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DE BRETAGNE
ET DE VENDEE.
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ANNÉE 1858. — DEUXIÈME SEMESTRE.
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1858. .
JUN 5 1888
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IfÀNTBS» mPRimiIB DB VINCBNT F4)RB8T, PLACB DO COMMBBCB, 1.
LES
HARDIESSES DE LA CHAIRE
AVIK ILWMV ET mrill* MECIil».
Deuxième article (').
Au commencement de l*année dernière nous publiâmes un article
sur les Hardiesses de la Chaire au XVI? siècle. Cet article n'embras-
sait qu'une partie du règne de Louis XIY et était, par conséquent, très
incomplet. On a bien voulu nous en demander la suite et nous cédons
volontiers à ce désir, tout en regrettant les grandes œuvres et les
grands noms qui nous avaient soutenu jusqu'ici. On se sépare même
si difficilement d'hommes tels que Bourdaloue et Bossuet qu'on nous
excusera de les remettre en scène. Nous les avons vus en face de
Louis-le-6rand ; peut-être ne sera-t-il pas sans intérêt de tes voir en
face du grand Condé.
Trois fois, à notre souvenir, Ctmdé fut l'objet d'allocutions qui sont
restées célèbres. La première fois, c'était en 1660, époque où le prince
revint d'Espagne. Les Français, heureux de le revoir, oubliaient iirros
et les Dunes pour ne se rappeler que Lens et Rocroi^ et ils acclamaient
avec transport le héros reconquis par la France. Bossuet prêchait alors
le Carême aux Minimes de la place Royale. Or, un jour, le 21 mars,
dimanche des Rameaux , au moment où il montait en chaire , le grand
Condé prit place dans l'auditoire. Six ans auparavant (l«f janvier 1654)
Tiilustre orateur avait fait entendre, du haut de la chaii'e de Metz, de
sévères paroles sur les lâches qui vevuiaient aux ennemis les places
que le toi leur avait confiées (^). Il s'agissait des comtes d'Harcourt et
(I) Voir le !•' vol, de U Revue, p- di.
(?) !•' sermon pour la fêle de la Circoncision.
6 LES HARDIESSES
de Charni qui venaient de vendre Brisech et Philipsbourg ; mais enfin
c'était Condé qui était l'acheteur pour TEspagne. Aujourd'hui Copdé
revient soumis et repentant , et cependant, en présence de souvenirs
que ne pouvaient effacer les acclamations du moment, il était permis
de se demander ce que c'était que Vhonneur du monde. Soit inspira-
tion spontanée, soit préparation providentielle, Bossuet prêcha sur
Vhonneur; aux triomphes des héros il opposa, par une magnifique
allusion à la fête du jour, le triomphe de Jésus-Christ : puis, se
transportant tout à coup sur le Calvaire : — « Parais donc ici, s'écria-
t-il, vain fantôme des ambitieux et chimère des esprits superbes ! je
t'appelle à un tribunal où ta condamnation est inévitable: ce n'est pas
devant les Césari et les princes^ ce n'est pas devant les héros et les
capitaines que je t'oblige de comparaître. Comme ils ont été tes adoraf
teursy ils prononceraient à ton avantage. Je t'appelle à un jugement où
préside un roi couronné d'épines , que l'on a revêtu de pourpre pour le
tourner en ridicule, que l'on a attaché à une croix pour en faire un
spectacle d'ignominie. C'est à ce tribunal que je te défère, c'est devant
ce roi que je t'accuse ! ' »
S'adreàsant ensuite i(u prince , Bossuet lui montre la France ré-
jouie de revoir tout ensemble son rempart et la paix, — « et nonob-
stant la surprise de votre présence imprévue, ajoute-t-il, les paroles ne
me manqueroient pas sur un sujet si auguste , n'étoit que, me souve-
nant au nom de qui je parle , j'aime mieux abattre aux pieds de Jésusr
Christ les grandeurs du monde que de les admirer plus longtemps en
votre personne. »
Neuf ans après, Condé entrait dans l'église Saint-Roch pendant un
sermon du Père Toussaint Desmares, célèbre prédicateur janséniste;
celui-ci s'interrompt aussitôt, et, s' adressant au prince : — « Monsei-
gneur, lui dit-il, j'explique cet endroit de l'Evangile où il est dit que
Jésus-Christ guérit une main sèche. Il m'est très-glorieux que Votre
Altesse vienne augmenter le nombre de mes auditeurs. Je prie le
Seigneur de conserver ce bras qui est la terreur de toute l'Europe;
Mais en même temps que Votre Altesse se souvienne que si elle ne
rapporte pas tous ses exploits à Dieu comme à sa fin dernière , Dieu
permettra que ce bras se sèche comme celui de notre Evangile. »
Dfi LA CJIAIRB. 7
Cette allocution fit grand bruit, et, Venthousiasme janséniste aidant,
Boileau vit dans le Père Desmares un modèle de Téloquence chré-
tienne :
Desmares dans Saint-Rocti n'aurait pas mieux prêché (*).
Transportons-nous maintenant à Féglise Saint-Louis des Jésuites,
jrue Saint- Antoine. Nous sommes au 10 décembre 1683. Un service
est célébré sur la demande d'un serxUeur fidèle (^}, pour le repos de
Tàme de très haut et très puissant prince Henri de Bourbon , prince de
Condé , dont le cœur repose depuis longtemps dans cette église. Le
grand Condé, à la tête de sa famille, est là, priant pour son père.
Bourdaloue avait été désigné pour prononcer Toraison funèbre. —
« Le prince devant lequel je parle, dit-il. Ta désiré et il ne m*en fallait
pas davantage pour lui obéir. Ce sera* à vous, chrétiens, dans ce genre
de discours qui m^est nouveau , de me supporter , et à moi d*y trouver
de quoi vous iùstruire. »
Mais ce n'était pas la seule allusion que Torateur devait faire à la
présence du prince. Il termina en effet reloge du défunt par ce trait
heureux qui y mettait en quelque sorte le sceau : — « Je n'ai plus
qu'un mot à dire ; Ùieu lui'a donné des enfants et ces enfants ont été
sa gloire... c'est lui-même qui les forma... et if eût été dès l'abord
achever le panégyrique du Père que de prononcer le nmn de son fUs. »
— Puis , levant les mains au ciel — « c'est pour ce fils, pour ce héros,
que nous faisons continuellement des vœux , s'écria-t-il , et ces vœux,
ù mon Dieu ! sont trop justes, trop saints, trop ardents pour n'être pas
enfin exaucés.... il a rempli la terre de son nom ; que ce nom si comblé
de gloire sur la terre soit encore écrit au ciel ! vous nous l'accorderez;
Seigneur. »
Sous la réserve des termes, c'était demander la conversion du prince,
doniles impies s'étaient jusque-là prévalues pour aiUoriser leur con-
duite ('). Tout le monde le comprit et Condé ne fut pas le dernier à lé
comprendre lui-même. Sans être averti par la maladie, sans être
(l)Sil.X.
(S) Le président Perrault secrétaire des GommaDdétaieDta du prince de Condé; le service
fi^ célébré en vertu d'une clause de son testament.
(i) Bourdaloue ~ 0 raison funiùre dn grand Condé,
8 L£Ç HAIDIBSSBS
pressé par le temps (*) i il appelle le P. De Champs , un pieux jésuite ;
puis, quand vient son dernier jour, il meurt en publiani les loiuinges de
Dieu et instruisant sa famille ; et tous les cœurs demeurent rempli» ,
dit Bossuet , tant de l'éclat de sa vie que de la douceur de sa mort.
Condé avait légué , comme son père et comme Henri IV , Bon cœur
aux Jésuites. Ce cœur fut déposé dans Téglise Saint-Louis, et Bourda-
loue dût y prononcer reloge du prince, six semaines après que Bossuet
eut rendu à Tillustre mort le même pieux devoir dans la chaire de
Notre-Dame. La tâche était difficile ; il n'était pas en effet un seul des
auditeurs qui ne fût encore sous Timpression de ces restes d'une voix
qui, toute défaillante qu'elle pût être, ne devait jamais cesser d*étre
sublime. Et cependant le succès du jésuite fut tel que Hi^e de Sévigné
en était charmée , transportée.
« Le P. Bourdaloue s*est surpassé lui-même, écrivait-elle, c'est
beaucoup dire. » — Et elle analysait point par point son discours : —
«c L'auditoire, ajoutait-elle, paraissait pendu, et suspendue tout ce
qu'il disait, d'une telle sorte qu'on ne respirait pas. De vous dire de
quels traits tout cela était orné, il est impossible ; et je gâte même
cette pièce par la grossièreté dont je la croque. Cest comme si un
barbouilleur voulait toucher à un tableau de Raphaël (*). »
Passant ensuite à l'oraison funèbre prononcée par l'évêque de Meaux»
et qui venait d'être imprimée : — « Elle est fort belle, dit-elle, et de
main de maître ('). »
La différence des génies des deux orateurs se révèle au reste dès le
texte. Dans celui qu*a choisi Bossuet, c'est surtout l'homme fort qu'on
aperçoit : ir Le Seigneur est avec vous, 6 le plus courageux des
hommes I allez avec ce courage dont vous êtes rempH, je serai avec
vous. » — Et les batailles, les exploits se suivent comme dans un
poëme épique ; et il n'est pas jusqu'à ce dernier choc où la mort, lann
(I) BoMuet — OralfOH fumèùre du prince de Condé.
(9) LeUre au comte de Bus*/, da ss a?rtl I6t7.
(3) Le comte de BoMy la Jugeait tout difléremmeiit ce qui honore peu ion goût, -r
M Comme J'ai oui parler de l'oraison Ainèbre qu'a blte IL de Hcaux, écrivait-il à sa cousine
le Si mars précédent, elle n'a fait honneur ni au mon ni à l'orateur. » -^ Ceat upe
preuve entre mille que les bcaui espriU ne comprennent Jamais les grands esprits.
DE LA CflAlEB. 9
guissanleetpâle, ne parait pas plus affreuse h Conàé qu'au milieu du
feu, dam l'éclat de la victoire, qui ne nous fasse sentir encore le
héros.
DansToeuvre de Bourdaloue, au contraire, c'est dès Fabord le ^
chrétien mourant qui nous frappe. Le texte est emprunté au livre des
Rois : — « Le roi lui-même , touché de douleur et versant des larmes,
dit aux siens : — ignorez-vc^us quô le prince est mort et que, dans sa
personne, nous venons de perdre le plus grand homme d'Israël ? il est
mort, mais non pas comme les lâches ont coutume de mourir,
nequàquam ut mori soient ignavi, mortuus esL »
Qui ne sent Timpression de ces paroles au milieu d*un monde et
d*une cour où jamais peut-être la pensée n'était venue que les plus
braves meurent souvent comme des lâches ! Et tandis que Toratejur
célèbre le cœur du défunt qui repose dans l'église, ce cœur solide, droit
eipieux^chez lequel se trouvèrent toujours ces vertus généreuses qui
sont si rares chez les grands, à chaque instant, il semble qu'on entend
dans le lointain , ce mot qui est comme la sanction de tout l'éloge ;
— « et il n'est pas mort comme les lâches ont coutume de mourir,
nequàquam ut mori soient ignavi mbriuus est! n
Cependant Bourdaloue ne pouvait oublier la prière qu'il avait
adressée à Dieu pour le prince, quatre ans auparavant, dans cette même
église. — « Soit inspiration, dit-il, ou transport de zèle, élevé au-*
dessus de moi , je m'étais promis. Seigneur, ou plutôt je m'étais assuré
de vous, que vous ne laisseriez pas ce grand homme, avec un cœur
aussi droit que celui que je lui connaissais, dans la voie de la perdition
et de la corruption du monde. Lui même dont la présence m'animait
en fut ému.,. Le prince qui m^avait écoulé a depuis écouté votre voix
secrète, n
Non assurément ce ne fut pas un siècle drames faibles , que celui
qui produisit à la fois de tels apôtres et des auditeurs sans nombre pour
se presser autour d'eux.
Condé mourant avait laissé l'héritage de ses talents et de sa gloire à
un ami , un élève qui allait rendre à la France sur les champs de
bataille de Fleurus, SteinkerqueetNerwinde, les lauriers de Nordlinguc
et de Rocroi. Hais si le maréchal de Luxembourg avait quelque chose
10 LES HARBIBSSES
du génie de Gondé, il avait aussi ses défauts : disonàplus, il les outrait.
Bpupdaloue parlant de la conversion de Condé, s'écriait ; — « Quel
coup de foudre pour les impies ?... ce coup les atterra et les cons^
terna. » C'est qu'en effet les esprits forts avaient toujours compté plus ,
ou moins sur Condé. Mais Luxembourg ! on allait jusqu'à le soup-
çonner de nécromancie ; on disait qu'il était en rapports habituels avec
la Voisin l'empoisonneuse, et, qu'afin d'obtenir la fille de Louvois pour
son (Ils , il avait fait un pacte avec le diable. En présence de tels bruits
Luxembourg n'hésite pas et va de lui-même se constituer prisonnier à
la Bastille. Sur son chemin se trouvait l'église Saint-Louis ; par un
mouvement subit, il y entre, et la, cet homme si dur et si fier, si
voluptueux et si incrédule, s'agenouille pour la première fois, depuis
de longues années, sous le coup de la main de Dieu lenée sur lui (').
Gloire, honneur, tout jusqu'au renom de sa race, jusqu'à la simple
considération qui s'attache à l'hounételé vulgaire, échappait en effet à
cette heure au descendant des Montmorency. Luxembourg sonde , en
présence de Dieu , cet abime d'humiliation et , reconnaissant la justice
d'en haut qui le frappe, il demande au ciel , dans une ardente prière,
moins sa justiflcation devant les hommes que sa justification devant
Dieu. Cette prière au pied des autels ne sera pas oubliée r et lorsque
Luxembourg, rendu à la liberté, rétabli dans ses dignités et houneurs,
vainqueur sur trois champs de bataille où il combattit à la manière
des héros de sa race, c'est-à-dire entouré de ses enfants (*), se sen-
tira tout à coup arrêté par la mort, il se souviendra de Saint-Louis et
{appellera le P. Bourdaloue à son chevet. — « Je n'ai pas vécu comme
lui, disait quelques jours après le pieux jésuile, mais je voudrais
mourir de même, n
Un service fut célébré pour le Maréchal , dans Téglise Saint-Louis
«t le P. de La Rue pnnionça l'oraison funèbre. Cette fois encore on
put être frappé de l'à-propos des paroles du texte. Elles étaient du
prophète Daniel et se réduisaient à cette pensée : — non pas nos
mivresp Seigneur, mais vos misérieordesl — Les œuvres de Luxem-
(1) Oraison fuoèbre de Luxembourg par le P. de La Eue.
(2) Oraison funèbre par La Bue.
DB LA CHAIES. 11
bourg avaient toutes été en effet pour la gloire et pour la fortune , et
de tant de \ictoires, de tant de grandeurs, que restait-il? Quelques
jours de soupirs et de larmes, mais du moins de ces larmes qui ne
viennent* jamais trop tard parce qu'elles partent du cœur, nea sérum
est quod terum. (Saint Cyprien.)
Qui ne sent la grandeur imposante de ce langage , surtout près de
la tombe d'un héros disparaissant de la scène du monde , au milieu
même de ses triomphes, et à Tinstant où la vaste nef de Notre-Dame
se pavoisait tout entière des drapeaux qu'il avait prisa l'ennemi ! Bien-
tôt cependant l'orateur se laisse entraîner à redire des exploits qui
sont dans la pensée de tous, puis s'interrompant tout à coup — « il
n*a pas besoin de nos applaudissements , s'écrie-t-il ; il a besoin de
nos prières I »
Nous citerons encore ce mot sur les vertus tout humaines des
grands, qui ne sont pour la plupart , dit admirablement La Rue, quo
des passions déguisées. Nous citerons cette comparaison si vraie entre
le courage qui sait braver la mort lorsqu'elle se présente sanglante et
précipitée, et celui qui la soutient froide et sérieuse.
La Rue, orateur disert et abondant, avait nloins l'éloquence de la
dialectique comnie Bourdaloue, que celle d'une riche imagination^
Thomas a dit qu'il avait quelquefois approché de Bossu^t. Il est certain
dans tous les cas qu'il avait profondément étudié l'évèque de Meaux
dont il a fait l'éloge funèbre. Ainsi, ce n'est pas seulement l'élévation,
l'élan de la pensée que l'on retrouve en lui, ce sont en outre des traits
que Bossuet a évidemment inspirés. Lorsque La Rue nous montre,
par exemple, le cercueil du duc de Bourgogne suivant le chemin dé
Saint- Denis — « ce chemin si fameux depuis tant de siècles, par le^
triomphes de la mort » — ne se rappelle-t-on pQs aussitôt un autre
cercueil, celui de la duchesse d'Oricans, de cette belle Henriette
d'Angleterre, cet autre triomphe de la mort, comme dit Bossuet?
Peu d'oraisons funèbres auraient , d'ailleurs plus de droits d'être
comparées à celle de la duchesse d*Orléans que celle prononcée par
La Rue près des tombes réunies du duc, de la duchesse de Bourgogne
et de leur Ûls aine, le duc de Bretagne. Jamais , depuis longtemps, la
France n'avait été plus visiblement frappée de Dieu. Aux malheurs do
12 LES HARDIESSES
la guerre de la succemon venait se joindre tout à coup l'extinction
presque entière de la postérité de Louis. XIV ; et c'était le duc de
Bourgogne , Télève de Fénélon , Tespoir de la France qui succombait!
c'était la duchesse de Bourgogne qui n'était pas venue seulement
parmi nous comme un gage de paix, mais dont on pouvait dire que
par sa sérénité et sa douceur elle en était encore V image: la duchesse
de Bourgogne, la joie de la Cour, et autour de laquelle étaient ren-
dues Us grâces comme attachées à ses pas (').
On sent sous quelle impression devait se trouver l'auditoire. Aussi,
lorsque le P. La Rue prononça les paroles de son texte qu'il avait em-
pruntées à Jérémie : — « Pourquoi vous attirez-vous par vos péchés
un tel malheur, que de voir enlever par la mort , du milieu de vous,
répotix, réponse et r en fanti » L'émotion fut telle qu'elle éclata en
sanglots.
Quelques années après, le souvenir de ce texte et de cette scène
inspirait à Voltaire, ces vers si connus :
0 jours remplis d'alarmes !
0 combien les Français vont répandre de larmes !
Quand sous la même tombe ils verront réunis
Et répoux Gt la femme, et la mère et le fils (') !
L'oraison funèbre du duc et de la duchesse de Bourgogne par La
Rue est une des plus belles œuvres de l'éloquence chrétienne. L'émo-
ilion si vivement excitée dès l'abord s'y soutint jusqu'au bout , et ,
{lorsque l'Orateur s'écriait en face du' cercueil de l'élève de Fénélon :
— « Vrai sang des héros et des saints , enfant de la sagesse et de la
gloire 1 Ou est-il! Hélas! il n'est plus! » — Tous les cœurs et les
jarmcs de tous lui répondaient.
Parlant des libéralités des illustres défunts, La Rue laissa tomber un
4le ces mots qui ne peuvent s'oublier, tant ils sont heureux et vrais :
— « Dieu, dit-il, "a fait le riche'pour le pauvre et s'est caché sous le
pauvre. » — Parlant des spectacles, il les définit — «une académie
<\) Oraison funèbre du Dauphin et de la Daupbine , par La Bue.
(?) Henriadc, ch. VU.
DE LA CHAIRE. 13
de volupté où Ton dresse le cœur à toutes les passions que la religion
apprend à détruire. »
En prononçant Téioge de la duchesse d'Orléans , Bossuet n'avait
pas craint de faire allusion au don d'ua anneau qu'il avait reçu de la
princesse à sa dernière heure : — « Et cet art de donner agréablement
Ta suivie, ie le sais, jusqu'entre les bras de la mort. » — La Rue ne
fut pas moins heureusement inspiré, lorsque citant de pieuses paroles
du duc de Bourgogne , il ajouta soudain : — « A qui, Messieurs, fai-
sait-il cette confidence? à qui ? Vous ne le saurez que par mes larmes. »
La Rue possédait, comme Bourdaloue, Mascaron et Bossuet, ces
avantages extérieurs de voix et de geste, cette éloquence du corps en
un mot, ainsi que disait naguère l'évoque d'Hermopolis(') qui est
toujours si puissante sur un auditoire. Tel au contraire tfe fut point
Fléchier. Sa prononciation traînante et sa voix lugubre n'était bien
qu'auprès des tombeaux. Chacun de nous d'ailleurs a ses oraisons
funèbres trop présentes , pour que nous en parlions ici. Remarquables
par l'esprit et par le style, elles s'élèvent rarement jusqu'à la hardiesse,
soit au point de vue des enseignements, soit au point de vue de
l'éloquence. -
Et cependant n'y avait-il pas quelque audace, une audace noble et
sainte , dans cette accusation d*h/ypoerisie u/niverselle portée contre la
Cour en face des courtisans réunis pour le service du duc de Montau-
sier? N'y avait-il pas quelque énergie dans ce tableau de l'homme aux
prises avec la mort : — « Une partie de lui-même est déjà morte que
loutre désire de vivre (') » — et, lorsqu'il s'agit des rois : — « Ils
sont mourants qu'on n'ose presque leur dire qu'ils sont mortels ('). »
Les traits heureux abondent d'ailleurs chez Fléchier. Que de vérité, par
exemple, dans ce portrait de tant de riches— « qui se croient dans l'im-
possibilité d'être charitables parce qu'ils se sont imposé la nécessité
d'être anMtieux et superbes {*)\ » Quel bel éloge en deux mots, du
(1) Lettre de H. Frsyssinoiis à H. Boyer. Fie de U. Frayainous, par M. Henrlon,
I. U, p. 798.
(S) Oraitoo fanèbre de la docheaae de Hontansler.
(3) Oralioii funèbre du chancelier Le Tellier.
(4) Ondion funèbre de la duchesse d' Aiguillon.
14 LBS HARDIESSES
président de Lamoignon, s*accommodant à tous et ne se préférant à
personne/ Quelle éloquente flétrissure infligée à tant de magistrats —
« àmps oisives qui n'apportent d'autre préparation à leurs charges que
celle de les avoir désirées (*)! » Lorsque Fléchier, parlant devant le
cercueil de la reine Marie Thérèse, disait de cette pieuse princesse :
— a Dans ses divertissements même il y avoit non-seulement de la
dignité, mais encore du christianisme : » fi était impossible sans doute -
de renfermer une plus haute leçon sous une forme plus délicate. —
« Les péchés mêmes des grands, disait le même orateur, deviennent les
modes des peuples ('). » — Pensée profondément vraie^ et qui a été
depuis développée avec une haute éloquence par Hassillon. -
On a dit de Massillon qu'il avait prêché pour un siècle efféminé,
tandis qu'on sentait, en lisant Bourdaloue , qu'il parlait à des âmes vi-
goureuses. Si cette observation est juste quant à la forme adoptée par
chacun des deux orateurs, forme constamment sévère et dogmatique
chez Bourdaloue, pleine de séduction et de charme chez Hassillon,
on ne peut du moins reprocher à ce dernier d'avoir été moins hardi que
ses devanciers dans l'explication de la parole divine. Un austère reli-
gieux prêchant un jour, devant Louis XIV, lui dit au lieu des félicita-,
tiens habituelles : — « Sire, je ne fais point de compliments à Votre
Majesté , je n'en trouve point dans l'Evangile. » — Si ce courageux
apôtre eût entendu le sermon de Massillon sur les BéaiUudès, peut-être
se fut-il rendu compte des leçons sévères que l'esprit de l'Evangile
peut opposer avec éloquence et à-propos aux compliments.du monde.
Louis XrV disait qu'après avoir entendu Massillon , il était toujours
mécontent de luir-m^ne : Bel éloge, iCplus beau même des éloges , et
qui rappelle le mot de Fléchier sur la reine Marie-Thérèse.— « Dans
iK^ sermons elle cherebait ses défauts et nous pardonnait les nôtres. »
Mais jamais les auditeurs de Massillon ne durent être sans doute
plus mécontents d'eux-mêmes , que le jour où il prêcha sur YAumâne,
durant ce fatal hiver de 1709, où les pauvres mouraient d'inanition
dans les rues , et où Mn« de Maintenon , voulant donner l'élan à la
(1) OraisoD ftiDèbre de Le TelHer.
(t!) Oraitoo ftanèbre de la BeiBe.
DB LA CHAIRB. 15
charité , ne mangeait que du pain d'avoine. Etablissant alors un long
et douloureux contraste entre le faste insolent de quelques-uns , Vin-
décence des parures, les tables voluptueuses, les peintures d*un prix
bizarre et excessif, le jati outré o\x tout va se fondre comme dans un
gouffre, ^i, d'un autre côté, la nudité, la faim, le froid, Taffliction
d'un peuple entier de malheureux, images vivantes cependant du Dieu
qu'adore le riche comme le pauvre : — « Seriez- vous donc riche pour
le mal et pauvre pour le bien? »^^ — s'écrie lout-à-coup Massillon; —
vos revenus suffiront-ils pour vous perdre et seront-ils insuffisants pour
vous sauver? » — Question bien simple et qui dût retentir cependant
comme un coup de foudre au fond de bien des consciences. — « Justifiez
plutôt la Providence, avait dit un instant auparavant l'orateur en faisant
passer, pour ainsi dire, côte à côte , le riche à couvert de son opulence, et
l'indigent, triste et unique victime des fléaux de Dieu, justiflez-la
envers les créatures qui souffrent : faites-leur connaître qu'il y a un
Dieu pour elles comme pour vous! »
Ne nous rappelons-nous pas Bossuet montrant également les
pauvres poussés par le mépris du monde dans une abîme de déses-
poir, ne croyant plus ni aux autres ni à eux-mêmes, et, parce qu'ils ne
voient point de bonté, ne sachant plus s'il y a un Dieu? N'entendons-
nous pas ce cri qui fit tressaillir l'auditoire : nottë rendrons compte de
leurs Ames!
Dans son sermon sur le petit nombre des élus, Massillon fut plus
hardi encore, trop hardi même peut-être. Personne n'ignore que,
lorsqu'il le prêcha à Saint-Eustache, et que faisant intervenir Jésus-
Christ dans l'assemblée, celie assemblée la plus auguste de l'univers,
il s'écria tout à coup au nom du souverain juge; — «Paraissez,
maintenant, justes 1... Où êtes-vous restes d'Israël? ô Dieu I où sont vos
élus I Mes frères ! notre perte est presque assurée et nous n'y pensons
pas r » — l'assistance entière se leva sous le coup d'une émotion
irrésistible.
Cette union électrique entre le prédicateur et son auditoire nous
révèle d'un trait les dispositions habituelles des caractères et des cons-
ciences sous le règne de Louis XIV. Déjà nous avons vu la cour se
presser autour du P. Bourdaloue, qui cependant ne la ménageait pas.
16 LES HARDIESSES
et le suivre jusque dans les hôpitaux, jusque dans les églises de cam-
pagne. Nous la retrouvons frémissante au pied de la chaire où retentit la
voix douce et sonore de Massillon. La Rue nous apprend que Claude
Joly, curé de Saint-Nicolas-des -Champs et qui fut dans la suite
évéque d'Agen , n'attirait guère moins la foule. C'était cependant ^
lui que Boileau faisait allusion lorsqu'il disait :
Et, loin de nous toucher.
Souvent, comme Joly, perd son temps à prêcher {*).
Ce qui peut faire croire qu'il ne le perdait pas eomplétement c'est
que , si nous en croyons La Rue, — « tout ce quit y avoit de plus
éclatant à I^aris et de plus élevé à la cour se rendoit à ses' prônes, jus-
qu'aux princes et princesses du sang. La jeunesse la moins sérieuse et
la moins capable de réflexion, ajoute-t-il, se faisoit une manière de
plaisir de venir y trembler et pâlir aux images qu'il traçoit des vérités
éternelles. Outre la force des matières. qu'il traitoit il animoit tout par
des tours d'imagination si surprenants, par des inflexions de voix si
peu attendues, qu'on se sentoit, malgré soi attendri et pénétré. /e/r^is
encore en m'en rappelant ridée. »
Le siècle de Louis XIV, cette majestueuse épopée des arts et des
lettres, de la science et de la victoire, s'éteignit avec un mot de Mas-
sillon, qui en fut comme la haute moralité évangélique inscrite sur le
mausolée de celui qu'on avait nommé te plus grand des rois : Dieu
SEUL EST GEAICD, MES FBÈRES ! Un tel mot sur un tel cercueil en disait
trop pour qu'après cela une oraison funèbre fût possible.
Et cependant celle que prononça Massillon, quelque oubliée qu'elle
puisse être, ne fut pas indigne de l'exorde. Nulle part on ne trouve,
dans les œuvres de cet orateur célèbre , plus de ces hardiesses conte-
nues et adoucies qui se faisaient jour naturellement au milieu de ses
périodes harmonieuses. Massillon eut le courage d'écarter le point de vue
du temps pour ne juger Louis XIV que du point de vue de l'éternité, et
quelles admirables lumières ne trouva- t-il pas ainsi sur l'ambition, sur
la guerre, sur la volupté l — « Qu'il est difficile lorsqu'on peut tout, de
(I) Sat. IV.
DE LA CHAIBB. 17
se défier aussi qu'on peut trop entreprendre !... Nous nous élevions de
tant de prospérités et nous ne savions pas que l'orgueil des empires
est touiours le premier sigiud de leur décadence,,.. La simplicité de»
anciennes mœurs changea ; il ne resta plus de vestiges^ de la modestie
de nos pères que dans leurs vieux et respectables portraits qui, en
omantles murs de nos palais, nous en reproebaient tout bas la magnifi-
cence.... C'était le règne des prodiges ; nos pères ne les avaient même
pas imaginés et nos neveux n'en verront jamais de semblables; maiS'r
plus heureux que nous, il^ verront peut^tre le règne de la paix, de
lafrugaUté et de rinnocence, Qu*ils n'arrivent jamais au comble flritolê
de notre gloire plutôt que de l'acheter au prix des vices^ et des malheurs
où elles nous a précipités!... Monuments superbes, élevés au milieu
de nos places publiques, que repondrez-vous à nés neveux quand il^
vous demanderont, comme autrefois les Israélites, ce que signifient
vos masses pompeuses et énormes? Quid sibivolunl isti lapides^/
Vous leur rappellerez un siècle entier â^horreurs et de carnage ; vous
leur rappellerez nos crimes plutôt que nos victoires, »
Jamais peut-être l'éloquence de U chaire ne porta plus loin la
dignité et la liberté du langage. Je me trompe ; Massillon la porta phis
loin encore, car enfin, dans l'oraison funèbre de Louis-le-Grand, il
parlait devant un cercueil , et le siècle qui Técoutait falsaH assez bon
marché du siècle qui venait de finir. Mais aux Tuileries et dans ce
Petit Carême qu'il prêcha pour Louis XV enfant, dans ces discours sur
les exemples, les tentations, la fausse piété et en général sur tous les
vices des grands, c'est à la puissance même du jour qu'il s'attaque. Au
petit fils de Louis XIV II osera dire qu'un souverain, dont la crainte de
Dieu ne modère pas la bouillante valeur, n'est qu'un astre malfaisant
qui ne se rendra célèbre qu'en faisant des millions de matheureux. —
« Quel fléau pour le genre humain? ajoulera-t^il , et s'il y a un peuple
sur la terre capable de lui donner des éloges, il n'y a qu*à lui souhaiter
un tel maître. »
Au régent, à ses roud^ et à la tourbe éhontée qui leur forme cortège,
il fera entendre ces accablantes paroles : — « Les regards des grands
trouvent partout des crimes qui les altendetU; l'indécence du siècle et
l'avilissement des cours honorent même d'éloges les attraits qui réus-
Tome IV. 2
18 LES HABDIE8SSS
sissenl à les sédtt^e; on rend ces hommages indignes à Veffrmiierie
la plus honteuse; on la regarde avec sntib... el l'adukuion publique
couvre l'infamie du crime public, »
« Tout fond, lont périt, s'était déjà écrié le P. La Rue daris les der-
niers temps da règne de Louis XIV ; il n'y a que l'édifice orgueilleux
du sexe idolâtre de lui-même à qui le silence public laisse la liberté de
s'élever impunément sur la niine des biens et de l'honneur des
familles. »
Dès^lors aussi s'élevait ce souffle d'incrédulité qu'avait déjà près-
ièenti Bossuet. L'esprit fort, cette grande faiblesse , comme dit La
!Bruyère, devenait de bon genre. Voltaire, d'Âlembert, Diderot étaient
mes, -et â'o« dirait que Hassillon les apercevait déjà , lorsqu'il peignait
ces esprits loasks, mais inquiets et turbulents, capables de tout sou-
tenir hors ie repos^ aimant encore mieux ébranler l'édifice et être
écrasés sous ses ruines que de ne pas s'agiter et faire usage de leurs
talents et de leur fonee. » — Mais quel accent prophétique surtout
dans ces mots: Malheur jou siècle qui produit de ces hommes rares
fit merveilleux \
Et ce siècle fasciDé,tee ^àele qui commençait dès lors à ne respecter
•ien pavce que déjà M ne<croyaiiplus à rien, quel accueil faisait-il à des
^rolessi libres et si sévères? Chose étrange! il ne se bornait pas à
d'empressement et au respect qu'avait obtenus Bourdaloue , il allait
>pour Massillon jusqu'à l'enthousiasine.; et , lorsquele Petit Carême fut
publié, il devhit tellement de mode qu'on le trouvait même dans le
^cabinet du phUosopheei le boudoir de la femme du monde. Quelque
singulier néanmoins que ce transport puisse paraître, il trouve son
explication dans le choix des sujets traités par Massillon et dans la ma-
nière dont il les avait traités. Il est remarquable en effet que cédant,
sans s'en apercevoir, aux influences rationalkites du jour, l'éloquent
orateur présenta les devoirs à la cour de Louis XV d'un point de vue
surtout humain et philosophique, et qu'il n'aborda de front, dans sonPetit
Carême, aucune des grandes vérités ihéologiques qui sont à la fois si
consolantes pour la vertu et si eff^yantes pour le vice. Or, les passion»
n'ont peur que dudogmcQuant à la morale, dont elles suivent d'ailleurs
assez peu les conseils, ce n'est après tout qu'une harmonie qui les
DE liA GHAIRB. I9
charme et une distraction qui les amuse, d'une manière d'autant plus
inoRensive qu'elle est plus dépourvue de sanction.
C'est donc avec une grande sagacité que Haury a signalé le
Petit Carême comme marquant pour l'éloquence de la chaire le point
de départ de la décadence. Une voie funeste fut ainsi ouverte et chaque
jour les orateurs s'y engagèrent davantage ; on ne parla plus de cha-
rité comme saint Paul, mais de bienfaisance comme Senèque ; on ne
prêcha que par hasard sur les Sacrements, sur le Purgatoire, sur
l'Enfer, et Ton donna habituellement la préférence à d^ sujets de morale
tels que la pudeur, la société conjugale, l'amour paternel, V humeur, la
compassion, l'antipathie, l'égoïsme, la sainte agriculture. — « On ne
put sanctifier la philosophie, a dit très bien Haury, on sécularisa,
pour ainsi dire, la religion (*). » — La foi ne savait plus se faire jour
qu'à travers les tristes réserves de la peur.
« Ne le dissimulons pas, nos très chers frères, disait l'abbé Poulie,
nos instructions ont dégénéré. Elles se ressentent de la corruption des
mœurs qu'elles combattent. Elles ont perdu de leur première onction
en perdant de leur ancienne simplicité. Nous nous le reprochons en
gémissant... A quoi nous avez-vous réduits?.... La mission de Dieu, la
science des saints et la soif du salut des âmes ne suffisent plus à présent
pour se produire au grand jour... La délicatesse du siècle a fait un art
de la prédication do IjÉvangile et, nous osons le dire, le plus difficile,
le plus périlleux , et, en un certain sens, le plus^ inutile de tous les arts.
Trop de méthode, trop d'apprêt, trop de parure, plus de gravité, plus de
mouvement, plus de chaleur, plusd'àme! On nottë force d'être orateurs:
quel titre! il ne nous est plus permis dêtre apôtres, »
C'est-à-dire que les prédicateurs devenaient des académiciens , et il
arriva plus d'une fois qu'on les applaudit en pleine église comme on
applaudit à l'Académie (^).
L'abbé Poulie se trompait d'ailleurs grandement lorsqu'il croyait
que la parole de Dieu en était réduite aux armes de la sagesse humaine
et que la mission du prêtre, la science des saints, la soifdusahUdes
(I) Essai surf éloquence de la chaire^ cli. XXIV.
i'i) Notamment Tabbé Cambacérès , lorsqu'il prononça son panégyrique de saint Louis
eni7G8.
SO lÊS HABDISSSfiS
âmes ne suffisaient plus ponr attirer et pour convaincre. Il est mémef
remarquable qu'au même instant, on pauvre missionnaire, le P. Bri-
daine, lui donnait à cet égard le plus complet démenti. — « On rap-
porte des exemples étonnants des conversions faites par ce mission-
naire, » — dit un écrivain peu suspect (*), et il ajoute que les audi-
teurs mêmes du genre\e plus r^^^aimaient la rude franchise et la har-
diesse cynique (c'est un admirateur de Voltaire qui parle) avec laquelle
il s" emportaii contre la molle$se et Virréligion du siècle (*); »
« Si vous allez par le chemin du bel esprit, disait un seigneur de la
cour de Louis XIV au P. de La Rue-, vous trouverez ici des gens qui
en mettent plus dans un seul couplet que vous dans tout un sermon.
Ils se railleront devons; mais parlez leur de Dieu vivement et prudem-
ment... c'est ce qu'ils n'entendent point et ce que vous entendez mieux
qu'eux. Par là vous serez leur maître et ils vous respecteront, » Admi-
rables conseils que l'on comprenait au temps de Louis XIV, mais que
l'on ne comprit plus qu'imparfaitement au temps de Voltaire. L'incré-
dule se faisait bel esprit, et l'on crut devoir se faire bel esprit pour lui
répondre. Est-ce à dire qu'on cessa d'être hardi? Non sans doute, mais
on le fut surtout contre les grands et contre la cour qui n'étaient plus
à craindre, et delà censure trop méritée de leurs vices on passa parfois
insensiblement à la critique de leur position dans le monde. C'était le
vent de la Révolution qui agitait jusqu'à la chaire.
Maury lui-même, si clairvoyant et si judicieux sur les défauts des
Tiutres, touchait à tout dans ses sermons, à l'administration , à la poli-
tique, aux finances : — « C'est dommage, disait Louis XVI après
l'avoir entendu pendant le Carême de 1780, si l'abbé Maury nous avait
parlé un peu de religion , il nous aurait parlé de tout. »
Et les p/ii/osop/ies applaudissaient et riaient ! Quels philosophes que
(1) H. Lébis — France =■ Dictionnaire encyclopédique, hxi. Bridaine.
(2) Ptittqoe les deoi Doau de l'abbé PouUe et du P. Bridaine te trouvent Ici rapprochéa,
Je rappellerai une pensée qui, sous deux formes différentes, produisit dans leurs discours
un effet saisissant. L'abbé Poulie parlant des incrédules dit :« Les malbeureuxl ils appel-
lent le néant etrétemitélenr répond.-» — Or, Il n'est personne qui ne connaisse le passage
où Bridaine représente, de son cété, Pétemel balancier marquant ses oscillations an sein des
enfers par les mots toujours, jamais Jamaii^ toi^oun. — Quelte heure est-il 7 s'écrie
un damné : el une ? olx Inl répond : l'Élemitë f
BB LA CHAIBX. 31
ceux ^i prirent longtemps Hb« de Pompadour pour Ëgéric et pour
patronne ! — « Comptez, mon cher frère, écrivait Voltaire à Dami-
laville, que les vrais gens de lettres, les xfrais philosophes doivent
regretter M^e de Pompadour ; elle pensait comme il faut. Personne ne
le sait mieux que moi ; on a fait en vérité une grande perte C). »
L'oraison funèbre est complète; mais quelque autorité qu*eût le
Roi Voltaire (^) , les parents et amis de Hn« de Pompadour auraient
été bien aises d'avoir un autre éloge de la défunte, ne vint-il que d'un
capucin.
La marquise devait être ensevelie dans TégUse des capucines de la
rue Neuve des P£tiùh-Champs,JOÙ se trouvait d^à le tombeau d'Alexan-
drîne Le Normant d'Etiolé , sa fille, et Ton ne s'imagina pas que de
pauvres religieuses se refuseraient à payer de quelques grains d'encens
un tel honneur. Mais religieuses et religieux se montrèrent inoins
accommodants que Voltaioe. Poussé cependant à bout , le père capu-
cin auquel on s'était adressé prit la parole en recevant le cercueil
à la porte de l'église. Au-dessus de lui^ sur la façade, se lisaient ces
mots de l'Ecriture : Pavete ad sanctuarium meum : ego Dominus, —
« Tremblez en approchant de mon sanctuaire; je suis le Seigneur. »
— Sans doute ces mots d'une gravité si imposante se présentèrent
alors à la pensée de l'austère religieux, car il s'exprima ainsi : — « Je
reçois le corps de très-haute, très-puissante dame, la marquise de Pom-
padour, dame du palais de la Reine ; elU était à l'école de toutes les
vertus, car la reine était un modèle de piété, de bonté, de modestie,
d'indulgence, etc. » Qui ne sent d'ici l'impression de ces paroles sur
l'auditoire ! De telles hardiesses rappellent celles de Bossuet.
Parmi les traits distinctiCs du XYIII^ siècle, on ne peut citer assu-
rément ni la force , ni l'élévation , mais bien une sensibilité plus ou
moins vraie qu'on portait partout. Il est difficile de lire une seule page
écrite de 1750 à 1800 , sans y trouver une ou plusieurs fois le mot
(1) 39 anil 1744.
(2) M. Arsène Houuaye. après avoir célébré les Déesses d'opéra et les reines de boudoir,
publie en ce moment ao livre sar le Roi Voltaire , sa cour^ sa dynastie, etc., il s'ima-
gine très-certainement être tiardl et neuf; la noaveaaté est un peu viellle; mais la iiar^
diesse Je n'oserais la nier en présence de la rojauté passablement déchue de VoUtire.
Slî LES HARDIESSES
sensible : hommes sensibles, citoyens sensibles, cœurs sensibles, etc., etc.
Nous ne pouvons donc être très-surpris de retrouver cette sensibilité
dans ia chaire, mais là, du moins, elle produisit quelquefois de grands
effets. Les deux sermons de l'abbé Poulie sur Y Aumône sont restés
célèbres. -^ « L'orateur put entendre, dit Laharpe, un bruit plus
doux à ses oreilles que celui des applaudissements. C'étaient l'or et
l'argent tombant de tous côtés... Beaucoup de personnes donnèrent tout
ce qu'elles avaient sur elles , et c'étaient des sommes ; en un mot^ , on
ne se souvenait pas d'avoir rien vu de semblable. Ce sont là les spec-
tacles de la religion ; il me semble qu'ils en valent bien d'autres. »
Un effet d'un autre genre , mais plus grand encore en ce qu'il fut
plus durable, suivit un sermon de l'abbé de Besplas à la cour. L'abbé
de Besplas était aumônier des prisons , et toute sa vie s'était écoulée à
consoler les malheureux flétris par la justice ou à les accompagner à
réchafaud. Or, l'état des prisons l'affectait péniblement. Ces tristes
demeures, que l'abbé l?oulle qualifiait d'images en tout sens de l'enfer,
rappelaient en effet trop bien les vieux noms qui étaient restés à quel-
ques-unes de leurs ténébreuses cellules : les Chaînes, la Salle, la
Çrièche, la Fosse, le Puits, Barbarie, Fin d'aise, etc. C'était un reste
du moyen âge, de ce temps d'énergie indomptée où l'enthousiasme
pour les idées grandes étouffait toute compassion pour le crime. Il
ét^it réservé au X Ville siècle, ce siècle si sensible, de nous montrer
à sa dernière heure la contre-partie du moyen âge. Les prisons de la
Terreur ont fait oublier Barbarie et Fin d'aise, et, cette fois, si la
compassion fut étouffée, ce fut pour la vertu.
Revenons cependant à l'abbé de Besplas. Prêchant à Versailles,
devant Louis XVI , il ne put maîtriser l'élan de son cœur : — « Par-
donnez, Sire , dit-il : la conscience et le poids de notre charge ,- notre
cœur déchiré nous forcent à vous révéler ici le plus grand sujet de
notre tristesse.... Oui, Sire, l'état des cachots de votre royaume
arracherait des larmes aux plus insensibles qui les visiteraient ; un
lieu de sûreté ne peut, sans une énorme injustice, devenir un s^our
de désespoir,., oui , j'ai vu des infortunés qui , couverts d'une lèpre
universelle par l'infection de ces repaires hideux, bénissaient mille fois
dans nos bras le moment fortuné où ils aliaient subir le supplice.
LE LÀ CHAIEB. 33
Grand Diea ! s&us nn bœ^ prince, des i^je^8 qui eiwieni Véchafaud /...
Jour immortel, soyez béoi! j'ai acquitté le vœu de mon cœur, de
décharger le poids d'une si grande douleur dans le sein du meilleur
des monarques. » •
Louis XVI fut profondément ému, et le magnifique hôtel de la Force
fot immédiatement disposé pour recevoir les prisonniers. Dulaure fait
honneur de ce changement à Necker ; il oublie une chose, c'est que
Necker ne fit qu'exécuter la réforme «rdonaée par Louis XVI après le
sermon de Tabbé de Besplas.
L'abbé de Boiamont , prédicateur fort médiocre, quoique académi-
cien , dut également à qudques mouvements de sensibilité le succès
qu'obtinrent deux de ses discours : son oraison fmèbre de Marie
LeczmslLa et son sermon pour rétablissement d'un hôpital militaire et
ecclésiastique. Une particularité qui peint le siècle, c'est que le rappro-
chemeni du vieux prêtre et du vieux soldat parut très hardi et que
reffiet qu'il produisit fut d'autant plus grand pour l'orateur qu'on y vit
une difficulté vaincue. Il y a quelques mots de ce discours qui méritent
de rester, celni^i surtout : — « Le pasteur sur lequel le politique ,
peut-être, ne daigne pas abaisser ses regards, ce ministre relégué
dans la poussière et l'obscurité des campagnes, ixÀlà l'homme de Dieu
qui les éelavre ei l'homme d'EUU qui les calme. » — Et cet autre si
vrai sur la foi : — a La foin' a poirU de malheureux /.... ils gémissent,
mais Us espèrent I»
De tous les prédicateurs du XVIIi« siècle néanmoins les plus mar-
quants et les plus apostoliques furent deux membres de la Compagnie
de Jésus, les Pères Ségaud ^t Frey de Neuville. Ségaud rappelait
Massillon par l'émotion de sa pensée et la facilité de sa manière ;
Neuville se distinguait surtout par l'esprit, et, ce qui est fâcheux, par
trop d'esprit. C'était la prétention du siècle et il ne se tint pas en garde
contre elle. On a souvent cité du P. de Neuville cette peinture de la
Cour qui réfléchit assez exactement ses qualités et ses^ défauts. —
tt Cette région où l'on respecte sans estimer, où l'on applaudit sans
approuver, où l'on sert sans aimer, où l'on nuit sans haïr où Ton
s'abandonne sans bienséance cl sans pudeur; ce labyrinthe de détours
tortueux où la prudence marche au hasard et où les heureux n'ont
24 LES HABDIBS8BS
point d'anUs, puisqu'il n'en resêe point aux malheweux. » —Obser-
vation pforondémeDt juste et profondément triste.
Il n'y a assurément pas moins de vérité dans cette éloquente apprét-
ciation du XVIII« siècle : — « Siècle malheureux où Tignorance et
l'orgueil boivent à Tenvi le poison de Timpiété dans la coupe de séduc-
tion que leur présentent les passions et la vdupté! Siècle d'aveugler
ment et de ténèbres fitales où l'esprit entraîné par l^appàt impérieux
et trop enchanteur d'une fausse liberté aime à se plonger dans
l'abime sans fond des spéculations vagues et téméraires, et à s^égarer
dans un labyrinthe de sophismes captieux où il veut se perdre eLne
se retrouver jamais. »
L'orateur touche ici bu vif la plaie des temps incrédules. Non seule-
ment on veut se perdre, mais on tient à se fermer a soi-même toute
voie de retour.
Ainsi s'éteignait la Compagnie de Jésus, dans tout l'éclat de ses
vertus et de sa gloire. De pareilles morts laissent toujours l'espoir
d'une résurrection.
