eschyle. (Les Perses.)
Est-ce que nous ne sommes pas tous venus
mourir pour la France?
{Paroles d*un volontaire grec.)
Allez, fils de la Grèce, et soyez un exemple
A ces peuples ingrats , sauvés par notre sang ;
D'un regard lâche et froid l'Europe nous contemple,
Et vous venez pour nous mourir au premier rang.
Vous seuls vous souvenez des œuvres de la France,
Lorsque chacun l'oublie , ou l'insulte en son deuil ;
Vous seuls vous prononcez le mot : Reconnaissance !
A le dire bien haut vousmettez votre orgueil.
Soyez bénis! venez, ô généreuse race.
Vous de la liberté les plus anciens soldats*
Vous seuls sous nos drapeaux méritez une place,
Enfants de Thémistocle et de Léonidas.
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AUX HELLÈNES. 53
Passez calmes et fiers, et brillez dans nos villes
Comme un rayon de gloire à travers nos malheurs ;
Et tombe? avec nous, héros des Thermopyles,
Tels que vos grands aïeux, et ceints des mêmes fleurs.
Peuple orné par le ciel de ses dons les plus rares ,
Peuple chez qui la Muse eut son premier autel ,
Enseignez-nous, ô Grecs, à chasser Jes Barbares;
Montrez-nous comme on meurt pour renaître immortel.
Guerriers que mon enfance admirait avec larmes,
Salut, ô Nikitas, Canaris, Botzaris !
Je reconnais vos fils et je baise vos armes;
Athènes vous devait à sa fille Paris.
Venez d^ tous ces lif ux dont nous vint la lumière.
Où le jour s'est levé pour tout le genre humain ;
Et des Huns ténébreux, sauvez, peuple d'Homère,
Le flambeau du progrès remis à notre main !
Dussiez-vous y périr, votre gloire est certaine ;
Chacun de vos exploits au loin sera conté ;
Lorsqu'on dira vos noms dans Sparte et dans Atbène ,
La France répondra : « Mort pour la liberté ! »
Deux nations, deux sœurs par les hautes pensées,
Mères de la pitié , mères des douces lois ,
Préparent à ces morts des couronnes tressées
Du laurier de l'Attique et du chêne gaulois.
* Et vous, soyez témoins! vous leurs divins ancêtres,
Du haut du Parthénon regardez jusqu'à nous;
Vous que l'esprit humain aura toujours pour maîtres,
Et saluez vos fils... ils sont dignes de vous !
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54 AUX HELLÈNES.
Ils tiennent de vous seuls ces généreuses flammes,
Poètes souverains, guerriers, sculpteurs, penseurs;
Vous avez fait leurs corps aussi beaux que leurs âmes ,
Et vous nous les donnez, maîtres, pour défenseurs.
0 Grecs ! mon humble voix par les pleurs étouffée.
Vous dit trop mal nos cœurs, nos vœux reconnaissants ;
L'alouette gaulcfise aux cygnes de l'Alphée
Adresse de trop bas ses saints impuissants.
Mais, là-haut, dans l'éther, loin du monde éphémère
Que souillent ces tyrans, promis aux coups des dieux.
Dans les champs éternels peints par le grand Homère,
Je vois se rencontrer deux groupes radieux :
Ils sont là tous, Bayard , Turenne, Ulysse , Achille,
Platon et Phidias, et Lamartine aussi !
Et, devant eux. Corneille a pris la main d'Eschyle,
Le salue et l'embrasse en lui disant... merci !
Victor de Laprade,
De TAcadémie française.
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s. A. R. MADAME
DUCHESSE DE BERRY
M. Thiers esl, dit-on, surtout un homjne de bon sens. Je ne sais
si, en celte occasion, il en fit preuve ; il sacrifia certainement la
morale et" l'honneur du gouvernement qu'il comptait servir, et en
cela il alla contre Tintérèl de la dynastie de son choix. Ces marchés
sont lourds à porter devant les générations ; néanmoins, ce mar-
ché fut proposé, accepté et conclu. M. Thiers, prétend Deutz, qui
seul a pu jusqu'ici nous révéler ce mystère, me présenta un malin,
dans son cabinet, un homme, dévoué comme moi, me dit-il, au gou-
vernement de LouiS'Philippe, et qui avait déjà eu Toccasion de
rendre à la nouvelle dynastie plus d'un service ; cet homme, qui
portait le ruban rouge à sa boulonnière, s'exprimait avec facilité,
avaft de bonnes manières et l'usage du monde, était M. Joly, que
je ne savais pas alors attaché à la police. C'était lui qui, sous la
Restauration, avait arrêté l'assassin du duc de Berry ! *
Deutz, parti seul de Paris, sous le nom d'Hyacinthe de Gonzague ,
avec un ancien passeport signé du cardinal Bernelli, retrouva à
* Voir la livraison de décembre, pp. 466-473.
* Arrestation de Madame, par Simon Deutz.
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56 s. A. R. MADAME, Dl)CHESSE DE BERRY.
Angers Thomme de police Joly; ils se parlèrent et se quittèrent
pour se retrouver à Nantes, où ils arrivèrent, l'un Joly, en poste,
l'autre, Deutz, parle bateau à vapeur. La promise personne que ce
dernier trouva sur le quai, en débarquant, fut encore Joly,^ui, ne
le perdant pas de l'œil et le surveillant, le suivit jusqu'à l'hôtel de
France. « Vous êtes attendu, ce soir même, à la préfecture, lui dit-
il, mais vous allez, dès maintenant, me reipetlre le paquet dont
vous êtes chargé pour Madame. « Je le lui remis, continue Deutz,
historien de sa propre infamie; il contenait vingt-six lettres, la
plupart, me dit-on, du roi Charles X, des membres de sa famille,
de plusieurs princes étrangers. »
En attendant l'heure du rendez-vous à la préfecture, Deutz alla
voir une Madame P..., parente de M. Jauge, banquier de Madame.
S'étant vanté d'avoir des lettres à remettre à la princesse, cette
dame dit malheur-^usement qu'il serait peut-être possible ^e les lui
faire parvenir.
L'heure étant enfin venue, Deutz se rendit chez le préfet. C'était M.
Maurice Duval, homme actif, énergique, ayant, dit-on, du talent,
assurément propre à l'œuvre pour laquelle on le destinait. Deutz en
fait le plus grand cas.
M. Maurice Duval, ayant encore besoin de deux ou trois jours,
"pour ordonner les dernières mesures jugées indispensables, engagea
Deutz à visiter les environs. Celui-ci partit pour Paimbœuf; mais^
<ic assiégé par mille et mille pensées^ tourmenté par l'inquiétude,
fatigué de l'inaction, » ifn'y put rester que deux jours, et il arriva
de nouveau à Nantes, impatient de livrer...
Cependant Deutz ne savait où était Madame, ni comment la dé- '
couvrir. Son instinct de traître le conduisit à la cathédrale. Il de-
manda à parler au curé. C'était précisément ce prêtre, qui, par un
excès de prudence, avait obligé la princesse à se réfugier chez M^ies
du Guini. Cette même prudence, bien inspirée cette fois, conduisit
M. l'abbé Audrain à se défier de celui qui, avec un flot de paroles
pieuses, venait vers lui pour le surprendre. Il le reçut fort mal, le
traita d^envoyé du gouvernement, et « s'oublia, nous dit Deutz, jus-
qu'à m'injurier ; je crus que j'étais trahi ( !! ), mais, sans me déeon"
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s. a; r. madame, duchesse de berry. 57
cerler, je fis lêle à Torage : à Temporleraenl j'opposai du sang-froid,
aux injures, des raisons, et, si mes efforts pendant cinq quarts
d'tieure ne purent le ramener, du moins je le laissai dans le doute
et l'incertitude, et je n'en voulais pas davantage. » M^ep., chez la-
quelle Deutz alla ensuite, ne le reçut guère mieux, mais consentit
néanmoins à se charger des lettres qui devaient être remises à la
princesse. Elle les porta à M°»e de la Ferronnays, sœur de l'ancien
ministre, laquelle était supérieure des dames de la Visitation. M™«
de la Ferronnays refusa tout d'abord le rôle d'intermédiaire qu'on
lui offrait. Deutz, rebuté partout, et ignorant la présence de Madame
à Nantes, se décida à reprendre la poste pour Paris ; M. Maurice
Duval lui signa son passeport.
Cependant les amis de Madame n'a^iienl pu ni dû lui cacher les
pas et démarches d'un, homme se disant porteur de lettres nom-
breuses, à elle adressées. La princesse voulut voir ces lettres.
Prêt à repartir pour Paris, Deutz se promenait de long en large
sur la place Graslin, en face de Thôtel de France, attendant que les
chevaux fussent -attelés à la voiture, lorsqu'il fut abordé par une
dame, qui, sans s'arrêter, lui dit en passant : « Je crois que c'est
vous que je cherche : n'êtes-vous pas M. de Gonzague ?
— » Oui, eh bien ?
— > Béni soit Dieu ! M^^o p. vous attend avec impatience ; allez
lavoir de suite. »
a Quelques minutes après, continue Deutz, j'étais chez*M»o« P. Elle
s'excusa d'abord de sa méprise, puis me montra une lettre de U^^
de la Ferronnays, dans laquelle cette dernière lui disait qu'elle élait<
désolée de la réception que m'avait faite le parti carliste, et que, sur
les rapports qui lui étaient parvenus. Madame m'avait reconnu et
avait témoigné le désir de me voir. Cette fois, M^no la supérieure de
la Visitation ne refusa plus de se charger de ma correspondance.
Elle la transmit saps délai à Madame, et celle-ci m'adressa presqu^
immédiatement un billet de sa main : c'était l'indication d'une au-
dience pour le mercredi, 28 octobre, à six heures du soir : « Un
hemme, auquel vous pouvez vous confier, ajoutait-elle, viendra vous
prendre à cette heure et vous servira de guide auprès de moi. i>
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58 s. A. R. MADAME , DUCHESSE DE BERRY.
Hélas! oui! sans partager cette confiance, queDéutz se vante
d'avoir inspirée et qu'il n'inspira jamais à personne, sinon à Ma-
dame, on fut obligé de l'introduire. Madame, ayant lu les lettres,
avait voulu voir l'honome qui les avait apportées. A cette nouvelle,
l'alarme fut grande. En vain M. l'abbé Audrain, d'une part, M^ie de
laFerronnays, de l'autre, pressèrent mes tantes, pour que la prin-
cesse ne donnât pas suite à ce projet ; en vain Mii«s de Kersabiec
prièrent Madame de renoncer à celte entrevue, assurant que
toutes les personnes qui avaient vu M. de Gonzague affirmaient
que ce ne pouvait ^tre, que ce n'était qu'un traître : on ne put rien
obtenir. Ne sachant plus quoi faire, et connaissant la réelle affection
que S. A. R. avait pour Petit-Paul, on tenta ce dernier moyen.
.Petit-Paul, toujours souffrant ée la chute de cheval faite dans la fo-
rêt de Rocheservière, se traîna chez M^^es du Guini, et spgplia
JtfADAME de céder à ses craintes, aux craintes de tous ses amis : la
princesse fut inflexible ; Petit- Paul, tomb&ntà genoux, osa insister...
Madame alors se fâcha, et dit qu'on paraissait vouloir peser sur ses
décisions. Il ne restait plus qu'à obéir ; on obéit.
Deutz, en possession de son billet d'audience, courut le montrer
à Maurice Duval et à Joly. On se félicita, et l'on convint que l'homme
de police, avec quelques agents, appostés non loin de l'hôtel où
Deutz était descendu, le suivraient à distance, et que six cents
hommes, consignés dans leur caserne, se tiendraient prêts à mar-
cher, au premier signal. Le 28 octobre arriva enûn.
Il était sept heures du soif, lorsque l'homme annoncé par Madame
se présenta. Cet homme paraissait ivre ; Deutz en fut surpris; néan-
moins, il ne s'agissait pas de faire le difficile : se laissant donc pren-
dre par le bras, il s'abandonna ti son étrange londucfeur. Cet homme
ivre ne l'était pas : c'était M. Alexandre du Guini, le frère des hô-
tesses de Madame, l'homme, assurément, le plus loyal et le plus dé-
voué à Dieu et aux hommes qui existât. C'est lui qui devait ainsi
conduire au but ce juif, doublement traître, puisque Deutz, on lésait,
après avoir abjuré le judaïsme, y était déjà revenu, quoique faisant
ostensiblement profession de catholicisme et de ferveur. M. du Guini,
contraint d'obéir, jouait l'homme ivre, voulant, par suite de nom-
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s. A. R. MADAME, DUCHESSE DE BERRY. 59
breux tours et détours dans les rues, les ruelles, les portes, les al-
lées de la vieille ville mal éclairée, tellement embrouiller les sou-
venirs de H. de Gonzague, qu'une fois laissé seul, ce decnier ne pût
retrouver dans sa mémoire les mille et un sentiers du labyrinthe.
Il y réussit au delà de ce qu'il souhaitait, car il dépista même les
agents.de police de Joly, dont il ne se savait pas suivi, et dont pas
un ne put conserver ses traces. .
, Parvenu chez Mi^»» du Guini, Deutz n'aperçut, d'abord, que M. de
Mesnard ; il demanda la princesse ; on lui répondit qu'elle n'était
pas encore arrivée, qu'on Fattendait, d^un moment à l'autre. En ef-
fet, Son Altesse Royale entra, quelques instants après, portant des
souliers poudreux, et avec toute l'apparence d'une peîscfnne qui
vient de feire une longue course. L'accueil que Madame fit à Deutz
fut si plein de bienveillance et de confiant abandon, que le misé-
sable en fut bouleversé. — « Me voici, mon cher Deutz, » lui dit-
elle. A ces mots, continue celui-ci, je me sentis faiblir; un nuage
s'étendit sur mes yeux, et je me trouvai mal. Alors, avec celte bonté
qui lui était naturelle, Madame m'approcha elle-même une chaise,
en ajoutant : <l Remettez-vous, mon ami. »
> Ce ton, cet accent, cette prévenance, me pénétrèrent, et je me
surpris, un moment, élevant des doutes sur la nécessité de son ar-
restation. i> Réflexions faites, Deutz « retrouva toute sa fermeté, et
Madame eût été arrêtée sur l'heure, si M. Joly, au milieu de l'obscu-
rité d'une nuit froide et pluvieuse, n'eût perdu ses traces, d
Le conseil des minisires se réunissait presque tous les soirs, at-
tendant avec anxiété des lettres de Nantes. Deutz, de retour à son
hôtel, le 28 octobre à 10 heures du soir, écrivit à ces Excellen-
ces : « Je sors de chez Madame. » On expédia en hâte, à Paris, un
courrier, porteur de celte grande nouvelle.
Cependant Deutz, quoique ayant vu Madame, ne savait où la re-
trouver pour la faire saisir ; c'était un insuccès ; il ne se décou-
ragea pas. Impatient d'en finir avant la prochaine ouverture des
chambres, il sollicita une nouvelle audience : a En présence de
tant de grandeur et d'infortune, écrivait-il, j'ai oublié de,lraite|'
avec Madame une question du plus haut intérêt, t»
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60
Les supplications se succédèrent alors près de la princesse, afin
qu'elle refusât ; ce fut peine perdue. Madame, persistant dans une
confiance que rien, hélas ! ne justifiait, fit savoir à Deutz, trois jours '
après cette demande, qu'en se présentant à l'hôtel du Guini, il y
trouverait ses ordres et une direction.
Le billet, parait-il, indiquait cinq heures. <r Je nfe hâtai, poursuit
Deutz, d'en informer MM. Duval et Joly. Nous décidâmes que l'on
ferait prendre les armes à toute la garnison, et que, pour ne pas
exciter de soupçon, on prierait le général commandant la division
militaire, d'ordonner pour le 6 une grande revue, de la prolonger
jusqu'à cinq heures, puis de faire rentrer les troupes dans leurs ca-
sernes, et de les y consigner, dans l'attente de l'événement ; que,
de mon côté, j'irais à quatre heures et demie au rendez-vous, et que
si, à cinq heures, je n'avais point envoyé de contre-ordre, on inves-
tirait la maison des demoiselles du Guini. Toutes ces mesures, en-
veloppées du secret jusqu'au dernier mdmenl, furent ponctuelle-
ment exécutées, et les autorités administratives et militaires rivali-
sèrent de zèle et de dévouement. »
La confiance absolue de Madame envers Deutz, surtout le mépris
qu'elle fit de toutes les craintes manifestées autour d'elle par ses
Garnis les plus dévoués, ont cela de très-particulier, qu'ils contras-
tent davantage avec un des traits spéciaux du caractère de la prin-
cesse. Madame était très-italienne, on a pu déjà le remarquer et je
l'ai dit ; elle avait de son pays la foi vive et aussi les superstitions;
tout devenait pour elle matière à pronostics : c'est- ainsi qu'elle
s'était mise à attacher une grande importance à la possession d'une
petite épingle, dont elle se servait pour attacher je ne sais plus
quelle pièce de son costume, ce Si je la perdais, disait-elle souvent,
vous verriez qu'il m'arriverait quelque malheur. » Or, Madame
perdit son épingle dans ces jours mêmes. Deux jours avant, le 6,
"TMadame eut un rêve, dont elle rendit compte à Mii« de Kersabiec ?
« Croiriez-vous , Stylite, lui dit-elle, que j'ai vu cette nuit un
affreux singe, qui m'a poursuivit)? Enfin j'ai pu l'éviter; mais
rêver singe est mauvais signe, » — « Comment, lui répondit ma
tante. Madame peut-elle altacher de l'importance à un rêve? » —
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s. A. R. MADAME, DUCHESSE DE BEBRY. • 61
Le lendemain,* même confidence : la princesse avait revu le singe,*
et l'avait encore évité. M"« de Kersabiec fit encore la même ré-
ponse. Enfin, le 6 au matin. Madame , for.t agitée , s'écria en aperce-
vant sa compagne : « C'est affreux ! Le croiriez-vous, Stylile? ce
singe m'a , comme les nuits précédentes, poursuivie, et, cette fois,
il m'a décoiffée !» — « Bah ! répondit ma tante, ce n'est, après
tout, qu'un rêve ! »
La veille du jour où il se rendit chez Madabœ, Deutz passa chez
W^^ P., qui avait reçu de M. Jauge, son parent, deux lettres sous
enveloppe, avec cette suscription en anglais : Donnez les lettres ci-
incluses à notre ami. Deulz, se reconnaissant en cet « ami, » rompit
le cachet de Fune d'elles; mais, « ne reconnaissant, assurent- il, ni
récriture , ni la signature , » il supposa que ces lettres étaient pour
Madame.
Deutz, fidèle au rendez-vous, se trouva, le 6 novembre, à quatre
heures e\ demie, chez M"esdu Guini. S'inclinant devant la prin-
cesse, il lui présenta, en s'excusant de son indiscrétion, la lettre
qu'il avait décachetée. « Oh ! lui dit Madame en l'interrompant, je
n'ai pas de secrets pour vous ; je vais lire cette lettre en votre pré-
sence. » En même temps, à l'aide dé réactifs, elle fit paraître les
caractères, tracés en encre sympathique. L'une de ces lettres était
de M. Jauge, qui la prévenait de se tenir sur ses gardes. « Je sais,
lui disait-'il, de source certaine, qu'un homme, posséclant t^oute la
confiance de Madame, l'a trahie et vendue à M. Thiers pour un^
million. » La princesse , jetant avec insouciance cette lettre sur la
table placée près d'elle, regarda Déutz en souriant et lui dit:
« Vous avez entendu, ifnonsieur Deutz : c'est j)eut-ètre vous? » —
Et je lui répondis sur le même ton : « C'est'possible ! »
A peine entré dans la maison, Deutz avait reconnu les lieux, où
déjà , une première fois, il avait été reçu ; il ne douta plus dès lors
que Madame ne demeurât dans cette maison. Abusant de la bonté
de sa victime, il lui débita, d'un ton pénétré, tout un roman sur
les choses dont il avait oublié, dit-il, à une première entrevue, de
rendre compte, saisi qu'il avait été du spectacle d'une si grande
infortune^ supposée avec un si grand courage. Il termina par les
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62 s. Â. R. MADAME, DUCHESSE DE BERRY.
expressions les plus ardentes et les plus passionnées de son dévoû-
ment pour la cause que Madame était venue défendre , et il flatta
longtemps et habilement la pauvre mère, en lui parlant de « son
cher Henri » et de « sa bonne Louise. »
Cette audience ayant durç une heure, Deutz se retira, non sans
JQter en passant un coup d'œil dans la salle à manger entr'ouverle.
Il y compta sept couverts. Or, M^es du Guini habitaient seules leur
hôtel; donc, Madame devait dîner là. Deutz courut d'un trait chez
le préfet et lui fit part de son entrevue et de ses remarques , le
priant de se hâter, afin d'arriver au milieu du repas et de ne pas
manquer la princesse, au cas où celle-ci, ne demeurant pas dans la
maison, se retirerait tout de suite après. Maurice Duval se rendit
aussitôt chez le général comte d'Erlon, après avoir, au préalable,
consigné Deutz dans l'arrière-cabinet de la préfecture, où il le fit
garder à vue par un homme de la police, qui ne devait pas le quit-
ter, pendant tout le temps que l'on s'assurerait de la vérité de ses
dénonciations. Le général d'Erlon envoya immédiatement des or-
dres au général Dermoncourt , et l'investissement de 4'hôtel du
Guini commença.
« Un assez grand déploiement de forces était nécessaire, pour
deux raisons : la première, parce qu'il pouvait y avoir révolte par-
mi la population; la seconde, parce qu'il fallait cerner un pâté
tout entier de maisons; en conséquence, douze cents hommes, en-
viron, furent mis sur pied ; depuis le matin, ils avaient l'ordre de
se tenir prêts. »
» Les deux bataillons, continue le général Dermoncourt, â qui
j'emprunte ces renseignements précis, les deux bataillons se divi-
sèrent en trois colonnes, dont je pris le commandement, accom-
pagné du comte d'Erlon et du préfet, qui dirigeait l'opération. La
première, conduite par le commandant de la place, descendit le
cours, laissant des sentinelles jalonnées le long des murs du jardin
, de l'évèché et des maisons contiguês, longea les iossés du château
et se trouva en face de la maison du Guini où elle se déploya.
j( La seconde et la troisfème colonne, à la t&te desquelles je m'é-
tais mis, se dirigeant par la rue de TEvèché, traversèrent la place
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s. Â R. MADAME, DUCHESSE DE BERRY. 63
Saint-Pierre et se divisèrent là : Tune, à la tête de laquelle j'étais,
descendit la Grand'Rue, fit coude par celle des Carmélites et vint
rejoindre, par la rue Basse-du-Cbàteau, la colonne commandée par
le colonel Simon Lorrière.
> La troisième, après que je l'eus quittée, descendit directement la
rue Haute-du-Château, et vint, sous la conduite du colonel Lafeuille,
du 56% et du commandant Viaris , rejoindre les deux autres et se
réunir à elles , en face de la maison du Guini. Ainsi , l'investisse-
ment fut complet.
T> Il était environ six heures du soir; la nuit était belle. A tra-
vers les fenêtres de l'appartement où elle était, la duchesse voyait,
sur un ciel calme , la lune se lever, et sur sa lumière se découper,
comme une silhouette brune, les tours massives, immobiles et
silencieuses du vieux château. Il y a des moments où la nature
nous semble si douce et si amie, que l'on'ne peut croire qu'au mi-
lieu de ce calme un danger veille et nous menace. »
Madame, d'ailleurs, avait, ce soir^là, le cœur joyeux : elle don-
nait à dîner, et c'était chose rare, si rare, que semblable aubaine
était devenue une véritable fête pour la recluse. Mon grand-père
devait être transporté, vers ce temps, à Blois pour y être jugé ;
M"« Céleste de Kersabiec se disposait à l'y accompagner, La prin-
cesse, qui avait pris et qui prenait toujours tant d'intérêt à cette
affaire, voulut qu'avant de partir, ma lante vînt causer et faire un
dernier repas avec elle, a: Sœur grise, lui avait-elle dit, vous vien-
drez dîner avec moi, le 4 novembre; c'est la Saint-Charles, jour de
ma fête : nous boirons à ma santé, et aussi à votre père. Amenez
Louise avec vous. » Louise était M"^^ la baronne de Charette. Ma
tante fit observer que précisément, parée que le 4 novembre était la
Saint-Charles, il faudrait prendre plus de précautions ce jour-là
que les autres; que le mieux serait peut-être de renoncer à cette
fête. « Non, non, dit Madame; seulement, au lieu du 4, venez le
6. » Voilà paurquoi, le 6 novembre, Deutz, en s'en allant, put
compter sept couverts dans la salle à manger.
Mlle de Kersabiec et W^^ de Cbarette^ venaient de franchir le seuil
de rhôt^ du Guini, e^, en attendant le dîner, causaient gaiement
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64 , * s. A. R. MADAME, DUCHESSE DE BERRY.
près du feu avec la princesse, lorsque M. Guibourg, s'approchant
de la fenêtre, vit reluire les baïonnettes, et s'avancer vers la mai-
son la colonne conduite par le colonel Simon Lorrière. « Sauvez- ~
vous! sauvez- vous! Madame! s'écria-t-il à l'instant; sauvez-vous!!»
— Madame se précipita sur l'escalier qui conduisait aux mansardes;
Mlle Stylite de Kersabiec, MM. de Mesnard et Guibourg la suivirent;
Mlles du Guini, Mn® Céleste de Kersabiec et M«»e de Charetle res-
tèrent près du feu, calmes à l'extérieur, mais, au fond, le cœur
plein d'angoisses.
C'était dans la mansarde qu'occupait Madame que se trouvait la
cachette : la cheminée, au lieu de tenir au mur de la maison, était
appuyée sur un mur de refend, élevé à peu de distance du pre-
mier; Pespace vide présentait, en largeur, environ quatre pieds; en
profondeur, quatorze pouces ; en hauteur, cinq pieds deux ou trois '
pouces. Une plaque de cheminée mobile^ de douze pouces sur dix
et montée sur des gonds, en fermait l'entrée. Ce n'était qu'en se
tratnant sur le foyer qu'on pouvait pénétrer dans le réduit. Comme
la hauteur n'était pas partout la même, on ne s'y plaçait que par
rang de taille, en commençant par M. de Mesnard. Quand les fugitifs
arrivèrent dans la mansarde, la cachette était, heureusement, ou-
verte : « Allons ! dit Madame, comme à la répétitîon !» — M. de
Mesnard entra, M. Guibourg le suivit, Mn^ de Kersabiec voulait que
la princesse, passant devant elle, se mtt tout d'abord à l'abri; peu
importait ce qui fût arrivé pour elle-même. Madame insista et lui
dit en riant : — « En bonne stratégie, Stylite , lorsqu'on opère une
retraite, le commandant doit marcher le dernier. » Ma tante obéit,
et la porte de la cachette se referma , au moment où celle de la rue
s'ouvrait.
Deutz, en sortant, ayant dit aux agents de police qui de loin Ta-
valent suivi de l'œil lorsqu'il était entré, que Madame était dans la
maison, la porte de l'hôtel avait été l'objet d'une surveillance inces-
sante. Ôr, comme celte porte ne s'était pas ouverte depuis, on était
certain que la princesse n'était pas partie. M. Joly, arrivant avec
toute la police, pensait donc opérer à coup sûr. Les commissaires
venus de Paris, réunis à ceux de Nantes ^ entrèrent les premiers,
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s. A. R. MADAME, DUCHKSSE DE BERRV. 65
lepislolet au poing, précédant la force armée. Je ne sais à quoi
Ton pensait et sur quelle résistance on comptait, pour faire un sem-
blable étalage ; peut-être ces agents n'élaient-ils pas moins émus
que les habitants de la maison : Tun d'eux, en agitant maladroite-
ment son arme dans cette cohue, se blessa àJa main. Cependant,
comme on njeut devant soi que deux femmes de service, la cuisi-
nière et la femme de chambre, on se remit, et la bande, se précipi-
tant,sur l'escalier, se répandis dans les appartements. « Mon devoir,
dit le géq^ral Derraoncourt, témoin et acteur, avait été de cerner la
maison,je l'avais fait ; le devoir des policiers était de la fouiller^e les
laissai faire. Dèutz avait donné une description si exacte deslieqx,
que M. Joly parcourait toutes les pièces, comme s'il eût été un des
habitués de Thôtel. Il remarqua la salle à manger et les sept cou-
verts mis. » Dubois, un de ses acolytes, pénétrant dans la chambre
à copcher de W^^ Pauline du Guini, et voyant des femmes assises, et
"parmi elles une personne blonde, iirri va sur elle, en lui mettant le
pistolet à la figure. Il la prenait pour Madame; ayant reconnu sa mé-
prise, il s'écria : « Où est votre Dame? » — « Monsieur, lui répon-
dit Mlle Céleste de Kersabiec, vous vous méprenez. » — « Encore
une fois, où est votre Dame? » — « Je n'en sais rien; ce n'est pas
moi qui ai Thonneur d'être près de Madame. » Joîy, sgrrivant sur ces
entrefaites, s'écria : « Je vous arrête ! »
S^tant ainsi assuré de M**» de Kersabiec, de M«»e de Charette et
de Mlles du Guini, Joly monta le petit escalier de bois conduisant
aux mansardes, et, allant droit à la chambre où Madame avait reçu
Deutz : « Âh! dit-il à haute voix, en y entrant, voilà la salle d'au-
dience! » Ces paroles retentirent dans la cachette, et la princesse
n'eut plus de doute sur la trahison de Deutz. « Du moins, mur-
mura-t-elle avec satisfaction, ce malheureux n'est pas Français! »
Le préfet, M. Maurice Duval, après avoir pris la précaution d'en-
fermer Deutz, arriva pour donner plus d'activité aux recherches.
Des sentinelles furent posées dans tous les appartements; la force
armée fermait toutes les issues; le peuple s'«massait autj)ur des
soldats : la ville entière était descendue dans les rues. A l'intérieur,
on ouvrait les meubles, quand il y avait des clefs ; on les brisait,
TOME XXIX (IX de la 3© SÉRIE.) 5
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66 s. A. R. MADAME, DUCHESSE DE BERRY.
quand il n'y en avait pas ; les sapeurs, les maçons sondaient plan-
chers et murailles, à grands coups de haches et de pioches; des
architectes, amenés de chambre en chambre, examinaienties coins
et recoins, découvrant les moindres placards. Dans un d'eux, Ton
trouva des bijoux, de Fargenterie et du linge appartenant à }i}^^ du
Guini et à diverses autres personnes; on crut que ces objets appar-
tenaient à la princesse et Ton ne se fit pas scrupule de les garder,
au moins en partie. Arrivés h la mansarde où était la cachette, les
architectes affirmèrent que là, moins qu'ailleurs, on n'hait pu en
établir une.« Alors les recherches s'étendirent aux maisons voisi-
nes ; on fit venir des ouvriers, qui se mirent à attaquer les murs,
les planchers, les cheminées, à coups de haches, de mandrins, avec
une violence telle, qu'on put croire, un moment, à la démolition
de la maison de W^^ du Guini et de deux maisons oonliguës.
M, le préfet, dans un nuage de poussière, se faisait remarquer, au
milieu des travailleurs, des plâtres et des' débris, donnant des
ordres, animant les démolisseurs du geste et de la voix, répondant
aux observations des demoiselles du Guini : « Les 4)uvriers qui
démoliront là maison seront chargés de la reconstruire. » Du fond
de la cachette on entendait tout ce bruit, ainsi que les injures et les
imprécations de$ soldats, fatigués et furieux de l'inutilité de leurs
recherches. « Nous allons être mis en pièces, c'est fini!... Ah ! nies
pauvres enfants! i^ dit alors la duchesse. Puis elle ajouta aussitôt, en
s'adressant à ses compagnons : « C'est cependant pour moi que
vous vous trouvez dans cette affreuse position !» *
Cependant, faisant, comme on dit vulgairement, contre mauvaise
fortune bon cœur, M^ies de Guini avaient fait servir le dîner et
s'étaient mises à table avec leurs deux compagnes, disant ue devoir
plus attendre les autres convives, que, sans doute l'envahissement
de leur maison n'avait pas engagés à venir. Quoique gardées à vue
et certes n'ayant point envie de manger, ces dames firent conte-
nance. Pendant que Charlotte Moreau, la femme de chambre^ ser-
vait à table, on s'était emparé de Marie Bossis, la cuisinière, que
l'on conduisit à la caserne de gendarmerie; elle y fui soumise à
* La Vendée et Madame. — Biographie de Madame.
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. s. A. R. MADAME, DUCHESSE DE BERRY. 67
tous les genres d'intimidation et de séduction ; des sommes d'ar-
/ gent furent en vain étalées sous ses yeux : on ne put rien obtenir
sur le séjour de M"™« la duchesse de Berry chez ses maîtresses.
Deutz par ailleurs avait parlé du dévouenient de Charlotte Moreau
en termes tels, que la police n'osa guère insister près d'elle. Honneur
à ces fidélités! Je l'ai dit déjà, je le répète encore, parce q^u'on ne
saurait assez rendre hommage à ces fortes vertus, de plus en plus
rares. Il y en eut, alors, de nombreux et consolants exemples; je
pourrais ajouter beaucoup de noms à ceux que j'ai déjà cités ; je
veux du moins rappeler celui de M'»® Chauffard, Celui encore de
celte brave femme des halles, la Brevet, si connue à Nantes sous le
nom de la mère Bontemps, femmes courageuses et vraiment nobles
de cœur, qui se dévouaient obscurément à transmettre les correspon-
dances et à cacher les proscrits. Que d'importants secrets passè-
rent entre leurs mains ! Avec quels dédains elles repoussaient les
insinuations ou les avances de la police, bravaient et supportaien
la prison ! C'est une des gloires de l'ancienne monarchie d'avoir
poussé ses racines jusqu'au fond des classes populaires et d'y avoir
fait croître ces fleurs et ces fruits d'honneur et de dignité.
Après le dîner, il avait fallu prendre une décision, à l'endroit
de Mi*e Céleste de Kersabiec et de tll^^ de Charette, sa compagne.
Ce fut une petite scène où le sang-froid ne manqua pas. Comment
faire sortir M^e de Charette de cette maison, sans la nommer?
Comment la ramener sous notro^toit, sans compromettre ni Madame
ni M. de Charette, objet lui-même de poursuites? Il fut convenu
qu'elle passerait pour une M«»o de Freslon, parente de W^^ du Guini,
habitant ordinairement Rennes, et, partant, inconnue à Nantes.
Lors donc que M*^® Céleste de Kersabiec eut obtenu de se retirer,
elle s'adressa gravement à M"^^ de Charette et lui dit : « Madame,
vous ne pouvez rester chez mesdemoiselles vos cousines, en l'état
où est cette maison; voulez-vous me faire l'honneur de prendre
gîte chez moi?» L'offre fut acceptée, et c'est ainsi qu'elles sortirent,
donnant le bras iSi des fonctionnaires qui leur firent fendre la
foule.
Ces recjierches, prolongées jusque fort avant dans la nuit, n'a-
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68 s. A. R. MADAME, DUCHESSE DE BERRY.
raenèreiit aucun résultai; les démolisseurs, rendus de faligue,
demandèrent du repos; le préfeCle leur accorda, et se relira lui-
même, promeltanl de revenir le lendemain, de bonne heure. On
laissa un nombre d'hommes suffisant pour occuper loutes les pièces
et garder toutes les issues; les. commissaires de police s'élablirent
au rez-de-chaussée , et une partie deJa troupe fut remplacée par
la garde nationale, pour continuer TinvesUssement de la maison et
de tout le quartier en\fironnant.
Deux gendarmes se trouvèrent placés dans la mansarde où était la
cachette. Un silence perfide avait succédé îlu bruit ; les reclus, sous
peine de se trahir, durent se condamner dès lors à l'immobilité. Si
Ton songe qu'ils étaient quatre, pressés en cet étroit espace, on juge
que celte fatigue se changea promptement en un supplice réel. Par
ailleurs, la nuit était devenue brumeuse ; l'humidité filtrant à travers
les ardoises, enveloppait les prisonniers d'une atmosphère glacée;
aucun d'eux néanmoins né pehsa à se plaindre, car, Madame, impas-
sible, ne se plaignait pas.
Le froid, se faisant sentir dans la mansarde, trouva les gendarmes
moins stoïques : l'un d'eux descendit, et remonta les mains pleines
de mottes à brûler, dix minutes après, un feu superb^ brillait dans
la cheminée. Ce feu, réchauffant les prisonniers derrière la plaque,
fut accueilli par eux comme un bienfait, et l'on se félicita tout bas
de cette l}onne inspiration ; mais bientôt il fallut changer d€ note ;
le mur brûlant, à n'y pas tenir la main, et la plaqué, quasi incan-
descente, communiquèrent à la petite retraite une chaleur qui alla
toujours en augmentant. Le bien-être. devint insensiblement un in-
soutenable malaise. Eu même temps, on entendait résonner aux alen-
tours les coups des ouvriers qui, avec leurs barres de fer ou leurs
madriers, ébranlaient les murailles des maisons voisines, de telle
sorte, que Madame put, à diverses reprises, se demander si elle allait
mourir étouffée dans ce réduit, ou périr écrasée sous lès décombres.
Néanmoins, elle ne perdait rien de son courage, je dirais presque
de sa gaîté: «Plusieurs fois, c'est le général Dermoncourt qui
affirme tenir ce détail de la princesse elle-même, plusieurs fois,
elle ne put s'empêcher de rire des propos gaillards et militaires de
ses gardiens. ï>
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s. Â. R. MADAME, DUCHESSE DE BERRY. 60
Toule conversation a une fin ; la verve des gendarnies tarit peu
à peu, et, à mesure qu'ils se laissèrent aller au somnïeil, le feu se
ralentit et s'éteignit. Dans rinlérieur, M. de Mesnard, dont la tête -
louchait aux chevrons, parvint à dérange,r quelques ardoises du
toit : l'air extérieur, renouvelant celui de la cachette, rendit la vie
aux prisonniers; on put croire le danger passé.. Mais il y avait
treize heures que Ton était resserré, debout, immobile, dans cet
étroit espace, passant du froid pénétrant à la chaleur suffocante !
H. de Mesnard, ne se soutenant plus, dit à ses compagnons : € Les
jambes me manquent ; je me sens défaillir. Si Je me trouvais mal,
je ferais du bruit. Tâchez de vous arranger pour me laisser asseoir :
on se mettra sur moi comme on pourra. » C'est ce qui fut exécuté,
avec le moins de bruit possible.
Malheureusement, la faim se fit sentir: on était entré dans la
cachette, au moment de se mettre à table ; on n'avait donc ri^n
mangé depuis la veille au matin, il y avait tout à l'heure vingt-quatre
heures! M. de Mesnard découvrit dans un sac, près de lui, quelques
morceaux de sucre, et les offrit à la princesse ; Madame, quoiqu'il
y en eût très-peu, voulut partager Ce pauvre repas avec ses trois
compagnons, puis, chose extraordinaire. Madame, dominant la for-
tune, s'endorrtlit assez longtemps et assez profondément pour donner
des inquiétudes à ses compagnons, qui, ne Fenlendantplus respirer,
la crurent évanouie; on eut, bien innocemment sans doute, la
cruauté de l'éveiller.
Un des gendarmes gardiens s'éveilla lui aussi, et s'éveilla gelé
par le froid matinal. A peiite eut-il les yeux ouverts, qu'il chercha,
à droite, à gauche, de.quoi ranimer les mottes engourdies. L'idée
lui vint d'ouvrir un placard, qui était à sa droite; il le trouva plein
de Quotidiennes y assemblées en paquets. Ce malheureux jette
ces journaux sur les cendres; la flamme emplit la cheminée, la
fumée pénètre par des fissures dans la cachette; la plaque, qui
n'était pas encore refroidie, redevient brûlante ; pour respirer. Ma-
dame et ses compagnons doivent, à tour de rôle, appliquer leur bou-
che contre l^s ardoises. La princesse ilait de tous cfelle qui souffrait
le plus, car, entrée la* dernière, elle se trouvait appuyée contre la
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70 s. A. R. MADAME, DUCHESSE DE BERRY..
plaque ; chacun lui offrit, à plusieurs reprises, d'échanger sa place
avec elle; elle n'y voulut jamais consentir. Cependant le gendarme,
prenant plaisir au béau^feu qu'il faisait, jetait dans la cheminée
journaux sur journaux. Au danger d'être a'sphyxiés se joignit, pour
les reclus, celui d'être brûlés vifs, car la plaque était rouge, et, deux
fois déjà, le bas de la robe de la princesse avait pris feu ; elle l'avait
étouffé à pleines mains au prix de deux brûlures. La position n'était
plus tenable ; chaque minu4e raréfiait l'air intérieur, que les trous
pratiqués dans le toit ne suffisaient pas à renouveler, lés poitrines
étaient haletantes ; rester plus longtemps dans cette fournaise, c'était
vouer S. A.R. à une mort certaine, chacun la suppliait de sortir; néan-
moins tous, fidèles, on peut le>dire, jusqu'à la mort, attendaient que
Madame décidât. Madame ne voulait pas ; ses yeux laissaient écbapr
per de grosses larmes de colère, qu'un souffle ardent séchait sur
ses joues. Le feu prit encore une fois à sa robe ; une fois encore,
elle l'éteignit ; mais, dans le mouvement qu'elle fit pour se relever,
plie souleva la gâchette de la plaque qui s'entr'ouvrit un peu ; M^^^ de
Kersabiec y porta aussitôt la main, pour là rentrer dans le pêne et
se brûla violemment.
Le mouvement de la plaque avait dérangé le beau feu du gen-
darme ; les mottes et les journaux en roulant attirèrent son attention ;
quittant la lecture, assez peu assidue d'ailleurs, qu'il faisait d'une
Quotidienne, il se mit à réfléchir sur cet incident, et, entendant
le bruit produit dans l'intérieur de la cheminée parles tentatives
de W^^ de Kersabiec pour refermer la cachette, il eut la singulière
idée de croire que ce mouvement et ces bruits étaient produits par
des rats que la chaleur allait forcer de sortir ;. la perspective d'une
chasse traversant son esprit, il réveille son compagnon, et tous
deux, dégainant, se postent, de façon à ne pas manquer leur
^coup.
Il n'y avait plus moyen de tenir; Madame donna l'ordre de se
rendre ; M. Guibourg, frappant du pied la plaque , chercha à l'ou-
vrir ; elle résistait, tant par suite de la chaleur, qui l'avait rendue
moins mobile sur ses gonds, qu'à cause de l'échafaudage de mottes
et de journaux qui encombrait le foyef. Heureusement un deç
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s. A. R. MADAME, DtCHESSE DE BERRY. 71
gendarmes entendit le coup dislinclemenl , et , «nbandonnanl l'idée
des rais, se hasarda à demander : « Qui esl là ? » M"o Slylile de
Kersahiee , alors, toujours d'après l'ordre d^ Madame, répondit :
« Nous nous rendons ; nous allons ouvrir; ôlez le feu. » Un second
coup de pied fit tomber la plaque. Los gendarmes s'élancent sur
le feu, qu'ils dispersent; Madame, précédée deM"« de Kersabiec,
sort, en se traînant avec peine sur le foyer brûlant; ses com-
pagnons la suivent. ^
Un des gendarmes avait vu jadis Madame, à Dieppe, alTable pour
tous, chérie de tous, entourée de vœux et d'hommages. La retrou-
vant en cet état, il ne put contenir son émotion : t Quoi! s'écria-l-
il, c'est vous, Madame la duchesse! » El il tremblait. La princesse,
touchée de cet accent loyal, lui répondit en se relevant : « Vous êtes
Français el militaire : je me fie à votre honneur. » Puis , elle flt
appeler le général.
Il était neuf heures du malin; il y avait seize heures que le
siège de cette cachette durait , et que Madame et ses compagnons
tenaient en échec toutes les forces de l'homme et de la nalure :
générflux et préfet, soldats et garde nationale, démolisseurs et
gens de police, le froid glacial , l'implacable faim et la flamme
ardente. ^
Le général Dermoncourt était alors dans l'hôtel du Guini ; un
des gendarmes descendit le chercher, au rez-de-chaussée , où il
se tenait de préférence, ne voulant pas que sa présence pût être ,
un instant , confondue avec celle des gens de la police. Lorsque,
se rendant aux désirs de la princesse, le général fui arrivé aux
m3nsardes. Madame avait quitté la chambre où était la cachette , et
se trouvait dans celle où Deutz avait été reçu , et que M. Joly avait
appelée « la chambre d'audience. » Elle s'y était enfermée, afin de
se sousiraire aux regards des curieux. Sur l'avis de sa venue, donné
par M"o de Kersabiec , Madame , s'avança précipitamment , et dit :
« Général, je me rends à vous, et me remets à votre loyauté. »
« Madame, répondit le général, Votre Altesse est sous la sauve-
garde de l'honneur français. »
^ Je conduisis alors Son Altesse , continue le général Dermon-
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72 s. A. R. MADAME, DUCHESSE DE BERRY.
court , vers une chaise ; elle avait le visage pâle , la tête nue , les
cheveux hérissés sur son front comme ceux d'un homme, elle
portait une robe de napolilaine, simple et de couleur brune,
sillonnée en ba? par plusieurs brûlures, et ses pieds étaient chaussés
de petites panlouftes de lisière. En s'asseyanl, elle me dit, en me
serrant fortement le bras : « Général , je n'ai riçn à me reprocher;
j'ai rempli les devoirs d'une mère pour reconquérir l'héritage d'un
fils. ^ Sa voix était brève et accentuée.
» A peine assise, elle chercha des yeux les autres prisonniers;
elle les aperçut, à l'exception de M. Guibourg, qu'elle fit demander.
« Général , dit-elle, je désire ne point être séparée de mes com-
pagnons d'infortune. » Je le lui promis, au nom du comte 4'Erlon;
car j'étais bien sûr qu'il ferait honneur à ma parole.
» Madame paraissait très-altérée, et, quoique pâle, elle était
animée, ^omme si elle avait eu la fièvre. Je lui fis apporter un
verre d'eau, dans lequel elle trempa ses doigts : la fraîcheur la
.calma un peu. Je lui proposai d'en boire un autre; elle accepta ,
et ce ne fut pas chose facile que de trouver de suite un second
verre d'eau^, dans cette maison bouleversée. Enfin, on en apporta
un ; mais elle aurait été obligée de le boire sans sucre, si je n'avais
avisé M. de Mesnard dans un coin. L'idée me vint qu'il était
homme à avoir du sucre sur lui. Je lui en demandai donc, comme
une chose que j'étais sûr qu'il allait me donner : en effet, en se
fouillant , il en trouva deux morceaux dans ses poches. La du-
chesse les fit fondre dans le verre, les tournant avec un couteau
à couper dû papier ; Car il aurait fallu trop longtemps pour trouver
une cuillère , et il ne fallait même pas y .songer. Lorsque la prin-
cesse eut bu , elle me fit arriver près d'elle.
» Pendant ce temps, mon secrétaire et mon aide-de-camp
s'étaient rendus, l'un chez le comte d'Erlon, et l'autre chez
M. Maurice Duval , pour les prévenir de ce qui venait de se passer.
M. Maurice DuVal arriva le premier.
» Il entre dans la chambre où nous étions , le chapeau sur la
tête , comme s'il n'y avait pas eu là une femme prisonnière, qui,
par son rang et ses malheurs , méritait plus d'égards qu'on ne lui
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s. A. R. MADAME., DUCHESSE DE BERRY. 73
en avail jamais rendus. Il s'approcha de la duchesse, la regarda
en portanfcavalièrement la main à son chapeau , el, le soulevant à
peine de son front, il dit : « Ah ! oui, c'est bien elle. » — Et il
sortit pour donner ses ordres.
— « Qui est cet homme ?» me demanda la princesse.
— « MÂDAMrne devine pas ? » lui rèpondis-je.
— « Le Préfet?» dit-elle avec un léger sourire; et, après une
pose : « Est-ce que cet homme a servi sous la Restauration? »
— € Non, Madame. »
— « J'en suis bien aise pour la Restauration '. »
Ce fut toute la vengeance de Madam».
M.Maurice Duvarrentra et demanda à la princesse ses papiers.
Madame dit de chercher dans la cachette, et qu'on y trouverait un
portefeuille blanc, qui y était resté; M. Guibourg et M. Baudot,
substitut du procureur du roi, y furent, et le rapportèrent. <( M. le
Préfet, dit Madame avec dignité, les choses renfermées dans ce por-
tefeuille sont de peu d'importance; mais je tiens à vous les donner
moi-même, afin que je vous désigne leur destination.» A ces mots,
elle l'ouvrit : — « Voilà ma correspondance. Ceci, ajouta-t-elle, en
tirant une petite image peinte, est un saint Clément, auquel j'ai une
dévotion toute particulière.... Elle est plus que jamais de circon-
stance. » /
Le comte d'Erlon fil annoncer ^a venue : « Vous ne me quitterez
pas? dit la princesse au général Dermoncourt. Celui-ci le lui promit.
Alors Madame, se levant, alla vivement à la rencontre du nouvel arri-
vant : « Monsieur le comte, lui dit-elle, je me suis confiée au général
Dermoncourt, je vous prierai de me l'accorder pour rester près de
nnoi : je lui ai demandé de n'être point séparée de 'mes malheureux
compagnons, et il me l'a promis en votre nom ; vous ferez honneur
à sa parole? »
Le général comte d'Erlon ratifia toutes les promesses faites, et
cela, en des termes d'une courtoisie et d'un respect profonds ; puis,
comme il se mit à parler à voix basse au général Dermoncourt,
Madame se retourna vers M"o de Kersabiec et*M. de Mesnard.
* DermoDcourI, la Vendée el Madame.
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74 ^ s. A. R. MADAME, DUCHESSE DE BERRY.
Il fut décidé entre les généraux que la princesse serait immédia-
tement transportée au château, où Taulorilé mililaire, d'accord avec
le préfet, avait fait faire tous les préparatifs pour la recevoir. Le
général Dermoncourt proposa donc à la princesse de^ quitter la
maison : — « Et pour aller où? » dit elle en le regardant fixement.
— « Au château , » Madame.
— « Ah ! bien, et de là à Blaye, sans doute? »
M^ïe de Kersabiec s'avança alors vers les deux interlocuteurs, et,
s'adressant au général Dermoncourt, lui dit : « Général , S. A. R,
ne peut aller à pied ; cela n'est pas convenable. » — « Mademoi-
selle, reprit le général, une»voiture ne ferait que nous encombrer,
le trajet est très-court. Madame peut aller à pied, en jetant un
manteau sur ses épaules et un chapeau sur sa tête. » — M. Mau-
rice Duval, se piquant de galanterie, se hâta de descendre au se-
cond et rapporta trois chapeaux, qui appartenaient sans doute aux
demoiselles du Guini; il y en avait un noir; Madame le choisit, en
disant : « Il convient à la circonstance. » Puis, prenant le bras du
général et se tournant vers ma tante et MM. de Mesnard et Gui-
bourg, elle ajouta : « Aljons, mes amis, partons! »
On passa devant la mansarde et-la cachette, qui était demeurée
ouverte : « Ah! général, dit Madame en y jetant un regard, si vous
ne m'aviez pas fait une guerre à la saint Laurent, ce qui, par pa-
renthèse, ajouta-t-elle en ria«l, est au-dessous de la générosité mi- '
litaire, vous ne me tiendriez pas sous voire bras à cette heure. »
Lorsqu'on sortit de l'hôtel pour gagner le château , M. Guibourg,
escorté du préfet et de M. Baudot,^ ouvrit la marche; ma tante suivait,
accompagnée du général conjte d'EJrlon et, enfin, venait Madame,
appuyée sur le bras du général Dermoncourt"; derrière étaient M.
de Mesnard, les officiers d'état-major et les aides-de-camp. Il était
midi ; la troupe de ligne et la garde nationale formaient la haie, con-
tenant une foule énorme, entassée et se haussant sur les pieds pour
mieux voir par dessus les baïonnettes ; foule agitée de sentiments
divers, les uns, comprenant le respect dû au malheur; les autres,
gnobles, laissant échapper de honteux murmures. Le cortège ayant
traversé le pont-levis, Madame fut dirigée au fond delà cour d'honneur,
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s. A. A. MADAME, DUCHESSE DE BERRY. 75'
vers les appartements occupés par le colonel d'artillerie; en mon-
tant les fongs escaliers , elle faillit s'évanouir, par suite de la faim
qu'elle endurait.« J'allais me mettre à table, lorsque vous m'avez
dérangée, dit-elle, et il y a trente-six heures que je n'ai rien
pris. »
Enfin, le déjeuner arriva. Comme elle se mettait à table. Ma-
dame, toujours affable, se tournant vers le général qui lui avait of-
fert son bras, lui dit : <( Si je ne craignais que l'on ne dît que je
cherche à vous séduire, général, je vous proposerais de partager
mon repas. » — u, Et moi. Madame, si j'osais , j'accepterais volon-
tiers, car je n'ai rien pris depuis hier, à onze heures du matin. »
^- « Ah ! bien, général, en ce cas, nous sommes quittes! » dit
gaîment la princesse.
«: Pendant qu'on était à table, continue le général Dermqncourt,
M. le préfet entra. Comme la première fois, il ne se fil pas annon-
cer; comme la première fois, il souleva son chapeau à peine. Il
paraît que, ce jour-là, M. Maurice Duval était comme madame la
duchesse de Ôerry et moi : il avait faim ; il alla droit au buffet, où
l'on venait de porter des perdreaux , desservis de la table de la dur
chesse. Il se fit donner une fourchette et un couteau, et se mit à
manger, tournant le dos à la princesse.
j> Madame le regarda, avec une expression que je n'oublierai ja-
mais, et reportant les yeux sur rtioi : — « Général, me dit-elle,
savez-vous ce que je regrette le plus dans le rang que j'occupais? »
— a Non , Madame. »
— « Deux huissiers pour me faire raison de monsieur.. . b
V'û Edouard de Kersabiec.
(la fin à la prochaine livraison,)
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CHRONIQUE
SOMMAIRE. — L'année 1870. — Bombardement de Paris. — Deux prêtes-,
tations. — LeaVolontaires de FOuest et -leur chef depuis la journée*
de Patay. — Nos victimes de la guerre : Le colonel Humoert de
Lambilly. ~ Le lieutenant-colonel de la Monneraye. — Le lieutenant
Auguste Brune. — MM. Joseph Houdet , Fernand de Bouille , Antoine
de la Gournerie , Félix Bousselot, de Bodellec du Porzic et Ta^^é
Kermoalquin. — Nos chevaliers de la Légion d'honneur.
L'année qui vient de' s'abîmer au gouffre éternel comptera, hélas!
parmi les plus calamiteuses , parmi les plus terribles que notre France
ait vécues depuis qu'elle existe sous le soleil. L'année 1870 est morte, em-
portant les malédictions de tous; elle est morte, mais podr vivre à jamais
dans le souvenir de l'humanité comme une des dates effroyables où se sont
plus ouvertement manijfestées la vengeance de Dieu et la férocité de
l'homme.
Cette férocité s'est surtout traduite, dans les derniers jours de dé-
cembre , par l'ouverture du bombardement de Paris , auquel on -finissait
par ne plus croire. Cet acte de sauvagerie a provoqué deux protestations
solennelles, que lira la postérité. Voici, d'abord, celle qu'a fait entendre
le gouvernement de la Défense nationale :
« Nous dénonçons aux cabinets européens , à l'opinion publique , le
traitement que l'armée prussienne ne craint pas d'infliger à la ville de
Paris.
7> Voici quatre mois bientôt qu'elle investit cette grande capitale et
tient captifs ses 2,400,000 habitants ; elle s'était flattée de les réduire en
quelques jours, elle comptait sur la sédition et la défaillance ; ces auxi-
liaires faisant défaut, elle a appelé la famine à son aide. Ayant surpris
l'assiégé privé d'armée de secours, et même de gardes nationales orga-
nisées, elle a pu l'entourer à son aise de travaux formidables, hérissés de
batteries qui lancent la mort à 8 kilomètres; retranchée derrière ce
rempart, l'armée prussienne a repoussé les offensives de la garnison, puis,
^
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CHRONIQUE. 77
elle a commencé à bombarder quelques-uns des forts. Paris esi resté
ferme.
j> Alors, sans avertissement préalable, l'armée prussienne a dirigé
contre la ville les projectiles énormes dont ses redoutables engins lui
permettent de Taccabler à deux lieues de distance.
• » Depuis quatre jours cette violence est en cours d'exécution.
3> La nuit dernière plus de deux mille obus ont accablé les quartiers
de Montrouge , de Grenelle, d'Antin , de Passy, de Saint-Jacques et de
Saint-Germain.
5) Il semble qu'ils aient été dirigés à plaisir sur les hôpitaux , les am-
bulances, les prisons, les écoles et les églises. Des enfants et des femmes
ont été broyés dans leur lit.
ï Au Val-de-Grâce, un malade a été tué sur le coup ; plusieurs autres
ont été blessés. Ces victimes inofiPensives sont nombreuses,, et nul moyen
ne leur a été donné de se garantir contre cette agression inattendue.
9 Les lois de la morale la condamnent hautement.
» Elles qualifient justement de crime la mort donnée hors des nécessi-
tés cruelles de la guerre. Or, ces nécessités n'ont jamais excusé le bom-
bardement des édifices privés, le massacre des citoyens paisibles, la des- *
' truction des retraites hospitalières. La soufrance et la faiblesse ont tou-
jours trouvé grâce devant la force, et quand elles ne l'ont pas désarmée,
elles l'ont déshonorée.
9 Les règles militaires sont conformes à ces grands principes d'hu-
manité.
« 11 Cot d'usage, dit l'auteur le plus accrédité en pareille matière, que
» l'assiégeant annonce, lorsque cela lui est possible, son intention de
it bombarder la place, afin que les non-combattants, et spécialement les
}> femmes et les enfants, puissent s'éloigner et pourvoir à leur sûreté.
> Il peut cependant être nécessaire de surprendre l'ennemi, afin d'enle-
» ver rapidement la position, et, dans ce cas, la non-dénonciation du
:» bombardement ne constituera pas une violation des lois de la guerre. s>
y> Le commentateur de ce texte ajoute :
« Cet usage se rattache aux lois de la guerre, qui est une lutte entre
deux Etats et non entré des particuliers. User d'autant de ménagement
que possible envers ces derniers, tel est le caractère distinctif de la
guerre civilisée. >
» Aussi, pour protéger les grands centres de population contre les dan-
gers de la guelrre, on les déclare, le plus souvent, villes ouvertes, même
s'il s'agit de places fortes. L'humanité exige que les habitants soient pré-
venus du moment de l'ouverture du feu, toutes les fois que les opérations
militaires le permettent. Ici le doute n'est pas possible. Le bombardement
infligé à Paris n'est pas le préliminaire d'une action militaire, il est une
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78 CHRONIQUE.
dévastation froidement méditée, systématiquement accomplie, et n'ayant
d'autre but que de jeter l'épouvante dans la population civile, au moyen
de l'incendie et du meurtre.
» C'est à la Prusse qu'était réservée cette inqualifiable entreprise sur
la capitale qui lui a tant de fois ouvert ses murs hospitaliers.
» Le Gouvernement de la Défense nationale proteste hautement, en
face du monde civilisé, contre cet acte d'inutile barbarie, et s'asso-
cie de cœur aux sentiments de la population indignée , qui , loin de se
laisser abattre par cette violence , y puise une nouvelle force pour com-
battre et repousser la honte de l'invasion étrangère.
» Signé: Général Trochu; Jules Favre; Emmanuel Arago; Jules
Ferry; Garnier-Pagès ; Pelletan; E. Picard et Jules
Simon.
» Les membres de la Délégation du Gouvernement de la Défense natio-
nale, établie à Bordeaux, déclarent s'associera la protestation solennelle
contre le bombardement de Paris signée par leurs collègues :
^ » Ad. Crémieux; L. Gambetta; Al. Glais-Bizoin et L.
Fourichon. '
> Bordeaux, le 13 janvier 1871. »
M&r le comte de Chambord n'a pu retenir dans son cœur l'indignation
dont l'a fait bondir la conduite du césar prussien, et il a poussé ce cri,
où se fondent, pour ainsi dire, les voix irritées de tous ses nobles et
héroïques ancêtres :
€ Il m'est impossible de me contraindre plus longtemps au silence.
) J'espérais que la mort de tant de héros tombés sur le champ de ba-
taille , que la résistance énergique d'une capitale résignée à tout pour
maintenir l'ennemi en dehors de ses murs , épargnerait à mon pays de
nouvelles épreuves; mais le bombardement de Paris arrache à ma douleur
un cri que je ne saurais contenir.
» Fils des rois chrétiens , qui ont fait la France , je gémis à la vue de
ses désastres. Condamné à ne pouvoir les racheter au prix de ma vie , je
prends à témoin les peuples et les rois, et je proteste comme je le puis,
à la face de l'Europe, contre la guerre la plus sanglante et la plus lamen-
table qui fut jamais.
» Qui parlera au monde, si ce n'est moi, pour la ville de Clovis, de
Clolilde et de Geneviève; pour la ville de Charlemagne, de saint Louis,
de Philippe-Auguste et de Henri IV; pour la ville des sciences , des arts et
de la civilisation?
> Non ! je ne verrai pas périr la grande cité que chacun de mes aïeux
a pu appeler : ma bonne ville de paris.
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CHRONIQUE. 79
j> Et, puisque je ne puis rien de pins, ma voix s'élèvera de Texil pour
protester contre les ruines de raa patrie; elle criera à la terre et au ciel,
assurée de rencontrer la sympathie des hommes , en attendant tout de la
justice de Dieu. ,
» 7 janvier 1871. » HenrV. >
Fermons, un instant, nos oreilles au bruit de ce sauvage bombarde-
ment , abandonnons nos frères héroïques de Paris , ppur suivre dans leurs
luttes nos frères héroïques de TOuest : c'est, on le comprend, des Volon-
taires de Charelte que nous voulons parler.
Blessé grièvement sur la colline de Palay, le 2 décembre, qu'était de-
venu l'intrépide colonel? Etait-il tombé aux mains de l'ennemi, et sa
légion, corps sans âme, serait-elle condamnée à lui dire : < Rends>toi,
brave Charette, nous avons encore combattu, et tu n'y étais pas! > Ce
fut, pendant quelques semaines, à Poiliers Atout, où le corps des
zouaves pontificaux se reformait, une anxiété, une angoisse indéfinis-
sables.
Un digne lieutenant, M. d'Albiousse, avait pris le commandement, et il
l'annonçait dans ces termes admirables à ses compagnons d'armes :
« Officiers, sous -officiers et soldats,
» Appelé, pendant l'absence du colonel de Charette, au commandement
de la légion, j'éjirouve le besoin de me rapprocher de vous pour ne pas
être écrasé sous le poids de l'honneur qui m'e^t fait et de la responsabi-
lité qui m'incombe.
i La crise que traverse la légion est terrible ; mais , quelque désas-
treuse que soit la situation qui nous est faite par l'éloignement de notre
illustre chef et la perte de tant de nos brèves camarades tombés sur les
collines de Patay, nous ne devons pas nous décourager.
ï La guerre que nous subissons est une guerre d'expiation, et Dieu a
déjà choisi parmi nous les victimes les plus nobles et les plus pures. Éle-
vons donc nos cœurs à la hauteur de la mission qui nous est confiée et
soyons prêts à tous les sacrifices. Retrempons notre courage dans nos
convictions religieuses et plaçons notre espoir dans la divine Sagesse
dont les secrets sont impénétrables, mais qui nous fait une loi de l'espé-
rance.
» C'est par un acte de foi que la France est née sur le champ de ba-
taille de Tolbiac; c'est par un acte de foi qu'elle sera sauvée ; et tant
qu'il y aura dans notre beau pays un christ et une épée , nous aurons le
droit d espérer.
» Quoi qu'il arrive, avec l'aide de Dieu et pour la patrie, restons ici ce
que nous étions à Rome : les dignes fils de la fille ainée de l'Église.
» Le commandant de la légion /
» D'Albiousse. »
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80 CHRONIOUÈ.
(Tr, comme l'année allait finir , un bruit de favorable augure se répand
tout à coup : « Le colonel est libre! le colonel revient! > — Et il revint,
en effet; et ce fut une scène cfu'aucune plume ne saura rendre, la scène
qui se passa dans la maison des Pères Jésuites de Poitiers, où étaient
casernes les/ouaves, qqand on vit, de ses yeux, paraître, la main sur
une canne et boitant, le chef bien -aimé, le chef qui était perda et que
Ton retrouvait enfin. L'émotion qui s'empara de tous les cœurs est intra-
duisible. Voici, à peu près , ce que M. de Gharette dit à ses soldats, à ses
amis, à ses enfants :
« Messieurs, ah! je ne puis vous dii*e la joie que j'éprouve de me re-
trouver au milieu de vous ; mon premier mot doit être un compliment.
Je suis content de vous, je suis fier de commander à des soldats comme
vous. Jamais je n'ai vu plus belle manœuvre que celle exécutée à Patay,
par notre premier balfton; jamais je /l'ai vu des hommes marcher plus
froidement à la mort, plus courageusement à l'ennemi; mais tous, il faut
le dire, avaient la conscience à l'aise, avec Dieu, tous lui avaient offert
leur vie pour le salut de notre pays; notre plus pur sang a arrosé les
collines de Patay, comme le disait si bien naguère le commandant d'Al-
biousse, pour notre de l te à l'expiation commune.
» Nous pleurons beaucoup d'amis, mais leur sang ne sera pas perdu,
car ces morts seront des protecteurs pour nous.
» Bientôt, j'espère, je pourpai tous vous réunir, nous marcherons tous
ensemble à l'ennemi , nous saurons tenir haut l'honneur de notre uniforme
et notre cri de ralliement à tous_ est et restera toujours : Dieu et la
France! »
Le colonel s'empressa de xonstater publiquement sa rentrée au. corps
par l'ordre du jour sutvant :
« Officiers, sous-officiers et soldats , '
» Séparé de vous depuis un mois, je remercie la Providence qui me
donne l'indicible joie de me retrouver parmi vous.
» Plusieurs de m)s camarades sont morts.
» Honneur à ceux qui sont tombés pour la défense de la patrie et ont
enregistré une gloire de plus dans les annales du régiment T
» Je tiens à remercier M. le commandant d'Albiousse de la manière
brillante avec laquelle il vous a conduits pendant mon absence. Je le re-
mercie surtout de son ordre du jour, où il a su si bien exprimer les sen-
timents de dévouement, d'abnégation et de patriotisme qui sont au cœur
de chacifn de nous. ^
» Soldats, de nouveaux périls, de nouvelles gloires nous attendent. Res-
tons à la hauteur de ûotre mission. Marchons à l'ennemi, forts de notre
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CHRONIQUE. 81
passé, fiers du présent, et confiants dans la protection de ceux que nous
avons perdus.
j» Que notre cri de ralliement soit toujours :
)) Dieu et la France !
» Poitiers, le 9 janvier 1871. »
N
Peu de jours après, M. de Charette se rendait à Bordeaux, près du
ministre de la guerre, qui le saluait général. C'était fort bien; mais le
colonel y mettait une condition : on le laisserait à la tête de ses zouaves;
sinon, il refusait les. étoiles, et voulait rester colonel comme devant. De
plus , il tenait à aller reformer son corps dans une ville plus rapprochée
du théâtre actuel de la guerre. Que pouvait-on refuser à ce héros de
Sougy? — Il rentra donc à Poitiers, et adressa à son bataillon un nouvel
ordre du jour :
c Je viens d'apprendre la belle conduite du ;^er bataillon , au combat
du mns.
j> On m'annonce qu'il a été mis à l'ordre du jour.
» Je n'ai pas encore de nouvelles du 3e ; mais il aura fait brillamment
son devoir !
D Que ce sang répandu pour la défense du pays engendre ^e nou-
veaux dévouements, et sachons être à la hauteur des "circonstances diffi-
ciles dans lesquelles la Providence a placé notre pauvre natrie !
» Le régiment n'ayant pu , malgré tous mes efforts , être réuni depuis
sa formation , je vienç enfin d'obtenir du gouvernement l'autorisation
voulue.
» C'est à Rennes que je vais essayer de réunir les glorieux débris de
nos bataillons , sûr que ce noble exemple ne peut être que sympathique
aux enfants de la valeureuse Bretagne et qu'il aura un écho dans la
France entière.
» Les dépôts resteront à Poitiers, où le recrutement sera toujours ou-
vert. Un autre bureau sera établi à Rennes. »
Le dimanche, 15 janvier, c'était fête à la gare de notre ville : le batail-
lon des zouaves y arrivait et y séjournait quelques heures, au milieu des
témoignages les plus chaleureux de la sympathie et de l'admiration. Le
soir même, avant son départ pour Rennes, M. de Charette, touché de
notre accueil, nous en remerciait par ce mot, adressé au rédacteur en
chef de ï Espérance du peuple, M. Emerand de la Rochette:
« Mon cher ami,
» Je ne saurais vous dire combien j'ai été' touché de l'accueil sympa-
thique que les Nantais ont fait au régiment.
» Je viens vous prier de vouloir bien être inon interprète et celui de la
légion tout entière auprès des habitants de cette noble ville. f
TOME XXIX (IX DE LA 3® SÉRIE). 6
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> C'est un grand encouragement pour nous.« Et plus que jamais nous
persévérerons dans la voie où la Providence nous a conduits jusqu'à ce
jour, et qui peut se résumer par ces deux mots :
» Dieu et Patrie ! •»
Alors que le deuxième bataillon se préparait ainsi à rentrer enlulleje
premier, comme on Ta vu, se couvrait d'une nouvelle gloire, sous les murs du
Mans, pendant ces néfastes journées, où la victoire trahit encore une fois
nos drapeaux. Sans les Voltmlaires de l'Ouest, notre artillerie était perdue :
le général Gougeard, qui cherchait des braves, et voulait s'adresser atix
marins et aux chasseurs à pied, rencontrant le premier de zouaves, les
appela à la rescousse , se précipita avec eux sur l'ennemi , et le délogea
de'la position qu'il avait prise et où il était maître de nos mitrailleuses et
de nos canons, c Vous êtes les premiers soldats du monde I s s'écriait en-
suite le général , plein d'admiration pour cette poignée de héros sans peur
et sans reproche : t La journée est bien à \ous, mes braves! » leur
disait-il encore, et il faisait mettre le bataillon à' l'ordre du jour de
l'armée.
Dieu sait à quel prix furent achetés ces exploits !
Ces mêmes journées virent tomber un Breton, que sa bravoure et ses
talents militaires auraient certainement fait parvenir aux plus hautes des-
tinées. Nous le^aluons avec d'autant plus de cordialité, que le comte
Humbert de Lambilly était presque l'un des nôtres : dans notre livraison
de juin 1868, il appréciait, en des pages où l'on sentait battre le cœur
d'un vrai Breton , le livre de M. de Carné sur les Etats de Bretagne.
Capitaine d'état-major, quand la guerre éclata, M. de Lambilly n'eut
pas de repos qu'on ne l'eût admis dans les rangs de l'armée en cam-
pagne. Un magnllique trait d'héroïsme signala bientôt son nom à l'atten-
tion publique.
Le 10 novembre, lendemain de la bataille de Coulmiers, près d'Orléans,
le contre -amiral Jauréguiberry, commandant la l^e division d'infanterie
du 16e corps, dont l'intelligence militaire avait puissamment contribué au
gain de la bataille, apprit que, non loin de lui, à Saint-Péravy, se trou-
vaient un détachement d'mfaulerie ennemie et deux pièces de canon.
Immédiatement, il ordonne une attaque sur ce point, et coniie à son chef
d'élat-major, le capitaine de Lambjlly, dont il avait su apprécier le coup-
d'œil, la direction de l'opération. Celui-ci prenant quarante-cinq dragons
et hussards, le» seuls cavaliers qu'il parvint à réunir, leur ordonne de se
diviser en deux groupes et d'aller résolument couper la retraite à l'en-
nemi^en arrière du village, pendant qu'un des bataillons de la division
attaquera de front le village.
Il venait de transmettre ces divers ordres, lorsqu'il est informé que
l'ennemi faisait ses préparatifs pour évacuer Saint-Péravy, et que déjà on
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CHRONIQUE 83
n'apercevait plus ses Tcdettes en avant du village. Sans consulter le petit
nombre des cavaliers qui lui étaient confiés, sans attendre le renfort d'in-
fanterie, encore éloigné déplus d'une demi- lieue, qui lui arnvait , et crai-
gnant de voir l'ennemi lui échapper, il so met lui-môme à la tête des
quarante à quarante-cinq dragons et hussards qu'il avait sous la main , et
les lance à bride abattue à travers le village de Saint -Péravy, qu'il tra-
verse d'un bout à l'autre : il apprend que l'ennemi venait d'en sortir à
l'instant même ; et bientôt il aperçoit , à trois cents mètres tout au plus
en dehors du village , un convoi complet d'artillerie ennemie , protégé par
de l'iiifanterie et marchant en ordre sur la route de Palay. Nos hommes
hésitent, paraît-il, un moment de vanl le nombre; mais, payant de leurs
personnes, le capitaine de Lambilly et les officiers qui étaient avec lui s'é*
lancent immédiatement en avant à la charge, entraînant ainsi nos hommes
par leur exemple.
Surpris par une si brusque attaque, les artilleurs ennemis sont sabrés
sur leurs chevaux , ou renversés à coups de revolver, la petite escorte
d'infanterie mise en déroute et dispersée; bientôt ce ne fut plus qu'une
course folle de plus de six kilomètres, pendant laquelle chacun, longeant
au galop la ligne du convoi, arrêtait les chevaux et les voitures ou tuait
les hommes qui tentaient de résister. La poursuite ne s'arrêta. qu'à Patay,
quand il n'y eut plus rien à prendre, c'est-à-dire quand on eut atteint la
tête du convoi, que l'on fit immédiatement retourner en arrière, et qui
fut ramené triomphalement dans nos lignes.
Ce hardi coup de main nous a valu 2 canons, 30 voitures de munitions,
i50 chevaux, 15(f prisonniers et plusieurs officiers, dont deux, l'officier
d'artillerie , chef du convoi , et l'officier d'infanterie , commandant l'es-
corte chargée de le défendre, avaient été faits prisonniers de la main
même de notre brave compatriote. Le tout appartenait à l'armée bava-
roise. Dans les prises se trouvait la voiture particulière du général bava-
rois commandant la division d'infanterie à laquelle appartenait cette
artillerie.
. Nous avions tué à l'ennemi plusieurs hommes, nous en avions blessé
un certain nombre, et, vu la rapidité étourdissante de l'attaque , les pertes
s'étaient bornées, de notre côté, à quelques blessures- légères d'hommes
et de chevaux.
Déjà, la veille, 9 novembre, à la bataille de Coulmiers, le capitaine de
Lambilly avait eii un cheval tué d'un obus , et s'était fait remarquer par
son intrépidité, signalée,. du reste, au général en chef.
A l'affaire de Pontlieu, le lieutenant-colonel de Lambilly ^ ne s'épargna
* Humbert-Henri comte de Lambilly, lieutenant-colonel d'élat-major, sous-chef
d*élat-major du 16' corps de l'armée de la Loire, né en 1832, à Rennes, était le
fils aine de M. Thomas-Hippolyle, marquis de I.ambilly, et de dame AlphoUsine-î
Modeste-Paulc de Sesmaiscos.
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84 CHRONIQUE.
pas plus qu'à Saint-Péravy et que partout où il lui fallut payer àe sa per-
sonne: la mitraille prussienne neTépargna point, hélas! Emmené mourant
du champ de bataille , et ne voulant pas rendre le dernier soupir au milieu
des Prussiens, il demanda à être transporté à Nantes, dahs sa famille.
Ici "vient se placer une lettre de M?r Reyne, évêque de la Guadeloupe,
page émouvante , bien digne de la mémoire de celui qui mérita d'être sur-
nommé par les soldats le preneur de canons, et de cette vieille race
chevaleresque des Lambilly, qui a mêlé son sang à tous les holocaustes
du pays. Sur les champs de bataille de la Bretagne ou du Maine , comme
sur ceux delà Palestine, de Pàvie, de Dettingen, de Fôntenoy ou de
Montana, partout et toujours, les Lambilly ont combattu dans les guerres
saintes et sont morts pour les nobles causes.
« Sainl-Nazaire-sur-Loire , le \A janvier 1871.
» L'évêque de la Guadeloupe a l'honneur d'exposer à la famille de Lam-
billy que, se trouvant à Angers, le 12 de ce mois, pour venir prendre le
paquebot des Antilles, à Saint-Nazaîre , il vit arrhrer un convoi considé-
rable de blessés venant du Mans. Le train partait pour Nantes au mo-
ment où le train du Mans arriva. Les places de Ue classe étant insuf-
fisantes dans le train d'Angers à Nantes, on détacha un wagon de l^e
classe du train qui venait du Mans, et on le mit au train de Nantes (cir-
constance providentiellei)
j> L'évêque de la Guadeloupe , qui n'avait pas trouvé de place dans le
seul wagon de premières , du train préparé pour Nantes , monta dans le
wagon ajouté-, et apprit que, dans le compiartiment à cMé de celui qu'il
occupait, se trouvait un colonel gçièvement blessé. Il fit immédiatement
offrir ses services au pauvre malade par un intendant qui surveillait les
préparatifs du départ et les soins à donner au colonel.
» Le colonel accepta l'oiTre avec reconnaissance. Je me rendis immé-
diatement dans son compartiment; il était couché au milieu, accompagné
d'un médecin militaire et de son ordonnance. Le colonel me serra la main
^avec efiFusion; un rayon de joie éclaira sa belle figure; je m'installai au
chevet de son lit, et, après quelques paroles échangées, dans lesquelles
il m'assura que je ne lui étais pas inconnu, je l'exhortai à la résignation,
et sa confession commença.
j> Il reçut l'absolution avec une piété touchante , faisant plusieurs fois
le signe de la croix, portant souvent la main à sa poitrine, sur laquelle
il portait une croix avec des reliques et plusieurs médailles.
» Un peu de délire survint après la confession, mais sans aucune
fatigue pour le malade. Il prit un peu de bouillon; un moment après, une
infusion de fleurs d'oranger, un peu de rhum. Le pauvre soldat qui l'ac-
compagnait avait pour son colonel des soins attendrissants.
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CHRONIQUE. 85
» Vers les neuf heures , Tagonie ^mmençait ; elle fut presque insen-
sible; Tâme du brave colonel quittait peu à peu son enveloppe terrestre,
sans le moindre eifort; je lui appliquai l'indulgence plénière in articulo
mortis^ et, à la fin, je lui fermai moi-môme les yeux.
» La figure du défun^ resta calme et sereine, comme s*il ne fût qu'en-
dormi; le Seigneur venait cependant de le recevoir, pour recompenser ses
qualités privées et sa bravoure. Nous commençâmes les prières pour les
morts : tant que je vivrai, j'aurai devant les yeux le spectacle émouvant
que présentait le compartiment dans lequel nous nous trouvions : ce colo-
nel mourant, comme les guerriers antiques, pour sa patrie et pour son
Dieu; cet évêque, amené providentiellement auprès de lui; ce chirurgien
et ce pauvre soldat qui fondait en larmes, en répondant ^ux prières; une
seule bougie, tenue par le soldat, éclairait la scène. J'en suis encore si
ému que je puis à peine écrire , tant ma main tremble , et mes yeux
sont obscurcis par les larmes. Et cependant , j'ai suivi nos marins dans
toutes les expéditions, pendant dix-huit ans; rien ne peut rendre ce que
j'ai éprouvé dans ce wagon.
» A notre arrivée à Nantes , je courus dans la gare pour chercher
M°^ la comtesse de Lambilly. Après quelques courses, j'eus la douleur
d'apprendre qu'elle était partie pour Angers : nous nous étions croisés en
route. J'ai eu la visite, dans la gare, de quelques-uns des parents ou des
amis du défunt; je leur ai raconté à peu près ce qui précède...
> Je demande mille fois pardon à la famille de Lambilly d'écrire ces
quelques li^es sur une feuille aussi peu convenable, mais elle voudra
bien excuser un pauvre évêque qui, partant pour la Guadeloupe, n'a à sa
disposition que le papier et la mauvaise plume de l'hôtel qu'il va quitter
à l'instant pour se rendre sur le paquebot.
j> Puissent ces quelques lignes , écrites à la hâte avec une émotion pro-
fonde, adoucir les regrets que laisse au milieu de sa famille et de ses
amis , celui que nous retrouverons dans une meilleure patrie ! '
> f J.-C. RfiYNE ,
» Evoque de la Guadeloupe. » '^
Citons encore quelques-unes de nos victimes de la guerre. Les nommer
toutes serait impossible.
— Le lieutenant- colonel de la Monneraye, du 122e régiment, du corps
du général Vinoy, blessé grièvement sous Paris, dans la journée du 30
novembre, est mort le 2 décembre des suites de sa blessure.
L'ordre du jour du 18 décembre le place au rang de ceux à qui leur
bravoure et leur dévouement ont mérité 4e haut témoignage de.l'estimé de
l'armée et de la gratitude du pays.
Albert de la Monneraye avait contracté, il y a un peu plus d'un an, une
union charmante et pleine de promesses de bonheur; il était père , depuis
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86 CHRONIQUE.
trois mois, d'une petite fille qu'il n'a jamais vue, et dont il apprenait la
naissance la veille du blocus de Paris.
Il avait conquis deux grades depuis moins de six mois.
— M. Auguste Brune, lieutenant des mobiles d'ille et-Vilaine, qui avait
reçu la croix de la Légion d'honneur pour sa belle conduite au combat
du 2 décembre, vient de mourir des suites de l'amputation du bras
droit.
M. Brune est mort avec les sentiments de foi qui l'avaient soutenu dans
ses cruelles souffrances, après avoir reçu tous les secours de la religion.
Cette mort glorieuse et chrétienne sera une consolation précieuse pour la
famille du jeime officier, et particidièrement pour son vénérable oncle»
M. Brune, chanoine de la cathédrale de Rennes.
— Un des héros de Sougy, un Nantais, M. Joseph Houdet, a succombée
lui aussi, d'une amputation d'un bras, à Orléans, où, le jour de Noël, M.
le comte Fernànd de Bouille avait rendu à Dieu son âme vaillante.
— Nous avons appris avec le plus sincère regret i la mort d'un autre
Nantais, un des fils de notre cher el excellent collaborateur, M. Antoine
de la Gournerie, qui avait été frappé de deux balles, l'une à la bouche, et
l'autre à Tépaule, au combat de Droué, le 47 décembre.
Ses blessures ne furent pas d'abord jugées mortelles , mais bientôt le
mal s'aggrava, et, le 5 janvier, il a rendu son âme à Dieu, après vingt
jours de souffrances, supportées avec une fermeté et une piélé toutes
chrétiennes.
— C'est à ce môme combat de Droué que nous avons perdu M. de
Rodellec.
Henri de Rodellec du Porzic , lieutenant de vaisseau , chevalier de la
Légion d'honneur h vingt huit ans, avait donné sa démission et renoncé
au brillant avenir qui s'ouvrait devant lui, pour se consacrer tout entier
aux devoirs de la vie domestique. Mais M. de Rodellec n'hésîia pas à aller
au camp de Çonlie prendre le commandement de deux compagnies de ses
intrépides marins.
Lorsque le général de Kératry, à la fin de novembre, conduisit à Yvré,
contre l'ennemi menaçant nos contfées d'une prochaine irruption, l'élite
de son armée bretonne, M. de Rodellec et ses marins ne pouvaient man-
quer d'être appelés au premier rang, el, à partir de ce moment, incor-
porer au 2le corps, il se porta au .secours de l'armée de la Loire, prit la
part la plus brillante à ses derniers combats, et suivit tous ses mou-
vements. . „
Dans la belle retraite que fit l'armée de Chanzy, de Vendôme sur le
Mans, le 17 décejnbre, une partie de l'armée traversait Droué. M. de
Rodellec, avec son artillerie, était à l 'arrière-garde. Sept à huit cents
Prussiens étaient surpris dans le village, et ils allaient tomber en nos
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CHRONIQUE. 87
mains , sans la trahison infâme des habitants, qui consentirent à les ramas-
ser et à les cacher si soigneusement, que l'armée française ne put pas se
douter de leur présence. Elle passa donc, en grand nombre, et longtemps...
Il y avait là 5 à 6,000 hommes.
M. de Bodellec, nous Tavons dit, était à Farrière-- garde et chargé de
protéger la retraite. Il ne se pressait donc pas, lui. Quand le gros du corps
fut passé, et qu*il n*y eut plus que peu de monde, nos ennemis sortirent
dés retraites que leur avait ménagées Tinfamie de leurs hôtes, et qui, par
une fenêtre, qui, par des trous pratiqués dans les planchers du premier
étage, tirèrent sur nos hommes à coup sûr, attendant tranquillement dans
la rue ou dans les rez-de-chaussée le moment du départ.
C'est ainsi que notre vaillant compatriote a été atteint. Frappé au côté
gauche, il n'a survécu que quelques instants à sa blessure.
— Le 13 janvier, on célébrait, 'dans la cathédrale de Saint-Brieuc, les
obsèques du vénérable abbé Kermoalquin, chanoine de la cathédrale,
vicaire- général honoraire du diocèse et aumônier en chef du camp de
Conlie, où il était décédé. Toutes les autorités, dit Y Indépendance bre-
tonne, un nombreux clergé et une foule considérable assistaient à cette
triste cérémonie. Les mobiles formaient la haie autour du cercueil.
Msr David a rappelé cette existence si digne d'être imitée. Ce fut
l'homme de Dieu, ce fut un prêtre dans toule l'acception du mot, que
M. l'abbé Kermoalquin. Toute sa vie, il pratiqua l'oubli de soi-même et il
est mort, sous le regard de Dieu, pour la Patrie, victime de sa charité. Le
bon pasteur. l'Évangile à la main, appelle à lui tous les hommes de bonne
foi ; il n'appartient à aucun parti politique ; il es! prêt à donner sa vie
pour son troupeau. N'est-ce pas là ce que fît toujours le regretté M. Ker-
moalquin ? C'est moins le sang que le dévouement qui fait le martyr. Quel
dévouement que celui de l'aumônier en chef de Conlie, heureux d'être
appelé au poste de la charité et demandant à Dieu d'y mourir !
M&r David, en terminant, s'estécrié après avoir flétri nos ennemis, indignes
du nom de chrétiens #c Puisse Dieu, touché de nos larmes, de nos prières
et de tant de sang répandu, nous accorder la consolation, la victoire et la
paix ! »
Au moment où nous achevons cette chronique , une douloureuse nou-
velle nous arrive: un de nos compatriotes , M. Félix Rousselot, a succombé,
à Angers, aux fatigues excessives qu'il avait eu à supporter pendant la
campa^iie de l'armée de la Loire, qu'il avait voulu faire, bien qu'exempt,
comme franc- tireur de Cathelineau, en compagnie de son frère Paul, âgé
de dix-neuf ans.
Félix Rousselot n'en avait que vingt et un. Pour ceux qui l'ont intime-
ment connu, c'était un esprit très-distingué, une vraie nature d^artiste.
Le cœur, chez lui, valait la tête, et ses compagnons d'armes , qui l'aimaient
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88 CHRONIQUE.
pour sa douceur ,et sa bonté, s'apercevront, sjins doute, bien des fois,
qu'ils n'ont plus auprès d'eux cette main si largement aumonièrè.
Inclinons-nous devant ces nobles victimes du dévouement volontaire , le
plus beau de tous les dévouements.
— Mentionnons maintenant ceux qui, ayant été à la peine, viennent d'être
appelés à la récompense.
A Paris, ont été nommés chevaliers de la Légion d'honneur dans les
gardes mobiles de la Vendée, MM : ^
De la Boutetière, chef de bataillon ; Loriot, capilaine-adjudant-major ;
de Béjarry, capitaine-adjudanl-major.
Dans les gardes mobiles d'Ille-et- Vilaine, il faut citer' le colonel Carron,
qui, après le combat du 2 décembre, avait fait valoir, dans son rapport, les
mérites de ses soldats ea oubliant les siens ; mais le ministre de la guerre
s'en est souvenu, il a voulu récompenser lui-même le colonel Carron, et
c'est en l'embrassant qu'il lui a remis la croix ; — M. Hovius , lieutenant
au 5" bataillon.
Côtes-du-'Nord. — MM. Sabatier, chef de bataillon; de la Moussaye,
capitaine adjudant-major, et de la Goublaye deINantois, capitaine fai-
sant fonctions de chef de bataillon.
Finistère. — M. Samson, lieutenant colonel.
Loire- In fériewe. — MM. Fournier de Pellan, chef de bataillon; de
la Roche tulon , capitaine , et Montaigu , lieutenant.
Sont nommés chevaliers :
Dans la légion des Volontaires de l'Ouest, MM. Hippolyle de Montcuit,
chef de bataillon, blessé; Zacharie du Réau, capitaine, blessé; Henri Gâr-
nier, lieutenant; Antonin de la Peyrade, sergent, blessé ; Lallemant, capi-
taine, Pavy, lieutenant; ces deux derniers, ainsi que M. de Montcuit, pour
leur brillante conduite sur le champ de bataille du Mans.
Chacun sait que MM. de Charette et Cathelineau avait été , dès le mois
dernier, faits chevalier de la Légion d'honneur.
La médaille militaire est accordée à M. Edouard ^ Cazenove,le gendre
de M. de Rouillé.
M. l'abbé du Marallac'h, de Quimper, beau-frère de M. le comte de Carné,
est enfermé dans Paris avec nos cçmpatriotes. Pendant le combat de
l'Hay, son chapeau fut troué par une balle et sa cutané en reçut une
demi-douzaine. Qui s'étonnerait après cela, que le gouverneur de Paris ait
voulu attacher un ruban rouge à cette glorieuse robe ?
M. l'abbé du Marallac'h est à la fois prêtre et médecin : il soigne éga-
lement bien les corps et les âmes.
On raconte qu'il a fait connaître à sa famille l'honneur qu'on venait de
lui faire, en le décorant, par cette phrase charmante : « Un cas de déco-
ration s'est présenté dans mon ambulance : c'est moi qui en ai été atteint. »
Louis ds Kerjean,
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#» i^
PROPOS D'UN ASSIEGE
llES BRETONS AU SIÈGE DE PARIS ^
Je rêvais tristement à ces souvenirs si divers, quand je fais
J'agréable rencontre de deux Nantais, M. A***' R*** père et mon
excellent ami W. Thornton. Je m'empresse de demander à ce der-
nier des nouvelles de son frère, colonel d'un régiment de cavalerie,
que je savais avoir pris part à la désastreuse expédition de Sedan,
rappris avec grand plaisir qu'il était sain et sauf, mieux que cela,
qn'il avait su se soustraire à la honte de la capitulation. De concert
avec son collègue du 3« zouaves, le vaillant officier, à la této de
son régiment, s'était rué sur les lignes prussiennes et les avait
rompues, frayant ainsi au reste de l'armée une voie, la voie du
salut et de l'honneur, que ses chefs n'ont pas su lui faire suivre.
Le jour même, Sur le champ de bataille do Sedan, le colonel
Thornton ayant été promu général, en récompense de sa valeureuse
conduite: «Je refuse, dit fièrement le digne Breton: je ne veux pas qu'il
soit dit que j'ai été nommé général après une bataille perdue ! » —
Le mot n'est-il pas vilSiiment antique, ou mieux vraiment français?
De tels traits consolent de certains officiers préludant à la défaite
et à la capitulation en courant les cafés et les bals. Aujourd'hui, le
' Voir la première partie dans le a* de décertibre 1870, pp. 474-480. Ces pages-ci
nons sont parvenues, parbaUon, le lendemain du jour où paraissait notre livraison
de janvier. Ce retard ne leur enlève point leur intérêt.
TOME XXIX (IX DE lA 3« SÉRIE). 7
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90 PROPOS d'un assiégé.
colonel (sans aucun doute à présent général), après avoir reformé
son régiment, en grande partie composé de Bretons et même de
Nantais, et dont il'est à bon droit adoré (il est aussi aimable et ex-
cellent que brave et énergique), doit être Tun des meilleurs officiers,
supérieurs de l'armée de la Loire. Ses services patriotiques et désin-
téressés ne pourront manquer d'aider puissamment au succès final
de ^ nos armes, au salut de notre pauvre France, si cruellement
éprouvée. N'a-t-il pas d'ailleurs une revanche à prendre contre ces
Prussiens, qui ont bien pu l'écraser par le nombre, mais non Ten-
serrer avec les autres dans le réseau de leurs canons et de leurs fu-
sils à aiguille? * *
J'ai dit que Paris était un vaisseau : c'est bien plutôt toute une
flotte, dont chaque fort est un bâtiment distinct, avec son comman-
dant, son équipage, et dont la tenue est soumise aux dispositions*
d'un règlement analogue à celui qui p^réside à la vie de chaque
navire de guerre à l'ancre dans un port. C'est comme une ceinture
de frégates géantes entourant et protégeant le vaisseau- amiral,
Paris. Là-haut, au sommet, dirait-on, d'une houle immobile,
plane laMont-Yalérien, vigie de cett€ flotte de pierre. Embarqués
à bord de leurs forts respectifs, quand nos matelots, en vertu d'une
rare faveur, viennent en ville, ils appellent cela <t descendre à
terre. >
Ce fut au lendemain de cette série de néfastes journées, Wœrlh,
Forbach et Sedan, que Paris vit lui arriver ces défenseurs inatten-
dus, à la figure ouverte et franche, à l'allure décidée, au chapeau
luisant à bords retroussés, au large col bleu liseré de blanc. Ils ne
firent guère que traverser nos boulevards et nos rues; la besogne,
et quelle besogne ! qui les appelait, était prisante I Au milieu du
désarroi, de l'ahurissement général , des défaillances (pourquoi ne
pas Tavouer?) de plus d'un de leurs frères d'armes de la guerre,
rares échappés de nos désastres, démoralisés parlons ces échecs
successifs et criant à la trahison ; au milieu des échauffourées révo-
lutionnaires, de manifestations aussi tapageuses qu'intempestives,
de celte ardente fièvre qui agitait de ses soubresauts ce mobile
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PROPOS d'un assiégé. 91
Paris, si prompt aux émotions; au milieu de tout cela, nos marins
surent garder leur sang-froid, leur discipline, leur infatigable acti-
vité pleine de bonne humeur, et qui ne recule devant rien, travail-
lant sans relâche à mettre en état de défense et à armer nos forts ,
qui, hélas! dans le plus pitoyable délabrement, n*avaient guère,
comme tout le reste, que les apparences de la force. S'il se fût pré-
senté alors, Tennemi n'aurait pas trouvé, pour le repousser, un seul
canon sur un affût !, Nouvel exemple de la folle présomption, de
l'imprévoyance insensée qui avait présidé à tous les détails de cette
horrible guerre. Mais, une ou deux semaines, quel changement!
Casemates, blindés de sacs de terre ,*ceints de tranchées , de bar-
ricades et de torpilles; nettoyés, c parés, » € astiqués, i» comme le
pont d'un navire, nos forts pouvaient défier le Prussien. A chaque
embrasure, une pièce de marine de 16, de 19 ou même de 24 ^car
nos ports nous avaient envoyé tout à la. fois leurs canons et leurs
canonniers) allongeait sa gueule menaçante. Et ce fut bientôt un
concert journalier, que les Parisien? , si peu habitués à pareille
musique, se prirent quasi à aimer : chaque coup de canon ne leur
disait-il pas que leurs vaillants gardiens veillaient et protégeaient la
grande ville? On se réveillait la nuit au bruit d'une canonnade fu-
rieuse ; on se disait : ce sont nos marins qui causent avec leurs vis-
à-vis les Prussiens, — et, tranquille, on se couchait sur l'autre
oreille et on se rendormait, jusqu'à ce que le ton de plus en plus
élevé du dialogue de poudre et de fer vous réveillât de nouveau.
Prêts et propres à tout , ^ quelles fonctions diverses nos marins
ne furent-ils pas employés? Les quatre éléments devinrent leur do-
maine. L'eau les voyait, sur leurs canonnières et leurs batteries flot-
tantes, aller audacieusement bombarder et fouiller l'ennemi jusque
dans ses repaires. Sur terre, de leurs forts immobiles, ils ne l'in-
quiétaient pas avec moins de suctès. Le feu, qui sut mieux qu'eux
le lancer d'un œil sûr et l'affronter tour à tour? — Ce n'était pas
assez. Matelots de l'air, on les dressa à la manœuvre des ballons,
ces navires aériens qui voguent sans gouvernail, à la grâce de Dieu
et du vent. Leur froide intrépidité, leur habitude du danger, leur
adresse à manier les agrès, les rendaient tout particulièrement
aptes à cet autre genre de navigation. Aussi presque toutes les Ira-
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92 ^ PROPOS D^UN ASSIÉGÉ.
versées auxquelles ont présidé ces précieux pilotes ont-elles été heu-
reuses. C'est encore par l'un d'eux, sans aucun doute, que sera
guidé lé ballon qui emportera c^ lignes. La nef voyageuse arrivera-
t-elle à bon port, ou bien, trahie par le vent, complice du Prus-
sien, percée peut-être d'une balle allemande, comme un oiseau
blessé, ira-t-elle, ainsi qu'il est arrivé à quelques autres, tomber
entre les mains d'un implacable ennemi, qui, sans pitié pour tant
de malheur, profanera d'un œil férocement joyeux, ou déchirera
brutalement toutes ces lettres, messages intimes échappés tout pal-
pitants' de milliers de cœurs anxieux vers de chers absents , dont
depuis des mois on n'a pas (Te nouvelles ! Des tigres seraient émus :
des Prussiens déclarent « prisonniers de guerre » aéronautes,
aérostat et lettres, et les traduisent devant une cour martiale. Les
naufragés sont chose sacrée pour tous les peuples civilisés : ces
écumeurs de la terre et de l'air les décrètent de bonne prise, s'es-
timgnt magnanimes s'ils ne les fusillent pas. L'air, comme la terre,
n'est-il pas chose prussienne, et a-t-on le droit de s'aventurer,
même au sein des nues, sans un laisser-passer signé Bismark?
Que de ballons sont ainsi partis, confiés aux caprices du vent
par la grande cité captive, chargés, lestés, si j'ose dire, de ses ten-
dresses, de ses appels patriotiques , de ses angoisses, et aussi de
ses espérances! Aucun, hélas! n'est revenu. S'il est vrai, et les
preuves de ce fait sont nombreuses, que la nécessitésoit l'aiguillon
du génie, le stimulant des découvertes, jamais le problème , inso-
luble jusqu'ici, de la direction des aérostats ne fut plue près de sa
SQlution,en supposant qu'elle soit possible ; car jamais nécessité
ne se montra plus urgente et dans un pareil centre de lumières.
Aussi la science et les inventeurs se sont mis tout d'abord à l'œuvre.
Ce matin même, un ballon muni d'un système d'hélices imagina
par M. le vice-amiral Labrousse ^i manœuvré par quatre marins ,
a dû s'élever de la gare d'Orléans, avec espoir de retour. Un autre
marin éminent, le créateur de noire flotte cuirassée, rivale en per-
fection et en puissance de la flotte anglaise, l'illustre ingénieur naval
Dupuy de Lôme (encore un Breton, car en tout ceci, malgré les
apparences, nous ne sortons pas de notre sujet spécial) , travaille à
la confection d'un ballon dirigeable sous un angle de 25<> à SO^», ce
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PROPOS d'un assiégé. 93
qui conslilue, sinon le mot définitif de l'énigme de l'aviation , du
moins un notable progrès.
En attendant que le moyen de diriger les ballons soit découvert,
ceux que nous envoyons emportent, pour suppléer à leur impuis-
sance de retour, quelques-uns de ces gracieux aérostats vivants que
Dieu, en se jouant, crée par millions pour la consolation des
pauvres prisonniers, et dont tout le génie de l'homme n'a pu encore
que bien imparfaitement imiter la structure, à la fois si frêle et si
puissante, d'un mécanisme si simple, mais si admirable, d'une si
désespérante perfection : — des pigeons, oiseaux désormais sacrés
pour Paris, qui placera à l'avenir, en tête de son écu "armoriai,
un pigeon à droite et un ballon à gauche^ en souvenir de ce cruel
et à jamais illustre siège. C'est à ces messagers ailés quasi seuls
que, pendant ces longs mois de captivité, la grande et triste assié-
gée aura dû de n'être pas entièrement isolée du reste du monde,
et de recevoir, trop rarement, hélas ! quelques nouvelles de France,
une parole du cœur, un mot d'espoir réconfortant!
Battue , plus longtemps que l'arche de Noé, par une tempête de
fer et de feu, l'arche parisienne, de temps en temps, lâche, comme
elle aussi, une colombe qui revienne lui apporter la bonne nouvelle
de la fin prochaine du déluge. Souvent, hélas! la colombe ne re-
vient pas : le vent, le froid , des ennemis plus cruels encore et
ignorés de la colombe du patriarche, l'épervier prussien ou une
balle de fusil à aiguille , a tué en route le pauvre petit messager.
Parfois aussi, guidé par son merveilleux instinct, le cher oiseau
revient fatigué, harassé, demi-mort, mais portant sous son aile un
mot de la France qui nous crie : Courage et espérance !
Au moment même où j'écris ces lignes (9 janvier), Paris tressaille
de joie. Après vingt-cinq mortels jours d'un silence plein à'an-
goisses, la France crie une fois encore aux captifs qu'elle ne les
oublie pas et qu'elle travaille activement à leur délivrance. Et c'est
encore un pigeon (que de milliers de lèvres voudraient couvrir
de baisers le charmant courrier ailé!), le seul qui soit revenu
depuis le 15 décembre, qui nous apporte enfin ces nouvelles
si impatiemment attendues. Et quelles nouvelles! deux victoires de
Faidherbe au nord {C'est du nord aujourd'hui que nom vient la
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94 PROPOS d'un assiégé.
victoire, — victoire, mot si français, qui, après une courte éclipse ,
le redevient enfin, cette fois, j'espère, pour ne plus cesser de
l'être); Chanzy et Bourbaki tenant en échec Frédéric- Charles à
l'ouest et au sud ; Bressolles et Gremer se préparant à couper à
l'est les communications et h ligne de retraite de l'ennemi : — la
revanche commencée et se préparant à être éclatante !
En outre de ces nouvelles générales, le précieux envoyé de la
France (jamais ambassadeur fut-il chargé d'aussi hauts et précieux
intérêts!) nous apportait près de quinze mille dépêches partica-
lières, tombant comme une manne sur tant de cœurs affamés , et
dont l'ensemble, équivalant au contenu de deux ou trois volumes,
a pu tenir, grâce au miracle de la micrographie photographique,
sur un carré d'un centimètre! Encore une merveille d'hier, dont la
découverte sera due au siège de Paris.
' Nous pouvons désormais attendre avec confiance que revienne à
l'arche la dernière colombe, tenant au bec le rameau vert et nous
annonçant la fin du déluge de l'invasion !
En même temps que nous revenait, avec ces réconfortantes nou-
velles, le pigeon emporté par le ballon la Délivrance (nom d'heu-
reux augure!) nos assiégeants, d'autre part, nous -dépêchaient
toute une volée de messagers d'une autre sorte, ailés aussi et plus
rapides, mais de fer et deplomi), des messagers de mort. Exaspérés
sans doute de la défaite des leurs et de notre tenace résistance^ ils
exécutaient enfin une menace que, depuis trois mois, ils tenaient
suspendue sur Paris. Les naïfs les supposaient arrêtés par de vaines
considérations d'humanité, de pudeur, de respect pour la civilisa-
tion et l'opinion de l'Europe ! Comme si nos ennemis étaient acces-
sibles à de telles faiblesses! Opinion du monde civilisé, humanité,
pudeur : mots qui ne sont pas prussiens. L'humanité, c'est leur
intérêt; la pudeur, c'est leur indomptable et féroce orgueil, grisé,
affolé par des triomphes iùouïs. Quant au monde civilisé, c'est, et
ceci a été imprimé et réimprimé en toutes lettres , l'Allemagne , et
l'Allemagne seule : en dehors de l'Allemagne, il n'y a qu^barba-
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PROPOS D*UN ASSIÉGÉ. 95
rie, et la lâcKe attitude de TEurope, et même de ces fierai Etats-
Unis américains, en i;)résence de cet attentat sans exemple d'un
peuple pillant, incendiant, égorgeant un autre peuple, semble don-
ner raison à d%ussi insolentes prétentions.
Donc , Paris est bel et bien bombardé! Et, sHI ne Ta pas été plus
tôt, les considérations de civilisation et d'humanité n'y ont été pour
rien. En douter serait faire injure au caractère de notre ennemi,
dur, âpre, hautain, envieux, violent et cruel, mais mathématiqije-
ment cruel, méthodiquement violent. Canons etmunitFons n'étaient
pas prêts : voilà tout le secret de cette humanité prétendue. Il a
fallu que, se faisant le complice du Prussien et de ses vassaux, un
Jiiver exceptittnellement long et rigoureux durcit assez le sol pour
leur permettre d'amener jusqu'aux épaulémenls, dès longtemps et
patiemment préparés, leurs monstrueux canons Krupp et les non
moins monstrueux- projectiles qu'ils allaient faire pleuvoir sur nos
tètes, de la distance d'une à deux lieues. Déjà nos forts^de l'est, du
nord et du sud avaient reçu un déluge de fer et d'acier, déluge qui
continue sans faire de mal bien~ sérieux d'ailleurs, si peu sérieux
même, que doit en gémir cet excellent M. de Bismark, dont le bon
cœur s'apitoyait en termes si touchants, dans certaine dépêche, sur
€ le gaspillage insensé » que. nous faisions de nos munitions.
C'était à notre tour de renvoyer au charitable cMincelier sa pitié
de crocodile. Quel intérêt si puissant avaient donc nos économes
Germains à gaspiller ainsi en prodigues leur poudre et leur fer?
On a pu déjà recueillir jusqu'à 350,000 kilogrammes de débris
d'obus prussiens , qu'on se prépare à refondre et à renvoyer fort
poliment en obus tout neufs à messieurs nos assiégeants (ne faut-il
pas rendre à autrui, même à son ennemi, ce qui lui appartient?
Que n'en faites-vous autant, % nobles soldats et officiers allemands,
de nos meubles, de nos pendules, montres, bijoux, argenterie,
dentelles, étoffes de toute sorte, etc., etc., que vous avez si vaillam-
ment pillés et volés ! )
En entendant tout ce fracas, Paris ne s'en émouvait pas plus que
de raison. C'était un duel de canon à canon, de forts à batteries, la
guerre enfin. Que pouv^t-il craindre pour lui-même? Ne savait-il
pas qu'au' cas improbable où les, canons prussiens l'attaqueraient à
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96 PROPOS d'un assiégé.
son tour, le droit des gens, les lois du code militaire, universelle-
ment reconnues par les peuples civilisés, faisaient à l'adversaire
une stricte obligation d'honneur de lui adresser, vingt-quatre ou
quarante-huit heures à l'avance, une sommation préalable, lui per-
mettant de mettre en sûreté les femmes, les enfants, les vieillards
et les malades? Naïf Paris! qui dormait tran^quille sur la foi du
droit des gens, des lois militaires, de l'honneur, comme si de telles
choses et de tels mots, encore une fois, étaient prussiens I
JTout à coup, dans la nuit du 6 janvier, les paisibles habitants du
faubourg Saint-Jacques sont réveillés par un bruit inaccoutumé, un
long et strident sifflement, que suit quelques secondes après une
bruyante détonation. C'était le premier obus prussief^ui franchis-
sait la ligne de nos remparts : le bombardement de Paris commen-
çait. Puis, autres sifflements et autres détonations... Ce fut bientôt
une averse de bombes s'abaltant sur les maisons endormies, semant
l'effroi,. le ravage et la mort. Nuit d'angoisses et de terreur. C'était
comme un vol incessant d'on ne savait quels oiseaux fantastiques
fendant les airs en poussant de longs^ cris lugubres , nous disait un
de nos amis échappé lui-même par miracle à une pluie de fragments
d'un obus éclaté sous ses fenêtres , faisant soudain irruption chez
lui en brisant ses vitres en mille pièces.
Ainsi, sans aMs préliminaire, sans sommation, la nuit, dans les
ténèbres, le Prussien, comme un voleur, assaillait lâchement une
ville, et quelle ville! pendant son sommeil; tuait, blessait, massa-
crait des neutres, des inoffensifs, des innocents, des femmes, des
enfants, des vieillards , des malades, les hommes valides se trou-
vant presque tous de service dans les divers postes, aux remparts,
ou aux grand'gardes. Attentat assurément sans exemple dans les
annales de la guerre, et qui suffirait à lui seul à flétrir rhonneur
d'un peuple, et qui n'est pourtant qu'une atrocité de plus à ajouter
à tant d'autres, qui rendront celte guerre^ jamais exécrable.
Ce n'était là encore que le prologue du drame. La nuit du 8
allait être particulièrement terrible. Car c'est décidément la nuit
(n'est-ce pas l'heure préférée des crimes et des assassinats?) que
les hiboux prussiens ont €]}oisie pour acc^poplir contre Paris leurs
méfaits, non point par honte, pour les cacher à la lumière du
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PROPOS d'un assiégé. 97
soleil, mais par iq||rafflneinent de barbarie qui est fort dans leur
caractère 9 pour frapper plus sûrement la population parisienne
d'épouvante, et rendre leurs coups, portés dans Tombre, plus diffi-
ciles à.éviter,et, par suite, plus meurtriers.
Pendant la journée, je m'étais rendu, comme tant d'autres, à cet
amphithéâtre du Trocs^dero , que M. Haussmann avait préparé à
grands frais aux visiteurs de l'Exposition universelle de 1867 (il y a
un siècle de cela !) pour leur permettre de jouir mieux de l'incom-
parable coup d'œil du Champ-de-Mars , et d'où l'on contetbple
aujourd'hui ce spectacle bien autrement étrange et émouvant : Paris
bombardé!— La foule était énorme. Maris, femmes, enfants, on
était venu là en famille. On regardait de tous ses yeux, on causait,
on ne se faisait même pas faute de rire un peu. Singulier peuple
que ce peuple parisien, avide d'émotions, riant aux bombes, à la
mort ; puisant dans sa légèreté même cette élasticité qui lui permet
de se redresser quand on le croit abattu, de réagir contre les souf-
frances matérielles et morales , et Dieu sait le niveau toujours crois-
sant auquel montent pour lui en ce moment ces souffrances-là !...
Un obus tombant parmi cette multitude aurait fait d'affreux ravages.
Mais la tempête sévissait plus loin.
De Châtillon à Meudon et à Saint-Cloud , toute la ligne des hau-
teurs s'estompait de traînées de fumée blanche, qui rampaient le
long des pentes et que déchiraient çà et là de rapides éclairs :
c'étaient les batteries prussiennes tonnant contre les nôtres, qu'elles
dominaient. Plus bas, les forts de Yanves, d'Issy et de Montrouge ^
superbes d'ingouçieuse placidité sous cet ouragan de fer, ne*
lâchaient que de rares bordées. Au-dessous encore et plus près,
nos remparts, de leurs pièces de marine, contre-battaient vigou-
reusement l'ennemi. Tout au loin, à gauche, vers Ivry ou Vitry,
rougissait sinistrement là flamme d'un incendie , allumé sans doute
par un obus prussien. Devant nous, l'immense ville (c'était précisé-
ment la partie bombardée qui s'étalait à nos pieds), silencieuse et
recueillie, semblait se reposer de ses transes nocturnes et panser ses
béantes blessures, en attendant que la nuit prochaine lui en fit de
plus cruelles encore..La .fumée de la poudre, exhalée de toutes ces
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98 PROPOS d'un assiégé.
gueules de bronze, flottait éparse au-dessus de l^puvre grande cité
blessée , et lui faisait comme un voile de deuil.i.
Le soir vint. La pleine lune brillait de tout son éclat dans un ciel
clairet froid, argentant dômes, tours et flèches, comme pour
mieux les désigner au tir de Tènnemi. L'orage ne tarda pas à écla-
ter plus furieux que jamais. Paris gardera longtemps le souvenir de
cette nuit-là.
Le lendemain, le pieux roi Guillaume put adresser à son Âugusta
un télégramme conçu à peu près en ces termes :
« La Providence vient d'accorder k nos armes une nouvelle et
éclatante victoire, non plus cette fois contre des forteresses et des
soldats, mais contre des maisons inoflensives et paisibles, des
hôpitaux, des Jiospices , des églises, des femmes, des enfants, des
vieillards, des malades et des blessés. C'est un exploit, et ce- sera
le plus glorieux, à ajouter à tous ceux qui ont marqué en traits de
feu et de sang la marche de nos invincibles phalanges à travers
cette France orgueilleuse et vaincue : bombardement de Strasbourg,
incendie de Bazeilles , où les femmes et les enfants furent rejetés
dans les flammes à coups de crosse de fusil, incendie suivi de mil-
liers d'autres , à la lueur desquels nos armées triomphantes se sont
avancées jusqu'au cœur du pays ennenni, portant c partout, partout,
partout, » comme l'a dit notre Fritz, la ruine, la terreur et la mort.
Jamais depuis mes prédécesseurs Attila etGengiskhan, depuis nos
pères : Ginbres, Teutons, Goths et Vandales, pareille chose ne se
sera vue. Moi, Guillaume de Prusse, je suis aussi le Fléau de
Dieu.
» J'ai reçu du ciel, tous nos philosophes me l'affirment, la mis-
sion de puiifier le monde de cette senline de corruption et de vices
quis'appelle la France, et dont Paris est le centre, comme a pu
s'en convaincre notre auguste neveu Alexandre , empereur de
Russie, qui, le soir même de son arrivée à Paris, en 1867, n'eut
rien de plus pressé que d'aller voir la Grande Duehesse au théâtre
des Variétés. (J'y serais volontiers allé moi-même, pour sonder de
mes yeux toute la profondeur de la corruption parisienne, mais j'ai
craint que nos piétistes de Berlin, esprits un peu étroits, comme tu
sais, ne se méprissent sur mes intentions.)
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PROPOS d'un assiégé. 99
}> J'en reviens aux femmes et aux enfants tués par nos obus pen-
dant la liuit (lu 8.
» Ainsi que je te l'ai déjà télégraphié, Bismark ayant jugé que
« le moment psychologique» — dans notre grande Allemagne tout
doit être réglé d'après les lois de la science pure et de la philoso-
phie — de bombarder Paris était venu, de Moltke donna ses ordres
en conséquence. -Cette suprême expiation, réclamée par toute la
vertueuse Allemagne, allait enfin être infligée à la Babylone mo-
derne, ce « Motoch du mensonge, » comme l'appelle bibliquement
notre Gazette d'Augsbourg, si judicieusement inspirée par Bismark,
ce type bien connu de franchise et de loyauté chevaleresque.
» Paris fut donc bombardé, — à l'improviste, en pleine nuit. —
Tu te figures le réveil de ces corrompus de Parisiens ! Bismark, de
Moltke et moi nous en avons bien ri. Il parait que, suivant les lois
de la guerre, il est d'usage que l'assiégeant prévienne un ou deux
jours d'avance une ville menacée de bombardement. Mais que sont
les lois de la guerre pour des Prussiens victorieux! «La force
prime le droit, » a dit Bismark dans un axiome désormais imjnor-
tel, premier article du code futur des nations. Nous avons la force,
nous en usons, voilà tout. En dehors de la force — tant que nous
l'aurons, s'entend — nous ne reconnaissons ni droits, ni lois. —
Le lendemain , de mon quartier-général de Versailles, je te mandais
que ce commencement de bombardement avait déjà produit t un
bon effet, » assez piètre effet pourtant, il faut le reconnaître, le
nombre des femmes et des enfants tués ou blessés étant peu consi-
dérable encore. La nuit suivante, le feu de notre artillerie s'éten-
dit sur un plus vaste champ et tua plus de monde. Il embrassa
bientôt un ensemble de quartiers dont la population égale quasi
celle dé tout Berlin. Juge des ravages et des morts!
> Vint la grande nuit du 8. Pendant huit heures entières , cette
nuit-là, nos batteries firent pleuvoir sur la ville coupable neuf cents
obus, soit deux par minute^ et pas un de ces projectiles, tombant sur
ces groupes pressés de maisons, qui ne produisit son effet de ruine
ou de mort. Aussi m'est-il impossible de t'énumérer les toits effon-
drés, les petits enfants éventrés dans leur berceau ou dans les bras
de leur mère, les femmes coupées en deux^ les époux frappés en-
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100 PROPOS d'un assiégé.
semble dans leur Ut, et autres effets « psychologiques y> analogues.
Je te citerai toutefois, comme spécimen curieux, deux toutes jeunes
sœurs de treize et de huit ans tuées côte à côte, cinq enfants tués
et sept blessés du même coup à l'école des Frères de Saint-Nicolas,
trois malades tués et cinq blessés à l'hôpital de la Pitié, etc., etc.
Car il faut te dire^ue nosj)ointeurs prennent fort adroitement pour
point de mire hal)ituel le dôme des édifices publics, particulière-
ment de ceux que « protège » ce chiffon blanc à croix rouge que
l'on appelle le drapeau de la Convention de Genève (comme s'il y
avait d'autre « Convention » que notre bon plaisir et notre intérêt !)
Aussi, pas un hôpital ouun hospice de la rive gauche qui-n'ait reçu
une preuve frappante (c'est bien le mot ici) de l'habileté de nos
artilleurs.
» L'hospice de la Salpêtrière, le plus vaste du monde, et peu-
plé de quatre mille vieilles femmes, a été atteint, à lui seul, par
quinze obus, et l'hôpital de la Charité par huit. Une pluie de
projectiles s'est abattue sur Sainte-Perrine et ses neuf cents vieil-
lards. La Maternité (cinq femmes blessées), la Pitié, la Maison
d'accouchement, l'hôpital du Midi, les jeunes Aveugles, les Enfants
malades, etc., ont également reçu leur contingent de bombes. Le
célèbre hôpital militaire du Val-de-Grâce , que signale de loin son
dôme surmonté du drapeau blanc, et où sont soignés nos propres
blessés , avec une sollicitude que je ne saurais méconnattre sans
injustice, devait être pour nos braves canonniers un objectif de pré-
dilection , au risque de tuer nos nationaux.
» J'apprends à l'instant que cette crainte ne devra plus, à l'ave-
nir, paralyser l'adresse de lios pointeurs dans leur tir contre le
Val-de-Grâce, le Gouverneur de Paris , un humanitaire dont
Bismark et moi nous rions volpnlîers entre deux chopes, ayant eu
la précaution de faire déposer nos blessés allemands dans des salles
casematées , à l'abri de nos obus !
if (Entre nous, crois-tu que si Berlin était bombardé par les
Français, nous serions assez niais pour prendre la même précau-
tion à l'égard de leurs blessés?)
» Je ne parle pas du menu fretra des ambulances , publiques ou
particulières, de l'Odéon, du Jardin des Plantes, du Luxembourg,
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PROPOS d'un assiégé. ' 101
elc, d'où nos obus ont chassé les blessés, qne l'on s'est bâté d'é-
vacuer ver« le centre de la ville , dût ce déplacement précipité
empirer leur état et amener la mort d'un grand nombre.
» Et les établissements scolaires ou scientifiques, dont je ne te
parle f2Ls\ (Scientifiques! cela fait sourire; comme s'il existait une
science française T comme ^'il y avait une science en dehors de la
docte Allemagne!) Aucun, non plus, qui ait été épargné par nos
intelligents projectiles. Cette vieille Sorbonne, la plus ancienne
.académie de TEurope, ces écoles Normale, Polytechnique, de
Médecine, de Droit, des Mines, de Pharmacie, dont Paris est si
ûer; cet Observatoire, illustré par les Cassini, Clairault, Lacaille,
Laplace, Arago, Le Verrier; les lycées Saint-Louis, Corneille,
Descartes, Sainte-Barbe, — ont été bombardés par la savante Alle-
magne.
ji La bibliothèque Sainte-Geneviève, l'une des plus riches de
Paris, et par conséquent du monde, est menacée d'être réduite en^
cendres, comme celle de Strasbourg. Son voisin, le Panthéon, a
vu son dôme orgueilleux transpercé par un boulet. Les nombreuses
églises qui s'élèvent aux environs ("Saint-Etienne-du-Mont, Saint- ,
Sulpice, le Val-de^Grâce , etc.) sont également détériorées : nos
dévots piétistes se r^ouiront fort, je n'en doute pas, de ce com-
mencement de ruiné infligé à ces repaires de l'idolâtrie papiste.
Le Jardin-des-Plantes, enfin, ce célèbre établissement, le doyen
et le modèle de tous ses analogues , où notre A. de Humboldt étu-
dia les sciences naturelles avec Cuvier et Geoffroy-Saint-Hilaire , le
Jardin-des-Plantes lui-même ne pouvait trouver grâce devant nos
bombes civilisatrices : un obus , scientifiquement lancé , est venu
tomber sur ses fameuses serres, sans rivales en Europe, et les ont
réduites en poudre, en attendant que soient anéanties ces riches
galeries minéralogiques, botaniques^ anthropologique^ , ornitholo-
giques, anatomiques et autres.
7> Il faut que Paris, si fier de ses monuments en tout genre, qui ne
le cèdent qu'à ceux de Rome en nombre et en magnificence ; de ses
vieilles institutions savantes, jadis l'école de l'Europe; iHaut que cet
orgueilleux Paris ne fasse plus honte à notre Berlin. Il faut que
cette France arrogante soit ruinée dans ses richesses matérielles et
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102 * PROPOS d'un assiégé.
intellecluelles au profit de la grande Allemagne; il faul qu'elle soit
anéantie et fasse place enfin, sur la scène du monde, à la glorieuse
Prusse. Notre illustre Geryinus n'a-t-il pas péremptoirement démon-
tré que « l'avenir appartient à la chaste et forte race allemande? »
Et notre non moins illustre historien Mommsen n'a-t-il pas posé
; cet axiome , emprunté à la célèbre théorie darwinienne sur l'évolu-
tion des espèces et races animales : <( Toute nalion plus faible doit
être anéantie par la plus forte?» Donc, anéantissons la France
vaincue, puisque nous sommes les plus forts : la science ethnolo-
gique nous en confère le droit, que dis-je? le devoir. La science
est vraiment une belle chose! à la condition toutefois qu'Slle soit
appuyée d'une puissante artillerie, destinée à l'appliquer? ^Or, la
« grande Allemagne » a la science et les canons Krupp : c'estassez
dire que le monde est à elle. A elle d'inculquer sa science aux
peuples ignorants et barbares, de les civiliser, s'il le faut, à coups
de canons, de mitrailleuses et de fusils à aiguille, pour mieux faire
entrer dans les cerveaux rebelles la science et la civilisation dont
elle est la glorieuse propagatrice.
'» C'est par la France frivole et corrompue que nous devions
inaugurer ce mode héroïque de civiliser les nations. La France
résiste au remède : tant mieux, noua l'exterminerons; nos jour-
naux ne nous répètent-ils pas chaque jour que c'est là précisément
< la mission de TAUemagne aux mœurs pures? » Ainsi que le rap-
pelait l'autre jour encore notre savante Gazette (TAugsbourg,
c c'est dans les champs catalauniques que, il y a 1419 ans, la
grande lutte s'est livrée entre la barbarie asiatique et la civilisation
occidentale; ce seront les mêmes champs, peut-être, qui verront
la victoire de la civilisation allemande sur la barbarie française. »
Je crois plutôt, moi, que nous remporterons cette glorieuse victoire
sous les murs mêmes^de Paris, la Sodome impure, digne capitale
du nouveau Bas-Empire.
> Ceci me ramène au bombardement.
y> Tu auras peut-être remarqué que, et ce n'est pas sans dessein,
nous bombardons- de préférence des* faubourgs, habités par une
population de 400,000 âmes , gens en général peu riches ou même
pauvres, tout peuplés de couvents, d'églises, d'écoles^ de musées
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PROPOS D*UN ASSIÉGÉ. i03
de bibliothèques, d'hôpitaux, d'hospices et d'ambulances. Comme
Werder à Strasbourg, nous avons voulu agir par la terreur. Outre que
ces quartiers sont mieux à portée du feu de nos balteries, Bismark et
de Mollke espèrent de ce mode d'opérer un effet « psychologique »
plus marqué et plus prompt (il faut avouer que, jusqu'ici, leur
attente a été déçue; ce peuple de Paris est si étrange, qu'il déroute
toutes les prévisions ; la « canaille » elle-même n'a pas répondu
aux espérances que Bismark en avait conçues.)
i> Si nous épargnons les quartiers riches, C0 n'est point lâche
pitié de notre part, une telle faiblesse serait indigne d'un cœur
allemand et surtout prussien. Non; nous voulons tout simplement,
et tu l'as déjà deviné, réserver à nos vaillants soldats cette poire
pour la soif, comme on dit (et Dieu sait la soif qui les dévore de-
puis quatre mortels mois de vaine attente!) en prévision du jour
prochain où cet opulent Paris sera enfin livré à teur juste convoitise.
Jamais butin n'aura été plus immense , jamais proie n'aura mérité
de plus persévérants efforts!
» Arrêtés si longtemps aux portes de ce paradis qui les fascine,
tourmentés du supplice de Tantale, avec quelle vaillante furie ils
vont se ruer sur cette ville sans pareille, la plus riche du monde, si
chèrement conquise! Je vois d'ici les interminables convois qui
vont transporter dans notre grande, «nais pauvre Allemagne, les
produits de toute nature d'un pillage si glorieusement gagné. Mon
cœur de père se réjouit d'avance du bonheur de mes braves sol-
dats. J'aurai ma part des dépouilles de Paris, comme tu penses.
Bismark et moi nous nous réservons le ministère des fmances , la
Banque et le Mont-de-lPiété. Cela ne m'empêchera point de te choi-
sir, chez quelque bijoutier du Palais-Royal ou de la rue de là Paix ,
une parure en brillants, qui, je l'espère, sera de tdn goût. Quand
nos douces jeunes Allemandes recommandent avec une si tendre
sollicitude à leurs fiancés , dans les lettres d'amour qu'elles leur
écrivent, de ne pas oublier, le jour du pillage dé Paris, de prendre
à leur intention^ dans quelque boutique de joaillier, « une paire de
boucles d'oreilles, en souvenir de la guerre,» — c'est ^ien le
moins que ton vieux Guillaume n'oublie pas non plus sa bonne et
chère Augusta.
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105 PROPOS d'un assiégé.
» Bismark me fait espérer que, dans huit jours, nous célébrerons
ma fête aux Tuileries. Quelle gloire pour moi si, ce jour-là enfin , il
m'était donné de ceindre, dans le vieux palais des rois de France,
cette couronne impériale ^ achetée au prix de centaines de milliers
de vies humaines! Ma récompense ne sera-t-elle pas glorieuse pré-
cisément en raison des sanglants sacrifices et des ruines dont l'au-
ront payée nos ennemis et mes propres sujets? Mais, avant d'en
arriver là , il faudra , je le prévois, tuer encore pas mal de femmes
et d'enfants.
]» Le moment suprême semble cependant de plus en plus pro-
chain. Nos espions nous affirment que la population parisienne est
aux abois. Le froid , la faim , la misère, la mort (car la mortalité va
croissant de semaine en semaine) , nous sont venus fort à propos en
aide, et, avec moi, tu verras là ui;e preuve nouvelle que Dieu béi^it
nos armes. Grâce à ces « auxiliaires, » comme disent nos journaux,
nous aurons bientôt achevé d'accomplir notre « mission provi-
dentielle. » ^
]» En résumé, nombre de maisons effondrées, de vieillards, de
malades, de femmes et d'enfants ttiés ou blessés : tel est le glorieux
bulletin de notre nuit du 8.