La Compagnie de Jésus eut enfln cet honneur d'être c^ébrée publi-
quement dans la chaire chrétienne, même après sa défaite, et en face
de ceux qui venaient de la vaincre. Or, telles étaient les passions du
temps que cette apologie des vaincus fut considérée comme un acte
de courage. L'abbé de Beauvais qui l'osa et qui, le même jour, se permit
bien d'autres hardiesses , était cependant un homme d'onction et de
mansuétude ;^par sa piété comme par le genre de sod talent, on le
comparaît à Fénelon ; mais enfin, comme l'archevêque de Cambrai, il
savait allier à une angélique douceur une franchise tout apostolique.
L'abbé de Beauvais fut chargé, en 1774, de prononcer l'oraison funèbre
de Louis XV. Nul sujet assurément n'était plus entouré d'écueils ; on
put se convaincre, néanmoins, dès l'exorde, que l'orateur ne se brise-
rait contre aucun d'eux. Le texte qu'il choisit était ce passage du-
psaume 75 : — « Offrez des vœux et des hommages au Seigneur votre
Dieu , au Dieu terrible qui enlète la vie aux princes, au Dieu ter-
rible pour les rois delà terre. i»
Des prières, des craintes et des larmes! voilà tout ce qu'il trouve a
offrir à Dieu près de la tombo de Louis XV! C'était la même pensée
DB LA CHAIEB. S5
^o'avjiU exprimée CousU)u, lorsquMl avait représenté le cardinal Dubois
à genoux, sur son sépulcre, devant le livre des Psaumes, ouvert à Teii-
.droit ûu Miserere,
Parlant des qualités si naturellement heureuses de Louis XV,
Beauvais. laissa tomber d^éloquentes paroles sur les flatteurs, ces
jcruels, ces perfideê qui n*ont pas versé le poison dans un etul foose,
mais dans les sources publiques dont les eaux salutajres devaient
désaltérer les peuples : — « Le peuple n'a pas sans doute le droit de
murmurer, ajouta-t-il ; mais il a le droit de se taire, et son iilenee est
la leçon des rois! » — Parole sévère et vraie, mais dont la Révolution
devait faire un mensonge.
Beauvais ne fut pas moins énergique à Tégard des philosophes : —
« Siècle dix«-huitième, si fier de vos lumières et qui vous gloriOez
outre tous les autres du iitrp de siècle-philosophe, quelle époque
fatale vous allez faire dans Thistoire de Tesprit et des mœurs des
nations? Nous ne vous contestons point le progrès de vos connais-
sances, mais la faible et superbe raison des hommes ne pouvait-elle
donc s'arrêter à son point de maturité?.... Il n'y aura donc plus de
superstitions parce qu'il n'y aura plus de religion , plus de préjugés
parce qu'il n'y aura plus de principes, plus d'hypocrisie parce qu'il n'y
aura plus de vertu! Esprits téméraires! voyez, voyez les ravages de
:Vos systèmes et frémisse? de vos succès ! Révolution plus funeste
encore que les |iérésies qui ont changé autour de nous la face de plu-
sieurs Etats! Elles y ont du moins laissé subsister un culte et des
mœurs, et nos neteux malheureux n'auraient plus un jour ni cuUe,
nimceurs, ni Dieu/ à sainte Eglise gallicane! ô royaume très-chrér
tien ! Dieu de nos pères, ayez pitié de la postérité! »
Cette vision prophétique rappelle naturellement celle que le Père
Beauregard eut, .quelques années après, dans la chaire de Notre-Dame.
— « Oui, vos temples. Seigneur, seront dépouillés et détruits, vos
fêtes abolies, votre nom blasphémé, votre culte proscrit. Mais qu'en-
tends-je, grand Dieu! que vois-je? Aux saints cantiques qui faisaient
retentir les voûtes sacrées en votre honneur succèdent des chants
lubriques et profanes. Et toi, divinité infime du paganisme, impu-
dique Vénus, tu tiens ici même prendre la place du Dieu vivant,
216 LES HABDIBSSBS
l'asseoir sur le trône du Saint des Sainls et recetoir l'encens caupable
de tes nouveaux adorateurs. »
Les disciples de Voltaire crièrent au fanatisme, au scandale; nous
savons le reste.
Le père Beauregard était un ancien jésuite, un membre distingué
de cet illustre corps, de toutes les épines la plus pointue , disait Vol-
taire ; mais Tépine venait d'être arrachée, les philosophes triomphaient,
les niais applaudissaient, et ce fut au plus fort de cette ivresse, lorsque
d*Âlembert voyait tout couleur de rose^ lorsqu'il apercevait déjà dans
un avenir prochain les prêtres mariée, la confession abolie, le fana-
Usm^ écrasé, etc., que Tabbé de Beauvais osa, en présence de toute la
, cour réunie autour du cercueil de Louis XV, protester <[ue le cœur du
roi fut étranger au naufrage de cette société fameusQ, précipiiée~dans
les flots, comme autrefois le prophète de Ninive, pour apaiser la tem-
pête. »
C'en était fait, nous voguions à pleines voiles vers la Révolution. —
« Les Français arrivent tard à tout, écrivait Voltaire, mais enfin
ils arrivent. La lumière s'est tellement répandue de proche en proche
qu'elle éclatera à la première occasion, et alors ce sera un beau tapage.
Les jeunes gens sont bien heureux ! ils verront de belles choses C)\ ^
De belles choses, en effet ! Voltaire lui-même eut le temps d'en voir
qui durent aller au-delà de ses espérances. £e philosophe qui se dépei-
gnait lui-même,
To^jou^s un pied dans le cercueil,
De Tautre faisant des gambades (^),
4ut en effet reçu à Paris, en 1778 , tout autrement que Polichinelle.
Plus de vingt cordons bleus s'inscrivirent en un jour à sa porte ; le
comte d'Artois le félicite au théâtre, on l'acclame à l'Académie, on le
couronne sur la scène, et, dès que le peuple aperçoit dans la rue son
caresse bleu-ciel parsemé d'étoiles, que les plaisants appellent le char
de VEmpyrée, il se presse, il applaudit : les journaux du tonips tien-
( I ) Lettre au luarquis de Cbativelio, a avril 1 76 '< .
(») Lettre & Thieriiot, i^juln I7ji.
DE LA. CHAIRE. 2l7
nentà nous faire connaitre jusqu'aux détails de sa toilelte : habit rouge
doublé d'hermines, loque rouge, grande perruque noire à la Louis XIV,
au fond de laquelle brillent deux yeux étincelants comme des escar-
boucles. Il n'y avait plus de vie que là et ce reste de vie allait s'éteindre.
« Dans vingt ans Dieu aura beau jeu, » — avait-il écrit à d' Alem-
bert, le 25 Février 1758, et vingt ans après, mois pour mois, et. Ton
pourrait dire, jour pour jour, le 26 février 1778, Voltaire, effrayé par
un vomissement de sang, écrivait à un prêtre : — « Je vous prie de
venir le^)lus tôt que vous pourrez (*). » — Le danger cependant pa-
raissant s'éloigner, la velléité du repentir s'éloigne. Les amis d'ailleurs,
d'Alembert, Diderot, Marmontel veillaient à la porte pour empêcher
les visites suspectes de devenir trop fréquentes. Condorcet rendra , un
jour, le même service à d'Alembert qui, sans lui, disait-il, eut fait le
plongeon. D'autres frères le rendront à Diderot. Voltaire leur avait
souvent recommandé de s'aider entre eux; ils s'aidèrent jusqu'à la fin.
La Révolution cependant était faite ; elle éclat# en 1789, et, deux
ans après , le 9 janvier 1791, les églises de Paris s'emplissent d'une
foule tumultueuse qui vient assister à la prestation du serment exigé
des prêtres par les lois nouvelles. A Saint-Sulpice, le curé, M. de Pance-
mont, paraît dans la chaire, dans cette chaire récemment encore illus-
trée pat Bridaine, et, malgré les Interruptions les plus violentes, fait
entendre ces simples paroles : Ma conscience me le défend. Des
misérables se jettent alors sur lui; on l'entraine par les cheveux, on le
frappe à la tête. La force armée vient à temps pour empêcher un plus
grand crime. Huit jours s'écoulent et, le dimanche 16, nouvelles som-
mations, nouveaux refus ; sur quarante-trois prêtres qui formaient le
clergé de la paroisse, quarante-trois refusèrent.
A Saint-Roch, l'abbé Marduel ne montra pas moins d'énergie. —
« Il est donc vrai, lui dit alors Bailly, que les décrets sur la constitu-
tion civile du clergé sont contraires à la religion catholique. — Oui,
répond M. Marduel. — Eh bien! dans ce cas, reprit, dit-on, le philo-
sophe.s'il dépendait de moi, demain la religion catholique n'existerait
plus en France. »
(1) Lettre à l'abbé Gaultier.
28 LES H1EDIBSSE8 DE LA CHAIRE.
Bailly vécut assez pour voir raccomplissemenl de ses désirs ; mais il
put voir aussi du haut du fumier sur lequel, trois ans après, le peuple
fit dresser pour lui Téchafaud, ce que devient une nation sans foi.
Nous avons fini Thistoire des Hardiesses de la chaire au XF/i/e
siècle; mais à i>eine 4es prêtres eurent-ils quitté le temple que les
philosophes s'en emparèrent ; la chaire devint leur tribune, et Ton
entendit, un jour, Fun d'eux, Tacleur Honvel, interpeller Dieu du
haut ^e celle de Saint-Roch : — « 0 Dieu , s'écria-t-il , si tu existes ,
tu entends que j'insulte à tes foudres. Venge-toi , je t'en porte le défi ;
tu gardes le silence, tu n'oses frapper; j'en conclus que tu n'es point! »
— Et, presque à la même heure, tous ces philosophes du néant portaient
triomphalement une prostituée à Notre-Dame; ils plaçaient cette boue
colorée sur l'autel, ils l'encensaient, ils chantaient des hymnes en son
honneur ; et ils ne s'apercevaient pas, dans leur décrépitude, que la
foudre elle-même n'est pas, dans ce bas monde, la plus terrible des
vengeances de Dieu ( ' ).
Eue. DE LA GOURNERIE.
(0 Voir moa Histoire de Paris et de see monuments — 2* édiUoD,pp.3S7 et 36i.
HISTOIRE
DB LA
CONSPIRATION DE PONTCALLEC
(1717-1720).
SUITE DB LA SECONDS PAITIB (*).
CHAPITRE Vm.
li» Cnhambre R«7»le.
L'académicien Lémontey, au sepUème chapkre de son Histoire de la
Régence {% se livre à un exercice assez curieux. Il professe une juste
estime pour la vieille magistrature française des sénéchaussées et des
parlements, et une aversion non moins fondée pour les tribunaux
exceptionnels, comme la Chambre Royale de Nantes et diverses com-
missions du même genre dont usa en certains casTancienne monarchie,
sans même pouvoir s^excuser par les nécessités souvent rigoureuses
issues des crimes révolutionnaires. — Cela étant, H. Lémontey s^étonne
de voir cette magistrature française, par ailleurs si honorable, fournir
des juges à ces odieux tribunaux d'exception, entre autres, à la
Chambre Royale de Nantes. Ce n'est pas d'ailleurs qu'il réprouve
l'œuvre de la Chambre Royale, il s'en faut c|e tout; mais pour l'hon-
neur du principe — et ceci prouve certainement la candeur de son
âme (') — il réprouve la forme du tribunal et la part de responsabilité
(1) Tojes ct-dettof, pp. i à M, ut à i7i , sis k 944.
(3) Tome !•*, p. 3S7 k la note.
(3) Lémontef déclare en oatre, dans ta prèbce, ne s'être mis « à écrire Thlstofre de
• la France sons les règnes de ses deni derniers rois (Louis XV et Louis X Vf) •» qae sur une
infttation femelle, à lui adressée en i sot par « le goufemement de l'Empereur : >»— autre
preofede candeor.
30 ' CONSPIRATION
qui revient à notre vieille magislratare dans roxereice tel quel de celle
juridiction irrégulière. Il se Texpliquc seulement on songeant que,
comme tous les corps très-nombreux, Tordre judiciaire ne pouvait
manquer d'avoir, ses brebis galeuses; et ce sont elles, selon lui, qui for-
maient les commissions, spécialement notre Chambre Royale de 1719.
Conclusion fort disgracieuse pour messieurs les commissaires, etdoni
Lémontey leur eût épargné l'affront, s'il avait pris soin de lire atten-
tivement la liste de leurs noms et qualités, imprimée en tête du Recueil
des principaux arrêts qu'ils rendirent. Ces commissaires n'appartenaient
point à l'ordre judiciaire, mais bien à l'ordre administratif : c'étaient
douze maîtres des requêtes, présidés par un conseiller d'Etat; leur
mission n'était point de rendre la justice conformément aux lois fonda-
mentales du royaume et de la province, mais de donner à l'arbitraire
ministériel l'appareil d'une formalité régulière. Instruments ordinaires
du despotisme, ils restaient, en acceptant cette mission, dans leur rôle
naturel; mais la magistrature française et brelonpe n'en peut souffrir
aucun blâme.
Tout au contraire, le Parlement de Rennes, dès qu'il sut l'établis-
sement de cette Chambre Royale, protesta contre elle, dans des remon-
trances très-dignes adressées au Régent, qui se terminent ainsi :
<t Nous vous supplions très-instamment. Monseigneur, de nous rendre
» en cette occasion toute la justice que vous rendez si généralement à
» tout le monde, en nous laissant la liberté de connoitre de nos justi-
» ciables, et d'être bien persuadé que le Roi n'a point de sujets plus
» soumis que nous (*). » Ces remontrances, dont on ne tint compte,
sont datées du 4 octobre 1719; la nouvelle de l'établissement d'une
commission du Conseil, ou Chambre Royale, était déjà depuis quelques
jours arrivée en Bretagne, puisque, dès le 1er octobre, M. de Brou en
informait son ami Mellier (*) ; toutefois les lettres-patentes portant
création de cette Chambre ne sont que du 3 octobre 1719. — « Etant
» informç (fait-on dire au Roi) de plusieurs cabales qui se sont faites
» depuis quelque temps dans notre province de Bretagne et lieux cir-
(1) Arch. d'Ule-et- Vilaine , B. 77. A ces remonlrances sont JoiDies deux lettres du Parle-
ment, Tune pour le Garde -des -Sceaux et l'autre pour H. de la Vrilliôre.
(3) Correspondance de Mellier avecVlntendant, aux Arch. niunicip. de Nantes.
DE PONTGALLEC. 31
A con voisins contre notre service et le repos de notre province, môme
» d'attroupements de plusieurs gentilshommes, associations entre eux,
» amas d'armes, de poudre, de munitions et de chevaux, enrôlemens
» de soldats, pratiques secrètes dedans et dehors notre royaume, pro*
9 jets de traités avec une puissance étrangère, opposition à main
9 armée à la levée de nos deniers, assemblées ilUcites, résistance à
» l'exécution de nos ordres et refus d'y obéir : tous préparatifs tendant
» à révolte, qu'il est également impoi'tant, pour le bien de nos sujets
3» et la conservation do notre autorité, de prévenir, en punissant les
» auteurs de tels attentats , pour assurer par des exemples de notre
» justice l'obéissance qui nous est due, la tranquillité de cette pro-
» vince, la perception paisible de nos droits et la sûreté de ceux qui
» sont préposés à les recevoir. Nous avons cru devoir établir une
» Chambre dans notre ville de Nantes, etc. (*). » Ces lettres nomment
pour présider ladite Chambre M. de Chàteauneuf, conseiller d'Etat,
et pour y siéger sous sa présidence quatorze maîtres des requêtes de
l'Hôtel , savoir, MM. Maboul , de Barillon , Brunet d'Evry, Feydeau de
Brou, Hébert du Bue, de Baussan, Angrand, Pencher, Bertin , Parisot,
Pajol, Midorge, Legendre de Saint- Aubin, et Aubery de Vastan (*).
Chàteauneuf avait servi sans éclat en diverses missions diploma-
tiques et de naissance il était Savoyard , ce qui'faisait dire au peuple
' qu'on n'avait pu trouver de Français pour présider la Chambre. Feydeau
de Brou n'est autre que Tintendant de Bretagne, notre vieille connais-
sance, qui possédait en effet le grade de maitre des requêtes. Maboul
avait le privilège d'être le doyen d'âge de toute la commission , et
Parisot la réputation d'un homme d'esprit et de mérite investi de la
confiance du duc d'Orléans; les plus considérables après ceux-ci étaient
MM. de Barillon, de Baussan, Angrand ('). Aubery de Yàtan, l'un des
jeunes de la Chambre, fut chargé de remplir près d'elle les fonctions
de procureur-général.
(1) Becnell Impriisé det arrêts de la Chambre Royale.
(9) Ce dernier nom est écrit, dans les pièces de ce temps, Fastan^ Failan et Fâtan,
et l'on prononçaiten réaUté Fdtan,
(3) Tons ces renseignements ^nt pris d'une lettre de H. de Broii à HelUer, du lo oc-
tobre 1719.
32 GONSPIEÂTIOn
Quand cette Chambre eut été ainsi déflnitivement constituée, qui
fut douloureusement étonné? nul .autant que les deux agents qui
avaient le plus travaillé à la faire naître , MM. de Brou et Mellier.
M. de Brou avait compté d'en être le président, et Mellier le procureur-
général ('} : celui-ci resta à la porte, et l'autre confondu avec les
simples assesseurs ; et le pis, c'est que tous les deux, dans cette chute
commune de leurs espérances, se trouvèrent précisément obligés par
leurs fonctions de préparer les logements et lieux d'assemblée de
la Chambre Royale. Les lettres de De Brou à Mellier sur ce sujet sont
vraiment curieuses. Cet important fonctionnaire, ce grave personnage,
qui va avoir tout à l'heure à statuer sur la vie et la fortune de tant de
citoyens, sur le sort et l'honneur de tant de familles, à la veille de
remplir cette mission redoutable il n'est préoccupé que d'un point :
savoir, s'il pourra ou non, pendant la tenue delà Chambre, loger dans
l'hôtel-de-ville de Nantes, où ses prédécesseurs avaient coutume d'être
reçus à leurs séjours dans cette ville. Sans doute ce logement, consi-
déré comme le plus honorable, devrait être réservé au président de la
Chambre, M. de Châteauneuf ; M. de Brou le sait bien, mais il découvre
et indique à son confident Mellier les expédients les plus ingénieux
pour écarter le président. Sans doute encore les échevins vont se récrier
sur la dépense, sur l'eihbarras de meubler pour M. l'Intendant l'apparte-
ment de la maison de ville ; à cela ne tienne ; l'Intendant apportera
avec lui, s'il faut, lits, sièges, tapisseries, vaisselle, tout son mobilier,
voire sa batterie de cuisine , pourvu qu'on le loge à l'hôtel-de-ville ;
mais il veut y être, y coucher; en cela git pour lui tout l'intérêt de la
Chambre Royale et du terrible procès dont elle est chargée ; c'est là ce
qui remplit uniquement ses lettres ('). Type curieux , en vérité , des
agents auxquels, dès lors, la centralisation parisienne livrait la destinée
des provinces : à voir leur attitude importante, leur front chargé de
soucis, on les croirait absorbés dans la plus profonde méditation des
affaires d'Etat; ils rêvent de colifichets.
M. de Brou parvint du reste à ses fins, il eut l'appartement de
(1) Leitret de H. de Broa à Mellier des 3 , s, et lo octobre 1719.
(9) LeUret de H. de Brou à Mellier, des i*% 3, s, t, lo octobre 1719, et une autre
lettre sans date qui doit être du 1 4 du même mola.
DB PONTCALLBC. 33
rhôtel-de-vilte. M. de Châteauneuf fut logé au château de Nantes, où
Ton crut devoir, par prudence, faire tenir les séances de la Chambre,
malgré Tencombrement des prisonniers. Quant aux autres commis*
saires, on eut de la peine à leur procurer uo gîte. Les meilleurs
bourgeois, à qui Ton s'était d'abord adressé, montrèrent une vive
répugnance et se retranchèrent obstinément derrière leurs vieux privi-
lèges ('). On se rejeta sur les Jésuites, qui avaient alors à Nantes,
dans la rue de Briord, un établissement considérable (^) ; ceux-ci
n'osèrent résister aux ordres de l'Intendant, mats très-peu flattés de
se voir imposer des hôtes dont la mission n'excitait pas plus leur sym-^
pathie que celle des bourgeois, ils réclamèrent auprès du Garde des
Sceaux et obtinrent enfin d'être dispensés de cette corvée, juste au
moment que les commissaires, convoqués pour le 25 octobre, allaient
arriver à Nantes, où se trouvaient déjà rendus le président, H. de
Châteauneuf, et l'Intendanft, M. de Br6u C). Cette circonstance obligea
de retarder de quelques jours Fûuveirture de la Chambre. Hellier, à
bout d'expédients, s'adressa à une manière de logeur^ le sieur Bédoùat,
demeurant près des Minimes, chez lequelll casema sept des commis-
saires; il dispersa les cinq autres en d'obscures malsons aux environs
du château, .et se vit même obligé, pour en finir, de recueillir sous son
toit l'un de ces derniers, M. de Barillqn, dont la malpropreté avait
excité les plaintes de son hôtesse (*).
(1) LeUre de M. de Brou à Neliier, du i octobre i7i7.
(n) Dani l'hôtel de Briord , maintenant occupé par les beau» ateliers et magasins de
M. Leglas-Haarice.
(3) Lettre de M. Charron i Mellier, du ae octobre I7i9.
(4) Cette bôtesae était une yieille dame La Glronnlëre Bonnet ; elle écrit il à Meiuêr la
lettre snivante , dont l'orUiographè n'est pas moins curieuse que le fond': — « Monsieur»
» permeticz-moi de tous infomuiir de ce que Je trouve de dérangement dans Tappar-
>• tement que M. de Barillon occupet. llUa la couverture du Ut où 11 coucbet . qui est de
- n damas dtron et est tome tachée : ilUa de grandes taches qui semble être du cabis (café)
» qui s'^st répandu deasus. Dans la même chambre yli manque deni chèses foncées de
w Jonc et les bols peints en rouge. — D^ns la chambre où coucbet les valets , une fenêtre
» est tombée sur les caros (carreaux); les vitres en sont toutes quacées et le châssis déta-
» cbé. llHa aussi quelques vitres en Tesqiuilié (escalier) de quacées. — Je vous prie
» d'avpir égard à cet petits déùrit^ étant , avec bien du respect, Monsieur, votre très
» henmble servante (signé) Là Giroihiièrb Botimbt. i> Arch. dHIe-et- Vilaine , fonds de
l'Intendance, liasse Chambre Royale.
Tome IV. 3
34 GonspiBATiorr
Enfki, le 30 octobre 1719, tous les commissaires étant rassemblés
dans une des satles du Château, sous la pr^idence de Châteauneuf,
M. de Yâtan, comme procureur-général, prit la parole en ces termes :
« Messieurs,i'apporteIeslettres-paienlesd'étabUssementd'uneChambrc
» Royale en cette ville, par lesquelles il a plu à Sa Majesté vous com-
» mettre pour la tenir. L'objet en est égarlement important et au main-
M tien de Tautorlté du Roi et au salut d'une des priucipales provinces
9 du royaume. Vous n'y pourrez lire sans étonnement Ips tnotifs
» considérables qui arment aujourd'hui le bras de la justice... » Alors
il reprit, en le noircissant encore, l'exposé de motifs des lettres-
patentes cité plus haut, continua par une suite de lieux-communs où il
opposait la bonté et la rare clémence du prince à la noire méchanceté
des rebelles, et acheva ainsi, en s*adressant de nouveau aux commis-
saires : « Animés tous du même esprit et singulièrement engagés par
» votre état à travailler pour la gloire du Roi et pour le bien du
» royaume qui en est inséparable, vous allez, Messieurs, faire la jus-
» tice dans cette province, et par elle le prince y régnera. Vous allez
9 y faire connoitre et apprendre è respecter son autorité ; et en même
j» temps que vous, répandrez le trouble et la terreur parmi quelques
» gentilshommes séditieux et rebelles, vous assurerez 1q repos et la
» tranquillité des peuples, dont, grâce au Ciel, la fidélité est sans
9 atteinte et à couvert de toute suspicion ('). »
En suite de ce réquisitoire, le greffier donna lecture des lettres-
patentes portant établissement de la Chambre Royale et nomination
des commissaires choisis pour en faire partie; ces lettres furent enre-
gistrées, et la Chambre installée définitivement dans ses fonctions.
Ce jour même ou le lendemain , elle reçut les compliments officiels
de l'Université de Nantes, dont la harangue nous a été conservée.
Quelques auteurs y ont voulu voir une déclaration de sentiments hostiles
à la cause bretonne et très-sympathiques à la mission répressive des
commissaires. Pour moi j'y ai vu tout le contraire. Sans doute op y
sent l'odeur d'un encens assez grossier: quelle harangue officielle,
sous un régime despotique, peut aller sans cet ingrédient? Mais
(1) Ce réquisitoire est imprimé en entier dans le Bccuell d'arrêts de la Chambre Boyalc
Ae Nantes.
DB PONTGALLEG. 35
parmi ces louanges banales, on ne citerait pas une parole de blâme
contre la rébellion ni d^approbation pour la vengeance. Le mot de
rébellion ou de sédition n*y est pas même prononcé; TUniversité
déplore seulement « les cruels soupçons que la difficuUé des temps et
» la conduite trop peu mesurée de quelques-uns ont pu faire naître
» dans Tesprit du Prince. » ElledouteiiuMl y ait des coupables; à grand
peine veut-elle nommer, môme sous forme d'hypothèse, « le crime
» de ceux qui auroient oublié leur devoir, s'il s'en trowoe quelques-
» uns. 9 Haia loin d'applaudir à la mission de la Chambre Royale,
loin de la pousser dans les voies de la sévérité, elle ne parle que des
larmes et des soupirs que cette mission lui arrache, et proteste qu'une
seule cho&e peut atténuer sa douleur : c'est qu'à voir la personne des
commissaires, elle augure qu'ils agiront « plutôt en pères compatissants
» et charitables qu'en juges sévères, » et que « Qui donne de tels
» juges veut plus pardonner que punir. »
Ce fut là le seul témoignage public de sympathie donné dans la ville
de Nantes à la Chambre Royale : sa vraie signification n'est pas. dou-
teuse. Mais en regard de cette dignité de sentiments, perçant sous
l'enveloppe banale des formules imposées, vint se placer, on doit
l'avouer, plus d'une platitude individuelle, dont quelques vestiges,
curieux sont aussi venus jusqu'à nous, entre lesquels on>.ne peut se
dispenser de citer l' Ode pour Messieurs de la Chambre Royale adressée
aux bourgeois de Nantes. Cela commence ainsi :
Peuples , rassurez-vous et cessez vos alarmes !
On vient vous épargner des soupirs et des larmes ,
Un Régent éclairé prévient mille attentats
Que fomentoit TEnvie au sein de vos Etats.
Il y a douze strophes de cette force; les plus remarquables sont
celles où l'auteur est parvenu à faire entrer le nom du président et des
quatorze co^mmissaires de la Chambre choisis par le Régent :
De Châleauneuf, Maboul, fidèles commissaires «
Aubery de Vastan, sages dépositaires
De ses justes desseins, Feydeau, Midorge, Ângrand,
DeBariUm, Brunel, du Bue, eideBaussan;
36 CORSPIRATIOl!!
Pajot, Poncher, Berlin» Parisot cl Le Gendre,
Commissaires aussi, vont à Nantes se rendre,
Pour en dernier ressort juger ces faclieux,
De louC temps méprisés des hommes et des dieux !...
Après cela, évidemmenr, il faut tirer Téchelle. Cest là le sublime du
genre, et rarement on a vu harmonie aussi parfaite régner entre le
fond et la forme. — Je voudrais bien connaître le mendiant qui commit
ces rimes nauséabondes et Taumône qu'elles lui valurent. Dans le seul
exemplaire imprimé que j'en aie jamais vu (*) , elles sont signées
« M*** » : serait-ce Mellier, par hasard? Il en était bien capable,
comme nous le verrons à sa prose.
Le front ceint de cette couronne des moins poétiques, la Chambre
Royale se mit à Tœuvre, et débuta, le 8 novembre 1719, par un arrêt
« qui met sous la protection et sauvegarde du Roi et de la Chambre
» tous dénonciateurs, témoins, et ceux qui viendront à révélation (^). »
Le 29 du même mois, elle en rendit un second, digne complément du
premier, « portant défense à tous gentilshommes et autres, noniîné-
» ment atix communautés et maisons religiev^es, de donner retraite
t» aux coupables et do se rendre dépositaires d'aucuns de leurs papiers
» et effets, avec injonction de les dénoncer au plus tôt et de donner
» avis des lieux où ils savent qu'ils se retirent, sur peine d'être réputés
D complices et d'être punis comme criminels de lèse-majesté, suivant
» la rigueur des ordonnances ('). »
La délation, ainsi excitée et provoquée de toutes façons, rendit sans
doute quelques fruits; mais on en retira bien plus encore de toutes
les garnisons entassées dans la province, particulièrement du zèle de
M. de Mianne et de son armée d'alguazils (plus de quatorze cents
hommes) organisée en colonne mobile. Messieurs les Commissaires de
la Chambre , jaloux de bien gagner leur salaire et s' échauffant à la
besogne, ne se reposèrent un peu qu'après avoir décrété environ cent
cinquante arrestations, dont les deux tiers environ flirent exécutées : le
reste des accusés échappa.
(I) AaxArchiTesd'nie-et-VUaioe, fonds de Vlntendance, liasse Chambre Royale.
<i) C'est le litre mfime de cet arrêt, dans le Becueil imprimé, où le texte est tout au long. *
<3) Jenefiis encore que transcrire le titre de Tarrêt, d'après le Recueil imprimé.
DB PORTCALLSC. 37
Sur les listes qui nous ont été conservées, on voit, comme je Tai
déjà dit, que toutes les classes de la société avaient pris part au mouve-
ment. Sans doute les gentilshommes tiennent la tète : presque tous
ceux que j'ai nommés au chapitre précédent et beaucoup en outre dont
je n*ai rien dit furent arrêtés on décrétés de prise der^rps, en première
ligne MM. de Ponicallec, de Montlouis, Le Moyne de Talhonët et du
Couédic. Maisà côté d'eux nous trouvons des prêtres et des religieux ('),
des gens do robe et de loi (*), des bourgeois, des marins (*), des arti-
sans, des paysans (^) en nombre considérable ; et, même parmi les
Cemmes, auprès de celles de la noblesse nous en^voyons figurer plu-
sieurs de condition moyenne, qui semblent avoir eu dans ces affaires un
rôle assez important, entre autres, une certaine Jacquetle Le Gros, dite
aussi MM» de la Prévostaie, de la paroisse de Mouais, employée par
M. de Bonamour à des missions difficiles, et dont M. de^Brou , dans
Tordre donné pour Tarrèter, a tracé ce portrait : « Agée de trente ans
» ou environ, de taille avantageuse, haute en couleur, les cheveux
» châtains, plus belle que laide, le nez assez grand ('). »
La fin du mois de novembre, le mois de décembre 1719 et janvier
1720 furent consacrés par la Chambre aux interrogatoires des pré-
venus. A en croire quelques auteurs, plusieurs accusés se seraient
montrés d'une faiblesse déplorable et d'une étojindnte facilité à
dénoncer leurs complices; et il est sûr d'ailleurs qu'on excita tant
qu'on put ces révélations par des promesses redoublées d'impunité
^ (1) Bnlre autres. Croiser, curé de Llgnol, — du BraudoBOier, curé de Berné. — de la
BoUnière, pré?ôt de la eollégiale de Guérande, -r dom Caoursin, prieur de l'abbaye dq
Langoonet, — Tabhé BourguiUot. etc. — Au reste, la «ympalbfe des maisons reUgfeuses
pour les palrfolesbretoBA était si connue, que dans l'arrêt du 3t noTembre I719, on afait
cru devoir insérer à ceirégard une claQse spéciale.
(2) Par exemple, HU. de Lambllly et de Saint- Pern du Lattay, conseillers au Parlement de
Bretagne. — Le Villan des Babines, procureur fiscal de Saint-Jean-Brévelay, — Gbesnin,
notaire et procureur ft la Boche- Bernard, etc.
(3; Des bourgeois; Haxloiilien Crespel, Kerprotost, Glrault, Kerpondarracs, Bosconan,
etc. —Des marins : Hadéran.Lappartieo, tous deux du pays de Buis, — Le GenUl dit Le
Hanchot, de la Boche-Bernard.
(4) lies artisans comme Le Bay, arquebusier à la Boche-Bernard, ~ La Pierre, auber-
giste de Ponlchftteav, etc. — Des paysans, en grand nombre « tels que Jean Le Herle, Le
BcBuI, Berger, Le Daign. Le Fur, Le Gonrec, Hébu. La Bousse, CrapHUt, etc.
- (&) Lettre de 9. de Brou à MoUler, du s octobre 1719.
38 CONSPIEATION
tant en faveur des révélateurs que des révéla. Pourtant, coiniiie les
procédures sont aujourd'hui détruites ou perdues ('), nous ne pour
vons plus à cet égard juger de rien exactement; et les eût-on sous les
yeux, il faudrait songer encore que tous les procès-verbaux des inter-
rogatoires furent rédigés par des plumes systématiquement hostiles
aux Bretons. En tous cas, si quelques accusés perdirent la tète, beau-
coup gardèrent au contraire tout leur sang froid, et plus d'un eut asse^
de calme pour plaisanter même sur la sellette et railler ses juges.
Robien, dans soif /oumoZ historique^ rapporte le mot d'un sieur
Gentil (de la Roche-Bernard), surnommé Le Manchot, brave homme
de mer et ancien capitaine de corsaire, qui avait eu les deux bras em-
portés dans un combat par un boulet de canon, et qui était plusieurs
fois passé en E^agne pour les affaires de la conjuration où il servait
sous les ordres de M. de Bonapiour, dans cette troupe surnommée,
comme on Ta vu , le régiment de la lAberté. Aussi l'un des commisr
saires , H. de Baussan, qui faisait l'interrogatoire de Gentil, étant venu
à lui demander : — Mais enfin qu'étiez-vous donc dans le régiment de
la Liberté? — Hoi?lui répondit Gentil, mpntrantses bras mutilés; mais,
parbleu! j'en étals le fifre. — « Réponse (ajoute Robien) qui fit sout
rire le fier magistrat. »
Dès la fin de janvier 1720, l'affaire était instruite, les interroga-
toires terminés, tout le fond de la procédure b^lé, et la Chambre en
état de rendre son ^rrôt. Mais elle n'eut garde d'oublier qu'en venant ^
Nantes, elle avait accepté la mission de rendre non point un arrêt
mais un service. Elle n'était qu'un instrument, contraint pour agir
d'attendre l'impulsion du maître. Elle fit dire à Paris qu'elle était prête,
et attendit de recevoir du ministre le dispositif de sa sentence. Elle
pouvait attendre longtemps : le Régent et le cardinal Dubois, absorbés,
dans leurs intrigues et dans leurs débauches, s'inquiétaient médiocre-
ment de fixer le sort des captifs du château de Nantes. Ce retard
rendit quelque espoir aux amis des prisonniers; 11 n'était que d'insou-
(0 Toutes met recherches aux Archives de Prancc, quoique fort persistantes, ont été à
cet égard sans résultat; et Jen'at pas eu plus de bonheur dans les bibliothèques publiques
de Paris, quoiqu'il soit certain que l'une d'elles a possédé, il y a moins de dix ans, un ? ohimc
manuscrit de plus de 300 feuillets, conteiuint une parUe de ceUe procédure.
DE PONTCALLEC. 39
ciance et de dédain, on se porla à espérer qu'il annonçait un retour de
mansuétude. On crut que la voix publique, déjà favorable aux accusés,
pourrait, en se prononçant de plus en plus, tirer de ces dispositions
réputées bienveillantes une grande et large mesure de clémence ou
plutôt de véritable justice; c'est dans ce but qu'on répandit de tous
côtés dans la province un petit livre intitulé : Apologie de la Noblesse
et du Parlement de Bretagne. Mais on comptait sans messieurs de la
Chambre Royale, qui virent là un nouveau crime, — car c'était crime
à leurs yeux de vouloir engager le prince aux voies de la clémence.
D'ailleurs ils se trouvaient sans ouvrage et cootramtsde rester les bras
croisés en attendant les ordres de Paris ; pour occuper leurs loisirs et
paraître au moins gagner consciencieusement leur argent^ ils firent le
procès à ce pauvre petit livre, dont la destruction, ordonnée par eux,
fut si bien exécutée que nous ne le connaissons plus à présent que par
le réquisitoire où le procureur-général en demandait la suppression. A
cause de celte circonstance, ce réquisitoire mérite d'être cité; 11 fut
présenté, le 10 février 1720, par H. de Vâtan, qui s'adressa en ces
termes aux commissaires :
« Messieurs, j'apporte à la Qiambre un libelle imprimé, sam nom d*au-
teur ni d'imprimeur, intitulé : Apologie de (a Noblesse cl du Pùrlement
de Bretagne, Ce litre annonce d'abord la iémérilé scandaleuse de l'ou-
vrage: et l'impression , qui en a été faite sans privilège ni permission, est
une contravention formelle aux ordonnances du Royaume.
» Mais ce qui excite encore plus le ministère public à requérir la con-
damnation de cei écrit, c'est de voir que, sous de fausses apparences de
respect et de soumission (*), il ne tend qu'à aigrir les esprits contre le
gouvememenl, qu'à soulever les peuples contre l'obéissance due au sou*
verain , qu'à ériger en pères de la pairie et en défenseurs des privilèges de
la province (^) les chefs les plus déclarés des cabales illicites et des atten-
tats criminels qui font l'objet de votre commission.
» L'autear <ki Ubelle ose se plaindre, au nom de la Noblesse et du Paile-
ment de Bretagne, de V extrême dureté et des violences injurieuses qu*on
a exercées contre eux , — comme s'il ignorait qu'il n'y a point d'inter-
(I) n est da moins assez évident par là que ce libelle n'avait point nn caraclèro
séditieux.
(i') Cette cpultté ne semble point usurpée, d'apr^ tout ce que nous avons vu des luttes
des ÉUls.
40 C0N8P1BATI0R
valle de ces sories de plaintes à la sédition, toutes les fois que le prince n'a
pas permis qu'on lès portât aux pieds de son trône (*).
» Il entreprend de faire rendre au souverain un compte de sa conduite
qu'il ne doit qu'à Dieu seul {*), et en même temps qu'il rejette les déci-
sions de son Conseil, comme d'un tribunal auquel il prétend que les Étals
de Bretagne ne sont point assujettis ('), on dirait qu'il vent citer le sou-
verain lui-même au tribunal de la {Noblesse et du Parlement.
» 11 compte pour rien de violer par des traits injurieux le respect dA k
ceux qui commandent dans la province sous l'autoritié du Roi et qui sont
chargés d'y exécuter ses ordres (t). C'est peu de chose encore, sous pré-
texte de leur imputer mille injustices criantes» de s^en prendre à la per-
sonne même de l'auguste prince (le Régent) qui tient'4es rênes du gouver^
nement. Forcé d'admirer les belles paroles qu'il proféra, le jour que h
régence, qui lui était due à tant de titres, lui fut déférée parle concert una-
nime de la Nation française (') (paroles qui ont été les fidèles interprètes
des sentiments de son coeur et le présage infaillible du bonheur public) , i\
a la témérité de les opposer à sa conduite , et veut « dit-il, faire connottre
à toute la France, par unrécil exact et sincère dp ce qui s'est passé
depuis le commencement de ce qu'il apptlk leur p&rsécuUQns qu*4ls Vont
soufferte sans la mériter [*},
» Cet ouvrage contient en effet un récit affecté, et dans les ^rme$ les
moins ménagés, de toutes les brouiiieries que les mal intentionnés de Bre-
tagne excitèrent dans les derniers États v^) ; et ce qui fut lors un juste
motif de l'indignation du prince contre quelques-uns des plus obstinés, ce
qu'on a reconnu depuis avoir été la source fatale de tant de crimes (et plût
(I) Aiotl la plainte, mfime la plus meturée et la plus juste, serait sédiUeuse. Voilà l>leA
ces prétendus défenseurs du pouvoir, qui ne sentent pas qu'en professant de telles maiiniet
de servitude chez un peuple c)iréUen on n'aUerrolt pas rautorité, maison la compromet an
contraire auprès de tous les gens de cœur.
(3) Cela est vrai sans doute, è moins tou efois que le souverain ne se soit engagé, par un
contrat solennel et sous la foi du sern^nt, à rendre compte de ciertatais actes' à d'antres
qu'à Dieu.
(3) L'auteur âi| libelle, en posant ce principe, ne làisait que répéter les engagements
solennels, pris à cet égard pi^r l'autorité royale dans tous les contrats conclus avec la pro-
vince, à chaque tenue d'État8,Jusques et y compris celui de 1716.
(4> Quand on a vu comment H. deMontesquioo exécutait ces ordres, comment 11 les pro-
Toquait ou même les supposait an besoin avec pne eflronterie incroyable, on est porté à
excuser quelque peu l'auteur du libelle.
(5) Quand on connaltlamanièreWntie duc d'Orléans s'empara de la régence après la
mort de Louis XIV, on trouve queM'deVAtan abuse un peu trop du ^consentement una-
nime de la Nation h^nçeisr, quinefut mOme pas consultée, quoiqu'elle eût certes le droit de
l'être en cette occasion.
(6) La preuve irréfutable de celte assertion du libelle résulte, nous le croyons, de tout
notre récitas troubles de Bretagne, surtout de l'blstolredes États de I7i7-i7i8.
(7) Les États de Bretagne tenus à Dinan en décembre 1717 et de Juillet à septembre 1718.
DS POKTCâLLEC. 41
au Ciel que la mémoire en fut à jamais éteinte et supprimée), c'est l'objet
de cette Apologie^ c*est ce qu'on entreprend de canoniser!
» 11 seroit à souhaiter qu'il n'y eût que de l'indiscrétion de la part de
l'auteur de ce libelle, et que ceux au nom desquels il a écrit fussent à
portée de le désavouer ; ou du moins que, ne trouvant rien de repréhen-
sible dans leur conduite, vous puissiez en condamnant leur plainte excuser
kur intention. Hais si vons snivez avec exactitude, si vous parcourez par
ordre les différents mouvements qui ont agité la province dans ces temps
malheureux, que penserezrvous des premières impressions qu'on a répan-
dues dans les esprits, quand vous n'aurez pas lieu de douter que ce ne»^
soiem ces premières impressions qui aient servi de base et de fondement
h la plus inouïe et la plus détestable conspiration qui fut jamais?
» Cest sur de iels prétextes que les mal intentionnés de Bretagne se
sont enhardis à secouer le joug de l'autorRé , à s'opposer à main armée à
l'exécution des ordres du Roi, à solliciter des secours de troupes et d'ar-
gent dans une cour étrangère , à lever l'étendard de la rébellion , à faire
tous les préparatifs d'une guerre ouverte (^).
» Vous êtes trop instruits, messieurs, des complots déjà formés et dont
l'exécution devoit suivre de près ces plaintes' audacieuses, pour ne pas
pénétrer le coupable intérêt que les rebelles de Bretagne pouvoient avoir
de les rendre publiques ; et vous démêlerez aisément la noire malignité qui
çtoit cachée sous des apparences qu'on s'est en vain efforcé de rendre spér
cieuses (*).
» Cest aussi dans cet esprit et par ces motifs que j'ai pris les conclur
fions par écrit que je laisse à 4a Chambre, avec l'exemplaire du libelle im-
primé dont je demande la suppression (f). »
Ce réquisitoire est sans contredit la meilleure pièce d'éloquence de
M. de Yâtan et de toute la Chambre Royale, qui soit venue jusqu'à
nous. C'est pour cela encore que je l'ai cité. Inutile d'ajouter que I9
suppression du libelle fut prononcée de suite. Mais cet incident, je le
répète, n'était qu'une sorte d'intermède destiné à dissimuler un peg
la longueur de l'entr'acte, pendant qu'on attendait de Paris les or-
dres indispensables pour opérer le dénouement. La preuve, c'est que
(1) J'ai d4)à cUé plus hant, au chapitre VI, cet alinéa et les deux qnl le précèdent, pour
probrer la dlsUncUon radicale quj sépfre la conJaraUoo bretonne de l'intrigue de Cel-
lamare.-
(3) 81 ces plaintes étalent vraiment si crlffllnelles, on ne voit pas quel Intérêt pouvaleni
avoir à les publier les patriotes bretons ; mais si cette publication semblait de nature à leur
attirer la sympathie générale, c'est donc qu'elle n'était pas si criminelle.
(3) RecueU imprimé des arrêts de la Chambre Royale de Hantes.
42 - €(NISPIBATH)I«
tous les acteurs qui avaient joué dans ce drame funeste un rôle dont
ils espéraient tirer profit, venaient déjà mendier leur salaire. Le premier
que nous rencontrons occupé à cette besogne est le fameux Mellier.
Qu*avait-ildonc fait, qu'était-il devenu depuis le jour où Tinstallalion
de la Chambre et le choix de M. de Yàtan pour TofÛce de procureur-
général étaient venus détruire ses rêves et renverser tous les droits quMl
s'attribuait sur cette place? Peut-être croira-t-on que cette déconvenue
i'avait engagé à demeurer à Técart et à garder vis-à-vis des commis-
saires une attitude digne et réservée. Erreur complète. Notre Mellier
n'avait pomt de ces sortes de délicatesses. Il était de ceux dont la
«conscience n'a jamais connu les luttes de la fierté d'âme contre l'intérêt.
Souple, tenace, infatigable, capable pour réussir de tout supporter
et de tout oser, rompu d'ailleurs à tous les servîtes manèges des am-
bitions de bas étage, loin de bouder messieurs de la Chambre, il se mit
dès qu'il les vit à ramper devant eux, accablant tous et chacun de ses
flatteries, de ses obséquiosités, et plus particulièrement celui-là même
-dont ta présence à cette place le comblait de dépit, M. Aubery de
Yàtan. Il travaillait avec lui ou en sa place , faisait pour lui de longues
recherches, et chantait ses louanges. Il buvait avec M. Pajot, cQuvrait
de sa protection le vétérinaire de M. de Châteauneuf , se faisait le com-
plaisant de tout le monde, et ne négligeait même pas les huissiers (').
(1) Voir aux Archives &V!ie-et-\ï\êlDe(}in»eC&am6re Boy aie), voïe lettre delLBijot,
écrite le 7 janvier i720 deGuémeoéoii ce commiSBaire se tronvait alors, et dans laquelle 11
parle à Hellier de rempressement qu'il a de revenir à Ranles, « où je compte fort, dit-il,
• trouver le moment de boire aiec vous, w —L'huissier Germain resta en correspondance
avec Hellier après le rappel k Paris de la Chambre Boyale, et dans une lettre du 95 juin 1720,
il déclare que les honnêieiés'çuHl a reçues de Mellier et de sa femme pendant son
séjour à Nantes ne sortirent Jamais de sa mémoire. — Hais ceci est moins curieux
et moins signiicttif que la lettre suivante, adressée au même Hellier par H. de Châteauneuf
ptendtnt la session de la Chambre Boyale, et ainsi conçue: — « Ce'26 décembre 1719. L«
«• nommé Gauthier, mattre maréchal de Touvols, homme très-habile, a entrepris la cure
•> d'un de mes chevaux de carrosse, dont J'espère qu'il viendra à bout Gomme il demeure
•• fort loin dici (c'est-à-dire de Etantes) , Une peut visiter mon cheval aussi souvent que Je
« le souhaiterois, Jointe cela qu'il est fort occupé d'un procès qu'il a pardevant le Juge de
^ Touvols, nommé H. de la SelUère. Ne ponrrieE-vous point, Honsieur, à ma prière, lui
.» donner une leUre de recommandaUon en Justice auprès de cet alloué de Touvols, soit au
>* nom de H. rintendant/iui ne vous en désavoueroit pas, soit au vôtre? Je vous en serols
>» très-obligé. Ce maréchal doit parthr demain à la pointe du Jour. Je suis, etc. (Signé)
*» GnASTBAUHBiiF. » — Sur les autres service^ rendus par Hellier à M. de Vâlanetanz
commissaires dans l'exercice do leurs fonctions, voir ci-dessous le mémoire par lui adressé
au Garde- des-Sceaux, le g février 1720. —Toutes ces pièces sont aux Arcb.d'llle-et- Vilaine,
Uasse Chambre Royale.
DB PONTCALLEC. 43
liais après avoir tant semé et si patiemment, il fallait recueillir. Dès
le 6 novembre 1719 il avait déjà reçu, pour ses peines et soins, une
gratification de mille livres (*) ; maigre bouchée pour Un pareil appétit.
Aussi, trob mois a|^ (le 6 février 1720), il adressa au Garde-des-
Sceaux le mémoire suivant (inédit), morceau véritablement curieux,
qui nous livre le personnage tout entier :
Mémoire adressé au fiarde-des-Sceaux, par M, Mellier (*).
ARaDtet, le 6 février 17S0.
«t Monseigneur, vous m'avez fait Vhonnear de m'assurer d'une récom*
pense, à roccasion des mouvements que je me suis donnés sur les affaires
qui font l'objet de la Chambre Royale séante en cette ville. Agréez, Mon-
seigneur, qu'à présent qu'elles sont si fort avancées, j'aie recours à votre
puissante protection pour vous supplier très-humblement d'avoir la bonté
de me procurer la récompense que vous jugerez nécessaire, sur le détail
qu'il vous plaira de me permettre de vous exposer par celle lettre.
» Il y a six à sept mois. Monseigneur, que les mouvements d^ la noblesse
de Bretagie ont été regardés d'abord comme des saillies de gentilshommes
inquiets, souvent épris de vin, et piqués des contraintes dont ils ont été me-
nacés faute de paiement des restaux (ou arrérages) de leur capitalion et di^
dixième. Mais, Monseigneur, ayant été chargé par M. de Brou d'en appro-
f(mdîr les motifs, j'ai préjugé alors qu'il y avoit d'autres souterrains; j'aj
agi avec application pour faire des découvertes; j'ai rendu compte à M. de
SroB de ce qui m'est revenu. L'événement des procédures de la Chambre a
confirmé mes conjectures.
»X*est par mes avis et à ma prière que M. de Mianne, le fils, a fait arrêter
au mois de septembre dernier le sieur Roger. J'ai procédé , suivant le?
ordres de M. de Brou, avec toute l'attention possible à faire subir à ce
prisonnier des interrogatoires; ses réponses ont opéré les commencements
de preuves nécessaires pour établir la Chambre Royale ('). Aussitôt qu'elle
a été ouverte, M. Maboul a été commis pour interroger le même Roger,
lequd a réitéré ses réponses insérées aux interrogatoires qu'il avoit prêtés
devant moi. Tout a été joint pour former un corps de procédure juridique.
(I) QnlUaiice donnée par NeUfer de ceUe somme,— aox Arcb. d'IUe-et-VUalne , fonds
derintendance^Uasse Chambré Bofalê.
(3) Je publie ce mémoire sor la mtnnte conser?ée à Bennes, aux Arcbiv. d'Ule-et- Vilaine,
fonda de l'intendanee, liasse Chambre Boyajie,
(3) Voilà la preufe de ce que j'ai dit, au cliapitre précédent (AevMa, t. UI, p.333*33S)de
l'importance des réfélaUons do liear Boger.
44 conspiRÂTiON
« Je fus chargé, Monseigneur, .dans le même tem|)Sy par M. le marquis
de Ghâteauneuf et par M. de Vaslan , de rassembler en diligence lous les
mémoires et les avis donnés à M. de Brou sur les assemblées el sur les
pratiques illicites des gentilshommes. Je travaillai. Monseigneur, jour et
nuit à rédiger par ordre chronologique un gros volume des faits qui avaient
été recueillis, dont je composai ensuite une table alphabétique des ma-
tières, pour faciliter les interrogatoires sur les faits, qu'on Irouvoit d*une
seule vue. J*en fis tirer sous mes yeux des copies par des gens de confiance,
pour servir à Messieurs de la Chambre Royale.
» Depuis ce temps* fax continué. Monseigneur, à me rendre avec
assiduité auprès de M, de Vastan, et à remplir ce qu'il a désiré de ma
part pour les affaires de la Commission. Elles ont été si bien préparées
et tellement approfondies, jeu ir'aulres, parla pénétration, par la vigilance
de M. de Ghâteauneuf et de M. de Vastan , et par Tattention de M. de Brou
et de MM. les commissaires, qu'on est parvenu à développer une des plus
importantes affaires qui se soient présentées , et à laquelle il convenait
d'apporter un remède efficace pour le bien de l'Etat et pour le repos public.
» J'ose me flatter que ces motifs sont raisonnables pour mériter une
récompense proportionnée au succès de l'objet principal. Ce n'est pat.
Monseigneur, mon attachement ef mon zèle que je propose de mettre à
prix. Mais, Monseigneur, je ne suis pas riche, ma fortune est bornée à
la finance de mon office; il me revient, de plus d'un emlroit, qu'en Ira-
vaillant aux affaires présentes, ma conduite ne laisse pas de répandre sur
moi le désir 4e vengeance dans le cœur de ceux qui ont été accusés et
dans celui de leurs parents et de leurs aipis, et qu'au surplus je puis compter
d'avoir pris des mesures très*préjudicialfles à mon état et à la société
civile, si je reste dans ce pays {}). — Dans cette situation , Blonseigneur,
j'espère de l'honneur de votre protection une décision favorable. Les
grâces ne peuvent être mieux appliquées que quaid ov se livre a tout
pour les mériter. Elles deviennent utiles à l'Etat par r émulation qu'elles
excitent et par l'assurance qu'elles donnent d'être soutenus contre les mal
intentionnés. Ceux qui se sontsignalés en cas pareil l'ont toujours éprouvé.
Cest la jurisprudence de la plus saine politique : et j'ose vous assurer,
Monseigneur, qu'à mon égard je n'ai d'autre vue sur U récompense que
celle d'en faire usage pour m'aider à soutenir les dépenses du service et
l'honneur du caractère (*).
(1) Manière iogônleose, quoique embroaUlée, d'avouer qae tous let. honnêtes gens de
Bretagne le regardaient et le traitaient (non sans quelque raison, ce semble), comme on
espion de^llce hors cadre.
(2) L'honneur du caractère est un peu CbrL Après la lecture de cette supplique et
surtout de ralinôa que ces mots lermlnent, on sait parTaltement sans doute ce qu'était le
caractère de Hellier ; mais on devine dUDclIemeot ce que pouvait être son honneur.
DE poutcallec. 45
« A toutes ces représentations, agréez. Monseigneur, qne j'ajoute la
qualité, dont je m*l)onore , d'être le plus dévoué de vos serviteurs, et que
j'observe (Wc) que M. de Vastan m'assura , dès son arrivée à Nantes , qu'en
continuant de donner mes soins aux affaires présentes j'obéirois à vos ordres
particuliers et que mou zèle vous seroit agréable. J'ai fait tous mes efforts
pour en donner des preuves aux dignes commissaires qui ont été choisis, à
M. de Châteauneuf, leur illustre chef, et à M. de Vastan, qui joint, dans
un âge peu avancé, la capacité et le mérite du procédé essentiel de son
ministère (*). Quoiqu'il n'ait pas besoin de mon témoignage, je crois vous
le devoir, Monseigneur, et à la vérité, ayant eu l'honneur de conférer avec
lui plus souvent qu'avec personne. Je suis, etc. 0> **
Est-on content de ce morceau? Est-ce assez clair , assez net, assez
explicite? Trouve-t-on que ce valet de valet étale assez complètement
le fond de sa nature? — Même en notre siècle, si blasé sur les plati-
tudes de toute espèce et où rabaissement des caractères a atteint des
proportions si effrayantes; même aujourd'hui, malgré tout ce que nouâ
avons vu en ce genre depuis soixante ans, la platitude de ce langage, la
bassesse de ce caractère, le cynisme de cette mendicité offlcielle ont
de quoi étonner. Le cœur se soulève ; les réflexions se pressent , je les
néglige ou les ajourne pour ne pas romp^re le fil du récit. — Le Garde
des Sceaux renvoya le mémoire de Mellier à Tlntendant, au président
et aux commissaires, pour en avoir leur avis; plusieurs jours durant,
la Chambre ne s'occupa d'autre chose ('). Mellier eut pour lui tout ce
monde, mais n'eut du ministre que des promesses. On avait encore
besoin de lui ; on savait que chez les gens de son espèce l'espoir du
gain est un principal mobile, autrement puissant que la reconnaissance :
on jugea bon d'ajourner sa récompense jusqu'à là fin du procès.
Ce fatal terme allait bientôt arriver. Au lieu de la clémence , c'est
la cruauté qui triompha : le Régent déclara aux commissaires qu'il
voulait du sang. Le Régent pourtant, à l'ordinaire, n'était point
(I) Cda TéQt dire apparemment qae M. de Vâtan^ dont le ministère essentiel était de
porter la parole comme procureur-général , la maniait (àcUement.
(3) Pris sur la mlnule, aux Arch. d'ille-et- Vilaine, fonda de Tlntendance, liasse Chambre
Boyale,
(3) Voir aux Arch. d*nic-et- Vilaine, dans la nasse Chamùre Boy aie, la let^e dn Garde
des Sceaux à Mellier, du 12 février i72o; la supplique de Ifcllier aux commissaires; antre
lettre de M. de Brou andlt Hellier du 1 9 février.
46 CONSPIRATION
cruel ; c'était presque le seul vice qui lui manquât. Aussi son odieuse
et plus qu*inutile rigueur en cette occurrence serait-elle véritablement
inexplicable , sans cette anecdote inédite, que Je trouve dans le Jour-
nal historique du président de Robien: — « Les conjurés (nous dit-il),
» non contents de ce manifeste (V Apologie de la Noblesse et du Par--
» lement de Bretagne) qu'ils avoient fait courir à dessein d'émouvoir
» les peuples en leur faveur, crurent intimider encore le gouvernement
» en faisant tomber entre les mains de M. de la Yritlière une lettre
» par laquelle on lui mandoit que, quelque hardi que fût M. le Régent,
» il n'oserait jamais faire toucher aucun de tous ces messieurs qu'il
» faisoit enfermer au château de Nantes. Mais celui-ci (M. de la
» Yrillière), qui étoitbien loin de penser comme eux, ayant cru devoir
» garder le silence sur cettre lettre, crainte d'aigrir (comme il arriva)
» les esprits, fut bien surpris d'apprendre que M. le Régent savoit qu'il
» l'avoit reçue, ce qui l'engagea àrla lui porter, et ce dernier lui en
» montra une copie qu'il avoit sur sa cheminée. M. d'Ârgenson
9 (le Garde des Sceaux), auquel M. le Régent flt voir cette lettre^ lui
» dit que s'il ne faisoit sauter des têtes, ces gens-là croiroient qu'il
» les craignoit : ce qui le détermina (le Régent) à ordonner déjuger.
» L'on mit alors toute la procédure en règle , et la Chambre rendit
» l'arrêt qui suit, etc. » — Cet arrêt, que nous allons voir tout à Theure,
fit en effet sauter quatre têtes. Si l'on en croit M. de Robien, ce furent
les odieuses excitations de M. d'Ârgenson qui poussèrent le Régent à
faire couler le sang. Rien de plus conforme à la vraisemblance et au
caractère connu des deux personnages. D'Ârgenson s'était de tout
temps montré l'appui le plus ferme de Montesquieu dans ses plus
exorbitantes entreprises ; il soutient son caractère en poussant à la
rigueur. Le Régent, toujours docile à qui lui parlait le dernier et
toujours ouvert d'ailleurs du côté de la vanité , cède aux obsessions de
son ministre ei se rend cruel par fanfaronnade autant que par insou>
ciance. Quant à cette lettre funeste, j'entends ce défi perfide porté au
Régent sur un point où la victoire ne lui était, hélas ! que trop aisée,
qui croira qu'elle soit partie d'une main bretonne et amie des con-
jurés ? Si simples que Ton suppose les Bretons , encore ne pouvaient-
ils pas ne point voir que c'était là une provocation directe, gratuite,
DB POHTGALLBG. 47
insolente, nécessairement destinée à faire tomber sur les accusés les
dernières rigueurs. Evidemment ce trait empoisonné venait d'une
main liostile , et je le croirais volontiers sorti de Todieuse orficine des
Montesquieu et des Hontaran.
L'arrêt final de la Chambre fut rendu le 26 mars 1720 , mardi dé
de la Semaine-Sainte. La main de Hellier, toujours alerte aux besognes
lucratives, travailla encore dans ce dernier coup. Yoiei une lettre de
lui , que j'ai retrouviée , qui est adressée de Nantes même , le 18 mars,
à M. de Yâtan, par où on peut juger qu'il n'y allait point à demi-zèle :
« Monsieur (dit- il au procureur-général de la Chambre) , j'ai l'honneur
de vous envoyer l'édit du 42 avril 4633 contre les officiers (') qui sont
atteints et convaincus de crime de lèse-majesté. Vous y trouverez plusieurs
articles sur la question dont il s'agit. — J'y joins deux arrêts du 45
octobre 4634, qui déclarent en cas pareil non seulement les biens meubles
et immeubles» mais encore les charges et dignités acquises et confisquées
au Roi. — H* Charles Loyseau, dans son Trailé des Offices (chap. XIJI «
^. 450), en parlant de la forfaiture, dit qu'il y a deux formes de prononcer
la privation : l'une de déclarer l'office vacant et impétrable, ou l'officier .
privé de son office. Hais il me paroîtroit , monsieur, plus â propos de s'en
tenir soit à l'édit du Roi ou bien aux arrêts ci-dessus. — Je suis, avec un
très-parfait respect, etc. Mbllibk 0). »
Au reste , messieurs de la Chambre, le voyant si empressé, né se
gênaient point avec lui et le traitaient tout-à-fait comme un agent
à tout faire. Ainsi , l'un des commissaires , M. Brunet d'Bvry, chargé
de présenter à la Chambre le rapport de toute la procédure, envoyait à
Hellier le 20 mars 1720, ce billet écrit au courant de la plume :
« Je vous prie de m'envoyer l'ordonnance de 4539, et de me coller
l'article qui porte qu'en fait de crime de lèse-majesté tous les biens sont
confisqués , soient qu'ils soient en fief soit en arriére-fief. Je ne le trouve
point. P). »
(1) U ft'agU id d'offlciert de jusUce et d'offlcef de Jndicature, et la quesUen est soiilcfée, '
éTldemment , à l'occasion de H. de LamblUy et de sa charge de conseUler au parlement de
Bennes.
(2) Au pied de ce bUIet sans date et sans signature, HelUer a écrit de sa main : « A Nantes,
» le so mars i72o, j'ay reçu le billet cy-dessus de H. Brunet. • Ce que lécriiure
« confirme.
48 C0N8P1BATI0K
Et deux jours après, le 22 mars, il met de nouveau Mellieren réqui-
sUion :
n mars itso.
Je vous prie , monsieur, de vouloir bien m'indiquer quelles sont les lois
et ordonnances qui prononcent des peines contre ceux qui lâchent de
débaucher des officiers et soldats des troupes du roi , et contre ceux qui
lèvent des, soldats. A l'égard de ce dernier fait je n*en suiç pas si en peiné
que du premier. Je suis , avec beaucoup de reconnoissance, monsieur, etc.
(Signé) Brunet d'Evrt (*). »
Ainsi Me^lier, dans son zèle infatigable, collabora d'un même
cœur aux conclusions du procureur-général et au rapport de M.
d'Evry. La lecture de ce dernier document, qui étajt extrêmement
long, occupa pendant près de quinze jours les séances de la Chambre :
commencée dès le 12 mars, elle dura jusqu'au 25. Le lendemain 26,
mardi de la Semaine-Sainte, les commissaires se rendirent au château
dès cinq heures du matin , entrèrent en séance à six ; et ayant pris con-
naissance des conclusions cachetées remises par le procureur-général
au bureau de la Chambre, ils passèrent toute la journée en délibéra-
tion et ne levèrent la séance qu'à quatre heures du soir , après avoir
dressé leur arrêt.
Cet arrêt prononçait — définitivement ou provisoirement — sur le
sort de cent-quarante^six accusés, dont quatre-vingt-treize étaient pri-
sonniers à Nantes, et les autres (au nombre de cinquante-trois),
quoique décrétés de prise de corps, avaient su déjouer toutes les pour-
suites. Sur les accusés présents , qijatre furent condamnés è avoir la
tête coupée; on sait que c'était MM. de Pontcallec, de Montlouis,
Le Moyne de Talhouët , et du Couédic : un , le curé de Lignol , fut
remis en liberté après paiement c|*une légère amende : et tous les
autres, au nombre dç quatre-vingt-huit, durent continuer à. tenir
prison jusqu'au parfait achèvement des informations çt des procédures
commencées contre eux. Les plus menacés, dans cette dernière caté-
(1) Cet deui bllleu en orlglntl sont aui Arch. dllle'^et- Vilaine, dans la liasse Ckûmùre
Boy aie, H. Brnnet écrit fonnellenient son nom D'Bvrt par un v. U ne frat donc pas
l'appeler D'Eoet, comme bit H. Colombel.
DB PONTGALtEC. 49
gorie, étaient MM. de Coué de Salarun, Le Doulec de Kerourgan et
Hervé doKeranguen (^), contre lesquels le procureur général avait
requis la peine de mort, et dont la sentence définitive, aux termes de
Farrèt du 26 mars, devait être prononcée, après plus ample informé,
sous le délai de trois mois.
Pi^rmi les accusés fugitifs, seize furent condamnés à mort et à la
décollation en efOgie,' savoir, MM.de Talhouêt de Bonamour, de Lam-
billy, Hervieux de Mellac, Couêssin de la Berraye, de Talhouêt de
Boisorhant, de Trevelec de Bourgneuf fils, Cocquart de Rosconan ('),
le comte et le chevalier de Rohan-Pouldu , du Groësquer Tainé et
Tabbé du Groësquer, de la Houssaye père , de la Boissière de Kerpe-
dron, le chevalier de Lantivy du Crosco, Le Gouvello de Kerantré,
et Labbé de Yillegley. Quant aux trente-sept autres, on se borna à
ordonner de nouveau la mise à exécution, dans le plus bref délai,
des décrets de prise de corps lancés contre eux.
Les quatre condamnés à mort, qui se trouvaient au château de Nantes,
furent exécutés le soir même sur la place du Bouffai. On verra, dans
notre prochain chapitre, la relation détaillée de leurs derniers moments
et de leur supplice. Quant à la Chambre Royale, avec laquelle il est
bon d*en finir de suite, un mois après ce quadruple supplice , elle ne
siégeait plus à Nantes. Dès le mois d'avril, en effet, des lettres patentes
d'amnistie étaient venues réduire sa besogne à des proportions très-
simples. On ne savait comment sortir de cet immense procès ; on
craignait surtout, en le continuant, de finir par être contraint à recon-
naître toute la province pour complice des conjurés. D'ailleurs la vanité
du Régent était satisfaite, il avait relevé le défi et fait sauter des têtes.
En conséquence, il mit fin de sa pleine puissance à toutes les poursuites
et octroya grâce entière à tous les prévenus , sauf aux seize effigies
dont on vient de lire les noms, et à dix autres, qui étaient MM. le
comte et le chevalier de Lescouët, du Roscoet de Kersauson, Coué
de Salarun, de Keranguen, Le Doulec de Kerourgan, le comte du
(0 L*aiT6t imprimé porte Le Doulce de Coarorgan et Hiroéde Keranguen; mais
comme ces oomt de Le Doulce et à'Hiroé ne se trouvent pas en Bretagne, il j a lieu de
les corriger comme Je le (Us, d'autant que l'arrêt conUent plusieurs autres noms tncontes
tablemenl estropiés.
(3) C'était un liourgeois de Guérande.
Tome IV. 4
50 CONSPIEATIOH
Bouëxic Becdelièvre , les deux frères de Fontaineper, et ce plaisant
Kervasi, qui n'avait pu réussir à couper le jarret aux chevaux des
dragons lors de la prise du Pouldu , mais qui avait réussi à leur
échapper. Lui et les deux Fontaineper, quoique exceptés de Tamnistie,
ue furent jamais pris. Les sept autres -exclus étaient entre les griffes du
Régent, ils demeurèrent en prison ; on envoya MM. de Salarun , de
Keranguen et de Kerourgan aux fies Sainte-Marguerite, le comte du
Bouëxic Becdelièvre à Lyon, au château de Pierre-Encise (*), et les
trois autres je ne sais où ; peut^tre les laissa-t-on à Nantes: je crois
pourtant (sans en être sûr) qu'environ un an après, tous étaient sortis
de prison. Cet arrêt fut enregistré par la Chambre Royale le 15 avril
1720 , et M. de Vâtan ne manqua pas c^tte occasion de lâcher un nou-
veau flot de lieux-communs sur la clémence dû prince , et un flot
d'encens grossier au nez de messieurs les commissaires et de leur
président. C'était d'ailleurs le chant du cygne (et quel cygne!) car
dès la veille, c'est-â-dire le 14 avril 1720, le Régent avait signé des
lettres patentes qui rappelaient la commission de Nantes à Paris, en
lui conservant faculté de se réunir encore, s'il était besoin, à l'Arsenal
de cette dernière ville. Ces lettres furent enregistrées à Nantes, au
greffe de la Chambre elle-même , le 19 avril ; et je ne crois pas qu'elle
ait tenu depuis une seule séance à l'Arsenal ; du moins n'en est-il resté
nulle trace. Lémontey en a trouvé la raison certaine : « Quand on fut
» las (nous dit-il) de payer les commissaires, le crime, les accusés,
» le tribunal , tout s'évanouit (*). »
Il restait pourtant quelqu'un dont les services n'avaient pas reçu
leur salaire, et qui persistait à le réclamer avec un acharnement
capable de justifier d'abondant les mesures les plus fortes prises ou à
prendre pour l'extinction de la mendicité. Cétait Mellier. Comme
ces quêteurs par état qui , pour mieux forcer les bourses, ont toujours
soin de se garnir des recommandations les plus honorables, il se parait
des plus beaux certificats. Son ambition s'était accrue avec son
attente; maintenant il dédaignait la province , jugeait Paris le seul
(1 ) BelaUoQ de rhuistier Germain ; Journal àUtoriçue dn préttdent de BoUeo ; Becoefl
Imprimé de8 arrêts de la Gbambre.
(•2) Hist. de la Régence , I , p. 2i5.
DE POin*GALLEC. 51
théâtre digne de son talent , et briguait près des ministres une place
de confiance et de distinction. Ses protecteurs aussi Ty poussaient, et,
par exemple, H. de Mianne, commandant du château de Nantes, écri-
vait, le 18 avril 1720, au Garde des sceaux (M. d'Ârgenson) « que
9 c*étoit dommage de laisser croupir dans wne propince un aussi b(m
» sujet, étant des plus capables, Monseigneur, de se bien acquitter des
» ordres dont vous voudrez bien Thonorer » et « étant par sa capacité
» en état de vous soulager dans les affaires les plus délicates et dé la
» plus grande conséquence. » Mellier, de son côté , se rendait justice
et adressait, le même jour, au Garde des sceaux la lettre suivailte :
« A Nantes, le 18 avril i72o.
» Monseigneur, je ne puis m'empêcher d'avoir Thonneur de vous remer-
cier trôs-humblement des vues avantageuses que vous voulez bien avoir à
mon égard, selon le récit qui m'a été fait par Bl. Mianne, à son retour
de Paris.
» Monseigneur, qu'il seroit heureux pour moi, devons témoigner de près
mon zèle et mon attachementpour les intérêts da,Roiet poar Texéculion de vos
ordres ! Tous mes souhaits seroient accomplis si ce bonheur peut terminer
les longs et pénibles travaux auxquels j*ai été employée depuis près de
vingt années, dans ce département. En attendant, permettez-moi, Honsei*
gneur, de vous supplier de m'accorder votre puissante protection pour me
procurer maintenant une récompense proportionnée à l'idée que M. de
Ohiteaaneuf, M. de Brou et M. de Vtstan ont proposée en ma faveur, sur
l'avis que Son Altesse Royale (le Régent) a désiré de recevoir de leur part
jsur ce sujet. Le succès de TétabUssement de la Chambre Royale est le
fhiit de leur zèle et de leur application aux importantes fonctions de leur
ministère. Ils ont assuré l'autorité; ils ont ramené la tranquillité et le
repos dans cette province, et après avoir excité l'admiration {*) de tous
ceux qui sont bien intentionnés , permettez-moi de vous représenter. Mon-
seigneur, qu'afin que rien ne manque au crédit qu'ils ont si bien mérité , il
seroit bon d'accorder à présent la récompense qulls ont recommandée
pour une personne qu'ils ont honorée de quelque confiance, dans la vue
du service en cette ville (^). >»
(1) Rien que cela; qneUe touchante mise en œuvre du proverbe : Patte-moi la rhu-
barbe et Je te patte le ténél
(2) Pris sur la minute , aux Arcb. d'Ule-et-VUainb. dans la liasse Chambre Royale , où
se troQfe auaiti la leUre de M. de Hfanne , du i» avril mo, dont J'ai cité one phrase.
82 CONSPIRATIOU
La chût6 on est jolie Et Ton n^appellerait j)as ceki un ^lendlaDtl
 la fin il fut payé, mais non pas en la monnaie qu'il demandait. Le
22 avril 1720, le Garde des sceaux écrivit à M. de Chàteauneuf que ,
sur les témoignages avantageux par lui rendus « des services du sieur
» MelUer et des soins importants qu'il s'est donnés pour le succès de
» la commission de la Chambre Royale, Msr le Régent a trouvé bon
» de lui accorder une gratification de dix mille livres ('). »
Mellier fUt donc-condamné, quoi qu'il en eût, à rester croupir dans
une province. Le loyer eonvenait à4'œuvre : depuis Judas^ le prix du
sang s'est toujours payéen«rgent>comptant. Avec ses dix mille livres il
acheta, dans l'année même, la charge alors lucrative de maire de
Nantes, qu'il continua d'exerce^ jusqu'à sa mort , arrivée en 1728, et
où il montra, dit-on, de grands talents administratifs, — perçant des
rues, construisant des quais, créant des quartiers nouveaux, réglant
, sagement la police... — si bien qu'il y a une dizaine d'années (en 1848
ou 1850) l'administration municipale de Nantes, jalouse d'honorer
dignement un si beau génie, lui a fait sculpter un buste de marbre
blanc, qui se dresse — à l'heure où j'écris — en lieu éminent, dans
la grande salle d'honneur de l'hôtel-de-ville.
Moi aussi je veux rendre hommage à cet illustre Mellier; je veux
apporter une pierre à son monument. A Dieu ne pkise que je lui refuse
la justice qui lui est due. Je le reconnais donc hautement: il avait
devancé son siècle, il était, comme on dit de nos jours, un pionnier
de l'avenir. — Alors , en effet, dans la décadence chaque jour croissante
des vieilles lois et des vieilles mœurs, dans l'active dissolution des
fories croyances, des sentiments généreux et des mâles vertus de
l'antique sociétefrançaise, alors commençait à poindre, — comme ces
insectes que la pourriture engendre, — une nouvelle race d'hommes,
en qui le plus effréné égoïsme remplaçait, annulait tout autre mobile.
Cette race, que nous avons vu depuis pulluler à l'infini et couvrir le
monde, c'est, suivant le nom qu'elle se donne, la race ûes positifs
et des habiles. Habiles surtout à ployer l'échiné, à ramper, à s'aplatir
devant toute puissance, à savoir se passer de cœur, de foi et de
(1) Arcb. d'Ille-et-Vilafoe, tonds de t'Intendance, Uasie Chamàre Ropate.
DE POIfTGAELEG. 53
conscience en y substituant partout l*inexorable calcul de l'intérêt
personnel. Habiles encore à rechercher, à recueillir avec patience les-
dédains et les affronts des faquins dans la splendeur, habiles aussi à les
rendre (c*est là leur plus douce jouissance) à Thonnête homme dans la
peine que son mauvais sort leur a livré. Ce sont eux qui piétinent le
corps des vaincus pour faire leur cour aux vainqueurs , sauf à traîner
dans la boue, le lendemain, à peine tombée, leur idole du jour. Aussi
insolents contre la faiblesse que servîtes envers la force : tel est le
fond et, à vrai dire, tout le secret de cette habileté et de cette science
fameuse quMls vantent si haut. Car — c'est là un signe du temps!
— ils ne se contentent pas de pratiquer dans Tombre leurs ignominies
et de digérer sans bruit les scandaleux profHs qu'ils en retirent :
mais ils sont fiers de leur honte, ils en font trophée, ils eniiennent
école , ils la proclament sans détour îa seule sagesse. Ne leur parlez
pas de justice, d'honneur, de vertu, de sainteté, de convictions pro-
fondes, de dévouement, de sacrifiée... Ce sont des mots, à leurs yeux,
très-bons à enchâsser splendidement dans de pompeuses harangues ,
mais que les niais seuls sont capables de prendre au sérieux dans la
.pratique de la* vie. Pour eux il n'est qu'une morale, qu'une justice,
qu'une vertu, qu'un but, qu'un Dieu : le succès, — auquel tout sans
excepttoa doit être subordonné, sacrifié.
Que ces habiles-là trionjphent tant qu'ils sont en vie, et se pavanent
dans un succès acheté au prix de tant de bassesses, cela se voit et cela
peut se 'comprendre et l'honnête homme le tolère : il préfère l'obscure
vertu à ce vil succès, h défaite avec l'honneur à cet infâme triomphe.
— Hais que ce scandaleux triomphe continue après ta mort et trompe
la postérité; que ces cœurs bas, ces âmes serviles soient proposés en
exemple aux générations futures ; que leurs images soient dressées
en rang d'honneur dans te galerie mémorable des pères de la patrie et
de la cité, et offertes à la vénération publique : voilà ce qui ne se com-
prend ptus; et voilà aussi, je l'avoue, pourquoi le buste deMellier me
semble hors de place.
Mellier fut un habile administrateur, — fy consens. Est-ce un titre
suffisant pour une distinction si rare, que seul il a obtenue dans la
longue série des nmires de Nantes antérieurs à la Révolution ? Est-ce
54 CORSFIRÂTION DE PORTCALL^C.
bien d'ailleurs Tbabileté quMl coDvieot en noire temps d'exalter,
d'honorer de préTérence et par-dessus tout? Est-ce là ce qui nous
manque le plus et dont l'absence menace de nous faire périr? Chaque
jour on vante, au contraire, la merveilleuse habileté de notre temps.
Mais ce qui lui manque davantage — chacun en convient — et sans
quoi pourtant ne peut vivre ni cité, ni société, ni empire, c'est la
flamme du dévouement , la hauteur du caractère, l'amour désintéressa
de la chose publique. Voilà ce qui mérite des bustes. Mais à Mellier,
dont le caractère, après les pièces qu'on vient de lire, exprime juste-
ment le contraire du désintéressement, du dévouement, et de l'indé-
pendance, — donner un buste à Mellier et proposer son image à la
vénération sympathique d'une grande et noble cité, — ce ne peut être
là qu'une mépnse ou une surprise (') !
D'ailleurs, je ne suis point iconoclaste : puisque ce buste est fait,
qu'on le garde; qu'on le dépose, par exemple, dans un musée archéo-
logique, et il sera à sa place. Mais vraiment il est utile de ne pas le
laisser plus longtemps au lieu d'honneur qu'il a usurpé, dans la
grande salle de l'hôtel-de-ville de Nantes ; car il est urgent, sans doute,
de ne pas donner à croire un seul instant qu'on puisse offrir pour
modèle aux magistrats de la cité un caractère aussi méprisable. Au
reste, on aura beau faire maintenant , sur celte robe de maire, cousue
de tant de platitudes, la trace du sang de Pontcallec paraîtra toujours.
— Nous allons voir tout à l'heure couler ce noble sang ; sur l'écha-
faud du Bouffai va se présenter à nos yeux un de ces grands spec-
tacles, où les âmes viriles se fortifient et se rassasient à la fois de
douleur et d'admiration : la mort de quatre hommes de coeur, vrais
Bretons et vrais chrétiens.
Ce sera le sujet de notre prochain chapitre.
A. DE LA BORDERIE.
{Prochcdnemefa le chapitre IX.)
(1) C'est méprise platât que 8iiri)rlse; car à Tépoquc où ce buste fut décerné, oo
D^avsU Dolie connelssanco de l'odieux rôle de Helller dans Talblre de PontctUec nt de»
pièces qui nous le montrent dont une atUlade si misérable.
PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE.
LA RELIGION NATURELLE
PAR M. JULES SIMON.
L
S*il y a UD livre qui ne soit pas agressif, c'est celui-ci , dit M. Jules
SimoQ à la première page de soo livre de la Religion naturelle; voilà
débuter par une étrange illusion. Il ne suffit pas, pour éviter d'être
agressif, de voiler une attaque sous les convenances du langage ; en
philosophie l'agression n'est pas dans les termeâ, mais dans les con-
clusions ; or, prétendre que la philosophie suffit à l'homme, n'est-ce
pas nier l'utiUté de la foi? Faire de la raison humaine un Sinaï où se
révèle toute vérité, n'est-ce pas insinuer que toute religion positive
n'est qu'une hérésie de la religion naturelle ?
Par un singulier contraste, la Bretagne, ce pays de foi, a surtout
produit des philosophes qui ont cherché, comme H. Simon , dans la
raison pure, l'explication de toutes les choses divines et humaines.
C'est particulièrement dans le domaine intellectuel que notre race
exagère les tendances d'un esprit impatient du joug. Le celte Pelage
fut le père des hérésies ; Abeilard porta l'audace de la raison jusque
dans les profondeurs de la Trinité ; les Ubres penseurs, pour faire de
Descartes le chef de leur école, adoptèrent son doute méthodique, sans
parler de sa foi, mutilant ainsi sa pensée sans respect pour son génie;
et que dire des révoltes de ce philosophe de nos jours, qui fut si grand
par la foi, si avili par le doute, itoile tombée de si haut dans des
abîmes sans fopd. Voila de bien grands noms prononcés à propos de
M. Simon ; c'est que le talent fait toujours souvenir du génie ; et si
S6 LA RELIGION
M. Simon est loin d'atteindre la taille de ces hommes célèbres , il égale,
du moins, plusieurs d'entr'eux par les témérités de la pensée , et il
suit la route dont ûs marquent les jalons dans Thistoire de la philo-
sophie.
M. Jules Simon, aujourd'hui Tun des chefe de Téclectisme moderne,
ala prétention de (aire du rationalisme un corps de croyances certaines
répondant à tous les besoins sociaux; à toutes les exigences de Tàme, et
d'ériger la religion naturelle en cuite universel. Bien des gens, il est
vrai, ne voient dans sa doctrine que la religion de ceux qui n'en ont pas ;
d'autres exaltent sa tentative, parlent de symbole et prononcent le nom
d'apôtre. Voyons donc si H. Simon mérite ces critiques ou justifie ces
éloges ; suivons le dans son entreprise hardie de relier le ciel à la
terre, par la seule puissance de la raison pure, et, sans doute, chemin
faisant, nous aurons à enregistrer des aveux instructifs, à montrer des
mystères où devraient briller des clartés, et surtout à revendiquer plus
d'une colonne dérobée au temple de la foi pour élayer celui de la
raison.
Lé premier livre de M. Simon est consacré aux preuves métaphy-
siques de l'existence de Dieu. S'il est vrai qu'il ne peut exister aucun
dissentiment véritable entre la foi et la raison , prise da'ns son sens
absolu , H. Simon se charge de nous montrer dans combien d'erreurs
peut tomber le raisonnement, ce ministre faillible de la raison, même
au service des plus grands génies.
Descartes lui-même, partant du douteméthodique pour s'élever èi
Dieu, prend son point d'appui dans le vide, puisque le doute c'est le
néant. « Dieu est partout dans le raisonnement, on ne peut raisonner
sans lui , à moins de supposer qu'il y a des raisonnements sans prin-
cipeç. » Après avoir exposé et soumis à sa critique les théodicées des
philosophes les plus célébrés, M. Simon n'y voit généralement qu'une
grande vérité appuyée sur de médiocres raisonnements, et il ajoute :
« Fénelon a résumé toutes ces preuves avec beaucoup de force et
d'éloquence dans son traité de V Existence de Dieu; on lira Fénelon
avec charme, mais on trouvera plutôt dans son livre de l'édification
que des motifs de croyance; on admirera dans Descartes, dans Leibnitz,
de fortes et solides pensée^, mais, pour les incrédules, ces preuves
NATtEBLLB. S7
seront insuffisantes, parce qu'elles reposent toutes sur Timpuissance
où nous sommes de nous faire l'idée de Dieu sans Dieu ; et, pour les
rationalistes, elles seront inutiles , parce que, si Tidée de Dieu est en
nous, comme ils le croient, sans que nous l'ayons faite, il est clair,
avant toute démonstration, que Dieu existe. »
Puis M. Simon met en action , dans une anecdote philosophique,
cette pensée de Pascal, que les preuves métaphysiques de Dieu sont si
éloignées du raisonnement des hommes que, si elles servaient à quel-
qu'un, ce ne serait que pendant le temps qu'il verrait cette démons-
tration, mais qu'une heure après il croirait s'être trompé. « On raconte
de Diderot qu'il entendit un jour exposer les preuves de l'existence de
Dieu , dont on se contente dans l'école, qu'il en fut ravi, et que, dans
la ferveur de son enthousiasme, il chercha partout un philosophe son
ami , pour lui faire partager sa foi nouvelle. Il le rencontre dans une
imprimerie, le met sur l'existence de Dieu, développe ses raisonne-
ments avec l'emportement du zèle qui le caractérise, et trouve une
âme fermée à la conviction. Diderot insiste, la passion s'en mêle; il
croît son ami perdu par cet athéisme, il le conjure avec larmes de se
convertir. L'autre reste impassible, reprend tousses raisonnements, les
raille, rend d'abord le sang-froid à Diderot et finit par détruire tout son
feu et toute sa croyance. L'apostolat de Diderot n'avait duré qu'une
heure. » Je ne sais comment s'y prendraient ceux que M. Simon appelle
les contempteurs de la raison pour en^faire une plus vive critique.
M. Simon abandonneie syllogisme, pour prouver Dieu par une
autre voie. « C'est, nous dit-il, la méditation substituée au raisonne-
ment: » Voici donc qu'au moment de poser la clef de voûte de cet im-
mense édifice que l'on doit élever par la seule force de la raison, il
nous faut abandonner le raisonnement et arriver à Dieu par un acte
de foi à l'incompréhensible infini.
Il est vrai sans doute « que celui-là seul a une croyance véritable
qui est accoutumé à vivre , avec Dieu , par le cœur et par la pensée, à
le retrouver au bout de toutes ses recherches , à le mettre dans toutes
ses espérances. » II ne nous semble pas , cependant, que les théodicées
des grands philosophes, et surtout des grands saints, soient d'aussi
médiocres raisonnements que M. Simon parait le penser. Nous ne
58 LA EBI^IGION
, croyons pas qu'un espritdroit et un cœur pur puissent chercher, sans les
trouver, les preuves de Texistence de Dieu dans Leibnitz,Malebrancbe,
Fénelon , saint Augustin, saint Anselme, saint Thomas et tant d'au-
tres génies. En méditant ces traités sublimes, nous apprenons à affirmer
Tintini par la négation de toutes limites^ nous comprenons que rien
n'est explicable, dans la nature, sans un premier moteur qui possède
en lui-même sa force d'impulsion ; trop portés à tout rapetisser à notre
image, nous concevons un plus haut sentiment de la grandeur de
Dieu^ nous ressentons une plus vive impression de sa présence.
L'homme, instruit à ces grandes leçons, sachant que toute chose vit
et se meut dans la substance infinie, voit l'empreinte extérieure d'une
idée éternelle dans le rayonnement de chaque étoile du ciel, dans l'har-
monie de chaque herbe des champs , et marche avec re^ect dans la
nature , comme dans un temple où il rencontre partout son Dieu.
11.
En possession de l'idée de Dieu, nous nous trouvons en présence de
la création. Qu'est-ce que la création? Dieu a-t4l,créé r univers en
dehors de lui? Depuis l'origine du monde, nous voyons chanceler la
raison dès qu'elle veut sonder ces abimes. C'est en laissant s'altérer
dans son esprit la notion des vrais rapports du créateur à l'être créé,
c'est en se faisant panthéiste pour s'égalera Dieu, que le premier
bomme mérita le bannissement de l'Eden; et cette erreur pèse, comme
un fatal châtiment, sur toute ^ race.
.L'antique philosophie de l'Inde, qui semble suritôger , comme un
débris des crimes antédiluviens, pour exprimer la création, nous
montre Dieu, comme l'Océan de l'être a la surface duquel apparaissent
et s'évanouissent les vagues de l'existence qui , par une illusion, appa-
raissent distinctes, et ne sont que l'Océan lui-même. Toutes les écoles
de la Grèce nient avec Parménide la réalité de la création ou n'y
voient, avec Platon, qu'une émanation de la substance divine. La
raison pure pourra- t-elle marcher seule, à travers ces redoutables pro->
blêmes? Pourra-t-etle éviter, sans guide, des dangers plus grands que
sa propre ignorance, les erreurs du génie qui partout sur ses pas creu-
MATUBBLLB. 59
sent et fleurissent des abimes. Saint Augustin lui-même, avant d'être
éclairé par la foi , ne pouvait comprendre la création. U voyait dans
l'univers matériel s'agiter comme une vie divine; il croyait que les
plantes exhalent les effluves de Tâme du monde avec leurs parfums,
et que la ûgue que Ton détache de Tarbre verse une larme de
douleur.
Dieu a-t-il destiné la raison à marcher seule dans une voie où les
plus grands esprits s'égarent? Dieu a-t-il voulu lui donner la tâche
impossible de construire, pièce a pièce « Timmense édifice d'une reli^
gion, dogmes, morale, destinées futures, et, cela, dans son état actuel
de faiblesse , et pendant son exil d'un jour, quand nous voyons des
siècles tenter vainement cette entreprise? Non, assurément; celui qui
a éclairé d'une si vive lumière Je monde matériel a donné un soleil
au monde des intelligences; et ce soleil c'est la révélation, qui, néan-
moins, ne met pas obstacle au grand rôle assigné à la raison dans le
plan divin ; car l'église n'a pas pour la raison les dédains qu'on lui
suppose; elle l'honore comme on honore une arme avec laquelle on a
gagné de grandes victoires. Elle s'en sert, non pour sonder d'abord un
à un .tous les immenses problèmes religieux, dont l'énoncé même est
ignoré de la plupart des hommes, mais pour leur faire admettre une
idée simple et accessible, la nécessité morale do la révélation qui, une
fois admise, illumine le regard de toutes les clartés.
Après avoir été le vestibule du tabernacle, le premier degré d'initia-
tion qui conduit l'homme à la foi, la raison n'a pas fini sa tâche, c'est
alors surtout qu'elle s'élève à des hauteurs inconnues, à l'aide de la
révélation et de la grâce, ces deux guides divins, qui conduisent la
pensée droit au but qu'elle doit atteindre et mettent la raison vulgaire en
possession d'une puissance d'intuition qui est le procédé même du
génie. Apercevant, en effet, dans de lumineuses ténèbres, les vérités
qu'il peut percevoir et les conséquences fécondes qu'il en peut déduire,
le croyant s'avance à la lumière de sa foi vers les conquêtes de l'in-
telligence , comme Colomb marchait, à la lueur de son génie , vers les
mondes qu'il devait découvrir.
Pour appliquer cette pensée, même dégagée de son principe surna-
turel, à la question de la création qui nous occupe , pour montrer l'tn-
60 LA RBI.16I0N
fluence de la réyélatioD , même sur les esprits qui n'admettent pas s^a
divinité, on peut dire qu'il est probable que, si la raison connaît
aujourd'hui les vrais rapports de la création au créateur que toute la
philosophie antique a complètement ignorés , si, sur les traces des
docteurs de Téglise, H. Simon nous expose aujourd'hui avec élo-
quence celte vérité chrétienne que le monde a été tiré du néant, c'est
qu'il a été mis, par la révélation dont il veut se passer, sur la voie
de cette vérité incompréhensible que sans cela il n'aurait, sans doute,
"pas plus soupçonnée qu'Âristote et Platon.
En effet , sur cette longue roule qu'il prétend parcourir pour
atteindre le ciel par ses propres forces, M. Simon trouve le panthéisme
qui lui dit, en lui barrant le passage : « Si le monde est quelque
chose en dehors de Dieu, nous pouvons donc ajouter à Dieu ce quelque
chose, et concevoir ainsi un être plus complet et plus parfsitt que Dieu ;
ce qui est absurde. » Cette difficulté est tellement grave, nous dit
H. Simon , « qu'elle doit être plutôt écartée que résolue. »
Que faire donc? Nous ne pouvons, cependant, rester désarmés devant
la grande erreur du siècle. Le panthéisme est partout sur nos pas;
nous le voyons, avec un succès toujours croissant, propager le fata-
lisme en histoire, le sensualtsme en morale, introniser le naturalisme
dans les arts, en divinisant la matière, et proclamer le socialisme en
politique, en effaçant les notions du devoir par l'affirmation des dl'oits
divins de l'homme. Que faire, pour déchirer sa vieille devise, exnihUo
nihil , avec laquelle il marche à la destruction du monde moral ?
H. Simon prend le bon parti ; pour dérober la raison pure à ces
étreintes du panthéisme, il la place sous la protection d'un dogme
révélé , en adoptant la cosmogonie chrétienne.
« Cest un axiome dQ la sagesse antique, a dit M; Simon , emprunté
» par l'école ionnienne aux théologiens, adopté par Piaton,'par Aristote,
» commenté par Lucrèce , devenu chez Spinoza le fondement même
» du panthéisme, que rien ne se fait de rien ; jamais, jusqu'au chris-
» tianisme, école philosophique n'avait contredit ce principe. L'Eglise
» chrétienne au contraire proclama, comme l'un de ses dogmes, que
» Dieu a tiré le monde du néant. » (Jules Simon, Histoire de l'école
d'Alexandrie.)
HATUBBLLE. -61
"Ce dogme, M. Simon remprunte au christianisme pour en faire la
l>ase de sa religion philosophique. Tout en niant la népessité morale
de la révélation , il se laisse guider par elle vers une grande vérité. Il
admet ici le sens chrétien du mystère, il fait de sa raison un
marchepied, pour s'élever jusqu'à un dogme incompréhensible propre
à une refigion positive.
Sonmies-nous^ien encore sur le domaine exclusif de la raison pure ?
Vous échappez aux coups du panthéisme ; mais c'est en vous réfu-
giant sur les hauteurs d'un dogme révélé, que votre raison n'a pas
trouvé et qu'eHe ne peut comprendre. Il est donc évident que votre
religion n'est pas , comme vous le prétendez, une religion naturelle ;
c'est, tout simplement, une religion éclectique; mais, si Ton peut
faire de l'éclectisme en philosophie, on n'en peut faire en religion ;
quelle valeur, en effet, peut avoir pour la raison pure un dogme
incompréhensible, emprunté à une religion positive dont on n'affirme
pas la divinité?
Du reste ce dogme de la création que H. Simon pose à la base de
son système religieux et d'autres encore qu'il emprunte sans détour
au christianisme, en citant le catéchisme de Meaux, font passer sur
son oeuvre comme un souffle d'en-haut qui réchauffe les champs
glacés de la raison pure ; c'est par ces vérités d'emprunt que son âme,
le plus souvent, trouve tous ses élans, son esprit, toutes ses clartés.
Ce philosophe, qui fut autrefois un chrétien fervent, semble confondre
les impressions de deux époques de sa vie. Il croit avoir fait en lui le
vide, mais la machine pneumatique du doute méthodique a mal opéré ;
là où U croit n'avoir laissé qu'un doute systématique, il reste encore
des croyances; l'ème d'un croyant est un calice qu'on a beau vouloir
vider, il reste toujours aux parois du vase quelque chose de la céleste
liqueur , et, dans l'effort de M. Simon pour se faire une religion nou-
velle, ses plus grandes pensées, qu'il croit une conquête de sa raison, ne
sont souvent qu'une réminiscence de sa foi.
in.
Nous savons que Dieu existe, qu'il a tiré le monde du néant ; mais
ces vérités ne suffisent pas à l'homme. « Ce qu'il lui importe, surtout,
62i LA RELIGION
c'est 4e savoir si Dieu s'occupe de lui. Ce n'est pas seulement pour
donner un fondement à la métaphysique que nous avons besoin dé
Dieu , c'est pmir donner une espérance et une consolation à la vie. »
C'est surtout cette consolation et cette espérance qu'une religion philo-
sophique ne saurait donner complètement à l'homme. La consolation
et l'espérance sont filles de la certitude et , quand il s'agit de formuler
des vérités surnaturelles si éloignées du raisonnement des hommes,
l'incertitude de l'hypothèse et la crainte de l'erreur suivent la raison
comme une ombre. La rai^n a-t-elle assisté aux conseils de Dieu pour
connaître, avec certitude, ses desseins sur l'homme, et la sanction de
la loi morale qu'il lui impose, pour mériter la récompense qu'il lui
réserve dans une autre vie ?