]» Tu éprouveras sans doute le besoin de t'unir à moi pour remer-
cier Dieu, qui nous protégeât nous aide si visiblement depuis le
commencement de la campagne.
» P.'S. J'apprends qu'un de nos obus vient de couper en deux
1? bière et le corps d'un petit enfant qu'on portait au cimetière
(historique). Ne trouves-tu pas cela du dernier drôle? — Béni soit
Dieu de tout !»
Lucien Dubois.
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s. A. B. MADAME
DUCHESSE DE BERRY
L'iraparlialilé me feit une loi de dire que M. Maurice-Duval a
tenlé, depuis la chute de Louis-Philippe , de démenlir ces étranges
façons d'agir. Mais il ne parut pas trouver mauvais qu'on les lui
imputât, durant ce long règne. Deutz, lui aussi, dans un opuscule
auquel j'ai fait plus d'un emprunt, a prétendu n'avoir trahi que par
honneur et pour l'honneur; il n'aurait jamais reçu d'argent. Je l'i-
gnore, et n'ai point de goût à creuser ces honteux mystères. Toute-
fois , on ne s'expliquerait pas pourquoi Deutz fut enfermé par M.
Maurice-Duval à la préfecture, pendant les perquisitions faites sur
fes indications données par lui. Pourquoi s'assurer de sa personne,
si quelque monnaie ne lui avait été déjà glissée dans la maip , et si
V09 ne s'était engagé à lui en donner d'autre?
La porte du cabinet, où l'on avait enfermé Deutz, était à deux bat-
tants ; mais on n'avaitpas eu la précaution de remarquer que celui des
deux battants, sur lequel venait s-'engager le pêne de la serrure, pouvait
s'ouvrir en dedans du cabinet, sans effort et sans effraction : Deutz
en profita. Une chaise de poste dans laquelle il serait parti, aussitôt
* Voir la Uvraison de Jaovier» pp. 55-75.
TOMB XXIX iJX DE lA 3^ SÉRIE). g
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106 s. A. B. MADAME , DUCHESSE DE 6ERRY.
la prise de Madame, afin d'en porter la nouvelle à Paris, se trouvant
là, il la prit et, sans attendre le résultat, il partit ; si bien que M.
Maurice-Duval, de retour à la préfecture, dans la nuit qui précéda
l'arrestation de la princesse, fatigué de recherches inutiles, trouva
par surcroît son complice évadé. •
Tandis que MM. Maurice-Duval et Deulz se montraient embarras-
sés et de mauvaise humeur, eux, pourtant, dont les plans réussis-
saient, Madame, au contraire, était toujours calme, pleine d'affabilité,
, d'entrain et d'une simplicité vraifnent charmante, qui subjuguait les
cœurs les moins prévenus en sa faveur. En veut-on la preuve? Qu'on
lise ce portrait, tracé par le général Dermoncourt :
« C'était la première fois que Je voyais la duchesse de Berry, et
j'avoue que son air de franchise et de bonté fit une vive impres-
sion sur moi.
» Marie-Caroline, comme toutes les jeunes -filles napolitaines,
quel que soit le rang dans lequel elles sont nées, n'a reçu qu'une
éducation peu soignée : chez elle, tout est nature et instinct fies exi-
gences de rétiquette lui sont insupportables et les formes du
monde pour ainsi dire presque inconnues. Elle se laisse entraîner
sans essayer^de se retenir et se livre avec un abandon naïf, aussitôt
qu'on lui a inspiré quelque confiance. Capable de supporter toutes
les fatigues et tous lés dangers, avec la patience et le courage d'un
soldat, la moindre contradiction l'exaspère ; alors sa figure, naturel-
lement pâle, s'anime, elle crie, elle bondit et menace, puis, aussitôt
qu'on a l'air de faire ce qu'elle veut, elle sourit, s'apaise, et vous
tend la main. Contre la nature des princes, elle est reconnaissante,
et n'en rougit pas ; du reste, aucune haine, aucun fiel dans l'âme*
même contre ceux qui lui ont fait le plus de mal. Qui l'a vue une
heure connaît son caractère ; qui l'a vue un jour connaît son*
cœur. » '
Une foule d'exemples prouveraient, au besoin, la vérité de ces
observations et de ce portrait : « Il est plus malheureux que moi, d
dit^Ue avec pitié, mais sans colère, en parlant deDeutz; et ce fut
toute sa vengeance; elle n^en parla plus. A M. Bacqua, qui montrait
avec une admiration douloureuse, à quelques personnes, les ravages
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8. Â. R. MADAME, DUCHESSE DE BERRT. 107
du feu sur sa robe, elle répondit : c Je vous permettrais d'en parler,
si c'étaient les trous des balles des ennemis de la France, i
Son esprit mobile songeait à tout : — « Je veux écrire, dit-elle
soudain, à monfrère, le roi de Naples, et à ma sœur, la reine d'Es-
pagne; je n'ai à leur faire part que de ma mauvaise aventure ; mais
j'ai peur qu'ils ne soient inquiets de ma santé, et que, vu l'éloigne-
ment où nous sommes les uns des autres, des rapports faux ne
leur soient faits. A propos , ajouta-t-elle en se tournant vers le
général Sermoncourt, que pensez-Vous de la conduite de ma sœur
d'Espagne? — Mais, Madame, répondit le général , je crois qu'elle
suit la bonne route. — - Tant mieux, reprit Madame en soupirant,
pourvu qu'elle arrive à bien ! Louis XVI a commencé comme
elle. »
Madame, on le voit, n'était pas libérale au sens moderne ; d'ailleurs,
les événements ont donné raison à ses soupirs et à son incrédulité.
Ces lettres écrites, Madame demanda des journaux. — < Les-
quels? » reprit son interlocuteur.
— « Voyons ? Mais d'abord, Y Echo, la Quotidienne et... le Cons-
titutionnel 1^ •
— € Le Constitutionnel t Vous, Madame. i>
— « Pourquoi pas? »
— « Seriez-vous prête à abjurer votre politique? j>
— « Croyez-vous que cette lecture pourrait me convertir? »
— € C'est un journal très-serré de raisonnement et très-entraî-
nant de convictions U... y>
— « C'est égal , je me risque , reprit Madame avec une léjjùre
pointe d'ironie ; je voudrais aussi le Courrier français. »
— « Le Courrier! s'écria le général, Madame n'y pense pas !
Elle va devenir ultralibérale t
— « Général, j'aime tout ce qui est franc et loyal, et le Courrier
est franc et loyal. Je désire aussi VAmi de la Charte. >
— < Oh ! pour le coup... >
— « Ah! celui-là, c'est pour un autre motif... Celui-là m^ap-
pelle toujours tlaroline tout court, et c'es* mon nom déjeune flUe,
fe>^
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108 s. A. R. MADAME, DUCHESSE DE BERRY.
et je le regrette , car mon nom de femme ne m'a pas porté bon-
heur.... j>
Le général Dermoncourt, brave homme d'ailleurs, avait affaire ^
sans s'en douter, à forte partie.
^ < Général ! lui dit soudainement la princesse, me connaissiez-
vous* avant les événements de Juillet?
— «Non, Madame. »
— « Vous n'êtes donc jamais venu à Paris? »
— « Pardon , Madame, j'y suis allé deux fois pendant la Restau-
ration. »
— «Comment! vous êtes allé deux fois à Paris, et vous ne
m'avez pas vue ? »
— « Pour une bonne raison ! î
— « Expliquez-moi donc cela. »
— « C'est que , quand je voyais venir Madame d'un côté , je m'en
allais bien vite d'un autre. »
— « C'est peu galant. Monsieur, mais enfin pourquoi? »
•— « Pourcjuoi, Madame? pardonnez ma franchise, elle est un
peu cru^, je l'avoue : c'est que je n'aimais pas la Restauralion. »
« La duchesse, ajoute le général, me regardant avec bonté, —
moi, je crois que c'est plutôt avec une certaine malice, — dit à
W^^ de Kersabiec : « N'est-ce pas , Stylite , qu'il est bon enfant? »
— « Avez-vous vu mon fils, général ? > continua-t-elle.
— « Je n'ai pas eu cet honneur. »
— « C'est un bien bon enfant, bien vif, mais bien français,
comme moi. a
— « Vous l'aimez beaucoup? »
— « Autant qu'une mère peut aimer son fils. »
— « Eh bien! reprit le général, s'élevant imprudemment en-
core vers des sommets vraiment au-dessus de son vol , qu^ Ma-
dame me permette de lui dire que je ne comprends pas comment,
lorsque tout a été fini dans la Vendée, elle n'a paa eu l'idée de re-
tourner aussitôt près de ce fils qu'elle aime tant? *
— « Général , répondit Madame , c'est vous qui avez saisi ma
correspondance , je crois? »
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s. À. R. MADAME, DUCHESSE DE BERRT. 109
— * Oui, Madame. »
— « Vous avez lu mes letlres? » *
T- € J'ai eu cette indiscrétion. »
— « Eh bien! vous avez dû voir que, du moment où j'étais
venue me mettre à la tête de mes braves Vendéens, j'étais résolue
à subir toutes les conséquences de l'insurrection. Comment! c'est
pour moi qi'ils se sont levés, qu'ils ont compromis leur tête, et je
les aurais abandonnés!... Non, général, leur sort sera le mien; je
leur ai tenu parole. D'ailleurs, il y a -longtemps que je me serais
rendue , pour faire tout finir, si je n'avais eu une crainte... »
— « Laquelle? «
Alors Madame, avec ce coup d'œil vraiment royal qu'elle possé-
dait, et comme mue d^un esprit quasi prophétique , se mit à déve-
lopper, — il y a de cela trente-neuf ans, — ce plan d'invasion et
d'abaissement que nous voyons si malheureusement se poursuivre
sous nos yeux. — L'Europe jalouse cherche des prétextes pour s'al-
lier contre nous ; la Révolution a surexcité les craintes et le mau-
vais vouloir des uns, paralysé la bonne volonté des autres; Madame
ne veut pas être le prétexte d'une guerre qu'elle redoute. — « Je
pouvais CFaindre, dit-elle, qu'à peine prisonnière, je serais récla*
mée par l'Espagne , la Prusse et la Russie. Le gouvernement fran-
çais, de son côté; voudrait me faire juger, et c'est tout naturel ;
mais, comme la Sainte-Alliance ne permettrait pas que je compa-
russe devant une cour d'assises, — car la dignité de toutes les têtes
couronnées de l'Europe y est intéressée, — ie ce conflit d'intérêts à
un refroidissement, et d'un refroidissement à une guerre, il n'y a •
qu'un pas; et, je vous l'ai déjà dit, je ne voulais pas être le pré-
texte d'une guerre d'invasion. Tout pour la France et par la
France , c'était la devise que j'avais adoptée, et dont je ne voulais
pas me départir. D'ailleurs, qui pouvait m'assurer que la France,
une fois envahie, ne serait point partagée? Je la veux tout entière,
moi! »
Le général, préoccupé d'idées moins hautes, ^e mit à sourire.
— « Pourquoi riez-vous? » lui dit Madame vivement.
Le général s'inclina sans répondre.
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110 s. A. R. H#AAIE, DUCHESSE DE BERRT.
— « Voyons, pourquoi riez-vous? je veux le savoir. »
— « Je ris de voir i Votre Altesse toutes ces'craintes d'une
guerre étrangère... »
— « Et si peu d'une guerre civile, n'est-ce pas? »
— « Je prie Madame de remarquer qu'elle achève ma pensée et
non point ma phrase. »
— « Oh ! cela nô peut me blesser. Quand je vinf en France, je
croyais qu'elle se soulèverait; que l'armée passerait de mon côté;
d'aulant plus que j'ai été invitée à rentrer en France, plus par mes
ennemis que par mes amis... Au reste, ils sont plus embarrassés que
moi, général. »
Là-dessus la princesse se leva et se mil à. se promener comme
un homme, les mains derrière le dos.
Hélas! aujourd'hui, que doit-on penser des prévisions et des
craintes de Madame? Nous subissons la guerre étrangère suivie
d'invasion ^ conséquence des guerres civiles dont l'étendard fut levé
par les hommes de 1830. Quelques envieux se mirent à atta-
quer un pouvoir, scrupuleux d'honnêteté, pur dans son origine,
bienfaisant dans son exercice; qui, ayant trouvé tout détruit,
rétablit tout : industrie, commerce, finances, la liberté sage
à l'intérieur en même temps que l'autorité daas la conduite des
affaires, et au-dedans et au-dehors. Par leurs appels à l'émeute du
haut de la tribune et dans les journaux, par les complots ténébreux,
les assassinats et les soulèvements dans la rue en pleine paix , ils
parvinrent à le renverser,et alors, l'œil mouillé et la bouche pleine
de phrases hypocrites, ils s'en furent dire à tous venants : « Pas de
guerre civile 1 «alors que c'étaient eux qui l'avaient faite! La révolte
de 1830 fut un crime de lèse-nation. De révoltes en émeutes, et
d'émeutes en révolutions, nous sommes tombés à l'état présent: les
partis innombrables, les haines, les dissensions, la confusion et la
désunion h l'intérieur; l'irrésolution et la dissolution , en face de
l'invasion étrangère.
Madame , interronàpant sa promenade , se rapprocha du général
Dermoncourt : — t Si je suis en prison, dit-elle, j'espère, du
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s. A. R. MADAME , DUCHESSE DE BERRT. 111
moins, que je ne suis pas au secret , et que H. Guibourg pourra
dîner avec moi? »
— c Je n'y vois pas d'inconvénients, répondit le général, d'au-
tant plus que je pense que c'est la dernière fois qu'il aura cet
honneur. )»
Madame se mit à table à neuf heures; à dix heures et dei^ie,
M. Guibourg, qui venait de se retirer, fut averti qu'une voiture l'at-
tendait, pour le conduire à la prison; il y monta, et cette dispari-
tion fut cause que, le lendemain, la princesse eut une vive explica-
tion avec le général Dermoncourt :
, — t Ah! c'est comme cela , Mojisieur ! lui dit-elle; je' ne l'au»
rais jamais cru, vous m'avez trompée : Guibourg a été enlevé, cette
nuit, et conduit en prison, malgré la promesse que vous m'aviez
faite que je ne serais pas séparée de mes compagnons d'infor-
tune. »
Le général s'excusa sur ce que M. Guibourg avait été revendiqué
par l'autorité judiciaire, à laquelle ni le comte d'Erlon ni lui n'a-
vaient pu résister.
Il fallut que W^^ de Kersabiec intervint pour calmer la princesse.
Peu après, Madame reçut en cadeau, de la part des dames de la
Halle, un beau panier d'oranges ; elle en fut très-touchée. Elle
reçut aussi la visite de W^^ Eulalie, Céleste et Mathilde de Kersabiec,
de leur sœur, M*"^ Adolphe de Biré,etde M. Louis de Kersabiec, le
plus jeune de mes oncles. M"*® la «baronne de Charette les accom-
pagnait. Ces dames furent introduites parle général d'Erlon, qui
avait pris l'initiative de les aller chercher, et qui fut, en toutes ces
circonstances, d'un tact et d'une délicatesse parfaits» Ce général ne
voulut jamais paraître devant Madame revêtu de son uniforme, et,
pendant la visite dernière que ces dames firent à la princesse, il
voulut, nonobstant la présence de l'agent de police Joly, qui pré-
tendait tenir ouverte la porte du salon , afin de ne rien perdre de
vue, il voulut, dis-je, qu'elle fût fermée, et il se plaça lui-même
devant cette porte, afin d'assurer la liberté des adieux.
Si W^^ du Guini ne furent point là, c'est qu'elles avaient été
conduites en prison; inintelligente mesure assurément: pouvsiit-
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112 s. A. R. MADAME, DUCHESSE DE BERRY.
on espérer, en effet, faire un crime d'une hospitalité qui sera tou-
jours une gloire? Elles écrivirent au général d'Erlon cette lettre,
que je dois reproduire:
^< Nous vous supplions de nous accorder la grâce la plus pré-
cieuse pour nous : c'est la permission de passer une journée aux
pieds de S. A. R. Notre devoir, et surtout notre cœur, nous com-
mandent de remercier Madame de la confiance qu'elle nous a témoi-
pée, dû bonheur qu'elle nous a donné, en venant prendre asile
dans notre maison. »
La fidèle Charlotte Moreati avait ajouté en post-scriptum : —
« Je ne suis qu'une femme de chambre; mais, si Madame ne m'en
trouve pas indigne, je sollicite la même grâce que mes maîtresses.»
Ainsi, Madame, au château, recevait les hommages de tous.
Généraux et fonctionnaires ne pouvaient s'empêcher de se presser
autour de leur prisonnière; on admirait cette bonne grâce, ce cou-
rage, cette simplicité, cette grandeur, et on admirait tout haut.
Le 8 novembre, à quatre heures du soir, les autorités se réu-
nirent, pour se concerter sur les mesures à prendre à l'égard de
l'embarrassante princesse. On décida d'exécuter, sans plus tarder,
les ordres du gouvernement, qui prescrivaient d'envoyer S. A. R. à
Blaye. Il fut alors proposé, mais en vain, de conduire la princesse
par terre à sa prison, M. Mauiice-Duval s'y opposa et insista pour la
voie de mer, voie périlleuse en cette saison, certainement ialigante :
il l'emporta.
Les personnes désignées pour accompagner Madame furent
MM. Polo, adjoint au maire de Nantes, Robîneau de Bougon, colo-
nel de la garde nationale, Rocher, porte-élendard de l'escadron
d^artilUrle de la même garde, Chousserie , colonel de gendarmerie,
Ferdinand Petit-Pierre', adjudant de la place de Nanle^, et Joly,
l'éternel commissaire de pollcei Un bateau h vapeur fut préparé
pour recevoir la princesse et la conduire à Saint-Nazaire, à bord
du brick stationnaire la Capricieuse^ commandant Mollien, capitaine
Le Blanc.
Le 9^ à minuit. Madame, W^*^ Stylile de Kersabiec et M. de Mes-
nard, furent réveillés ;.â trois heures du matin, tes principales
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s. A R. MADAME, DUCHESSE DE BEBRT. il3
autorités se trouvant réunies an château, les prisonniers montèrent
dans une voiture , qui les conduisit au port de la Fosse. La prin-
cesse, en arrivant sur le bateau, remarqua, toyt d'abord, l'absence
de H. Guibourg ; elle demafNa immédiatement du papier et de
l'encre, et, séance tenante, elle lui écrivit le billet suivant :
c J'ai réclamé mon ancien prisonnier, et on va écrire pour cela;
Dieu nous aidera, et nous nous reverrons. Amitiés à tous hos amis;
Dieu les garde! Courage, confiance en lui! Sainte Anne est notre
patronne , à nous autres Bretons ! »
Ce billet, remis entre les mains de M. le maire de Nantes , Tut
• envoyé fidèlement à son adresse.
Outre les personnes nommées plus haut, M. le général comte
d'Erlon, MM. Maurice-Duval, Ferdinand Favre, maire de Nantes,
et Louis Yallet, un de ses adjoints, suivirent Madame jusqu'à
Saint-Nazaire.
On partit de Nantes à quatre heures du matin; à huit heures,
Madame fut reçue à bord de la Capricieuse. Ce petit brick, insuffi-
samment aménagé pour la destination qu'on lui avait donnée, d'une'
façon assez imprévue, avait un équipage incomplet, composé de mate-
lots novices en leur métier. Le temps, en outre, était si mauvais,
que le commandant ne crut pas devoir cacher ses craintes pour le
voyage. La princesse souffrit beaucoup du mal de mer. Ce ne fut
qu'après sept jours d'une navigation laborieuse et fatigante, qu'on
parvint à l'enlrée de la rivière de Bordeaux. Mais le temps, n'étant
pas favorable pour se rendre à Blaye , il fallut quitter la Capricieuse
et passer sur le bateau à vapeur le Bordelais. Le transbordement
ne s'exécuta pas sans danger. On avait mis à la mer le canot de la
Capricieuse, Madame s'y embarqua avec M^^ de Kersabiec, M. de
MesnaEd,M. Chousserie, son aide de camp, M. Ferdinand Petit-
Pierre, et le capitaine Le Blanc.
Le bateau à vapeur stationnait à une grande distance. Le capi-
taine Le Blanc, ayant fait à ce navire des signaux qui furent mal
compris, cette dislance s'accrut encore. En même temps, la mer,
qui était assez belle, changea et devint houleuse ; un grain se leva ,
de grosses vagues commencèrent à rouler sur la frêle embarcation
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114 s. A. R. MADAUE, DUCHESSE DE BER&Y.
et inondèrent les passagers. Le capitaine, en proie à la plus vive
inquiétude, était agité comme le temps. Madame, au contraire, sui-
vait, impassible, tous ses mouvements, et se taisait. A un moment,
M^i^de Kersabiec, tout aux dangers*que courait la princesse, ne
' put s'empêcher de manifester vivement ses craintes : c Mademoi-
selle , calmez-vous ; prenez exemple sur S. A. R., » s'écria le capi-
taine, rendant, jusqu'au dernier moment, hommage à la grandeur
d'âme de celle qu'ils conduisaient prisonnière. -
Les craintes de ma tante étaient légitimes cependant, car, bien
que le vent faiblit, les vagues étaient si furieuses, que le passage
du canot au navire fut à la fois difficile et dangereux. Tantôt le *
canot était porté jusqu'au niveau du pont du Bordelais, tantôt il
redescendait au bas de^l'échelle du bord. Enfin, le capitaine Le
Blanc, qui tenait la princesse parla taille, put saisir un mouvement
d'ascension et la jeter dans les bras de ceux qui étaient à bord du
navire à vapeur, en criant : « Sauvez la princesse ! » Les autres pas-
sagers arrivèrent aussi à bord sains et saufs, et l'on cingla sur le
champ vers Blaye. Le pinceau de Perraud a reproduit cette page
héroïque des travaux de Madame.
« Ce fut sur la plage, au-dessous de la citadelle, que la duchesse
prit terre. Cette citadelle est, à proprement parler, l'ancienne ville
de Blaye; il' s'y trouve un assez grand nombre de maisons et même
de rues. C'est.Yauban qui l'a fortifiée. Une maison isolée et assez
grande, qu'occupait le commandant, avait été préparée pour rece-
voir la duchesse. Si les fenêtres n'en eussent pas été garnies de
barres de fer, elle n'eût pas offert l'aspect d'une prison. Derrière
cette maison , se trouve un jardin assez grand pour qu'on puisse y
prendre de l'exercice. On mit à la disposition de la prisonnière un
salon, dans lequel donnaient deux chambres à coucher ; la princesse
prit la plus commode ; M"é de Kersabiec occupa l'autre : l'appar-
tement était complété par une petite salle à manger, placée au bout
(ji'un corridor et donnant sur la mer. M. de Mesnard fut placé dans
un autre corps de logis.
» Pendant le jour, la circulation demeurait libre pour les prison-
niers; au coucher du soleil, on fermait le salon, et il ne restait de
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s. k. R. IIADÂIIB, DUCHESSE DE BERHT. 115
communication qu'entre les deux chambres à coucAr. Tant que
H. Ctiousserie fut gouverneur de la citadelle, le séjour de la prison
Alt tolérable, quoiqu'il dût exécuter mille ordres vexatoires, qui
lui arrivaient à chaque instant de la part du gouvernement. On
s'était établi aussi bien que possible; on fit venir de Blaye, pour le
service de la duchesse , qui n'avait pas une seule personne auprès
d'elle, un homme et une femme qui durent renoncer à leur liberté
et partager la captivité de la princesse. W^^ de Kersabiec remplit
tout à la fois les fonctions d'honneur et de service Jusqu'au mo-
ment où, sur la demande de la princesse, M"^® Hansler, l'une^de
ses femmes, lui fut envoyée de Paris. Bientôt après, W^^ Stylite de
Kersabiec, réclamée par le tribunal de Nantes, et M. de Mesnard,
réclamé par le tribunal deHontbrison, durent quitter lé château de
Biaye, et y furent remplacés par W^ la comtesse d'Hautefort et par
H. le comte de Brissac * • >
Ici finissent ma tâcbe et ce qui peut mtéresser dans mes sou-
venirs : Madame cesse d'appartenir à la Bretagne et à la Vendée.
Quelques mots encore, cependant. La princesse avait dit: «Us
sont plus embarrassés que moi.» Erreur; rien ne devait embar-
rasser ceux qui alors étaient minisires. Ils savaient, — comment?
je l'ignore; peut-être par Deutz; — toujours est-il qu'ils savaient
un mystère que l'on ignorait en Vendée, où l'on a les regards
portés plus haut. Ce mystère, il fallait l'arracher à Madame; et, à
force d'inquisitions honteuses, ils en obtinrent l'aveu. Le voici :
€ Pressée par les circonstances et par les mesures ordonnées
par le gouvernement, quoique j'eusse les motifs les plus graves pour
tenir mon mariage secret, je crois devoir à moi-même, ainsi qu'à
mes enfants, de déclarer m'ëtre mariée secrètement, pendant mon
séjour en Italie. »
« La femme politique ayait disparu , — continuent les biographes
de Madame, deux républicains bien connus, à qui j'ai emprunté
beaucoup dans le cours de ce récit, et que l'on peut consulter, si
l'on veut plus de détails sur cette déclaration de mariage et ses
^ Biographie de Madame, pat Saint-Edme et Germtio Sarrut.
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116 s. A. R. MADAME, DUCHESSE DE BEHRT.
suites , — l#femme politique avait disparu ; Marie-Caroline avait
renoncé à tout jamais à ses droits à la régence, par cette décla-
ration; aussi la fit-on insérer dans les colonnes du Moniteur^ du
26 février. » _
« Ce fut, dit la Gazette de France d'alors, un abus du pouvoir et
de la force. Prisonnière d'Etat, M»»e la duchesse de Berrj devait
croire que sa déclaration serait un secret d'Etal. Rien ne fait com-
prendre comment, sans cette conviction, elle l'aurait faite et livrée
aux mains qui en ont abusé.
» Madame accepta la position nouvelle que les circonstances, les
mesures prises par le gouvernement et sa trop loyale confiance lui
créaient, avec un courage et une résignation, avec une abnégation
de soi-même, que l'esprit de parti défigura, et que les légitimistes
ne remarquèrent pas 'assez. Tout entière aux devoirs que cette
position lui dictait, elle proclama elle-même le nom de son époux,
le comte Luchesi-Palli,lils du prince de Campo-Franco, descen-
dant d'une maison souveraine d'Italie *. »
C'était un ami d'enfance. Or, en se rappelant le caractère de
Madame, si ennemi de toute étiquette et si frondeur des habitudes
reçues et Ses conventions, ainsi que cette phrase qui, au château
de Nantes, lui échappait, à propos de Y Ami de la Charte : a Celui-là
m'appelle Caroline tout court, et c'est là mon nom déjeune fille,
et je le regrette, car mon nom de femme ne m'a pas porté bon-
heur, » on s'étonnera moins peut-être que la princesse ait voulu
reprendre la vie simple el les habitudes plus libres de sa jeunesse.
Madame, sortie de prison, fut reçue en Italie avec tous les hon-
neurs dus à son rang : le roi Ferdinand des Deux-Siciles lui fit
préparer à Naples un délicieux palais, au bord de la mer, et vint le
premier la voir; et, comme la princesse se hâtait de s'habiller pour
aller rendre ses devoirs à la reine, il l'interrompit , en disant:
« Non, ma sœur, la reine va venir chez vous la première; je veux
que cela soit ainsi. > A Rome, le pape Grégoire XVI l'envoya com-
plimenter par le cardinal-ministre , qui lui dit de la part de Sa
. * Biographie de Madame , par Saint-Edme et G. Sarrul.
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s. À. R. MADAME, DUCHESSE DE BERRY. 117
Sainteté que, si elle voulait venir le voir, elle eût à lui obéir; qu'à.
sa dernière visite, le Saint-Père avait consenti à recevoir la corn-
tesse de Sagana, mais que, cette fois, ce serait à S. A. R. Madame la
duchesse dé Berry qu'il voulait rendre ce qui lui était dû.
En conséquence , le grand maître des cérémonies de Sa Sainteté
vint faire à Madame une invitation, à laquelle S. A. R. se rendit,
accompagnée de Tambassadeur de Naples, des personnes de sa
maison , du prince et de la princesse de Bauffremont, etc. Le Saint-
Père reçut Madame, non comme la première fois, dans une chambre
du musée, mais dans la salle du trône , où S. A. R. parvint, après
avoir traversé un grand nombre de salons , remplis de gardes et de
dignitaires civils et ecclésiastiques. Le Saint-Père vint au-devant de
Madame, la fit asseoir près de lui et l'entretint longuement ; après
quoi, Sa Sainteté Grégoire XYI reconduisit elle-même la princesse
jusqu^à la porte de cette première salle, et ses grands officiers l'ac-
compagnèrent ensuite jusqu'à sa voiture. Le surlendemain, le grand
maître des cérémonies vint, de la part du pape, rendre à Madame sa
visite et lui porta des présents. Madame reçut ensuite les cardinaux,
les ambassadeurs et les principaux de Rome. A Florence, ce furent
mêmes honneurs et mêmes hommages delà ^art du Grand-Duc et
dé la Grande-Duchesse.
Après avoir traversé ainsi, triomphalement, on peut le dire, une
partie de l'Italie, M»»o la duchesse de Berry apprit que le roi
Charles X, quittant Prague, venait au-devant d'elle jusqu'à Léoben.
Elle s'empressa de s'y rendre, et y passa huit jours, avec ses en-
fants, puis elle se retira à Gratz, en Styrie. Elle acheta, près de
cette ville, la terre de Brunsée, d'où elle ne sortit plus que pour
aller passer ses hivers à Venise.
Tandis que le Souverain-Pontife, les rois et les princes accueil-
laient ainsi Madame, en France, les salons légitimistes se montraient
pour elle sévères, plus que sévères. La raison en est simple; je la
dirai telle qu'elle se découvre à l'œil non prévenu ; ce sera la con-
clusion dé ce récit.
Madame, venant eu Vendée , avait mis en demeure de se produire
lés dévouements qui l'app elaient en France ; ils se produisirent
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118 s. A. R. MADAME) DUCHESSE DE BERRY«
abondants en paroles, rares en effets. Madame ne ménagea pas ces
défaillances; roccasion paraissant bonne, on ne ménagea pas Ma-
dame. L'hisioire se met au-dessus de ces rancunes, et, après avoir
dit que le second mariage de la princessefut une faute, elle ajoute
que cette faute n'infirme en rien ni son héroïque courage, ni sa
vaste et sûre intelligence des choses politiques, ni son dévouement
L'histoire dit qu'un jour, une femme, seule, tenta de rendre le
trône à son fils,/et que, sises efforts échouèrent en apparence,
elle triompha en réalité. Le duc de Bordeaux a été proclamé roi
et reconnu roij sans compromis révolutionnaire, sur le territoire
français par des Français, qui ont donné à sa royauté cette affirma-
tion suprême : la protestation , le témoignage du sang. Or, c'est
là l'essentiel. Cette page héroïque, nul ne peut la déchirer, et cette
page, c'est Madame et ses compagnons qui l'ont écrite.
Quel que soit l'avenir. Madame a, d'une main virile, gravé pour
toujours le nom de son fils au catalogue des rois.
yto Edouard de Kersabiec.
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DE L'AUTORITÉ DE FROISSARD
GCNIUIE HISTORIEN DES GUERRES DE BRETAGNE AU XlVe SIÈCLE
1341-1364
Si Froissard met volontiers sur le compte de Charles de Blois
et de ses amis des crimes dont ils sont innocents, il ne lui en coûte
pas davantage d^attribuer sans motif à son rival les acUons les plus
éclatantes de courage militaire et de sagesse politique.
Prenons pour premier exemple la série des prétendus eccploils
accomplis par le comte de Montfort, pendant le court intervalle des
deux mois qui s'écoulent entre la mort du duc Jean III et Touver-
ture des débats de Gonflans (30 avril-4 juillet 1341).
11 est nécessaire d'analyser un peu en détail tout ce passage, afin
d'en faire mieux saisir les invraisemblances vraiment phénomé-
nales.
Le dernier fils d'Arthur ^ a commencé, au dire de la chronique
flamande, par se faire reconnaître à Nantes et par convoquer les
. • Voir la lÎTraison cte JanTier, pp. 5-23.
* Froissard, t. I, p.l28-134.
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120 DE l'autorité de froissârd.
Élats de Bretagne. Puis, sans perdre de temps, il s'en va à Limoges
s'emparer du trésor ducal, et s'y fait rendre hommage comme hé-
ritier légitime du vicomte décédé. De retour à Nantes, le prétendant
voit les États réunis hésitet* à lui accorder la couronne ducale, mais
lui, dans son amhition et son audace, se met fièrement endevoir de
conquérir le duché par la force des armes.
Brest, qu'il assiège d'abord , ne se rend qu'après une vive résis-
tance. De là, il va droit à Rennes, franchissant ainsi , sans coup
férir, au moins trente lieues d'un pays occupé par les partisans de
Jeanne de Penthièvre. La capitale de la Bretagne dut à son tour
céder au droit du plus fort, et subir la loi du vainqueur. Après la
prisé de Rennes , nouvelle volte-face , e,t siège de Hainebont.
Vannes, La Rocbe-Périon , Auray, Gœf-la-Forêt, enfin Graais,
c'est-à-dire Léon, furent ensuite successivement attaqués et forcés
d'ouvrir leurs portes. Dans une dernière révision de son travail, *
le chroniqueur, enchérissant encore sur ses récits antérieurs ,
prétendit que Jean de Montfort avait conquis, de la même manière,
les villes de Dinan , Guingamp , Tréguier , etc. Quand on invente ,
lé plus ou le moins n'est-il pas chose assez indifférente ! Il faut
convenir cependant que cet itinéraire en zigs-zags continuels et ces
sièges multipliés n'étaient pas le moyen le plus favorable d'épargner
un temps court et précieux. Mais, qui le croirait? après tant de
courses et d'exploits , le prétendant eut encore le loisir d'aller
prendre la mer au Credo * (Guildo ? ) et de passer en Angleterre
en la compagnie de vingt chevaliers. « Il nagea si bien, qu^il put
» aborder en Gornouaille au port qu'on nofiime Cepsée f De là il
j» se rendit à Windsore où il fit hommage au roi d'Angleterre , par
» lettres écrites^ lues et scellées. » Tous les vœux de Jean de
Montfort semblaient alors comblés *,- car non-seulement il avait
conquis la Bretagne, mais il pouvait, en outre, compter sur l'appui
armé du roi d'Angleterre, pour s'assurer la conservation d'ua
héritage si envié. Aussi, reprenant alors paisiblement la route de sa
*■ Froissârd, édition de M. Kerwyn de Letlenhove, faite sur le mt du Vaticau, mt
autographe, que Ton croit être de 1394.
» Froissârd, 1. 1, p. 133.
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DE l'autorité de froissârd. 121
patrie, il vint aborder de nouveau à Credo ^ et de là , se rendit à
Nantes , puis enfln à Paris pour l'ouverture des débats de Gonflans
(premiers jours de juillet 1341). * #
Tel est succinctement le récit que nous a laissé Froissârd.
Or, je le demande, est-il possible que tant de voyages longs et
difficiles , tant d'actes de la plus haute gravité, tant de sièges de
villes et de châteaux aient pu s'accomplir dans le court espace de
sept ou huit semaines? Qui ne s'aperçoit que le chroniqueur nous
transporte dans le domaine de la fiction , du roman et de la fable ?
Je pourrais descendre dans le détail , prendre une à une la plupart
des assertions émises ici^ et prouver qu'elles sont notoirement
feusSes; mais cela m'entraînerait trop loin.
Il me suffira, je pense, de prouver que l'expédition de Limoges,
et l'hommage rendu au roi d'Angleterre en 1341 , les deux points
les plus saillants de cette série d'événements, sont deux faits égale-
ment controuvés , car si leuriausseté est un^ fois bien établie , on
pourra à bon droit se défier de toutes les autres assertions conte-
nues dans le même chapitre.
Or il est certain d'abord que l'expédition de Limoges n'# jamais
eu d'existence que dans l'imagination de Froissârd, et que Jean de
Montfo'rt n'a jamais exercé les fonctions de vicomte dans celte ville.
J'en ai pour garants, * d^abord le silence absolu des chroniques
limousines , sur ce fait assez marquait cependant, puis la déclara-
tion authentique d'un des témoins de l'enquête de Gonflans, '
qui nous assure que le titre vicomtal de Limoges était possédé sans
contestatioji au mois d'août 1341, par la veuve de notre duc
Jean IILLes procédures qui eurent lieu en 1345, à Paris \ au sujet
de cette même succession féodale , sont une nouvelle preuve en
notre faveur. Charles de Blois et Jean de M6ntfort,en eflbt, se
* Cf. uù document authentique publié par Hay du Chastelet, chron. de Duguesclin.
Paris 1666, in-fol., p. 284. Ce document nous apprend que le débat dont il s'agit
commença le dimanche après la S,-Martin d*été (4 juillet).
^ Bonaventure de S.-Amable*: Hislaire de V Eglise de S.-MarfiaL Chroniques
anciennes du Limousin, etc.
3 Enquête déjà citée plus haut.
^ Preuves de Bretagne > t. î» f . 1442.
TOUS XXIX (K DE LA 3» SÉRIK]. 9
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122. BE, l'autorité de froissàrb.
trouvèrent de nouveau en présence , à cette occasion y et revendi-
quèrent l'un contre l'autre, cette seconde part de l'héritage de
Jean Ill^e Bretagne. Or, il se trouve que le rival de l'époux de
Jeanne de Penthièvre ne s'autorise * nullement dans son plaidoyer
d'une possession antérieure de quatre années : puissant argument
cependant que l'habile comte de Montfort n'eAt pas manqué de mettre
en avant, s'il avait joui réellement du titre vicomtal, ainsi que le
prétend la chronique flamande.
Enfin, quel était le but principal de l'ambitieux fils d'Yolande
de Dreux, en se rendant à Limoges? C'était, nous dit toujours
Froissard, ^ de s'emparer du trésor ducçl de Bretagne, qui y était
gardé, afin'de pouvoir ensuite, à l'aide des sommes considérs(bIes
qu'il renfermait, lever des troupes , acheter des partisans et soute-
nir son drapeau. Or, le trésor ducal de Jean.!!! ne se trouvait point
à Limoges, mais bien dans la tour neuve du Château de Nantes, ' au
témoignage ^es documents officiels, et le comte de Montfort le
distribua si peu en largesses à ses amis , dans les jours qui suivi-
rent la mort du fils aîné d'Arthur II, qu'environ deux mois après
ce décèii les exécuteurs teste^mentaires * trouvèrent ledit trésor
intact et le consignèrent dans cet état entre les mains du trésorier
de Nantes, partisan déclaré de Charles de Blois.
Il faut convenir que l'erreur de Froissard est dans le cas' présent
si manifeste qu'on ne peut la fier de bonne foi. Voici peut-être ce
qui a donné lieu à cette. méprise j et nous l'explique sans la justi-
fier. L'inventaire , auquel je fais allusion , porté à Londres par le ^
comte de Montfort, sera tombé entre lès mains'du chroniqueur. Or
il se trouvait que la recetle de Limoges entrait pour une part consi-
dérable dans ces sommes d'or et d'argent, qui formaient le trésor
* V. Preuves de Bretagne, 1. 1 , p. 1442.
a Froissard, t. î , p. 128-130.
3 Preuves de Bretagne , 1. 1 , p. 1412.
Cet acte contient l'inventaire du trésor ducal, dressé paisiblement le 15 juin 1341 .
^ Môme acte.
^ Rym., t. V , p. S58. Si Rymer a trouvé cet inventaire dans les papiers de la
Chancellerie de Westminster, il faut qu'il y ait été déposé par Jean de Montfort ou
par ses partisans.
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DE l'autorité de froissard. 123
ducal de Bretagne. Cette circonstance aura donné au chroniqueur,
ou à ses amis , l'idée de bâtir sur ce thème le roman dont je viens
de prouver la fausseté historique.
Quant à l'hommage de fidélité , rendu à Edouard III parle pré-
tendant de Bretagne, au mois de juin 1341, il n'est pas moins fictif:
témoin l'acte du 20 juillet de Tannée ' suivante, dans lequel la
comtesse de Montfort promet, au nom de son mari, d'acquiescer aux
désirs de la cour de Westminster , et de faire acte formel d'hom-
mage, dès qu'une occasion favorable se présentera iparati sunt
homagium facere. Promettre est moins qu!accomplir. Par consé-
quent, si Jean de Montfort avait prêté serment de fidélité en 1341 ,
la cour de Westminster n'aurait pas songé à en exiger la simple
promesse en 1342; mais la vérité est que l'époux de Jeanne de
Flandre ne fit qu'au mois de mai 1345, ce serjnent déloyal et félon
de fidélité au roi d'Angleterre , reconnu lâchement pour légitime
héritier de la couroime de saint Louis ^.
Après cette trop longue digression sur les erreurs et les invrai-
semblances de ce passage de Froissard, je reprends la suite des
récits du chroniqueur, relativement à un personnage, qu'il voudrait
glorifier outre mesure*
Pourquoi cet écrivain qui prétend connaître si pertinemment les
premiers exploits du comte de Montfort, ignore-t-il si profondé-
ment les acteé qui marquèrent la iSi de sa carrière ? Il avance, en
effet, son trépas de près de trois années, et le fait mourir dans la
Tour du Louvre. * S'il avait interrogé tant soit peu les documents
originaux, ^ et les pièces officielles des archives de Paris ei de
Londres ^ il y aurait appris, sans peine, que Jean de Montfort sur-
* Rymef^t. II , p. 331. — Prcuv. de BFét., t. 1, fol. 1432. *
2 Ibid, t. V , p, 1452, et Ibid, l. ï, f. 1449. Le texte authentique prouve hîeii
qu'il s*agil d'un premier serment de fidélité , et non d'un renouvelleraenl d'hom-
mage.
8 Froiss,, t. I, p. 138e| 179v
* Rym. Aclo., t. V, p. 452. Preuv. de Bret., 1. 1, f. 1452.
^ Chronica Adami Murim. , an n. 1345.
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124 DE l'autorité de froissard. -
vécut longtemps à la trêve de Malestroit, * repassa en Angleterre,
et revint continuer la guerre en Bretagne, où il ne mourut que le
25 septembre 1345.
X
L'écrivain flamand, si prodigue d'éloges envers le comte de *
Montfort , ne pouvait manquer de traiter avec plus d'égards sa
femme Jeanne de Flandre, à titre de gloire nationale. C'est le
dernier personnage sur lequel j'appelle l'attention, avant de signaler
dans les chroniques de Valenciennes une quatrième source d'er-
reurs aussi dangereuse que les précédentes, et plus compromettante
encore pour sa réputation d'historien,
A entendre Froissard , la fille du comte Robert de Flandre s'est
signalée par des exploits de courage que rien n^égale. Mais, sans
m'arrêter à prouver qu'il y a du louche et de l'équivoque dans cette
réputation d'amazone et de femme incomparable attribuée à] une
princesse * dont les annalistes flamands et français , anglais et bre-
tons, ^u moins ceux qui oïit écrit avant le chroniqueur de Valen-
ciennes, connaissent à peine le nom, je ne veux éclaircir ici qu'un
seul point. Il est capital, je crois, et il aura pour conséquence im-
médiate de faire crouler la meilleure partie de cet édifice de fables
et de mensonges élevé à la g^re de la comtesse de Mon Iforl.Il
s'agit de savoir si Jeanne de Flandre, au lieu de fuir timidement
après la trêve (ie Malestroit (janv. 1343) et de chercher urf refuge
* Cbroniçon Briocence , ann. 1545.
2 1' Le second continuateur de Nangis (i 340-1 367) et Tauteur des Grandes
chroniques de France, parlent une fois ou deux de Jeanne de Flandre , mais sans
lui donner aucun éloge. ' *
2° It. Gilles de Muis; Tauleur est mort vers 1356; sa chronique a été publiée
en 1841 par l'Académie royale de Belgique, en même lemps qu'une aneienne chro- «
nique française de Flandre (1335 à 135ô), où le nom de Jeanne de Flandre n'est
même pas prononcé.
3' Il en est de môme des anciennes chroniques bretonnes, qu'on peut consulter.
{Preuves de Bret., 1. 1). It. Guillaume de Saint-André, le panégyriste officiel de la maison
de Montfort.
4* Quant aux chroniqueurs anglais: Adam de Mormouth, Walsinghang, Knyghton,
ils ne mentionnent aucun des faits d'armes accomplis par la comtesse.
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DE l'autorité de froissard. 125
en Angleterre, eut le courage de rester en Bretagne et de fixer sa
résidence à Hennehont, pour de là continuer à tenir le timon des
affaires politiques et militaires. Froissard l'affirme hardiment ' et
son opinion , adoptée d'abord trop légèrement et sans preuve par
Lebaud , n'a pas manqué depuis lors d'être admise avec la même
complaisance par les historiens français et bretons; mais au fond il
n'en est rien.
Le chroniqueur de Valenciennes a fait fausse route celte fois
encore et a précipité dans son erreur ceux qui l'ont suivi*inconsidé-
rément. J'en ai pour garants incontestables deux annalistes bien
autrement dignes de foi que Froissard , et de plus j'en trouve la
preuve irréfragable dans les actes publics d'Angleterre et de Bre-
tagne. Ce point d'histoire mérite, on le voit, d'être éclairci; il me
sera donc permis d'entrer dans quelques détails, afin de bien établir
que l'opinion de Froissard est l'opposé de la vérité.
Voici d'abord ce que dit à ce sujet le chroniqueur contemporxiin
et officiel de la cour de Westminster, Adam de Mormouth, chanoijie
de Londres, celui pour qui les archives les plus secrètes de la cour
d'Edouard III n'avaient pas de mystère ^ Après avoir raconté comment
le monarque anglais, en reprenantla merpour repasser dans la Grande-
Bretagne, fut assailli par une furieuse tempête qui dispersa sa flotte,
il conclut ainsi : « La duchesse de Bretagne qui, avec son fils et sa
» fille, faisait partie de l'escadre royale,- fut rejetée sur la côte de
» Devonshire et passa le carême à Oxford. »
^ Le chantre attitré de la maison de Montfort, Guillaume de.
Saint-André,écrivait vers 1387, et connaissait par lui-même tous
les faits qu'il raconte. Or, il avoue à son tour qu'après la conclusion
de la trêve de Maleslroit, « Jeanne de Flandre et son fils furent
» réduits à s'en aller tristement en exil, comme poures (pauvres)
» gens en tapinage, sans amis ne biens. » .
* Froissard , 1. 1, p. 179, 260 et 304.
* Adam Marimuth. Chronica sut femporw (1303-1346). Londres, 1848, in-8%
anno 1343 : < DucissaBritanràœ cumfilio et filia applicuerunt in Devoniam et pcr iotam .
■ quadragesimam morahantur Oxoniœ. »
^ Guill. de S.-André, p. 255-265, apud Charriére, loc. citalo, t. ii, p. 435.
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126 DE l'autorité de FROlSSAItD.
Peut-on donner un démenti plus formel aux assertions de la
chronique flamande ?
Les documents diplomatiques d'Angleterre confirment aussi ce
fait de la manière la plus authentique. Ainsi, au mois de juillet
1344 S le roi Edouard III considérant le triste état d'abandon dans
lequel se trouvait celle qui avait espéré ceindre la couronne ducale
de Bretagne par l'appui de ses armes, et songeant ji pourvoir à son
entretien sur les frais du trésor anglais , lui assignait pour demeure
le château de Tykill, et chargeait un des oi&ciers de sa- cour de
veiller à l'exécution de^ cette ordonnance royale. I^ comtesse de
Montfort n'était donc pas alors en Bretfigne et n'espérait guère y
rentrer de sitôt.
Il y a loin sans doute de cette condition c i^exilés sans abri et
» sans ressource, obligés de mendier le pain de l'étranger, » à la
situation pleine de gloire et d'éclat que le prévôt de Chimay
attribue à la mère et au fils. Mais qu'y faire? les deux opinions ne
jouissent pas évidemment d'une égale probabilité.
Les actes publics postérieurs à celui .du 4 juillet nous portent
aussi à croire que la comtesse de Montfort resta jusqu'à la mort
dans son exil et ne reparut pas dans sa patrie d'adoption. Les
afiaires de Bretagne continuèrent, en effet, à donner bien de
l'occupation au fils d'Edouard II *. Le monarque anglais ne cessa
d'envoyer fréquemment de nouvelles troupes, d'instituer des lieu-
tepants généraux pour tout le duché , ou des capitaines pour les
villes eC les forteresses , de disposer, à son gré, des honneurs, des
dignités et des biens ; mais dans aucun de ces documents officiels
il n'est question i^i de la comtesse de Montfort, ni de l'assentiment
qu'elle donne à tant de mesures arbitraires et tyranniques. Qu'en**
conclure? sinon qu'elle n'avait pas regagné la Bretagne; car, anté-
rieurement à la trêve de Malestroit, les actes publics étaient rendus
en son nom, ou au moins on y parlait d'elle.
N'avons-nous pas encore, pour appuyer notre thèse, l'aveu formel
* Rymer» t. v, p. 418, acle da 4 jaillet 1344.
* V. Rymer, t. v et vi. Passimact. publica ad februam ann, 1343, ad octob. 1384.
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DE l'autorité de froissard. 127
' de son jeune fils Jean IV, qui connaissait sans doute ces faits mieux
que personne? Or, à la date du 7 juillet 1362, il faisait la déclaration
suivante, dont je prends acte, comme d'un point important : *
€ NostrePiere (Père), le roi d'Angleterre asoustenu nos guerres
> en Bretaigne par li et par ses gens; il a^nmirri nostre personne
» jusques encéa (aujourd'hui) à grands frès de lai. >
Ces paroles, répétées * dix fois parle même Jean IV dans d'autres
déclarations du même genre , sont claires par elles-mêmes et n'ont
pafrbesoin d'être commentées. Mais ne prouvent-elles pas avec évi-
dence que le rôle éclatant qu'on fait jouer à Jeanne de Flandre en
1343 et dans les années suivantes est une pure fiction, et n'a aucun
fondement authentique dans l'histoire? C'est tout ce que je voulais
établir pour achever de mettre dans tout son jour combien Froissard
mérite peu de créance sur l'article des personnages auxquels il fait
remplir un rôle important dans la querelle de Bretagne.
XI
Il y aurait bien à dire aussi ' sur les invraii^mblances dont four-
millent les mêmes chroniques, et même sur certaines contradic-
tions qu'on y rencontre ; mais j'ai promis de ne plus toucher qu'un
point. Je vais donc rechercher à quelles sources notre auteur a
puisé ses renseignements, et c'est par là que je finirai.
Il a été question plus haut du séjour que Froissard avait fait dans
les principales cours royales ou féodales de l'Europe. On comprend
•«ans peine que ces cours, surtout celles de Paris et de Londres ,
r
* Rymer, t. vi, p. 381. Preuv. de Bretagne, t. i, f. 1351.
2 Preuv. de Brel., 1. 1, col. 1673 et t. u,pass.
3 Je ne puis m'étendre sur les invraisemblances de* Froissard, car il faudrait citer
des pages entières. Quant aux contradictions, voir ce qu'il dit p. 128 et p. 135 du comte
de Monlfort, tour à tour frère germaip, puis simple frère utérin de Jean III ; it.
p. 163 et 169, Girard de Rochefort , capitaine de Jugon pour Charles de Blois,
combat en même temps sous les murs de Vannes en faveur du comte de Montfort,
etc.
t.
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128 DE l'autorité de froissard.
lui offraient de grandes facilités pour rassembler les matériaux de
l'ouvrage qu'il méditait, en le mettant en rapport avec la plupart .
des grands personnages de l'époque, et en ouvrant à ses investiga-
tions le vaste trésor des actes officiels et des documents diplomati-
ques. Le chanoine de Valenciennes était donc en même temps à la
double et abondante source des renseignements oraux et des rensei-
gnements écrits. Il pouvait y puiser à loisir, mais, pour le faire avec
prorit,il fallait y apporter deux qualités indispensables :<l'abordle zèle
du travail, puis un sage discernement dans le choix des élémehts.On
comprend facilement, en effet, que les renseignements oraux qui
parvenaient à Froissard , c'esl-à-dire les récils des batailles, des
sièges, ou des événements politiques, faits de vive voix, même par
des témoins oculaires, avaient le plus souvent besoin d'èlre rectifiés
et complétés pour être dignes de l'histoire. Les défaillances de la
mémoire, la chaleur du débit, souvent même la passion et l'esprit
de parti expliquent trop les lacunes et les erreurs de narrations de
ce genre recueillies au milieu des fêtes et des plaisirs.
Le devoir d'un auteur sérieux dans ces circonstances était tout
tracé. Il devait soumettre les renseignements venus d'une telle
source au contrôle sévère des documents officiels.el des monuments
originaux toutes les fAs que cela était possible ; mais, pour le faire,
il aurait fallu se condamner pendant des semaines et des mois aux
rudes labeurs de l'étude et aux fatigues prolongées de l'érudition.
Malheureusement Froissard, esprit léger et superficiel, comme il a
été dit, ennemi de toute gêne, n'était pashomme à entreprendre de
tels travaux, et je crois pouvoir affirmer qu'il n'eut jamais aucun
souci de compulser les actes publics et les documents çontempor
rains. En voici quelques preuves, qui ne me paraissent que trop
convaincantes.
On.a déjà vu plus haut, à propos du comte et de la comtesse de
Hontfort^ comment le chroniqueur avait adopté les opinions les plus
fausses, uniquement faute d'avoir consulté le.s documents diploma-
tiques de la cour de Westminster. Il serait inutile de revenir sur ce
thème, je rappelle seulement ces faits comme premières pièces de
conviction.
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DE l'autorité de froissard. 139
J'ai dit aussi que la trêve de 1342 * si bien gardée pendant près
de neuf mois, n'avait jamais eu d'existence que sous la plume du
chroniqueur.
II avance également ^ns hésiter '«que les trêves de 1343 furent
» moult bien gardées de part et d'autre. » Or, trente documents * of-
ficiels émanés des chancelleries d'Avignon, de Paris et de Londres,
constatent que les choses se passèrent tout autrement, et que
la trêve de Malestroit eut à peine un léger' commencement d'exé*
cution.
Plus bas, il soutient, avec la même outrecuidance *, c que les
» triêves de Bordeaux (mars 1357), ne s'occupèrent ni du roi dt
> Navarre, ni delà duchié de Bretaigne. « Or, le texte authentique
mentionne expressément les clauses particulières à Tun et l'autre
pays.
Enfin quel homme, un peu au courant des annales du xrv® siècle
peut ignorer que le traité qui mit fin aux guerres de Bretagne fut
conclu à Guérande (11 avril 1365)? Cependant Froissard ne craint
pas ^ de nous cUpe que cette paix fut conclue à Quimper-Corentin,
et d'entrer à cette occasion dans les détails les plus circonstanciés,
et par suite les plu^s faux.
Est -il nécessaire de prouver plus longuement que le chroniqueur
de Valenciennes n'a jamais eu aucun souci de consulter les docu-
ments contemporains? Aussi il ne les cite pas d'habitude ^ et n'in-
voque guère que la tradition orale à l'appui de ses assertions.
Cependant il s'est avisé une fois d'analyser le célèbre arrêt de
Conflans, qui décerna le duché de Bretagne à Charles de Blois.
^ Rien de plus infidèle que cette analyse. Le morceau mérite poiir
cela même d'être cité dans le texte original
* Froissard, 1. 1, p. 162, 163, 166. *
aU)id.,p.260.
' Rymer, t.v,T). 439,451, etc.
* Froissard, 1. 1, p. 368.
- » Ibid., p. 500.
^ V. BachoD, t. III, p. 513 et seq.; il cite un grand nombre de passages où le chro-
niqueur fait connaître sar quelles autorités il s'appuie. Or, ce sont tous des témoi-*
^gnages oraux, un seul excepté.
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130 DE l'autorité de froissârd.
« * JiBS pairs et barons de France adjugièrent la duchié de Bre-
» laigne à messire Charles de Blois, pour deux raisons : l'une pour
» tant que le comte de Montfort était d'un autre père, qui onques
» duc n'avait esté; l'autre parce que lec^t comte l'avait relevée
> d'autre seigneur que du roi de France et aussi parce qu'il
» avait trespassé le commandement de son seigneur le roi et brisé
» son arrêt et sa prison, et s'en était parti sans^ongié. >
On tombe des nues lorsque l'on coitipare ^ le texte authentique
de l'arrêt en question avec cette analyse, qui devrait cependant
en être le résumé fidèle et exact, car il n'y a pas un seul mot de
wai dans ce que dit la chronique. Les pairs de Goùflans reconnais-'
Bent à bon droit dans leur sentence ' que Jean de Montfort était fils
et frère de duc^ mais ils se gardent bien d'accuser de félonie celui
qui implorait alors en sujet fidèle la sentence de spn suzerain.
Encore moins y est-il question dé prison et de captivité, vis-à-vis
d'un puissant vassal, qui n'avait encore subi jusque-là aucun
outrage semblable.
Veut-on voir quelle difi'érence il y a entre écrir€|§tiistoire sur des
rapports trompeurs et l'écrire pièces en main, et avec le zèle de la
vérité et de la justice? qu'on me permette de citer un contemporain
deFroissard. Voici l'analyse que nous a laissée des procédures de
Conflans l'écrivain qui a retracé dans les Grandes Chroniques de
France le règne de Philippe VI.
V Charles de' Blois * disait dans ]e plaidoyer où il revendiquait
la succession ducale de Jean III e: que par raison de coustume
* Froissard, 1. 1, p. 135.
a Preuv. de Bret., 1 1, c. 1421.
' L'ignorance, de Froissard est vraiment ici impardonnable , puisqu'elle porte
sur le fonds même du grave débat qui s'agitait entre Charles de Blois et le
comte dejlontfort. On a voulu rejeter la faute sur les copistes, parce qu'en effet
Froissard, quelques pages plus haut (p. 428) avait dit avec vérité que Jean de Mont-
fort était fils d'Arthur II, mais Terreur est bien son fait et lui est si personnelle,
que dans une dernière révision de son œuvre, il a effacé' le premier passage pour ne
laisser subsister que le second dans l'un et l'autre endroit. V. Froissard, édition de
M. Kerwyn de Lettenhove.
. * Grandes Chroniques de France, éditées par M. Paulin Paris. Paris, 1846, in-fol.
c. 1346.
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DE L'AUTORITÉ DE FROISSARD. i3l
TU approuvée et courant par toute Bretaigne^ se aucun, tant noble
» comme non nobl^, trespassait sans hoir de son corps et eusl frères,
]^ le 4)remier-né après le mort posséderait l'hérilaige el la seigneu-
» rie. Hais soit donné qu'il eust plus<Mrs frères, et encores soit
» donné, que celui qui est secondement né, ne roourust devant le
» pr^nier-né (comme Guy de Bretagne, père de la femme de
> Charles de Blois ), toutes voies se celui secondement né avait
» hoirs de son corps mâle ou femelle (Jeanne de Penthièvre était
-» dans ce cas) icelui hoir devant tous les autres frères après la
» mort du premier-né, serait héritier et joirait de l'héritaige, >
Onne peut résumer plus fidèlçment et plus clairement le plai-
doyer du gendre de Guy de Bretagne. La réplique de Jean de
Hontfort se trouve également renfermée tout entière, pour ce qu'elle
avait d'important, dans les deux lignes qui suivent :
€ Le comte de Montfort disait que la coustume entre les non-
» nobles courait; toutes vojes entre les nobles et mesmement entre
» les princes, elle n'avait nul lieu. »
On se trouvait donc en présehce de ileux assertions contradic-
toires sur le point capital du débat, le seul véritablement en cause ,
à savoir, sur l'état des Coustumes particulières de là Bretagne en
matière de succession.
« Mais la cause fut menée à la parfin par plusours saiges et
\ experts, et mesmement par plusours évesque^ dudit pays. »
L'auteur veut dire qu'on procéda à une enquête juridique sur
Pétat des coutumes bretonnes, et qu'on fit venir du pays même dans
ce dessein des témoins compétents et dignes de foi '. Il conclut
ainsi :
« Alors, la devant dîste coustume fu suffisamment prouvée, et
» fu dist par arrest,que le roi devait recevoir et investir ledit
» Charles à l'hommaige delà duchié deBretaigne. »
Cette citation est un peu longue, mais elle confirme trop bien la
vérité de l'opinion que j'ai essayé ici-même de mettre en lumière %
, * V, Procès-verbal de Tipterrogatoire des témoins, Ms. des Blancs^Manteaux,
n*73.
^ Revue, n* de sept. 1870.
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132 DE l'autorité de proissard.
*
pour que je laissasse passer Toccasion d'en rappeler le souvenir au
lecteur. Elle établit aussi , mieux qjie beaucoup d'autres arguments,
que Proissard pouvait et devait, à l'exemple de son contemporain,
consulter les actes publics et les documents officiels, s'il avait
souci de faire une œuvre digne de passer à la postérité. Il a donc
commis une faute inexcusable en ne se livrant pas à un labeur si
nécessaire.
C'était le dernier point que je m'étais proposé d'éclaircir, et il
doit avoir, de nos jours surfont, une Importance capitale. Car, au-
jourd'hui plus que jamais, rhistoire veut être digne -de sa noble
mission , en se montrant constamment vraie autant que sérieuse et
impartiale. Les on-dit, les rapports fabuleux ou simplement incertains
sont regardés, à bon droit, comme le fléau de la science et ne sont
plus de saison. Nos contemporains estiment avec raison à la plus
haute valeur les documents originaux , et recherchentle texte des
actes publics avec une sollicitiide infatigable.
Qu'on juge maintenant, en présence de pareilles considérations,
si les procédés de Proissard en histoire sont faits pour nous rassu-
rer, et si la manière dont il a recueilli ses renseignements peut ins-
pirer quelque confiance aux esprits sérieux , qui étudient les mo-
numents du passé pour y trouver, non un mélange confus de faits
controuvés ou fabuleux, mais la vérité, pure et exempte d'erreur.
XII
Au moment de résumer et de conclure ce travail, je sens le be-
soin de rappeler aux lecteurs qui trouveraient ma critique un peu
sévère, qu'elle est cependant fondée sur les principes de la justice
la plus impartiale. En outre, elle ne s'étend , après tout, qu'à une
partie assez restreinte des volumineuses chroniques du chanoine
de Valenciennes.
Je n'ai, en effet, attaqué que l'historien du duché de Bretagne
au xivo siècle. L'annaliste des guerres de France, d'Angleterre^ de
Flandre, d'Ecosse, d'Espagne, a-t-il été mieux renseigné? Je
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DE L^AUTORITÉ DE FROISSARD. 133
l'ignore et ne m'en suis point occupé, laissant ce soin aux futurs
éditeurs du prévôt de Chimay *. Il m'a suffi d'établir quatre points
principaux, dans la sphère circonscrite que je m'étais tracée.
J'ai prouvé d'abord que Froissard connaissait peu la carte géo-
graphique de la Bretagne. On a vu, en second lieu, que la chronolo-
gie de sa chronique n'était pas moins en défaut. J'ai constaté, en
troisième lieu , qu'en ce qui concernait les personnes , ses asser-
tions et par suite ses appréciations étaient souvent hasardées, ou
même notoirement fausses et calomnieuses. Enfin, on. vient de voir
que l'auteur manquait absolument de critique. Tels sont les vices
malheureux qui déparent un récit d'ailleurs plein d'intérêt et de
charme sous le rapport du style.
xm
Je dois ajouter, pour donner aux •observations critiques qu'on
vient de lire, toute la portée dentelles sont susceptibles, que ce
qui vient d'être dit de Froissard, doit s'appliquera fortiori^ d'abord
à son maître et devancier Jean le Bel , puis à ses nombreux compi-
lateurs et continuateurs, entre lesquels il huiàisiinguerV Ancienne
Chronique de Flandre, connue sous le nom de Denys Sauvage, son
premier éditeur. Quelques détails sur ces deux auteurs sont ici né-
cessaires. •
Jean le B«l , personnage fort considéré de son temps dans les
cours de Flandre et d'Angleterre, était chanoine de Saint-Lambert
de Liège , et commença à rédiger les Chroniques générales de son
temps, qu'il acheva pour les années 1326-1356 '. Cet ouvrage, de-
meuré inédit jusqu'ici, vient d^être mis au jour par les soins de
l'Académie royale de Belgique. Or, il suffit de comparer ce texte
*■ Je crbis savoir que M. Luce s*en occupe aclivement. Le public a droit d'atlendre
de ce savant éditeur un travail de grand mérite. L'excellente préface, mise en tête
^dela Chronique des quatre premiers. Valois, nous est un sur gfllintdc ce que sera Tin-
troductioB de la nouvelle édition des œuvres de Froissard.
^ Chroniques de Jean le Bel', etc., publiées par M. Polain, Bruxelles, 1864,
2 iB-8*,
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134 DE l'âutorhiS de froissabd.
avec celui du premier livre de Froissard pour reconnaître que le
chanoine de Yalenciennes n'a point fait sur cette période une œuvre
qui lui fût propre, mais s'est contenté, de reproduire, avec quelques
légères modifications de style, le travail antérieur du chanoine de
Saint-Lambert. Le premier est le texte primitifs le second, c'est
ce mënje Cexte remanié. C'est assez dire. aussi que toutes mes
observations critiques s'adressent en première ligne à Jean le Bel ,
et lui sont de tout point applicables. Il serait donc inutile de s'y
arrêter plus longuement.
^ Quant à l'auteur anonyme de l'ancienne chronique de Flandre,
connu à tort sous le nom de Denys Sauvage, son premier éditeur
(1561), il écrivait environ un siècle après Froissard, dans les pre-
* mières années du règne de Charles VIII (1490), car on trouve
l'épitapbe duj[)ère de ce roi, Louis XI, sur les derniers feuillets de
son manuscrit. Par suite, il se trouve trop éloigné des temps de
Charles de Blois pour parler^bde visu vel audits, de la guerre de
la succession de Bretagne , et cependant il ne cite jamais les au-
torités sur lesquelles il appuie les détails, parfois nombreux et
circonstanciés , qu'on ne trouve que dans sa compilation.
En outre, plusieurs endroits ont plus l'apparence de la fable et du
roman que d'une histoire sérieuse, tant l'imagination y joue un
grand rôle, et tant les invraisemblances s'y multiplient.
Tels sont, par exemple , les exploits et les vengeances de Jeanne
de Belleville , mère du Connétable de Clisson. Je ne fiuis entrer à
cette occasion dans une discussion , qui serait déplacée ici , et
n^'entrainerait trop loin de mon sujet, mais je dois au moins faire
remarquer que le chroniqueur s'appuie , comme point de départ ,
sur le prétendu séjour de la comtesse de Montfort à Hennebont y
après la trêve de Malestroit. Or, il a été prouvé amplement, plus
haut, que ce séjour était une pure fiction. Si la base croule, que
penser de l'édifice lui-même ? Cet anonyme est cependant, à ma
3 Chronique généf^ de Flandre , par Denys Sauvage, Lyon, 1562, in-fol.
Lelong, t. iii, n* 39,369, prétend que le texte primitif ne s'étendait que jusqu'à
" Tannée 1384 , mais le manuscrit de cette môme chronique, publié récemment par
l'Académie royale de Belgique , sous le titre de Chroniques générales des Pays-Bas,
etc., -présente l'épitaphe du roi Louis XI , qui sert de base à mon argumentation,.
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DE l'autorité de froissard. 135
connaissance du moins, le seul auteur ancien sur lequel repose
celle partie des traditions clissoniennes. ^
Quoi qu'il en soit d'ailleurs de ce point particulier , on doit toii-
jours dire, en thèse générale, qu'un auteur anonyme, postérieur de
près d'un siècle et demi , et étranger à la Bretagne , ne peut faire
par lui-même autorité. Par conséquent, Duchesne {Histoire de la
maison de CMHllon) et les historiens de France et de Bretagne ont
été mal inspirés, lorsqu'ils ont attribué à cet anonyme flamand
une valeur historique injustiflable.
XIV
Me voici arrivé au terme de la difficile carrière que j'ai essayé de
parcourir. Il serait inutile de m'arrèler longuement à formuler des
conclusions, qui ont été déjà suffisamment indiquées et qui res-
sortent assez de tout ce qui précède. Le lecteur est à même de ju-
ger en pleine connaissance de cause, si les récils de Froissard et
des deux autreà auteurs dont il vient d'être question, méritent cré-
ance, en ce qui touche particulièrement notre duché de Bretagne.
Leur témoignage, considéré sous ce point de vue spécial, ne doit
guère êtm pris en considération, si je ne me trompe, toutes les fois
qu'il est isolé , et dépourvu de tout autre appui.
Est-ce à dire qu'il faille bouleverser toute une période importante
de notre histoire nationale, et la refaire à neuf? Nullement. Sans
doute , il y aurait lieu de revenir sur certains faits adoptés trop
complaisamment, et sur quelques appréciations hasardées ou même
erronées et calomnieuses. Hais, après tout , la première phase de
la Guerre de la succession (mai 1341 , fév. 1343) est à peu près seule
en cause, et j'ai indiqué dans le cours de ce travail les principales
* Je prie M. Péhant de in*Qj[cuser, si je parle ainsi Je la femme qu'il a chantée récem-
ment avec tant de verve et de patriotisme. Ma critique ne s'adresse nullement à lui ;
on sait assez que la poésie doit avoir toute liberté de déployer ses ailesv et de recueil-
lir toutes les traditions qui peuvent donner de Téclat à ses ftros, mais il n'en est
pas de même dciThistoire; et l'auteur de l'art. Clisson» dans la Biographie Bretonne,
' eût bien fait de se demander si l'anonyme flamand , dont il reproduit les assertions
avec tant de complaisance , était digue dt foi ou sans autorité.
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136 DE l'autorité de froissard.
rectifications qui ont besoin d'être faites. Froisi^ard j ou plutôt son
devancier Jean le Bel, s'était donné ici trop libre carrière, en met-
tant sur le compte de Jeanne de Flandre et de ses partisans mainte
prouesse et maint exploit militaire , dont il serait impossible d'éta-
blir la vérité. Semblablement, il avait trop rabaissé Charles de
Blois et ses partisans.
Les choses cliangent de face après cette date de 1343. Les
annalistes flamands deviennent plus sobres de détails et ne« ra-
content plus que quelques épisodes de la guerre, en sorte que la
critique n'a plus guère occasion de réfuter leurs allégations. Tel
est le jugement motivé que je crois devoir porter Sur Froissard et
les deux autres chroniqueurs nommés plus haut.
Puissent les considérations que l'on vient de lire être acceptées
par la science, et débarrasser ainsi l'histoire de la Bretagne , au
xivo siècle, de plus d'une erreur fâcheuse.
C'est toute la récompense que j'espère de ce travail cf des fati-
gues qu'il m^ imposées. Si j'ai servi en quelque manière la cause
de la vérité et de la justice, qu'ai-je à désirer autre chose?
Dom François Plaine,
BénédictiD de Tabbaye de Li^gé.
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POÉSIE
UNE MÉPRISE
Celait au premier mois da son glorieux siège.
Comme un lion captif qui veut rompre le piège ,
Paris s'est élancé des murs. — Un bataillon
Est debout, l'arme au pied , tandis qu'à Chûtillon ,
Tout près, sur la hauteur, on se bat. Dure attente!
Ces fils de la Bretagne ont l'âme palpitante :
La poudre les enivre; on les cloue au terrain ,
Coursiers qu'on éperonne et qu'arrête le frein.
Le soir tombe, et toujours ils rongent leurs entraves.
Or, soudain, pêle-mêle, un troupeau de zouaves.
Comme devant des loups se sauvent des moutons,
Sans sacs et sans fusils, passent près des Bretons ;
Français qui n'en sont pas, tourbe honteuse et vile,
La panique les chasse aux remparts de la ville.
Les voyant accourir, un des Armoricains,
Imberbe paysan, croit qu'aux républicains
A souri la victoire, et, les yeux pleins de larmes,
Il chante, et bat des mains, et bondit sous ses armes.
TOME XXIX (IX. DE LA. 3« SÉRIE). " lO
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138 UNE MÉPRISE.
€ Tais-toi, Daniel! » lui crie une voix dans le rang.
Les fronls de ses amis sont baissés... il comprend :
€ Pardon ! je Vais bondir encore, mais de rage!
» J'avais pris ces couards pour des gens de courage ,
. > Et me réjouissais, me disant dans mon cœur :
» Lorsque l'on court si fort, c'est que l'on esl vainqueur!
En ce mot, tout naïf, hiais digne d'êlre antique.
Ne sent-on pas vibrer la grande âme celtique?...
Je Tenchâsse en mes vers comme en un médaillon ,
Ce mot, qui vous flétrit, fuyards de Châtillon,
Emile GmMÂUD.
•Nantes, 25 décembre 1870.
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BONS ALLEMANDS !
Bons Allemands, on vous faisait injure :
On vous tenait pour un peuple penseur;
On vous aimait, chez nous, je vous le jure;
De votre muse on vantait la douceur;
Et le Français, peuple vain et frivole^.
Mais fort épris et de science et d'art.
Très-humblement allait à votre école,
ChezKant, Schiller, llegel , Goethe, Mozart.
Il vous disait humains^, loyaux, honnêtes...
Pardonnez-nous ces mauvais sentiments !
Nous savons mieux, -erjfin, ce que ^eus êtes,
Bons Allemands, bons ÂHemands!
Déjà deux fois, sur le sol de la France,
Un Bonapîtrle, hélas! vous amena;
Juste retour! Vous aimez la vengeance,
Et Waterloo payait pour léna.'
Depuis ce temps, les muses immortelles
Semblaient nous faire amis, quoique rivaux;
L'Europe avait oublié ses querelles
En soixante ans de paisibles travaux. •
H nous suffit, à nous, d'uif peu de gloire,
.^fci^aî^j
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140 BONS allemands!
Pour couper court aux vieux ressentiments..
Mais vous avez une longue nién[)oire ,
Bons Allemands, bons Allemands !
Peuple penseur!... il pense à ses rentrées ;
Il a le don du vol intelligent,
Et ses fureurs s©nt bien administrées;
Dans la victoire il voit surtout l'argent.
Nous l'avons eu chez nous, commis tranquille,
Ouvrier lourd; on se fiait à lui ;
Il a tenu nos caisses par la ville, ~
Hier espion et voleur aujourd'hui ;
Il nous revient le sabre sur les côtes ,
11 sait l'endroit des tiroirs vérouillés.
Bons Allemand!^, ^nos voisins et nos hôtes.
Pillez, pillez, pillez, pillez!
Vous triomphez... honneur à la Science;
Le fer en main notls vous gênions souvent.
Lorsqu'on luttait à force de vaillance...
Vous combattez de loin , c'est plus savant ;
Pour l'écraser sous vos bonirbes en flammes.
Vous choisissez, ô généreux vainqueur.
Ce pauvre toit, plein d'enfants et de femmes.
Plus sûr, alors, de nous frapper au cœur.
C'est pourtant nous qui restons les barbares,
Luttant de près comme aux temps reculés...
Bons Allemands, frères des bons Tartares,
Brûlez , brûlez , brûlez , brûlez !
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BONS allemands! 141
Vous avez mis contre nous en campagne
Bourgeois, vilains, éludianls, vieillards,
Landwehr, landslurm , toute votre Allemagne,
Tous vos pédants devenus des soudards.
Mais par vos lois — car vous êtes les maîtres —
De nous défendre il nous est défendu :
Nos francs-tireurs sont jugés comme traîtres,
Le paysan qui les cache est pendu.
Le droit n'est rien, la force est souveraine :
Vous êtes forts, nous sommes condamnés...
Bons Allemands, contentez votre haine,
Assassiaez ! assassinez !
Bons Allemands, je n'ose pas redire,
Même en latin, tous vos autres exploits;
L'histoire, un jour, les devra tous écrire,
Mais un poète y salirait sa voix.
Puis vos gretchen , vos chastes Dorolhées
N'y croiraient pas, connaissant votre ardeur;
Thécla, Mignon en seraient attristées,
Et je me lais... respect à leur pudeur!
Mais on saura des horreurs sans pareilles :
Chanteurs de lieds, purs et discrets amants,
Vous resterez les héros de Bazeilles... .
Bons Allemands, bons Allemands !
Bons Allemands, belles âmes loyales.
Penseurs, docteurs, philosophes en ust
Au temps des Huns, des Goths et des Vandales,
Grâce à vous seuls, nous voilà revenus.
Vous avez fait d'une sotie querelle
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142 BONS allemands!
Cent ans de haine et d'une guerre à mort;
Ainsi le veut l'histoire naturelle
Où le plus faible eal maiigé par le fort.
Vous avez dit : « Plus de race latine !... » ^
Mais la fortune a ses revirements.
Debout, Français!... et qu'on vous extermine,
Vils Allemands^ vils Allemands!
Victor de Laprade, .
De l'Académie français».
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ORIGINES PAROISSIALES
(ILLB-ET-VILAINE.)
CANTON D'ARGENTRÉ
I. - GENNES ^
/
La paroisse de Gennes existait sans douie dès la première maitié
du xi» siècle. Comme beaucoup d'autres, son église était tombée en
main laïque. Elle n'en sortit que postérieurement à Tan 1055, grâce
à deux moines de l'abbaye de Saint-Sergé d'Angers, Bérenger et
Morien, qui, moitié don, moitié achat, trouvèrent moyen de J'ac-
quérir à leur nfonaslère. -
Ce fut une négociation assez compliquée : ils n'eurent pas affaire
à moins de quatre ou cinq personnes. D'abord, le propriétaire
même de Téglise, ou, plus exactement, les propriétaires, car ils
étaient deux, deux frères, Geoffroi et Rivallon, qui la possédaient
par indivis, du chef de leur père Gerbaud. Puis le seigneur féodal,
réputé iondateur dé l'église, et de qui les fils de Gerbaud la tenaient
en fief; il s'appelait Rénier de Denée, et, outre son droit de mou-
vance sur Féglise, il possédait aussi une part du cimetière, et môme
des offrandes mises sur l'autel. Le nom patronymique de ce seigneur
lui venait de la terre de Denée (en Gennes), "fief important à cette
* J'écris ^c nom avec un s pour obéir à l'usage actuel, qui est d'ailleurs ancien;
mais je dois remarquer que, dans les actes primitifs, notamment dans ceux du
Xi* siècle, le nom latin a toujours la forme du singulier: Gêna, ecclesia sancH Sut"
fitii de Gêna.
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144 ORIGINES PAROISSIALES.
époque, investi du droit de haute justice, et auquel sa suzeraineté
sur réglise semblerait même attribuer la qualité de seigneurie do-
minante de la paroisse. — Qualité qui eût pu toutefois lui être dis-
putée par une autre terre (très-probablement celle de la Motte) ^
alors aux mains d'un seigneur voisin, Geoffroi de Mouliers, à qui
elle donnait des droits importants sur l'autel, le cimetière et le
bourg de Gennes. — Enfin, outre ces quatre personnages, il en
était un cinquième , qu'on ne pouvait nécessairement omettre dans
la circonstance , je veux dire le prêtre séculier qui, du consente-
ment des fils de Gerbaud, - en vertu dune convention quelconque,
passée avec eux (et que d'ailleurs nous ne connaissons pas) — des-
servait l'église de Gennes et en percevait le revenu, sauf (bien
entendu) les droits réservés par les propriétaires et Jes deux sei-
gneurs ci-dessus. Ce prêtre, dans nos vieux actes latins, est appelé
HildemannuSy ce qui, en langue vulgaire, devait faire un nom à
peu près comme Hodenftn ou Hodemon.
Les-fils de Gerbaud s'expédièrent très-couramment et donnèrent
l'église sans rien demander. Rénier de Denée céda tous ses droits
sur le cimetière et Tautel; il se les fU payer en partie. Geoffroi de
Moutiers céda aussi tous les siens, mais sous des conditions assez
lourdes. Voici d'abord ce qu'il avait et donna à l'abbaye de Saint-
Serge, : une partv (on ne dit pas laquelle) dans les prémices et les
offrandesdéposées sur l'aulel de Saint-Sulpice de Gennes; le tiers
des cens du cimetière, c'est-à-dire des reniés en argent payées
par ceux qui y possédaient des terrains ou des maisons (car on sait
qu'à raison du droit d'asile presque tous les cimetières renfermaient
alors des habitations); une partie (probablement la moitié) des
droits perçus sur les marchandises vendues, soit dans le cimetière,
soit dans tout le bourg.
Ce n'est pas tout ; au moirte qui serait chargé de desservir la pa-
roisse il fallait un logement voisin de l'église ; pour en bâtir un, un
particulier appelé Engebaud * donna à Saint-Serge un terrain
» Il avait môme un surnom que je ne sais trop comment traduire. Il est appelé
en latin Ingelbaldm Dalinoxa ou Dalivo^a. (fi. Morice, Preuves, I, 496.)
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CANTON d'ARGENTRÈ. 445
proche du cimetière; Geoffroi de Mouliers, comme seigneur du
fief, autorisa ce don et promit Taulorisation de sa femme dès qu'elle
serait relevée de gésine. Cette intervention obligatoire de la femme
de GeoiTroi montre que c'est par elle qu'il avait à Gennes tous les
droits mentionnés vcri cette circonstance. Ces droits comprenaient,
entre autres, la juridiction ; mais Geoffroi, prévoyant que des habi-
tations ne tardestient pas à s'élever à Pentourdu prieuré, sur le
terrain des moines *, la céda aux moines sur les hommes de leur
fief, en ce sei>s du moins que, s'il s'y commettait quelque délit, la
plainte en devait être d'abord portée au prieur, Geoffroi se réser-
vant d'agir dans le cas seulement où le prieur n'en tiendrait
compte *.
On voit bien clairement par là que Geoffroi de l^Joutiers était le
seigneur justicier du bourg de Gennes ; et comme — ainsi q.u'on l'a
vu — il tenait ces droits de sa femme; comme encore, et de tout
temps, la terre de la Motte de Gennes a été tenue pour la seigneurie
principale du bourg et de la paroisse, il y a lieu de voir dans la
femme de Geoffroi l'héritière de cette terre. Simple conjecture,
mais à peu près nécessaire pour expliquer comment le seigneur
de Moutiers pouvait posséder à Gennes des droits de cette impor-
tance. .
Quoi qu'il en soi!, les libéralités de ce seigneur envers les moines
ne furent point absolument gratuites. D'abord, il reçut de Dàberl,
abbé de Saint-Serge, cent sous d'argent, grosse somme en ce
temps-là (répondant au moins à 1,000 ou 1,500 fr. de nos jours.)
Puis il imposa au moine qui serait mis en résidence à Gennes,
dans le cas où il posséderait un mulet ou un palefroi, l'obligation
de le prêter une ou deux fois l'an à lui Geoffroi pour aller à la cour
du duc de Bretagne. En outre, si Geoffroi avait un message urgent
* « In burgo qui lune erat et excrescel circa cimilerium et mo7\asterium. > (Ibid.J
' « Si clamor illi (Gaufrido) vel suo homini venerit de aliquo forfacto , prius da-
morem faciet monacho; quod si rectum facere neglexerit, ipse (Gaufridus) vindiclam
facial. Et mercatum aut forum monachus nisi ejus (Gaufridi) licentia facial. »
D. Morice a omis ce passage, pourtant assez important, pour montrer que si Rénier
de Denée était le seigneur de Téglise de Gennes , Geoffroi de Mouliers était , pïir sa
femme, le seigiieur du bourg,
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i46 ORIGINES PAROISSIALES.
à expédier, il pourrait contraindre le moirte à' s'en charger, en lui
payant ses frais de route. Enfin, il se réserva le droit de lever, en
cas de nécessité, sur les habitants du bourg (y compris sans doute
le moine lui-même) une sorte d'emprunt forcé , à la condition toute-
fois de rendre la somme ainsi prêtée avant de pouvoir exiger un
nouveau ])rêl.
Restait aux moines de Saint-Serge à se mettre^en possession de
l'église et de la cure de Gennes. Ayant appris que Main, évêque de
Rennes, était à Vitré, ils vinrent solliciter son approbation, lui
firent de menus présents-, à lui, à l'archidiacre et au doyen *, et lui
ayant exposé l'affaire, revinrent à Gennes enchantés de sa récep-
tion. Forts de cet appui, ils se mirent à traiter avec le prêtre sécu-
lier Hodemon j qui exerçait alors, comme je Tai dit, les fonctions
curiales, et qui d'abord, sans grande difficulté, promit de remettre
l'église aux moines à la prochaine fête de la Chandeleur. Mais ce
terme venu, je ne sais quelle difficulté s'éleva, et il refusa de par-
tir. Il fallut plaider. Il ne sembla pas, d'ailleurs, qu'Hodemon eût
dans sa vie aucun de ces scandales, trop fréquents alors malheu-
reusement chez le clergé séculier. Il n'en était que plus difficile à
évincer. Aussi , après de longues chicanes, les mornes durent se
résigner à traiter sur celte base : qu'il continuerait jusqu'à sa mort
à desservir la par'oisse, en partageant avec eux tous les revenus.
Celte transaction — dont le détail serait trop long à donner ici —
fut approuvée par l'abbé Daberl.
Tels sont les plus anciens faits venus jusqu'à nous concernant
l'église dé Gennes. La mentioti de l'abbé Dabert et de l'évêque Main
permet d'en fixer l'époque d'assez près. Main régit TEglise de Rennes
de 1037 ou 1038 à 1076; Dabert gouverna l'abbaye de Saint-Serge
de 1055 à 1082. Les faits rapportés dans cette notice eurent donc
* « Dederunt monachi episcopo Mainoni oclo solides denarioriim^ Radulpho âr-
chidiaconolres, Geslino decano duodecim denarios. » (Tilre inédit.) -- C'était
moins des présents que le paiement ou la représentation de la redevance annuelle
due par Tégliée de Gennes à Tévêque, à Varchidiacre et au doyen de qui elle dépen-
dait; aussi la copie du xvi* siècle sur laquelle je prends ce texte a-t-elle en marge:
« Gçnnes ne doit que 8 sols à revesque, 3 sols à l'archidiacre, et 12 deniers an
déan. »
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CANTON d'ARGENTRÉ. 1*7
lieu n'écessairement entre les années 1055 et 1076, probablement
aux environs de 1065 *.
JL - BRIELLES. •
•^Les origines paroissiales de Brielles et de Gennes se ressemblent
d'aussi près-que leurs territoires se touchent. Comme la paroisse de
Gennes, celle de Brielles date très-probablemenl de la première
moitié du xi® siècle ; comme Gennes, Brielles eut le malheur de
tomber en main laïque, puis le bonheur d'en sortir, comme Gennes,
dan» la seconde moitié de ce siècle, pour devenir — toujours
comme Gennes — une possession de l'abbaye de Saint-Serge
d'Angers. — C'est dans les actes relatifs à ce dernier fait que se
trouvent les plus anciennes mentions authentiques de la paroisse
de Brielles.
A ce moment, l'église, la cure et les droits en dépendant étaient
partagés plus ou moins inégalement eatre trois possesseurs. D'a-
bord le prêtre qui desservait la paroisse; il s'appelait Orri. Puis
un laïque, Hamelin, qui devait être le principal seigneur de la pa-
roisse, car dans un des actes relatifs au prieuré de Gennes on le
voit parmi les témoins désigné sous le nom A'Hanielin de Brielles.
Enfin un autre laïque appelé Godefroi, qui semble avoir ét^ un cou-
sin d'Hamelin.
Le prêtre Orri n'était pas — il s'en fallait — - aussi irréprochable
que le prêtre Hodemon dont il a été question dans notre notice sur
Gennes.
* Cette notice a été composée sur trois actes originaux (en forme de notice) : —
le premier. contenant la donation des fils de Gerbaud, celle de Rénier de Denée,
l'approbation de Tévêque Main, la première convention avec Hodemon; — le second ,
relatant la donation de Geoffroi de Moutiers;— le troisième, la transaction finale
avec Hodemon. La première et la troisième de ces pièces sont inédites; je les ai
prises d'une copie du xvi* siècle, faite sur le cartulaire de Saint-Serge, et qui a dû
jadis être déposée aux archives de la baron nie de Vitré. Quant à la donation de
Geoffroi de Monliers (transcrite aussi dans celle copie du xvi* siècle), elle a été pu-
bliée par D. Morice, au tome I", col. 496 des Preuves de Vhisloire de Bretagne, sauf
le passage rapporté ci-dessus dans la note 3 de cette notice.
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148 ORIGINES PAROISSIALES.
Orri avait cédé à' ce torrenl de corruption qui roulait alors ses
vagues jusqu'au sanctuaire ; il s'était marié ; il avait un fils appelé
Tébaud, auquel il se proposait sans doute de transmettre par héri-
tage sa cure et tous ses émoluments. Mais un jour il ïut touché de
la grâce, il résolut d'obéir enfin aux canons de l'Eglise, de quitter
un ministère dont il était indigne et défaire de son fils, en place
d'un mauvais prêtre, un bon religieux. Il avait un frère appelé Er-
naud, il lui confia son fils, et Ernaud le conduisit à Saint-Serge
po,ur l'y faire admettre au rang des moines; en même temps il
donna à cette abbaye, au nom d'Orri, b cure de Brielles avec toutes
ses dépendances et tous ses droits, un verger et une pâture au-des-
sous du presbytère, et un trait de dîme ^ Cette donation fut aussitôt
approuvée par l'évêque et le chapitre de Rennes.
Peu après, Hamelin de Brielles, lui aussi, se fit moine à Saint-
Serge d'Angers ; à cette occasion, et du conseatement de son fils
Tesson, il donna à ce monastère tout ce qu'il avait dans les dîmes et
les offrandes de l'église de Brielles, sa part dans les revenus du
cimetière, le dixième de la dîme de son domaine et la dîme de ses
moulins. Enfin Godefroi lui-même et son fils Buteman étant venus à
leur tour visiter l'abbaye de Saint-Serge, lui cédèrent également
tous les droits perçus par eux dans l'église de Brielles et une autre
part du cimetière, — outre quoi ils lui donnèrent un pré et le
dixième de la dîme de leur terre.
L'a<:te qui contient toutes ces donations n'est pas daté ; mais ce-
lui qui relate l'approbation de l'évêque de Rennes, Silvestr^, est
expressément daté du 9 des calendes de mars (21 février) 1087*. La
* € Orricus, presbiier de Bricks , misit filium suum Tetbaldum ad monachatum et
dédit cum eo Sancto Sergio et monachis ejus totum presbiteralum , et virgultum et "
herbagium subtus monasterium , et tractum decimse. Dédit autem hsec per coDces-
sionem fratris sui Ernaldi , per quem misit filium suum ad Sanctum Sergium. *
fCartul. de S.-Serge d'Angers — pris çur une copie coll. de 1670). —Les donations
d'Hamelin et de Godefroi, dont on. va parler, sont relatées à la suite de celle-ci,
dans la même notice.
2 Voici le texte (encore inédit) de cette notice^qui est très-courte : < Anno ab In-
carna lione Domini millesimo llll» VII. Concessit dominus Silvester, Redonensis
episcopus, annuenle clero suo, monachis Sancli Sergii ecclesiam parochiae que voca^
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CANTON D'ARGENTRÉ. 149
donation d'Orri, la première des IroiSj esl donc du commencement
de celte année ou de la fin de 1086.
Deux siècles plus tard, le 11 janvier 1300, Gilles, évêque de
Rennes, étant venu à Brielles au cours d'une tournée pastorale, eut
à s'occuper de l'état deè prieurés de Saint-Serge, situés dans cette
contrée de son diocèse. Il y. en avait là trois, en effet , ramassés
dans un petit coin, à une lieue à peine l'un de l'autre : Brielles et
Gennes que nous connaissions déjà et, dans le nord de cette der-
nière paroisse, un troisième dit Saint-Laurent de Gouliars ou Gou-
lias, fondé selon toute apparence, dans le xii* siècle, mais sur l'o-
rigine duquel nous manquons de renseignements. Chacun de ces
trois petits béjiéflces ne pouvait nourrir qu'un nioine, à grand'peine
encore, surtout le dernier. Néanmoins le service divin et (à Brielles
et Gennes) le ministère paroissial y furent d'abord pendant long-
temps convenablement exercés par chacun des moines qu'y en-
voyait l'abbaye de Saint-Serge. Mais comme il était arrivé ailleurs
que l'isolement de ces moines^ dispersés un par un dans de petils
monastères avait donné lieu à des abus, un jour vint où les conciles
interdirent cette pratique et prescrivirent de ne mettre jamais moins
de deux moines par prieuré.
Celte règle, portée pour la première fois en 1179 au concile gé-
néral de Latran (10^ canon) et renouvelée par le pape Honorius III
(1216-1227) dans plusieurs décrétâtes *, ne fut cependant pas ap-
pliquée de suite dans tous les diocèses. Mai^ en 1231, le concile de
Châteaugontier (par son 29^ canon), en ayant expressément ordon-
né l'application dans la province de Tours % les abbayes de celle
province durent s'y soumettre. L'abbé de Saint-Serge retira alors
des trois prieurés de Brielles, Gennes et Saint-Laurent de Goulias,
tur Brielles. Aclum in cambra ipsius episcopi IX* Kalendas Marcii , Testes ; ipse
episcopus. Arnulfus archidiaconus. Rainulfus. Mainus precenlor et Robertus archi-
clavis. Herberlus canonicus. Ivo et Rainardus moiiachi Sancli Sergii. dominiis Ger-
vasius abbas Sanctis Melanii.Constantinus prior ejusdem. » {Cartul. de S. -Serge; pris
sur copie ms. du xvi* siècle.)
* Thomassin, Discipline de V Eglise, édit. franc, de 1725, t. 1, 1837, et t. III, 778
(!•* part. 1. 1, ch. 69, § 1, et 3* part. 1. II, ch. 27, § 2).
2 Id. Ibid., t. 1, 1838 Ci" part. I, 69, g 5).
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150 ORIGINES PAROISSIALES.
Je moine placé dans chacun d'eux, réunit au domaine de Tabbaye
les biens de ces trois prieurés, et y mit pour continuer le service
divin trois prêtres séculiers gagés par lui. Ceux-ci, en vrais merce-
naires, ne songèrent qu'à alléger leur besogne, sans s'inquiéter^au-
trement des intérêts spirituels et temporels dont ils avaient charge.
Cet étal de choses se prolongea, toujours empirant, sous l'adminis-
tration de cinq abbés *, et lors de la Visite de l'évêque Gilles à
Brielles, il durait depuis près de soixante^dix ans. Le réeultat se
devine sans fteine : le culte était fort mal entretenu, les édifices
destinés au culte ne l'étaient pas du tout et tombaient en ruine. Le
mal voulait un prompt remède.
' L^évêque manda à Brielles l'abbé de Saint- Serge ''(Jean Rebours)
et de son consentement, apr^s s'être convaincu que les revenus des
trois bénéfices mis ensemble suffisaient tout juste à l'entretien de
deux personnes, il unit les prieurés de Gennes et de Saint-Lau-
*rent de Goiilias au prieuré de Brielles, et il décida qu'en ce dernier
lieu résideraient à l'avenir deux moines chargés de desservir les
deux paroisses ainsi que la chapelle de Saint-Laurent.
Il est à remarquer que l'évêque confie formellement aux moines
eux-mêmes le ministère paroissial à Gennes et à Brielles, sans kur
prescrire de se substituer pour cet office des vicaires perpétuels,
prêtres séculiers ^, — et il est d'ailleurs certain que les circons-
tances, comme on les a expliquées, repoussaient nécessairement
celte dernière combinaison.
* « Qiias quidcm ccllas seu prioratus ex lune alternalim tenuerant in manu sua
quinquc predicli monasterii abbalcs et quinquc, ex concessione ahbatum, clerici sccu-
lares. » Ainsi parle, dans sa lellre pour Tunion des trois prieures, Gilles, évoque de
Rennes (V. D. Morice, Preuves î, 1137). Saint-Serge (^lail alors gouverné par Jean II,
de son nom de famille Jean Rebours, qui fut abbé de l'i'JO à 1315, 11 s'agit donc ici
des cinq prédécesseurs de ce dernier, qui sont ilMiilippe (de 1230 environ à 1243),
Nicolas II Ç1244-12G0). Gautier II (12G0-1270), llanielin (1270-1279 ou 1282), Geof-
froi 11 ou Geoffroi Soubr'U (1282-1290). Voy. GalUa Christiana, XI V, col. 050-651.
2 c Decernentes (dit Tévèque^de R#nnes) ex nunc in perpcluunî de tribus cellis
predictisseu prioratibus unum in dicto loco de Ilrielles consistere prioratnni, ibique
duos monacbos amodo residerc, qui -divinum officium in locis predi lis el singuUs
eorumdem excrceanl el /"actan^ prout loca requirunl et in ois ordinalum consuelumvc
o:.'."til ab antique. > (Til. de Saint-Serge — pris sur cop. ms, du xvi' siècle.) D. Morice
n*a pas imprimé cette ; arlie de la charte.
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CANTON d'aRGENTRÉ. 151
En effet, bien que la discipline générale des conciles interdît aux
moines les fondions curiales *, elle leur en permettait l'exercice là
où Tçvêque diocésain le jugeait à propos '.
Je ne puis finir celle notice sans relever les étranges inexactitudes
commises, au sujet de Brielles, par l'ancienne et la nouvelle édi-
tion du Dictionnaire de Bretagne d'Ogée. — L'ancienne édition
appelle Egide (en français) l'évêque de Rennes (Egidius en latiiv,
en français Gilles) qui unit au prieuré de Brielles ceux de Gennes
et de Saint-Laurent de Goulias; elle met celle union en 1289, au
lieu qu'elle est de 1299, vieux style , et de 1300 suivant notre mode
actuel de compter ; elle dit enfin que cette union se fit du consente-
ment de Jean , prieur de Brielles^ tandis que ce Jean était en réa-
lité l'abbé de Saint-Serge.
La nouvelle édition fait mieux encore : suivant elle, « c'est de-
» puis la réunion des prieurés que Brielles est devenu paroisse;
7> Saint' Laurent était autrefois l'église-mère. » Rêverie pure : car
on a vu que Brielles était certainement paroisse dès le xi® siècle; et
pour Saint-Laurent de Goulias, non-seulement celle chapelle n'a
jamais été paroisse , mais elle n'a jamais été en la paroisse de
Brielles f elle est en Gennes.
Arthur de la Borderie.
(La suite à ta prochaine livraison.)
* Voy. concile gèii. du Latran de il'22, et Thoinassin , Dis^ipl.del'Egl. éd. fr.de
J725, LX l/i92-l/i94 (l" pari., î/22, p. 1,2, '^).
2 Voy. concile de Cognac en 12H8, canon 20; concile de Tours do 1230, canon 13,
.cl Thomassin, Ibid., 1/iO/j (1" pari., I, 22, 5î).
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M"' AMÉLIE DE 60UVELL0
SUPÉRIEURE ET FONDATRICE DE LA MAISON DES DAMES DES SACRÉ-CŒUR
ET DE l'adoration PERPÉTUELLE, A NANTES.
•La vie religieuse, si simple, si modeste, si cachée, offre peu de
ressources au biographie chargé d'écrire quelques pages destinées
à conserver le souvenir d'ujie existence passée au milieu des jours
uniformes du cloître. Néanmoins, c'est une pieuse coutume , qui
tend beaucoup à se généraliser, et, si elle présente certains incon-
vénients, elle compte, parmi ses avantages, celui d'être qn témoi-
gnage d'estime et de reconnaissance. Chacun comprend, en effet,
que c'est une satisfaction, pour les compagnes, les amis ou lis élèves
de celle qui n'est plus, que de relire parfois des ligues dont le seul
mérite consiste à rendre hommage à la personne regrettée, dont la
mémoire vit au fond de leur cœur. , '
Cependant il appartenait à une plume mieux autorisée que la nô-
tre, d'écrire la^ présente notice, et, si nous avons enfin cédé à la
demande réitérée qui. nous en a été formellement adressée, on
voudra bien se montrer indulgent, en raison de l'insuffisance des
renseignements que l'humilité de ces Dames ne leur a pas permis de
compléter.
Amélie-Marie-Armande de Gouvello de Keranlré, — ou mieux
le Gouello,en français (dtî) Forges, — naquit à Londres en i799.
Le comte Paul de Gouvello, son père , issu d'une vieille famille
bretonne, était colonel des Gardes de Monsieur, comte d'Artois.
Ayant pris part à l'affaire de Quiberon, il réussit, quoique blessé, à
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M»e AMÉLIE DE GODVELLO. 153
rejoindre, à la nage, le vaisseau du prince \ Peu d'années après,
il épousa en secondes noces M"e Pauline -Adélaïde de ta Landelle,
dont l'oncle, René-Vincent de la Landelle, après avoir partagé les
dangers du comte de Gouvello dans la désastreuse tentative de
Quiberon, avait été fait prisonnier, condamné à mort dans la cham-
bré même où il était né, et fusillé à Vannes en 1795.
Le comte et la comtesse de Gouvello, revenus en France vers
1805, fixèrent leur séjour à Rennes, où la mort les frappa, jeunes
encore, laissant leur fille orpheline, à dix-huit ans.
Depuis plusieurs années , Tordre des Dames de l'Adoration per-
pétuelle , fondé à Poitiers au sortir de la Révolution , possédait un
établissement 4ans l'ancienne capitale de la Bretagne. C'est là que
H^^» de Gouvello, en qualité de grande pensionnaire , se réfugia,
pour ensevelir son deuil et sa douleur. Loin d'être éblouie par
les succès que sa fortune et le rang de sa famille lui assuraieht au
^milieu de la haute société, elle laissa son cœur et son esprit se
tourner en entier vers la religion douce et consolante, dont l'abbé
Garon lui avait enseigné les premiers éléments , et que ses parents
s'étaient appliqués à lui faire aimer et connaître.
En vain de brillants partis, se présentèrent. Les attraits paisibles
d'une solide vocation religieuse agissaient de plus en plus sur
l'âme de la jeune fille, qui s'associait, pour une large part, à
toutes les bonnes œuvres , alors pratiquées à Rennes , lorsqu'en-
fin^à l'âge de vmgt-çinq ans, elle résolut d'entrer au noviciat de
l'Adoration.
M^^^ de Gouvello partit donc pour Paris, où se trouve la maison-
mère, et y fit profession, le 8 avril 1828.
La communauté de Poitiers ayant perdu sa supérieure, M"^* de la
Barre , Tune des premières compagnes de ii^* de la Chevalerie ,
fondatrice de l'ordre, M"*» de Gouvello, quoique bien jeune d'âge et
surtout de religion , fut choisie pour la remplacer.
* Le frère de M, de Gouvello avait été marié, par le roi Louis XVIII, à M'i* de
Bonrbon-Busset, qui reçut, du prince une magnilique parure. — L*al)bé Pierre le
Gouvello, mieux connu sous le nom de M. de Qucriolet, que la Biographie brclonnc
dit pouvoir être, à certains égards» surnommé le saint Augustin delà Bretagne, ap«
partenait aussi à 'oette famille.
TOMB XXIX (IX DE LA 3e SÉRU&). 11
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154 "^ Mïûe AMÉLIE DE GOUVELLO.
Elle sut se montrer digne du choix des supérieurs. Entre ses
mains , la Grand'Maison devint un des pensionnats les plus floris-
sants de la ville *. A son entrée , /ille y trouva trente élèves ; quand
die le quitta, il y en avait quatre-vingt-dix-neuf, En 1838, sa santé,
ébranlée par un travail trop assidu et les austérités de la vie reli-
gieuse , s'altéra, et l'obligea, au grand regret de ses sœurs et de ses
élèves, à se retirer à Paris, où elle fit une longue et douloureuse
maladie.
A peine rétablie , M"*« de Gouvello vint à Nantes, en ISiO, avec
la mission délicate de >fonder un établissement important.
Bientôt, grâce aux soins de la digne supérieure, à son excellente
direction^ à son dévouement, le pensionnat de l'Adoration prit
place parmi les premières maisons d'éducation de notre populeuse
cité. En effet. M"** de Gouvello ne consacrait pas seulement toutes
ses pensées, tous ses instants, au bien-être de ses sœurs et de ses
élèves, mais encore la grande fortune qu'elle possédait lui fournis-
sait les moyens d'entretenir la maison, de l'installer, conformément
à la destination qui lui était réservée, et d'apporter d'heureuses
améliorations dans les édifices, les aménagements, et surtout la
nourriture des pensionnaires.
Souvent elle servait elle-même ces dernières, veillait attentive-
ment à ce qu'elles n'eussent besoin de rien, et dinait presque
toujours à onze heures et demie, afin de présider plus librement
au repas de ses chei^s enfants, occupation qu'elle considérait comme
un devoir.
Rien de gracieux, de coquet, d'élégant, comme les dortoirs de
l'Adoration, avec leurs légers lits en fer, aux rideaux d'une blan-
cheur de neige, avec leurs petites fontaines, aux robinets étincelants;
souvent nous avons visité des dortoirs, mais ceux de l'Adoration
nous sont restés dans la pensée, comme^le type de l'élégance et de
la propreté.
Bien que, par moments, d'un abord froid et sévère, auquel s'ajou-
* La maison dans laquelle s'établit l'Adoralion, à Poitiers, est siluée rue des
Hautes-Treilles ; elle était si petite , comparativement au nombre des personnes qui
rhabitaient, que, par antiphrase, elle fUt surnommée ia Grand* Maison,
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Mme AMÉUE DE GOUVELLO. 155
lait une cerlaiàé brièveté de parole propre à déconcerter, M°»« de
GouYcllo savait surtout mettre en pratique cette maxime du Sau-
veur : « Laissez venir à moi les petits enfants. » C'était la religieuse
au cœur maternel et dévoué, se plaisant au milieu de ses pension-
naires, dont elle se montrait réellement la mère, et qui toutes Tado-
raient. Aussi, chaque année, la porte de la communauté s'ouvrait,
et les anciennes, mères de familles, jeunes femmes et jeunes filles,
venaient avec joie se grouper autour de Madame Amélie, retremper
un instant leur courage, au lieu où s'étaient passées les plus belles
années de leur enfance, et recueillir encore quelques bonnes pafbles,
solliciter quelques conseils de leur maîtresse bien aimée.
« Aimez vos élèves, répétait-elle s^ns cesse à ses religieuses;
prouvez leur votre affection par une patience et un dévouement
sariS bornes, vous gagnerez leur estime et leur confiance ; soyez
pour elles une" mère, vous en obtiendrez ainsi tout ce que vous vou-
drez et leur ferez aimer et pratiquer la vertu. Il existe, je le sais,
des caractères difficiles ; cependant punissez rarement , prenez-les
par le cœur, vous réussirez mieux qu'avec la sévérité. ^
Il est une des nombreuses qualités de M»»» de Gouvello que nous
ne pouvons passer sous silence : c'est la discrétion aimable et em-
pressée avec laquelle elle accueillit nombre d'élèves dont les parents
ne pouvaient acquitter les frais d'éducfation. Sous ce rapport, l'Ado-
ration fut un des pensionnats qui ont rendu le plus de services, en
prodiguant les bienfaits dp l'instruction à une foule de jeunes per-
sonnes, qui, sans cela, en eussent été privées.
Quelques jours avant sa mort, ayant appris qu'une de ses petites
élèves, déjà orpheline, allait perdre àa mère et rester sans ressour-
ces, elle pria la sœur qui lui faisait part de cette triste nouvelle de
tranquilliser la pauvre mère : <r Assurcz-Ia, dit-elle, que je garderai
son enfant, (qui est âgée de huit ans), comme si elle était à moi,
jusqu'à ce qu'elle puisse se suffire à elle-même; qu'elle ne se tour-
mente donc plus ; que le paiement ne la préoccupe pas ; je ne veux
plus en entendre parler. »
Supérieure et fondatrice de rétablissement qu'elle administrait',
cette position lui donnait certains privilèges que parfois elle aimait
à oublier, pour descendre aux dernières fonctions et donnera tous
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156 M«»« AMÉLIE -DE GOUVELLÔ.
Tcxeraple de rabnégaliou. Lorsque ses religieuses la surprenaient et
lui témoignaient le désir d'exécuter elles-mênjes le travail qu'elle
s'était ainsi imposé': «Non, non, répondait-elle simplement,
vous ne feriez point cela à mon goût. » Souvent, M""« de Gouvello
craignait aussi d'avoir à son service plus qu'il ne lui était permis
par la règle ; et, à diverses reprises, les sœurs durent recourir à. la
ruse, afin de lui faire porter les vêtements neufs dont elle avait be-
soin , et qu'elle distribuait , malgré cela , à celles qui lui semblaient
en posséder de plus usés que les siens.
A la suite d'une courte maladie, qui, au début, ne faisait pas pré-
sager un dénoûment aussi rapide, M"»*deJjouvello, entourée de
ses religieuses, munie des sacrements de l'Eglise, paisible et sans
crainte devant la mort , s'endormit doucement dans le Seigneur 1&
16 janvier 1871 , à neuf heures du matin , laissant sa maison et son
pensionnat dans un état prospère , après les aToir sagement
gouvernés pendant trente ans.
Noblesse oblige , dit un vieil adage dont l'histoire contemporaine
vient encore de montrer la véracité. Si les uns versent leur sang sur
le champ de bataille , il en est d'autres qui , dans le silence de la
retraite et le calme du cloître , savent ajouter à l'éclat glorieux du
nom de leurs ancêtres. La noblesse est vertu, selon La Bruyère.
Jamais M»»* de Gouvello ne se permit la moindre allusion à l'an- "
cienneté, ni au rang de sa famille; mais elle sut traduire et parfai-
tement s'appliquer la vieille devise qui brille au-dessus de son^
écusson. FoETiTUDiNi signifiait , pour les hommes d'armes , à la
force, à la vaillance, au courage; pour elle , au contraire , à la vertu,
à la constance, à la fermeté, trois mots qui peuvent résumer sa vie
entière : à la vertu, qu'elle connut et pratiqua si bien; à la cons-
tance , dans l'accomplissement de ses devoirs , dans sa renoncia-
tion au monde et à sa fortune , employée en bonnes œuvres ; à la
fermeté, dans son dévouement à ses compagnes , à ses élèves , trois
choses qui l'ont conduite à doter la ville de Nantes de l'une des
meilleures maisons d'éducation religieuse.
S. N.-T.
30 Janvier 187f .
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M. DE SAVIGNHAC
DÉPUTÉ DU MORBIHAN.
L'Assemb)ée*hationale est à peine téunie depuis deux semaines
que déjà la mort a frappé dans ses rangs.
L'honorable M. de Savignhac, ancien officier d'artillerie, ancien
conseiller général et, depuis les dernières élections, député du
Morbihan , a succombé aux atteintes d'une terrible et prompte ma-
ladie.
Désigné de tout temps par l'estime et les vœux hautement expri-
més de- ses concitoyens pour les représenter, aux premiers rangs,
dans nos assemblées politiques, M. de Savignhac, dont la modestie
n'était égalée que par ses hautes qualités, redoutait et éloigna de lui,
aussi longtemps que cela fut possible, une tâche que seul il croyait
au-dessus de ses forces. Mais quand les plus'mauvais jours se furent
levés sur la France, quand le pays fit un suprême appel à ses meil-
leurs fils, quaftd la voix du peuple lui imposa ses ordres, l'homme
de bien que nous pleurons, cessant toule résistance, se leva pour
obéir et se dévouer.
Renonçant à tous ses goûts, à toutes ses habitudes, abandonnant
ses chères occupations, qui se traduisaient, autour de lui, par des
faits journaliers et d'incomparables exemples, il se rendit aussitôt
au poste d'honneur et de combat qui lui était assigné.
Ne connaissant d'autre ambilron que celle de marcher, sous les
inspirations d'une conscience et d'un cœur droits, vers tout bien
possible, sans autre crainte que de ne pouvoir pas mettre ses actes
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158 ^ M. DE SAVIGNHAC.
au niveau de ses désirs et de son amour de la France, il apportait à
sa nouvelle lâche une haute inlelligence, une instruction rare, un
dévouement scrupuleux, un caractère et une foi antiques.
Ceux qui le connaissaient savent^bien, comme je le sens moi-
même, que mes pî^roles ne suffisent pas à exprimer, comme je le
voudrais, mes sentiments et leur estime.
Puisse du moins ce faible témoignage, écrit dans l'émotion 'des
premiers regrets, porter quelque adoucissement à la douleur de sa
famille et de ses amis, et apprendre aux hommes honorables, dont
il était hier -le collègue, que sb mort est une grande perte pour
l'Assemblée et pour le pays.
Lorsque ses mortelles et chères dépouilles toucheront le sol du
Morbihan, j'ose prédire que les populations émues viendront à leur
rencontre pour le pleurer ensemble, raconter ses bienfaits et bénir
sa mémoire. ,
Charles de la Monneraye.
-t
Bordeaux , 27 février . 1 871 .
Mardi, 28 février, le corps de M. de Savignhac a été inhumé à
Augan. M?»" Tévèque de Vannes présidait lui-même aux obsèques.
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CHRONIQUE
LETTRE DE BORDEAUX
A M. EMILE GRIMAUD.
Mon cher ami ,
J'espère encore que les abonnés de la Revue de Bretagne ne m'en
voudront pas trop du retard imposé ce mois-ci à notre livraison, et
qui Je l'a voue y est de mon fait.
Vous m'aviez envoyé à Bordeaux pour tracer d'après nature, à
vos lecteurs, un crayon de l'Assemblée nationale. Je m'y- suis
trouvé, tout d'aJ)ord , en pays de connaissance, c2iT]sL Revue peut
se vanter de compter dans l'Assemblée — outre son fondateur et
rédacteur, M. Arthur de la Borderie — de nombreux collaborateurs
et amis, entre autres MM. de Laprade, de Lorgeril, Lallié, de la
Bassetière,-de Kerdrel, de la Monneraye , etc. Grâce à leur obli-
geance, il m'a donc été facile de m'acquitter de la tâche que vous
m'aviez confiée, et je puis dire, à ce sujet, comme Athalie :
J'ai voulu voir... j'ai vu !
Mais ce que je voulais voir surtout, ce que je tenais à avoir vu
avant de vous écrire, c'était la grande séance, la séance historique,
attendue par la France et par l'Europe avec une anxiété si doutou-
reuse, la séance de la paix ou de la' guerre. Cette séance vient
d'avoir lieu (1er mars 1871), j'en sors, j'en puis parler de visu; c'est
parla, je vous le répète, que j'espère me faire pardonner mon
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160 ÇHRONIQUEi
retard. Non-pas que je veuille vous faire Yhistoirede cette délibéra-
lion mémorable; vous l'avez dé/à lue au Moniteur; mais, ce que
vous h'y lirez point,' c'est la physionomie même de la séance, ce
sont certains^ incidents caractéristiques, dont moi — qui ne suis
point historien, mais simplement chroniqueur — je puis, au con-
traire, vous faire part.
Dans une grande et belle salle de spectacle, ornée de colonnes
dorées et garnie de tentures rouges (il n'y a guère que cela de
rouge dans i'Asseipblée) , figurez-vous 680 représentants environ,
entassés comme des sardines dans un baril : qui des tribunes lais-
serait tomber une épingle, serait sûr de la voir reçue en bas par Un
crâne législatif. Car il y a des tîrânes dans cette Assemblée, des
têtes chauves et des têtes blanches. Mais il y a aussi en abondance
des fronts complètement garnis de leur chevelure, — et il est cer-
tain que, depuis longtemps, on n'avait point vu en France une
représentation nationale où les jeunes fussent en aussi grand
nombre.
Au point de vue de la composition politique de l'Assemblée, la
droite y déborde tellement là gauche, que les bancs de gauche de la
salle se trouvent nécessairement en très-grande partie envahis par
la droite. Cela donne aux voles par assis et levé une physionomie
qu'ils n'avaient point dans les autres assemblées ; car ici, la majorité
se levant en bloc tout entière comme un seul homme et avec un
ensemble admirable, et se levant tout à la fois à droite et à gauche
de la salle, ce mouvement entraîne tout, pour ainsi dire; il sehible
qu'il y ait unanimité; et, en effet, à la contre-épreuve, les oppo-
sants, manifestement découragés par ceiie compacité imposante,
sont presque toujours bien clairsemés.
Apparent rari nanies in gurgite vasto,
S^il fallait indiquer par des chiffres l'importance des diverses
opinions représentées dans l'Assemblée nationale, voici ceux que
me donnait hier un de nos amis : 540 ou 550 monarchistes, 130 à '
140 républicains, dont une cinquantaine seulement constituent
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CHROMIQUE. 161
l'extrême ^uche, la Montagne rotige; le reste se rapproche plus
ou moins de Jules Favre et Picard, c'est-à-dire de la république
modérée. — Quant aux 550 conservateurs libéraux que j'appelle
monarchistes, une explication est nécessaire: c'est que, sur ce
nombre, il y en a au moins 450 qui déclarent à tout venant qu'ils
préfèrent infiniment une république honnête, vraiment libérale,
non exclusive, à une monarchie bâtarde ou mal assise, qui ne réu-
- niraitpas autour d'elle tous les hommes d'ordre, c'est-à-dire —
pour appeler les choses par leur nom — à toute restauration mo-
narchique qui ne serait pas fondée sur la réconciliation des d«ux
branches de la maison de Bourbon.
La grande majorité de l'Assemblée est donc fusionnislCy comme
on appelait cela il y a vingt ans : disons mieux, elle est avant tout
nationale , patriotique et française; elle aspire sincèrement, ardemr
ment, à panser les plaies saignantes de la patrie, avec le concours
de tous les bons citoyens, à relever et fonder l'avenir de la France
sur l^uniôn solide de tous les vrais conservateurs , de tous les vrais
libéraux , de tous les honnêtes gens. ~- Quant à vous dire comBien,
parmi les repi^ésentants enrôlés sous ce drapeau de l'union conser-
vatrice et libérale , combien il y en a de légitimistes et combien
d'orléanistes, en vérité, je ne le tenterai pas, — car, en face du
but commun que je viens d'indiquer, la différence des points de
départ disparaît. Hais, si vous tenez à savoir combien l'Assemblée
compte de bonapariistes, rien de plus aisé que de vous. satisfaire;
ils se sont comptés hier : ils étaient huit. C'est une curieuse his-
toire ; écoutez. ^
C'était hier, i^f mars, aadébut de celte mémorable séance d'où
allait sortir la paix ou la guerre. H. Victor Lefranc avait lu son
patriotique rapport exposant tous les motifs d'accepter, sitlurs
qu'elles fussent^ les conditions d'une paix nécessaire. H. Quinet,
avec le front, les cheveux, l'habit, les gestes et l'accent monotone
d'un pasteur protestant, venait de réciter un long sermon en faveur
de la guerre. Tout à coup monte à la tribune un petit député, fluet
de taille , affligé d'une voix de fausset, mais qu'on s'efforce d'en*
tendre, parce qu'il est de la Meurthe (H. Bamberger), et qui, au
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162 CHRONIQUE.
bout de quelques minutes s'écrie, sans songer à mal, que l'empe-
reur Napoléon III, auteur de tous nos désastres, « sera désormais
cloué au pilori de l'hiètoire. t>
Rien, évidemment, de plus simple, de plus .certain , de plus
élémentaire que cette proposition. L'Assemblée applaudit, mais
sans affectation, comme à une vérité devenue déjà un peu lieu
commun. Mais voici que; d'un des premiers bancs de la droite, un
monsieur s'élance à la tribune, en protestant avec des gestes
furieux.
Ce monsieur était un Corse— non un Corse à cheveux plats,
mais à cheveux gris — pour tout dire, M. Conti, ex-sénateur,
ex-chef de l'ex-cabinel de l'ex-empereur, nommé représentant par
les Corses, sur le vu d'une profession de foi où il leur a promis de
restaurer le gouvernement impérial.
Pour commencer à y travailler, le voici à la tribune, d'où il
chasse le petit M.Bamberger, le voilà qui se démène âVec sa tète,
ses grands bras , comme un moulin à vent. Il fait, ou plutôt veut
faire l'apologie de l'empire et de l'homme de Sedan. L'Assemblée,
dès qu'elle sait le nom de l'orateur et a entendu sa première
phwise, se lève tout entière, frémissante, indignée, et tous les bras
étendus vers la tribune, toutes les bouches, avec des exclamations
enflammées, lui intiment l'ordre de descendre, de se taire, de ne
pas souiller le sanctuaire de la représentation nationale par l'éloge
du traître qui a souillé la France. Conti insiste; il ose rappeler les
serments prêtés à l'empereur; on lui rejette à la iace le parjure du
deux-décembre. Le président, par suite d'un malentendu, croit que
l'Assemblée , ou une partie de l'Assemblée, veut faire parler Tora-
teur, pendant que tous veulent le faire taire. Là commence une
scène indescriptible : plus de droite ni de gauche, tous les repré-
sentants de la France debout en face du représentant de l'homme
qui a perdu la France, tous décidés à fermer cette bouche impie
qui, en présence de ce traité, de cet acte qui mutile la patrie, pré-
tend trouver des paroles pour défendre et glorifier l'auteur du dé-
membrement et de l'invasion de la patrie.
— Nous ne sommes pas ici pour entendre le panégyrique de
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CHRONIQUE. 163
Bonaparte ! — L'apologie de Bonaparte est une insulte à la France !
— Allez la faire à Sedan! — Descendez delà tribune! — A l'ordre!
— Otez-lui la parole, M. le président !
Telles sont les principales exclamations que j'ai pu distinguer,
mais il y en avait bien d'autres , c'était comme une grêle de flèches.
Enfin, le président s'obstinant, on ne sait pourquoi, à laisser la
parole au sieur Conti, toutes ces exclamations et protestations se
sont fondues en un seul cri :
— Il faut en finir. La déchéance! la déchéance!
Alors le bruit est devenu tel , que Conti a dû descendre, le pré-
sident s'est couvert, la séance est restée suspendue un quart d'heure.
A la reprise, M. Target, gendre de M. Buffet, a proposé à l'As-
semblée de clore ce fâcheux incident par l'ordre du jour motivé
qui suit :
L'Assemblée nationale , dans les circonstances
douloureuses que traverse la patrie, et en face de
protestations et de réserves inattendues , con-
firme la déchéance de Napoléon III et de^sa
dynastie , déjà prononcée par le suffrage univer-
sel, et le déclare responsable de la ruine, de l'in-
vasion et du démembrement de la France.
Accueilli par des bravos unanimes, cet ordre du jour a été mis
aux voix : toute l'Assemblée s'e^t levée pour l'adoption. A la contre-
épreuve, j'ai vu debout cinq membres : MM. Conti , Gavini, Galloni,
représentants de la Corse; Joachim Murât (dû Lot), Haentjens
(Sarthe). Le Moniteur d'aujourd'hui ajoute trois noms : MM. Aba-
lucci (Corse), Rolland (Lot), de Wallon (Nord). Pour moi, je ne les
ai point aperçus ^ en dehors des cinq premiers, je n'ai vu debout que
M. de Cumont qui se levait pour voir lui-même ce qui se passait,
mais nul ne sera tenté de prendre le courageux rédacteur de
V Union de l'Ouest pour un bonapartiste.
/ .
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{64 CHRONIQUE.
Ainsi ¥oMà rËmjpire dûineot enterré, et c'est à M. Cojiti qu'on le
doit : il s'est assuré par là la reconnaissance de* loiis le^ bpns ci-
toyens. N'est-il yas, eu effet, particulièrement heureux, — je dirais
volontiers, providentiel, — qu'au moment où l'Assemblée nationale
était forcée de ratifier l'acte emportant Je démembrement de la
France, la responsabilité de ce grand désastre fût hautement,^ so-
lennellement r^jeiée sur le vrai coupable ? Et, s'il appartenait  un
chroniqueur de s'élever à d^aussi graves considérations, j*ajoule-
rais ; Dieu a voulu faire justice déflnîtixe de l'Empire là même où
rEnipire avait posé sa première assise sur le mensonge odieux et
célèbre : UEmpire^ c'est lapaix.Ei c'est à deux pas du monument
où ce discours trop fameux avait été gravé sur le.marbre enJettrps
d'or, c'est à deux pas ile la Bourse de Bordeaux que la n^alion fran-
çaise, par l'unanimité de ses représentants, a imprimé au régime
impérial cette flétrissure suprême, indélébile, qui soulage la cons-
cience des honnêtes gen^.
Que vous dirai-je du reste de la séance? Vous l'avez lue, le Mo-
niteur la reproduit assez bien. Pourtant le fiasco de ce pauvre Vic-
tor Hugo a été beaucoup plus profond et plus complet qu'on ne
poji^rait le croire à la lecture. Ces ai^titlièses; ont tant de fois servi
qu'elle? sont mainlenant éJ^enlées^et^ dites d'une ypix caverneuse,
que le grand Victor croit imposante, elles font bâiller tout le monde.
Puis il h (|es effets oratoires et dramatiques tirés de si loin, que
l'intelligence très- peu subtile de l'exlrèrae gauche se refuse à les
comprendre, et c'kst ainsi que la montagne a elle-même, jusqu'à
trois fois, interrompu son prophète quand celui-ci parlait d'aller
un jour non-geuleraent reconquérir l'Alsace, mais prendre à l'Alle-
magne Trêves, Coblentz,- etc. La gauche, peu experte en fait de
ficelles dramatiques, a cru sérieusement qu'il s'agissait d'qne con-
quête pour de bon, tandis qu'il ne s'agissait que d'une antithèse qui
restituait aux Allemands, sur la fin de la phrase, les places prises
par hypothèse au commencement. La gauche n'en à pas. moins, par
trois fois, protesté contre toute idée de conquête avec une énergie
plus honorable pour ses doctrines politiques que pour son tact lit-
téraire. Ce n'est qu'à la troisième fois, et fiprès la troisièçie protes-
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CHRONIQUE. 165
lation, que le grand Victor a pu passer el aller jusqu'au boul de son
anlilhèse. La gauche, en oyant la fin, semblait loul ébaubie.
Un dernier mol sur Un incident relatif à cette séance, et qui est,
je crois, à loiit point dé vue, d'un grand inlérêt.
Vous avez dû remarquer, saris doute avec étoiinerrient, parmi les
votes contre la paix, celui du général Chanzy.
M. Thiers (comme vous le satéz par le Moniteur), avait adjuré
les hommes 'coropélenis, s'ils croyaient à la continuation de la
guerre quelque chaoce sérieuse de succès, de venir le dire à la'
tribune avoc les preuves à Tappui.
Pendant le scrutin, le général Ghdtizy ayant rendontré M. Thiers,
lui dit : a Je viens de voter pour la guerre , parce que je suis un
homme d'action. »
— « Général, lui répondit le chef du pouvoir exécutif, si vous
aviez su garder le Mans, nous n'en serions pas réduits a signer
éetle paix! »
' ' Louis DE kEfiJEAN.
Liste par ordre alphabétique des députés de Bretagne et
de Vendée à rassemblée nationale.
CÔTES-DU-NORD.
MM. Allenou. — De Boisboissel. — Carré-Kérisouët. — De Cham-
pagny. — Dépasse. -^ Flaud. — De Foucaud. — Charles^Huon. —
Rioust de TArgentaye. — H. de Saisy. — De Tréveneuc. — Général
Trochu.
FINISTÈRE.
MM* Bienvenu, r— De Chaniaillard. — Dumarnay. — Paul de
Forsanz. — De Kerjégu. — Emile de Kerraenguy. — De Kersauson
de PénendrefiF. — Général Le Flô. — H. de Legge. — L'abbé du
Marhallac'h. — Thiers. — De Tréveneuc. '— Général Trochu.
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166 CHRONIQUE.