La raison , qui^^hercheè pénétrer les secrets du gouvernement sur-
naturel du monde, se trouve en face de deux Idées contradictoires,
Timmutabilité de Dieu et l'action de la providence. De là deux phito-
sophies, l'une qui , avec Aristote, nous montre le Dieu de la méta-
physique immuable dans son repos absolu ; l'autre qui proclame un
Dieu qui aimé le monde, s'en occupe, le gouverne, et répond par des
bienfaits à nos prières.
Nous trouvons ici l'étemel et, peut-être, l'unique Tproblênaede la
philosophie, la conciliation de l'un et du multiple ; c'est, au fond, le
problème de la création et, ajoute M. Simon, nous regardons ce pro-
blème ôomme insoluble. Nous avons vu M. Simon résoudre ce pro-
blème insoluble en empruntant au christianisme sa cosmogonie.
Sachant d'un côté que Dieu est parfait, de l'autre qu'il est créateur, i!
regarde que le rapport de ces deux vérités suffit pour connaître les
décrets du gouvernement divin et satisfaire ces deux nobles et impé-^
rieux besoins de l'âme : adorer et prier ; c'est une erreur.
De ce que Dieu est parfait , de ce qu'il a fait le monde en dehors de
lui, il ne s'ensuit pas nécessairement que l'homme connaisse exac-
tement la manière dont il le gouverne et le culte qu'il lui demande.
On ne pe\it se faire une idée juste du gouvernement surnaturel du
monde, sans résoudre, avant tout, une question préjudicielle, celle de
savoir si le monde est aujourd'hui ce qu'il était au sortir des mains du
Créateur ; car les lois qui régissent les harmonies d'une existence nor-
NATURELLE. 63
maie ne peuvent être exactement les lois réparatrices <f une existence
déchue. C'est bien toujours au fond le problème de la création , mais
ici le problème se complique de la nécessité de savoir si Vétat de
Thomme actuel est bien le môme que son état primitif, et de concilier
ridée de la Providence avec le mal et la douleur.
Gomment la bonté infinie qui, dan» un monde normal ne peut, ce
semble, séparer le bohheur de Tinnocence, fait-elle naître Tenfant
dans la douleur ? comment Vhomme, cette création de la perfection
infinie, porte-t-il en lui une tendance visible au mal? Que le rationa-
lisme, qui n'admet pas la chute, nous donne une autre solution de ces-
problèmes, sMl ne veut être forcé de renoncer au dogme de la Provi-
dence.
M. Simon affirme que le monde , pris dans sa totalité , est aussi
parfait quMl peut Tètre et regarde que la liberté suffit pour expliquer
le mal et la douleur ; mais Thomme, en naissant, n'est il pas en proie
à la douleur avant d'avoir la liberté ? et s'il nait aujourd'hui dans un
état normal , d'où vient le penchant qui le porte au mal ? En présence
de ces mystères , il n'y a que deux conclusions possibles : ou Dieu est
injuste, ou l'homme est déchu. « Qui expliquera, dit saint Augustin ,
» toutes les misères dont est chargé le joug si lourd qui pèse sur les
» enfants d'Adam ? Tant de maux ne peuvent avoir pour cause que
» l'injustice ou l'impuissance de Dieu, ou un péché commis à l'ori-.
» gine. » Mais M. Simon n'admet pas le dogme de la chute et cette
négation altère, dans sa pensée, le dogme de la Providence. Penisant
que l'homme nait encore tel que le fit le Créateur , il suppose iH)tre
monde déchu gouverné par des lois qui eussent suffi, tout au plus, à
l'ordre de la création , lorsque rien n'était venu la troubler et que les
âmes innocentes et pures gravitaient naturellement vers le bien ,
comme les astres au firmament. Le monde actuel étant en possession
de sa perfection primitive, on ne peut admettre, selon M. Simon, que
Dieu puisse changer quelque chose à ce qu'il a voulu ; il gouverne le
monde par des lois générales et immuables , et il ne peut répondre à
nos vœux par des résolutions nouvelles.
Ainsi l'homme, ce roi déchu de la nature, qui aujourd'hui n'en est
trop souvent que le captif^ ne pourra, dans l'étreinte de la douleur.
64 LA RELIGION
prier Dieu d'alléger sa chaîne; dans les combats que ses passions lui
livrent , il ne pourra demander qu'un secours d'en-haut vienne aug*
menter ses lendances vers le bien. Est-ce donc là ce^te Providence
chrétienne qui abrite notre faiblesse bous son aile et nous révèle son
divin amour en nous disant : « Lors même qu'une mère oublierait son
enfant , moi je ne^ vous oublierai pas? » Est-ce là cette Providence qui
dit à la terre : « Combien de fois af-je voulu rassembler tes enfduts
comme la poule rassemble ses poussins sous son aile. 9 La Providence
de M. Jules Simon est une Providence sans miracles et sans prières
• qu'il résume en citant ces paroles de Rousseau : a Je converse avec
Dieu , je pénètre toutes mes facultés de sa divine essence, je m'atten-
dris à ses bienfaits, je le bénis de ses dons ; mais je ne le prie pas. Que
lui demanderais-je ? qu'il changeât pour moi le cours des choses, qu'il
fit des miracles en ma faveur ? moi qui dois aimer par dessus tout
l'ordre établi par sa divine sagesse et maintenu par sa Providence ,
voudrais-je que cet ordre fût troublé pour moi ? non , ce vœu témé-
raire mériterait d'être plutôt puni qu'exaucé. 9
Vous n'admettez pas la prière , parce qqe Dieu ne peut modifier ses
décrets; mais qui vous dit que l'un de ses décrets, éternellement conçu
dans la liberté de sa divine sagesse , n*est pas précisément, comme le
prétend Malebranche , une loi générale en vertu de laquelle les grâces
se répandent sur lésâmes qui prient avec ferveur et sincérité? Le Créa-
teur peut assurément modifier la nature qu'il a tirée du néant ; mais, dans
la pensée chrétienne, en priant, je ne demande pas toujours à Dieu
de changer pour moi l'ordre des choses primitivement éfabli ; croyant
à un monde déchu , je lui demande , au contraire , le plus souvent, de
rendre à la nature régénérée quelque chose de son état normal. Si je
prie Dieu, par exemple, de diminuer la pente qui m'entraîne au mal,
n'est-ce pas lui demander de me rendre quelque chose de cette ten-
dance vers le bien dont il avait, sans doute, doté l'homme primitif;
et si Dieu donne à la sainteté , sur la nature , la puissance des miracles^
au lieu do changer l'ordre de la création , il ne fait souvent que la
rendre à ses lois premières. Quand THomme-Dieu guérit un paralytique
ou qu'il ressuscite la fille de Jaïre, en rendant la santé à l'homme, qui
n'était pas créé pour la souffrance, en rappelant à la vie un êlre qui
NATURELLE. OS
Quêtait pas fait pour mourir, Dieu n'est pas, comme vous dites, un
ouvrier inhabile qui s'y prend à deux fois pour faire son œuvre, c'est
un architecte divin qui> dans la toute puissance de sa bonté infinie,
restaure sur son plan primitif les ruines d'un merveilleux édiâce écroulé.
Hais est-il besoin de discuter plus longtemps la valeur d'une doc-
trine religieuse qui rejette Tefficacité de la prière ? Nier la prière, n'est-ce
pas nier la religion, dans sa définition même, puisque la prière est ce
mouvement de l'âme vers Dieu, d'où résulte le lien qui unit le ciel à
la terre.
Nier la prière, ce n'est pas seulement nier toute religion , c'est nier
toute philosophie populaire, et, par là même, toute religion philoso-
phique. Comme l'a dit un profond penseur : « Pour trouver les preuves
de l'existence de Dieu, accessibles à tout homme, il faut en chercher
l'origine et la réalité dans quelque opération vulgaire et quotidienne de
l'esprit humain ; et, cette opération sublime et simple étant trouvée, il
sufQra de la traduire en langue philosophique ; or, cette opération vul-
gaire et quotidienne de l'esprit humain, esprit et cœur, intelligence
et volonté, c'est le fait universel de la prière. » Par cet élan du fini
vers l'infini, l'àme, toujours portée à effacer au sein der l'idéal les
limites du possible, s'élève, de toute beauté qui la frappe, de tout amour
qu'elle ressent, de toute perfection qu'elle admire, vers la beauté, l'amour
la perfection infinis. Dans s(»n beau livre De la connaissance de Dieu,
le P. Gratry nous montre que cette aspiration instinctive constitue
une méthode vraie et rigoureusement scientifique; c'est le grand pro-
cédé de l'induction ^ la plus large et la plus directe des routes qui con-
duiseot à la vérité. .
La prière ne renferme pas seulement toute théodicée, elle renferme
aussi toute morale. L'âme qui gravit les échelons lumineux de cette
échelle de Jacob qui touche la terre et atteint le ciel, n'en descend
jamais sans rapporter une force d'en haut qui l'éclairé, la purifie et
lui apprend à tresser, ici bas, avec des vertus sa couronne immor-
telle. Une religion sans ce procédé vulgaire et sublime qui conduit
tout homme au vrai et au bien, une religion sans prière ne sera
jamais que la prétention aristocratique de quelques nobles penseurs, for-
mant une imperceptible minorité dans l'humanité qu'ils méprisent.
Tome iv. 5
Db LA BELlGIOn
le sais que vous me répondrez avec Rousseau : je bénis Dieu, si je
ne le prie pas.
La prière s'élève sur deux ailes , Tinvocation et Taction de grâce ,
Taction de grâce produite parla reconnaissance et Tamour, Tinvocation
qui nait de la force de Tespérance. Vous avez brisé Tune de ces forces
sublimes , rame dès lors n'a plus la puissance d& son élan vers Finfini.
Allez donc dire à ce peuple que la peste dévore : — La mort a frappé tout
ce qui vous est cher , elle vous attend demain ; mais c'est là un effet
de certains gaz dont la combinaison produit une action délétère,
d'après certaines lois générales de la nature que Dieu ne change
jamais; bénissez-le, mais ne le priez pas ; n'en attendez pas mtoe une
minute de vie pour, vous préparera la mort. — La nature révoltée se
soulèvera contre vous. Je vous le demande, obtiendrez- vous, chez ce
peuple glacé par la terreur et lé désespoir, le mouvement des ailes de
l'âme, comme Platon appelle excellemment la prière? Non assuré-
ment; l'âme, mutilée par vos théories fatales, n'est plus qu'un cygne
dont on a coupé une aile, et qui ne peut plus que se traîner doulou-
reusement sur la terre, quand Dieu l'avait fait pour voler dans lesçieux.
Vf.
Plus de temples naturellement, plus d'autels pour une religion sans
expiation et sans sacrifice, dont la prière n'est plus qu'une vague aspi-
ration vers le bien. Si donc la religion ^e H. Simon devenait celle da
monde, pas un lieu de prière n'apparaîtrait sur les ruines de nos cathé-
drales écroulées; il ne s'élèverait plus sur la terre une hymme sacrée
pour sanctifier un berceau, pour consacrer un amour, pour bénir une
tombe.
Pour H. Simon tout le culte est renfermé dans l'enseignement, la
bienfaisance et le travail, et il s'écrie : « Une école, un hôpital, une
fabrique sont aussi des temples élevés à la gloire de Dieu ! »
Sans doute le travail est un hommage agréable à la divinité; mais
pour qu'il devienne un culte, il faut qu'il soit offert au vrai Dieu par
iin cœur pur ; et Ton n'entrevoit pas bien comment le pauvre ouvrier ,
' NATUEBLLB. 67
sectateur delà religion de la nature, absorbé dans Tœuvre matérielle du
pain de chaque jour, aura Tîntelligence et le loisir de se créer, par sa
propre raison inactive, la morale d'où découle la pureté de Tbommage,
le symbole qui constitue la vérité de la croyance.
Une école est un temple ; assurément , quand on y enseigne la
vérité; mais nous doutons que, le catéchisme déchiré, la doctrine
élaborée par chaque instituteur primaire renferme une vérité bien haute
et sans mélange.
Un hôpital est aussi, dites-vous, un temple élevé à la gloire de
Dieu. Oui, sans doute ; mais à condition que la charité y habite. Vous
nous dites quelque part : « Le cœur de Thomme s'est ouvert à la pitié
sous la douce et puissante influence du Christianisme. » Qui vous dît
que, le Christianisme banni, le cœur de Thomme quMl a ouvert ne se
refermerait pas, comme ces fleurs qu'un rayon de Taube entr'ouvre et
qui se ferment à la nuit. Il suffit de déduire les conséquences de la
théodicéede la religion naturelle, pour comprendre que la charité,
née de Timitation du Christ, disparaîtrait avec son culte. C'est en.
effet un axiome de philosophie sociale que les peuples calquent leur
morale sur les idées qu'ils se font de la divinité. Les Romains eurent
les vices de leurs faux dieux , les Germains la cruauté de leurs idoles ,
les chrétiens devinrent compatissants à l'exemple du Christ; les
rationalistes imiteraient l'indifférence de leur Dieu pour les souffrances
humaines.
M. Simon nous fait la peinture d'un malheureux roulant au fond
d'un précipice et qui s'écrie : 0 mon Dieu , secourez moil H. Simon
prouve que son dieu ne peut aucunement exaucer cette vaine prière ,
« qui n'est que Tinstinct irréfléchi d'un être faible qui se sent périr. »
Supposons passant près de ce gouffre un ûdèle de la religion de la
nature, qui n'a rien gardé de ces sentiments chrétiens, qu'un déiste
même a souvent puisé dans le milieu où il a vécu. Il s'agit d'affronter
un danger pour tendre une main secourable à cet homme qui périt.
Le rationaliste pur, que le hasard conduit en ce lieu , ne devra- t-il
pas se dire : je n'adore pas un Dieu sauveur du monde, dois-je exposer
mes jours pour mon semblable ? Dieu n'exauce jamais la prière du
malheureux qui l'implore dans ses douleurs ; suis-je forcé d'écouter
68 LA RBLieion
* moi-même 9a plainte? Dieu ne modifie jamais ses décrets ; pourquoi
changer moi-même une bonne résolution? Et ce fervent imitateur d*un
dieu sourd aux supplications des hommes poursuivra , sans s'arrêter,
sa routa vers ses affaires ou ses plaisirs.
Non , en bannissant la foi , vous ne garderez pas la charité qui n'est
que la douce chaleur que sa lumière répand dans les âmes. Si le
Christianisme disparaissait, on verrait aussi disparaître des hôpitaux,
que vous nommez des temples, ces sœurs de charité, épouses mystiques
de toutes les douleurs qui naquirent des larmes que le Christ versa sur
Lazare.
Mais rhomme qui , avec Timmense majorité de Thumanité, subit la
dure loi du travail, en quittant la fabrique, ce temple obscur de la
raison où rien ne lui parie de Dieu, où tant de voix et d'instincts l'en
détournent, trouvera-t-il du moins un apôlre de la raison naturelle pour
l'aider, dans une tâche plus rude que celle qu'il vient de quitter, l'éla-
boration d'une morale et d'un symbole. Cet apôtre sera peut-être le
philosophe? Qu'est-ce qu'un philosophe? M. Simon va nous l'ap-
prendre. « C'est un homme qui a tout juste autant d'autorité que
lui eu donne son talent. Il écrit une page sans savoir qui la lira , ni
si elle sera lue ; il traite les sujets les plus difficiles , souvent les plus
ingrats, et ne peut être compris que par des intelligences très-exercées;
le premier venu le juge sans appel.... il s'estime heureux s'il obtient
d'un certain nombre d'oisifs une attention distraite. Le public l'ignore,
les lettrés le raillent , les autres philosophes le discutent sans justice ;
presque personne ne le comprend... lui-même travaille, sans relâche,
k édifier un système dont il n'est jamais satisfait; tantôt il ne
trouve pas la vérité, tantôt l'ayant trouvée il ne peut l'exprimer
clairement. »
Il n'y a paa assurément, dans un tel homme, les éléments d'un
apôtre; mais, chose étrange, le philosophe n'est que faiblesse, et
cependant la philosophie elle-même , formée d'individualités contin-
gentes , porte en elle une force invincible , contre laquelle rien ne
prévaut. C'est la philosophie, cet être collectif plus allégorique que
réel , dans ce sens absolu , qui exercera l'apostolat de la religion natu-
relle. Nous voyons, il est vrai , cet apôtre traverser les siècles en jetant
nATU&BLLB. 69
péle-mèle à ses croyants le vice et la vertu , la vérité et Terreur ; mais
par un phénomène inexpliqué « le temps emporte Terreur et Thuma-
nité hérite du reste. » Ceci peut être vrai des sciences exactes et des
vérités terrestres ; mais quand il s'agit de prêcher des vérités surna-
turelles , d'affirmer un symbole religieux et une morale qui trace le
chemin du ciel, on a droit de vous demander quand a commencé
cet apostolat de la raison générale, et à quelle source die a puisé Tin-^
faillibilité sans laquelle il n'y a pas d'apostolat religieux. A cela vous
répondez : « Nous voyons Thomme d'abord enfant ^ barbare, livré à ses
instincts..r nous voyons Thomme sortir des ténèbres de la nuit pour
marcher de siècle en siècle vers une lumière plus vive et plus pure >> ;
mais expliquez-nous comment cette nuit si sombre a produit la
lumière sans qu'aucun astre d'en haut soit venu y projeter ime clarté.
En faisant commencer Thumanité par ces ténèbres profondes, par
cette barbarie sauvage, vous faites Dieu complice d'un fétichisme
impie et vous tombez vous-même sous le reproche que vous adressez ,
avec éloquence, à une doctrine « qui met entre les hommes, suivant la
date de leur naissance, une inégalité qui ne peut se concilier avec la
justice de Dieu, »
Pour H. Simon Thumanité , née dans la nuit, est à elle-même sa
propre lumière ; elle possède en elle les vérités qui lient le ciel à la
terre , elle se fait sa propre morale sans avoir besoin de lire les tables
de la loi gravées au Sinaï et au Calvaire. Malgré Timpuissance de tant
de systèmes, tour à tour florissants et abattus , en vertu d'une mer-
veilleuse puissance que Ton nomme le sens commun , « de grandes
vérités s'élèvent du sein de Terreur comme nn arbre vigoureux croit au
milieu des ruines. » Voilà bien Taffirmation de Tomnipotence de la
raison générale ; mais où est la preuve de sa mission religieuse , de son
infaillibilité doctrinale? M. Simon ne cherche même pas.à nous fournir
cette preuve ; il s'en tient à une affirmation, et il a sans doute de bonnes
raisons pour cela. Il n'ignore pas que tous ceux qui ont voulu faire
du sens commun ce creuset qui d'un amas d'erreurs fait jaillir toutes
les parcelles d'or des vérités religieuses, ont trouvé le panthéisme au
fond de cette idée. C'est à cette conséquence qu'aboutissent toutes les
philosophies, allemandes, qui adoptent le système de la religion ren-
70 LA BELlGlOn
fermée dam les bornes de la raison pure (*) ; M. Cousin n'a pas tou-
jours évité cette erreur ; Lerminier Ta hautement professée ; elle est
recueil de tous ceux qui attribuent au génie de Thumamté une puis-
sance surhumaine.
Vous-même, en donnatit ainsi à votre religion pour Initiateur et
pour apôtre, non plus la raison individuelle, mais cette vague raison
universelle, qui serait la source et la manifestation de toute vérité,
vous professez , moins la tradition , ce système du sens cotnmun, que
nous avons vu briller un instant , de nos jours, pour tomber bien vite
dans le panthéisme; et, pour donner une explication spécieuse à ce
même critérium insaisissable , vous n'avez d'autre ressource que de
placer aussi, dans Thumanité, cette âme divine que Platon voyait
s'agiter dans la nature^ incréée.
— La tentative de M. Simon n'a rien de bien nouveau ; la prétention
de remplacer la religion par la philosophie a été l'effort et le rêve de
toute l'école éclectique de nos jours. Seulement M. Jules Simon, chan-
geant les termes, donne le nom de religion au système; mais la chose
lui échappe, il n'a conquis que le mot. Il ne-fait que reprendre, en sous-
œuvre, une doctrine reniée par plusieurs des plus illustr^s de ses pères.
Jouffroy et Lerminier sont, assurément, les deux philosophes rationa-
listes^ de nos jours, qui, depuis un quart de siècle, ont brillé avec le plus
d'éclat dans l'enseignement public. Ces deux hommes célèbres, arrivés
au terme de cette même routi^ dont M. Simon n'a encore atteint que la
moitié, ont avoué hautement n'avoir trouvé que les vapeurs d'un
mirage , où l'illusion leur montrait de loin une réalité.
Les impressions du voyage infructueux de ces deux philosophes à la
recherche d'une religion renfermée dans les bornes de la raison pure,
seraient la meilleure réponse au livre de la Religion naturelle. Nous
ne pouvons songer à faire ici ce récit instructif. On ne saurait irop
redire cependant, d'après leurs aveux, combien fut douloureuse la
voie que gravirent ces deux âmes d'élite pour n'y trouver que la
déception elle vide, semblables à ces voyageurs qui, parvenus épuisés
au sommet des plus hautes montagnes , n'y trouvent plus d'air respi-
(t) Titre d'un ouvrage de Kaot.
hatubsllb. 71
rable. Jouffroy nous raconte lui-même avec des accents déchirants les
angoisses de la nuit où il évoqua le fantôme du doute. « Ce fut un mo-
ment affreux, nous dit-il, et, quand vers le matin , je me jetai épuisé
sur mon lit, il me sembla sentir ma première vie, si riante et si pleine,
s'éteindre et derrière moi s'en entrouvrir une autre sombre et dépeu-
plée où, désormais, j'allais vivre seul avec ma fatale pensée qui venait
de m'y exiler et que j'étais tenté de maudire; » (') Jouffroy s'était per-
suadé qu'il allait trouver, dans la philosophie, une science régulière
qui le conduirait à des connaissanees certaines , et il avoue qu'il n'y
trouva que quelques yérités essentielles, « plutôt agitées que rigoureu-
sement résolues dans l'école; » Il se mit lui-même à l'œuvre pour
sonder le grand problème de la destinée humaine, mais il ne pensa
jamais , comme M. Simon , qu'on pût facilement le résoudre en éditant
les textes d'un petit évangile philosophique et , dès lors, il disait :
« Ceux-là sont bien aveugles qui s'imaginent que le christianisme est
fini, quand il lui reste tant de choses à faire. Le ehretianisme verra
mourir bien des doctrines qui ont la prétention de lui succéder. Tout
ce qui est prédit de4ui s'accomplira ; inséra la dernière des religions (').i>
Ces paroles nesont pas un amende honorable des dernières années de
la vie de Jouffroy, comme le dit par erreur un savant historien de- la
littérature contemporaine; il tes prononça en fôSO, à la Sorbonne,
dans sa première leçon de morale ^ quand il pensait encore que la phi-
losophie suffirait un jour à l'homme, lorsque, dans les siècles futurs, ^
le christianisme aurait achevé l'éducation de Thumanilé. Mais il sentit
s'évanouir cette-illusion quand , dans ses derniers jours, il vit se ral-
lumer en son âme cette fcH qu'il avait vu s'éteindre avec tant dé
douleur et dont il avait conservé un si haut sentiment dans son erreur
même.
Pendant que Jouffroy, qui devait mourir chrétien, enseignait à la
Sorbonne comment les dogmes finissent , un orateur applaudi du col-
lège de France, type brillant de Torgueil philosophique, passionnait la
foule en annonçant, avec des accents inspirés, le règne sans partage de
la religion delà science. Lerminier vient de mourir emportant dans la^
(1) T. Jouffroy, Nouveaux mélanges philosophiques.
(2) T. Jottifroj, Mélanges philosophiques.
72 .LA BELlGIOIf NATURELLE.
tombe le regret de n'avoir semé qne le doute dans des âmes aa-
quelles il annonçait une croyance nouvelle ; et vaincu, désabusé < il
disait dans4es dernières années de sa vie : « Attribuer à la raison, sans
contact avec une puissance supérieure, les faits primitifs de Fhistoire
du monde , est une affirmation pure pour laquelle il n'y a ni démonstra-
tion, ni preuves possibles ; affirmation altière, que pose le rationalisme,
dans Texaltation de son orgueil, nous le savons par expérience; mais
quMl ne maintient pas sans effort... Oui, pendant longtemps nous avons
cherché Tunité de l'histoire dans Tomnipotencedela raison humaine...
Cependant, à force d'interroger Thistoire des croyances , des idées et
des lois humaines, et de l'étudier dans un temps si fécond en leçons
vivantes, nous avons senti s'écrouler, dans notre esprit, cette orgueil-
leuse et fragile hypothèse (*). »
Ces remarquables aveux d'anciens apôtres de la raison pure, ces
recherches vaines, ces longs efforts sans résultat prouvent assez que
la tentative de H. Jules Simon, que nous avons montré théoriquement
impossible, est en fait impraticable. Il en faut conclure que le rationa^^
llsme ne parviendra jamais à faire de la philosophie une arche sainte
capable de porter l'humanité vers ses immortelles destinées , et que
quiconque veut expliquer la vife présente et tendre avec sécurité vers
la vie future est forcé de prendre passage sqr cette barque naysté^
rieuse de l'Église, qui a pour phare la réyélation qui l'éelmre sur une
mer obscure , et pour boussole la fei qui la guide vers un peint fixe^u
ciel. -
yte JtTLES DE FRANCHEVILLE.
(I) LeraiDier, Bévue contemporaine, ï^ février 1854.
LANCELOT DE LA PÔPELÏNIÈRE
HISTORIEN POITEVIN.
Deuxième partie.
ExamiDOQS maintenant La Popelinière, non plus à travers le nuage
des âges, mais tel que nous le voyons aujourd'hui , face à face, vivant
et pariant dans ses livres, où il revit en effet, avec la société, les
mœurs, les idées de son temp^, avec les hommes qui se sont miis
autour de lui, dans leurs passions, leurs vertus et leurs vices, leurs
belles actions et leurs crimes; étude intéressante certainement et
lÉBù digne d'être traitée plus au long et surtout par une plume plus
habile que la nôtre.
Le premier ouvrage que publia La Pop^inière fut Des Entreprises ei
ruseê de giêerres > tirées de Titalien Bernardin Roque de Plaisance.
Dans ce premier travail, La Popelinière ne fit que peloter en attendant
partie, si je puis m'exprimer ainsi. Lancé avec toute la fougue de la
jeunesee dans la carrière des armes, il s'était singulièrement épr» de
l'art militaire, et lorsque les traités de paix venaient de temps en temps
l'éloigner des ehamps de batailles, il se plaisait encore à faire de la
guerre sur le papier. Dans cet ouvrage cependant l'on ne trouvera rien
qui fasse pressentir le tacticien ; l'âge où la grande tactique devait se
développer était bien loin encore. La Popelinière ne sera donc pas ce
génie qui divulguera ta science future ; son œil ne voit que le passé, il
n'a point la force de pénétrer l'avenir.
L'année suivante, (1572), il fit paraître La vraie et entière Histoire de»
Tnmbies et choses mémorables advenues tant en France qu'en Flandres
et pays arconvoisins, depuis l'an 156% jiÂsqu'à 1570. Cet ouvrage est
bien autrement intéressant que le premier. En le lisant on sent que l'écri-
vain qui « tenu la plume est aussi le soldat qui a pris une grande pari
à presque tous les faits qu'il signale ; car tel est le cachet de couleur
74 LANCBLOT
locale répandue dans sa narration^, qu'on s'aperçoit qu'il a pv^sque
toujours peint d'après nature, et vraiment, comme il le dit dans une de
ses préfaces, — et nous n'avons qu'à le louer de sa manière de faire :
«c J'ai, au profit de tous ceux qui veulent suivre le train Ces armes, si
curieusement dépeint les lieux, villes, châteaux, places fortes, que les
étrangers mêmes se les peuvent représenter comme s'ils étaient pré-
sents. » Et ailleurs, parlant de l'historien : « Je désire, dit-il, puisqu'il
entreprend de réciter les desseins et exécutions d'un général avec les
exploits de son armée , qu'il me représente si les lieux par où il passe
ses troupes en dépit de l'ennemi sont pleins et unis, etc., etc., qu'il me
raconte l'ordre et moyen qu'il a tenus à passer outre, puis, venant
devant la place qu'il délibère enlever, je veux savoir comme il a em-
pêché les provisions des assiégés, commell a campé, placé son artil-
lerie, fait brèche raisonnable , etc., etc. »
Ses contemporains purent trouver ces détails un peu minutieux.
D'Aubîgné,entr'autres, l'en critique amèrement et lui reproche, par
exemple, d'avoir consacré un livre entier au siège d'une abbaye par
deux compagnies seulement ; c'est possible, cependant il faut rendre
cette justice à l'auteur, que s'il entre , comme il le dit, dans ces minu-
tieux détails , il sait au moins les rendre attachants et précieux, pour
nous surtout qui sommes si loin du XVI^ siècle.
Mais ce que l'on peut lui reprocher, c'est l'excessif amour-propre
qu'il affiche en sa qualité d'historien : il ne parle de rien moins que de
réformer la méthode d'écrire l'histoire suivie jusqu'alors , et, à l'en
croire, il n'y a eu que bien peu d'historiens dignes de ce nom. « Son
entreprise est, dit-il , de rendre son histoire différente de toutes celles
qui ont été vîtes par ci-devant. L'antiquité, il est vrai, a fourni quelques
écrivains remarquables ; mais la France, — il ne le dit que la rougeur eu
front, — n'a produit aucun historiographe distingué, des lanterniers seu-
lement, qui, sans aveux et tout fangeux, se sont, avec notre peu
d'honneur, avancés pour entonner leur trompette fêlée de la haute
gloire de nos devanciers. » C'est vraiment, il faut en convenir, de l'in-
justice et de l'outrecuidance que de traiter ainsi Joinvilie, Froissart,
Monstrelet et Commines. Mais que voulez-vous, pour être de quelque
valeur, pour avoir droit à quelque admiration, il fallait alors être grec
DE LA POPELIRIÈBE. 7S
OU rotnain ; et certes, La Popelinière prouve à chaque page è quel
diapason son enthousiasme était monté à Tendroit de Rome et
d'Athènes. Soldat et historien français, c'aurait été pourtant justice de
sa part de rendre homn^age aux grands rois, aux grands hommes de
guerre de son pays, à Philippe-Auguste, à saint Louis, à Duguesclin,
à Bayard; non, il n^en parle jamais; en revanche les Scipion, les Paul
Emile, les César, les Thémlstocle, les Alexandre reviennent à tout
moment sous sa plume.
Le style de la Popelinière, autant qu'on peut Tapprécier aujourd'hui,
oe laisse pas d'être pittoresque , accidenté, rapide; il se ressent toute-
fois du mauvais goût de l'époque , et du peu de développement qu'avait
encore reçu notre langue. L'espagnpl, que Cervantes et Lopez de Vega
venaient" de porter à son apogée, avait nécessairement une grande
influence sur le français , et lui imprimait une allure toute castil-
lane ; on la reconnaît chez tous les auteurs de ce temps , et elle ne s'est
totalement effacée qu'après Corneille , sous la magique influence de
Racine et des autres grands écrivains du siècle de Louis XIV.
Il ne faut pas chercher dans les œuvres de la Popelinière cet esprit
de critique et d'analyse dont nous sommes si prodigues et si avides
aujourd'hui. Comme tous les historiens de son temps , il se borne à
raconter les faits avec plu^ ou moins de commentaires, mais il n'aborde
que bien rarement les considérations philosophiques. Était-ce système
chez lui ? Croyail-il, en restant ainsi dans la simple limite des faits,
accomplir la loi d'impartialité imposée à l'historien , beaucoup plus
sûrement qu'en se laissant aller à des réflexions où le sentiment propre
eût trop percé? C'est possible, mais ajoutons aussi qu'à cette époque
l'esprit d'examen en matière historique ne pouvait poindre encore. Les
questions politiques débattues deux siècles plus tard n'agitèrent alors
que quelques esprits silencieux ; des idées encore inconnues on du
moins très-indécises ,' des aspirafions rares et vagues ne pouvaient
s'exprimer, et, exprimées, elles fussent tombées sans écho. La Popeli-
.nière donc , non plus que tous les autres historiens de ces temps
reculés, ne pouvait comprendre et écrire l'histoire comme Bossuet,
Chateaubriand, Thierry, Guizot l'ont écrite depuis. Au XVIc siècle, le
raisonnement ^ cette arme brillante mais dangereuse que l'homme
76 LANGBLOT
ingrat met si souvent à la disposition de l'esprit du mal, s'essayait
avec emportement sur les questions religieuses. C'était logique, une
victoire lui était en effet nécessaire sur ce terrain, avant qu'il songeât
à attaquer ailleurs ; mais il dormait à l'endroit des institutions poli-
tiques, et ne devaù se réveiller que plus tard.
VEistoire des Troubles^ non plus que l'Histoire de France^ que
La Popelinière fit paraître plus tard , ne fait partie des collections de
mémoires que l'on a formées pour servir à l'histoire de notre pays. Cet
oubli «st extrêmement regrettable. Comprises dans cette collection et
mises ainsi à la portée de tous, ces œuvres remarquables eussent été
beaucoup plus lues, beaucoup plus conjiues, au grand bénéHce des
études historiques. Peu d'auteurs, en effet, ont pris autant de soin des
détails que La Popelinière ; c'est sa spécialité. Où trouvera-t-on , par
exemple, des notes aussi complètes, aussi précises sur les batailles de
Saint-Denys, de Montcontour , de Jarnac? Quel est l'historien, y com-.
pris Montluc et P'Aubigné, qui fasse mieux connaître l'organisation
militaire d'alors ? En lisant ces deux histoires, particulièrement celle
des Troubles , on croit lire le journal quotidien de ces guerres civiles ;
on est à Poitiers pendant le siège , on est à Saint-Michel-en-l'Herm à
l'heure de l'assaut et du sac de l'abbaye; on chevauche avec le capitaine
Piles, on bat en retraits avec Puygaillard. Tous ces traits sont sail-
lants, et cette couleur locale chaudement jetée sur la narration la rend
toujours extrêmement saisissante. Espérons que justice sera rendue à
ces œuvres historiques si intéressantes, et qu'extraites enfin dé quelques
bibliothèques d'amateurs, elle brilleront bientôt au grand jour d'une
publicité trop tardive.
Daqs ses différents ouvrages, surtout dans les Trois Mondes et dans
VEistoire des Eistovres , La Popelinière fait étalage d'une grande éru-
dition , et tombe souvent en plein pédantisme. Dans le premier, il nous
montre à quel degré était arrivée de son temps la science géogra-
phique; il parle de^ l'ancien monde et du nouveau, puis, supposant que,
par delà le détroit de Magellan et de la Terre de feu , il se trouve un
immense continent à découvrir, il encourage les Français à « tenter de
ces expéditions navales dont les étrangers seuls ont eu le mérite jusque
là. » Il fait ressortir aussi tout l'avantage qu'il y aurait à s'approprier
DB LA POPBLINIÈRB. 77
decespays qui pourraient recevoir la « purgatiou de ce royaume. » Il
entrevoyait ainsi les colonies pénitentiaires que nos philanthropes mo-
dernes savent encore à peine organiser aujourd'hui.
Quant à son Histoire des Histoires, publiée en 1599, son but est,
dit-il , ft sur la considération de plusieurs fautes qu'il a remarquées, il
y a plus de vingt ans, en Thistoire^tant des Français que de leurs
voisins, de redresser notre histoire pour L'élever enfin jusqu'au plus
près du point auquel il lui semble qu'on peut la faire monter ; » puis il
fait la revue et la critique de tous les historiens connus. Dans les juge-
ments qu'il porte on reconnaît à chaque page ses bons sentiments et
l'excellent esprit qui l'anime toujours ; un passage sur Machiavel en ^
offrira la preuve , l'auteur s'y dessine complètement : « Machiavel ,
secrétaire de la République de Florence, a dressé l'histoire des Floren-
tins ; on ne peut nier qu'il ait été homme judicieux et qui a bien
remarqué, mais mal jugé les actions des hommes, indiscret et très-
malheureux au reste de s'être voulu moyenner quelque mémoire à
l'avenir par si extravagantes opinions qu'il a semées en ses livres du
Prince et de la Béptiblique, mesmement qu'il dispense d'honneur, de
promesses, serments, foi et tel autre lien de cette société humaine;
car encore qu'elles eussent été vraies, sa petite condition néanmoins
ne lui pouvait acquérir assez d'autorité pour démontrer le commun de
ses avis contraires : moins encore pour la religion , le seul respect de
laquelle si audaciéusement renversé plus que mis en doute mériterait
de faire publiquement brûler tous ses livres, et sont fort mal conseillés
tons les princes et magistrats chrétiens de laisser si dangereuses leçons
pour ordinaires, voire plus recherchées instructions à la jeunesse de
leurs états, d
Si les œuvres de la Popelinière sont entachées d'un certain pédan-
tisme et de cette manie de citer à tout propos les Grecs et les Latins,
accusons en le mauvais goût de son temps , mais sachons estimer ses
récits toujours pleins de faits et d'appréciations justeâ sur les événe-
ments et sur le caractère des hommes. « Car, dit-il, après avoir passé
partons les grades ordinaires, soit sur terre, soit sur mer, en charge
de fanterie comme en conduite de cavalerie ; après avoir été chargé de
négocier les trois paix dernières, j'ai eu assez de moyens de connaître
78 laucblot
ieshomines et lesévénementspourpouyoir écrire rbistoire(*);»et, chose
admirable , il avait un tel fonds de bienveillance, qu'encore qu'il dût
voir les hommes sous un bien triste jour, on ne remarque jamais dans
ses pages le moindre jugement acerbe , la plus petite appréciation pas-
sionnée. Ses œuvres en somme respirent une morale pure et douce, et
jamais les sentiments chrétiens ne s'y démentent. Ces guerres, au
milieu desquelles il fut jeté, il les a en horreur et dans maints passages
U les stigmatise avec énergie. « Tel était, dit-il , le fruit de nos belles
séditions , que malheureux et à tous détestable soit celui qui nous y
voudra remettre I » Et ailleurs : « 0 détestables guerres, ô malheureuses
et non jamais assez blasphémées, infâmes, méchantes, vilaines sédi-
tions françaises ! quelle aveugle fUreur est ceci ! quelle est la On, quelle
est la licence de telles armes ! ne vous semblentr-elles pas assez san-
glantes du sang de cinquante mille pauvres corps au sang et vie
desquels vous les trempâtes aux premiers troubles ? »
La Popelinière a combattu dans les rangs des protestants , mais
a-t-ii écrit une seule ligne pour le succès de leur cause? (Test ce qu'il
serait difficile de démontrer; il avait des amis nombreux et haut placés
dans le parti calviniste, tels que Du Bouchot, Par4eilhan, La Noue;
eh bien! à qui dédie-t-il ses œuvres? est-ce aux hommes de son
parti ? non ! c'est à des Royalistes et à des Catholiques. V Histoire
des Trotibles^ c'est au roi Charles IX, en le suppliant de veiller au
maintien de la paix, en le conjurant de préserver son royaume
de tout accident qui pourrait advenir pour le différent de religion.
Ses Trois Mondes? C'est à HurauU de Cheverni , garde des sceaux ,
conseiller du Roi. Dans cette dédicace , La Popelinière se montre le
familier de ce grand seigneur, et il y dit, « qu'en publiant son ouvrage,
il jie veut pas laisser intégralement périr tant de riches traitsde toutes
science et profession, dont tant de grands personnages s'entre-
tiennent ordinairement à sa table. Il aime à dédier ses devis à celui qui
les a assaisonnés de son bien dire et assurés par la résolution de son
bon jugement. Du reste, il. regrette de ne pouvoir qu'efQeurer des
(I) D'AabIgoé l'appaie de toD témoignage, et dans cette bouche rigide et caustlqoe il
est bon à recueillir. « Son labeur, dlt-ll , est saut pareil , son langage bien français qui sent
rhomme de lettre et rbomme de guerre , comme II s'est signalé et montré tel en trois
sciions dignes de lumière, v
DB lÀ POPBLiniÈIIB. 79
questions qu'il aimerait à approfondir, mais il ne le peut, chargé d'af-
faires par aocident plus que de volonté. »
Ce n'est pas tout; s*il rompait ainsi en visière avec les énergumènes
de son parti, en dédiant son derpier ouvrage au politique Hurault, — et
n'oublions pas que c'est en 1382, alors que son affaire de censure était
des plus envenimées , — il faisait mieux encore en présentant quelque
temps après son Amiral de France à très-haut et très-puissant seigneur
Hessire Anne de Joyeuse, duc et pair et grand amiral de France. Pour
le coup, c'était vraiment porter un défi à ses persécuteurs que de saluer
ainsi le duc de Joyeuse , Joyeuse, ce général des troupes catholiques ,
l^arcelant et combattant sans cesse les forces calvinistes. Joyeuse
qui devait bientôt être le héros du mont Saint-EIoy, fatale journée de
massacre que Centras ne tarderait pas à venger.
Ce penchant irrésistible pour les royalistes, ces affinités toutes
catholiques (') prouvent surabondamment que La Popelinière; ainsi
que beaucoup d'autres hommes d'élite de cette époque, ne voyait plus
au milieu de ces affreux conflits d'autre'salut que dans l'ordre monar-
chique assuré; et nous devons le dire à sa louange, il eut un bien
grand mérite à distinguer ainsi là véritable voie, lui qui vivait au
milieu des rangs protestants, et souvent à La Rochelle, ville toute
républicaine, sans cesse agitée par l'esprit inquiet, orgueilleux et
brouillon de sa bourgeoisie; ne devait-il pas plus naturellement alors,
enchaîné par les préjugés, les antipathies, jurer une haine mortelle,
non seulement aux ligueurs, mais aussi aux derniers Valms, a ces
pauvres fois si diffamés, si calomniés, sur lesquels on se plaisait à faire
tomber toutes les iniquités de ce détestable temps. U se garda bien
de mêler sa voix au concert d'invectives et d'injures que les protestants
fanatiques et les Seize ne cessaient de faire entendre contre Henri m ; il
connaissait trop bien, par sa liaison avec le chancelier Hurault et
quelques autres politiques, les difficultés inextricables où la royauté se
trouvait embarrassée et toutes les embûches dont elle était entourée,
pour venir lui aussi l'affaiblir encore en lui jetant le mépris et Fin*
(1) Ces affloUéB tarent certaioemeDl la cause principale de la persécution que subit
Ca PopeHnlA«. D'Aublgné l'accusa de i'6tre rendu à la Cour , Il le lui dit m6niè en bce ;
mais doit-on regarder son accusaUon couune sérieuse , quand il lui écrit quelque temps
après : « Venez trouTcr le roi ; et là ]e toos prouverai en quel estime et honneur J'ai ceni
qui vous ressemblent. »
80 LANGBLOT DB LA POPSLIHIÈEB.
jure; non, il fut assez sage pour ne jamais attaquer et humilier
l'autorité royale. II la respecta même dans Henri III, qui semblait,
lui , Toublier si souvent. S'il remarqua dans les oscillations gouverne-
mentales d'alors l'absence d'une véritable valeur, il entrevit d'un
autre côté la main de la Provid^ice se plaisant à neutraliser tour
à tour les différentes forces qui se heurtaient, pour fair^ sortir de
ce chaos , châtiment des crimes de cette époque, le règne bienfaisant,
réparateur de Henri-ie-Grand. La Popelinière favorisa de toutes ses
forces ce mouvement providentiel, de concert avec un très -grand
nombre de catholiques, et de catholiques profonds, qui certes
ne mettaient pas inconsidérément en eo^jeu les intérêts de l'Eglise
pour sauver le dogme de la légitimité. Sages et froids et surtout clair-
voyants , ces hommes habiles savaient bien que Henri , ce prince au
grand cœur, à la haute intelligence, comprendrait vite, une fois au
pouvoir, cruels étaient les devoirs d'un descendant de saint Louis,
d'un héritier des fils aines de l'Eglise. L'événement leur a donné
raison; celui qui tient en ses mains, les peuples et les rois avait sanc-
tionné leur politique.
La Popelinière avait compris et accepté leurs espérances, et si,
comme tant d'autres calvinistes qui n'avaient pas la fatuité de croire à
une France^protestante, il prévoyait le retour de son ancien chef vers
le giron de l'église, vers lequel lui aussi H se sentait entraîné, il savait
pouvoir compter du moins sur une saine et large liberté de conscience,
La Popelihièce a laissé son nom à la postérité ; comme historien
surtout il demeurera , car ses œuvres sont de celles, nous le cépétons,
parmi les nombreuses productions historiques de leur temps, qui nous
donnent les documents les plus détaillés, les plus précis sur les graves
événements de la fin du règne des Valois. Marquées au coin de la
vérité, de- l'impartialité , qualités bien précieuses, mais bien rare$
chez les historiens, elles présentent un tableau fidèle de la vie si
troublée de nos pères dans la seconde moitié du XVI« siècle, et^par
les calamités qui les accablent , elles nous prouvent , — et c'est la
morale que La Popelinière se plaij. lui-même à en tirer, — que de
grands châtiments atteignent toujours les peuples égarés loinules voies
de Dieu.
Alfred de CHATEIGNER.
BÉCITS POPULAIRES DES BIBTOITS.
LE RÉCIT DU MENDIANT.
î.
Le vieux paysan, l'Oxoc'/i (père de famille) est assis dans le
coin de la sombre cheminée , sur un large fauteuil en bois noirci et
vermoulu : de temps à autre il pose sa pipe pour causer, puis , après y
avoir introduit une grosse épingle en fer, afiti d'en extraire la cendre ,
il se met à la bourrer lentement de tabac haché, et la rallume aux char-
bons ardents. En face du père de famille, sur un banc de chêne, est la
place réservée au visiteur, à l'étranger, riche ou pauvre.
La fermière attise le feu sous la bassinée de bouillie ou de pommes
de terre : ce sont les seules figures que la chandelle de résine qui
pétille au coin de Tâtre , puisse éclairer d'une pâle lueur. Le labeur du
jour étant achevé , les autres membres de la famille vont et viennent,
agfssent ou se reposent, attendent ou écoutent dans la partie non
éclairée de la pièce. Quelquefois un fumeur sort de l'ombre , s'approche
du foyer, y prend un tison et s'éloigne en allumant sa pipe, cette
compagne chérie du Gornouaillais. Les petits paotred (garçons) ,
s'amusent de leur côté à tresser des chapeaux de paille, et pendant
cela le vieux grand'père raconte les histoires que jadis il apprit aux
veillées de sa jeunesse : on l'écoute en silence, au bourdonnement
timide mais laborieux des rouets que font tourner les filles de la maison.
Un mendiant vient d'entrer, il se met à géhoux sur la pierre du
foyer, souffle vivement sur le feu pour l'attiser, et passe dans la flamme
brillante ses mains maigres et transparentes qu'il y tourne et retourne
tranquillement.
—r Demandez plutôt à Yan-Stard, s'écrie VOzac'h^ si le temps des
choses surprenantes n'est point fini sans retour.
Tome IV. 6
82 LB EÉGIT
Le mendiant roule des yeux sur la compagnie qull n'a pas encore
regardée, puis d'une voix. enrouée :
— Vous l'avez dit, père Yvon , à preuve que le vieux pauvre de
Mellac, mon compagnon cherche-pain {KUtsker-Bara) qui est mort
l'an passé, avait vu un homme tout seul accomplir des^^bosesdonton
ne parle que quand on est plusieurs ensemble. . . et tout de même, je
^e suis pas pressé d'en parler, même en compagnie.
Et le mendiant se tait, en regardant les pommes de terre qui chu>
chottent dans la marmi te.
— Prends donc uuepataU, Yan Stard , dit le fermier, çâ te donnera
du cœur.
Le chercheur de pain obéit de l'air d'un homme qui prend son dû,
épluche la pomme de terre avec ses ongles noirs, et se remet à jaaer
tout en mangeant : — Voici ce que le vieux 'pauvre de Mellac, Perr-
al-Luche, (Pierre-le-Louche) , avait vu de son vivant; et je dois le
savoir puisque c'est moi qui ai fait son testa/ment : à preuve (*) que
j'ai pris dans son sac div-huit sous et six liards , toute sa fortune, et
que selon ses dernières volontés je les ai mis dans le tronc de saiqt
Thurien, la veille de la Chtmdeleur, pour éviter à sa pauvre âme
quelques années de purgatoire... Trois semaines avant de trépasser,
Luche m'avait appris l'histoire que je vais vous raconter. Ecoutez-
bien , vous tous qui êtes en ces lieux.
IL
Un dimanche -^ il y a longtemps, bien longtemps de cela — on
vit venir dans l'église de Scaer, au moment de la procession, unn
den-braz braz (un homme très-grand) qui sans dire gare h personne,
enleva de «a place la grande bannière , quoiqu'elle ne dût pas servir
ce jour-là. Le recteur laissa faire, et Luche regardait aller l'inconnu ,
se disant en lui-même : « Tout à l'heure, quand il faudra passer sous
le porche nous verrons fléchir ce fier à bras^ comme un peuplier sous
le vent d'ouest. » Mais Luche se trompait. L'homme inclina la lourde
(I) tprouf* à preuve. Cétalt le mot do nendiiftt {dialecle d* Fannes).
pUMBSDIÀHT. 83
bannière dont les franges touchèrent le parvis, et Tayanfrelevé comme
une plumé , il continua la procession.
Perr étonné jeta les yeux autour de lui : les paysans contenaient à
peine leur colère ; les femmes étaient tremblantes ; et le i^teur
bégayait ses litanies. . . la messe étant finie, Luohe remarqua que le
Den^Brax passa devant le bénitier, sans y mettre la main.
Bientôt la foule se rassembla sur la grande place deScaér. On voyait
au-dessus des têtes se mouvoir, comme les ailes d'un moulin à vent,
les grands bras de Tinconnu : puis la foule s'écartant tout^*ooup,4l
entra au cabaret. Le meunier de Kemével qui était un erûne buveur
de cidre, achevait sa première e/iopine. Notra homme jeta un écu de
six livres sur la table et dit au tavamour (*) : — Du cidre pour le
meunier et pour moL
Le cabaretier tout abasourdi, se hâta d'apporter deux grands pk^te,
puis deux^ autres, et encore, encore... illktfg/ (bêlas) le pauvre Cari-
nier tomba sous le banc, et le Der^brax, après avoir vidé la dernière
chopine, se leva sans broncher ; puis repoussant du pied Tivrogne de
Kemével, il sortit en sifflant un air qu'on ne connaît pas. Alors le ta/vg/i^
notff, joyeux d'une telle aubaine, voulut ramasser Fécu de six Uvr6s;
mais Luche, qui voyait tout de ses yeux de travers, arrêta vivement
sa main trop avide, et s'écria : — GortoxU^ gortozU (attendez) n'y
touchez pas : 'metter le crible par dessus la pièce et vous verrez
demain....
En ce moment le dernier son de vêpres sonnait dans la tour : grande
fut la surprise des paroissiens quand ils virent notre homme entrer
tout droit dans l'église, se planter au milieu du chœur, derrière les
chantres en surplis^ et entonner les psaumes d'une voix de tonnerre ;
si bien qu'à Magnificat, comme il haussait tov^joure le ton , ni les
chantres, ni le recteur lie pouvaient suivre : mais lui seul continuai!
d'une voix telle que les vitraux disloqués des fenêtres tombaient les uns
après les autres... Les paroissiens sortirent épouvantés.
Il y avait lutte ce dimanche là, sur le placis du bourg, parce que les
lutteura de Querrien avaient dédé ceux de Scaér en les traitant de
(1) raoamotir, lif eraier oa cabcretler.
84 LBBÉaT
bugàU (enfaols). Notre chanteur laissa les paolred-kcUêd (garçons
forts) commencer le bal^ et s'en alla faire-un tour. dans les champs, au
milieu des pâtures fleuries et des blés mûrs , où les jeunes' paysannes
s'en vont après vêpres, les unes devisant entr*elles^ dans ce joli langage
que ne comprennent pas les iuchentil (gentilshommes), les autres
sUsolant pour chercher Vherbe qui fixe le cœar (*). Auprès d'un blé
noir, effeuillant une marguerite, il rencontra une jolie fille qu'il con-
naissait apparamment, car il lui dit : — Barbane, celui qui lient ton
petit cœur n'est pas ici... Yan kaer (le beau Jean) est à lutter contre
ceux de Querrien ; et ce soir il sera meurtri, \epaour'ke% (pauvre chéri).
La paysanne fit entendre un gémissement plaintif, l'homme se
rapprocha d'elle et lui parla à voix basse... Tout^à-coup elle poussa un
cri d'horreur et s'éloigna en pleurant.
— Allons, allons, fit le den-braz, en serrant les poings, tant pis
pour eux. — Etil reprit le chemin du bourg , en marmottant des
paroles sinistres.
La lutte était sur le point de finir : le vainqueur de tous, Yan kaer,
allait détacher de l'arbre les prix qui lui appartenaient, lorsque le cten-
braz r^rrèta en lui touchant l'épaule. Le jeune homme tressaillit^ la
vue de ce nouveaa combattant : mais "ses camarades crièrent auprès
de lui :
• • Stard, stard — (') et il se prépara à bien faire. La lutte fut
terrible ; par malheur Yan était trop fatigué pour résister longtemps.
Son adversaire le saisit à bras le corps, le serra d'une étreinte funeste,
et quand il ouvrit les bras, le fiancé de Barbane tomba sur la poussière :
il était mort
Un murmure de fureur gronda dans la foule, à cette vue; mais l'af-
flux lutteur promena sur l'assemblée un regard de défi , et saisissant
les prix destinés au vainqueur, U disparut dans le chemin creux.
Or ce soir là, Luche se renditii la ferme de Kercadou. Tandis que
l'on causait des événements du jour, et surtout de la mort cruelle
d'Yan kaer, on vit entrer soudain le den-éra» lui-même. Son aspect
glaça d^effroi toute l'assistance; il souhaita le bonsoir d'un air qui ne
(I) louxou à karantex , mot I mot: l'berbe de l'amonr.
l't) Stard, eiprcMlon pov encoanger.
DU mbudiart. 85
fait pas rire, et s* assit à la meilleure place du foyer. Le tailleur d'El-
liant, qui était un fameux disréveUer, raconta pour distraire son monde
une histoire assez bien tournée , quoique sa langue fût un peu embar-
rassée à la fin. Mais après lui le den^az prit la parole, et son récit
fut merveilleux, à preuve qu'il fit rire, trembler et pleurer (•).
Ce n'est pas tout : voilà qu'alors un pauvre pèlerin voyageur entra
dans la maison. Il s'approcha du foyer en disant ses prières : pp|s il
parla des scandales de la journée, des vêpres, du cabaret, de la lutte
meurtrière, et sans faire attention au den-brax dont les dents grin-
çaient, il appela la vengeance d'ann Aotrou Doué (du Seigneur Dieu)
sur tant de péchés. Le coupable se leva rouge de colère, et menaça le
voyageur de son poing fermé. JéeusJ à ce moment le pèlerin fit le signe
de la croix, et l'on vit bien ce qu'il était à la lumière brillante qui se
répandit autour de lui : non plus un pauvre mendiant, mais un servi-
teur de DieUf un grand saint, celui qui tient les clefs du Paradis, Pierre,
saint Pierre lui-même! Tous les assistants étaient tombés à genoux;
Pierre leur dit : JieleT>eX'VOW. —Alors, à la place où était \eden-brax,
ils ne virent plus rien, — rien, si ce n'est sur la terre un parchemin
qui sentait le roum^ couvert de signes noirâtres avec une croix rouge,
preuve que c'était un drouk-epéred (esprit de l'enfer)....*
0 chrétiens, ajouta le mendiant d'un ton inspiré, fuyez ceux-là qui
font partout plus de bruLt que les autres ; car s'ils sont un jour les pre-
miers par la permission du Seigneur Diteu, bientôt leur fausse gloire
s'en ira en fumée comme celle du den^ax.
— Et reçu de six livres du cabaretier de Scaër , hasarda timide-
ment un petit garçon ; drtes-donc, Yan-Stardik, la pièce es^-ette restée
sous le crible?
Le mendiant regarda de travers V'enfant .dont la simplicité le ren-
versait, pour ainsi dire, du piédestal où il se croyait monté. Il répondit
pourtant en voyant sourire le vieux fermier :
— La pièce... la pièce a fait un trou dans la table, pour retourner
en en fer où s'en va le bien mal iM^quis.
E. DU LAURENS DE LA BARRE.
(1) Ce sont les cimdiUoDB d ao récit bien bit.
CHRONIQUE.
SoBMAiAB. — I. Symbole infidèle (Tim peuple fidèle , ou une colonne et
deux bètes, dont un beau sujet de girouette. — II. Les Jardins de
Yûihé DeliHe. — Le Jardin du racines grecques, — Le jardin et lo
cabaret. — Notice pomologique, par M. Jules de Liron d*Airoles. —
III. Approbation de Rome Chrétienne , de M. Eugène de la Gournerie,
par M<' rÉvèque de Nantes. •— IV. Etudes historiques, de H. de la
Rochemacé. — La Vierge de Crozon et le prêt à intérêt , légende spécia-
Itment dédiée^ aux ban^iers israélites. — Guirroarocb de Saint-Pern. —
Le Champ de Mai et la vieille constitution de la Franee. — V. Nécrologie ;
H. de Mondoret.
Au risque d'être traité par vous de radoteur, je viens encore, cber
lecteur, tous reparler aujourd'hui du monument de Saint-Gast. Je vous
en ai dit l'occasion et le but: je vous ai parlé du concours ouvert à ce
sujet entre les artistes bretons; et je dois noter ici que , bien que ce
concours se soit ouvert en Bretagne et dans la ville de Dinan , siège de
la commission du monument, c'est néanmoins à Paris que s'est fait le
choix du projet destiné à être exécuté. Si bizarre que soit ta chose , elle
semble certaine, et peut, an reste, servir à expliquer une autre singula-
rité que vous allez voir tout à l'heure.
L'auteur du projet "choisi est on architecte nantais, M. Bourgerel.
Le projet consiste en une cohMine de granit; haute , avec son soubasse-
ment, de 19 mètres, et surmontée d'un groupe « qui doit être coidé en
fonte de fer, représentant on léopard (l'Angleterre) terrassé par un
lévrier (la Bretagne). Le talent professionnel bien connu, de M. Bour-
gerel défie mes critiques comme mes éloges,. et répond suffisamment de la
beauté architecturale du monument. Hais son projet , je le déclare , n'en
renferme pas moins une monstruosité : c'est ce lévrier donné pour sym-
hole de la Bretagne, et contre lequel la Bretagne entière ne peut manquer
de protester. Où a-t-on vu que le lévrier ait jamais représenté la Bre-
tagne , à un titre quelconque? Je sais bien que, sur l'écu moderne de la
ville de Vannes, une bévue des plus grossières a substitué, depuis
quarante ans, une raide et insignifiante levrette à la vieille hermine tra-
ditionnelle; mais notre excellent et savant ami, M. Alfred Lallemand,
vient justement tout i l'heure, dans son Annuaire de 4858, de Taire
GHRONIOVB. 87
complète juslice de celie méprise; quand même, d'ailleurs, la levrette
aorait autant de droit qu'elle en a peu de rester sur le blason de Vannes,
pourquoi à Sainl-Cast les armes de Vannes ? — Je ne trouve dans notre
histoire de Bretagne qu'une seule tradition , vraie ou fausse , où le lévrier
figure. Je ne sais plus quel chroniqueur raconte que , Je 29 septembre 4364,
jour de la' bataille d'Âurai, livrée entre Jean de Monfort et Charles de
Blois, compétiteurs au duché de Bretagne, le lévrier de ce dernier
prince , voyant la chance des armes tourner contre son maître^ l'abandonna
Cont à coup , et se précipitant vers rennemi , s'en vint tout empressé y tout
lialetant, lécher les mains du vainqueur. M'est avis que ce lévrier, si leste
à phinter là l'infortune pour suivre le vent du succès , serait un beau sujet
de girouette, et figurerait parfaitement, commet pièce pHncipale, dans le
bbson d'ime quantité iacalcttlable de nos braves contemporains. Nais la
Bretagne — on le lui a souvent reproché — la Bretagne est en arrière de
son siècle, elle s'est attardée , sottement sans doute mais obstinément, au
sentier quasi-désert de l'antique honneur et.de la samte fidélité.... — eC
▼our ne trouvez rkn de mieux , maintenant , à lui donner pour symbole
que ce lévrier si dévoué, si fidèle à la victoire. Dans ce préUmda
symbole , notre vieille province aurait le droit de voir une insulte. Lom
de moi l'idée d'en rendre responsable le digne architecte ! Mais quel est
le but des concours, des jurys et des juges, sinon d'éviter ou de rec-
tifier de pareilles méprises?
Ce n'est pas tout, me dira-t*on peut-être, de critiquer: il faut remplacer.
Vous critiquez le lévrier; pourtant si vous aviez par hasard l'idée de lui
substituer l'hermine , songez qu'un si petit animal terrassant un léopard
serait arehi-ridicnle. — D'accord; mais est-il donc véritablement indis-
pensable de planter deux bètes sur celte colonne? Pour moi, — on aura
beau dire — jamais on ne me persuadera que ce soit une place commode
pour un combat d'animaux; et quiconque çn levant la tète, verra ces
deux quadrupèdes se diamailler sur cette étroite plateforme n'aura rien de
plus pressé que de s'en éloigner , crainte de recevoir les deux champions
sur le nez. Qu'on élève sur une colonne une statue au repos , une grande
et majestueuse image qu'on ne peut présenter de trop haut à la véné-
ration- des hommes, rta de plus naturel et de plus convenable; mais
suspendre entre ciel et terre une lutte d'animaux sans ailes, même quand
ces aptères sont des symboles, cela me semble beaucoup moins heu«
reux. 8'tl faut absolument donner mon avis , je voudrais sur la colonne
de Saint-Gast une haute et fière statue de la BreUgne, couronne ducale
en tête, une main sur son glaive et de l'autre -brandissant, dans la direc-
tion des côtes d'Angleterre , sa vieille et vaillante bannière. N'ayez crainte :
du pied même de la colonne , les plus myopes la reconnaîtraient à sa
noble hermine et à son geste vengeur !
88 CRRONIOtE.
— A ridslanl même, nous recevons de M. A. de Bardiéléiuy uq arlide
bibliographique , qui paraîtra prochainement , et où notre collaborateur
critique , ile son côté , quoique plus brièvement et en passant , le choix
inexplicable qu'on est allé faire du lévrier pour symbole de la Bretagne
sur^e monument de Saint-Cast. —
II.
A ce moment de Tannée où, pour parler comme notre Brizem^
totU fleurit, tout embaume, il ne paraîtra pas inopportun de parier
des jardins et d'un livre spécialement composé pour leur plus grande gloire
et prospérité. N'allez pas croire, je vous en supplie, qu'il entre dans
mes intentions de vous faire promener à travers les Jardins de ce bon
Delille. Hélas ! ils sont déserts depuis bien des années ! — Pardonnez-moi
cet alexandrin qui m'échappe ; c'est si naturel en parlant d'un poète. —
Pour ma part, je le confesse en toute humilité , je n'ai jamais eu le cou-
rage de m'aventurer dans ces jardins Ak^ et je suppose que, négligés
comme ils le sont , on aurait grand'peine à s'y frayer un passage : les
herbes et les ronces en ont sans doute transformé les allées et les parterres
en prairies et en fourrés passablement inextricables. Pie troublons donc pas
leur solitude.
Ce n'est pas non plus — Proh DU immor laies I — dans le Jardin des
racines grecques que je prétends vous introduire : ohl celui-là . force m'a
bien été de le visiter; — et vous, cher lecteur? — et grâce à )ui j'ai senti
admirablement la vérité de l'adage que nous avons tous appris dans
Lhomond : Les racines de la science —- ou de la langue grecque — sonl
amères. Si les fruits en sont doux, j'ai le malheur de ne le savoir guère,
n'en ayant janrais beaucoup cueilli et goûté ; aussi ne suis-je point exposé ,
comme Vadius , à m'entendoe dire par quelque Philaminte de notre temps :
Quoi! Monsieur sait du grec? Ah ! permettez, de grâce,
Que, pour l'amour du Grec, Monsieur, on vous embrasse K.
Non , je veux parler des véritables jardins , de ceux qui verdissent et
s'étalent au soleil, comme il y en a tant aux ahirds de notre bonne ville
de Nantes. Riche ou pauvre , chacun a le sien , — excepté cependant votre
très humble serviteur , qui se contente de se dresser sur ses pieds et de
jeter un coup d'œil par dessus les murs, quand leur élévation le lui permet.
Ma foi , je le déclare , au risque même de paraître tomber dans l'idylle
sentimentale , rien ne me réjouit comme de voir ces familles» dispersées
dans des enclos quelquefois bien exigus, arrosant, taillant, sarclant ou
bêchant, et se reposant par I& des labeurs du jour ou de la semaine.
0 l'heureux symptôme et la saine récréation ! Le jardin me semble mora-
lisateur à ce point , que j'accorde de prime-saut et mon estime et ma cou*
CHROniQUS. 89
fiance à l'honnéle ouvrier que je trouve , le dimanche soir, revenant avec
sa femme el ses enfants chargés de fleurs , du petit coin de terre qu'il loue
sur ^ses économies. Quelle bonne journée, il a passée en compagnie des
siens ! quel air pur U a respiré àf leins poumons ! Cela ne lui vaut- il pas
bien , je vous prie , les chansons égrillardes , pour ne pas dire plus , et les
vapeurs malsaines du cabaret?.... Ce n'est pas lui , je vous l'atteste, que
vous rencontrerez, le lendemain , hurlant au coin des rues, bras dessus,
bras dessous avec (Quelques ivrognes qui se sont bien gardés d'observer le
dimanche, mais qui seraient au désespoir de ne pas fêter dévotieusement .
leur abominable patron, saini Lundi, — saini Lundi, ce fléau, cette
ruine de tant de malheureux ! .
Mais suspendons le cours de ces divagations qui nous écartent par trop
du sujft : aussi bien me criez-vous déjà , cher lecteur, comme Dandin à
l'Intimé :
Au fait , au fait , au fait !
Avec l'Intimé je vous réponds : — Voici le fait ! — Habitant la ville
ou la campsgne, et plutôt celle-ci que celle-là, si vous êtes un amateur
des jardins et si vous avez le privilège d'en posséder et d'en gou-
verner un , vous ne vous contentez pas assurément d'y cultiver les fleurs
et rien que des fleurs , mais aux fleurs vous joignez les arbres fruiiiers :
utile, ou mieux duicedulci. Vous n'ignorezpasque le choix est difficile entre
les bons et les mauvais arbres ; — tout comme pour les hommes ; l'apparence
est si trompeuse ! — Vous ne seriez pas fâchée sans doute de pouvoir les
distinguer à coup sûr et à première vue ? Eh I bien , je veux vous indiquer
un traité qui se charge de vous tirer d'embarras ; c'est la ^oiice porno-
logique, de H. Jules de Liron d'Airoles , dont le mérite vous sera suffisjm-
ment démontré par les appréciations de deux hommes plus compétents
qu'un pauvre chroniqueur, assez peu expert en pareille matière.
-« La Notice pomologique , dit M. le docteur Delamarre . dans son rap-
port à là Société Académique de Nantes , forme deux ouvrages distincts.
Le premier porte pour deuxième titre : Liste synonymique historique des
diverses variétés de poiriers anciennes, modernes el nouvelles. Dans ce
premier travail , l'auteur cherche à simplifier la classification des nom-
breuses variétés de poiriers, en réunissant au nom primitif le plus grand
nombre des synonymes qui s'y rattachent. C'est cette partie de son travaU
qui a nécessité toutes ces recherches ardues, fatigantes, ennuyeuses, dont
nous avons parlé plus haut, et dans lesquelles il a développé autant de
patience que de sagacité.
« V Histoire de V arboriculture fruitière, qui forme la première partie
de l'ouvrage, et lui sert d'introduction, renferme des chapitres aussi curieux
qu'intéressants : Columelle, Olivier de Serre, La Quinlinie , Duhamel du
Monceau , viennent tour à tour exposer quelques-uns de leurs principes sur
90 CHRORIQUE.
cette partie de la science ; puis, chacun nous offlre la curieuse noiiieiiek*
ture des priocipales variétés cultivées de son temps. »
« La seconde partie de Touvrage de M. d*Âiroles , — c'est M. Léon
Siraudinqui s'exprime ainsi, dans son rapport à la Société d'Horticolture
de Mâcon : — la seconde partie'de l'ouvrage de H. d'AiroIes, la plus inié-
ressante selon nous, est celle qui a trait à la synonymie historique iles diver*
ses variétés de poiriers. Toutes les poires ne peuvent pas revendiifuer une
origine aussi nohle que celle du Bon-€hrétien ; néanmoins , d'après Pline ,
€olumet1e, Olivier de Serre et La Quintinie, les Romains étaient assez riches
en es|)éces fruitières. Seulement» il n'est plus possible aujourd'hui d'établir,
une corrélation entre les noms anciens et les nouveaux. Dans un steeple*
chose à travers la France, emporté par l'amour de son art, M. d'Airoles
visite nombre de provinces, va aux informations sur les lieux d'origine de
tous les fruits connus, enregistre les noms des obtenteurs et des promo-
teurs de chacun d'eux, provoque les investigations des amateurs, se met
en relation avec les pomologues les plus distingués , et consigne, dans
un livre très-précieux pour la science » le travail , de beaucoup le plus
complet qui ait paru jusqu'à ce jour, sur la synonymie historique des di-
verses variétés de poiriers. Voilà une belle entreprise, qui n'a pas seule-
ment pour effet, comme le dit avec trop de retenue M. Jules d'Airoles, de
jeter un pont sur les rives de l'incertain, mais d'apporter le flambeau de la
science dans la partie la plus intéressante de l'arboriculture fruitière.
H. d'Airoles fait suivre sa liste synonymique d'une table des fruits à
rétude. où chacun est convié d'apporter son contingent d'observations et
peut venir en aide à l'édiflcation du monument si courageusement entrepris
pour le culte de la Pomologie. »
111.
La chronique du mois dernier; où je me plaignais d'être réduit au
silence à l'égard de la Rome Chrétienne de M. Eugène de la Goumerie,
ne vous était pas encore parvenue qu^une bonne nouvelle me consolait de
mon mutisme forcé. Je me hâte de vous la transmettre, bien persuadé que
vous ne vous plaindrez pas de me voir rendre tous les honneurs dont je
suis capable à un ouvrage qui en est si digne. Les bons livres , par le temps
qui court, ont droit à des égards exceptionnels. Ainsi l'ont pensé,
entre autres, S. £m. le cardinal Moriot et Ms' Tévèque de Poitiers,
— qui ont adressé à notre ami deux lettres des plus flatteuses pour lut et
pour son œuvre, — et, avant eux. M»' l'évêque de Nantes, qui s'est plu à
signaler de sa main les mérites éminents de Rame Chrétienne , dans une
précieuse approbation , dont on nous permettra de citer le texte :
GlUOiaOUB. 91
« Ahtoihs-Mattuias-Albxaiidrb JAUUEMfiT, par la miséricorde de
Dieu et la grâce du S:iint- Siège aposlolique , Évêque de Nantes ,
» Nous avons approuvé et approuvons par ces présentes l'ouvrage
composé par M. Eugène de la Goumerie, sous ce titre : Borne Chrétienne
(2* édition). Nous ^ avons trouvé t avec une doctrine toujours saine et un
grand amour de l'Eglise , une érudition sagement contenue , une appré-
ciation exacte des faits , des personnes et des clioses , un style pur et simple
qui rappelle les beaux temps de notre littérature française. Nous recom-
mandons la lecture de ce livre comme préparation au voyage de Rome
pour ceux qui auront le bonheur de faire ce pieux pèlerinage , et comme
un dédommagement précieux pour ceux qui ne peuvent (|ue saluer de loin
la ville étemelle de leur amour, de leurs vœux et de leurs regrets.
» Donhé i Nantes, le 48 mars 1858.
t ALEXANDRE, Évâque de Nantes. »
IV.
Il y a bien des manières d'écrire lliistoire et sur l'histoire. Les uns
écrivent uniquement pour raconter, scribilur ad natrandum ; ils rhabillent
au goût du jour des récits déjà connus ; c'est la tâche la plus facile à mal
faire et la plus difGcile à faire bien. Les autres veulent surtout prouver ,
scribilur ad probandum ; ils veulent démontrer la vérité de faits avant
eux inconnus ou la fausseté d'événements tenus jusqu'alors pour vrais ; c'est
le lot de l'érudition , où la foule — - j'entends la foule lettrée — ne voit le
plus souvent qu'un casse-tête chinois, et parfois, il faut bien le dire, la
foule a raison. Les èrudits sont prolixes et assez sujets à desserrer volume
sur volume, à entasser des montagnes d'arguments, de textes, de dits et
de contredits , pour aboutir à des résultats qui , de quelque point de vue
qu'on les envisage , sont du plus mince intérêt. Combiner ces deux mé-
thodes , prouver en racpntant , introduire dans son récit des faits nouveaux
dont le récit même développe la preuve , ou encore grouper des faits déjà
connus de manière à en tirer des conclusions neuves et à répandre sur
Fépoque qu'on examine une lumière nouvelle, propre à révéler le vrai sens
des hommes , des choses , des institutions : voilà sans doute la meilleure
méthode, mais non pas la plus facile. C'est à elle que se rattache l'ou-
vrage de H. de la Rochemacé , intitulé : Études sur le culle druidique et
Vélablissement des Francs et des Bretons dans les Gaules (*). Pour fixer
encore mieux les idées, en citant un livre que tout le monde connaît, je
dirai que le mode d'exposition suivi par M. de la Rochemacé rappelle fort
— salva di/ferentia —celui de M. de Chateaubriand dans ses Discours
f !î Rennes , topr. de Catel , i«5«. i toi. gr. in-8» , prix 3 fr.
92 CllBOlIlQtB.
OU Éludes hisloriques. Je reproche seulement à M. de la Rochemacé d'avoir
mis ou laissé mettre en si gros caractères , sur son titre , ces roots roalen-
contreux de Cuite Druidique qui attirent d'abord les yeux , mais non l'in-
térêt , après toutes les ennuyeuses fariboles dont ces malheureux druides
ont été chez nous la cause ou le prétexte. Et dans lé fait , M. de la Roche-
macé s'occupe de bien d'autres choses que des druides, et d'eux même
il ne s'occupe que sommairement. JSn réalité il étudie les origines de la
société française et bretonne : lians son premier chapitre» les Gaulois, y
compris les druides dont il n'est question que là ; — au deuxième, les
Rretons ; — les Francs des deux premières races dans le troisième ; — et
dans le quatrième l'organisation du moyen âge féodal. Les chapitres V et VI
sont moins une suite des chapitres précédents qu'une double note complé-
mentaire, sur la Notice des dignités de i* Empire et sur la langue celtique.
L'ouvrage de M. de la Rochemacé est fait avec conscience, et l'auteur
aurait le droit de dire : C'est icy tm livre de bonne foy, lecteur. C'est de
plus un livre d'une lecture facile , que je recommande sans crainte i tous
ceux que les banalités historiques répandues dans les abrégés en vogue
ne suffisent point à satisfaire, et qui pourtant ne se sentent pas le courage
d'aborder les ouvrages d'érudition proprement dits. M. de la Rochemacé,
je le dis tout de suite , ne me semble pas avoir voulu ajouter à la somme
des notions déjà acquises à la science ; mais il les a résumées avec clarté et
fidélité , avec une élégance pittoresque et agréable , substituant volontiers
quelque récit dramatique à un texte inanimé ou à un sec argument; et, de
plus, il en a tiré des considérations souvent ingénieuses et toujours justes
sur la portée sociale des institutions qu'il examine. A ce point de vue son
chapitre IV, relatif à la féodalité et à l'organisation sociale du moyen âge ,
me semble particulièrement remarquable.
Je dois pourtant ici faire une réserve, non sur ce chapitre IV mais sur
le cliapitre II , où l'auteur, en s'occupant de nos origines bretonnes, a eu
le tort de se laisser abuser par le système de l'abbé Gallet — Conan
Mériadec et sa séquelle, — malgré l'état de ruine complète où ce système
gît aujourd'hui. Mais c'est vraiment là le seul point où M. de la Rochemacé
se soit écarté des meilleures notions présentement acquises par la saine
critique sur l'histoire des origines de la société française. En revanche ,
comme il a bien exprimé (au chapitre IV) le génie de la vieille Bretagne ,
sa force et sa douceur , son énergie et sa charité ! — sa charité si bien
peinte, entre ^autres , dans la légende suivante, que M. de la Rochemacé
rapporte et que je ne me rappelle pas d'avoir vue ailleurs : — « Un pauvre
» viedlard manquait d'orge pour semer son champ : il entreprend un pèle-
*» rinageà la chapelle de Notre-Dame-Port-Salut, prèsCrozon. Il arrive à la
I» porte , elle est fermée ; il fait sa prière et demande à la Vierge un sac
» d'orge, qu'il lui rendra au double après la récolte. La porte s'ouvre
» seule. La chapelle est remplie de sacs d'orge; il en prend un et sème
CHBOBtlQtB. 93
» son champ. La récolte est. magnifique. Il retourne à la chapelle, portant
• les deux sacs qu'il a promis. Arrivé à la porte, il en dépose un et porte
» Tautre dans la chapelle. Après avoir rendu grâces , il sort pour chercher
» le second sac ; mais la porte se referme et il fait de vains efl'orts pour
• rentrer. Il comprend alors que la Vierge aime à secourir ses amis . mais
» que jamais elle ne prête à intérêt (p. 489). »
Comment voulez- vous, d'ailleurs, qu'au siècle de civilisation boursico-
tière dans lequel nous avons le malheur de vivre , un pays où fleurissent
de telles légendes , qui les aime , qui les garde et qui les trouve belles , ne
soit pas considéré comme une contrée sauvage? Ces dignes civilisés, pour
prouver notre barbarie , citent souvent la dureté de notre vieille langue
bretonne qu'ils ne savent pas prononcer, et la sauvagerie de nos noms
qu'ils ne comprennent pas. Je ne doute pas, par exemple, que le nom de
Guirmaroch, cilé par M. de la Rochemacé (p. 484), ne leur semble pour
leur thèse un merveilleux argument. — Guirmaroch ! oh, ce nom I aïe ,
mes oreilles ! Peut-on s'appeler Guirmaroch sans être Iroquois ? — Ué ,
messieurs . si vous saviez la signification de ce nom , peut-être vous sem-
blerait-il moins risibie. Guirmaroch vieut dire à la lettre le Vrai Chevalier
(guir^ vrai; maroc ou marec^ chevalier). Ce Guirmaroch vivait au XI*
siècle ; c'est le premier auteur connu d'une vieille et loyale race conservée
jusqu'à nos jours , qui jusqu'à nos jours s'est montrée et se montre digne
du noble et chevaleresque baptême qu'elle a ainsi reçu dans le nom de son
premier chef (^). 11 nous semble que ce nom vaut bien ceux de Mirés,
Millaud , Pereire ou Rothschild , qui brillent tant aujourd'hui dans le ciel
de la Bourse , — ce centre , principe et fin de toute la civilisation moderne.
Encore une petite chicane — la dernière de toutes — à M. de la Roche-
macé , et j'ai fini. Il s'agit des assemblées nationales , dites champs de
Mars et de Mai , si connues sous la première et la seconde race de nos
rois. — Je ne suis aucunement du nombre de ces «hommes monarchi-
• ques qui, à une époque peu éloignée de nous, avaient entrepris de faire
» en France de l'ordre et de la slabihté avec de la démocratie , » et
voulaient s'aider, dans cette entreprise, des souvenirs plus ou moins bien
compris de nos vieur champs de Mai. Ce n'est même pas, selon moi,
dans ces assemblées qu'il faut rechercher le principe de la liberté tradi-
tionnelle, si forte etsivivaee (comme on sait) dans la constitution histo-
rique de la France avant la révolution autocratique accomplie par
Louis XIV. Mais je trouve pourtant que M. de la Rochemacé ravale un
peu trop ces fameux champs de Mai et de Mars, quand, d'après un seul
passage d'une chronique anonyme , il n'y veut voir « qu'une réunion de
• sujets dévoués , oflrant au roi non la fortune publique mais des dons
• personnels, j* ci surtout rien qui ressemble à une assemblée délibé-
(i) GatrmiToch est la Uge delà bmllle de Saint* Pern.
94 CHBONIQUK.
rante (p. 170). Gela, aussi, c*est 4rop peu. Voici, d'après Âdalhard*
parent et^ conseiller de Charlébagne, et d*après Hincmar, ardievéque de
Reims en 882^ qui répète et qui confirme Adalfaard (*) , voici quels étaient
au juste le rôle et la fonction de ces champs de Mai :
« C'était Tusage du temps de Gharlemagne (dit Hincmar) de tenir
» chaque année deux assemblées, ^ans Tune et dans Tautre, on soiimet-
» tait à Vexamen ou à la délibération des grands les articles de loi nom-
1» mes capitula, que le Roi lui-même avait rédigés par rinspiratioii de
•• Dieu, ou dont la nécessité lui avait été ipanifestée dans Tintervalle des
)• réunions. Après avoir reçu c6s communications, ils en délibéraient, un •
» deux ou trois jours , on plus , selon l'importance des affîiires. Des mes-
» sagers du palais^ allant et venant , recevaient leurs questions et rap-
» portaient leurs réponses ; et aucun étranger n'approchait de leur réunion
» jusqu'à ce que le résultat de leurs délibérations pût être mis sous les
>» yew^ du prince, qui, alors , avec la sagesse qu'il avait reçue de Dieu ,
* adoptait une résoluiion à laquelle tous obéissaient. Les choses se
» passaient ainsi pour nn, deux capitulaires, ou pour un plus grand
p nombre , jusqu'à ce que , avec l'aide de Dieu , toutes les difficultés du
» temps eussent été réglées. »
. 11 sort clairement de là que Gharlemagne n'était pas un roi constitu<*
liimnel à l'anglaise ; il ne recevait point la loi des assemblées du champ
dé Hai : mais il soumettait pourtant à leur examen , à leur délibération ,
toutes les mesures importantes qu'il méditait, et nul doute qu'il ne tint
compte « la plupart du temps, des observations et représentations que
soulevaient ces mesures. G'était donc vraiment autre chose et vraiment bien
plus qvi* une réunion de sujets dévoués, offrant au roi des dons per"
sonneU. G'était une grande institution , tort enracinée au cœur des
Francs , par où , sans prétendre imposer un joug au prince , la dasse la
plus intelligente de la nation exerçait une véritable et sérieuse inter^
vention dans le règlement des affaires publiques. C'était la trace de l'élé-
ment libéral , le germe déjà développé de cette liberté sage et forte, que
M. de la Rochemacé reconnaît pour être aussi essentielle que l'autorité
royale elle-même dans l'intime constitution de la société française, quand,
vers la fin de son livre, à propos de l'administration romaine dans les
Gaules, il écrit:
« Ce mode d'administration , fidèlement transmis par la Notice de l'Em*
t» pire , fut adopté par ses vainqueurs. Mais dans l'énumération de dignités
» créées dahs l'intérêt de la domination romaine, vainement on cherche'
• rait les traces d'une institution protectrice des peuples, ou le contrôle
» d'une autorité d'autant plus illimitée qu'elle s'exerçait phis loin du
•» centre de l'Empire et des regards de son chef Ces réitexioRs , sug-
(I) Kn son traité De Ordine Palatii ; je dte 1a tradactlon de H. Gubbot.
GHRonrouB. 95
» gérées par la Notice (le TEmpire, peuvent s'appliquer à nos sociétés
» modemesT chez lesquelles les hauts fonctionnaires ne redoutent d'autre
» censure que celle de ministres disposés à approuver les actes accomplis
• sous leurs auspices , et trop souvent inspirés par leurs caprices. -^
» L'Empire romain succomba sous les efforts des barbares , mais aussi
» par ses excès. Les républiques de la Grèce et les grahds états des^
» potiques de l'Asie avaient fatalement subi le même sort. En tous lieux
» et en tous temps » on remarque cette tendance constante de la puis*
» saoce souveraine à dépasser les limites protectrices du pouvoir , et tous
• les états , quel que soit le mode de leur constitution , viennent se briser
» à cet écueil. Nous avons rappelé les crimes de Louis XI , nous passons
» sous silence la perfldie exotique de Gharies IX, la tyrannie réfléchie
« de Richelieu, les turpitudes de la Régence. Sous le règne glorieux de
» Louis XiV et sous le règne décoloré de Louis XV, nous citerons des
•^ actes, dont le dernier surtout contribua à ébranler une monarchie vive-
m ment attaquée vers son déclin. L'orgueil et la tyrannie des ducs de
» Ghaulnes et d'Aiguillon suscitèrent en Rretagne d'énergiques résts-
» tances (p. â30 et23f ) » — - De là, l'auteur-passe à la Révolution, â
la république de 93, puis aux divers régimes que nous avons vu passer
depuis soixante ans. Sur ce terrain je ne puis le suivre ; mais par son
ferme langage , il prouve une fois de plus que les fidèles serviteurs de la
vraie monarchie sont aussi. les amis les plus certains de l'honneur national
et de la vraie liberté.
Louis DE KËRJEAN.
La ville de Guérande assistait , le i*' juillet dernier , à une triste et pieuse
cérémonie. Une vie de 84 ans , remplie d'honneur et d'héroïques sacri-
fices, venait de s'éteindre au milieu d'une population fidèlement attachée
à tout ce qui est grand, k tout ce qui est vrai, dans l'ordre moral et poli-
tique. C'est l'étemel honneur de la Bretagne que ce culte instinctif dont elle^
entoure les hommes d'élite qui s'élèvent sur son sol privilégié , quand ils
savent résister aux tentations de la fortune et des honneurs qui séduisent
les âmes vulgaires , et restent debout dans leur honneur et leur vieille foi
au milieu des défaillances publiques.
M. de Hondoret était un de ces hommes.
Né en 1774^ il fut élevé an collège de Juilly. A 47 ans il emigra (en
47M). Dès l'année suivante on le trouve dans la cavalerie de la coalition
bretonne, armée du centre. En 1795 il est nommé adjudant dans le régi-
ment Du Dresnay et fait partie, en cette qualité, du débarquemeot de
Quiberon. En 4797 il rentre en Bretagne, se réunit av^ généraux de Sol
et Georges Cadoudal , et prépare , sous leurs ordres , l'insurrection géné-
rale du pays. Avec l'armée royale il prend une part active aux diflérents
96 CHBOniQIJB.
combats qui sont livrés , et noiaiDmeDt à ceax de Ponlchâleau , La Roche*
Bernard, Guérande et Redon. Âpres la pacification éphémère de 1800, il
relève et soutient le parti du Roi. Le général Georges lui cpoBe plusieurs
missions de la plus haute importance , lui confère le grade de colonel et le
commandement d'une partie du département d'ille-ei- Vilaine. Il se rend à
son poste et avait à peine achevé Torganisation dont il était ohargé , lorsqull
est arrêté avec le général de Sol, en février 4801, et renfermé, pendant
quatorze mois . dans l'isolement le plus complet, à la tour Le Bât, à Rennes.
La Restauration trouve M. de Mondoret sous la surveillance de la police
impériale. Elle lui confie le poste de sous-lieutenant aux gardes avec le
titre de lieutenant-coloneL Peu de temps après, il passe aux fonctions de
lieutenant^colonel du 4*' régiment des grenadiers à cheval de la garde
royale. Enfin, en 4825, on lui donne le commandement des cuirassiers de
Bordeaux. C'était un poste de haute confiance et bien fait pour satisfaire un
cœur aussi dévoué; car, par la nature de ses fonctions, il avait la garde
spéciale du jeune prince sur lequel étaient concentrées toutes les espérances
de la monarchie. Mais M. de Mondoret n'était pas riche, et les immenses
dépenses de sa charge absorbaient peu à peu son jiatnmoine. Ses amis se
trouvèrent donc obligés de solliciter pour lui. et à son insu, une position
moms onéreuse. 11 commanda à Bordeaux la légion de gendarmerie. De
Bordeaux il passa au même poste à Rennes.
La révolution de 4830 vint frapper encore une fois M. de Mondoret.
Il est à quatre mois du temps nécessaire pour sa retraite. Il peut se faire
oublier dans ces moments de confusion; ses amis, ses chefs lui en donnent
(e conseil; ses intérêts et ceux de ses enfants lui en font presque un
devoir. Mais M. de Mondoret ne transige pas , il ne veut pas qu'on puisse
même un instant soupçonner sa foi. Il donne sa démission et se retire dans
ses foyers, perdant ainsi le bénéfice acquis de ses longs services, pour
rester dans sa vieiHe fidélité.
De tels caractères sont bien rares dans notre époque.
Les autorités de Guérande ont voulu rendre à sa tombe tous les
honneurs militaires et témoigner par i:e public hommage du respect
qu'inspire toujours la fidélité, quand elle prend l'homme à sa naissance et
le conduit . çans défaillir, jusqu'au tombeau.
Les cordons du poêle funèbre étaient tenus par M. le comte de Pellan,
ancien page du roi Charles X: M. Martin de la Moutte . ancien officier des
armées royales; M. Louis deCouêssin, ancien maire de Gi^érande sous
k Restauration, et M. E. de la Rpchette, ancien représentant du départe-
ment, — celui qui écrit ces quelques lignes à la mémoire de son respectable
ami, et qui serait si heureux de le prendre pour modèle dans l'honneur de
sa vie et dansia sainte résignation de sa mort.
Eruest di la ROCHETTE.
ÉTUDES LITTÉRAIRES.
SHAKSPEARE
(•)
Première parlie.
Au milieu des souvenirs classiques dont TAuglelerre au XVl« siècle
est inondée, s'élève tout à coup, avec une majesté et une puissance
inconnues avant lui , un de ces génies dominateurs destinés à remuer
le monde, et à entraîner tout leur siècle après eux. Ceiui-d est la
représentation du triste et mélancolique génie du Nord. Il touche à
peine au midi par quelques-unes des plus heureuses inspirations de
son talent; il n*a touché que du bout des lèvres les eaux sacrées de la
science antique. C'est un descendant et un héritier des Scaldes; c'est
un poète Scandinave, éclos au XVI" siècle dans Tindust rieuse et
savante Angleterre ; ou mieux encore (car je crois plus à la justesse
de ce rapprochement) c'est un barde gallique, un fils, un héritier de
Merlin, égaré dans un monde qui n'est pas le sioa, portant en lui le
sombre génie et l'inspiration fatidique de son mystérieux aïeul, et ainsi
que lui destiné à laisser aux générations futures, comme un éternel
problème, le soin de rechercher le secret du pouvoir miraculeux qui
semble lui avoir été départi. — Je viens de nommer Shakspeare.
(1) Bilnltducoan de UUérature étrangère, profo«^ en 1839 à la Facallé des- Lettres
de Rennes par feu H. J -M Le HnCrou. — On voudra bien se rappeler, en lisant ces t>elles
études , si renutrqnables an double point de vue du tond et de la forme . que M. Le Huéron
n'avait Jamais eu l'idée de pubUer le travail manuscrit servant de préparaUonà ses leçons
éloquentes que nous oisons aujourd'bui à nos lecteurs. De là peut-êlre . en certains
endroits, quelques petites négligences de style, que nous avons cm devoir conserver,
mais que l'auteur, sans nul doute, aurait facilement fait disparaître. — Kous rap|)elons
que les manuscrits de M. Le Huérou nous ont été communiqués par son neveu même,
notre ami et collaborateur. M. Luxel. — A. L. B.
Tome IV. 7
98 SHAKSPEARE.
EIn touchafnt à Shakspeare , nous ouvrons un riche filon d'or. Mais
avant de dévoiler Timage du demi-dieu , .voyons d'abord sur quel
théâtre il ff paFru, et rendons-nous compte des circonstances qui ont pu
influer sur son génie. Des faits d'abord ; Texemple et la théorie vien-
dront ensuite, et avec plus d'à-propos.
Les éléments dramatiques étaient nombreux en Angleterre au
XVIe siècle. Le régime féodal n'y étouffa jamais un certain ferment de
liberté. Ce peuple maritime avait au fond de ses mœurs quelque chose
de sauvage et d'aventureux , qui date des premiers temps de son
histoire. — En Italie le goût classique .enchaîna de bonne heure
Fe théâtre à l'imitation des anciens. En France cette même imitation
lut importée d'Italie, et nous donna des tragédies classiques, en étouf-
âmt le génie du drame. L'Allemagne n'était que barbare, et n'avait
point de nationalité. L'Espagne seule se trouvait dans les mêmes con-
ditions que l'Angleterre, et eut comme elle une littérature dramatique,
à la fois précoce et abondante. — Ce fut une littérature romantique.
Les souvenirs classiques n'y paraissent qu'à titre d'histoire. La forme
classique ne s'y montre jamais.
Cette littérature s'éclipse durant les guerres civiles d'Angleterre. Le
drame se concentra au Parlement. Même chose arriva en France pen-
dant les guerres de religion. La littérature dramatique, si florissante
pendant les règnes de François I^r et de Henri II, ne reparut que sous
ceux de Louis XIII et de Louis XIV. — C'est aux époques de calme
que le drame offre le plus d'attrait, parce qu'on y va chercher, les émo-
tions que l'histoire ne fournit plus. C'est pour cela encore que les ins-
titutions libres sont moins favorables que d'autres à l'aH dramatique,
parce que la tribune politique enlève aux fictions théâtrales une partie
de l'intérêt qu'on y cherche. De là les efforts désespérés, tentés de nos
jours, et Ip succès médiocre qui les a couronnés. Schiller et Goethe
doivent en grande partie le succès de leurs compositions théâtrales à
l'absence de ce grand intérêt. Qu'on en juge par la fortune que ces
mêmes pièces ont eue sur nos théâtres ; et qu'on ne dise pas que(5ela
tient à des différences de caracftères et de goût ; car nous nous sommes
singulièrement rapprochés des façons et des habitudes germaniques,
et ce n'est pas l'allure particulière aux compositions allemandes qui a
SHAKSPEARE. 99
pu leur nui^c auprès du public français. On peut donc dire que Tart
dramatique est en raison inverse de la place que le drame est appelé à
prendre dans les destinées d'un peuple.
La Grèce n^est pas une exception : car les Grecs n'ont guère connu
que le drame religieux et héroïque, et les croyances populaires passion-
naient la scène bien plus que le talent de Tauteur. D'ailleurs l'intérêt
théâtral, surtout l'intérêt tragique, nous semble incompatil^te avec
un certain degré de civilisation. Il faut, pour s'intéresser aux
fictions poétiques , et particulièrement aux douleurs que la tragédie
fait parler, une certaine facilité d'imagination, une certaine candeur de
sentiments qui ne se trouvent communément qu'aux époques intermé-
diaires, où la barbarie finit et où la civilisation commence. L'âme,
élevée au-dessus d'elle-même par les sensations nouvelles qu'elle
éprouve et dont elle n'a pas encore eu le temps d'abuser, s'abandonne
avec joie à celles qu'on lui ménage , sans craindre de faire injure à la
raison ou d'être dupe de sa propre crédulité. D'un autre côté, elle n'est
plus assez barbare pour trouver une complète satisfaction dans la prose
toute matérielle des événements que les hasards de la vie font passer
chaque jour sous ses yeux. Elle rêve déjà et devine d'autres idées,
d'autres sentiments, d'autres hommes, un autre univers , et se soulève
de terre, toute prête à suivre le poète dafis les régions supérieures qu'il
habite, pour peu qu'on lui (ende la main et qu'on l'aide à monter. Ainsi
la foi théâtrale n'est pas moins indispensable à l'art dramatique que la
foi religieuse au cœur humain, et quelquefois l'une et l'autre semblent
diminuer el s'accroitre dans la même proportion. Or, la foi théâtrale
est complètement morte en France, et la foi religieuse semble se raviver
à peine (*). Qui voit-on aujourd'hui pleurer dans nos théâtres? On s'y
rassemble quelquefois pour rire un peu ; mais pour pleurer? Est-ce
le talent qui manque aux poètes? Oui, parfois, sans doute, il faut le
reconnaître. Mais il faut avouer cependant que le vice de la situation se
trouve ailleurs. Notre siècle n'est pas plus dépourvu de génie que
toute autre époque de l'histoire. L'esprit humain a conservé toute sa
sève, et il suffit de prononcer les noms des Chateaubriand, des Cuvier,
(1) U fBOl se rappeler Tôpoque où Taulenr écrivait, et depuis laquelle on ne peut nki*
qu'uD grand progrès religieux se soit accompli en France. — A. L B.