^ ILLE-ET-VILAINE.
. MM. Bidard. — Arlhur de la Borderie. — René Brice. — Carron. ^
— De Cintré. *— Grivarl. — De Kerdrel. -— De Kergariou. —
Général Loysel. — Du Temple. — Thiers. — Général Trochu.
LOIRE-INFÉWEURE.
MM. Babin-Chevaye. — Cheguillaurae. — Hippolyle de Cornulier-
Lucinière.— Dezanneau.— Doré-Graslin. — De Fleurîot. — Ginoux-
Defermon. -— C*« de Juigné. — Alfred Lallié. — De la Pervanchère.
•— Ernest de la Rochetle. — Fidèle Simon. -
MORBIHAN.
MM. H. Boucher. — Dahirel. — Fresneau. — L'abbé Jaffré , rec-
teur de Guidel. -- De Kerdrel. — • De Kéridec. — De la Monneraye.
— De Piuger. — De Savignhac. — Général Trochu.
VENDÉE.
MM. Edouard de la Basselièré. -— Bourgeois. — Eugène Defoû-
taine. — Alfred Giraud. — Louis Godet de la Riboullerie. — De
Puyberneau. — Général Trochu. — Vandier.
Lettre de Nonseigoenr le comte de Chambord à H** la comtesse de Bouille ,
NÉE DE BONCHAMPS.
^ 10 janvier 1871.
« Madame la comtesse,
» C'est au moment où j'étais rempli d*espoir pour vos chers
blessés que j'apprends l'affreux malheur qui vient de vous frapper.
Bien digne du sang des Bonchamps qui coulait dans ses veines,
votre fils a couronné par un^ mort héroïque et chrétienne une vie
toute de dévouement et de fidélité*
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CHRONIQUE. 167
> Quelle douleur pour voire cœur de mère! quelle affliction pour
voire belle-fille et pour vos deux peliles-filles, qui ne vivent,,
comme vous, depuis un lung mois, que d'angoisses el de
larmes!
» Quant à moi, justement lier de l'admirable conduile de ces
trois braves volontaires de TOuesl, qui, à la voix et à Texemple de
Charette, sont tombés sur le champ de bataille, en défendant notre
malheureuse patrie envahie par l'étranger, je pleure avec vous cet
ami, pour lequel vous connaissiez ma sincère gratitude et mon
bien vif attachement. Que ne m'a-l-il élédonné d'être avec eux dans
cette glorieuse, mais fatate journée, el de verser comme eux mon
sang pour la France!
> Vous puiserez, dans l'élévation de vos sentiments, dans l'ar-
deur de votre foi el dans l'énergie de votre grande ume,la force
nécessaire puur supporter un coup aussi cruel et pour soutenir le
courage des pauvres affligées qui vous entourent. Dites-leur que je
suis constamment avec elles, comme avec vous, par la pensée et
par le cœur.
» Je prie I>ieu de vous conserver votre petit-fils , qui se montre
si fidèle à toutes les traditions de sa famille. Je le prie aussi de
rendre bienlôt à la tendresse de voire petite- fille Edouard de
Cazenove, pour qui je sens redoubler mon amitié.
"» Comptez plus que jamais, Madame la comtesse, sur mes sen-
timents les plus affectueux.
» HENRY. »
La lettre suivante a été adressée par le généralde Charelle à des
dames de Rennes qui s'étaient entendues pour lui offrir un magni-
fique fanion, d'or, d'un côté, à ht croix de Menlana , el d'argenl,tle
l'autre, aux armes de Bretagne, avec la devise : Potins mon qmm
fœdari !
« Mesdames,
> C'est une belle el noble devise que celle qui esl ccriie sur le
fanion que vous avez eu la gracieuseté d,e m'envoyer. C'est, à coup
sûr, la vôtre, Mesdames, c'est celle de tous les cœurs généreux.
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168 ^ . CHRONIQUE.
» Je l'accepte avec reconnaissance, et quels que soient les devoirs
qu'elle impose, avec l'aide de celte croix, sous la protection de
laquelle nous avons si longtemps combatlu, j'espère la porter
fièrement.
,» Merci de la confiante que vous avez eue en nous, c'est la plus
belte récompense du peu que nous avons pu faire et pour la religion
et pour la France. Ce fanion, quelque indigne qiie je sois d'un
pareil présent, est pour n.ous tous un gage du passé , un engage-
ment pour l'avenir, et, dans les moments diificiles que nous traver-
sons, nous y verrons toujt^urs tracé notre devoir : Poiius mori
quant fœdarit
)^ Veuillez agréer l'hommage de ma plus profonde gratitude et de
mon entier dévouement.
» J'ai l'honneur d'être. Mesdames , votre bien dévoué serviteur.
> Baron de* Chârette. >
Nous signalons à l'attention de nos lecteurs deux ouvrages pleins
d'à-propos : Le Pater Nosier de la France ^ par le P. V. Alet (in-18,
Nantes, Mazeau), et La Légitimité et le Progrès, par un économiste
(in-8», Bordeaux, Férei, cours de l'Intendance ; 2 fr. 45).
Dans ce dernier livre, l'auteur démontre que la légitimité est, à
la fois, une garantie de liberté et de progrès à l'intérieur, et de
paix ei de puissance morale à l'extérieur. Puis il examine les
garanties personnelles qu'offre le comte de Chambord à la confiance
d'une grande nation.
l^ Secrétaire de la Rédaction, Emile Grinacd.
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ÉTUDES BIOGRAPHIQUES
M. HENRI DE BELLEVUE
CAPITAINE DES ZOUAVES PONTIFICAUX.
I
C'est un enseignement de tous les temps d'épreuves et de
calamités, répété bien des fois dans l'histoire du monde, c'est l'en-
seignement de cette guerre néfaste dont la fin semble proche et qui
a été le châtiment de notre France coupable, que les bons expient
souvent sur cette terre les crimes des méchants, et qu'ils sont en
quelque sorte choisis par Dieu pour être immolés à sa colère,
comme les hosties pures, sans tache, propitiatoires de leur siècle.
Sans aller au delà de notre ûge, combien n'en avons-nous pas vu de
ces victimes providentielles, depuis les martyrs de Castellidardo jus-
qu'aux héros du Mans? Tristes, mais précieux holocaustes qui auront
peut-être sauvé la patrie, menacée de périr.
Henri de Bellevue, capitaine des zouaves pontificaux, a été du
nombre des justes privilégiés dont nous parlons. Il s'est préparé
par une vie chaste, laborieuse, détachée de la terre, pleine d'œuvres
méritoires, sinon pleine de jours, à une mort qui fut un véritable
sacrifice sur l'autel de la justice divine pour le salut de la France.
TOME XXIX (IX DE LA 3® SÉRIE). 12
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170 M. HENRI DE BELLEVUE,
II
Cette préparation commença de bonne heure par TolTrande vo-
lontaire de son sang à la cause de la religion.
Henri de Bellevue n'avait que seize ans quand il s'engagea dans
la petite armée de Pie IX, au lendemain de Castelfidardo. Il faisait
alors ses études au collège Saînt-Tincenl de Rennes, qui, avec
le collège Saint-Sauveur de Redon, partage la gloire d'avoir fourni
le plus de défenseurs au siège de Pierre. C'était ce qu'on appelle,
dans le meilleur sens du mot, un bon enfant, aimé de ses condisciples
et de ses maîtres, d'une conduite irréprochable, et, cela va sans
dire, après ce dernier éloge, catholique inébranlable, sans piété
sensible peut-être, mais croyant comme nos pères savaient l'être.
Voilà le principe de foi qui le fit agir.
Sa décision ne fut point l'effet d^un enthousiasme irréfléchi, ou,
comme chez quelques-uns, du désir d'échapper à la surveillance et
aux labeurs scolaires. Ses amis purent l'affirmer d'abord sans
craindre un démenti de l'avenir. Sa famille le comprit : elle ne
refusa pas au jeune écolier la faveur d'être zouave du Pape.
III
Comme il est des justes qui expient pour les pécheurs, il y a des
maisons vertueuses auxquelles il semble que Dieu veuille imposer
la charge de racheter par leurs peines les vices de certains ménages
scandaleux.
La famille de Bellevue venait de vouer une fille aux sacrifices du
cloître, déjà un autre sacrifice lui était demandé qui, hélas! ne de-
vait pas être le dernier. Quelques mois avant l'engagement d'Henri
de Bellevue, sa sœur Marie avait pris le voile du Carmel. Néannïoins,
il put lui-même se ranger librement sous celte bannière de la Pa-
pauté, portée si haut et si vaillamment par la main du général de
la Moricière.
Son père et sa mère savaient bien que noblesse oblige^ et plus en-
core celle du baptême que celle du sang.
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CAPITAINE DES ZOUAVES PONTIFICAUX. 171
IV
Nous ne suivrons point le nouveau zouave dans son apprentissage
militaire, apprentissage dont la moitié des Français sont aujourd'hui
à même d'apprécier les ennuis et les difficultés, ni dans ses garni-
sons à Rome ou autour de Rome, ni dans ses expéditions aventu-
reuses et fatigantes à travers les montagnes, à la poursuite des
brigands italiens. Disons seulement qu'il fut toujours et partout
fidèle au poste qu'il s'était assigné. A peine le quittait-il à de longs
intervalles pour prendre un court congé. Ce fut sa veille d'armes.
D'une exactitude sévère dans l'accomplissement de ses devoirs
de soldat, il ne ne se permettait d'autres distractions que la société
d'amis soigneusement choisis, n'admettant jamais dans son intimité,
même apparente, un jeune homme dont la conduite ne fût pas
exemplaire.
C'est là un trait de son caractère, remarquable aux temps de
faiblesse et de tolérance où nous vivons.
Nous citerons, comme un autre trait également saillant, également
rare, osons le dire, son amour de la famille et de la vie de famille.
Son respect, son obéissance, sa piété filiale, son dévouement pour
les siens étaient poussés jusqu'au sacrifice de son bien-être. Il se
fût soumis à toutes les privations pourleur épargner une seule con-
trariété. Il sentait vivement leur absence, et jamais il ne rêva
d'autres plaisirs ni d'autre bonheur que les joies pures du foyer
domestique.
Je me trompe : le plaisir de voir le Saint-Père était pour lui
comparable à celles-ci, et un jour il rêva le bonheur de mourir
pour Pie IX sur les marches du Vatican. Ce zouave aimait Pie IX
comme un fils aime son père et comme les anciens Français
aimaient leur roi.
11 le prouva pour la première fois d'une manière éclatante sous
les murs de Montana.
Faut-il que nous rappelions cette victoire aux catholiques affligés
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172 M. HENRI DE BELLEVUE,
par la prise de Rome ! Mais qui de nous n'en a suivi les délails
glorieux et qui ne s'en souvient avec amertume, en songeant au
présent? Alors les soldats français étaient unis aux zouaves ponti-
ficaux pour protéger la Ville-Sainte contre ces bandes impies, sou-
doyées par Victor-Emmanuel l'Excommunié et conduites par Gari-
baldi, l'homme aux guenilles rouges, le même que notre gouverne-
ment de la Défense nationale a payé, nourri et soigné depuis à nos
frais pour effaroucher les Prussiens.
On se rappelle les péripéties du combat, la charge héroïque des
zouaves sous le feu de Tennemi ; le cri du colonel de Charelte :
« En avant,. zouaves, en avant! vous combattez devant l'armée
française; }> l'assaut des collines de Mentana au pas de course
L'action devient générale, les bataillons français rivalisent de cou-
rage avec les compagnies pontificales, les Garibaldiens traqués,
chassés , foudroyés ou faits prisonniers , délogés des bois et des
replis de terrain où ils se cachent , poursuivis de nouveau , sont
bientôt en pleine déroute ; Garibaldi lui-même ne doit son salut
qu'à la^'uite et aux ombres de la nuit qui approche. Quand le jour
reparut, ce fut pour éclairer la reddition de Mentana, deMonte-
Rotondo et la honte du triste personnage d'Asivalunga.
Entre tous les braves qui s'élaient signalés par leur audace ,
Henri de Bellevue fut mis à l'ordre du jour et nommé lieutenant.
Ainsi nos ancêtres gagnaient leurs éperons de chevalier, ainsi les
zouaves gagnent leurs épauleltes. Un regard , un sourire , une
bénédiction de Pie IX auraient amplement récompensé le jeune
vainqueur, tant il était modeste et tant il aimait le Pape.
VI
Entre Mentana et la prise de Rome, Henri de Bellevue vit s'ouvrir
ce grand Concile œcuménique dont les débats ont passionné le
monde entier, événement imprévu des plus clairvoyants, et qu'un
écrivain prophète, J. de Maistre, avait déclaré impossible au début
de ce siècle ! triomphe nouveau de la Religion sur l'Athéisme, de
la Papaulé sur la Révolution, du Christ sur Satan ! lumière sou-
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CAPITAINE DES ZOUAVES PONTIFICAUX. 173
daine venant révéler la vérilé aux peuples que Terreur menaçait
d'aveugler par ses ombres toujours croissantes !
Les luttes théologiques, au sujet du dogme de rinfaillibililé du
Pape, ne seront jamais oubliées. Que d'éloquents discours , que
d'éloquentes brochures elles produisirent, mais surtout quel écho
retentissant elles eurent dans le public ! Les journalistes s'en
mêlèrent : il y eut des journaux inopportunisies et des journaux
infaillibilistes, M. Veuillol s'y jeta. Il n'avait voix au chapitre et
n'entendait rien à la question, non plus que ses confrères, mais il
fit plus de tapage qu'eux tous ensemble en faveur du dogme ou
plutôt contre le dogme (un tel auteur nuit aux causes qu'il défend).
De là des querelles et des rixes qui n'auraient pas encore pris fin ,
si un0 guerre autrement sérieuse n'était venue distraire l'opinion.
Notre lieutenant de zouaves ne soutint, en général, dans ces dis-
cussions que le parti de la patience, mais avec ses soldats il crut
d'avance au suprême attribut du Pontife, que tous les fidèles doivent
maintenant reconnaître sous peine d'hérésie.
Les fêtes du Concile , hélas ! ne durèrent pas longtemps. Elles
furent brusquement interrompues par l'invasion sacrilège des
Etats-Romains. La France, menacée elle-même d'une invasion, cessa
de protéger Rome, ou plutôt l'usurpateur qui occupait le trône des
anciens rois , fils aînés de l'Eglise, retira la défense de ses soldats
au patrimoine de Saint-Pierre. Napoléon III écarta l'épée de la
France, et Victor-Emmanuel put marcheriibrement à ses conquêtes
impies, s'imaginant, l'insensé, gagner ainsi la Révolution à sa
cause.
VII
Henri de Bellevue était en congé à Saint-Malo , son pays natal ,
quand surgirent les événements que nous rappelons. Il portait le
deuil de sa seconde sœur, jeune mariée morte en couches, et cher-
chait, par sa présence, à consoler sa famille qu'avait déjà éprouvée
peu d'années avant la mort de sa sœur aînée fa carmélite , épuisée
de bonne heure par les mortifications et la vie austère du cloître.
De part et d'autre ils goûtaient bien vivement et bien dolicement
cette consolation ; elle ne leur fut pas laissée. L'espoir qui revenait
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174 M. HENRI DE BELLEVUE,
dans ces cœurs affligés fit place à de nouvelles inquiétudes. La
déclaration de guerre avec la Prusse éclata partout comme un coup
de foudre, prélude d'une tempête qui devait laisser après elle le
souvenir de tant de naufrages !
VIII
Le grand nombre ne s'en montra pas effrayé : au contraire, un
enthousiasme étrange accueillit cet appel aux armes. Je ne sais
quel aveuglement couvrait tous les yeux, je ne sais quel vertige en-
traînait toutes les âmes au chant patriotique de la Marseillaise et,
malgré les prédictions de M. Thiers , condamné au rôle de Cassan-
dre, les Français se jetèrent tête baissée dans la guerre , s'imagi-
niant courir de victoire en victoire jusqu'aux portes de Berlin.
Je parle des classes prétendues éclairées de la société ; je ne
parle pas de nos paysans qui furent consternés et n'auraient certes
pas répondu oui à la question multiple du plébiscite, s'ils avaient
pu prévoir qu'en approuvant les^ folies passées du gouvernement
impérial, ils encourageaient une prochaine et dernière folie , pire
que les premières.
Mais Dieu voulait châtier la France : de là ce bandeau sur les
yeux, ce trouble dans les (êtes, enfin cette fièvre de patriotisme.
Henri de Bellevue partagea jusqu'à un certain point le commun
élan *, il n'en fut pas détourné de sa voie. Son regard, perçant l'hori-
zon, devina un orage du côté de Rome. Le zouave breton était
croisé avant tout au service du Pape; il reprit le chemin de la Ville
Éternelle.
Sa famille désolée n'essaya pas de le retenir. Son père lui dit au
moment du départ : « Mon fils, si tu n'avais eu la pensée de partir,
je t'aurais conseillé de le faire. »
IX
Hélas ! la petite troupe des zouaves pontificaux pouvait rougir de
son sang ces pierres romaines sanctifiées par tant de martyrs, mais
elle n'était qu'une faible digue opposée au flot envahisseur de
l'armée d'Italie.
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CAPITAINE DES ZOUAVES PONTIFICAUX. 175
Pie IX le comprit, et il écrivit au général Kanzler ces belles
paroles, réglant la défense :
« Je crois de mon devoir d'ordonner qu'elle se borne à une
j> protestation propre à constater la violence et rien de plus, c^est-
> à-dire, à ouvrir des négociations pour la reddition dès que la
» brèche sera ouverte. En un moment où l'Europe entière pleure
» les innombrables victimes qui sont la conséquence d'une guerre
1^ entre deux grandes nations , qu'on ne puisse jamais dire que le
» Vicaire de Jésus-Christ ait consenti, quoique injustement atta-
:» que, à une grande effusion de sang. Notre cause est celle de Dieu
» et nous mettons toute notre défense entre ses mains. »
Telle fut la défense de la capitale du monde catholique. S'il y
eut peu de sang versé, c'est grâce à cet ordre empreint de modé-
ration et de dignité. Autrement les zouaves se seraient tous fait
tuer jusqu'au dernier pour leur Pontife bien-aimé.
Henri de Bellevue fil preuve d'un courageux sang-froid dans cette
défense où il occupait l'une des places les plus dangereuses. Nous
retrouvons encore son nom à l'ordre du jour comme à Montana.
A peine échappé au péril, le brave soldat écrivait à sa famille :
<£ Quel sort plus digne d'envie que le nôtre ! Après avoir donné nos
» services à Pie IX, nous allons pouvoir verser notre sang pour la
» France, chasser l'étranger de son sol. » Il avait déjà pris la réso-
lution d'aller combattre pour ses foyers, après avoir combattu pour
l'autel. Pro aris et focis! C'était bien là un vrai guerrier d'autrefois.
' L'héroïque Charette avait formé le même projet. A sa suite et sous
son commandement, tous les zouaves auraient marché; à quelque
nation qu'ils appartinssent, si notre allié fidèle et chèrement acheté,
le roi d'Italie, n'y avait mis bon ordre en y opposant son veto. Les
Français seuls purent exécuter leur vaillant dessein.
Cependant le Pontife, vaincu, s'était retiré au Vatican, d'où il avait
lancé les foudres de l'excommunication contre les sacrilèges enva-
hisseurs. Un envoyé de Victor-Emmanuel, ce Judas couronné, osa
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176 M. HExNRI DE BELLEVUE,
venir l'y poursuivre, porteur d'une leltre pharisaïque de son souve-.
rain. Il reçut celte fière réponse : « Votre roi a cru, en s^emparant
<£ de Rome, augmenter sa puissance ; vous pouvez lui dire, de notre
» part, qu'il ne tardera pas à savoir ee qu'il en coûte de s'être fait
» le bourreau d'un pape. »
Nous sommes certain que la menace pontificale se réalisera un
jour, qui est peut-être moins éloigné qu'on ne suppose.
C'est d'une fenêtre du Vatican que Pie IX, prisonnier, bénit une
dernière fois ses zouaves désarmés. Nous empruntons à la corres-
pondance de l'un d'entr'eux les détails de celte scène, en même
temps que le tableau de la ville à l'heure de désolation où nous
sommes :
«c Les Piémontais nous ont traités, après que nous avons mis bas
les armes, d'une manière indigne, et cela après nous savoir, comme
le voulait la capitulation, rendu les honneurs de la guerre. Les offi-
ciers surtout ont été d'une inconvenance et d'une dureté rares envers
les prisonniers. J'ai même vu plusieurs d'entr'eux cracher à la
figure des malheureux soldats désarmés.
» Les Italiens, qui se méfient sans doute de leur valeur, sont
venus attaquer la ville avec une armée forte de plus de soixante-dix
mille hommes, pour prendre une place défendue par dix mille
hommes à peine. Dans la nuit du 19 septembre, ils ont placé leurs
batteries, et ils ont ouvert le bombardement dans la matinée du 20
avec plus de deux cent quatre-vingts pièces.
» A la suite de l'armée italienne.marchaient environ six à sept
mille individus^ rebut de l'Italie, qui se sont jetés dans Rome où
ils ont commis toutes sortes d^horreurs, avec l'aide de la lie de la
population. Le soir, la.ville offrait un spectacle vraiment navrant, et
ma plume se refuse à vous dire toutes les cruautés et les abomina*
lions qui ont été commises.
}» On a vu des bandes de gens, vrais démons, porter au bout des .
baïonnetles* des têtes de zouaves, de gendarmes, de légionnaires;
une sœur de Saint-Vincenl-de-Paul, assaillie par ces hordes san-
glantes, a élé lâchement assassinée et son corps a élé traîné dans
les rues, puis jeté dans le Tibre.
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CAPITAINE DES ZOUAVES PONTinCAUX. 177
> Lorsque les troupes qui s^étaient repliées sur la place Saint-
Pierre, à la suite de la capitulation, ont défilé pour poser les armes,
un cri unanime de Vive Pie IX t s'est fait entendre, et le Saint-Père
s'étanl montré à une des fenêtres du Vatican, a béni ses malheureux
soldats qui défilaient pour la dernière fois sous ses yeqx, mais qui
défilaient en poussant des sanglots; car tout le monde pleurait : le
Pape même, ne pouvant contenir son émotion, s'est couvert la figure
avec les deux mains et s'est retiré de la fenêtre. »
XI
Pendant que ces choses étonnantes avaient lieu à Rome , en face
de toute la Chrétienté, « la justice de Dieu , » suivant les fortes ex-
pressions de M^r de Nantes , « la justice de Dieu passait sur la
France comme une tempête , renversant toutes nos prospérités ,
humiliant toutes nos grandeurs, creusant des abîmes, accumulant
les ruines , jetant partout la stupeur et l'elfroi. d
Un nouvel Attila et de nouveaux Huns ravageaient notre pays
avec le fer et avec le feu, sans rencontrer, hélas ! un Léon-le-Grand
ou une Geneviève pour les arrêter : une partie de nos provinces
étaient prises , plusieurs de leurs capitales pillées; la mditié de
notre armée était tombée au pouvoir de l'ennemi ; Strasbourg avait
succombé au bombardement, Metz était assiégé, Paris en révolu-
tion venait lui-même d'être étroitement bloqué ; le sol de la France
entière tremblait sous la marche terrible d'un million de barbares.
Comme compensation, l'auteur de tant de désastres, Bonaparte,
avait perdu sa puissance : depuis le deux décembre il ne pouvait
plus perdre son honneur.
Et nous, catholiques, devant un spectacle si prodigieux en un
siècle de civilisation et si en dehors des proportions humaines.nous
pouvions nous écrier avec l'évêque breton dont nous citions plus
haut la foi éloquente: « Oui, vraiment, c'est Dieu qui passe en
châtiant son peuple. C'est Dieu qui se révèle à nous dans sa jus-
tice. La voix que nous entendons tonner , c'est bien la sienne , la
voix pleine de majesté qui brise les cèdres et fait trembler la terre.
Le bras qui s'appesantit sur nous, c'est bien le sien , le bras invin-
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178 M. HENRI DE BELLEVUE.
cible auquel rien ne peut résister, le bras terrible dont la Vierge de
la Salette disait, il y a vingt-quatre ans : Le bras de mon Fils est
devenu si lourd que je ne puis plus le soutenir. >
, XII
De retour en France,les zouaves pontificaux reprirent leurs armes
et se constituèrent en corps sous le commandement de Charetle :
ils changèrent seulement leur titre contre celui de Volontaires. de
l'Ouest.
La Délégation de Tours voulut bien accepter leurs services, mais
elle se garda de rendre à leur renommée et à leurs blessures ces
honnetirs royaux qu'elle allait accorder à la chemise rouge et aux
rhumatismes de Garibaldi. M. de Charette put attendre à la porte
de M. Gai;nbetta ; nous n'en savons rien, mais à coup sûr nos délé-
gués républicains ne firent pas antichambre chez M. de Charette,
comme plus tard à l'hôtel où descendit l'illustre ganache.
Entre les garibaldiens et les zouaves, il y eut encorace contraste
que les premiers commencèrent leurs exploits par le sac des com-
munautés et des églises, tandis que les seconds, à peine débarqués,
marchèrent contre les Prussiens.
XIII
Ils les rencontrèrentà Orléans, pour la première fois, dans la
journée du H octobre, à Orléans menacé et laissé , pour ainsi dire ,
sous la garde de la statue de^ Jeanne d'Arc , glorieux souvenir, mais
impuissant à retenir des barbares. Des troupes rassemblées à la
hâte, mal exercées, ou déjà démoralisées par la défaite et une artil-
lerie dont les pièces importantes arrivèrent trop tard pour servir ,
voilà toute la défense I
C'était l'armée de la Loire en formation.
La bravoure du général de la Motterouge, son commandant en
chef, et les décrets de M. Gambetta ne pouvaient la transformer
d'un jour à l'autre en rivale sérieuse des Prussiens victorieux.
Elle ne tint pas contre les batteries ennemies, toujours formidables,
et son général, voulant la sauver, dut commander la retraite.
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CAPITAINE DES ZOUAVES PONTIFICAUX. 179
La légion élrangère et quelques compagnies de zouaves furent
chargées de la couvrir. A force de se multiplier sur un point et sur
un autre, elles réussirent dans leur mission, au prix de quels
efforts et de quelles pertes , l'histoire le dira. Sur quinze cents
soldats la légion étrangère perdit un millier d'hommes. Quant aux
zouaves, ils se battirent deux heures durant, cent cinquante au plus,
contre deux à trois mille Prussiens. Ils étaient échelonnés en ti-
railleurs, de quinze à cinquante pas d'intervalle, dans le bois le pl4is
fourré. <i On se fusillait à bout portant, » raconte un témoin, « au
i> milieu des cris sauvages poussés par ïes troupes de la garde
» royale. »
Le lieutenant Henri de Bellevue se vit un moment cerné par
l'ennemi avec sa compagnie, mais il sut lui échapper et sauver ses
hommes. Un tel acte d'intrépidité et de sang-froid le fit mettre à
l'ordre du jour du régiment.
Henri de Bellevue ne se battait jamais sans être remarqué de ses
chefs. Il avait tellement d'élan qu'on le voyait, en quelque sorte, par-
tout à la fois où il y avait un danger à courir et des ennemis à
vaincre. Toujours il se montra brave entre les braves. Lui et le
capitaine Le Gonidec méritèrent les premiers honneurs de cet en-
gagement de Cercottes, où les zouaves pontificaux baptisèrent d'un
baptême de sang leur nouveau nom de Volontaires de l'Ouest.
XIV
Un mois plus tard, presque jour pour jour^ l'armée de la Loire ,
ayant à sa tête le général d'Aurelles de Paladines, reprit Orléans dans
les combats de Marchenoir, de Coulmiers, de Bacon, aulk'ement dit
la bataille d'Ouzouer-le-Marché.
Il y avait des Volontaires de l'Ouest à Marchenoir , et Henri de
Bellevue en était, car je sais de source certaine qu'il n'a pas man-
qué une seule affaire pendant leur campagne.
La reprise d'Orléans fut accueillie par des acclamations exagérées
de triomphe. La France, à chaque instant percée de nouvelles bles-
sures et abattue en apparence par le cruel et dernier coup de la
capitulation de Metz, la France se releva pour applaudir. Toutes
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480 M. HENRI DE BELLEVUE,
les voix de la presse crièrent vicloire; M. Gambelta redressa encore
plus haut sa tête, comme s'il eût été le général vainqueur ou le
coq gaulois en personne ; le plan d'une prochaine délivrance eut
quelques chances de réussite dans la pensée du général Trochu ,
nilustre et modeste gouverneur de Paris, dont l'énergie et l'esprit
de conciliation, vrais remparts de la capitale, maintenaient, depuis
longtemps déjà, d'un côté les Prussiens au dehors, de l'autre les
révolutionnaires au dedans; enfin, pour résumer la situation des
esprits, les Français les plus découragés se remirent à espérer , et
les Français les plus enthousiastes reparlèrent d'assiéger Berlin.
XV
Hélas! la victoire d'Orléans ne fut qu'un rayon, presque aussitôt
voilé par de nouveaux nuages. Le chef prussieri , qu'on avait accusé
de forfanterie pour avoir dit, en quittant celte ville : « Nous nous
absentons pour quelques jours seulement, mais nous reviendrons,»
y revint en effet.
Malgré des efforts suprêmes et d'héroïques combats, malgré les
succès partiels de Brou, d'Artenay, de Neuville, malgré le sanglant
engagement de Patay, l'armée française évacua forcément Orléans
pour la seconde fois.
Le général d'Aurelles de Paladines, qui avait évité, par cette
retraite, d'être enveloppé par l'ennemi et de renouveler la capitu-
lation de Sedan, fut destitué par Gambetta, comme précédemment
le général de la Motterouge.
Chanzy lui succéda, mais eut moins de bonheur encore. Il com-
mença cette belle retraite tant vantée, qui aboutit à la déroute du
Mans.
XVI
Les Volontaires de l'Ouest continuèrent à faire leur devoir et à
sacrifier leurs vies , peut-être sans beaucoup d'espérance, mais avec
une ardeur surnaturelle.
Tandis que d'autres soldats se laissaient aller au décourage-
ment, ils semblaient cuirassés contre ses atteintes. Les premiers
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CAPITAINE DES ZOUAVES PONTIFICAUX. 181
chréliens ne marchaient pas plus joyeusement au martyre que les
zouaves pontificaux à la mort. C'est qu'ils entrevoyaient devant eux,
à travers la souffrance, une autre vie et une autre gloire que la
gloire et, la vie terrestres. Qu'ils fussent défaits ou victorieux contre
les Prussiens, ils savaient triompher dans l'éternité de la mort par
leurs vertus, que dis-je? ils savaient triompher dans le temps de la
colère de Dieu par leur sang versé en sacrifice. Dieu a-t-il jamais
résisté longtemps aux prières et aux sacrifices de son peuple cou-
pable, mais repentant?
Voilà le principal secret du courage inébranlable de nos zouaves,
et voilà aussi la preuve que la religion ne fait pas seulement les
bons prêtres, mais les bons soldats et les héros dans toutes les
carrières.
XVII
Un admirateur de leur bravoure, le général de Sonis, l'avait
compris et le fit comprendre à tous au combat de Brou.
Un corps de soldats de l'armée française, parmi lesquels un
bataillon de Volontaires de FOuest et un détachement de marins,
venait de remporter sous ses ordres un brillant avantage. Ils avaient
pris deux villages, enlevé plusieurs canons, fait plus de cinq cents
prisonniers et poursuivi l'ennemi pendant cinq lieues.
Après le combat, et sous le coup de son émotion , le général
embrassa le brave colonel de Charette en s'écriant : «Vive Pie IX! »
XVIII
A Patay, les zouaves se montrèrent plus admirables encore, s'il
est possible, sous les yeux du même général. Nous extrayons du
Courrier de la Vienne les traits glorieux de cette action :
« Le 2 décembre, le 17® corps avait été engagé vers midi, et le combat
était favorable à nos armes. Partout l'ennemi avait été contenu ou refoulé
dans ses lignes; vers quatre heures, une «eule position n'avait pas été
enlevée. Le général de Sonis donna Tordre à un régiment de hgne, sou-
tenu par les francs-tireurs, de débusquer l'ennemi sur ce point. C'était
une hauteur protégée par un bois et occupée par i ,500 Bavarois.
* Le régiment de ligne , après avoir essuyé une première fois le feu
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182 M. HENRI DE BELLEVUE,
meurtrier de rennemi, avait reculé et paraissait hésiter à revenir en
avant. Indigné de cette hésitation et emporté par Tardeur de son courage,
le général de Sonis, avec son escorte d'officiers de spahis, s'élance au
galop. vers le campement des zouaves pontificaux, où le premier et le
deuxième bataillon, commandés par Charette, avaient été laissés en
réserve.
» M. de Sonis demanda au colonel un de ses bataillons, et s'adressant
aux zouaves qui Fentouraient : « Messieurs, leur dit-il, je compte sur vous
pour faire voir, puisqu'il le faut, comment les hommes de cœur enlèvent
une position à la baïonnette. i>
» Aussitôt lés rangs se forment, le colonel monte à cheval, auprès avoir
laissé au camp dix hommes par compagnie pour la garde des effets; trois
cent cinquante zouaves environ se mettent en mouvement.
» Le, général, avec son état-major, marche à l'ennemi au petit trot,
accompagné de Charette, et, derrière eux, le baron de Troussure était à
la tête de son bataillon. Arrivés à la portée des Prussiens, les zouaves
ouvrirent le feu en tirailleurs ; mais celui de l'ennemi était tellement supé-
rieur, qu'ordre fut donné de ne plus tirer et de se porter en avant à la
baïonnette.
y> C'était un spectacle saisissant et magnifique que celui que présentaient
tous ces jeunes hommes, s'avançant au pas gymnastique comme à la pa-
rade, en ligne avec leur drapeau, sans daigner répondre par un seul
coup de fusU ail feu effroyable des ennemis.
» Le bataillon avait beaucoup de jeunes recrues qui n'avaient pas vu le
feu, et cependant il n'y eut pas une seule hésitation.
» En ce moment, l'étonnement, je n'ose dire l'admiration, saisit les
Bavarois; ils restaient comme stupéfaits de tant d'audace, sans tirer, ou
tiraient au hasard?
» Cependant les zouaves avançaient toujours.
» La pointe de nos premières baïonnettes se fit sentir à l'ennemi, qui
se mit à fuir à la débandade.
» Les zouaves le suivirent, la baïonnette dans les reins, emportés par
leur élan : leurs chefs n'étaient plus là pour arrêter la poursuite au mo-
ment où le succès avait été obtenu.
i> Le général de Sonis , blessé le premier, était resté sur le champ de
bataille; Charette gisait à côté de son cheval tué sous lui, et le brave
commandant de Troussure était tombé frappé mortellement d'une balle.
» Ici un détail topographique devient nécessaire.
i> Sur le revers de la colline , dont les zouaves vainqueurs couronnaient
la crête , se trouvait un petit bois , au delà une plaine , et enfin un village
crénelé et fortifié, que l'ennemi occupait en forces.
» C'est en poursuivant les Bavarois jusque dans cette plaine, que les
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CAPITAINE DES ZOUAVES PONTIFICAUX. 183
nôtres , en découvrant leur petit nombre , fournirent aux fuyai'ds l'occa-
sion d'une revanche qui fut terrible, car, sur 350 zouaves, une soixantaine
seulement regagaèrent le camp.
» Mais la retraite fut digue de l'attaque.
» Ecrasés par le nombre des assaillants, servant de but aux boulets,
aux obus et aux feux de mousqueterie , les zouaves pontificaux se reti-
rèrent lentement, avec le sang-froid des troupes les plus aguerries, dis-
putant le terrain pas à pas , jusqu'à ce qu'ils eussent gagné la limite du
petit bois, qu'ils n'auraient pas dû franchir, et où l'ennemi ne se risqua
pas à les poursuivre.
» Ils regagnèrent tous ensemble et en bon ordre leur campement.
» Mais que la gloire, hélas! leur avait coûté cher!...
» M. de Vertamon avait laissé sa carabine pour porter le drapeau : il
fut tué raide à l'attaque du petit bois. M. de Traversay, sergent-major,
était à sa gauche , et M. Jacques de Bouille à sa droite. Une balle vint
frapper et renverser M. de Traversay au moment où il allait prendre le
drapeau; M. Jacques de Bouille saisit alors le glorieux emblème qui ser-
vait de mire à l'ennemi, et, le brandissant avec force, il poussa un ter-
rible hurrah en se précipitant sur le bois , qui fut traversé d'un seul élan
par tous les zouaves. Au delà du bois, une balle le frappa à son tour, et
ce fut un jeune zouave qui eut la gloire de rapporter intact au campement
le drapeau du bataillon.
» Pendant la retraite, le colonel Charette fut rencontré gisant derrière
un pli de terrain, et l'un de ses zouaves put lui serrer la main. Tout
blessé qu'il était, il put encore faire preuve d'héroïsme. Autour de lui se
trouvaient des blessés qui, sous le feu de l'ennemi, le suppliaient, dit-on,
de se laisser emporter par eux. Mais le colonel, jugeant qu'ils se feraie^t
tuer inutilement en essayant de le sauver sous une grêle de projectiles,
leur ordonna de le laisser là, avec cette autorité du commandement à
laquelle aucun des siens ne résistait.
» Le caporal de Cazenove, qui se trouvait à côté de lui, blessé à la
main , a pu s'échapper à la faveur de la nuit. Parmi les blessés ou les
morts, on cite son beau-père, M. àe Bouille, qui a été vu blessé dans les
ambulances françaises; M. Ferdinand de Charette, frère du colonel, une
balle dans la jambe; M. La Peyrade, sergent, qui a un doigt de la main
droite emporté; le lieutenant du Boischevalier, très-grièvement blessé et
fait prisonnier; le capitaine du Beau, blessé à Tépaule; le sergent-major
de Bellevue, cousin du lieutenant, blessé très-grièvement et laissé sans
connaissance sur le champ de bataille.
» Parmi les officiers, quatre seulement sont revenus sans blessures,
ce sont les lieutenants de Bellevue, Pavy, Bouquet des Chaux et Gar-
nier. »
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184 M. HENRI DE BELLLEVUE ,
Nous ajouterons que le jeune brave dont nous dressons ici les
états de service, titres ineffaçables à la reconnaissance de son pays,
au souvenir de la postérité, à l'imitation de ses neveux, n'échappa
que par miracle aux feux de l'ennemi. Son uniforme fut criblé
de six balles et une septième vint s'aplatir sur la poignée de son
sabre.
Le lieutenant fut prt)mu au grade de capitaine.
XIX
Je ferai remarquer en passant la belle conduite de son cousin, le
sergent-major. Il y avait encore un autre Bellevuc/dans les zouaves,
mais celui-là simple soldat. Le frère lui-même du lieutenant , Paul
de Bellevue, était alors franc-tireur de Cathelineau-: pour s'enga-
ger il avait dû quitter sa jeune femme et trois petits enfants. Pa-
rents par le cœur autant que par le sang, tous ces jeunes gens lais-
saient en partant l'exemple, qui ne fut pas rare dans noire Bre-
tagne, d'une famille où Içs vieillards, les femmes, les enfants
reslaienl seuls à garder leurs foyers.
Certes, de toutes les provinces de France , on peut dire que la
Bretagne est celle qui a le plus mérité de la patrie en danger.
XX
Mais il nous fai\t le répéter, malgré le patriotisme d'un grand
nombre et les derniers efforts nationaux, nos armées reculaient
toujours, et toujours s'avançait l'invasion : ainsi les eawx débor-
dées renversent tout obstacle sur leur passage. Les levées en masse
de citoyens, auxquels manquaient des armes et des chefs, formaient
contre l'ennemi le même effet stérile que des entassements désor-
donnés de matériaux sans consistance contre l'inondation.
M. Gambetta , ce jeune avocat, éloquent, mais dépourvu de bon
, sens, croyait peut-être par ses décrets organiser la victoire, et il
organisait la défaite. Sa dictature insensée fut un malheur de plus
pour la France, une fortune de plus pour la Prusse. L'écervelé avait
prorais à Paris une armée de secours, pourvu qu'il résistât quel-
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CAPITAINE DES ZOUAVES PONTIFICAUX. 185
ques semaines : Paris résistait depuis des mois, et, loin d'être se-
couru, il voyait son cercle d'investissement s'élargir et se fortiûer
sans cesse par les nouvelles conquêtes de l'ennenii.
XXI
Après l'évacuation d'Orléans, nous l'avons déjà dit, l'armée de
la Loire commença une retraite qui fut habilement dirigée jus-
qu'aux approches du Mans. Là eut lieu une grande bataille, où, de
part et d'autre, près de cent mille hommes furent engagés; mais
quel contraste entre les combattants ! Les uns, bien équipés et bien
nourris, exercés dès longtemps, supérieurement armés, conduits
par des chefs pleins d'expérience, avaient marché de victoire
en victoire ; les autres, à peine vêtus au c'œur de l'hiver, souvent
manquant de pain, épuisés de misère, mal exercés et plus mal ar-
més, sans confiance dans leurs officiers, ne connaissaient que la
défaite ou ne connaissaient pas même le combat.
La victoire n'hésita pas entre les deux drapeaux. Les aigles
monstrueuses de la Prusse, semblables à cette tête de Méduse de
l'égide antique, répandirent partout dans nos rangs la terreur et la
fuite. Quelques soldats d'élite et parmi eux nos zouaves pontificaux
osèrent seuls les regarder en face. Ils les firent reculer un moment :
celte épisode est digne d'une épopée.
« C'était le second jour de la bataille du Mans, lisons-nous dans
une correspondance de VEspérance du Peuple, une partie des
troupes, après de grands efforts en avant d'Ivré-l'Evêque, reculèrent
tout à coup, abandonnant d'importantes positions et laissant sur le
terrain une partie de leur artillerie.
» Les généraux Colin et Gougeard voient le danger : la retraite
de l'armée est compromise. Alors, s'avançant vers les zouaves en
réserve, qui essaient^de ramener les fuyards au combat, ils don-
nent Perdre au l^r balaillon de charger l'ennemi et de reprendre
les positions perdues.
», Ils n'étaient pas 500 et n'avaient pour tout renfort que deux
compagnies de. mobiles des Côtes-du-Nord, environ 250 hommes.
TOHE XXIX (IX DE LA 3» SÉRIE). 13
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186 M. HENRI DE BELLEVUE,
» Il s'agissait de faire deux kilomètres, enlever une^ position à
pic et toujours dans la neige.
y> Ils partent en poussant un hourra retentissant, s'avançant sous
une pluie de fer et de feu.
^ L'ennemi , effrayé de tant d'audace, recule. Les zouaves avan-
cent toujours ; bientôt ils couronnent la cime ; le combat s'engage
corps à corps. Nos pièces de canon et nos mitrailleuses perdues
sont reconquises. Les zouaves sont maîtres de nos positions.
5> Le combat finit avec le jour : les troupes françaises rentrèrent
dans les positions que les zouaves venaient d'arroser de leur sang.
Les généraux ont crié : « Vivent les zotiaves ! vous êtes les premiers
» soldats de la France ! vous avez sauvé l'armée ! »
Le capitaine Henri de Bellevue fut l'uu des héros de cet exploit
du plateau de Champagne.
Il faut savoir comme il s'y prépare et où il puise le courage in-
vincible qu'il revêt pour combattre, en même temps que ses armes.
La veille de la bataille, il se purifie de ses péchés au tribunal de la
pénitence (il le faisait toujours en pareil cas) ; il s'agenouille à la
table sainte et mange le pain des forts. Son ami intime et son com-
pagnon d'armes, le capitaine Maurice du Bourg, était à ses côtés.
Tous deux reçoivent ensemble le Dieu des armées, et, comme ces
guerriers de la Fable dont parle Homère, réellement assistés de la
divinité, ils s'élancent ensemble au combat.
Le premier jour de la bataille, ils parurent invulnérables : Henri
de Bellevue est décoré de la croix de la Légion d'honneur. Le se-
cond, le3 deux amis sont vus au premier rang, à l'assaut de la posi-
tion escarpée de Champagne. Ils couraient, entraînant leurs com-
pagnies, aussi insensibles en apparence contre la mitraille que des
drapeaux.
« Lorsque David, » rapporte notre grand Bossuet dans une orai-
son funèbre, « lorsque David déplora la mort de deux fameux capi-
i> taines qu'on venait de perdre, il leur donna cet éloge : Plus viles
D que les aigles, plus courageux que les lions, »
De même combattaient Henri de Bellevue et Maurice du Bourg à
l'heure où chacun d'eux, a emporté d'un coup soudain, » suivant
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CAPITAINE DES ZOUAVES PONTIFICAUX. 187
d^'autres expressions du même orateur, « meurt pour son pays,
comme un Judas le Machabée. »
Henri de Bellevue est frappé à la ceinture d'une balle qui le tra-
verse de part en part. Il tombe. Sa tête s'appuie sur son bras gauche
pour s'endormir du dernier sommeil ; de la main droite il fait signe
à ses soldats d'avancer; un dernier éclair de vaillance et d'espoir
anime son regard. .
C'est dans cette attitude qu'il est mort : c'est dans cette attitude
que les siens doivent le faire représenter sur le monument de sa
tombe.
Et maintenant, au lieu des lauriers éphémères qu'il allait cueillir
sur la terre, il jouit au ciel d'une couronne éternelle de gloire et de
bonheur.
Quels éloges pourrions-nous ajouter au récit, peut-être court,
mais fidèle^ d'une telle vie et d'une telle mort? Les paroles du sage
sont trop vraies à l'égard d'un jeune homme si religieux et d'un si
brave soldat : « Ses seules actions le peuvent louer. »
Cependant il est un autre éloge digne de lui, et que nous cite-
rons en terminant. C'est ce mot que Charette écrivit à la mère de
son officier : « Madame,^ en perdant votre filSj j'ai perdu un ami de
"h dix. ans. »
XXII
Au moment de la déroute du Mans, Paris était bombardé. La
grande cité capitula peu de jours après, et, comme ce roi chevale-
resque qui l'a jadis gouvernée, la France put se dire à elle-même
et répéter aux autres nations, en montrant ses glorieuses blessures :
a Tout est perdUj fors Vhonneur I »
HippoLYTE Le Gouvello.
Thouaré, févriei; 1871.
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ORIGINES PAROISSIALES
(ILLE-ET-VILAINE.)
CANTON D'ARGENTRÉ*
m. - LE PERTRE.
Le Pertre se trouve pour la première fois mentionné dans une
pièce relative à des faits qui eurent lieu dans les douze années com-
prises de Tan 1082 à 1093. C*était dès lors un prieuré dépendant
de l'abbaye de Saint-Jouin de Marne (au diocèse de Poitiers), et la
pièce en question rapporte justement les principaux incidents d'un
long et curieux procès dans lequel les moines de Saint-Jouin, du
chef de leur prieuré du Pertre, revendiquaient contre Tabbaye de
Saint-Serge d'Angers la possession de l'église de Bréal (sous
Vitré).
Le principal argument des moines de Sainl-Jouin, c'était la
haute antiquité du Perlre : « Le Perlre, disaient-ils, avait élé dans
» le principe une abbaye construite par le roi Clovis en l'honneur
» de saint Martin de Verlou *. i> Comme saint Martin de Vertou est
mort dans le vm siècle, il ne se pouvait agir ici de Clovis h^, mort en
511 , mais seulement de Clovis II, successeur de Dagobert I«f, et
qui régna de 638 à 658. C'est déjà une antiquité bien respectable.
Malheureusement, les moines de Saint-Jouin ne réussirent pas à
* Voir la livraison de février, pp, 143-151.
* Voy. D. Morice, Preuves de l'Iiist. de BreL, 1, 476.
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CANTON d'aRGENTRÉ. 18d
prouver leur dire ; mais le seul fait d'articuler une telle prétention
prouve au moii;is que la paroisse du Pertre passait alors pour être
fort ancienne; et Ton ne se hasarde guère en lui donnant dès cette
époque un siècle d'existence, ce qui la ferait remonter à la fin du
x« siècle, peu de temps après la fin des invasions normandes.
Quant au procès en lui-même, qui est réellement intéressant,
nous y reviendrons à Farticle de Bréal. En ce moment, nous nous
bornerons à résumer quelques documents anciens relatifs aux droits
du prieur du Pertre et des hommes de son fief dans la forêt et les
vastes landes du Pertre.
Cette forêt, qui couvre aujourd'hui de 1,200 à 1,250 hectares,
était jadis, comme la plupart des forêts, bien plus étendue. Ainsi
le bois de la Branchette, récemment détruit, mais que nous avons
vu encore subsister dans la paroisse d'Argentré, à une notable dis-
tance (environ trois quarts de lieue) de la forêt du Pertre, en faisait
au xiiie siècle partie intégrante, sans solution de continuité*. Du
côté du nord elle montait, vers la fin du xi^ siècle, non-seulement
dans la commune de Bréal , mais même jusqu'à celle d'Erbrée et à
la rive gauche du ruisseau de Vilaine, du côté du village du
Rallai^
Du XI® au xiiie siècle, ce grand canton de bois et de landes qui
embrassait les trois paroisses actuelles de Bréal, du Pertre, de
Mondevert, et une partie d'Argentré, semble avoir formé entre la
Bretagne et le Maine une sorte de terre-frontière et de marche
commune possédée en indivis par les sires de Laval et de Vitré '.
Chacun de ces seigneurs entretenait' un nombre égal d'officiers
pour la conservation de ce domaine, et ces officiers étaient souvent
en conflit avec le prieur du Pertre, au sujet des droits d'usage pré-
tendus par celui-ci et par les hommes de son fief dans les landes
* • In illa parte foreste de Pertro que vocalur la Brancheste. » (Titre inéd. de
Tabbaye de Clermont, de Tan i239.)
» D. Morice, Pr. I, 495.
5 Pierre Le Baud, au chap. XII des Chroniques de Vitré, donne pour origine à
cette copropriété un fait peut-être vrai en lui-même, mais certainement postérieur
au commencement de cet état de choses, dont il faut, par conséquent, chercher la
cause ailleurs.
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190 ' ORIGINES PAROISSIALES.
et la forêt. Ces conflits commençaient par dès procès et allaient
souvent jusqu'aux voies de fait. Vers la fin du xii^ siècle, entre
autres, la situation était devenue à cet égard si troublée et si fâ-
cheuse, que , de part et d'autre, on éprouva le besoin d'y mettre
fin par une transaction précise et de forme solennelle , dont j'ai
retrouvé le texte, et dont voici les principales clauses *.
Les sires de Laval et de Vitré, comme seigneurs supérieurs du
fief du prieuré, devaient garder les hommes de ce fief et leurs
biens, c'est-à-dire pourvoir à la défense de leur terre si elle était
«attaquée par un ennemi quelconque; en retour de cette protection,
il fut stipulé que les vassaux du prieur paieraient chaque année à
ces deux seigneurs une rente de 40 livres monnaie d'Anjou (environ
4,000 fr. de nos jours), et donneraient la nourriture à leurs chiens
quand ils viendraient de ce côté chasser dans la forêt.
Moyennant ces redevances, le prieur et ses hommes furent con-
firmés dans la jouissance de leurs droits d'usage, réellement fort
étendus. Ainsi, ifs pouvaient mettre en prairie les parties de landes
du Pertre qui s'y prêtaient le mieux ; ils pouvaient prendre dans la
forêt tout le bois qui leur était nécessaire, soit pour constructions,
soit pour chauffage, soit même pour tout autre objet, à la seule
condition d'en user eux-mêmes et de tf en point vendre. Certains
quartiers de la forêt, défendus par des clôtures, et que l'on nom-
mait des breils^j étaient seuls exceptés de ce droit d'usage, — savoir,
les breils ou brieux appelés Lingan, Vaner'eule, Emingé, Noirlou,
les Coudriaux, le breil de Bréal et le brerl Josseaume : les usagers
n'y pouvaient rien prendre sans la permission de l'un des forestiers
du sire de Laval ou du baron de Vitré.
* J'ai trouvé le te.tte latin (encore inédit) de cet acte dans une copie collationnée
du XVI* siècle , qui a dû jadis être déposée aux archives de la baronnie de Vitré. —
Ce texte ne nomme poine Tahbé de Saint-Jouin qui passa cette transaction» mais il
nomme les deux seigneurs avec qui elle-fut conclue , Guy VI, sire de Laval après
ii70, mort en 1210, et André II, qui fut baron de Vitré de 1173 à 1211. On doit
donc placer cet acte vers 1190.
2 Breil ou breuil, du bon latin brogilum , hroliiim et môme brellum; de breuil
ou breul, on a fait le pluriel breuls , brcux et brieux; la dernière de ces formes
(brieux) est la plus usitée aux xvi* et xvir siècles. Sur Tétymologie, voyez Littré,
Diciionn. élymol. de la hngue franc., au mot Breuil.
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CANTON d'ARGENTRÉ. 191
Dans la forêt, tout comme dans les landes, le prieur et ses
hommes avaient droit de faire paître, sans rien payer, tous leurs
bestiaux, tous leurs troupeaux, tous leurs porcs; ils pouvaient
même envoyer leurs porcs à la glandée,le prieur sans rien payer du
tout, ses hommes en payant seulement par an (comme dit un acte
du xye siècle) « pour chascun porc trois deniers, pour chascun mar-
» soleau un denier obole, et les allaitons ne doibvent rien*. »
Ces droits d'usage se maintinrent longtemps sans changement
notable. On les retrouve décrits presque en mêmes termes dans un
aveu du prieur du Pertre au baron de Vitré de Tan 1552, avec quel-
ques renseignements additionnels qui ne sont pas sans intérêt.
Ainsi l'on y voit qu'outre son chauffage ordinaire, « le prieur doibt
» avoir chascun an son tizon (de Noël), savoir un chesne ou fous-
» teau; » — que « les hommes dudit prieur, quand ils veulent édi-
» ficK, sont en bonne possession d'avoir trois chesnes es usages de
» la foresf du Pertre, pour bastir en la jurisdiction et fief du prieur;»
— et enfin que l'obligation de nourrir à certains jours les chiens
du seigneur s'était changée en « la somme de 24 soulz de rente,
» appelez lepast des chiens (pastus canibus)^ qui se paient au sieur
» de Cornaisse, à cause de Ja garde des chiens, » dont il était
chargé.
Au XYIP siècle, cet état de choses fut modifié par de nouvelles
conventions, dont nous n'avons point à nous occuper ici.
Le prieur du Pertre avait haute justice dans tout son fief, qui
était considérable. Son domaine n'était pas moins important ; on y
* Requête du fr. Henry Charpentier, religieux au prieuré du Pertre, en 1496,
transcrite à la suite de la transaction du xir siècle. — Le mot allaitons s'explique
tout seul ; ce sont de petits pourceaux -non sevrés. Quant au marsoleau, c'était un
jeune porc né au mois de mars précédent, et âgé par conséquent de cinq à six mois
an moment de la glandée. Les glossaires n'expliquent pas ce mot; mais Du Cange
(aux mots Martiolinus et TremesiumJ nous apprend qu'en Italie on appelait Martiolum
ou Martiolinum le blé semé au mois de mars. D'autre part, selon Roquefort fGloss.
de la langue rom., II, 148), « on appelle marsoleaux en Anjou lés linottes dont la
gorge est rouge et qui naissent au mois de mars, » — Marsoleau est doftc évidem-
ment formé sur marliolellus qui, comme martiolinus, est un diminutif de marliolus,
Bladum martiolimim , auceUus marliolellus , porcus marliolellus , c'est un blé , un
oiseau, un pourceau né au mois de mars. De marliolellus est sorti régulièrement le
mot français marcioleau, marçoleau et marsoleau, qui est tout simplement un adjec-
tif qualifiant les plantes et les animaux dont l'origine remonte au mois de mars.
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192 ORIGINES PAROISSIALES.
trouvait entre autres (en 1552] jusqu'à cinq étangs, savoir: les étangs
de Bihéron, de Couriot, de la Pécotière, de la Triballe et de la
Muserie.
Un dernier root sur Torthographe et la signification du nom du
Perlre. Dans les actes latins du xiii« siècle et de la fin du xii», c'est
Pertrum * ; dans la transaction ci-dessus analysée (vers 1190), on
trouve Pertrum et Perlrium, cette dernière forme n'étant peut-être
qu'une faute de copiste. Mais la notice du procès relatif à Bréal
(1082-1093) écrit Perfum^. C'est donc la forme la plus ancienne,
d'où il faut partir pour rechercher l'origine du nom.
Le nouvel éditeur du Dictionnaire de Bretagne ^ qui avait noté
cette forme, ajoutait: a Nous ne croyons pas qu'on en puisse rien
» tirer quant à l'étymologie. » — Il nous semble, au contraire,
que c'est de cette forme Pert qu'on peut tirer la seule étymologie
raisonnable du nom du Pertre. Dans la langue bretonne du pays de
Galles, perth signifie en effet « un buisson d'épine ', » et l'on s'ex-
plique fort bien un tel nom donné à une forêt, voire même à tout
un canton couvert de bois et de halliers , comme était celui-là.
IV. - SAINT-GERMAIN-DU-PINEL.,
Le Pinel est une terre considérable, importante dès le xii^ siècle,
haute-justice pendant tout le moyen âge, et dont le chef-lieu n'est
guère qu'à une demi-lieue de l'église paroissiale de Saint-Germain.
Ce voisinage explique assez — du moins en apparence — le surnom
donné à la paroisse. Mais, ce qui rend ce surnom moins explicable,
ce qui en fait presque une énigme, c'est que le Pinel n'est point
situé dans la paroisse à laquelle il donne son nom ; il se trouve en
Argentré. C'est là une anomalie étrange : aussi ne puis-je m'empê-
cher de croire qu'il y a eu, de ce côté, empiétement de la paroisse
* Titres inéd. deTabbaye de Clermonl de H94, 1207, 1239.
3 • Diccbat Juhellus Perlum Tiiisse abbaliain in honore S. Martini Vcrtavonsis a
regeClodovcoconstruclam. » El un peu plus bas: t Abbalia de Perlo. » (D. Morice,
Pr. I, 470.)
3 « Perlh» a Ihorn bush » (Owon Pughe, Welsh Dictionmry, 1832, II, 4 16).
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CANTON D ARGENTRÉ. 493
d'Argenlré sur le territoire de Saint-Germain , qui devait primili-
vement renfermer la terre d'où il a pris son surnom. Mais c'est là
une conjecture que je n'ai pas eu jusqu'ici le moyen de vérifier.
Quoi qu'il en soit, parmi les actes authentiques que nous con-
naissons, le nom de Saint-Germain se trouve pour la première fois
dans la fondation du prieuré de Saint-Nicolas de la Guerche par
Silvestre de la Guerche, évêque de Rennes (de 1076 à 1096), au
profit de Gervais, abbé de Saint-Melaine (de 1081 à 1109) : fonda-
tion, par conséquent, faite de 1081 à 1096, et où figure, au nombre
des témoins, Hnbert de Saint-Germain *.
En 1104, dans la grande notice qui relate la donation de l'église
et de la cure d'Erbrée à l'abbaye de Marmoutier, figure un autre
membre de la famille seigneuriale de Saint-Germain, Evain^ marié
à la fille de Normand d'Erbrée ^.
Enlll5,Luce de Saint-Germain (Litcius de Sancto Germano) ,
sans doute parent des deux précédents, assiste à la translation des
reliques de saint Nicolas dans l'église du prieuré de Saint-Nicolas
de la Guerche '.
Mais, entre ces deux dernières dates, nous trouvons dans le
cartulaire de l'abbaye de la Roë, en Anjou (à trois lieues de la
Guerche), un acte plus décisif et plus important, à savoir, la dona-
tion à cette abbaye de l'église de Saint-Germain-du-Pinel par tous
les membres de la famille seigneuriale de cette paroisse, c'esl-à-jiire
par Hugues de Saint-Germain et Rénier son frère, parEvainde
Saint-Germain (déjà nommé), par sa femme et par son frère, aussi
appelé Hugues. Cette donation fut faite à la Guerche, entreles mains
de Quinlin, abbé de la Roë, et approuvée peu après par Marbode,
évêque de Rennes, en présence d'Hermengarde, duchesse de Bre-
tagne : le tout en l'an 1107 *.
* Voy. D. Morice, Preuves de Vhistoire de Bretagne, I, 529.
* Arch. d'ÏUe-et-Vilaine, fonds du prieuré de Sainte-Croix de Vitré (litre inédit).
3 D. Morice, Pr., I, 529.
* « Hugo de Sancto Germano, Renerius frater ejus, olque Evanus, concedente
uxore ejus et fratre suo Hugone, ecclesiam Sancti Germani nostrœ ecclesiae dedenint,
etc. Hoc donum factura est in manu Quintini abbatis, Guirchiœ, etc. Omnia hœc
concessit nostraî ecclesiae Marbodus episcopus Redonensis in prescntia Armengardis
comitissaB, anno âb Incarnatione Domini M. C. Vïï. -» (Extr. du cart. de Notre-Dame
de la Roë, dans Bl.-Mx., vol. 39, p. 4i5.
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194 ORIGINES PAROISSIALES.
Ceci nous permet de conclure avec cerlitude que, comme ses
voisines de pennes et deBrielles, la paroisse de Sainl-Germain
du Pinel existait dès le xi^ siècle.
V. — ETRELLES et TORCÉ.
L'existence ancienne de ces deux paroisses est prouvée - au
moins indirectement — par la présence dans nos actes historiques
de certains petits seigneurs, vassaux du baron de Vitré, qui prennent
pour surnoms ou pour noms patronymiques les noms mêmes de
ces paroisses.
Ainsi, dans les titres de la fondation du prieuré de Sainte-Croix
de Vitré, on voit figurer jusqu'à trois fois parmi les témoins Nor-
mand d'Etrelles, en latin Normannus Straelarum, deStraelis, et
d^ Sïra^His *.*— Cette fondation ayant eu lieu au temps de Main,
évêque de Rennes (1037-1076), et de Barthélémy, abbé de Mar-
moutier (1064-1084), se place nécessairement, dans quelqu'une
des douze années comprises de 1064 à 1076, — époque où vivait,
par conséquent, ce Normand, dont le surnojn nous révèle pour la
première fois l'existence d'Etrelles.
Quant au nom lui-même, on est certain que, dès la fin du xii«
siècle ou le commencement du siècle suivant, il avait déjà, à peu
de chose près, dans la langue vulgaire, la même forme qu'aujour-
d'hui. On a, en effet, un acte d'André II, sire de Vitré (1173-1211),
donné apud Estraeilles ', c'est-à-dire à Etrelles : — car Vs qui
précède le t ne se prononçant pas , la diphtongue ei ne se liant pas
aux deux {{ suivants pour les mouiller, mais à l'a immédiatement
précédent, pour lui donner le son d'at très-ouvert, Es-traei-lles
se prononçait E-trai-les^ ce qui rend exactement, sinon l'ortho-
graphe, du moins le son du nom actuel.
L'acte le plus ancien où se rencontre le nom de Torcé est une
donation, au prieuré de Sainte-€roix de Vitré, de certains droits
* Voy. D. Morice, Preuves de VhisL de Bret., I, 425; Bibl. Nat., mss. Cartul. de
Marmoulier^ III, 291 , et litres inédits du prieuré de Sainte-Croix de Vitré.
' Charte inéd. pour l'abbaye de Clermont, Bl.-Mx, vol. 45, p. 721.
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CANTON d'ARGENTRÉ. 195
de coutume qui se levaient dans le quartier de Vitré dit le Bourg-
aux-Moines, acte daté de 1093, où figure comme témoin Hamelin
de Torcéj Hamelinus de Torceio *. — Urt siècle plus tard , les moines
du même prieuré ayant eu avec le baron de Vitré, André II, de
violents démêlés , cette dispute finit en 1196 par un accord, pour
la sûreté duquel le baron donna aux moines douze cautions, neuf
chevaliers et trois bourgeois : parmi les chevaliers, on trouve un
Hervé de Torcé {Hervetis de forcé) et un Hervé de Tesnières
{Hervensde Thesneriis), que je note aussi, parce qu'il était égale-
ment de la paroisse de Torcé ^ — Vers la même époque, c'est-à-
dire vers la fin du xii^ siècle ou le commencement dii»suivant, un
autre membre de la famille de Torcé, appelé Geoffrot [Gaufridus
de Torceio) figure encore comme caution donnée aux moines de
Sainte-Croix de Vitré pour la sûreté d'un accord relatif à certains
droits prétendus dans l'église de Luitré par des laïques, qui y re-
noncent en faveur des religieux '.
A défaut de documents plus anciens, je mentionnerai ici une
bulle inédite du pape Paul II, adressée au trésorier de la Hagde-
leine de Vitré et à l'ofBcial de Rennes, sous la date du 13 novembre
1469, par laquelle ce pontife , sur la demande du recteur de Torcé,
appelé Mathieu Regnart, et des fabriciens de ladite paroisse, excom-
munie certains malfaiteurs, encore inconnus, coupables d'avoir
envahi, violé à main armée l'église de Torcé et d'y avoir brisé plu-
sieurs verrières*. — Je n'ai rien pu découvrir sur les faits auxquels
cette bulle fait allusion; je suppose qu'il s'agissait simplement de
quelques chicanes entre gentilshommes du crû, se disputant le
* D. Morice, Preuves, I, 481-482.
2 Id., ibid., 725.
3 Tit. inéd. du prieuré de Sainte-Croix de Vilré.
* « Paulus, scrvus servorum Dei.... signilicarunt nobis dilecli filii Malheus Regnart;
reclor, et inagislri Fabrice, Ibesaurarii nuncupali , parrochialis ecclesie de Torceyo
Redonensis diocesis , quod nonnulli iniquilatis filii, quos prorsus ignorant, diclam ec-
clesiam hostiliter invadenles, illara violare et quasdam fenestras vitreas ipsius ecclesie
ausu sacrilego violenter destruere presumpserunt, in animarum suarum pericnlum
ipsorumque recloris et Ibesaurariorum non modicum detrimenluni Dalum Rome,
apudS. Pelrum, anno ïncarn Domin. M. CCCC. LX. IX. YdusNovembris, pontifica-
lus nostriannd sexto. » (Orig. communiqué en 1865 par M. Th. Danjou de la Ga-
renne).
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196 ORIGINES PAROISSIALES.
droit de faire peindre leurs ^rmes aux fenêtres de Téglise : genre
de dispute bien fréquent en ce siècle, et qui a fait casser plus de
vitres qu'on ne saurait l'imaginer.
Quant à l'étymologie, pour Etrelles ni pour Torcé, le latin ne
fournit rien. Le celtique, dans ses divers dialectes, présente plus
de ressources.
Le breton du pays de Galles a un nom, ystraiU (prononcez
estrailï)j la langue gaélique a un verbe, strailly qui offrent l'un et
l'autre un rapport frappant avec le nom d'Elrelles, dont la forme
primitive, ainsi qu'on l'a vu, esistraëll. Le gallois ysfraill désigne
un objet q#i a été traîné, roulé, renversé*; le gaélique slraill
marque l'action de frapper, de déchirer '. C'est à peu de chose près
le même sens, ici au mode actif, là au passif.
Pour expliquer le nom de Torcé, le gallois nous offre le substan-
tif ^ordrf (prononcez torç)j qui signifie murmure, tapage, tumulte %
et le gaélique tursa ou tuirse, tristesse, chagrin, lamentation*.
Encore deux sens qui dans leurs nuances extrêmes se rapprochent
au point de se confondre.
Ces noms semblent donc garder le souvenir des catastrophes qui,
dès l'âge celtique , ont affligé cette région. A Etrelles oh s'est battu,
on a frappé, on a été renversé; à Torcé a retenti le murmure de la
désolation et le tumulte des larmes. — Mais, hélas! dira le lecteur,
quel coin de terre n'a entendu cette musique?
VL - ARGENTRÉ.
Comme Etrelles, Torcé, et bien d'autres, Argentré trouve les
preuves les plus anciennes de son existence dans l'existence des
* « YstraiU, s. m. — That is drawn, trailed, or turned over « (Owen Pughe,
Welsh dicUonnary, 1832, t. Il, p. 684). Par extension, ce mot signifie aussi une
natle (a mat) faite de paille ou de jonc tressé et tordu; mais je ne Tois pas que ce
sens puisse avoir ici aucun emploi.
2 c Slraill, V. a. — Percutere, tundere, discerpere. » (Gaëlic dictionnary, of
Highland Society, 1828, t. II, p. 164.)
3 « Tordd, S. m. — A murmur, a din, a tumult. » (Owen Pughe, Welsh dict.,
II. 548.)
* € Tursa , s. m. t et • Tuirsc, s. f. — Tristitia , raoeror, lamentatio. » fGaèlic
dict., II , 230 et 227).
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CANTON D'aRGENTRÉ. i97
premiers seigneurs qui ont pris pour surnom le nom de cette pa-
roisse. Mais à quelle époque remontent ces seigneurs? C'est ce
qu'il faut examiner et établir solidement.
Ogée, en son Dictionnaire historique de Bretagne, cite, comme
les plus anciens, * Renaud d'Argentré, qui vivait en Fan 1080 ;
» André d'Argentré, qui jura l'assise du comte Geoffroy, en lilS ;
» Pierre d'Argentré, qui était, en 1226^ sénéchal de Rennes et juge
» universel de Bretagne. i> (Ogée, 1'« édit., au nîot Argentré,) Ogée,
on le sait, n'a par lui-même nulle valeur, nulle autorité, parce qu'il
n'a nulle critique; il en lionne ici une liouvelle preuve. Son inten-
tion est d'extraire et d'abréger la généalogie des d'Argentré donnée
par le P. Dupaz ^. Mais il extrait et il copie tout de travers. Dupaz
fait vivre Renaud d'Argentré en 1095, jurer l'assise par André en
1192; pour Pierre, il le met en 1120, sans en faire d'aucune façon
un sénéchal de Rennes. En quoi il a bien raison, tant pour 1120 que
pour 1226; car, si Ogée, qui a inventé le fait, s'était donné la peine
d'ouvrir les Preuves de V Histoire de Bretagne, à l'an 1226, il y eût
trouvé qu'à cette date le sénéchal de Rennes s'appelle Guillaume et
non Pierre, et ne semble avoir aucune attache à la famille d'Ar-
gentré ^
Voici, d'ailleurs, comme Du Paz nous les donne, les cinq premiers
degrés de la généalogie des d'Argentré :
«1. Benaud d'Argentré, seigneur de Launeel (ou Launai en
» Argentré), vivoit l'an 1095. — 2. Pierre d'Argentré, h^Ae ce
» nom, vivoit l'an 1120. — 3. Bobert d'Argentré, I^r du nom, vi-
» voit Tan 1180. — 4. André d'Argentré, h^ du nom, jura l'assise
» au comte Geoffroy, Tan 1192. — 5. André d'Argentré, W du
» nom, vivoit l'an 1250et jusques à l'an 1300. Il espousa une dame
» nommée Marguerite, et en eut deux fils, Bobert et Berthelot d'Ar-
ia gentré *. »
C'est tout. Et, pour appuyer ces cinq degrés, pas un fait ni pas un
* Du Paz, Histoire généalogique de plusieurs maisons illustres de Bretagne (Paris,
1620, in-foL), p. 692 et ss.
' Voir TEnquéte sur le nombre de chevaliers dus par Pévéque de Dol à Tost du
duc de Bretagne, de Pan 1226, dans D. Morice, Pr. I, 857 et 858.
» Du Paz , Hist. généalog., 693.
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498 ORIGINES PAROISSIALES.
acle authentique. Les documents certains ne commencent d'être
cités qu'à partir de Robert d'Argentré, fils d'André II, lequel Ro-
bert signa, en 1374, au contrat de mariage d'Olivier de Clisson et
de Catherine do; Laval. Aussi, n'hésité-je point à regarder comme
très-douteuse l'histoire des cinq degrés précédents. Du Paz ne
manquait pas de critique, il s'en faut beaucoup ; mais le plus sou-
vent, pour l'origine de ses généalogies, il était contraint d'accepter
telles quelles les traditions, plus ou moins aventurées, ayant cours
dans les familles dont il s'occupait.
Ici, il a même si bien senti le peu de fondement de ces cinq
degrés dénués de toutes preuves, que pour établir sur une base
solide l'ancienneté de la famille d'Argentré, il est allé chercher,
dans le cartulaire de Saint-Serge d'Angers, une charte inédite,
qu'il a publiée lui-même', où il n'est question d'aucun des cinq
personnages ci-dessus, les soi-disant auteurs de la race, mais d'un
certain Poisson d'Argentré (Piscis de Argentreio)^ dont l'existence,
jusqu'ici des plus modestes, a du moins l'avantage d'être authen-
tique. Malheureusement, tout en affirmant avec raison que cet acte
a est fort ancien, y> le P. Du Paz avoue franchement n'avoir pu
« descouvrir ny l'an ny le temps auquel il fut fait. » C'était là ce-
pendant le point important. Voyons si nous serons plus heureux
que lui.
Cet acte est une donation, par laquelle un chevalier, aussi appelé
Poisson, mais qui n'est pas le Poisson d'Argentré, cède à l'abbaye
de Saint-Serge tout ce qu^il a dans la terre de Rare *, et opère la
tradition de son droit en remettant lui-même entre les mains du
moine Raoul, représentant de l'abbaye, une branche de genêt : cé-
rémonie qui se fit à Vitré, au domicile d'une veuve nommée La
Bretle, en présence de six ou sept témoins, presque tous gentils-
hommes des environs, comme Robert de Landavran, Ruellon de
* Du Paz, Hist. géncaîog., 692-C94.
* c In terra de Rareio. » Je ne sais ce que c'est que celle terre; je soupçonne uu
peu ici une faute de copiste qui eût substitué Rareio à Raleio, c'est-à-dire Rallai,
terre aujourdMiui en Erbrée, dont il est déjà question dans une autre pièce du même
temps, aussi tirée du cartulaire de Sçiint-Serge, et que D. Moricea publiée dans ses
Pr., I, 495-496.
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CANTON d'argentré. 499
SaÎDt-Mhervé, el enfin noire Poisson d'Argentré *. Quelques jours
après, Maleherbe, frère du donateur, confirma el renouvela lui-même
celte donation par la remise d'un couteau faile au même moine,
dans le porche de l'éj^lise Notre-Dame de Vitré, dont furent témoins
entre autres, un chanoine appelé Faisant et Guillaume de Cham-
peaux *. D'ailleurs, pas de date, pas d'autre indice que les noms
qu'on vient de citer : ils suffisent pour nous permettre de fixer
approximalivemenl l'époque de celte donation.
Un premier indice qui nous la doit faire mettre avant 1H6, c'est
la présence de ce chanoitie pris à témoin dans le porche de Notre-
Dame de Vitré. Celte église, en effet, fut d'abord une collégiale
desservie par des chanoines; mais, en 1H6, elle devint un prieuré
dépendant de Sainl-Melaine de Rennes, et les chanoines furent dès
lors remplacés par des moines '. Les autres témoins cités vivaient
tous dans le commencement du xii® siècle : Robert de Landavran et
Ruellon de Saint-Mhervé figurent ensemble dans un acte daté de
l'an 1121 *, et le second se retrouve dans un autre qui semble être
de la fin du xi^ siècle ^. De son côté, Guillaume de Champeaux as-
siste comme témoin à une transaction conclue entre les moines de
Sainte-Croix de Vitré et les chanoines de Noire-Dame de cette ville,
— transaction nécessairement antérieure à 1116 ^. — De tout quoi
l'on peut conclure que la donation de Poisson et de Malherbe, à
l'abbaye de Saint-Serge, eut lieu de 1100 à 1116, el que c'est là,
par conséquent, l'époque la plus ancienne où l'on trouve authenli-
quement le nom d'Argenlré.
* « Hoc donum fecit (quidam miles nominc Piscis) apiid castrum Vitrcii, in domo
cujosdam viduai Brilt» nomiuc, donumquc iti manu domni Radulphi monachi cum
quodam fuslc de gcncsto misit, videnlibus bis,. . . Kobcrtu de Landavrcn, Rucllono
de Sancto Merveo, Pisce de Aryentrcio. » (Du Paz, llisl. gén., 692.)
' « Frater ipsius Malaherba... dcdit cum quodam cultello iu poilicu Sanctai
Marix Yilreaccnsis. Testes, Paisantus canonicus, Willclmns de Campellis. .» (Id.
ibid., 693.)
3 D. Morice, Pr.I, 531-532.
* Bibl. Nal. mss. Carlul. de Marmoulier, III, 286, — acte relatif au prieuré de
Marcillé.
* D. Moricc, Pr.I, 496.
* Accord entre les moines de Sainte Croix de Vitré et les chanoines de Notre-
Dame du même lieu, au sujet de la paroisse de Sainte-Croix. (Titres inéd. de Sainte-
Croix de Vitré, commun, par M. Le Gonidec de Traissan.)
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200 ORIGINES PAROISSIALES.
Dom Horice nous fait connaître un autre membre de cette an-
cienne famille vivant également dans le }^iie siècle, Raoul d'Argen-
tré {Radulfus de Argentré) qui vit confirmer par André de Vitré un
don que Robert II, père d'André, venait de faire, en 1160, à l'ab-
baye de Savigni *.
Poisson d' Argentré de 4100 à 1116, Raoul d' Argentré en 1160,
tels sont jusqu'ici les deux seuls membres de cette famille dont
l'existence soit authentiquement connue avant le xiii^ siècle.
r- Deux mots maintenant sur l'étymologie du nom d'Argentré.
Elle semble as3ez malaisée ; je ne me flatte pas d'y avoir réussi.
Cependant, quand dans le Dictionnaire gaélique je lis tout au long
cette expression : a Aircheann tire^ » signifiant littéralement : <c la
frontière du pays, > je ne puis m'empêcher de trouver dans le sens
un grand rapport avec la situation d'Argentré, dans le son un rap-
port non moindre avec la forme de ce nom.
En effet, une faible contraction de la première syllabe, un adou-
cissement très-fréquemment usité de ^aspiration médiane (de ch
en g)j nous mènent tout naturellement à'Aircheann à Argeann-
tire. Ajoutez-y le suffixe ac^ eac ou iac, employé, on le sait, en
Gaule dans la plupart des noms de lieu d'origine celtique, et vous
avez Argeantireac, — où l'accent, en se portant sur l'avant^ dernière
syllabe ré, amène la suppression de la voyelle précédente (t), ce qui
donne Argeantréac. De là les formes latines Argentreacum^ Argen-
iriacuniy par contraction et adoucissement Argentreium^ et enfin
notre forme française Argentré.
VII. - DOMALAIN.
La plus ancienne mention de celte paroisse, en termes clairs et
précis, venue jusqu'à nous dans un document authentique, est seu-
lement de l'an 1240. Voici à quel propos.
André III, baron de Vitré, avait eu pour première femme la
* D. Morice, Pr.l, 642.
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CANTON d'ARGENTRÉ. 201
princesse Calherine, fille de Conslance, duchesse de Bretagne, et
de son dernier mari, Gui de Thouars. En 1237, Calherine de Bre-
tagne mourul, ne laissant d'autre enfant à André qu'une fille appe-
lée Philippe, qui, en 1239, épousa Gui VII de Laval *. Après quoi
le sire de Vitré, dans l'espoir d'avoir un fils, se remaria, dès le
commencement de 1240, à Thomase de Pouancé, fille de Geoffroi
de Pouancé, seigneur de la Guerche, lequel donna en dot à sa fille
(par acte du mois de janvier 1240) nombre de petits fiefs et de pe-
tits domaines éparpillés dans une trentaine de paroisses du diocèse
de Rennes, entre autres, en Vergeal et Domalain, sauf toutefois i'é-
lang, le boUrg et le moulin de Carcraon ^, qui avaient déjà d'ail-
leurs donné lieu à plus d'une contestation entre les seigneurs de
la Guerche et de Vitré ^.
De ce que le nom de Domalain paraît pour la première fois dans
un acte de 1240, faut-il conclure que celte paroisse n'existait pas
avant le xiii® siècle ? Je n'en crois rien , et je pense tout au con-
traire qu'elle doit, comme ses voisines, remonter au moins au xi«
siècle. Seulement, jusqu'ici, je n'ai pas découvert de lexle qui le
constate ; mais j'en puis cependant citer un , prouvant clairement
l'existence de cette paroisse dès H42.
Disons d'abord que l'abbaye de Saint-Aubin d'Angers, à raison
de son prieuré de la Celle Guerchoise, possédait en Domalain des
biens assez importants. Nous voyons, en 1265, Guillaume, sire de
la Guerche et de Pouancé, concéder à cette abbaye et à ce prieuré
tous les droits de voierie et de juridiction lui appartenant sur leurs
possessions sises dans les paroisses de la Celle et de Domalain,
* Pierre Le Baud, Chroniques de Vilré, chap. 39, 41, 43.
2 « Gaufridus de Poenceio, dominus Guilchie {sic pour Guirchie). . . Ego dedi in
maritagium Andrée domino de Vilreio, cum Thomasia filia mea quidijuid iiabcbam
et habere poteram in burgis et parrochiis de Bays, deVerjal, de Doiino Alano et de
Visecha, cxceplis burgo de Carqueron, molendinis et situ slangni, et eis que man-
sionarii de burgo de Carqueron tenenl in capite de domino Guilchie. » (Charte orig.
en ma possession, cf. D. Morice, Preuves de l'histoire de Bret., i, 917). — On voit
par là que Le Baud se trompe quand, au ch<»p. 43 des Chroniques de Vilrê , il
nomme la seconde femme d'André II de Vitré- « Thomasse de Malhefvlou^ » tandis
que c'était Thomase de Pouancé.
3 Charte de 1198 dans D. Morice, Preuves, 1, 730.
TOME XXIX (IX DE LA 3» SÉRIE). U
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202 ORIGINES PAROISSIALES.
sauf la poursuite et le jugement des crimes de rapt, meurtre et
ends *.
A côté de cet acte, dont les termes sont clairs et précis, la coU
lection manuscrite des Blancs-Manteaux en contient un autre, dont
l'extrait, pris sur une copie défectueuse, semble au premier abord
très-obscur. — C'est une charte datée de ^1^2, par laquelle Alain,
évêque de Rennes, confirme à l'abbaye de Saint-Aubin d'Angers la
possession de divers revenus ecclésiastiques qui lui ont été donnés
précédemment, et dès le temps de l'évèque Hamelin, par certains
chevaliers, dans une des églises du diocèse de Rennes. Mais l'ex-
trait des Blancs-Manteaux, pris sur une copie évidemment défec-
tueuse, ne nomme point cette église, mais il dit seulement que les
biens ainsi confirmés consistaient en dîmes, ainsi que dans la moi-
tié des offrandes faites dans l'église en question, à cinq fêtes de
l'année, savoir : Noël, Pâques, la Toussaint, la Purification « et la
» fête de saint Melaine, en l'honneur duquel est fondée ladite
» église '. » — Or, l'abbaye de Saint-Aubin d'Angers — cela est
certain — n'a jamais eu de biens ou de droits. que dans trois pa-
roisses du diocèse de Rennes, savoir : la Celle Guerchoise, dédiée
à saint Martin ; Cheiun, à saint Pierre, etDomalain, à saint Melaine.
L'indication de ce patronage désigne donc incontestablement cette
dernière paroisse. Voilà donc la preuve directe' qu'elle existait dès
la première moitié du xii« siècle, et il y a lieu d'espérer que des
recherches^ entreprises dans les titres de l'abbaye de 'Saint- Aubin
d'Angers, permettraient de remonter encore plus haut, au moins
jusqu'à l'origine première des donations faites à cette abbaye en
cette paroisse.
* • In parrochia de Cdla Guirchiensi et in Dono Alano. » (Tit. de S.-Aubin d'An-
gers, Coll. des Bl,-Mx, vol. 45, p. 468.) - Vends t était le meurtre d'un enfant
dont une femme était enceinte, ou le meurtre de la mère causé par les coups qu'on
lUii avait donnés. « (Guérard, CarluL de S.-Père de Chartres, Prolégomènes, § 112.)
Quant à Ja voierie, ce mot semble désigner en Bretagne le droit de poursuivre et de
réprimer les crimes contre les personnes et les propriétés.
' € Et medietalem oblationum quinque festivitatum in eadem ecclesia, scilicet
Nativitatis Domini et Purilicationis Beatae Maria; , Paschœ, Omnium Sanctornm, et
Beati Melanii in cujus honore predicla ecclesia fundalur. • Tit. de S.-Aubin d'Angers,
Bl.'Mx, vol. 45, p. 468.)
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CANTON d'argentré. 203
A défaut de renseignements historiques plus complets, la recher-
che étymologique peut ici présenter quelque intérêt.
Dans les actes de 1240 et de 1265, Domalain est appelé a par-
rochia de Domno ou de Donno Alano, » Si cette paroisse avait pour
patron saint Alain, cette traduction latine donnerait la vraie signi-
fication du nom ; car, dans la formation des noms de lieu emprun-
tés aux noms de saint, Fusage a quelquefois remplacé le titre ordi-
naire de sainteté, sanclns, par dominus^ domnus ou donnus^ en
français dam ou dom : de là , par exemple, à trois lieues de Fou-
gères, Dompierre du Chemin, paroisse dédiée à saint Pierre *. Mais
Domalain n'ayant jamais eu d'autre patron que saint Melaine, Dom-
nus Alanus n'est rien qu'un calque littéral de la forme française,
on plutôt la traduction d'un calembour (Dom-Alain) tiré de cette
forme.
Toutefois, ce calembour pourrait bien nous mettre sur la voie de
la vraie étymologie. Melanius^ en effet, mis en français, peut tout
aussi bien donner Melain que Melaine; ces deux formes ont dû
coexister. Dès lors remplaçant (comme dans Dompierre) le titre de
Saint jfdiT celui de Dom^ il s'ensuit qu'une paroisse dédiée à saint
Melaine a très-bien pu s'appeler Dom-Melain et devenir, par une
légère altération , Dommalain.
Si l'on rejette cette explication, si l'on tient à rechercher l'origine
de ce nom dans les dialectes celtiques, on trouvera dans le breton
de Galles dwfn ou doufn^ en bas-breton doun^ qui veut dire pro-
fond, et encore dans le gallois magl^ diminutif maglen^ contrée,
région, portion d'un pays, canton ^ — soit Dounmagleny canton
profond, d'où l'on passe, par une double élision fort usitée, à Dou-
inalen^ puis par une faible contraction à Domalen ou Domalain.
Mais pourquoi ce nom de « canton profonde » Sans doute, à cause
de cette grande vallée de la Seiche et de Carcraon, qui occupe une
bonne partie du territoire de Domalain. Toutefois, je préfère pour
ma part l'autre explication.
* Voyez aussi M. Jules Quicheral, De la Formation française desPfoms de lieu (Pa-
ris, 1870, p. 70.)
2 Owen Pughe, Welsh Dictionnary, i, 482, et ii, 320. * Magl, s. f . — a portion
of land, Maglen, diminut. (magr). »
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204 ORIGINES I>AROISSIALES.
Mais, dans un cas comme dans l'autre, ce qui reste acquis, c'est
que la forme latine du xiii^ siècle, Domnus Alanus, n'est qu'une
traduction après coup de la forme française, dont elle ne peut dès
lors aucunement expliquer l'origine.
CHARTES INÉDITES
1142. — « Ego Alanus, Dei gratia Redonensis episcopus, concessi
(monachis S. Albini Andegavensis) décimas. . . quas quidam milites,
qui eas hseredîtario jure possidebant, eis concesserunl, archidiaco-
norum meorum et capiluli nostri assensu, et medielalem oblatto-
num quinque festivitatum in eadem ecclesia, scilicet Nativilalis Do-
mini, et Purificationis Bealae Marias, Paschae, Omnium Sanctorura,
et Beati Melanii in cujus honore predicta ecclesia fundatur. Scd
quia hoc donum a lempore venerabilis praîdecessoris nostri Hame-
iini, quamvis non ita manifeste, faclum fuerat, etc. Actum Redonis
(in) caméra nostra, anno ab Incarnatione Domini (îf. C*. XL. lï.
etc. » (Tit. de S.-Aubin d'Angers, ColL des BL-M"', vol. 45,
p. 468).
4265. — « Universisetc. . . nobilis dominus Guillelmus de Guir-
cheia et de Poenceio, miles. Noveritis quod nos concedimus mona-
chis Sancti Albini et prioratui de Cella Guirchiensi omnem villica-
riam et omnem jurisdictionera et dislrictum quos habebamus in
elemosinis quas possidenl in parochia de Gella Guirch. et (in) Dono
Alano etc. , excepta villicaria seu jurisdiclione trium deliclorum ,
videlicet raptus, murtri et encim^ etc. Anno Domini M. CG. LXV. y»
(Tit. de S.-Aubin d'Angers, BL-M'', vol. 45, p. 468.)
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CANTON d'argentré. 205
VHI. — VERGEAL.
La paroisse de Vergeal figure, comme celle de Domalain, dans
l'acte du mois de janvier 1240, par lequel Geoffroi dePouancé,
sire de la Guerche, constitue la dot de sa fille Thomase en la
mariant à André III de Vitré *.
En 1210, André II de Vitré, père d'André III, avant de partir
pour la croisade contre les Albigeois, fit son testament, dont le
texte n'est pas venu jusqu'à nous, mais dont Le Baud, dans ses
Chroniques de Vitréy nous a conservé une analyse qui semble tris-
consciencieuse. On y voit entre autres choses que, par cet acte,
« ledit monseigneur André bailla par nom de douaire à Luce Painel,
:^ sa femme, la vicomte de Bays, Cornillé,Torcé,Fer^^fl/, Estrelles,
» Argentré et Forcé avecques le manoir et la forest\ »
C'est la plus ancienne mention que j'aie trouvée de Vergeal
dans les actes authentiques venus jusqu'à nous. Je n'en suis pas
moins convaincu que cette paroisse existait longtemps avant 1210,
et probablement dès le xp siècle; j'espère même qu'en en trouvera
la preuve dans quelque texte encore inconnu.
En attendant, disons quelques mots du nom lui-même et de sa
signification.
Dans l'acte de 1240, rappelé au commencement de cet article,
c'est parrochia de Verial ou Verjal, Mais, cent ans plus tard, un
acte latin de 1340, publié par D. Morice, donne à cette paroisse le
nom drolatique d'ecclesia de Viridi GaHo ': traduction bizarre,
extravagante, qui ne traduit même pas le nom français, mais un
calembour par à peu près fabriqué sur ce nom {Vert- gai pour
* « In burgis el parrochiis de Bays, de Verjal, de Donno Alano ■ elc. (D. Morice,
Preuves, l, 917).
' Chroniques de Vitré, chap. 38, vers la fin.
3 Cet acte a du moins le mérite de nous faire connaître le nom du recteur de
Vergeal, qui en 1340 s'appelait Mathieu de Monlerlîl : on y voit en effet Henri du
Bois, récemment élu évéque de Dol par le chapitre de ceUe église, accepter cette
élection « presentibus vcnerabilibus et discrelis viris magislro Guillelmo Matthei,
canonicfo Maclovieusi, Maltheo de Monlerfil, rectore ecclesie de Viridi Gallo Bhedo-
nensis diocesis, » etc. (D. Morice, Pr., I, 1405.)
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206 ORIGINES PAROISSIALES.
F^rg^^ai), et de laquelle par conséquent il n'y a aucunement lieu
de tenir compte.
Reste le nom lui-même qui, d'ailleurs, écrit Verjal ou Vergeal,
se prononce exactement de la même façon, toujours en deux syl-
labes {Yer-geaJ) et jamais en trois {Ver-gé-al), en dépit de l'ortho-
graphe administrative, qui depuis quelque temps s'est avisée, on ne
sait pourquoi, de planter sur le second e un accent aigu, quinon-
seulement n'a aucune raison d'être, mais présente encore l'incon-
vénient d'îjUribuer au nom une prononciation fausse et vicieuse.
Pour expliquer Vergeal ou Verjal, la langue gaélique offre une
élymologie très-séduisante au premier coup d'œil : uir, terre, sol,
poussière; geai, blanc*. Malheureusement, la couleur générale du
sol de celte paroisse ne semble pas confirmer cette interprétation.
— Mais dans le breton de Galles on trouve gwyr, frais, verdoyant
(prononcez gwer ou guër), eiial ou jal, beau lieu, beau site, beau
pays *; d'où Gwer-ial ou Ver-jal, beau pays verdoyant, — excel-
lente définition de ce pays de Vergeal , où la verdure, soit en arbres,
soit en herbages, déborde partout, partout drue, fraîche, opulente.
Arthur de la Borderie.
* « Uir» s. f. — Solum, pulvis, terra. » (Gaëlic dicUonnary of Highland Society,
1! , p. 240). . Geai, adj. - Albus , candidus - (Ibid., l, AU),
^ « M, s. f. — A clear, or open space; a fair, or open région > (Owen Pughe,
Welsh dicUonnary, II, 251). « Gwyr, adj. — That is pure; fresh; lively; vigorous;
luxuriant; verdant. » (Id. Ibid., H, 204).
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NOS VAINQUEURS
Qu'est devenue cette candide et rêveuse Allemagne que, depuis le
célèbre livre de M«»e de Staël, il était démode, chez nos littérateurs
et nos philosophes, de nous peindre sous de si poétiques couleurs,
qu'on nous disait tout entière vouée aux œuvres de l'imagination et de
l'esprit, tantôt absorbée dans les abstractions de sa philosophie
nuageuse ou scrutant patiemment tes arcanes de la science ; tantôt
s'en allant à deux errer au bord de ses beaux fleuves, une fleur de
wergiss-meinnicht à la main, l'œil perdu dans l'azur, et chantant
quelque doux lied de Schubert, de Schumann ou de Mozart î La
blonde rêveuse s'est révélée tout à coup Mégère altérée de sang ; le
canon Krupp et le fusil Dreyse ont remplacé, dans sa main, le bleu
wergiss-mein-nicht ; ses amoureux lieder sont des chants de guerre
et de mort, et ce sont nos fleuves qui la voient, non plus promener
ses tendres rêveries, mais couvrir leurs rivages de ruines et rougir
leurs eaux de sang français !
Gretchen elle-même, ce type légendaire de grâce naïve, de charme
pudique, de douceur, la sentimentale Gretchen n'est plus qu'une
harpie cruelle et cupide, qui, dans ses lettres d'amour, soupire après
le bombardement et le pillage de Paris, et recommande tendre-
ment à son bien-aimé de voler c^ son intention, dans quelque bouti-
que de bijoutier, « une paire de boucles d'oreilles en souvenir de la
guerre ! * »
* Lettre signée Marguerite Schneider et trouvée sur le corps du soldat Jean
Dietrich , tué sous Paris.
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208 NOS VAINQUEURS.
Ce peuple de philosophes, de poètes et de savants; ces pédants
psychologues, idéologues, anthropologues, archéologues, ethnolo-
gues et pédagogues, se sont transformés du jour au lendemain en
une horde sanguinaire et pillarde. Ces rêveurs se sont montrés,
soudain, positifs, nets et froids comme un chiffre. Ces paisibles
universités étaient des camps, ces académies débonnaires, autant de
casernes intellectuelles, d'arsenaux où se tramait de longue main et
sourdement, comme un complot, une formidable invasion. Pendant
que s'aiguisaient les baïonnettes et les épées, que se fabriquaient par
millions les fusils à aiguille et se fondaient par milliers les canons
Krupp, historiens, ethnologues et philosophes écrivaient leurs livres,
* prononçaient leurs discours, où ils. démontraient fort savamment
l'excellence de la noble race germanique sur toutes les autres, l'infé-
riorité géniale de la race franco-latine, son irrémédiable décadence
et son prochain asservissement à la grande Allemagne, future domi-
natrice du monde. Inutile d'ajouter que fusils, canons , livres, dis-
cours, étaient surtout prussiens. C'est la Prusse qui a ourdi le complot,
avec la persévérante patience d'une rancune longtemps couvée, avec
une puissance de moyens égale à sa haineuse envie. C'est la Prusse
qui, au nom de la science, de l'histoire, de Tethnologie, revendique
pour l'Allemagne cette prééminence nouvelle , et a pris la tête du
mouvement national.
Or, n'en déplaise aux savants docteurs de Berlin, de Tubingue
et de Gœttingue, il se trouve que la Prusse proprement dite n'est
pas allemande ! L'histoire et l'ethnolpgie qu'ils invoquent, avec ce
luxe de science dont ils ont seuls le secret, démontrent précisément
que les éléments primordiaux constituant le peuple borusse, les
ancêtres des Prussiens modernes, étaient surtout flnnois-mogols et
en partie slaves, mais nullemen4, germaniques. M. de Bismark lui-
même, ce hautain revendicateur de la « grande patrie allemande »,
descendrait d'un chef de tribu slave. Et , à y regarder de près, n'y
a-t-il pas en effet dans ce caractère prussien, si cauteleux et si dur,
quelque chose de l'astuce et de la cruauté orientales? Ces sanglants
excès, cette rapine effrénée, qui depuis sixmois désolent la France et
épouvantent le monde civilisé, ne rappellent-ils pas les ejtploits des"
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NOS VAINQUEURS. 209
hordes mogoles d'Attila et de Gen-gis-khan, pères ethnologiques
de Guillaume et de ses hobereaux ? — Toutefois Attila avait encore
quelque chose d'humain dans le cœur et consentait à se laisser flé-
chir. La bergère Geneviève préserva Paris de ses fureurs, l'évèque
Aignan protégea Orléans contre le pillage de ses bandes, et le pape
Léon, par sa seule parole, l'arrêtant aux portes de Mantoue, sauva
Rome, et du même coup peut-être la civilisation et la chrétienté.
Attila n'était qu'un barbare ignorant. Son fils et successeur Guil-
laume est un barbare frotté de sanscrit, de philologie, de psycholo-
gie, d'idéologie; verni d'exégèse; hégélien, fichlien, kanliste,
schellingien ; expert dans les arcanes « du moi et du non-moi », «du
relatif et de l'absolu »,de « l'identité, des contraires », toutes choses
inconnues du simple et ignorant roi des Huns ; — un barbare enfin,
savant et lettré, le pire des barbares. Aussi, voyez la différence ! Ce
Paris qu'Attila avait épargné, Guillaume le bombarde; cette ville
d'Orléans à côté de laquelle le barbare illeltré a passé sans la livrer
au pillage, le barbare civilisé la crible d'obus et l'écrase de millions
d'impôt, pillage en bloc méthodique et savant. Mantoue et Rome,
qui échappèrent aux excès de l'ignorant, assez faible pour céder,
lui, le farouche païen, aux prières d'un pape, -~ le philosophe ne
demanderait pas mieux que de les bombarder à leur tour et de les
réquisitionner un peu, et les supplications d'un Pie IX ne pour-
raient rien sur son cœur bronzé par la psychologie et l'ethnologie.
Une autre Geneviève, armée de son inoffensive quenouille, aurait
surgi pour défendre Paris : les modernes Huns l'auraient fusillée
comme n'appartenant pas à « un corps régulier. » Attila respecta
saint Aignan : le neveu de Guillaume vient de condamner à la prison,
n'osant sans doute le condamner à mort, son successeur, l'héroïque
et glorieux évêque patriote Dupanloup, coupable d'avoir osé plaider
la cause de ses malheureux diocésains, ruinés par les exactions
journalières d'un impitoyable ennemi. ^
Barbare pour barbare, je préfère Attila. Chez lui, du moins, la
cruauté n'était qu'intermittente ; a jeun, et, dans certains moments,
les bons côtés du cœur pouvaient prendre le dessus; il se mon-
trait, à ses^eures, accessible à la pitié. Rien de pareil chez ses
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210 NOS VAINQUEURS.
successeurs : Guillaume, Bismark, de Mollke, cela n'a plus rien
d'humain, c'est une impersonnalité, un système, une théorie scien-
tifique, rigide, froide, impassible, inexorable. Stratégie, manœuvres
d'armées, discipline, réquisitions, pillage, incendies, fusillades,
bombardement: ils ont réduit la guerre, et quelle guerre ! en théorè-
mes géométriques, combinés, réglés, d'une inflexible précision. Du
fond de son cabinet, un vieux mathématicien à face d'eunuque, au vi-
sage glabre et osseux, penché, le compas à la main, sur une carte topo-
graphique, fait mouvoir à la minute, par le télégraphe, à cinquante,
cent, deux cents lieues de distance, un million d'hommes, colossal
automate dont il joue à sa guise, dont il tire les fils (j'allais dire les
ficelles), suivant ses combinaisons de géomètre. Et cela marche, va,
vient, tue, pille, fusille, bombarde, comme ferait une machine
savamment montée. C'en est une en effet, et la plus formidable ma-
chine de ruine et de mort que le monde ait jamais vue, formidable
par le nombre, par son armement, le plus perfectionné et le plus meur-
trier qui figura jusqu'ici sur un champ de bataille; formidable par
la savante combinaison de ses rouagesetson merveilleux organisme.
C'est contre ce lourd, pédantesque, mais puissant automatisme
qu'est venue se briser, hélas! l'héroïque furie française^ tout
étourdie de ses défaites successives, si nouvelles pour elle, si désas-
treuses pour nous! C'est le triomphe de la mécanique sur l'âme
humaine. La machine prussienne-allemande, elle ne se pique pas
d'héroïsme (une machine ne saurait être héroïque), ni de valeur
chevaleresque. Chez elle, tout est méthode, ruse, calcul. Le soldat
allemand se cache, se met à l'affût derrière un arbre, un mur, une
pierre, un fossé ; se creuse des trous, se terre, comme un lapin ; se
couche à plat ventre et restera là un jour entier, immobile, inerte, in-
visible, guettant de Tœil, seule partie de sa machinale personne qui
vive et remue. Ala fois loup et renard, il marche surtout la nuit, sans
bruit,' en silence, sous le discret et obscur couvert des forêts, sur-
prend son adversaire toujours imprudent et inattentif, le fusille de
loin sans se découvrir et, toujours invisible et à Pabri de ses coups, -
le foudroie de son artillerie à longue portée. Il arrivera ainsi, de
bois en bois, de Berlin jusqu'à Paris ; et, comme il semble que la
fortune et la nature prennent à tâche d'aider de concert au succès
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NOS VAINQUEURS. 211
de ses calculs, il se trouvera que, tout à l'entour de Paris, un cercle
quasi ininterrompu do bois et de forêts lui offrira en abondance,
pour assiéger la grande capitale, ces impénétrables tanières si
chères à ses habitudes de fauve. Aussi ai-je entendu plus d'un dé-
fenseur de Paris déclarer, après cinq mois de siège, qu'il n'avait
jamais réussi à apercevoir le visage d'un soldat prussien !
Tactique à la fois de ruse et de calcul, savante et sauvage, d'ingé-
nieur et de Peau-Rouge, de pièges, d'embuscades, rarement de ba-
tailles rangées, eu'rase campagne, à poitrine découverte;— tactique
de Mohicans polytechniciens.
Ce ne sont pas ces Bas-de-Cuir psychologues qui commettront
jamais ces sublimes folies qui s'appellent la charge des cuirassiers
de Reischoffen, ou la charge, non moins héroïque, à la baïonnette,
des Zouaves pontificaux à la bataille de Palay. Ces choses-là font
hausser les épaules aux stralégistes calculateurs berlinois. Mais
d'où vient que les victoires prussiennes, si méthodiquement ga-
gnées, laissent froid comme un problème d'algèbre correctement
résolu, tandis que l'héroïque défaite d'un Mac-Mahon ou d'un
Chanzy émeut- et passionne ? Cela ne viendrait-il pas de ce que,
d'un côté, on ne voit que le jeu savant d^une machine, et que, de
l'autre, on sent l'homme ?
Les voyageurs ont remarqué que dans certaines langues sauvages il
n'existe aucun mot équivalant à celui d'honneur. On peut dire que
la langue allemande, pourlanl la plus riche de l'Europe, présente
la même lacune. Tout au moins l'honneur prussien ne ressemble-
t-il pas plus à l'honneur français, que la valeur prussienne à la va-
leur française. Il ne s'est peut-être pas livré un seul combat sous
Paris, sans que' se soit produit cet incident caractéristique : quand
la mêlée devenait trop chaude et le danger trop pressant, on voyait
le premier rang des soldats allemands lever la crosse en l'air et de-
mander à se rendre ; puis, quand les nôtres sans défiance appro-
chaient pour recevoir les prisonniers, le deuxième et Iç troisième
rang ennemi les fusillaient à bout portant. Exaspéré's de cette
félonie qui , tant de fois renouvelée , trompait toujours leur
trop généreuse pitié, nos soldats se ruaient furieux sur ces traîtres
et ne faisaient plus de quartier. Le 2 décembre, à Epinay, la terrible
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212 NOS VAINQUEURS.
hache d'abordage de nos marins fit ainsi un effrayant massacre de
Bavarois, car les alliés des Prussiens leur empruntent volontiers
leurs procédés et se sont montrés leurs dignes rivaux. Le 29 no-
vembre, au combat de l'Hay, prélude des deux grandes batailles sur
la Marne, un détachement allemand arbore le drapeau blanc.
L'officier français, un capitaine, si je ne me trompe, d'un bataillon
de braves mobiles bretons du Finistère, — lesquels, par paren-
thèse, comme faisaient jadis les Vendéens, quittèrent ce jour-là
leurs chaussures pour mieux courir au feu — se présente, suivi de
quelques hommes seulement, à la barricade prussienne (car,
encore une fois, les Allemands se battent toujours abrités derrière
quelque chose). L'officier allemand le déclare prisonnier, lui et ses
hommesy eux qui étaient venus, sur la foi du drapeau parlemen-
taire, convaincus que c'étaient, au contraire, les Prussiens qui vou-
laient se rendre! Ils s'échappèrent à grand!peine, poursuivis par
une fusillade meurtrière.
Voilà les deux honneurs, et voilà les deux nations : ces seuls faits
suffisent à les caractériser. Ce qui pour nous est traîtrise et dé-
loyauté, les Prussiens l'appellent stratagème, ruse de guerre. Ruse de
guerre encore, le drapeau de la Convention de Genève arboré sur
des poudrières et des convois de munitions. Et tant d'autres faits
analogues, tel encore que M. de Mollke, au rapport d'un témoin
oculaire, assistant et présidant à l'un des combats sous Châtillon,
protégé, lui général en chef, du brassard blanc à croix rouge des
ambulances. Voilà une protection à laquelle n'auraient jamais songé
à recourir Trochu, Ducrot ou Vinoy.
Un autre caractère de cette guerre terrible qui la déshonorera à
jamais, ainsi que le peuple qui nous la fait, c'est ce vaste espion-
nage qui la prépara. — Ce sera sans doute la première fois que le
monde aura assisté à ce fait monstrueux d'un peuple se faisant l'es-
pion d'un autre pour le mieux ruiner et égorger , s'installant chez
lui par cenlainos de mille, envahissant toutes les carrières, toutes
les positions, depuis la plus infime jusqu'à la plus élevée, depuis
l'égoutier et le balayeur des rues, jusqu'au banquier millionnaire.
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NOS VAINQUEURS. 213
Commis dans les administrations public^ues ou privées, ouvrier de
toutes professions, négociait en tous genres, propriétaire, châte-
lain, employé de maisons de comrç^e, garçon de ferme, de café
ou de brasserie, domestique dans le^ familles, se dispersant enfin
sur toute la surface du pays, s'insinuant partout, et partout accueilli
en ami, en frère; profitant de cette imprudente confiance pour noter
tout, étudier tout à loisir, se rendre compte des lieux et des gens,
de nos ressources publiques et privées.
La France, elle, toujourS bonne, généreuse, hospitalière, et aussi,
hélas! légère, insoucieuse, ignorante, accueillait tous ces étrangers
avec sa bonne grâce traditionnelle. De préférence même à ses pro-
pres nationaux, — car nous sommes ainsi faits que nous poussons
jusqu'à la manie, jusqu'à la mode, pour tout dire, l'hospitalité en
faveur de ce qui est étranger, hommes et choses, — elle les plaçait
dans ses usines, dans ses chemins de fer, dans ses banques, à com-
mencer par la Banque de France ! Si bien que, l'invasion venue, les
envahisseurs sesontpartoutretrouvés comme chez eux.Mais comment,
avec notre caractère confiant et loyal, soupçonner d'aussi perfides
calculs? Ces Allemands, d'ailleurs, étaient de si bonnes gens, si
zélés, si obséquieux ! La a bonhomie allemande t> n'était-elle pas
passée à l'état d'axiome, quasi de proverbe ! Il subsistait bien en-
core, dans quelque recoin de la mémoire, un souvenir des deux
invasions de 1814 et de 1815, et des excès de tout genre qui les
avaient signalées. Mais la France ne sait pas haïr longtemps; ses
rancunes se fondent vile à la douce chaleur de sa bieriveillance native.
Pendant que la France oubliait, la Prusse, elle, se souvenait tou-
jours ; et de quoi? — que sais-je? de Louvois et de l'incendie du
Palatinat, de toutes les querelles qui divisèrent jadis l'Empire et le
royaume de France, d'Iéna surtout et de Napoléon entrant à Berlin
(car le second empire nous fait payer le premier). Que dis-je? au
rapport d'Henri Heine, — cet Allemand si Français, qui, mieux que
Wieland, mérita, par son esprit, d'être appelé le Voltaire germanique,
et qui, par aversion pour ses compatriotes, qu'il avait trop appris à
connaître età apprécier, s'appelait plaisamment lui-même «Prussien
libéré, » —la Prusse se souvenait, pour la venger à l'occasion, de la
mort d'un certain Conrad, tué je ne sais où et je ne sais comment,
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214 NOS VAINQUEURS.
en plein Xin« siècle, au temps de saint Louis ! Tant les haines et les
rancunes s'éternisent dans ces têtes carrées, froidement passionnées !
La double revanche de la Prusse en 1814 et en 1815, et on sait si
elle fut féroce ! ne lui suffisait pas. Elle ne tendait à rien moins
qu'à nous anéantir, à nous exterminer comme nation. Sa haineuse
jalousie ne pouvait se satisfaire à moins. Tandis que la France ou-
vrait à éa voisine sa main et sa porte, la douce, la rêveuse, la
patriarcale Allemagne aiguisait dans l'ombre un couteau.
L'imprévoyante connivence de notre gouvernement ne servit pas
peu au succès de ses projets c^ntr nous. Qui ne se rappelle cette in-
croyable série de paroles et de faits, cette prodigieuse lettre d'un
souverain français estimant la Prusse « mal délimitée » et l'invitant
complaisamment à s'agrandir ; cette non moins prodigieuse circu-
laire de M. de la Valette, déclarant que tout était pour le mieux dans
la plus grande des Prusses possible ; ces théories sophistiques des
a grandes agglomérations t> et des « nationalités », redoutables
machines de despotisme et de conquêtes, aux mains des forts pour
l'écrasement des faibles; toute cette politique enfin, à la fois
sentimentale et astucieuse, dont les finasseries se trouvèrent
si inopinément déjouées par la rude main d'un homme d'Etat
audacieux et sans scrupules ? — Etrange ironie ! c'est au nom du
principe des nationalités que la Prusse qui, par ses origines, n'est
pas allemande, revendique à son profit l'unification de l'Allemagne,
et chasse de cette même Allemagne quinze millions d'Allemands de
l'archiduché d'Autriche ! De même en Italie : ce sont les Piémon-
tais, nullement Italiens d'origine, mais Gaulois cisalpins, qui entre-
prennent,' au nom du même principe des nationalités, la conquête
et l'unification de l'Italie. De part et d'autre, d'ailleurs, mêmes
procédés, même violence, même brutalité, même fourberie, même
politique sans scrupule. Tictor-Emmanuel est le digne frère de
Guillaume, à la bigoterie piétiste près (on sait que le « galant
homme » ne se pique pas même de dévotion), et M. de Cavour était
déjà en 1859 un Bismark fort réussi. Les Piémontais sont les Prus-
siens de ritalie, comme les Prussiens sont les Piémontais de l'Alle-
magne. Et, à y regarder de près, il y a dans le caractère des deux
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NOS VAINQUEURS. 215
peuples plus d'un point de ressemblance ; dureté naturelle, astuce,
âpreté au gain d'argent ou de territoire, remarquable aptitude aux
choses de la guerre. La dynastie de Savoie et la dynastie desHohen-
zollern ont été la digne personnification de leurs pays respectifs,
par leur traditionnelle ambition, aussi ardente que peu scrupuleuse
sur les moyens de réussir.
Autre fait non moins étrange : celte France que les ethnologues
prussiens condamnent dédaigneusement à une fin prochaine, atta-
quent par la science et par les armes, et veulent anéantir au nom de
la prééminence de la « grande Allemagne, t> et comme appartenant
au tronc pourri des races latines ; celle France se trouve être
ethnologiquement, par les origines de son double élément franc et
gaulois, beaucoup plus vraiment allemande que la Prusse ! La belle
chose que la science se faisant sophisme au service d'une ambition
sans frein ! — Voilà pour les « nationalités. »
Quant à cet autre fameux « principe » des « grandes agglomé-
rations, » si pompeusement prôné par nos aveugles gouvernants, il
est, hélas ! en train de se pratiquer sur la plus vaste échelle au
profit des seules agglomérations italienne et prussienne, au détri-
ment de notre pauvre France abaissée et démembrée !
Un jour, enfin, l'édifice de h haine prussienne se trouva achevé.
Sur tout son vaste réseau, l'espionnage avait préparé les voies. La
stratégie avait dressé le plan de l'invasion étape par étape. La
topographie en avait tracé la carte, si minutieusement détaillée que
tout y était prévu : roules, chemins, sentiers, villages, hameaux,
maisons isolées, champ par champ, arbre par arbre ; documents
plus redoutables que le canon et le fusil à aiguille, et qui ont si puis-
samment contribué à nos défaites qu'on a pu dire, avec toute rai-
son, que les Prussiens nous ont vaincus moins parla supériorité de
leur artillerie que par la géographie. Armés de ces cartes, multi-
pliées par la photographie à des millions d'exemplaires, officiers,
sous- officiers ou même simples soldats allemands, allaient se trou-
ver partout comme chez eux, à ce point qu'il leur arrivera plus
d'une fois de remettre dans leur chemin des gens du pays égarés !
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216 NOS VAINQUEURS.
Et cela, pendant que, chez nous, on voyait des généraux, pour en-
trer en campagne,.acheter chez le libraire du coin une grossière
carte d'école priniaire à dix sous! N'allions-nous pas voir l'armée
de Mac-Mahon préparant le désastre de Sedan par ses marches et
ses contre-marches, s'égarant dans l'Argonne comme elle eût fait
au milieu d'une forêt inconnue de l'Afrique centrale^ mettant huit
jours à faire vingt-cinq lieues, demandant le chemin conduisant à
un village qui se trouvait être celui-là même où elle était,— comme
si elle eût pris à tâche de donner à Tennemi le temps d'arriver
pour la cerner? Et même, sous Paris, n avons-nous pas vu certains
généraux ne sachant, pour attaquer telle position, quelle route
prendre, en dépit des belles cartes de notre état-major, lesquelles,
il est vrai, longtemps sans rivales, sont fort dépassées et se trou-
vent en retard de trente années pour certaines parties de notre ter-
ritoire ?
Pareil à une araignée au milieu de sa toile, longuement et sa-
vamment tissée, M. de Bismark guettait le moment où il pourrait
saisir sa proie. Il la savait inatlentive, non préparée ; il .la savait
aussi, hélas ! (pourquoi ne pas l'avouer?) irréfléchie, ignorante des
ressources d'àutrui et des siennes propres, infatuée d'elle-même,
susceptible, prompte à se piquer et à porter la main à son épée,
sans regarder à quel ennemi elle a atfaire. Ignorance et défauts, sur
lesquels le Machiavel prussien a^ su spéculer avec une habileté
perfide.
Rien n'était prêt chez nous : tout était prêt chez eux. Restait une
dernière et suprême habileté : nous amener, à leur déclarer la
guerre, cette guerre qu'ils désiraient ardemment, qu'ils avaient pré-
parée avec un si formidable appareil, et à laquelle nous ne son-
gions nullement la veille encore! Cette habileté, M. de Bismark
l'eut, grâce à ses machinations méphistophéliques et au fatal aveu-
glement de nos gouvernants. Pour eh arriver là, il lui fallait des
complices : il en trouva.
Démon tentateur, tour à tour, il transporta sur les Alpes le roi
Victor-Emmanuol, et sur les Pyrénées l'aventurier Prjm, montrant
à l'un la Savoie, berceau de sa race, à reconquérir; à l'autre, nos
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NOS VAINQUEURS. 217
départements du Midi à annexer à l'Espagne. Déjà, dit-on, nolro
reconnaissant obligé, le roi « galant homme », prêtait une oreille
complaisante aux suggestions du Méphislophélès prussien, lequel
avait sans peine gagné à ses plans ce Cialdini qui avait si glorieuse-
menl, à vingt contre un, versé le sang français à Castelfidardo : le
général Lamarmora, plus honnête, rappela son maître à la pudeur.
Prim fut moins scrupuleux. Alors surgit soudain, comme d'une
boîte à surprise — la boîte de Pandore ! cette fatale candidature Ho-
henzollern, qui allait déchaîner sur le monde tant de calamités !
On sait comment une politique funeste, acclamée par ses ordinaires
complaisants, se hâta de tomber élourdiment dans le piège qui
lui était tendu. Ces mêmes hommes, qui avaient applaudi à la paix
à tout prix en 1866, alors seulement que la guerre eût été oppor-
tune, applaudissaient en 1870 à la guerre, alors que nous allions
être seuls à la soutenir, et que nous n'avions que 339,000 soldais
(chiffre officiel du récent plébiscite) à opposer à 1 million et demi !
Il suffisait d'avoir quelque connaissance des lieux, des hommes
et des choses, pour trembler à la pensée do revers possibles et de
leurs résultats, pour prévoir que la France allait s'engager là dans
l'une des plus terribles^aventures qu'elle eût jamais courues !
Les avertissements n'avaient cependant pas manqué. Non que nos
diplomates eussent deviné quoi que ce fût de ce qui se passait au-
tour d'eux : on sait que leur spécialité, fort opulemment rétribuée
et fort justement récompensée en outre par des titres de comte,
était de ne rien voir, de ne rien soupçonner des trames qui se
nouaient sous leurs yeux. Mais, sans parler de la clairvoyance si
étonnamment prophétique de M. Thiers qui, dix années durant, de-
puis celte funeste aventure d'Italie, cause première de tout le mal,
ne cessa, inutile Çassandre, d'avertir le gouvernement impérial do
ses fautes et d'en prédire les conséquences; — que dire de ces
rapports officiels, si lumineux, si précis, si douloureusement prophé-
tiques aussi, que M. le colonel Sloffel, notre attaché militaire à
l'ambassade de France, adressait de Berlin, dès 1869, à nos gouver-
nants, et dans lesquels ce juge si compétent, frappé, effrayé des
préparatifs militaires que la Prusse Jie cessait d'accumuler en armes
TOME XXIX (1\ DE LA 3® SÉRIE.) 15
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218 NOS VAINQUEURS.
et en hommes, pendant que la France s'endormait dans une insou-
cieuse et fatale inertie, jetait le cri d'alarme avec une si patriotique
angoisse ! — On nous a conté, d'autre part, et de source sûre, qu'un
diplomate étranger, le mieux en position d'être exactement renseigné,
avait, quelques jours avant la déclaration de guerre, représenté à l'em-
pereur Napoléon III qu'il savait la Prusse toute prête à engager la
lutte, et disposée à mettre sur pied en deux semaines 1,400,000 sol-
dats ! A quel homme d'Etat d'ailleurs, je dirais volontiers à quel en-
fant, était-il permis d'ignorer la redoutable organisation militaire
prussienne, depuis surtout que Sadowa en avait révélé les fou-
droyants effets/et que son application au reste de l'Allemagne en
avait doublé la puissance ? Ce ^u'un enfant devait savoir, nos
hommes d'Etat semblaient n'en avoir pas soupçon.
Ce fut dans de telles conditions, avec la certitude d'avoir à lutter
un contre quatre, que la guerre fut déclarée, et on se rappelle au
milieu de quelles folles et délirantes acclamations! Pour être juste
et faire la part de chacun, ajoutons qu'une partie de l'opinion pu-
blique et de la presse, aussi légère qu'ignorante^ se fit la complice
et, jusqu'à un certain point, l'instigatrice du mouvement. Il est vrai
qu'un maréchal de France avait solennellement déclaré que nous
étions prêts, et si bien prêts que, dût la guerre durer un an, l'ar-
mée française n'aurait pas besoin d'un simple c.bouton de guêtre I i
Ce « bouton de guêtre » restera comme un monument de l'ineptie
humaine. En réalité, le désarroi allait être partout : nos arsenaux
étaient vides ; nos places fortes de l'Est, boulevards de notre indé-
pendance nationale, bases de nos futures opérations^ n'avaient ni
munitions, ni vivres! Metz n'avait pas un biscuit! Supposez six
mois de vivres dans cette place d'une importance si capitale^ et la
France était sauvée! Une telle imprévoyance, entraînant la défaite
et la ruine d'un grand pays, n'est-ce pas un crime de lèse-patrie?
L'histoire se refusera à croire à ce comble de la démence et de
l'aveuglement. Parmi ceux, en bien petit nombre, qui, plus calmes
et plus froids, se souvenant et réfléchissant, connaissant, pour^
ravoir visité, le futur champ de bataille, osaient concevoir des
inquiétudes, prévoir des difficultés, craindre la possibilité de
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NOS VAINQUEURS. 219
quelques revers pour nos armes, — à qui de nous, à Paris et sans
doute ailleurs, n'est-il pas arrivé de s'entendre flétrir de l'épithète
de « Prussien? »
Un affront fait, disait on, à notre ambassadeur fut l'étincelle qui
mit le feu à la chatouilleuse susceptibilité de notre caractère natio-
nal. Il ne fallait rien moins que l'égorgemenl; de deux peuples pour
laver ce manque de politesse d'un roi ivre envers un diplomate
inepte. Encore paraît-il avéré que cette prétendue injure, hautement
niée par l'ambassadeur et par le souverain, n'était qu'une impu-
dente invention de ce satanique génie -d'un Bismark,'qui sut perfide-
ment exploiter son mensonge dans une circulaire célèbre.
Il connaissait bien le caractère français, celui qui osait spéculer
par de tels moyens sur sa légèreté, son infatuation, sa susceptibilité
ombrageuse et follement chevaleresque, lui — le moins chevale-
resque, le plus froidement positif, le plus astucieux des_ hommes.
Ce fut sur ce malentendu, sur cette ruse grossière, que la
France, ou plutôt son gouvernement, aveuglé par un faux point
d'honneur, se jeta tête baissée, « le cœur léger, )» dans le traquenard
que lui tendait le renard prussien.
M. de Bismark en était arrivé à son but : c'était la France qui
déclarait la guerre à la Prusse, et l'artificieuse Prusse put se don-
ner, aux yeux de TEurope prévenue, le faux air de l'innocence per-
sécutée, d'un paisible agneau injustement attaqué par un loup
furieux, — elle, la provocatrice réelle, qui allait entrer en lutte
armée jusqu'aux dents, et déployer dans cette guerre voulue, prévue
et préparée par elle, une puissance de moyens jusque-là sans
exemple !
La guerre éclate : — le peuple espion qui, grâce à une confiance
imprudemment généreuse, a pu tout à loisir étudier les ressources
tant publiques que particulières du peuple son hôte, rentre chez
lui à l'appel du chef de celte vaste police secrète interna lionale,
s'arme et revient, implacable ennemi, envahir ce pays qui, pendant
des années, Ta nourri de son pain, enrichi de son industrie. Alors
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220 NOS VAINQUEURS.
on vit ce spectacle hideux de traîtres guidant les incendiaires et les
pillards vers ces mêmes village?, fermes, usines, maisons, établis-
sements, au foyer desquels ils étaient assis naguère encore, et dont
ils reconnaissent la trop confiante hospitalité en présidant au sac,
à l'incendie de ces villages ou de ces maisons, et parfois même à
l'assassinat de leurs habitants. Un corps d'armée envahit un jour la
gare de Creil, point central de tout un réseau de voies ferrées :
l'officier qui conduit la troupe dispose en un clin d'œil les divers
postes dans les différentes parties de la gare, avec une connaissance
parfaite des lieux. Il y a quelques semaines à peine, l'officier en
question occupait dans l'administration de cette même gare un des
principaux emplois. Un autre jeune Prussien se fait naturaliser
Français: comme de juste, on se hâte de le nommer conseiller
de préfecture à Melun ; — arrive l'invasion, le conseiller espion, subi-
tement disparu, reparaît un beau jour à Melun, mais avec avance-
ment, en uniforme de préfet; depuis, il administre, à la plus grande
satisfaction de M. de Bismark, un département dont il a pu, comme
conseiller, connaître tout à son aise les hommes et les choses. El,
ainsi partout: M. de Mollke venant chaque année en villégiature à
Saint-Germain, sous prétexte de santé, et comme si la beauté du lieu
eût captivé ce taciturne et froid géomètre, en réalité pour étudier les
lieux en stratégiste et préparer le plan du futur investissement de ce
Paris, dont il pouvait voir la banlieue de la terrasse du pavillon où
naquit Louis XIV ; — le baron S..., un opulent grand seigneur,
ayant des propriétés un peu partout, menant grand train, faisant
courir, et tant d'a4itres : espions encore. — M. de Bismark avait in-
sensiblement enveloppé la France entière de l'espionnage prussien
comme d'un filet, en attendant le jour où le sombre et rusé pêcheur
pût capturer sa proie.
Si, par un malheur à jamais lamentable, Paris venait à succomber
à son tour devant un assaut de vive force, la pauvre grande vaincue,
cette ville sans analogue, si largement hospitalière qu'elle est la capi-
tale plutôt dii monde que de la France, Paris ne serait-il pas exposé
à voir les 70,000 Allemands qu'il nourrissait, il y a quelques mois à
peine, et dont il nourrit encore en partie les femmes et les enfants,
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NOS VAINQUEURS. 221
présider au pillage de ces maisons, de ces magasins, de ces banques,
de ces administrations, si bien connus d'eux, où ils étaient employés
à divers titres, de préférence souvent à nos propres nationaux? Le
dédale souterrain de nos 125 lieues d'égouts, cette Cloaca maxima
parisienne si peu connue et si étonnante pourtant, supérieure au
fameux aqueduc de Tarquin,rune des merveilles encore delà Rome
actuelle, — n'a pas un détour que ne sachent par cœur nos ex-
égouliers allemands. Nos usines à gaz ont découvert, dit-on, que
certains de leurs employés, ouvriers ou même simples manœuvres,
étaient des officiers prussiens. Rapprochez ces usines à gaz et ces
égouts, et il ne vous sera pas difficile d'imaginer des raines toutes
préparées pour faire sauter Paris au besoin. Il est vrai que, depuis
plusieurs mois déjà, le gaz nous fait défaut; mais la préméditation
n'en semble pas moins évidente, et le complot moins habilement
ourdi.
Grande et cruelle leçon, dont nous ne profiterons guère, je le
crains, grâce à notre légèreté, à notre facile oubli, répugnant à la
rancune, et aussi à notre sociabilité native.
Eloquente leçon aussi pour les autres peuples européens! Qu'ils
songent que chaque Allemand qu'ils accueiUent est ou peut devenir
contre eux un espion redoutable,, quand l'effrénée politique d'un
Bismark jugera à propos de leur chercher noise, et cela arrivera
pour tous un jour ou l'autre, car qui peut se dire à l'abri de ces
querelles de Prussien ? Le tablier ou le bourgeron de ce garçon de
brasserie, de ce domestique, de cet ouvrier, en apparence inoffensif,
cache peut-être un ingénieur, un officier allemand, qui, pour espion-
ner mieux à son aise, a quitté son uniforme pour se cacher sous la
livrée d'un valet. Certes, c'est là encore un trait particulier à l'ar-
mée allemande, et qui jette un triste jour sur le caractère du peuple
tout entier. Dans quelle autre armée d'Europe trouverait-on des
officiers consentant à s'abaisser à ce rôle déshonorant, que le pa-
triotisme lui-même est impuissant à excuser? Cela dénote dans le
caractère prussien-allemand : gens du peuple, grands seigneurs,
officiers, une basse astuce, ui^ excès de servilisme, qui répugneraient
à la dignité et à la loyauté d'un simple soldat français.