100 8HAKSPBABE.
des Lamennais, des Lamarline, des Hugo, pour s'en convaincre. Il est
même vrai de dire que le génie tragique n'a jamais été plus puissant
qu'à notre époque , par cette raison que Thistoire n'a jamais accumulé
pluà de catastrophes et de funérailles en st peu d'années. Aussi le
rétréuve-t-bn, non plus seulement sur la scène et dans le^ composi-
tions dramatiques, mais dans nos poésies légères, dans nos essais de
)>oémés épiques, dans nos contes, dans nos romans et jusque dans nos
6hànsons; D'où vient donc qu'il nous passionne si peu aujourd'hui?
Précisément de ce que nous le trouvons partout, et que nous ne pou-
vons plus ouvrir un livre ou unei)rochure sans le rencontrer. Ce n'est
ipas lé remède qui s'est affaibli ; c'est le malade qui n'est plus assez
sensible pour en ressentir l'efficacité. Le réactif a conservé toute son
énergie ; tnais le paralytique est déjà glacé ; le poète garde toute son
imagination et toute sa force ; mais le peuple n'a plus ni les mêmes
préoccupations, ni la même facilité d'humeur.
On peut même dire que la tragédie n'a jamais été en France qu'un
fruit exotique, transplanté péniblement de la Grèce et de l'Italie dans
nos climats, et que notre soleil n'a pu faire arriver à parfaite maturité. Il
a fallu y employer les serres chaudes. Je ne parle ni de Jodelle, ni de Ba!f,
ni de toute cette littérature calquée du XVI« siècle , où il n'y a qu'une
imitation pédantesque, et pas un éclair de génie. Je parle du siècle de
Louis XIV, je parle de Corneille et de Racine, n'ayant rien à dire en
ce moment de Crébillon et de Voltaire. — Hé bien ! je soutiens que la
haute tragédie , telle qu'elle nous apparaît dans les œuvres de ces
grands homhies, n'a jamais été faite pour avoir en France la popularité
et la vogue que de pareilles compositions eussent obtenues à Athènes
et à Rome. Et d'abord, rien n'y est fait pour le peuple, rien n'y va ni à
ses habitudes, ni à ses idées, ni à ses passions, ni à ses sentiments. Les
personnages du drame, les souvenirs qu'ils évoquent, les intérêts qu'ils
agitent, la langue dans laquelle ils s'expriment, lui sont également
étrangers. Qu'irait-il faire à un spectacle où tout est également inin-
telligible pour lui? — Aussi tout cela n'était pas fait pour lui. Corneille
travaillait pour un grand ministre, et Racine pour un grand roi. Cétait
la cour qui formait le parterre aux représentations d'Horace et de Bri-
lannkus. C'étaient les amours du grand roi, ses fêtes, ses jardins et ses
saAKspBAafi. iOi
victoires, qui formaient le premier et le principal intérêt du spectacle.
D*ua côté le poète faisait une belle étude sur quelqu'un des modèles
de rantiquité ou sur quelqu'un des souvenirs intéressants de son his-
toire; de Tautre les dames et les seigneurs se rassemblaient pour juger
ensemble ce jeu d'esprit, tout en causant d'autre chose, tout en s'inté-
ressaut à d'autres héros. Chacun, à coup sûr, avait le sien ailleurs que
sur la scène, et la scène elle-même n'était qu'une occasion de s'en
occuper avec plus de loisir.
Il n'en était pas de même dans la Grèce. Là c'était le peuple tout
entier qui formait le public. Il s'y rendait avec sa foi naïve, son imagi>
nation mobileet son patriotique enthousiasme. Le spectacle n'était pas
pour lui une affaire d'art ; c'était une religion et un culte. Il y assistait
comme aux Panathénées ou aux fêtes sacrées d'Olympie, ému, troublé,
ravi de ce qu'il voyait et entendait dire, se mêlant sans réserve et sans
restriction aux intérêts et aux passions qui éclataient autour de lui. Les
héros de la pièce étaient les dieux de sa patrie ; leur histoire était le
commencement de la sienne. Quand on lui parlait d'Achille et de
Thésée, on lui parlait des traditions les plus glorieuses et les plus
poétiques, les plus présentes n^êmesde son histoire; et sa pensée
venait en aide au poète pour en retracer toutes les merveilles. Que si
l'on invoquait devant lui les ^uvenirs de Marathon et de Salamine,
l'illusion était la même, et l'intérôtplus vif encore. Chacun des specta-
teurs y avait été acteur, et se croyait de nouveau sur le champ de
bataille. Je m'imagine que la représentation des Pênes d'Eschyle pro-
duisit à Athènes le même effet que la représentation de la bataille
de Marengo ou d'Austprlit^ eût produit sur les soldats de la vieille
garde.
Hé bien ! les Anglais et les Espagnols, les seules nations de l'Eu-
rope qui aient un théâtre véritablement national, se sont trouvés dans
des conditions analogues ; chez eux aussi le spectacle était une repré-
sentation populaire et non un amusement aristocratique.
Dans les temps mordernes, comme dans l'antiquité, le théâtre a pris
naissance dans la religion. C'était un accessoire naturel du culte ; et,
après avoir adoré les dieux dans leurs temples, l'homme, dans les jours
antiques, aimait encore à s'attendrir au récit de leur histoire. C'est sur
1012 SHAKSPfiABE.
celle idée que repose loul le théâtre des Grecs , avec les ioimitables
beautés qui le dislinguent entre tous les théâtres du monde; c'est
encore sur elle que roulent ces fantastiques et gracieuses créations du
moyen âge que nous appelons mystères. C'est donc par le mystère que
Tari tragique a commencé, et c'est sous cette forme qu'il a produit ses
plus belles merveilles. Il était déjà dégénéré quand il commença à
raconler les passions elles malheurs de l'homme; et pourtant c'est
sous cette dernière forme qu'il se montre dans toutes les littératures
modernes.
Aux tjiy stères ont succédé les moralités. Le drame moderne, de
quelque côté qu'on l'envisage , n'est qu'une mora/i^ plus ou moins
habilement ménagée. Après avoir renoncé à faire agir et parler les
dieux, il a mis sa prétention à corriger et à instruire les hommes
(prétention noble et religieuse encore, mais pourtant inférieure à sa
première destination) : on ne soupçonnait point alors qu'on pût rem-
ployer un jour,à les corrompre. Dès ce moment, et malgré tous les
chefs-d'œuvre de notre scène et ceux des théâtres étrangers , on peut
dire que l'art avait été profondément atteint dans sa source. Je n'ose-
rais dire qu'il soit plus noble de s'entretenir avec les dieux que de.
travailler au progrès moral des hommes ; mais j'ose affirmer que la
pensée divine eiUraine l'âme dans des régions supérieures et exalte
avec plus de puissance les instincts élevés de sa nature. D'ailleurs,
dès que le poète a été préoccupé du soin d'instruire , il a été moins
occupé de celui d'émouvoir, et la leçon, en se mêlant à l'action dra-
matique , en a plus ou moins diminué l'effet. Ajoutez à cela la réserve,
inévitable du spectateur, qui, devinant rinteiition du poète sous le
masque des personnages , ne se livre qu'avec une secrète méfiance
aux entrainements de la scène, et avec une précaution soupçonneuse
aux sentiments qu'on veut exciter en lui.
Les Grecs, mieux inspirés, parce qu'ils étaient restés plus près de.
la nature et du cœur humain, ne bannirent jamais complètement
l'intervention divine de leurs représentations théâtrales; et, tout en
accoiilanl beaucoup aux erreurs et aux faiblesses de notre nature, ils
nous la représentent toujours comme dominée et maîtrisée par une
volonté supéi'icurc. De là la sombre et fatale énergie des héros d'Eschyle,
SHÂKSPBARE. 103
la résignatiofi pleine de tristesse de ceux de Sophocle, ta douleur calme
de so[> Œdipe, la piété courageuse de son Ântigone, les larmes si
douces et si naïves des femmes d'Ëuripide. Ce dernier poète seul fait
de la morale son principal objet, et la montre dans chaque vers ; les deux
autres, plus grands et plus habiles, se contentent de la laissef deviner.
Les deux premiers, condamnés déjà p$ir l'incrédulité de leur siècle à
ne faire intervenir les dieux qu'avec réserve , se sont placés au moins,
dans l'espace où ils étaient renfermés, au centre des émotions les plus
puissantes, je veux dire au centre du cœur iiiunain, sans vouloir
jamais en sortir. Le dernier déserte trop souvent ce riche et vaste
empire pour un domaine plus ingrat, celui de la raison.
Entre les tragiques modernes quelques génies d'élite ont marché
sur les traces d'Eschyle et de Sophocle; je citerai Shakspeare et
Racine. D'autres, non moins puissants peut-être , mais plus mal con-
seillés par leur génie, se sont ralliés à la méthode sentencieuse
d'Euripide ; je citerai Corneille et Voltaire. Avec celui-ci la forme sen-
tencieuse fit un pas de plus , ei dégénéra en épigramme ; ainsi c'est
dans l'épigramme que le génie tragique est venu s'éteindre. On tra^
, vaille aujourd'hui à galvaniser ce cadavre^ et en voulant être tragique,
on est devenu atroce.
La conclusion de tout ceci est que Socrate a eu caison peut-être de
faire descendre , comme on l'a dit, la philosophie du ciel sur la terre ;
mais peut-on en dire autant de la poésie et en particulier de la poésie
dramatique? Il est permis d'en douter.
Un autre défaut de ces tragédies raisonnables , c'est de l'être beau-
coup trop pour les besoins de notre imagination et de notre sensibilité.
Que vient-on chercher au théâtre? Dans la comédie, une peinture
exacte et animée des ridicules de la société ; dans la tragédie , une
peinture également vivante et animée des passions qui la bouleversent.
Mai» si le monde réel suffit à l'action comique, et si la comédie ne
peut jamais sortir de ses limites sans sortir en même temps de sa
nature, on ne saurait en dire autant de la tragédie; car les terreurs
de ce monde ne lui suffisent pas. C'est un domaine trop étroit pour
l'effet qu'elle se propose. Il faut qu'elle soit en communication perma-
nente avec le monde invisible ; il faut que les spectateurs , comme les
104 S0AKSPEARE.
personnages, en soient, pour ainsi dire, ejiveloppés. Il faut qu'une
sorte de terreur surnaturelle domine constamment la scène, pour
éclater dans les moments solennels. L'art du poète y paraîtra d'autant
moins, et Teffet théâtral en sera plus émouvarit. L'homme, d'ailleurs,
pour paraître véritablement tragique, ne doit pas être absolument
maître de sa destinée ; et il importe de réserver toujours dans ses
actions une part à la fatalité. Si le poète néglige cette précaution , son
drame, au lieu d'infortunes, ne présentera que des crimes ; au lieu de
faire verser des larmes, il n'inspirera que le dégoût ; au lieu de faire
naître la pitié , il n'excitera que l'horreur. Cest par là que la tragédie
antique est surtout supérieure à la tragédie moderne; et c'est encore
par là qu'entre tous les théâtres modernes , celui de Shakspeare pré-
sente une incontestable supériorité. Ce génie sombre et ardent a deviné
tous les mystères du monde inconnu qui nous environne; et soit qu'il
parle des esprits célestes qui \ oient autour de nous, ou des puissances
infernales qui conspirent contre le repos et le bonheur de l'homme ,
son art est également divin. Il a retrouvé, après tani de siècles,
l'inexorable Fatalité des Anciens, et c'est elle qui verse tant d'intérêt
sur quelques-unes de ses plus belles conceptions. Qu'on se rappelle
cette fantastique création intitulée le Songe d'une nuit d'été, où le
poète a évoqué avec tant de magie tous les sylphes de l'air; qu'on se
rappelle surtout la Tempite, avec les deux figures atroces de Caliban
et d'Iago ; et, plus que tout cela encore, les sorcières- dé Macbeth.
C'est avec raison qu'on a admiré ce qu'on pourrait nommer la perfection
de ses fantômes. Il possède à un degré incomparable cette extravagance
de l'esprit qui les crée, et qui sait les faire parler et agir. On a dit que
tous les poètes dramatiques (et les poètes épiques sont eux-mêmes
compris dans cette classification) sont condamnés à créer des carac^
tères, et que leur supériorité relative consiste dans la beauté de leurs
créations, et dans l'art avec lequel ils savent les rapprocher de la
nature. Tout cela est vrai; mais, avant Shakspeare, on n'avait guère
à créer que des êtres humains. Pour les animer, pour leur donner le
souffle et Texistence, on n'avait eu que le cœur humain à fouiller; U
nature humaine avec ses variations infinies, avait suffi pour faire tous
les frais de ces poétiques créations. Mais Shakspeare fut forcé de
SHAKSPEAEB. 105
dépasser celle région, de pénétrer plus loin, d'explorer un aulre ciel
el une aulre terre, de créer à lui seul une aulre nature , une nature
idéale, une nature différente de celle à laquelle il apparlençil lui-
même , une nature infernale , el telle néanmoins que Thomme pût la
comprendre, el quelquefois, chose incompréhensible! sympathiser
avec elle.
On dira que tout cela existait dans les imaginations populaires, que
les contes du foyer el les drames de la place publique étaient remplis
de démons, et qu'il n'y avait d'autre peine que de les tirer tout formés,
pour ainsi dire , de cet arsenal démoniaque où la crédulité du peuple
les tenait renfermés. Cela est encore vrai en partie , et l'on peut dire
que, sous ce rapport, la légende ar précédé tous Jes poètes. Hais le
Diable dii peuple, au moyen âge^ était moins terrible que plaisant.
C'est un bouffon d'une adresse el d'une méchanceté infinies , mais qui
n'excite guère que le rire , el qu'avec un signe de croix on peut tou-
jours tenir à distance. Voyez-le jusque dans TEnfèr de Dante ; de tous
\es êtres infortunés qui y gémissent , c'est le 8«ul qui ne soit pas
tragique. On le trouve partout, dans tous les cercles de ce vaste enton-
noir, au fond du dernier de tous, au centre delà terre, au milieu d'une
mer de bitume ; mais nulle part il n'excite la terreur ni la pitié. La
piUé el la terreur sont pour les humains. C'est sur eux que le poète a
versé tous les trésors de sa sensibililé ; c'est sur leurs souffrances qu'il
appelle toute notre sympathie. De plus, Satan, dans la Ditme Corné-
die, n'est, dans son domaine même, qu'un serviteur assez ordinaire.
11 marche, il agit, il exécute; mais rarement il commande, el le plus
souvent il est muet. On est tenté de lui dire : — Vous n'avez pas d'au-
torité céans. — Non seulement il est dominé par une puissance supé-
rieure, mais il ne cherche même pas à lutter contre elle; il n'en a ni
le pouvoir ni Taudace. C'est un être vil el écrasé, résigné à sa destinée,
et la portant avec une indifférence qui appelle la nôtre.
Dans Shakspeare c'est toute autre chose. Le Diable est une puis-
sance, une puissance d*aulant plus terrible qu'elle entoure, qu'elle
enveloppe la pauvre humanité le plus souvent sans se laisser voir. On
ne la sent, on ne la devine que par le trouble involontaire qui s'empare
à la fois du cœur et de rinteliigencc, qui vous parle de couronne lorsque
106 SHAKSPBARB.
VOUS voulez . usurper, de délices et de joies coupables lorsque vous
voulez séduire , et qui , lorsque vous voulez frapper, vient aussitôt vous
placer un poignard sous la main !
C'est là Vétre terrible , Têtre puissant et caché que Shakspeare a le
premier entrevu dans les ténèbres où il s'agite; c'est là qu'il l'a montré
du doigt à Milton, lequel l'a traîné ensuite au grand jour et a bâti une
admirable épopée sur ce hideux fantôme ; c'est là encore quetîoêthe
est allé le chercher, pour lui donner en pâture, non plus seulement le
cœur de l'hoiame , — car depuis longtemps il s'y était établi , — mais
l'intelUgeoce humaine, avec toutes les sciences qui l'enrichissent,
c'esl-à-<fire la raison elle-même, c'est-à-dire l'étincelle divine qui
anime notre pauvre nature , c'est-à-dire encore l'humanité entière.
C'est dans Macbeth , cette étrange et sublime composition; qu'il faut
jchercher le Diable , tel que l'a conçu le génie puissant de Shakspeare,
il se montre d'abord à Macbeth sous les traits de trois sorcières, lui
fait une première blessure, en lui disant : — « Un jour tu seras roi ! «
— les seules paroles qui puissent avoir un sens dans tout, cela , — lui
met ensuite un poignard sous la main , et Macbeth, alors, à la vue de
l'arme fatale , s'écrie :
« Est-ce un poignard que je vois là devant moi, la garde tournée
jD vers moi? Viens que je te saisisse ! Tu. m'échappes, et cependant
1 je te vois toujours. Fatale vision, n'es-tu pas sensible au toucher
D comme à la vue? ou n'es-tu qu'un poignard imaginaire, que le •
» produit mensonger d'un cerveau en délire? Je continue à te voir
» sous une forme aussi palpable que celui qu'en ce moment je tire du
» fourreau. Tu marches devant moi dans la direction que j'allais
^> prendre; et c'est justement là l'instrument dont j'allais me servir.
D Ou mes yeux sont la dupe de mes autres sens, ou à eux seuls ils les
» valant tous... Je te vois encore , et maintenant sur ta lame et ta
» poignée il y a des gouttes de sang qui n'y étaient pas tout à l'heure....
» Rien de tout cela n'existe ; c'est mon projet sanguinaire qui me fas-
» cine ainsi la vue. En ce moment, sur une moitié de ce globe ter-
» restre, la nature semble morte, et des rêves coupables abusent le
» morlelsursacbucheendormi. Voici l'heure où les sorcières offrent
» à la pâle Hécate leure nocturnes offrandes. Voici T heure où le
SHAKSPBARB. 107
» Meurtre décharné, au signal que lui donne le loup , la sentinelle,
» dont les hurlements lui servent d'horloge, s'avance à pas silencieux,
» tel qu'autrefois le ravisseur Tarquin, et se glisse comme une ombre
» vers sa proie. O toi, terre solide et ferme, n'entends point le bruit
» de mes pas; ignore le chemin qu'ils prennent, de peur que tes
9 pierres indiscrètes ne disent où je vais, et n'enlèvent à la nuit la
» silencieuse horreur qui lui sied si bien en ce moment.... Mais tandis
» que je menace , il vit ; quand on est dans la chaleur de l'action, les
» paroles ne font que la refroidir. {On entend le son d'une cîoc?ie).
» Allons acconiplir notre œuvre ; la cloche me donne le signal. Ne
» l'entends pas, Duncan ; c'est le glas qui t'appelle au ciel ou en
» enfer. » — Puis quand Satan a rendu Macbeth criminel , quand il
est sûr de sa proie , il commence son châtiment par le remords; il lui
fait éprouver par avance le plus cruel des tourments de l'enfer. —
Duncan est mort assassiné , Banco aussi ; la royauté appartient à
Macbeth. Il est roi dans ce palais souillé de meurtres ; les grands du
royaume sont par lui réunis dans un banquet ; au moment où il V9
prendre sa place parmi les convives, paraît un des assassins : — « Tu
as du sang sur le visage! » — Il va pour s'asseoir ; l'ombre de Banco
est assise à sa place. Il se retire en criant : — « Macbeth n'aura plus
de sommeil ! » — lady Macbeth à son tour, elle qui disait à son
époux : — « Un peu d'eau lavera tout cela ; voyez donc comme c'est
facile ! » — Elle est livrée à un sommeil accusateur, à une espèce dq
somnambulisme excité par le crime. Voyez-la frottant sa main pour
enlever la tache fatale ; et la tache parait toujours !
Rien peut-être, dans les traditions populaires sur le Diable, qui ait
pu donner au grand William l'idée d'une pareille conception. C'est
véritablement l'enfant de sa pensée, la création la plus originale peut-
être de sa puissante intelligence. Les Titans de l'antiquité eux-mêmes
n'ont rien qui ressemble à tout ceci. Ce sont aussi des êtres puissants
et déchus. Ils représentent, comme nos anges rebelles, les forces désor-
données d'une intelligence hostile à l'intelligence souveraine, contre
qui elle ose entrer en lutte, et finit par se faire écraser sous des mon-
tagnes. Mais, chose remarquable! les Titans sont ennemis des dieux
sans l'être des hommes. Au contraire , ils sont amis de l'hoinnîe , ils
108. SHAK8PEAEB.
sont allés ravir le feu du ciel pour lui , ils le lui ont apporté, et c'est
pour cela que Prométhée est enchaîné sur sa roche fatale et rongé
par un vautour. Ils ne se sont point armés contre Thomme, ils ne
conspirent point contre sa liberté, ils ne tendent pas d*embûches à
son iABocence ; sous les masses écrasantes qui les renversent^ ils ne
eonserveat de ressentiment que contre les dieux qui les ont foudroyés.
ETailieurs, on serait bien embarrassé de prouver que Shakspeare
ait jamais lu une page d'Eschyle. Non, ce sont deux génies jumeaux,
nésàde^ux mille ans de distance, qui ont plongé aune même pro-
fondeur dans le monde imaginaire ouvert à leur pensée , et qui s'y
sent recontrés sans se connaitre.
J'ai nommé Eschyle, et à côté de lui j'ai nommé Shakspeare : le
premier en date des tragiques modernes, le premier des tragiques
anciens ; les deux plus grands noms de la scène , à part Sophocle, qui
pourrait revendiquer la place d'Eschyle. Nous allons mettre en regard le
génie antique et le génie moderne dans un sujet à peu près semblable,
VHamlet de Shakspeare et VAgamemnon d'Eschyle.
Dans VAgixm&fimon paraît un vieillard, sujr une plate-forme du palais
d'Aiigos, qui attend le signal dont Agamnemnon et Clytemnestre sont
4X)nvenus. Il l'attend depuis dix ans, il se plaint de cette longue attente
^t laisse échapper quelques autres plaintes sur la mauvaise adminis-
tration du royaume. Clytemnestre a déjà oublié ses devoirs d'épouse et
de mère ; un amour adultère l'unit déjà à Egisthe,et elle a éloigné du
palais son fils Oreste , témoin importun de ses désordres.
.Le chœur entre, composé de vieillards, chante une espèce de
n^ie (lamentation) prophétique, en termes voilés, où les craintes et
les^pressentiments du peuple se font jour par quelques paroles sinistres.
Il rappelle les tristes souvenirs qui ont précédé la guerre de Troie, le
sacrifice d'Iphigénie immolée par son père, et les malheurs qui ont
signalé cette déplorable entreprise.
Clytemnestre parait. Elle vient d'achever un sacrifice sur l'autel des
divinités domestiques. Troublée par la conscience de sa faute, et peut-
être par le crime qu'elle médite, elle a besoin d'apaisement. Elle vient
d'apprendre que Troie est prise ; elle ne peut donc douter que.son
mari n'arrive prochainement : — terrible situation d'une épouse qui
SHiUSPBARE. 109
a souillé la couche nuptiale, et qui va se trouver dans un moment
entre Egisthe et Agamemnon.
Elle se montre, après le sacriflee, avec un visage calme et une con-
tenance étudiée , annonce aux vieillards Theureuse nouvelle qu'elle
vient d'apprendre. Au même moment arrive un héraut, qui salue en
beaux vers sa terre natale quMl n'a pas vue depuis dix ans. Il revient de
Troie avec Agamemnon, et a pris les devants , par son ordre, pour
annoncer Tarrivée de son maître, qui n'est plus qu'à une petite distance
d'Argos. Clytemnestre interrompt le récit du héraut par des cris, de
douleur sur ses propres souffrances. Singulier et précieux artifice du
poète d'avoir placé ainsi un implacable remords , un remords qui se
trahit toujours, dans le cœur d'une femme coupable, qui se prépare à
le devenir encore plus ! Elle est souillée, elle va devenir homicide ;
elle est comme oppressée du poids de ce double crime et elle
gémit.
Agamemnon parait sur son char; sur un autre, qui le suit immédia-
tement, s'avance Cassandl*e , fille de Priam et captive du roi. Elle est
d'autant plus belle qu'elle porte dans sa contenance et sur son visage
les malheurs d'Ilion. C'est ici encore un sublime artifice : Clytemnestre
est déjà infidèle, elle va devenir jalouse; le sang d'Agamemnon cou-
lera bientôt sous sa main.
Elle parait au moment même, et vient recevoir son époux, ne lui
adresse la parole que pour lui parler de ce qu'elle a souffert : solitude,
insoinmies^ nouvelles affligeantes, alarmes sans fin et sans repos,
songes effrayants ! Tout cela est vrai, et cependant tout cela, dans la
vérité et dans la pensée de la reine, a une tout autre signification que
celle qu*Agamemaon peut y attacher.
Elle prend ensuite un autre ton, ordonne d'étendre des tapis de
pourpre sur le chemin que le roi doit suivre, et fait un accueil plein
de bienveillance à la triste Cassandire : — Grand Jupiter, s'écrie-l-
elle, accomplissez mes vœux et ce que vous êtes chargé d'ac-
complir! —
Cassandre, restée seule, est saisie d'un accès prophétique. Elle a vu
d'avance Agamemnon égorgé dans son palais, et à cette vue elle
s'écrie : — « 0 Apollon ! où m'avez-vous eonduite?... dans une
110 SHAKSPBARE.
maison souillée, dans une cruelle boucherie ! Je vois le fer briller ;
)» des mains barbares s'apprèlent pour un nouveau sacrifice.... Quel est
» ce voile qui recouvre le lit nuptial, et qui cache le meurtre d'un
» époux?.... Ah ! le coup est frappé! il expire, il tombe sanglant au
» milieu des eaux salutaires destinées à le laver ! »
Pendant que ces sinistres' paroles retentissent sur le théâtre, ht tra-
gédie marche dans l'intérieur du palais. C'est là que se passe le véri-
table drame, et chacune des paroles de Cassandre est un trait qui la
peint aux yeux du spectateur. Au moment où elle se tait, on entend des
cris lamentables dans le lointain : c'est Âgamemnon que l'on immole.
Déjà le chœur se dispose à voler à son secours , mais Cly temnestre se
montre elle-même sur le théâtre, toute couverte de sang et un poi-
gnard à la main. Elle est dans l'exaltation du crime, dans l'ivresse du
sang; elle raconte elle-même cette horrible tragédie, et ose s'en
vanter. En même temps, les portes du palais s'ouvrent, et l'on voit le
cadavre d'Âgamemnon dans l'éloignement. — L'épouse homicide
répond aux reproches du chœur, en rappelant le meurtre d'Iphigénie
et l'arrivée de Cassandre à la suite d'Agamemnon.
Dans la pièce des Choéphores^ qui est , comme on sait, la suite de
V Agamemnon, on voit tout d'abord le tombeau d'Agamemnon au fond
de la scène. Oreste arrive, accompagné de son ami Pylade. Il invoque
Mercure, lui errant et fugitif depuis tant d'années ; puis il coupe sa
chevelure et la dépose sur le tombeau de son père. Au même moment
il aperçoit Electre, sa sœur, qui s'approche avec des présents funèbres ;
il se retire à l'écart pour ne point être aperçu.
Un chœur déjeunes filles s'avance en chantant. Elles portent aussi
des dons funèbres ^ elles sont envoyées par Cly temnestre au tombeau
d'Âgamemnon. Des songes affreux tourmentent la reine. Eleare, en mar-
chant, entonne une plainte touchante, mêlée d'imprécations, quand tout
à coup elle aperçoit des cheveux déposés sur le tombeau. Ils ressem-
blent aux siens ; ce ne sont pas ceux de Cly temnestre : si c'étaient ceux
de son frère Oreste? A cette idée, elle verse des larmes de joie. Elle
aperçoit sur le sable des traces toutes fraîches. Aux incertitudes qui la
troublent, aux plaintes qu'elle exprime, Oreste ne peut plus se contenir;
il se montre, il se nomme. Incrédulité, stupeur, angoisses d'Electre.
SHAKSPBARE. 111
Elle ne se rend que lorsqu'Oreste lui montre un tissu qu'elle avait
brodé aui efois de ses propres mains, el donné à son frère.
Oresle s'adresse aux dieux, el les prie de conserver ce qui reste
encore d'une illustre race. Il est envoyé par Apollon qui lui a imposé
une mission terribje. Le dieu l'a menacé des plus cruels ohàlimenls,
s'il désobéit. Depuis, il n'a plus de repos. Hésitations et scrupules
d'Oresle. C'est Electre qui le charge de les combattre, c'est elle^qui
porte toul le poids d'une oppression de dix années. Depuis dix ans
elle est captive dans ce palais, exposée aux persécutions d'Egisthe, le
meurtrier de son père, et à celles d'une mère plus cruelle encore : —
Voici, dit-elle à Oresle, le lieu où ils l'ont inhumé! — Elle envoie
un esclave dire à Clytemnestre qu'un étranger voudrait lui parler.
Glylemnestre parait, accompagnée d'Electre. Oresle se donne pour
un Phocéen envoyé pour lui annoncer la mort d' Oresle. A ces paroles,
la malheureuse Electre éclate en gémissements, mais Clytemnestre
comprime sa joie et reste impassible. Elle fait avertir Egisthe, qui se
hâte d'arriver, qui se montre surpris, avide de détails, mais sans aucune
explosion de sentiments inconvenants. Il entre dans l'appartement où
les deux étrangers ^ reposenl. A peine y est-il entré, qu'Oreste le frappe.
On entend ses cris, un esclave traverse rapidement la scène en jetant
lui-même des cris lamentables et va prévenir Clytemnestre de ce qui
est arrivé. En même temps, la reine elle-piême accourt au bruit qu'elle
vient d'entendre, et se trouve en face de son fils. Il est furieux ; elle
implore sa pitié. Il lui répond en lui reprochant le massacre d'Aga-
memnon. — « Arrête, ô mon fils, s'écrie-t-elle , respecte le sein où
» tu reposas si souvent, et où tu suças le lait qui t'a nourri! » —
Oresle troublé se tourne vers Pylade , comme pour lui demander
conseil : Pylade lui ordonne d'achever, au nom des dieux. Alors
Oresle entraîne Clytemnestre pour l'immoler sur le cadavre d'E-
gisthe.
Quelques instants après, les portes s'ouvrent, Oresle s'avance et
montre au peuple les cadavres d'Egisthe et de Clytemnestre. Mais déjà
sa raison se trouble , ses yeux s'effarouchent , il voit déjà les Eumé-
nides avec leurs torches et leurs chevelures entrelacées da serpents.
Son parricide l'a rendu insensé, el il va demander au dieu de Delphes
11^ SHAKSPEABE.
le pardon d'un crime qu'il a commis par son ordre. Le spectateur Ta
déjà presque absous. Plus tard Minerve elle-même l'absoudra en lui
donnant son suffrage.
Hé bien, l'art dramatique est monté plus haut encore dans Sophocle.
C'est qu'en effet il y a un art : la nature est belle, elle est admirable;
mais elle a besoin qu'on la soutienne, il ne faut montrer ni toutes ses
faiblesses, ni toutes ses nudités. Le génie de Shakspeare est sans
doute régal de celui d'Eschyle; mais l'art d'Eschyle est infiniment
supérieur à celui de Shakspeare.
Il est donc vrai que , dès Eschyle , l'art dramatique avait atteint la
perfection , et que nous ne sommes que de faibles copistes ou d'extra-
vagants contradicteurs.
En regard d'Oreste, voici Hamlet.
Le vieil Hamlet, roi de Danemark, a été tué par sa femme Ger-
trade et par son frère Claudius. L'ombre d'Hamlet se montre d'abord
aux soldats qui montent la garde autour du palais , ensuite à son fils ,
le jeune Hamlet. De là la folie d'Hamlet. C'est la création anglaise
par excellence : bouffonneries sublimes , monologues admirables sur
le monde , sur l'homme et sur sa fragilité ; çà et là des éclats d'une
indicible mélancolie. Une jeune âme confiante et candide , troublée ,
frappée, égarée par le terrible secret dont elle vient de recevoir la
confidence; un père assassiné, une mère homicide, un oncle qui
a tué son frère, épousé sa veuve, usurpé sa couronne: tout cela a
véritablement bouleversé la raison d'Hamlet. De là ces cris déchi-
rants: — « Etre ou n'être pas !... Qu'est-ce que cette quintescence de la
» poussière ?» — De là aussi les scènes des comédiens et des fos-
soyeuts. L*amour même d'Hamlet pour Ophélia a vivement souffert
de cette effroyable secousse : H n'ose s'y confier; il craint d'y ren-
contrer aussi quelque incurable douleur. Cependant il veut la voir, il
veut la suivre ; mais il ne lui parle pas. Son amitié pour Horatio a
pâti dans la même proportion. Il n'ose s'y fier non plus. De là une
indécision générale, qui a sa justification dans une entente profonde
du cœur humain , mais qui aurait été bien plus sublime si elle avait
contrasté avec une ferme résolution de venger la mort d'un père. Hais
c'est ici que l'effet est manqué. Hamlet n'ose frapper sa mère. Le
SHAKSPBAAS. 113
spectateur sait qu'il ne la tuera point, car il a soin de l'en avertir :
il s'y intéresse d'autant moins.
Ainsi, malgré tout, Shakspeare n'a pas osé aller aussi loin que
les anciens. Shakspeare a aussi une femme qui a tué son mari : c'est
la triste Gertrude, mère d'Hamlet. Il représente aussi un fils armé
pour venger son père; mais ce fils recule devant l'idée de tuer sa
propre mère. Il ne tue mèmis le meurtrier que lorsqu'il est déjà lui-
même frappé à mort. Au fort de l'assaut d'armes qui a lieu entre
Hamlet et Laërte , frère d'Oplrélia , la reine boit dans le verre empoi-
sonné préparé pour Hamlet et s'évanouit. Hamlet s'informe de son état.
« Hamlet. — Comment se trouve la Reine?
» Le Roi. — Elle s'est évanouie à la vue de leur sang.
» La Reine. — Non, non ; la coupe ! la coupe ! 0 mon cher Hamlet î
» la coupe ! la coupe! je suis empoisonnée. (Elle meurt.)
» Hamlet. — 0 crime infâme! Hola! fermez les portes. Trahison!
» qu'on cherche le coupable ! {Laërte tombe.)
» Laërte. — Le voici, Hamlet : Hamlet, tu es blessé à mort; il
» n'est pas de remède au monde qui puisse te sauver ; tu n'as pas
» une demi-heure à vivre. Tu tiens à la main l'arme perfide, démou-
n chetée, empoisonnée. Ma trahison a tourné contre mol -même;
» regarde, je suis ici gisant pour ne plus me relever. Ta mère est
» empoisonnée; je n'en puis dire davantage. C'est le roi, le roi qui a
» tout fait.
» Hamlet. — Cette arme est, dis-tu, empoisonnée? — Eh bien,
» poison, fiais ton office? (7/ perce le roi de son fleuret à plttsieurs
» reprises.)
» Osric et les seigneurs. — Trahison ! trahison \
» Hamlet, approchant des lèvres du roi la coupe empoisonnée f et
» le forçant à boire : — Tiens, Danois incestueux, fratricide et
» damné , avale cette potion! Y trouves-tu ta perle? va rejpindre ma
» mère. (Le roi meurt.)
n Laërte. — Il n'a que ce qu'il mérite; le poison avait été préparé
» par lui. Pardonnons-nous mutuellement , noble Hamlet ; que ma
» mort et celle de mon père ne pèsent pas sur toi, ni la tienne sur
» moi ! (n meurt.) »
Tome IV. 8
114 SflAKSraABB.
Du reste daDS cette pièce d'Hamlet il n'y a pag^ pour aiosi dire^ un
seul caractère complet. Le roi n'a que des remords assez vulgaires. La
reine n'en marque que par sa tristesse et par son silence ; mais ce mutisme
douloureux d'une conscience coupable- est déjà, par lui-même, une
chose tragique. Hamlet n'a ni volonté, ni amour, ni amitfé. Qu'il y a
loin d'Horatio à Pylade ! Qu'il y a plus loin encore de l'insensible et
froide Ophélia à l'amour fraternel d'Electre pour Oreste! Toute la beauté
de la pièce consiste dans les monologues d'HamleU C'est le type le
plus parfait de la mélancolie anglaise. A ce titre, c'est la plus indigne
des productions du génie national ; c'en est aussi la plus populaire.
Nous y reviendrons.
J.-M. LE HUËROU.
{La suU^ au prochain numéro,)
LES CLASSES S0UPPR4I1TES
AUX PREMIERS SIÈCLES DU CHRISTIANISME (•).
PÉRIODE DE TRANSPORMATION.
î. — L'ËS€I.AVfi.
SoHiumc. — Principe d'émancipation tiré de la Naissance, de la vie et de
la mort de Jésus-Christ. — Dogme de la paternité apporté par lui. —
Exaltation des pauvres et des affligés. — Agapes. — Sentiments de bien-
veillance mutuelle contractés dans cette communion pieuse. — Sa-
gesse et mesure dans Faction du Christianisme sur le sort de l'esclave.
Il ne procède pas révolutionnairement , il se contente d*abord d'amé-
liorer sa condition. Il donne à ses maîtres une haute idée de sa personne»
il loi reconnaît des droits naturels et religieux, afln que les maîtres lui
reconnaissent bientôt des droits civils. U favorise les affirancliissementi.
— Fruits de cette salutaire influence. — Le droit civil n'y résiste pas ei
il se modifie promptement à l'égard de l'esclave.
Si , pendant une de ces longues nuits que Tesclave antique passait
sur la paille humide de son ergastule, un Dieu lui était apparu , avait
rompu ses chaînes et lui avait dit:— Relève ton front longtemps humilié,
car désormais tu marcheras fégal de ton maître, tu t'assiéras à la même
table, il t'appellera mon frère, et il n'y aura plus entré lui et toi
d'autres liens que ceux d'une bonté paternelle de sa part , et d'une sou-
mission volontaire de la tienne; s'il avait ajouté: ce bienfait est le
prix de mon sang; jusqu'ici on a vu des hommes se sacrifler aux dieux^
triais on n'a pas vu encore de Dieu se sacrifier aux hommes ; eh bien !
ce sacrifice est le mien; moi je t'ai aimé de tant d'amouir que pour
réhabiliter ta condition d'esclave j'en ai embrassé toutes les ignominies
et tous les tourments jusqu'à cette croix qui vit tant de fois expirer tes
(I) Voir la Revue, T. Il, p. ir,9-i8i et 3î9-3'i5.
^16 itS CLASSES SOUFFRANTBS
seïnblables ; — le pauvre esclave qui eût entenda ces paroles eut maudit
et <^hassé ce mauvais rêve , il Teut chassé comme une décevante illu-
sion que le fouet du surveillant allait dès le matin même faire cruelle-
ineni disparaître.
Eh bien ! ce rêve auquel Tesclave, auquel le monde païen n'aurait
pas voulu croire, tant il bouleversait toutes les idées reçues, Jésus-
Christ l'a réalisé.
A peine a-t-il expiré sur cette croix, triste apanage de l'esclavage
antique, que la réhabilitation de l'homme éclate à tous les yeux. Les
disciples du Sauveur vont partout afOrmant le dogme de la fraternité
Chrétienne et la haute origine de l'homme fait à l'image du Créateur.
Ils vont prêchant aux puissants de la terre l'égalité devant Dieu, exal-
tant en tous lieux les pauvres et les déshérités de ce monde, répandant
chez toutes les nations cette doctrine de leur Maître : a Que celui qui ,
est le plus grand parmi vous se fasse le plus petit, et qu'il serve ses
frères comme je vous ai servis moi-même. »
Cette voix est entendue avec bonheur par l'esclave du paganisme ;
il la recueille d^une oreille avide ; car c'est la première fois qu'on lui
parle de sa dignité, et qu'on lui montre sa triste position autrement
que comme un éternel abandon de la divinité; elle est, chose plus
admirable, elle est accueillie par les puissants de la terre, obligés de voir,
dans celui qu'ils assimilaient naguère au dernier des animaux, les traits
de Jésus-Christ, et contraints, s'ils méprisent encore l'individu , de
s'incliner au moins devant le souvenir et l'image d'un Dieu.
Déjà la doctrine nouvelle a porté ses fruits : voyez dans les cata-
combes de Rome ou dans la maison de ce néophyte chrétien ces festins
de la charité. A ces Agapes chrétiennes les rangs sont confondus ; il
n'y a plus d'esclaves ni de maîtres, tous sont les enfants du même père
de famille qui est venu leur apporter avec une nouvelle vie l'espérance
et la liberté.
Chez les païens aussi , il y avait pour les esclaves un jour de liberté
«t d'émancipation : à une certaine fête les rôles étaient changés et le
maître servait ses esclaves. Mais cette coutume, qui ne se conserva pas
longtemps d'ailleurs, n'élait qu'une dérision amère. Le lendemain de la
fête les douleurs de l'esclavage recommençaient , et le souvenir de
AUX PRBMIEBS SIÈCLES DU GHRISTIAUISHE. il7
cette heure de répit rendait encore plus pénibles les souffrances de tous
les jours.
Chez les chrétiens, au contraire, ta fraternité, cimentée au festin de
la charité, se perpétuait dans tous les actes de la vie. Elle se renouve-
lait chaque jour dans la communion du même Dieu, au pied des mêmes
autels. Car, tandis que les esclaves étaient repoussés des temples païens
sauf à certains jours de fête, le temple chrétien leur était toujours ou-
vert, et bientôt TEglise en inscrivit solennellement au nombre de ses
héros et de ses martyrs.
En même temps les ministres et les princes du nouvel Evangile se
dévouaient au service de tous les malheureux sans regarder à leur con-
dition , et le premier d'entre eux, le successeur de saint Pierre , celui
qui devait parvenir à ce degré de puissance et de respect auquel ni roi
ni conquérant n*est jamais parvenu, allait prendre le titre de serinteur
des serviteurs de Dieu (*).
Mais le Christianisme, destiné à produire la plus grande révolution
morale dont la terre ait été témoin, ne voulait pas, ne pouvait pas pro-
céder révolutiennairement,, C'était une doctrine, et comme telle il ne
devait s'adresser qu'à la conscience et à la raison humaines, c'était
une doctrine vraie, et dans cet ordre d'idées il ne devait pas avoir
d'autre arme que la force même de la vérité.
D'ailleurs il devait préparer le monde à cette transformation si comr
plète , il devait préparer les esclaves eux-mêmes à jouir de ce bienfait.
Les hommes, quand ils croient avoir trouvé une idée nouvelle, une
idée vraie ne peuvent se' contenir ; ils s'emportent, le temps est court
pour eux et ils veulent assister au triomphe de leur doctrine. Voilà le
secret de ces longues douleurs, de ces temps de désordre et d'anarchie
qui pèsent quelquefois sur le monde à la suite des révolutions humaines;
et, puisque nous parlons ici de l'émancipation des peuples, voilà le
spectacle que nous a donné, au siècle dernier, l'imprévoyance des
hommes au sujet des cotonies d'une grande nation (') : ils donnèrent
d'enthousiasme la liberté à une population incapable de la supporter,
(1) Cette humble déoominaUoo remonte à saint 6régoire-le-6rand. Vl« siècle.
(*i) BmancipBtion des nègres de Saint-Domingne et des autres colonies par la Révolu-
tion française.
1 1 8 LES CLASSES SOUFFRANTES
et depuis lors T histoire de ces colonies n'a été qu'une suite de lam^-
tables désastres dont nous n'avons pas vu la fin. Dieu agit par d'autres
voies ; il a pour lui le temps, il a Tétemité, et jamais il n'est obligé de
sacriOer le présent au profit de l'avenir.
Le Christianisme trouvait une société où les esclaves étaient trois
fois plus nombreux que les maîtres ; briser d'un seul coup tous ces
liens, émanciper tous ces hommes nourris des haines de l'esclavage
et corrompus par les passions qu'il entraine, c'eut été mettre le feu aux
quatre coins^ du monde et amener des désastres que n'égaleront pas
même les invasions barbares; à cette époque, en effet, il y aura dqà
dans la société chrétienne une certaine force qui arrêtera bien de^s
larmes et conjurera bien des malheurs.
L'Eglise se soumet donc à l'institution qu'elle trouve établie, die
engage l'esclave à l'obéissance. Saint Paul renvoi^ à son maitre un
esclave qui^ s'était enfui et qui avait embrassé le christianisme. Mais
elle lui révèle en o^ême temps sa dignité morale en faisant de son
humiliation un sacrifice volontaire et une souroetde mérite; mais elle,
recommande à son maitre la justice et la bonté yis-^vis d'un homme;
qui est son frère en Jésus-Christ : « Et vous maîtres! disait saint Paul,
témoignez de l'affection à vos esclaves, et ne les traitez pas avec cudessci
et avec menace ; sachez que vous avez les uns et les autres un maitre.
commun dans le ciel qui n'aura point d'égard à la condition des per-
sonnes C)^» Elle reconnaît hautement à l'esclave tous les droits natu-:
rels et tous les droits religieux, elle reconstitue pour lui une famille.;
elle baptise ses enfants, bénit et consacre son union.
Les conséquences de cette doctrine pleine de sage^e sont fiaciles à
prévoir : en traitant l'esclave comme un homme aux yeux de son
maitre, l'Eglise engage celui-ci à lui reconnaître ce titre ; en procla-
mant ses droits naturels et religieux à la face de la cité , die amène 1^
cité à lui reconnaître des droits civils, et quant aux développements
de ces conséquences, elle se confie au temps, au progrès des mœurs,
à la force de la vérité.
C'est ainsi qu'agit l'Eglise , elle dépose sa semence ; puis elle attend
' Cl) Ausfiphes., cliap. VI, t. 9,
kVX FRÈltlBftS SlÈCLfiS I>U CHElSTIAIflSBlB. 119
que celle-ci se développe et que le jour vienne pour la moisson , parce
qu'elle est propriétaire du champ, c'eat-à-dire qu*elle a devant elle le
teœp9 et la certitude de jouir du fruit de son travail.
Hais la moisson ne se fit pas attendre : il y a quatre siècles à peine
que le christianisme a paru dans le monde et voyez quel changement
s'est opéré déjà (dans les mœurs de la société. Pénétrez dans quelques-
unes de ces somptueuses demeures qui contemplèrent pendant si
longtemps à côté de Vorgueil et de la débauche des maîtres les humi-
liations et les souffrances des serviteurs ; ce sont encore ces mêmes
patriciens riches des dépouilles du monde. Leurs nombreuses villas,
leurs héritages sans limite sont encore peuplés d'une multitude d'es-
claves. Hais combien tout est changé et dans le cœur des^ uns et dans
le sort des autres. Les esclaves ne sont plus traités avec dureté, mais
au contraire avec une bonté toute paternelle ; ils font comme partie de
la famille, au moins de cette grande famiHe morale qui désormais unit
les maîtres et les serviteurs. Que le sentiment chrétien devienne plus
vif encore , on ne se contentera plus de les traiter avec douceur; on ne
souffrira pas que des hommes marqués du sceau de Dieu soient flétris
des chaînes de l'esclavage. On leur rendra en un mot cette liberté
naturelle que quelques-uns d'entre eux refuseront parfois pour ne pas
se séparer d'un maître humain et généreux.
Nous avons à, cet égard de mémorables exemples : voyez ces
illustres Romaines, grandes dames et grandes saintes à la fois, qui sous
l'inspiration de l'idée chrétienne consacrent à la délivrance de l'huma-
nité tout l'héroïsme que leurs ancêtres ont mis à la vaincre et à l'oppri-
mer ; voyez une sainte If^nia-to-Zetcn^, par exemple , cette mère des
pauvres, cet intrépide soutien des évèques persécutés. Elle a vécu avec
son époux Pinien dans cette société romaine où tous les dons de la
naissance, de la richesse et de la vertu lui ont attiré en même temps
l'amour et le respect, mais ces doux jeunes gens ont médité de se con-
sacrer à Dieu plus étroitement encore. Quel est le premier fruit de cette
sainte pensée? Leur esprit se porte tout d'abord sur ces nombreux
serviteurs, leurs frères en Jésus-Christ, et ils émancipent d'un seul
coup plus de huit mille esclaves.
A peu près à la même époque, une autre grande sainte, une amie
iW LES CLASSES socffrautes
de saint Jérôme, la descendante des Scipions, des Gracques et des Paul
Emile, sainte Paule en un mot nous donne le même spectacle. A pein^
maîtresse unique de tous ses biens par la mort de son mari, la voilà
qui émancipe tous ses esclaves. Quelques-uns par affection pour leur
ancienne maîtresse refusent ce bienfait. Mais désormais ils seront
regardés comme des frères et des sœurs, ils seront de la famille, et à ce
titre on ne leur épargnera ni soins ni affection.