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222 NOS VAINQUEURS
Un tel peuple , courbé encore en partie sous le servage féodal ,
tout entier élevé à la dégradante école d'une discipline mili-
taire inflexible, soumis, surtout en Prusse, au joug de fer de ces
hobereaux qui le battent, le soufflettent, lui donnent la schlague ;
— un tel peuple peut être, comme armée, et est en effet, par ses
défauts mêmes ^ son obéissance passive, sa basse soumission^ sa
brutalité, sa rapacité, une fort redoutable machine de guerre;
mais, comme peuple, c'est un troupeau tout préparé pour le des-
potisme césarien. Aussi, obéissant à la logique des choses, les
Allemands sepréparent^ils à se donner un empereur, un César, un
maître unique, qui puisse mieux les pressurer. Le moment est bien
choisi, en effet, et l'exemple fort concluant et engageant au lende-
main de Sedan! Nos ennemis n'auront que ce qu'ils méritent, et ce
sera là le commencement de notre vengeance.
L'Europe, étonnée, assiste, en plein XtX^ siècle, à un phéno-
mène qu'elle ne croyait plus possible, à la réapparition du Barbare,
animé de la même rage ^destructive que ses ancêtres d'il y a quinze
siècles, mais plus fort qu'eux, plus redoutable, armé des engins
les plus perfectionnés de la civilisation, ayant discipliné ses hordes
et fait de la tactique militaire une mécanique savante. Grattez Ce
philosophe kantiste ou hégélien, ce linguiste, fût-il un Bopp ou un
Polt; cet historien, fût-ce un Gervinus ou un Momrasen, et vous
retrouverez le Borusse, le Teuton, le Golh , le Cimbre ou le Van-
dale : sous des dehors civilisés, même violence d'instincts, même
brutalité d'appétits, même exclusivisme , même étroitesse de patrio-
tisme , de tribu ou de clan ; même basse envie de la supériorité ou
de la richesse d'autrui; même soif de pillage, de conquêtes; même
cruauté.
Ce sont ces philosophes et ces savants qui, plus arriérés peut-être
et plus étroits dans leurs vues que le simple peuple, ont allumé
chez lui ces ardentes et malsaines convoitises, ces rancunes et ces
vengeances , et lui ont prêché cette sanglante croisade, cette guerre
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NOS VAINQUEURS. 223
sans merci contre celte France qui, calomniant son propre génie,
réservait ]e plus clair de son admiration pour ces écrivains étran-
gers !
Combien, en Allemagne, ont été rares les hommes, poètes,
philosophes, historiens, écrivains d0 toute sorte qui, sachant se
mettre au-dessus de ces basses rancunes et de ces haines, osant
rendre justice à la France et à son rôle dans le monde, ^ ont pu
dire avec Goethe :
« Je ne haïssais pas tes Français... Comment pouvais-je, moi
» pour qui la civilisation et la barbarie sont des idées d'une impor-
» tance exclusive, concevoir de Tantipathie pour une nation qui
» compte parmi les plus cultivées de Tunivers, et à qui je devais
» une si grande part de mon éducation personnelle?
Gœthe ajoute :
« En général , la haine nationale offre ce caractère particulier
» que vous la trouverez toujours plus intense et plus violente à
» mesure que vous descendrez l'échelle intellectuelle ; mais il est
» un degré où elle disparaît complètement, où l'on domine en
» quelque sorte les nations, où Ton sympathise au bonheur ou à
» l'infortune du peuple voisin, comme si c'étaient des compa-
» trioles *. »
Evidemment, en disant cela, le grand poète, qui savait s'élever
à cette large et surhumaine impartialité, imitée depuis par Louis
Bœrne et l'illustre historien Léopold Ranke (il est vrai que ni Tun
ni l'autre n'étaient prussiens; ils le seraient aujourd'hui!) ne pré*
voyait pas les Gervinus, les Hommsen, les Dore et tant d'autres
célébrités allemandes contemporaines qui poussent le haineux anta-
gonisme de races jusqu'à se faire, après un demi-siècle de paix,
l'écho passionné des gallophobes de 1813, Ârndt, Stein, Jahn,
Blûcber.
€ Brûlez Strasbourg, s^écriait en 1815 le féroce Gœrres : ne
r laissez subsister que la flèche de la cathédrale, pour éterniser la
» vengeance des peuples allemands !»
• Entretiens de Gœthe et d*Eckermann, trad. Chasles, 264-265.
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224 NOS VAINQUEURS.
Reconnaissez-vous le cri du Vandale? Il n'a pas tenu au bon
vouloir d'un autre Vandale, Werder, que c la vengeance des peuples
alhemands ne fût complète : Strasbourg n'est qu'à moitié brûlé, et,
s'il r^sle de la cathédrale autre chose que la flèche, les bombes
allemandes, du moins,lui ont infligé pour trois millions de ruines. »
< Toute nation plus forte doit exterminer la nation plus faible. »
— «La force prime le droit. »
Deux axiomes qu'acclameraient des Caraïbes, et qui, après dix-
huit siècles de christianisme, viennent d'être posés, Tun parle
premier historien de l'Allemagne, l'autre par son premier homme
d'Etat. Toute la politique prussienne est là, et aussi toute la t civi-
lisation > prussienne. Principes dignes de cette politique et de cette
civilisa tion.c de fer et de sang, i> et qu'auraient réprouvés, comme
trop barbares, les Germains de Tacite, dont le caractère n'était
pas du moins sans quelque générosité.
Mais leurs fils se sont tant civilisés !
Arminius n'était qu'un grossier Barbare, comparé à M. de Bis-
mark, lequel pourtant, qu'il le veuille- ou non, est au fond plus
barbare qu' Arminius, mais barbare portant paletot et bottes vernies,
et posant des axiomes fort barbares , il est vrai.
Ces prétendus chrétiens continuent, plus ou moins consciem-
ment, d'adorer les dieux de leurs ancêtres idolâtres, Thor et
Odin , les sanguinaires divinités de la violence brutale et de la
guerre. Ils ont ajouté à leur Panthéon Mercure, le dieu de la rapine
et d.u vol.
C'est toujours la horde antique, toute la tribu convoquée par le
heerbann (hsiXi de guerre), marchant en armes et emmenant femmes
et enfants dans des chariots. Il est vrai que, sur ce dernier point,
la civilisation a sensiblement amélioré les choses : si des chariots
suivent encore les armées allemandes pour recueillir le butin, ils
sont le plus souvent remplacés par des wagons, beaucoup plus
amples et plus rapides. Le pillage n'y perd rien, tout au contraire.
Au lieu du lourd et lent chariot de leurs barbares ancêtres, qui
pouvait à grand'peine contenir le butin pris sur quelques particu-
liers, aujourd'hui, grâce à la vapeur, les Germains civilisés peuvent
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NOS VAINQUEURS. 225
emporter du même coi|p, et dans un seul train de chemin de fer, ia
dépouille d'un village, d'une ville! Osez nier encore le progrès, ô
sceptiques, l'utilité de la civilisation!
Pour ce qui est des femmes et des enfants, la vieille coutume
germaine subsiste également. Les environs de Paris , et il dait en
être de même des autres localités envahié's, fourmillent de familles
allemandes qui, avec cet instinct toujours subsistant de hordes
énnigrantes, et ce sans-façon naïvement brutal et tout germain aussi
de s'approprier ce qui ne vous appartient pas, se sont installées
comme chez elles dans les maisons et villas abandonnées (et Dieu
sait s'il y en a par ces temps cruels!) ou même, dit-on, ont chassé
certains habitants pour prendre leur place, en vertu de l'axiome de
H. de Bismark. Conformément au même axiome aussi, ces familles
que nous envoie la « patriarcale Allemagne » comme spécimen de
ses f mœurs pures, b ne se font pas faute de considérer comme
leur propriété meubles, linge, argenterie, bijoux, ce qui leur
tombe sous la main; d'emporter ces objets avec elles quand une
alerte les force à changer de résidence, ou de les expédier à toute
vapeur en Prusse, en Bavière ou en Saxe. Toute la banlieue de
Paris, à plusieurs lieues à la ronde, est ainsi livrée en proie aux
soldats allemands et à leurs vertueuses sœurs : ce qui échappe à la
rapacité des premiers, est patriarcalement pillé par celles-ci. Le
faible particulier que la <k grande et chaste race allemande » pro-
fesse pour nos pendules est déjà proverbial, et passera dans l'his-
toire à l'étal de légende.
C'est à croire que la Prusse et ses vassaux n'ont connu jusqu'ici
que les coucous en bois de la Forêt-Noire, et qu'ils ne nous font
cette guerre féroce que pour se pourvoir d'horloges. Dieu merci,
grâce à ce pillage organisé à la prussienne, avec le concours des
deux sexes, la « savante Allemagne » n'en sera plus réduite au seul .
chant de son coucou mécanique pour savoir quelle heure il est.
On raconte même que, par un rafifinemenl de rapacité dont sont
seuls capables ces « naïfs rêveurs, » ils confisqueraient purement et
sin^plement leurs denrées à des marchands français de certaines
localités, puis installeraient sans façon au comptoir leurs blondes
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226 NOS VAINQUEURS.
compagnes, qui revendraient à beaux bénéfices ces mêmes denrées
au public et aux marchands dépouillés et évincés ! Il faut appartenir
à la « grande et vertueuse Allemagne ; > il faut être, par mission
divine, professeur de c civilisation , » pour s'aviser de pousser à ce
degré de perfection le vol en partie double.
Ailleurs, les Prussiens, après avoir réquisitionné tous les blés et
toutes les farines, se font meuniers, boulangers, et rationnent les
populations affamées en leur revendant, sous forme de pain, lés
céréales qu'ils ont confisquées.
A Nancy, après avoir vidé à leur profit tous les greniers de la
ville et des campagnes environnantes, ils font venir des blés d'Al-
lemagne, puis, les blés venus, les font moudre, pétrir, cuire (pour
eux seuls, cela va sans dire), et, qui mieux est, PAYER par les
habitants ! Versailles vient, disent les journaux , de recevoir, à beaux
deniers comptants (on ne saurait payer trop cher de tels enseigne-
ments) la même leçon « de civilisation. »
Un corps prussien est cantonné quelque part ; le besoin ou sim-
plement le désir d'une certaine somme d'argent se fait-il sentir?
La recette est des plus aisées : un coup de fusil est tii^é dans la nuit
par un soldat allemand. « C'est un franc-tireur, » disent nos loyaux
ennemis: coût mille francs extorqués à la caisse communale. Trois
mille francs encore imposés à une autre commune voisine de Paris,
pour la rupture d'un fil télégraphique, qui n'a jamais existé!
On s^it avec quelle absence de vergogne les Allemands ont em-
prunté aux bandits grecs l'ingénieux et fructueux système des otages
et des rançons. Le nev^u d'un de nos amis, faisant fonctions de
maire d'Argenteuil (le maire titulaire a été déporté en Allemagne,
où il est mourant et peut-être mort), s'est vu menacé cinq ou six
fois d'être fusillé, et a dû chaque fois payer rançon pour sauver
sa vie.
El combien de faits analogues nous seront plus lard révélés?
A côté de ces candides psychologues , qui appliquent à l'art de
rançonner et de voler d'aussi savants procédés, les héros de la
haute pègre , les légendaires brigands des Calabres et des Sierras
espagnoles ne sont que des naïfs barbares, qui n'entendent rien au
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NOS VAINQUEURS. 227
pillage scienlifique et civilisé. Aussi un publiciste allemand a-t-il pu
récemment porter sur ses compatriotes ce jugement mémorable et
impartial :
' V Celte nation (la nation allemande) est la plus honnête, la plus
i> probe, la plus civilisée et la plus esclave de la vérité, du monde
1 entier. »
Que serait-ce, juste ciel! si elle n'était ni c honnête, » ni
€' probe, ]» ni c civilisée, i» puisqu*étant tout cela, elle fait de telles
choses ! J'aime fort aussi ce € la plus esclave de la vérité » dit de
celle nation d'espions, gouvernée par un Bismark.
Autre portrait, — moins flatlé, mais, je le crains, plus ressem-
blant, — des Prussiens par un Prussien :
€ Le Prussien est méchant par nature ; la civilisation le
y> rendra féroce. »
Nous ne le voyons que trop !
Autre aveu dépouillé d'artifice :
« Le seul mal que nous rapporterons de cette guerre, si Dieu
» veut que nous en revenions, c'est que nous ne saurons plus dis-
» tinguer le tien du mien ; nous serons tous des voleurs fieffés..,.
» Quand nous n'aurons plus rien à voler, nous nous volerons entre
» nous. »
C'est un officier prussien qui écrit ces jolies choses, avec le
calme d'une belle âme, à sa « chère petite mère. >
Qu'a-t-il fait, d'ailleurs, sinon obéir aux ordres de son chef supé-
rieur, le ^prince de Waldeck, > s'il vous plaîl, qui lui a dit:
€ Prenez et volez tout ce que vous pourrez : c'est le plus grand
p service que vous puissiez me rendre, >
Paroles à graver en lettres d'or sur le marbre ou le bronze.
— € Ci-joinl, ajoute l'officier pillard , quelques faibles échantil-
» Ions de mon savoir-faire, » faisant évidemment une délicate
allusion à des bijoux, dentelles ou autres objets de toilette, envoyés
par cet excellent fils à sa « chère petite mère, » à l'intention de
laquelle il les a pieusement volés.
Ce prince commandant à ses subordonnés le vol et le pillage; ce
fils parlant de ce ton à sa mère de ses rapines, et osant lui en offrir
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228 NOS VAINQUEURS.
le produit ; cette mère acceptant le fruit des vols de son fils : -—
toute la « vertueuse Allemagne > est là.
Certes, toute armée a ses irrégiiliers et ses violents, qui trop
souvent commettent de condamnables excès ; mais ces excès sont
individuels, et dus à l'inévitable licence de soldats isolés, et n'en-
tachent pas l'honneur du drapeau , encore moins celui de la nation.
Il en est autrement dans les armées allemandes, si automatique-
ment organisées. Quand elles pillent, incendient ou fusillent, elles
le font par ordre supérieur, méthodiquement, systématiquement,
« scientifiquement; ut cela fait partie de leur discipline. Ici, tout est
prévu , rien n'est abandonné à l'initiative du soldat. A côté des corps
de la cavalerie, de l'artillerie, de l'intendance, il y a le corps tout
aussi régulier des « badigeonneurs, » chargés d'enduire d'huile de
pétrole les murs de la chaumière et du château, et d'y mettre le
feu, à moins que, le pistolet sur la gorge , on ne condamne les
malheureux habitants à incendier eux-mêmes leur propre demeure,
raffinement de barbarie dont il n'y a que trop d'exemples.
Nous savons un propriétaire dont la maison a été partiellement
brûlée jusqu'à huit fois! Chaque fois qu'un nouveau corps prussien
y passe, les « badigeonneurs » y mettent le feu ; cela est, paraît-il,
« réglementaire. » Réglementaire également le pillage partiel de
ladite maison par chaque corps de passage, généraux en tête, sans
parler des réquisitions, aussi ruineuses qu'incessantes.
En outre du corps des badigeonneurs, incendiaires patentés, les
armées sAtemandes ont aussi le corps des t voleurs de vaches, >
dont la mission est d'aller de ferme en ferme réquisitionner le
bétail. (L'un d^eux, racontant ses exploits à quelqu'un de notre
connaissance, dans l'intervalle d'une trèVe, ne pouvait s'empêcher
de rougir de honte , tout Prvissien qu'il était , en narrant notam-
ment certain épisode d'une pauvre femme à laquelle, malgré ses
supplications et ses larmes, il dut — l'impitoyable discipline prus-
sienne ne connaît ni cœur ni entrailles — enlever son unique vache,
et qui, privée de son gagne-pain, de sa nourrice, est sans doute
depuis morte de chagrin et de misère! Et que de drames inconnus
de ce genre confondus dans l'immense drame général ! )
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NOS VAINQUEURS, 229
Ne semble-l-il pas qu'on rêve, et vil-on jamais pareil brigandage
à main armée, organisé sur une aussi vaste échelle, avec celte
méthode inexorable, celle fureur à froid, celle brutalité systéma-
tisée , cette barbarie savante !
Comment ne pas flire un mot aussi d'un autre côté, le plus dou-
loureux peut-être de ce lamentable sujet?
Contraste étrange : pendant que la mortalité est effrayante chez
nos blessés français, elle sévit beaucoup moins sur les blessés
allemands. Dans une salle du Val-de-Grâce, hélas! trop souvent
visitée, nous avons pu, de nos yeux , cx)nslaler ce fait singulier :
trois blessés allemands, dont un Saxon et deux Bavarois, guéris-
saient en peu de temps de blessures graves, au milieu des morts
ou des mourants français. « Les Prussiens guérissent tous, tandis
» que presque tous nos pauvres soldats meurent, » nous disait, les
larmes aux yeux, l'une des excellentes sœurs de Saint-Vincent-de-
Paul ; — ce qui n'empêchait pas l'angélique créature de prodiguer
à « ces Prussiens » les mêmes soins , une sollicitude plus empressée
peut-être encore qu'à ses compatriotes ; les premiers n'élaienl-ils
pas pour elle des frères aussi, même plus chrétiennement chers, au
double litre d'ennemies d'étrangers?
Toujours est-il qu'à celte différence de mortalité il y a une
cause. Où la trouver? Faut-il la demander à ce rapport d'un savant
médecin, que je lisais l'autre jour, et duquel il fésulterail que les
éléments composant la cartouche allemande produiraient, par suite
de la conflagration de la poudre, des sels vénéneux, un poison
subtil qui, s'insinuant dans la circulation du sang, rendrait toute
blessure mortelle, si l'extraction de la balle élait trop différée?
Si les conclusions de l'analyse du savant chimiste étaient exactes,
si surtout les effets toxiques qu'il décrit étaient prévus et prémédi-
tés par nos ennemis, calculateurs si méthodiques en tout, — la
pensée serait épouvantée d'une telle monstruosité. Pour l'honneur
de l'humanité, nous préférons ne pas y croire. Les armées alle-
mandes et leurs chefs n'ont déjà que trop de méfaits à leur dossier.
Celui-ci y mettrait le comble.
Et c'est ce peuple' d'espions, de pillards, d'incendiaires, de fusil-
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230 NOS VAINQUEURS.
leurs, de bombardeurs de femmes et d'enfants , qui se proclame
r € envoyé de Dieu , i qui se vanle pieusement d'être appelé par la
Providence pour nous punir, nous châlier de nos t vices, )> de notre
« corruption, » de notre (r barbarie ; » pour nous apporter la < civi-
lisation, :» — la civilisation de Tespionnage, d^^rbypocrisie, du vol,
de rincendie, de la fusillade; la civilisation prussienne, à la Bis-
mark, ayant pour première loi ce principe emprunté au code des
sauvages : ( La force prime le droit! »
En vérité , ce serait à rire , si nous n'avions tant à pleurer !
L. D.
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DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS
Voltaire, M. de Bismark et M. Edmond About.
(La scène se passe à Paris, sur le quai Voltaire, dans la nuit du 2 au 3 mars 1871).
VOLTAIRE à M, de Bismark.
Je veux êlre le premier, monsieur le comle, à saluer voire enlrée
dans ma bonne ville de Paris, «c Mon pauvre génie toul usé baise
très-humblement les pieds et les ailes du vôtre *. »
M. DE BISMARK, en cosltme de cuirassier.
Puis-je savoir, monsieur, à qui j'ai l'honneur de parler? Vos Irails
ne me sont point inconnus, et j'ai un vague souvenir de vous avoir
déjà rencontré quelque part... en 1867, à l'époque de l'Exposition
universelle... Si ma mémoire me sert bien, c'était sous le péristyle
du Théâtre-Français...
VOLTAIRE.
On y voit en effet ma statue : je suis M. de Voltaire.
M. DE BISMARK, lui Serrant la main.
Ah! monsieur deVoltaire, que je suis donc charmé de trouver enfin
rx)ccasion de vous exprimer les sentiments d'admiration et de re-
connaissance que je ressens depuis si longtemps pour vous ! Votre
correspondance,avec Frédéric II est mon livre de chevet : c'est là
* Lettres de Voltaire à Frédéric IL Œuvres complètes. Édition Fume, t. X, p. 250,
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232 DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS.
que J*ui puisé ceitc maxime qui m'a bien été de quelque ulilité
dans^ la présente guerre : « Celui qui met ses belles à quatre heures
du matin a un grand avantage au jeu contre celui qui monte eu
carrosse à midi *. »
VOLTAIRE, souriant
Je crois qu^i! était midi bien sonné lorsque l'empereur Napoléon
est monté dans son carrosse.
M. DE BISMARK.
Je ne m'endors jamais sans avoir lu quelques pages de cette mer-
veilleuse correspondance, et, à Versailles, je l'avais toujours sur
ma table. Avec quel enthousiasme vous.y parlez de la Prusse ! Avec
quel dédain vous y parlez de la France et des Français, de ces
pauvres Welches, comme vous les appelez si plaisamment! Ce
malin encore, je relisais avec délices votre fameuse lettre du 2 sep-
tembre 1767 : « Le fond des Welches sera toujours sot et grossier...
Allez , mes Welches , Dieu vous bénisse! vous êtes la ch...se du
genre humain. » (// rit el se frotte les mains).
VOLTAIRE.
Mes sentiments n'ont point changé, monsieur le comte, el j'es-
time toujours que « l'uniforme prussien ne doit servir qu'à faire
mettre à genoux les Welches*. » J'aime à me rappeler ce que j'é-
crivais, — il y a cent ans, — à l'illustre aïeul du roi, votre maître,
qui m'avait envoyé son portrait : < II n'y a point de Welche qui ne
tremble en voyant ce portrait-là; c'est précisément ce que je
voulais :
Tout Welche qui vous examine,
De terreur panique est atteint;
Et chacun dit à votre mine
Que dans Rosbach on vous a peint ^.^t
* Correspondance de Voltaire ci de Frédéric II, 30 mars 1759.
2 Op. cit., mai 1775.
» Op. cit., 27 avril 1775.
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DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS. 233
If. DE BISMARK.
Il est certain que la défaile des Français à Rosbach vous a fourni
d'heureuses inspirations. Est-il rien de plus charmant que vos vers
au grand Frédéric quelques semaines après la bataille :
Héros du Nord, je savais bien
Que vous avez vu les derrières ~
Des guerriers du roi très-chrétien,
A qui vous taillez des croupières *...
Eslil rien de plus exquis, de plus délicatement tourné que ce
début de Tune de vos lettres au roi : « Toutes les fois que j'écris à
Votre Majesté sur des affaires un peu sérieuses, je tremble comme
nos régiments à Rosbach *. ^
VOLTAIRE.
Et cependant Rosbach était bien peu de ^chose auprès de For-
bach , — auprès de Sedan et de Metz, auprès du Mans et de Paris!
Hélas ! Monsieur le comte, pourquoi faut-il que je ne sois pas né un
siècle plus lard? Il m'a été donné sans doute de célébrer la gloire
de votre Frédéric ; mais ce sera pour moi un éternel regret de
n'avoir pas été appelé à célébrer les victoires de notre Fritz.
M. DE BISMARK.
Soyez sûr. Monsieur de Voltaire, que je ne manquerai pas de trans-
mettre à Son Altesse Impériale et Royale l'expression de ce regret
patriotique.
VOLTAIRE.
Si je n'ai pu être le témoin de vos triomphes et y applaudir, si je
n'ai pu voir Tannexion de l'Alsace et le démembrement de la Lor-
raine, j'ai vu du moins le démembrement de la Pologne: c'est ma
consolation.
M. DE BISMARK.
Quelle admirable lettre vous écrivîtes à ce sujet au grand Frédé-
* Op. cil., 2 mai 1758.
» Ojy. lit., 28 mai 1775.
TOME XXIX (IX DE LA 3e SÉRIE.) 16
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234 DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS.
rie : € On prétend que c'est vous, sire, qui avez imaginé le partage
de la Pologne , et je le crois , parce qu'il y a là du génie... * »
VOLTAIRE.
Bien que cette lettre soit en effet l'un de mes meilleurs titres,
souffrez, Monsieur le comte, que je lui préfère celle où j'ai eu
l'honneur de saluer Tavénement et de prédire la grandeur de la
Prusse : « Vous voilà, sire, le fondateur d'une très-grande puis-
sance.Yous tenez un des bras de la balance de FEurope, et la Russie
devient un nouveau monde. Comme tout est changé ! et que je me
sais bon gré d'avoir vécu pour voir tous ces grands événements!...
Je ne sais pas quand vous vous arrêterez, mais je sais que l'Aigle
de Prusse va bien loin. Je supplie cet Aigle de daigner jeter sur
moi, chélif, du haut des airs où il plane, un de ces coups d'œil qui
raniment le génie éteint^ »
M. DE BISMARK {bas).
Le plat valet! (haut). Monsieur de Voltaire, on n'écrit pas en
meilleur français !
VOLTAIRE.
Vous allez rentrer à Berlin, Monsieur le comte, dans la lumière
et l'éclat du triomphe, au milieu des cris de joie d'un peuple en-
ivré. Je vais regagner dans quelques instants les bords du Styx , le
royaume du silence et de la nuit. Avant de nous séparer, je prendrai
1^ liberté de vous présenter et de recommander à votre bienveil-
lance le dernier et le meilleur de mes élèves. C'est un bon jeune
homme, et dont je m'assure que vous serez satisfait.
(A ce moment, M. Edmond About qui, depuis le commencement de la
scène , marche religieusement derrière l'ombre de Voltaire, et que M. de
Bismark n'a pas encore aperçu, s'avance et s'incline).
VOLTAIRE, le présentant.
M. Edmond About, lauréat de l'Université de France, auteur de
la Grèce contemporaine^ de Rome contemporaine^ de V Egypte con-
* Correspondance de Voltaire et de Frédéric U, 18 novembre 1772.
» Op. cit., 16 octobre 1772.
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DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS.
235
teniporaine.. .. (A M. About). Allons, mon ami, offrez vos respects
à M. le comte. {A M. de Bismark). Et de quelle langue voulez- vous
qu'il se serve avec vous ?
M. DE BISMARK.
VOLTAIRE.
De quelle langue?
Oui.
H. DE BISMARK.
Parbleu ! de la langue qu'il a dans sa bouche. Je crois qu'il n'ira
pas emprunter celle de son voisin.
VOLTAIRE.
Je vous dis, de quel idiome, de quel langage?
M. DE BISMARK.
Ah ! c'est une autre affaire.
VOLTAIRE.
Le garçon a fait à Charlemagne d'excellentes humanités; il a
depuis beaucoup couru l'Europe et l'Afrique. Voulez-vous qu'il
VOUS parle latin?
M. DE BISMARK.
11 vu.
Grec?
VOLTAIRE.
Non.
M.
DE BISMARK.
Italien?
VOLTAIRE.
Non.
M.
DE BISMARK.
Turc?
VOLTAIRE.
Non.
M.
DE BISMARK.
Français ?
VOLTAIRE.
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236 DIALOGUES DES VIVANTS ET DFS MORTS.
M. DE BISMARK.
Non , non ; alsacien , alsacien , alsacien.
VOLTAIRE.
Ah! alsacien. Fort bien, notre jeune homme est justement de
Saverne
M. ABOUT.
Oui, Montsir le gomte, de Saberne, bir fus serbir.
M. DE Bisuxmi (à part).
Quelle langue admirable et comme cet alsacien sonne agréable-
ment à mes oreilles !
M. ABODT. ,
Montsir de Pismark, je salue en vus un crand homme, un frai
baladin. i
M. DE BISMARK.
Hein! qu'est-ce que cela veut dire? Je suis un baladin !
VOLTAIRE.
Au contraire, il dit que vous êtes un vrai paladin... Vous oubliez
qu'en ce moment il parle alsacien.
M. DE BISMARK.
Ahl c'est vrai.
M. ABOUT.
Montsir de Pismark, moi aussi j'ai daché te vaire quelque chaussiB
bir Tembire d'Allemagne. J'ai abbordé ma betite bierre à l'étifice.
Gomme mon maidre, ici brésent, j'ai drafaillé bir le roi de Brusse.
Vous avez peud-êdre endendu bai 1er te ma betite prochure : la
Brmse en mil huit cent soixante? Si Vodre Excellence le tésirait,
je bourrais lui en cider les plus peaux bassages.
M. DE BISMARK.
Je les écouterai avec le plus vif plaisir.
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DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS. 237
M. ABOUT, récitant.
€ Nous nous sommes pris d'une vive sympathie, — ma pro-
chure a été gombosée en français, il le vallait, — nous nous som-
mes pris d'une vive sympathie pour les Allemands à mesure que
nous les avons mieux connus.... L'Allemagne est portée par une as-
piration légitime vers l'unité et le progrès. Les Allemands ont com-
pris qu'il était inutile et presque ridicule de nourrir 37 gouverne-
ments lorsqu'il suffirait d'un seul. Ils pressentent l'énorme accrois-
sement de force et de prospérité, de dignité et de grandeur, que la
centralisation leur donnera quelque jour, et ils marchent au but
d'un pas résolu, malgré toutes leurs entraves. Jamais cette noble
nation n'a été plus grande que de 4813 à 1815, car jamais elle n'a
été plus une... L'Allemagne n'avait qu'une seule passion, qu'un seul
cœur; elle se leva comme un seul homme, et la défaite de nos ar-
mées montra ce que pouvait l'unité allemande *. i^
VOLTAIRE à M. de Bismark.
Hein ! que dites-vous de ce garçon-là ?
M. DE BISMARK.
Nous en ferons quelque chose.
M. ABOiiT, continuant.
« Que l'Allemagne s'unisse; la France n'a pas de vœu plus ardent
ni plus cher... Que l'Allemagne s'unisse; qu'elle forme un corps
assez compacte pour que l'idée de l'entamer ne puisse venir à per-
sonne. La France voit sans crainte une Italie de 26 millions d'hom-
mes se constituer au Midi; elle ne craindrait pas de voir 32 mil-
lions d'Allemands fonder une grande nation sur la frontière orien-
tale *. »
M. DE BISMARK, se caressant la moustache.
Tout cela est aussi bien pensé que bien écrit.
* La Prusse en 1860 par Edmond About. Paris, chez Denlu , 1860, pages 5 et 8.
» Op. cit., p. 10.
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238 DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS.
M. ABOUT.
« Le peuple allemand aime la Prusse. Il regarde ses progrès avec
une admiration sympathique et un intérêt filial. Si elle se décidait
à jouer le rôle du Piémont, tous les Allemands s'empresseraient de
lui aplanir les voies. Aujourd'hui surtout, le Régent du royaunîe,
S. A. R. le prince de Prusse paraît être l'objet d'une adoration
poussée jusqu'au fanatisme. Nous sommes heureux d'apprendre que
l'unité allemande a trouvé son centre el-^rien ne pouvait nous être
plus agréable que de voir la nation se grouper autour d'un esprit
ferme et d'un cœur droit.' »
M. DE BISMARK.
fion jeune homme !
VOLTAIRE.
Monsieur le comte, ce n'est pas parce que c'est mon élève , mais
je puis dire que j'ai sujet d'être content de lui, et que tous ceux
qui le voient en parlent comme d'un garçon qui n'a point de mé-
chanceté.
(Tout en causant, Voltaire, M. de Bismark et M. About sont arrivés
sur la place de Flnstitut, au pied de la statue de Voltaire.)
M. DE BISMARK, levatit les yeux.
Tiens, c'est votre statue.
VOLTAIRE.
Oui, c'est celle qui m'a été élevée, dans les derniers jours de
l'Empire, entre Forbach et Sedan, avec le produit de la souscrip-
tion Havin, ^re HavinOy M. Henri Chevreau étant préfet de la
Seine, Henrico Consule.
M. DE BISMARK.
Votre statue. Monsieur de Voltaire, sera beaucoup mieux à sa place
à Berlin qu'à Paris, et comme j'ai l'habitude de prendre mon bien où
je le trouve, je vais donner l'ordre à mes soldats de la descendre de
* Op. cit., p. 14.
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DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS. 239
son socle et de l'emballer. Nous remporterons dans nos bagages
avec le canon de H. Rochefort, et sur son piédestal nous ferons
graver ces vers :
Chaque peuple, à son tour, a régné sur la terre ,
Par les lois, par les arts et surtout par la guerre :
Le siècle de la Prusse est à la fin venu ^
{On entend, du côté du bois de Boulogne, une musique mi.itaire
jouant une marche triomphale.)
VOLTAIRE.
Qu'est-ce que cela ?
M. DE BISMARK.
C'est l'avant-garde de l'armée prussienne qui entre dans Paris.
(Le soleil se lève et dore de ses premiers rayons le dôme de Tlnstitut.)
VOLTAIRE.
Voici le jour. Adieu, mes amis. (Son ombre s'évanouil dans les
airs. — Le bruit de la musique se rapproche,)
M. ABOUT, portant les mains à son front.
Ah! malheureux que je suis! Qu'ai-je fait? (// s'évanouit sur
le pavé.)
M. DE BISMARK, avcc un sourirc.
Pauvre garçon ! {Il allume un cigare et se tournant vers la statue
de Voltaire.) Au revoir, Monsieur de Voltaire.
(Il traverse le pont des Arts et se dirige vers les Champs-Elysées, où
retentit de plus en plus distinctement la marche prussienne Pariser
Einzug.)
Edmond Biré.
* Corrcspondaiice de Voltaire et de Frédéric II, \" mai 1775.
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CHRONIQUE
Sommaire. — Honneurs rendus à nos morts. — Une oraison funèbre de
M. l'abbé Pergeline. — Un discours du général de Charette. — Procla-
mation de l'Assemblée nationale. — Paris jugé par un Breton. —
Le Pater noster de la France, du P. Alet. ^
Les premières semaines de ce mois, qui aura trop de titres,
hélas! au souvenir de Thislpire, ont été consacrées à rendre des
honneurs dignes d'eux aux héroïques enfants de la Bretagne tombés
sous les coups de l'ennemi. Les familles se sont empressées de'
profiler de la liberté rendue par la paix , pour aller retirer leurs
chers morts des sépultures provisoires qui les gardaient loin de
nous. C'est ainsi que nous avons tour à tour, dans nos diverses
églises de Nantes, été verser nos larmes et nos prières près des
cercueils glorieux de MM. Houdet, Hippolyte de la Brosse, Le Lièvre
de la Touche, Camille Thébaud, du Boischevalier, Fernand de
Bouille (le père, car le corps de son fils Jacques n'a pas été
retrouvé) , etc.
Peu de jours avant les funérailles des trois premiers zouaves
pontificaux que nous venons d^e nommer, le 6 mars, M. l'abbé
Pergeline , vicaire général et supérieur des Enfants-Nantais, dont
ils avaient été élèves, prononça en leur honneur, dans la chapelle
de cet externat, une oraison funèbre des plus touchantes et qu'il
est impossible de lire sans émotion. Nous voudrions pouvoir la pla-
cer intégralement sous les yeux de nos lecteurs. En voici du moins
quelques passages : ^
«... S'enrôler de soi-même au service de la vérité et de la justice,
disait, il y a dix ans, l'illustre évêque de Poitiers, épouser spontanément
la cause délaissée du droit, de la morale et de l'honneur; embrasser le
parti du faible contre le fort, de l'innocent contre l'oppresseui*; courir à
une mort certaine pour la défense de l'Eglise attaquée, et tomber vic-
time volontaire de sa religion et de sa foi : c'est le comble de l'hé-
roïsme. »
1 Or, mes frères , ce fut là l'héroïsme de ceux à qui nous rendons en
ce moment les derniers devoirs. Ni le sort, ni la nécessité, ni la nature,
ni l'attrait ne les firent soldats. Ils furent volontaires dans la plus rigou-
reuse, mais aussi dans la plus sublime acception du mot. Ils n'acceptèrent
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CHRONIQUE. 241
pas les armes; ils les prirent d'eux-mêmes, en dépit de leurs habitudes
et de leurs goûts, et seulement parce qu'ils voulurent se dévouer et
mourir.
» Quand ils s'enrôlèrent, ce n'était plus l'heure de l'enthousiasme,
l'heure de folle illusion, où nos armées, ivres d'orgueil, couraient à la
frontière, saluées des acclamations de la multitude. C'était celle où ,
comme le disait Lacordaire, d'une autre époque, voisine de la nôtre, « la
» France venait d'être visitée par les plus grands désastres de son his-
» toire, l'heure sinistre où ses chemins lui ramenaient de tous côtés les
j> débris vaincus de ses légions. » Elle avait subi l'humiliation de Sedan;
elle allait subir celle de Metz. i
» Depuis deux mois qu'elle combattait, elle n'avait rencontré sur aucun
champ de bataille la victoire , sa fidèle compagne pendant tant de siècles.
Eh bien ! ce fut en présence de ces infortunes inouïes que nos jeunes
concitoyens se levèrent et se firent Soldats... I^a gloire n'avait pu les sé-
duire, la mâle beauté du sacrifice les charma. Tant qu'il ne fut question
que de conquêtes et de triomphes, tant que la patrie souriante et fière
ne s'occupa que de tresser, pour elle-même et pour ses défenseurs, des
lauriers qui ne devaient parer aucune têle^ ils restèrent dans leur chère
obscurité et dans cette paix bénie du foyer domestique qu'ils aimaient
plus que toute chose au monde. Mais quand se furent accomplis les dé-
sastres que je rappelais tout à l'heure , quand ils virent la France rava-
gée, couverte de ruines, mutilée et toute sanglante, l'heure de la souf-
france, l'heure du sacrifice et de la mort; c'est la nôtre, et leur résolution
fut prise.
«... Vous vous demandez, mes frères, si à ces sublimes morts il nous
sera donné de faire de dignes funérailles. Que sont devenus leurs glorieux
cadavres? Le dernier mort, Joseph Houdet, en attendant la tombe de ses
pères, a reçu dans Orléans même l'hospitalité d'un noble sépulcre.
» Mais de la Brosse, mais Le Lièvre, où dorment-ils leur dernier som-
meil ? Au fond de quel vallon, sur quelle colline, dans quel obscur sillon?
Seule, la pieuse tendresse d'une sœur a pu découvrir cette tombe igno-
rée. Une scène digne des âges antiques se passait, il y a quelques se-
maines, dans ces champs de Patay, muets témoins du trépas des héros.
Comme les chrétiennes des premiers jours allaient chercher les reliques
des martyrs , à l'ombre des échafauds, dans la cendre refroidie des bû-
chers ou sur l'arène des amphithéâtres, deux faibles femmes parcouraient
la campagne déserte et en interrogeaient tous les plis et tous les replis...
Elles se firent ouvrir toutes les tombes. Pleines d'angoisses et toutes
tremblantes, mais voulant à tout prix retrouver les précieuses dépouilles
pour les rendre aux amours qui les attendaient, avec un courage que Dieu
seul connaît et des terreurs que nous soupçonnons tous, elles passèrent
cette lugubre revue des morts. Dieu bénit leur héroïque persévérance . . .
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242 CHRONIQUE.
Elles rencontrèrent enfin le trésor qu'elles cherchaient , et elles eurent la
consolation de pouvoir préparer, pour un avenir prochain, le retour des
bien-aimés et vénérés défunts sur cette terre de Bretagne, que leurs cer-
cueils feront tressaillir, et qui s'honorera à jamais de les garder dans son
sein. 9
— Au moment où les restes de M. le comte de Bouille allaient être
descendus dans le caveau de famille , à Gasson , le général de Gharette
traduisit ainsi sa douleur :
« Permettez-moi , Messieurs, de venir déposer sur cette tombe l'hom-
mage de la profonde affliction d'un compatriote et d'un ami.
» En face de ce cercueil, qui renferme des restes si chers, je ne puis
que m'incliner et admirer.
) Hélas !... Espérons que Dieu prendra pitié d'une famille désolée, et
permettra qu'une même tombe renferme ceux qui furent unis dans la
mort comme dans la vie. •
» Vous , qui les avez connus , qui avez vécu près d'eux , vous savez
mieux que personne ce que ces nobles cœurs renfermaient de bonté ,
d'affection et d'héroïsme; mais ce que vous ne pouvez savoir, c'est ce
qu'il y a eu d'admirable dans leur sacrifice.
» Gertes , Messieurs, depuis dix ans, j'ai vu bien des dévouements à la
cause, que nous servons , et nul pays au monde n'en a fourni plus que
Nantes; mais je n'en ai jamais connu do plus complet, et offert avec plus
de simplicité. Us ont été le type du soldat chrétien , dans la plus belle et
la plus noble acception du mot. Ils sont morts pour la défense de la plus
sainte des causes... la Patrie envahie !
» Je n'ai pu assister à leurs derniers moments, et ce sera le regret le
plus amer de ma vie... Mais je connaissais le fond de leur cœur; ils ont
été vraiment les petits-fils de ce Bonchamp qui demandait, en mourant ,
la grâce des prisonniers !...
» Eux aussi , ils ont offert leur vie en sacrifice , et en tombant ils ont
teint de leur sang la bannière du Sacré-Gœur, emblème de l'amour et de
l'expiation.
» Pleurons, Messieurs, mais soyons fiers; de si grandes victimes
doivent apaiser la colère de Dieu , et attirer ses miséricordes sur nous ,
et sur notre malheureuse Patrie.
» Et vous, noble? amis, dont les corps, quoique momentanément sé-
parés, vont reposer dans cette terre que vous avez tant aimée, priez pour
ceux qui restent, pour qu'ils vous imitent en tout ; priez pour que cette
France, arrosée de votre sang, régénérée et relevée , marche dans la voie
qu'elle a suivie pendant des siècles, et qu'on puisse de nouveau enre-
gistrer dans ses annales cette phrase sublime qui fait en partie sa force :
»> Gesta Deiper Francos. »
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CHRONIQUE. 243
— Que dire maintenant des événements qui terrifient la France?
Comment caractériser ces Journées de mars, qui menacent de pré-
cipiter notre infortuné pays au fond d'un abîme d'où il ne pourra
plus jamais sortir? Où en sommes-nous, grand Dieu! quand nos^
représentants sont contraints d'adresser de Versailles à la nation
un appel suprême comme celui-ci :
U Assemblée nationale au peuple ei à l'armée.
« Citoyens et soldats,
^ Le plus grand attentat qui se puisse commettre chez un peuple
qui veut être libre, une révolte ouverte contre la souveraineté
nationale, ajoute en ce moment comme un nouveau désastre à tous
les maux de la patrie.
» Des criminels, des insensés, au lendemain de nos revers,
quand l'étranger s'éloignait à peine de nos champs ravagés, n'ont
pas craint de porter dans ce Paris qu'ils prétendent honorer et
défendre, plus que le désordre et la ruine, le déshonneur.
)> Ils l'ont taché d'un sang qui soulève contre eux la conscience
humaine, en même temps qu'il leur interdit de prononcer ce noble
mot de République, qui n'a de sens qu'avec l'inviolable respect du
droit et de la liberté. Déjà, nous le savons, la France entière re-
pousse avec indignation cette entreprise odieuse. Ne craignez pas
de nous ces faiblesses morales qui aggravent le mal en pactisant
avec les coupables. Nous vous conserverons intact le dépôt que
vous nous avez commis pour sauver, organiser et constituer le pays.
Ce grand et tutélaire principe de la souveraineté nationale, nous le
tenons de vos libres suffrages, les plus dignes qui furent jamais.
Nous sommes vos représentants et vos seuls mandataires : c'est par
nous , c'est en notre nom que la moindre parcelle de notre sol doit
être gouvernée, à plus forte raison cette cité héroïque, le cœur de
notre France,^ qui n'est pas faite pour se laisser longtemps sur-
prendre par une minorité factieuse.
» Citoyens et soldats, il s^agit du premier de vos droits; c'est à
nous de le maintenir, de faire appel à vos courages et de réclamer
de vous une énergique assistance.
» Vos représentants sont unanimes, tous à Tenvi^ sans dissi-
dence.
p Nous vous adjurons de vous serrer étroitement autour de celte
Assemblée , votre œuvre , votre image, votre espoir, votre unique
salut. »
— Un de nos amis, un loyal Breton, qui habile Paris depuis
longtemps , nous écrivait ceci , le 23 mars :
« Est-elle assez inouïe, assez stupéfiante la situation de ce Paris, tombé
au-dessous des républiques espagnoles de l'Amérique du Sud , et capturé,
par suite d'une incroyable surprise , dans un coup de filet tendu par (Je§
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244 CHRONIQUE.
inconnus, venus on ne sait d*où! Ce serait du dernier grotesque, si ce
n'était aussi efifroyablement navrant.
» Je viens de visiter le champ du carnage d'hier, de cet assassinat de
trente à quarante personnes commis à la pleine lumière du soleil , au
centre d'une ville de deux millions d'âmes ! La foule circule au milieu
des insurgés en armes, qui vont, viennent, construisent leurs barricades
des deux côtés de la place Vendôme, devenue leur quartier général, une
forteresse armée de quatre conons, braqués, deux sur les boulevards,
deux vers le jardin des Tuileries.
» Et ils en ont comme cela de quatre à cinq cents, que la criminelle
faiblesse de notre gouvernement d'avocats les a fort tranquillement laissé
accumuler dans leurs arsenaux des buttes Ghaumont et Montmartre , pen-
dant trois semaines !
T» Joignez' à cela des centaines de milliers de fusils, chasçepots pour la
plupart (des quatre, cinq, six par homme!) des millions de cartouches
(douze à quinze millions , dit-on) , pillées dans les poudrières des secteurs
et, ailleurs, et vous comprendrez la formidable puissance d'un pareil ar-
mement et l'effrayant danger d'une telle situation. Voilà où nous a conduit
« l'excessive mollesse » dont l'avocat Jules Favre faisait l'aveu dans son
dernier discours , en se frappant la poitrine : il est bien temps !
» Quel compte auront à rendre devant l'histoire, surtout devant la
France, ces impuissants, qui, au lendemain du 4 septembre, ont osé
assumer la responsabilité qui les écrase aujourd'hui et qui ont sans doute
amené cet effondrement , qu'un appel au pays aurait pu sauver! Issus de
l'émeute, ils étaient sans force contre l'émeute ; aussi, ont-ils constamment
usé de faiblesse envers le désordre , ménageant la chèvre du quartier de
la Madeleine et le chou de Belleville. Beau système d'équilibre qui. nous a
conduits où vous voyez! En septembre, il suffisait de porter blouse pour
recevoir un fusil de toute main. Tel Bellevillois, m'a-t-on conté, avait
chez lui jusqu'à six fusils, tandis qu'on n'en trouvait plus un seul pour
armer des bataillons entiers de la garde nationale.
» Déjà la guerre civile s'organisait; et, quand les bataillons de Belle-
ville Jâchaient pied devant les Prussiens, on les excusait au club, on les
félicitait presque de garder toutes leurs cartouches pour les bourgeois,
« les seuls Prussiens à combattre. »
> Point d'illusion donc : c'est la guerre sociale qui est engagée; c'est
le prolétariat en lutte contre la bourgeoisie ; le prolétariat formidable-
ment armé, grâce à l'inconsciente connivence de nos gouvernants d'hier,
et la bourgeoisie surprise, sans mot d'ordre, sans entente préalable...
» Comment sortir de cette horrible impasse? Dieu et les Prussiens le
savent ! C'est à se voiler la face de honte et de douleur. Cinq mois de
siège, de canonnade, de bombardement, ne m'ont pas plongé dans de
telles angoisses!... »
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CHRONIQUE. 245
— Les événements qui se précipitent ne nous laissent plus
guère, hélas! le loisir d'étudier les ouvrages nouveaux. En voici
un cependant, un tout petit volume, qui nous saisit par son à-pro-
pos et dont, en ces temps d'épreuves, nous recommandons la lec-
ture à tous : c'est le Paternoster de la France, par le P. V. Alet,
de la résidence de Nantes. Par ces instructions, données à la der-
nière neuvaine de notre église Sainte-Croix, l'éloquent prédicateur
s'est attaché à nous faire connaître le sens profond et pénétrer tous
les mystères de la prière par excellence.
< Quand Thomme y dit-il , sent le malheur tomber sur lui comme la
foudre, quand tous les fléaux raccablent à la fois, et qu'il voit dispa-
raître l'un après l'autre les anciens fondements de son espérance; alors,
mes Frères , si l'infortune a trouvé et laissé intact le trésor de sa foi reli-
gieuse ; au lieu de s'abandonner aux lâchetés du découragement ou aux
emportements du désespoir, il relève vers le Ciel une tête humiliée,
mais suppliante encore et saintement confiante; il pousse du fond de
l'abîme un de ces cris puissants qui percent le cœur de Dieu : Notre Père
qui êtes au ciel, venez à mon secours! Pater noster qui es in cœlis! ,
1 Ne vous semble-t-il pas, Chrétiens, que telle est en ce moment la
douloureuse situation de notre pauvre France , et que telle doit être l'ar-
dente prière de s,es vrais enfants? Si tout nous abandonne sur la terre,
vous du moins, ô notre Père céleste, ne nous abandonnez pas, ayez
pitié de nous : Pater noster qui es in cœlis! >
Oh! dirons-nous avec le P. Alet, oh! si tous les Français réci-
taient, comprenaient, pratiquaient leur Pater, la France serait
sauvée !
Louis de Kerjean.
^ UNE EAU -FORTE PATRIOTIQUE
STRASBOURG, eau-forte par M. Octave de Rochebrune. — A Nantes,
chez T. Montagne, rue dfe la Fosse, 42. Prix : 12 fr.
La vaillante pointe de notre aquafortiste vendéen vient d'exécuter, avec
une vigueur admirable, une planche qui est sa protestation d'artiste
contre le démembrement de notre pays. Jamais , selon nous , il n'avait été
mieux inspiré, et nous ne doutons pas que cette page émouvante n'ob-
tienne le plus rapide et le plus brillant succès.
Laissons M. de Rochebrune nous exposer lui-même l'idée qu'il a voulu
rendre et qu'il a si noblement rendue.
Ë. G.
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246 UNE EAU-FORTE PATRIOTIQUE.
Mon cher ami,
A Emile Grimaucl.
Fontenay-le-Comle, 28 mars 1871.
Je viens enfin de terminer Strasbourg. Le douloureux sacrifice
est donc consommé ! Celte grande unité du territoire national , si
difficilement, si courageusement accomplie pendant des siècles par
l'illustre famille des Bourbons *, s'égrène pièce à pièce sous le
souffle révolutionnaire. Paris lui-même, foyer impur de la violence
et de l'anarchie, va subir cette loi fatale !... Impossible de vous dire
Tamère douleur qui m'étouffe, auand je vois ce que font de la
France les hideux sectateurs de Marat et de Robespierre ! C'est plus
que jamais le cas de s'écrier : Dieu protège notre malheureuse
patrie!...
La planche que je vous envoie a pour but de rappeler à nos en-
fants qu'il ne doivent jamais oublier l'affront sanglant que la Prusse
nous a fait subir. C'est par une vie austère, dévouée au travail et à
la reconstitution de notre ordre social, si fortement ébranlé, qu'ils
auront à préparer la revanche. Ce point essentiel, qui est, pour
ainsi dire, l'expression philosophique de l'œuvre, étant posé, j'arrive
à tous les détails de la gravure.
Au centre, s'élève la flèche de Strasbourg (le Munster)^ prise du
côté de la porte Saint-Laurent, bombardée, comme le dit la légende
du bas de la plaque, par le Prussien Werder, l'un des capitaines du
moderne Attila.
Le haut de l'encadrement est principalement consacré aux
hommes illustres qui ont honoré la ville, dans les siècles passés :
c'est GuXiemherg, {Fiat lux!) En regard, l'écusson de Schœffer,
son associé; puis, entre ces écussons , sur des cartels, Erwin de
Slinbach,le constructeur de la cathédrale; Conrad Dassipodius, Fau-
teur de l'horloge astronomique ; Schwilgué, son restaurateur; Diet-
terlin , à qui l'on doit un recueil de gravures architecturales très-
recherché; enfin, Onmach, le restaurateur de la cathédrale. Autour
des armes de la ville, se déroule cette belle légende :Urbem,
Christe, tuam serva.
J'ai placé au milieu de rayons glorieux les drapeaux de la vieille
monarchie française, avec les noms de Condé, Villars, Turenne,
et des batailles gagnées par ceux qui nous avaient cunnuis ces
belles provinces, momentanément séparées de notre soi par la
violence et la rapacité d'un implacable ennemi. Plus bas, sur les
drapeaux de l'Empire, on lit : léna et Awerstaedt^ pour rappeler
aux Prussiens que, comme les flots, le sort des armes est mobile
*■ L'illustre famille des Rourbons, qui , < en se retirant sur la terre étrangère, comme
Ta si bien dit M" le c" de Chambord , laissait à la France celle merveilleuse con-
quête [rAlgérieJ comme un joyaux précieux , dont le plus pur rayon de la gloire
militaire relevait encore Téclat. >
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UNE EAU-FORTE PATRIOTIQUE. ^47
et changeant. Des trophées militaires, des branches de laurier en-
tourent cet écusson et la couronne murale, sous laquelle s'ombrage
la croix, symbole du grand Justicier, qui saura bien prouver un jour
aux Prussiens, par la main des Francs, que la force ne prime
jamais le droit.
Deux canons soutiennent Tédicule supérieur : l'un s'appelle le
Kléber; l'autre, le Kellermann (Kellermann et Kléber, vous le
savez, sont nés à Strasbourg), avec les victoires de Jemmapes et de
Valmy, auxquelles ils ont puissamment contribué. Sur la gueule de
ces canons reposent deux réchauds. J'ai inscrit sur celui de gauche :
Haine à Gnillaume de Prusse; sur celui de droite : Fondons les
boulets vengeurs. En effet, deux boulets s'échappent de la fournaise
qu'ils renferment. Ces canons supportent, en outre, deux cartels:
le premier contient la date de la reddition de la ville; le second,
l'époque, laissée en blanc, où nos enfants la reprendront.
Les deux canons reposent sur des armures antiques , images de
l'ancienneté de la ville, dont le fondateur, Drusus, est représenté
immédiatement au-dessous, par une médaille, exactement repro-
duite d'après un type du temps, avec cette légende : Conaidit
arhepi. Le pilastre correspondant présente la médaille frappée par
Louis XIV en commémoration de la prise de Strasbourg, avec celte
légende : Cœpit urhem.
La frise d'en bas est principalement consacrée à la grande ins-
cription centrale,. ainsi conçue :
<L Français, souvenez-vous que Strasbourg fait partie inté-
grante DU SOL SACRÉ DE LA PATRIE. Il EN A ÉTÉ ARRACHÉ PAR LA
force; c'est par la force, avec l'aide de Dieu, que vous devrez
UN JOUR LE REPRENDRE. »
Cette frise est également consacrée 'aux défenseurs glorieux de
Strasbourg : en tête, le général Uhrich; plus bas, Keller, Kûss,
maire de la ville; puis, les officiers qui se sont le plus distingués
pendant le cours du siège : Moreno, Barrai, etc. Une moulure,
formée de boulets et d'obus, sert de bordure au sujet central.
Voilà, mon cher ami, l'explication que je tenais à vous donner
de ma planche patriotique, ruisse-t-elle vous sembler digne des
suffrages des gens de goût et surtout de ceux des gens de cœur !
Octave de Rochebrune.
Le Secrétaire de la Rédaction, Emile Grimaud.
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BIBLIOGRAPHIE BRETOiNNE & VENDÉENNE
Aperçu de là constution de l'homme. Discours prononcé à la séanée
de rentrée des Facultés de Rennes; par G. Regnault, professeur à l'Ecole
de Médecine. In- 8» , 26 p. — Rennes, imp. et lib. Oberthur.
Armoiries de la ville de Nantes (extrait du Livre Doré) ; par A.
Perthuis et S. de La NicoUière. In-S», 16 p.— Nantes, imp. Vincent Forest
et Emile Grimaud.
(Extrait de la Revue de Bretagne et de Vendée.)
Armorique (l') au ve SIÈCLE, par M. Morin, professeur d'histoire à la
faculté des lettres;' le District de Machecoul, par M. Lallié, avocat à
Nantes; compte-rendu par M. Lambert, conseiller à la cour impériale de
Rennes , à la Société académique de Nantes , du concours et du prix de
mille francs créés par décret impérial. In 8», 28 p. — Nantes, impr. ¥<*
Mellinet.
(Extrait des Annales de la Société académique de Nantes).
Bretagne (la) ancienne et moderne; par L. Lesaini, ofûcier d'Acadé-
mie. In-8o, 144 p. — Limoges, impr. et lib. E. Ardant et Thibaut.
Bulletin et mémoires de la Société archéologique du département
d'Ille-et-Vilaine. — Tome 7. In-8o, 454 p. — Rennes, imp* Catel et Cie.
Compte-rendu des épidémies , des épizooties et des travaux des conseils
d'hygiène du Morbihan en 1869; par le docteur Alfred Fouquet, médeciii
des épidémies de l'arrondissement de Vannes. In-8o, 32 p. et tableaux. —
Vannes, imp. Galles.
Conciliation. — Monarchie municipale et représentative, par
M. Henri Lafosse. — Vendu au profit des victimes de la guerre. — Broch.
in-8o, III-81 p., Nantes, Morel.
Cours de chimie agricole, professé en 1Ô70; par M. G. Lechartier, à la
faculté des sciences de Rennes, In-12, 171 p. — Rennes, impr. Oberthur
et fils.
Eloge funèbre de Joseph Houdet, Fernand Le Lièvre de la Touche
ET HiPPOLYTE DE LA > Brosse, Volontaires de l'Ouest, prononcé dans la
chapelle des Enfants-Nantais le 6 mars 1871, par M. l'abbé Pergeline,
vicaire général. — Broch. in-8", 24 pages. Nantes, Mazeau. . » fr. 40 c.
Essais et Souvenirs; par Paul Kerlor. In-16, 65 p. — Rennes, imp.
Oberthur et fils 1 fr.
Fabriques de poteries artistiques a Fontenay, près de Rennes, au
xvie et au xvuie SIÈCLE; par J. Aussant. In-8o, 35 p. et 8?pl. — Rennes,
imp. Catel et Cie.
Faculté (une) de médecine dans l'Ouest, par Edouard Bureau , docteur
en médecine et ès-sciences. — Nantes, imp. Vincent Forest et Emile
Grimaud. — Broch. pet. in-8o, 16 p.
(Extrait de la Gazette de l'Ouest.)
Grande charte de Henri de Transtamare, conférant a Bertrand
DU Guesclin le duché de Molina (4 mai 1369). Texte espagnol avec la
traduction française et des notes; par M. André, conseiller à la cour impé-
riale de Rennes. In-8o, 41 p. -~ Rennes, imp. Catel et C^e.
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ANNE-TOUSSAINTE DE VOLVIRE
DITE LA SAINTE DE NÉANT
INTRODUCTION
Nous trouvons pour la première fois le nom du château du Bois-
de-la-Roche, paroisse de Néant, écrit dans notre histoire de Bre-
tagne, en Tan 1288. A cette époque, un seigneur nommé Hervé
l'habitait, et paraissait comme témoin d'un accord passé entre le
vicomte de Rohan et Hervé de Léon. (D. Morice.)
La veille de la Pentecôte, en l'année 1420, Robert de Montauban
et Marie de Saint-Denoual, son épouse, par suite de la mort d'Oli-
vier de Saint-Denoual, frère de ladite Mariq, et dont elle devenait
héritière, rendirent aveu au duc de Bretagne pour le manoir du
Bois-de-la-Roche, ses bois alentour contenant trois cents journaux,
les moulins, les rentes et terres adjacentes. (Z). Lobineau.)
A partir de ce moment, la famille de Montauban demeura, pen-
dant un siècle, propriétaire du Bois-de-la -Roche. A Robert succéda
Guillaume, son fils, qui occupa le milieu du xv® siècle, et fut père
de l'illustre chancelier de Bretagne, Philippe'de Montauban. On sait
que le duc François II, en mourant, le nomma tuteur de sa fille, la
princesse Anne, conjointement avec le maréchal de Rieux. Philippe
exerça beaucoup d'empire sur l'esprit de sa pupille, et devint la
cause de son mariage avec Charles VIII, et, par conséquent, de la
réunion définitive de la Bretagne à la France. Il transforma le vieux
manoir du Bois-de-la-Roche et en fil une magnifique forteresse,
flanquée de neuf tours, de mâchicoulis et de douves profondes. Le
TOME XXIX (IX DE LA 3o SÉRIE). 17
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250 ANNE-TOUSSAINTE DE VOLVIRE.
parc voisin, qui l'entourait en partie, fut entièrement cerné de
murs. Philippe mourut le !«' juillet 1514, laissant deux Jilles,
dont Tune épousa le seigneur de Monlejean, et l'autre René de
Volvire.
La famille de Volvire, qui seule doit nous occuper, paraît tirer
son origine d'Igelelme, fils puîné de Raoul, vicomte de Thouars,
qui vivait en 973. Plusieurs de ses membres occupèrent de hautes
positions dans le monde, et firent même des alliances princières.
René de Volvire eut de Catherine de Montauban , son épouse,
entre autres enfants, Philippe, qui naquit en 1532 et devint célèbre.
Il s'était déjà fait un nom , quand, en 1565, il prit en mariage Anne
d'Âillon, fille et sœur des héroïques comtes de Lude, dont la va-
leur était connue de toute l'Europe. Il fut chargé par les rois
Charles IX et Henri III de missions importantes, et mérita le titre
de commandeur de l'ordre du Saint-Esprit. On connaît sa belle
résistance aux ordres de Catherine de Médicis, à Angoulème, dont
il était gouverneur au moment des guerres civiles et religieuses. Il
mourut assassiné à Paris, en 1585, et Angoulème reconnaissant
réclama ses restes mortels, qui lui furent accordés par Anne
d'Aillon, et qu'on inhuma dans la cathédrale. Cette femme, ca-
tholique à toute épreuve comme son digne époux , vivait encore au
Bois-de-la-Roche en 1591. L'annce suivante, le baron de Camor
s'empara de cette forteresse, et les troupes de la Ligue ne la quit-
tèrent qu'au moment de la pacification , en 1598.
Henri de Volvire, fils ou petit-fils du précédent, eut pour par-
rain le roi Henri III, et pour marraine Marguerite, duchesse de
Savoie. Il épousa Hélène de Talhouët, rendit des services signalés
aux rois Henri IV et Louis XIII, et fit presque toutes les guerres de
son temps. Il mourut au château du Bois-de-la-Roche, et fut en-
terré dans le tombeau de ses pères, au couvent des Carmes de
Ploërmel.
De son mariage avec Hélène de Talhouôt, il eut, entre autres en-
fants, Charles, né en 1621, et qui, ^ ers 1651, épousa Anne de
Cadillac, très-jeune encore, et née au château de la Ménauraie, pa-
roisse de Locmalo , au diocèse de Vannes. Charles n'entra point
dans les fonctions publiques , il demeura dans ses terres pendant
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ANNE-TOUSSAINTE DE VOLVIRE. 251
loule sa vie. Il eut de sa femme une dizaine d'enfants; la première
fut Anne-Toussainte, dont nous allons parler.
Une grande figure de femme, de chrétienne et de duchesse ap-
parut au xv<? siècle, en Bretagne : la bienheureuse Françoise d'Am-
boige , dont l'Eglise célèbre la mémoire depuis quelques années.
— Anne-Toussainte de Volvire venait du même sang. Elle descen-
dait aussi des seigneurs de Thouars, du côté paternel, puisque sa
famille en élait issue. Du côté maternel, elle venait également des
Montauban. En effet, Béatrice, fille de Guillaume de Montauban,
avait épousé, en 1395, Jean III de Rieux, et deux enfants naqui-
rent de ce mariage, François et Marie de Rieux. '
Or, Marie devint la femme du vicomte de Thouars, et en eut
Françoise, qui devint duchesse de Bretagne en s'unissant à
Pierre IL
Robert de Montauban, qui se maria avec Marie de Saint-Denoual
du Bois-de-la -Roche, comme nous l'avons vu, était frère, ou tout
au moins cousin-germain, de Béatrice, aïeule de la bienheureuse
Françoise d'Amboise. — C'est ainsi que Anne de Volvire, dont la
trisaïeule ébit une Montauban , se trouvait issue des mêmes sou-
ches que la « bonne duchesse. »
Françoise vivait dans une position que l'histoire ne peut oublier.
Anne a vécu de la vie privée. Ses bienfaits, déposés dans le sein
des malheureux de toute nature, devaient demeurer sans écho
après sa mort. Elle n'avait travaillé qu'en vue de Dieu, et Dieu
avait récompensé ses vertus au ciel. Il semble donc que tout devrait
être fini pour elle en ce monde. Heureusement, il n'en a pas été
ainsi; ses mérites dépassaient, dans une mesure abondante, les
mérites du commun même des bons chrétiens. Sa mémoire ne de-
vait pas périr ; Dieu et les hommes ne l'ont pas voulu.
On n'a jamais écrit jusqu'ici qu'un tout petit abrégé de la vie de
Mil® de Volvire, publié sous différentes formes. Nous avons fait de
longues et minutieuses recherches, et nous livrons un nouveau
travail au public. Nous Taurions voulu plus complet encore ; on
nous pardonnera notre impuissance.
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252 "^ ANNE-TOUSSAINTE DE VOLVIRE.
I. — La naissance d'Anne de Volvire.
Commençons par l'acte de baptême : « Le second jour de no-
vembre 1653, je, soussigné, recteur de la paroisse de Néant, ai
baptisé Anne-Toussàinte de Volvire de Ruffec, fille de haut et puis-
sant seigneur messire Charles de Volvire de Ruffec, comte du Bois-
de-la-Roche, Bedée, le Rox,Binio, Chàteautro,S aint-Guinel et
autres lieux; — et de haute et puissante dame Anne de Cadillac,
sa compagne et épouse. — Parrain , Jean Gaspais ; marraine, Ju-
lienne Nouvel , pauvres.
» Signé : Jean Riou, recteur de Néant. »
Anne de Cadillac était fille de Louis du nom, seigneur de la Mé-
nauraie, et de Marie de Quélen. Ce manoir dépendait du grand fief
des Rohan-Guémené et était situé dans la paroisse de Locmalo. —
Elle avait un frère, nommé Jean, qui ne se maria point. Tous les
deux avaient été élevés dans les sentiments d'une véritable piété.
Au xvip siècle, nous voyons souvent la noblesse choisir, pour
tenir ses enfants sur les fonts du baptême, les fermiers les plus
honnêtes et les plus aimés, ou les pauvres les plus respectables du
voisinage. C'est ainsi que le christianisme, quand il s'empare des
âmes, abaisse les puissants et les riches, et relève les faibles et les
humbles, dans les liens d'une douce confraternité.
M. et M*°e de Volvire accueillirent la naissance de leur première
née avec un grand bonheur ; toute la famille fut dans la réjouis-
sance. Ils la regardèrent comme un don du Ciel; et c'en était un en
effet ; mais les pensées de Dieu sont souvent différentes de celles
des hommes.
Les années suivantes, ces dons se multiplièrent. Ces bons époux
ne firent point de calculs avec la Providence, qui les bénit comme
les patriarches. Les registres de la paroisse de Néant nous fournis-
sent les noms de Joseph de Volvire, né le 16 octobre 1654 ; — de
Jean-Philippe, né le 11 février 1656; — de Marie -Charlotte, née le
9 décembre 1658 ; — de Geneviève, née le 13 janvier 166i; — de
Béatrice, née le 27 février 1665 ; — de Marguerite, née le 8 juillet
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ANNE-TOUSSAINTE DE VOLVIRE. 253
i666; — d*Agalhe-Blanche,née le 10 février 4670; — enfin, de
Clément, né le 8 septembre 1673. — Nous voyons donc neuf en-
fants, et nous, ne sommes point certain que notre relevé soit com-
plet, ou que quelqu'un n'ait été inscrit sur le registre de quelque
autre paroisse.
Anne-Toussainle tint aussi plusieurs enfants sur les fonts du
baptême. Nous en nommerons quelques-uns : d'abord, c'est sa
sœur Béatrice, le 27 février 1665. L'année suivante, elle assistait,
dans la chapelle du château , aux cérémonies du baptême de sa
sœur Marguerite ; sa signature, apposée dans ces deux circons-
tances, montre une belle écriture et une instruction avancée pour
son âge.
Si deux pauvres habitants de la campagne avaient été les témoins
et les garants de la rénovation spirituelle de W^^ de Volvire, elle
rendit ce bienfait sans parcimonie. Le i^r juillet 1659, à l'âge de
sept ans, elle tenait sur les fonts sacrés Toussainte Le Mercier ; —
le 27 juillet 1666, Mathurin Le Sourt ; — le 23 février 1667, Fran-
çoise Boisnon ; — le 2 septembre 1675, Anne Coquand, dont
M. Jean-François d'Andigné, seigneur d'Arradon, fut le parrain. On
pourrait relever d'autres faits pareils ; mais ceux-ci suffisent pour
nous montrer que Anne, dès son enfance, éprouvait déjà ces élans
de charité qui, un jour, produiront de doux et beaux fruits.
IL— Éducation.
Charles de Volvire et Anne de Cadillac n'avaient qu'à suivre les
traditions de leurs ancêtres, pour comprendre leur mission dans
l'éducation de leurs nombreux enfants. Pendant les guerres civiles
et religieuses de la fm du xvp siècle, les habitants du château du
Bois-de-la-Roche avaient toujours été pour le catholicisme. Phi-
lippe de Volvire et sa noble compagne n'ignoraient pas ce qu'ils
devaient à leur roi, mais ils savaient aussi ce qu'ils devaient à
leur Dieu , et ils ne transigeaient pas. Henri, leur descendant, et
Hélène de Talhouël, son épouse, transmirent les mêmes senti-
ments à leur fils. La source était bonne et chrétienne;, ses ondes
devaient être pleines de religion et de vertus.
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254 ANNE-TOUSSAINTE DE'VOLVIRE.
Antie-Toussainte semble avoir reçu son éducation entière à la
maison paternelle , car on Ty retrouve sans cesse. Ses parents pre-
naient des institutrices , qu'ils surveillaient, et qu'ils aidaient de
leurs conseils et de leur autorité. Cependant, à mesure que leurs
enfants avançaient en âge et se multipliaient, ils en mirent plu-
sieurs, surtout les garçons, dans les établissements les plus sûrs et
les plus renommés pour compléter leur instruction et se préparer,
au besoin, pour les carrières publiques.
Nul fait ne donne à soupçonner qu'aucun des membres de la
grande famille ait forfait à l'honneur et à la vertu. En laissant Anne
à part, deux autres filles embrassèrent l'état religieux, et il est
présumable qu'un des fils suivit leur exemple. La conclusion est
facile : l'éducation fut pure et sérieuse.
Les habitants du château vivaient en bonne intelligence avec les
gentilshommes du pays, et se faisaient de mutuelles visites. On
organisait des parties de plaisir : c^était un moyen de donner auic
enfants les joies compatibles avec ieur âge et avec leurs besoins
physiques et moraux.
Dans sa jeunesse, grâce à la haute position de son père,
M. Charles de Volvire avait vu le grand mônde^Il avait conservé des
rapports avec des parents et des connaissances de la capitale, dont
quelques-uns occupaient de hautes fonctions dans l'Etat. Vers
1668, il eut besoin d'aller à Paris, et, croyant être utile à sa fille
bien-aimée, il la mena avec lui. Il lui fit voir le monde, qui prodi-
gua ses" compliments. Père sensible et heureux, il voulut, à l'instar
d'autres familles, faire prendre le portrait de sa chère enfant; elle
s'orna de ses plus beaux atours, et posa devant un peintre habile.
Ce portrait existe encore au château du Bois-de-la-Roche. On
peut toujours le lire, quoique un peu vieilli. Il est placé dans un
grand salon, et encadré dans un fond de mur, qui semble avoir été
fait pour le recevoir. La jeune fille est reproduite dans sa grandeur
naturelle. Son front, pur et élevé, est ceint d'une tresse de cheveux
blonds retenue par un peigne perlé. Ses yeux bleus, limpides et
vifs, brillent sur un figure rose et fraîche. Un collier de perles res-
plendit autour du cou, tandis que des bracelets précieux parent les
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ANNE-TOUSSAINTE DE VOLYIRE. 255
avant-bras. La robe, à forme décollelée, de couleur bleu-cendré,
relevée par des nœuds autour du corsage , est garnie de riches
fleurs. De la main droite, Anne tient une magnifique guirlande,
qui vient, à gauche, se perdre dans des ombres. En face, est une
table splendidement garnie, sur laquelle repose une riche cor-
beille;
On croirait, que ce tableau ressemble à un délicieux parterre, au
milieu duquel resplendit une intelligente et gracieuse figure, que
le monde caresse, et qpi paraît prête à se donner à lui. Cependant
l'âme, grande et fière, qui s'entrevoit dans tous les traits, s'ignore
visiblement encpre. Si elle a joyeusement posé pour obéir à son
père, on pressent qu'elle s'admire aussi, et ne serait point mécon-
tente d'attirer l'admiration d'autrui ; mais rien n'annonce qu'elle
voudrait uniquement plaire au monde. Toutefois le moment des
tentations est arrivé.
Faute d'autres documents, ce tableau nous donne une idée de la
jepnesse de W^^ de Volvire, ou tout au moins d'un de ses jours de
fête. Celle jeunesse fut celle des personnes de son rang et de son
sexe. L'amour de Dieu et des vanités du monde pouvait se mélanger
par moments dans son cœur, mais rien n'y fait entrevoirie mal.
Cependant nous venons d'exposer les causes des expiations futures
de la noble demoiselle.
IIL — Conversion.
L'antique manoir du Bois-de-la-Roche, reconstruit par Philippe
de Montauban, augmenté d'une aile par Henri de Volvire, était
splendide au milieu du xvii^ siècle. La partie nouvelle, jointe k la
partie ancienne, formait une espèce de fer à cheval, dont le portail
principal s'ouvrait au coin du parc. Là, une route droite, prenant à
gauche, se rendait vers la rivière du Livet, au sud. A environ trois
ou quatre cents mètres, sur le bord du chemin, était une vieille
carrière de pierres, à pic et profonde, déguisée par des bois taillis
et autres, qui étendaient leurs branches sur l'abîme. Cette carrière,
dont le filon était épuisé, fournit sans doute autrefois les matériaux
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256 ANNE-TOUSSAINTE DE YOLVIRE.
de construction du nfianoir et des maisons environnantes. Quoique
comblée en partie par les éboulemenls successifs et les détritus des
feuilles, elle a encore aujourd'hui une vingtaine de mètres de pro-
fondeur. Nous allons voir, dans un moment, que ces détails ne
sont pas inutiles, et qu'un fait important va se passer ici.
Anne-Toussainle avait dix-sept ans en 4670. Pleine d'espérances
et de grâces, elle était recherchée par plusieurs prétendants. Elle
repoussait leurs hommages;- car, en secret, elle aimait un jeune
gentilhomme du voisinage, qui avait, aux yeux de son père, le tort
de ne posséder qu'une médiocre fortune. Pressé entre ledésir de voir
sa ûlle choisir un autre pour époux, et la crainte de la voir malheu-
reuse, il eut l'idée de réunir, dans une grande partie de chasse, un
certain nombre de jeunes seigneurs. En leur donnant une fête bril-
lante, où chacun montrerait tout son savoir-faire, il mettrait ainsi
Anne-ïoussainte, qui serait l'héroïne de la circonstance, à même
de faire un choix important et d'avenir. La réunion fut considé-
rable, et chaque invité voulut, en effet, resplendir de tous ses
avantages: riches costumes, magnifiques livrées, somptueux équi-
pages, meutes bruyantes, arrivèrent de toutes parts, le malin du
jour indiqué. — M^^^ de Volvire, en costumé d'amazone, accompa-
gna la chasse sur un beau cheval, qu'elle conduisait avec grâce et
dextérité. Elle marchait auprès de son père, songeant surtout au
bonheur d'échanger, de temps en temps, un furlif coup d'œil avec
celui que son cœur avait choisi, et qu'elle savait toujours retrouver
dans la foule. Tout à coup une fanfare éclatante et inattendue frappe
l'oreille de son cheval; l'animal éperdu fait un bond, prend. sa
course, franchit l'espace avec la rapidité de l'éclair, arrive sur le
bord de la carrière, déguisée par quelques feuillages, et, n'étant
plus maître de lui-même, s'y précipite épouvanté.-. La foudre n'est
pas plus rapide que cette course effrénée.
Un frisson glacial s'empare de tous ceux qui entourent la noble
demoiselle. L'un d'eux, et on devine lequel, surmonte immédiate-
ment son épouvante; son œil ayant tout entrevu, il lance son cour-
sier... et regarde le précipice, au fond duquel gît, palpitant et
broyé, le cadavre d'un cheval. La jeune fille, détachée de la selle.
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ANNE-TOUSSAINTE DE VOLYIRE. 257
est restée suspendue au-dessus de Tabîme , accrochée par la robe
à quelques branches fragiles, que le moindre effort peut briser.
Elle est évanouie; rien n'indique qu'elle ait quelque connaissance
de sa position.
L'intrépide jeune homme n'écoute que son courage et son cœur.
Au péril évident de sa propre vie, il veut délivrer celle dont il avait
deviné et pressenti les sympathies. Après d'incroyables efforts, il y
parvient, mais le Ciel lui était venu en aide.
La compagnie, arrivée dans un instant, avait tout vu, et, dans un
frémissement de terreur impossible à décrire, avait coopéré, dans
la mesure de ses forces, au salut de la jeune fille.
M. deVolvire fut plongé dans la stupeur et l'anéantissement; son
cœur fut brisé, sa tète comme perdue. Il ne revint de son désespoir
qu'en revoyant sa chère enfant hors de péril, confondant avec elle
et avec le jeune homme ses larmes et sa reconnaissance.
Quand le calme se fut fait et que la raison eut repris le dessus,
Charles de Volvire prit les mains de sa fille, et, les unissant à celles
du jeune homme qui venait de la sauver: ce Anne, lui dit-il, mon
enfant bien-aimée, voilà voire époux. Il est digne de vous. Soyez
heureux tous les deux... » Il ne put rien ajouter; son émotion
étouffa sa parole. — « Mon père, répondit la jeune fille, d'une voix
pénétrée et solennelle, il est trop tard... L'union que vous m'offrez
aurait fait tout mon bonheur, il y a quelques instants; maintenant,
il m'est défendu de l'accepter. Je suis reconnaissante plus que je
ne puis l'exprimer..., mais je viens, dans le péril, de m'adresser à
Dieu, qui, désormais, sera mon unique époux. :» Et elle se prit à
verser des krmes.
Anne, en effet, n'appartenait plus au monde. Dans Teffroyable
danger qu'elle venait de courir, une pensée rapide et forte avait
traversé son âme. Sans espérance humaine, elle s'était dit que, si
Dieu la sauvait, elle serait toute à Dieu.
Cette promesse, elle la renouvela devant les assistants surpris,
étouffant dans les commotions de l'âme et des sens ses dernières
pensées de bonheur terrestre.
Cependant M. et Mn»® deVolvire crurent d'abord qu'une crise,
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258 . ANNE-TOUSSAINTE DE VOLVIRE.
instantanée el vive, avait seule produit une résolution que le temps
et la réflexion emporteraient. Dans la jeunesse surtout, Texallalion
d'un moment ne fixe pas d'ordinaire , d'une manière irrévocable,
le sentier de la vie. Il en serait ainsi pour leur fille.
Ils retinrent donc au château le jeune gentilhomme, dans l'espé-
rance que sa présence produirait naturellement une révolution dans
le cœur d'Anne. Ils se trompèrent. Au bout de quelques semaines,
ce jeune honime comprit le sacrifice de celle qu'il s'était promise,
car il avait une âme chrétienne et élevée. Il se retira donc, en lui
conservant son estime à la place de son amour.
M. deYolvire ressentit de cet événement de pénibles impressions,
tandis que sa femme se soumettait.
rV. — Épreuves.
Anne embrassa avec ardeur une vie toute nouvelle. Dieu avait
fait en sa faveur quelque chose de ce qu'il avait fait pour P«nul,
Madeleine et tant d'autres. C'était le coup d'une grâce puissante,
sous la forme d'un fatal accident. Or, si les dons de Dieu sont sans
repentie, W^^ de Volvire ne se repentit jamais non plus d'avoir
écouté et compris sa voix. Elle se mit à suivre vivement le sentier
qui lui était tracé.
Cependant, au bout d'un certain temps, au milieu de Tisolemenl
et de la solitude qu'elle s'était créés, des moments de tristesse se
firent sentir. Ayant exagéré ses devoirs el ses exercices, la souf*
franco en advint. Le besoin d'ouvrir son cœur, d'avoir un guide et
ses consolations augmenta ses peines. Que faire? Elle pria, et pria
beaucoup.
Un bon prêtre de la paroisse de Guilliers demeurait dans un vil-
lage voisin : il jouissait d'une réputation bien méritée. Il venait
parfois faire une courte visite au château; car il connaissait toute
la famille, qui le voyait avec plaisir. Il n'ignorait pas les nouvelles
dispositions d'Anne; mais il se tenait sur une prudente réserve,
craignant de la gêner ou d'inquiéter les parents, dont il savait tous
les désirs. Cependant elle voulait lui parler en particulier et secrè-
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ANNE-TOUSSAINTE DE VOLVIRE. 259
tement; elle en chercha Toccasion et la trouva : leurs âmes se
comprirent. Il résolut d'aider la novice dans ses voies mystérieuses.
Sans doute des difficultés se rencontreraient, mais les difficultés ne
sont-elles pas, bien souvent, le cachet des œuvres peu com-
munes?
Une modeste et anlique chapelle existait, alors comme aujour-
d'hui, auprès du village de Kernéani, dans la paroisse de Néant,
et en portail le nom. Placée sur une éminence, entourée de chênes
séculaires, quelques mètres de distance la séparaient des murs du
parc du château. Une porte, dont on voit encore les traces, y don-
nait accès. Un sentier, d'environ un kilomètre, y conduisait à tra-
vers les taillis et les futaies, et pouvait merveilleusement servir la
jeune fille pour s'y rendre, presque chaque jour, méditative et
silencieuse. Une fois sortie de la cour, elle demeurait donc cachée.
C'est dans cette chapelle qu'elle se rendit, dans les premiers
temps, à l'insu de son père; — car la mère savait tout, — pour
entendre la sainte messe, recevoir la suinte communion, et s'en-
tretenir des intérêts de son âme avec Thomme de Dieu.
Cependant cette situation était irrégulière et tendue ; elle devait
avoir un terme. M. de Volvire se préoccupait d'autant plus de sa
fille , qu'il la voyait prendre un genre de vie plus contraire à Ions
les projets qu'il avait médités pour son avenir. Aussi, il regardait
son attrait pour la solitude, le recueillement et la prière, comme
une sorte de sauvagerie; son courage à suivre les voies divines ,
comme de l'entêtement. — Il connut bientôt les voyages à la cha-
pelle, les entretiens avec le prêtre, et son jugement fut fixé : c'était
là qu'elle puisait les défauts qui faisaient son chagrin. Son esprit
s'en aigrit de plus en plus.
Un jour, n'y tenant plus, il sortit, accompagné de deux domes-
tiques , pour suivre de loin sa fille , qu'il avait vue partir pour la
chapelle. Il était tellement hors de lui-même, que de sinistres
préoccupations lui passèrent sans doute par l'esprit, car il fit prendre
des armes à ses deux serviteurs et en prit lui-même. Profondément
ému, agité, défait, il entra brusquement dans la chapelle. Là, un
prêtre, qu'il connaissait, célébrait le saint sacrifice. Sa fille, dans
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260 ANNE-TOUSSAINTE DE VOLVIRE.
une posture humble et recueillie, Tenlendait. De part et d'autre,
un frémissement traversa lésâmes. M. de Volvire, rapidement, sans
mot dire , la larme à l'œil, sortit, et se mit, d'un pas vif et saccadé,
à marcher sous les vieux chênes gui entouraient et ombrageaient
l'oratoire. Mille pensées diverses lui traversaient l'esprit; il était
visiblement sous l'empire d'un rude combat intérieur. — Pen-
dant le reste du saint sacrifice , Anne redoubla de ferveur et de
prières. Elle pria pour son confesseur, car, s'il était dans un mo-
ment difficile, elle en était la cause. — Elle pria pour son bien-
aimé père : si, depuis un certain temps, il était dans la peine et le
méconlentement , cela ne venait-il pas d'elle encore? — Elle pria
pour elle-même, ne demandant que l'accomplissement de la volonté
divine sur son existence... Pauvre fille ! son âme était pleine de
toutes les angoisses !
Au moment de la communion, elle s'approcha de la table sainte.
Le Dieu de paix et de consolation vint prendre possession de son
cœur anxieux et brisé. Son action de grâces fut plus longue que de
coutume : elle demanda de nouveau au bon Sauveur un cœur droit
et un esprit juste. Elle s'interrogea sur sa conduite depuis sa con-
version : nul remords ne vint troubler sa conscience; un attrait plus
fort la dominait plutôt. Elle n'oublia pas son père, qu'elle affligeait,
et finit par tout remettre entre les mains de la Providence.
Enfin, elle sortit de la chapelle, nou sans quelque inquiétude, et
suivie du bon prêtre. H. de Volvire avait triomphé de lui-même ,
après une lutte où la grâce céleste avait eu sa bonne part. Tran-
quille et ouvert, il s'approcha d'eux : — « Merci, dit-il au prêtre,
dés soins religieux que vous donnez à ma fille, et de toutes les
peines que vous prenez pour elle. Je suis tout confus d'un dévoue-
ment que je reconnais un peu lard , mais que je reconnais bien sin-
cèrement. Désormais, vous voudrez bien venir remplir vos saintes
fonctions dans la chapelle de mon château , et accepter la cordiale
hospitalité que je vous offre , toutes les fois que vous nous rendrez
ce service et nous ferez ce plaisir. » Puis , se tournant vers Anne-
Toussainte : — c Quant à vous, ma fille, ajoula-l-il,f race des
peines que nous nous sommes faites, et qu'il n'en soit plus ques-
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ANNE-TOUSSAINTE DE VOLVIRE. !261
lion. Dieu a disposé de vous, il esl mon maître comme le vôtre.
Vous lui avez obéi; je veux lui obéir à mon tour. Désormais soyez
à lui comme vous l'entendrez, et priez pour votre père... »
A ces derniers mots, de grosses larmes jaillirent des yeux du
comte : la paix était faite.
V. — Transformation. '
Au moment où nous sommes arrivés, M. de Volvire devait avoir
environ cinquante ans ; sa femme, trente-quatre, et leur fille, dix-
huit ou dix-neuf.
On rapporte qu'un ange apparut, un jour, à une personne, jeune
encore, et qui devait devenir une grande sainte. Il lui présenta un
voile niagnifique, mais couvert de quelques taches, en lui disant :
« Voilà une image de votre âme. » Ensuite, il le retourna, le lui
remit sous les yeux, orné des fleurs les plus riches et les plus déli-
cates, et ajouta : — « Vous devez ainsi orner votre âme par vos
vertus et par vos mérites. ^
M"e de Volvire avait eu les défauts de son âge et quelques atta-
ches aux mondanités. Elle devait les expier, si déjà la chose n'était
faite. Il lui restait à orner son âme par une conduite vraiment
chrétienne. Voyons ce qu'elle fit.
A sa naissance, elle avait ré^n de grandes qualités naturelles :
une brillante intelligence, un cœur droit et aimant, une volonté
ferme et souple, un caractère jovial , une rare beauté physique ; en
un nffot, tout ce qui fait le charme et l'ornement de la vie.
La grâce, en s'emparant de cette riche nature, devait la rendre
plus belle et meilleure encore. Les influences religieuses, en efl*et,
ne font que détruire ce qui est mauvais et perfectionnent tout ce
qui esl bon.
Anne posa devant elle son âme comme un miroir, afin d'y
voir ses fautes, ses penchants, ses défauts.
Elle expia ses péchés par un esprit et des actes de pénitence, qui
durèrent toute sa vie. Elle poussa celle vertu si loin, qu'elle dé-
passa même la charité pour le prochain. Si sa santé en souffrit,
elle ne marcha que plus rapidement vers le ciel. Comme tous les
saints, elle fut sévère pour elle-même.
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262 ANNE-TOUSSAINTE DE VOLYIRE.
Elle avait parfois occupé son esprit à des lectures frivoles, à des
pensées peu sérieuses ou mondaines. Ici encore, la première idée
fut celle de l'expiation ; la seconde, fut de s'adonner à l'étude des
vérités éternelles et religieuses. Elle se mit à lire la. Vie des Saints
et des livres de piété. La méditation devint son aliment journalier.
D'abord, elle éprouva des difficultés, qui disparurent bientôt, grâce
à sa fermeté et aux communications intérieures du Dieu qui ne se
laisse point vaincre en générosité.
L'examen de sa vie intérieure et extérieure lui fit voir que sa
volonté avait suivi, par moments, plutôt les attraits de penchants
naturels, que la voix de la conscience. Elle s'imposa la mortification
des sens intimes, et une grande surveillance sur les mobiles de ses
actions. Son changement de vie lui imposait de nouveaux devoirs ;
elle prit conseil de personnes instruites dans les voies de la spiri-
tualité et demanda les lumières de la Sagesse divine. Pour dompter
l'orgueil inné, il y avait un moyen supérieur à tous les autres,
Tobéissance. Elle fil donc la promesse d'obéir, toutes les fois qu'elle
le pourrait sans pécher, quand aucun devoir ne serait en opposi-
tion. Plus tard, celle promesse prit de l'extension et devint un véri-
table vœu. Cette vertu la rendit plus docile, plus souple et plus
facile dans ses rapports avec son père, avec sa mère, avec tout le
monde.
Anne avait subi un instant l^ entraînements de son cœur. Rien
ne prouve qu'elle avait dépassé en cela les limites du naturel et du
licite. Cependant elle en eut, sinon des remords, au moins d^ in-
quiétudes. Cette leçon lui servit pour surveiller davantage ce cœur
si ouvert et si bon. Puisqu'il lui fallait une nourriture incessante et
vive, elle la lui fournit : l'amour de Dieu peut être sans mesure, un
cœur n'est point capable de le contenir. Elle pria et versa des
larmes, el bientôt, comme Augustin, elle s'écriait, dans l'abondance
de son amour : « 0 beauté toujours ancienne et toujours nouvelle,
je vous ai connue bien tard ! Donnez-moi de vous aimer, de vous
aimer de toutes les forces de mon âme, de toute l'ardeur de mes
désirs! »
Elle aima surtout le Dieu fait homme, et qui se plaît à habiter au
milieu des homDies. Elle le visitait fréquemment dans la chapelle
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ANNE-TOLSSAINTE DE VOLVIRE. 263
du cbâleau et le recevait dans la sainte communion ; et, comme les
disciples d'Emmaûs, elle sentait son cœur brûlant pendant qu'elle
s'entretenait avec lui.
Après l'amour de Dieu , arrivait l'amour du prochain. Ses con-
temporains et les générations suivantes nous ont fait savoir com-
bien elle aima tout le monde, les pauvres et les malades , en par-
ticulier.
De prime abord sa mémoire la ramenait, non- seulement vers les
joies d'enfance, mais aussi vers les plaisirs un peu mondains aux-
quels elle avait pris part. Elle voulut y mettre un frein, et, comme
la pensée des choses divines et éternelles s'était emparée de son
âme, son but fut bien vite atteint. Les préoccupations de ses œuvres
de charité firent disparaître le reste de ses souvenirs.
Le caractère de M^i® de Volvire élait heureux, enjoué, plein de
saillies amusantes et spirituelles. Dans, une famille et dans une
société, elle pouvait apporter beaucoup de charmes et s'attirer des
applaudissements. Mais on ne fait pas longtemps briller son esprit,
sans occasionner d'ordinaire de petits froissements d'amour-propre
aux autres. Elle sentit les dangers de sa nature, et travailla à y
mettre un ordre convenable. Le Sauveur Ta dit : Bienheureux ceux
qui sont doux, pacifiques, humbles et charitables. Il fallait croire et
imiter le divin modèle.
Les sens extérieurs devaient obtenir, de sa part, la même atten-
tion. Tous les biens de ce nionde ne valent pas une âme chaste, dit
l'Esprit-Saint. Anne fil le vœu de virginité; et, pour mieux le gar-
der, elle forma un pacte avec ses yeux et tous ses sens, afin de les
retenir dans les réserves de la modestie.
Pour'npérer.et soutenir ces transformations sévères, il fallait des
secours surnaturels. La faiblesse humaine, abandonnée à elle-même,
n'a qu'une certaine mesure de courage et de force; mais Dieu, qui
sait de quel limon il nous a formés, n'abandonne pas ceux qui
mettent leur confiance en hii. Une magnifique chapelle, de style
gothique, avait été construite par Philippe de Montauban, dans la
dernière tour, à l'extrémité sud-ouest du château. Anne obtint de
son père qu'une messe presque quotidienne y fût célébrée ; et bien-
tôt, Mifr TEvêque de Saint-Malo permit d'y conserver la sainte
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264 ANNE-TOUSSAINTE PE VOLVIRE
Eucharîslic. Une vasle chambre, donnant sur un des plus beaux
poinls de vue qu'on puisse admirer, avait une porte, jorgnant à la
tribune, et qui était en face de l'autel sur lequel reposait le Rédemp-
teur des hommes. Elle occupa cette chambre, qui lui fut laissée
pendant toute sa vie. Il lui fut donc facile de contenter désormais
ses attraits pour la solitude, la prière, les entretiens fréquents avec
Dieu. Elle put rafraîchir et fortifîerson âme aux sources pures de
tous les sacrifices et de toutes les vertus.
VI. — Train de vie.
On venait de fonder à Vannes , pour la première fois, une Maison
de retraites, dont les pieux exercices prenaient de l'extension et
devaient produire un grand bien dans les âmes. M"^ je Franche-
ville, la première fondatrice, vint à Ploërmel, accompagnée de
Pères Jésuites, pour y donner une de ces retraites. W^^ de Volvire
y assista el s'efforça d'en profiter de son mieux. Elle en ressentit
un grand bienfait, et remarqua que beaucoup d'autres âmes y
avaient trouvé un moyen efficace de purifier leurs consciences et
de s'attacher à une piété solide. Elle fit connaissance avec la sainte
directrice, qui désira se l'adjoindre comme coopéra trice. Anne se
prêta très-volon tiers à ces ouvertures, et désira faire partie du nou-
vel institut. Sun père s'y refusa, en lui disant qu'il avait déjà fait
pour elle un grand sacrifice; mais, qu'en retour, il comptait bien
qu'elle resterait désormais tranquille au milieu de sa famille. Elle
se soumit immédiatement. Toutefois, elle s'entendit avec les supé-
rieures des Dames de la Reiraile, pour en obtenir une sorte d'affi-
liation, qui lui fut concédée. Elle étudia avec soin leurs règlements,
leurs exercices de piété, leurs œuvres journalières, afin d'y con-
former sa conduite dans la mesure de ses autres devoirs. Elle
adopta leur costume pour ses voyages et toutes les circonstances
extraordinaires.
Au château et dans la vie privée , elle quitta ses anciens habits
du monde, et se revêtit d'une simple robe noire et d'une coiffe
plus simple encore. En un mot, ses habillements furent propres,
convenables , mais peu riches et recherchés. Ses parents ne vou-
lurent point contrarier ses goûts, conséquences du changement de
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ANNE^TOUSSÂUfTE DE VOLVIRE. 265
vie de leur fille. Sa femme de chambre prit la liberté de lui deman-
der pourquoi elle ne portait plus d'atours brillants et somptueux et
n'en changeait plus, comme autrefois, deux fois le jour.— « Hélas!
répondit Anne, cette vanité me coûte bien cher aujourd'hui. Si
j'avais été moins mondaine, je ne serais point obligée à tant de
pénitence. »
Elle voulut ajouter la mortification dans la nourriture à celle
qu'elle mettait dans sa toilette. Si sou nouveau costume lui venait
en aide pour éviter certaines compagnies et mieux pratiquer l'esprit
de solitude, une nourriture prise à part augmenterait ce bonheur
et lui donnerait la facilité, en se privant, de soulager les malheu-
reux. Son père lui permit seulement de prendre ses repas dans sa
chambre, quand il aurait de la société ; mais il voulut jouir de sa
présence, quand il serait seul avec sa famille. Ce faisant, il se pro-
posait de l'empêcher de nuire à sa santé par des privations indis-
crètes; et, d'un autre côté, il voulait que, par son caractère enjoué,
sa conversation intelligente et ses bons exemples, elle fût utile à
ses frères et sœurs.
La pieuse demoiselle étudiait beaucoup la vie du divin Sauveur,
afin d'y conformer la sienne. Elle remarqua que, dans la crèche, il
n'avait qu'un peu de paille pour se reposer, tandis qu'elle couchait
sur un lit moelleux. La différence était trop grande à ses yeux ; et
elle voulut la rendre moins sensible. Cette fois, elle ne (5rut point
devoir prendre conseil de ses parents, car l'ordre de la maison
n'aurait pas à souffrir. Elle fit donc disparaître de sa couche tout ce
qui lui semblait du luxe, et n'y déposa que de la paille, tout en
prenant bien soin de lui conserver son ancienne forme extérieure.
Comme elle se servait elle-même et refaisait son lit tous les matins,
son secret resta longtemps caché ; une maladie, qu'elle éprouva,
vint le mettre à découvert.
Si Anne n'avait observé que les lois de l'Église sur le jeûne et
l'abstinence, sa santé n'aurait pas subi d'atteintes, car elle était
forte ; mais aux mortifications intérieures et extérieures, dont nous
avojisdéjà parlé, elle en ajouta bien d'aulres. Sa mère, qt^ l'aimait
beaucoup, exerçait aussi une grande surveillance. S'étant aperçue
TOME XXIX {IX DB-LA 3e SÉRIE). 18
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266 AlfNE-TOUSSÂINTE DE VOLVIRE.
(le certaines exagérations, elle donna des ordres, avertit le confes-
seur, et finit par les réprimer.
Généralement, chaque dimanche, une messe était célébrée dans
la chapelle du château. Un élait'éloigné de plus d'une lieue des
églises paroissiales les plus rapprochées. Tout le personnel de la
maison y assistait, ainsi que beaucoup d'habitants des villages voi-
sins. Mlle de Volvire recevait la sainte communion à celte messe,
et, après avoir pris quelque nourriture, se rendait à pied à la
grand'messe de Néant. Quand elle pouvait être seule, dans le par-
cours, elle priait et méditait; quand elle avait de la compagnie, sa
conversation, charitable et pieuse, tendait à inspirer de bonnes
pensées, de bons désirs, une vie toujours meilleure»
Elle devait, suivant l'usage général de nos campagnes, porter
avec elle sa provision du midi, si elle voulait prendre quelque
chose entre la grand'messe el les vêpres. Lorsque les jours étaient
mauvais, elle mangeait son morceau de pain et de beurre dans une
maison du bourg; s'il faisait beau temps, elle allait, avec quelques
filles et femmes, dans le coin d'un champ. Là, eHe partageait sou-
vent sa maigre provision avec quelque personne pauvre. En tout
cas, elle trouvait toujours moyen de donner la réfection spirituelle
des bons conseils, car les cœurs lui étaient ouverts. Elle consolait
donc les âmes souffrantes, qui ne manquent jamais, et s'efforçait
d'y mettre le baume de la confiance en Dieu.
Mlle de Volvire apprit vite que ce ne sont pas les longues années
qui nous chargent de mérites, mais les années bien remplies. Or,
les jours composent les années, et notre vie s'écoule comme la
fumée et la joie d'un jour. Quand on le commence, on ne sait si on
le verra finir. Il est donc nécessaire de hâter son travail. Comme
certains ouvriers de la parabole de l'Évangile, elle ne croyait pas
être arrivée aux premiers moments. Elle se posa pour règle de se
lever de grand matin. Après une prière et une méditation , plus ou
moins longues, elle se mettait à l'œuvre, et nous verrons quelle
fut son activité.
L'abbé Piéderrière.
(La fin à la prochaine livraison.)
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LES CONGÉS
DES DUCS DE BRETAGNE
L'art de i^rossir les revenus publics, en multipliant les formes de
rimpôt, passe généralement puur une invention éclose dans le cer-
veau des économistes modernes , et cependant rien n'est moins
nouveau dans notre pays. Nos rois, qui en avaient appris toutes les
subtilités des proconsuls romains, n'ont cessé de le mettre en pra-
tique dans leurs rapports avec leurs vassaux, et l'ont si bien im-
planté dans nos mœurs, qu'à l'heure des réformes de la Révolulion,
la plupart de leurs procédés financiers étaient encore en vigueur.
Pour s'en convaincre , il suffit d'ouvrir l'histoire du moyen âge,
non pas les annales incolores qui ne parlent que de guerres, mais
celles qui relatent les actes de l'administration féodale. Aux yeux
même les moins prévenus, l'esprit de fiscalité apparaîtra comme
l'un des traits caractéristiques de l'époque. Il est difficile de créer
plus de taxes et de redevances que les suzerains de la féodalité
n'en ont imaginé pour accroître leurs profils defiefs.
Quoique ce régime social ait fourni déjà une ample matière à de
nombreuses dissertations, il s'en faut bien que le thème soit épuisé.
11 nous reste encore plus d'un nom à ajouter à la liste des impôts
féodaux et des particularités curieuses à noter dans ce que les sei-
gneurs appelaient leur domaine utile.
Les dictionnaires ne manquent pas de renseignements sur le
cens, le rachat, la taille, la dime, le champart, qui frappaient les
produits du sol ; sur h traite foraine, les druits de banalité, de pr^-
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268 LES CONGÉS DES DUCS DE BRETAGNE.
voté, de coutume, etc., qui entravaient le commerce et rinduslrie ;
mais ils sont trop laconiques en ce qui touche les profits d'aventure,
tels que les congés de mer, désignés, dans les anciennes chartes,
sous les noms analogues de briefs ou brieux de sauveté et sceaux
de mer. Je vais essayer d'en faire la notice.
Suivant une coutume, que la féodalité tenait sans doute des
temps barbares auxquels elle succédait, et qu'elle n'avait pas ré-
pudiée, les seigneurs des terres riveraines de l'Océan jouissaient
d'un droit de confiscation, appelé droit de bris ou de lagan , sur les
équipages et les marchandises des navires qui échouaient sur les
côtes. Ce qu'il y a de plus répugnant à dire, c'est que les villages
les plus voisins du désastre n'avaient pas honte de réclamer une
part dans le butin, et qu'ils devançaient trop souvent la vigilance
des officiers préposés à la triste besogne de dépouiller les naufra-
gés. On assure que, sur certaines côtes du Finistère, ces mœurs,
dignes des cannibales, n'ont pas complètement disparu ; mais je
veux croire que c'est une calomnie.
Dans tous les cas, il est malheureusement bien établi que la
Bretagne a été, pendant longtemps, une terre maudite pour les
naufragés, et que les ducs ont accru leurs revenus en profitant de
la loi inhumaine du lagan.
L'Eglise, qui avait protesté contre l'esclavage de l'antiquité et le
servage de la féodalité, devait naturellement s'élever contre de pa-
reils abus. Elle ne manqua pas à ce devoir, et en fit l'objet d'une
condamnation spéciale, au concile de Nantes de 1127. L'archevêque
de Tours, Hildebert, ayant demandé au pape de confirmer la sen-
tence d'excommunication prononcée contre les spoliateurs. Hono-
ré II répondit, avec un plein assentiment, qu'il jugeait inique et cruel
de dépouiller ceux que la clémence divine avait daigné sauver du
péril *.
* « Quidquid evadebat ex naufragio tolum fiscus lege vindicabat pairie passes que
naufragium miserabilius violenlia principis spoliabat quam maris rapina. (Ep, Hil"
dcberli.)
» Iniquum eiiim censemus ut quem divine clemcnlie magniludo a sœvientispelagi
voracitatc diverterit» hominnm sseva ropacitas audeat spoliare. > {Ep. Honorati.)
(D. Morice, HisL de Bret., Pr. 1. 1, col. 555-556).
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LES CONGÉS DES DUCS DE BRETAGNE. 269
Si les seigneurs de Cornouaille et de Penthièvre furent insen-
sibles aux remontrances du concile, du moins les ducs de Bretagne
témoignèrent par leurs concessions qu'ils n'avaient pas perdu tout
sentiment d'humanité. On ne peut pas cependant les louer sans
réserve, car, en se soumettant , ils ne voulurent pas renoncer aux
compensations et changèrent leur confiscation en un droit de ra-
chat, comme la suite le montrera.
Ils imaginèrent de créer des lettres de congé, que les receveurs
des havres et ports du duché furent chargés de délivrer aux patrons
des navires fréquentant les côtes de la Bretagne. Ce congé ne les
garantissait pas de la rapacité des riverains, sur lesquels la sur-
veillance était difficile ; mais, du moins, il les préservait des pour-
suites des officiers en cas de naufrage. A quelle date remonte cette
innovation? Je ne saurais le préciser. D'après les termes d'une
transaction, passée en ^231, entre le duc et le roi de France, que
j'aurai occasion de citer plus loin, il est à présumer qu'elle n'est
pas très- postérieure à 1127.
Ce qu'il importe de constater ici, c'est que la mesure prise par
les ducs, en réalisant un progrès, a aussi notablement modifié
leurs rapports avec les autres puissances féodales. Afin d'échapper
" à la tyrannie du droit de bris, les cités maritimes ont été forcées,
sous peine de saisie, d'accepter les conditions offertes, et, malgré
leur ombrageuse fierté, de supporter dans leurs murs un agent du
fisc breton. Ce qui suit le prouve, du moins pour Bordeaux et La
Rochelle.
Aux navires sortant des ports bretons il était facile de se pour-
voir d'un brevet de sûreté, signé du duc ; mais comment en prému-
nir ceux qui venaient de l'Espagne, de l'Angleterre et des diverses
provinces maritimes de France? La coutume, en accordant aux nau-
fragés un délai égal au retour de deux marées, ne laissait pas tou-
jours un espace de temps assez long pour acquérir une sauvegarde
et se mettre à couvert de la saisie. Pour que les marins non bretons
fussent réellement admis à participer au bénéfice des brefs de
sûreté^ il fallait qu'on leur donnât la facilité de s'en procurer à
leur point de départ.
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270 LES CONGÉS DES DUCS DE BRETAGNE.
Les habitants de Bordeaux et de La Rochelle sollicitèrent et
obtinrent des ducs l'établissement d'un bureau de congé dans leur
cité* Cette faveur ne pouvait être refusée à deux villes qui entrete-
naient avec la Bretagne tant de relations commerciales.
Après la série de réflexions qui précède, le fait que j'énonce
n'a rien de surprenant; il parait beaucoup moins naturel, quand il
se présente à l'esprit sans préambule. On ne s'explique pas sans
peine comment les ducs de Bretagne ont joui, dans deux ports
étrangers, d'un droit de congé, à une époque où chaque seigneur
était jaloux de ses prérogatives et peu disposé à s'en dessaisir.
C'est en cherchant à dévoiler cette énigme que j'ai été amené à
traiter la question des briefs de sauveté.
Le Père Arcère, dans son Histoire de La Rochelle *, assure que la
concession ci-dessus eut lieu sous le règne de saint Louis, à la
prière des Rochelais et des Bordelais. C'est une conjecture de la
part de cet auteur ; l'acte suivant prouve qu'il faut la placer à une
époque antérieure.
Dans un concordat de 1231, conservé aux Archives du départe-
ment, le roi s'engage, vis-à-vis du duc Pierre, à respecter les pri-
vilèges de la Breiagn*e , et, au nombre de ceux-ci, il indique :
€ les brevets ou sceaulx des brevets, c'est à savoir de salvations ;
> de saufs conduits ; de vivres pour les marchands et passans
1^ par la mer de Bretagne, en la salvalion et faveur d'iceulx mar-
> chands, d'ancienneté, par certaine composition , pour ce ordon-
j nés, tantes ports et havres et villes de son duchié comme aussi à
» Bourdeaux et à La Rochelle. »
Il ressort de ce texte plusieurs enseignements : c'est d'abord
qu'en 1231, les brevets en question étaient d'ancienne création;
que les ducs les avaient établis par une transaction à l'amiable avec
les commerçants du royaume ; et qu'enfin ces congés étaient de
plusieurs sortes. J'insisterai sur ce dernier point :
1« Les brevets appelés salvations ou briefs de sauveté étaient
destinés à protéger les navires contre le droit de bris ;
*T.Lp. H3.
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LES CONGÉS DES DUCS DE BRETAGNE. 271
2» Les brefs de. conduit , ou des sauf-conduits , donnaient la
faculté de se faire piloter en dehors des dangers de la côte ;
3» Les brefs de victuaille permettaient de se ravitailler dans les
ports.
Voici, d'après- deux pancartes de la Chambre des Comptes, les
règles, assesz singulière, suivies pour leur délivrance. Elles divisent
toutes deux les navires en quatre catégories, dont la taxe était ainsi
fixée :
Tarif de 1454. A chaque navire portant 5 tonneaux et au-dessous,
sera baillé brief d'année ; — à chaque navire de 5 à 9 tonneaux ,
. bref de victuaille; — à chaque navire de 9 à 19 tonneaux, brefs de
victuaille et de conduit; — à chaque navire de 18 tonneaux et au-
dessus, briefs de conduit, victuaille et sauveté.
Le tarif de 1565 est plus complet ; il nous donne le prix de cha-
que classe : pour 6 tonneaux et au-dessous, brief d'une année, qui
est de 7 sous 6 deniers ; — de 6 à 10 tonneaux, bref de victuaille,
17 sous 6 deniers ; — de 10 à 19 tonneaux, brefs de conduit et
victuaille, les deux, 55 sous; — de 19 tonneaux et au-dessus, tous
briefs, valant ensemble 110 sous.
En 1371, les prix étaient un peu inférieurs. Dans une quittance
de cette date, ils sont portés à 5, 10, 25 et 35 sous. Ainsi, les trois
classes de brefs, différentes d'abord par leur nom et leur destina-
tion, se trouvaient confondues en une seule, et transformées en une
sorte de patente commerciale.
Le Trésor des chartes des ducs de Bretagne renferme plusieurs
pfèces, au moyen desquelles nous pouvons évaluer le produit de la
délivrance des briefs ; cependant, elles ne sont pas assez nom-
breuses pour que nous puissions suivre la progression ou la dé-
croissance de cette branche de revenu. Dans le compte des receltes
du duché de 1503, les brefs de mer s'élèvent à 6,000 * livres. Guy,
siré de Penthièvre, ayant obtenu du duc, son frère, en 1321, l'a-
bandon provisoire des émoluments recueillis sur les sceaux de mer
de Bordeaux et de La Rochelle, les afferma à Guillaume de Roche-
fort, son créancier, pour quatre ans, au prix de 16,000 francs*,
* Ce chiffre ne comprend sans doute que la recette perçue en Bretagne.
^ Trésor des chartes, arm. K., cass. E., n* 20.
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272 LES CONGÉS DES DUCS DE BRETAGNE.
avec promesse, si lesdils briefs ne valaient pas 5,000 livres, par an,
de parfaire le reste.
En 1364, le bail de la recette des sceaux de Bordeaux et de La
Rochelle * fut concédé pour cinq ans à Malié de Gournay, moyen-
nant 80 tonneaux de vin de Gascogne et deux rentes, Tune de 200
marcs d'argent, l'autre de 50 écus. D'après le même acte, le duc
prenait à sa charge le clerc de la recette et la fourniture des lettres
de sûreté; mais il laissait à la solde du fermier les autres pré-
posés.
En 1380 % les brefs du port de Bordeaux seuls furent affermés à
un marchand de la ville, pour la somme de 500 francs.
Il s'en faut bien que les ducs de Bretagne aient toujours joui pai-
siblement des revenus de ces deux recettes. Les Bordelais et les
rois d'Angleterre, ducs d'Aquitaine, jaloux des profits.qui se per-
cevaient sous leurs.yeux et à leur détriment, ne laissaient échapper
aucune occasion d'en contester la légitimité. De leur côté, les ducs
de Bretagne ne fournissaient que trop de prétextes à la chiqane, en
cherchant à étendre ce qu'ils appelaient leurs droits. Oubliant leur
qualité d'étrangers et l'origine de leur privilège , ceux-ci auraient
volontiers régné en maîtres dans un port où la tolérance seule les
avait établis. A la faveur de l'ancienneté de leur coutume, leur am-
bition ne visait qu'à transformer en impôt obligatoire le congé, qui
devait toujours rester facultatif.
Le mandement et l'enquête qui suivent, attestent qu'ils rencon-
trèrent une résistance opiniâtre.
« Edward, par la grâce de Dieu, roi d'Engleterre , seigneur
d'Irlande et d'Acquitaine, à nos chers et féaux connestable, maire,
comsoils et jurés de nostre cité de Bordeaux, saluz.
> Nostre très cher fris Jehan, duc de Bretaigne, nous admonstrô
commant feu Jehan son père et feu Jehan son oncle, naguièresdux
de Bretaigne, que Dieux absoule, soloient avoir et avoient de fait
leurs breffs en nostre dicte cité et certain lieu à ce député pour y
bailler et délivrer leurs diz breffs , et tout le temps qu'ils gouver-
* Trésor des chartes, armoire M , caas. A, n» 6. ^ .
* Trëèor des chartes des ducs, armoire V, cass. B, xiv.
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LES CONGÉS DES DUCS DE BRETAGNE. 273
nèrent ladicle duché de Brelaigne, ils esloienl en paisible posses-
sion et saisine de ce faire et avoir sanz contredit ou empeschement
de nous ou de nos ministres quelconques, et sur ce nous a hum-
blement et à grande instance requis que il nous pleust commander
à H faire en ce cas droit et raison. ^
> Par quoy nous vous mandons et chargeons que sur les dictes
choses vous vous informez sommerement et deplain,et si vous
trovez par tele imformation et par autres notables evidances que la
chose est véritable , soffrez avoir a nostre dit filz et à ses commis et
despulés ses breffs en nostre dicte cité de Bordeaux par manière
que ses davanciers les avoient et tenoient en temps passé ; faisens
sur ces choses tel acomplissement de justice que nostre dici filz
n*ait cause de se plaindre à nous pouf deffaut de bonne excusation
de nostre présent mandement.
)) Donné par tesmoignance de nostre grant seil à nostre palais de
Westminster, le Ville jour de juillet, Tan de grâce mil trois cens
soixante et deux, et de nostre règne trente- sisme *. »
Le résultat de l'enquête ne nous est pas parvenu, mais il y a lieu
de croire qu'il fut favorable, puisqu'eïi 1378, sans plus ample
informé, le roi Richard II s'empressa de confirmer les privilèges
du duc.
Au moment de les faire enregistrer au greffe de la sénéchaussée
de Guyenne, le maire de Bordeaux forma opposition à l'exécution
des lettres, en alléguant que les navires bordelais étaient libres de
sortir du port sans lettres de congé des ducs , et que leurs prépo-
sés avaient outrepassé leurs droits en voulant les imposer à tous
les marchands. La pièce suivante nous révèle les détails de ce
curieux procès.
« Per devant nous ', Johan, sire de Neville, lieutenant d'Aqui-
taine pour nostre très souvrain seigneur le roy de Franse et d'En**
gleterre, en présence du m[aire] procurour de la ville de Bourdeux
et de plusieurs dez bourgeois merchanz ^t citezeins dudit lieu , de
* Trésor des chartes, arra, T, cass. C, n" 4.
^ Trésor des ch(^rU$, arm. M> cas». A, n* 2, -^ La charte est rongée en plusieurs
endroits.
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274 LES CONGÉS DES DUCS DE BRETAGNE.
la partie du duc de Brelaigne par Johan Guoyère, son procurour et
atlorné, furent lieuz et publiez unes lettres patentz de noandement
de nostre dit seigneur le Roy et son conseil à nous adressantz, dont
la teneur s'enséust :
« Richardus, Dei gratia rex Angiie et Francie et dominus Hiber-
» nie, dilectis et fidelibus nostris locum tenentibus sive senescallis
» nostris Aquitanie ac maiori et constabulario nostro Burdegalensi
» qui nunc sunt vel qui pro tempore fuerunt et eorum cuilibet loca
» tenentiy salutem.
» Gum inter cetera in quodam tractatu cerlis de causis, habilo
» inter nos et concilium nostrum et carissimum fratrem nostrum
» Jobannem, ducem Britannie, facta et concordata, que nos, pro
» parte nostra, custodire, tenere et perimplere promisirous, concor-
» datum existit quod idem dux habeatque lilteras nostras ofHciariis
» nostris Burdegalensibus direclas quod iidem officiarii ipsum
» ducein, brevibus suis, que ipse habet apud Burdegalam, uti et
» gaudere permitlanl, prout ipse dux et antecessores sui eisdem
» brevibus, temporibus relroactis, uti et gaudere consueverant, prout
» in litteris nostris patentibus eidem duci de eodem tractatu factis
» plenius continetur; vobis et cuilibet vestrûm injungimus et man-
» damus qualedus ipsum ducem brevibus suis prediclis ibidem uti
» et gaudere permittatis, juxtatenurem traclalus supradicti et prout
» ipse et antecessores suipredicti brevibus illis, ante hœc tempera,
» ibidem uti et gaudere consueverunt; prefaclum ducem in bac
» parte non molestantes in aliquo seu gravantes. Datum apud West-
» minster, quarta décima die Aprilis, anno regni nostri primo,
» etc. »
» Par la verîu desquelles ledit Johan Guoyere disoît, par ledit
duc, que il, ses prédécesseurs et devanciers avoient autrefois heu,
en temps passé, en dreit monsieur le prince, que Dieux perdone,
et autrement deparavant et despuys pocession et sazine de ballier
et délivrer les brefs dudit duc à chacun vessell que fust chargée de
vyns al port de Bourdeux, et que les mestres et merchantz desdilz
vesseaux ou de chacun chargées, comme dit est, devoit et esloit
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LES CONGÉS DES DUCS DE BRETAGNE. 275
lenus prendre et payer de faicle les dilz briefs , chacun endroit soy
de nécessité, et par un eslonoir avant parler dudil point de Bour-
deux. Et par vertu desdiles lettres de niandement, voloit ledit Johan
Guoyère, pour ledit duc, continuer, maintenir, user et joir de la
dite pocession et sazine, afiîn que toutes manières dez marchantz
que chargeassent vins ou les mestres de chacun des vesseaux char-
gées des vins audit port, ou est mettes, devoit et estoit tenus cle
prendre et payer les dilz breffes avant estre déliverez ni de partir,
comme dit est.
» Ledit procureur en nom des citczeins et bourgeois dudite ville
en présence dudil meire et de plusieurs desdilz bourgeois et habi-
tants estanlz présents illoques, conut bien ledit duc et ses prédé-
cesseurs avoir heu possession et sazine de bailler sesdilz brefs par
delà à Bourdeux à ceux qui de leur volunté prendre les youdroient
et non autrement.
» Et ledit Joha* Guoyère en nom dudil duc disant le contraire :
sur quoy, de notre office et affin d'avoir plus pleine informacion de
l'un propouser et de l'autre avons volu enquerrir de la vérité des
possessions avouez afin de faire raison as parties, selon la ténor dé
mandement.
» Et sur ce avons fait jurer enquis et examinez troys tesnioîgns
dignes de fey, bourgeois, cilezeins et marchantz dudil lieu que ont
recordé par leur serement, en audience de tous, que ils ont veu par
plusieurs foitz, en temps de monseigneur le prince, que Dieux
pardone, que toutes foitz et quant il y avoil acuns et quelconques
vesseaux chargés de vins au port de Bourdeaux que ils ont veu les
mestres ou marchanlz des vesseaux que chargez esloient et de cha-
cun d'eulx, de nécessité et par fin eslonoir prendre et payer lesdilz
brefs des officiers dudit duc avant estre délivrés de l'eschaper, ne
départir leurs vesseaux fors dudit porl , pour eulx avaler; et que
lesdilz tesmoigns mesmenl en leurs personnes qui pour marchan-
disses par plusours foilz avoyent chargé de vins, en celluy temps,
parsemblable manière, ont pris et payé lesdilz brefs à chascun
veiage que faisoienl et ainsi veu user.
» Après quoy nous avons pris à nos avisez sur ce ové notre con-
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276 LES CONGÉS DES DUCS DE BRETAGNE.
seitaffin de faire raison entre eulx comme appartendra selontla,
teneur dudit mandement.
» Donné à Bourdeaux jour de décembre, Tan mil trois cent
septante et huyt. »
Vers 1384, une nouvelle contestation s'éleva sur le même sujet.
Le roi d'Angleterre refusa de se dessaisir des brefs de Bordeaux
qu'il avait confisqués, en soutenant que le duc devait protéger les
vaisseaux naviguant dans les eaux de Bretagne, contre le pillage et
la rapine des riverains, en retour des lettres de sûreté, et qu'il
manquait à cette obligation. Pour défendre ses droits, le duc de
Bretagne envoya en Angleterre plusieurs ambassadeurs, dont les
négociations eurejnt un plein succès. Les explications qu'ils adres-
sèrent au roi , en réponse aux allégations du chancelier d'Angle-
terre, nous ont été conservées dans un procès-verbal, qui mérite
d'être cltéMci de nouveau , quoique dom Morice* l'ait déjà publié
dans les Preuves de son histoire. ,*
Ils affirmèrent que le duc n'était pas tenu de protéger les navires
marchands côtoyant la Bretagne ; que tel n'était pas le but des brefs ;
mais que les havres et côtes de Bretagne étant très-périlleux, les rois
et ducs, chacun selon leur temps, avaient droit de briefs à Bordeaux
et ailleurs, afin que tous les marchands, obligés de naviguej* dans les
parages de la Bretagne, pussent se pourvoir de lettres de sûreté ;
qu'il ne tenait en rien ce droit de sceau du roi d'Angleterre, quoi-
qu'il l'exerçât à Bordeaux. En terminant, les députés ajoutèrent
que leur maître pouvait s'emparer des navires échoués et de leurs
marchandises, et qu'il userait de ce droit, si la jouissance des brefs
de Bordeaux ne lui était pas restituée.
La menace produisit son effet. Pressé de mettre fin au litige, le
roi d'Angleterre s'empressa de reconnaître en principe le privilège
revendiqué; mais, dans la crainte de mécontenter les Bordelais
sans satisfaire son rival, il évita de se prononcer sur la forme et le
caractère des congés. Au mois de juin 138i ', il adressa à son lieu-
tenant d'Aquitaine uq nouveau mandement, dans lequel il lui or-
* Preuves, t. II, col. 450.
a Trésor de$ c/wr/w, ari^. H , ç^is, E, »• 3,
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LES CONGÉS MIS DUCS DE BRETACÏNE. 277
donnait de laisser jouir le duc Jean IV de ses droits de brefs, de la
même manière qu'au temps de ses prédécesseurs. La question res-
tait donc la même qu'avant l'enquête.
Loin de se déconcerter, le duc ne voulut rien rabattre de ses
prétentions et continua d'exiger une redevance de tous les navires
de Bordeaux à destination de la Bretagne. En 1395 *, le patron du
neivire Sainte-Marie y de Bayonne, ayant négligé de prendre un
-congé, fut taxé à une amende de 200 écus d'or et de 12 tonneaux
de vin.
Les lacunes des archives m'empêchent de poursuivre plus loin
l'histoire des congés de mer en Bretagne. On sait seulement , par
le tarif de 1565, que les rois, devenus héritiers des ducs, conti-
nuèrent, au XVb siècle, d'exploiter celte sourccrde revenus, dont
le profit constitua sans doute une partie de l'apanage du grand
amiral.
Au XVIIIe siècle, les sceaux de mer ne figurent pour aucune
somme dans les comptes de la province, au chapitre des revenus
casuels. On peut donc en inférer qu'ils étaient tombés en désué-
tude. La Rochelle et Bordeaux, ayant perdu presque tous leurs
documents historiques, il est peu probable que de nouveaux éclair-
cissements se produisent autour de cette question. Les quelques
pièces qui nous restent à Nantes n'en ont que plus de valeur, et
loute^ les remarques auxquelles elles peuvent donner lieu n'ont pas
été relevées ici. En se plaçant à un autre point de vue, et en les
rattachant à d'autres documents, on en tirerail de nombreuses dé-
ductions pour l'histoire des relations commerciales de la Bretagne.
Léon Maître,
Archiviste.
* Trésor des Charles, arm. N, cass. B, n" 36.
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DIALOGDES DES ÏIÏANTS ET DES MORTS'
II
M. Gambetta, Mercure et Garon*.
CARON.
Quel homme mènes-lu là? Il fait bien l'important. Qu'a-t-il de
plus qu'un autre pour s'en faire accroire?
MERCURE.
Il était jeune, impétueux, bouillant, éloquent, propre à charmer
tout le monde. Etudiant, avocat, député, ministre, il n'a cessé de
fiiire du bruit. A peine au sortir du lycée, il est devenu le Jupiter
Tonnant des tables d'hôte et des brasseries du Quartier Latin.
Avocat, il a cassé les vitres du Palais de Justice et prononcé en
faveur du citoyen Delescluze un plaidoyer retentissant, qui donna
dans Paris le signal du Réveil; député, il a proclamé à la tribune
la déchéance de Napoléon III; riiinistre, il a gouverné la France
pendant quatre mois, brisant les conseils municipaux et les conseils
généraux, destituant les chefs d'armée, brouillant tout, renversant
tout...
CARON.
Mais ne ren versera- 1 il pas aussi ma barque, qui est vieille et qui
fiiiteau partout? Pourquoi vas-tu te charger de telle marchandise?
II valait mieux le laisser parmi les vivants. Son ombre me fait peur.
Comment s'appelle-t-il?
* Voir la livraison de mars, pp. 231-239.
* Voyez Fénelon, Dialogues du Morts, zi: Alcibiade, Mercure et Caron.
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DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS. 279
MERCURE.
Gambella. N'en as-lu pas ouï parler?
CARON.
Gambetta! Hé! toutes les ombres qui viennent me rompent la
tête à force de m'en entretenir. Il n'en est pas un, parmi les nou-
veaux arrivants, qui ne fredonne autour de moi : Gambetta, Gam-
betta-ballon , Gambetta-discours , Gambetta-pigeon , Gambetla-Lon-
jumeau, car ils ont mis à son nom une flamboyante aigrette de
sobriquets.
MERCURE {à part).
Ce pauvre Caron a de singulières façons de parler depuis qu'il
est devenu romantique pour avoir passé le bon poète Auguste Vac-
querie, l'ombre de l'Ombre de Victor Hugo. {Haut.) Allons, Gam-
betta, ne nous attardons pas sur la rive.
CARON.
N'est-ce pas lui qui a soutenu dernièrement, contre le philosophe
Jules Simon, cette luUe épique dont les péripéties ont tenu, pendant
cinq jours, les dtux mondes en suspens?
MERCURE.
C'est lui-même. J'ai appris tous les détails de ce grand combat à
la Bourse de Bordeaux, où je me trouvais hier par hasard.
CARON.
Raconte-moi cela , Mercuri^
MERCURE.