Ces deux saintes ne sont pas les seules à agir de la sorte. Une mul-
titude de grandes dames romaines marchent sur leurs nobles traces, et
Texemple qifelles donnent au somn^et de la société trouve dans toutes
les classes un admirable écho. C*est la conséquence du progrès que fait
le christianisme dans les idées et les mœurs de la société romaine. En
quelque lieu et dans quelque milieu qu'elle pénètre, cettedoctrine salu-
taire enfante partout la liberté.
Mais^quand une idée est passée dans les mœurs, elle est bientôt dans
les lois. Je n*ai pas besoin de parler des lois de TÉglise, il était tout
naturel queVÉglise une fois organisée vint consacrer, appuyer par ses
décrois des principes que contenait sa morale et des idées qu'elle
ptèchait dans ses temples. Aussi ouvrez les annales des premiers siècles
de la foi, interrogez les Conciles surtout, et voyez comment s'expriment
a cet ég^rd ces grandes assemblées législatives du Christianisme. Le
premier service à rendre à la cause des esclaves , la première garantie
è leur ofCrir comme prémisses et comme base de toutes les autres,
c'était sans doute de mettre leur vie à l'abri des caprices du maître,
c'était de les soustraire ea un mot à ce droit de vie et de mori dont on
avait fait à leur égard un si odieux et si lamentable usage ; c'est ce;
que fait le Concile d'Ëpaone (517). « Le maître, dit-il^ qui aura fait
mourir son esclave de sa propre autorité «sera séparé pendant deux ans
de la communion des fklètes. » Le mèn^e concile rappelle encore la
protection offerte dans les églises chrétiennes aux esclaves qui s'y
réfugiaient, il veut que la vie leur soit toujours sauvée, mais comme
il ne faut pas cependant offrir une prime au vice og à l'incondurte, sr
Tesclave est coupable de quelque grand crime, d'après le même décret,
il ne sera pas complètement soustrait à la justice humaine et on
AUX PRBHI£RS SIÈCLES DU CHRlSTlAlflSlfE. 121
i>*cmpé€hera pas le maître de lui imposer des travaux extraordi-
;îaires(*).
L'Église ne garantit pas seulement la vie des esclaves; elle s^oppose
encore à ce droit odieux et barbare que les ecclésiastiques aussi bien
que les laïques avaient de les mutiler. Au concile de Hérida (660), ellQ
défend aux évêques et aux prêtres de maltraiter leurs serviteurs d'unç
façon aussi atroce. Elle ordonne que si ces derniers sont coupables dQ
quelque crime on les livre au juge séculier, de manière toutefois quQ
les évèqûes modèrent encore la peine (^).
D'autres conciles s^occupent de déterminer les nouveaux modes
d^affranchissement dans les basiliques chrétiennes ; en même temps
ils défendent de remettre en servitude les esclaves ainsi libérés en
présence de Dieu, à moins qu'ils ne se soient rendus toutefois indignes
de ce bienfait par quelque faute désignée dans la loi (').
Enfin aux conciles de Màcon (585) , de Rheims (625) , de Lyon
(583), l'Église montre d'une manière plus énergique encore quelle est
sa sollicitude pour l'extinction de Tesclavage, puisque dans ces trois
grandes assemblées elle autorise pour la rédemption des captifs jusqu'à
la vente et à la destruction des vases de l'autel. La liberté humaine lui
est plus précieuse que ces objets sacrés, bien vénérables cependant à
ses yeux puisqu'ils ont été mis en contact avec le sang de Jésus-
Christ (*).
Les lois humaines ne surent pas résister davantage à cette noble et
sainte impulsion. Avant même que la législation civile fût devenue
tout à fait chrétienne, avant que le pouvoir qui la créait eût embrassé
le christianisme, l'antique droit civil sur la condition des esclaves
s'était modifié. Déjà Sénèque, que plusieurs historiens ont cru initié par
une correspondance intime à la doctrine de saint Paul , mais qui cer-
tainement eut connaissance des principes du Christianisme, Sénèque,
influencé sans doute par cette doctrine sublime, « rappelait les maîtres
(t) \ojezJnalj/te d$t conciles généraux et particuliers, pw le R. P. Gbarles-Louis
Richard de l'Ordre des Frères Prêcheurs .
* iV Vojtt Analyse des conciles généraux et particuliers ,pw\t?i. P. Charles-Louis
Richard de l'Ordre des Frères Prêcheurs.
(3) Concile d'Orléans (549).
(4) y ojti Analyse des ConaiYe; , ub. supra.
132 LBS CLASSES SOUFFRANTES
au devoir de la nature; intermédiaire du Christianisme et de la philo-.
Sophie stoîque, il faisait entendre aux oreilles des romains des paroles
d'égalHé et de douceur qu'on ne retrouve que dans TÉvangile (*). »
Et ses paroles portaient leur iruit : nous en voyons une preuve bien
remarquable dès le règne même de son féroce pupille. A cette époque
en effet où les romains dégénérés ne valaient pas mieux que le maître
barbare qu'ils s'étaient donné, à cette époque, dis-je, Néron n'était pas
le seul dans Tempire à se passionner pour les exécutions sanglantes
et les spectacles cruels. Non seulement les citoyens se portaient en
masse aux amphithéâtres pour y voir couler le sang de leurs semblables
sous la déni des bêtes féroces, mais encore ils organisaient souvent
chez euxet en petit, si je puis m'exprimer de la sorte, ces drames abomi-
nables. Cest ainsi qu'armés du droit de vie et de mort sur leurs esclaves,
ils voulaient encore en tirer le meilleur parti, au profit de leurs bar-
bares instincts et de leurs appétits sanguinaires , et quand ils avaient
une exécution à faire, c'est-à-dire une faute légère à punir, un caprice
à contenter, ils livraient leurs esclaves aux bêtes féroces. Certes on
aurait pu croire que celui qui abandonna tanlde chrétiens à l'amphi-
théâtre, qui alla jusqu'à les transformer en torches vivantes pour
éclairer au milieu de ses jardins d'abominables orgies , on aurait pu
croire qu'uA tel prince eut trouvé tout naturel chez des particuliers
4es actes féroces auxquels il assistait avec délices, auxquels il conviait
publiquement tout un peuple avec lui. Il n'en est rien cependant ;
Âoit influence de son illustre précepteur dont il suivit trop peu de
lemps, hélas ! les belles et sages leçons, soit plutôt force déjà irrésistible,
jquoique latente encore, de la doctrine persécutée, Néron , par une loi
qui nous étonne, Néron défendit 9ux particuliers de livrer leurs esclaves
)iux bêtes féroces (').
C'était, on le comprend, toutce que pouvait faire l'assassin de sa mère,
^'incendiaire de Rome , le persécuteur des chrétiens ; mais enfin c'était
iun premier pas.
« Un siècle plus tard, poursuit l'illustre juriconsulte (') dont j'ai déjà
(I) Troplong, influence du Christianisme sur te droit cipil tles Romains, p. iso.
(3) Troplong, ub. sup.
(3) TroploDg, ub. tup.
AUX FIŒMIBBS 8IÈCLBS DU GHUISTIARISMB. 12%
emprunté le langage, la religion chrétienne avait marché ; elle avait
secondé la philosophie et amolli avec elle la dureté des idées. Tout
change alors dans la jurisprudence sous le rapport de Tesclavage : \»
^ïi de vie et de mort est transféré aux magistrats; le droit de correc-
tion , laissé au maître , est forcé de se renfermer dans des règles plus
humaines; un magistrat, le préfet de la ville est chargé de surveiller ce
pouvoir. » En un mot Tesclave, bien misérable encore, commence
cependant à être compté pour un homme, son sang no peut plus être
versé comme celui d'un animal, et il peut entrevoir, dans une législa-
tion qui se rapproche davantage de la loi naturelle, une véritable et
sérieuse protection.
Quand le Christianisme s'est assis sur le trône des Césars, on voit se
dessiner d'une manière bien autrement énergique cette réaction jusque-
là si timide encore. Constantin inaugure son règne par un acte digne
d'un grand prince et surtout d'un prince chrétien ; on sait quelle était
la tyrannie des derniers empereurs, on sait quelles étaient surtout les
exigences d'un fisc dont les meilleures et plus naUirelles ressources se
tarissaient tous les jours et qui cependant avait à satisfaire à ces
dépenses effrénées et toujours croissantes des tyrans de l'univers. Un
grand nombre de citoyens, d'hommes libres, épuisés depuis longtemps
par des tributs écrasants et des poursuites sans cesse renaissantes^
avaient été obligés pour s'y soustraire de se dépouiller de ce qu'ils,
avaient de plus précieux au monde , de vendre jusqu'à leur liberté.
Constantin veut qu'on recherche toutes ces victimes de la cruauté de
ses prédécesseurs et il leur rend une liberté qui ne leur est plus ^
charge du moment que de^ lois plus douces et une administration plus
équitable ont amélioré la condition de tous.
Mais ces mesures bienfaisantes ne sont que le prélude d'actes bier^
autrement imj>ortants au point de vue de la liberté , de la dignités
humaine : je veux parler des nombreuses constitutions de ce.
prince, destinées soit à adoucir la condition des esclaves en général^
soit à favoriser leur mi^e en liberté. C'est lui qui défend dans la
partage des terres, suivi naturellement du partage des esclaves, de
séparer les maris de leurs femmes, les pères et mères de leurs enfants.
Il veut qu'on ne brise, plus ainsi d'une manière violente et brutale^
124 LBS CLASSES SOUFFEAUTBS
les liens de la nature et du sang ('). La pensée qui dicta ce
rappel à Thumanité est toute chrétienne, dit Troplong, c'est un
point accordé par les historiens (^). Cette pensée va se retrouver dans
Tempressement que met Constantin à s'écarter de la législation d'Au-
guste, législation qui s'était efforcée d'apporter de nombreux obstacles
aux affranchissements qu'on redoutait alors. L'empereur chrétien, au
contraire , ne trouve pas assez larges les portes déjà ouvertes à la
liberté humaine; il introduit de nouveaux modes de manumission:
c'est ainsi que sous son règne l'Église parvient à faire adopter, comme
mode d'affranchissement légal, l'affranchissement dans les temples, en
présence du peuple, et aVec l'assistance de l'évèque. Les esclaves durent
en apprécier promptement le bienfait. « Cette manière d'opérer la
manumission, dit Balmès, investissait plus nettement TÉglise du droit
de défendre l'affranchi; témoin de l'acte, elle pouvait faire foi de la
spontanéité et des autres circonstances qui en assuraient la validité,
elle pouvait même en réclamer l'observation, puisqu'on ne violait point
la liberté promise sans profaner le lieu sacré, sans manquer à une
parole donnée en présence de Dieu même (').
Ce n'est pas la seule faveur que Constantin accorde aux affranchisse-
ments, ni la seule marque de confiance à l'Église, qui le secondait dans
ses efforts pour la régénération de l'humanité. Les clercs obtinrent
encore de ce grand prince le privilège spécial de donner laliberté
pleine et entière à leurs esclaves par pure convention verbale, sans
solennité, sans acte public. Cette honorable exception n'était faite sans
doute en leur faveur que parce que Von savait d'avance la manière
prudente et discrète, en même temps que large et libérale, dont ils sau-r
raient en user.
Tel est l'ensemble de ces belles lois qui on fait dire à Chateaubriand
que, sans le désordre des temps, elles auraient affk*anchi d'un seul coup
une nombreuse portion de l'espèce humaine {*).
Justinien, fidèle aux inspirations de son illustre prédécesseur, et
(1) V. Pteury, Hittoirede l'Église.
(2) y.Dê l'influencé du Christ, sur le dtoit civil des Rom.
(3) Du protestantisme comparé au catholicisme^ 1. 1«% p. 32S.
(4) Essais historiques tl. i".
kVX FBBMIBBS SIÈGLBS DU CHBISTIAUISBIB. 125
profitant d'ailleurs du progrès qu'avaient fait depuis celte époque les
idées chrétiennes , Justinien fut plus loin encore que Constantin. Il
abouties derniers éléments de la législation d'Auguste, hostiles à Taf-
frandiissement des esclaves; il flt plus, il supprima toutes ces di3tinc-
lions surannées qui existaient encore entre les différents modes de
manumission et qui tenda^icnt à établir des degrés dans l'échelle de la
liberté humaine. Ses constitutions donnèrent un nouvel élan à l'esprit
de liberté et d'humanité. Cependant en dépit de ces améliorations, en
dépit des efforts du Christianisme pour l'effacer entièrement, l'esclavage
continua à subsister encore. L'idée libératrice n'avait pas complète-
ment triomphé des mœurs et des habitudes païennes; d'ailleurs les
invasions barbares devaient, en ouvrant une nouvelle source d'escla-
vage, arrêter pour longtemps ce beau mouvement chrétien. « C'est
l'époque féodale qui, bien plus tard, a eu l'éternel honneur d'avoir rendu
à la liberté les classes inférieures courbées sous le joug de l'esclavage.
Pour arriver à ce grand résullal,il a fallu que le Christianisme, pénétrant
plus profondément dans les esprits, ait humanisé les maîtres à un plus
haut degré et que les intérêts généraux aient été amenés par un heu-
reux concours deeirconstances à se mettre d'accord avec les idées ('). »
Nous assisterons plus tard à celte phase nouvelle ; mais nous pouvons
voir dès aujourd'hui que, pour ne pas s'être produite immédiate-
ment dans toute son étendue, cette heureuse transformation n'en était
pas moins, dès l'origine, dans l'esprit et la doctrine de la religion nou-
velle. On devait penser que tôt ou tard les souvenirs du paganisme
et les effets de la conquête s'effaceraient devant le dogme une fois posé
de la liberté et de la fraternité chrétiennes, et déjà l'on pouvait prévoir la
place que ce double principe occuperait un jour et dans nos mœurs et
dans nos lois.
II. — L'eiifart.
SoMMAiRB. — Abolition du droit de vie et de mort. — Peine contre les
infanticides. -^ Défense d'exposer les enfants. — Admission des
' divers pécules. — Amélioration plus frappante encore dans la position
(1) V.TropIoDg,ab. 8ap.p. 160.
1^6 LES CLASSES SOUFFBANTES
morale de renfant. — Changement dans raulorité paternelle. — Ce
n'est plus un droit de propriété pour le père, mais un droit de protec*
tion à ravantage de Tentant. — Soins matemeb de TÉglise et de la
société chrétienne à l'égard de ce demiet*.
Pendant que la liberté ou du moins la consolation, fille de la charité,
descendait dans Tergastule , le foyer domestique ne pouvait rester en
dehors de cette divine influence. Avec les esclaves, les enfants et les
femmes avaient été les premiers 'à embrasser le Christianisme ; ils
devaient comme eux en goûter les premiers fruits.
Nous connaissons le sort cruel de Tenfant au milieu de la société
romaine ; nous connaissons l'extension abusive de la puissance pater-
nelle : entre le chef de famille et sa postérité nuls rapports affectueux (*).
Pour celui-là point de vénération sincère, pour celle-ci point de sécu-
rité, tant que Tetifant sentira que sur sa tète est suspendu ce droit
4e vie et de mort dont on a vu de lamentables applications. La suppres-
sion de cet odieux pouvoir dut être un des premiers effets de Tinfluence
chrétienne. Aussi, sans savoir précisément à quelle époque le vieux
droit romaiii fut abrogé en ce point, on voit que dès le temps de
Trajan et d'Alexandre Sévère, la législation romaine, devenue plus
spiritualiste, n'en porte plus l'empreinte (^). Sans doute l'idé^e chré-
tienne et les mœurs nouvelles , qui déjà dans l'empire pénétraient de
toutes parts, avaient amené ce nouveau triomphe pour l'humanité.
Quoi qu'il en soit, quand le Christianisme est arrivé au pouvoir, il
n'y a plus de doute sur sa pensée à cet égard ; par l'organe de Cons-
tantin il punit de mort, il punit de la peine du parricide le père qui a
tué son fils de quelque manière que ce soit, et cette loi nouvelle, elle
est adressée tout spécialement au pays qui outrage le plus la nature à
cet égard, c'est-à-dire à l'Afrique, qui a conservé la barbare coutume
d'immoler des enfants à Saturne.
Un autre usage presque aussi lamentable fut plus difficile à déraciner
au sein de cette société païenne ; je veux parler de l'exposition des
enfants. Nous avons vu comment on la pratiquait à Rome; nous nous
(I) Troplong . ub. tap. p. tes.
(3) Troplong , ab. tup.
AVX PREMIBBS SIÈGLBS DU CHRISTIAllISHB. 1^7
rappelons combien de pauvres créatures étaient ainsi vouées tous les
jours, sinon à une mort certaine, un moins à de cruelles souffrances et
au plus désolant avenir. Cette odieuse coutume ne s'était pas éteinte
Ëvec la République romaine ; elle était fort usitée à Rome sous TEm-
pire, et Tertullien, joignant sa voix à celles de saint Clément d'Alexan-
drie et de beaucouf^ d'autres docteurs et défenseurs de TËglise, leur en
faisait un amer reproche.
Ouand il put espérer se faire entendre du maitre de l'Empire , une
autre gloire du Christianisme, Lactance ^ fit l'éloquent défenseur de
ces infortunés. Constantin fut fidèle aux inspirations du précepteur
de son premier fils Crispus, et, en 305, la même année qu'il abolit le
supplice de la croix, il publia pour l'Italie un édit dans lequel il ordon-
nait de fournir sur le trésor public et même sur le domaine privé des
secours aux parents pauvres qui ne pourraient élever leurs enfants. Les
délivrer de cette odieuse tentation de la misère, c'était leur enlever le
prétexte le plus ordinaire et le plus plausible de leur coupable indiffé-
rence. Quant à ceux qui, malgré ces ressources, oubliaient les plus
doux sentiments de la nature , Constantin les en punit en rompant
entre le père et Tenfant toute espèce de lien civil. Du jour de l'expo-
sition, la puissance paternelle était détruite, et jamais l'enfant ne
pouvait être enlevé à celui qui l'avait recueilli et élevé comme son
fils ou son esclave.
Au milieu d'une civilisation si profondément corrompue et qui déjà
tombait eu ruines , c'était tout ce que pouvait faire le législateur chré-
tien. Valentinien voulut outrepasser cette mesure : le père qui exposait
son enfant fut considéré comme homicide , mais les lois en cela devan-
çaient trop les mœurs , elles ne tinrent pas contre la tendance géné-
rale ; les empereurs suivants furent obligés de revenir à la législature
préventive de Constantin (*). C'était à Justinien qu'était réservé
l'honneur de renverser complètement ce long échafaudage de la barbarie
antique. Toute exposition, tout abandon en réparation d'un dommage
fut interdit. Il n'y eut d'excepté que le droit pour le père pauvre de
vendre son enfant , mais au moment de sa naissance seulement. Cette
(1) TroploDg. ub. top.
128 LES CLASSES S0UFFBAI9TBS
dernière trace des mœurs païennes ne disparaîtra qu'avec les restes de
la civilisation byzantine (').
Le Christianisme, qui avait pris sous sa sauvegarde Texistence de
Tenfant, devait encore s'occuper des circonstances matérielles qui pou-
vaient la lui rendre tolérable. Nous savons que la puissance pater-
nelle, qui mettait entre les mains du père la vie de son enfant, le
rendait maître aussi de tout ce qu'il possédait. Bientôt les princes chré-
tiens étendirent les heureuses réformes des premiers empereurs à cet
égard; et sous Jusiinien l'enfant appelé à la succession de sa mère et
de ses ascendants, droit naturel qui n'avait pas toujours été reconnu ,
ne vit plus Soumis à la puissance de son père quelles biens qu'il tenait
de sa main (*).
Voilà quels furent les effets lents, mais salutaires de l'influence
chrétienne sur le droit civil à l'égard de l'enfant. Quant à l'Eglise,
société toute morale, vivant comme une étrangère au milieu d'un
peuple infidèle, corps d'élite qui ne se recrutait que parmi des dévoue-
ments volontaires, elle n'était pas dans ses réformes obligée de tenir
^compte du milieu qui l'entourait, et dont elle avait su si bien se
détacher. Aussi, dès l'origine, ses lois disciplinaires sont formelles et
complètes sur le sujet qui nous occupe. Les pères et les mères, cou-
pables d'avoir mis à mort ou exposé leurs enfants , sont condamnés à
des peines sévères qui souvent durent toute leur vie.
Mais tout cela n'était rien auprès de l'heureuse transformation
opérée par le Christianisme dans la position morale de Tenfant. C'est
ici qu'éclale vraiment la touchante' sollicitude de l'Ëglise pour lui.
Cette tendresse singulière ne saurait mieux se représenter que sous
les traits de cette fille de Pharaon qui sauve le jeune Bioïse exposé sur
les eaux pour le faire élever dans son palais, au milieu des soins les
plus tendres et les plus délicats. N'est-ce pas en effet un autre Moïse,
dévoué comme lui aux périls les plus extrêmes, que l'Eglise va recueillir
dans son sein maternel?
Celui qui était né pauvre, celui qui pendant trente ans s'était nourri
du fruit de ses sueurs et de son travail, Jésus-Christ, en un mot,
(1) Ortolaii. Insl.deJutt. p. 199.
(9) Ingtit. de Jusiinien , et Troplong, ub^ sup.
AUX PRBHIEBS SIÈCLBS DU CHRISTlAIfISNE. 129
avaltvoulu connaître aussi rhumiliation et Tépreuve de Tenfance ;
c'était afin de sanctifier sans doute, afin d'ennoblir un âge si longtemps
Fobjet d'un cruel et injuste mépris. Sa doctrine et son langage vinrent
plus tard confirmer l'autorité de cet auguste exemple. Il aima d'un
amour singulier les petits enfants ; ses plus douces paroles furent pour
eux : « Laissez venir à moi ces petits enfants (disait-il à ceux qui vou-
laient les écarter de sa personne adorable), c'est de leur bouche, en
effet, qu'est sortie la plus parfaite louange de Dieu. » Quelquefois
même il fait de l'enfance comme un type dont les autres âges doivent
moralement se rapprocher : a Si vous na devenez comme ces petits
enfants, vous n'entrerez point dans le royaume de Dieu. »
Si le Christianisme triomphait, l'enfant pouvait donc compter sur
sa résurrection morale : voyez en effet ce qu'il devint dans la société
chrétienne.
Dans la doctrine de Jésus-Christ et aux yeux des parents chrétiens,
l'enfant est un don du ciel qui bénit leur union en la fécondant ; l'en-
fant est un dépôt précieux qui leur est confié par la Providence pour le
rendre un jour, non seulement intact, mais encore développé, enrichi
par l'éducation et le bon exemple, à Dieu qui le leur a donné.
D'après ces admirables principes, la mère ne cherchera pas, comme
la femme païenne, à détruire, avant ou après sa naissance, le fruit de
son amour ; elle l'entourera , même avant qu'il ait vu la lumière , des
précautions les plus tendres et des soins les plus délicats. £t dès que
ses yeux se seront ouverts à la clarté du ciel , dès que le Christianisme
l'aura sacré de sa royauté morale en le dépouillant du stigmate de
l'erreur, non seulement elle veillera sur son corps, non seulement elle
lui donnera de son seio la nourriture matérielle , soin que les mères
païennes abandonnaient à leurs esclaves , mais encore elle s'occupera
avec bien plus de zèle et de persévérance de cette vie morale et spiri-
tuelle qu'elle a su reconnaître en lui. Pleine de respect en même temps
que de sollicitude pour celui qu'elle regarde comme un petit ange dont
elle aime à se figurer les traits , elle se lèvera la nuit et comme le
vénérable père d'Origène ('), elle découvrira la poitrine de son fils et
la baisera comme le temple vivant de l'esprit saint.
(I) Saint Léonide, martjr.
Tome IV. 9
ii(f LBS CLàSSBS SOUFFRANTES
Bientôt, quand la parole de son enfant aura révélé à la mère le réveil
complet de sa jeune intelligence, elle mettra sur ses lèvres un nom
«uguste qui ne sortira plus de son cœur et de sa mémoire, et qui
îpolit* lui sera toujours ou un doux encouragement dans la per-
sévérance, ou Tespérance du pardon dans le repentir. Est-il besoin
•de parler ensuite de ce dévouement maternel qui ne se démentira
plus, dans la maladie, dans la veille, dans la mort même? Qui
n*a vu quelquefois, au milieu d'une longue et obscure nuit , à Tbeure
où tout repose dans la nature, une femme près d'un berceau ? Elle est
là , à genoux , la main de son enfant dans sa main , les yeux fixés tantôt
vers le ciel, tantôt vers son enfant, épiant, immobile, un signe d'espoir
ou de malheur? Ctnte femme, c'est une mère qui veille, c'est une
mère qui prie, c'est une mère qui se consume, jusqu'au jour où la
Providence lui aura rendu l'objet de sa tendresse.
Cet amour maternel durera toute la vie, il résistera à toutes les
épreuves. Alors même que dans le cœur de l'enfant un autre amour
sera venu remplacer ou du moins transformer cette tendresse filiale
du premier âge, la tendresse maternelle n'aura point pâli. Que ce
fils, qui a cru trouver dans une compagne chérie plus de soins affec-
tueux et de dévouement réel , vienne à reconnaître un jour qu'il s'est
trompé dans ses illusions, qu'il soit malheureux en un mot, il peut
retourner vers sa mère ; il l'a retrouvera pour lui telle qu'il la laissée,
prêle à lui ouvrir son sein, car l'amour maternel est plus fort que les
événements, plus fort que l'éloignement, plus fort même que l'ingra-
titude ; il est fort comme le dévouement et l'héroïsme, comme l'amour
pur et désintéressé dont il est le plus parfait modèle.
Il arrive un âge où la mère doit abdiquer en partie cette pénible,
Dtiais consolante mission. Ce sacrifice lui coûte bien des larmes, mais
elle se résigne ; elle sait que son enfant a besoin d'un enseignement
plus fort, d'une autorité plus haute ; l'enfant passe sous l'égide du père.
Que l'enfant ne s'effraie pas cependant ; ce n'est plus le père de
famille de la loi païenne ; la puissance du père est pour celui-ci un
devoir encore plus qu'un droit ; il l'a reçue pour protéger et non
pour asservir. L'ordre et la hiérarchie dans la famille sont aujourd'hui
un bienfait dont l'enfant doit jouir plus encore que le chef lui-même.
Si l'enfant trouve et doit trouver dès l'abord un maître dans son père,
AUX PREMIERS SIÈCLS8 DU CHRISTIANISME. 13i
ce muh se changera bientôt avec les années en un autre plus doux : le
père ne sera plus que V ami de son ûls, quand ce dernier n'aura plus
besoin que de ses conseils.
Le père, de son côté, ne doit point regretter cette atteinte portée
à son autorité, car il n*a fait que changer son titre pour un titre plus
glorieux. S'il n'est plus dans la famille le maitre absolu, le despote, il
y tient UB rang plus honorable, il y tient la place de Dieu lui-même,
et comme tel il se verra entouré de plus d'hommages réels et de
vâEiératioQ sincère. Il y sera aussi , il y sera surtout entouré de plus
de tendresse ; s'il rencontre moins de servilité aux jours de sa force,
aust jours de la souffrance et de la vieillesse , il.se verra moins aban-
donné. A son lit de douleur, à son lit de mort surtout, ses enfants
seront là, adoucissant par leurs soins ses souffrances, et demandant à
sa main tremblante une dernière et touchante bénédiction.
Donc, cette même doctrine qui était un bienfait pour l'enfanf , était
encore un bienfait pour le père. Le Christianisme seul pouvait concilier
ainsi des iotérôts qui, pendant des siècles, avaient paru se contredire
entièrement
Voulons-nous savoir comment, dès les preiHaiers temps du Christian
Dîsme, 00 savait déjà mettre en pratique cette admirable doctrine pro^
teetrice de l'enfance ? Descendons au berceau de nos grands saints de
l'époque, de nos pères de l'Eglise, par exemple ; l'histoire a conservé
de leurs premières années de bien touchants souvenirs. Ici c'est la
pieuse mère de saint Âthanase, nourrissant du lait de son amour et
surtout de la puredootri&e du Christianisme, ce fils unique qu'elle a
obtenu par ses prières et dont elle veut faire un ange consacré au Dieu
qui le Uii adonné. Là , ce sont saint Bazile et sainte Emilie , le père et
la mère du grand saint Bazile , cvèque de Césarée ; quelle admirable
tendresse 1 quels soins infinis I quels sacrifices de toute nature pour
former le oœur et l'esprit de leur illustre enfant 1 mais aussi comme
Dieu bénit leur dévouement paternel ! ce n'est pas seulement saint
Basile, le grand évoque, le père de l'église, qu'ils forment par leurs
soins ; ils ont transmis à une nombreuse génération le sang des martyrs
qui coitle dans leurs veines, et ce sang y germe merveilleusement :
les dix enfants que le ciel leur a donnés sont tous des saints et cinq
d'entre eux ont les honneurs des autels.
ta LBS GLàSSBS SOtJFPBARTBflf.
Parle)rai-je encore de Tenfance du grand Ghrysostôme? Sa mère;
Hôhe et belle et d'une haute naissance, reste veuve à vingt ans. Si le
jeune Ghrysostôme n'eût dû le jour qu'à une mère païenne , celle-ci se
fût abandonné insouciante et rieuse aux caresses d'un nouvel hymen ,
eft le pauvre enfant délaissé n'eût obtenu d'autre soin que ceux des
GDercenaires. Mais Ânthuse est une mère chrétienne, c'est-à-dire une
mère dans la force du mot. Recherchée par les plus riches seigneurs,
die dédaigne les honneurs d'un nouvel époux : elle sacrifie toutes les
jouissances du monde, si séduisantes à son âge; elle se renferme dans
sa maison , se consacre tout entière à son fils, et le peu de temps
qu'elle dérobe à ces soins pieux, elle le consacre à la prière où elle
puise la force de les accomplir.
Enfin, quand on parle du dévouement maternel, on ne peut
bublier la mère du grand Augustin , cette femme admirable qui eut
le bonheur d'enfanter deux fois son fils, d'abord à la lumière de ce
inonde , et puis bientôt après à la lumière plus pure et plus désirable
de l'éternelle vie. Qui n'a entendu parler de cette sollicitude si tou-
chante de sainte Monique à l'égard de son enfant? Qui ne l'a suivie
avec émotion dans ses soins assidus, dans ses veilles, dans ses prières,
dans ses voyages lointains et périlleux, dans cette mort enfin qu'elle vit
arriver avec bonheur, parce qu'elle avait recueilli déjà le fruit de son dé-
vouement, le but des efforts de toute sa vie : la conversion de son fils (').
Sans pouvoir dépasserces exemples admirables offerts par les grands
siècles du Ghtlstianisme , on peut dire cependant que les mœurs géné-
rales, suivant ledéveloppement de la civilisation chrétienne, sont deve-
nues de plus en plus douces à cet égard. Aujourd'hui même, le progrès
est encore manifeste sur ce point. Nos pères nous racontent qu'ils ne
connurent point les soins qu'ils nous ont prodigués. Jamais l'enfance
ne fut entoiirée de tant de sollicitude, et ce fait, qui doit renouer encore
plus fortement les liens de la famille, se passe au moment où des tenta-
tives se font pour Tabôlir ; en face de cette coïncidence singulière, la
.Providence ne nous laisse que le droit de l'admirer.
Edouard DE LA BASSETIERE.
(t) V. RortMcher, Biti. de CSgl. — Godescard. Vi$ det Saintt. —Le père Venlora.
La femn/te catholique.
CRITIQUE HISTORIQUE.
VIE DE M"-^ LA M*"^ DE LA ROCHEJAQUELEIIV,
m M. Alfbep nettement (*).
Madame la marquise de La Rochejaquelein est morte à Orléans le
15 février 1857, recommandant à sa famille de la ramener et de Tense-
velir dans cette terre de Vendée à laquelle elle était attachée par de si
glorieux souvenirs et par des liens plus torts que la mort.
« Quand on apprit en Veadée, dit M. Alfred Nettement, les der-
nières volontés de Mme de La Rochejaquelein , il se fit un mouve-
ment immense dans ce pays de religion et d'honneur, où le culte de la
vertu, de la gloire, des grands souvenirs et de la mort n*a pas été
éteint par Tâpre soif de la jouissance et Tidolàtrie de Tor. Tout le pays
du Bocage se leva pour 9ller recevoir le cercueil qui rapportait ses
restes vénérés,
(r Quelles funérailles ! Et comment ne pas se sentir ému à Taspecl
de cette grande scène ? Le cercueil traverse les mêmes contrées qu^
la femme , la veuve , la fille , la mère des héros veqdéeps , des soldats ,
des martyrs, traversa jadis avec la Yeqdée victorieusie , puis avec la
Vendée vaincue et agonisante. Ces stations funéraires, — comme
Mf de Poitiers les a si bien nommées , — pnt été jadi9 des haltes
militaires. I^e^ fils de ceux qui ont été aux con^bats veulent tous être
à ce grand deyil. Il semble que la poussière héroïque des morts tres-
saille sous le char qui porte cette frpid$ dépouille , et que de tant de
tombes vendéennes ouvertes par la guerre et par Téchafaud dans toUs
les chQinps, dans toutes les villes de la Vendée, sortent un salut et un
(t) Un beau volume iD-i 8. Pfrii. isss. Chez Vcrmot, éditeur ; à Mantei, cbex Poiiier-
Legros et Hazeau.
134 VIE DE MADAME LA MABQUISB,
adieu. Venez tous, vous dont les pères ont eru ce que croyaieni Les->
cure et La Rochejaquelein , aimé ce qu'ils aimaient , venez payer un
dernier tribu d'hommages à leur illustre veuve ! Qu'au milieu de
Tabâlardissement des âmes inclinées vers les jouissances matérielles et
de rabaissement des caractères , ce noble paysda Bocage nous montre
encore des multitudes s'ébranlant pour aller au-devant d'un cercueil
qui ne rappelle que sacrifice , dévouement , abnégation , fidélité à Dieu,
mépris des séductions de la prospérité, inflexible' soumission à la loi
austère du devoir , culte persévérant du malheur. Us viennent lous,
priant et songeant au passé, le front chargé de souvenirs Voici
les hommes des paroisses dos Aubiers , de Nueil , des Cerqueux , d'Izer-
nay, qui se levèrent les premiers à la voix de Henri de La Rochejaque-
lein , ceux de Saint-Âubin-de-Baubigné qui gardera le précieux cer-
cueil. Voici aussi les hommes de cette glorieuse paroisse des Echau-
broignes aux pères desquels Lescure cria , au moment où la bataille,
de Torfau semblait perdue : « Y a-t-il quatre cents hommes ^ssez
braves pour venir mourir avec moi? » et qui, présents ce jour-là sous
les drapeaux au nombre de dix-sept cents,lui répondirent tous à grands
cris : « Nous irons où vous irez, où vous voudrez ! » et allèrent vaincre,
avec lui Kléber et les redoutables Mayençais. Voici ceux deMaulévrier,
d'où vint Stofflet, ceux deClisson , où s'élève le château des Lescure,
ceux aussi de Chemillé et de Chanzeau qu'on appelait les grenadiers de,
la Vendée. Les villages se vident, les routes se couvrent de pèlerins ;
bornages , femmes , enfants, vieillards accourent de vingt-cinq lieues
à la ronde ; tous veulent toucher, baiser, bénir \e cercueil de la veuve^
des héros, delà mère des pauvres (*). »
Quand le cercueil fut entré dans l'église de Saint-Âubin-de-Bau-
bigné, Ms^ l'Evèque de Poitiers monta en chaire et prononça l'éloge
funèbre de la femme illustre qui avait eu l'honneur de porter digne-
ment deux des plus grands noms de l'histoire contemporaine , ceux de
Lescure et de La Rochejaquelein. Les nefs de Notre-Dame de Paris
n'ont peut-être jamais entendu de paroles plus éloquentes que celles
qui retentirent ce jour-là sous la voûte de celle humble église de
(I) Fie de M^* de La Rochejaquelein, p. 379.
DB LA ROGHEJAQCBLBIN. 13S
campagoe. L'orateur fut à la hauteur de sa mission et trouva des
accentâ vraiment inspirés pour raconter cette vie si pure et si éprouvée,
pour peindre cette existence désormais historique en qui se résument
toutes les gloires et toutes les souffrances de la Vendée.
Msr rÉvêque de Poitiers n'avait pu, dans son admirable discours,
qu'esquisser à grands traits la, figure de Mi°e de la Rochejaquelein.
Tenté à son tour par ce noble et beau sujet, un écrivain qui avait été
admis à l'honneur de la voir de près, dans les dernières années de sa
vie, M. Alfred Nettement vienf de lui consacrer tout un volume que
nous nous empressons de signaler à nos lecteurs. La Revus de Bretagne
et de Vendée est heureuse de cette occasion de rendre hommage à celui
qui fut , dans nos dernières assemblées, un si digne représentant du .
Morbiban^, et qui, depuis tant d'années, élève sa voix éloquente pour
la défense et la glorification de notre Vendée.
Tout le monde a lu les Mémoires de M«n« de La Rochejaquelein,
ce livre de bonne foy où de si grandes choses et de si hautes infortunes
sont retracées avec une simplicité si touchante. Je viens de les relire
et de les rapprocher de l'ouvrage de M. Nettement. J'ai pu ^insi cons-
tater, dès les premières pages, que Tœuvre du nouvel historien n'était
point une simple reproduction des Mémoires, et qu'elle s'en distinguait
par des différences essentielles. Je signalerai dès ici la principale.
Mme de La Rochejaquelein se borne à raconter ce qui lui est per-
sonnel , ce qu'elle a vu , ce qu'elle a entendu.... Tétais là, telle chose
m'advint. Ce n'est point pour le public qu'elle écrit , c'est pour ses
enfants et c'est son amour pour eux qui lui donnera le courage d'accom-
plir jusqu'au bout une tâche si pénible et vingt fois abandonnée. « Je
me suis fait un triste plaisir, écrii-elle à ses enfants, à la date du
i<»raoùt 1811 , de vous raconter les détails glorieux de la vie et de la
mort ie vos parents. D'autres livres auraient pu vous faire connaître
les principales actions par lesquelles ils se sont distingués ; inais j'ai
pensé qu'un récit simple , écrit par votre mère, vous inspirerait un
sentiment plus tendre et plus filial pour leur, honorable mémoire. »
136 VIB DB MADÂMB LA MARQmSB
Elle ajoute un peu plus loin : « Je n'ai point voulu faire un livre, et n'ai
jamais songé à être un auteur. »
M. Alfred Nettement, au contraire, est un auteur, un écrivain émi-
nent, et, avec les matériaux que lui fournissaient les Mémoires dç
M">e de La Rochejaquelein , il a fait ce qu'elle n'avait pas voulu faire,
il a fait un livre. Il a rattaché au mouvement général de l'époque les
divers épisodes de. la vie de son héroïne; ila groupé tous les faits
particuliers si bien racontés par elle autour des événements politiques,
dont ces faits n'étaient que la conséquence. C'est ainsi , par exemple,
qu'arrivé au récit des journées d'octobre, M. Nettement, au lieu de sq
borner, comme Mme de La Rochejaquelein qui était ce jour-là à Ver-
' sailles, à rapporter les paroles qu'elle a entendues et les circonstanced
dont elle a été personnellement témoin, nous fait (connaître Torigine et
les causes de ces fatales journées, et en trace un tableau aussi animé
que rapide dans lequel il encadre habilement les diverses anecdotes
rapportées dans les Mémoires. — En un mot , et pour me résumer sur
ce point , je comparerais volontiers l'œuvre de Mib^ de la Rochejaque-
lein à une esquisse qu'elle nous aurait laissée d'elle-même, esquisse
vraie , simple, touchante , qui rend la physionomie du modèle avec un
rare bonheur et avec un charme incomparable. H. Nettement s'est
emparé de cette belle esquisse, il l'a fixée sur la toile et l'a éclairée
d'une plus vive lumière : l'esquisse est devenue un tableau. Je m'em-
presse d'ajouter, sûr d'être en ceci l'interprète de M. Nettement lui-
même, qu'il n'a point eu la prétention de substituer son œuvre à cellq
de Mi°o de La Rochejaquelein ; il sait à merveille qu'aucun récit com-
posé après coup n'égalera jamais ces nobles pages où la simplicité
s'allie si bien à la grandeur, et certes on ne l'accusera pas d'avoir
méconnu la valeur et la portée de ces admirables Jtf^moires, lui qui
les a si bien appréciés au cours de son livre. « Ces Mémoires, dit-il,
feront vivre éternellement l'époque et le pays qui y sont peints, avec
des couleurs si vives et des traits si naturels qu'on croit voir respirer
les personnages, les mœurs, la Vendée tout entière. On voit, on sent
la vérité , on la touche C'est la nature prise sur le fait , c'est la
vérité dite sans réticence, sans ambages, sans ornement ; une peinture
simple, complète , relevée par quelques-uns de ces coups de pinceau ,
DB LA BCKIREJAQUEtBIR. 137
Bherchés par les grands maitres mais qu*un témoîD de ces grandes
luttes, mêlé à leurs périls et à leurs émotions , a seul pu trouver dans
ses souvenirs, ou plutôt dans les inspirations de son cœur. Ces
Mémoires, à la différence des ouvrages de ce genre publiés de nos
jours , n'ont rien dç personnel. Ce n'est pas un auteur qui pose, c'est
un des naufragés de la Vendée qui, échappé au désastre commun,
raconte ce qu'il a vu , et, sans essayer de se mettre sur le premier plan,
ne demande d'autre place dans le tableau général que celle qu'y occu-
pent ses malheurs. Noble livre , composé non par un écrivain pour
exciter Tadmiration de ses lecteurs, mais par une fille, par une sœur,
par une veuve, par uue mère, par une vendéenne qui s'est fait un
triste plaisir d$ raconter à ses enfants les détails glarieitx de la vie et^
de la mort de leurs parente {^). »
IL
Je viens de signaler le caractère distinctif du livre de M. Alfred
Nettement ; je n'entreprendrai pas d'en faire' Tanalyse. Je n'essaierai
point de suivre, après lui, MU« de Donnissan, depuis ces beaux jours de
son heureuse enfance écoulée à la cour de MarierÂntoinette, à l'ombre
du palais de Versailles , jusqu'à cette horrible nuit du 10 août 1792
.où, traversant la rue Saint-Honoré, au milieu d'une foule avinée et
furieuse, et la peur chez elle devenant du délire , elle répétait machi-
nalement les vociférations incohérentes qui retentissaient à ses oreilles :
« Vivent les sans-culottes I illuminez! cassez les vitres! » — Je ne
suivrai pas non plus M^e <)e Lescure , depuis ce glorieux combat de
Torfou où la victoire couronna les plis du grand drapeau blanc qu'elle
avait fait broder pour l'armée de son mari (*) , jusqu'à cette nuit funèbre
du SS décembre 1793, où le brave Marigny, qui n'avait plus l'espoir
devaincre, mais qui était décidé à vendre chèrement sa vie pour donner
aux vieillards, aux femmes et aux enfants le temps de fuir, lui dit :
« C'en est fait! dans douze heures l'armée sera exterminée. J'espère mou-
(1) yiede Af»* d$La RochêJaqueleiUyy. 340.
(3) Ce drapeau portait uoe grande croii d'or , trois fleura de Ija et au-deaaua cea mots :
Vive le Roi •
138 VI£ 0E MADAME LA MARQUISE
rir en défendant votre drapeau Tâchez de fuir. Adieu adieu ! » — Je
ne suivrai pas enfin M^^ de La Rochejaquelein depuis le moment où
elle épousa le frère de M. Henri ('), jusqu'au jour (4 juin 1815) où ce
digne frère d'un héros tomba frappé, comme Lescure, alors que,
du haut d'un tertre, il reconnaissait la position de l'ennemi.
C'est dans le livre même de M^n^ de La Rochejaquelein et dans
celui de son nouvel historien qu'il faut aller chercher, les douloureux
détails de cette admirable vie toute de dévouement et de sacrifices, et
qui se peut résumer en un seul mot : le devoir ! Sur cette loi du devoir
embrassée dès \e premier jour par Mme de La Rochejaquelein et à
laquelle elle demeura fidèle jusqu'au bout, il y a dans M. Nettement
une bien belle page que je me reprocherais de ne pas citer. Nous
sommes au château de Clisson, dans les premiers jours de mai 1793.
M. de Lescure délibère avec sa famille sur le parti qu'il convient de
prendre. C'est une sorte de conseil de guerre dont les femmes ne sont
point exclues. Henri de La Rochejaquelein et le marquis de Donnissan
sont d'avis qu'il faut se joindre aux paysans déjà soulevés. Lorsqu'il
faut se prononcer à leur tour , Mn^e de Donnissan et Mme de Lescure
elle-même n'hésitent pas à embrasser la même opinion et ne songent
pas un instant à donner un conseil timide. « Ainsi , — ajoute M. Nette-
ment, — cette femme, tout à l'heure encore faible et tremblante,
l'enfant gâté des fêtes de Versailles, qui, peu de mois auparavant,
s'épouvantait au bruU de la fusillade du 10 août, qui, il y a quelques
jours à peine, pleurait de peur en cheminant sur un cheval que l'on
conduisait par la bride, la voilà qui pour sa part, comme femme,
comme fille, comme mère, déclare la guerre à cette terrible Conven-
tion qui fait trembler les rois de l'Europe. Le devoir lui est apparu , elle
ne donnera pas de conseils timides à son mari. Il faut que Lescure
fasse son devoir de chrétien, de soldat, de royaliste, de gentilhomme;
elle fera, à côté de lui, son devoir de chrétienne, d^ femme , de fille ,
(1) « Ha mère me prestait toujours de me remarier, — dit- elle, dut MêMémoiret, avec
une pudeur pleine de graTilé;--Je ne pus songer à lai ol>éir que lorsque J'eus vu en Poitou
M. Louis de La Rocliciiaquelein , flrère de Benri. U me sembla qu'en Fépousant c'était
m'aUacber encore plus à la Vendée, unir deux noms qui ne devaient point se séparer.
J'épousai M. Louis de La Hochejaquelein le !•' mars 1802. >*
ÙE LA BOCHfiJAOUBLElIL 139
de royaliste. Elle vaincra sa timidité, elle triomphera de sa faiblesse,
88 première victoire sera de se vaincre elle-même. Souffrance, dangers,
fètigues, inquiétudes mortelles, faim, soif, nuits sans sommeil, jour*
nées sans repos, dangers des champs de bataille , dangers de la prison
et de réchafeud, elle surmontera tout. Et oîi prendra-t-elle cette force?
jSUe la prendra où la prend la Vendée, dans le sentiment du devoir,
elle la prendra en Dieu. Voilà la véritable vertu chrétienne qui n'est
pas rinsensibilité aux dangers, aux douces joies de la paix, au bonheur
ealme e4 pur du foyer domestique ; mais la préférence dpnpée sur tous
ees besoins à Taustère devoir, parce que le devoir est une loi de Dieu ,
et que raceomplissement du devoir est la conformité de la volonté
humaine à la volonté divine. Ce n'est pas la vertu stoïque dos anciens
qui crie à la douleur : « 0 douleur! tu n'es pas un mal. » On reconnç|tt
que la douleur est un mal ; on souffre , on craint , on lutte, on gémit,
on se plaint, on éprouve des sueurs et des défaillances mortelles , oif
demande, à l'exemple de la sainte humanité du Christ, que ce calicei,
si cela est possible, soit éloigné ; mais avant tout , par-dessus tout, op
veut faire la volonté de Dieu ; on boira le calice, s'il l'ordonne ; on veut
faire, on fera son devoir. Toute la vie de Uwp de l-escure est dans c^
peu de mots (*). »
Je n'ai pu lire celte page sans me rappeler involontairement ce mot
de Pascal : « On est tout étonné et ravi; car on s'attendait de voir un
auteur^ et on trouve un homme. » — Oui , on est tout étonné et ravi , .
et c'-est justice. Car si les auteurs deviennent de plus en plus communs,
les hommes, à prendre ce beau mot dans son acception la plus élevée,
les hommes deviennent rares, ceux du moins qui peuvent, commet
M. Alfk^ Nettement, mettre un beau talent au service d'un nobles
cœur. Aussi est-il particulièrement bien inspiré toutes les fpia qu'il se.
trouve, comme cela lui est arrivé si souvent dans la Vie de Af™« de La^
Roch^qtLelein, en présence d'une action généreuse, d'un acte d'hé-
roïsme ou de dévouement. Voyez, par exemple, cette autre page sur
\e& paysans bretons qui veillèrent avec une si admirable sollicitude sur
Mrac de Lcscure et ses compagnons d'infortune réfligiés, après le
(1) Page 14*2.