Gambella avait publié un décret au nom du Gouvernement provi-
soire de Bordeaux. Survient Jules Simon, délégué du Gouver-
nement provisoire de Paris, et porteur d'un décret diamétralement
contraire. Douze journaux publient le décret de Paris; Gambella les
fait saisir. Proleslalion des journalistes, qui vont frapper à la porte
du Recteur chez lequel Jules Simon était descendu. Notre philo-
sophe était sorti. Les visiteurs laissent leurs caries et annoncent
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280 DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS.
qu'ils reviendroni le lendemain malin, à dix heures. Le lendemain,
à l'heure indiquée, ils se présentent de nouveau. Notre philosophe
venait de sortir.
CARON.
El que faisait pendant ce temps Gambelta, pour par^r les bottes
que Simon lui portait ainsi sans relâche?
MERCURE.
Par Hercule ! Gambelta n'était point en reste. Il se faisait celer
chez lui, et à ceux qui demandaient à le voir, il faisait répondre éner-
giquement qu'il élait indisposé. Cependant les journalistes , gens
peu faciles à contenter, insistaient pour que Jules Simon usât vis-
à-vis de son collègue des pleins pouvoirs qui lui avaient été donnés
à Paris. Jules Simpn leur dépêcha un . secrétaire , qui leur apprit
que ces pleins pouvoirs avaient été mis naturellement dans la malle
du philosophe, que cette malle avait été, non moins naturellement,
oubliée à la gare d'Orléans, et que le général prussien, comman-
dant le corps d'occupation, s'était écrié en la voyant : Celte malle
doit être à moi ! Jules Simon, qui joint au courage du lion la pru-
dence du serpent, recommandait instammentuux douze journalistes
de se tenir cois jusqu'à l'arrivée de trois autres membres du Gou-
vernement de Paris : Pelletan, Arago et Garnier-Pagès, — les trois
Anabaptistes, — et, en allendant, de faire comme lui, de prendre
des mesures personnelles de précaution.
CARON.
Ses jours étaient-ils menacés? *
MERCURE.
Hé ! hé ! Gambelta, qui joint à la prudence du serpent le courage
du lion,- avait signé l'ordre de l'arrêter et de le conduire à la cila-
delle de Blaye, lui et les douze journalistes. Seulement, l'heure de
l'exéculion venue, il mit l'ordre dans sa poche.
CARON.
Et comment finit ce terrible duel?
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DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MOÎITS. 281
MERCURE.
II durait depuis cinq jours et cinq nuits lorsque, tout à coup, il
finit comme le combat d'Olivier et de Roland dans la Légende des
Siècles. Le poète Yaquerie, que lu n'as certainement point oublié,
Caron, nous a récité ces beaux vers pour prix de son passage, et je
les ai retenus. Il semble vraiment que Victor Hugo les ait écrits
pour apprendre aux races futures comment se dénoua cette formi-
dable lutte entre Simon et Gambetla :
Plus d'épée en leurs mains, plus de casque à leurs têtes.
Ils luttent maintenant , sourds, effarés, béants,
A grands coups de troncs d'arbre , ainsi que des géants.
Pour la cinquième fois, voici que la nuit tombe.
Gambetta tout à coup, aigle aux yeux cle colombe.
S'arrête et dit :
€ Simon , nous n'en finirons point.
Tant qu*il nous restera quelque tronçon au poing,
Nous lutterons ainsi que lions et panthères.
Ne vaudrait-il pas mieux que nous devinssions frères?
Ecoute, j'ai du vin, mon hardi compagnon,
Vidons un broc ou deux. —
— Je veux bien, dit Simon.
£t maintenant buvons, car l'affaire était chaude. »
Ils burent du Limoux , département de l'Aude. *■
CARON.
Ne crains-tu pas qu'un homme aussi redoutable, qui a tenu tète
à Jules Simon, ne mette le trouble dans le royaun^e de Pluton et
ne menace son autorité? Aussi bien, je crois m'apercevoir qu'il
est borgne, et, dans le royaume des aveugles, les borgnes sont rois.
MERCURE.
Je te le livre tel qu'il est. S'il fait autant de fracas aux Enfers
qu'il en a fait toute sa vie sur la terre, ce sera chez vous un beau
vacarme! Mais demande-lui un peu comment il fera. 0 Gambetta,
dis à Caron comment tu prétends faire ici-bas.
*■ Voyez , dans la Légende des siècles, t le Mariage de Roland, >
TOME XXIX (IX DE LA 3« SÉRIE). ^ 19
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282 DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS.
GAMBETTA.
Moi, je prétends y passer mes jours le plus doucemenl du monde ,
à la façon antique ^ entre Epicure et Anacréon. Pluton peut dormir
en paix : Jupiter me garde de conspirer contre lui ! Pour Proser-
pine, je lui dirai des nouvelles de la Sicile qu'elle a tant aimée :
je peux lui en donner de toutes fraîches, que je tiens de mon
illustre ami Garibaldi. Je lui parlerai des Nymphes avec lesquelles
elle cueillait dés fleurs quand Pluton la vint enlever. Je lui racon-
terai aussi toutes mes aventures, et il y aura bien du malheur si je
ne parviens à lui plaire.
MERCURE.
Je ne m'étonnerais point qu'il y réussît, car japfiais mortel n'a
eu plus de talents à sa di^osilion. A la Bourse de Bordeaux, dans
un groupe où je me trouvais, on ne parlait de rien moins que des
six cent mille talents de Gambetla.
CARON.
Six cent mille talents! C'est beaucoup pour un homme seul.
Cet Emile Ollivier, que j'ai passé l'autre jour, et qui nous énumé-
rait les siens avec tant de complaisance, ne se vantait pas d'en
posséder la dixième partie!
MERCURE. '
Eh! mon ami, je ne parle point ici des talents de Turaleur ni de
ceux de l'homme d'Etat. Je parle d'or en ce moment. Au lieu de
talents, mettons des drachmes, si tu l'aimes mieux : il en a
dépensé, eh moins de quatre mois, plus de trois milliards.'
CARON.
Trois milliards ! Plus de trois milliards de drachmes ! Monsieur
Gambetla, donnez-vous donc la peine d'entrer dans ma barque.
GAMfeETTA.
Excusez-moi; mais, de ces trois milliards, il ne me reste rien,
pas même l'obole nécessaire pour payer mon passage.
* La drachme valait 95 centimes environ ; le talent valait 5,000 drachmes.
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DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS. 283
CARON.
C^est égal , entrez loul de même. Mercure , je crois que nous
nous trompions sur son compte. Il m'a tout l'air d'un honnête
garçon, bien revenu des choses de ce monde, —je veux dire de
l'autre monde, — dépouillé maintenant de toute ambition, et qui
ne saurait porter ombrage -à notre roi Pluton.
MERCURE.
Caron, seras- tu donc toujours le même? Te laisseras-tu éternel-
lement prendre aux belles paroles des Ombres qui traversent le
Slyx? A quoi te sert ton expérience de vieux nocher? En es-tu donc
encore à apprendre que celui qui a gouverné sans contrôle, ne
fût-ce qu'un hameau et ne fût-ce qu'une heure, celui-là ne renonce
jamais à ressaisir le pouvoir? Que sera-ce de celui qui a, pendant
plusieurs mois , gouverné des millions d'hommes?
GAMBETTA.
J'ai exercé la dictature, il est vrai, mais c'était pour sauver mon
pays envahi par les barbares?
MERCURE»
Les as^tu chassés, ces barbares? Et ton pays, l'as-lu sauvé? La
dictature ne peut avoir qu'une excuse : le succès. Cette excuse,
oserais-tu l'invoquer?
GAMBETTA.
Je n'ai pas réussi, je le reconnais. Mais c'est la faute des géné-
raux qui commandaient mes armées. C'est la faute à d'Aurelles ,
c'est la faute à Bourbaki...
MERCURE.
Halte-15 , mon jeune ami. Lorsque d'Aurelles de Paladines rem-
porta un premier succès, à Coulmiers, tu fis sonner bien haut que
cette victoire était due à tes combinaisons savantes, et lorsqu'un
mois plus tard ces mêmes combinaisons échouaient misérablement^
tu en déclinais la responsabilité, jetant l'insulte à la face de celui
qui avait exécuté tes ordres. Lorsque Bourbaki marchait sur Belfort
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284 DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS.
et que les Prussiens semblaient reculer devant lui, tu publiais des
dépêches annonçant que ce triomphe était le résultat des plans
stratégiques enfantés par ton génie militaire,, doublé de celui de
ton aide-de-camp, l'illustre M. de Serres, et quand Bourbaki, à son
tour, était réduit à reculer devant l'ennemi victorieux, tu n'étais
plus pour rien dans ces fameux plans, par lesquels était consommé
le désastre de ton pays.
CARON.
Qu'est-ce que ce M. de Serres, dont il avait fait son aide-de-
camp?
MERCURE.
Ce M. de Serres, qui ne se nomme point de Serres, mais Wieez-
flinski, est un jeune Polonais qui a reçu de Gambettades lettres
de grande naturalisation, en même temps que des titres de
noblesse.
CARON.
Je croyais que ces titres avaient été abolis par la République
française.
MERCURE.
Tu croyais peut-être aussi, mon pauvre Caron, qu'elle avait
aboli le Cabinet noir?
CARON."
Assurément.
MERCURE.
Encore une illusion à laquelle il le faudra renoncer. Tiens, lis ce
journal que j'ai acheté deux oboles sous le péristyle du grand
théâtre de Bordeaux. {Il lui remet un numéro du Gaulois.)
CARON, lisant,
« Monsieur Dulré, prévôt civil attaché à la place de la résidence
du Gouvernement, est autorisé à requérir à la posle la délivrance
de toute lettre dont il indiquera le destinataire. Tours, le 27 no-
vembre 1870. Signéy Léon Gambetta. »
GAMBETTA.
Oseriez-vous prétendre. Mercure, que vous-même, lorsque vous
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DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS. 285
faisiez le service de la correspondance de l'Olympe, vous n'avez
jamais violé le secret des lettres?
' MERCURE.
Comme avec irrévérence
Parle des dieux ce maraud !
Caron, je te conjure de le passer le plus vite que tu pourras ; car
nous ne gagnerons rien avec lui. Prends garde seulement qu'il ne
surprenne les trois juges et Pluton même : avertis-le de ma part
que c'est un scélérat capable de faire révolter tous les morts et de
bouleverser le plus paisible de tous les empires. La punition qu'il
mérite , c'est de ne voir aucune femme et de se taire toujours.
(En entendant ces mots, Gambetta courbe la tête et s'assied au
fond de la barque^ qui s'éloigne du rivage).
III
Un banquet chez Pluton.
(La scène représente une vaste salle, ornée de colonnes et de statues.
Autour d*une table couverte de mets et de Vins, de fruits et de fleurs,
sont rangés un graqd nombre de convives, à la tête cbenue. Dans le fond
de la salle, Platon et Victor Cousin sont debout et observent, pareils aux
deux philosophes que Couture a peints dans son tableau des Romains de
la décadence, au musée du Luxembourg.)
M. TROPLONG.
Mes chers collègues, je vous remercie d'avoir bien voulu répondre
à l'invitation que j'ai pris la liberté de vous adresser, le joiir où je
vous ai conviés tous à venir souper chez Plulon.
M. DE BOISSY.
Permettez, monsieur le président....
M. TROPLONG.
Monsieur de Boissy, vous n'avez pas la f arole.
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286 DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS.
M. DE BOISSY.
Si j'avais pu me dispenser d'assister à ce banquet, je ne m'en
serais point fait faute. J'aimerais cent fois mieux, pour ma part,
souper chez Véfour, au Palais-Royal, que chez Pluton, aux Champs-
Elysées. Ne vous en déplaise, le lieu me semble assez mal choisi
pour un repas de corps. (Cris : A V ordre! à V ordre!)
M. TROPLONG.
Vous le voyez, Monsieur de Boissy, vos paroles légères et vos
comparaisons malséantes froissent les sentiments de l'Assemblée.
Vous m'obligez à vous rappeler que nous sommes dans le royaume
du silence, où la première loi est de se taire.
Le général Husson, le général LAWŒSTiNE,le maréchal Baraguey-
d'Hilliers, en chœur:
Un vieux soldat sait souffrir et se taire
. Sans murmurer.
M. DE BOISSY.
Me taire , moi , me taire ! Ce serait mourir deux fois, et c'est bien
assez d'une. Comment admettre, d'ailleurs , que le Règlement d'ici-
bas ne permette pas au moins l'Ombre d'une interruption ?
M. EMILE augier, à souvotsin :
Devant l'Ombre d'un auditeur,
J'ai vu rOmbre d'un orateur, ^
Qui prononçait une harangue
Et qui, pour humecter sa langue.
Au beau milieu de son morceau ,
Buvait l'onibre d'un verre d'eau.
M. TROPLONG.
L'incident est clos. L'ordre du jour...
M. DE BOISSY.
Que parlez-vous d'ordre du jour dans le royaume des ténèbres ?
(Murmures prolongés.)
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DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS, 287
M. TROPLONG.
L'ordre du jour appelfe la suite de la discussion sur Napoléon et
le premier Empire. La parole est à M. le procureur général
Dupin.
M. DUPIN aîné.
€ Le gouvernement de B*** était militaire, la voix des lois était
étouffée parle cliquetis des armes; toute la considération semblait
réservée aux soldats : Togœ cedebant armis. »
M. PERSIL.
Je demande la parole.
M. SAINTE-BEUVE.
Je la demande également.
' M. DUPIN aîné.
« N*** ne règne plus, mais toutes ses lois nous restent, et ce
sont ces lois qui ont fait le malheur de la nation française. Notre
bonheur dépend donc de leur prompte abolition*. »
M. EMILE AUGIER, â SOU VOisitl .*
Les B., les N. voltigeaient sur son bec.
M. TROPLONG.
Excusez-moi, Monsieur Dupin, si je vous interromps.
M. DE BOISSY.
Ah! je vous y prends, Monsieur le président; voilà que, vous
aussi, vous interrompez les oraleurs. (Bruit à droite,)
* Des magislrals (Tautrcfois, des magistrats de la Révolution, des magistrats de
Vavenir, par André-Marie-Jean-Jacques Dupin, avocat à la Cour royale de Paris,
docteur en droit, membre correspondant de l'Académie Ionienne, etc. Juin 1814;
avec cette épigraphe :
Sous un sceptre de fer, tout un peuple abattu ,
A force de malheurs, a repris sa vertu;
Tarquin nous a remis dans nos droits légitimes :
Le bien jmblic est né de Vexeès de ses crimes.
Dans celte brochure, M. Dupin ne désigne jamais le nom de l'Empereur que par
son initiale, suivie de trois étoiles.
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288 DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS.
M. TROPLONG.
Vous trouverez bon , Messieurs , que je ne m'arrête point aux
attaques de M. de Boissy, tant qu'elles ne s'adressent qu'à ma per-
sonne. (Trè^-Wm, très-bien. Mouvement marqué d'approbation.)
Monsieur Dupin, je vous prierai de nous dire quel est ce B. et cet
N. dont vous venez de parler.
M. DUPIN aîné.
Pourquoi me condamner, Monsieur le président, à prononcer un
nom que j'abhorre, un nom que je voudrais pouvoir effacer des
pages de notre histoire nationale, comme je l'ai effacé des pages de
mes livres?
M. TROPLONG.
Mais encore.
M. DUPIN aîné.
Eh bien! puisque vous m'y forcez, puisque vous voulez absolu-
ment que je dise ce nom dont les syllabes brûlent mes lèvres, je le
ferai, quoi qu'il m'en coûte : l'homme dont j'ai parlé est Napoléon
Bonaparte ! (Profo^ide sensation.)
M. EMILE AUGIER, à SOnVOisitt,
Son nom jamais n'attristera mes vers.
M. TROPLONG.
M. Persil a la parole.
M. PERSIL.
Je ne dirai qu'un mot : « Le code pénal façonné par Buonaparte
est l'œuvre d'un tyran *. »
M. MOCQUART.
J'estime, en ce qui me concerne, que < les dispositions du Code
pénal de 1810, relatives aux crimes politiques, ne se peuvent com-
parer qu'aux lois de Tibère *. »
M. DE BOISSY.
Tu quoque, Mocquart !
* Plaidoyer de M* Persil, pour M. Bavoux, prononcé devant la cour d'assises de
la Seine, le 31 jaillel 1819.
* Plaidoyer de M* Moajuart dans l'affaire de VEpingk imre, octobre 1817.
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DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS.
M. TROPLONG.
Monsieur Sainte-Beuve, vous avez la parole,
M. SAINTE-BEUVE.
tf Le pouvoir de Bonaparte était impudemment despotique *.
(Très-bien! très-bien!) Ses guerres étaient insensées '. J'oserai dire
que Bonaparte est l'homme qui ar le plus démoralisé d'hommes de
ce temps, qui a le plus contribué à subordonner pour eux le droit
au fait, le devoir au bien-être, la conviction à l'utilité, la conscience
aux dehors d'une fausse gloire.... Si l'on essaie d'énumérerla quan-
tité d'hommes honnêtes, recommandables par le talent, l'étude et
des vertus de citoyen, que 89 avait fait sortir du niveau, qui
avaient traversé avec honneur et courage les temps les plus difficiles,
que la Terreur même n'avait pas brisés, que le Directoire avait
trouvés intègres , modérés et prêts à tous les bons emplois; si l'on
examine la plupart de ces hommes tombant bientôt un à un, et
capitulant, après plus ou moins de résistance, devant le despote,
acceptant de lui des litres ridicules, auxquels ils finissent par
croire, et des dotations de tuutes sortes, qui n'étaient qu'une cor-
ruption fastueusement déguisée, on comprendra le côté que j'in-
dique, et qui n'est que trop incontestable. L'éclat tant célébré des
triomphes militaires d'alors, cette pourpre mensongère qu'on jette
à la statue et qui va s'élargissant chaque jour, couvre déjà, pour
beaucoup de spectateurs éblouis, ces hideux aspects, mais ne les
dérobe pas encore entièrement à qui sait regarder et se souvenir.
(Applaudissements.) Napoléon n^eslimait pas les hommes à titre de
ses semblables; il était aussi peu que possible de celte chair et de
cette âme communes aux créatures de Dieu : c'était un homme de
" bronze , comme l'a dit Wieland.
M. EMILE AUGiER, à son voisin.
Rien d'humain ne battait sous son épaisse armure;.
Sans haine et sans amour...
* M. Sainte-Beuve, Bévue des Deux Mondes, septembre 1834.
^ Bévue des Deux Mondes, décembre J832.
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290 DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS.
M. SAINTE-BEUVE, conHmianL
« Egoïste, sans pitié', sans fatigue, sans haine, un demi-dieu, si
l'on veut, c'est-à-dire plus et moins qu'un homme; car, depuis le
christianisme, il n'y a rien de plus vraiment grand et beau sur la
terre que d'être un homme, un homme dans tout le développement
et la proportion des qualités de l'espèce. Les demi-dieux, les héros
violents et abusifs, tiennent de près aux âges païens, à demi
esclaves et barbares *. » {Applaudissements prolongés.)
(M. Sainte-Beuve se rasseoit au ^milieu d'un enthousiasme indescrip-
tible. M. Prosper Mérimée, qui est assis à sa gauche, lui serre les mains
avec effusion).
M. MÉRIMÉE.
Je suis assuré, Messieurs, d'être votre interprète en exprimant
à mon ami, M. Sainte-Beuve, les sentiments de vive et sympathique
admiration que nous inspirent les nobles paroles qu'il vient de
faire entendre. Cet admirable discours d'outre-tombe nous montre
bien que, chez notre illustre collègue, le grand écrivain était dou-
blé d'un grand orateur, et vous regretterez comme moi qu'il ait
attendu d'être ici pour en fournir la preuve. le ne me hasarderai
certes point à prendre la parole après lui; je voudrais seulement,
puisque nous sommes «n famille et que nous voilà au dessert, vous
dire en deux mots, entre la poire et le fromage, ce que je pense
du régime impérial. J'emploierai, si vous le permettez, {oui^ om,
parlez) une forme qui n'aura rien d'académique. J'esquisserai rapi-
dement devant vous le scénario d'une petite comédie que nous
appellerons, si vous le voulez bien, les Espagnols en Danemark,
{Eœutez I écoutez I) — La scène. Messieurs, se passe en 4808,
dans l'île de Fionie, où Napoléon a envoyé les troupes espagnoles
mises à sa disposition par le roi Charles IV. Le marquis de la Ro-
mana, qui les commande et qui vient d'apprendre les événements
de Madrid du 2 mai 1808, cherche le moyen de faire embarquer ses
soldats pour l'Espagne , afin d'aller, à leur tête, grossir les rangs
des défenseurs de l'Indépendance. Il a pour complices, dans la
* Revue des Deux Mondes, février 1834.
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DIALOGUES DES VIVANTS ET DE;S MORTS. 291
poursuite de son patrioUque dessein, Juan Diaz, son aide-de-
camp, et sir John WalliSj officier de la marine anglaise, à qui je
fais jouer le rôle le plus noble et le plus généreux.
M. DE BOISSY.
Je proteste. Je n'accorderai jamais qu'un enfant de la perfide
Albion puissp jouer un beau rôle. Pour moi, en ce monde-ci comme
dans Tautre, je ne cesserai de demander qu'une. armée française
traverse la Manche et fasse une descente en Angleterre. Ce jour-là ,
encore bien que je ne sois plus que TOmbrede moi-même, je m'en-
rôlerai en qualité de tambour.
M. EMILE AUGIER, â SOU VOisiU.
Voyez-vous ce brave marquis
Ne rêvant que peuples conquis,
Ne trouvant pas la Manche large,
Et qui, pour mieux battre la charge.
S'exerce la nuit et le jour
A frapper Tombre d'un tambour,
Gomme un timbalier en goguette ,
Avec Tombre d'une baguette.
M. TROPLONG.
Veuillez continuer, Monsieur Mérimée.
M. MERIMEE.
En regard de sir John Wallis et des deux officiers espagnols, j'ai
placé, pour représenter le régime napoléonien, quatre Français :
le chargé d'affaires. du gouvernement de l'Empereur, le baron
Achille d'Orbassan, un sot et un lâche ; Madame Leblanc et sa fille,
qui appartiennent toutes les deux à la police impériale; enfin,
Charles Leblanc, chevalier de la Légion d'honneur, lieutenant des
grenadiers de la garde, un brave auquel La Romana et Juan Diaz
ont sauvé la vie à Friedland, et qui, pour leur témoigner sa recon-
naissance, imagine la combinaison suivante : Le baron d'Orbassan
invitera le général Romana avec tout son état-major à dîner, et, au
dessert, proposera la santé de l'Empereur. A ce signal, les grena-
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292 DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS.
diers de la garde entreront dans la salle et coucheront en joue tous
les Espagnols. Leblanc prendra le général au collet, et si lui ou les
siens font des façons pour se rendre , d'Orbassan et le lieutenant de
lagarde impériale se jetteront sous la table, et les grenadiers feront
un feu de file. Après quoi, on barricadera les portes, et si des
Espagnols viennent au secours de leur général, Leblanc et ses
hommes tueront tous leurs prisonniers. — Madame Leblanc, élevée
à l'école de Fouché, propose de recourir simplement à l'arsenic et
d'empoisonner La Romana et tous les officiers de son état-major.
Ce procédé ne laisse pas de sourire assez au diplomate, élevé à
l'école de Talleyrand. Cependant le plan du lieutenant de la garde,
élevé à l'école de l'Empereur, finit par obtenir la préférence; il
reçoit même un commencement d'exécution, et ne manque son
effet que parce que Mademoiselle Leblanc trahit le secret de son
frère. Ainsi finit ma comédie. Excusez les fautes de l'auteur*. (Ap-
plaudissements,) — Je vous remercie de vos applaudissements,
mes chers collègues, et je les ai peut-être mérités en ne négligeant
aucune occasion de tourner en ridicule, dans ma pièce, le système
impérial, le blocus continental, les buUettins de la Grande Armée
et les victoires du Grand Homme. {Rires d'approbation.)
M. SAINTE-BEUVE.
C'est une justice, en effet, que nous devons rendre à notre émi-
nent collègue. <c Quand il a abordé dans ses écrits le règne de
Napoléon, c'a été la critique et l'ironie qui ont prévalu; il nous a
peint des lieutenants de la vieille armée espions, des jeunes fils de
famille bonapartistes grossiers, et sa sublime Prise d'une redoute
n'est que le côté lugubre de la gloire militaire. On n'est pas moins
chauvin que M. Mérimée *. »
M. DE BOISSY.
Très-bien! très-bien!
PLATON, à M. Victor Cousin.
Ah? çà, mon cher traducteur, que sont donc ces hommes, et
* Voyez dans le Théâtre de Clara Gazul, par M. Prosper Mérimée, les Espagnol
Danemark.
* Article de M. Sainle-Beiive dans le Globe, janvier 1831.
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DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS. 293
d'où sorlenl-ils? Si j'en juge par ce que nous venons d'enlendre,
Napoléon n'avait pas d'ennemis plus irréconciliables, et ils apparte-
naient sans doute à quelque société secrète ayant pour but le ren-
versement de TEmpire?
VICTOR COUSIN.
Vous pourriez Inême ajouter, ô divin Platon, qu'ils n'ont pas peu
contribué à amener sa chute. Mais voici leur président qui se lève
et qui se prépare à porter un toast.
M. TROPLONG.
Mes cliers collègues, je vous propose, avant de nous séparer, de
joindre votre voix à la mienne et de pousser avec moi ce cri qui
exprime et résume toutes nos convictions et tous nos sentiments :
Vive Napoléon ! Vive l'Empire ! Vive l'Empereur !
M. D.upiN aîné, le général Husson, le général Lawœstine,
M. Emile Augier, le maréchal Baraguey-d'Hilliers, M. Persil,
M. MocQUART, M. Sainte-Beuve, M. Mérimée, en chœur : Vive
l'Empereur!
M. DE BOISSY.
Monsieur le président, je demande....
M. TROPLONG.
La séance est levée.
PLATON, à M. Victor Cousin.
Je n'y comprends plus rien. Ces fougueux ennemis de l'Empire..
VICTOR COUSIN.
Etaient justement les membres du Sénat impérial.
(Les conviv es se lèvent de table et allument des cigares. M. de fioissy
en présente un à M. Troplong, qui le refuse avec le geste d'Hippocrate
rejetant les présents d'Arlaxercès. La salle se vide peu à peu. Platon et
Cousin, rêveurs, suivent longtemps du regard les Sénateurs de la déca-
dence.)
Edmond Biré.
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POÉSIE.
LES JOURS SOMBRES
A Ulf VIEIL AMI.
Honte à qui peut chanter tandis que Rom« brûle !
Lamartine.
Pourquoi donc, lui faisant sans cesse violence,
Veux-lu forcer ma muse à rompre le silence?
Le poêle est bien fou qui se prend à chanter^
Si d'avance il n'est sûr de se faire écouler !
Oui, Tauleur est bien fou qui polit un poème,
Quand il sait qu'il n'aura de lecteur que lui-même !
Et pourtant, dans les jours de trouble et de frayeur^
Les plus beaux vers jamais ont-ils un sort meilleur?
Quel est donc le mortel , s'il n'a pas le délire , ,
Qui peut être séduit par la voix d'une lyre,
Alors qu'autour de lui bondissent, déchaînés,
Des révolutions les flots désordonnés?
Où trouver, au milieu des publiques lempêles, -
Une oreille assidue aux accents des poètes?
La tienne ! Mais toi-même, oses-tu, devant moi,
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LES JOURS SOMBRES. 295
Quand d'horribles clameurs sèment partout l'eflfroi,
Oses-tu l'engager, — sois franc sur ce chapitre, —
A lire jusqu'au bout ma familière épître,
A commenter mes vers, au rappel des tambours
Qui révèlent l'émeute accourant des faubourgs ?
Quoif tu veux qu'à chanter ma muse se hasarde,
Lorsque, vieux monument qui partout se lézarde,
La société tremble et peut , au premier coup
D'un marteau furieux, s'écrouler tout à coup!
Chanter! quand le canon tonne au milieu des villes.
Quand mugit l'ouragan des discordes civiles !...
Les troubadours charmants qu'inspire le bon Dieu,
Les oiseaux chantent-ils quand la nue est en feu?
La mouette, elle seule, avec son cri sauvage.
Annonce la tempête aux nochers du rivage.
Chanter! mais sur quel ton chanterai-je? Veux-tu
Que, la voix lamentable et le front abattu ,
Donnant aux alarmés une nouvelle transe,
Je résume en ces mots le destin de la France :
« La République avec Quatre-vingt-treize au bout.
Et, derrière Blanqui, Robespierre debout! «
Ou oien, le ton railleur, le sounre à la lèvre,
Quand du corps social une brûlante fièvre
A calciné les os, dois-je, gai boute-en-train.
D'un joyeux vaudeville aiguiser le refrain.
Et, tout respect perdu, toute pudeur bannie.
Du vieux monde expirant chansonner l'agonie?
Faut-il que je m'arrache à mes paisibles mœurs?
Que j'aille, de la foule approuvant les clameurs.
Mendier au forum un laurier populaire ?
Faut-il, les poings crispés, l'œil ardent de colère,
Prompt à jeter l'injure à la face des rois.
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296 LES JOURS SOMBRES.
Que j^aille apprendre au peuple à forinuler ses droits?
Mais y songes-tu bien! c'est une tâche immense ;
Plein de sentiments purs parfois on la commence,
Et, jouet malgré soi d'un orgueil décevant,
Veuf de sa propre estime, on Tachève souvent.
Les rostres pour la muse ont un attrait perfide ;
De bravos à tout prix elle y devient avide;
Son beau langage perd sa grâce et son parfum :
On débute poète, on termine tribun!
Comme tous les mortels-, groupés sut celle sphère,
Les poètes, sans doute, ont une tâche à faire;
Ils doivenl eux aussi. Dieu toujours l'exigeant ,
A l'œuvre universel fournir leur contingent;
Mais, ainsi que l'on voit, à la saison nouvelle.
Lorsque dans sa splendeur le printemps se révèle ,
Lorsqu'un tiède zéphyr succède à l'aquilon.
L'abeille buiiner son miel dans le vallon ,
C'est dans les jours de paix, quand tout fleurit, prospère,
Quand le fils peut compter sur la moisson du père,
Que l'inspiration , prenant un libre essor.
Cueille, elle aussi, son miel, poétique trésor!
Des vers qu'au sein du calme enfante le génie,
Toujours la grâce exquise ou la mâle harmonie.
Des siècles recevant l'hommage mérité.
Trouvèrent un écho dans la postérité.
Malheur aux vers qu'un jour d'orage fait éclore !
L'élan qui les soutient, le feu qui les colore,
Tout s'éteint à la fois quand se sont amortis
Les ferments qu'échauffait la haine des partis.
Les chants désordonnés, fils de la circonstance,
N'ont pu vaincre jamais le temps ni la distance.
C'est des flots irrilés le murmure confus ;
Dès qu'on quitte ta plage on ne les entend plus.
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LES JOURS SOMBRES. 297
Du silence, elle aussi, la muse est tributaire;
Comme elle sait chanter, qu'elle sache se taire.
Lorsque le ciel châtie un peuple corrompu,
Et que les passions dont le frein est rompu ,
Sur les lois, sur les mœurs, étendent leurs ravages;
Des instincts criminels, des maximes sauvages,
Quand le débordement d'heure en heure s'accroît ,
Mille fois insensé le poète qui croit.
Par les alexandrins, que sa muse prodigue,
Aux révolutions opposer une digue !
Ne ressemble-t-il pas, ce barde délirant.
Au roseau qui voudrait arrêter le <x)rrent?
HippoLYTE Minier.
TOME XXIX (IX DE LÀ 3« SÉRIE.) 20
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M°^ SOYER
EVEQUE DE LLÇON
I
La famille Soyer est originaire de la partie de TAnjou qui s'étend
de la rive gauche de la Loire aux limites de la Vendée. Depuis
longtemps elle y jouit de l'estime générale. Elle s'est constamment
montrée plus avide de vertus que de richesses; elle a toujours plus
prisé l'honnêteté que les honneurs; et, lorsqu'à la fin duXVIII®
siècle, tant de défaillances vinrent affliger la religion et compro-
mettre l'avenir de la société , elle sut conserver la sévérité et la
noblesse des mœurs antiques.
- Elle avait déjà fourni à l'Eglise et à l'armée des hommes pleins
de mérite; sa vieille sève, sans cesse rajeunie dans la pratique des
vertus chrétiennes, devait fleurir de nouveau dans la personne d'un
évêque de Luçon et de trois chefs vendéens , tous frères , tous unis
par le même dévouement à de saintes causes , plus encore que par
les liens du sang. Le premier prendra place parmi les prélats qui,
par leur piété , leurs talents , la fermeté de leur caractère et leur
attachement au Siège apostolique, ont le plus honoré l'Eglise de
France dans la première moitié de ce siècle; les derniers, aussi
remarquables par la constance de leur courage que par la modéra-
lion avec laquelle ils traitèrent toujours un ennemi vaincu, rece-
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m'f SOYER , ÉVÊQUE DE LtJÇON.
vront , pour récompense de leur sang versé sur les champs de
bataille, de glorieuses distinctions, aux applaudissements des
hommes impartiaux de tous les partis.
René-François Soyer naquit à Tbouarcé,le5 septembre 1767.
Ses parents le placèrent , à six ans , chez son oncle , le second de
la famille qui occupât la cure de Saint- Lambert. L'enfant avait
appris les lettres de l'alphabet sur les genoux de sa mère ; et, si
jeune encore , il faisait la lecture aux domestiques de son oncle.
Celui-ci cultiva avec soin ses talents naissants, et Tinitia de bonne
heure à Télude du latin. L'élève répondit aux intentions de son
maître , et unissant l'amour de la sagesse à l'amour du travail , il
reçut , à Tûge de dix ans , la tonsure cléricale. Il était alors dans
la maison paternelle. Après cette première démarche , il ne regarda
pas en arrière, et suivit constamment la carrière que la Providence
ouvrait devant lui. Ce que l'on a dit de son passage par les grades
militaires est faux et n'appartient qu'à la légende et au roman.
Il fut pourvu d'un bénéfice simple par suite de son entrée dans
la cléricalure : c'était une chapelle située à la Jubaudière. Il vota
comme chapelain, en 1789, avec le clergé de sa province, pour les
Etats-Généraux.
Il continuait avec activité ses études. 11 avait achevé ses humani-
tés de la manière la plus brillante au collège de Chàteau-Gontier, et
était entré au séminaire d'Angers, que dirigeaient les Sulpiciens.
Le supérieur étail M. Duclaux, qui venait de remplacer le célèbre
M. Emmery, comme il le remplaça plus tard dans la supériorité gé-
nérale de Saint-Sulpiçe.
Sous des maîtres aussi pieux que savants, le jeune Soyer fit des
progrès rapides, et songea bientôt à prendre des grades. La vieille
Université d'Angers, qui, fondée en 1364, avait autrefois jeté un
éclat très-vif dans le monde chrétien, n'avait plus, comme tant
d'autres, que des rayons affaiblis et mourants; mais elle vivait en-
core, et l'abbé Soyer fut le dernier prieur de licence reçu par
elle. Ce grade lui donnait droit à un bénéfice, et, par une de ces
coïncidences qui ressemblent à l'effet d'un pressentiment, il jeta
son dévolu sur un canonicat de Luçon. Dieu voulait en effet qu'il
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300 M«r SOYER, ÉVÊQUE DB LUÇON.
appartînt à cette Eglise, mais avec un autre litre que celui de cha-
noine.
Après ces premiers succès, le studieux séminariste se préparait
avec ardeur aux dernières éludes qui devaient lui procurer l'insigne
honneur du doctorat, la Révolution le devança, et emporta TUniver-
site au moment où celle-ci allait, par son suffrage suprême, cou-
ronner les longs et pénibles travaux de son licencié. « Il avait toute
la science du docteur, dirons-nous après M. Menuet, il ne lui man-
qua que Je titre *.i)
Il venait d'èlre ordonné diacre lorsque la tourmente éclata. Il
comprit toute l'étendue du danger ; il n'oublia pas non plus l'étendue
de ses devoirs. Il ne permit pas au doute d'entrer dans son esprit
ni à la crainte d'ébranler son cœur. Il vit avec une douleur extrême
l'apostasie de quelques prêtres; et sa foi si vive, si ferme, si éclai-
rée, le porta à en fortifier plusieurs autres dans la fidélité qu'ils
avaient jurée à Dieu et à l'Eglise. Il écrivit même et publia à celte
époque une brochure à laquelle il eut la modestie de ne pas atta-
cher son nom, et dans laquelle il combattait victorieusement les
erreurs de l'Eglise constitutionnelle.
Justement suspect aux amis de la Réyolution, il fut cité comme
accusé au district de Yihiers pour un fait dont la connaissance n'est
pas venue jusqu'à nous. Il se défendit adroitement en demandant
qu'on lui fît connaître ses accusateurs. Ses juges, ne pouvant ni mé-
ronnaîlre la légitimité de cette exigence, ni lui donner satisfaction,
furent contraints de le renvoyer.
Il résolut de profiler du moment de répit qu'on lui laissait, pour
se rendre à Poitiers. Il dirigea d'abord sa marche vers Doué, où se
trouvait la famille de l'abbé Breton, un de ses amis. Les temps de-
venaient de plus en plus menaçants. La prudence le força à quitter
rhabit ecclésiastique. Dans la maison de son ami, on lui fabriqua
à la hâte un déguisement à l'aide duquel il gagna l'antique capitale
du Poitou. 11 y trouva la famille de Cambourg, à laquelle il fut heu-
reux de se joindre.
*. Oraison funèbre de M** Soyer, par M. Tabbé Menuet, son vicaire-général.
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MV SOYER, ÉVÊQUE DE LUÇON. 301
Pendant son séjour dans cette ville, il vil un jour, de la fenêtre
de la chambras qui lui servait d'asile, une procession passer dans
la rue. L'évèque constitutionnel, les pieds nus, portait la vraie
Croix, avec les marques d'une grande piété. Cependant la plupart
des fidèles se tenaient renfermés dans leurs maisons où ils mau-
dissaient l'apostat. L'intrus était l'abbé Hontault, évèque d'Angers,
après le concordat : homme vraiment religieux , qu'un moment
de faiblesse et d'égarement, qu'il a pleuré le reste de sa vie, avait
fait sortir de la ligne de Torlhodoxie et jeté dans le schisme.
Les deux prêtres, que séparait en ce moment un abîme, de-
vaient un jour se donner la main dans l'intérêt du Poitou et de
l'Anjou, ces deux provinces, qui, unies à la Bretagne, ont donné à la
religion un nouveau peuple de Dieu et fait surgir de leur sein fécond
des milliers de Macchabées.
Les temps approchaient. La persécution sévissait, mieux fixée sur
son but et plus violente. L'infortuné Louis XVI, récemment ramené
de Varennes dans sa capitale révoltée, avait vu se changer dans ses
mains débiles le sceptfe en roseau. Incapable de se préserver lui-
même, il ne pouvait plus couvrir de sa protection, ni les institu-
tions, ni les personnes. Celait surtout à la religion et à ses ministres
que la Révolution en voulait, et sa fureur devint telle, que l'abbé
Soyer, quittant Poitiers pour se rendre à Paris, où il devait rece-
voir la prêtrise, ne put emporter son bréviaire.
Arrivé à sa destination, il en trouva un chez les Carmes. Bien
des fois, sans doute, il se renferma avec le livre de prières dans la
chapelle qu'un an après, devait ensanglanter le martyre de trois
évêques et de près de cent quarante prêtres. Auprès de cet autel,
qui inspira tant de courage aux athlètes de la foi, il médita pendant
lesjours qui précédèrent son ordination, et, l'on ne saurait en dou-
ter, il médita sur le martyre. Il fit de nouveau à Dieu l'offrande de
sa vie, et, le 25 septembre 1791, il se présenta dans ces dispositions
à Mk' de Bonal, évèque de Clermont, pour recevoir l'onction sacer-
dotale. Il eut pour compagnon d'ordination l'abbé Langlois, qui,
comme lui, a laissé un nom vénéré dans l'Église. Une même foi,
une même espérance, une même charité, les unissaient ; un même
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302 m^ SOYER, ÉVÊQUE DE LUÇON.
zèle les porla, au sortir du cénacle, à prêcher Jésus-Christ, l'un, aux
peuples persécutés de France ; l'autrje, aux peuples persécuteurs des
pays étrangers. L'abbé Soyer risqua mille fois' sa tête dans les rues
de Poitiers, de Bordeaux et dans le Bocage vendéen ; M. Langlois
revint de ses expéditions lointaines, portant de nobles cicatrices,
marques authentiques de sa sainte audace. L'un mourul dans sa
chère Veridée, qu'il avait fécondée par ses : sueurs et instruite
par sa parole ; l'autre mourut à Paris, supérieur de la maison des
Missions étrangères de la rue du Bac, après avoir envoyé chez les
infidèles des apôtres de charité, pour continuer son œuvre et leur
porter les lumières de l'Évangile. Après une vie pleine de travaux,
de dangers et de mérites, les deux ordinands de 1794 se réunirent
au ciel , aux pieds du Pontife suprême , comme ils s'étaient
réunis, le 25 septembre, aux pieds de Ms'^ l'évêque de Clermonl;
mais, cette fois, pour ne plus souffrir et ne plus se séparer.
II
Aussitôt après son ordination, M. Soyer revint en Anjou, où il
brûlait d'exercer son zèle; Dieu, qui le voulait ailleurs, permit
que la surveillance exercée contre lui par suite de la publication
de la brochure qu'on ne lui attribuait pas faussement, le mît dans
l'impossibilité d'y retnplir les fonctions de son ministère. Il con-
naissait assez de familles dévouéesjcians la ville de Poitiers pour
croire que, là mieux qu'ailleurs, il pourrait travailler au salut des
âmes. Ses prévisions ne furent pas trompées.
Il arriva dans la capitale du Poitou au moment où le vénérable
abbé Pruel, curé de Sainle-Radégonde, chassé de son église par un
intrus, poursuivi, traqué par les ennemis de la foi, se sauvait diffici-
lement, grâce à l'adresse et à l'énergie des fidèles, en s'exposant
sans cesse avec eux aux plus grands périls. Cédant aux instances de
ses amis, il consentait à s'éloigner. La présence de l'abbé Soyer
devait lui en faciliter les moyens. Celui-ci connaissait les principales
familles d'Angers. Il donna au prêtre fugitif une lettre de recom-
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M&f SOYER, ÉVÊQUE DE LUÇON. 303
mandalion conçue en ces lermes : « Je certifie que M. Desprez est
un honnête marchand de vin, qu'il donne du bon et à bon marché.
On peut s'adresser à lui en toute confiance et sûreté. » Même en
ces mauvais jours, se conservait la vieille gaieté française.
Muni de ce passeport, M. Pruel partit, et n'arriva pas à Angers
sans être exposé à de grands périls. Au but de son voyage, l'atten-
dait du moins la cordiale hospitalité d'un excellent chrétien. M. de
Cumont et sa famille l'entourèrent des soins les plus délicats.
Angers n'en restait pas moins pour lui la terre de l'exil ; elle devint
bientôt la terre de la désolation : la guerre civile éclata. De sa
chambre, le saint prêtre voyait chaque jour fusiller les prisonniers
vendéens et tomber ces innocentes victimes. Le soir, sous l'habit
de garde national, il faisait avec un de ses hôtes les rondes de
nuit.
Que de fois son souvenir se portait vers son cher Poitiers, vers sa
douce paroisse de Sainte-Radégonde! Il semblait s'interroger lui-
même et chercher dans son cœur des réponses à ce qu'il désirait
savoir. Le père arraché à la tendresse de ses enfants n'éprouve pas
plus de chagrins et d'angoisses que le prêtre violemment éloigné de
son troupeau. « Chaque fois qu'il offrait le divin sacrifice en pré-
sence de quatre ou cinq personnes seulement, il se reportait par la
pensée vers ses paroissiens, et il songeait que, depuis longtemps
peut-être, ils n'avaient pas entendu la messe*. i> Heureusement sa
pieuse sollicitude lui grossissait le mal, déjà si grand en réalité :
sainte Radégonde n'avait pas abandonné son peuple et la divine Pro-
vidence avait pourvu à tout. Les enfants spirituels de M. Pruçl gé-
missaient de l'éloignement de leur pasteur, .mais ne manquaient
pourtant pas de secours. k(. Presque tous les prêtres qui passèrent à
Poitiers évangélisèrent le faubourg Montbernage, dit M. de Coursac,
beaucoup s'y attachèrent, plusieurs y ont laissé un nom justement
vénéré. De ce nombre fut M?' Soyer, qui, un des premiers, annonça
la parole de Dieu à ce peuple fidèle ; car il connaissait, dès 1791, le
surnom de M. Grandpré qu'avaient donné les habitants de Monl-
* Le faubourg Montbernage au point de vue religieuaï pendant la Révolution fran^
çaise, par M. Ch. de Coursac. ExceUent oyvrage auquel je ferai d'autres emprunts.
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304 Mi^ SOYER, ÉYÊQUE DE LUÇON.
bernage à leur curé. De ce nombre fut encore M. Coudrin, le fon-
dateur de Picpus, qui pénétra dix-huit mois plus tard dans le fau-
bourg. >
M. Coudrin exerçait en quelque sorte les fonctions de curé :
M. Soyer était plutôt son coadjuteur que son vicaire. « Tous deux,
nous ont dit les anciens, ne se quittaient guère; mais en rabsence
de M. Pruel^ nous regardions M. Coudrin comme notre curé *. »
Plusieurs personnes ne lui donnaient pas d*autre nom. L'abbé
Coudrin, enfant du diocèse, et honoré de la confiance de M. de Bru-
neval, vicaire-général, avait droit à cet honneur; M. Soyer, aussi
modeste que zélé, s^accommodait très-bien d'un rôle secondaire,
qui lui permettait d'ailleurs de donner un libre essor aux élans de
sa charité ; car sr Tordre démandait que, parmi les ecclésiasliques
qui travaillaient ensemble au salut des âmes à Montberiiage, il y eût
une tête, l'union entre la tète et les membres était telle que Faction
de chacun d'eux se combinait avec l'action générale sans perdre de
sa force et de sa spontanéité. M. Soyer surtout était intimement lié
avec M. Coudrin. Ils se consultaient l'un l'autre, de manière à ce
que rien d'important ne s^entreprît sans une entente préalable. Cet
accord constant, joint à l'énergie de chacun des apôtres, se commu-
niquait au troupeau fidèle, dont ils étaient momentanément les
pasteurs.
€ Une porte séparait alors la ville du faubourg. Elle s'élevait en
face la grand^rue, sur la dernière pile du Pont-Joubertj et non loin
d'une maison qui servait de corps de garde. La voie qui longe le Claia
ne dominait pas assez le niveau de la rivière, et chaque année les eaux
l'inondaient. Aussi, durant les débordements et depuis des siècles, les
habitants du quartier communiquaient-ils entre eux par les jardins,
et cette disposition des lieux n'est pas sans importance, car beaucoup
de prêtres lui durent leur salut. La roule du Breuil-Mingot n'était pas
tracée et les maisons qui la bordent en amphithéâtre se reliaient
directement par des sentiers, au bois de Pimpancour, l'asile des
proscrits, en cas d'alerte. Au sommet du plateau, dans un terrain
planté d'acacias et terminé à l'une de ses extrémités par une pente
longue et abrupte, se trouvait le cimetière de la paroisse. Tout autour
* M. de CQursac.
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Uit SOYER, ÉVÊQUE DE LUÇON. 305
se pressait une population énergique, sincèrement attachée à la reli-
gion, et unie, à quelques exceptions près, par une admirable com-
munauté de sentiments *. y^
Tel était le lieu où les confesseurs de la foi avaient à exercer leur
zèle. Afin de le faire avec moins de péril, ils durent songer tout
d'abord à changer leurs noms, plusieurs d'entre eux l'avaient déjà
fait. M. Coudrin se faisait appeler Marche-à-terre; M. Soyer, Fau-
vette; M. Martin, Marie- Jeanne ; M. Sainton, de Richelieu, était
connu sous le nom de M. Pancrace; M. Leigna-Chassagne, sous
celui de M. Sophie, Ils changèrent aussi de costume ; M. Soyer pre-
nait différents déguisements ; mais l'habit du garde national ou du
gendarme était celui qui lui offrait le plus de sécurité. Sa taille at-
teignait près de six pieds, sa tête, admirablement plantée sur ses
larges épaules, présentait sous des traits réguliers une physionomie
où la grâce le disputait à la majesté ; il s'avançait, le corps droit, et
dissimulait habilement un certain vice dans la démarche, qui lui
venait d'un léger défaut de constitution dans les jambes. Le costume
du guerrier lui allait si bien, que parfois les habitants du faubourg
eux-mêmes ne pouvaient le reconnaître.
Les noms changés, les déguisements bien réussis, c'était beau-
coup; ce n'était pas tout encore. Il fallait se faire une langue, afm
de pouvoir se comprendre entre soi, sans être compris des per-
sonnes étrangères-aux secrets. Pour former ce nouveau langage, les
proscrits et leurs pieux receleurs donnèrent des significations nou-
velles aux mots déjà connus. Par d'ingénieuses combinaisons, les
noms d'arbres, de plantes, etc., en retenant pour les profanes leur
sens ordinaire, exprimèrent une tout autre pensée pour les initiés.
Ce fut ainsi qu'en 1793, une courageuse femme de Montbernage,
madame Bernard, dite la Gwsfe, écrivant à M. Pruel, lui disait : Nous
avons blanchi tant é$ chemises^ ce qui signifiait : on a fait faire la
première communion à tant d'çnfants. La nécessité est mère de l'in-
dustrie : on s'entendait, et, malgré la malice des méchants, on arri-
vait d'ordinaire à ses fins.
Soutenus par l'excellent esprit de la population , les prêtres pou-
vaient célébrer, presque toutes les semaines, le saint sacrifice dans
* Le faubourg Montbernage^ par de Coorsac.
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306 Mgr SOYER, ÉVÊQUE DE LUÇON.
le faubourg. Ce n'était pas toujours dans le même oratoire; mais
le plus souvent pourtant c'était dans la graniçe des époux Pasquier.
« La veille, à la cliuto du jour, on entendait tout à coup le son
de la corne, et aussitôt prêtant l'oreille, les chefs populaires comp-
taient le nombre de fois qu'il retenlissait : car c'était le mode con-
venu entre eux pour s'indiquer mutuellement le lieu de la p^o-
chaine réunion. Fixés sur ce point important, ils en donnaient avis
aux Réveille-Malin, qui propageaient la nouvelle dans le faubourg.
On désignait sous ce titre de ferventes chrétiennes, qui avaient pris
l'engagen^enl de réveiller leurs voisins quelques minutes avant que
la fête religieuse conimençât. C'était Lisetle David, la fille Ser-
vanly Louise Patrault, la jeune Jacqidllon, Radégonde Petit, la
femme Berluquart, beaucoup d'autres, dont le souvenir s'est
perdu *. Vers les onze heures ou minuit , elles frappaient douce-
ment à la porte des habitants de leurs quartiers et, lorsqu'elles
avaient l'assurance d'avoir été entendues, elles se rendaient à la
chapelle improvisée , où, près de l'autel, elles avaient des places
d'honneur. A côté déciles se rangeaient les chanteuses , que diri-
geaient les femmes Augustin Bernard et Favreau... Cependant cha-
cun se hâtait , de peur d'être en retard , car les chambres étaient
toujours trop petites pour le nombre de fidèles ; et bien des fois ,
nous disait un des derniers témoins de cette époque, M"o Marianne
Patrault, il nous est arrivé, à mes sœurs, à ma mère et àjnoi, de
demeurer dehors. Les jeunes gars les plus lestes s'échelonnaient
jusqu'au Pont-Joubert, nfm de donner l'alarme, en cas de visites
domiciliaires; d'autres gardaient à vue dans leurs maisons les per-
sonnes entachées d'idées révolutionnaires ; des hommes, armés de
bâtons noueux, se mettaient derrière les femmes pour les protéger
au besoin, et lorsque l'assemblée était au complet, la cérémonie
commençait.
j> On disait d'abord tout haut le chapelet; les chanteuses enton-
naient ensuite les cantiques du P. de Montforl, et elles les répé-
taient avec tant d'entrain, qu'une nuit elles les chantèrent tous à
* Les Réveille-Malin de Montbernagc étaient trop pauvres pour avoir des hor-
loges, mais les coqs de leur Ijasse-cour leur en servaient. Un matin, celui de Lisetle
David ne chanta pas : aucun habitant de son quartier p'entenditla messe.
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Mir»" SOYER, ÉVÊQUE DE LUÇON. 307
Texception de deux, dont elles ne savaient pasies airs, et le recueil
en contient cent cinquante-quatre. Elles répétaient encore ceux
qu'avait composés M. Coudrin, et qui étaient pour l'auditoire une
véritable prédicalion ; l'un d'eux commençait par ces mots :
» Qu'entends-je autour de moi, qui crie?
> On me traite de fanatique. . . »
» Un autre se terminait de la sorte :
» J'ai fait mon choix,
» Je mets tout au pied de la Croix.
» Un autre, bien plus remarquable, rappelait aux assistants la
peine capitale qu'ils encouraient par leur désobéissance à la loi
civile et la récompense réservée aux martyrs dans l'éternité. Voici
un couplet de ce dernier :
» Faut-il, sous le fer assassin,
j En ce moment courber nos têtes ?
» î)u ciel adorons le destin,
j II nous prépare un jour serein;
» La paix remplace les tempêtes.
» Ici l'on faisait une pose pour figurer le moment où roulait sur
l'échafaud la tête delà victime; et l'assemblée tout entière reprenait
le refrain, antithèse d'un autre refrain trop connu :
, » Voler à la patrie,
» C'est le sort le plus beau,
> Le plus digne d'envie.
» Le temps s'écoulait de la sorte depuis onze heures ou minuit
jusqu'à deux, trois et quelquefois quatre heures du matin.
j> Personne ne le trouvait trop long : les hommes rivalisaient de
piété avec les femmes, -et l'éclat du culte était relevé par le danger
du moment.
» Un léger mouvement, continue M, de Coursac, annonçait enfin
l'arrivée du prêtre, qui souvent n'habitait pas le faubourg et n'y pé-
nétrait qu'au péril de sa vie, tantôt comme M. Coudrin, déguisé en
mendiant, tantôt comme M. Soyer, sous l'uniforme de garde na-
tional. Bientôt l'officiant montait i\ l'autel et disait la messe : on la
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308 Mi^f SOYER, ÉVÊQUE DE LUÇON.
chantait aux fêtes solennelles; et une nuit qu*on la célébrait dans
une grange de la Cueille-Aiguë^ les habitants de la basse-ville du
Pont-Joubert^ entendirent distinctement les paroles du Credo.
Le lendemain, on en causait publiquement dans les rues de Poi-
tiers, et chacun disait qu'il y avait dû avoir à Montbernage une cé-
rémonie bien extraordinaire. Après avoir retrempé dans le sang de
l'Agneau ce peuple si éminemment chrétien, le confesseur adressait
à rassemblée ses conseils et lui donnait le signal de la retraite;
alors se repliaient les vedettes du faubourg , le blocus des révolu-
tionnaires cessait, et tous rentraient dans leurs demeures, dans
Tordre le plus parfait.
» Pendant que cet hommage était rendu à la religion dans le
faubourg, la vieille basilique de Sainte-Radégonde était souillée
chaque jour par de nouvelles profanations. Au remplaçant de H.
Pruel , pauvre capucin , qui ne laissa de son passage dans la pa-
roisse que le souvenir de sa faiblesse, avait succédé un de ces mal-
heureux dont le nom est gravé dans nos annales en caractères
ensanglantés; il appartenait à une faniille honorable, et ses parents
étaient connus par leur attachement aux vrais principes ; ce qui lui
attira cette réponse d'une veuve Puisais, qu'il invitait à se rendre à
sa messe : J'irai, quand monsieur votre père ira. Maître Cherpre-
net , l'expert et l'ua des notabhes du pays, avait repoussé une pro-
position semblable par un refus tout aussi formel ; s'il ne traita pas
l'intrus de loup dévorant , comme le firent certains habitants de
Montbernage, il lui reprocha du moins sa conduite et lui déclara
qu'à ses yeux, M. Pruel était toujours le curé de Sainte-Radégonde*.
Il n'en fallait pas tant pour exaspérer le prêtre jureur, et puisque
les voies de la persuasion étaient impuissantes pour amener son
peuple à l'église, il résolut de recourir à la violence. Un jour donc ^
on vit le singulier spectacle de paroissiens portés de force aux
offices par l'ordre de l'intrus. Mais ce nouveau mode de convertir
*■ On désigne, à Monlbcrnage, le bas de la Grand*Ruc et tout eequarliei soas le
nom de basse-vilie du Pont-Joubert.
^ Le fils de M* Cherprenet était prêtre ; lorsqu'on le somma de prêter serment
à la constitution civile du clergé, il leva la main et répondit : « Je jure d'être tou-
jours fidèle à Dieu. » Il passa dix ans en exil.
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^USr SOYER, ÉVÊQUE DE LUÇON. 309
les âmes ne réussit pas à son inventeur ; à peine eût-on introduit
de la sorte dans le temple désert une femme, nommée également
Puisais, qu^eile s'échappa des mains de ses bourreaux, et, tour-
nant le dos à l'apostat qui venait à sa rencontre, elle se mil à
chanter :
» Reviens, pécheur, c'est ton Dieu qui t'appelle.
f Vous devinez le reste : l'intrépide chrétienne fut chassée de
l'église, et le déserteur de la foi voua dès lors une haine implacable
à la population fidèle qui ne craignait pas de le braver en face.
» Dans sa fureur il répétait ces paroles, qu'il accompagnait
d'horribles blasphèmes : Je ne souffrirai pas plus d'aristocrates
dans ma paroisse que d'épines dans mes pieds. Or, les aristocrates
étaient, selon le père Brimeau, les amis de la religion. Suivant la
mère Brangeard , âgée aujourd'hui de 95 ans, c'étaient ceux qui ne
voulaient pas aller à la messe de l'inlrus. Souvent le faux pasteur
se promenait dans Muntbernage, semant les doctrines révolution-
naires. Il les prêchait ouvertement dans le sanctuaire ; à l'issue de
la messe, il lisait les gazettes, les commentait et donnait la parole à
ses partisans les plus fougueux qui péroraient du haut des tribunes
du vieux monument. La mère Brangeard fut un jour témoin de ces
scènes scandaleuses, et elle n'a trouvé qu'un mot pour nous rendre
l'impression qui lui en est restée : // n'y avait plus de diables en
enfer, mon cher Monsieur, ils étaient tous sortis.
n L'abîme appelle l'abîme, a dit l'Ecriture, et cette grande vérité
se réalisa bientôt pour le persécuteur de Montbernage. En novem-
bre 1793, à peu près à l'époque où le citoyen Gobel, évèque cons-
titutionnel de Paris , abdiqua ses fonctions sacerdotales pour em-
brasser le culte de la liberté et de V égalité, la mère Brune t vit, selon
,son expression, l'intrus de Sainte-Radégonde se déprétriser sur un
théâtre qu'on avait dressé tout exprès devant la cathédrale. Plus
tard, il épousa une de ces femmes qui figuraient les déesses du
paganisme dans les fêtes de la République, et, lorsque le bon sens
français eut fait justice de ces artisans de désordre, il mourut dans
la misère.
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310 M&f SOYER, ÉVÊQUE DE LUÇON.
> Nous aurions gardé sur ce malheureux un silence complet, si
nous n'avions été condamné en même temps à laire les actes de
courage qu'il provoqua par sa conduite. Nous tenions, d'ailleurs, en
montrant le porte -étendard dé la révolution dans le faubourg, à
donner une idée des obstacles que surmontèrent les prêtres fidèles
pour y maintenir l'orthodoxie. Mais alors même qu'ils étaient
absents, le culte extérieur ne fut jamais interrompu. Chaque soir, à
la tombée de la nuit, lesjnères de famille se rendaient avea leurs
enfants à la croix du cimetière, où les attendait, à genoux, un
homme du nom de Gervais. Il récitait le chapelet à haute voix,
adressait à la foule quelques paroles d'encouragement, et, s^il fai-
sait encore jour, terminait les réunions par une lecture spirituelle.
Tous les dimanches, on chantait la messe chez les époux Pasquier,
et, comme nous manifestions notre étonnement à la femme Boutet
de ce qu'elle et ses compagnes n'eussent jamais été surprises par
la force armée, elle nous répondit : Le bon Dieu nous a toujours
gardées. Le Seigneur les gardait visiblement, il couvrait de ses
ailes les époux généreux que nous nommons pour la seconde fois.
Tant que gronda l'orage, ils mirent à la disposition des proscrits
leur bourse, leurs bras, leur vie. C'était dans leur chambre haute
que se disait habituellement la messe, et, comme le plancher avait
fléchi sous le nombre des fidèles, il fallut l'étayer par une poutre;
dans leur grange se célébraient également les solennités de l'église,
et presque tous les vieillards, qui existent encore à Montbernage, y
ont fait leur première communion. Leurs procédés vis-à-vis des
victimes de la persécution étaient d'une délicatesse exquise : afin
que rien ne troublât les minisires de Dieu dans leurs exercices de
piété, ces braves gens leur abandonnèrent un bâtiment, séparé par
une ruelle du corps de Miabitation. Ib n'en veillaient pas moins à
la sûreté de leurs hôtes, même â l'heure du repos. Bien des fois,
de crainte de surprise, le sommeil de M. Coudrin fut interrompu
par Pasquier, et c'est à celle circonstance que le saint prêtre faisait
allusion, quand il disait, au terme de sa carrière : H me semble
voir encore les venelles par où Von m'emmenait la nuit dans les
bois! '
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m^ SOYER, ÉVÊQUE DE LUÇON. 311
» Il est manifeste pour nous que c'était là le centre et le foyer
religieux du faubourg ; mais la messe s'est dite dans beaucoup
d'autres endroits, et il est peu de maisons, nous ont dit les anciens,
qjiie notre divin Maître n'ait honorées de sa présence. Le sang de
l'A'gneau coulait d'ordinaire aux Quatre^Roues^ la rue des Hautes-
Treilles de M- Pruely dans une grotte où M. Soyer bénit à la fois
sept mariages. Il coulait encore sous le toit paternel de W^^ Ma-
rianne, d'où Ton s'échappait par dix-huit issues ; enfin , à des épo-
ques très-rapprochées, chez la femme Augustin Bernard, l'héroïne
la plus vénérée de Montbôrnage, et dont le nom seul a le privi-
lège de faire verser des larmes de regret à tous ceux .qui l'ont
connue. i>
On le voit, les prêtres et les fidèles rivalisaient de zèle et de
courage. Il n'était pas de moyen qu'on n'employât pour paralyser
les efforts des tyrans et conserver, malgré eux, le' flambeau sacré
de la fol. Un jour, en 1792, M. Coudrin et M. Soyer se trouvaient
ensemble chez laGuste; le premier, déguisé en garde national,
entendait les confessions derrière une porte, tandis que le second,
sous son costume traditionnel de gendarme, accoudé sur une
table, exerçait un peu plus Join son ministère. M.^^ Thomas, alors
pensionnaire des Filles de la SagessCy se présenta, el ayant peur de
M. Soyer, s'adressa à M. Coudrin ; mais la jeune Boutet s'élant à
peu près dans le même temps confessée à M. So^^er, fut saisie , dit-
elle, d'un tel débatlement de cœur à la vue de son plumet rouge ,
qu'il envoya bien loin ses péchés, et qu'elle ne put les rattraper *.
K( Un autre jour, une personne connue par sa piélé n'avait plus
que quelques instants à vivre, et les patriotes gardaient à vue sa
demeure, pour qu'aucun prêtre n'y pénétrai. M. Soyer en fut infor-
mé; il endossa son uniforme de gendarme, entra tête haute dans
le poste le plus rapproché, demanda des hommes de bonne volonté'
pour faire une visite domiciliaire, les mit en sentinelle à la porte
du moribond > confessa ce dernier et sortit aussitôt, di^^ant qu'il
n'avait rien trouvé de suspect.
* M. de Coursac.
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312 M?' SOYER, ÉVÊQUE DE LUÇON.
j» Le costume militaire lui allait si bien , que parfois les habi-
tants du faubourg ne pouvaient le reconnaître sous ce déguisement.
Une nuit même ce fut la cause d'un grand effroi à Montbernage.
Une foule nombreuse se pressait dans la grange du sieur Pasquier,
lorsque le futur évêque parut tout à coup, le sabre au côté, le plu-
met sur la tête. Nous sommes perdus! s'écria-t-on de tous côtés;
mais M. Soyer, dominant le tumulte : Paix, braves gens : c'est un
minisire du Seigneur, revêtu de Vhabit des brigands. Quelques mi-
nutes après, il célébrait la sainte messe ^ j»
L'ABBÉ DU TrESSAY.
(Tm suite à la prochaine livraison^ ^
* M. de Coarsac.
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CHRONIQUE
H. LE C" THÉODORE DE QUATREBARBES
Cet article était en partie composé lorsqu'à paru l'admirable oraison
funèbre prononcée à Chanzeaux par Mer Tévêque d'Angers. Je n'avais plus
dès lors qu'à supprimer ce que j'avais écrit ; mais à la Revue on a pensé
qu'il était convenable qu'un hommage particulier fût rendu par la Rédac-
tion même à la mémoire du noble comte. Mon amour-propre étant seul en
jeu, je l'ai mis de côté. Les lecteurs de la Revue n'y perdront rien, d'ail-
leurs, car ils trouveront, après ces humbles pages, l'éloquent discours de
Mgr Frepjpel.
Je ne comptais pas reprendre si tôt la plume ; mais il y a des
douleurs qui s'imposent, et lorsqu'on a souffert soi-même on sent
plus vivement les douleurs des autres, surtout lorsqu'il s'agit de la
mort d'un homme tel que M. de Qualrebarbes, type accompli du
dévouement à toutes les saintes causes. Sans la révolution de 1830,
le comte Théodore de Quatrebarbes eût atteint les premiers grades
militaires, ou, s'il l'eût préféré, il eût rempli avec éclat de hautes
charges politiques, tandis qu'il n'a été qu'un grand propriétaire,
écrivant avec distinction, à ses loisirs, et faisant le bien toujours ;
mais cela seul eût suffi, n'eût-îl pas même eu pour lui le glorieux
souvenir d'Ancône, pour faire dé son deuil un deuil public; pour-
quoi? parce que, suivant le mot de saint Augustin, cé qui fait
l'homme^ c'est le cœur, et que , dans les moindres actes du comte
de Quatrebarbes, c'est toujours le cœur qu'on retrouve. Lui-même
le disait dans son dernier écrit : « Ce livre n'a point la prétention
d'être un ouvrage littéraire , mais bien un acte de foi. Ecrit avec le
TOME XXIX ( IX DE LA 3" SÉRIE. ) 2i
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314 CHRONIQUE.
cœur, ii a souvent été interrompu par des larmes *. » Une foi vive
avec un cœur ardent, c'était tout Thomme.
La première impression de jeunesse dont il nous ait conservé le
souvenir, est celle que lui causa la vue dès ruines vendéennes. « Je
n'oublierai jamais l'émotion dont je fus saisi en foulant, pour la pre-
mière fois, le sol de la Vendée. J'étais bien enfant encore... Des
hauteurs d'Erignéaux collines calcaires du Pont-Barré, des rives du
Layon aux bords de TEvre , les yeux ne tombaient que sur une terre
dévastée et jonchée de décombres*.... » Ce fut sa première leçon
d'histoire ; il ne l'oubjia jamais.
Une autre leçon se présentait naturellement pour lui dans l'his-
toire de sa famille, celle de servir son pays, comme l'avaient fait
ses ancêtres sur tous les champs de bataillo. Les conditions du ser-
vice, sans doute, n'étaient plus tes mêmes : il ne pouvait plus espérer
avoir un régiment ou même une compagnie au sortir du collège , et
je suis bien sûr qu'il ne le regretta pas, car personne ne com-
prenait mieux que lui la nécessité du travail et l'utilité de la lutte.
Entré à Saint-Cyr en 4822, il en sortit des premiers en 1824, et
prit rang dans le corps d'état-major, immédiatement après notre
compatriote Alphonse Bedeau, qui devait rester jusqu'au dernier
jour son ami.
La campagne 'd'Alger fut sa grande joie militaire. Le caractère
chevaleresque de la cause qui rappelait les Croisades, l'intérêt de
la patrie, celui de la civilisation, un pays magnifique à enlever aux
barbares pour y relever la croix ; tel était l'avenir qu'il entrevoyait
et qu'il saluait avec enthousiasme. Attaché, comme officier d'état-
major, au 34^ de ligne, il se distingua à la fois par ses connaissances
et sa bravoure, et méritu, lors de l'expédition de Blidah, d'être
mis à l'ordre du jour de l'armée. Vainement cherfcherait-on trace
de cette citation dans Touvrage qu'il publia, l'année suivante, sur
la campagne d'Afrique.
On sait comment finit, pour beaucoup d'officiers, cette courte et
brillante campagne. Placés entre une carrière qu'ils aimaient et un
serment nouveau, ils n'hésitèrent pas à briser leur épée. Nul ne
le fit avec moins d'hésitation ni avec plus de regrets que le comte de
Quatrebarbes ; mais à ces regrets ne se joignit aucune amertume
contre ceux de ses camarades qui crurent qu'en demeurant armés
ils pouvaient encore servir la patrie. Ainsi, il restait le fidèle cor-
respondant de Bedeau; il recommandait à La Moricière le jeune
marquis de Bonchamps, qui avait été mis quatre fois à l'ordre du
jour, avant de pouvoir obtenir Tépaulette ; il consacrait les plus
touchantes pages à la mémoire du général d'Armaillé. Rigide pour
lui-même, son caractère ne cessait jamais d'être bienveillant pour
les autres.
* Souvenirs d^Ancône, p. 3.
2 Une paroisse vendémne sous la Terreur, p. 1.
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CHRONIQUE. ' 315
Rendu à la vie privée, la première pensée de M. de Quatrebarbes
fut de publier, sous le/litre de Souvenirs de la campagne d\4friqiie,
un récit fidèle des événements qui l'avaient signalée, a Indigné de
l'esprit de parti qui avait semé, à pleines mains, la calomnie et
Poutrage sur le général de cette glorieuse expédition, je pris,
disait-il, l'engagement de rétablir In" vérité des faits, de consacrer
quelques pages à la gloire de la noble armée dont j'avais fait partie,
et de flétrir, autant qu'il était en moi, la coupable indifférence du
pouvoir qui, depuis six mois, n'a tenu aucun compte du sang versé
pour la France *. »
Ce dessein fut rempli avec sobriété, simplicité et une vivacité
d'imagination qui va bien à la jeunesse. La dernière page révèle à
quel point le sang des clievaliers adventureux du temps passé bouil-
lonnait encore dans ses veines. On parlait beaucoup alors (1831) de
l'abandon de l'Afrique, ce qui était, en effet, le vœu secret de.
Louis-Philipue, et M^ de Quatrebarbes s'indignait à cette seule
pensée. — Que le gouvernement permette au moins « aux offi-
ciers qui se sont séparés avec violence de leurs compagnons
d'armes, disait-il, de retourner en Afrique; qu'il les laisse libres
de choisir leurs couleurs; ils ne feront qu'un serment, celui de
'Conserver à la France sa plus belle conquête ou de mourir. Puis, si
les flottes ennemies paraissent sur les côtes, s'ils sont abandonnés
aux Anglais, s'ils doivent changer de patrie, plutôt que de courber
la tète sous le joug de l'étranger, ils invoqueront une princesse
auguste. La fille d'Henri IV entendra cet appel ; elle traversera les
mers, tenant son fils par la main. Ils sauront lui conquérir un
royaume, et, si des matelots français, surpris par la tempête,
viennent échouer sur la plage, au lieu de la captivité ou de la mort,
ils trouveront au moins des frères pour les secourir *. »
Chimères, dira-t-on. Qu'ils sont rares, du moins, les esprits
capables de former de pareilles chimères !
L'année 1832 apporta de cruelles déceptions à M. de Quatre-
barbes, sans ébranler d'ailleurs ni sa foi monarchique, ni ses espé-
rances; il chercha alors un refuge contre les tristesses du moment
dans la paisible admiration du passé,et conçut la pensée d'un Voyage
historique dans les communes vendéennes. M. de Quatrebarbes don-
na même à ce projet un commencement d'exécution, en 1833, sous
les verrous de la geôle ;mi\is, — « la conscience de ma faiblesse, écri-
vait-il plus tarî,m'ayant fait renoncer à l'impression de cet ouvrage
j'ai cru devoir en extraire l'histoire d'une paroisse qui m'a adopté'
et où j'espère, à moins de nouvelles tempêtes, couler et finir me ,
jours '. »
Depuis 1833, en effet, le comte Théodore de Quatrebarbes était
* Souvenirs de la campagne d'Afrique. Cliez Oentu , 1831 . Avertissement.
^ Souvenirs de Vexpédilion d'Afrique, p. 91.
' Histoire d'une paroisse vendéenne, p. 5.
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316 CHRONIQUE.
devenu l'hôte de là paroisse et du château de Chanzeaux, dont il
avait épousé la future héritière, et il n'avait fallu que quelques jours
pour que les liens les plus affectueux s'établissent entre lui et les
nabitanls. Mettre en relief la part que ces habitants prirent aux
luttes de la Vendée, se faire le Bourdigné ou le Froissard de leurs
dangers, de leurs souffrances et de leur héroïsme, telle fut la noble
pensée qui lui vint à l'esprit, et qu'il a réalisée avec une verve émue,
qui fait de son petit volume un joyau, un chef-d'œuvre. Ici, ce ne
sont point les héros connus de la grande guerre vendéenne qui sont
en scène. Cathelineau,, Slofflet,Lescure, La Rochejaquelein ne font
que cadre au tableau ;'mâis, le tableau lui-même, c'est Chanzeaux,
avec ses braves moins connus, sans être moins dignes de mémoire :
Forest, qui devait devenir commandant de la cavalerie de l'armée
d'Anjou; les cinq frères Godillon, dont quatre périrent les armes
à la main ; les deux frères Legeay, qui, à eux seuls, reconquirent
à Fontenay la célèbre couleuvrine Marie-Jeanne; le sacristain Mau-
rice Ragueneau, qui, avec dix-huit hommes et dix femmes, soutint
dans leclocher de Chanzeaux un siège devant lequel pâlissent les
hauts faits des héros d'Homère; c'est la sublime M"« Picberit, dé-
noncée par un républicain qu'elle avait sauvé de la mort, et qui
marche au supplice suivie de femmes, dont l'une plus qu'octogé-
naire , en chantant le Salve Regina, Il n'est pas enfin un habitant
de Chanzeaux, ayant pris part à la guerre, dont le nom ne revive
dans ces pages louchantes, et la plupart avec des traits caracté-
ristiques qui révèlent, chez ces simples natures, une grandeur d'âme
d'autant plus admirable que, le plus souvent, elle s'ignore elle-
même. Les épisodes les plus variés de ton et de forme ajoutent
encore à la richesse de l'ensemble. Quelles émouvantes histoires,
Sar exemple, que celles de M™® Boguais et de ses filles, de M^e de
ambourg, de Mi»^ de la Paumelière! Quels plus beaux et plus
sympathiques caractères que ceux de ces gentilshommes campa-
gnards dont M. de Quatrebarbes retrace avec amour les rares et
modestes vertus, MM. de Caqueray, d'Armaillé, de Grignon. Un
portrait manque, c'est le sien; mais on peut dire qu'il ressort de
tout l'ouvrage.
Je ne puis oublier, enfin, cetto charmante scène d'une première
communion dans la prairie de Fruchaudy pendant la Terreur, que
le pinceau de M. Marquerie a si habilement reproduite. Ici, le nar-
rateur et l'artiste luttent ensemble de poésie et d'émotion. Tout est
neuf dans celte scène, et tout est vrai, situation, personnages,
attitudes. Quelles belles têtes vendéennes, prises toutes à Chan-
zeaux! Quelle énergie chez ces hommes qui prient, l'arme au
poing; quelle douce piété chez ces veuves, à qui il ne reste plus
que Dieu et leur enfant! Et ces fraîches couleurs d'une aurpre du
mois de mai, ces enfants si pieux, cette belle tête de jeune prêtre,
dans laquelle nous retrouvons les traits de celui qui devait être plus
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CHRONIQUE. 31 7
tard M?** Soyer, et qui, alors, était l'apôtre de Chafizeaux; voilà tout
ce que nous avait admirablement dit M. de Quatrebarbes , et qu'a
' fait revivre à nos yeux M. Marquerie , comme si nous assistions en-
core à ces douces fêles des martyrs *.
J'ai dit que M. de Quatrebarbes s'était peint lui-même, sans y
penser, dans son livre d'Une paroisse vendéenne. Il est impossible,
en effet, de le lire sans se représenter immédiatement le chAtelain
et la châtelaine de Chanzeaux. Portant un vieux nom, ils avaient
tenu à entourer leur demeure de toutes les richesses artistiques
des vieux âges : hautes et larges tours, «flanquées elles-mêmes de
tourelles en encorbellement, fenêtres ouvragées, hardis pinacles.
A l'intérieur, c'est encore le vieux temps, mais le vieux temps tel
que le comprenait la mère de Bayard, lorsqu'elle lui disait : Soyez
facile et courtois, serviable à toutes gens, soyez léal en faites et dicts,
soyez charitable aux pauvres, et Dieu vous le guerdonnera.
Modeste pour lui-même, — ses écrits le prouvent à chaque page, —
M. de Quatrebarbes était fier des bons paysans qui Tenlouraienl, et il
était fier pour eux. « Rien de louchant , écrivait il , comme la familia-
rité respeclueuse et la probité à toute épreuve qui sert de base aux
relations continuelles du métayer et du propriétaire. Si celui-ci sait
comprendre tout ce qu'il y a de noblesse dans cet attachement héré-
ditaire, il n'est pas une joie de famille, pas un chagrin de cœur qui
ne retentisse du château à la chaumière... Cependant, jamais parole
servile n'est mêlée à l'expression de ce dévouement. Le plus pauvre
paysan connaît sa dignité; il porte haut la tête et le cœur, et, s'il
est disposé à* aimer celui dont leS champs nourrissent sa famille,
une noble fierté, un sentiment d'indépendance et de liberté chré-
tienne lui apprennent ce qu'il vaut et ce qui lui est dû. Il sait qu'en
pressant la main qui lui est offerte, il honore autant qu'il est
honoré lui-même, et ses hommages ne sont jamais rendus qu'à la
vertu, la bienfaisance et la bonté. Partout ailleurs, quand la recon-
naissance est étrangère à l'accomplissement du devoir, il passe, et
s'éloigne en silence *. »
On comprend ce qu'était un homme qui savait ainsi apprécier les
autres. Le bienfaiteur de tous les instants se cachait toujours der-
rière Tami. Aussi son influence était-elle générale, non-seulement
dans l'arrondissement de Beaupreau, mais dans tout l'Anjou, car il
n'était pas un intérêt angevin dont il ne fut Tappui, pas une gloire
angevine qu'il ne s'étudiât à remettre en honneur. Il procurait un
noble cénotaphe aux cendres délaissées des Cathelineau ; il faisait
* Le tableau de M. Marquerie a, il est vrai, un défaut : il est original, il est
pathétique, mais il sort du convenu du jour. S'il nous représentait quelque Léda ou
quelque Vénus, il ne serait pas aujourd'hui encore chez l'artiste, après avoir été ad-
miré au Salon.
' Une paroisse vendéenne sous la Terreur, pp. 184-186.
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348 \ CHRONIQUE. ,
rééditer par les presses ang^evines les anciennes chroniques d*Anjou
de Jean de Bourdigné, et les enrichissait de notes et de commen-
taires, où se fait remarquer sans cesse un pieux empressement à
appeler l'attention sur les nombreuses familles dont le nom se pré-
sente sous la plume du vieil historien ; il publiait enfin les œuvres
du bon roi Renéy œuvres poétiques, artistiques, qu'il faisait précé-
der d'une curieuse étude historique et littéraire. C'était un premier
et beau monument à l'honneur du bon roi ; mais il en voulait un
autre, et il fit ériger sa statue sur un des plus beaux emplacements
de là ville d'Angers. PourJ'érection de cette statue , M. de Qualre-
barbes avait fait choix de David, très-connu dès lors pour ses opi-
nions républicaines, mais qui avait trois mérites ù ses yeux : le
premier, d'être un grand artiste ; le second, d'être Angevin; le Iroi-
çième, d'avoir sculpté le tombeau de Bonchamps.
Cette haute impartialilé était si habituelle à M. de Quatrebarbes,
qu'elle lui avait valu l'estime et l'affection de tous. Et comment
eût-il pu en être autrement, quand on voit avec quelle élévation
de sentiments et d'idées le comte de Quatrebarbes envisageait l'a-
venir. « Honneur à toi, sainte Vendée! écrivait-il; le sang de tés
martyrs n'a pas coulé en vain; non, tu ne seras plus divisée en deux
partis ennemis, prêts à s'és^orger dans la lutte. Je ne sais quelle
sera ta destinée, mais si Dieu le réserve encore la gloire de sauver
la société expirante, élève la croix bien haut! c'est avec tous tes
enfants, tous sans exception , que lu combattras, que tu triompheras
par elle '. »
N'y avait-il pas un peu d'illusion dans cette espérance? Peut-
être; mais, si l'illusion est le faible des grandes âmes, elle est
aussi, jusqu'à un certain point, leur force. Combien souvent, sans
elle, ne s'arrêterait-on pas dans la lice, épuisé et découragé.
Ce mot, élève la croix bien haut, est, en définitive, et sera tou-
jours le dernier mot de la politique chrétienne. Aussi, M. de Quatre-
barbes éprouva-t-il une grande joie de ce concile du Vatican, qui
a commencé la restauration de l'esprit chrétien parmi nous.
L'homme de foi dominait donc toujours en lui l'homme politique.
Sans doute, il était attaché à la vieille race de nos rois par tradition
de famille; il lui était attaché comme à un principe d'ordre et de
stabilité, dont l'absence se fait chaque jour plus cruellement sentir
parmi nous ; il lui était dévoué comme à la gloire, à la grandeur et
à l'unité de la France, qui furent en grande partie son œuvre ; mais
il l'était plus encore à la descendance de Robert-le-Fort et de saint
Louis, à la dynastie qui, malgré quehjues erreurs passagères, avait
contribué à mériter et h maintenir à la France son plus beau titre,
celui de fille aînée de l'Eglise.
Sa foi politique n'était donc pas seulement pour lui une affaire
d'attachement, c'était une conviction, et j'ajouterai qu'elle ne
* Une paroisse vendéenne sous la Terreur, p. 258,
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CHRONIQUE. 319
cessa jamais d'être pour lui une espérance. Eu s'isolant néanmoins
du pouvoir, il n'entendit jamais s'isoler des intérêts sociaux qui ,
bon gré, mal gré , sont chaque jour en jeu; le militaire avait brisé
son épée; le citoyen resta sur la brèche, pour la défense de droits
sans cesse menacés. Liberté de l'enseignement, liberté de la cha-
rité, liberté de l'Eglise, voilà dans quel vaste champ s'exerça son
zèle, et tels furent les grands intérêts pour lesquels il renonça au
système d'abstention qui nous avait éloignés pendant dix ans des
urnes électorales. Mais, alors aussi, s'ouvrit pour lui une nouvelle
carrière. En effet, il eut beau présenter des candidats pour la dépu-
tation , et les appuyer de son influence , si habituellement domi-
nante, il s'aperçut tout à coup que cette influence ne pouvait plus
rien. — « Non, non, Théodore, lui fut-il dit d'une voix unanime,
dans une réunion préparatoire, c'est vous qui serez notre député,
personne autre que vous. »
C'était en 1842; le succès, alors, ne couronna pas les efforts de
nos amis; mais la minorité fut imposante, et Ton fit promellre à
M. de Quatrebarbes, dont on redoutait toujours le désintéressement,
de se représenter aux élections suivantes. Ces élections eurent lieu
en 1846, et M. de Quatrebarbes fut élu à Cholel, landis que M. de
Falloux l'était à Segré. Qe fut un double et beau succès.
A la Chambre des députés, comme plus lard à la Constituante,
M. de Quatrebarbes continua de se distinguer par la dignité et Fou-
verture de son caractère, la franchise de ses opinions et parce
sceau de l'homme de foi, si rare aujourd'hui, et qui marquait tous
ses discours. C'est ainsi qu'ancien soldat de l'armée d'Afrique, il
osa dire que la conquête, commencée avec l'épée, ne pouvait se
finir qu'avec la croix; grande vérité, constamment méconnue, et
qu'après quarante ans de douloureuse expérience on s'obstinç à
méconnaître encore.
M. de Quatrebarbes n'était point ce au'on appelle un détracteur
des temps présents^ Ni au point de vue des hommes, ni.au point de
vue des choses, il n'était systématiquement hostile. Il admettait
très-volontiers les progrès réels comme les intentions droites; mai?
ce qu'il n'admettait pas, c'était le faux, ou un mélange bûlard du
vrai et du faux; ce qu'il ne pouvait considérer comme progrès ,
c'était cet affaiblissement croissant de toutes les doctrines, qu'on
nous donne chaque jour comme la conséquence heureuse de la
liberté. Pour lui, la politique n'était pas l'art de tourner les ques-
tions, mais bien l'art de les résoudre, et cet art n'existe que pour
celui qui ne dit pas comme Pilate : — ^ Qu'est-ce que la vérité? —
mais qui sait où la prendre.
M. de Quatrebarbes la prenait, pour toutes les questions vitales,
là où Dieu l'a mise , ce qui ne lui interdisait, à coup sûr, aucun
ménagement convenable pour l'esprit du temps. La base, pour lui,
c'était la pierre angulaire. Aussi, lorsqu'on s attaqua à cette pierre,
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320 CHRONIQUE.
on comprend quelle fut son émotion de chevalier et de chrétien.
Et, cependant, il s'abslint d'abord de répondre à Tappel du général
de la Moricière, qui le priait de venir lui donner un coup de
main. — A cinquante-sept ans, se disait-il, et après une lacune de
trente ans dans sa vie militaire, quels services pouvait-il rendre? —
Toujours la même défiance de ses forces.
La Moricière insiste, et le vieux chrétien, le vieux brave n'hésite
plus. Il va saluer à Lucerne le glorieux héritier de nos rois, prend
ses conseils, toujours dictés par la foi la plus vive comme par le
désintéressement le plus absolu, et, le 30 juillet 1860, il était aux
pieds de Pie IX. Lorsque La Moricière lui demanda, quelques
jours après, quel grade il désirait dans l'armée : — Celui qui coû-
tera le moins aux finances du Saint-Père, répondit-il modestement:
j'étais, il y a trente ans, nommé capitaine à Alger. — Je vois, lur
répondait lé général , que vous ne croyez pas, comme les Allemands,
que le grade ajoute à la valeur de l'homme. — Et il était nommé
capitaine.
Plus tard, ses services en tout genre devenant de plus en phis
nécessaires, il fut nommé gouverneur civil d'Ancône; et, soit
comme capitaine , soit comme gouverneur, soit comme gonfalonier
delà ville, c'est-à-dire cortime maire, fonctions qu'il exerça pen-
dant l'étal de siège, il suffit à tout et pourvut à tout, aux travaux
des remparts, à l'établissement des postes de combat, aux casernes,
aux approvisionnements, à ia police; il organisa un hôpital, il
assainit la ville, eu faisant même profiter les finances municipales
de cet assainissement par la vente des immondices, et mérita que
La Moricière lui écrivît : Vous voyez bien que c'est le bon Dieu qui
vous a envoyé, pour sauver la province d'Ancône *.
La province d'Ancône ne fut pas sauvée, parce qu'on ne peut
rien contre la trahison et contre le nombre, surtout lorsqu'on com-
bat un contre dix. Mais ce qui fut sauvé , ce fut l'honneur, et avec
lui l'espérance. Le comte de Quatrebarbes exprimait admirablement
cette pensée dans la proclamation qu'il fit afficher après la défaite
de Castelfidardo :
« Un triomphe immédiat, disait-il en terminant, ne fut jamais
assuré aux causes les plus saintes, et elles sont souvent soumises
à de cruelles épreuves. Si Dieu le veut ainsi, c'est sans doute pour
élever l'âme et le cœur des hommes qu'il a choisis. Mais, malgré le
désastre de Castelfidardo, la victoire du bien sur le mal, du droit
sur la force, n'est pas plus douteuse aujourd'hui qu^elle l'était hier.
Heureux ceux qui verront un semblable triomphe ; plus heureux
encore ceux qui mourront avec la certitude que leur sang n'a pas
coulé en vain ^. » '
Telle fut la confiance qui soutint jusqu'au bout M. de Quatre-
barbes, au milieu des plus cruelles déceptions. Revenu en France,
* Souvenirs d'AncônCj p. 83.
^ Souvenirs d'Ancône, p. 180.
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CHRONIQUE. 321
il vit, après peu d'années, le général La Moricière, Tépée du catho-
licisme, brisé dans toute sa force. « Oui, mon cher général, écri-
vait-il alors, vous avez cherché le royaume de Dieu avaifl toute chose;
votre demande a été entendue, et, au bonheur éternel dont vous
jouissez, il a ajouté la gloire humaine sans bornes et sans mesure...
Hâtez maintenant, par vos prières, la victoire de la justice et du
droit; jetez aussi un regard sur vos anciens compagnons d'armes ;
inspirez-leur, par votre exemple , le dévouement jusqu'à la mort à
tout ce qui est grand et saint, à Dieu, à la papauté, au calholicisme,
à la France. Apprenez surtout aux vieux soldats épargnés dans les
batailles à mourir comme vous et Bayard, la foi au cœur, la prière
sur les lèvres et le crucifix à la main *. »
Le comte de Quatrebarbes chercha alors un adoucissement à ses
tristesses en retraçant ses souvenirs d'Ancône, qu'il fit suivre, à la
fnanière de Lactance, d'un tableau abrégé des vengeances de Dieu
sur les princes persécuteurs de l'Eglise. Le tableau s'arrêtait toute-
fois à Louis de Bavière. — « Je ne pousserai pas plus loin ce court
exposé des jugements de Dieu, ajoutait-il. L'histoire contemporaine
est dans toutes les mémoires, et il serait sage à Victor- Emmanuel
de profiter de ses leçons ^ »
L'histoire contemporaine a fait de grands pas depuis, et l'on a
vu les plus forts devenir tout à coup les plus nriisérables. Reste à
savoir si ceux que n'a pas encore atteints la justice divine y verront
de grandes leçons.
Cependant la santé du comte de Quatrebarbes s'affaiblissait, et
les deuils se multipliaient pour lui : deuils de l'Eglise, deuils de la
pairie, auxquels venaient se joindre tantôt des deuils, tantôt des
inquiétudes de famille. S'il n'avait pas d'enfants, il avait de nom-
breux neveux et petits-neveux, dans lesquels il se retrouvait tout
entier par l'esprit de dévouement et de sacrifice , et ces enfants
d'adoption laissaient de leur sang sur presque tous les champs de
bataille où les intérêts de l'Eglise et de la France étaient en jeu : à
Castelfidardo , àMonte-Rotondo, à Palay. Les femmes n'étaient pas
moins héroïques que les hommes; les unes, en ne disputant jamais
à l'honneur ni à Dieu ce qu'elles avaient de plus cher; les autres,
les plus jeunes, en sacrifiant volontiers toutes les séductions que leur
offrait le monde pour les joies surnaturelles du cloître. Voilà ce que
vit autour de lui M. do Quatrebarbes et il eût pu dire, en mourani, ce
(lue le vieux Mathathias disait à ses cinq fils : — « Suivez notre famille
de génération en génération, et vous verrez que, lorsqu'on espère
en Dieu, on ne décline jamais. Cogilateper generationem et gène-
rationem, quia omnes qui sperant in eum non infirmantur -'.
Eugène de la Gournerce.
* Souvenirs d'Ancône ^ p. 285.
2 Souvenirs d'Ancône, p. 293.
M AfaccAfl&., II, 61.
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322 CHRONIQUE.
Oraison funèbre de JUL" l'évêque d'Angers, aux obsèques de
M. le C de Quatrebarbes.
In memoriâ œternâ crUjustus ; ab audiiione
malâ non timebit.
La mémoire du juste demeure éternelle-
menl; il n'a rien à craindre des discours
mauvais.
Psaume cxi , v. 7.
Mes très-chers frères ,
Au moment où nous allons réciter sur cette dépouille mortelle les der-
nières prières de l'Eglise, je croirais manquer au devoir de la justice et
de la reconnaissance, si je ne payais en quelques mots le tribut de ma
respectueuse sympathie à la mémoire de M. le comte Théodore de Qua-
trebarbes , que la mort vient de ravir en si peu de jours à sa famille et à
son pays.
11 est des vies qui sont à elles seules tout un enseignement, et lors-
qu'elles viennent à s'éteindre au milieu de nous, chacun doit se replier
sur soi-même, pour en tirer la leçon qu'elles renferment et recueillir
pieusement les souvenirs qui s'y rattachent.
Nous admirions dans ce noble cœur, qui a cessé de battre , les plus
beaux sentiments dont l'âme humaine soit capable. Et d'abord, la foi
chrétienne y tenait la première place. Issu d'une famille où les convictions
religieuses sont héréditaires comme la noblesse du nom, le descendant
des seigneurs de Montmorillon avait compris de bonne heure, suivant le
mot de Bossuet, que la piété est le tout de l'homme. Ces convictions,
puisées au foyer de ses pères, comme une tradition de plus de dix siècles,
s'étaient encore affermies par l'éducation; à Beaupreau d'abord, où il ^ U
pour maître cet homme de Dieu , que je puis appeler le restaurateur des
études chrétiennes en Anjou, le vénérable abbé Mongazon; à Montmorillon
ensuite, sous la direction de ces religieux célèbres, auxquels l'admiration
générale a décerné depuis trois siècles la palme' de l'enseignement. C'est
à pareille époque que se forma cette foi robuste , dont la vigueur et l'inté-
grité ne se sont pas démenties un instant. Jeune homme, elle soutint
M. de Quatrebarbes à travers les séductions du monde; homme public,
elle le dirigea comme la règle invariable de ses actes; vieillard éprouvé
par les coups de la mort et par de longues infirmités, elle le fortifia au
milieu des difficultés et des afflictions de la vie. C'est elle enfin qui lui
inspira ces dévouements dont l'Eglise et la France garderont le sou-
venir.
Ah ! oui , il aimait l'Eglise , comme un enfant aime sa mère. Il associait
au triomphe de cette grande cause le progrès des lumières et de la civili-
sation dans le monde entier. Soit qu'on le vît, à la tribune , prendre en
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CHRONIQUE. 323
main les intérêts des chrétiens de Syrie; soit qu'il revendiquât, dans les
conseils de la nation, cette liberté de l'enseignement que nous avons con-
quise à demi et au prix de tant de luttes, les droits de l'Eglise n'avaient
pas de défenseur plus ardent ni plus convaincu. Faut-il s'étonner que
cette grande âme ait tressailli d'indignation à la vue des attentats sacri-
lèges qui , en dépouillant le souverain Pontife de son domaine temporel ,
mettaient en péril la liberté et l'indépendance de l'Eglise ? Avec cette
clairvoyance que donne aux âmes droites le sens de la foi, le comte de
Quatrel>arbes pressentait les conséquences de la guerre d'Italie, origine
et point de départ de tous nos malheurs, de cette guerre qui, en aidant à
faire une unité chimérique au-delà des Alpes, allait en amener une autre
au-delà du Rhin , plus réelle et plus formidable , sous les coups de laquelle
hou^ sommes écrasés. 11 prévoyait su i tout que la chute du pouvoir tem-
porel de la Papauté serait le signal du déchaînement de toutes les passions
révolutionnaires : et vous savez s'il voyait juste !
Ah! c'est à une autre voix, plus haute et plus auguste, que je dois
laisser le soin d'apprécier cette page de la vie du défunt.
Quand mon cœur se tourna pour la première fois vers la terre d'Anjou ,
devenue le champ de mon activité pastorale, je cherchais, à travers les
souvenirs du passé, le nom des hommes qui, de nos jours, avaient illus-
tré davantage cette portion de l'Eglise; et, pour -ne parler que des morts,
je me trouvais devant deux grandes figures, celle de cet héroïque général
de Lamoricière, qui nous appartient par les meilleurs côtés de sa vie, et
celle de son noble compagnon d'armes, le brave gouverneur d'Ancône.
Je fis part de mes impressions au Père commun des fidèles, et il me dit,
avec un accent de bonté reconnaissante dont je me souviendrai toujours :
« Dites bien au comte de Quatrebarbes que je n'oublierai jamais les sacri-
fices qu'il a faits pour moi et pour l'Eglise; portez-lui mes meilleures
bénédictions , ainsi qu'à sa famille. » Je dépose ces mots sur le catafalque
qui se dresse devant nous, comme le plus haut témoignage qui puisse
être rendu ici-bas à la mémoire d'un soldat chrétien.
Le sentiment patriotique s'alliait, chez le comte de Quatrebarbes, à la
foi religieuse. Fidèle aux traditions de sa race, ce fils des croisés avait
gravé au plus profond de son cœur la devise de ses pères : Dieu et Pairie.
Apres de brillantes éludes militaires, achevées à Saint-Cyr et à l'Ecole
d'état-major, il avait débuté dans Is noble métier des armes et pris part
à la conquête d'Alger, don magaiOque que faisait à la France, la veille
même de sa chute , le dernier do nos vieux rois. Une valeur hors ligne
déployée à l'afTaire de Blidah, valut au jeune officier l'honneur d'être mis
à l'ordre du jour de l'armée. L'Algérie ne s'effaça plus de ses souvenirs;
elle devait lui inspirer une des meilleures productions de sa plume, si
fine et si correcte; et, se reportant plus tard vers cette terre, témoin de
ses premiers succès, il disait, du haut de la tribune, au gouvernement
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324 CHRONIQUE.
de son pays : « Nous avons conquis TAlgérie par Tépée, laissez-nous la
civiliser par la croix. » Hélas ! nous n'avons pas voulu comprendre ces
paroles, qui renfermaient toute la solution du problème. L'Algérie attend
encore la pleine liberté de l'Evangile, cette liberté de la vérité et de la
charité qui, seule, pourra nous rallier les cœurs et faire flotter le drapeau
de la France, sans murmure ni conteste, des sommets de l'Atlas aux
rivages de la Méditerranée.
L'établissement de Juillet, en l'obligeant à .briser son épée, arrêta le
lieutenant de Quatrebarbes au début d'une c2u*rière inaugurée par de si
brillants faits d'armes. Il n'en continua pas moins à servir son pays dans
la mesure que lui permettaient les convictions de sa vie entière. Homme
de principes avant tout, sans peur ni faiblesse, il désirait voir la France
dans les conditions qui ont fait son unité, sa grandeur et sa force. Il la
voulait accessible à tous les progrès légitimes, ne se refusant à aucune des
améliorations utiles que peut amener le mouvement des esprits, mais fixée
au centre par une institution permanente, et trouvant ses garanties d'ordre
et de liberté dans la succession naturelle d'un pouvoir stable et incontesté.
C'était sa conviction; et qui donc, en présence de ce qui se passe, songe-
rait à lui en faire un reproche? Est-ce que nous ne courons pas risque de
périr, faute de principes et de convictions? Si la France se Itrouve sur le
bord de l'abîme, n'est-ce point parce qu'un*' grand nombre d'esprits , dé-
pourvus de foi et de doctrine, flottent à tout vent d'opinion, prêts sans
cesse à renier le lendemain ce qu'ils acclamaient la veille? Et lorsqu'à
travers ces mollesses et ces indécisions , il se trouve des hommes résolus ,
de ces hommes taillés h l'antique, qui, sans se laisser émouvoir parles
apparences contraires, restent fidèles à leur drapeau, poursuivent tran-
quillement leur ligne de conduite et n'attendent le triomphe de leurs
idées que du progrès de la raison publique, des leçons de l'expérience,
du temps et de la bonté de Dieu , est-ce que de tels hommes ne méritent
pas le respect et l'admiration de tous ?
Et dès lors pourquoi tairais-je cette constance et cette fidélité qui ont
été l'un des traits caractéristiques de la vie du comte de Quatrebarbes ?
Oui, de même qu'il était dévoué de cœur et d'àme à l'Eglise et à son
pays, il aimait cette grande maison de France, sous le sceptre de laquelle
notre patrie est restée si longtemps la reine des nations européennes ;
cette maison de Robert le Fort dont les destinées ont été unies aux
nôtres pendant dix siècles, et qui, par son initiative intelligente et sa
vigoureuse impulsion, a préparé les grands faits de notre histoire natio-
nale: l'organisation extérieure de l'Église, l'affranchissement des serfs,
l'émancipation des communes, l'avènement de la bourgeoisie et du tiers-
état, l'éclosion des sciences, des lettres et des arts ; cette maison , dont
le Père Lacordaire a pu dire, il y a quelques années, du haut de la chaire
de Notre-Dame de Paris, qu'il ne s'en est pas trouvé de plus illustre dans
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CHRONIQUE. 325
rhistoire après la maison de David; cette maison, vraiment nationale, qui,
après avoir assuré au territoire français ses limites naturelles, a su le
préserver deux fois de l'invasion, allemande , à Bouvines et à Denain ;
cette maison de France enfin à laquelle, — je m'en voudrais de ne pas
oser le dire avec un sentiment profond de reconnaissance, — à laquelle,
moi, votre évêque, je dois l'honneur d'être français.
Chose étonnante! mes frères, eVbien rare à une époque où l'esprit de
parti s'attache à travestir les plus nobles sentiments, ce courtisan du
malheur, ce serviteur fidèle des grandeurs déchues a pu rencontrer des
adversaires, mais il n'a jamais connu d'ennemis ; et nous avons eu en
Anjou cette bonne fortune de voir un homme affirmer hautement ses opi-
nions politiques pendant près d'un demi -siècle, sans ménagement ni réti-
cence, et se concilier néanmoins le respect, je ne dis pas assez, l'afiec-
tion de tous les partis. Ah ! c'est que nul ne pouvait suspecter la loyauté
de cette âme chevaleresque, fermée à toute transaction sur les principes,
mais toujours ouverte à la bonté et à l'indulgence pour ceux qui ne pen-
saient pas comme elle. On savait que la dissimulation n'avait pas de
prise sur cette nature franche et droite, et que son langage comme ses
actes était l'expression sincère de ses convictions intimes.
En vénérant ainsi ce Français de l'ancienne marque, ce type accompli
du gentilhomme angevin, vous n'étiez que justes, M. T.-G. F., car à toutes
les grandes choses qui passionnaient son âme, il joignait un tendre amour
pour sa terre natale. Il aimait ce pays d'Anjou que Dieu a fait si beau ; il
aimait ces populations si honnêtes et si laborieuses. Avec quel soin pieux
il commentait votre histoire, ne laissant rien aiî passé de ce qu'il pouvait
lui emprunter pour éclaircir vos traditions ! Avec quelle patience d'érudit
il recueillait les « œuvres de\otre bon roi René, > monument unique
dans cette littérature primitive, si peu connue et si digne de l'être ! Avec
quoi talent d'écrivain il retraçait le tableau « d'une Paroisse vendéenne
sous la Terreur. » C'est votre histoire, habitants de Chanzeaux , qu'il
écrivait dans ce style simple et ferme comme son âme, l'histoire de vos
pères qui surent se montrer si généreux et si forts au milieu de la plus
' terrible des épreuves. Il voulait vous prouver à quelle hauteur s'élève
l'âme humaine inspirée et soutenue par la foi divine. Mais son exemple
vous le disait plus éloquemment encore que ses écrits. Quarante années
durant, vous l'avez vu au milieu de vous, soulageant vos pauvres, soi-
gnant vos malades, ouvrant à vos enfants des maisons d'éducation, aidant
de ses conseils tous ceux qui avaient recours à ses lumières, opérant
toutes ces choses de concert avec sa noble compagne dont le deuil est
en ce jour le vôtre, et étendant à l'Anjou tout entier les bienfaits d'une
charité inépuisable. Voilà les œuvres qui auront suivi le comte de Quatre-
barbes au delà du tombeau , qui plaident en ce moment sa cause au-
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326 CHRONIQUE.
près de Dieu, et qui, jointes aux mérites de sa vie entière, lui vaudront
la palme de réternelle félicité..,.
Aussi, n'en doutons pas, il est allé rejoindre dans le sein de Dieu
toutes ces âmes pieuses qui ont été la gloire et Tornement de sa race :
cette Mère Elisabeth de Quatrebarbes , Tune des fleurs les plus éclatantes
du Carroel, et à la mémoire de laquelle il ne manque que l'honneur d'un
culte public pour atteindre au plus haut degré de la vénération popu-~
laire ; et cet intrépide champion des droits de l'Eglise, ce jeune et vail-
lant Bernard de Quatrebarbes, mortellement frappé aux champs glorieux
de Monte-Rotondo; et ~ pourquoi séparerais-je deux familles désormais
indissolublement unies ? — ce vénérable Pierre Goureau que ses contem-
porains sur^iommaient le « Père des pauvres. » ... Desseins impéné-
xlrables de la divine Providence ! il n'a pas été donné à cet homme de
foi et d'espérance de voir le triomphe des grandes causes auxquelles il
avait voué sa vie. Le Chef de l'Église prisonnier iiu Vatican et dépouillé
une seconde fois de son patrimoine sacré ; la France en proie aux hor-
reurs de la guerre civile après avoir subi tous les maux de l'invasion
étrangère, voilà le douloureux spectacle qu'il a pu contempler de loin à
ses derniers moments. Ainsi Dieu éprouve-t-il la constance de ses servi-
teurs, ainsi se plaît-il à leur montrer que la récompense n'est point ici-
bas et que l'on ne sème sur la terre que pour récolter au Ciel !
Et vous, mes frères, qui êtes venus de tous les points de l'Anjou ho-
norer la mémoire de ce grand chrétien et l'escorter de vos prières jus-
qu'au seuil de l'éternité, apprenez de lui comment il faut vivre et com-
ment on doit mourir. Ah ! la mort est douce pour ceux qui, à l'exemple
du comte de Quatrebarbes, savent s'y préparer par une vie chrétienne.
S'il est dur et pénible de voir que les meilleurs nous quittent, ne nous
affligeons pas de ces séparations comme ceux qui n'ont point d'espé-
rance. Recueillons dans notre âme les leçons qu'ils nous laissent; mar-
chons comme eux aux clartés de la foi , sans nous laisser abattre par les
épreuves et les tristesses de la vie.
Pour nous chrétiens, le siècle présent n'est qu'une heure d'attente»et la
terre, un lieu de passage ; nous n'avons point ici-bas de cité permanente,
mais nous cherchons la cité de l'avenir, la cité de la lumière, la cité de
Famour et du bonheur, la cité de la justice et de la paix éternelle. Je prie
Dieu de vous y introduire tous au terme de votre carrière ; et c'est dans
cet espoir que je vous bénis du plus profond de mon cœur, au nom du
Père et du Fils et du Sainl-Esprit. Ainsi soit-il !
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CHRONIQUE. 327
NÉCROLOGIE.
La mort! toujours la mort! Jamais la Bretagne, jamais l'Ouest
ne furent si cruellement éprouvés !
Et d'abord , c'est un martyr de la science, Guillaume Le Jean,
qui est tombé, jeune encore, au mois de février dernier, loin du
pays de Morlaix, qui s'honore d'avoir vu naître l'explorateur hardi
de i'Abyssinie, du Soudan, de l'Asie centrale et de l'Albanie. Nous
essaierons d'étudier avec soin cette intéressante vie de voyageur et
de géographe.
Voici maintenant les victimes de l'honneur et du patriotisme.
M. Paul du Bouays de la Begassière, lieutenant aux Volontaires
de l'Ouest (zouaves pontificaux), pécore de Mentana, a succombé,
à Guingamp, le 13 avril, à Tage de vingt-huit ans, aux blessures
mortelles qu'il avait eu l'honneur de recevoir le 2 décembre. Il
était à Patay, et il en est mort! N'est-ce pas, en trois mots, la plus
éloquente des oraisons funèbres?...
— Le mercredi 12 avril, on célébrait solennellement à l'église de
Toussaints, à Rennes, les obsèques du général Charles Péchot, et
sur sa tombe, M. Le Bastard, maire de la ville, se faisait ainsi l'in-
terprète des sentiments de tous :
« Dès que la triste nouvelle de sa mort prématurée a été connue
à Rennes, une émotion profande s'est emparée de tous les cœurs;
la cilô entière a pris le deuil : elle a compris qu'elle venait de perdre
un de ses plus généreux enfants.
» M. le général Péchot, en effet, était un de ces hommes dont on
ne prononce le nom qu'avec orgueil, lorsqu'on a l'honneur d'être
leur concitoyen. Il a vécu sans peur et sans reproche; il est tombé
en vaillant soldat.
» Retenu prisonnier en Allemagne à la suite de la capitulation
de Metz, il se désolait de ne pouvoir encore combattre pour la
France, qui aurait eu tant besoin de ses services et de son courage
dans la lutte désespérée qu'elle soutenait contre l'envahisseur; son
âme si patriotique s'était brisée par nos malheurs : une douleur
plus grande lui était réservée.
» A son retour, il a vu des Français frapper de leurs mains cri-
minelles la patrie mutilée et compléter l'œuvre sanglante de l'étran-
ger. Il a dû reprendre son épée pour défendre contre une agression
impie le Droit et la Justice, et il est tombé frappé par des balles
françaises!... 2»
— Une mort qui nous a plongé dans la plus douloureuse stupeur,
c'est celle de M. Stanislas de'Vauguion, beau-frère du directeur
même de ce recueil, M. Arthur de la Borderie.
M. de Vauguion a succombé, à Versailles, le 20 avril, à une
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328 CHRONIQUE.
bronchite, compliquée au dernier moment d'une congestion céré-
brale. Il n'y a qu'une voix , dans la presse, pour louer et regretter
ce vaillant député de la Mayenne.
€ Officier de marine des plus distingués, dit Y Union de V Ouest, M. de
Vauffuion avait donné sa démission pour goûter les douceurs de la vie de
famille. Lorsc[ue les Prussiens menacèrent la France, il reprit' spontané-
ment du service , et fut promu au grade de chef d'escadron dans Tarrae de
l'artillerie, Jl prit une part des plus brillantes à cette pénible mais* hono-
rable campagne de la Loire, qui devait se terminer par un désastre.
Dévoué à la France, chevaleresque , inébranlable dans ses convictions,
M. de Vauguion était appelé à rendre au pays d'aussi grands services dans
la carrière politique que dans la carrière militaire. »
En annonçant la douloureuse nouvelle à l'Assemblée, M. de
Kerdrel a rappelé que M. de Vauguion avait cru, alors que le pays
avait besoin de tous ses enfants, ne pouvoir laisser son épée dans
le fourreau. Il avait été commandant de l'artillerie de Maine-et-
Loire, s'était distingué au combat de Marchenoir, et avait été alors
fait officier de la Légion d'honneur. Il avait pris part à tous les
combats de l'armée de la Loire, sans exception. Ce sont ces ser-
vices qui, joints à ses vertus civiles, l'ont désigné aux suffrages de
ses concitoyens. M. de Vauguion laisse d'impérissables souvenirs
de loyauté, de bravoure et de patriotisme. (Applaudissements)
— Msr le comte de Charabord a écrit au frère de M. de Becde-
Jièvre, ex-commandant des Suaves pontificaux, de regrettable
mémoire, la lettre suivante :
« Lorsque vous êtçs venu me \isiter, il y a peu de mois, mon cher
Becdelièvre, vous ne m'avez que trop fait prévoir le malheur qui vient de
vous frapper. Je disais alors combien je m'associais à vos inquiétudes fra-
ternelles; je veux vous dire aujourd'hui la part bien vive que je prends
à votre juste affliction. Je perds, dans la personne de votre excellent
frère, un ami fidèle, dont je n'oublierai jamais l'honorable caractère, les
grandes qualités et l'inébranlable dévouement. J'ai été touché jusqu'au
fond de l'âme des admirables sentiments dont il vous acharné, dans ses
derniers moments, de me transmettre la chaleureuse expression.
j> Après avoir vaillamment déiendu à Rome la plus sainte jdes causes,
votre frère a couronné une belle existence par une pieuse et chrétienne
fin. Son seul regret a été de n'avoir pu combattre pour notre chère France,
si cruellement éprouvée. Plus heureux que lui, ses neveux l'ont remplacé
au champ d'honneur, et la pensée de leur noble conduite a été pour le
brave colonel de Gastelfidardo, sur son lit de douleur, une douce consola-
tion, que Dieu réservait à son patriotisme et à sa foi.
» Soyez mon interprète auprès de votre belle-sœur, de vos nièces et de
toute votre famille, et recevez vous-même la nouvelle assurance de ma
constante affection.
» Henry. »
Le Secrétaire de la Rédaction, Emile Grimaud,
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LE BEAU DANS LA NATUBE
ET DANS LES ARTS *
Aucun peuple, aucun siècle n'est resté indifférent aux charmes de
la beauté.
Quand Thomme, au premier jour de son existence, promenant
son regard sur toutes les merveilles qui Tentouraient, considéra le
ciel avec sa voûte d*azur, le soleil inondant la terre de ses feux , la
lune et les étoiles répandant .au sein des nuits leur mystérieuse
clarté, les arbres balançant leurs rameaux au souffle des premiers
zéphyrs, les fleurs s^épanouissant avec leurs couleurs variées, les
oiseaux planant dans les airs, les animaux peuplant les vallées et
les montagnes, alors il dut éprouver une vive émotion , il eut la
jouissance de la beauté.
Après qu'il eut désobéi à Dieu et qu'il eut été exilé du séjour de
son premier bonheur, non-seulement il fut obligé de féconder la
terre, qui jusque-là produisait d'elle-même, d'arracher les ronces
qui envahissaient le champ ensemencé par ses soins ; mais la na-
ture entière n'eut plus à ses yeux autant d'éclat. Comme si la lu-
mière qui Téclairait se fût amoindrie, elle se décolora, et perdit de
ce charme séduisant qu'elle avait eu d'abord. Beaucoup d'objets
qui jusqu'alors ne semblaient destinés qu'à plaire se recomman-
dèrent surtout par leur utilité.
* M. Tabbé P. Gaborit, professeur au petit séminaire de Nantes, auteur d'excel-
lentes Éludes élémentaires sur V architecture, la sculpture et la peinture, publiera
prochainement sur le Beau un livre plein de science et dMntérét. Il veut bien nous
permettre d*en reproduire aujourd'hui le premier chapitre, qui montre l'économie
et le but de cet important travail. (Note de la Rédaction.^
TOME XXIX (IX DE LA 3e SÉRIE). 22
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330 LE BEAU DANS LA NATURE
f
Cependant la beauté ne cessa pas entièrement de rayonner au
front des créatures, et Thonïme à travers ses larmes put toujours
la voir briller comme une précieuse lumière. Toujours il lui de-
manda ses plus douces consolations, ses plus délectables jouis-
sances. Souvent elle troubla son cœur, mais elle ne perdit pas pour
cela ses droits imprescriptibles et sacrés.
Le culte de la beauté se perpétua à travers tous les siècles, chez
tous les peuples et sous tous les climats. Les ruines des cités anti-
ques nous montrent que les peuples qui les premiers ont marqué
leur empreinte sur notre terre, aimaient à orner leurs monuments,
à donner à leurs œuvres cet éclat que nous appelons la beauté.
Nous savons aussi par la tradition que dès les temps les plus
reculés les poètes et les musiciens captivèrent l'admiration des
hommes.
Le pouvoir de la beauté a toujours été reconnu non-seulement
par les peuples civilisés, mais même par les peuplades les plus bar-
bares. Le sauvage emprunte sa parure â Toiseau qu'il a frappé de sa
flèche, et mêle à sa chevelure un plumage aux riches couleurs ; il
couvre son corps de figures bizarres , et il se complaît dans ces
ornements.
Il n'est aucune région si désolée que la beauté n'éclaire de quel-
ques-uns de ses rayons. Il n'y a point de langue dans laquelle on
ne trouve un mot pour la désigner ; et nous pouvons dire que le
beau partage avec le vrai et le bien ce privilège : il répond à un
besoin du cœur de l'homme.
Nous-mêmes souvent, et Ton pourrait dire chaque jour, nous
avons joui de la beauté. Elle nous est apparue dans les traits can-
dides d'un enfant; nous avons aimé à la contempler dans une
physionomie qui nous exprimait la loyauté et la grandeur d'âme ;
nous en avons retrouvé les traces dans les animaux et dans les
plantes; bien des fois nous l'avons admirée dans les grands spec-
tacles de la création ; elle nous a parlé par les grandes voix de la
nature et par le silence des forêts profondes ; nous en avons re-
trouvé l'expression dans les œuvres enfantées par le génie de
rhomme, dans les vastes monuments qui étaient la gloire de la
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ET ÊANS LES ARTS 331
cité; dans les siatues qui nous rappelaient le souvenir des grands
hommes, dans des tableaux qui nous représentaient les scènes les
plus diverses, dans une symphonie exécutée avec les ressources de
l'instrumentation la plus complète, ou dans un chant que le pâtre,
revenant de son travail, ne croyait lancer qu'aux échos du ciel;
nous* en avons joui plus d'une fois sans doute en lisant une page de
littérature.
La beauté dans ces divers objets nous communiquait des émo-
tions différentes; elle nous charmait quand elle s'échappait comme
un doux parfum du calice d'une^eur ; elle nous saisissait d'admi-
ration quand elle rayonnait sur le front de l'homme qui avait ac-
compli un acte de dévouement; quelquefois elle nous impression-
nait plus profondément encore quand elle nous apparaissait dans
les grands spectacles de la nature.
Du moins, dans ces différentes circonstances, les émotions que
»ous éprouvions avaient un caractère par lequel nous les rappro-
chions et les rapportions à une cause commune, la beauté.
De même que bien des fois nous avons ressenti le charme de la
beauté, souvent nous avons reçu des impressions désagréables de
la vue de la laideur.
Il en résulte que nous avons quelque idée de la beauté et de la
laideur.. Mais cette idée vague est insuffisante pour nous mettre à
même de porter avec sûreté des jugements sur cette qualité ou ce
défaut des objets. Aussi que de divergences dans les opinions, non-
seulement entre les peuples séparés par de vastes mers, mais entre
des hommes soumis aux mêmes influences et qui ont reçu la même
éducation t Ce qui plaît à l'un laisse l'autre indifférent; telle œuvre
d'art, que celui-ci juge digne de son admiration, est dédaignée par
celui-là comme laide ou du moins médiocre.
Le langage habituel manque souvent d'exactitude et contribue à
fausser la notion qui devrait être la règle de nos appréciations.
Ainsi fréquemment nous appliquons la qualification de beauté à des
objets qui sont seulement utiles. On dira : Voilà un beau pied
d'arbre, uniquement parce que ce pied d'arbre peut servir à la
confection d'un meuble; voici un beau bloc de pierre, parce que
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332 LE BEAU DANS LA NATURE
ce bloc de pierre peut être employé très-avantageusement dans une
construction.
Non-seulement le vulgaire ignore les principes d'après lesquels
on peut porter un jugement éclairé sur la beauté; mais même par-
mi ceux qui semblent avoir consacré leur vie tout entière au culte
du beau, combien n'en est-il pas qui n'ont point les données suffi-
santes pour porter ce jugement et n'ont point raisonné les principes
premiers de cette beauté qu'ils veulent nous montrer dans leurs
œuvres? Combien n'en est-il pas qui s'égarent étrangement en pre-
nant l'accessoire pour le principal ? Ne voyons-nous pas trop sou-
vent des peintres, des musiciens, des littérateurs se préoccuper
surtout de capter nos suffrages par une habileté de procédé qui
ne donnera jamais à leurs compositions qu'une valeur secondaire.
Pourquoi donc ces errements fâcheux de la part de ceux qui
devraient nous faire comprendre et aimer le beau? Pourquoi tant
de divergences de la part de ceux qui l'apprécient? Et qui n'aime
à se prononcer sur la beauté des objets soit de la nature, soit de
l'art?
Sans doute, ces divergences d'opinions, ces erreurs proviennent
de causes diverses, que nous reconnaîtrons successivement dans le
cours de ces éludes ; mais il en est une que nous devons signaler
ici. Écoutez Platon, que nous consulterons plus d'une fois : <r II en
est beaucoup, dit-il, dont la curiosité est toute dans les yeux et
dans les oreilles; qui se plaisent à entendre de belles voix, à con-
sidérer de belles couleurs, de belles figures et tous les ouvrages de
l'art où il entre quelque chose de beau ; mais leur âme est inca-
pable de s'élever jusqu'à l'essence du beau, de la connaître et de
s'y attacher *. »
Ce que Platon disait de son temps est vrai encore aujourd'hui.
Beaucoup ont la curiosité des belles chosea, bien peu s'élèvent à
la considération du beau en lui-même et l'étudient dans ses lois.
Or, si dans les jugements portés par la multitude sur le beau, il y a
tant de divergences; si, dans les œuvres qu'ils produisent, les ar-
• Republique, liv. V.
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ET DANS LES ARTS. 333
tisles font de si fâcheux écarts, n'est-ce pas précisément parce que
les principes premiers ne sont point assez connus?
Si des artistes s'égarent en se préoccupant exclusivement du pro-
cédé, en prenant comme but ce qui n'est que le moyen, c'est qu'ils
ne savent pas assez fixer leur regard sur la beaulé^ elle-même, la
contempler à loisir. En effet, leur âme d'artiste serait captivée par
les charmes de cette beauté qu'ils négligent; ils comprendraient
que sa valeur l'emporte sur les prodiges du métier. Le peintre son-
gerait à la faire rayonner sur le front du personnage qu'il nous
représente, et non à nous prouver sa science dans la combinaison
des couleurs. Le musicien ne mettrait pas sa gloire à trouver des
effets compliqués et surprenants; le littérateur ne se mettrait pas
en peine de décrire pour décrire, et n'aurait point à faire oublier,
par l'éclat du style, la, pauvreté des pensées et des sentiments.
Que l'artiste considère donc d'abord en elle-même cette beauté
dont il veut se faire le religieux interprète.
D'après Platon, celui qui a su étudier le beau en lui-même et
dans son essence, qui ne confond point le beau avec les belles
choses, a une vraie science, une science fondée sur une vue claire
des objets. Au contraire, celui qui n'a que la curiosité des belles
choses et ne connaît pas les lois du beau, celui-là n'a pas une vraie
science ; ses connaissances reposent sur des apparences et ne mé-
ritent que le nom d'opinions. Et le philosophe d'Athènes ajoute :
« Qu'est-ce doqc que la vie d'un homme qui, à la vérité, connaît
de belles choses, mais n'a aucune idée de la beauté en elle-même,
et qui n'est pas capable de suivre ceux qui voudraient la lui faire
connaître? — C'est un rêve. — Qu'est-ce, en effet, que rêver?
N'est-ce pas, soit qu'on dorme, soit qu'on veille, prendre la res-
semblance d'une chose pour la chose elle-même *? » '^
De même que nous devons désirer connaître ce qui est vrai , ce
qui est bien, il est aussi de la plus haute importance que nous sa-
chions discerner ce qui est véritablement beau. Le vrai est la
lumière de notre intelligence, le flambeau qui éclaire nos pas; par
la pratique du bien, nous acquérons des mérites et nous nous ren-
* République, liv. V.
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334 LE BEAU DANS LA NATURE ET DANS LES ARTS.
dons estimables ; le beau est la source de nos jouissances les plus
pures et les plus délectables; il a sur noire âme, nous le constate-
rons plus tard, l'influence la plus salutaire. Or, l'intelligence plus
complète^ des lois de la beauté ne peut que rendre plus vives ces
jouissances, plus efficace cette influence salutaire; elle nous fera
éviter dans nos jugements des erreurs sans nombre.
De ce qu'il y a des divergences nombreuses dans les jugements
portés sur la beauté, quelques-uns ont conclu que la beauté n'a pas
de valeur en elle-même et dépend de notre appréciation. Celte
conclusion est fausse, et nous devons croire que le beau, comme le
vrai et le bien , a une valeur réelle en lui-même. Sans doute , parmi
les applications de la beauté, il y en a de moins importantes et qui
sont soumises à des influences diverses. C'est ainsi que nous voyons
des usages, des formes de costume qui subissent des transforma-
tions rapides, et qui ne sont pas les mêmes dans les difl'érentes
contrées ; mais nous reconnaîtrons plus tard qu'il est facile d'expli-
quer ces variations en regardant comme invariables les lois du
beau. De même nous constaterons que souvent la beauté des objets
est diff'éremment appréciée par nous, selon la disposition d'esprit
dans laquelle nous sommes ; mais nous reconnaîtrons aussi qu'il est
des conditions, des caractères de beauté sur lesquels tous doivent
s'accorder. Nous devons donc dire que le beau a une valeur en lui-
même, c'est-à-dire une valeur objective, et qu'il doit être possible
de poser des principes qui servent à l'appréciation de la beauté
dans les difl'érents objets.
Tel est le but de notre ouvrage : déterminer ces principes et eu
faire l'application aux difl'érents genres de beauté qui peuvent s'of-
frir à nos regards.
L'abbé P. Gaborit,
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ANNE-TOUSSAINTE DE VOLVIRE
DITE LA SAINTE DE NÉANT *
Vli. — Malades et pauvres.
Dans les siècles passés, nos religieuses châtelaines, non-seule-
ment faisaient raumône aux pauvres, mais elles les aidaient aussi
de leurs remèdes et de leurs soins dans leurs maladies et leurs in-
firmités. Elles avaient des remèdes traditionnels , et s'enquéraient
de ceux qu'elles ne connaissaient pas, pour les joindre aux livres
des bonnes recettes. Ces traditions de bienfaisance existaient depuis
bien longtemps au château du Bois-de-la-Roche. Anne n'était pas
•de caractère à les laisser dépérir entre ses mains.
Après quelques essais, elle s'aperçut vile que ses connaissances
médicales étaient par trop défectueuses. Autour d'elle, personne
n'était apte à lui donner des conseils bien éclairés. Il n'était pas
dans sa nature de rester dans l'indécision, en présence des nom-
breuses et grandes misères qu'elle devait soulager. Elle donna ses
explications à son père, et obtint de lui la permission d'aller pas-
ser quelque temps à l'hôpital Saint-Yves, à Rennes. Là, elle n'au-
rait rien à craindre, puisqu'elle vivrait au milieu des religieuses;
ensuite, elle verrait chaque jour toutes les infirmités humaines, et
les traitements divers et appropriés qui leur sont appliqués. De la
sorte, son instruction pratique marcherait avec rapidité.
* Voir la livraison d'avril, pp. 249-266.
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336 ANNE-TOUSSAINTE DE VOLVIRE.
Dès Son arrivée, elle se mit à suivre les sœurs auprès de chaque
malade, en se faisant rendre compte de la nature du mal, de ses
symptômes, de ses caractères et de ses résultats probables. Les
remèdes subissaient ensuite ses investigations, de même que toutes
les tisanes.
Quand elle n^élait pas sûre des renseignements donnés par les
infirmières, elle s*adressait directement aux médecins, qui, Payant
connue, se firent un bonheur de Tinstruire. Son éducation médicale .
ne tarda pas à être suffisante pour la mission charitable qu'elle dé-
sirait 3'imposer. Elle acheta quelques Manuels utiles, une pharma-
cie, renfermant les remèdes essentiels et ordinaires, et reprit le
chemin du Bois-de-la-Roche,
Disons qu'à cette époque, les campagnes manquaient presque
complètement de médecins. Il n'y en avait que dans les grandes,
villes, ou du moins fort peu dans les petites. Il n'y avait point de
grandes routes pour aller les chercher et les faire venir. Les
pauvres villageois se trouvaient ainsi abandonnés dans leurs mala-
dies, que le défaut d'hygiène rendait plus nombreuses et plus
pleines de périls. Les soins mtelligents et charitables étaient, par
conséquent, d'un grand prix.
tin^ deVolvire avait donc deviné une des grandes misères de son
temps. Aussitôt son retour, elle se mit à la disposition des inflrmes
et des malades pauvres, et, quand ils ne venaient pas assez vite,
elle allait les trouver.
Sa charité et son courage furent bien supérieurs à toutes les
répugnances de la nature dans le traitement des infirmités les plus
invétérées et les plus hideuses. Ses yeux, si timides par ailleurs,
sondaient les plaies, ses mains délicates enlevaient les pourritures,
enfonçaient les charpies, renouvelaient le linge blanc. Elle arran-
geait ses topiques , et en faisait toujours l'application avec une rare
intelligence et une douce bonté.
Les maladies n'étaient pas moins bien traitées. Elle s^efforçait
d'en connaître les causes, pour les détruire ; la nature, pour don-
ner des remèdes appropriés; les conséquences, pour accorder de
bons conseils. Elle faisait elle-mêrne les tisanes, préparait les po-
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ANNE-TOPSSAINTE DE VOLVIRE. 337
tii&iis, se constituait infirmière, et ne quittait les personnes souf*
fraiîtes qu'après les avoir soulagées. Elle revenait toujours le lende-
main , pour examiner Teffet de ses médications et les changer au
besoin.
Bientôt, les villageois qui avaient de l'aisance, sans secours mé-
dicaux eux aussi , s'adressèrent à la bonne demoiselle comme les
pauvres. Elle ne les rebuta point, et fit pour eux tout ce qu'elle
faisait pour les autres. Pour récompense , elle ne leur demandait
que leur pitié pour ceux qui ne possédaient rien. C'était un moyen
d^établir l'aide et la charité entre tous. Sa pensée fut comprise, et
les cœurs prirent une plus grande dilatation. Comme ses res-
sources ne pouvaient sufllre à tout, elle trouva ainsi des secours
dans chaque village, chacun se faisant un plaisir et un devoir de
l'obliger.
Cependant, au milieu de ses courses incessantes aux misères du
corps, Anne se faisait encore l'apôtre des âmes. Elle n'avait pas pris
rhabit de la Retraite pour son simple plaisir : il était un engagement.
Elle sut donc réveiller un remords éteint, surexciter la sensibilité
du pécheur, encourager au bien, remettre la paix dans les- cœurs
et dans les ménages. Son caractère bon et franc lui attirait la con-
fiance. Elle ne froissait personne, mais elle aimait à compatir.
Aussi on parlait volontiers avec elle de ses peines au foyer domes-
tique, et on la reconduisait pour en parler encore. Cet ange du bon
Dieu répandait consolation et joie ; sa douce présence , son passage
était un bonheur pour tous.
Les nécessiteux avaient aussi une large part à ses tendresses.
Elle donnait, avec une joie et une grâce exquises, quelque chose à
tous ceux qu'elle rencontrait. Elle allait fréquemment les visiter
dans les villages. Ordinairement, elle était seule; quand le panier
aux provisions était trop lourd , elle se faisait accompagner de sa
fille de confiance. Dans certaines circonstances, elle initia ses
jeunes sœurs à ses bienfaits , et les pria d'y prendre part.
Elle recherchait principalement les paut;r^s honteux^ ceux-lk qui
n'ont rien et passent pour avoir quelque chose, et dont les souf-
frances sont d'autant plus grandes, que personne n'y compatit. Tout
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338 ANNE-TOUSSAINTE DE VOLVIRE.
le monde, dans le voisinage, fdt bienièt connu de la boane demoi-
selle , car aucun n*avait à rougir de ses indiscrétions. La confi-
dence , placée dans son sein , y restait toujours, Elte était la femme
forte et prudente, que nos livres saints aiment tant à louer.
M. de Volvire établit sa fille distributrice des aumônes de sa mai-
son en foveur de cette sorte de malheureux, qu'on appelle în^-
diants. Ils venaient au château sans se faire prier; on sait que celte
classe n'est généralement pas timide. Anne les connaissait tous en
particulier, et savait mettre de l'équité dans ses répartitions. Plu-
sieurs avaient grand besoin d'aumône spirituelle ; les réprimandes
et les éloges arrivaient à propos. Cependant, en vertu de sa douce
piété, elle inclinait plutôt vers la miséricorde. Un jour, sa fille de
confiance lui fit remarquer qu'un mendiant, après avoir changé
d'habits, revenait, pensant n'être point reconnu, recevoir une nou-
velle ofi'rande, « Laissez-le , reprit la bonne demoiselle ; la peine
qu'il a eue à changer ses haillons mérite, pour cette fois, une se-
conde assistance. ^
M. de Volvire ne manquait ni de religion, ni de cœur; riche, il
pouvait être bienfaisant. Désirant avoir une part aux mérites de sa
fille, il lui dit de se mettre à l'aise et de prendre dans sa maison
tout ce qui lui serait nécessaire. Celle-ci, toute joyeuse d'un pareil
concours, alla acheter des étoffes diverses, pour faire des habille-
ments. Elle retint presque continuellement un honnête tailleur,
nommé Joseph Chaussée, «t travailla elle-même, dans tous ses
moments libres, pour faire des vêtements, qu'elle distribuait à
ceux qui en manquaient le plus.
Les appartements qui touchaient à sa chambre et à la chapelle,
furent mis à sa disposition. C'est là qu'elle pansait les plaies, don-
nait des consultations, confectionnait les habits, tenait l'école et
distribuait de pieux et utiles avis.
Pendant près d'une vingtaine d'années , ces œuvres charitables
se renouvelèrent chaque jour.
' Ses vues, grandes et généreuses, s'étendirent bien au delà de son
domicile ordinaire. Comme elk le constate par son testament, elle
eut une bienveillance spéciale pour l'hôpital de Ploërmel. A ccile
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ANNE-TOUSSAINTE DE VOLVIRE. 389
époque, on le transférait, de la rue qui en a conservé le nom, à
Calmonthaut. L'administration voulait centraliser les ressources et
les malheureux, sans oublier les nécessités d'un air plus pur et plus
sain. La ville acheta des terrains; M. du Boisgelin, seigneur de
Malleville , en concéda d'autres , et M^'® de Volvire y fut pour sa part.
Le nouvel hôpital fut prêt en 1680. Les Dames de Saint-Thomas
de Villeneuve, fondées à Lamballe en 1660, étaient venues, au
nombre de deux, desservir l'ancien hospice dès 1666, et furent
admises dans celui qu'on venait de bâtir, aussitôt qu'il fut dispo-
nible; c'étaient alors Mesdames Françoise Le Nepvou et Anne Le
Meignan.
Les religieuses de Saint-Thomas de Villeneuve appartenaient
primitivement presque toutes à la noblesse, et se dévouaient gra-
tuitement au service des pauvres dans les Maisons-Dieu. Leur ins-
titut, qui existe encore, a dû continuer les mêmes traditions.
Une des sœurs d'Anne entra dans cet ordre; et, quand il fut
définitivement constitué, elle en devînt la première supérieure géné-
rale. Au moment de sa mort, à Paris, le 16 octobre 1697, le Père
Ange Le Prout, fondateur, l'ayant appelée dans sa chambre, lui
communiqua ses dernières volontés , et lui recommanda beaucoup
la société naissante. Elle était déjà bien étendue, et accomplissait
une œuvre jusque-là abandonnée par les ordres religieux de filles.
Or, Mlle Anne-Toussainte alla souvent à Ploërmel, aider les deux
religieuses dans leur charitable travail. Il paraît que leur patri-
moine n'était pas considérable, et suffisait à peine à leiir entretien,
car parfois elles prirent quelque chose sur les ressources de l'hôpi-
tal. Anne ne voyait que les pauvres et la règle; elle leur dit donc
qu'ayant fait vœu de soigner gratuitement les malheureux, elles
devaient tenir à leur promesse, ou se retirer. C'était sévère, mais
c'était juste. Les directeurs furent du même avis, et les deux reli-
gieuses, vers 1695, se virent dans l'obligation de partir,
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340 ANNE TOUSSAINTE DE VOLVIRE.
VIIL - L'Ecole.
Le (ils de Dieu évangélisait la Judée, et les apôtres étaient à ses
côtés. La foule attentive écoutait ses paroles de vie, quand un bruit
se fait entendre ; c'étaient des pères et des n)ères qui apportaient
leurs petits enfants à bénir. Les apôtres, ignorants encore des voies
divines, ne les estiment pas dignes d'arrêter un instant les regards
de leur maître, et ils les repoussent. Jésus ne peut souffrir un zèle
si étroit : € Laissez, dit-il, les petits enfants venir à moi; le
royaume des cieux appartient à ceux qui leur ressemblent. » ^
En effet, créateur de tous, il savait ce que sa providence avait mis
dans les plus humbles et les moins âgés. En les bénissant, il bénis-
sait l'avenir et consacrait la triple espérance de la famille, de la
religion et de la société. '
L'Eglise, qui est l'obligée de tous et l'apôtre du monde, s'adresse
comme son divin fondateur, à toutes les conditions et à tous les
âges, mais elle a des prédilections pour l'enfance, et fait de so»
éducation la première, la plus sainte de ses sollicitudes. Quand les
pères et les mères remplissent ces devoirs, que Dieu et la nature
leur imposent, elle leur vient en aide; quand, par incurie, inca-
pacité ou ignorance, ils ne les remplissent pas, elle s'efforce de les
remplacer.
Au xvn« siècle, l'Eglise s'occupait encore seule de l'instruction
publique. Les évoques fondaient des écoles , mais ils ne pouvaient
suffire à tout, car les administrations paroissiales ne prêtaient pres-
que aucun concours. Il fallait recourir au zèle de quelques particu-
liers.
Alors il y avait, dans notre pays, des prêtres nombreux, et ceux
qui n'étaient point occupés dans lé saint ministère et n'avaient pas
charge d'âmes, acceptaient l'éducation des jeunes gens^ dont, grâce
à eux, une certaine portion savait lire et écrire. Nos registres de
paroisses, dans les campagnes, portent bien souvent plus de signa-
tures qu'on n'en trouverait aujourd'hui' — Les pieuses filles dîtes
sœurs des tiers-ordres prenaient soin des enfants de leur sexe
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ANNE-TOUSSAINTE DE VOLVIBE. 341
dans les villages qu'elles habitaient, et leur apprenaient leurs
prières, leur catéchisme et la lecture, tout en tâchant de les former
à la vertu.
Il y avait des localités où les enseignements charitables et gra-
tuits manquaient, et alors l'éducation, restant aux soins de pères
et de mères qui n'en avaient point eux-mêmes, devenait nulle.
Dans le voisinage de W^^ du Bois-de-la-Roche , il n'y avait point
d'école publique approuvée par Tévêque diocésain. — Elle n'avait
point à s'occuper de Hnslruction que quelques prêtres isolés don-
naient aux jeunes gens. — Restaient les bonnes et pieuses filles des
tiers-ordres, bien insuffisantes pour des besoins nombreux et tou-
jours renaissants. Aussi l'ignorance était grande dans certains vil-
lages, et les désordres, qui en sont les conséquences, ne prenaient
point de relâche. Dans ses courses journalières aux infirmités cor-
porelles, Anne avait remarqué cette autre infirmité intellectuelle,
morale et religieuse, et en avait ressenti de la peine.
Hais quelle conduite tenir et quels moyens prendre pour la
guérir?
Pour répondre à cette question, la pensée lui vint de se faire
elle-même maîtresse d'école; c'était, assurément, le chemin le
plus court. Mais deux obstacles ^e présentaient, et avaient de la
valeur à ses yeux. — D'abord , ayant embrassé les saintes voies de
la solitude et de la prière, elle savait, par expérience, que le soin
des malades et des pauvres lui prenait déjà une grande partie de
son temps; l'éducation de l'enfance prendrait le reste. — Ensuite,
elle avait toujours éprouvé, pour les enfants sales et grossiers,
une telle répulsion, qu'elle n'avait pu la vaincre encore.
Elle consulta Dieu, bien décidée à écouter sa voix, et prit de
personnes sages les conseils les plus désintéressés. La réponse de
sa conscience et de ses conseillers fut la même, et doublement
affirmative.
Elle commença.
Cependant, elle voulut d'abord faire un essai : c'était plus pru-
dent. Elle connaissait une petite fille, bien pauvre, bien infirme,
bien répugnante et d'un détestable caractère. Elle alla la demander
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342 ANNE-TOUSSAINTi: DE V(M.VI«E.
à ses parents , tel la prit chez elle; défense fut faite à la femme de
chanrbre de s'en ocoHper.
Ses répulsions naturelles devaient subir l'épreuve la mieux carac-
térisée. Anne se fit plus que mère envers celle pauvre déshéritée.
Aux soins de la nourriture, de. la propreté, des veilles de jour et
de nuit, die ajouta le traitement de l'infirmière. D'abord, elle
réussit peu ; toute autre se serait déconcertée. Mais la patience d'une
grande chrétienne ne s'abat pas si facilement. Dieu voulait, sans
doute, qu'elle sortit triomphante de ce double combat contre elle-
mên>e et contré cette autre nature, d'apparence si ingrate. La santé
de la petite fille, en si4)issant bientôt une hefireuse transformation,
réagit sur son âme , son esprit et son cœur. Au bout de quelques
mois, elle était gentille.... L'expérience était faite.
Les petites filles pauvres furent convoquées, et accoururent avec
-bonheur et joie. W^^ de Volvire se mit au milieu de son troupeau.
Il y avait beaucoup à faire.
Suivant son habitude, elle voulut d'abord de la propreté, signe
extérieur de la décence intérieure. Les vêlements durent être lavés
et raccommodés; peut-être supportables dans les villages, ils ne
l'étaient pas dans une réunion. Elle donna du linge nouveau à cellos
qui en manquaient trop. Elle apprit à toutes à se servir de l'aiguille
et à tricoter.
La propreté de l'âme ne pouvait rester en oubli. La bonne mai-
tresse inculqua la crainte et la fuite du péché, qui mènent à l'a-
mour et à la culture de l'innocence, bien suprême pour ce monde
et pour l'autre.
Nous avons tous été créés pour connaître, aimer et servir Dieu.
De là des devoirs importants, qu'elle fit pénétrer dans les esprits
et dans les cœurs, en apprenant les prières et le catéchisme.
Membres d'une famille, elle fit comprendre ce que chacun doit
de respect, d'obéissance, d'assistance et d'amour à son père et à
sa mère ; de cordialité à ses frères et sœurs ; de justice et de charité
à ses voisins.
Responsables devant Dieu de notre conduite personnelle, chacun
devrait respecter son corps et ses sens, son âme et ses facultés, ses
pensées et ses actions.
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ANNE-TOUSSAINTE DE VOLVIRE. 343
Anne, bien convaincue que ses enseignements ne pourraient
atteindre que l'éducation morale et religieuse, se fit toute à toutes,
petite avec de petites filles. Elle distribuait le lait susceptible de
digestion, et non la nourriture forte et apte pour d'autres plus
robustes. Son langage était simple et familier; ses comparaisons à
la portée de son humble troupeau. Aussi on l'écoutait avec plaisir ;
les succès furent rapides et remarquables.
Cependant elle ne voulut point négliger la lecture, car elle savait
la valeur d'un bon livre médité et compris, qui occupe les loisirs
du dimanche et les soirées des familles. Les mères, par ce moyen,
peuvent instruire leurs enfants. Mais comme elle ne suffisait pas à
tout, de jeunes filles, plus intelligentes, furent poussées avec beau-
coup d'activité, et devinrent ses aides : c'était l'école mutuelle.
Mile de YoWire continua ces pénibles et difficiles fonctions pen-
dant une quinzaine d'années, sans discontinuer le soin des malades
et des pauvres. Le triste état de sa santé, vers la fin de sa vie, l'o-
bligea seul à les abandonner. Voyant que cette œuvre pourrait mou-
rir avec elle, son cœur d'apôtre en souffrit. Elle encouragea donc
les filles des tiers-ordres par ses avis comme par ses exemples. Ces
pieuses paysannes l'écoulèrent, car longtemps elles furent les infir-
mières des malades et les inslitutrices des pauvres dans nos cam-
pagnes.
Dieu compta les efforts et les peines d'Anne-Toussainte, car, il
nous l'a dit, tout ce qu'on fait pour les humbles de ce monde, on le
fait pour lui. Les enfants lui accordèrent toute leur vénération, et
la firent partager à leurs parents et aux générations suivantes.
IX. — Faits divers.
Joseph de Volvire, frère d'Anne, épousa, vers 1678, Madeleine-
Elisabeth de Beaux de Sainle-Frique. Anne prit une vive part à la
joie, mais non aux fêles du mariage ; le bonheur de la famille allait
à son cœur, et non le bruit et les mondanités du siècle.
Il se présenta bientôt une autre cérémonie, à laquelle, celle fois,
elle prit une part pleine et entière. Sa sœur Geneviève, après une
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344 AMNE-TOUSSAIKTE DE VOLVIRE.
grande confiance et une douce tendresse, s'était éprise de son esprit
de piété. Se sentant appelée à la vie religieuse, elle obtint la per-
mission de ses parents et se retira au couvent des Ursulines de
PioërmeL Elle fit un noviciat plein d'édification. Le jour de la pro-
fession arrivé, M. et M"»« de Volvire s'y rendirent avec leurs enfants.
Anne pria beaucoup pour cette autre elle-même, que le bon Dieu
prit au bout de quelques années, déjà mûre pour le ciel.
Joseph eut plusieurs eQfants : le 1«>^ mai 1681, un premier- né,
qui reçut le nom de son père ; ' — le 26 mai 1683, un second fils, qui
fut appelé Charles comme son grand-père. Anne éprouva beau-
coup d'amitié pour eux, et, dès qu'ils furent en état de la com-
prendre, elle aida leur mère à les former.
La famille avait constamment servi la royauté. Les ancêtres
avaient occupé de hautes positions, qu'ils avaient méritées, et plu-
sieurs s'y étaient fait une belle réputation. Charles, resté dans ses
terres, ne manquait pas, pour cela, de connaissances et de protec-
teurs à la cour. Ceux-ci n'avaient pas laissé ignorer son nom au grand
roi, ni même les qualités précieuses de sa fille et $es bonnes
œuvres multipliées. Les deux garçons de Joseph, déjà arrivés à un
certain âge, furent désignés pour faire leurs études au collège de
Louis-le-Grand , à Paris. Mii« de Volvire fut chargée d'accompa-
* Ce Joseph- Philippe de Volvire, né au Bois-de-la-Roche le i" mai 1780, em-
brassa la carrière militaire. DaDgereusement blessé à la tête au combat de Malplaquet
(1" septembre 1709), il ne voulut pas quitter le champ de bataille, quoique toute
la maison du roi insistât fortement pour qu'il le fît. Couvert de sang, depuis la tête
jusqu'aux sabots de son cheval, il participa encore à plusieurs charges, qui exci-
tèrent Tadmiration et l'inquiétude des témoins de son intrépidité. Il futiiommé maré-
chal des camps et armées du roi , et devint son lieutenant aux évéchéâ de la haute
Bretagne, c*est-à-dire aux évêchés de Saint-Malo, de Dol, de Rennes, de Nantes et
de Vannes. En 1746, déjà âgé , il défendit la ville de Lorient contre les Anglais des-
cendus sur les côtes de la mer. — M. de Volvire avait épousé Marie Le Mallier de
Chassonville , dont il eut un fils , qui se fit tuer, dans une querelle d'étiquette , an
mariage du Dauphin , fils de Louis XV. Par suite de ce décès, la seigneurie du Bois-
de~la-Roche revint à une petite-fille de M. TOUivier de Saint-Maur, qui épousa
M. de Saint-Pern , et dont elle eut dix-huit enfants , tous vivant ensemble et man-
geant à la même table , avec le père et la mère. Cette nombreuse famille , comme
le château du Bois-de-la-Roche , qu'elle habitait, éprouva presque tout entière les
fureurs de la Révolution.
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ANNE-TOUSSAINTE DE VOLVIRE. 345
gner son frère pour les y conduire. Elle en éprouva de rudes per-
plexités intérieures : ses exercices pieux et ses œuvres charitables
allaient souffrir. Mais les ordres de son père étaient formels, rien
ne pouvait les faire retirer; elle devait se soumettre, et elle se
soumit.
Les enfants remis au collège de Louis-le-Grand , elle visita les
églises et plusieurs monastères de la capitale, tandis que son frère
remplissait ses devoirs de civilités dans le monde. On parla à Joseph
de sa sœur, etles amis de sa famille désirèrent la voir. Bien plus,
des indiscrétions furent faites à Toreille du roi, et une présentation à
la cour devint nécessaire. Qu'allait faire la pieuse demoiselle? En
obéissant à son père, en quittant le 6ois-de-Ia-Roche pour faire le
voyage de Paris, elle avait fait preuve de son bon esprit habituel et
accepté en principe tous les incidents qui se présenteraient. — Au
jour fixé, elle se revêtit donc de son habit des Dames de la Retraite
et se présenta à Versailles. Louis XIV l'entretint quelques instants,
el fut si charmé de son esprit et pénétré d'esthne pour sa personne,
qu'après lui avoir donné ses éloges, il lui fit remettre une somme
d'argent pour l'aider dans ses bonnes œuvres.
Bien d'autres, en ce temps -là comme toujours, auraient tres-
sailli d'orgueil, en recevant un pareil honneur de la part du grand
monarque. Anne sortit du palais plus humble et plus modeste
encore.
Avant son départ, elle avait assisté au mariage de sa sœur Agathe-
Blanche avec M. Sébastien l'Ollivier de Saint-Maur, dont la mère
était une Rosmadec. A son arrivée, elle trouva son père alteint
d^une maladie qui allait le conduire au tombeau. Tout ce que peu-
vent inspirer les sentiments les plus affectueux et les plus dévoués,
elle le fit pour le vénérable auteur de ses jours, et partagea toutes
les sollicitudes de sa bonne mère. Le mal faisait, malgré tout, des
progrès rapides. Charles avait vécu en chrétien, l'approche de son
heure dernière ne l'affligeait pas trop. M. Bellenger, recteur de la
paroisse, vint entendre sa confession et lui administra les derniers
sacrements. Le 26 février 1692, à l'âge de soixante et onze ans, il
rendit son âme à Dieu. Son corps fut transporté dans le tombeau où
TOME XXIX (IX DE LA 3e SÉRIE). 23
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346 ANNE-TOÛSSAINTE DE VOLVIRE.
reposaient ses ancêtres, depuis Philippe de Monlautan, en I5l4,
dans Téglise des Carmes de Ploërmel.
jfme de Volvire fut plongée dans la douleur. Depuis quarante àûs
qu'elle lui était unie, elle avait pu apprécier toutes lès grandes et
bonnes qualités de son époux. Elle pria et fit prier pour le repos de
son âme. Anne fut un ange de consolation pour elle.
X. — Mort.
Après toutes ces secousses, la bonne et sainte fille reprit de son
mieux ses œuvres de charité. Mais sa santé, devenue chancelante,
ne lui permit point de les continuer avec son activité première. Une
grande fatigue et souvent de grandes souffrances paralysaient son
courage. Il lui était difTicile de se rendre compte de sa position
qu'elle acceptait soumise et résignée. Son âme, au contraire, con-
servait une énergie, qui semblait croître 5 mesure que l'enveloppe
terrestre devenait plus fragile. La maladie augmenta dans les der-
niers mois de l'année 1693. Anne était sans illusions : ce n'était
pas la mort qui arrivait, mais la délivrance. Si elle avait quelque
peu aimé U bon Dieu , bientôt elle l'aimerait sans entraves.
Mme de Yolvire et son fils Joseph, devenu seigneur du Bois-de-
la-Roche depuis la mort de son père , ne voyaient pas les choses
avec autant de placidité. Ils éprouvaient des inquiétudes et des
craintes. Les consultations assidues d'un médecin étaient impos-
sibles au château ; ils prirent la résolution et les moyens de con-
' duire la malade à Ploërmel. Là , la bonne mère ne voulut point se
séparer de sa fille chérie , et resta auprès d'elle pour lui donner
tous ses soins. Hélas ! tout fut inutile. L'épi était mûr et plein ; Dieu
voulait le recueillir.
M. Jean Eon, prêtre de la paroisse de Néant, et qui en devint
recteur quelques années plus lard, était le confesseur de Mi*® de
Volvire ; il se rendit plusieurs fois à Ploërmel , et lui accorda tous
les secours comme toutes les consolations de son ministère. Au
commencement du mois de février 1694, il dut lui administrer le
saint Viatique et l'Extrème-Onction. La malade les reçut avec les
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ÀNNE-TOUSSAINTE DE VOLVIRE. 347
dispositions les plus saintes et les plus édifiantes, en présence de
plusieurs personnes admises à ce moment solennel.
Anne avait demandé à être enterrée, non dans Tenfeu de ses an-
cêtres à Ploêrmel, mais, suivant Tusage général de ce tenîps-là,
dans l'église de Néant. Une pensée Tavait préoccupée : c'était là
qu'elle avait reçu la régénération surnaturelle, qu'elle avait fait ses
prières pendant sa vie, participé aux saints sacrifices et à la divine
Eucharistie ; ce serait là aussi que les pauvres qu'elle avait aidés ,
que les petites filles qu'elle avait instruites, viendraient ouvrir
leurs cœurs à Dieu , et ne l'oublieraient peut>ètre pas dans leurs
supplications. Alors son désir fut formulé.
Mme (Je Volvire et ses autres enfants partageaient ce désir : la
bonne odeur des vertus de celle qui les avait tant édifiés, vivrait en-
core après sa mort au milieu d'eux. Ils firent plus, car ils voulurent
la voir terminer ses jours dans la maison paternelle. Ils organi-
sèrent tout pour la transporter immédiatement au Bois-de-la-
Roche.
La sainte fille, désirant être toujours prête, sous tous les rap-
ports, à paraître devant Dieu, avait fait plusieurs testaments. Son
frère Joseph lui ayant fait quelques communications, elle jugea à
propos d'en faire un nouveau.
Le 10 février 1694^ elle appela les notaires, qui se présentèrent
pendant la matinée, dans cette chambre , témoin muet d'une si
grande partie de sa vie, et placée auprès de la chapelle du château.
On peut dire, sans allusion à la formalité ordinaire, qu'ils la trou-
vèrent saine d'esprit et de jugement.
M. Ermar, curé de Ploêrmel, qui l'avait accompagnée à son
retour, fut un des témoins; Joseph de Volvire, son frère, et M. de
Carné de Trecesson étaient présents.
Anne-Toussainte renouvela l'expression formelle de sa volonté
d'être enterrée dans l'église de Néant, près des fonts baptismaux.
La cérémonie de ses funérailles serait simple comme celle des
pauvres, sans pompe ni tentures aux autels. Elle priait le clergé de
la paroisse et celui des paroisses voisines de vouloir bien y assister;
léguait trois cents livres pour payer les frais , dire des messes et
faire une distribution aux malheureux.
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348 ANNE-TOUSSAINTE DE YOLVIRE.
Elle possédait deux cents livres de rentes, sur un capital de
3,500 livres. Le constitut était placé sur la Chambre des Comptes
de Nantes. Le tout fut légué à l'hôpital de Ploêrmel, pour la nour-
riture et l'entretien des pauvres. Si les religieuses du Père Ange,
qui le dirigeaient encore, devaient en proflter pour elles-mêmes, ce
legs serait annulé par le fait, et transféré à l'hôpital de Loudun, où
les sœurs traitaient, en réalité, gratuitement les malades et les
pauvres. Afin de reconnaître le bienfait, les habitants de Thospice,
qui en profiteraient , auraient à réciter, chaque jour, le De profun-
dis y le Paler et VAve pour le repos de son âme et des âmes de ses
parents défunts.
Un capital de neuf cents livres, qui était en sa possession, serait
remis à l'hôpital de Saint-Brieuc. La rente servirait à l'entretien
perpétuel d'une petite fille pauvre, jusqu'à l'âge de dix-huit ans,
mdment où elle serait à même de trouver une bonne condition et
de gagner son pain. Anne nomma immédiatement la première,
Anne Duparc. Les seigneurs du Bois-de-la-Roche présenteraient les
autres à l'avenir. Si, par négligence, ils omettaient quelque jour de
le faire, les rentes serviraient à payer l'huile de la lampe du Saint-
Sacrement dans la chapelle de l'hospice, et à dire des messes pour
le repos de son âme et celles de ses parents défunts.
« Comme ces sommes d'argent, ajouta la testatrice, ne viennent
point des biens de notre maison, mais particulièrement de mes
soins, de mon travail et de mes ménagements, j'ai toujours pré-
tendu en faire les pauvres mes seuls héritiers. J^espère que M. le
comte du Bois-de-la-Roche, mon frère, ici présent, me gardera la
promesse qu'il m'a faite à cet égard , car c'est à cause de cette pro-
messe que je révoque aujourd'hui mes précédents testaments. Je
nomme M. de Carné de Trecesson, qui m'entend, mon exécuteur
testamentaire, et le prie de vouloir bien me rendre fidèlement ce
dernier service. j>
MM. de Volvire et de Trecesson assurèrent à la bonne malade que
ses volontés seraient pleinement exécutées, et qu'elle devait rester
tranquille et sans inquiétudes sous ce rapport.
Désormais, toutes les affaires étant réglées, il ne restait plus
à Anne qu'à se préparer de son mieux ù sa dernière heure.
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ANNE-TOUSSAINTE DE VOLVIRE. 349
Son voyage de Ploërmel au Bois-de-la-Roche , malgré loules les
précautions prises, l'avail fatiguée, et les préoccupations néces-
saires pour la confection d'un nouveau testament avaient encore
ajouté à cette fatigue. Les souffrances avaient donc redoublé d'in-
tensité, et elles étaient déjà grandes auparavant. La malade ne
s'en plaignait pas ; elle se plaignait, au contraire, de n'avoir pas
assez souffert pour Jésus-Christ, de ne pas souffrir assez pour
mériter le ciel. Ses expiations n'étaient rien, à ses yeux, en com-
paraison des fautes de sa jeunesse. Sa confiance était toute dans
les mérites du Sauveur; elle se tenait attachée de cœut* et d'es-
prit à la croix : le sang divin , qui y fut versé, purifierait et sancti-
fierait son âme.
Cependant W^^ de Volvire ne quittait pas sa fille un instant ,
s'efforçant de cacher des inquiétudes et des peines qui débordaient.
Anne recevait ses soins avec reconnaissance et trouvait, de temps
en temps, quelques paroles pour la consoler : a Ma mère, lui disait-
elle, nous nous reverrons, le chrétien ne meurt pas, il change seu-
lement de demeure. Le ciel est notre patrie. i>
Au dehors, les préoccupations étaient générales. Les enfants, les
pauvres, les mères venaient demander des nouvelles en pleurant. Il
aurait fallu annoncer le retour à la santé, quand le terme de l'exis-
tence approchait sans laisser d'espérance.
La bonne demoiselle avait donné des consolations à bien des
mourants. Il semble que plus le momeut approchait, plus Dieu se
faisait lui-même son consolateur, en lui montrant l'immortalité bien-
heureuse. Il mil fin aux retards. Le 20 février 1694, vers l'heure de
midi, cette belle âme se détacha doucement des liens mortels et
s'envola aux cieux.
XL — Enterrement.
La triste nouvelle se répandit avec rapidité ; la consternation et
le deuil furent universels. On perdait la meilleure des bienfaitrices
et des mère?. On vit alors combien les bienfaits et les vertus de
M»e de Volvire avaient jeté des racines profondes, car l'amour et la
vénération ne devaient pas finir. In memorià œtemâ erunt jusli. ^
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350 ANNE-TOUSSAINTE DE VOLVIRE.
Le corps fut placé dans la chapelle du château, où tout le monde
put venir. Ailleurs, la divine justice est suppliée de faire une grande
part à la miséricorde; ici, déjà on prenait la liberté d'invoquer la
sainte. Les fidèles s'arrachaient les lambeaux de ses vêtements ,
faisaient toucher à ses membres des objets pieux, et les empor-
taient comme de précieuses reliques.
Le lendemain aurait lieu l'enterrement ; la distance serait d'une
grande lieue et les chemins remplis de boue. L'amour triomphe
de tout; on se disputa l'honneur de porter en terre ce corps vénéré.
Les filles pieuses et pauvres, les bonnes amies de la défunte, ob-
tinrent le privilège ambitionné.
Le clergé de Néant et des paroisses voisines ne se fit pas prier
pour assister au convoi funèbre. Les prières liturgiques furent psal-
modiées durant le parcours du château à l'église. "^
Les porteuses, à cause de la fatigue, s'arrêtaient de temps en
temps, et, comme elles étaient en nombre, se remplaçaient les
unes les autres.
A environ un kilomètre du bourg de Néant, on dut faire un der-
nier arrêt, et le corps fut déposé à terre. Les nombreux assistants,
à genoux, priaient,* quelques-uns pleuraient, tous étaient profon-
dément recueillis... Les pieuses filles reprennent la bière, se re-
mettent en marche... Mais, ô sjurprise! une belle source, inconnue
jusque-là, jaillissait subitement au milieu de la route, de l'endroit
même que venait de toucher la bière ! — Tout le monde regarde;
l'assistance connaissait les lieux, sqn attention est fixée, pas d'er-
reur possible. Le même cri sort de toutes les âmes : Dieu manifes-
tait publiquement la sainteté et la gloire céleste de sa servante.
Un concours immense, venu de tous côtés, sous l'influence des
sentiments du respect, de la reconnaissance et de la douleur,
assistait à l'église à la dernière cérémonie et aux dernières prières.
Une tombe était creusée auprès des fonts du baptême : le pré-
cieux corps y fut déposé. Chacun, le cœur gros d'émotions, jeta
l'eau bénite. Ces émotions, ces prières et ces larmes allaient bientôt
prendre une autre direction , et seraient les préludes de celles que
Ijs générations futures , dans leur confiance et dans leurs peines ,
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ANNE-TOUSSAINTE DE VOLVIRE. 351
viendraient aussi apporter sur ce tonabeau. Pretiosa in conspectu
Domini mors sançtorum ejus.
On écrivit, sur le registre commun, l'acte suivant :
« Ce jour, vingt-unième février 1694, a été inhumé , dans TégUse
de Néant, au haut des fonts baptismaux, du côté vers minuit, où
est la sainte piscine, comme elle Ta demandé par son testament, le
corps de demoiselle Anne-Toussainte de Volvire, fille aînée de feu
messire Charles de Volvire et de dame Anne de Cadillac, seigneur
et dame du Bois-de-la-Roche ; ladite demoiselle âgée d'environ
quarante ans, et après avoir reçu les sacrements de pénitence,
d'eucharistie et d'extrème-onction de dom Jean Eon [pendant]
qu'elle demeurait à Ploërmel : et décédée le jour d'hier, environ
midi.
» Signé : Tressart, prêtre. »
D'une autre main et d'une autre écriture, la note suivante fut
niise à côté de l'acte de décès : « Morte en odeur de sainteté. » —
En effet, toute la vie d'Anne-Toussainte, depuis l'âge d'environ
dix-sept ans, n'avait été qu'un parfum d'innocence, de grandes
vertus et d'innombrables bienfaits. Ces quelques mots résumaient
son existence et l'opinion commune. Rien ne pouvait empêcher le
sentiment général de faire explosion.
XII. — Vénération.
Nous avons vu la vie de W^^ de Volvire , de sa naissance à sa
mort. Si nous n'avons pas été plus explicite, c'est que les rensei-
gnements nous on), manqué.
Sa jeunesse fut bonne, quoique un peu mondaine peut-être.
Sa conversion fut éclatante, sérieuse et complète.
Pendant une vingtaine d'années et plus, elle purifia et anoblit
son âme par des austérités, dont seule elle eut à souffrir. Son cœur,
on peut le dire sans figure, aima Dieu par-dessus toutes choses, et
dans une immense mesure. Si ses efforts s'étaient arrêtés là, il y
aurait eu de quoi attirer l'admiration, mais c'aurait été tout, car
Dieu seul l'aurait bien comprise.
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352 ANNE-T0U6SAINTE DE VOLVIRE.
Les services qu'elle rendit au prochain, surtout aux malades, aux
pauvres et aux enfants, et qui débordèrent comme une passion de
la meilleure partie d'elle-même, frappèrent et attendrirent le senti-
ment public. Ses contemporains éprouvèrent une telle vénération,
, qu'ils l'éjevèrent, comme spontanément, à sa plus haute puissance,
celle d'un culte.
Nous l'avons vu, dès le moment de sa mort les fidèles s'étaient
prisa l'invoquer. Mais ensuite, le jaillissement subit d'une belle
soiirce sous la bière, le récit mutuel de vertus humbles et tou-
chantes, do services continuels rendus avec tant de délicatesse,
d'une conduite découverte qu'on n'avait pu surprendre en faute,
produisirent un prodigieux effet. Dieu, se disait-on, ne peut laisser
tant de mérites sans récompense, et celle qui fut sur la terre notre
douce et vigilante bienfaitrice, n'a pu perdre ce titre dans les
cieux...; et ils accoururent à son tombeau.
Mme de Volvire vécut près d'une vingtaine d'années après sa
chère enfant, et fut témoin de son triomphe. Son cœur maternel en
fut ému, et, aux approches de ses derniers moments, elle demanda
à être enterrée près de sa tombe. Elle eut l'espérance de trouver là
quelque^hose de surnaturel , qui élèverait plus facilement son âme
vers le ciel; — ceux qui viendraient invoquer la fille, prieraient
peut-être pour la mère. EnTin, elle donnerait ainsi une dernière
protestation de son amour et de sa vénération, que le public pour-
rait comprendre.
Le 28 juillet 1713, Anne de Cadillac, ôgée de soixante -dix-sepl
ans, décédée la veille au château du Bois-de-la-Roche, fut donc
enterrée dans la première place, au-dessus du tombeau d'Anne-
Toussainte.
Nous avons connu, dans notre enfance, une personne née vers
1735, et morte vers 1830, qui avait vu les contemporains de la
sainte demoiselle, et qui racontait avec un bonheur ineffable ses
belles vertus, ses nombreux bienfaits, le jaillissement de la fontaine
miraculeuse, le concours des pèlerins à son tombeau. Son récit
était une magnifique légende, dont elle faisait part à ses petits-
enfants.
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• ANNE-TOUSSAINTE DE VOLVIRE. 353
Nous lisons aussi dans le manuscrit de ML GuilloUn, écrit à Con-
coret pendant les plus mauvais jours de la Révolution : « Le tom-
beau de M»e du Bois-de-la-Roche est toujours dans l'église de
Néant, et honoré par l'affluence des pieux fidèles. »
Ce parfum de sainteté et de protection surnaturelle n'a rien
perdu avec le temps. Chaque année , des milliers de fidèles viennent
encore au pieux tombeau accomplir deé promesses, faites au milieu
des angoisses de la vie, rendre leurs actions de grâces ou implo-
rer des secours. Il est beau et édifiant de voir leur recueillement
dans le parcours de la fontaine au tombeau , où ils présentent
leurs cierges bénits, dont la lumière pure semble continuer leurs
prières, même après leur départ.
Maintenant il resterait une question à éclaircir, celle des faveurs
accordées par la divine Providence à Tintercession de la bienheu-
ï'euse demoiselle. On le sait, les voies de la grâce et des bénédic-
tions célestes sont ordinairement mystérieuses et cachées. Elles
procèdent avec suavité et douceur, sous les apparences des lois de
la nature. L'ordre surnaturel est l'auxiliaire de l'ordre naturel, ses
influences sont sans secousses, placides et sans bruit. Ainsi, dans la
maladie, le médecin prescrit les remèdes et les applique. Dieu en
dégage le principe sanitaire qui guérit ; dans les grandes tribula-
tions de Tàme, Thomme donne des consolations, Dieu les fait
prendre et les rend efficaces. La meilleure de toutes les prières
semble donc être celle qui consiste à dire : « Mon Dieu, ayez pitié
de mbi; cependant que voire sainte volonté soit faite. Fiatvobmtas
tua, y>
Les miracles sont une dérogation à la marche habituelle de la
vie du monde; aussi ils sont brusques, imprévus, étonnants. Or,
Dieu ne peut aimer ce qui trouble. Non in commôtione Dominus.
Demandons-lui, par l'intercession des saints, tous les bienfaits dont
nous avons besoin, mais dans la mesure des voies ordinaires, et
nous serons écoutés bien plus souvent que nous ne le croirons.
L'affluence incessante de pieux pèlerins au tombeau de M"e de
Volvire nous laisse entendre que leurs supplications n'ont pas été
vaines, et qu'ils ont éprouvé qu'elle était puissante auprès du Dieu
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354 ANNE-TOUSSAINTE DE VOLVIRE.
miséricordieux. La coascieace, le cœur et la parole des générations
passées et présentes ne peuvent laisser de doutps pour, le chrétien;,
qm veut bien sentir et bien comprendre.
On a rapporté des secours importants, des guérisons extraordi-
naires obtenues par son intercession. — Nous voulons bien les
admettre; cependant ndus dirons, qu'une chose leur manque , Taur
thenticité des formes régulières et canoniques. Le ju^eçnent de nç>s
tribunaux, civils n'a de valeur probante que par. l'application de^,
procédures légales; les jugements de l'Eglise sont eiicore plus
rigoureux; le bon sens public est très-exigeant à cet égard, et il a
raison.
Nous ne rapporterons donc aucun des faits miraculeux attribués
à l'intercession de M^i® de Vol vire, puisque, jusqu'ici, on n'a pas
pris toutes les précautions voulues pour les rendre incontestables.
Nous le regrettons, car nous croyons qu'il y en a eu de cette nature.
Du reste. Dieu sait marcher sans les hommes, et la confiance dans
la protection et dans la puissance de la sainte fille continuera,
comme par le passé , à attirer les pieux fidèles à son tombeau.
L'histoire des saints prouve que, toujours et partout, ce fut la
foi des peuples et leur vénération pour les personnes mortes en
odeur de sainteté, qui attirèrent l'attention de l'Eglise et prévinrent
ses jugements. Pendant le temps d'épreuve , elle regarde et de-
meure attentive , bien persuadée que , si le doigt de Dieu n'est pas
là, tout finira bientôt. S'il se glisse des abu^, elle les réprime. Or,
voilé bientôt deux cents ans que M"« du Bois-de-la-Roche subjt cette
épreuve d'un culte particulier, privé, et l'Eglise ne s'est point pro-
noncée. Il y a plus : elle ne se prononcera probablement jamais, car
personne ne sera en mesure de remplir toutes les formalités, si
prudentes et si justes, qu'elle exige, mêipe pour la simple béatifi-
cation.
Disons-le en finissant : les qualifications de bienheureuse^ de
sainte^ dont nous avons pu nous servir, tenaient à la nature de
notre récit. Nous n'avons point eu la pensée de devancer le juge-
ment de l'Eglise , nous nous soumettons à toutes ses lois.
L'abbé Piéderrié^e.
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DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS'
LA BARQUE*
Garon, Mercure, Proudhon, Le Bœuf, Marguerite Bellanger,
Tempereur Guillaume, le prince de Bismark, Rouher,
Renan, le prince de HohenzoUem, le comte de Moltke,
Garibaldi, Victor Hugo. "^
CARON.
Sachez où nous en sommes. Ma barque est petite, usée; elle fait
eau presque de toutes parts. Pour peu qu'elle penche d'un côjé,
elle chavirera. C'est qu'aussi vous arrivez tous ensemble et tous
chargés de bagages ! Oui, si vous montez avec tous ces paquets, je
crains fort que vous n'ayez à vous en repentir, surtout ceux d'entre
vous qui ne savent point nager.
LES MORTS.
Comment faire ?
CARON.
je vais vous le dire : il faut monter nus et laisser sur la rive ces
fardeaux inutiles; à peine la barque vous pourra -l-elle recevoir en
cet état. Toi, Mercure, aie soin de n'admettre personne qui ne
soit entièrementnu et débarrassé, comme je l'ai dit, de son bagage,
même le plus léger. Debout, au pied de l'échelle, examine-les
bien et tiens la main à ce que les choses se passent régulièrement.
MERCURE.
Tu as raison, et nous allons suivre cette marche. Quel est celui
qui se présenta le premier?
* Voir la livraison d'avril, pp. 278-293.
i Voyez Lucien, Dialogue des Morts, X: Caron, Mercure, plusieurs morts, Ménippe,
Charmoléus, Lampichus, Damasias, un philosophe, un orateur.
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356 DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS.
PROUDHON.
Je suis Proudhon. Tiens, Mercure, voici mes livres et mesar-
licles de journaux ; voici la chevelure du citoyen Félix Pyat, que je
lui arrachai un jour, dans un des couloirs de l'Assemblée consti-
tuante , à la suite d'une discussion un peu vive. Voici ma besace et
mon bâlon de houx, dont les épaules du citoyen Louis Blanc portent
encore la marque. Tu peux jeter tout cela dans le lac. Pour ma
Banque du peuple, je ne l'ai point apportée, et j'ai bien fait.
MERCURE.
Monte, Proudhon, et prends la première place, en haut, à côté
du pilote, pour avoir l'œil sur les autres. Et afin que tu puisses
mieux surveiller ce troupeau, — servum pecus , comme dit mon
ami Horace, —je, t'autorise à garder tes lunettes.— Quel est ce
gros homme qui s'avance vers nous d'un air important et qui semble
ruminer quelque chose de profond ?
PROUDHON.
Tu ne te trompes pas , Mercure, c'est bien un ruminant : c'est
Le Bœuf.
LE BŒUF.
Major général de l'armée du Bhin. Voici mon portefeuille de
ministre de la guerre et mon bâton de maréchal de France.
PROUDHON.
Ah ! Mercure, si j'avais encore mon bâton de houx, quelle volée
de bois vert je donnerais à cet homme, qui ose parler de son bâton
de maréchal !
MERCURE.
Son bâton va aller rejoindre le tien au plus profond du lac, et
aussi ses épaulettes d'or et son habit brodé, et son grand ruban de
la Légion d'honneur avec sa grande croix. (A L^ J5œw/!.J Allons,
dépêchons. Il te reste encore tes bottes molles et tes bas de soie :
ôte-les sur le champ. C'est bien , et pour le coup te voWh prêt.
Monte donc dans la barque, et souviens-toi, lorsque tu seras sur
l'autre rive, de îie jamais t'approcher du groupe où Soult et Mas-
séna, Macdonald et Davoust, Lannes et Gouvion Saint-Cyr devisent
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DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS. 357
entre eux des choses de la guerre , car si lu l'avisais de les vouloir
fréquenler, lu pourrais bien recevoir, mon pauvre Le Bœuf, le coup
de pied de Lannes. Si lu m'en crois , lu prendras tes quartiers dans
celte prairie dont parle quelque part Sénèque, et où chaque animal
trouve ce qui lui est propre : Canis leporem, Ciconia lacertam, Bos
herbam. — Mais qui va là ?
MARGUERITE BELLANGER.
Marguerite Bellanger, comtesse dé Montretoul.
CARON.
Morguienneî celte Marguerile-là est tout à fait jolie, et il ne me
déplairait pas de lui conter fleurette.
MERCURE.
Mon pauvre Caron, la saison d'effeuiller les margueriles est pas-
sée pour loi comme pour moi. Ne crains-tu pas que cette belle fille
ne réponde à tes soupirs par ce couplet de Béranger, le poète favori
de son seigneur et maître :
Je n' suis qu'un' bouqu'lière et j' n'ai rien,
Mais d' vos soupirs je m' lasse,
Monsieur Y croqu'-mort, car il faut bien
Vous dir' vol' nom-z-en face.
CARON, piqué.
Mercure , je la trouve mauvaise.
MERCURE, à Marguerite Bellanger.
Allons, ma toute belle, qu'atlends-tu? Jette à l'eau ta rivière de
diamants! Jette ta ceinture dorée, avec sa devise parlante : Marga-
rtïas awjfe porco5. Donne-moi les lettres que t'a écrites l'empereur
Napoléon, ton cher seigneur * ; je les ferai lire à Jupiter; ça l'amu-
sera.
Il prend un paquet de lettres, entouré d'une faveur rose, que lui remet
Marguerite Bellanger et qu'il serre dans la coiffe de sonpétase,
Lai\-se-là ta beaulé, les lèvres roses et tes yeux bleus, la
chevelure rousse et les noirs sourcils, l'incarnat de tes joues et
toute la peau. A la bonne heure ! le voilà leste ! monte à présent.
* Voyez dans les Papiers et Correspomlance de la famille impériale, ï. pages 56 et
suiv., les lettres de M"* Marguerite Bellanger.
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358 DIAt40GiJ«S DES VIVAHïS^^f/r |>ES fim^.
— Et cehiUci, avec son air. branche i $0n diadème et son çcepire?
Qui es-tu?
GUILLAUME.
Guillaume, empereur d'Allemagne.
MERCURE. .
Et pourquoi, Guillaume, tout cet attirail?
j&UILLÂKME.
Comment! fallaitril donc, Mercure, qi^'un ;69)perejur vtot ici
tout nu ?
MERCURE.
Un empereur, non, mais un mort! Dépose-moi tout cela.
GUILLAUME.
Hé bien ! voilà par terre les cinq milliards que j'ai pris à la
France.
MERCURE.
Jette aussi par terre ton orgueil, Guillaume, ton dédain de la
justice et ton mépris de l'humanité : ils chargeraient trop la barque,
s'ils y montaient avec toi.
GUILLAUME.
Mais laisse-moi au moins mon sceptre et ma couronne!
MERCURE.
Non pas ; il faut les abandonner aussi.
GUILLAUME.
Et maintenant? tu le vois, j'ai tout quitté.
MERCURE.
El ta cruauté j et ton insolence, et ^hypocrisie béate qui te dic-
tait, le soir des plus sanglantes batailles, au lendemain des bom-
bardements les plus impitoyables, ces invocations bouffonnes à la
miséricorde et à la paix, et ton caporalisme, et ton ivrognerie,
défais-toi encore de tout cela.
GUILLAUME.
Es-tu content? me voilà nu.
MERCURE.
Tu peux monter. — Et toi , qui parais si pressé de le suivre, qui
es-tu donc?
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DIALOGUES DES VIVANTS Et DES MORTS. 3&^
VON BISMARK j en uniforme de' cuirassier.
Je suis le prince de Bismark. J^àccompagne partout l'empereur
mon tnaître. S'il ne m'avait pas auprès de lui , il serait incapable de
se tirer d'afifaire.
CARON, à Mercure.
Laisse-le approcher, afin que je puisse le voir tout à mon aise,
ce fameux Bismark, qui a bouleversé l'Europe, renversé et créé
des empires, et qui, depuis moins de huit mois, nous a envoyé ici
plus de trois cent mille hommes. (Mercure fait avancer M. de Bis^
mark.) Ne le perds pas de vue une seule minute ; j'ai peur qu'il ne
nous trompe et ne parvienne à passer quelque chose en fraude. Il a
plus d'un tour dans sa gibecière, et, pour découvrir toutes ses
ruses, les lunettes de notre ami Proudhon ne suffiront peut-être
pas : il nous faudrait les cent yeux d'Argus ou la vue perçante de
Lyncée.
MERCURE.
Sois tranquille, Caron. (A M. de Bismark.) Commence par dé-
pouiller ton titre de prince et celui de grand chancelier de l'empire
d'Allemagne. Bon. Dépose maintenant le titre de rente d'un million
de Ihalers voté par le Reischtag pour récompenser les services.
Eh! el^! ce titre-là vaut bien les deux autres. Quitte ta passion pour
le pouvoir, tes triomphes diplomatiques, la plume avec laquelle tu
as signé les préliminaires de paix de Nicholsburg et ceux de Ver-
sailles; ne parle pas des inscriptions gravées sur tes statues, ni du
monument que tes concitoyens ont érigé en ton honneur : tous ces
souvenirs sont trop pesants.
VON BISMARK.
Puisqu'il le faut, je m'y résigne. Je te demande, Mercure, de
conserver seulement deux choses.
MERCURE.
Et lesquelles?
VON BISMARK.
Mou uniforme et mon casque de cuirassier.
MERCURE. *"
J'en suis désolé, mon prince, mais cela ne se peut pas.
(JJf. de Bismark ôte son uniforme et son casque.)
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360 DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS.
A la bonne heure. Voilà comme il faut êlre.
PROUDHON.
Il porte encore sous Taisselle quelque chose de fort lourd.
MERCURE.
Qu'est-ce donc, Proudhon?
PROUDHON.
La fourberie , Mercure , qui lui a été Irès-ulile pendant sa vie.
(M. de Bismark gravit les degrés de l'échelle. Le prince Charles de
Hohenzollern qui, pendant le dialogue entre Mercure et M. de Bismark,
a ôté son uniforme et ses décorations, son casque et ses boites, se pré-
sente pour passer.)
MERCURE, le regardant avec admiration.
Quel gaillard! Blond, épais et charnu, un véritable Hercule du
Nord; sans doule un de ces honnêtes géants qui vident beaucoup
de chopes, donnent et reçoivent de bons coups de pointe et
meurent sans avoir fait parler d'eux. Ton nom?
LE PRINCE DE HOHENZOLLERN.
Charles de Hohenzollern.
MERCURE.
Diable ! Je me trompais terriblement. Cet Hercule est justement
l'allumette qui a mis le feu à l'Europe. Vienne un second Homère
ou un nouvel OfTenbach, et ce gros joufHu, cause innocente du
siège de Paris, ne sera pas moins fameux que la belle Hélène,
cause moins innocente du siège de Troie.
LE PRINCE DE HOHENZOLLERN.
Mercure, laisse-moi passer; lu le vois, je suis nu; je n'ai abso-
lument rien gardé, pas même mon beau fourneau de porcelaine :
j'ai cassé ma pipe.
MERCURE.
C'est à merveille, mon ami; mais que faisons-nous de ces chairs
opulentes? Quitte-les vite.
LE PRINCE DE HOHENZOLLERN.
C'est fait, et je ne pèse pas plus que les autres morts.
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DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS. 361
MERCURE.
•Monle donc, el n'oublie pas, une fois aux Champs-Elysées, 4e
le faire présenter à la belle Hélène. Vous rapprocherez l'un de
Taulre vos deux sièges ; vous comparerez ensemble Agamcmnon el
Guillaume, Ulysse et Bismark, Thersite et Blanqui, le brave Trochu ^
et le pieux Enée, pins jEneas. — Ah! ah! que veux-tu, toi qui
caches, sous une couronne de lauriers verts, ton front jauni par
l'âge ? Pourquoi portes-tu cette couronne? "^
LE COMTE DE MOLTKE.
J'ai battu la France et l'Autriche, et ma patrie reconnaissante
m'a donné cette récompense. Je suis le comte de Moltke. J'ai défait
l'Autriche en six semaines et la France en six mois. Dans cette der-
nière campagne, mes troupes ont livré, en 180 jours, 150 engage-
ments victorieux et gagné 16 grandes batailles. Elle ont pris 120
drapeaux , 7,000 canons, 26 forteresses, 500,000 soldats, 12,000
officiers, 300 généraux , 4 maréchaux, sans parler d'un empereur.
MERCURE.
Le fait est qu'il vaut mieux n'en parler point.
LE COMTE DE MOLTKE.
J'ai ajouté à mon pays un royaume, six duchés et trois pro-
vinces.
MERCURE.
Ce sont là, certes, de brillants états de service, mais qui, j'en ai
peur, ne te seront pas ici d'un grand secours. Te voilà vaincu à ton
tour ; arrache ta couronne et rends-moi ton épée : la paix règne aux
Enfers et les armes y sont inutiles. — Mais qui est cet autre , avec
son grand sabre, son feutre gris et sa chemise rouge?
PROUDHON.
C'est un général, Mercure, ou plutôt un charlatan. Mets-le, à nu,
et tu verras, cachées sous cette chemise rouge, bien des choses
risibles. C'est Garibaldi.
MERCURE.
Allons, quitte d'abord ce grotesque accoutrement, et puis après
tout le reste. Par Jupiter! qu'il a donc sur lui de forfanterie! Que
TOME XXIX (IX DE LA 3e SÉRIE). 24
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362 DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS.
d'ignorance, de sotie vanilé, de blasphèmes misérables! Laisse-là
aussi ta fausse bonhomie, tes bulletins menteurs et les lettres riiK-
cules! Si tu montais dans la barque avec tout ce bagage, elle cou-
lerait aussitôt ; ce ne serait pas trop d'un vaisseau de cinquante
rameurs pour le recevoir.
GARIBALDI.
Je vais m'en défaire, puisque tu le veux.
PROUDHON.
Fais-lui donc ôter aussi, Mercure, ce fil qui sort de dessous son
manteau et traîne derrière ses talons.
Mercure.
Je ne l'avais pas vu. {A Garibaldi.) Ole-moi cela.
PROUDHON.
C'est le fil dont se servait le comte de Cavour pour mettre celte
marionnette en mouvement et lui faire jouer un rôle dans la comé-
die dont il était l'auteur. L'habile imprésario lirait la ficelle et Po-
lichinelle battait le Barigel. Mais depuis que Cavour est mort, le
pauvre Polichinelle n'a plus^su que se faire battre par le commis-
saire.
MERCURE, pendant que Garibaldi gravit les degrés de V échelle.
Adieu, seigneur; adieu, seigneur Polichinelle.
piiOUDHON., {Il essuie ses lunettes, les remet, et montrant du doigt
. un nouvel arrivant.)
Mercure , je te présente un docte et un sage, un membre de
l'Académie des Inscriptions et belles-lettres et de l'Académie des
Sciences morales et politiques, Ernest Renan.
MERCURE.
Pressons-nous, maître Renan, l'heure s'avance. Remels-mof les
soixante mille francs que tu as reçus de Napoléon pour préparer la
Vie de Jésus et collaborer à sa Vie de César. Dépose les quatre-
vingt mille francs que Michel Lévy t'a comptés pour avoir donné à
Jésus le baiser de Judas.
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DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS. 363
PROUDHON, riant.
Eh ! eh 1 Judas n^avaît reçu que trente deniers ; Renan a reçu
quatre-vingt mille francs. Que Ton ose encore nier le progrès !
MERCURE.
Ote maintenant ta redingote à la propriétaire et ce gilet de des-
sous qui ressemble à la moitié d'une de tes vieilles soutanes.
ERNEST RENAN.
Allons, me voilà nu.
PROUDHON.
Eh ! oui , mon ami , nu comme un Papou *.
MERCURE.
Il ne te reste plus qu'à te débarrasser de tes il semble^ de tes
il parait y de tes il se pourrait ^ de te^ qui sait. . .
' PROUDHON.
Secoue bien ses cheveux longs, gras et collés aux tempes; ils
cachent, j'en suis sûr, deux ou trois cents peut-être.
MERCURE.
Prends l'échelle. Tu pleures ? Je croyais que tu étais un philo-
sophe ?
ERNEST RENAN.
Je pleure, hélas ! sur ce pauvre Jésus, a Ses souffrances ne sont-
elles pas pour attendrir les meilleurs cœurs ? Sa légende n'est-
elle pas pour provoquer des plus beaux yeux des larmes sans
fin M»
PROUDHON.
Il ment; c'est autre chose qui le chagrine.
MERCURE.
Quoi donc?
PROUDHON.
Il ne fera plus de soupers fins au Palais-Royal avec son ami le
* « Je ne vois pas de raison pour qu'un Papou soit immorlel. » E. Renan, Revue
des DviiJC Mondes, janvier 1860, p. 378.
2 Vie de Jésus , p. 259.
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364 DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS.
prince Napoléon ' ; il n'assistera plus aux médianoches de la prin-
cesse Malhilde, dans soa petit hôtel de la rue de Courcelles; il ne .
s'asseoira plus, avec Sainte-Beuve, aux dîners du vendredi : c'est là
ce qui le désole.
MERCURE.
A un autre. En voici un qui ne pleure pas et qui m'a l'air d'un
bon vivant.
PROUDHON.
C'est Rouher, le Démoslhènes de Saint-Flour.
MERCURE.
Eh bien ! l'orateur, quitle-nous cet immense fleuve de paroles,
antithèses, périodes, exclamations, solécismes, barbarismes, et
tout ce qui donne du poids au discours.
EUGÈNE ROUHER.
Tiens, je ne les ai plus.
MERCUREk
Dépose aussi ton titre de vice-empereur, ta mèche et ta calotte de
velours.
' PROUDHON.
0 Rouher, un conseil. Bismark est ici. <}u'il ne te voie pas arriver
avec ta théorie des trois tronçons, cela le ferait trop rire.
CARON.
Veille bien , Mercure, à ce qu'il n'emporte pas avec lui sa fameuse
phrase : Il n'y a pas eu une seule faute de commise. Il n'en faudrait
pas davantage pour faire couler ma barque au fond du fleuve.
VICTOR HUGO.
Qu'importe que Rouher sur le Pont-Neuf se carré !
PROUDHON , se retournant.
Tiens, un vers des Châtiments! Mais c'est Hugo en personne,
plus sombre et plus majestueux que jamais. Il a pris son air des
grands jours.
MERCURE.
Il dit des vers, écoutons-le.
* Voy. Papiers et correspondance de la famiUe impériale, 1. 179.
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DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS. 365
VICTOR HUGO.
Vainement le penseur, dans ses essors funèbres,
Heurte son âme d'ombre au plafond de ténèbres ;
Il tombe , il meurt, son temps est court,
Et nous n'entendons rien dans la nuit qu'il nous lègue
Que ce que dit tout bas la création bègue
A l'ombre du tombeau sourd.
Le pied sent dans la nuit le dos mou du cloporte. . .
MERCURE.
Mon vieux , ton vers est beau ;
Mais il est, entre nous, triste comme la porte
De l'humide tombeau.
VICTOR HUGO.
Depuis quatre mille ans que, courbé sous la haine,
Perçant sa tombe avec les débris de sa chaîne ,
Fouillant le bas, creusant le haut.
Il cherche à s'évader à travers la nature.
L'esprit-forçat n'a pas encor fait d'ouverture
A la voûte du ciel-cachot.
MERCURE.
Que nous chantes-tu là ?
VICTOR HUGO.
Ce que, dans la nuit sombre,
M'a dit la bouche d'ombre *.
(Il passe la main sur son front, rejette ses cheveux en arrière et continue.)
I L'horreur emplit cet antre, infâme vision :
Toute l'impureté de la création
Tombe et vient échouer sur cette sombre rive.
Au fond, on entrevoit, dans une ombre où tf arrive
Pas un reflet de jour, pas un souffle de vent.
Quelque chose d'affreux qui fut jadis vivant :
Des mâchoires, des yeux, des ventres, des entrailles,
Des carcasses qui font des taches aux murailles ;
Tout est fétide , abject , plein de boue et de sang. . .
CARON, à Victor Hugo.
Sais-tu que tu n'es pas follement amusant ?
* Contemplations y II, p. 347 et suivantes.
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366 DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS.
A Mercure»
Mercure, c'est à toi que nous devons la lyre,
Et de cet instrument je ne veux pas médire;
Je ne saurais pourtant laisser ce malheureux
En abuser ainsi pendant une heure ou deux.
Nous n'avons point , ce soir, beaucoup de temps à perdre ,
Et.... (7/ s'arrête et se gratte le front )
MERCURE, riant.
Tu ne trouves pas, Caron, de rime en erdre.
Sur ce terrain , crois-moi , ne combats point Victor
Hugo ; rappelle-toi le dicton : Ne sutoV
Ultra crepidam,
CARON, d'un ton bourru. '
Soit. Tu vois que la nuit tombe
Et que, sans plus ouïr tous ces vers d'outre-tombe.
Besoin est d'en finir et de le mettre à nu ,
Ainsi que tu ferais avec un inconnu.
MERCURE.
C'est juste, Caron. (A Victor Hugo.)Yiens, et tout d'abord dépose,
Avec ton képi neuf, ton amour pour la pose.
Laisse ta carmagnole et ton habit de Pair,
Tous tes discours, cotés bien au-dessous du pair.
Tes hymnes et tes chants pour le premier Empire *,
Tes lettres sur le Rhin et ton William Shakspeare.
Jette à l'eau tes héros de roman, depuis Han
Dislande, proférant son formidable han.
Depuis Claude FroUo , la Sachette , Fantine ,
Ësmeralda, Cosette et sa grâce enfantine.
Jusqu'à Javert, mouchard sublime, Claude Gueux,
Et le forçat Valjean, cet admirable gueux.
Jett« à l'eau Hlaquesous, Gavroche, Bigrenailie
Et Monsieur Thénardier....
PROUDHON.
Une fjère canaille !
* Car j'ai ma mission ! car, armé d'une lyre.
Plein d^hymnes irrités ardents à s'épancher.
Je garde le trésor des gloires de TErapire;
Je n'ai jamais souffert qu'on osât y loucher!
Victor Hugo, Les Bayons et les Ombres.
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DULOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS. 367
MERCURE.
A Teau Carmagnolet, Babet et Gueulemer,
La pieuvre et Gilliat, Travailleurs de la mer/
A l'eau VHomme qui rit...
PROUDHON.
Lu par rhomme qui bâille !
Ma foi , faisons aussi des vers , vaille que vaille ;
Rimons à notre tour et divertissons-nous :
On apprend à hurler, dit l'autre, avec les loups.
MERCURE.
A ce jeu-là , Proudhon , il ne faut pas qu'on triche ,
Et si tu veux rimer, que ta rime soit riche.
PROUDHON.
Ty ferai de mon mieux.
CARON.
Quand aurez-vous fini?
MERCURE.
Un peu de patience. (A Victor Hugo.) A l'eau ton Hernani,
Donq Sol, et Lucrèce et Marion Delorme....
PROUDHON, riant, à Mercure.
Prends pilié de Caron , qui nous attend sous l'orme.
MERCURE.
Jette à l'eau Triboulet, Gennaro, Frédéric
Barberousse , Ruy Blas...
PROUDHON.
As-tu vu Frédéric
Dans Ruy Blas? Il était superbe dans ce rôle.
CARON.
Palsambleu, messeigneurs , trouvez-vous cela drôle?
MERCURE, continuant.
Jette avec don César, plus délabré que Job *,
Les Burgraves du Rhin, Magnus et le duc Job.
* (*liis délabré qae Job et plus fier que Bragancc...
Ruy BlaSt acte i , scène H.
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368 DIALOGUES DES VIVANTS ET DFS MORTS.
PROUDHON.
Rhadaiïiante , Minos, Eaque, — - autres burgraves,—
Devraient le condamner, pour tant de méfaits graves,
A lire jusqu'au bout le duc Job, que Laya ,
• Au Théâtre-Français , en prose délaya.
VICTOR HUGO.
Ah ! jamais !
MERCURE.
Calme-toi. Laisse encore, et pour cause,
Tes Contemplations et ta métempsycose *,
Et ces folles Chansons qu'Eros vieux et poussif
Te dicta.
PROUDHON.
Le poète est un moineau lascif :
C'est Veuillot qui Ta dit.
MERCURE.
Je garde, pour les lire,
Tes Odes, qu'envieraient les maîtres de la lyre.
Je garde aussi ces vers au soufQe pur, ardent ,
Immortel pilori de l'Homme de Sedan
Qui frissonne, courbé comme une touffe d'herbes.
Lorsque passent sur lui tes Châtiments superbes.
— Allons, adieu.
An moment ou Victor Hugo va mettre le pied dans la barque, Caron^
l'arrête et lui dit:
Qu'as- tu dans la main?
VICTOR HUGO.
Mon mouchoir.
PROUDHON.
Un torchon radieux f
MERCURE.
Ami, laisse-le choir
Et monte.
CARON.
Enfin ! levons l'ancre.
La barque s^éloigne,
» Voyez dans les Contemplations , tome II , Pleurs dans la nuit, et Ce que dU la
Bouche d'Ombre,
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DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS. 369
MERCURE , resté sur le rivage.
Une molle brise
De la nef qui s'éloigne enfle la voile grisé,
El la barque sans bruit glisse sur le flot noir.
(Agitant le mouchoir de Victor Hugo, qu'il a ramassé,)
Sans rancune, Garon, et vous, amis, bonsoir!
(hi entend des cris aigus poussés par Marguerite Bellanger et que
domine bientôt la voix de Proudhon, assis auprès du gouvernail et
chantant :
Taisez-vous donc , Margot la belle ,
Et ne jetez pas les hauts cris :
L'Enfer ne vaut-il pas Paris?
Elle pleure, supplie, appelle.
Malgré âa plainte et ses clameurs,
On remporta dans la tartane....
Dans la galère capitane ,
Nous étions quatre-vingts rameurs.
Edmond Biré.
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POÉSFE
A M. VICTOR DE LAPRADE
MEMBRE DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
DÉPUTÉ DU RHONE
Chante an Lois, rossignol, puisque ton cœur est gai :
Le mien n'est pas de même, il est bien affligé.
Bauadb bretonne.
Le lilleul renaissant, penché sur les statues,
Offre un voile pudique aux déités trop nues;
Lorsque tu pourras fuir Ion fauteuil et ton feu,
Viens du retour de mai te réjouir un peu :
La muse au profil grec rit sous les feuilles vertes ; "
Du bosquet d'Apollon les portes sont ouvertes.
Vers l'heure souhaitée où commence le soir,
Quand Grévy, fatigué de luttes sans espoir
Et d'efforts surhumains pour imposer silence ,
Fait taire sa sonnette et lève la séance.
Si tu veux dissiper les brouillards de l'ennui
Qu'un prolixe orateur exhale autour de lui.
Parlons tous deux du parc admirons les merveilles,
Ses fleuves endormis sur les dalles vermeilles ,
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A M. VICTOR DE LAPRADE. 371
Ses nymphes, ses poissons, courtisans qu'autrefois
Nourrissaient de leurs mains les reines et les rois.
Plus loin que les rangs d'ifs aux vertes pyramides.
Que les urnes de marbre et les bassins limpides.
Que les rameaux tremblants des lilas printaniers
El les dômes touffus des larges marronniers
Qui, dans nos jours de deuil, comme en nos jours de fête,
Font mollement pleuvoir des fleurs sur notre tête.
Au milieu des taillis, je sais un lieu charmant...
Là, peuvent méditer le poète et l'amant,
Près d'un géant affreux, aussi noir qu'un esclave,
A moitié recouvert par un monceau de lave.
Là , je passe à l'écart mes instants les plus doux.
Car les hôtes des bois s'y donnent rendez-vous.
Voudraient-ils s'efforcer, en jasant près de l'onde.
D'apaiser du géant la souffrance profonde^
De rendre le sourire à ses traits contractés.
Ou l'insuUeraient-ils par leurs cris effrontés?
Je ne sais... Mais je vois le linot, la fauvette.
L'effleurer en passant de leur aile indiscrète;
Voici le merle agile aux sifflements joyeux.
Le ramier, tendre époux, qui, bleu comme les cieux.
Charme, sous les rameaux d'un chêne séculaire.
Sa compagne assidue à ses devoirs de mère;
Le geai babillard passe, et le bouvreuil actif.
En revoyant son nid, jette un^^oupir plaintif...
Bientôt se détachant de ce bruyant ramage,
Quel son mélodieux grandit sous le feuillage?
D'un cytise odorant aux mille grappes d*or
Descend, comme un parfum, l'harmonieux trésor;
Sous un double réseau de musique et d'ivresse,
Mon cœur captif bénit la voix qui lé caresse,
Et palpite en songeant au vieux refrain de mai :
Chante au baiSy rossignol, puisque ton cœur est gai!
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372 A M. VICTOR DE UPRADE.
Le mien n'est pas de même... Et, de ce vert feuillage,
Tii peux voir ma tristesse aux traits de mon visage.
Chante au bois, rossignol; de ton splendide écrin,
Épanche, épanche encor sur mon esprit chagrin
Tout Téblouissement de tes perles magiques.
Remplis mon front calmé de rêves extatiques ,
Noie en tes purs accords un cruel souvenir.
Enchante le présent et dore l'avenir.
Chante au bois , rossignol..., quand Thomme déraisonne,
Quand la guerre triomphe et que le canon tonne.
Toi, tu sais profiter des plaisirs du printemps,
Du souffle créateur qui rend la sève aux champs,
La verdure au vallon, le mystère au bois sombre ;
Tu jouis des parfums , du zéphyr et de l'ombre
Chante au bois, rossignol, de toi je suis jaloux :
Sage au gosier divin, que les hommes sont fous!
Si le ciel au bonheur, à la paix les engage,
La haine est dans leur sein , la mort dans leur langage ;
Le sang, comme l'ennui, coule de leurs discours ;
L'éclair de leurs obus change leurs nuits en jours.
Lorsque je viens ici, caressé par la brise.
Sous le frais chèvrefeuille ou l'odorant cytise,
Aspirer les accents, tendre consolateur,
Eux, là-bas, attelés au joug de la terreur,
Blasphèment, écoutant, pour toutes sérénades,
Le concert des canons autour des barricades.
L'obus affreux qui siffle en portant mille morts.
Et tes sons infernaux, fille des sombres bords,
Mitrailleuse aux cent voix qui, du sein des batailles,
Entonnes sans pitié le chant des funérailles
Cher barde des forêts, tant de sang, tant de pleurs.
Me font vite oublier la musique et les fleurs!
Qu'un autre mieux que moi se recueille et t'admire :
Je venais pour rêver, je ne puis que maudire.....
Oh! oui, je vous maudis, immondes assassins,
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A M. VICTOR DE LÂPRADE. 373
Race dlscariote aux lugubres desseins ,
Qui, dans l'irapure nuit de vos antres infâmes,
Tissez de nos malheurs les effroyables trames ;
Monstres, par la luxure au bouge infect nourris",
Colosses de la honte et titans du mépris.
Faussaires, espions, valets de TÂUemagne,
Généraux qui gagnez vos étoiles au bagne!
Et loi , que je te plains, pauvre peuple insensé,
Jusqu'à leur vil niveau par l'orgueil abaissé,
0 peuple sans remords comme sans espérance !
Tu fus pourtant jadis le grand peuple de France;
On vantait ton esprit, la grâce, ta raison,
Les rois courbaient la tête en prononçant ton nom,
El ton front rayonnait aux fastes de Thistoire,
Ceint des plus beaux lauriers que peut tresser la gloire.
La gloire!... ah! dis-lui bien un éternel adieu j
Pauvre peuple insensé qui ne crois pas en Dieu !
Vie HlPPOLYTE DE LORGERIL,
Député des CûleS'dU'Nonl.
2 mai 1871.
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SONNETS ARCHÉOLOGIQUES
Le Miroir.
Reflétant les plafonds à solives d'azur,
Un miroir, oublié, des maîtres du domaine,
Étincelle en son cadre et reluit dans le mur,
Où pend encore un bout de tenture de laine.
Le fier château ducal n'a plus de châtelaine
Qui vienne le malin y mirer son front pur;
Une vieille concierge, en jupon de fulaine,
Fait crier le parquet sous son sabot obscur.
Étrange est ce miroir dans celte haute salle !
Les toits sont sans fumée, et le lierre en spirale
Pare les vieilles tours de ses mornes couleurs;
Et de tant.de grandeur, dç beauté, d'harmonie.
Seul ce miroir subsiste ainsi qu'une ironie,
Reflétant le profil des maigres laboureurs !
II
Les Loups*
Batailleur, se gorgeant de rouge venaison,
Le baron féodal était un triste sire ;
Mais ce loup dévorant avait parfois du bon,
Quoi qu'en disent certains, bien qu'il ne sut pas lire.
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SONNETS ARCHÉOLOGIQUKS. 375
Las de courir la plaine el de mal se conduire,
Le remords le piquait de son rude éperon ;
11 brisait son épée, et, réformant son ire,
Il se couvrait de bure el prenait le bourdon.
El ce rude soldat, pénitent et sauvage,
Se cherchait dans les bois quelque vert ermitage,
Et là , frappant son front el ployant les genoux,
Il pleurait longuement sur ses fautes passées :
Seigneurs barons du jour, sont-ce là vos pensées.
Quand vous faites faillite à l'honneur, dites-nous?
m
La Salle des gardes.
Où jadis résonnaient les éperons de fer
Des comtes du Poitou, grands vassaux d'Aquitaine,
Où Charles sept passa, pauvre roi sans domaine.
Fuyant devant l'Anglais dans son palais désert;
Dans cette salle immense, au jour sombre et couvert.
Dont la haute charpenie est vraiment souveraine,
La justice enrobée à pas lents se promène
Et cause, en attendant que son banc soit ouvert.
Partout d'obscurs couloirs el des corridors sombres
Débouchent, et l'on voit passer comme des ombres
Des hommes au front pAle... 0 légistes ! ô rois !
La loi sous votre hermine est juste et sainte, égale :
Que de sanglots pourtant dans celle haute salle.
Tout empreinte aujourd'hui de la grandeur des lois !
IV.
Seizième siècle.
Il est un siècle étrange et rouge dans sa gloire^
Dont le lointain tonnerre est encore écouté ;
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376 SONNETS ARCHÉOLOGIQUES.
Un siècle qui répond à celui qui veut croire
Par un défi sanglant à toute autorité.
D'une part, c'est Luther, le fougueux révolté,
Qui lacère en grondant l'Évangile et l'histoire ;
C'est vous aussi, Stuart, ô reine de beauté :
La hache saigne encor sur votre col d'ivoire.
Ici, c'est Charles neuf debout à son balcon ;
Là, c'est le fier Lorrain combattant le Bourbon ;
Plus loin , c'est l'Espagnol qui met en feu la Frise ;
C'est V Armada qui coule... 0 siècle, tu fais peur!
Mais je préfère encor ta sanglante fureur
A celle de ce siècle où la France agonise.
Tantum ergo.
Le bourdon dans la tour sonne à pleines volées.
La gothique rosace aux trèfles flamboyants
S'allume , et, dans le chœur des chapes constellées,
L'évêque haut mitre domine les croyants.
Derrière sont rangés les blancs ofllciants.
L'encens monte en spirale aux voûtes étoilées ;
Le plain-chant jette au ciel ses accords suppliants;
A l'ombre des piliers prient les femmes voilées.
Tankim ergot L'évêque a mis la chape d'or.
Le bourdon lentement ralentit son essor,
El le calme se fait aux voûtes solennelles.
Enfin l'orgue lui-même éteint sa grande voix.
Seul le prêtre est debout, tenant le Roi des rois.
Que les blancs séraphins abritent de leurs ailes !
NuMA Jean d'Angély.
Fonlenay-le-Comte.
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j^GR sOYER
EVOQUE DE LUÇON
Les'prisons regorgeaient de victimes, etTéchafaud était le canal
par lequel se vidaient les prisons. Les tyrans, ajoutant à la torture
des corps la torture des consciences, refusaient aux confesseurs de
la foi un prêtre dans leurs *derniers moments. M. Soyer parvint à
gagner un geôlier. La veille des exécutions, il entrait dans les
cachots, sous ses déguisements accoutumés, et portait aux condam-
nés les secours de son ministère. Que d'âmes il a ainsi soutenues,
encouragées , portées vers Dieu et sauvées !
Cependant la police républicaine cherchait incessamment les
prêtres fidèles : tous les jours, leur vie et celle de leurs amis
étaient exposées. Souvent les proscrits erraient la nuit, sans savoir
où reposer la tête. La Gusle, toujours attentive à leurs besoins,
étendait le soir, dans une modeste écurie, quelques bottes de paille
fraîche. « C'était le lit qu'elle destinait aux proscrits sans asile.
Souvent, pendant l'hiver, ils enduraient dans ce réduil d'horribles
souffrances; mais ils se consolaient par la pensée que leur divin
Maître n'avait trouvé comme eux, à sa naissance, qu'une élable
pour abriter sa tête, et que, comme eux encore, il n'avait eu, pour
réchauffer ses membres glacés, que l'haleine des plus humbles
* Voir la livraison d'avril, pp. 298-312.
TOME XXIX (IX DE LA 3« SÉRIE). 25
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378 MS** SOYEU, ÉVÊQUE DE LUÇON.
animaux *. » Les prèlres, soit ceux du faubourg ou de la ville, soit
ceux étrangers à la ville et au diocèse, arrivaient à toute heure
dans cette maison hospitalière, dont, à dessein, la porte n'était
fermée qu^au loquet. A leur passage, les animaux et le chien lui-
même ne faisaient aucun bruit, ne laissaient échapper aucun cri
qui pût éveiller les soupçons : on eût dit qu'ils s'associaient à la
pensée de leurs maîtres.
Après avoir réparé par un frugal repas les forces de ses hôles,
la Guste se préoccupait de leur sûreté. Les conserver sous son
toit était impossible, car ses moindres démarches étaient épiées;
c'eût été, en quelque sorte, livrer à la police sa vie et la leur. Mais
elle comptait dans le faubourg des amis nombreux, fidèles, dévoués,
et c'était au moins compromis d'entre eux qu'elle adressait les
prèlres que Dieu lui envoyait. Son mari, surnommé Cinq^Pieds, à
cause de sa petite taille, était chargé de les conduire. Sa mission
devenait extrêmement périlleuse, « quand il devait soustraire à
leurs ennemis des défenseurs de la croix aussi intrépides que
MM. Coudrin, Soyer et tant d'aulres, dont le nom élait dans toutes
les bouches, le signalement dans toutes les feuilles publiques, et
que le raoinclre mol, le moindre indice eût fait reconnaître. Il élait
réduit alors à se cacher avec eux pendant des journées entières
dans les bois, dans les rochers qui entourent Monlbernage, et ce
n'était qu'à la chute du jour qu'il pouvait leur procurer un abri *. »
Mais souvent des devoirs impérieux l'appelaient en Vendée, en
Anjou, dans les provinces voisines. En son absence, Louis Ber-
nard , son frère , le remplaçait au péril.
A ces deux hommes héroïques il faut ajouter François Bernard ,
leur cousin , Pasquier, Berluquart, Marceau et tous les membres
de la famille Puisais. L'un de ces derniers, dit Elienne du Billot ^
ne quittait guère M. Coudrin ; un aulre accompagnait M. Soyer,
dont il partageait la bonne çt la mauvaise forlune, déguisé couîme
lui en garde national, en gendarme ou en simple chasseur d'a-
loueltcs.
* M. (le Coui-:.sc.
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US^' SOYER, ÉVÊQUE DE LUÇON. 379
Un soir, MM. Coudrin, Soyer et Sainlon s'élaient réfugiés chez
Mme veuve Ricordeau, qui demeurait rue des Herbeaux, avec sa
fille et sa belle-sœur. Le lieu de leur retraite fut dénoncé au club
de la Grand'Rue , et ils étaient sur le point de tomber au pouvoir de
leurs ennemis, lorsqu'une voisine, prévenue par son mari du dan-
ger qui les menaçait, courut leur ea donner avis. La situation était
des plus graves : il y avait là une question de vie ou de mort pour
les trois prêtres et pour la personne courageuse qui leur avait
donné asile. On délibéra à la hâte, et Ton s'arrêta d'abord au parti
de faire sortir les proscrits de la ville, à l'aide de déguisements.
Des obstacles survinrent, on dut renoncer à ce moyen. Cependant,
à chaque minute, le danger devenait plus pressant. M^^ Ricordeau
eut la bonne idée de confier ses hôtes à son parent Puisai^, dont la
maison était peu éloignée de la sienne. N'écoutant que son dévoue-
ment, celui-ci les reçoit sans hésiter; mais à peine MM. Coudrin
et Sainlon sont-ils cachés, que la force armée pénètre dans sa de-
meure. Au bruit des pas des soldats, M. Soyer, pris au dépourvu,
s'enfuit dans la cour, et, voyant l'ouverture d'un conduit souterrain,
il s'y précipite, en ferme, comme il peut, rentrée par quelques
fagots qu'il trouve sous sa main, et attend une mort certaine. Dieu
ne voulut pas-renouveler pour lui le miracle de Paraignée étendant
ses toiles sur la cachette de saint Félix; mais il est d'autres pro-
diges plus admirables, bien que moins remarqués, que ceux dans
lesquels il montre sa toute-puissance en agissant sur des êtres inin-
telligents : ce sont ceux par lesquels il agit sur la créature raison-
nable, la mène et la fait servir à ses desseins, sans la contraindre,
sans lui enlever sa liberté.
M. Soyer, derrière sa trop faible défense, se préparait à sa der-
nière heure, tes soldats pouvaient-ils ne pas voir l'entrée du sou-
terrain, qui frappait les regards de quiconque entrait dans la cour,
et, la voyant, pouvaient-ils négliger d'y descendre? Déjà, eu effet,
quelques patriotes enfoncent leurs piques dans les fagots suspects,
et bientôt le chef de l'escouade, Or, maître mégissier, se glisse dans
le conduit, le sabre à la main. Il semble qu'il en soit fait de celui
que Dieu avait destiné à relever lés ruines du siège épiscopal de
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380 Uer SOYER, ÉVÊQUE DE LUÇON.
Luçon. Cellsaaç, sur lequel reposent les divines promesses, va-
l-il consommer son sacrifice? Le moment est solennel : G. a pénétré
dans le souterrain , et là il se trouve en face de celui qu'il cherche.
La victime attend , sans demander grâce. De part et d'autre, pro-
fond silence. Pas un mot n'est proféré ; mais les cœurs parlent.
Le prêtre offre à Dieu sa vie ; G. songe à la grandeur de l'attentat
qu'il peut commettre et aux malheurs qui en résulteront pour
Puisais, un de ses meilleurs ouvriers. De grandes résolutions sont
prises de part et d'autre : M. Soyer tient son âme et son corps prêts
pour le martyre ; G. se décide généreusement à lâcher sa proie. Il
se retire et laisse, sans mot dire, le prêtre, qui ne peut par une
parole témoigner sa reconnaissance.
G., sortant tout couvert de boue , détourne ses compagnons d'en-
trer dans le cloaque, et achève ainsi sa bonne action. Les patriotes
partent; M. Soyer quitte sa cachette improvisée. Mais, comme
l'éveil était de plus en plus donné, et qu'on le serrait de près , dès
la nuit suivante il sortit de Poitiers, conduit par Puisais père , qui
demeurait à M ontbernage : MM. Coudrin et Sainton demeurèrent.
Nous empruntons à la Vie de M. Coudrin quelques passages qui
ajoutent un dernier trait au tableau.
« L'année 1794 n'était point encore terminée, dit-il. Pendant
son cours, les prisons de Poitiers s'étaient encombrées, et les cou-
vents déserts avaient été transformés en geôles. Ils étaient remplis
de victimes, attendant le coup qui devait terminer leurs angoisses.
Le bruit d'un massacre général des détenus, pour éviter les len-
teurs d'une justice si inhumainement expédilive, se répandit. Alors
des prêtres zélés, du nombre desquels étaient M. Soyer, mort de-
puis évêque de Luçon, et M. Coudrin, prirent des*mesures pour
s'introduire dans ces lieux désolés, où, avant de les frapper, on
avait réuni, dans une commune captivité, ceux dont le seul crime
était, ou d'avoir une noble origine, ou d'être fidèles au principe de
la monarchie légitime , ou d'être attachés à la foi catholique. Ils
purent réaliser le plus hardi projet et porter des paroles de paix,
de la part de Dieu même, à ceux qui, depuis leur emprisonnement,
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M&' SOYER, ÉVÊQUE DE LUÇON. 381
n'entendaient plus, de la part des hommes, que les imprécations
d'une fureur non satisfaite *.
Ce fut dans l'exercice de ce ministère que l'abbé Soyer rencon-
tra une âme d'élite qui devait travailler à la gloire de Dieu de con-
cert avec M. Coudrin, et fonder avec lui la congrégation de Picpus,
rappelant iil^^de Chantai et W^^ Le Gras, comme le prêtre zélé
rappelait saint François de Sales et saint Vincent de Paul.
M"e Henriette Aymer de la Chevallerie brillait dans le monde par
ses belles qualités et son esprit. L'abbé Coudrin avait créé, au
milieu de la tourmente, une pieuse association, première pierre de
l'édifice spirituel qu'il devait élever à Dieu sous le nom de Congré-
gation des Sacrés-Cœurs de Jésus ei de Marie et de l'Adoration
perpétuelle. M^i^ Henriette Aymer avait demandé à entrer dans
l'association. Redoutant pour elle les caresses d'un monde qui
l'adulait, M. Coudrin avait refusé de l'admettre. La jeune fille avait
insisté, et sa persévérance lui avait ouvert la porte de la société
naissante , lorsque son dévouement lui ouvrit celles de la prison.
Robespierre vivait encore. M"® Aymer de la Chevallerie et sa fille
Henriette, convaincues d'avoir donné l'hospitalité à un prêtre, furent
jetées dans les fers. ^< Pendant que W^^ Henriette souffrait pour la
charité, dit M. Augustin Coudrin, elle fit sur elle-même un retour
sérieux , dont le mérite lui valut une faveur signalée du ciel. Elle
eut le bonheur bien inattendu de faire une confession générale : un
prêtre avait été assez courageux pour risquer sa vie en s'introdui-
sant dans sa prison ; ce ministre d'une religion si féconde en dé-
vouements était M. Soyer, dont on a parlé plus haut. Le zèle l'avait
porté à tromper toute vigilance pour venir fortifier celles qui,
comme W^^ Henriette, attendaient la mort ^ »
L'abbé Soyer sut si bien diriger cette âme, qu'elle se trouva
toute changée et heureuse , quoiqu'elle n'eût que la mort en pers-
pective. La chulç de Robespierre la délivra. « Même quand le
danger de porter sa tête sur l'échafaud fut passé, ajoute M. Augus-
* Vie de l* abbé Coudrin , par M. Augustin Coudrin, son neveu, ancien juge au
tribunal de Melun.
2 Vie de l'abbé Coudrin,
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382 M^^ SOYER, ÉVÊQUE DE LUÇON.
tin Coudrin, les sruvenirs qu^ellc conservait du monde ne faisaient
qu'exciter en elle le regret d'avoir attaché quelque prix aux avan-
tages trompeurs avec lesquels il séduit ceux qui peuvent en être le
plus bel ornement. La retraite et le silence faisaient ses délices.
Elle retrouvait dans la méditation, entretien continuel avec Dieu
pour elle, l'aliment le plus pur et le plus substantiel de son âme.
En unissant tous les mouvements de son cœur à l'amour divin, elle
sentait s'allumer au dedans d'elle-même le feu de la charité qui,
jusqu'à la mort, ne fit que la consumer en se dilatant de plus en
plus. Une circonstance , en apparence fort indifférente , décida de
sa vocation. Celui qui avait été son premier guide, M. Soyer, s'élant
absenté de Poitiers, elle dut choisir un autre confesseur '. Elle
s'adressa à M. Coudrin.
ni
Ce fut peut-être à celte époque, vers 1794, que M. Soyer quitta
Poitiers pour aller à Bordeaux. De cette façon , il déjouait les re-
cherches de la police révolutionnaire, et sa disparition., faisant
croire au départ des autres prêtres , permettait à ceux-ci d'exercer
avec un peu plus de liberté leur périlleux ministère. A Bordeaux, il
se fit connaître de quelques personnes dévouées aux intérêts de la
religion, et, prenant une nouvelle manière de se cacher, il se fit
passer pour médecin. Sous prétexte de donner des consultations
aux malades, il confessait dans les maisons, célébrait les saints
mystères et administrait les sacrements. Celte position ne tarda pas
à devenir très-embarrassante; et, pour comble de malheur, il
tomba lui-même malade. Dieu n'abandonna pas son serviteur, le
rappela ^ la santé, et lui permit ainsi de courir à de nouveaux
périls en entreprenant de nouveaux travaux.
La terreur continuait à sévir. Voyant sans doute qu'à Poitiers les
sbires de l'impiété avaient perdu sa piste et qu'ils allaient bientôt
la reprendre à Bordeaux, M.^oyer quitta cette dernière ville, pour
reparaître à Monlbernage. On vil un jour un grand garde national ,
marchant fièrement dans la rue, choisissant cependant le bord du
pavé, et semblant un peu gêné dans sa démarche, c'était lui. Il
* Vie de Vabbé Coudrin.
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m^ SOYRR, ÉVÈQUE DE LUÇON. 383
cherchait un asile, soit à Monlhernage même, soit dans un autre
quartier. Il sa retrouva avec M. Coudrin et les autres prêtres qu'il
avail laissés, et partagea les fatigues et les dangers de leur minis-
tère. Oblisjé de changer souvent d'asile, il finit par se retirer chez
une famille chrétienne, qui ne le reçut qu'en s'exposant aux plus
grands dangers. Les visites domiciliaires se multipliaient, et les
agents du pouvoir voulaient en. finir avec ces prêtres qui leur cau-
saient tant d^inquiétudes. Lui se contentait de porter les âmes vers
Dieu; mais, porter les âmes vers Dieu, dans ces jours de pertur-
bation profonde, c'était conspirer contre l'Etat ; il fallait que le cou-
pable payât son héroïsme de sa tête. Un jour qu'on le cherchait, il
s'était caché dans un fût vide, entassé avec d'autres dans une cave.
Les patriotes frappaient sur le fond de chaque fût, et, comme le
son de celui même où se trouvait le proscrit ne résonna pas de ma-
nière à faire suspecter sa présence, on passa outre, et, cette fois
encore, la Providence sauva le futur évoque de Luçon *.
L'année 1795 ne commença pas sous de meilleurs auspices que
les précédentes, elle devait se poursuivre au milieu des horreurs
de la guerre et de la persécution. L'abbé Soyer songea , pour des
raisons qui nous sont inconnues, à quitter Poitiers et à retourner en
Anjou. De son pays lui élait-il venu des nouvelles, d'après les-
quelles il jugea son retour comme possible et utile? Ce qu'il y a
de certain, c'est qu'en cette année 1795, il se fixa à Chanzeaux,
d'où il se portait, suivant les besoins et les dangers du moment,
dans les paroisses voisines.
Avant la Révolution, Chanzeaux avail pour curé le vénérable
M. Blondel de Rye, issu d'une noble famille normande, descendue
du fidèfe troubadour du roi Richard Cœur-de-Lion. C^était un
prêtre recommandable par ses vertus sacerdotales et par son atta-
chement à la foi. Il était exilé par suite de son refus de serment,
et il ne devait revoir sa paroisse, après la Terreur, que pour y
rendre son âme à Dieu. En l'absence du saint prêtre, M. Soyer
remplit les fondions pastorales avec un courage qui a fait dire a
* Je tiens ce fait et plusieurs autres de M. Arnault de Guénivcau , ancien président
du tribunal civil dcFontenay, ancien conseiller à la cour de Poitiers, ami intime de
M. Soyer.
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384 Mi^r SOYER, ÉVÊQUE DE LUÇON.
M. de Quatrebarbes : < Quatre années de persécution ne servirent
qu^à enflammer son zèle et à faire briller ses vertus *. »
Sans doute, dans la crainte qu'un accident ne révélât sa présence
en Anjou, car à Chanzeaux la trahison n'était pas à craindre, l'abbé
Soyer paraît avoir exercé pendant un an le saint ministère , sans
laisser de traces écrites de son passage. Sur les registres déposés
aux archives de la mairie de Chanzeaux, le premier acte rédigé
dans ce lieu porte ce qui suit : c Le cinquième jour d'auût mil sept
cent quatre-vingt-seize.. . j'ai, prêtre catholique, soussigné,
donné, etc. — R.-F. Soyer, prêtre catholique. >
Le registre pour l'année 1797 est ainsi intitulé : c Registre con-
tenant trente-deux feuillets, cotés et paraphés sur chacun d'iceux,
par moi, prêtre catholique, exerçant à Chanzeaux, l'an mil sept cent
quatre-vingt-dix-sept, moyennant l'approbation du révérendissime
évêque Michel-François Couet de Lorrey, pour servir à inscrire les
baptêmes, mariages et sépultures pendant Tadite année. — A Chan-
zeaux, le 1er janvier 1797. — R.-F. Soyer, prêtre catholique. J^
Le dernier acte rédigé et signé par l'abbé Soyer, comme prêtre
desservant la paroisse de Chanzeaux, porte la date du septième
jour de juillet mil huit cent.
Une autre pièce, du 25 décembre de la même année, est l'acte
de sépulture de raessire Malhias-Pierre-Jean Blondel de Rje, curé
de Chanzeaux. Parmi les signatures, on trouve celle de R.-F. Soyer,
curé de la Salle.
Mais quels événements s'étaient produits entre ces deux dates :
1795 et 1800?
Un épisode qui se rattache à celle époque, nous fera voir quelles
en étaient les terreurs. Des scènes si douloureuses, chaque jour
répétées, nous disent par quels actes de courage et de dévouement
la génération qui nous a précédés savait se montrer supérieure à
la persécution.
Un prêtre, jeune encore et renommé pour sa vertu, l'abbé Pro-
vost, curé de Sainte-Foi , av3it trouvé un refuge à la ferme de la
Tesserie, dans la paroisse de Chaudefonds, non loin de son trou-
peau. Une veuve, nommée Jacquet, dont le mari était mort dans la
* Une paroisse vendéenne sous la Terreur, par M. le comte de Quatrebarbes.
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M?' SOYER , ÉVÊQUE DE LUÇON. 385
campagne d'oiilre-Loire, habitait avec ses enfants celle métairie,
où la présence du prêtre catholique attirait d'autres personnes des
environs. Ce concours donna l'éveil aux républicains. Un soir, une
de leurs colonnes se dirigea vers la ferme, cl son arrivée fut si
inopinée, que l'abbé Provost n'eut que le temps de se retirer dans
une cachette, après avoir courageusement recommandé à ses hôtes
de ne pas se permettre même le plus léger mensonge pour le sau-
ver. Les sbires de la Révolution fouillèrent partout, sous l'inspira-
tion de leur féroce impiété, partout, excepté dans le coin où,
derrière un lit, le nouvel Athanase se tenait immobile. Mais les
ornements sacrés tombèrent entre leurs mains j et l'un d'eux, s'en
affublant d'une manière dérisoire, se mit à parodier les cérémonies
de la messe. Celle comédie sacrilège dura longtemps. Les paroles
de la liturgie étaient mêlées à d'horribles blasphèmes, à des me-
naces contre les habitants de la maison et à des cris de rage contre
le saint prêtre. Lui, de sa cachette, entendait tout, et chaque ins-
tant pouvait amener sa mort et le massacre de ses hôtes. La nuit,
une longue nuit d'hiver, se passa dans ces transes mortelles. Le jour
parut enfin. Les habitants d'un village voisin , instruits de ce qui se
passait, se réunirent, forcèrent les républicains à la retraite et
mirent fin à tant de tortures.
Dès que l'abbé Soyer connut la position faite à son confrère par
cet événement, il lui proposa de partager son refuge de Chanzeaux:
ce que l'abbé Provost accepta avec d'autant plus de reconnaissance,
que la nuit horrible dont nous avons parlé avait exercé sur sa santé
un effet trop facile à comprendre.
L'abbé Soyer chercha, en vain, par les attentions les plus déli-
cates, à faire taire les échos que tant de blasphèmes et tant de
menaces avaient éveillés dans l'âme du prêtre si durement éprouvé.
En vain M. Chéron, médecin estimé du pays, joignit ses soins aux
attentions de l'abbé Soyer, la vie de l'abbé Provost ne fut plus que
l'agonie d'un martyr. Il pardonnait à ses bourreaux et priait pour
eux ; mais il ne pouvait oublier ni leur impiété ni leur fureur. Le
coup moral porté par la cohorte eut son effet : le confesseur de la
foi vit bientôt qu'il allait consommer son sacrifice.
Sentant sa fin prochaine, il voulut revoir les fidèles de Sainte-
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386 M?»* SOYER, ÉVÊQUE DE LUÇON.
Foi, et mourir au milieu de ses onfanls spirituels. II s'achemina
donc péniblement vers sa paroisse bien-aimée. Bienlôt après, il y
rendit son âme à Dieu.
Averti de ce malheur, l'abbé Soyer, avec ce courage qui ne se
démentait jamais, se rendit à Sainte-Foi, et célébra, à minuit, les
obsèques du -saint prêtre. Malgré la présence des républicains dans
le pays, l'affluence des fidèles fut considérable. L'abbé Soyer, ins-
piré par son zèle, ^dressa aux assistants une exhortation dont le
souvenir se grava dans tous les cœurs.
Ces faits se sont passés dans Thiver de 1795 à 1796. Je les-tiens
de M. l'abbé Soyer, doyen du Chapitre, qui les avait souvent en-
tendu raconter à son vénérable oncle. ïls ont été recueillis et ra-
contés, avec de plus grands détails, par M. l'abbé Conin, aujour-
d'hui curé de Luigné, dans la Chronique paroissiale de Sainl-Lam-
bert-du-Lattay, où il a été vicaire. Il avait pu interroger des témoins
oculaires.
La modeste église de Sainte-Foi était une des rares églises de
celle contrée qui n'avaient pas été brûlées. Elle servit souvent aux
cérémonies religieuses pendant la Terreur. L'intrépide Cady, offi-
cier vendéen, compagnon d'armes et ami des vaillants frères de
M. Soyer, commandait les gardes du Layon et veillait à la sécurité
des pieuses assemblées.
M. Soyer, de retour en Anjou , ce foyer ardent de la croisade ven-
déenne, ne larda pas à être profondément attristé par les revers des
héros parmi lesquels ses frères se montraient au premier rang.
Grand nombre de guerriers avaient péri en combattant pour Dieu,
pour le roi, pour la France, et 1796 vint se rougir du sang de deux
des plus célèbres d'enlre eux : Stolflet et , bientôt après , Charetle
tombèrent sous les balles des bourreaux.
« Quand un homme extraordinaire disparaît, dit M. de Chateau-
briand en parlant du dernier, il se fait dans le monde une sorte de
silence, comme si celui qui remplissait la terre de son nom avait
emporté tout le bruit. :»
L'ABBÉ DU TrESSAY
(La suite à la prochaine livraison.)
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ORIGINES PAROISSIALES
(ILLE-ET-VILAINE)
CANTON DE GANGALE
I. - CANCALE.
Cancale remonte , comme paroisse , aux premières années du
XF siècle. Les deux plus anciens actes qui nomment ce lieu, sont,
l'un de 4030, l'autre de 4032, l'un et l'autre curieux à étudier.
Tous deux sont des diplômes d'Alain III, duc de Bretagne, pour
la célèbre abbaye du Mont-Saint-Michel. Dans le premier, ce prince,
après avoir feit de son chef diverses donations à ce monastère ,
rappelle et confirme des dons antérieurement faits par son père,
Geoffroi 1% qui fut duc de 992 à l'an 4008. C'est là qu'il parle de
Cancale, comme suit :
« Dans une contrée de la Bretagne appelée Pohelct, est un village
» nommé Gancavene avec un port qui lui touche, et aussi une cer-
» taine église dite Sein-Meler, Tout cela, le comte Geoffroi , mon
» père, l'avait donné à saint Michel, et moi, après lui, j'approuve et
» je confirme ce don *. »
* Voir le Canton d'Argentré dans les livraisons de février, pp. 143-151, et de
mars, pp. 188-206.
* « Est aulem in regione Brilannic que vocatur Pohelet una villa que vocalur
Cancavena cum uno porlu qui illi adjacet, sed et quedam ecclcsia que dicilur Sein-
Meler... Hoc dédit paler meus Gaufrcdus comcs sancto Michaeli; et ego (Alanus
Brilannie Dei gratia cornes) post eum approbo et confirme. » (D. Morice, Preuves de
Vhisl. de Bret. I, 380j. La version de celte charte, publiée par D. Morice , n'est j.as
datée; mais, dans le cartulaire original du Mont-Saint-Michel, manuscrit de la bi-
bliothèque publique d'Avranches (fol 38, R*), elle porte posilivcraent la dalcdc 1030.
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388 ORIGINES PAROISSIALES.
Pohelety et plus régulièrement Pou-Aleth, en latin Pagus Alelhen-
sis, c'est le pays dépendant de la cité d'Aleth (dont on voit les ruines
à Saint-Servan). Sein-Meler, c'est Sain t-Méloir, une autre paroisse
dont nous parlerons bientôt. Quant à Cancaver ou Cancavene (Can-
' cavenà), qui est Cancale, cette localité ne figure ici, on le voit, que
comme simple village, sans mention d'église ou de paroisse. Cepen-
dant , l'église subsistait déjà ; c'est ce que prouve l'autre diplôme ,
daté de 1032, où on lit:
« Je, Alain, parla grâce de Dieu, comte et duc de h nation
» bretonne, fais savoir à tous présents et à venir qu'Almodus, abbé
» du Mont-Saint-Michel, et les moines du même lieu sont venus me
> prier de leur rendre deux églises , sises au territoire de Pou-
» Alelh , que mon père Geoffroi et ma mère Havoise avaient don-
ï> nées autrefois à ce saint monastère, mais qui en avaient été depuis
» séparées absolument, à savoir l'église de Saint-Méloir et celle de
3> Saint'Méen-Judicaël y ainsi qu'une terre appelée Cancavene ,
» située au bord de la mer, et un port dit Porpican *. Leur demande
» me semblant juste, j'ai cru devoir y satisfaire en leur rendant les
» susdites églises avec tout leur revenu. 3>
La paroisse de Cancale ayant été de tout temps et étant encore
sous le vocable de Saint-Méen, c'est d'elle évidemment qu'il s'agit
ici, — et c'est sans doute parce qu'elle avait été omise dans la charte
de 1030 que l'abbé du Mont-Saint-Michel crut devoir, deux ans
après, solliciter du duc de Bretagne ce nouveau diplôme. Puisqu'elle
avait été primitivement donnée par le duc Geoffroi I^^ elle existait
donc nécessairement avant l'an 1008.
D'ailleurs, ce second acte distingue nettement l'église ou paroisse
de Saint-Méen et le lieu de Cancavene. — Cancavene était une terre
au bord delà mer, avec un village (villa) et un port (mm U7ioporlu)j
selon l'acte de 1030. Cette situation répond au lieu et au bourg que
* t Ecclesias duas silas in leriitorio quod vocatur Pau-Alet, scilicet Sancti Mêler
atque Sancli Mewen Judichcl,.., lerram quoque propc lillus maris silam que dicilur
Chancavena, et porlum qui nominatur Porpican. » (D. Morice, Ibid. 372). Porpican
est une anse dite aujourd'hui Porl-Piquain, située à une demi-lieue environ au nord
de Cancale, entre ce bourg et la pointe du Grouin.
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CANTON DE GANCALE. 389
Ton appelle aujourd'hui la Houle de Cancale. Quant à Téglise, tout
porte à croire qu'elle occupait, ou à peu près, la même place
qu'aujourd'hui, c'est-à-dire qu'elle était plantée, un quart de lieue
plus haut, sur la falaise qui domine la baie. D'abord sans doute
elle était isolée; mais peu à peu, autour d'elle, des maisons se
bâtirent, et cette agglomération , au lieu de prendre le nom du
patron de l'église (Saint-Méen) , emprunta celui du village voisin ,
dont cette église était la paroisse : cela devint le bourg de Cancale.
Par contre, et pour éviter toute confusion, on cessa peu à peu de
donner ce nom de Cancale ou Cancavene au village et au port qui
l'avaient porté primitivement, et qui prirent alors celui de la Houle,
usité jusqu'à présent.
Ainsi , le nom de Cancale s'est déplacé d'environ un kilomètre ;
du bord de la mer, du port et du village de pêcheurs, il a grimpé
au haut de la falaise el s'est attaché exclusivement au bourg parois-
sial. Phénomène topologique assez curieux pour être signalé.
Mais, dira-t-on, est-il sûr que Cancavene soit Cancale^ Malgré
la différence apparente de ces deux mots, rien de plus sûr. En voici
une preuve^ directe : dans un catalogue des chartes du Mont-Saint-
Michel, rédigé de 4309 à 1326, la donation d'Alain 10, duc de Bre-
tagne , de l'an 1032 , dont nous parlions tout à l'heure , est ainsi
analysée : « Leitre du comte Alain concernant les églises de Saint-
}> Méloir et de Cancale (sic), une terre au bord de la mer en la
y^ même paroisse et un port dit Porpican '. » Cette forme Cancale
du xivo siècle représente donc évidemment la forme Cancavena du
XI*. Mais comment est-on passé de l'une à l'autre ?
On y pouvait aller par deux chemins. Dans Cancavena, Taccent
étant sur la seconde syllabe (câ) , il en est résulté, d'après les lois
régulières de formation de la langue française , que l'a final a dû
tomber ou se changer en e muet et Ve antépénultième disparaître :
déserte que Cancavena est d'abord devenu Cancavne, et nous
< • LUlera Alani coniilis de ecclesiis Sancli Melorii et de Cancale, el de teiTa
prope lilus maris in eadem parrochia, el de porlu Porpican. » {Uegislrum lilterarum
sub sigillis noslris confedarum , fol. 42, àJa biblioth. d*Ayranches, Mss. du Monl-
Saint-Michel, n« 34).
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390 ORIGINES PAROISSIALES.
avons , en effet , cette forme {Cancauna ou Cancavna) dans une
charte latine de 1210 S Mais les deux consonnes vn ainsi rappro-
chées donnent en français une prononciation trop difficile pour que
Tusagc populaire ne Tait pas modifiée. La modification la plus
simple^ souvent adoptée dans notre langue en pareil cas, eût été de
supprimer simplement le v dont le son est sourd, de manière à ce
que le nom devînt Cancane] et dès lors, n et 7 étant deux liquides
qui permutent souvent ensemble, on fût allé tout naturellement de
Cancane à Cancale.
Il semble pourtant, diaprés les actes anciens, qu'on a suivi une
roule un peu plus longue; Dans la formation de la langue française,
il est certain que IX venant au second rang dans un groupe de
deux consonnes d'une prononciation difficile, s'est souvent changée
en r. Exemples : Diûconus devenu successivement diacnmy diacne
et diacre; — cophinuSy cofnus, cofne ticofreoxx coffre] — tympamm,
tympnmny lympne^ tympre, iymbre ou timbre; — ordinem^ orânem^
ordne et ordre, etc. De même , Cancavne est devenu Cancavre , et
nous avons, en effet, cette forme dans plusieurs chartes latines des
xiic et xiiio siècles *. Mais le i% comme toutes les consonnes faibles ,
disparait souvent par la rapidité de la prononciation , et c'est ainsi
que de* Cancavre on est allé à Cancare '. Pour arriver de là à Can-
cale^ on n'a plus qu'un pas , et le plus aisé à faire. Car r et / étant
deux liquides permutent aisément entre elles, et pour n'en citer ici
qu'un exemple, mais tout à fait analogue, où l'r final est devenue /,
il suffit de rappeler que Ta/f arc latin, après avoir été successive-
ment, dans la formation française, alter, anier, autier ^ est devenu
définitivement notre autel.
De Cancavena à Canca/é?, on a ainsi quatre formes intermédiaires :
* Ribliolh. nationale, Mss. Bl.-Mx., voL 80, B, p. 78G.
2 IbiiL, pp. 774, 777, 787; et D. Morice, Preuves, l, 694. Se rappeler seulement
que , dans les écritures du moyen âge , v est la plupart du temps représenté par u
et réciproquement. Donc Cancaura, Cancauria, Cancawre, qu'ontrouve dans D. Morice
et dans les Bl.-Mx., doivent se prononcer et même s'écrire régulièrement Cancavra,
Cancavria, Cancavre,
3 Dans le Begistrum liUerarufn , cite j»1us haut , on trouve (f. 12 V*) la furmc
Cancaria.
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CANTON DK CANCALE. 391
Cancavna, Cancavne, Cancavre, Cancare. Mais ce ne soiil pas là
des formes imaginaires comme celles qu'invenlail Ménage pour
soutenir ses étymologies impossibles; chacune de ces modifications
successives est aileslée par des actes authentiques. La forme défi-
nitive se montre pour la première fois dans une charte du com-
mencement du xiii« siècle , certainement antérieure à 4218 , où la
paroisse de Saint-Méen-de-Cancale est nommée « parochia Sancli
Mevenni de Cancala K * Dans un acte de 1236, on trouve l'église et
le curé de Cancale appelés ecclesia et persona de Kanquale * ; en
1291, parrocWa Sancti Mevani de Kancale '; en 1296, Quanquale*-^
enfin , au commencement du xivo siècle , dans le catalogue de 1309-
1326 déjà cilé, on a non-seulement la forme, mais aussi exactement
Torthugraphe actuelle, Cancale,
Quant à indiquer la signification du nom primitif (Cancaven) ,
j'avoue n'avoir rien de satisfaisant à proposer, el je m^absliens de
toutes conjectures, celles qu'on a présentées jusqu'à présent n'ayant,
il faut le dire, aucune valeur.
Le plus ancien curé de Cancale , dont le nom nous soit resté ,
s'appelait Even; il figure comme témoin, avec un autre prêtre appelé
Jean Pointel , dans un acte de la fin du xn« siècle (vers H80) con-
firmatif des droits du Mont-Saint-Michel dans les paroisses de
Saint-Méloir et de Cancale \ En 1236 , le prêtre qui occupait la
cure de Cancale (et dont on ne nous dit pas le nom), était de nais-
sance illégitime : l'évêque de Saint-Malo , Geolfroi , après avoir
vérifié que ce curé n'avait du Pape aucune dispense pour couvrir
cette irrégularité, le destitua de l'administration de la paroisse , et
écrivit à l'abbé du Monl-Saint-Michel, qui avait la nomination de
* Dans une charte de Pierre Giraud , qui fut évoque de Saint-Malo de 1185 à
1218; voir D. Moricc, Preuves, I, 772.
2 m.-Mx., vol. 86 B, p. 785.
3 Ibid,, p. 786.
* Ibid., p. 787.
* « TeslibusJoannePoinleUoel£t?cïio rie Ca/itec/id saccrdotibus. > (f6irf., p. 774).
Ce Jean Pointel, qui était très-probablement curé de Saint-Méloir , figure comme
témoin dans une autre charte de 1184. (D. Morice, Preuves, l, 774). Acjlte époque,
sacerdos indique presque constamment un prêtre ayant charge d'âmes, un curé.
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392 ORIGINES PAROISSIALES
cette cure, pour le prier de la donner à un prêtre appelé AJ. Seher,
qu'il lui recommande très-instamment *.
Le domaine temporel , appartenant aux moines du Mont-Saint-
Michel en la paroisse de Cancale , s'appelait , dès le xii* siècle ,
Y Abbaye de Cancale * , c'est-à-dire le fief de l'abbaye du Monl-
en-Cancale, car il n'y eut jamais là, bien entendu , ni abbaye véri-
table, ni même simple prieuré , ce fief étant une dépendance du
prieuré de Saint Méloir. Je n'en ferai point ici l'histoire qui me
ramènerait trop loin, — d'autant que les moines ^u Mont-Saint-
Michel eurent fort à faire pour défendre leurs droits contre les con-
voitises et les violences' des seigneurs voisins.
IL - SAINT-MÉLOIR-DES-ONDES.
La paroisse de Saint-Méloir-des-Ondes se trouve mentionnée, à
côté de celle de Cancale, dans les deux chartes de 1030 et de 4032,
où le duc de Bretagne, Alain III, restitue et confirme à l'abbaye
du Mont-Saint-Michel ces deux églises paroissiales, qui lui avaient
été une première fois données par le père d'Alain III, Geofl*roi l^^y
venu au duché de Bretagne en 992, mort en Tan 1008.
La paroisse de Saint-Méloir existait donc certainement dès le
commencement du xi® siècle. Voir, pour les preuves, notre notice
sur Cancale.
En ce qui touche Sainl-Méloir, nous ajouterons ici certains faits
qui nous semblent intéressants, et nous font connaître les noms de
quelques anciens et même très-anciens recteurs ou curés de celte
paroisse.
Le premier en date, dont le nom soit venu jusqu'à nous, s'appe-
lut AnqueiiL II vivait à la fin du xi^ siècle, et se trouve mentionné
dans un acte du cartulaire du Monl-Sainl-Michel, relatant la dona-
« Bl.-Mx., vol. 86 B, p. 785.
2 Abbatia de Cancavria, en 1184; — de Cancavna, en 1210; — de Cancavria, en
121G; — de Quanquale, en 1296. (Voy. D. Morice, Preuves, I, 694, et Bl.-Mx., vol.
86 B, p. 786, pp. 777 et 787.)
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CANTON DE CANCALE. 393
tion faite aux moines de cette abbaye, par divers seigneurs, d^une
partie du cimetière de Sainl-Méloir : — j'ai déjà parlé, dans plu-
sieurs de ces notices, de l'importance des cimetières au moyen
âge, comme asiles ecclésiastiques offrant un refus inviolable aux
malheureux poursuivis, soit par la violence des haines privées, soit
même par les rigueurs de la justice. Voilà pourquoi la propriété
totale ou partielle en était souvent revendiquée par les seigneurs
laïques. — A Saint-Méloir, trois personnages , Guillaume Goion ,
Guiguen ou Guigon , voyer du pays d'Aleth , et Drigon Le Prêtre,
disputaient aux moines la possession d'une portion du cimetière,
que notre acte appelle « la première corde; » ce qui en marque à
la fois -et la contenance et la situation sur le bord extérieur de
l'enclos.
Des trois seigneurs susnommés, deux semblent des personnages
importants : Guillaume Goion, certainement l'un des auteurs de
l'illustre maison de Goyon ou Gouyon, ei Guidon le voyer on le
vicaire du pays d'Aleth {Guiguen vicarius Aletensium civitatis). Le
titre de ce dernier indique qu'il remplissait dans le diocèse d'Aleth
les fonctions héréditaires de lieutenant du comte de Rennes , suze-
rain de ce pays ; à cette charge de lieutenant, vicaire ou voyer (ce
dernier mot est celui qu'adopta la langue du moyen âge), à cet
office, dis-je, était attachée la possession d'un grand fief, s'éten-
dant s\ii^ la paroisse de Saint-Méloir et qui devint plus tard (il
y a tout lieu de le croire) la vaste seigneurie de Châleauneuf-de-
la-Noë.
Quoi qu'il en soit, les moines du Mont-Saint-Michel, troublés
dans la possession du cimetière de Saint-Méloir, étaient allés de-
mander justice au tribunal du suzerain, c'est-à-dire du comte de
Rennes, duc de Bretagne. Avant qu'il eût rendu sa sentence, dont
sans doute ils n'attendaient rien de bon, Guillaume Goion et les
autres renoncèrent à toutes leurs prétentions et abandonnèrent au
Moui-Saint-Michel en toute propriété « cette première corde » du
cimetière, sous la condition, toutefois, qu'elle serait affectée exclu-
sivement à la sépulture des morts, sauf le droit réservé au moine
et au prêtre desservant l'église de Saint-Méloir d'y bâtir une maison
TOME XXIX (IX DE LA 3© 5ÉK1E.) 26
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394 ORIGINES PAROISSIALES.
à leur usage. Parmi les témoins de celle donaiion ou renoncialioii
figure « Amchetillus, ipsius ecclesie (S. Aîelorii) sacerdos, » c'est-
à-dire, Anqtietil, prêtre ou curé de Saint- Méloir \ Quant à Tc-
poque, on la lire de la présence de ce Guigon le voyer ou vicaire
d'Aleth , qui figure dans plusieurs autres actes de la fin du XF siècle,
notamment dans une pièce datée de 1098 ^.
On voit par là qu'il y avait alors à Saint-Méloir tout à la fois un
moine et un prêtre stéculier. Le moine était délégué par l'abbé du
Mont-Saint-Michel pour régir les domaines, recevoir les revenus cl
exercer les droits dont l'ensemble constituait ce que l'on appelait
d'abord Yobédience et ensuite U prieuré de Saint-Méloir. Parmi ces
droits se trouvait à l'origine le gouvernement spirituel .de la pa-
roisse elle-même, puisque l'église ^c'est-à-dire la cure de Saint-
Méloir, avait été, comme nous l'avons dit, donnée aux moines dès
le commencement du xi^ siècle.
Mais la discipline ecclésiastique, fixée par les conciles, ne larda
pas à interdire aux religieux d'exercer le ministère pastoral ; alors
ceux-ci se firent remplacer par des prêtres séculiers à leur nomi-
nation, qui étaient au spirituel les vrais et seuls curés des paroisses.
Mais, au temporel, il en allait autrement, et les moines, en se ré-
servant le titre honorifique de curés primitifs^ gardaient, la plupart
du temps, le plus clair des revenus affectés par leur nature à l'en-
tretien du véritable pasteur. De là, de temps à autre, entre les
moines et les recteurs séculiers, des difficultés plus ou moins
graves et plus ou moins longues, aboutissant à des iVansaclions
portant partage des droits contestés : car il fallait bien, en défini-
tive, que les moines pourvussent à l'entretien des prêtres aux-
quels ils laissaient tout le soin et toutes les fatigues du ministère
paroissial.
Dans le cartulaire du Mont-Sainl-Mîchel , nous trouvons une
transaction de ce genre, datée du 30 décembre 1166, entre Robert
(le fameux Robert de Torigni), abbé du Mont, et Hugues ou Hmn,
* Carliilairc orig. du Monl-Sainl-Michcl, manuscrit ilc la bibliothèiinc de la >illc
d^Avraiiches, fol. 70 V.
" l)om Moricc, Vieiivcs de l'Iùsl. de Drelagnc, I, 491 et 497.
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CANTON DE CANCALE. 395
curé de Sainl-Méloir *. Par cet arrangement, auquel Tévêque de
Saint-Malo (Albert) donna sa sanction , il fut réglé que les offrandes
faites par les fidèles, dans l'église de Saint-Méloir, seraient parta-
gées moitié par moitié entre le curé et les moines. Ceux-ci toute-
fois devaient avoir les deux tiers des offrandes du jour de Noël, de
Pâques et de la Toussaint ; et, en revanche, le curé percevait seul
en totalité celles qui avaient spécialement pour but de rémunérer
quelqu'une des fondions de son ministère paroissial , à savoir : les
offrandes des confréries, des baptêmes, des épousailles, des confes-
sions et tout ce que l'église recevait dans les enterrements '. Quant
à la dîme des blés, elle devait être tout entière serrée dans la
grange des moines , qui n'en donnaient au curé qu'un neuvième et
gardaient le reste pour eux. C'était là assurément la part du lion.
Aussi, pour faire accepter de pareilles <îonditions, les moines pro-
mirent au curéHuon de lui faire, à sa vie durant, une rente de
deux mines de seigle et deux mines d'orge. Il semble que ce bon
curé s'inquiétait plus de lui-même que de ses successeurs.
Un autre acte de 4191, par lequel l'évêque de Saint-Malo, Pierre
Giraud , confirme les biens du Mont-Saint-Michel dans son diocèse,
nous apprend que si, dans les paroisses de Saint-Méloir et de Can-
cale, la dîme des blés appartenait aux moines pour huit neuvièmes,
au curé pour un neuvième seulement, toutes les autres dîmes, par
exemple celle du croît des animaux, se partageaient entre eux par
moitié '.
Ces questions de dîme donnèrent lieu, en 1215, à un différend
assez curieux, entre Geoffroi de Torigni, prieur de Saint-Méloir, et
le curé du môme lieu , appelé Robert de Radeweie *. Il s'agiisait de
* « Intcr Robcrlum abbatom de Monte et Ilugonera saccrdolcm, de rcddilibus et
bencllciis ad ccclesiam Sancli Mclorii pcrlincnlibus » (Carlul. du M-S.-Michcl, fol.
180 r.)
2 • De bis autcm oblalionibus que per annum evenerint , provisum (Tst ut iuter
monachos et saccrdolem pcr médium parcianlnr, exccptis illis que pro parrochiali
cura sacerdolcm contingunt, scilicct, oblalionibus fralernilalum, bablismi, sponsa-
lium, confessionum , et eis omnibus que de morluis conligeril pcrvenire. » (/«/. ibid.)
3 Bibl. nationale, Mss., Bl.-Mx., vol. 86 B., p. 788.
* « Inler Gaufridum de Torigneio , priorein Sancli Melurii , ex una parle, cl
UoberlUQi de Uadeweie, cjusdcm ecclesiie personam, ex altéra. » (JH.-Mjo, 8C B.,
p. 778.)
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396 ORIGINES PAROISSIALES.
la dîme des vignes — car alors il y avait des vignes en Saint-^é-
loir. Celle dîme, d'après ce qu'on vient de dire, se partageait par
moitié entre le curé et les moines, comme toutes les dîmes autres
que celle du blé. Pour les terres anciennement cultivées en vigne,
ou4)our celles nouvellement défrichées et mises en vignoble, pas
de difficulté. Mais si l'on mettait en vigne des terres jusque-là en
blé, qu'en devait-il être? Il paraît que jusqu'alors — et cela se
conçoit — le cas ne s'élail pas présenté; mais, en 1215, il devint
assez fréquent pour donner lieu à procès. Le curé prétendait effec-
tivement la moitié de la dîme de toutes les vignes. Les moines, au
contraire, voyant se développer dans la paroisse cette sorte de cul-
ture, réclamaient (à ce qu'il semble) dans la dîme de toutes les
vignes les huit neuvièmes qu'ils avaient dans celle du blé. — La cause
fut portée au tribunal de l'évêque de Saint-Malo (c'était encore
Pierre Giraud), qui fit accepter aux deux parties une transaction
portant que, dans les terres changées de blé en vigne, le curé au-
rait seulement le neuvième de la dîme, mais dans toutes les autres
vignes la moitié. — Le côté le plus intéressant de celte petite chi-
éane, c'est de montrer que la culture de la vfgne prit au xiii<^ siècle,*
dans notre pays, un développement et une importance dont on ne
se douterait guère aujourd'hui.
Pour terminier cette petite chronique de Saint-Méloir, je vais tra-
duire ici un document qui, outre sa valeur locale, a un intérêt réel
pour l'histoire de l'organisation civile des anciennes paroisses bre-
tonnes :
« A tous ceux qui les présentes verront Guillaume , doyen 4e
» Pou-Aleth, salut en Notre-Seigneur. Sachent tous que par de-
» vaut nous les paroissiens de Saint-Méloir, agissant en commun
» {communiter)y ont baillé à Roger, leur cnréy un champ donné à
» l'église de Saint-Méloir, par Geoffroi du Guesclin, et situé auprès
» du bourg de ce nom , vis-à-vis la Haute-Rue *. Roger pourra faire
» de ce champ tout ce qui lui plaira, aussi bien que des bâtiments
» qu'il y construirait; mais il devra, chaque année, au terme de
* Ce nom de Haule-Rue (ÂUa rua)» semble désigner ou une pièce de terre ou un
chemin. "
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CANTON DE CANCALE. 397
> Noël, payer à l'église de Sainl-Méloir une demi-mine de froment,
» et s'il manque à la payer ou à en faire offre, il devra l'amende à
» ladite église. Fait à Saint-Méloir, en pleine assemblée de pa-
» roisse, ran de grâce 1228, le dimanche avant la Purification de
m la bienheureuse Vierge Marie *. ('SO janvier 1228.) »
Ainsi, dès celle époque, les habitants de nos paroisses rurales
étaient constitués à l'état de personnes civiles, de corps de commu-
nauté pouvant posséder, recevoir, contracter, ester en justice, etc. ;
chaque paroisse, en un mot, avait dès lors une organisation muni-
cipale, imparfaite assurément, mais^elle et suffisante pour établir
entre les habitants un lien de solidarité qui s'est perpétué jusqu'à
nos jours.
— Aux quatre anciens curés ou recteurs de Saint-Méloir, men-
tionnés jusqu'ici, nous pouvons ajouter trois autres noms :
lo Even {Evenus sacerdos) y témoin , environ 1160, dans deux
acles d'Adam d'Herefort et de Damète de Goion , sa femme , en
faveur du prieuré de Saint-Méloir* ; 2o Jean Pointel, dans un acte
de Guillaume, voyer de Pou-Aleth , de la fin du xii^ siècle, pour le
même prieuré' ; 3» enfin, Roger LangloiSy dont nous avons une
* « Universis présentes lUleras inspecturis Guillelmus, decanus de Poelet, salu-
lem in Domino. Noverit universilas vestra quod iparrochiani Sancti Meloerii coram
nobis communikr Iradiderunt Rogcro, capellano suo , campum quem ecclesie S. Me
loerii eleraosinavil Gaufridus Gasclip, silum juxla villam S. Meloerii, videlicet juxla^
Altam ruam, pro diraidia mina fruraenli annuatim dicte ecclesie persolvenda : ila quod
de dicto campo et de edificio, si quod ibi fecerit, poterit facere dictas Rogerus sue
beneplacilum volunlalis, salvo dicte ecclesie redditu supradicto, salva eliam eraenda
dicte ecclesie nisi dictum frumentum annuatim ad Natale solutum fuerit, secunduni
consuetudinem patrie, vel oblatum. Actum apud Sanctum Melorum {sic) in plena
parrochia» anno gratie M. CC. XX. Vlîl. , die dominica proxima ante PuriUcationem
B. Marie Virginis. » {Bl.-Mx, vol. 86 B., p. 787.) — L'année 1228 ayant pour lettre
dominicale BA, le 1" janvier est un samedi; le 2 février, jour de la Purification,
est un mercredi , et le dimanche précédent est le 30 janvier 1228, date de cette
charte.
a D. Morice, Pr. de l'hist. de Bret., I, 643.
3 Bl.'Mx, 86 B., p. 774. — Dans cette charte, il est question de deux paroisses,
Cancale et Saint-Méloir, et de deux curés, Even de Cancale et Jean Pointel , dont la
paroisse n'est point explicitement indiquée , mais ce ne peut être évidemment que
^aint-Méloir. Ce Jean Pointel figure aussi comme témoin (Johanne PuntelloJ dans
une autre charte datée de 1184, dans D. Morice, Pr., 1,774, eiBl.^Mx, 86 B.
p. 772.
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398 ORIGINES PAROISSIALES.
charte par laquelle il donne à Tabbaye du Mont-Sainl-Michel, pour
une renie annuelle d'une demi-mine de froment, deux jardins à lui
appartenant, contigus à son logis près Saint-Méloir, et qu'il^ tenait
héréditairement d'un chevalier appelé Jean Quinart *.
Donc, de la fin du xi® siècle au milieu du xiii^, nous connais-
sons jusqu'à sepf curés de Saint-Méloir, savoir :
1. Anquetil {Anschetilliis ipsius ecclesie sacerdos), fin du xp
siècle, vers 1090-1100.
2. Even {Evenas sacerdos), vers 1160.
3. Hugues ou Huon {Hugo mcerdos\ en 1166.
4. Jean Pointel {Joannes Pointellus)^ vers 1180-1190.
5. Robert de Radeweie {Roberliis de Radeweie^ ecclesie S»» Melo-
rupersona) en 1215.
6. Roger {Rogerus^ S. Meloerii capellanus) en 1228.
7. Roger Langlois (Rogerus Anglicm, presbiter S^' Melorii), en
1238.
Je ne donne pas assurément cette liste comme complète ; mais il
est pourtant bien peu de paroisses qui pourraient, pour le même
temps, en fournir une pareille.
m. ^ SAINT-BENOIT-DES-ONDES.
Le territoire de cette paroisse faisait originairement partie de
celle de Saint-Méloir. Seulement, dès le xii^ siècle, sur la rive
droite du Bié-Jean, — près du pont de Blanc-Essai, sous lequel celte
petite rivière traverse la digue des marais de Dol pour se jeter
dans la mer, — il y avait un petit village, avec une petite chapelle ou
oratoire, que l'on appelait le monastère de Saint-Benoît-de-Blane-
Essai. Ce fut vers le milieu du xii^ siècle (de 1150 à 1160 environ)
que la piété d'un seigneur, en assurant par une dotation le service
religieux de cette chapelle, en amena la transformation en église
paroissiale. Voici la traduction de l'acte qui constate ce fait :
« Sachent tous ceux aux mains desquels parviendra cet écrit que
« m.'Mx^, 86 B., p. 790.
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CANTON DE CANCALE. 399
» je Adam d'Hereford , de concerl avec ma femme Damelle, fille et
» légitime liérilière de Robert Goion, donne et octroie à Dieu, à
» l'église de Saint-Michel archange et au monastère de Saint-Benoît
D de Blanc-Essai {ràonasterio S. Benedicti de Albo Esseiwo) deux
5> gerbes de la dîme de Lismoné , \es dîmes de toutes les verdières
5) que j'ai en la paroisse de Saint-Méloir, et à Saint-Benoît le ter-
» rain dit la place au Prêtre, deux sillons hors du village, et dans
» les salines le sillon des Innocents, — le tout en perpétuelle au-
5> mône *. En retour, l'abbé et le couvent de l'église de Saint-Michel
» s'engagèrent à établir dans cette chapelle de Saint-Benoît un
» chapelain ou un moine à demeure, y faisant constamment rési-
» dence, et ce à tout jamais*, pour servir Dieu, honorer saint
» Benoît, et prier chaque jour pour nous et pour les âmes de ceux
» qui ont fondé ou doté ce sanctuaire. Et pour que cette donation
» soit incontestable, nous l'avons fait constater dans le présent
» acte et munir du sceau de Saint-Malo et de notre propre sceau.
» Témoins : le couvent de Saint-Michel archange, le couvent de
» Saint-Maîo , Even prêtre (de Saint-Méloir), Alain Maleterre,
» Geoffroi Langlois, Robert Barat, Jean Le Clerc, Mathieu Le Clerc ,
x> maître Guion, Vian elEudon prêtres, Raoul de Fécamp, Thomas
» Le Bel, et beaucoup d'autres '. » ,
Deux mots de commentaire ne sont peut-être pas inutiles. —
Bien entendu, l'église de Saint-Michel archange c'est l'abbaye du
Mont-Saint-Michel; le couvent de Saint-Michel, c'est proprement la
* « Duas garbas décime de Lismone et décimas de omnibus viridariis meis que
sunl in parrochia Sancli Melorii, etapud Sanctum Benedictum plateam Sacerdotis et
exlra villam duos scillones el in saisis seillonem Innocentium in perpeluam elcmosi-
nam. » (Bibl. nationale, Mss. Bl.'Mx., vol. 86 B, p. 790, et D. Moiice, Preuves de
Chisl. de Brel.» I. 643.) Dom Morice a eu le tort d'omettre les quinze mots de ce
toxle, imprimés ici en italique; à cela prés, il donne cette charte exactement comme
elle est dans la collection des Blancs^Manteaux.
2 « (apellanum vcl monachum permancntem in capellaSancti Benedicti in perpe-
tnum, ibi surgentem et cubantem. » {BL-Mx. et D. Morice, Pr., ibid.) '
3 Dans le Begistre ou Catalogue des chartes de l'abbaye du Mont-Saint-Michel ,
rédigé de 1309 à 1326, et qui se trouve dans le ms. n* 34 de la bibliothèque^ pu-
blique d'Avi anches, celle charte figure sous ce titre : « Liltera décime de Limonnay
et de platea Sacerdotis apud Sanctum Benedictum in parrochia SancU Melorii. »
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400 ORIGINES PAROISSIALES.
communauté des moines qui habitaient Tabbaye. — Le couvent de
Saint-Malo, c'est la communauté de chanoines réguliers établie
vers H50 par Jean de la Grille, évêque de Saint-Malo, pour tenir
lieu de chapitre dans son église cathédrale. Comme celte commu-
nauté ne survécut guère à ce prélat, mort en U63, cela fixe à peu
près la date de notre charte.
En ce qui touche la donation, les « deux gerbes de la dtme de
Lismoné, » cela veut dire deux gerbes sur trois, en d'autres
termes, les deux tiers de la dîme; Lismoné y c'est aujourd'hui
Limonay ou Limonnay, village situé assez près et à l'ouest du bourg
de Saint-Benoît, niais en Saint-Méloir, toutefois sur l'extrême limite
des deux paroisses. -- Les verdières sont ces herbages que la mer
lave aux grandes marées, au fond de la baie de Cancale, et que
l'on désigne aussi sous le nom de prés salés, Quarit aux salines men-
tionnées ici , ce ne sont point des marais salants, mais des grèves
formées d'un sable fortement chargé de parties salines, d'où l'on
extrayait du sel par un procédé spécial, que l'abbé Manel a décrit
dans son étude topographique sur la baie de. Cancale ^
Dans l'acte ci-dessus, l'abbé du Mont-Saint-Michel s'était réservé
la faculté de faire desservir la chapelle de Saint-Benoît soit par un
chapelain, c'est-à-dire par un prêtre séculier, soit par un moine, à
son choix. Mais la discipline, qui tendait de plus en plus à exclure
absolument les moines du ministère pastoral, força l'abbé de con-
fier ce soin à un prêtre séculier.
Car — bien que ce mot ne soit point écrit dans l'acte — c'est
bien une vraie paroisse qui fut établie à Saint-Benoît, et l'on en
trouve la preuve évidente dans une charte de Pierre Giraud , évêque
de Saint-Malo, du 14 août 1191, qui qualifie Saint-Benoît à' église,
et la met sur le même rang que les églises de Saint-Méloir et de
Saint-Méen de Cancale *. Or, ce nom d'église était alors réservé aux
* F. Manet, De Vélal ancien et de Vélat actuel de la baie du Mont'Saint^Michel et de
Cancale. (Saint-Malo, 1829 , in-8»), pp. 19-20.
^ « Petrus Dei gratia Macloviensisepiscopus.... cum abbatem el monachos Montis
S. Michaelis de periculo maris Iraherimus in causam super ecclesiis S. Melorii et S.
Mevenni de Cancavra et S. Benedicti, diligenler inquisita negotii veritate, eviden-
lius altendentes prefatas ecclesias el carum prcsentationes cum decimis et aliis perti-
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CANTON DE CANCALET. 401
églises abbatiales^ cathédrales et paroissiales, — et d'ailleurs,
Cancale et Sainl-Méloir étant très-certainement des paroisses, Saint-
Benoît, placé sur le même rang, avait donc aussi celte qualité.
Mais là, comme à Saint-Méloir, il y eut, semble-t-il, quelque
difficulté relativement à la pension assignée par les moines au rec-
teur séculier. C'est pourquoi, en 1220, l'évêque de Saint-Malo-,
Raoul, dut intervenir. Le Pape lui avait donné mandat de faire assi-
gner aux recteurs de son diocèse , dont les revenus paroissiaux
étaient possédés par des patrons ou des curés primitifs *, une por-
tion de ces revenus suffisante pour les faire vivre convenablement,
— ce que l'on appela plus lard en français et qu'on appelait dès
lors en latin la portion congrue, portionem congruam. L'évêque
décida, en conséquence, que le recteur de Saint-Benoît de la Marine '
jouirait de tous les dons et offrandes qui seraient faits à lui et à son
église, du tiers de toutes les dîmes, et recevrait en outre, des
moines du Monl-Saint-Michel, trois mines d'orge, deux mines d'a-
voine et deux de fèves.
Ainsi, jusqu'au milieu du xii^ siècle, Saint-Benoîl-des-Ondes
faisait partie de la paroisse de Saint-Méloir. Vers 1160, en tout cas
longtemps avant 1191 , Saint-Benoît devint paroisse , régie par un
curé ou recteur séculier, institué par l'évêque de Saint-Malo, mais
présenté, c'est-à-dire nommé par l'abbé du Mont-Saint-Michel, qui
jouissait (par lui ou par le prieur de Sainl-Méloir) des deux tiers
des dîmes et des droits de curé primitif de la paroisse.
nenliis a longe rctroaclis temporibus ad raemoralum monaslerium de jure pertinere,
possessioni monachorum el jiiri quod in illis ccclesiis habebanl accomodavimus au-
Uioritatem uostram cum vohinlale noslri capiluli et assensu. » {UL-Mx,, vol. 86 B,
pp. 78.)
*■ Sur les curés prmitlfSj voir la notice relative à Saint-Méloir-des-Ondes ci-des-
sus, p. 394.
2 « De ecclesia Sancti Bencdicti de la Marine si&immus in hune modum, » etc.
(BL'Mx., SQ B, p. 788.) — Dans la langue du moyen âge, la marine et en latin
marina, c*est tout simplement la nier, TOcéan. Saint-Benoit de la Marine répond
donc exactement à la dénomination actuelle de Saint-Benoît-rf<;5-0/idc«.
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402 t>»IGINEg PAROISSIALES.
IV. - VILDÉ-LA-MARINE,
La forme primitive et correcte de ce nom est Villedé ou Ville-
Dé j en latin Villa Dei^ la ville ou plutôt le village de Dieu.
Le mot Deus a donné , dans Tancien français , trois ou quatre
formes diyerses issues des différents cas delà déclinaison latine. Le
nominatif D^MS, par la chute de Vu^ a donné Des^ DeXj Diex. Le
génitif D^i (D^-î), par l'union des deux dernières voyelles en une
diphlhongue d, a donné Dei et Dé. Le datif et l'ablatif Deo ont
donné Deu, Déeu, Dieu,
Pour revenir à notre Vildé ou Ville-Dc, celte très-pelite paroisse
ayant appartenu aux chevaliers de Malte jusqu'à la Révolution ,
j'avais cru d'abord pouvoir l'identifier avec un lieu appelé Vildeu
(Ville-Deu), mentionné parmi les possessions de l'Ordre du Temple
dans un diplôme de Conan IV , duc de Bretagne , de l'an 1162 *.
Mais^la chose ne se peut, car, dans une charte de 1191, où l'évêque
de Saint-Malo , Pierre Giraud , confirme au Mont-Saint-Michel tous
les biens et possessions de cette abbaye situés dans son diocèse, ce
prélat nomme formellement parmi ces biens « VillamDeideSanclo
» Benedicto de Marina % » c'est-à-dire la Ville-Dé-de-Saint-Benoil'
de-la-Mariney qui ne peut être que notre Vildé-la- Marine.
D'où il faut conclure trois choses :
lo Que Villedé n'était alors qu'un village (villo) en la paroisse dé
Saint-Benoît;
2» Que ce village appartenait, en 1191 , aux moines du Monl-
Saint-Michel , et ne passa que plus tard , à une époque que l'on ne
peut fixer, en la possession soit des Templiers, soit des Hospitaliers
de Sainl-Jean-de-Jérusalem; — et c'est probablement en changeant
de main que de simple village ce lieu devint paroisse ;
3<> Enfin, que cette localité devrait s'appeler non Vildé-la-Maritie,
* M. Anatole de Barlhélemy a publié ce diplôme dans la lîcvuc archéologique
(année 1863), mais d'après une copie qui semble fort défeclueusc; je nie propose
d'en donner une version un peu meilleure. Ce diplôme est enlièremenl différent de
celui publié par D. Morice, Vr, de Vhisl. de Brcl., I, G38.
a Bibl. nal. Mss Bl.-Mx, vol. 86 B, p. 787.
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CANTON DE CANCALE. 403
mîiis Wledé-de-la-Marimy c'est-à-dire Villedé-d^-to-iUfer, absolu-
ment comme Saint-Benoît-(fe-ia-i|fam^ (auj. Sainl-Benoît-des-
Ondes), dont Villedé faisait jadis partie.
Au civil, la paroisse de Vildé-la-Marine est présentement comprise
dans la commune de Hirel.
V. — SAINT-COULOMB.
Celte paroisse a pour patron l'illustre moine irlandais, fondateur
(au vp siècle) de l'abbaye de Luxeuil, saint Colomban, dont le nom
breton Coulm signifie précisément une colombe ou — comme on
disait aussi dans l'ancien français— une coulombe. Mais cette forme
coulombej à cause de sa terminaison féminine, désignait plus spécia-
lement la femelle, et le mâle était appelé coulomb. De là le nom de
noire paroisse.
L'acte le plus ancien qui en fasse mention , est une charte de la
fin du XI* siècle, par laquelle un chevalier, Clamarhoc,fils de Richer,
donne à l'abbayé du Mont-Saint-Michel des terres et droits en
Saint-Idéuc, la dîme du Verger en Cancale *, et ajoute ensuite ; « Je
» donne aussi à Saint-Michel la dîme de Fautrels, la dîme du fief
» de Raoul, fils de Mainfînit, la moitié du produit de l'autel de
j> Saint-Coulomb ', la moitié des droits de sépulture appartenant à
j^ ce monastère, la moitié de la dîme des bestiaux que ledit monas-
» tère possède, et au même lieu de Saint-Coulomb autant de teire
j» qu'en peut labourer une charrue en un an ', »
* « Decimam de quodam loco qui Vergied vocatur. » {CartiU. du Monl-Sainl-
Michel, fol. 69 R% Ms. de la bibliothèque d*Avranches). Ce village du Verger a
donné son nom à une anse de mer qui borde, au nord , le territoire de Cancale; il
s'y trouve de toute antiquité une chapelle de secours pour tout ce côté de la pa-
roisse.
* C'est-à-dire du produit des offrandes déposées sur Tautel.
3 . Do quoque decimam Faluetrels, decimaraque Radulfi Mainfiniti lîlii, et me-
dielatem de hoc quod exit de allari Sancli Columbani, medielatemque de sepulluris
ejùs^em monaslerii, et raedietalem décime de vivis bestiis que pertinent ad predic-
tum monaslerium. Do etiam terram in eodem loco quantum potest una carruca arare
in anno. » {Cartul. du Monl-Saint-Michel, fol. 69 R».) — L'étendue de terre indi-
quée en dernier lieu est ce qu'on appelait ordinairement une charruée de terre
{una carrucata ou terra ad unam carrvcam). et qui, d'après les calculs les plus ipo-
dérés, contenait environ 18 hectares.
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404 OMGINE» PAROISSIALES.
Quoique Saint-Coulomb reçoive ici le nom de monaslère , ordi-
nairement réservé aux simples chapelles ou oratoires, il s'agit bien
réellement d'une paroisse, car une paroisse seule pouvait parmi ses
revenus compter des droits de sépulture.
Cette charte n'est pas datée, mais elle est confirmée et souscrite
par Geoffroi de Dinan, fils d'Olivier, qu'on voit aussi figurer dans la
fondation du prieuré de Saint-Florenl-sous-Dol, laqtielle est positi-
vement de l'an 1079 *. D'où suit que la charte de Clamarhoc se
place environ 1080, et que dès lors, par conséquent, existait la
paroisse de Saint-Coulomb. Toutefois , ce nom de monastère qui ,
dans l'usage, lui était encore donné, montre que l'érection de cette
église en paroisse ne devait pas alors dater de bien loin. Voici, à
ce sujet, une conjecture qui me semble tout à fait voisine de la
certitude.
Dans la première moiiié du xi^ siècle , de 1010 à 1040 environ ,
alors que la constitution politique de la Bretagne , ruinée par les
invasions normandes , se réorganisait sur les basés de la féodalité
territoriale , Dol avait pour archevêque un personnage important ,
Ginguené ou Junguené^ qui, imitant la conduite des comtes de
Rennes , de Penthièvre et de tous les grands feudataires bretons ,
distribua à des vassaux une partie considérable de l'immense
seigneurie temporelle attachée à son siège épiscopal. Bon parent,
il commença par pourvoir sa famille. A l'aîné de ses frères, Rivallon
* Cette date de 1079 sera établie dans une notice spéciale sur les origines de la
paroisse de l'Abbaye-sous-Dol.
^ Dans les actes latins Gingoneus , Jungoneus, Junkeneus et aussi Jungueneu qui
est une forme de la langue vulgaire. On voit ce prélat figurer comme témoin dans
une donation faite à Tabbaye de Saint-Méen par la duchesse Havoisc et ses fils
(Alain III et Eudon), peu de temps après la mort de Geoffroi I", duc de Bretagne ,
c'est-à-dire vers 1008-1010. (D. Moricc, Pr. de l'hist. de Bret., 1 , 359) ; - dans la
. donation de Livré à Saint-Florent-de-Saumur , au temps de Tabbé Giraud, c'est-à-
dire de 1013 à 1022 (D. Morice, /6ii., 382); — dans la donation de Belle-Ile à
Bedon par Alain III, du 22 mars 1026 {Id., Ibid., 357); — dans les deux chartes du
même duc pour le Mont-Saint-Michel , de 1030 et de 1032 {Id., Ibtd., 381 et 372 ;
cf. nos Origines paroissiales, articles Cancale et Saint-^Méloir), etc. On trouve encore
ce prélat mentionné en divers. actes sans date précise, mais qui se placent nécessai-
rement de 1008 à 1037 et lOiO, dans D. Morice, Pr., l, 369. 370, 371, 376, 383.
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CANTON DE GA!ÏGÂLE. 405
Chèvre-Chenue, il donna la baronnie de Combour; à un autre, dit
Salomon , de naissance illégitime , il octroya un fief moindre , mais
encore Irès-respeclable * , qu'on appela d'abord la seigneurie du
Guesclin — parce qu'il avait pour chef-lieu un château bâti en mer
sur 1q rocher de ce nom , -— et plus tard la seigneurie du Plessix-
Bertrand , parce qu'un certain Bertrand , descendant de Salomon ,
lassé de sa résidence maritime, transporta son domicile à une lieue
environ dans les terres, où il érigea une de ces petites forteresses
que la nature particulière de leur enceinte extérieure faisait alors
appeler àesplessixK — Le rocher du Guesclin est dans une anse
de même nom qui baigne , du côté du Nord, le territoire de Saint-
Coulomb ; le Plessix-Bertrand s'élève sur ce lerriloire à une demi-
lieue au sud du bourg ; la seigneurie du Guesclin ou du Plessix-
Berlrand comprenait à l'origine ce même territoire tout entier.
N'y a-t-il pas lieu de croire dès lors que l'érection de la sei-
gneurie du Guesclin et celle de la paroisse de Saint Coulomb furent
simultanées , — soit que l'archevêque Ginguené ait voulu du même
coup pourvoir à l'organisation féodale et à l'organisation religieuse
de ce territoire , — soit plutôt que Salomon , le nouveau seigneur ,
ait tenu à établir une paroisse dans son fief pour éviter d'être , lui
et ses hommes, tributaire d'une église étrangère? D'après cela,
l'origine de la paroisse de Saint-Coulomb serait certainement anté-
rieure à l'an 1040 , et remonterait probablement aux vingt-cinq
premières années du xi® siècle.
Quoi qu'il en soit, en i225,Pierre du Guesclin était en contesta-
tion avec le chapitre de Dol au sujet des dîmes de Saint-Coulomb.
* Voyez D.Moricc, Preuves» 1,-683, et Dupaz , Histoire généalogique de plusieurs
maisons de Bretagne, p. 116, 398, 399.
2 Ce mot plessix avait, au moyen âge. plusieurs significations. Au sens propre ,
c'est une palissade faite de bois vifs dont les branches sont ployées et enchevêtrées
au point de former une défense impénétrable , d'où le nom lui-même plexitium qui
viendrait, selon les glossaires, du veTheplecterc, plcxi, ployer.— On a ensuite donné
ce nom au terrain compris sous cette clôture, et comme beaucoup des châteaux des
XI* et XII' siècle avaient pour première défense une palissade de cette sorte , de là
vient que le nom de plessix est resté attaché à un grand nombre de lieux occupés
jadis par ces petites forteresses féodales.
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406 ORIGINES PAROISSIALES
Il s'agissait des deux tiers des dîmes provenant d'une partie de
cette paroisse appelée le trait du Hindré *. Le sire du Guesclin s'en
prétendait fermier perpétuel moyennant une redevance annuelle de
dix mines de froment due au chapitre. Le chapitre en prétendait la
jouissance directe, et réclamait de plus une somme de 30 livres
pour l'indemniser des torts que lui avait causés le sire du Guesclin.
Celui-ci résista , s'entêta , se 61 excommunier, et, une fois excom-
munié, renonça à son prétendu droit de ferme. Le chapitre , bon
prince, se désista de son côté de sa demande d'indemnité, et donna
même au seigneur une rente annuelle d'une mine de froment à lui
due par certains paroissiens de Saint-Coulomb appelés Leroi ^.
Il paraît que les limites respectives du territoire deSaint-Couloibb
et de celui de Cancale restèrent assez longtemps indécises, du
moins sur certains points. Cette incertitude ayant amené des diffi-
cultés entre le chapitre de Dol et l'abbé du Mont-Saint-Michel, qui
percevaient, celui-ci les dîmes de Cancale, celui-là les dîmes de
Saint-Coulomb, — les deux parties s'entendirent, en 1268, pour
remettre à l'évêque de Saint-Malo et à celui de Dol (Jean Mahé) le
soin de fixer définitivement, en qualité d'arbitres, ceite limite
contestée '. Malgré cela , il y eut encore, vingt-trois ans après, des
difficultés de même genre, terminées par un accord passé au mois
* Le Hindré est un village assez important de la paroisse de Saint- Coulomb , à
Test du bourg de ce nom cl un peu au sud de la route de Cancale. Avant la Révolu-
tion, le ilindi'é était une terre à moyenne justice relevant de la seigneurie du Plcssix-
Berlrand.
2 « Unam minam frumcnli quam habebat (capitulum) cum Ilcgibus parochic
S. Columbani. » (D. Morice, Pr., I, 853). Reges , le Roi ou Leroi, doit s'entendre
d'une famille de ce nom habitant la paroisse de Saint-Coulomb. Ce texte est à noter
pour l'histoire des noms patronymiques en Bretagne. — On voit, d'ailleurs, par une
bulle du pape Boniface Vlll (1294-1303), que le chapitre de Dol prélevait le tiers
de tous les revenus ecclésiastiques de la paroisse de Saint-Coulomb {Bulletin de la
Société archéolog . d'Ille-ot-Vilainc, année 1862, p. 215).
3 € Joannes (Dolensis episcopus), electus arbiter cum Stephano fsicj, Macloviensi
episcopo, ab abbate S. Michaelis, prîore S. Melorii, et capitulo Dolensi, ad divi-
dcndas cerlis terminis parrochias S. Columbani, diocesis Dolensis, et S. Mevenni
de Cancale, dioc. Maclovicusis. > (Note ms; de P. Hévin, extraite du Livre Alanust
f.227.)
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CANTON DE CANGALE. 407
de septembre 1291, entre le chapitre de Dol el Tabbaye du Mont-
Sainl-Michel '.
Ce qui rendait ces difficultés plus im(>orlantes — et plus ardues
peut-être aussi à certains égards, — c'est que, dé tout temps, jus-
qu'à la Révolution, la paraisse de Cancale faisait partie du diocèse
de Saint -Malo, el celle de Saint-Coulomb, enclavée dans ce même
diocèse , relevait au spirituel de l'évêché de Dol.
VI. — LA FRESNAIE.
Le nom de cette paroisse indique un terrain où le frêne abonde :
fraxinetum est, à proprement parler, un, lieu couvert de frênes.
Comme presque tous les noms latins du genre neutre, celui-ci, en
passant dans le français , a pris indifféremment les deux genres, et
ainsi fraxinetum ou frassinetumy devenu successivement frasne-
lum, frasneum, fresnetim y a donné tout à la fois, dans la langue
vulgaire, fc/r^sncft el la fresnaie , deux formes d'un même mol,
qui, l'une et l'autre, signifient un bois de frênes.
La dernière forme ayant fini par être exclusivement adoptée pour
désigner la paroisse dont nous nous occupons, engendra à son tour
une nouvelle forme latine, Frcsneia^ usitée dans les actes du xii^
siècle, tandis que dans les textes plus anciens, dans ceux du xf,
par exemple, le nom primitif est le type latin régulier Fraxi-
netum.
Au reste, il faut bien l'avouer, on trouve peu de chose sur cette
paroisse dans nos vieux actes.
La plus ancienne mention que j'en connaisse se réfère à une
donation faite aux moines de Saint-Florent de Saumur, et relalée
dans une notice contemporaine, dont voici la traduction :
* Arch. d'Ule-et-Vilaine, fonds tla chapitre de Dol.— Cet acte donne des détails
lopographiques qui semblent intéressants; malheureusement, il n*en reste qu'une
copie du xvii* siècle , incomplète et fautive , partant difficile à comprendre. On y
trouve mentionnés le village de Hercan ou Herican, aujourd'hui en Cancale, le ruis-
seau de Val-ès-Cerfs, dit dans cet acte Vallis Serpa^ qui sépare encore les deux
paroisses, le village de Biaubois, etc..
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408 ORIGINES PAROISSIALES.
« Pour Pamour de Dieu, pour les âmes de s^s parenls et de son
» oncle Robert, Hamon, fils de Main, a donné, aux moines de
» Saint-Florent la part qu'il avait dans la dîme de la Fresnaie,
» c'est-à-dire le quart. Guillaume, son frère, a confirmé ce don,
» duquel furent témoins : Baderon , Roscelin son homme, Seveslre
» fils d'Eon , Renaud fils de Constance, Glaillou *. »
Cette notice n'est pas datée, mais le donateur et tous les témoins,
sauf un (Sevestre fils d'Eon), figurent dans les actes de la fondation
du prieuré de Saint-Florent-sous-Dol, — fondation qui eut lieu
dans les six premiers mois de 1079, comme nous le démontrerons
en nous occupant des origines de l'ancienne paroisse de l'Abbaye-
sous-Dol. On doit donc placer la donation d'Hamon, fils de, Main,
vers 1080, ce qui prouve que la paroisse de la Fresnaie existait
dès lors. Depuis combien de temps, nous l'ignorons.
Cent ans après, en ll&l, dans une grande enquête, faite par
ordre d'Henri II, roi d'Angleterre, pour le recouvrement des biens
aliénés ou usurpés de l'archevêché de Dol, on voit que le domaine
de l'archevêque comprenait treize métairies, sises en la paroisse de
la Fresnaie, et dont cet acte nous donn^ en partie les noms ; mais
je n'en ai pu jusqu'ici retrouver que deux encore existants, meleria
Guiberti^ qui est la Guibertière, et Ernauderia^ la Renaudière,
Tune et l'autre très-voisines du bourg de la Fresnaie. Il semble
aussi résulter de ce texte que notre paroisse s'étendait alors du
côté de l'est jusqu'au Guioul, car, parmi ces treize métairies, l'en-
quête nomme « la métairie des Chanoines sur le Guioul, » et « la
métairie d'Etienne du Guioul '. »
Cette enquête nous apprend encore qu'en 1181 le curé de la
Fresnaie s'appelait Robert, et qu'il reconnut pour être du domaine
de l'archevêque les deux tiers des dîmes de sa paroisse '.
* « Hamo filius Maini dedil monachis Sancli Florentii partem suam décime de
Fraxinelo, id est quarlam parlem, pro Dei amore, parenlumque suorum palruique
sui Rolberli animabus. Quod conccssil Guillelinus frater ejus. Testes: Baderon,
Roscelinus horao ejus, Silvesler filius Eudonis, Rainaldus filius Conslancii, Gla-
loius. » (Arch. dép. de Maine-et-Loire,, Livre Blajic de Saint-Florent de Saumur, fol.
78 V'.) — Ce texte est inédit.
2 D. Morice, Preuves de l'Histoire de Bretagne, I, 683 et 686.
3 « Roberlus presbyter de Fresneia. » Id. Wid., 687.
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CANTON DE CANCALÈ. 409
Enfin, d'après une bolle du pape Boniface VIII (1294-1303), le
chapitre de Dol possédait en la Fresnaie des prairies étendues,
ûiies prés aux Chanoines , et un autre domaine appelé la métairie
de la vicomtesse Roianteline *.
VU. — HIREL.
Il y a lieu de croire que la paroisse de Hirel n'est pas moins an-
cienne que sa voisine , celle de la Fresnaie , c'est-à-dire qu'elle
remonte au moins à la seconde moitié du xi© siècle. Toutefois,
jusqu'ici, la plus ancienne mention que nous en ayons pu troqver
ne date que de la fin du xii® siècle, et se rencontre dans l'enquête
de 1181 pour le recouvrement des biens de l'archevêché de Dol.
Cette enquête nous apprend que l'évêque de Dol — qui portait
encore alors le titre d'archevêque — possédait les deux tiers de la
dîme de la paroisse de Hirel, que ces deux tiers étaient déposés
dans la maison d'un particulier appelé Chaussegrise {Grisa Caliga),
mais restaient à la disposition du prélat.
On y trouve aussi le nom des deux prêtres qui desservaient en ce
temps-là l'église de Hirel : ils s'appelaient Gautier Bodin et Ruellon.
Et l'on y voit figurer un chevalier, dit Geoffroi de Hirel (Gaufridus
de Hirel) ^ qui, d'après ^n nom {de Hirel), devait être dans cette
paroisse le principal vassal de l'évêque de Dol ; car, de tout temps
et jusqu'en 1789, le territoire de Hirel relevait de la seigneurie
temporelle attachée à ce siège, ou (comme on disait alors) du
régaire de DoP.
La famille de Hirel, à laquelle appartenait ce Geoffroi, ne semble
avoir eu, d'ailleurs, ni longue durée ni grand éclat. On en voit
pourtant quelques membres mentionnés dans les actes de Bretagne
* \o\r Bulletin de la Société archéologique d*Ilk-et'Vilaine, t. II (année 1862), p.
215.— Quoique ceUe bulle, comme toutes les bulles, soit écrite en latin, le nom
de notre paroisse ne s'y montre que sons cette forme française la Fresnée; dans
Tenquêle de 1181 , il est en latin sous la forme dérivéç Fresneia» et, dans la notice
du XI' siècle, sous la forme primitive. Fraâ;in6^am.
' D. Morice, Preuves de V histoire de Bretagne, I, 686.
TOME XXIX ( IX DE LA 3« SÉRIE. ) 27
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410 ORIGINES PAROISSIALES.
recueillis par nos Bénédictins, par exemple, un Jean de Hirel, cheva-
lier, en 1196, et dans deux tilres de la fin du xii^ ou du commen-
cement du xiiie siècle, deux bienfeiteurs de l'abbaye de la Vieu-
ville, près Dol, appelés, Tun Judicaël ou Giquel de Hirel, l'autre
Guillaume de Hirel. Enfin, dans une montre de Thôtel de Bertrand
du Guesdin, de Tan 1370, on trouve encore , parmi les hommes
d'armes qui suivaient la bannière du connétable, un Jean de
Hirel K
Dans le clergé, nous rencontrons un troisième Jean de Hirel,
chanoine de Dol en 1235 et 1241 % et, cent ans plus tard, en 1340,
un Roland de Hirel, chapelain de l'église de Dol, qui desservait la
chapelle du Crucifix et prenait le titre de curé^. Hais je ne sais si
l'on doit mettre ces deux derniers parmi les membres de la famille
de Hirel, car souvent, au moyen âge, les gens d'église, même
d'extraction plébéienne, prenaient le nom de leur paroisse natale
à litre de surnom individuel , sans y prétendre aucun droit comme
nom patronymique.
Ajoutons, pour en finir, que d'après l'enquête de 1181 , tous les
lais de mer, et en général toutes les grèves de la paroisse de Hirel
{qnocumque mare ascendit vel descendit) étaient du domaine de
l'évêque de Dol *, et que , suivant la bulle du papeBoniface VUI,
déjà citée à l'article de la Fresnaie, le chapitre de Dol possédait
une terre de 80 acres, avec bâtiments d'exploitation en Hirel et le
Vivier, et une pêcherie ea mer sur le rivage de ces deux paroisses *.
Arthur de la Borderie.
* Dom Morice, Preuves de Vhist. de Bret., 726, 773, 784, 1644.
2 Id. Ibid., 889, 920.
3 . Rollandus de Hirel , capellanus deserviens capell» Crucifixi , curatus in eccle-
sia Dolensi. » (D. Morice, Preuves, I, 1406.)
^ Id. ibid., 686.
* Bulletin de la Société archéologique d'ÏUe-et^Vilaine, Il (année 1862), p. 215.
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CHRONIQUE
Sommaire. — La Vendée représentée à la Commune par le citoyen Allix.
— Pourquoi un antre Vendéen , M. Emile Beaussire , a été emprisonné.
— Eloge non suspect de la Restauration. — Paris en feu! — Les prières
publiques. — Mï'e Clémence Dubreuil.
La Vendée a eu le triste avantage de compter un de ses enfants parmi
les membres de la Commune, le citoyen Allix, de Fontenay-le-Comte, le
citoyen Allix, inventeur des Escargots sympathiques^ un fou patenté, qui
est sorti de Charenton pour diriger une des mairies de Paris , pour com-
mander un bataillon de la garde nationale et pour trôner à THôtel-deVille.
Il est reçu que nous sommes le peuple le plus spirituel de la terre et que
les Parisiens sont les plus spirituels de tous les Français. Nous le voulons
bien, et nous nous bornons à demander que Ton nous cite une peuplade
iroquoise ou huronne, chez laquelle on ait vu jamais chose plus boufifonne,
plus inepte, et, tranchons le mot, plus bêle. — Quant au citoyen Allix,
échappé de Charenton , qu'on l'y replace , et que tout soit dit.
Un autre de nos, compatriotes, M. Emile Beaussire, de Luçon, a eu
l'honneur d'être arrêté par les sbù-es de la Commune et jeté à la Concier-
gerie, pour avoir fait noblement son devoir. Professeur de philosophie au
lycée Charlemagne, il n'avait pas voulu abandonner son poste après l'in-
surrection du 18 mars. Le 1er mai, il publia dans la Revue des Deux
Mondes un article intitulé : le Procès entre Paris et la Province, Ecrit
sur un sujet brûlant , au milieu des émotions terribles de la guerre
civile, au bruit du canon et de la mousqueterie, cet article est bien d'un
philosophe: il est sage, raisonnable, froidement et purement écrit, tel
qu'il aurait pu l'être dans un temps calme. C'est là le reproche que nous
lui ferions, ^ous y voudrions un peu plus de flamme , et il ne nous eût
pas déplu de retrouver sur ces plages le reflet des lueurs sanglantes qui
éclairaient, à cette heure fatale , l'horizon de Paris. Tel qu'il est, l'article
de M. Beaussire est un acte honnête et courageux. Nous aimons à en re-
produire ces lignes qui, lues en province, nous paraissent toutes simples,
mais qui, écrites et publiées à Paris le lef mai 1871 , honorent singuliè-
rement leur auteur:
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412 ' CHRONIQUE.
« Il s'en faut de beaucoup que Paris soit représenté par sa prétendue
Commune ; il ne Test pas davantage par l'armée cosmopolite qui combat
pour elle, quelques avantages que donnent au recrutement de cette armée
la solde , la contrainte et l'apparence des convocations régulières au sein
d'une organisation toute formée.» — Dame Commune, composée de
membres qui n'avaient cessé dé réclamer la liberté illimitée de la presse,
a jugé que ces lignes ne pouvaient être expiées que par la suppression de
la Revue qui les avait admises et par l'emprisonnement de l'écrivain qui
les lui avait fournies. Nous apprenons, avec une satisfaction bien vive,
que notre éminent compatriote a été mis en liberté la veille de l'entrée
de nos troupes dans Paris ; nous savons aussi qu'il avait supporté les jours
de captivité , qui pouvaient avoir pour lui et ses nobles compagnons un si
horrible lendemain, avec une sérénité d'àme admirable, avec le calme
qui sied à un homme d'honneur heureux de souffrir pour avoir accompli
son devoir.
Dans ce même numéro de la Revue des Deux Mondes^ M. Emile Beaus-
sire a publié un autre article , dont la Revue de Bretagne et de Vendée ne
peut se dispenser de parler : il est consacré à l'examen de l'ouvrage de
notre collaborateur, M. Edmond Biré, sur Victor Hugo et la Restauration,
Si nous ne no^is trompons , ce livre a déjà deux ans de date ; M. Beaussire
a pu cependant en parler dans le dernier numéro de la Revue des Deux
Mondes sans commettre un trop gros anachronisme : cet ouvrage de
M. Biré est, en effet, plus que jamais de circonstance : il a pour objet de
rappeler comment la France , écrasée par des défaites , a pu remonter^
d'une façon aussi rapide que brillante, du fond de l'abîme au^sommetde
la prospérité. Il pourrait être intitulé : Comment un peuple se relève.
Hélas ! quel sujet fut jamais plus de circonstance?
Ce que l'auteur de Victor Hugo et la Restauration a voulu faire , ce
n'est point une démonstration , à coup sûr inutile , que les prétentions de
M. Victor Hugo à l'exactitude historique étaient sans fondement; il s'est
proposé de faire, sous une forme dédaignée des historiens, sous la forme
purement anecdolique , un plaidoyer en faveur de la Restauration. Si le
plaidoyer se lit avec intérêt, s'il porte la persuasion chez beaucoup de
lecteurs, s'il ébranle chez d'autres des convictions contraires, des pré-
jugés profondément enracinés, notre collaborateur a atteint son but. C'est
ce que reconnaît M. Emile Beaussire , dans la remarquable appréciation
qu'il a faite de l'ouvrage de M. Edmond Biré. Il ne se contente pas de le
proclamer, il le prouve en terminant son article par un éloge de la Res-
tauration, d'autant plus frappant sous la plume de M. Beaussire, que cet
écrivain ne saurait être suspecté de faiblesse pour le gouvernement des
Bourbons :
» La Restauration succomba après quinze ans, mais non sans laisser, avec le sou-
venir de fatales erreurs, des litres de gloire qui valent bien ceux de l'Empire, et quê
n*a surpassés aucun des gouvemcmenls qui ont suivi. C'est sous ses auspices que la
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CHRONIQUE. 413
liberté politique s'est constituée pour la première fois en France d'une façon durable,
que la tribune française s'est ré?eillée avec éclat après un long silence, et que la
littérature française, également endormie sous un despote, a retrouvé dans tous les
genres une vie nouvelle. Il faut souhaitei ) la République, rétablie dans des condi-
tions analogues, d'acquérir une gloire égale, en évitant les mêmes fautes et la même
catastrophe; mais il restera toujours un avantage à la Restauration: si elle a subi,
à ses débuts, la hoijto de l'occupation étrangère et du démembrement de la France,
«lie n'y a pas joint dans le même temps , sous les yeux du vainqueur, celle de la
guerre civile ! »
Le souhait que M. Emile Beâussire forme ici pour la République part à
coup sûr d*une âme honnête et d'un cœur généreux. Mais M. Beâussire
oserait-il répondre qu'il a l'espoir, même le plus léger, que ce souhait de
prospérité, de grandeur et de gloire, adressé à la République, ait la
moindre chance d'être rempli ?
— Au moment où nous achevons ces lignes, une épouvantable nou-
velle nous arrive : les monstres , dont nos héroïques soldats allaient enfin
triompher, ont voulu détruire Paris par la flamme ! Les mains ineptes qui
avaient renversé l'hôtel de M. Thiers et la colonne Vendôme, ont, redou-
blant de scélératesse, mis le feu dans les plus beaux et les plus anciens
monuments de la capitale; et les Tuileries, le Louvre, le Palais- Royal ,
l'Hôtel de Ville, et bien d'autres, sans compter dA milliers de maisons
particulières, ne sont plus, hélas ! que d'affreux décombres !... C'est un
désastre horrible, irréparable, sans précédent au monde, c J'ai pleuré,
écrit un témoin oculaire, en voyant Paris ruiné, perdu, déshonoré!...
Quel désespoir s'est emparé de tous ceux qui, comme moi, ont assisté à
ce crime immense! »
Que nous reste-t-il à faire? Invoquer la clémence divine, qui a permis
que toutes ces catastrophes se déchaînassent sur notre malheureuse et
coupable nation. De quel cœur tous les Français ne devraient-ils pas s'unir
aux prières publiques que l'Assemblée nationale vient de voter, sur la
demande d'un des héros de Patay, d'un Breton d'adoption , M. de Gazenove
de Pradine, gendre et frère des deux Bouille !
Ah ! puisse le Ciel ne pas rester sourd à nos ardentes et unanimes sup-
plications ! Puisse-t-il nous rendre ces deux biens , sans lesquels c'en est
fait de notre France : la paix et l'honneur !
Louis de Kerjean.
— Une pauvre institutrice de la Vendée, MUe Clémence Dubreuil, vient
de mourir à Saint-Michel-en-l'Herm, à l'âge de trente-et-un ans. Si sa
carrière fut trop modeste pour qu'elle connût tous les orages de la vie,
sa courte existence n'en fut pas moins tourmentée par des tracasseries et
des ennuis, auxquels une mauvaise santé vint ajouter encore. Elle de-
manda des consolations à la poésie, et trouva, dans la culture des lettres,
de nobles délassements à ses chagrins. Peu soucieuse de célébrité , elle
ne confia les essais de sa muse qu'à de rares amis, et, si deux de ses
pièces ont été publiées dans Y Annuaire de la Société d'émulation de la
Vendée, c'est à l'indiscrétion de l'un d'eux qu'elle le doit.
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LETTRE DE M'^ LE COBfTE DE CHAMBORO
Comme vous, mon cher ami, j'assisle, Tâme navrée', aux
cruelles péripéties de celte abominable guerre civile qui a suivi de
si près les désastres de l'invasion.
Je n'ai pas besoin de vous dire combien je m'associe aux tristes ré-
flexions qu'elle vous inspire et combien je comprends vos angoisses.
Lorsque la première bombe étrangère éclata sur Paris, je ne
me suis souvenu que des grandetirs de la ville où je suis né. J'ai
jeté au monde un cri qui a été entendu. Je ne pouvais rien de plus,
et, aujourd'hui comme alors, je suis réduit à gémir sur les hor-
reurs de cette gueiqp fratricide.
Mais ayez confiance , les diOicuUés de cette douloureuse entre-
prise ne sont pas au-deséus de l'héroïsme de notre armée.
Vous vivez, me dites- vous, au milieu d'hommes de tous les par-
tis, préoccupés de savoir ce que je veux, ce que je désire, ce que
j'espère.
Faites-leur bien connaître mes pensées les plus intimes, et tous
les sentiments dont je suis animé.
Dites-leur que je ne les ai jamais trompés, que je neles trom-
perai jamais, et que je leur demande, au nom de nos intérêts les
plus chers et les plus sacrés, au nom de la civilisation, au nom du
monde entier, témoin de nos malheurs, d'oublier nos dissensions,
nos préjugés et nos rancunes.
Prémunissez-les contre les calomnies répandues dans l'intention
de faire croire que, découragé par l'excès de nos infortunes, et
désespérant de l'avenir de mon pays , j'ai renoncé au bonheur de
le sauver.
Il sera sauvé le jour où il cessera de confondre la licence avec la
liberté; il le sera surtout, quand il n'attendra plus son salut de
ces gouvernements d'aventure qui, après quelques années de fausse
sécurité, le jettent dans d'effroyables abîmes.
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LETTHE de Hfr LE COMTE DE CHAMBORD. 415
Au-dessus des agitations de la politique, i) y a une France qui
souffre, une France qui ne veut pas périr, et qui ne périra pas, car
lorsque Dieu soumet une nation à de pareilles épreuves, c'est qu'il
a encore sur elle de grands desseins.
Sachons reconnaître enfin que l'abandon des principes est la
vraie cause de nos désastres.
Une nation chrétienne ne peut pas impunément déchirer les
pages séculaires de son histoire, rompre la chaîné de ses tradi-
tions, inscrire en tête de sa constitution la négation des droits de
Dieu, bannir toute pensée religieuse de ses codés et de son ensei-
gnement public.
Dans ces conditions, elle ne fera jamais qu'une halle dans le désor-
dre, elle oscillera perpétuellement entre le césarisme et l'anarchie,
ces deux formes également honteuses des décadences païennes,
et n'échappera pas au sort des peuples infidèles à leur mission.
Le pays l'a bien compris, quand il a choisi pour mandataires des
hommes éclairés comme vous sur les besoins de leur temps, mais
non moins pénétrés des principes nécessaires à toute société qui
veut vivre dans l'honneur et dans la liberté.
C'est pourquoi, mon cher ami, malgré ce qui reste des préjugés,
tout Je bon sens de la France aspire à la monarchie. Les lueurs de
l'incendie lui font apercevoir son chemin ; elle sent qu'il lui faut
l'ordre, la justice, l'honnêteté, et qu'en dehors de ta monarchie
traditionnelle, elle ne peut rien espérer de tout cela.
Combattez avec énergie les erreurs et les préventions, qui trouvent
un accès trop facile , jusque dans les âmes les plus généreuses.
On dit que je prétends me faire décerner un pouvoir sans limite.
Plût à Dieu qu'on n'eût pas accordé si légèrement ce pouvoir à ceux
qui, dans les jours d'orage, se sont présentés sous le nom de sau-
veurs ! Nous n'aurions pas la douleur de gémir aujourd'hui sur les
maux de la patrie.
Ce que je demande, vous le savez, c'est de travailler à la régé-
nération du pays, c'est de donner l'essor à toutes ses aspirations
légitimes, c!est, à la tête de toute la maison de France, de présider
à ses destinées , en soumettant avec confiance les actes du Gouver-
nement au sérieux contrôle de représentants librement élus.
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416 LETTHE DE W^ LE COMTE DE GHAMBORD.
On dit que la monarchie traditionnelle est incompatible avec
Tégalité de tous devant la loi.
Répétez bien que je n'ignore pas à ce point les leçons de l'his-
toire et les conditions de la vie des peuples. Comment tolérerais-je
des privilèges pour d'autres, moi qui ne demande que celui de con-
sacrer tous les instants de ma vie à la sécurité et au bonheur de la
France, et d'être toujours à la peine, avant d'être avec elle à
rhonneur.
On dit que l'indépendance de la papauté m'est chèr^, et que je
suis résolu à lui obtenir d'efficaces garanties. On dit vrai.
La liberté de l'Eglise est la première condition de la paix des
esprits et de l'ordre dans le monde. Protéger le Saint-Siège fut tou-
jours l'honneur de notre patrie, et la cause la plus incontestable
de sa grandeur parmi les nations. Ce n'est qu'aux époques de ses
plus grands malheurs que la France a abandonné ce glorieux
patronage.
Croyez-le bien , je serai appelé , non-seulement parce que je suis
le droit, mais parce que ye suis l'ordre, parce que je suis la réforme,
parce que je suis le fondé de pouvoirs nécessaire pour remeltreen sa
place ce qui n'y est pas, et gouverner avec la justice et les lois, dans
le but de réparer les maux du passé et de préparer enfin un avenir.
On se dira que j'ai la vieille épée de la France dans la main , et
dans la poitrine ce cœur de Roi et de père qui n^a point de parti.
Je ne suis point un parti, et je ne veux pas revenir pour régner
par un parti. Je n'ai ni injure à venger, ni ennemi à écarter, ni
fortune à refaire, sauf celle de la France ; et je puis choisir partout
les ouvriers qui voudront s'associer loyalement à ce grand ouvrage.
Je ne ramène que la religion , la concorde et la paix ; et je ne
veux exercer de dictature que celle de la clémence ; parce que dans
mes mains, et dans mes mains seulement, la clémence est encore
la justice.
Voilà, mon cher ami, pourquoi je ne désespère pas de mon
pays , et pourquoi je ne recule pas devant l'immensité de la tâche*
La parole est à la France, et l'heure à Dieu.
HENRL
8 mai 1871.
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BIOGRAPHIES VENDÉENNES
FRANÇOIS VIÈTE
Les lettres et les sciences procèdent d'aptitudes bien différentes;
les unes demandent plus à l'esprit et au sentiment, les autres plus
à la raison. L'imagination, sans laquelle les premières perdent une
partie de leurs charmes, est sévèrement proscrite par les secondes.
Aux unes, les brillantes parures, les pensées fines, gracieuses, su-
blimes, l'expression délicate, harmonieuse, élevée ; aux autres, une
mise sévère, le raisonnement ne s'écartant jamais de la logique, le
mot propre et net, sans image et sans figure. Leur allure est si dif-
férente, que, bien qu'il n'y ait pas absolument incompatibilité entre
elles, il est rare qu'un savant mathématicien soit un grand écri-
vain. Quelle différence encore dans leur action sur la société ! Les
chefs-d'œuvre de la littérature, élèvent l'âme, ouvrent à l'esprit de
nouveaux horizons, rendent l'homme meilleur, en stigmatisant ses
travers, ses défauts et ses vices. Mais, à côté de la littérature saine
et moralisante, s'élève toute une littérature perverse^ faisant appel
aux instincts grossiers , aux appétits sensuels, aux mauvaises pas-
sions, à la partie animale de l'homme, littérature d'autant plus dan- ,
gereuse qu'ayant à son service le sophisme et le paradoxe, elle sé-
duit les esprits faibles et quelquefois même les cœurs généreux. Il
en est tout autrement de la science. Si , par son application à l'in-
dustrie et aux arts, elle peut, dans certains cas, surexciter les inté-
rêts matériels, elle travaille toujours à améliorer la condition des
TOME XXIX (IX DE LA 3e SÉRIE ). 28
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418 FRANÇOIS VIÈTE.
hommes par ses découverles ; et, par les relations internationales
qu'elle établit entre les peuples, elle est profitable à l'humanité
tout entière. Il est possible même qu'en rapprochant les hommes,
elle dissipe les préventions et les haines qui trop longtemps ont
régné entre les nations, et que, touchant ainsi à leur côté moral,
elle les rende meilleurs. D'ailleurs, bien difierentes d^s lettrQs,
elles ne soulèvent, les sciences exactes du moins, aucune contro-
verse. Devant une démonstration mathématique, chacun s'incline et
nul n'ose contester. Les calculs de Laplace et de Lagrange, les dé-
couvertes d'Arago et de Gay-Lussac, ne trouvent pas de contradic-
teurs dans le monde savant.
Poursuivons le contraste, et, ne considérant plus que l'impulsion
donnée aux lettres Qt aux sciences par ceux qui les ont cultivées,
voyons ce que la postérité en a recueilli , en tant que progrès litté-
raire ou scientifique. Après les pères, examinons ce qu'ont été les
enfants. N'est-il pas vrai qu'aux siècles où les lettres ont été le plus
florissantes, ont souvent succédé des jours où elles ont jeté un
moins vif éclat; que les grandes époques ont eu leur décadence ;
que les grands écrivains ont été suivis d'écrivains médiocres? Les
sciences ne se comportent point ainsi. A moins d'une invasion de
barbares qui les «refoule ou les enveloppe des ténèbres épaisses de
la superstition, leurs conquêtes tombent dans le domaine public, et
chaque génération en recule les limites. C'est un empire s'étendant
tous les jours, un héritage devenant plus riche par ses transmissions,
un trésor qui augmente à mesure que l'on y puise. Les découvertes
de la science vont donc tout entières à la postérité, et, chaque siècle
y apportant son contingent, la fortune des contemporains est tou-
jours plus grande que celle de leurs devanciers. Il n'est pas d'éco-
lier qui, le jour où il reçoit son diplôme de "bachelier, n'en sache
plus, en géométrie, en physique et en chimie, que n'en savaient
Euclide, Réaumur et Lavoisier. Aussi, pendant que les grands poètes
et les grands écrivains de l'antiquité continuent à faire les délices
des hommes de goût, pendant qu'Homère
> Est jeune encor de gloire et d'immorlaUté ,
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FRANÇOIS VIÈTE. 419
parmi les savants de la Grèce et de Rome, dont le nom a surnagé
au fleuve de l'oubli, combien y en a-t-il aujourd'hui qui trouvent
des lecteurs ? Dans notre outrecuidance et notre ingratitude, n'al-
lons pas pourtant mépriser ces grands initiateurs de la science,
n'allons pas, nous, Vendéens, perdre la mémoire d'un de nos com-
patriotes dont le nom devrait figurer à la suite de ceux de Newton,
Descartes et Leibnilz, du mçithémalicien François Viète.
François Viète a vu le jour à Fontenay, en 1540. La même année
vit naître, dans la même ville, deux de ses plus grandes illustra-
tions, l'une scientifique et l'autre littéraire, l'inventeur de l'algèbre
et l'un des auteurs de la Satire Mmippèe^ Nicolas Rapin. Quoique
par la suite ils aient suivi des voies différentes, leurs premières
études furent les mêmes, et, dans le cours de leur vie, ils durent
se rencontrer plus d'une fois , puisqu'ils suivirent la même poli-
tique.
Viète appartenait à une famille bourgeoise qui prit grand soin de
son éducation. L'esprit précoce et le goût pour le travail de l'enfant
annoncèrent de bonne heure ce que serait l'homme. Après avoir
terminé de la manière la plus brillante ses études classiques, il alla
faire son droit à Poitiers et en revint avocat à vingt ans. Il ne son-
geait alors qu'à prendre rang au barreau de Fontenay. Il est à
croire qu'il s'y fit remarquer parmi les meilleurs, puisque, un an
seulement après y avoir été inscrit, une affaire d'une grande impor-
tance lui fut confiée. Éléonore d'Autriche, veuve de François I^»*, ve-
nait de mourir en Espagne ; quoiqu'il n'eût encore que vingt et un
ans, Viète fut choisi pouf la liquidation des fermages du Poitou
affectés au douaire de celte princesse.
Pendant sept ans qu'il resta attaché au barreau de Fontenay,
Viète utilisa ses loisirs, en appliquant à la lecture d'Euclide, d'Ar-
chimède, de Diophante, de Ptolémée, la connaissance qu'il avait
des langues anciennes. C'est en étudiant ces auteurs que naquit sa
vocation pour les mathématiques. Le désir de les apprendre l'en-
traîna à Paris, Fontenay étant loin de lui offrir les ressourees qui
lui étaient nécessaires pour s'y instruire. 11 y arriva en 1567. Son
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420 FRANÇOIS VIÈTE.
cousin, Barnabe Brisson , l'avait précédé de plusieurs années ; dans
ce moment, il était un des membres les plus illustres du Parle-
ment. Transporté au Ibyer de toutes les lumières, Viète se livra à
ses nouvelles éludes avec l'ardeur que- Ton y mettait au xvie siècle.
Au dire de plusieurs auteurs, son esprit se passionna à tel point
pour elles, qu'il y consacra ses jours, ses nuits, oubliant souvent
l'heure des repas et ne mangeant que pour soutenir ses forces.
Comme il ne voulait pas abandonner une carrière où il avait dé-
buté avec beaucoup d'éclat et qui pouvait un jour lui offrir une
grande position dans la magistrature, qu'il pouvait faire marcher de
front l'étude de la jurisprudence et celle des mathématiques, il alla
occuper une place de conseiller au parlement de Bretagne, qu'il
.obtint probablement par le crédit de Barnabe Brisson. On l'y voit
figurer le 6 avril 1574. Quels motifs lui firent abandonner ce poste?
Probablement les agitations du temps, auxquelles il ne sera point
resté étranger. Il quitta Rennes pour venir chercher un refuge à
Beauvoir-sur-Mer, près de Françoise de Rohan. Cest dans celle
retraite qu'il composa le Canon mathematicits et le Liber singularis
tmiversalium inspecHonum ad canonem mathematicum ^ deux des
savants ouvrages qui ont fait passer son nom à la postérité.
Viète dut se rencontrer avec son compatriote Rivaudeau, que
Françoise de Rohan avait aussi en grande estime, depuis surtout
qu'il avait abjuré la religion catholique pour embrasser la réfornie.
Rivaudeau habitait le manoir de la Groizardière, dans le voisinage
de Beauvoir.
Plongé dans l'étude des mathématiques qui l'absorbait tout en-
tier, Viète laissa passer l'orage. En 158*0, le traité de Fleix ayant
mis fin pour un temps aux guerres religieuses et rapproché les par-
tis, René et Françoise de Rohan profilèrent de cette embellie pour
le faire nommer maître des requêtes de Henri III. Il remplit ces
fonctions jusqu'en 1584. Mais après la mort du duc d'Anjou, la
Ligue ne voulant pas que le roi conservât auprès de lui un homme
qui comptait des amis parmi les réformés, il fut disgracié. Viète se
retira de nouveau au château de Beauvoir, protégé par Françoise de
Rohan et sa belle-sœur, Catherine de Parlhenay. Il dut la vie à ces
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FRANÇOIS VIÈTE. 421
deux grandes dames dont la main s'ouvrit aussi pour le soulager
dans l'infortune.
Dans quelle circonstance Viète fut-il sauvé par ses illuslres pro-
lectrices, et quels furent ses ennemis? Les recherches auxquelles
nous nous sommes livré li'ont pu nous l'apprendre. Catholique,
tomba-t-il entre les mains des prolestants qui lui auraient fait un
mauvais parti sans une puissante intervention ? ou bien, comme il
était tolérant et sage, puisqu'il faisait partie du groupe des poli-
tiques, ses coreligionnaires l'accusèrent-ils de trahison ? Quoique
Catherine de Parthenay fût une calviniste ardente, elle avait l'âme
trop élevée, elle aimait trop la science, pour ne pas, en dehors de
tout esprit politique et religieux, défendre son plus glorieux'repré-
sentant. Pour le fait en lui-même, le doute n^est pas permis, puis-
que Viète a consigné le témoignage de sa reconnaissance dans une
page que l'on trouve dans ses œuvres.
Le Béarnais fit de grands efforts, auprès du roi et de sa mère,
pour que la place dont il avait été dépouillé lui fût rendue *. Efforts
inutiles! Dans ce moment, sa recommandation ne pouvait être que
nuisible à celui qui en était l'objet. Lorsque Henri III, ^rompant
avec la Ligue qui voulait le renverser, se fut rapproché du roi de
Navarre, Viète ne fut pas plus heureux et ne put pas rentrer dans
ses bonnes grâces. Après la mort de ce prince, Henri IV le nomma
membre du parlement, réuni à Tours.
Depuis longtemps, Viète était entré dans ce parti d'hommes sages
et éclairés, auquel l'histoire n'a pas toujours rendu justice. Les
* « MoDseigneur, il y a quelque temps qu'à la considération et prière trés-
humble de mon oncle de Rohan, et de ma lanle la duchesse de Lodunois, sa sœur,
il vous pleust accorder un estai de conseiller et mestre des requestes ordinaires à
M. Frauçois Viette, de l'exercice duquel il a été discontinué par des considérations
que Votre Majesté pourra entendre, et d'autant. Monseigneur, outre que le dict
Viette est personnage très-capable, je l'ai toujours connu si affectionné aux affaires
de mon dict oncle, que je supplie très-humblement Votre Majesté que le dict Viette
soit remis à l'exercice de son dict estât, et je participerais à l'cbligalion de mon
dict oncle et tante', pour vous en rendre, Monseigneur, très-humble et perpétuel
service , et de pareil cœur que je prie Dieu , Monseigneur, vous conserver en par-
faite santé , heureuse et longue vie. Votre bien obéissant sujet et serviteur, Henri. »
— Lettres missives de Henri IV, publiées par M. Berger de Xivrey.
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422 FRANÇOIS VIÊTE.
politiques étaient alors les seuls citoyens que n'aveuglait point
l'esprit de parti. Egalement éloignés du fanatisme de la Ligue et des
exigences des réformés, ils n'avaient point encore de gros batail-
lons enrôlés sous leur bannière; mais, s'ils étaient faibles par le
nombre, s'ils n'avaient pas pour eux la force brutale, s'ils s'effa-
çaient dans le présent, ils savaient bien que l'esprit public, dégoûté
des misères dans lesquelles la France était plongée depuis long-
temps, se retournerait un jour de leur côté pour leur confier ses
destinées. Le jour où Henri IV fut sur le trône, c'est-à-dire le jour
où Paris lui ouvrit ses portes, ce fut parmi les politiques qu'il choi-
sit ses conseillers les plus fidèles. C'est à ce titre que Vièle fut
nommé membre du conseil privé.
Pendant son séjour à Tours, il avait publié plusieurs de ses
traités de mathématiques. C'est aussi dans cette ville qu'il pénétra
le mystère des correspondances espagnoles. Ce ne fut donc pas seu-
lement en qualité de jurisconsulte qu'il rendit des services à son
souverain ; l'habitude de résoudre les problèmes les plus ardus que
l'étude des mathématiques lui avait donnée, lui permit de décou-
vrir des secrets dont la connaissance fut d'une grande importance
pour l'Etat.
Il y avait longtemps que le gouvernement espagnol se servait de
signes particuliers pour correspondre avec les gouverneurs de ses
immenses possessions. Ayant des intérêts dans le monde entier, il
était bien difficile qu'il n'eût pas de difficultés avec quelques Etats,
et, dans ce cas, il ne voulait pas que ses projets fussent connus à
l'avance de ceux qui n'auraient pas manqué de les contrecarrer.
Quand il craignait qu'à force d'études on ne se trouvât sur la trace
de la véritable interprétation à donner à ses figures , il les chan-
geait, et déroutait ainsi les déchiffreurs les plus habiles. Ce n'était
pas une petite affaire , car il lui fallait alors donner à tous ses agents
la clef de la nouvelle langue. Pour le moment, cette langue était
composée de plus de cinq cents figures, et les Espagnols s'en ser-
vaient avec avantage dans la guerre qu'ils faisaient à la France.
Leurs messagers étaient-ils arrêtés par nos soldats? Nous n'a-
vions rien à y gagner, puisque nous étions inhabiles à traduire des
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FRANÇOIS VIÈTE. 423
hiéroglyphes que ne pouvaient pas non plus interpréter ceux qui en
étaient porteurs, et dont, par conséquent, il était impossible de
rien obtenir, soit par les menaces, soit par les séductions. Une telle
manière de correspondre n'était pas nouvelle, puisque, en lisant
rhistoire sainte, nous, en trouvons des exemples. Henri IV avait
bien confié aux paléographes de son temps, pour qu'ils cherchassent
à les déchiffrer, les lettres qu'il avait saisies et dont il lui importait
de connaître le contenu , mais les plus habiles y avaient perdu leur
temps.
Le roi songea alors à Viète. Bien que les abstractions de l'algèbre
fussent étrangères à cette étude , le savant mathématicien se mit à
l'œuvre , et trouva sans peine la clef d'une langue qui lui devint
bientôt familière. Il en instruisit Dulys, son secrétaire , pour qu'à
son défaut, rien des lettres interceptées ne restât inconnu. Les
esprits curieux peuvent, en consultant la collection de Dupuy,
t. DCLXi, apprendre le procédé que Viète mit en usage pour arri-
ver à la découverte dont nous venons de parler. Ce procédé est des
plus simples et ne demande pas de grands efforts d'imagination.
Mais les choses les moins compliquées ne sont pas toujours celles
que l'esprit saisit le plus facilement; il s'égare souvent dans des
recherches lointaines, quand il a sous la main l'explication du pro-
blème. C'est pour le mettre à portée de tout le monde , que Viète
publia un traité sur sa méthode.
La découverte de Viète offrit de grands avantages à Henri IV, et
fut un désappointement pour les Espagnols qui , pendant deux ans,
virent toutes leurs entreprises déjouées. Ayant appris que les Fran-
çais étaient parvenus à découvrir un secret qu'ils croyaient impéné-
trable, ils ne trouvèrent d'autre explication à un fait qui leur parais-
sait si extraordinaire que de l'attribuera la connaissance des sciences
occultes. Ils dénoncèrent donc le roi à toute l'Europe, comme cou-
pable de magie , et voulurent le citer devant la cour de Rome. Loin
d'obtenir le succès qu'ils en attendaient, leur dénonciation les ren-
dit l'objet de la risée universelle. Viète n'encourut point l'excom-
munication de l'Eglise, et trouva, en France, de nombreux admi-
rateurs. Nommé interprète et dédiiffreur du roi, il reçut, à cette
occasion, des lettres de noblesse.
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424 FRANÇOIS VIÈTE.
Adrien Romain tenait alors le sceptre de la science. De Wisbourg,
où il demeurait, il avait envoyé à tous les mathématiciens de l'Eu-
rope un problème à résoudre. C'était un défi qu'il leur jetait, bien
persuadé qu'il était que personne n'en trouverait la solution. Le
savant hollandais se trompait. Vièle ne l'eut pas plutôt sous les yeux,
qu'il en pénétra le mystère , et qu'il en envoya la solution à son
auteur *. Voilà le récit que Tallemant des Réaux nous a laissé de ce
tournoi scientifique :
a Du temps de Henri IV, un Hollandais nommé Adrianus Roma-
ïius, savant aux mathématiques, mais non pas tant qu'il croyait, fit
un livre où il mit une proposition qu'il donna à résoudre à tous
les mathématiciens de l'Europe. Or, en un endroit de son livre, il
nommait tous les mathématiciens de l'Europe, et n'en donnait pas
un à la France : il arriva, peu de temps après, qu'un ambassadeur
des Etats vint trouver le roi à Fontainebleau. Le roi prit plaisir à
lui en montrer toutes les curiosités , et lui disait les gens excellents
qu'il y avait en chaque profession dans son royaume.
y> — Mais, sire, lui dit l'ambassadeur, vous n'avez point de ma-
thématicien, car Adrianus Romanus n'en nomme pas un de fran-
çais dans le catalogue qu'il en fait.
> — Si fait, si fait, dit le roi, j'ai un excellent homme. Qu'on
m'aille quérir M. Viète. /
» M. Viète avait suivi le conseil, il était à Fontainebleau. l\ vient.
L'ambassadeur avait envoyé chercher le livre d'Adrianus Romanus.
On montre la proposition à M. Viète, qui se mit à une des fenêtres
de la galerie où ils étaient alors, et, avant que le roi en sortît, il
écrivit deux solutions avec du crayon. Le soir, il en envoya plu-
sieurs à cet ambassadeur, et ajouta qu'il loi en donnerait tant "qu'il
lui plairait, car c'était une de ces propositions dont les solutions
* Il lui écrivait à celle occasion :
« Si lolo lerrarum orbe non errai Adrianus Romanus , dum malhemalicos lolius
lerrarum orbis unius sui problemalis solulione vix censet idoneos, nunc ille saltem
Galliasnec Galliarum Lycia suo dimensus radio : cédai Romana Belga, cedat Roma-
nus Belgse, via sinel Gallus a Romano vel Belga gloriam suam prseripi. Ego qui
malhematicum non proûleor, sed quum si quand6 vacat, déleclant malhematicis
sludia, problema Adrianicum ullegi, ul solvi, necme malus absluUt error. »
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FRANÇOIS VIÉTE. 425
sont infinies. L'ambassadeur envoie ces solutions à Adrianus Roma-
nus qui, sur l'heure, se prépare pour venir voirM. Viète. Arrivé
à Paris, il trouva que M. Viète était allé à Fontenay ; le bon Hollan-
dais va à Fontenay. A Fontenay, on lui dit que M. Viète était à sa
maison des champs ; il l'attend quelques jours et retourne le rede-
mander : on lui dit qu'il était en ville. Il fait comme Appelles, qui
lira une ligne, il laisse une proposition ; Viète résout cette proposi-
tion. Le Hollandais revient, on la lui donne; le voilà bien étonné;
il prend son parti d'attendre jusqu'à l'heure du dîner. Le maître
des requêtes revient, le Hollandais lui embrasse les genoux;
M. Viète, tout honteux, le relève, lui fait un million d'amitiés; ils
dînent ensemble, et après il le mène dans son cabinet. Adrianus
fut six semaines sans le pouvoir quitter. ^
Ce ne fut pas sans un grand regret que les deux amis se séparèrent.
Après l'avoir tenu longtemps embrassé, Adrien Romain prit congé
de Viète et lui fit ses adieux. Ne voulant pas se borner à l'hospi-
talité qu'il lui avait donnée, celui-ci le fit reconduire jusqu'à la
frontière, se chargeant, tant qu'il fut en France, des frais de son
retour.
En même temps que la solution de son problème , Viète avait
envoyé à Adrien Romain l'essai qu'il avait composé sur Apollonius.
Cet ouvrage obtint un tel succès auprès des savants, que , sept ans
après , Marine Ghelaldo en publia une nouvelle édition sous le litre
d'Apollonius redivivus.
Ce ne fut pas le seul ouvrage de Viète que publia le savant ma-
thématicien que nous venons de nommer.
Le 15 février 1600, il écrivait à son ancien professeur, Michèle
Coignelto :
« Votre seigneurie saille désir que j'avais de connaître M. Viète,
après avoir vu quelques-uns de ses ouvrages. Cela a été cause que,
me trouvant à Paris pour d'autres menues affaires , j'ai voulu, avant
de partir pour l'Italie, lui faire visite. Sa connaissance a prouvé
qu'il était non moins affable que savant. Non-seulement il m'a
montré beaucoup de ses ouvrages encore inédits, mais il me les a
confiés, afin que je les visse dans ma maison et à ma commodité
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426 FRANÇOIS VIÈTE.
J'ai pu ainsi étudier plusieurs traités de son algèbre nouvelle, qui
m'ont ouvert une lumière [telle] qu'il me paraît voir une foule de
choses sans lesquelles je me considérais comme aveugle. Au nombre
de ces ouvrages, j'ai lu celui De potesiatum resolutione, et, bien
que je pusse en avoir une copie , je ne m'en suis pas contenté, mais
j'ai voulu procurer le même avantage à tout le monde , et, comme
je le priais instamment ,de le publier, il commença à s'excuser,
disant qu'il ne le pourrait faire et n'avait pas la commodité de pou-
voir le revoir et le polir. Et véritablement il est plus empêché la
plus grande partie du temps dans les affaires de S. M. très-chré-
tienne, étant du conseil d'Etat et maître des requêtes. Mais comme
je ne cessais de le stimuler et de lui persuader que l'œuvre était
parfaite, que, sans autre ornement, elle pouvait paraître sur le
théâtre de la science, il consentit à me complaire, pourvu que je
prisse le soin de la revoir et de la retoucher. C'est donc pour le
contenter, et non par désir de mettre la main à l'œuvre d'un si
grand homme, que j'y ajoutai si peu que je savais. C'est pourquoi,
si par hasard vous ne trouvez pas le fini que l'on attendait de
M. Viète, donnez-en la faute à moi et non à l'auteur, puisqu'à lui a
manqué le temps, à moi le savoir. Dans l'ouvrage vous verrez des
choses inconnues aux siècles passés , quoique une foule de très-
excellents hommes aient tenté plusieurs fois, mais en vain, de les
découvrir.
» Vous verrez encore, s'il a le temps de pouvoir mettre la der-
nière main à ses autres ouvrages, par exemple celui De recognatione
œquationunij à sa Logisticis speciosa, à son Harmonium cœleste,
aux sept livres Variorum^ qui manquent, et à beaucoup d'autres,
la véritable perfection de l'algèbre et même de l'astronomie. Je
termine en vous baisant les mains et me recommandant à vous.
Vous me ferez plaisir de dire à M. Federico Sorminiali que M. Viète
a été très-flalté de recevoir son livre, et qu'il en fait le plus grand
cas; je l'en remercie infiniment. »
C. Merland.
(La fin à la prochaine livraison.)
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LA VILLE DE MAULÉON
(CHATILLON-SUR-SÈVRE)
Grâce à des documents irès-authentiques, dont je dois la com-
munication à l'obligeance d'un collectionneur, je vais raconter ce
que la ville de Mauléon et plusieurs paroisses voisines eurent à
souffrir, au xvi® siècle, des horribles ravages causés par les guerres,
de religion. \
Mauléon, dont l'origine remonte, comme celle de Tiffauges et de
Mortagne , à l'occupation romaine dans ces contrées , s'appelle au-
jourd'hui Châtillon-sur-Sèvre '. Cette ville, qui fait partie du dé-
partement des Deux-Sèvres, fut assiégée le 24 mai 1587, par le
prince de Condé, chef des protestants, dans l'armée duquel se
trouvait le roi de Navarre , qui devait s'appeler Henri IV. D'Aubigné,
l'un des iissiégeants , décrit ainsi la ville de Mauléon :
€ Vieille place, d'assietle avantageuse et presque précipiteuse
partout, bornée par une tête et qui eût été fortifiée pour ces rai-
sons, jointes à celle que c'est une élection* et un tablier, si la
stérilité du pays n'eût fait dédaigner les avantages qu'elle reçoit de
la nature. Je compte, parmi la stérilité du pays, celle des capitaines
et des esprits entreprenants. }>
Deux siècles plus tard, lorsque la Vendée se souleva , Henri de
^ Sous le régne de Louis XV, M. de Châtillon étant devenu seigneur de Mauléon,
obtint du roi , en récompense de ses services , que cette ville perdrait son nom pour
porter le sien.
^ Beaucoup de communes des environs étaient soumises à ce tribunal, qui jugeait
les différends concernant les tailles, aides et gabelles.
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428 LA VILLE DE MAULÉON.
la Rochejaquelein , Lescure et tant d'autres capitaines royalistes ,
auraient donné à d'Aubigné, s'il eût vécu alors, une autre opinion
de ce pays.
Quand le prince de Condé vint assiéger Mauléon, celte ville ne
possédait pour garnison que quelques gentilshommes et soldats,
réunis par le seigneur de la Blandinière.
Les réformés, voyant les remparts peu garnis dé défenseurs,
prirent dans les villages environnants toutes les échelles qu'ils
purent trouver, puis, l'assaut ayant élé donné, ils escaladèrent les
murs. Ceux dont les échelles étaient trop courtes, « empoignèrent,
dit d'Aubigné, les branches de lierre, et par elles ayant gagné le
haut des murailles, se jetèrent au bas dans les jardins, sans cher-
cher les descentes. »
En voyant les huguenots envahir la ville, les catholiques cou-
rurent s'enfermer dans le château , où ils obtinrent une capitulation
honorable. Quant aux malheureux habitants de Mauléon et des
communes voisines, ils furent pillés, rançonnés et accablés de cor-
vées, étant contraints de venir avec leurs bœufs et leurs charrettes
travailler aux fortifications de la ville. La magnifique abbaye de la
Trinité, possédée par des religieux Augustins, fut dévastée, et tout
ce que leur église possédait de précieux fut enlevé. Les vases sacrés
seuls avaient une valeur de plus de trente mille francs.
L'armée du prince de Condé s'étant éloignée de Mauléon, cette
ville fut bientôt occupée par les catholiques, puis par les protes-
tants, comme on le verra dans l'enquête que je vais citer. Enfin ,
le 4 novembre 1588, le duc de Nevers, ayant sous ses ordres les
seigneurs de la Chastre, de Lavardin, de la Châtaigneraie et autres
capitaines renommés, vint, avec une armée composée de Français
et d'Italiens, assiéger Mauléon, que le sieur de Villiers était chargé
de défendre pour le roi de Navarre.
M. de Villiers , voyant que k duc de Nevers avait pris d'excel-
lentes positions pour battre la place avec ses canons, envoya un
parlementaire, qui obtint du chef des catholiques une capitulation,
dont les principales conditions étaient que la garnison aurait la
vie sauve et sortirait sans armes.
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LA VILLE DE MAULÉON. 429
A peine celte convention était-elle signée, que les soldats catho-
liques, furieux de voir les protestants leur échapper, pénétrèrent
dans la ville, et, se précipitant sur la garnison désarmée, se mirent
à la massacrer. Ils auraient tout pâs&é au fil de Tépée, si les sei-
gneurs de la Chastre , de Lavardin et de Miramont n'étaient pas
venus au secours des huguenots, qu'ils firent protéger par une
escorte jusque de l'autre côté de la Sèvre.
Le duc de Nevers, avant de s'éloigner de Mauléon, y laissa un
millief d'hommes, avec Lavardin pour gouverneur. Peu après, celte
ville fut remise sous l'autorité du roi par M. de Châtillon, qui s'en
empara. Puis, le sire du Puy-du-Fou, s'en étant rendu maître pal*
surprise, en fut chassé par le prince de Conti.
La requête et les enquêtes qui furent faites au sujet de ces évé-
nements, font connaître, comme on va le voir, ce que ces lulles
continuelles des deux partis eurent de calamileux pour les habilants
de ces contrées.
Requête adressée au roi Henri IIL
« Sire,
» Vos très-humbles sujets les habitants de la ville de Mauléon
et des paroisses de Saint-Jouin, Rorlhays, Sainl-Aubin-de-l3aubi-
gné, la Pelite-Boissière et Moulins, proches et conliguës de la dite
ville de Mauléon, vous remontrent en toute humilité que le 2i^^ de
mai 1587, la dite ville fut assiégée, le i^^^ de juin ensuivant prise
par force d'assaut, les meubles des habitants d'icelle enlièrement
pillés, leurs personnes rançonnées, la plupart des fruits et meubles
des habitants des dites paroisses consommés et emporlés, leur
bestial aratoire et autre emmené et le pays rançonné par ceux de
la nouvelle opinion, partie desquels étant demeurés en garnison en
la ville, avaient forcé les pauvres suppliants leur payer, avec les
deniers des tailles, grandes. sommes de deniers pour leur nourri-
ture et entretennement, ne délaissant néanmoins de prendre pres-
que tous les fruits croissant sur leurs terres, auparavant même la
maturité d'iceux, et encore les contraindre à plusieurs el conti-
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430 LA VILLE DE MAULÉON.
nuelles corvées tant d'hommes que de bœufs et charreltes, pouii-k
fortification de la dite ville, ce qu'ils avaient continué le dit 12me de
mai 1587 jusques au mois d'octobre dernier, que les dits ennemis,
voyant une armée conduite par monseigneur de Nevers s'acheminer
vers la dite ville et pour icelle armée incommoder, auraient fait
conduire en la ville de Fontenay et autres endroits par eux occupés,
ce qui restait de meubles, fruits et bestial aux dits suppliants et
rais le feu à leurs maisons, dont serait ensuivi que les dites paroisses
et ville de Mauléon sont sans habitants, métayers et colons, pour
être la plupart d'iceux morts sous la pesanteur de leur tristesse et
ennui, et les autres absents et mendiant leur misérable vie aux
divers pays, et, par ce moyen, les terres incultes ou en friche. A
ces causes. Sire, et à ce que les pauvres suppliants aient occasion
et moyen de construire et réédifier leurs maisons, faire l'agricul*
ture de leurs terres inutiles, éviter la misérable mendicité et bien
payer vos tailles à l'avenir, il vous plaise de vos bénignes grâces,
jeter votre œil de pitié et compassion sur leurs cruelles afflictions ,
elles décharger et quitter de la contribution de vos tailles, aides,
emprunts, impôts et subsides, pour le temps de cinq années en-
tières et consécutives, à commencer du premier janvier présent
mois et an.
j> Signé : De Yaumorand, j^
Au bas de cette requête est écrit :
« La présente requête est envoyée aux président et trésoriers
généraux de France établis à Poitiers , pour, sur le contenu en
icelle, informer ou faire informer par les villes de l'élection du dit
Mauléon, appelé notre procureur en icelle et icelle information,
nous envoyer avec votre avis pour, le tout vu, être pourvu aux sup-
pliants ainsi que de raison. Fait au conseil du roi tenu à Blois, le
29 janvier 1589.
» Signé : Guybert. »
Les enquêtes qui furent faites ensuite , dans les paroisses voisines
de Mauléon, étant à peu de choses près semblables, je n'en citerai
qu'une.
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LA VILLE DE MAULÉON. 431
Enquête.
« Messire Roch Arnaud, prêtre, demeurant à Treizevenls, âgé
de vingt-sept ans ou environ, après serment par lui fait de dire et
déposer vérité, nous a dit, sur ce enquis, que la ville de Mauléon,
depuis l'année 1587, a été prise et reprise d'un parti et d'autres
cinq et six fois, parle roi régnant, par monseigneur deNevers,
monsieur de la Boulaye, monseigneur deChâtillon, monsieur du
Puy-du-Fou et monseigneur le prince de Conty, ayant chacun d'eux
à cette fin amené une armée et du canon, fors le dit sieur de la
Boulaye et du Puy-du-Fou, qui ont pris la dite ville de Mauléon par
surprise, toutes lesquelles armées ont logé paroisses de Saint-
Jouin, le Temple, la Chapelle-Argeau, Moulin, la Tessouale,
Saint- Aubin-de-Beaubigné, Rorlhays et la Petite-Boissière , les
plus proches de la dite ville, auparavant l'arrivée desquelles les as-
siégés par neuf ou dix fois pillèrent, ravirent et saccagèrent les
meubles, fruits, bestiaux restant aux pauvres habitants des dites
paroisses, lesquels, outre le paiement des tailles, ont été contraints
de travailler par chacun jour aux fortifications de la dite ville de
Mauléon, de la Forêt-sur-Sèvre , de Pouzauges, Cholet, la Ségui-
nière, le Censif, et en un chacun des dits lieux, payer grandes con-
tributions, deniers, vivres et fourrages , après avoir été détenus
prisonniers et leurs bœufs exécutés , de telle façon que la plupart
des dits habitants sont décédés, à cause des excès et outrages com-
mis à leur personne , et les autres sont, restés mendiant leur vie,
sans avoir moyen de labourer et ensemencer leurs terres, lesquelles
à présent sont du tout abandonnées et leurs maisons démolies et
ruinées, sans pouvoir s'y réhabiliter. Ce que le dit déposant dit bien
savoir, pour avoir vu les dites armées et passé parles dites paroisses
allant à des affaires depuis Un an et demi en ça, même depuis huit
jours. Et est tout ce qu'il nous a dit savoir sur ce, par nous bien
et dûment enquis.
» Signé : RocH Arnaud. y>
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432 LA VILLE DE MÂULÉON.
Après avoir fait connaître ce que Mauléon et les communes voi-
sines eurent à souffrir pendant les guerres de religion, je vais, en
terminant cet article , parler des effroyables scènes de meurtre, de
pillage et d'incendie dont Mauléon fut encore le théâtre pendant la
guerre de la Vendée.
En 1793, l'armée royaliste établit son Quartier-général dans cette
ville qui, alors, s'appelait Chàlillon-sur-Sèvre.
Le 3 juillet 1793, Westermann, après avoir battu les Vendéens
près du Moulin-aux- Chèvres, entra dans Châlillon, où il fit exter-
miner tous les blessés royalistes qui n'avaient pas pu fuir. Deux
jours après, les Vendéens vinrent de Cholet attaquer Westermann
qui, ne pouvant leur résister, bat en retraite sur la route de Ror-
thays, poursuivi par les Vendéens, qui achèvent de mettre son
armée en déroute. Les royalistes, victorieux, reviennent à Châtil-
lon, où ils vengent la mort de leurs blessés en massacrant les pri-
sonniers républicains; puis, sans prendre aucune précaution pour
se mettre à l'abri d'une surprise de la part d'ennenris qu'ils croient
avoir anéantis, ils se mettent à boire, sans vouloir écouter les pru-
dents conseils et les ordres de leurs chefs.
Cependant Westermann , désespéré de l'échec qu'il vient d'éprou-
ver, rencontre près de Bressuire le général Chalbos avec neuf
cents hommes. Il se précipite vers ce général, auquel il présente
son sabre, en disant : ^ Tout le monde m'a abandonné, je ne veux
plus servir avec des lâches ! » Aussitôt Westermann est entouré par
les soldats, qui font serment de ne plus le quitter. « Eh bien, re-
prend Westermann, si vous aimez encore la république, retournez
avec moi à Châtillon reprendre ce que nous avons laissé, ou mou-
rir avec moi^ »
Electrisés par ces paroles, les soldats républicains le suivent. En
arrivant près de Châtillon, ils crient : Vive le roi I pour tromper
les avant-gardes royalistes, qu'ils égorgent, puis ils entrent dans la
ville, où ils font un massacre horrible des Vendéens, que l'ivresse
a rendus incapables de se défendre. Les chefs royalistes ont à
peine le temps de monter à cheval et de sortir de la ville. Wester-
mann les poursuit avec sa cavalerie jusqu'au village du Temple,
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LA VILLE DE MAULÉON. 433
dont l'incendie, allumé par ses ordres, éclaire leur fuite. Puis,
revenant à Châlillon, il fait mettre pied à terre à ses cavaliers ,
pour piller et brûler la ville. Quand il voit le feu achever l'œuvre
de destruction qu'il a si bien commencée pendant la nuit, il part
avec ses soldats pour rejoindre l'armée républicaine près de Bres-
suire.
Un témoin de ce massacre m'a raconté qu'au milieu de l'obs-
curité, on voyait sortir de la poitrine, de beaucoup de cadavres
une sinistre flamme bleue, produite par l^eau-de-vie que les Ven-
déens avaient bue, et qu'avait enflammée l6 fusil qui les avait frap*-
pés à bout portant.
Après ce désastre, la ville de Cbâtillon s'est rebâtie, et les cam-
pagnes environnantes se sont repeuplées. Cependant, sur la com-
mune du Temple , entre autres, on voit encore des landes qui,
portant des traces de sillons, semblent prouver qu'autrefois, dans
ces contrées, la population, qui ne dédaignait pas de cultiver ces
mauvaises terres, devait être plus nombreuse que celle d'aujour-
d'hui.
Charles Thenaisie.
TOME XXIX (IX DE LA 3« SÉHÎE.) 29
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DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS"
V
LE CINQ MAI 1871.
SCÈNE Ire.
Aux Invalides.
NAPOLÉON i^r, sortant de son tombeau^ et regardant autour de lui.
Personne ! le gardien de mon tombeau n'est pas là... Il sera sans
doute allé au cabaret voisin boire à ma santé avec quelques vieux
braves.... Mais, ne perdons pas de temps et ne nous amusons pas
aux bagatelles de la porte. Je n'ai chaque année qu'une seule nuit,
celle du Cinq Mai , pour aller aux nouvelles et pour voir ma famille.
Il y a un an, lorsque j'ai dû rentrer dans ma tombe, la France était
à la veille du plébiscite; il me tarde d'apprendre quel a été le ré-
sultat de son vote : puisse-t-il avoir été favorable ! Pendant mon
sommeil de douze mois, j'ai fait de mauvais rêves ; j'ai eu d'affreux
cauchemars, et, au moment de me retrouver face à face avec la
réalité, je ne puis me défendre d'un sentiment d'inquiétude.
(Arrivé dans la cour d'honneur, il aperçoit deux invalides, qui
s'avancent péniblement , appuyés sur des béquilles.) Voici deux vol-
tigeurs de la jeune garde. Je vais savoir par eux à quoi m'en tenir.
* Voir la livraison de mai, pp. 355-369.
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DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS. 435
(Il enfonce son chapeau sur ses yeux et relève le collet de son man-
teau.) Conservons soigneusement noire incognito. ("// les aborde.)
Pardon 9 mes amis, je désirerais savoir quel a été le résultat da
plébiscite.
LE PREMIER INVALIDE , avcc étonnement.
De quel plébiscite?
NAPOLÉON.
De celui du 8 mai 1870.
LE PREMIER INVALIDE.
Vous le savez, parbleu, aussi bien que nous.
NAPOLÉON.
Faites comme si je ne le savais pas , et veuillez nie répondre ;
vous m'obligerez infiniment.
LE SECOND INVALIDE, bas au premier, et hochant la tête.
Le pauvre homme a un grain. Mais il n'en coûte pas beaucoup
de le satisfaire. (Haut.) Si mes souvenirs sont exacts, il y a eu plus
de sept millions de Oui et à peine quinze cent mille Non.
NAPOLÉON, rayonnant.
Plus de sept millions de Oui! — Merci, mes amis, merci mille
fois.
(Il les quitte et se dirige vers Vesplanade de V Hôtel.) '
Plus de sept millions de Oui! Quel triomphe, et combien mes
craintes étaient dénuées de fondement! Mon neveu est décidément
un grand homme. L'Empire repose aujourd'hui sur des assises
inébranlables, et la dynastie des Bonaparte est consolidée à jamais!
Il faut que j'aille aux Tuileries féliciter Louis de ce magnifique
succès.
(On entend du côté de Vanves et d'Issy le bruit du canon. Napo^
léon s'arrête et écoute.) C'est drôle!... le canon h cette heure...
(Après avoir réfléchi quelques instants.) L'Empereur, pour m'êlre
agréable, et sachant que je n'ai que quelques heures à passer hors
de mon tombeau, aurait-il donné l'ordre de- tirer pendant ce
temps-là des salves d'artillerie ? {Le bruit de la canonnade augmente,
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436 DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS.
et Napoléon Vécoute avec une>satisfaclion de plus en plus visible.)
Le canon est un instrument qui me plaît, et qui est harmonieux. —
(// tourne à droite et se dirige vers les Tuileries par le quai d'Or-
say.)
SCÈNE II.
Devant la présidence du Corps législatif.
NAPOLÉON.
Je ferais peut-être bien d'entrer un instant à la présidence, pour
prendre langue et savoir de Schneider ce qui s'est passé depuis le
plébiscite. Autrement, il m'arrivera encore de prêter à rire, aux
Tuileries, par mon ignorance des événements les plus récents et les
plus considérables, {^'adressant au concierge.) M. le président est-il
chez lui ?
LE CONCIERGE.
Quel président?
NAPOLÉON.
Hé! le président Schneider.
LE CONCIERGE.
M. Schneider est ailleurs *.
NAPOLÉON.
Le Corps législatif est donc en vacances?
LE CONCIERGE.
Voiis moquez-vous de moi? Je ne suis point d'humeur à jouer le
rôle de Pipelet, et vous, mon bonhomme, vous ne me paraissez
plus d'âge à jouer celui de Cabrion.
NAPOLÉON.
Je VOUS assure, monsieur le concierge...
LE CONCIERGE, d'uu ton goguenard.
Je vois ce que c'est.... Monsieur arrive de Quimper-Corenlîn par
* On sait qu'en allemand Schneider veut dire Tailleur, et que- c'est sous le nom
de M. Tailleur que l'ancien président du Corps législatif figure dans le roman-pam-
phlet publié par M"* Wyse-Ratazzi (née Bonaparte) sous ce titre : le Mariage d*une
créole.
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DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS. 437
la diligence qui descend rue Notre-Dame-des-Vicloires. Hébten!
puisqu'il en est ainsi, apprenez donc que le Corps législatif a élé
envahi et dissous le 4 septembre dernier; que le général Bergeret
occupe présentement l'hôtel de la présidence, çt que la Chambre
est transformée en un atelier de cartouches. Sur ce, monsieur* le
rural, bonne nuit. — (iï ferme la porte de sa loge.)
NAPOLÉON reste fixé à sa place, sombre et préoccupé; au bout de
peu de temps, son visage s'éclaircU. Il reprend sa marche dans la
direction des Tuileries.
Allons, mon neveu aura fait un nouveau coup d'Etat,et le 4 Sep-
tembre aura été le couronnement de l'édifice du 2 Décembre.
Appujé sur les sept millions de Oui du plébiscite , il a balayé
la Chambre, mis Ollivier à la porte et rapporté les décrets
du 19 janvier. Bravo ! Louis, je reconnais là le vieux bras de l'Em-
pereur. — Qu^est-ce que c'est que ce général Bergeret? Je n'en ai
jamais entendu parler. C'est égal, du moment que c'est un générai,
c'est tout ce qu'il faut. — Oui, plus j'y réfléchis, et plus je me
persuade que les choses ont dû se passer de la sorte. Après sa
grande victoire du 8 mai, Louis aura fait ce que j'aurais fait moi-
même si j'avais été vainqueur à Waterloo. Je me serais débarrassé
de Benjamin Constant, — l'Emile Ollivier de ce temps-là ; — j'au-
rais déchiré mon Acte additionnel et mis à la porte tous ces idéo-
logues de la Chambre des représentants. Quant à leur président
Lanjuinais, je l'aurais remplacé avantageusement par quelque géné-
ral qui aurait bien valu Bergeret, le général Mouton , par exemple.
(// se frotte les mains) Et ce brave Thiers, qui a consacré tout un
volume à démontrer que j'étais sincèrement converti aux idées
libérales et que j'avais accepté, sqns arrière- pensée, mon rôle de
souverain constitutionnel! Je ne puis y penser sans rire! (7i ri/.
On entend de nouveau le bruit du canon.) Cela tient sans doute à ce
que la nuit s'avance; j'ai froid. Hâtons le pas.
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438 DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS.
SCÈNE III.
Sur la place du Carrousel, à la grille du palais des
Tuileries.
LE FACTIONNAIRE.
On ne passe pas.
NAPOLÉON.
Je vais chez l'Empereur.
LE FACTIONNAIRE, à part.
C'est un fou. (Haut.) L'Empereur n'y est pas.
NAPOLÉON.
Est-il à Saint-Cloud ?
LE FACTIONNAIRE.
Il est à Londres.
NAPOLÉON, avec enthousiasme.
Je suis sûr qu'au lendemain du plébiscite, maître absolu de la
France, et, par la France, arbitre de l'Europe, il a jeté aux
quatre vents du ciel les traités de 1815 ! (Avec une exaltation crois-
sante.) Il a déclaré la guerre au gouvernement britannique. II a
envahi la Belgique, renversé le lion de Waterloo, et, avec sa flotte
cuirassée, jeté une armée sur les côtes de la Grande-Bretagne! Et
maintenant, d'après ce que vous me dites, il est à Londres! Jl
traverse en triomphateur les rues de la Cité !
LE FACTIONNAIRE, baS.
Le pauvre homme est fol à lier!
{Quelques coups de canon se font entendre du côté de VArc de
Triomphe.)
NAPOLÉON.
Dites-moi, mon ami, qui est-ce qui fait tirer le canon?
LE FACTIONNAIRE.
Qui? M. Thiers.
NAPOLÉON.
Je suis bien aise de ce que vous me dites là. Adieu , mon ami. (Il
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DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS. 439
s'éloigne.) Tout cela s'explique à merveille. Au moment d'engager
contre l'Angleterre cette lutte suprême, Louis a compris qu'il devait
confier le ministère des relalions'extérieures à l'auteur du Consulat
et de l'Empire, à celui que, dans une circonstance solennelle, il a si
justement appelé « un historien illustre et national *. j> — {Réflé-
chissant.) Quel déplorable malentendu a donc pu séparer si long-
temps Louis Bonaparte et Thiers, l'héritier de l'Empire et l'écrivain
qui a consacré son talent à célébrer l'Empire, l'auteur des Idées
napoléoniennes et l'homme d'Etat qui a le plus fait pour répandre
ces idées au sein de la nation? Ce fâcheux état de choses a enfin
cessé, et « l'ardent ami de Napoléon h^ ^ » est aujourd'hui le prin-
cipal ministre de Napoléon IIL.. {Nouveaux coups de canon du côté
de Neuilly.) Thiers vient d'apprendre quelque grande victoire rem-
portée par l'Empereur, et il fait tirer le canon pour célébrer la
revanche de Waterloo ! Comme je voudrais que Wellington et Blû-
cher entendissent les éclats de celte grande voix! Blûcher surtout,
ce gueux de Blûcher ! Je voudrais qu'il fût aux portes de Paris ,
sous nos remparts, à Saint-Denis par exemple, son ancien quartier
général, et que de là il prêtât l'oreille à ces salves formidables, qui
lui apprendraient qu'une ère nouvelle de triomphe et de grandeur
s'ouvre pour la France et pour les Bonaparte ! {Minuit sonne à
rhorloge des Tuileries. Napoléon sort de la place du Carrousel,
par le guichet de la rue (fo Rivoli.)
SCÈNE IV.
Dans la rue de Rivoli.
{Deux compagnies du 112^ bataillon, venant de VRôtel-de- Ville,
et se rendant sur la place de la Concorde, traversent la rue. La
musique joiœV air du SkLVT DE la France. *
* Discours de Napoléon III à l'ouverture du Sénat et du Corps législatif, session
de 1860.
2 Thiers, Histoire du Consulat et de VEmpire, tome XII, avertissement.
3 Le Salut de la France, hymne républicain composé en 4792, a dû à son pre-
mier vers de devenir sous le premier Empire un chant officiel.
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440 DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS.
NAPOLÉON, avec satisfaction.
Je reconnais cet air-là. (// fredonne:)
Veillons au salut de TEmpire!...
Mais quel est cet uniforme? (A un passant.) Monsieur, pourriez-
vous me dire quels sont ces soldats?
LE PASSANT.
Monsieur, ce sont des fédérés.
NAPOLÉON.
Ah! très-bien! C'est un souvenir des Ceni-J ours. {Il se dirige vers la
rue de Castiglione.) J'avais consenti à ce que Ton formât des batail-
lons de fédérés à Paris et à Lyon , et je me rappelle que, passant en
revue ceux de la capitale, dans la cour des Tuileries, le 14 mars
1815, je leur adressais ces paroles : « Soldats fédérés des faubourgs
Saint-Antoine et Saint-Marceau, vos bras robustes et faits aux plus
pénibles travaux sont plus propres que les autres au maniement des
armes. Soldats fédérés, je suis bien aise de vous voir. J'ai confiance
en vous. Vive la Nation ! » Je reconnais d'ailleurs aujourd'hui que
j'ai eu le tort de ne pas donner à cette institution tout le dévelop-
pemenldont elle était susceptible. (A un second passant.) Monsieur,
combien Paris compte-l-il de bataillons de fédérés?
LE SECOND PASSANT.
Monsieur, je crois qu'il y en a deux cent cinquante.
NAPOLÉON.
Deux cent cinquante bataillons de fédérés ! C'est admirable !
Heureux Paris ! Heureuse France !
LE SECOND PASSANT, à part.
Vieux communard, \di\ (Haut.) Bonne nuit, citoyen.
NA^ohtofi , avec étonnement.
Citoyen!
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DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS. 441
SCÈNE V.
Sur la place Vendôme.
NAPOLÉON , regardant la colonne.
Tiens, la colonne est entourée d'un échafaudage... C'est Tliiers
qui l'aura fait dresser ; il veut évidemment réparer la faute que mon
neveu avait commise, il y a quelques années, en changeant ma
Statue, en supprimant le petit chapeau et en remplaçant la redin-
gote grise par une toge romaine. Je vais reparaître au haut de la
colonne, comme il convient, avec mon costume légendaire et tel
que je suis resté dans le souvenir du peuple, grâce aux poètes ,
grâce surtout à cet excellent Déranger. {Il chante:)
Il avait petit chapeau
Avec redingote grise.
Allons, tout est pour le mieux dans le meilleur des empires pos-
sibles. Ma dynastie , retrempée dans les eaux du plébiscite , est iné-
branlable comme celte colonne. Mon neveu est en Angleterre, à la
tète d'une armée victorieuse, et la patrie reconnaissante l'attend
sur le rivage pour le saluer au retour d'acclamations enthousiastes.
Thiers, l'homme de France qui a le plus fait pour la cause impé-
riale, dirige les affaires pendant l'absence de Louis ; Paris, debout
et en armes, fait l'admiration de l'Europe et la terreur de nos
ennemis; enfin, pour que rien ne manque aujourd'hui à mon bon-
heur, je vais reprendre ma place, plus triomphant que jamais, au
sommet deja colonne! {Ilessuie une larme.) Je pleure...,mais c'est de
joie. — Entrons un instant à l'élat-major de la place et faisons-nous
raconter en détail ces grands événements. {S'adressant à un garde
national qui sort de rétat-major.) Je désirerais parler au géné-
ral Soumain.
LE GARDE NATIONAL.
Le général Soumain? Voilà dix mois qu'il a été remplacé par le
général Trochu.
NAPOLÉON.
Lft général Trochu ést-il visible !
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442 DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS.
LE GARDE NATIONAL.
Il a élé remphcé par le général Vinoy.
NAPOLÉON.
Ah! — Je connais le général Vinoy et...
LE GARDE NATIONAL.
Le général Vinoy a élé remplacé par le général Bergerel.
NAPOLÉON.
Je croyais que le général Bergeret était au Corps législatif?
LE GARDE NATIONAL.
En effet, il a été remplacé ici par le général Dombrowski.
NAPOLÉON.
Hé bien! celui-ci...
LE GARDE NATIONAL.
Le général Dombrowski a cédé la place au général Cluseret.
NAPOLÉON.
Est-il possible? Ce dernier du moins...
LE GARDE NATIONAL.
Ce dernier a eu pour successeur le colonel Rossel.
NAPOLÉON, âpar«.
Bergeret, Dombrowski, Cluseret et Rossel... Si j'en connais
pas un, je veux être pendu! {Haut.) Excusez-moi, monsieur, mais
il s'est donc passé ici , depuis dix mois , des choses extraordi-
naires?
LE GARDE NATIONAL. ^
Ah ! ça! d'où sortez-vous? Revenez-vous de l'autre monde?
NAPOLÉON.
Peut-être.
LE GARDE NATIONAL, riant.
Je parie que vous êtes monsieur Benoît.
NAPOLÉON.
Quel monsieur Benoît ?
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DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS. 443
LE GARDE NATIONAL.
Monsieur Benoît, Tépicier de la rue de la Lune, le héros du
roman de Napoléon III, qui, après un séjour prolongé en Amérique,
rentre à Paris,, ignorant complètement ce qui s'est passé depuis son
départ *.
NAPOLÉON.
C'est justement ce qui m'arrive. De tout ce qui a eu Meu depuis le
6 mai de l'année dernière, je ne sais rien, absolument rien.
LE GARDE NATIONAL, à part.
Je crois que le pauvre diable, au lieu de revenir d'Amérique,
sort tout bonnement de Gharenton. — Mais, après tout, sa folie' est
fort inoffensive, et j'ai envie de me prêter pour un instant à sa fan-
taisie.— (Haut) Eh bien! monsieur Benoit, apprenez que, le
15 juillet 1870, l'Empereur a déclaré la guerre à la Prusse.
NAPOLÉON.
Bravo !
LE GARDE NATIONAL.
Attendez. Six semaines après, l'Empereur a été fait prisonnier à
Sedan avec 80,000 hommes.
NAPOLÉON, livide.
Il a au moins vendu chèrement sa liberté ?
LE GARDE NATIONAL, haussùnt ks épauks.
11 a tiré du fourreau son épée encore vierge, et l'a remise au roi
de Prusse, qui s'est empressé de la refuser; il a ensuite allumé une
cigarette, et tout a été dit. La capitulation de Sedan avait lieu le 31
août. L'Empire croulait le 4 septembre.
NAPOLÉON.
Le 4 septembre ! Je comprends maintenant pourquoi Schneider
n'est plus au Corps législatif.
LE GARDE NATIONAL.
Si VOUS m'interrompez ainsi à chaque instant, nous n'en finirons
pas. Le 31 octobre, le maréchal Bazaine capitulait à Metz, et 150,000
* Voyez Papiers et Correspondance de la famille impériale, I, 202, Plan de roman
de la main de l'Empereur.
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444 DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS.
prisonniers défilaient devant le vainqueur. Pour la troisième fois de-
puis soixante ans, la France était foulée aux pieds par l'étranger.
Je pense que vous savez, monsieur Benoît, à qui elle est redevable
des deux preniières invasions. {Napoléon baisse la tête,) Le 29 jan-
vier, Paris capitulait à son tour; les Prussiens prenaient possession
de nos forts, et, le 12 février, tout était fini; la paix était signée.
NAPOLÉON, d'une voix tremblante.
A quelles conditions?
LE GARDE NATIONAL.
Au prix de cinq milliards, de l'abandon de l'Alsace et d'une
partie de la Lorraine. — Le 3 mars , les Prussiens faisaient leur
entrée à Paris, qu'ils ont occupé pendant trois jours, de l'Arc-de-
Triomphe aux Tuileries.
NAPOLÉON.
Et qu'ont fait les Parisiens pendant ces trois jours?
LE GARDE NATIONAL.
La garde nationale s'est emparée de tous les canons, de toutes
les munitions, de toutes les armes restées dans la ville.
NAPOLÉON, relevant la tête.
Et avec ces armes , avec ces canons , vous avez marché sur les
Prussiens ; vous les avez chassés de ces rues et de ces places qu'ils
osaient souiller de leur présence ! %
LE GARDE NATIONAL.
Pas si bêtes, mon bonhomme. Nous avons gardé nos canons et
nos chassepots pour un meilleur usage. {La canonnade redouble
d'intensité,) Tenez, entendez-vous? C'est la batterie du Point-du-
Jour qui tire sur l'armée de Versailles, x
NAPOLÉON.
Que voulez- vous dire?
LE GARDE NATIONAL, à part.
Notre homme a vraiment l'air de prendre intérêt à ma petite
leçon d'histoire. Ha foi, continuons.— On a nommé une Assemblée
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DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS. 445
qui a osé dire que les voles de la province devaient compter pour
quelque chose et que Paris ne devait plus faire la loi à la France.
Comprenez-vous cela? A cette insolente prétention de messieurs les
ruraux y Paris a répondu comme il convenait : le 18 mars, nous
avons fait une nouvelle révolution, nous avons chassé le gouverne-
ment, nommé une Commune, et, depuis un mois et demi, nous
nous battons contre les soldats de l'Assemblée qui siège à Ver-
sailles.
NAPOLÉON.
Et les Prussiens?... les Prussiens sont partis?
LE GARDE NATIONAL.
Pas le moins du monde. Ils occupent les forts deNogent,de
Rosny, de Noisy, d'Aubervilliers. Ils sont à Montreuil, à Romainville,
à Saint-Denis...
NAPOLÉON , avec indignation.
Ainsi, Paris n'est plus qu'un immense cirque, où lès Français
s'égorgent entre eux sous les yeux de leur vainqueur, pareils à ces
esclaves gaulois qui luttaient dans l'arène pendant que les Romains,
assis sur les gradins de l'amphilhéâlre, riaient des coups qu'ils se
portaient !
LE GARDE NATIONAL.
La phrase est belle , mais je ne vous engage pas à la répéter de-
vant le citoyen Rossel, si vous persistez dans votre projet de l'aller
voir.
NAPOLÉON, absorbé dans ses pensées.
Quelle honte! {Levant les yeux sur la colonne.) Hélas! on n'est
plus fier d'être Français lorsqu'on regarde la colonne !
LE GARDE NATIONAL.
Regardez-la bien, monsieur Benoît, votre colonne... Vous ne la
verrez pas longtemps.
NAPOLÉON.
Pourquoi cela?
LE GARDE NATIONAL.
Parce qu'elle va être abattue. Ainsi l'a décidé la Commune...
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446 DIALOGUES DES VIVANTS ET DES MORTS.
Mais rangeons-nous. Voici des charrettes qui arrivent, et je ne tiens
pas à rester auprès.
NAPOLÉON.
En effet, il s'en échappe une odeur...
LE GARDE NATIONAL.
On doit mettre sur la place une couche de fumier de dix mètres
d'épaisseur, afin de recevoir le grand Napoléon le jour où il va
dévisser sa colonne. (// rit. — Une heure sonne à V église Saint-
Roch.) — Une heure ! Je me sauve. Adieu , ou plutôt au revoir. A
lundi. C'est le jour de la grande représentation. Je vous donne ren-
dez-vous ici, devant l'hôtel de l'état-majôr. Il faut absolument que
vous y soyez, monsieur Benoît. (Il s'éloigne. Le bruit de la canon*
nade devient plus violent que jamais.)
NAPOLÉON.
Mon empire détruit!... ma dynastie chassée!... mon nom couvert
d'ignominie!... la France abattue!... la colonne jetée à terre, et
demain peut-être mes cendres jetées au vent... Ah ! pourquoi ne
m'a-t-on pas laissé à Sainte-Hélène !
{Napoléon s'assied auprès de la grille qui entoure le soubassement
de la colonne y et reste longtemps à cette place y abîmé dans ses ré*
flexions. — Quatre heures sdnnent. Le jour commence à paraître.
Un bataillon de fédérés arrive par la rue de la Paix et traverse la
place Vendôme auois cris de : Vive la Commune ! A bas la colonne !)
UN FÉDÉRÉ, secouant Napoléon par le bras.
Hé! mon brave, que faites-vous là à cette heure?
Napoléon se redresse; il veut jeter un dernier regard sur la
colonne y mais le courage lui manque ^ et, sans oser lever les yeux,
il reprend le chemin des Invalides.
Edmond Biré.
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POESIE
CONTRASTE
SONNET.
Le ciel est transparent et la verdure est douce ;
Les oiseaux sous la feuille harmonisent leurs voix ,
La source qu'au penchant du coteau j'aperçois ,
Tombe en filets d'argent sur des lapis de mousse.
Le soleil resplendit, la fleur rit, l'herbe pousse;
Tout chante le printemps et le plus beau des mois :
Qu'il fait bon respirer à l'ombre des grands bois,
Et vivre seul, ici, sans bruit et sans secousse !
Mais au loin quel murmure et quels cris de l'enfer
Se mêlent aux éclats de la poudre et du fer?
Un nuage de sang couvre la grande ville ;
De sinistres drapeaux flottent sur ses remparts ;
Le pétrole et la mort courent de toutes parts.... —
C'est Paris s'effbndrant sous la guerre civile.
Georges de Cadoudal.
Kerléano, 30 mai 1871.
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RÉCITS POPULAIRES DES BHETOJNS
LA GROTTE DE ROCH-TOUL
RÉCIT DU SONNEUR DE CLOCHES.
Dans une excursion au pays de Léon, — excursion faite en des
temps moins néfastes (1869), commencée au bord de la mer, du
côté de Plonéour-Trez, et terminée au pied de la montagne d'Arhez,
— un anliquaire et un amateur de légendes de ma connaissance
passèrent toute une belle journée de la fin d'octobre à visiter le
bourg de Guimilliau et ses environs. Ils examinèrent, avec l'atten-
tion qui convient à des gens de l'art, l'église gothique, le calvaire
qui s'élève dans le cimetière — où l'on remarque , entre autres
curiosités, Katel Kolet,Catel, la fille perdue, la pécheresse bre-
tonne, traînée par deux démons,— et les fameux fonts baptismaux,
assez souvent décrits pour qu'il soit inutile d'en parler dans ce
récit. .
Le soir même, quoique le vent se fût élevé, abattant déjà sur les
landes une brume humide et froide,, les deux voyageurs voulurent
pousser bravement jusqu'à la grotte de Roch-Toul. Le sergent d'é-
glise, vieux paysan qui sonnait depuis cinquante ans les cloches de
la paroisse, consentit, non sans quelque étonnement, mêlé d'une
certaine dose de terreur, à leur servir de guide au terrible sou-
terrain.
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LA GROTTE DE HOCH-TOUL. 449
On fit une grande lieue d'abord sur la crête d'un coteau sauvage^
puis ^ans une vallée encaissée, où coule on ruisseau rapide. Nous
devons dire que nos amis ne suivirent nullement le chemin ordi-
naire. La route de la vallée avait le double avantage d'être plus
courte, difficile, il est vrai, mais infiniment plus pittoresque, avec ses
ravins profonds , ses taillis , ses grands rochers surplombant et ses
petits ponts de pierres branlantes. Qui ne connaît, en Basse-Bre-
tagne, ces jolis petits powcftow, particulièrement commodes pour
franchir les flaques d'eau, en y prenant de bons bains de pied?
N'importe ; rien n'arrêtait nos aventuriers , ni les obstacles qu'of-
fraient les sentiers, ni le temps, ni l'heure, car déjà le soleil,
d'ailleurs presque invisible, devait approcher du sommet des col-
lines, lorsqu'ils aperçurent l'énorme et splendide masse de Roch-
Toul.
Ils arrivaient par le bas de la coulée. La sombre ouverture de
cette grotte de quartz, béante sur la pente rapide, les dominait
d'une grande hauteur. Elle se détachait vigoureusement au milieu
des roches blanches qui en forment l'édifice. En l'apercevant ainsi,
on dirait le portique en ruines d'un temple de géants, dont les dé-
bris ont roulé de tous côtés, sous l'efi'ort des âges passés.
L'aspect de ces lieux, surtout le soir, a quelque chose d'étrange-
ment imposant, de terrible même. Aussi faut-il dire qu'à ce
moment de l'expédition, bientôt nocturne, le guide, le brave bedeau,
n'avançait plus qu'à l'arrière-garde.
— Allons, courage, Yves Bourlez, mon vieux sonneur, avance
donc, dit l'amateur de chroniques. Aurais-tu peur, par hasard?
Est-ce que la grotte de Roch-Toul serait hantée, comme on se plaît
à le raconter?
— Silence, pour l'amour de Dieu! fit le bedeau en se signant;
silence! n'entendez-vous pas le coq chanter?
— Un coq! non, non, mon digne ami; c'est le vent qui s'en-
gouifre sous la voûte de rochers , ou bien les cloches de Guimilliau,
tes vieilles commères, qui te tintent dans les oreilles.
— Non pas, non pas, mes gentilshommes! Je vous dis, moi,
Yves Bourlez, sonneur de cloches et sergent de l'église de Guy-Mé-
TOME XXIX (IX DE LA 3e SÉRIE). 30
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450 LA GROTTE DE ROCH-TOUL.
UaUy que c'est un coq, un vrai coq qui chante là-bas, tout au fond ,
soùs le mailre autel de Téglise!... M'est avis que nous ferions mieux
de nous retirer prudemment et de ne pas entrer là dedans, à pré-
sent surtout que voilà la lune qui se lève en face du rocher pâle.
En effet, en ce moment la lune, perçant de gros nuages qu'un
vent subit venait de chasser des plaines de l'Océan , la lune , ce
vieux fanal du ciel qui prête toujours une complaisante lumière aux
vieilles légendes, pointait directement ses rayons dans l'puverture
de la grotte. L'énorme voussure de quartz brillait, comme des blocs
de marbre blanc; l'entrée n'en paraissait que plus noire, et il en
sortait des sifflements sinistres, comme les soupirs lointains de
quelque monstre endormi dans ce lugubre tombeau. .
Sans tenir aucun compte des terreurs du sergent d'église, et
après avonr allumé une lanterne apportée à cet usage, les explo-
rateurs entrèrent dans l'intérieur de la caverne. Le paysan, il est
vrai, regarda quelque temps en arrière avant de les suivre ; mais,
rester seul au dehors, dans l'obscurité, sur ce coteau sauvage, nû
lui convenait guère davantage. Il prit donc le parti de suivre ses
compagnons, tout en marmottant entre ses dents que les tuchenlil
(gentilshommes) n'avaient plus la foi, qu'il leur arriverait mal-
heur, etc.
Dix minutes furent employées à examiner l'immense caverne.
Rien n'est plus fantastique que ce spectacle, vu la nuit, aux reflets
de mille couleurs de la lumière sur les parois humides et polies des
rochers.
L'antiquaire était au comble du ravissement. Son ami flairait
comme une odeur de vieille légende dans ce sombre repaire. De
temps à autre des oiseaux nocturnes, eff'arouchés par la clarté du
fanal et par le bruit des pas, s'enfuyaient à tiré d'ailes ou voletaient
contre la voûte, au grand efl'roi du pauvre bedeau, qui récitait en
breton les litanies de tous les saints.
Après avoir parcouru trente ou quarante pas , on se trouve arrêté
au fond de la grotte. Le passage se rétrécit tout à coup, et devient
tellement étroit qu'il paraît impossible de s'avancer plus loin. Nos
voyageurs, satisfaits de leur expédition, s'assirent sur des rochers
roulés à terre, et reprirent la conversation avec le bedeau.
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LA GROTTE DE ROCH-TOUL. 451
Cet entretien préliminaire ne devant offrir aucun intérêt au lec-
teur, nous donnerons , sans plus de détours, le récit que le bon
sergent d'église leur fit à peu près en ces termes :
— Je ne vou& dirai pas s'il y a mille ans ou plus que l'événe-
ment est arrivé; mais il est arrivé, cela est certain, puisque le coq
chante encore sous l'autel de saint Guy-MélittUy la veille de la
Toussaint, à minuit, et pendant l'élévation à la grand'messe. Oui,
la chose est arrivée, à preuve que mon parrain, Jan Kastel, — que
Dieu ait son âme ! — l'avait entendu dire une fois dans sa vie.
Pour lors donc, le sire de Guy-Méliau avait un fils unique, nom-
mé Alanik. Alanik était jeune, riche et beau; il était, de plus,
vaillant autant qu'aucun autre seigneur de ce temps-là.
Il y avait à la même époque , dans la paroisse de Lampol , un
seigneur avare et méchant, qui, ayant perdu son argent et ses terres
en prouesses de mauvais aloi, n'avait pour toute ressource et tout
bien qu'une fille, nommée Fina, belle, belle comme un pré de
mai, et, par malheur, encore plus rusée que belle.
Je vous ai dit que Fina était le seul bien qui fût resté à son père^
voici comment : tous les jeunes seigneurs qui avaient aperçu une
seule fois un des yeux bleus de la blonde fille, en devenaient épris
à mourir. Le père disait à l'amoureux : « Donne-moi d'abord cinq
cents écus de bel argent... Bon! mais ce n'est pas assez, l'ami.
Rapporte-moi le trésor qui est au fond de Roch-Toul, et Fina sera
ta moitié de ménage. »
Et voilà le pauvre garçon, laissant au manoir de Lampol son
cœur et sa bourse, de se mettre etf roule au clair de la lune, vu
que dans le jour le trésor n'eût pas été visible, à ce qu'on disait.
Il entrait dans le souterrain, à k nuit, seul, sans autres armes
qu'une pelle et une torche. Que se passait-il alors? Aucun de ces
aventuriers n'est revenu le dire... C'était un deuil général à vingt
lieues à la ronde. La moitié des seigneurs du Léon avaient perdu
leurs aînés dans ce souterrain de malheur, si bien que Fina com-
mençait à avoir peur de rester toute sa vie penhérez (héritière à
marier).
Un beau jour, pourtant, Alanik, qui avait aperçu Fina au pardon
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452 ' ijl grotte de roch-toul;
de Lampol , déclara au sire de Guy-Méliau qu'il mourrait de chagrin
s'il ne mettait pas une bague d'or au doigt de Fina. Le bonhomme
essaya de détourner son fils; mais lout fut inutile, et il fallut bien
y consentir à la fin.
Voilà donc Alanik parti pour le manoir de Lampol. Ce n'était pas
chose facile que d'y entrer.
— Pan, pan. — Qui est là? — C'est moi, Alanik.
— Alanik, un vagabond... Quai, quai ici, Polidor.
— Mais je suis Alanik de Guy-Méliau , vous savez?
— Nous n'avons rien à démêler avec toi, Alanik de Guy-Méliau,
répondit encore le tailleur, barbe rouge, jambes tories et figure de
singe, qui gardait la porte du manoir, assis sur ses talons, comme
un boule-dogue.
— Pourtant, je voudrais bien parler au seigneur Lampol, répli-
qua Alanik, un peu déconcerté.
— Détale, détale vivement, mauvais garnement! D'ailleurs, je
sais ce qui t'amène : nous n'avons pas besoin de toi au manoir. 11
n'est venu ici que trop de vagabonds se moquer de ma noble maî-
tresse. Nous n'en voulons plus.
Il est bon çle vous dire que le tailleur. Barbe-rouge, était sorcier
et qu'il savait ce qu'Alanik venait chercher à Lampol-, et, comme
le misérable singe mitonnait, depuis quelque temps, le projet in-
sensé de garder Fina pour lui, — oui, ma foi, pour lui-même! —
il avait résolu d'éconduire à l'avenir tous les prétendants. Il craignait
qu'à la fin quelque malin compère ne découvrît le trésor caché
qu'il projetait aussi de fouiller pour son compte, dès que l'occasion
lui semblerait favorable.
Mais la penhérez avait entendu les paroles courroucées du tail-
leur. Elle venait justement, à ce moment-là, du côté de la porte,
pour voir un beau Justin que le singe était en train de lui broder
pour le prochain pardon de Saint-Thégonnec. Elle regarda par le
petit judas du portail, et vit notre joli garçon sur le point de s'en
aller. Il paraît qu'Alanik était de son goût, car elle ne fut pas long-
temps à repousser Barbe-rouge dans son taudis , et à ouvrir la
porte au jeune homme, qui 'tomba à ses genoux en lui disant:
a Ma chérie. ^
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LA GROTTE DE ROCH-TOUL. 453
Inutile de conter tout ce qui s'ensuivit, si ce n*est qu'au bout de
trois jours Alanik obtint la promesse de la main de Fina... s'il rap-
portait au papa le trésor de Roch-Toul. Fina, domptée par la dou-
ceur de son fiancé, eut beau demander à son père que cette condi-
tion fût oubliée cette fois, le vieux n'y voulut point consentir. Il
fallut bien se résigner.
Mais Fina ne s'appelait pas Fina pour rien. Elle savait que le
tailleur était sorcier. Maintes fois , elle avait eu recours à ses malé-
fices, et n'ignorait pas que le singe consultait, pour deviner l'avenir
et les bons endroits où trouver des louzou * et toutes choses per-
dues, un vieux coq rouge qu'il gardait en mue dans son taudis.
Elle résolut donc de s'en emparer. Un soir que Barbe-rouge
avait, par ses soins, avalé un coup de trop, elle ouvrit laçage,
emporta le fameux coq , el conduisit son fiancé jusqu'à Roch-Toul.
Alanik lâcha devant lui l'oiseau de la passion, puis, ayant dit
kénavo (à revoir) à sa douces qui avait les larmes aux yeux, il péné-
tra dans le SQuterraîn. Fina s'en revint triste à la maison. Elle était
bien changée depuis qu'elle avait un véritable attachement dans le
cœur... La nuit passa là-dessus, puis le jour et la nuit encore...
Le surlendemain. Barbe-rouge (il avait deviné le tour) vint sour-
noisement dire à sa maîtresse qu'à Guy-Méliau, depuis la veille,
on entendait un coq chanter sous l'aulel. Fina se vit dans l'obliga-
tion d'écouter les propos du compère et de lui parler héllemmî»
afin d'en tirer qUelque chose.
Barbe-rouge, enhardi, lui apprit, tout en vidant sa chopine,
qu' Alanik s'était perdu dans la caverne, parce qu'il n'avait pas em-
porté un certain collier magique. Ce collier, fait d'argent et de
perles fines, était en la possession du singe, mais il avait juré par
les cornes du diable de ne le donner qu'à celle qui consentirait à
l'épouser, lui. Barbe-rouge.
Fina sentit , au premier moment de sa fureur, une grande envie
d'étrangler le misérable; mais nous savons qu'elle avait de la ruse
dans sa cervelle de femme; aussi s'apaisa-t-elle tout à coup, et lui
répondit-elle de sa plus douce voix d'oiseau trompeur :
* touîott, herbes cabalistiques.
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454 LA GROTTE DE ROCH-TOUL.
— Ma foi, Barbe-rouge, tu es bien laid, je l'avoue, mais tu as
tant d'esprit, que je serai la femme si lu m'aides à trouver le trésor
de Roch-Toul.
— Le trésor, fit l'autre, nous le trouverons, belle fille, et je
mettrai un louis d'or sur chacun de tes yeux bleus, sur ta bouche
de rose aussi, et des piles, des piles dans tes mains et à tes
pieds !
— C'est charmant, reprit Fina en riant, et moi, je l'appellerai
Barbe-d'or... Ah! ah! ah!...
Elle s'en donna de rire, malgré sa colère, et le tailleur passa
plus d'une heure avec elle, l'idiot, à se griser de vin et de faux
amour. Le méchant dupeur, dupé à son tour, ressemblait en cela à
tant de gens de ce monde, qui, même au moment de se marier,
jouent (ô malheur!) jouent au fin et se trompent mutuellement.
La nuit venue , la lune levée , ils partirent pour le souterrain.
. Jambe-lorte avait bien de la peine à suivre I9 maligne créature, qui
marchait vite, afin de l'essouffler. C'était comique de voir ce tortik
trottant après la belle fille, comme un carlin après une comtesse.
^ Enfin, ils arrivèrent, et entrèrent dans la grotte. Le collier magique
brillait à la main de Barbe-rouge , et l'on passait aisément par tous
les détours. La conversation, il faut le dire, allait son train, et le
singe amoureux en était déjà rendu à sa douzième déclaration, lors-
que Fina lui dit :
— Tu causes fort bien , assurément , Barbe-rouge ; mais je veux
une preuve, une seule preuve de ta confiance.
— Dix, si tu le désires, répliqua l'impudent coquin.
— Une seule me suffira : nous sommes promis/ n'est-ce pas?
Tu peux donc me confier ce collier qui te gêne pour courir.
— Hein! Je ne sais pas, fit Barbe-rouge, en regardant de
travers.
— En ce cas, rien de fait, reprit la rusée d'un air résolu.
— Te perdre ! s'écria le tailleur consterné, non , non , par les
cornes du diable !
Et il plaça le brillant collier sur le cou blanc de la jeune fille.
— Merci, lui dit-elle... Maintenant, voici un passage très-étroit;
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LA GROTTE DE ROCH-TOUL. 455
passe le premier, pour me montrer la route... Sois tranquille , je
saurai bien t'éclairer... Allons, passe, je le veux.
Le passage, en effet, devenait très-dangereux : il fallait des-
cendre des marches inégales, et une bonne lumière n'était pas de
Irop. Barbe-rouge s'avança en hésitant. Alors Fina porta les mains
à son cou, afin d'intercepter les rayons du collier magique. La
grotte devin ♦, à l'instant noire comme une tombe, si bien que le
tailleur trébucha sur les pierres et roula, au bas de la pente, dans
le fond d'un trou plein d'eau.
— A l'aide, à l'aide, criait le misérable, je me noie !
— Rends-moi mon fiancé, disait Fina, en éclairant la caverne ;^
rends-moi Alanik,
— Malheur! Elle m'a trahi... A l'aide ! Je meurs!
— Rends-moi mon fiancé! te dis-je.
— Par pilié, tends-moi la main! criait encore Barbe-rouge;
nous le retrouverons, car j'entends la voix de mon coq.
— Dis-moi où est Alanik; lu dois le savoir, traître.
— Il est..., il est là, tout auprès, derrière ces rochers... J'étouffe!...
J'étouffe!
— Est-il vivant encore? '^
— Il est pâle- comme trépas... J'étouffe... Hâte-toi de nous secou-
rir... Moi d'abord.
Fina , au comble de l'angoisse , s'élança dans le passage difficile.
Elle resta sourde, vous le pensez bien, aux derniers cris de Barbe-
rouge, qui râlait en buvant de l'eau ; et, tournant de tous les côtés
les rayons du collier magique, elle découvrit bientôt celui qu^elle
cherchait. Alanik, pâle et couvert de sang, était étendu sur la terre.
La vue de Fina le ranima un peu. La jeune fille lui donna à boire
une liqueur qu'elle avait apportée, et pansa les blessures qu'il s'é-
tait faites en tombant sur les pierres....
Mais en voilà bien assez sur cette histoire. — Pourtant, si vous
voulez savoir la fin, vous saurez que les fiancés (Fina soutenant son
promis) réussirent, après bien des peines , à sortir du souterrain.
Par exemple, ils^y laissèrent, trois choses : le trésor, le coq enchanté
et le sorcier mort... Trois choses assez méprisables, comme tous
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456 LA GROTTE DE ROGH-TOUL.
les biens et les intrigues de la terre , et qui s'y trouvent encore, à
ce qu'on dit.
Ces choses, on ne vient plus les chercher ici ; mais, hélas! que
de gens, en ce monde, qui convoitent d'autres trésors,, par des sen-
tiers tout aussi ténébreux !
Alanik et Fina vécurent-ils heureux ?... On le dit du moins. Le
père avare, n*étant plus détourné par les mauvais conseils de Barbe-
rouge, fut apaisé au moyen d'une belle poignée d^or, et les noces
se firent à Lampol. Vous avez vu, dans l'église, de beaux fonts bap-
tismaux... Ce fut Alanik qui les fit construire pour le baptême de son
premier-né.
E. DU Laurens de la Barre.
Rennes, 7 mai 1871.
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CRÉATION DE L'ÉCOLE DE CHIRURGIE
DE RENNES
A NOSSEIGNEURS,
NOSSEIGNEURS DES ESTATS DE BRETAGNE^ SUPPLIE TRÈS-HUBfBLEMENT
LA COMMUNAUTÉ DES MAITRES CHIRURGIENS DE RENNES :
Disent qu'entre les arts qui fleurissent en France à l'ombre du
trône , et sous les auspices de Sa Majesté , la Chirurgie tient sans
doute un des premiers rangs, et par l'utililé qui en resuite pour le
Public, et par l'attention particulière qu'elle a méritée de la part
du Monarque. Des Ecoles d'anatomie toujours ouvertes et des pro-
fesseurs Chirurgiens entretenus pour l'instruction des jeunes Elevés;
des Prix proposés aux Etudians , pour animer leurs efforts; une
Académie érigée de nos jours pour perfectionner par d'heureuses
découvertes un art si nécessaire à la société , en sont les témoi-
gnages éclatans. Paris goûte déjà les fruits de ces soins généreux.
Jamais la Chirurgie ne fut cultivée avec tant d'ardeur, ni portée à
un aussi haut point que nous voyons aujourd'hui ; mais il faut l'a-
vouer, les lumières de la Capitale ont à peine percé dans les Pro-
vinces , elles restent encore à cet égard enveloppées dans d'épaisses
ténèbres. Je parle surtout des petites Villes et des Campagnes. Vous
le sçavez. Nosseigneurs, rien de plus ordinaire que les plaintes
qu'on fait du peu d'habileté des Chirurgiens qui s'y rencontrent; et
ce qu'il y a de plus triste, rien de plus juste, ni de mieux fondé
que ces plaintes. Quelque habitude de manier la Lancette, au sur-
plus une routine aveugle fait presque tout leur Art et leur Science ;
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458 CRÉATION DE L'ÉCOLE DE CHIRURGIE DE RENNES.
et quel desordre ne sont pas capables de causer de pareils Artistes,
surtout dans une Profession où il n'est point de petites fautes?
Ainsi, par un renversement déplorable, ces hommes qui dévoient
être les Conservateurs, et comme les Anges lutelaires de leurs
Compatriotes s'en rendent le fléau ; et un art si utile au Genre
humain dans son origine, devient entre leurs mains un Art perni-
cieux et meurtrier. Mais que prétendons-nous ici? Les décrier et
exciter contre eux votre indignation? A Dieu ne plaise : Eh î pour-
roit-on même, avec justice, leur faire un crime de leur ignorance,
qui chez eux est insurmontable, ne trouvant point dans leur Patrie
les secours nécessaires pour s'instruire et se perfectionner dans
leur art, hors d'état d'ailleurs par la modicité de leurs moyens,
d'aller les puiser à la source et s'entretenir à Paris le tems qu'il
conviendroit pour cela. Comment pourroient-ils avoir les sciences
et les lumières qu'on se plaint de ne point trouver en eux? Nous
cherchons seulement, en Vous exposant le mal , à Vous faire sentir
le besoin pressant du remède. Ce remède au reste.nous vous l'of-
frons : et le voici.
Ce seroit de fonder dans cette Capitale de la Province une Ecole
de Chirurgie en faveur des jeunes Etudians; les uns y trouveroienl
gratuitement Tinstruction que leur pauvreté les empêche d'aller
chercher ailleurs; les autres, à qui leur situation plus aisée permet
de voyager, s'y metlroient du moins, par les connoissances préli-
minaires qu'ils y prendroient, en état de mieux profiler de leurs
voyages, et peut être avec le tems, de s'en passer tout-î\-fait, et de
retenir ainsi dans la Province les sommes qu'ils ont coutume de
porter ailleurs, et dont ils achètent leurs instructions ; bien-tôt de
cet espèce de Collège sortiroient des esseins de Praticiens éclairés
qui repandroient dans toutes les parties de la Province les fruits de
leur heureuse éducation.
Nos Villes, nos Hôpitaux, nos Vaisseaux, nos Campagnes, le
Grand et le Riche, comme le Pauvre : car nous voulons qu'on ait
les moyens de faire venir du secours des grandes Villes; en a-l-on
toujours le tems? Combien de cas urgents où on est obligé de se
servir du premier venu? Quelle consolation alors si le Chirurgien,
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CRÉATION DE L^ÉCOLE DE CHIRURGIE DE RENNES. 45&
que le hazard présente, se trouve avoir été formé dans une bonne
Ecole ! Quel desespoir au contraire si l'on tombe en de mauvaises
mains! Mal d'autant plus à jcraindre, qu'il est irréparable, et que
l'événement des maladies chirurgicales dépend ordinairement du
premier coup de main.
La Communauté des Chirurgiens de cette ville ofifre ses services
pour contribuer à une entreprise si utile et si louable. Elle se flatte
de pouvoir fournir des sujets capables de donner de bonnes leçons,
lesquelles deviendraient de jour en jour meilleures par leur étude
assidue et leur attention à recueillir de quoi les rendre tous les
ans plus amples et plus profitables à leurs Elèves ; ils ont cru
devoir partager entre quelqu'un d'eux un fardeau , dont un seul se
fût trouvé accablé ; chacun fera son cours et s'efiforcera de le rem-
plir avec tout le zèle et l'exactitude dont il est capable ; ils sont en
état de faire tous les ans, dans les saisons convenables, les cours
ci-dessous; sçavoir :
Premièrement.
Un cours d'Anatomie du Corps humain, que le Démonstrateur
tâchera d'orner de remarques et d'observations importantes à la
Pratique, à mesure que l'explication et l'exposition de chaque
partie ou de chaque organe se présenteront.
II
Toutes les opérations de Chirurgie sur un Cadavre humain, dont
le Cours consistera dans un Traité circonstancié des maladies qui
les exige chacunes en particulier; les préparations tant du malade
que de l'appareil; le manuel de l'Opération ; la meilleure façon de
la bien faire et la conduite du malade après l'opération.
III
Il sera fait, expliqué ou dicté un Cours des principes, contenant
la Phisiologie ou l'Economie animale ; la Pathologie ou le Traité
des maladies chirurgicales, terminé par la Thérapeutique, ou le
Traité des remèdes et moyens de guérir des maladies énoncées
dans ledit cours.
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460 CRÉATION DE l'ÉCOLE DE CHIRURGIE DE RENNES.
IV
Un cours complet d'Ostéologie ou le gênerai de la Charpente
humaine, et l'Histoire parliculiere de chaque pièce qui la compose.
Un Cours de toutes les maladies des Os, comme Luxations, En-
torses, Anchiloses, Fractures, Exostoses, Caries, Rachitis et
autres, dans; lequel on demontreroit les signes de chaques mala-
dies; la façon de guérir, de réduire, et de maintenir réduit par les
remèdes les bandages et la situation.
Cet établissement est désiré depuis long-tems par ce qu'il y a de
personnes dans la Province qui ont quelque goût pour les sciences
et les beaux arts.
Les merveilles que renferme l'exacte connolssance du Corps
humain, indépendamment de Tutililé qui en resuite, et l'usage
qu'en font les Praticiens en faveur des malades, ont de tous lems
excité la curiosité et causé l'admiration des génies les plus su-
blimes.
Ce n'est point au reste l'intérêt qui nous guide, nous sacrifierons
généreusement notre lems et nos soins pour Tinstruclion de nos
Elevés, et un fond de deux mille livres par an, à quoi nous bornons
notre demande, suffira à peine pour fournir aux frais qu'entraîne
nécessairement cette espèce d'exercice.
L'ulilité reconnue d'une pareille fondation a déjà déterminé
quelques unes des principales Villes * du Royaume à se le procurer,
à l'exemple de la Capitale.
La Communauté des Maîtres Chirurgiens espère, Nosseigneurs,
que les mêmes motifs agiront sur Vous avec la même force, et que
ce zèle pour le bien public qui anime toutes vos démarches, ne se
démentira pas en un point si essentiel. Et nous osons l'avancer,
quelque nobles, quelque importantes que soient les matières dont
* Rouen et Amiens ont assigné un fond de 1500 livres pour un seul démonstra-
teur de VAnalomie.
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CRÉATION DE l'école DE CHIRURGIE DE RENNES. 461
la discussion Vous rassemble, il en est peu qui mérite plus votre
attention, et qui interesse plus directement et plus universellement
l'utilité publique.
Signé : L. Mesnildré, Doyen.
G. Brossay Saint-Marc, lieutenant du
^ premier Chirurgien du Roy.
Le Prince, ancien Prevosl.
Eriau, Greffier du premier Chirurgien
du Roy.
Cornu, Prévost en charge.
L. de la Rue, Prévost de sa Compagnie.
— Sur cette requête , les Etats de Bretagne , pour soutenir TEcole
de Chirurgie fondée par les chirurgiens de Rennes, allouèrent
2,000 livres en 1738 (le 8 novembre), 4,000 en 1740 (5 novembre).
En 1745 (25 décembre), ils chargèrent leurs députés en cour d'ob-
tenir du Roi des lettres-patentes pour rétablissement définitif de
cette école. Cette demande ayant été accordée, ils ordonnèrent,
deux ans plus tard (31 octobre 1748) à leurs députés en cour de
faire sceller et enregistrer lesdites lettres aux frais des Etals, qui
depuis lors ne manquèrent pas, à chacune de leurs tenues, de voler
une somme de 4,000 livres pour aider à entretenir cet établisse-
ment. (Voir le Précis des délibérations des Etats de Bretagne et les
Registres eux-mêmes, aux dates susdites.)
ARTHUR DE LA BORDERIE.
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NOTICES ET COMPTES RENDUS
LÉGENDES CHRÉTIENNES ET POÉSIES, par M"c A. MoUiet. — Un vol.
in-12, Grenoble, 1870.
Les livres, comme les hommes, ont leur moment et leurs circons-
tances, auxquels ils empruntent souvent une grande partie de ce
succès rapide qu'on appelle la' vogue. Et la vogue, si elle n'est pas
le jugement définitif du bon goût ou de l'histoire, es't au moins un
puissant auxiliaire pour attirer l'attention distraite de notre siècle,
et faire à son admiration paresseuse une violence quelquefois salu-
taire.
Voici un recueil de poésies qui n'a pas compté et n'a pu compter
sur un succès de vogue. D'abord il ne s'adressait qu'à des enfants,
à déjeunes âmes naïves et simples, commç on Test jusqu'à quinze
et vingt ans. Or, ce ne sont pas ces clients qui, d'ordinaire, font la
réputation d'un livre. Et puis, il choisit mal son heure pour se pré-
senter au public, dont il faut toujours consulter les dispositions,
avant de lui demander un quart d'heure de recueillement.
C'était au moment où, de l'autre côté du Rhin, sous les yeux de
nos diplomates aveugles, grondait déjà la tempête qui devait éclater
sur notre malheureuse patrie et la couvrir de ruines et de sang. Le
canon et les mitrailleuses n'avaient pas encore fauché nos vaillants
soldats ou battu nos murailles, mais, en prêtant une oreille un peu
attentive, on eût facilement distingué le pas lourd et pesant des
armées allemandes qui s'ébranlaient derrière leur épais réseau de
forêts.
Vint ensuite la période fatale de nos désastres et de nos revers,
inouïs jusque-là dans l'histoire d'aucun peuple, où la France fut
prise comme d'un accès de fièvre chaude qui dure encore. Quoi
d'étonnant que ce petit livre, éclos au fond d'une province reculée,
fût ignoré , alors que le canon, le télégraphe et les journaux de
Paris avaient seuls le droit de se faire entendre !
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NOTICES ET COMPTES RENDUS. 463
Et pourtant il ne mérite pas cet oubli. Il y a là des notes d'une
rare élévation, des accents marqués au coin de la véritable inspira-
tion, ce qui, suivant Joubert, fait le vrai poète, «: des mots qui
1^ montrent sa pensée, des pensées qui laissent voir son âme, et
:» une âme où tout se peint distinctement. »
Je trouve d'abord l'idée du livre excellente. Recueillir ces lé-
gendes qui se racontent le soir au foyer de la famille chrétienne,
entre l'aïeule, le père, la mère et les enfants, leur laisser cette
teinte de poésie vague et mystérieuse qu'elles ont emportée de
l'Orient, d'où elles nous viennent , puis mettre tout cela en vers et
ToiFriraux enfants, donl Pâme n«iïve et pure veut des chants simples
comme elle, c'est faire plaisir aux mères, aux instituteurs et aux
institutrices , souvent très-embarrassés sur le choix d'une bonne
lecture poétique; c'est doter la littérature d'un genre vers lequel
peu de génies semblent portés.
Nous ne voulons et nous ne pouvons tout analyser, encore moins
citer; mais quoi de plus touchant et de plus ingénieux que la Légende
du Palmier y le Bon Larron, la Légende du Serpent, la Légende du
diamant, le Petit roi, la Fête à Nazareth, etc., et toutes ces petites
scènes de la vie du Christ, auxquelles l'imagination du poète, aidée
de sa foi, nous fait assister? 11 n'y a pas jusqu'aux Litanies qui
n'aient leur histoire légendaire et enfantine , d'où nous viendraient,
s'il faut en croire l'auteur, tous ces noms mystiques et ces glorieux
titres que nos lèvres chrétiennes ne cessent de redire à Marie.
Et partout on sent une âme profondément chrétienne, aux con-
victions généreuses et fermes, une âme élevée, poétique, et sachant
toutefois quitter les hauteurs où sa pensée habite , pour s'abaisser
jusqu'aux humbles et aux petits.
Après les Légendes viennent d'autres poésies diverses, fruits et
rêves d'une imagination sans cesse active, toujours empreintes de
ce caractère religieux qui doit faire le fond de cette âme. Ce sont
des traits de la vie de saint Dominique ou de sainte Catherine de
Sienne, dont l'auteur semble être le disciple ; ce sont des hymnes,
inspirés par une belle nature, ou par ces spectacles grandioses
comme on en rencontre au pied des Alpes. C'est un souvenir d'en-
fance qui revient tout à coup, embelli par le lointain du passé; ce
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464 NOTICES ET COMPTES RENDUS.
sont des conseils à un petit neveu, remplis d'une sagesse tendre et
inquiète, conseils qui s'adressent quelquefois plus haut dans la vie,
et abordent, sous une forme gracieuse et élevée, les questions les
plus délicates de l'avenir.
Allons, là!... sans détour, dites, dans quelque temps.
Quand vous aurez jeté votre jeunesse aux vents,
Quand vous vous sentirez fatigué d'une vie
Sans but et sans repos ; lorsqu'une noble envie
Viendra faire revivre et résonner en vous .
Les saints noms de famille et de père et d'époux;
Lorsque votre œil ému cberchei a dans le monde
La femme dont le cœur à votre cœur réponde,
Dites, choisirez- vous, pour ce nouveau foyer,
Celle qui ne saura ni croire ni prier?....
La Prière du jeune Indien respire je ne sais quel parfum de poé-
sie sauvage et naïve qui rappelle le style de Chateaubriand.
Pauvre Chalaist est une plainte éloquente qui touchera le cœur
de tous ceux qui ont aimé le Père Lacordaire et qui ont lu les pages
adorables où il parle de cette riante solitude, inondée de soleil,
que la main de Dieu avait un moment fait refleurir.
Oui, le cloître est désert, et le vent qui frissonne
Va sçul de la cellule à la nef, à l'aulel.
L'airain se tait... Hélas! en ce lieu plus personne
Pour répondre au pieux appel.
La brise qui de Dieu te parlait à toute heure ,
Aurait-^lle trahi tes mystiques secrets ?
Seule, sous ces arceaux, maintenant elle pleure,
. £n répondant à nos regrets.
Et celui qui vers toi vint abriter sa cendre *,
Pour garder son tombeau n'aura donc plus d'amis ?
La voix d'un frère aimé ne fera plus descendre
L'espoir du grand réveil sur ses os endormis....
Et tes grands souvenirs ! Et ton passé sublime !
Tout cela, faudra- t-il l'oublier à jamais?
Lorsque tout en ces lieux s'éveille et se ranime,
Ne revivras-tu pas , ô mon pauvre Chalais !
' Le P. Aussant, dont la famille, croyons-nous» habite Rentaes. Le cimetière du
couvent garde encore son tombeau.
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NOTICES ET COMPTES RENDUS. 465
Citons encore , avant de terminer, une petite pièce remplie de
délicatesse et de fraîcheur, et qui a pour titre : Que Von doit bien
dormir!
Un cortège passait, blanc comme l'innocence;
Point de noirs chants de mort , point de crêpes de deuil :
Quelques vierges enfants, fraîches d'insouciance.
Suivaient le tout petit cercueil .
Puis c'était au printemps : les fleurs au cimetière
Croissent avant les fleurs des bois et dès jardins ,
Et les oiseaux déjà chantaient, douce prière.
Tous les soirs et tous les matins.
Toi dont j'ai vu passer le simple et frais cortège ,
N'est-ce pas qu'on est bien dans le monde oU tu vas ?
N'est-ce pas qu'on dort bien sous la touffe de neige
Qu'a secouée un blanc lilas?
Toi qui n'as pas voulu de notre vie étrange ,
Où les petits enfants mêmes doivent souffrir,
Sous les fleurs, au printemps, n'est-ce pas, mon doux ange.
N'est-ce pas qu'on doit bien dormir !
Nos lecteurs nous pardonneront d'être long et un peu trop élo-
gieux sur un livre qui a certainement des défauts et des ombres,
mais que nous voulons faire connaître, car notre conviction est
qu'il le mérite. Et puis, lorsqu'après une laborieuse journée d'été,
le soir arrive avec ses ombres, ses fortifiantes fraîcheurs et son
calme réparateur, on aime à recueillir son âme et à prêter une
oreille attentive aux voix mystérieuses qui s'élèvent dans la nuit, de
la terre vers le ciel. Il nous semble que ce concert est comme un
doux sommeil, qui repose et endort nos fatigues.
N'avons-nous pas depuis longtemps nos journées douloureuses,
pleines de fatigues, de luttes sanglantes et d'amères tristesses? Le
soir semble se faire et nous présager un lendemain plus tranquille.
En attendant ce jour que nous appelons de tous nos vœux sur notre
pauvre patrie, recueillons-nous un instant; écoutons ces voix de
l'âme et du cœur qui nous parlent de doux souvenirs, de tendres
émotions, et nous rapprochent du ciel.
A. DE LA Breure.
TOME XXIX (LX DE LA 3* SÉRIE). 31
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A TRAVERS LES RUINES DE PARIS
 ÉAflLE GRIMAUD.
Mon cher ami ,
Vous me demandez que j'essaie de vous tracer^ pour vous el vos
lecteurs, le tableau de ce pauvre Paris que je viens de revoir, ra-
vagé, ruiné, incendié. Outre que la tâche est navrante et dépasse
mon courage, elle excéderait de beaucoup les limites d'un article
de quelques pages. Ce que cinq mois de siège et deux mois de
Commune ont accumulé de ruines en dehors et en dedans de Paris,
défie toute appréciation et toute description. Financièrement, cela
doit se chiffrer par milliards (et je ne parle que des immeubles
détruits ou détériorés, et de leur contenu; pour ce qui est de la
ruine plus ou moins universelle résultant de la suspension prolon-
gée du commerce et de mille autres causes connexes, cela doit se
monter à un chiffre impossible à évaluer, mais non moins effrayant).
Quant à entreprendre de décrire cet immense amas de décombres
qui commence à Saint-Cloud et finit à Champigny, en passant parles
TuHeries et l'Hôtel-de-Ville, plusieurs volumes, écrits avec le savoir
technique d'un architecte et d'un commissaire priseur, y suffiraient
h peine. La photographie seule, avec son réalisme brutal et son
impitoyable précision, peut rendre l'aspect de ces choses indes-
criptibles qui furent des maisons, des palais, des villes. Et il y a là,
pour les amateurs de l'horrible, de quoi faire un album sans pareil.
Affreusement curieux pour un indifférent, pour un étranger^ le
spectacle est à faire pleurer un Français*
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A TRAVERS LES RUINES DE PARIS. 467
Ha lettre pourrait se composer d'un seul mot : des ruines, des
ruines, des ruines, et encore des ruines !...
Hais vous me demandez des détails. Prenons notre cœur à deux
mains et essayons.
Donc, le 1^^ juin, je quittais Versailles, que je laissais animé et
peuplé comme jamais peut-être il ne le fut au temps même de
Louis XIV (pour le moment, Louis XIV était un vieux petit bour-
geois à lunettes, serré dans sa redingote, trottant menu en se dan-
dinant d'une jambe sur l'autre, ayant pour voix une façon de flûte
enrhumée et sourde dont le jour même j'avais pu entendre à l'As-
semblée nationale le mince fausset ; mais quel artiste l et quelles
incomparables variations ce Paganini exécute avec cet ingrat ins-
trument! — pour le moment, Louis XTV s'appelait monsieur
Thiers : deux noms qui rapprochés en disent plus long que cent
volumes d'histoire, deux mondes juxtaposés). Avant départir, j'a-
vais eu le plaisir de serrer la main de plusieurs de nos honorables
députés de l'Ouest, de HH. Vandier, Lallié, de la Borderie (ces
deux derniers amis intimes, l'un même quelque peu le maître de
la maison où nous causons en ce moment).
Le traio-élait énorme en longueur, tant les émigrants se pres-
saient déjà de rentrer dans leurs foyers depuis longtemps désertés,
fort anxieux de savoir s'ils ne les retrouveront pas en cendres.
En passant, je pus revoir les restes de ce qui s'appela Saint-
Cloud. A diverses reprises, entre les deux sièges de Paris, j'étais
déjà venu faire un douloureux pèlerinage à ce cadavre de ville.
J'avais contemplé cet immense amphithéâtre de décombres : en bas,
ce pont rompu , cet hôtel de la Tête-Noire, célèbre par le crime de
Castaing, aujourd'hui détruit ; cette place disparaissant sous les plâ-^
tras, ces rues tortueuses montant vers Hontretout au milieu d'un
chaos de murailles et de toits écroulés ou se tenant debout encore
par un prodige d'équilibre; — en haut, ces squelettes de maisons,
de villas, profilant sur le ciel la silhouette de leurs murs noircis.
J'avais vu les vastes casernes aux toits crevés, le parc dévasté, les
statues mutilées. J'avais parcouru, salle par salle, en trébuchant sur
des amas de débris, de marbres, de bronzes, de glaces, ce château
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468 A TRAVERS LES RUINES DE PARIS.
naguère impérial , œuvre charmante de Mansard , dont les obus et
la torche prussienne ont fait une lamentable ruine.
Car rincpndie de Saint-Cloud est un méfait à ajouter au dossier,
si riche déjà, de nos vainqueurs, méfait d'autant plus monstrueux
que, suivant le témoignage formel d'habitants consultés par moi-^
même, il aurait élé commis, en partie du moins, sinon en totalité,
DEPUIS l'armistice! La dame d'un café, à moitié préservé, racontait
qu^elle était arrivée juste à temps pour éteindre le feu qui venait
d'être mis à son établissement ; elle montrait ses banquettes et di-
vans dépouillés de leurs velours, que nos rapaces ennemis avaient
délicatement cueillis et soigneusement emballés pour e la grande
Allemagne; » — en subodorant la tapisserie des murs, on sentait
encore un parfum prononcé de pétrole. Le procédé était des plus
simples : on pillait d'abord la maison , puis on y mettait le feu.
A la Prusse appartient l'honneur, et elle le méritait, d'avoir doté
l'art de la guerre et de l'incendie de ce nouvel et redoutable engin,
qui allait acquérir tout à coup un si sinistre renom : le pétrole.
Avec quelle savante habileté elle sut tout d'abord l'appliquer, de-
mandez-le aux onze maisons du faubourg des Aides, à Orléans,
aux deux cent cinquante maisons incendiées de Châteaudun, età
tant d'autres !
La leçon ne devait pas être perdue, et les Prussiens allaient avoir
de dignes élèves dans les incendiaires de la Commune, auxquels
les soldats de M. de Bismark avaient appris, par des expériences tant
de fois renouvelées sur les chaumières de nos campagnes et les
maisons dé nos villes, toute la puissance destructive que récèle
une bombone de pétrole. L'armée prussienne avait son corps,
savamment organisé, de pétroleurs : la Commune allait avoir le
sien. La Prusse était digne d'avoir la Commune pour élève, et la
Commune d'avoir une telle Aaîtresse. Leurs rapports se sont-ils
bornés là ? Ces membres prussiens de la Commune, ce chef prus-
sien de l'Internationale, ex-secrétaire particulier, dit-on, de M. de
Bismark ; ces espions prussiens devenus généraux de la Commune ,
comme Dombrowski, par exemple; ces sommes d'argent envoyées
de Berlin; ces danses, ces chants, ces cris sauvages des soldats,
allemands à la vue de Paris en feu (je tiens le fait de témoins
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A TRAVERS LES RUINES DE PARIS. 469
oculaires); ce toast porté en l'honneur de la Commune de Pari^,
par tout un cercle d'ofliciers prussiens ' ; — d'autres indices
encore, ne permettraient-iis pas de supposer des relations encore
plus intimes entre la Prusse et la Commune , celle-ci se chargeant
d'appliquer les procédés prussiens — torche, badigeon, obus à
pétrole, pillage — à la destruction de Paris, que le bombardement
de celle-là avait été impuissant à accomplir ?
' Laissons à l'histoire le soin d'éclairer ce ténébreux mystère,el
poursuivons. •
C'est à partir de Puteaux et de Courbevoie que commencent à se
remarquer les ravages de la guerre civile. Bombardée par les batte-
ries fédérées de la porte Maillot et des Ternes, la partie de Courbe-
voie qui longe la Seine est fort maltraitée. De Courbevoie à Âsnières,
surtout aux abords du château de Bécon, les dégâts s'accentuent.
A Asnières, le désastre est quasi complet. Celte jolie petite ville,
coquettement assise le long de la Seine, jadis joyeux rendez-vous
des canotiers, n'offre plus aujourd'hui que l'aspect de la désolation,
avec son pont détruit, ses villas, ses cafés, ses restaurants, ses mai-
sons bourgeoises, effondrés, troués, déchiquetés, en loques, en
lambeaux. De la gare, il ne reste plus trace ; le sol est absolument
ras, tant les artilleurs communeux y mettaient de rage, surtout
après boire, une fois bien repus, ces messieurs ne travaillant pas
volontiers à jeun. On bombardait aussi par passe-temps, pour s'a-
muser : il fallait bien tuer le temps, au risque même de tuer quel-
qu'un avec. « Je parie un litre que j'atteins cette maison là-bas? s»
Le pari tenu, l'obus volait portant au but le ravagé et peut-être la
mort,«t le litre se vidait au milieu de joyeux lazzis. On m'a conté
que tout passant, moyennant le prix d'un litre (carie litre a exercé
une influence prépondérante dans cet épouvantable drame), une
femme, un enfant, pouvait mettre le feu à l'étoupille. Jouait qui vou-
lait à ce jeu sauvage. Le peuple s'amusait... Le terrible insensé
allait s'amuser à des jeux bien autrement effrayants.
Si nous traversons la Seine, nous verrons aussi nombre de mai-
sons de Clichy et de Levallois étaler leurs béantes blessures.
* Le second siège de Paris, le Comité central et la Commune, par Ludovic Hans,
livre carienx el epirituellement écrit.
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470 A TRAVERS LES RTDINES DE PARIS.
Mais, le plus navrant spectacle, après Saint-QIoud, offert par les
environs de Paris, est assurément celui que présentent l'avenue de
la Grande-Armée, Neuilly et son parc. Il y a là, sur des kilomètres
d^étendue , des centaines de maisons dont pas une n'est intacte et
dont beaucoup sont absolument détruites, notamment aux environs
de la porte Maillot et du pont de Neuilly, théâtres d'un si opi-
niâtre duel d'artillerie. Mais ce qui défie toute description c'est ,
dans le parc, l'aspect des deux longues rues Perronet et Borghèse,
telles que les ont faites les balles et les obus. Celdf tient du fantas-
tique. Maisons sans toit, toits en lambeaux suspendus en l'air ; murs
crénelés, crevés, éventrés, piquetés, tigrés et comme vflnol^ de
traces de projectiles; arbres hachés, déchirés ; jardins dévastés,
aux grilles enfoncées et tordues, où, en fait de fleurs, poussent
balles, biscaïens, mitraille, éclats d'obus (j'ai cueilli plein mes
poches de ces fleurs de la guerre* civile). Pas une de ces ruines qui
ressemble à sa voisine ; chacune a sa physionomie diversement
désolée.
Cet ensemble de villas, de chalets, de châteaux, hier coquets
et charmants, à présent ruinés, navre et captive par son horrible
étrangeté. J'ai là un ami qui, pendant cinq semaines, a vécu dans
sa cave, avec sa jeune fille, manquant de pain parfois; tour à tour
aux mains des communeux et des Yersaillais; au milieu d'une fusil-
lade et d'une canonnade qui ne cessaient ni jour ni nuit, et d'une
telle intensité, d'une si redoutable justesse de tir que certain trou
de sa maison, qu'il m'a montré, n'a pas vu passer, à lui seul,
moins de trente-cinq obus! — Que dites-vous de cela, paisibles
habitants de la province, qui ignorez jusqu'à la forme précise d'un
boulet ogivo-cylindrique? 0 fortunatos nimiùm /...
Et ce pauvre bois de Boulogne, que le siège prussien avait déjà
rasé, des fortifications jusqu'aux lacs, et qui, pour comble de déca-
dence, est menacé, dit-on, de devenir le cimetière déshonoré des
communeux fusillés !
Passons, en nous bouchant le nez, devant ces casemates bour-
rées de cadavres que l'on s'occupe de brûler...
Passy, Auteuil, le Point-du-Jour... des ruines encore, et des
plus saisissantes. Gare d' Auteuil, anéantie; maisons entourant la
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A TRAVERS LES RUINES DE PARIS. 471
place de la Gare et le long de la voie ferrée, anéanties... Celles du
voisinage qui se portent le mieux présentent à la tète ou au flanc
de larges cicatrices. Brûlée, la maison fameuse où le prince Pierre
Bonaparte tua Victor Noir d un coup de pistolet, dont l'explosion
retentit d'un bout du monde à l'autre, et semble avoir donné le
signal de toutes nos catastrophes.
Ce superbe viaduc, que les Romains eussent admiré, et qui suf-
firait à illustrer toute autre ville que Paris, porte vaillamment
encore les terribles mutilations que les puissantes batteries de
Breteuil et de Montretout ont ajoutées aux blessures que lui avait
déjà faites le bombardement prussien. Le géant de pierre est encore
debout; pas une de ses innombrables arches ne s'est effondrée;
ses interminables nefs de cathédrale romane sont intactes et
fuient toujours à perte de vue.
Et tout autour de Paris il en est ainsi; partout à peu près, le
même spectacle ; le cercle de ruines est quasi continu. Ce que la
guerre étrangère avait épargné, la guerre civile l'a atteint et f lus
.ou moins détruit. Issy, Clamart, Heudon, Châtillon, Bagneux,
l'Hay, Chevillj, Choisy-le-Roi, Vitry, Champigny, Rosny, le Bourget,
et tant d'autres noms désormais douloureusement fameux! Toute la
banlieue de Paris , sur une circonférence de quinze lieues, plus ou
moins bouleversée, mutilée, mitraillée, incendiée.
Comme prélude à ces dévastations , dès avant d'être investi par
les Prussiens, Paris, nouveau Rostopchine, s'était fait, dans son
patriotisme farouche, une première ceinture de ruines en rasant
sa zone militaire pour dégager le tir des canons de ses remparts :
cent millions de ruines, pour commencer, auxquels tant d'autres
millions sont venus s'ajouter depuis I
Vous le voyez , mon cher ami , je tourne autour de Paris comme
si j'hésitais, comme si j'avais peur d'y entrer. C'est qu'ici, au lieu
de ces ruines du dehors, ou héroïques ou inconscientes , que la
lutte explique, si elle ne les justifie pas toujours, c^est le spectacle
hideux de ruines criminellement préméditées et voulues, scélérate-
ment préparées et accomplies, qui nous attend.
Quand j'entrai dans Paris , l'affreuse guerre des rues venait de
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472 À TRAVERS LES RUINES DE PARIS.
finir. Dès mes premiers pas , j'en voyais partout les traces toutes
fraîches encore. La gare de l'Ouest trouée par les balles, toutes ses
vitres brisées ; les maisons de la rue du Havre et des environs por-
tant les mêmes stigmates ; l'église de la Madeleine toute constellée
de trous de balles et d'obus, plusieurs des statues de son pourtour
mutilées, l'une sans tête, l'autre sans bras (il n'est pas vrai toute-
fois qu'une lutte se soit engagée dans l'intérieur et que huit cents
fédérés y aient été tués : quelques-yns seulement ont été fusillés
dans les sous-sol).
Mais, à partir de la Madeleine, le navrant spectacle! Toute une
partie de la rue Royale n'existe plus. C'est comme une voie d'une
autre Pompéï, ébranlée par l'éruption du volcan populaire, plus
aveugle en ses fureurs, plus stupidement brutal que le Vésuve et
l'Etna. On dit que d'infortunées victimes ont été tirées de dessous
ces décombres, que d'autres peut-être y restent encore ensevelies.
On s'occupe déjà de déblayer et d'enlever ces plâtras noircis, dont
l'énorme amas écroulé obstrue la voie.
Voulez- vous savoir comment s'est acçonîpli ce sauvage exploit?
Le fait est typique et donne l'idée de l'idiote férocité des épou-
vantables bêtes brutes qui viennent, deux mois durant, de terro-
riser Paris et avaient juré de le détruire.
Le 23 mai , des gardes nationaux (que ce nom soit à jamais flétri!)
préposés à la défense d'une barricade construite rue Royale, par le
travers du ministère de la Marine, pointent une pièce de 7 sur les
maisons d'en face, qu'ils bombardent à outrance, à moins de cent
mètres ! L'incendie ne s'allumant pas assez tôt à leur gré, ils
amènent un canon de 12, qu'ils bourrent de matières imbibées de
pétrole. Celle fois, le feu a pris! La vue des flammes transporte
d'un soudain délire ces frénétiques , qui se mettent à danser, autour
de la pièce fumante, une sarabande véritablement infernale : on
eût dit des Papous anthropophages de la Nouvelle-Calédonie dan-
sant autour de la victime humaine qu'ils vont manger, en chantant
leur funèbre piloU'pilou. Communeux et cannibales Néo-Calédo-
niens vont, dit-on, faire connaissance sur la même terre; ils sont
dignes de' fraterniser, et les plus sauvages ne seront pas les naturels
de Balade ou de l'île des Pins.
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 TRAVERS LES RUINES DE PARIS. 473
Le ministère de la Marine, centre d'un vaste système de défense
des fédérés, n'a échappé au désastre que par miracle, grâce surtout
à l'intelligent sang-froid de M. le chirurgien principal Mahé (un
nom breton dignement porté), resté pour soigner les marins blessés
de l'ambulance. Bombones de pétrole et barils de poudre étaient
prêts. Le 23 mai, au soir, ordre de la Commune vint d'y mettre le
feu. Instances de M. Mahé, qui objecte la préSencede quatre-vingts
blessés fédérés, dont il avait eu la prévoyance de doter ses salles
hospitalières. Nouvel ordre de l'Hôlel-de -Ville, dont le texte —
authentique — fait dresser les cheveux : « Brûlez quand même;
TANT PIS POUR LES BLESSÉS ! > Le délégué, moins féroce, accorde
€ une heure » pour l'évacuation de l'ambulance. M. Mahé procède
à ce travail avec une lenteur si bien calcutée, qu'i) gagne, heure
par heure , jusqu'à six heures du mercredi matin : les troupes de
Versailles arrivaient, et le monument était sauvé!
Pour se faire une idée de ce qu'il serait à cette heure, on n'a
qu'à jeter les yeux sur son voisin, le ministère des Finances : im-
mense quadrilatère de ruines, vaste comme un Colysée, et dont les
arcades intérieures, mises à jour, s'allongent et fuient semblables
aux arches superposées d'un multiple viaduc. La vue en est sur-
tout saisissante par l'énorme brèche qu'a faite une partie de la
façade en s'écroulant sur la rue de Rivoli, qu'elle encombre.
Quand j'arrivai sur la place de la Concorde, les vestiges de la
lutte étaient partout : écorchures de balles et d'obus sur les mu-
railles, statue de la ville de Lille, œuvre remarquable dePradier,
coupée en deux, le buste et la tète gisant à terre; l'une des deux
fontaines affreusement mutilée; candélabres, colonnes rostrales
de br<hize, abattus ou éventrés; balustres de pierre emportés ; amas
de terre, de pavés et d'énormes ballots de chiffons, restes des for-
midables barricades des rues Royale, Saint -Florentin et de Rivoli...
Impassible , l'obélisque de Louqsor dressait intacte son aiguille de
granit au milieu de ces frappants témoignages des fureurs humaines,
énigme plus malaisée à déchiffrer que ses hiéroglyphes. Dans le
cours de ses quarante siècles, il n'avait peut-être jamais rien vu
deteL
Là-bas, au bout de la grande allée du jardin des Tuileries, le
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474 k TRAVERS IiET RUINES DE PARIS.
pavillon de THorioge apparaissait découronné de son faite, mais
encore imposant et dominant toujours le reste du palais, rasé à la
hauteur du premier étage. A gauche, le pavillon de Marsan fumait
encore. Le pavillon de Flore, sur le quai, tout nouvellement
reconstruit, a mieux résisté; son toit est encore en partie debout
et offre à Tœil attristé la carcasse noircie de ses arcatures de fer.
La galerie du bord de l'eau, toute neuve aussi, est dans le même
état : quasi intacte extérieurement, brûlée à l'intérieur.
Au total, tout l'immense pourtour des Tuileries brûlé; bhîlée
aussi une partie du nouveau Louvre, jusque par-delà la biblio«
tbèque, aux abords des musées. Quelques mètres de plus, et «et
incomparable amas d'antiquités et de chefs-d'œuvre était atteint,
et le génie humain se voilait d'une éclipse peut-être sans retour!
Cet incendie sans pareil, ces flammes colossales Vélevant jus-
qu'aux nues et consumant l'un des plus beaux , des plus vieux et des
plus vastes palais du monde; celte bataille acharnée qui se livrait
aux abords ; ce fracas des toits s'effondrant; ces boîtes à mitraille
éclatant en l'air; ce tonnerre dé la canonnade, cette fusillade cré-
pitant; ces balles et ces obu^ pleuvant dans le brasier et aux envi-
rons, pour empêcher d'éteindre le feu; cette rivalité de fureur des
hommes et des éléments ; — tout cela composait le spectacle le plus
terrifiant, de la plus grandiose horreur, c C'était une scène de l'en-
fer, }> me disait un témoin.
Vis-à-vis, à quelques pas, le Palais-Royal aussi en feu... En feu,
sur l'autre rive, le gracieux palais de la Légion-d'Honneur, tout
nouvellement réparé et meublé; — en feu le vaste et magnifique
palais de la Cour des Comptes et du Conseil d'Etat; en feu une
partie de la caserne voisine, la Caisse des Dépôts et Consignations;
— en feu tous les hôtels et maisons parallèles de la rue de Lille,
depuis la rue Solférino jusqu'au delà de la rue du Bac...
Néron eût applaudi à un tel spectacle et eût accordé sa lyre pour
le chanter. L'impérial incendiaire eût reconnu comme ses dignes
rivaux ces incendiaires du peuple : peuple ou César, tbus les des-
potes se ressemblent, capables des mêmes crimes et des mêmes
épouvantables folies.
Si l'horrible vous séduit et vous attire, venez iroir cette rue de
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A TRAVERS LES RUINES DE PARIS. 475
Lille telle que le pélrole Fa faite, cette double rangée de ruines qui
se prolonge sur une étendue de plus de cinq cents mètres. C'est le
coin le plus éprouvé de Paris, le chef-d'œuvre de la Commune. Au
point de jonction de la rue du Bac, surtout, c'est un chaos, un
effondrement. La nuit, par un temps sombre, cela est absolument
sinistre. On se demande quel tremblement de terre a ébranlé ou
jeté bas toutes ces maisons^ amoncelé tous ces décombres. On en-
tend les cris d'épouvante, on voit tous ces pauvres habitants affolés,
effarés, courant, fuyant, pendant que d'immondes brutes avinées,
mâles et femelles, vont de maison en maison badigeonnant les
escaliers de pétrole et y mettant le feu. C'a été, dit-on, un drame
t^rible, et on le croit sans peine. Une maison est restée debout,
je demande pourquoi : on m'apprend que le marchand de vin qui
l'habite a si complètement enivré les incendiaires, pris par leur
faible , qu'ils n'ont pu accomplir leur effroyable ofSce. Bien des
maisons ont dû leur salut à cet ignoble moyen.
Plus loin, c'est le Palais-de- Justice , la Conciergerie et la Pré-
fecture de police : encore un brasier digne d'être contemplé par
l'œil d'un Néron. Tout a été dit sur les irréparables pertes, judi-
ciaires, d'art, d'état-civil et autres, occasionnées par ce désastre
particulier.
On a dit aussi ce quasi miracle qui a préservé le plus pur bijou
de l'art gothique : au milieu des flammes qui l'entouraient, l'as-
siégeaient, la léchaient de toutes parts, la Sainte-Chapelle est restée
intacte, inviolée, semblable à la salamandre légendaire. Ses vitraux
flamboient toujours au soleil, comme un incomparable écrin de
rubis. Du sein des ruines /{ui l'environnent, elle dresse encore vers
le ciel, comme une prière jaculatoire, sa svelte flèche, radieuse et
étincelante d'or; et, dominant son toit dentelé, l'archange Michel
foule toujours, saisissant symbole, l'Esprit du mal de son pied
triomphant...
Pendant que je passais , une bouffée de blanche fumée montait
des décombres vers le saint édifice , cdmme exhalée par un encen-
soir.
Vis-à-vis, Notre-Dame, dont le feu avait déjà commencé à dévo-
rer l'intérieur, au moyen des chaises amoncelées en bûcher et
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476 A TRAVERS LES RWNES DE PARIS.
enduites de pélrole, — Nolre-Darae sauvée conliniie aussi à se
dresser dans sa masse sereine et magnifique.
Ainsi en est>il de Saint-Eustache, dont la seule chapelle des
Catéchismes a été entamée par les flammes, et des autres églises
de Paris. Si plusieurs ont subi des dégâts plus ou moins graves
(Saint-Leu, par exemple, bombardé avec acharnement par une
citoyenne canonnière fédérée) — pas une n'a été incendiée. Excep-
tion d'autant plus étrange parmi les monuments publics, que ceux-
ci, comme on sait, étaient l'objet d'une haine toute spéciale de la
part des bandits communeux, et que déjà les églises avaient été
pillées, profanées, transformées en clubs où, chaque soir, entre
orateurs et oratrices, se professait l'école mutuelle d'incendie. Ceux
qui fusillaient les vivants temples du Christ, ne devaient pas recu-
ler devant la destruction de ses temples matériels.
Du Palais-de-Justice à l'Hôtel-de-Ville, c'est comme une traînée
de ruines.
Théâtre^Lyrique , brûlé ; siège des bureaux de l'Assistance
publique, brûlé; Poids public, brûlé; Caisse de la Boulan-
gerie, brûlée ; presque toute la belle avenue Victoria, brûlée;
maisons, sur la place, faisant face à l'Hôtel-de-Ville, brûlées;
douze maisons, toutes neuves aussi et non moins magnifiques, rue
de Rivoli , brûlées...
Ce n'est pas sans un serrement de cœur et sans sentir mes yeux
se mouiller que je passai devant une de ces dernières maisons, qui
m'avait été tant de fois si aimablement hospitalière... Au premier
bruit des incendies dont Paris était le théâtre, un de mes amis,
avoué, qui l'habitait, revient en toute hâte, avec sa femme, des
environs de Nantes, où il s'était réfugié dans sa famille pour laisser
passer l'orage. A peine débarqués^ tous deux accourent anxieux rue
de Rivoli... Ils s'arrêtent atterrés... Cette maison qui flambe encore,
c'est leur maison! ^ Ha mère! » s'écrie tout d'abord, dans un spon-
tané élan filial, la pauvre jeune femme, en scrutant d'un regard éper-
du les décombres fumants, et oubliant que mobilier, valeurs, dos-
siers d'afiaires, tout était réduit en cendres! Par bonheur, sa mère,
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A TRAVERS LES RUINES DE PARIS. 477
resiée jusqu'au dernier moment, avait pu s'échapper du brasier,
en ne sauvant de son avoir particulier que les vêtements qu'elle por-
tait sur elle. — Je les ai revus; lui est le plus affecté; quant à ces
dames, deux saintes, il est vrai, elles opposent au malheur qui les
frappe la plus admirable résignation.
Et que de drames de ce genre!
Au milieu de ces ruines qui lui font cortège, l'Hôtel-de-Ville
dresse sa ruine immense, masse carrée, énorme et informe, d'où
émergent, à des hauteurs inégales, cheminées gigantesques encore
fièrement debout, fenêtres béantes, semblables à des yeux vides ,
barres et échelles de fer pendantes et ne soutenant plus rien ;
lignes d'arcades superposées se profilant à jour sur le ciel ; galeries
circulaires des statues de rois, évêques, magistrats, savants, artistes,
les unes décapitées ou manchotes, les autres inlactes, se détachant
sur ces ruines comme sur un piédestal; colonnes, pilastres, orne-
ments, bas-reliefs, rinceaux, sculptures, plus ou moins mutilés, et
qui faisaient de ce magnifique édifice Pun des chefs-d'œuvre de l'art
français. Le tout noir, blanc, bleuâtre, rougeâtre, rose, tant était
intense la fournaise qui l'a cuit et recuit. — Masse et teintes m'ont
rappelé le château des comtes palatins à Heidelberg, bâti en granit
rouge des bords du Rhin, ruine deux fois séculaire, la plus belle de
l'Allemagne. Quant à l'intérieur, sous la pression de cent tonneaux
de poudre accumulés dans les caves par les bandits, qui ne voulaient
pas laisser pierre sur pierre de leur repaire , il a sauté comme un
volcan.
Elle est particulièrement navrante la façade qui regarde Saint-
Gervais : ces stores eifiloqués, cette longue carcasse convexe
de fer rouillé, cette pendule à celte fenêtre, c'est à peu près tout
ce qui reste de la célèbre a Galerie des fêles, $ où la Ville de Paris,
traitant de souverain à souverain, invitait à ses galas princes, em-
pereurs et rois (où ête$-vous, dîners et bals de 1867, qu'honoraient
de leur présence Alexandre de Russie, Guillaume de Prusse et
Bismark? Que de siècles depuis moins de quatre ans!)
Ruine superbe et lamentable, à laquelle, la nuit, le clair de lune
prête des aspects d'un romantique d'oulre-Rhin, et que je vou-
drais voir rester, isolée dans sa désolation, pour rappeler à ce frivole
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478 A TRAVERg XES RUINES PE PARIS.
et oublieux Paris où conduit son effréné appétit de révolutions et
quels sauvages il recèle sous le vernis menteur de sa civilisation!
Au front de l'Hôtel-de- Ville incendié, de même que sur les
murs des autres monuments publics détruits^ ricane toujours ,
comme un mensonge, la devise Liberté, Egalité, Fraternité :
Liberté du pillage et du vol, Egalilé devant Tincendie, Fraternité
de l'assassinat.
Un chiffre pour finir : la perte résultant de Tincendie du seul
Hôtel-de-Ville et de son contenu n'a pas été évaluée à moins de
80,000,000 de francs!
Je ne parle que pour mémoire de la mairie du 11« arrondisse-
ment, magnifique construction à peine achevée, et déjà ruine
aussi.
Il n'est pas jusqu'à la vieille place révolutionnaire de la Bastille
qui n'ait ses ruines également, et du fait des révolutionnaires de la
Commune. Dans leur rage de dévastation, ils avaient osé porter
leurs mains sacrilèges jusque sur le monument révolutionnaire par
excellence, la colonne de Juillet, par jalousie sans doute contre les
trois <( immortelles journées, )» qu'ils devaient avoir à cœur de rem-
placer sur le calendrier de la Révolution par « l'immottel » 18 mars
et les non moins « immortelles » de mai. (D'immortalité en immor-
talité, voilà notre pauvre France bien près d'être mourante !) Tou-
jours estril que la glorieuse colonne l'a échappé belle. Fort heureu-
sement, le « Génie de la Liberté » plane toujours là-haut, tournant
le... dos au ^ vieux faubourg Antoine, » ce qui n'est pas poli pour
ce dernier.
Maisons incendiées à droite, maisons incendiées à gauche. En
voici trois, à l'endroit à peu près ou, en 1848, M«f Affre fut frappé
de la balle qui le tua, à l'angle de la rue conduisant à cette prison
de la Roquette ) désormais immortalisée par un second massacre
des Carmes et le martyre d'un autre archevêque de Paris, — le qua-
trième sur sept assassiné depuis soixante-quinze ans ! Et Ton s'en
va chercher le martyre jusqu'en Chine et en Corée !
J'ai vu, ces jours derniers, passer au milieu des rues incendiées
le convoi funèbre^ ou plutôt triomphal, des martyrs. La foulé im-
mense qui se pressait au défilé du cortège m'a paru sincèrement
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A TRAVERS LES RUINES DE PARIS. 479
émue et recueillie : avant six mois, je le crains^ elle aura tout
oublié. J'étais allé, comme des milliers d'autres, porter mes pieux
hommages aux restes des illustres victimes dans leur chapelle ar-
dente. Seule, la figure de Hi^r Darboy était découverte , mais abso-
lument méconnaissable, boursouiQée et blanche à force d'être pMe
(le corps n'avait pu être embaumé qu'après quatre jours d'inhuma-
tion dans la fosse commune). Mutilés par les balles et les coups de
crosse de fusil, les corps de VL^r Surat et de M. Deguerry avaient dû
être immédiatement clos dans leur bière. Le cercueil du vénérable
et si regretté curé de laMadeleine disparaissait sous des bouquets de
fleurs que venaient y déposer ses pieux paroissiens. — « Ils ont tué
le père des pauvres , > me disait une brave femme. Que sont les
pauvres et ceux qui les secourent pour ces brutes féroces qui n'ont
d'humain que la face?
Place du Cbàteau-d'Eau , maisons également brûlées; théâtre
de la Porte-Saint-Martin , brûlé (et sans doute par plus d'un de
ceux qui y étaient venus tant de fois se repattre de ces drames
bourrés de crimes et d'assassinats, que nos dramaturges ont l'ha-
bitude de servir au peuple pour le moraliser); — brûlé, son voisin,
le restaurant Defiieux , avec des raffinements de stupide barbarie
que les journaux ont relatés.
Le boulevard du Prince-Eugène (aujourd'hui FoWatre^ est jalonné
de maisons incendiées (pourquoi celles-ci et non celles-là?) jusqu'au
petit théâtre des Délassements-Comiques ! (ce n'est pas moi qui
pleurerai des larmes bien amères sur ses cendres), où futurs pétro-
leurs et pétroleuses ont dû venir plus d'une fois s'ébaudir à ses
lazzis grivois.
Une note gaie dans cet affreux concert.
Vous n'êtes pas sans vous rappeler cette fameuse statue de Vol-
taire, copiée sur le chef-d'œuvre de Houdon, et fruit d'une sous-
cription ouverte à grand fracas par le Siècle chez tous les marchands
de vin et leur honorable clientèle. Son bronze une fois coulé , ne
sachant le long de quel mur le déposer, le moniteur des cabarets,
qui eut toujours l'art d'être au mieux avec les autorités, sans en
excepter la Commune, avait enfin obtenu, au déclin de Tempire,
sous le mandarinat de M. Chevreau, de l'ériger dans ces lieux loin-
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480 A TRAVERS LES RUINES DE PARIS.
tains. Eh bien! croiriez-vous (horresco referens) qu'un obus —
projectile « obscurantiste > s'il en fut jamais — lancé d'une main
sûre par quelque jésuite déguisé de la Commune, est venu,, avec la
plus déplorable adresse et une désolante précision, frapper le grand
homme par derrière, — juste à l'endroit où le dos change de nom!
— pour ressortir entre ses jambes. Ce qui fait irrévérencieusement
songer à l'instrument de M. Purgon, et donne au <c glorieux patri-
arche » une ressemblance aussi frappante que fâcheuse avec le
Malade imaginaire sur sa chaise percée. Impossible de regarder
sans éclater de rire cet effréné rieur ainsi maltraité, lui qui a tant
ri des autres !
Ce pauvre Siècle, d'ailleurs, n'a pas de chance. Le feu a dévoré
les cuisines du Palais-Royal, où, en compagnie de sa sœur en libé-
ralisme, VOpinion nationale, et de la fine fleur de la démocratie et
de la libre-pensée , il allait jadis déguster les fins dîners d'une
Altesse impériale. Et, pour comble d'infortune, voici qu'un boulet
malappris vient détériorer, et dans quel endroit ! cette statue, objet
de toutes ses filiales sollicitudes, éle\ée par ses soins, avec le con-
cours des marchands de vin amis du « pirogrès » et des « lumières ! >
Être frappé tout à la fois dans son ventre et dans son cœur !
C'est trop d'un...
Et le carrefour de la Croix-Rouge que j'oublie, et tant d'auttes
ruines ! Les Gobelins et leurs incomparables tapisseries, le Grenier
d'abondance et les céréales qu'il contenait, les Docks delà Villette
et les marchandises de toute sorte qui s'y trouvaient accunâulées, et
dont la valeur ne s'élevait pas à moins de soixante millions de '
francs! Brûler des marchandises, des blés, ces brutes sauvages
appellent cela travailler à la c rénovation sociale , » en détruisant
«l'infâme capital, » — et au profit de qui? Du peuple, qu'ils
ruinent et affament? L'imbécillité l'emporte-t-elle ici sur la scélé-
ratesse , ou la scélératesse sur l'imbécillité ?
Et je n'ai fait que passer rapidement en revue une partie, la plus
considérable, il est vrai, de l'œuvre de ces doux criminels auxquels
le sentimental Victor Hugo offrait si bruyamment naguère — sur le
papier — l'asile de sa maison, dont il se hâterait de fermer la
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A TRAVERS LES RUINES DE PARIS. 481
porte si Tun de ses intéressants clients avait la simplicité de le
prendre au mot.
On a dit que ces bêtes fauves, non contentes de mettre le feu,
tiraient impitoyablement sur tous ceux qui tentaient de l'éteindre,
et poussaient parfois la férocité jusqu'à vouloir brûler tout ensem-
ble habitations et habitants. Rien n^est plus vrai. Un épisode, entre
cent, à moi raconté par un témoin, une victime aussi, hélas ! M. de
6r**^ plus connu dans le monde artistique sous le pseudonyme de
Laurence.
Le 23 mai, sur les deux heures de l'après-midi, les habitants de
l'immeuble n» 34, de la rue Boissy-d'Anglas (anciennement de la
Madeleine), tout près de l'atelier de Paul Baudry, le célèbre peintre
vendéen, entendent tout à coup de formidables détonations, en
même temps qu'ils sentent la maison trembler sur ses assises : une
pièce de 7, braquée dans la rue même , à douze mètres de dis-
tance, par des gardes communeux, avait lâché, en moins de dix
minutes, onze coups, dont neuf à mitrsTille et deux à obus chargés
de pétrole. Hommes, femmes, enfants descendent précipitamment,
aifolés, et veulent fuir. Les communeux les repoussent à coups de
crosse et de baïonnette (j'ai vu de mes yeux les mains du narrateur
labourées de cicatrices). Ce fut entre ces bourreaux et leurs vic-
times une lutte affreuse, une agonie, au milieu de cris perçants, de
hurlements d'épouvante. Moins féroce que les autres, un garde fait
suspendre le tir de la pièce et permet aux habitants de s'échapper,
pêle-mêle, en désordre, les cheveux épars et roussis par le feu,
mais à l'expresse condition que personne ne remontera chez soi
pour sauver le moindre objet, un vêtement, un bijou, quoi que ce
soit... En quelques heures, le pétrole, le pillage et le vol, coalisés,
eurent tout anéanti! M. de Bl****, archéologue, dessinateur et aqua-
fortiste distingué, a perdu là, pour sa part, toute sa fortune d'ar-
tiste, tout un musée lentement assemblé, tableaux de maîtres, gra-
vures, miniatures, médailles rares (dont une, en or, d'Alexandre le
Grand, l'un des deux uniques exemplaires connus, le seul qui fût
en France), meubles précieux, riches coffret et guéridon de la du-
chesse de Lambaile, dont son père était chevau-léger, diamants de
TOME XXIX (IX DE LA 3« SÉRIE.) 32
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482 A TRAVERS LES RUINES DE PARIS.
famille venant du duc de Penthièvrc ; sans parler des œuvres per-
sonnelles, planches gravées du vieux Paris historique, quatre-vingts
dessins inédits du vieux Rouen , etc., etc., toutes ces choses enûn
qui sont sans prix pour un artiste, qui font sa vie, et dont l'irrépa-
rable perle plonge dans un deuil sans Cionsolation !...
Mais que font les considérations de cet ordre, que sont tableaux ,
médailles, œuvres d'art, pour ces brutes, Érostrates sortis de la
fange des égouts, qui, dans leui: haine idiote contre tout ce qui est
beau, tout ce qui est élevé, avaient conspiré la ruine, non plus du
seul temple d'Éphèse, mais d'Éphèse tout entier !
Le monde a vu avec épouvante l'explosion soudaine de ces ins-
tincts sauvages , de ces haines bestiales, de ces stupides fureurs, de
ces vices ignobles , dont le mot Commune , mot à jamais exécré ,
restera désormais le symbole. Lie du monde, qui prétendait et
prétend encore réformer le monde. Fleur du lupanar, du cabaret,
de l'hôlel borgne, réstimant toutes les basses envies, tous les gros-
siers instincts, tout ce qui est de la bête; voilà la moralité des
réformateurs. Le pillage, le vol, la débauche effrénée, l'assassinat,
l'incendie, la destruction sous toutes ses formes, c'est-à-dire le
néant : voilà leurs moyens. L'athéisme et le matérialisme le plus
abject : voilà leur doctrine.
e Plus de Dieu, plus de famille, plus de patrie! » s'écriait
un jour, dans une réunion publique, au milieu de frénétiques ap-
plaudissements, cetui que l'immaculé Rochefort a pudiquement
appelé l'immonde Vésinier.
Ces monstrueuses insanités, fort immondes en effet, résument le
fond des théories de la secte. Certes , une société assise sur de
telles bases serait vraiment nouvelle ; jamais le monde n'en vit de
telle; ce serait la pyramide posée sur sa pointe. La Commune
vient de nous faire entrevoir quel serait cet Eldorado, ce paradis
terrestre, de la € rénovation sociale : j> un agréable assemblage
de fous furieux , de sauvages, de prostituées, d'assassins et d'in-
cendiaires.
A côté de ces purs scélérats, mettez ces milliers d'hommes com-
posant la tourbe du peuple ouvrier dans les grandes villes; les uns^
moutons de Panurge^ proie toujours prête pour les meneurs d^é-
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A TRAVERS LES RUINES DE PARIS. 483
meutes; les autres, passionnés, la lète chauffée à blanc par les
journaux et les clubs, convaincus (car, parmi ces forcenés, il y avait,
chose horrible, bien des égarés convaincus) ; d'autres enfin, et en
grand nombre, contraints de marcher, soil par la force coercitive,
soit par la faim, n'ayant pour manger que les trente sous quotidiens
de la Commune, et ce sont là les plus à plaindre.
Additionnez , et vous arriverez à un total de peut-être deux cent
mille combattants, du moins au début. Â cette formidable armée de
l'émeute donnez 550,000 fusils, 4,700 canons, 50,000 revolvers,
56,000 autres armes de toute sorte, d'inépuisables munitions (dans
les seules caves des Invalides il y avait, dit-on, cinquante millions
de cartouches !) ; placez-la dans la première forteresse du monde,
défendue par une ceinture de citadelles, dans une ville incomparable
pour les ressources de toute nature qu'elle renferme, en hommes et
en matériel, — et vous arriverez à conclure que jamais pays n'eut
à vaincre plus redoutable insurrection. Vous admirerez d'autant
plus l'héroïsme de l'armée qui l'a vaincue, qui a pris de vive force,
rue par rue, cet imprenable Paris , et sous les yeux des Prussiens
stupéfaits, lesquels, cinq moins durant, sont restés sans oser tenter
l'assaut d'un seul fort, devant celte même place, se bornant à l'atta-
quer de loin sournoisement par la pioche, et attendant patiemment
le jour où la famine l'aura réduite à capituler. La prise de Paris
par l'armée française peut être hardiment regardée, à titre d'opé-
ration militaire, comme une première revanche de nos revers. JWais
quelle revanche douloureuse, prise moralement contre nos vain-
queurs, mais matériellement contre nous-mêmes! Cette pauvre
France, meurtrie, déchirée, réduite, pour relever le lustre de ses
armées, à se déchirer, à se meurtrir encore ! Singulière destinée
aussi de cette grande ville française subissant successivement deux
sièges, l'un par l'étranger, l'autre par les Français! Tant sont
étranges et sans analogues les désastres qui frappent coup sur coup
notre malheureux pays !
Et comment Paris en est-il ainsi arrivé à devenir la proie d'une
aussi formidable insurrection ? Phénomène monstrueux, inexpli-
cable, en effet, pour qui n'a pas vu les choses se passer sous ses
yeux dès le commencement. Comment cela s'est fait? Demandez-le
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484 A TRAVERS LES RUINES DE PARIS.
au 4 septembre et aux impuissants qui osèrent, ce jour-là, assumer
une responsabilité qui les écrase aujourd'hui, et nous avec eux; à
ces armes distribuées sans contrôle et sans garantie, par centaines
de mille, de préférence, ce semble, à la lie, à « 25,000 repris de
s> justice et à 7,000 sectaires capables de tout, y> de Taveu même du
général Trochu; — si bien que, dès le mois de septembre, plus d'un
futur émeutier avait jusqu'à six fusils ! Demandez-le à ces muni-
tions soustraites, jour par jour, pendant cinq mois de siège, aux
poudrières des secteurs , sous les yeux des autorités aveuglées ou
trop faibles, pendant que, dans les clubs, librement ouverts, se
prêchait ouvertement la croisade contre «le bourgeois, le seul
^ ennemi, le seul Prussien à combaltre, ji> et que grondait déjà
sous les monuments de Paris et les quartiers riches le volcan po-
pulaire qui allait les anéantir en partie. Demandez-le au 31 octobre,
au 21 janvier, premiers essais du 18 mars, demeurés impunis (le 31
octobre , on vit un général descendre l'escalier de l'Hôlel-de-Ville
bras dessus bras dessous avec Blanqui! Issus de l'émeute, que pou-
vaient les gouvernants contre l'émeute?). Deirlandez-le à la capitu-
lation de Paris, terme lamentable de longues souffrances courageu-
sement supportées et qui frappa toute cette immense population ,
énervée et affolée, d'un véritable transport au cerveau. Demandez-
le enfin au négociateur de l'armistice qui, par une faiblesse cou-
pable et une imprudente flatterie, se refusa au désarmement de la
garde nationale (il est vrai que depuis il en a demandé pardon à
Dieu et aux hommes, mais voilà un med culpâ qui nous coûte
cher), livrant ainsi, pour une vaine satisfaction d'ampur-propre
patriotique ou plutôt parisien, une ville de deux millions d'âmes à
une tourbe indisciplinée et surexcitée de 400,000 « baïonnettes in-
telligentes, ]> qui allaient faire la belle besogne que l'on sait : su-
prême épreuve, espérons-le, de ce dont est capable èette dange-
reuse institution , école de démoralisation, de paresse et d'ivro-
gnerie, quand elle n'est pas une école d'émeute, ■— armée des opi-
nions, c'est-à-dire des passions, sans discipline pour contre-poids,
impuissante pour l'ordre, menace permanente de désordre.
Puis vint l'otcupation partielle de Paris par les Prussiens : 419
pièces de canon enlevées aux parcs d'artillerie par hommes, femmes
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A TRAVERS LES RUINES DE PARIS. 485
et enfants, devant Tautorité inaclive ou impuissante, sous prétexte
de les soustraire à rennemi, qui ne pouvait les atteindre, ^ vinrent
compléter l'arsenal de Témeute (nombre d'autres pièces sont res-
tées, pendant des semaines, couchées sur les glacis des remparts;
et l'insurrection, le jour venu de s'en servir, n'a eu que la peine de
les replacer sur leurs affûts). Comment aussi sont tombées, sans
coup férir, aux mains de la Commune, ces locomotives blindées,
ces canonnières et batteries flottantes , que quelques mécaniciens
et un tonneau de charbon de terre eussent suffi à sauver ; — ces
forts de la rive gauche , qu'il a fallu, pour les reprendre, bro;er
sous une effroyable avalanche d'obus, et dont chacun peut-être
aurait pu être défendu et gardé par cent hommes déterminés (il ne
s'en est pas fallu d'un fétu que le Mont-Yalérien lui-même ne fût
occupé par les Communeux, et alors la victoire de l'ordre était fort
compromise) ?
Toujo4irs est-il que, le 18 mars, l'insurrection, formidablement
armée et préparée de longue main dans les bas-fonds des sociétés
secrètes, eut aisément raison d'une poignée de troupes peu sûres,
et se trouva maîtresse de Paris. Nion prévenus d'avance de l'attaque
des buttes Montmartre, désorientés par des appels contradictoires,
ahuris, déconcertés, et d'ailleurs , avouonsJe , médiocrement sym-
pathiques à Versailles et atteints eux-mêmes de ce mal, si éminem-
ment parisien , d'opposition frondeuse à tout gouvernement, quel
qu'il soit, — les bataillons de la garde nationale restés fidèles à
l'ordre firent pourtant, groupés autour de l'amiral Saisset, d'hono-
rables tentatives de résistance. Mais, peu nombreux, désagrégés,
mal armés, sans cartouches, sans canons, que pouvaient-ils contre
les redoutables bandes savamment organisées par Y Internationale,
et déjà victorieuses ? La capitulation d'une partie des maires de
Paris devant l'émeute , le soir du 25 mars , mit fin à tout essai de
lutte. La Commune avait achevé de triompher, et Paris vaincu allait
avoir sa seconde Terreur.
L'ordre a vaincu à son tour et la Commune est tombée. Mais la
secte qui l'a enfantée vit toujours, et déjà se font entendre de nou-
veau les rugissements de sa rage et de sa haine , rendus plus vio-
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486 A TRAVERS LES RUINES DE PARIS.
lenls que jamais par le lerrible cbâliment qui vient de lui êlre
infligé. Espérons que la société prévenue rendra impossible la re-
vanche dont on la menace, et qui serait effrayante; que, cette fois,
un gouvernement attentif et fort saura veiller et réprimer, et que
nous ne serons plus témoins de cette étrange faiblesse d'un gou-
vernement armant, comme à plaisir, la démagogie contre lui-même,
et refusant de la désarmer quand Toccasion lui en est offerte.
Espérons que la leçon ne sera pas perdue, que l'émeute ne se
verra pas une seconde fois maîtresse de la première place forte du
monde, en possession d'un demi-million de fusils et de près de
deux mille canons : la série de fautes et de circonstances extraor-
dinaires qui ont amené une pareille surprise, ne se rencontre pas
deux fuis dans la vie d'un peuple. Espérons enfin que ce sinistre
monomane de l'assassinat, ce Vieux de la Montagne du jacobinisme,
Blanqui, n^aura pas la joie de voir tomber les « dix-huit cent mille
tètes f> qu'il réclame pour asseoir dessus l'édifice de la c rénovation
sociale ! :»
Quoi qu'il doive arriver, la guerre est engagée entre la société
et les ennemis qui ont juré sa perte, guerre terrible, guerre à
mort!
La civilisation a vu avec stupéfaction surgir tout à coup de son
sein cette horde de barbares, de sauvages en délire, tuant, incen-
diant, au cri de : Meurtre et pétrole! Et cependant, ô civili-
sation! cette barbarie, celte sauvagerie, dont les excès t'épou-
vantent, tu les as couvées, enfantées. Elles sont le produit direct,
logique, de ton matérialisme, si brillant à la surface, au fond
si grossier, de ton égoisme, de ta corruption, de ton scepti-
cisme, de ton athéisme pratique. Ces vices, chez toi, sont recou-
verts d^un vernis qui les pallie et les atténue; chez ces âmes frustes
et rudes , ils apparaissent dans toute leur hideur : ce n'est guère
qu'une différence de nuances, de surface. Ce peuple de fauves, qui
menace de te dévorer, que fais- tu pour l'instruire, surtout pour le
moraliser? Grâce à la contagion de les préventions aveugles, il
échappe à l'action du christianisme que tu conspues ou dédaignes,
et qui seul pourlant pourrait dompter, assouplir ses féroces instincts
(il est venu à bout de bien d'autres barbares, depuis le Vandale
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A TRAVERS LES RUINES DE PARIS. 487
jusqu'au cannibale océanien, moins sauvage peul-êlre, il est vrai,
que tes sauvages civilisés). Â la bête populaire , qu'offres-tu comme
école de moralisation? — les exemples, tes livres, tes journaux,
tes romans, tes théâtres, tes boulevards — lupanars en plein vent,
— le club et le cabaret! Et tu t'étonnes, naïve! que d'une telle
école sortent de tels disciples ! Comme si de la corruption et du
sophisme pouvaient naître la vertu et la saine raison! Tel germe,
tel fruit.
Pour te sauver du déluge de la sauvagerie qui menace de
te submerger, pour moraliser, museler ces fauves, en faire des
hommes, — crois-le, il n'y a rien de tel encore que les enseigne-
ments du prêtre, l'obscur, incessant et héroïque dévouement de la
sœur de charité. — Mais j'entends le chœur de tes journalistes , de
tes <K magistrats municipaux, )i> tes Mottu, tes Clemenceau, tes
Bonvalet, crier : A bas les cléricaux! Et la tourbe d'applaudir,
pendant que continuent de monter les eaux du déluge et de rugir
les fauves... CléricatAX^ ce mot suffit à tes préventions...
0 peuple français, e le plus spirituel de la terre, ]» mais aussi le
plus fou, peuple léger, frivole, versatile, inconsistant; dévoyé,
démoralisé par quatre-vingts ans de révolutions; sceptique, sans
point d'appui, sans foi en quoi que ce soit, ballotté périodiquement
de l'anarchie au despotisme, du despotisme à l'anarchie , sans pou-
voir te fixer sur un homme ou sur un principe ; peuple dévoré de
préjugés, pétri de préventions, à qui les leçons les plus terribles
n'apprennent rien ; qui , lorsqu'il faudrait penser, réfléchir, raison-
ner, te passionnes et te grises de mots, soit pour les acclamer, soit
pour les honnir !
Oh ! les mots, les mots, quel mal ils t'ont fait et te font encore!
Ce mot République^ par exemple , combien parmi ceux qui chez
toi le prononcent, en ont la notion, précise et juste? S'appeler
« citoyen ; j> écrire sur les murs « Liberté , Égalité, Fraternité ; »
planter sur une place publique, à grand renfort de chants, de cris
et de discours, un manche à balai que l'on décore du titre « d'arbre
de la Liberté; » « manifester, j> courir a patriotiquement » les rues
en braillant une Marseillaise quelconque : voilà le plus clair de la
République pour les trois quarts de tes soi-disant républicains. Si
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488 A TRAVERS LES RUINES DE PARIS.
Ton pousse le « civisme » jusqu'à se tutoyer, oh! alors, c'est le
suprême de la République.
Quant aux qualités , aux mâles vertus qui doivent constituer le
vrai républicain , et tout d'abord le respect de la loi et de la liberté,
des droits de la conscience d'autrui, — qui s'en inquiète ? Ren-
gaines réactionnaires que cela! (réaction, réactionnaires, encore
deux mots particulièrement bêtes et agaçants!)
Il existe en Europe une république, une vraie, la Suisse. Par-
courez-la : partout vous y trouverez la loi se gardant elle-même,
se protégeant elle-même, sans gendarmes, sans sergents de ville;
le seul bon sens, la seule moralité des citoyens y suffit (sauf à
Genève peut-être, ville cosmopolite, et dans quelques centres ma-
nufacturiers). Il est vrai qu^en Suisse , pour être bon républicain, on
ne se croit pas dispensé d'être poli ; on ne se tutoie pas et on se dit
« monsieur > (un Suisse vous rirait au nez si vous vous avisiez de
l'appeler « citoyen. » ) S.ur les murs des édifices publics vous cher-
cheriez en vain une de ces pompeuses maximes qui décorent les
nôtres : on les porte gravées dans le cœur, ce qui vaut mieux. Dans
ce pays, enfin, on ignore toute cette friperie de formules jacobines
dont nosXarouches enguirlandent leur drapeau rouge, qu'ils affichent
comjne l'enseigne , l'essence même de la République. Aussi ai-je
grand'peur que, pour ces messieurs, pardon, pour ces citoyens,
la république suisse ne soit qu'une république réactionnaire!
Chez nous, quelle dififérence! presque nulle part le respect de la
lui, pas même souvent dans les corps constitués, administrants,
gardiens constitutionnels de la loi; autant de passion que peu de
sens rassis; esprit de parti, divisions; préventions de classe à classe,
haines de castes, quasi aussi vives qu^avant 89. Mais, en revanche,
une armée de sergents de ville, de gendarmes, de soldats, pour
assurer l'accomplissement de cette pauvre loi, que si peu res-
pectent!...
Comparez, et dites si un tel peuple ne serait pas plutôt mûr pour
la verge d'un despote que pour le libre régime républicain, le sys-
tème politique le plus rationnel, idéalement et théoriquement, mais
celui aussi qui exige (et ceux qui semblent s'en douter le moins
sont précisément nos soi-disant républicains) lé plus de qualités ,
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A TRAVERS LES RUINES DE PARIS. 489
le plus de raison, le plus de sens pratique, le plus de moralilé,
disons le mot, le plus de vertus, tant des gouvernants que des gou-
vernés (car, hélas ! il faut en prendre notre parti, il y aura toujours,
quoi que rêvent nos utopistes, des gouvernants et des gouvernés!)
Un vent de révolte , de dissolution et de démence semble d'ail-
leurs souflQer sur tout ce pauvre peuple.
Les villes sont affolées de je ne sais quelles utopies , socialistes,
fédéralistes, solidaristes, communalistes et autres grands mots, dont
ceux qui les emploient ignorent le sens précis, et qui sont d'autant
plus dangereux. En bas , un peuple travaillé par la haine et Tenvie ,
perverti par des doctrines d'autant plus redoutables qu'elles sont
plus vagues; — en haut, une bourgeoisie amie de son repos, vivant
au jour la journée , ne voyant que ses aises et sa tranquillité du mo-
ment; se cachant la tète sous le sable, comme l'autruche, pour ne
pas voir le chasseur qui la guette ; abdiquant à la^fois ses droits et
ses devoirs sociaux et politiques, cédant volontairement le terrain
à une minorité turbulente, capitulant d'avance devant le vote disci-
pliné du prolétariat, en attendant qu'elle capitule devant ses
émeutes. Des conseils municipaux aspirant, en dépit de la loi, à
se constituer en corps politiques, sur le modèle, si digne en effet
d'être imité, de la Commune de Paris, -> comme si le conseil mu-
nicipal d'une grande ville, fût-ce Paris ou Lyon , avait plus de
droits politiques que le conseil du dernier village ! ce qui nous con-
duirait tout droit à jouir de 37,000 petits gouvernements, de 37,000
petits Etats dans l'Etat : le bel idéal d'anarchie ! Et il se trouve des
gens honnêtes , des gens d'ordre , distingués d'intelligence , pour
fomenter, pour servir de semblables aspirations ! tant l'aberration
est universelle !
Les campagnes , elles , sont folles d'une autre folie.
Obéissant à je ne sais quel infâme mot d'ordre (dont il ne serait
peut-être pas difficile de découvrir le point de départ et la source,
si l'on se rappelle l'infortuné M. de Moneys brûlé vif, dès le mois de
septembre, par des paysans du Périgord), les habitants des cam-
pagnes, ô incroyable abêtissement du sens commun! s'en vont en
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490 , A TRAVERS LES RUINES DE PARIS.
maint endroit — répétant que tous nos récents désastres sont dus^
— non point aux auteurs de la guerre et à ceux qui l'ont conduite,
— mais bien aux prêtres et aux nobles, formellement et hautement
accusés d'avoir payé les Prussiens pour venir ravager notre pauvre
France ! On cite les millions envoyés par Pie IX à Guillaume, ceux
donnés par ce glorieux patriote qui a nom Dupanloup au prince
Frédéric-Charles, lequel, pour reconnaître le cadeau, s'est tout
naturellement empressé d'emprisonner, un mois durant, l'illustre
prélat! Et ainsi, de l'évêque au dernier desservant, s'est étendue
la trahison ! Argent du denier de Saint-Pierre, de la Propagation
de la Foi, de la Sainte-Enfance, des œuvres de toute sorte, tout,
a passé au roi de Prusse !
Ne vous récriez pas, n'essayez pas de démontrer l'épouvantable
absurdité de pareilles imputations, à la hauteur desquelles ne s'est
jamais élevée, dont ne s'est même jamais doutée la démence la
plus furibonde des clubs de Belleville; ne cherchez pas à faire
valoir l'ardent patriotisme, le dévouement souvent héroïque dont
ont fait preuve, pendant cette guerre funeste, ces mêmes prêtres
et ces mêmes nobles, ces morts affrontées et trop souvent reçues
sur les champs de bataille par eux ou leurs proches, par les repré-
sentants des premières familles de France. Vous n'arracheriez à
l'idiotisme convaincu qu'un sourire d'incrédulité.
Certes, on savait grande la bêtise humaine, mais jamais peut-être
el^e ne s'éleva à ce miracle d'imbécillité; 0 suffrage universel, voilà
donc le troupeau dont tu te composes!
Le premier cas de cette maladie mentale qu'il me fut donné de
constater, ce fut aux environs d'Orléans, où me fut montré un châ-
teau dont le propriétaire était accusé par les gens du voisinage
d'avoir envoyé aqx Prussiens des chariots d'or! Du moins, me
disais-je , cette épidémie de démence n'a pu gagner notre sensée
et religieuse Bretagne. Hélas ! j'allais la trouver atteinte du même
mal à un degré aigu : folle, elle aussi! La maladie y a même pris
des proportions désolantes. Qui n'a reçu les confidences attristées
de vénérables prêtres avouant que ces ineptes accusations avaient
fort compromis, sinon ruiné tout à fait, leur autorité morale auprès
de leurs paroissiens, n'osant plus aborder en chaire certains sujets,
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A TRAVERS LES RUINES DE PARIS. 491
de peur que leurs paroles ne fussent travesties, ni faire une quête
pour une oeuvre quelconque, dans la crainte d'être accusés de
quêter pour le roi de Prusse?
Faut-il rire ? faut-il s'indigner? Mieux vatol gémir de l'obscurcis-
sement du sens commun français. Mais ceux, quels qu'ils soient,
qui ont inventé ces stupides calomnies et qui, spéculant sur l'igno-
rance et la sottise, s'en font les propagateurs, quel crime ne com-^
mettent-ils pas !
Plus fort que cela : je^pourrais citer telle contrée où, quand je
partis , le bruit commençait à se répandre que ce pourrait bien être
encore les nobles et les prêtres qui avaient mis ou fait mettre le feu
à Paris ! ! On ne disait pas encore que Tinfortuné archevêque et ses
frères en martyre se fussent fusillés eux-mêmes pour pallier le
complot; on voulait bien ne pas révéler encore le chiffre des millions
donnés par les illustres et saintes victimes à leurs bourreaux pour
se faire assassiner par eux ; — mais cela ne peut manquer de
venir...
Qu'attendre d'un pareil peuple, fou furieux dans les villes, en
révolte ouverte contre la société, ou en révolte sourde contre la
loi, conseils municipaux en tète; — imbécile, dans les campagnes,
au point de se repaître de calomnies plus idiotes encore et plus
ineptes qu'abominables? En vérité, c'est à désespérer de l'avenir
de cette pauvre France ! Si elle n'y prend garde et n'avise au plus
tôt, ses partis, ses divisions, les passions qui l'agitent, ces crises
successives qui la démoralisent , l'énervent et l'affolent ; les fureurs
des uns, la bêtise ou l'inertie des autres, la réduiront avant peu
à n'être plus que la Pologne de l'Occident, une proie toute prête
pour le brutal et insatiable vainqueur qui la guette!
Pardon, mon cher ami, de ces pensées moroses, de ces sombres
pressentiments. Devant ces ruines, en présence de ce désordre
moral, quasi universel , plus inquiétant encore, car les ruines ma-
térielles se réparent, il est difficile d'avoir des idées couleur de
rose. Il faut être doué de toute l'insoucieuse légèreté du caractère
parisien pour oublier si vite, pour prendre si allègrement son
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492 A TRAVERS LES RUINES DE PARIS.
parti de toutes ces catastrophes, de loules ces douleurs, de
toutes ces angoisses (peut-être, après tout, y a-l-il dans ce défaut
même un ressort qui a son prix). Ville étrange! les décombres de
ses monuments incendiés fument encore, et déjà elle a quasi repris
sa physionomie d'il y a un an. La foule encombre ses boulevards,
ses cafés regorgent ; ses théâtres, ses cafés-concerts ont repris leurs
mêmes féeries idiotes, leurs mêmes e: pièces à femmes, » leurs
mêmes sornettes, où Tineptie dépasse encore la licence. Que vous
dirai-je enfin? Thérésa! ce vivant symbole de la a civilisation » pa-
risienne, Thérésa est revenue avec ses hoquets populaciers, alter-
nant en duo avec les flonflons de M^^^ Blanche d'Ântigny, autre fleur
de la civilisation, — entre les ruines des Tuileries et les ruines de
rHôtel-de-Yille : il fallait ce cadre aux chansons de ces demoiselles...
Disons toutefois que les Parisiens ne sont pas les seuls à donner
à leur cité en ruines cet air choquant de ville de joie. Provinciaux
et étrangers affluent. Anglais et Anglaises aux cheveux rouges et
aux longues dents, journellement versés sur les quais de nos gares
par des trains de plaisir (t), viennent contempler les ruines que
nous ont faites la Prusse et la Commune, ces deux sœurs en pétrole,
— et jamais l'enragée et flegmatique curiosité qui distingue la race
ne se trouva à pareille fête! On voit leurs longues théories défiler
par les places, errer de rue en rue, la sacoche de cuir en bandou-
lière, en quête de traces de balles, de trous d'obus, de ces mille et
mille vestiges de la guerre civile qui se rencontrent, hélas ! à chaque
pas. Mais c'est quand on rencontre une maison, un monument, un
palais incendié, que l'intérêt redouble, que la curiosité s'aiguise!
On regarde de tous ses yeux, on consulte son Guide , on écoute le
récit oral de son cicérone , et on passe à un exercice analogue de-
vant une autre ruine.
L'Europe, les deux Mondes y viendront. Tant cette ville unique a
toujours le privilège d'attirer, de passionner, de fasciner l'univers,
depuis surtout qu'elle l'a rempli du bruit de ses longues épreuves
et de ses malheurs, après l'avoir ébloui de son éclat et de ses pros-
pérités !
L. D.
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CHRONIQUE
Les Bourbons et M. Pierre Morin.
M. Pierre Morin est un des savants du. Phare de la Loire; il y
tient fidèlement la plume du savant M. de Rolland, du savant
M. Sorbier, de l'éloquent H. Cluseret, qui tous ont joué leur rôle
dans le drame affreux dont la France est aujourd'hui victime. Quel
reipède, pensez-vous, qu'il ait trouvé à tous nos maux? La procla-
mation de la République! c'est-à-dire la reprise de l'œuvre qu'ont
si bien menée MM. de Rolland, Sorbier et Cluseret. La proposition,
vraiment, est tentante, et elle le devient plus encore lorsqu'on
entend M. Morin déclarer, ex cathedra, que la monarchie est con-
traire au christianisme. Pour un chrétien du Phare, le scrupule est
édifiant; mais sur quoi repose-t-il? Sur une déclaration pontificale
de saint Grégoire YII qui, < étant pape, nous dit M. Morin, et,
comme tel, infaillible, ne manquait ni de bon sens ni de bonne
foi *. »
Grégoire VII aurait donc écrit les lignes suivantes :
<( Qui ne sait que les rois et les princes ont tiré leur commence-
ment de ceux qiii, méconnaissant Dieu par l'orgueil, la rapine, la
trahison , les meurtres , en un mot, à l'instigation du diable, prince
du monde, ont prétendu, dans leur aveugle passion et leur intolé-
rable arrogance, n'étant que des hommes, dominer sur leurs
égaux *. >
J'aurais bien quelques réserves à faire sur l'authenticité de ce
texte, emprunté, non point au Bullaire romain, mais au Cours
de littérature de M. Villemain, ce qui est fort différent. Personne
n'ignore, en effet, que M. Villemain, très-habile homme de lettres,
> Voir la Gazette de VOuest du 6 juin.
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494 CHRONIQUE.
élait tellement dénué d'érudition historique , qu'après avoir écrit
l'hisloire de saint Grégoire VII dans l'esprit du xyiii® siècle, il la
reprit après Voigt, et l'école protestante allemande, dans un esprit
tout autre, et finit par ne rien publier du tout.
Cela dit, et toutes réserves faites, que voyons-nous dans la phrase
qui réjouit tant M. Morin?
Nous y voyons que ceux qui veulent dominer sur leurs égaux ont
trop souvent recours , pour atteindre leur but, à des moyens qui
ne peuvent venir que du diable, la trahison, les meurtres, la ra-
pine. Mais, en vérité, si nos pères l'avaient oublié, la Révolution
nous a, quant à nous, terriblement rafraîchi la mémoire. Les rois,
dites-vous, ne sont rois que par la grâce du diable; je le veux bien,
pour un certain nombre ^ et il me serait particulièrement difficile
de le nier en songeant à la Prusse, qui n'est devenue une puissance
que par l'apostasie d'Albert de Brandebourg, grand maître de l'ordre
teutonique et par l'usurpation de ce renégat sur les immenses
domaines de l'ordre. Mais les tyrans sans nombre dont nous a
gratifiés la République étaient-ils donc moins étrangers au diable?
Sur quoi s'appuyait Vintolérable arrogance de Danton? Il l'a dit lui-
même : sur l'audace ; et celle de Robespierre, le j)ttr, Vincorrup--
tible^ suivant l'argot du parti? sur la guillotine. Suivez les autres
révolutionnaires grands et petits, y compris Garibaldi, le héros des
Deux Mondes, qui faisait la chasse aux prêtres en Bourgogne tan*
dis que nos ennemis cernaient l'armée de Bourbaki dans le Jura ;
y compris son fidèle Achate, le général Bordone, si connu pour ses
exploits en police correctionnelle ; y compris ce préfet de Saône-
et-Loire, M. Frédéric Morin *, qui faisait traîner par les rues de
Mâconun brave général, comme on n'eût pas traîné un malfaiteur;
et vous retrouverez en chacun d'eux quelques-uns iies traits burinés
par saint Grégoire VIL
Si .donc Grégoire a dit vrai, pour beaucoup de fondateurs ou
d'usurpateurs de trônes, que ne dirait-il pas aujourd'hui de cette
tourbe qui monte à l'assaut du pouvoir, méconnaissant Dieu par
Yorgv£il et, nous pouvons bien ajouter, parla rapine ^ rapine des
places, rapine des libertés, sans compter la rapine d'argent, dont
* Je le cite parce qu'il a beaucoup fait parler de lui, mais sans prétendre le rat*
tacher d'ailleurs à son homonyme, M. Pierre Morin.
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GHROMIQUE. 495
Âulun^ il y a quelques mois, et Paris, hier, ont eu tant à souffrir.
Hais celte conclusion n^est pas la seule à tirer de ce qui pré-
cède; il en est une autre ; c'est que, si ceux qui s'élèvent par de
tels moyens tombent, à juste litre, sous le coup des anathèmes, les
princes , au contraire , dont l'avènement fut l'expression des vœux
et des besoins des peuples , n'en sont que plus dignes d'admiration
et de louange. L'histoire cite une race qui commence à Robert-le-
Fort par la défaite des Normands, ceint une première fois la cou-
ronne avec Eudes, pour avoir sauvé Paris, chose que la République
ne sait plus faire, qui la ceint de nouveau avec Hugues Capet,
parce qu'en elle se trouve concentrée la force vitale de la France;
qui l'honore, par sa piété avec Robert, par son esprit sagement
libéral avec Louis-le-Gros, par toutes les vertus avec saint Louis;
qui, du comté de Paris, fit lentement et persévéramment le royaume
de France, c'es(|^-dire, comme on parlait jadis, le plm beau
royaume après le royaume du ciel. Arrêtée plus d'une fois dans
son œuvre, subissant même d'affreuses défaites, elle ne se rebuta
jamais, parce qu'elle était le cœur même delà France, et que,
malgré bien des erreurs et bien des passions, elle ne cessa jamais
de pHer le genou devant Dieu.
Avec elle, la langue de la France devint la langue politique du
monde, l'intermédiaire obligé entre tous les peuples, exerçant
ainsi, de l'aveu de tous, une suzeraineté qu'on refuse aujourd'hui
de lui reconnaître. Son épée était l'épée de la chrétienté, et il n'é-
tait pas un opprimé qui implorât vainement son appui. Dans l'Orient,
il suffisait de se dire Franc pour être à l'abri des vexations musul-
manes, comme aujourd'hui il suffit de àe dire Russe, et les chré-
tiens y avaient tous adopté ce nom magique de Franc , qui était, à
lui seul , une sauvegarde.
Voilà ce que fut la France sous sa vieille dynastie , la grande
nation catholique, la grande nation militaire, et, j'oserais presque
ajouter, la grande nation intellectuelle, car sa littérature comme sa
langue était répandue partout et perpétuait l'influence du noble et
du beau tel que l'avait compris le génie antique. Inférieure par ses
peintres et ses sculpteurs à l'Italie, elle l'égalait, elle la dépassait
même peut-être par les illustres maçons qui avaient édifié ses cathé^
drales. Sa législation avait, en même temps, un caractère particu-
lier de fierté et de noblesse. Dès le commencement du xm siècle ,
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496 CHRONIQUE.
la royauté proclamait que sur la terre de France il ne devait y
avoir que des Francs, et ordonnait que toutes servitudes fussent
ramenées à franchises *. L'état militaire, c'est-à-dire la défense du
pays étant réputé, d'un autre côté. Téta t noble par excellence,- il
conférait la noblesse dans de certaines conditions , mais ne l'exi-
geait pas préalablement. Il a fallu le le xviiie siècle, le siècle des
lumières, pour que l'idée vînt à un ministre de la guerre, ami de
Voltaire et disciple des philosophes, d'exiger la noblesse comme
condition préalable de tout grade dans l'armée.
Dieu enfin s'était plu à multiplier les hommes éminents dans la
race de saint Louis et autour d'elle. Je n'entreprendrai point, à cet
égard , une longue énuméralion ; tout le monde peut la faire. Qu'il
me suffise de rappeler qu'en deux cents ans et sur cinq rois que
nous donna la branche de Bourbon , on compte deux grands
hommes et un martyr. Parmi leurs ministres, ^^y en a cinq au
moins d'illustres , Sully, Richelieu , Mazarin , Colbert et Louvois.
Le moins digne de ces princes eut encore la bonne fortune d^ajou-
ter deux provinces à la France , la Lorraine , que l'on dépèce au-
jourd'hui, et la Corse. Depuis le commencement de ce siècle, deux
autres Bourbons ont régné sur nous, et leur époque a marqué,
dans les arts et les lettres, par un essor que nous ne connaissons
plus. C'était le temps des premiers vers de Victor Hugo et de
Lamartine, des premières tragédies de Casimir Delà vigne et de
Soumet; c'était le temps de la jeunesse de Thiers, de la maturité
de Guizot et de la féconde vieillesse de Chateaubriand. Â côté des
peintres de l'Empire, Gros, Gérard, Girodet, surgissaient Dela-
roche, Delacroix, Scheffer; Auber écrivait la Muette de Portici,
Boïeldieu nous donnait la Dame blanche.
Dans l'administration , cette époque tant attaquée n'a pas moins
laissé de traces par une intelligence et une droiture qui firent
promptement disparaître les ruines amoncelées sur son chemin ,
ruines de l'armée, ruines du pays et ruines des finances. C'est de
Louis XVIII et de ses ministres Louis et Villèle que date notre or-
ganisation financière d'aujourd'hui.
Le rôle de la France redevenait, en même temps , ce qu'il avait
été de tout temps. Le vieux roi Charles X affranchissait l'Europe des
barbaresques, et léguait, en partant, l'Algérie à la France.
*■ Ordonnance de Louis X du 8 juillet 1315. Voir aussi la belle charte de Philippe
de Valois conlirmant, en 1311 , raffranchissement des serfs du Valois^
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CHRONIQUE. 497
M. Horin reproche au noble héritier de ces rois de se donner à
peu près le rôle de Gouvernement-providence , « ce qui est bien ,
ajoule-t-il, la quintessence du socialisme. » Je ne m'explique pas
très-clairement comment un prince qui n'admet pas la négation des
droits de Dieu et qui inscrit, en tête de nos libertés, la liberté de
TEglise, peut être l'expression si parfaite du socialisme, de ce
nouveau christianisme^ comme l'appelait Saint-Simon, qui devait,
suivant Fourier, délivrer le genre humain du chaos civilisé^ c'est-
à-dire, supprimer Dieu, afin que chacun pût se livrer à l'aise au
culte de la matière. Je m'explique, au contraire, très-bien qu'un
prince, dont la famille a tellement été l'incarnation de notre pays
qu'on lui cherche vainement dans l'histoire un autre nom que celui
de Maison de France, que le représentant né des souvenirs et des
traditions auxquelles nous devions notre unité, notre grandeur,
notre influence, en un mot, tout ce que nous avions hier, est à
tous les titres pour nous l'homme de la Providence.
Que sommes-nous devenus, en effel, depuis que nous avons
rompu la chaîne dont il est un des nobles anneaux? Nous nous
sommes repris d'amour pour ces fameuses conquêtes de 89, qui
nous avaient valu les crimes de la Convention , les hontes du Direc-
toire, les folies de l'Empire et deux invasions à leur suite. Aujour-
d'hui, après un second empire, il nous a fallu subir une troisième
invasion , plus terrible que les deux autres ; trois invasions en cin-
quante-sept ans ! Jadis , et pendant huit siècles , la France n'avait
connu qu'une seule fois pareille humiliation et pareille douleur, et il
n'avait fallu rien moins pour les lui infliger que la démence d'un
roi et la trahison d'une reine.
JWais aussi qu'attendre d'un peuple — je parle uniquement du
peuple officiel — qui, ne croyant plus à Dieu, ne croit plus à rien ,
qui, ne respectant plus les lois divines, ne respecte plus aucune loi,
ni personne, qui, les yeux constamment fixés sur ce qu^il appelle
ses droits, ne soupçonne même pas que les droits ne sont et ne
peuvent être que la conséquence des devoirs? Chez un peuple ainsi
dévoyé, l'indiscipline est partout, dans les idées comme dans les
rangs, et l'on s'étonnerait d'être vaincu par ceux qui ont conservé
le sentiment de la discipline !
Tels sont, en définitive, les fruits amers de nos conquêtes de 89!
des -provinces perdues, des palais incendiés, notre considération
TOME XXIX (IX DE LA 3e SÉRIE). 33
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498 CHRONIQUE.
plus que compromise, et noire place en Europe usurpée par ceux
qui n'étaient que des roitelets du temps de nos pères!
Et il en sera ainsi tant que la France n'aura pas remis son espoir
en haut et retrouvé sa base traditionnelle, tant qu'elle sera le jouet
de toutes les ambitions, de Robespierre ou de Marat, de Barras ou
de Napoléon, de Rochefort ou de Cluseret. Prenons-y garde, à ce
jeu-là tout s'amoindrit, le génie, le patriotisme, l'honneur, et l'on
s'en va déclinant comme ces Romains de la décadence, qui s'ima*
ginaient représenter toujours Rome parce qu'ils habitaient ses mo-
numents, s'enivraient dans ses coupes et portaient fièrement son
nom, tandis qu'au fond, et sous de fastueuses apparences de vie, il
n'y avait plus — les Barbares s'en aperçurent bientôt — que les
cendres d'un grand peuple.
Eugène de la Gournerie.
P. 'S. — Après quelques recherches,, nous avons découvert la
fameuse phrase de saint Grégoire VIL Elle se trouve dans sa seconde
lettre à Herman de Metz (liv. viii^ £p. 21). Pour la bien com-
prendre, il faut d'abord remarquer que , dans la plupart de ses
lettres aux rois et spécialement aux rois de Germanie, de Danemark
et d'Angleterre , Grégoire ne cesse de rappeler que la puissance
royale vient de Dieu. « Votre prudence n'ignore certainement pas,
écrit-il par exemple à Guillaume-le-Conquérant, que le Dieu tout-
puissant a départi à ce monde , pour le gouverner, la dignité apos-
tolique et la dignité royale ^ comme les plus excellentes de toutes
(liv. vu, Ep. 25). » Mais, à côté de cette dignité légitime, les rois et
les ducs s'en étaient fait une autre fastueuse et oppressive. C'est à
celle-là que s'adressaient ses anathèmes. Bf. Villemain avait lu une
phrase ; il aurait mieux fait de lire, tout le livre.
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ADRESSE DES CATHOLIQUES FRANÇAIS
QUI A ÉTÉ PRÉSENTÉE A SA SAINTETÉ PIE IX
le 16 juin 1871 , vingt- cinquième anniversaire de son élévation au
trone pontifical.
Très-Saint-Pére,
En ce jour où TEglise célèbre i'dccomplissement de la 25® année
de voire glorieux pontificat, qui dépasse en durée et égale en dou-
leurs le pontificat de saint Pierre, les peuples catholiques s'em-
pressent d'envoyer des dépulations au pied de ce trône, d'autant
plus vénéré par nous qu'il est plus outragé par les ennemis de Dieu
et de son Christ.
La France, quoique saignante encore des blessures qui ont atteint
tous ses membres, puuvait-elle laisser sa place vide au milieu des
autres nations? La fille aînée de l'Eglise devait se trouver avec ses
sœurs aux pieds de ce Calvaire du Vatican , qui n'est pas loin du
Calvaire du Janicule. La France a donc chargé plusieurs de ses en-
fants de présenter à Votre Sainteté ses vœux, son repentir et ses
espérances. Son gouvernement l'a fait manquer à la mission que
Dieu lui avait donnée depuife Charlemagne; il en a été puni avec
elle , et, pour avoir laissé partager les Etats pontificaux, notre mal-
heureuse patrie a été partagée elle-même.
La France avait remis, il y a yingt ans. Votre Sainteté sur son
trône, et elle était fière de veiller à sa défense, la main appuyée
sur son épée. On lui a fait déserter ce poste d'honneur. Nos dé-
sastres ont commencé le jour de l'abandon de Rome, et ils ne
toucheront à leur fin que le jour où nous reprendrons la garde du
Saint-Siège.
Vous le savez, Très-Saint-Père, les catholiques français se sont
toujours séparés de leur gouvernement, dès qu'il s'est agi de vous
défendre. Ils. ont protesté contre les ingratitudes et les trahisons
dont vous avez été la victime , comme ils prolestent aujourd'hui
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500 CHRONIQUE.
contre les outrages qui ont été commis à Rome, à Florence, à Paris,
envers Dieu et son Eglise. Ils vous ont suivi à toutes les stations de
votre voie douloureuse, ils ont cherché à soutenir votre cause par
leurs offrandes, leur parole, leurs écrits et l'efifusîon de leur sang.
Ils ont contribué à vous former une armée, et, par une récompense
providentielle, ce sont vos propres soldats qui ont été les plus intré-
pides défenseurs du sol de notre patrie.
Il y a quelques mois, la France catholique faisait un grand acte
de foi au dogme de l'infaillibilité pontificale. Il semblait qu'en
appelant de ses vœux celte définition solennelle, elle pressentît que
chez elle toute autorité allait périr, et voulût s'attacher plusJerme-
ment au rocher, au milieu de la tempête. Elle espère que la mysté-
rieuse coïncidence de ses malheurs avec les malheurs de la Papauté
est une preuve que Dieu ne l'a pas rejetée et lui conserve pour l'a-
venir son antique droit d'aînesse.
Naguère, votre bouche auguste daignait dire que vous comptez
toujours sur la France. Nous osons vous demander, Très-Saint-Père,
de vouloir bien nous renouveler ce témoignage de confiance, et
cette parole de vie, prononcée par le Vicaire de Celui qui tendit la
main à la fille de Jaïre , sera pour notre patrie le gage du salut et de
la résurrection.
Une visite au manoir de Ghassay.
Non loin de Nantes, dans la petite paroisse de Sainle-Luce,
s'élève le château de Chassay, dont la première mention nous est
fournie parle poète Fortunat, l'ami de saint Félix, le grand évoque,
gouverneur de sa ville épiscopale. Il est peu de dumaines qui
puissent s'enorgueillir de pareilles lettres de noblesse.
Depuis Pierre du Chafifault, de sainte mémoire (1477), et Fran-
çois Hamon, neveu du cardinal de Nantes (1511-1532), le diocèse
n'avait pas eu l'honneur de voir à sa tête un prélat sorti des rangs
de son clergé. La nomination du digne et éloquent curé de Saint-
Nicolas a fait cesser cette longue interruption , au grand contente-
ment de tous les Nantais, et pour le plus grand bien de l'antique
chrétienté fondée par saint Clair.
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CHRONIQUE. 501
Ami des vieilles traditions , le nouvel évèque a voulu revoir les
lieux où vécut son saint patron et qu'affectionnèrent ses illustres
devanciers *. Le 3 juin 1871, par une belle après-midi, une voiture
entrait dans la grande avenue , et Monseigneur demandait aux châ-
telains, agréablement surpris, à parcourir, un instant, le jardin et
le parc où les pontifes aimaient à se reposer des fatigues et des tra-
vaux de répiscopal.
Il visita l'ancienne chapelle, où de ferventes prières s'élevèrent
pour les fidèles du diocèse *, la chambre où mourut M»?' Turpin de
Crissé, les vertes et longues charmilles plantées par ce prélat ; la
fontaine, à l'onde claire, dont saint Félix a bu sans doute, et qui,
pour les populations voisines, possède la vertu de guérir les mala-
dies des yfeux. C'est la source du Seil, qui alimente de larges
douves, creusées par Amaury d'Acigné, pour mettre son manoir à
l'abri d'un siège. « Ah 1 il voulait soutenir un siège I » s'écria, en
riant. Sa Grandeur, en apprenant cette parlicularité : ^ Je suis tout
prêta l'imiter ! :» — « C'est possible, répondit son interlocuteur,
mais le siège que vous soutenez sans cesse, contre les attaques de
l'impiété et du mauvais vouloir, est bien plus rude encore ! »
Bientôt, cependant, Monseigneur dut prendre congé de ses hôtes,
charmés de ses manières aimables, de ses réparties, toujours aussi
vives que spirituelles. Il leur a-laissé, de sa courte visite à Chassay,
un souvenir qu'ils aimeront à conserver longtemps.
Raphaël de Bondy.
Une statuette du comte Fernand de Bouille , par M. Amédée
Menard.
En 1870, pendant que la France, accablée parle nombre tou-
jours croissant de ses ennemis, continuait héroïquement contre la
Prusse une lutte inégale, des poètes, l'âme exaltée par ce triste,
mais sublime spectacle, firent alors des vers pleins de patriotisme,
* Depuis la Révolution, aucun évêque de Nantes n'est venu visiter Chassay.
2 D'anciennes fondations, à une centaine de mètres au nord du bâtiment actuel^
permettent de supposer que c'est sur cet emplacement primitif qu'aurait existé l'an-
cienne maison de plaisance de saint Félix.
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502 CHRONIQUE.
pour enflammer le courage de nos soldats , ou pour flétrir le crime
des Allemands.
Les lecteurs de la Revue de Bretagne et de Vendée n'auront point
oublié les beaux vers que M. Emile Grimaud et M. Victor de Laprade
publièrent à cette époque.
Un épisode de cette guerre si désastreuse inspira à M. Emile
Grimaud une pièce de vers très-émouvante, intitulée : Les Fils
d*un preux.
Voici, en quelques mots, les faits mémorables qui inspirèrent le
poète.
Pendant que des charlatans de patriotisme, après s'être fait
exempter du service militaire, venaient efî'rontément, dans les
clubs de Nantes, demander à grands cris une levée en masse, le'
comte Fernand de Bouille, petit-fils du général vendéen de Bon-
champs, partait sans bruit, avec son fils et son gendre, M. de
Cazenove, pour se joindre aux vaillants volontaires de M. de
Charette.
Peu de temps après avoir dit adieu aux joies de la famille, H. de
Bouille, son fils et son gendre se trouvèrent au combat de Patay,
où ils furent frappés par des balles prussiennes, le père et le fils
mortellement.
Voici les vers de M. Emile Grimaud — his repetita placent —
qui racontent ce glorieux et tragique événement :
Et le clairon résonne, enthousiasmant l'âme;
Et le Sacré-Cœur luit sur la blanche oriflamme,
Que soutient Traversey.
Il tombe; Bouille prend l'étendard et l'emporte,
En poussant un hourra de sa voix la plus forte...
Mais il s'est affaissé.
Et vers Jacques soudain voici bondir sou père,
Frissonnant, l'œil en feu, tel que de son repaire
Bondirait un lion.
Croyez-vous que de pleurs sa paupière se trempe?...
La patrie avant tout : il enlève ta hampe.
Glorieux fanion!
Et, pendant que son fils saigne et râle sur l'herbe.
Il dresse haut dans l'air, par un geste superbe ,
Le drapeau qu'il défend.
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CHRONIQUE. 503
Hélas ! un coup le frappe , il s'affaisse lui-même ,
En soupirant : « Jésus ! > non loin de ceux qu'il aime ,
Son gendre et son enfant!...
Ces strophes ont inspiré à Thabile statuaire nantais, H. Âmédée
Menard , l'heureuse idée de représenter le comte Fernand de Bouille
au moment où, frappé par une balle, il vient de s'affaisser, non
loin de son fils expirant.
Cette statuette, parfaitement exécutée et très-ressemblante, nous
montre M. de Bouille vêtu en zouave pontifical. Il est assis, la
jambe droite passée sous la gauche, serrant encore dans sa main
gauche la hampe du fanion sur lequel est un Sacré-Cœur. Sa main
droite défaillante a laissé tomber son sabre à terre. Sa tête expres-
sive, un peu penchée en arrière, a les yeux levés vers le ciel, où
le juste est sûr de trouver sa récompense.
M. Amédée Menard, l'auteur admiré du Forban et de beaucoup
d'œuvres d'un grand mérite, modèle en ce moment une autre
statuette , représentant M. Jacques de Bouille , qui siéra un remar-
quable pendant de celle dont nous venons d'entretenir nos lecteurs.
Charles Thenaisie.
Consécration des Zouaves pontificaux au Sacré-Cœur de Jésus.
Je vous écris sous l'émotion la plus vive ; la cérémonie à laquelle
je viens d'assister m'a laissé une impression ineffaçable.
Ce matin, dimanche de la Pentecôte (28 mai), le régiment des
zouaves pontificaux se consacrait solennellement au Sacré-Cœur de
Jésus. A huit heures, dans la chapelle du grand séminaire de
Rennes, se pressaient douze à quinze cents zouaves, ayant à leur
tête leur général et tous leurs officiers, en grand uniforme. Avant
la messe, la plupart des zouaves s'approchent de la Sainte-Table;
la messe commence ; on exécute différents morceaux de musique.
A VAgnus Bei, la porte de la sacristie s'ouvre, et l'on voit appa-
raître, porté par un officier, notre drapeau de Patay, sur lequel se
déroule cette devise : « Sacré Cœur de Jésus ^ sauvez la France. »
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504 CHRONIQUE.
Tous les officiers se lèvent et s'avancent jusqu'au pied de l'autel,
pour servir d'escorte au glorieux fanion.
Le général de Charetle monte sur les degrés et fait face à la
foule. M?'^ Daniel nous adresse une allocution, puis prononce l'acte
de consécration. Cet acte avait été rédigé et envoyé par le brave
général de Sonis.
L'émotion gagne toutes les âmes, et quand on entend ces mots
qui rappellent au Cœur de Jésus les généreux martyrs de Patay,
l'assistance entière est comme soulevée , de grosses larmes roulent
sur le mâle visage de Charette, et, sans le respect du lieu saint,
une acclamation jaillissait de toutes les poitrines.
L'acte de consécration terminé, Mê^»" Daniel invile le général à
dire lui-même , devant la sainte Hostie présente sur l'autel, qu'il
consacre son régiment au Cœur divin de notre Dieu.
Alors le général, majestueux et grave, la main élevée et le
regard fixé sur le drapeau, prononce solennellement ces paroles :
a Moi, général de la légion, Athanase, baron de Charette, à
l'ombre de ce drapeau arrosé à Palay du sang le plus pur de la
France , je consacre le régiment des Volontaires de l'Ouest, des
Zouaves pontificaux, au Sacré-Cœur de Jésus; et, au milieu de la
crise la plus terrible par laquelle ait jamais passé le régiment, je
dis hautement, avec tous mes soldats, ces mots que je lis sur ce
drapeau, — sur ce drapeau qui sera toujours notre étendard: —
« Sacré Cœur de Jésus , sauvez la France ! »
Le général ajoute une parole d^éloge pour le général de Sonis,
puis nous entonnons le Magnificat; avec quel élan, mon Dieu!
Le drapeau a été remporté ensuite, toujours accompagné de son
escorte d'officiers, et nous nous sommes retirés profondément
émus, ayant dans l'âme un ineffable sentiment d'espérance, con-
vaincus que la France ne saurait périr et que Dieu ne la châtie que
pour la sauver. '
Un Zouave pontifical
Le Secrétaire de la Rédaclion, Emile GRiMAin,
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TABLE GÉNÉRALE DU TOME VINGT-NEIJVIEUE
ANNÉE 4874. — PREMIER SEMESTRE.
JANVIER.
Criliaue historique. — De Fautorilé de Froissard comme historien
des guerres de Bretagne au xiv© siècle, 4344-1364, par Dom
François Plaine 5
Contes et récils populaires des Bretons. — Le Rocher d'Uzel, récit
du batelier, par M. Adolphe Orain 24
Poésie. — Le Patineur, ballade; — le Souffle de Dieu, par M. Emile
Grimaud • * 36
A la France ; -— Aux Hellènes qui viennent combattre pour la
France, par M. Fictor de Laprade, de l'Académie française. . 47
S. A. R. Madame la duchesse de Berry (suite), par M. le F'* Edouard
de KenaUec 55
Chronique, par M. Louis de Kerjean. 76
FÉVRIER.
Propos d'un assiégé. — Les Bretons au siège de Paris (suite) , par
M. Luden Dubois 89
S. A. R. Madame la duchesse de Berry (fin), par M. le F^o Edouard
de Kersabiec 105
Critique historique. — De Tautorité de Froissard comme historien
des guerres de Bretagne au xive siècle, 4344-1364 (fin), par Dom
François Plaine 149
Poésie. — Une Méprise , par M..Émile Grimaud 4 37
Bons Allemands ! par m, Victor de Laprade, de l'Académie fran-
çaise 439
Origines paroissiales (llle-et-Vilaine). — Canton d'Argentré, par M.
Arthur de la Borderie 443
Études biographiques. — M"* Amélie de Gouvello 452
M. de Savignhac, député du Morbihan, par M. Charles de la Mon-
neraye 457
Chronique. — Lettre de Bordeaux, par M. Louis de Kerjean 459
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506 TABLE GÉNÉRALE.
MARS.
Études bîographigues. — M. Henri de Bellevue, capitaine des
Zouaves pontificaux, par M. Hippolyte Le Gouvello., 169
Origines paroissiales (Ille-et- Vilaine). — Canton d*Argentré (fin) ,
par M. Arthur de la Borderie • 1 488
Nos Vainqueurs, par M. L. D 207
Dialogues des vivants et des morts. ~ I. Voltaire, M. de Bismark et
M. Edmond About, par M. Edimiid Biré 231
Chronique, par M. Louis de Kerjean 240
Beaux-Arts. — Une eau-forte patriotique, de M. Octave de Boche-
brune 245
Bibliographie bretonne et vendéenne 248
AVRIL.
Anne-Toussainte de Volvire, dite la Sainte de Néant, par M. Vahbé
Piédertière 249
Documents inédits. — Les congés des ducs de Bretagne, par M. Léon
Maître, archiviste 267
Dialogues des vivants et des morts. — II. M. Gambetta, Mercure et
Caron. — III. Un Banquet chez Plulon , par M. Edmond Biré, 278
Poésie. — Les Jours sombres, par M. Hippolyte Minier 294
Biographies vendéennes. — M&' Soyer, évêque de Luçon, par M.
rabbé du Tressay ; 298
Chronique. — M. le C^o Théodore de Quatrebarbes,par M. Eugène
de la Goumerie 34 3
Oraison funèbre de M. de Quatrebarbes, par M?r Freppelj évêque
d:' Angers , 322
Nécrologie 327
MAI.
Le Beau dans la nature et dans les arts, par M. l'abbé P. Gaborit*. 329
Anne-Toussainte de Volvire, dite la Sainte de Néant (fin), par M.
rabbé Piéderrière 335
Dialogues des vivants et des morts. — IV. La Barque, par M. Ed-
mond Biré 355
Poésie. — A M. Victor de Laprade, par M. Hippolyte de Lorgeril . . 370
Sonnets archéologiques, par M. Numa Jean d'Angély 374
Biographies vendéennes. — Mgr Soyer, évêque de Luçon (suite) ,
par M. l'abbé du Tressay 377
Origines paroissiales (Ule-et-Vilaine). — Canton de Cancale , par
M. Arthur de la Borderie 387
Chronique, par M. Louis de Kerjean. 444
Lettre de VL%^ le comte de Ghambord 444
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TABLE GÉNÉRALE. 507
JUIN.
Biographies vendéennes. — François Viète, par M. C. Merland, . . . 417
La ville de Mauléon (Châlillon-siir-Sèvre), par M. Charles Thenaisie, 427
Dialogues des vivants et des morts.,— Le Cinq Mai 4871, par M.
Edmond Biré 434
Poésie. — Contraste, par M. Georges de Cadoudal 447
Récits populaires des Bretons. — La grotte de Roch-Toul , par M.
E. au Laurens de la Barre 448
Variétés historiques. — Création de Técole de Chirurgie de Rennes,
document inédit communiqué par M. Arthur de la Borderie, . 457
Notices et comptes rendus. -— Légendes chrétiennes et poésies, de
M"e A. Molliet, par M. A. de la Breure ; . . 462
A travers les ruines de Paris, par M. I. D 466
Chronique, par M. Eugène de la Goumerie 493
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TABLE DES AUTICIES
PAR ORDRE DE MATIÈRES.
RELIGION.
Oraison funèbre de M. le C»ô Théodore de Quatrebarbes, par Mffr Frep-
pel, évêque d'Angers^ 322-326.
HISTOIRE.
Études et documents histpriques. — S. A. R. Madame, duchesse de
Berry (suite), par M. le F*® Edouard de KersaUec, 55-75, 105-118. —
Origines paroissiales (Ille-et- Vilaine). Canton d'Argentré, 143-151, 188-
206; Canton de Cancale, 387-410, par M. Arthur de la Borderie, — Les
Congés des ducs de Bretagne, par M. Léon Maître, 267-277. — La ville
de Mauléon(Ghàtillon-sur-Sôvre), par M. Charles Thenaisie, 427-433.—
Création de l'école de chirurgie de Rennes, 457-461.
Biographie. — M"»»^ Amélie de Gouvello, 152-156. —M. deSavignhac,
député du Morbihan, par M. Charles de la Monneraye, 157-158. —
M. Henri deBellevue, capitaine des zouaves pontificaux, par M. Hippolyte
Le Gouvello, 169-187. — Anne-Toussainte de Volvire, dite la Sainte de
Néant, par M. Vnbbé Piéderrière, 249-266, 335-354. - Mé^i" Soyer, évêque
de Luçon, par M. Cabbé du Tressay, 298-312, 377-386. — M. le C*e
Théodore ae Quatrebarbes, par M. Eugène de la Goumerie, 313-321.
— François Viète, par M. C. Merland, 417-426.
Critique historique. — De Tautorité de Froissard comme historien
des guerres de Bretagne au xive siède (1341-1364), par Dom François
P/atn^, 5-23,119-136.
Faits contemporains. — Chronique de janvier, 76-88 ; — de février
(lettre de Bordeaux), 159-165; — de mars, 240-245; — de mai, 411-413,
par M. Louis de Kerjean; — de juin, 493-498, par M. Eugène de la
Goumerie^ — Nécrologie, 327-328. — Manifeste de Mé:' le comte de
Chambord, 414-416. — Adresse des Catholiques français à Notre-Saint-
Père Pie IX, 499-500.
LITTÉRATURE.
RÉCITS et nouvelles. — Le rocher d'Uzel, par M. Adolphe Orain,
24-35. — Propos d'un assiégé : les Bretons au siège de Paris, par M. Lu-
cien Dubois^ 89-104. — Nos Vainqueurs, par M. Lucien Dubois, 207-230.
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TABLE DES ARTICLES PAR ORDRE DE MATIÈRES. 509
— Dialogues des vivants et des morts : I. Voltaire, M. de Bismark et M,
Edmond About, 231-239; — II. M. Gambetta, Mercure et Garon, 278-
285; — m. Un Banquet chez Plutoû, 285-293; — IV. La Barque, 355-
369; —V. Le cinq mai 1871, 434446, par M. Edmond Biré, — La
Grotte de Roch-Toul, par M. E. du Laurens de la Barre, 448-456. — A
travers les ruines de Paris, par M. L. D., 466-492.
Critique littéraire. — Légendes chrétiennes et poésies, de M^ie A.
Molliet, par M. A. de la Breure, 462-465.
Poésie. — Le Patineur, ballade, 36-38; le Souffle de Dieu, 39-47, par
M. Emile Grimaud. — A la France, 47-51; —- Aux Hellènes qui viennent
combattre pour la^ France, par M. Victor de Laprade , 52-54. — Une
Méprise, par M. Emile Grimaud, 137-138. — Bons Allemands! par M.
Victor de Lajorade, 139-142. — Les Jours sombres , par M. Hippolyte
Minier, 294-297. — A M. Victor de Laprade, par M. Hippolyte de Lorge-
ril, 370-373. — Sonnets archéologiques, par M. Numa Jean d^An-
gély, 374-376. — Contraste, sonnet, par M. Georges de Cadoudal, 447.
BEAUX-ARTS.
Une eau -forte patriotique, de M. Octave de Rochebrune, 245-247.
— Le Beau dans la nature et dans les arts, par M. Vabbé P. Gaborit ,
329-334. — Une statuette du comte Fernand de Bouille, de M. Amédée
Menard, par M. Charles Tfienaisie, 501-503.
BIBLIOGRAPHIE.
Bibliographie bretonne et vendéenne, 248.
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TABLE DES ARTICLES
PAR NOMS D'AUTEURS,
D'Angély (Numa-Jean). — Sonnets archéologiques, 374-376.
BiRÉ (Edmond). — Dialogues des vivants et des morts : I. Voltaire, M. de
Bismark et M. Edmond About, 231-239; — II. M. Gambetta, Mercure et
Caron ; — III. Un Banquet chez Pluton, 285-293; — IV. La Barque , 355-
369; — V. Le cinq mai 487i , 434-446.
De Bondy (Raphaël). — Une Visite au manoir de Chassay, 600-501.
De la Borderie (Arthur). — Origines paroissiales (Ille-et-Vilaine).
Canton d'Argentré, 143-151 , 188-206. -. Canton de Cancale , 387-410. —
Création de TEcole de chirurgie de Rennes ( document conununiqué ) ,
457-461.
De la Breure (A.). — Légendes chrétiennes et poésies, par MW^ A.
MoUiet, 462-465.
De Cadoudal (Georges). — Contraste, sonnet, 447.
De Chambord (M^^le ct«). — Manifeste, 414-416.
D. (L.) — Nos vainqueurs, 207-230. — A travers les ruines de
Paris, 466-492.
Dubois (Lucien). — Propos d'un assiégé : les Bretons au sfège de
Paris, 89-104.
Freppel (Mer), — Oraison funèbre de M. le c*e Théodore de Quatre-
barbes, 322-326.
Gaborit (abbé P.)* — Le Beau dans la nature et dans les arts, 329-
334.
De la Gournerie (Eugène). — M. le c»e Théodore de Quatrebarbes,
313-321.— M.Pierre Morin et les Bourbons (chronique de juin), 493-498.
Le Gouvello (Hippolyte). — M. Henri de Bellevue, capitaine aux
zouaves pontificaux, 169-187.
Grimaud (Emile). — Le Patineur, ballade, 36-38. — Le Souffle de Dieu ,
poésie, 39-47. — Une Méprise, poésie, 137-138.
De Kerjean (Louis). — Chronique de janvier, 76-88; — de février
(lettre de Bordeaux), 159-165;— de mars, 240-245; -^ de mai, 411-413.
De Kersabiec (vte Edouard). — S. A. R. Madame, duchesse de Berry
(suite et fin), 55-75, 105-118.
De Laprade (Victor). — A la France, poésie, 47-51. — Aux Hellènes
qui viennent combattre pour la France , poésie , 52-54. — Bons Allemands !
poésie, 139-142.
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TABLE DES ARTICLES PAR NOMS d'AUTEURS. 511
Du Laurens DE LA Barre (E.). — La Grotte de Roch-Toul, 448-456.
De Lorgeril (Hippolyte). — A M. Victor de Laprade, poésie, 370-
olo.
Maître (Léon). — Les Congés des ducs de Bretagne, 267-277.
Merland (Constant). — François Viète, 417-426.
Minier (Hippolyte). — Les Jours sombres, poésie, 294-297.
De la Monneraye (Charles). — M. de Savignhac, député du Morbihan,
157-158.
Orain (Adolphe). — Le Rocher d'Uzel, 24-35.
PiEDERRiÈRE (Abbé). — Ânno-Toussainte de Volvire, dite la Sainte de
Néant, 249-266, 335-354.
Plaine (Dom François). — De Tautorité de Froissard comme historien
àes guerres de Bretagne au xive siècle (1341-1364), 5-23, 119-136.
De Rochebrune (Octave). — Une eau-forte patriotique, 245-247.
Thenaisie (Charles.) — La Ville de Mauléon (Chàtillon-sur-Sèvre) ,
427-433. — Une statuette du comte de Bouille, par M. Âmédée Menard,
501-503.
D'J Tressât (Abbé).— Usr Soyer,évêque de Luçon, 298-312, 377-386.
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TABLE ALPHABÉTIOUË DES OUVRAGES
APPRÉCIÉS OU MENTIONNÉS DANS CE VOLUME.
Arrestation de Madame, par Simon Deutz, 55.
Biographie de Madame, par Saint-Edme et Germain Sarrut, 114H6.
Canon mathematicus, par François Viète , 420.
Chroniques de Froissard, 5-23, H 9-1 36.
La Vendée et Madame, par le général Dermoncourt, 66, 73.
Le faubourg Montbernage au point de vue religieux pendant la Révo-
lution française, par M. Ch. de Coursac, 303-312, 378.
Le Pater noster de la France, par le P. V. Alet, 245.
Légendes chrétiennes et poésies, par M»e A. MoUiet, 462-465.
Lettres missives de Henri IV, 421.
Liber singularis univermlium inspectionum ad canonem mathemati-
cum, par François Viète, 420.
Oraison funèbre de Mi^ Soyer, par M. Tabbé Menuet, 300.
Souvenirs d'Ancône, par M. le cte Th. de Quatrebarbes, 314,320,
321.
Une paroisse vendéenne sous la Terreur, par M. le c^e Théodore de
Quatrebarbes, 314-317, 384.
Victor Hugo et la Restauration, par M. Edmond Biré, 412.
Vie de l'abbé Coudrin, par M. Auguste Coudrin, 381, 382.
Nantes.— Imp. Vincent Forest et Emile Grimaud, place du Commerce, 4.
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