140 VIE DE VADAIIB LA MARQUISE
désastre de Savenay, aux environs de Guéraude. « A côté de ces scènes
navranteâ'se déroule un spectacle digne d'admiration , c'est la discré-
tion inviolable, la sollicitude, à la fois intrépide et ingénieuse, le
dévouement sagaçe, prévoyant, pleiù de ressources," des paysans bre-
tons. Ces hommes dont on accusait jusque-là la simplicité candide sont"
mieux inspirés par leur cœur que d'autres ne le seraient par leur
esprit, quand il s'agit de veiller à la sûreté de leurs hôtes. Rien n'égale
leur prévoyance^ leurs précautions et, quand ils se trouvent en pré-
sence du péril , leur sang-froid et leur présence d'esprit. On ne peut
comparer les ruses que leur inspire leur affectueux intérêt pour « les
pauvres brigands, » qu'à celles du plus sublime des amours, l'amour
maternel. Les enfants mêmes ont bientôt compris le devoir que la Pro-
vidence a imposé à leur famille envers leurs hôtes. En gardant les
bestiaux dans les champs, ils sont comme les sentinelles avancées des
Vendéens. Du plus loin qu'ils aperçoivent les républicains , ils vont
crier aux proscrits : « les Bleus! voici les Bleus ! » Jamais ceux-ci ne
réussissent à leur arracher un renseignement, une parole imprudente,
un indice, à plus forte raison une dénonciation. Ils épuisent en vain les
promesses et les menaces; les promesses trouvent les plus jeunes
enfants insensible^, les menaces les trouvent intrépides. Les plus
simples s'élèvent à cette intelligence du cœur qui' devine ce qu'elle
n'apprend pas. On raconte qu'une petite sourde-muette avait compris
les dangers des Vendéens , et que, moins suspecte à cause de son inflr-
mité, elle allait les avertir quand il y avait une alerte; elle en sauva
ainsi plusieurs. La bonté a aussi son génie (*) »
, Le tableau des souffrances et des aventures de Mm® de Lescure pen-
dant ce long hiver de 93 à 94 qu'elle passa ainsi en Bretagne, traquée
par les Bleus, errant, elle et sa mère, comme « deux pauvres bri-
gandes, » de métairie en métairie, présente, sous la plume de M. Net-
tement, un intérêt qui suffirait- seul au succès.de son livre, ^'en veux
détacher seulement deux courts passages.
Les proscrites étaient cachées dans la paroisse de Pont-Château , au
hameau de la Minaye. « Les Bleus étant venus visiter ce hameau , il
(ï) PtgeWJ.
DB LA EOCHBJAQUBLSm. 141
fëllut, comme d'ordinaire, aller se cacher dans les bois. M^e de Lescure
y passa la nuit ; elle dormit la tête appuyée sur les genoux de sa mère
qui veillait sur elle. Puis, comme les Bleus séjournaient dans le pays,,
il fallut songer le lendemain à aller ailleurs, sans secours , sans guide.
Alors Mme de Donnissan, ramassant un bouquet de jonquilles sauvages,
rattacha au corset de sa ftlle et lui dit : — « Eh bien ! mon enfant , à
la garde de Dieu, j'ai. une Idée que la Providence nous sauvera aujour-
d'hui. » — Le contraste de cette parure de fête avec la terrible situation
où elles se trouvaient frappa si vivement M™© de Lescure que, bien des
années plus tard , elle ne pouvait voir des jonquilles sans éprouver un
frisson involontaire,. ressentiment lointain de son émotion passée ('). »
Qui le croirait? Au milieu de cette vie d'angoisses et d'alarmes conti-
nuelles, il y avait place quelquefois sinon pour le bonheur, du moins
pour le sourire. « M™» de Lescure s'amusa quelquefois des petits ridi-
cules d'un aimable yieillard, M. de la Bréjolière, qui, mis hors la loi,
s'était déguisé en paysan , mais qui , dans la crainte de passer pour ce
qu'il n'était pas, portait sous ce costume de village des manchettes et
des parfums, comme s'il avait encore été à la cour. Il faisait des vers
de société et il avait une faiblesse paternelle pour les enfants de sa
muse, si bien qu'un jour les Bleus étant arrivés pendant qu'il récitait
une pièce à Mme de Donnissan, on eut4)eaucoup de peine à le décider
à s'en aller avant d'avoir fini, tant il craignait de priver ses auditeurs
de la fin de la pièce (^) ! >» Pourquoi ne l'avouerais-je pas? De toutes
les figures, héroïques, touchantes ou gracieuses que nous montrent les
Mémoires et la Vie de M™e de La Rochejaquelein , la figure originale
de ce poète inoffensif est une de celles qui me plaisent davantage.
Heureux privilège des poètes, bons ou mauvais! La Terreur était à
l'ordre du jour, l'échafaud était en permanence. Carrier étai( à Nantes,
et pendant ce temps cet excellent M. de la Bréjolière, proscrit, réduit à
vivre au fond des bois, continuait à composer ses petits vers et à les
réciter aux gens avec la même conscience et le même calme que si le
roi Louis XVI eût toujours été sur son trône et que lui-tnême eût tou-
jours été à Versailles! Soyez sûrs cependant qu'en dépit de ses légers
(1) Page 300.
(a) Page 31».
14^ YIE DE MADAME LA MABOnÉSE
ridicules, ce galant homme aurait su , lui aussi, s*il eût été arrêté et
traîné à réchafaiid, mourir en héros ou, ce qui vaut mieux, en
chrétien.
III.
Ce que j'ai dit du livre de M. Nettement et les citations que j'en ai
faites suffisent , je crois , pour en montrer la valeur et Tintérôt. Je ne
veux pas terminer sans soumettre à Tauteur, en vue d'une seconde et
prochaine édition , quelques remarques critiques.
En racontant le siège de Nantes (29 juin 1793), M. Nettement
nous dit que les Vendéens avaient résolu qu*on laisserait la porte de*
Vannes ouverte à la fuite , pour ne pas contraindre les Républicains à
«me défense désespérée , et il nous montre , à la page suivante , Cathe-
lineau attaquant cette même porte de Vannes. Evidemment il y a là
une erreur «t une contradiction. C'est la porte de Rennes qui fut
attaquée par Cathelineau. Il emporta la batterie qui défendait le fau-
bourg et arriva, par les chemins et les rues demi bâties qui séparent la
route de Rennes et celle de Vannes, sur la place Viarmes, sur cette
place fatale où tombe le saint d^Ânjou , où Charrette tombera à son
tour :
Combien à la Vendée, ô place de Viarmes,
Tu devais par deux fois faire verser des larmes :
Charetteà Pont-Rousseau se bat.... et ne sait pas
Qa*un jour il y viendra recevoir le trépas (^) !
L'auteur de la Vie de Jtfnie (je [^ RochejaqiAelein a commis une autre
inexactitude à l'occasion du siège de Nantes. Il nous représente en
effet cette ville comme étant « alors courbée sous l'homicide dictature
de Carrier. «Il y a là une confusion et une erreur de dates. Le siège
eut lieu le 39 juin 1793 , Carrier n'arriva que le 8 octobre. Cette faute
de l'auteur nous a du reste valu quelques-unes des pages les plus inté-
ressantes de son livre. Il a peint avec une grande énergie et une saisis-
(1) M. Emile Grimaud, Les Venriéent.
D^ LA ROCHEJAQUELBIN. 143
santé vérité, d'après des renseignements inédits , la situation d'une
famille royaliste sous la Terreur, à Nantes. Nous assistons à toutes les
souffraoces, à tontes les angoisses de M^e de Becdelièvre et de ses
filles (*). Elles habitaient le premier étage d'un hôtel situé au coin de
la rue Saint-Clément et de la place qu'on devait appeler plus tard la
place Louis XVI ; de l'autre côté de la place était rhôtel de Belle-Ile
où Carrier avait établi le quartier général de ses meurtres : la maison
des proscrits faisait ainsi face à la maison du prescripteur. Comment et
par quel prqjdige M"»© de Becdelièvre et ses filles échappèrent-elles à
un destin qui semblait inévitable , c'est ce que le lecteur voudra sans
doute voir dans l'ouvrage même de H. Nettement, et je serais bien
étonné si, après avoir lu ce dramatique épisode, il n'était pas tout dis-
posé à pardonner à l'auteur l'erreur de date que j'ai relevée plus haut,
et s'il consentait à voir, dans une faute à qui nous devons de si belles
pages, autre chose qu'une faute heureuse : felix oulpaf
Encore une remarque, celle-là purement littéraire. Je lis à la
page 101 , dans le tableau que M. Nettement a tracé de la nuit qui
suivit le 10 août : « M. et Mi°« de Lescure traversèrent les Champs-
Elysées en ne voyant que la nuit, eii n'entendant que le silence, comme
parle Hilton. » Ce n'est pas Milton qui parle ainsi , c'est l'abbé Delille,
au chant IV de son poëme sur ^Imagination, dans la peinture qu'il a
faite des terreurs du peintre Robert égaré dans la nuit des cata-
combes:
Il regarde, il écoute : hélas! dans l'ombre immense,
Il ne voit que la nuit » n'entend que le silence.
Delille, après avoir joui longtemps d'une vogue assurément trop
grande, est topibé aujourd'hui dans un discrédit peut-être immérité.
Personne ne le lit , et il ne lui reste plus, pour protéger son nom contre
l'oubli, que quelques beaux vers amis de la mémoire; ceux que je viens
de citer sont du nombre : il ne faut pas les lui enlever, surtout au
profit d'un poète comme Milton, qui n'en a que faire.
(l) p. 196.
1 44 VIB DB MADAMB LA MARQUISB DB LA BOCHBJ AQUELBIIf .
En dépit de ces quelques critiques , Touvrage que nous venons
d'examiner et que nous ne saurions trop recommander à nos lecteurs,
n'en demeure pas moins une ceuvre remarquable, un hommage élo-
quent rendu par un homme de talent et de cœur à la gloire et aux
vertus de ta Vendée. Le livre de M. Alfred Nettement a sa place mar-
quée dans toutes les bibliothèques, à cô^ et à la suite des Mémoires de
Jtf^e de La Rochejaquelein.
Edmond BIRÉ.
LETTRES D'ITALIE
{Deuxième lettre).
Rome.
De Sienne à Rome la route est longue , pénible , triste et monotone ; k
chaque instant des renforts de bœufs on de mules sont nécessaires pour
parvenir sur les crêtes escarpées des montagnes d'où la route redescend
pour remonter encore. A Radicofani apparaît pour la première fois la
douane romaine ; il est bon de faire connaissance avec elle ; compagne in*
séparable dn voyageur, elle lui rappelle ce \ers qu'elle semble avoir
inspiré :
«* Le chagrin monte en croupe et galope avec lui. »
tJn fort, aujourd'hui détruit par l'explosion d'une poudrière, couvre de
ses ruines solitaires le rocher escarpé au pied duquel s'arrondit le village
aux maisons noires et pauvres qui forme la limite extrême des Etats de
l'Eglise. Si , après une ascension longue et fatigante à travers ces roches
granitiques à peine recouvertes d'une mousse jaune et flétrie. vou.« parvenes
au sommet du plateau que dominent encore les murs croulants d'une tour
carrée, une indicible tristesse vous sai3it au eœnr; partout autour de vous
des mamelons pressés s'élèvent comme d'énormes taupinières ; la terre ou
plntôt la cendre qui les forme est blanche et déchirée comme si les der-
nières convulsions des volcans qui ont jadis labouré ces plaines avaient
à peine cessé. Ni pâtres» ni troupeaux dans les vallées ; l'homme a fui ce
sol ingral où il ne pourrait assurer son existence. Il faut faire halte à
S* Lorenzo, prèç des rives du lac de Bolsène, pour retrouver la verdure
des prés et les frai^ ombrages des bois : le lac de Bolsène avec ses Iles
noyées dans la vapeur, les hautes montagnes boisées qui lui servent d'en*
ceinte, serait un des séjours les plus agréables de toute l'Italie . mais la
malaria y règne une partie de l'année ; il a donc fallu abandonner les vil-
lages et les délicieuses villas qui bordaient ses rives. L'aspect du pays perd
de sa fraîcheur en approchant de Viterbe dont les hautes tours carrées
annoncent de loin l'approche, et s'il la reprend un peu dans les vallées
profondes et pittoresques qui entourent le rocher abrupt où est bâtie
Tome IV. 10
146 LBTTBBS
Ronziglione, elle ne larde pas à disparailre . eniiércmenl . lorsque l'on
commence à pénétrer au milieu des collmes nombreuses et monotones
derrière lesquelles se cachent encore les murs de brique de la vieille cité
romaine.
Le voiturier venait de s'arrêter à Baccano. Nos trois petits cbevaux, noirs
Tomme ceux des anciens Numides, secouaient la poussière qui, blanchissant
leur robe d*ébéne , ternissait Téclat des cuivres placés sur leurs harnais et
la couleur des longues touffes de laine rouge suspendues à leur tête.
Impatients, ils pressentaient leur dernière étape, et moi, plus impatient
encore, je dévorais Tespace de mes regards avides; une indicible* émotion
s'était emparée de mon cœur ; nous marchions rapidemeut et venions de
dépasser le triste mausolée que l'on a décoré du titre pompeux de tombeau
de Néron , lorsque les collines plus espacées et plus basses me laissèrent
découvrir à l'horizon une longue chaîne de montagnes perdues dans la
brume . et à leurs pieds une ^vapeur jaunâtre et plus épaisse , d'où s'éle-
vaient des tours , des coupoles , une suite de toits s'arrètant à une coupole
plus haute et plus grosse que les autres. Le conducteur avait prononcé le
nom'de Rome, et ce mot magique, ce mot inscrit dans tous les fastes de l'his-
toire, avait fait courir dans mes veines un indéfinissable frisson : c'était en
elfel la ville antique dont le passé avait tant de fois occupé mes veillées du
foyer, souvenirs glorieux et tragiques qui se dressaient maintenant devant
moi sans qu'aucun voile pûl désormais en affaiblir la vivante réalité.
N'allais-je pas fouler ce sol dont Romuhis, les Scipion, les Gracques,
Cicéron, César, Pompée, les rois, les tribuns, les consuls, les empereurs
et le peuple tout entier avaient remué lat glorieuse poussière? Chaque grain
de cette poussière n'allait -il pas me transmettre un écho de ces voix,
emportées par les siècles? J'étais enivré de toutes ces pensées brûlantes ; nous
avancions toujours , nous traversions le Tibre à Ponte-Molle, je voyais dans
ses eaux tristes et bourbeuses rouler le cadavre sanglant de Maxence, et
sur la rive opposée j'entendais fuir en désordre ses cohortes brisées et
vaincues par l'épée de Constantin. J'attendais avec une vague inquiétude ce
que la réalité allait m'offrir à la place de toutes ces ombres historiques;
— elle arrivait de son côté , la réalité , elle arrivait sous la forme de beaux
équipages a la française emportés, dans les tourbillons d'une poussière
qui n'avait rien d'olympique , par des chevaux surmontés de jockeys du
Mtyle anglais le plus pur ; les petites filles des matrones romaines étalaient
sur les moelleux coussins de leurs voitures des toilettes venues i grands
ûais des plus célèbres magasins de Paris. Nous entrions par k porte
d'jtalie. 147
du Peuple, et au inéme momeDt je sortais de mes rêves antiques en
enteudant demander l'exhibition du passeport et des malles. Je ne voyais
plus ni César ni Pompée ; des boutons de métal sur un habit grisâtre , tel
était le costume que m'offraient les illustres descendants de Tarqutn-fe-
Superbe. J'aurais dû adresser une courte invocation à Mercure car
j'étais entre les mains de la Dogana romana.
On ne se loge point à Rome, on y est logé de par la volonté des (achini
qui s'établissent en conquérants sur les plus petites aspérités de votre
voiture lorsqu'elle roule avec fracas sur le dur pavé du Corso. Les (achini
ne vous abandonnent qu'après vous avoir convenablement établis, vous et
vos effeu, dans un hôtel delà place d'Espagne ou du Peuple, et vont n'en-
tendez leurs pas résonner en dehors de votre porte que, lorsque hirgement
récompensés d'un service inutile, ils se retirent comme les véritables Gis
des brigands ramassés par Romulus, sans se donner la peine de remercier
ou de saluer le Gaulois aujourd'hui vainqueur au Capitole. On ne songe
.pas longtemps à cette singulière façon de pratiquer Thospitalité ; le Corso'
n'est-il pas^là devant vous avec sa longue suite de maisons et de palais?
on s'aperçoit bien, il est vrai, que la rue est peu large, médiocrement pavée,
que ses trottoirs sont étroits et souvent interrompus ; on trouve ses pabis
bien rares ^ d'une architecture froide et trop sévère, mais ne sait-on' pas
que l'ancien Forum , le Colisée , les temples des Dieux et les palais des
Césars vous attendent à son extrémité? Ce n'est donc pas te moment de
perdre courage, il faut être an contraire plein d'émotion et d'espérance.
Voici le palais de Venise avec sa sombre <;ouronne de mâchicoulis ; encore
une ruelle étroite, rapide et malpropre, et nous passerons devant la prison
Monter tine, caveau sombre et humide qu'occupa saint Pierre, ensuite nous
descendrons dans le Forum.
11.
Le Forum.
J'y étais , et mes rêves dorés ne pouvaient m'y suivre. Pauvre Capitole î
Comment fie pas s'attrister en voyant ta ruine complète ; ombres de Manlius
et de Camille, qu'étiez-vons devenues? Les oies seules auraient pu s'y trou-
ver. Le Campo Vaccino n'est-il pas , comme son nom l'indique , le repaire
d'animaux de toute sorte? Les vaches et les buffles n'y ont-ils pas établi
leur demeure? Profanation douloureuse, mais devenue nécessaire. Je
comprends , en effet , les monuments ruinés par les invasions répétées des
Barbares; ceux-ci avaient à venger les monstrueux attentats commis par les
f48 . LETTRES
Romain» sur le monde cnlier ; j*éuis fier au fond ihk cœur de ces débris
amoncelés auiour de mei; j'étais fier en entendant résonner le pas des sol*
dats de la France sur ees dalles usées où leurs ancêtres avaient tant de
fois passé pour saluer le César devant lequel ils allaient mourir. Et si
mon esprit s'indignait parfois en voyant le cadavre de Tancienne Rome
ainsi jeté à la voirie, presque aussitôt la réflexion venait me dire r I ieu seul
dans sa juste vengeance a fait toutes ces ruines » et Je passais en répétant :
c'était justice !
Ces diverses pensées m'ont fait' oublier le Forum ; j'y reviens. Si vous
voulez m'y suivre, je tâcherai» le plus brièvement possible, de vous faire
connaHre les tristes débris qui y sont enfouis.
Voici d'abord, en regardant ce qui fut le Capitole et nous appuyant sur
les balustrades qui bordent les diverses excavations que l'administration
française a fait faire (lorsque Rome était le chef-lieu du département du
Tibre) , afin de mettre à découvert les bases des divers monuments , voici,
dis-je r eu face de nous les blocs énormes qui formaient les premières
assises du Tabularium , puis les huit colonnes du temple de la Fortune ,
ruines pittoresques, mais oà l'on retrouve l'empreinte ineffaçable de
l'époque avancée de décadence qui présida à sa construction. Les cba-
piteaux ioniques d'un style lourd et barbare surmontent des colonnes de
granit, composées de blocs inégaux dont le renflement accompagne l'as-
tragale au lieu de se trouver au centre du fût. Un peu plus à droite,
ces trois colonnes de marbre cannelé d'un joli profil avec riches chapi-
teaux corinthiens sont, selon les uns, les restes du temple de Jupiter
Tonnant, suivant les autres, ui^ débris du temple de Vespasien ou de
Saturne. Les normands de Robert Guiscard ont tellement bouleversé
cette portion du Forum antique qu'il n'est plijis aucun monument sur l'attri-
bution duquel il n'y ait lutte entre les savants. Je ne m'arrêterai point à
rechercher si tel ou tel nom peut convenir i telle colonne , mon emploi
de cicérone deviendrait par trop difficile à remplir. Suivez mon exemple et
inclinez* vous complètement sur la balustrade de fer qui vous sert de point
d'appui ; vous voyez , i 4 ou 5 mètres au-dessous de vous , ces fondations
semi^circulaires ? ee sont les rostres, cette trilnine célèbre d'oiï Gicéron a
plus d'une fois lancé les foudres de sa vive et brillante éloquence ; à côté
c'est l'ombilic, le point central de la ville de Rome , puis, lui touchant,
s'élève noirci, défiguré, l'arc de Septime Sévère^ avec son attique trop
élevé et la longue inscription qui surcharge ses trois portiques « autour
desquels on peut suivre sur les nombreux bas-relieb qui couvrent le pare-
D^ltÀLkB. 149
ment de ses murailles de marbre les triomphes du monarque romain sur
les Parthes et les Arabes, Les oves, les caissons, les colonnes cannelées
qui forment la décoration de cet arc sont encore d'une période de déca-
dence telle que Tœil se fatigue promptement et de la multiplicité des détails
et de leur médiocre exécution.
Dans la partie sud du Forum , voici au premier plan la colonne de Phocas ,
plus loin, les trois hautes colonnes du temple de Jupiter Stator avec sa riche
architrave à caissons finement délaillés où la Renaissance italienne a puisé
ses premiers éléments de décoration , puis enfin , au sommet de la voie
sacrée l'arc restauré de Titus, l'un des types les plus parfaits de l'art
romain ; sous son qnique arcade plafonnée de fleurons encadra de mou-
lures à oves et à feuilles d'acanlhe, on recherche avec intérêt les restes
mutilés du célèbre bas-relief où se voit le chandelier aux sept branches
porté par des Romains revélus de tuniques aux plis légers et flottants ;
leurs profils sont mâles et distingués , les muscles de leurs bras, de leurs
jambes indiqués par une taiHe énergique, mais sans sécheresse, dénotent
la main d'artistes exercés , ayant souvent puisé aux meilleures sources de
Fart grec. Si noas redescendons maintenant sur la gauche, dans cette rue
pleine de mouvement et de brntt où se fabriquent les chars de la Rome
moderne , il faut s'arrêter quelques instants devant cette frise à griffons
accostant des trépieds antiques ; le travail en est sec, mais, pur et nerveux,
il fait regretter que l'architrave de ce temple ùikntonin et de Fausline soit
presque aussi dégradée que les chapiteaux et les^ fûts des colonnes sur
lesquelles elle repose. Quelques pas plus loin, c'est la coupole et le fronton
du petit temple de Romulus et de Remus ; ces grands cintres de briques
revêtus de caissons octogones en stuc portent le nom de temple de la Paix
ou de basilique de Constantin ; au travers de ces arcades rompues , on
aperçoit la grande silhouette du Goiisée et la tour de brique d'où Néron
vit brûler Rome ; en face ce sont les jardins Famése établis sur le Palatin
à la place qu'occupa jadis le palais des Césars. Tel est l'état de Tantique
Forum romanum : vingt-cinq pieds de terre et de décombres enfouissent
tous ses monuments , leur aspect est si désolé <)ue l'imagination ne peut
les reconstruire, et l'on se demande comment tant de constructions
diverses avaient pu trouver place dans un terrain si étroit et si profondé-
ment dominé par les collines voisines ; (si le sol du Forum était complète-
ment débarrassé des matériaux qui rebslrnent , à partir de l'arc de Titus ,
on descendrait de plus de 40 pieds pour arriver à la colonne de Phocas, et
cela sur une largeur de moins de 200 mètres).
150 ' LETTRES
ni.
Le Coliséc,
J'ai déjà prononcé le nom de Golisée; j'aui^ais dû lui consacrer ma pre-
mière description , car il est le roi de la Rome païenne , comme saint Pierre
est le roi de la Rome chrétienne. Le Golisée, lorsqu'on en approche, semble
obscurcir le ciel de sa masse imposante '/l'œil suit avec admiration les
fortes saillies des corniches qui recouvrent les étages superposés de cette
solide construction; au rez*de»chaussée, c'est Tordre dorique; plus haut,
Tordre ionique, et enfin les dernières zones du colosse sont envahies par
Tordre corinthien ; mais ce n'est plus ce chapiteau aux feuilles maigres et
étiolées que nous retrouvons invariablement Je même dans tous les monu-
ments de Ja Rome antique. L'architecte de Tamphithéâtre Flavien a sage?
ment compris qu'en appliquant sur les larges blocs de travertin superposés
sans ciment , qui forment les piles de soutennement des arcatures , une
suite de colonnes en demi-relief sans aucune cannelure , il ne pouvait les
surmonter de ces feuilles d'acanthe sèchement découpées qui entourent la
corbeille du chapiteau corinthien. Fidèle à la loi impérieuse du bon goût
et de Tharmonie , il s'est contenté de galber largement les feuilles de ces
chapiteaux sans détailler aucun de leurs pétales , et il a obtenu ainsi un
effet d'ensemble s'appropriant parfaitement avec les moulures mâles et
sévères qui ornent tous les étages de ce vaste édifice. Le même caractère
de solidité et de grandeur se retrouve dans les robustes piliers sur lesqueb
s'appuient les voûtes d'arête des galeries concentriques qui circulent en
grand nombre autour de l'arène , où s'ouvrent encore les conduits destinés
il recevoir les eaux du Tibre, lorsqu'une naumachie devait rougir de
sang ses eaux épaisses et jaunâtres. Je ne vous ferai point circuler sous les
innombrables couloirs qui rayonnent encore aux divers étages de Tamphi-
théâtre et qui creusent le sol à une grande profondeur; je me contenterai
de vous montrer, au travers des arcades déchirées qui s'élèvent dans U
partie septentrionale de l'édifice, la rotonde de saint Etienne avec ses
hideuses peintures de martyres» les ruines si pittoi'esques des Thermes de
Titus r de l'aquarium et de Taqueduc de Néron» si bien encadrées dans
cette chaude bordure de pierres rugeuses et moussues. Mais ce n'est point
au milieu du jour que Ton doit visiter le Colisée ; un soleil brûlant inonde
(le lumière les goufires toujours ouverts de ses profondes galeries. La
nature y a semé à profusion la verdure et les lleurs ; le lierre » suspendu
!>' ITALIE. 151
au sommet des archi voiles , balance dans le ciel son feuillage élégant;
ne cherchez point alors à évoquer les souvenirs du passé, ces pierres
resteraient muettes , revenez-y le soir au moment où la lune encore voilée
par les nuages ne répandra qu'une lumière incertaine sous ces arceaux
brisés; cette pâle lueur, favorable au mystère, vous laissera sonder
avec effiroi ce vide énocme de 457 pieds de profondeur où 407 mille spec-
tateurs pouvaient voir à la fois dans cette arène, de 285 pieds de long sur
182 de large, les ro«irtyrs et les vierges chrétiennes livrés à la fureur des
bêtes. Vous croirez entendre les cris inhumains de ce peuple en démence;
vous verrez Toeil enflammé des tigres et la robe blanche de Cymodocée.
Nais bientôt la lumière devenue plus brillante fera disparaître tou» ces
fantômes , Tarène sanglante sera recouverte de sable, une simple croix de
bois plantée dans le sol vous dira que ce sang répandu à grands flols n'est
pas resté sans vengeance. Jésus-Glirist triomphe sur cette terre sanctifiée
par les hécatombes de ses saints ; il a mis en fuite le sénat , les empereurs,
les vestales et leurs dieux impudiques , il a couché dans la poussière leurs
temples , leurs basiliques , leurs palais , leurs forums , et s'il a laissé une
partie de ces monuments encore debout , c'est qu'il a voulu les conserver
comme un témoignage étemel et vivant de sa prodigieuse victoire.
LeGolisée est encore un des monuments antiques les mieux entretenus; les
papes n'ont cessé d'y faire des réparations considérables , un grand nombre
d'arcades ont été reconstruites ; aux deux extrémités de sa haute muraille
de puissants contreforts soutiennent la poussée des cintres, et des esca-
liers solidement établis permettent de circuler dans les derniers étages de
l'édifice. Un Chemin de Croix , malheureusement peu en harmonie avec les
constructions environnantes, est établi dans l'arène , et de temps à autre
un missionnaire y fait entendre la parole divine au nombreux auditoire
qui se presse dans celle enceinte; deux factionnaires français gardent les
entrées principales ; l'un d'eux peut contempler à loisir sur l'arc de
Constantin, élevé à quelques pas du Colisée, les belles statues des bar-
bares captifs placés sur les chapiteaux des élégantes colonnes corinthiennes
qui séparent les trois portes de l'arc. Qu'ils relèvent maintenant leur belle
tête si triste et si mélancolique , qu'ils brisent ces chaînes honteuses
enroulé^ autour de leurs bras nerveux. N'onl-ils pas vu déjà passer et
repasser leurs descendants, vainqueurs plus généreux que les antiques
habitants du Laiium , puisqu'ils viennent à leur tour protéger et défendre
des monuments que le Romain moderne ne sait plus respecter. Je vous ferai
remarquer dans les parties supérieures de cet arc , le mieux conservé de
15Î LETTRES D'ITALIE.
Rome, et que Ton a servilement copié sur la place du Carrousel, à Paris,
les sculptures de Tatlique et des médaillons placés au-dessus des portes
latérales de droite et de gauche; elles sont d'un faire remarquable et d*une
composition habile ; celles du bas au contraire sont lourdes et incorrectes.
On a justement supposé que ce monument, dédié d'abord à Trajan. ayant
plus tard changé de destination aurait été consacré à Constantin. J'adopte
entièrement cette opinion, parfaitement appuyée par la différence d'exécu-
tion qu'il est facile de constater dans les reliefs qui le décorent, et j'y
trouve dans les draperies de certains personnages une facture qui ressemble
singulièrement à ce que nous appelons le style byzantin.
La Meia sudans (sorte de borne fontaine) , le temple de Vénus et de
Rome, la base de la statue de Néron, tout cela gît encore autour du Colisée.
mais à l'état de simple souvenir. Nous traversons rapidement les ruines dn
palais des Césars sur le mont Palatin , celles des Thermes de Caracalla
et de Dioclétien. Toutes ces constructions n'offrent plus que des masses
informés de briques, veuves de leurs revêtements de mari)re et de stuc, oà
l'on voyait se modeler en reliefs imperceptibles ces voluptueuses flgures de
dieux et de déesses entourées d'arabesques aux mille enlacements variés
que Raphaël a reproduits avec un art si merveilleux dans les loges du
Vatican. Les Thermes de Caracalla conservent encore d'immenses salles
voûtées : on vous dira que leur ensemble contenait trois mille baignoires»
que les mosaïques les plus riches scintillaient sous les pieds, et que les
plus belles statues de la Rome moderne y ont été trouvées. Il me serait
impossible de vous faire parcourir en détail les mille et mille constructions
qui formaient l'ensemble du palais bâti par Néron : sachez seulement que le
Palatin ne suffisant plus à ses ruineuses folies, il étendit jusqu'à l'Ësquilin
ce qu'il appelait sa maison d'or, comprenant dans cette enceinte immense
des palais, des étangs, des thermes, des aqueducs, etc. ; il ne put ter<ï
miner, et Vespasien en détruisit une portion pour y établir le Colisée.
Nous voici dans la direction de la voie appienne , suivons l'enceinte
romaine d'Aurélien qui se profile comme un aqueduc sans fin pendant
plusieurs milles, nous sortirons par la porte Saint-Sébastien, flanquée de
ses tours de brique crénelées par les Sarrasins ou les Normands , et noqs
arriverons bientôt au tombeau de Cécilia Métella.
Octave DE ROCHEBRUNfi.
(La suite prochainement).
CRITIQUE LITTÉRAIRE.
POÉSIES DE PAUL REYNIER \
Quoique le temps où nous vivons ne soit guère à la poésie, nous
ne pouvons résister au désir que nous éprouvons de faire connaître
deux recueils mer\'eil]eusement propres à charmer quelques heures de
loisirs. Ce sont des vers non seulement conçus avec le pur sentiment
de Tart , des vers pleins de chaleur et d'élégance, ce sont des vers qui
depuis le premier jusqu'au dernier respirent la délicatesse du cœur,
rélévation de Tesprit et la beauté de Tâme de celui qui a écrit ces
chants variés. Ah ! c'était là une vocation qu'on eut aimé voir grandir
et mûrir, une vocation dont les fleurs promettaient les fruits les plus
riches ; mais, hélas ! la mort est venue détruire de si fraîches espé-^
rances, en frappant à vingt-trois ans un poète si pur , si aimé, si admiré.
Les œuvres principales de ce jeune écrivain , que les lettres ont trop
tôt perdu , ont été rassemblées par les soins de H. Tabbé Bayle, qui a
voulu accomplir ainsi un devoir de Tamitié. Le public d'élite, qui aime
toujours à se délecter des parfums exquis de la vraie et saine poésie,
gardera une profonde reconnaissance pour celui qui n'a pas seulement
voulu lui offrir des pages délicieuses, mais qui a voulu encore les
accompagner d'une notice biographique, qui est elle-même un petit
chef-d'œuvre , écrit avec autant d'àme que de talent.
On lira avec intérêt et attendrissement les détails de la vie de ce
jeune poète , doué tout à la fois des plus brillantes facultés de l'esprit
et des plus heureuses qualités du cœur, d'une physionomie charmante
et d'une piété angélique.
Paul Reynier était né à Marseille le 10 mai 1832. L'éclosion de son
précoce talent date de ses premières années ; en 1848 , à peine âgé de
jseize ans , dans une séance solennelle pour une distribution de prix ,
(0 Poésie» précédées d'uàe Dolice biographique, par N. Vébbé Bajle (deuxlèB9 éd(MQn);
If/mues pieux eitraiU des poésies de Piol Bejnier et deslioés à la jeunesse. A Paris , cbe^
Ambroise Bny, éditeur, 66, rue des Saints- Pères.
iS4 POÉSIES
devant un public nombreux et choisi, il lut une ode sur la Mort de
V Archevêque de Paris , où se révéla toute la réalité de son talent et de
sa vocation.
Plus tard , il publia successivement dans les journaux de Marseille
des odes historiques et plusieurs pièces d'un caractère varié, mais
touteé empreintes d'un profond sentiment religieux. Ses amis lui con-
seillèrent, en 1851, d'envoyer quelques poésies aux concours des jeux
floraux; il le fit, et devint lauréat de TÂcadémie de Toulouse. Les
juges du concours le saluèrent comme un André Chénier chrétien. Les
années suivantes, il concourut encore, et toujours il fut proclamé
vainqueur ; aussi le secrétaire perpétuel de l'Académie disait-il de lui :
« Peu d'hommes ont embrassé la carrière des lettres avec une voca-
tion plus impérieuse et un plus merveilleux instrument de succès. »
Paul Reynier se sentait poussé vers la carrière des lettres par un
irrésistible attrait. Un ami de son père, un savant médecin , l'emmena
avec lui dans divers voyages qu'il avait à faire à Rome, en Allemagne,
en Suisse, en Egypte; là, il fut mis en rapport avec ce même M. Fer-
dinand de Lesseps qui, par son magnifique projet de percement de
l'isthme de Suez , attire aujourd'hui plus que jamais l'attention de
l'Europe. Paul Reynier ne put voir M. de Lesseps sans être frappé de
la distinction de son esprit et de ses manières , sans être vivement
touché de son accueil bienveillant.
La poésie, en Egypte comme à travers l'Europe, resta la fidèle
compagne du voyage de Paul Reynier ; cependant le jeune écrivain
aurait regardé sa vie comme perdue, s'il l'eût passée tout entière à
composer des vers ; aussi quand M. de Lesseps^ qui avait su bientôt
apprécier son intelligence et sa délicatesse de caractère, lui proposa
de l'attacher à son œuvre, d'abord comme secrétaire, il accepta avec
empressement ; il était heureux de penser qu'il concourrait selon ses
moyens à une grande chose , et qu'il apporterait sa part d'utilité à une
œuvre dont le monde entier devait profiter. Il s'y dévoua donc coura-
geusement. Lorsqu'une Commission, formée des principaux ingénieurs
hydrauliques de l'Europe, $e rendit en Egypte pour examiner les
plans de M. de Lesseps et qu'elle donna au tracé direct proposé parce
ministre une haute approbation , Paul Reynier accompagna ces ingé-
DE PAUL RETRIER. 155
nieurs dans toules leurs explorations ; il traversa le désert , parcourut
la Haute-Egypte, admira les grandes ruines de Thèbes.
Lorsque le travail de la compagnie fut achevé, Paul dut se rendre
à Paris. Les voyages dans le désert avaient échauffé son tempérament.
Sans paraître malade, il se plaignait d'une douleur locale. Bientôt il
eut le pressentiment de sa mort prochaine. Sa piété devint plus vive
que jamais , et il écrivit des lettres qu'on trouvera dans la notice de
M. Tabbé Bayle , et qu'on ne peut lire sans que les yeux se ^nouillent
de larmes. En quelques jours la fièvre fit des progrès effrayants , et le
mardi 11 mars 1856, après avoir reçu les derniers Sacrements, Paul
Reynier rendit à Dieu sa belle âme. Sans doute il se rappela en ces
derniers moments cette supplication que nous trouvons parmi ses
pièces de vers :
1) est une heure où la paupière
Se ferme sur Tœil éclipsé ,
Où nos cheveux , crispés d'an souffle funéraire .
Hérissent notre front glacé ; '
Où la poitrine avec peine
Cherche une dernière haleine
Qu'elle exhale lentement ;
Où le corps tremble et frissonne ,
Et dans chaque heure qui sonqe
Entend son dernier moment ;
Où le chrétien , voyant s'évanouir lu vie ,
Trouve à peine en sa crainte un appui dans la fQi ;
En cette heure, ô bonne Marie!
« Priez pour moi, priez pour moi!
En lisant ces vers , ne croit-on pas entendre et voir le poète chrétieii
couché sur son lit d'agonie et exhalant sa dernière prière ?
Nous voudrions reproduire ici quelques-unes des pages qui nous
ont le plus vivement ému dans les poésies de Paul Reynier; mais
après nous être laissé aller au plaisir d'analyser cette vie qui attache si
fortement le cœur et que M. l'abbé Bayle a si parfaitement racontée.
1S6 POÉSIES
nous craignons d'envahir dans ce recueil un espace réservé à d'autres
travaux ; cependant il faut au moins que, pour justifier nos éloges,
nous mettions sous les yeux de nos lecteurs un morceau propre à faire
apprécier les rares qualités ({ui distinguaient notre cher poète.
Paul Reynier était profondément chrétien et le Christianisme est la
vraie source du beau et du bien en poésie comme partout. Des inspi-
rations aussi touchantes et aussi nobles que les siennes, on ne peut
les puiser que dans le spiritualisme et la foi. Il avait admirablement
senti cette vérité ; aussi il faut Tentendre répondre aux poètes réalistes
qui n'ont de sentiment que pour la brutalité des faits, qui ne veulent
que parler aux sens, que révolter les sens, chanter les phénomènes
de la matière, les prodiges de l'industrie, le travail et la volupté ; il
faut entendre avec quelle éloquence Paul Reynier venge la lyre
antique et la harpe chrétienne ! Ecoutez :
Si rien n*est vrai pour vous que la vile, matière.
Nos cœurs n'acceptent point ce symbole fatal.
C'est ane vérité pour nous que la prière ,
C'est une vérité pour nous que Vidéal I
L'idéal ! à vos yeux, qui, vides d'espérance ,
Derrière l'horizon ne voient pas l'infini ,
C'est d'un mirage vain la trompeuse apparence ;
Pour nous d'un monde sûr c'est le reflet béni.
Quand vous êtes repus de terrestres pâtures.
De pain matériel , d'argent, de voluptés ,
Vous n'enviex donc pas des ivresses plus pures »
Et vous dormez contents dans vos satiétés ?
De plus nobles besoins tourmentent nos pensées;
Nous avons d*auUres soifs, et nous sommes heureux
Quand la main d'un poète à nos-âmes blessées
Verse un peu de ce miel que réclament nos vœux.
Nous aimons à rêver dans les champs solitaires ,
A gravir les trépieds des monts inspirateurs.
Puissiez- vous comme nous comprendre ces mystères ,
Et respirer le ciel, debout sur ces hauteurs !
DE PAUL RBTNIEB. 157
Nous préférons l'odeur de l'encens el des roses
Aux vapeurs dont l'usine enfume le ciel bleu.
Les autels, le printemps, nous disent de ces choses
Que vous ne savez pas et qui viennent de Dieu.
La machine savante et ses mille rouages
Ne valent pas pour nous une œuvre du Seigneur ,
Une pourpre de l'aube, un velours des nuages ,
Un rayon de la lune, un brin d'herbe , une fleupi
Cependant aux vertus de la sueur humaine
Le chrétien rend hommage , el l'honore en celui
Qui, du travail des mains glorifiant la peine.
Pour grandir l'ouvrier l'éleva jusqu'à lui."
Du sort, sans l'accuser, il subit l'inclémence;
Car, se promettant mieux qu'un espoir incertain ,
Il attend la moisson ailleurs que la semence,
£t c'est au poids du ciel qu'il pèse son destin.
La loi qui du travail lui mesura l'épreuve
Vent qu'au septième jour il s'arrête soumis ,
Comme Israël assis sur les rives du fleuve ,
Méditant la patrie et le retour promis.
Alors tout vient parer les temples et les âmes ;
Des soins laborieux le poids est oublié ;
L'orgue jette ses chants, le cœur jette ses flammes,
Et Dieu goûte avec l'homme une sainte amitié.
De son pieux repos accusant la paresse,
Vous le lui permettriez, s'il profanait ce jour
Par la sombre vapeur des coupes de l'ivresse ,
Par ces tristes plaisirs que vous nommez l'amour.
L'amour ! 0 nom sacré que les anges peut-être
Réservent à la voix des plus beaux séraphins.
Comme ce nom de Dieu dont l'antique grand-prétre
Pouvait seul épeler les caractères saints.
L'amour I £n le nommant votre bouche l'insulte.
Des profondeurs de Tâme hôte chaste et voilé.
Jamais, du sanctuaire où s'abrite son culte,
A vos regards de chair il ne s'est révélé.
158 ^ POÉSIES
Vous ne connaissez pas ces voliiplés inlimes,
Étrangères aux sens , calmes dans Jeurs Iransporls ,
Ces généreux élans dont les ailes sublimes
Semblent enlever Thomme au vil poids de son corps.
Vous ne connaissez pas Taustère jouissance
Des sentiments brisés sous le devoir vainqueur ,
Et ces fortes vertus, filles de la souffrance.
Qui germent dans le sang des stigmates du cœur.
Vous ne connaissez pas l'attrait du sacrifice ,
Et les pleurs dont se fait le sourire des bons.
Comment, quand Tamertume a rempli le calice ,
L'amour Tépure-t-il sur ces brûlants charbons ?^..
Même en ses doux aspects vous Tignorez^encore , "
Quand au sein de la vierge il soupire tout bas*
Rend son pudique front plus vermeil que Faurore ,
Et fait couler ses pleurs, qu'elle ne comprend pas ;
Quand l'époux met la main dans celle de l'amante ,
Et qu'unis à l'autel ils voient éclore d'eux
Un être bien*aimé, créature charmante
Où dans leur fruit commun ils revivent tons deux.
De rejetons nouveaux le foyer se couronne,
Et« faisant succéder en son cœur rajeuni
Les feuilles du printemps à celle de l'automne,
La famille s'étend comme un arbre infini.
Ce n'est pas cet amour dont vous offrez l'idée
Au voile gracieux des poétiques chants ;
C'est le règne des sens sur l'âme dégradée ,
C'est le vice en honneur dans ses mauvais penchants.
Si de vos dieux àê fange elle n'est la prêtresse ,
Vous dévouez la Muse i l'étemel sommeil;
Prenez garde à la fin... La Muse vengeresse
Peut à coups de tonnerre annoncer son réveil.
Descendants méprisés du troupeau d'Épicure ,
Flétris du nom sanglant du poète romain.
Laissez la poésie à sa mission pure...
Vos instincts ne sont pas les lois du cœur humain.
DE PAUL BEYNIEB. 159
Laissez-la consoler, chanter, prier sans cesse ;
Pour elle le passé ressemble à l'avenir.
Tant que Thomme vivra de joie et de tristesse,
Ses hymnes seront faits pour pleurer ou bénir.
Qu'elle vante votre ige et ses œuvres prospères ;
Mais que , sans s'éblouir et sans nous aveugler ,
Elle sache, évoquant les grandeurs de nos pères.
Au pied de leurs tombeaux nous faire agenouiller.
Si pour nous la science est prodigue en miracles,
De nos progrès déjà nous faisons trop de bruit.
Le regard de la Muse a de plus hauts spectacles
Que la vapeur conquise et l'espace réduit.
Rappelons-nous ces jours où , dans la Grèce antique.
La beauté dévoilait ses types immortels ;
Où Phidias taillait aux flancs du Pentélique
Les murs du Parlhénon, les dieux de ses autels;
Où Sophocle à cent ans chantait, digne d'Athènes;
Où Socrate mourant nous léguait le Phédon ;
Où la mer, de ses bruits acclamant Démosthènes,
Baisait à Sunium la robe de Platon ;
Les jours où s'élançaient nos vieilles cathédrales
Gomme un rêve de foi qui montait vers le ciel ,
Où les temples brillaient de toiles virginales,
Construits par Michel -Ange, ornés par Raphaël :
Les jours où Possuet, en langue des prophètes ,
A la tombe des rois égalait ses discours ;
Où guerriers, orateurs, peintres, savants, poêles.
Formaient au grand Louis la plus grande des cours ;
Surtout les jours fameux en nobles sacrifices
Où l'homme sut mourir pour garder le front haut;
Chrétien, au nom du Christ volant vers les supplices.
Français, au nom du roi montant à l'échafaud.
De ces siècles légués à notre juste hommage
L'éternel souvenir ne peut être abattu.
La science à son livre a fait lire notre âge ;
Us eurent d'autres lots : la gloire et la vertu.
160 POÉSIBS
Puisse ce triple éclat, vertu, gloire, science.
Être uni dans nos fils et s'y voir effacé !
Ce n'est pas au poète à trahir Tespérance ;
. Invitons l'avenir à vaincre le passé.
Mais de notre âge d'or abdiquez l'utopie
Qui voudrait s'isoler de la chaîne des temps,
Pousser l'homme sans frein vers un bien-être impie,
Et de la poésie avilir le& accents.
Avant de se souiller, la nature était nue ;
Aujourd'hui sur sa honte elle étend un rideau.
L'art doit aussi, voilant sa nudité déchue .
Revêtir l'idéal comme un chaste manteau.
11 ne quittera pas ses blanches draperies,
Élégance, pudeur, mystère ; et vous verrez
D'Athènes à Sion passer ses rêveries «
Du sommet du Calvaire au fond des bois sacrés.
Tel il saura toujours, sans vos métamorphoses ,
Beau du génie antique et de l'esprit chrétien.
Comme on fait boire un vin qu'on entoure de roses,
Par les grâces du beau nous faire aimer le bien.
Voilà une théorie de Tart exposée on vers magnifiques; tout le
volume est plein de ces beaux accents : partout de nobles sentiments,
d*énergiques croyances, de riches images, une correction irrépro-
chable, un rythme harmonieux , de Télan et de la retenue, Thorreur
du trivial et du prosaïque, un goût toujours pur, et souvent même vous
sentez^ le souffle et le feu sacré du génie.
P.-S. Vbbt.
A côté de rhommage si bien senti de notre excellent collaborateur,
me permettra-t-on de déposer ma modeste couronne sur la tombe de
DE PAUL BBTNIBR. 161
Paul Reynier ? — Pour raimer et le regrelter , il suffit d*avûir entendu
quelques-uns de ses chants si tôt interrompis. Le jour où s*éteignit
pour jamais cette voix pure, la Poésie et la Religion prirent le deuil :
elles avaient bien. compris toutes deux qu'en ce jour néfaste elles per-
daient un de leurs soldats d'élite.
E. 6.
A LA MÉMOIRE DE PAUL RETNIER.
SONUfiT.
Pfls loDglemps exilé , je oeqaUlertl plus
ma mère bien-almée.
Paitl Rbthibb.
Quand ce mois fleurissait , ce doux mois, 6 Marie !
Où de lis on revêt votre autel radieux ,
Où des vierges la voix à Torgue se marie,
Pour dire en votre honneur des cantiques pieux ;
Les yeux sur vous, sa mère et sa muse chérie ,
Un jeune homme épanchait des vers mélodieux
D'une âme que le mal n'avait jamais flétrie.
Et mettait à vos pieds son luth religieux.
La foi de Paul Reynier pour vous était si tendre !
Toulouse ne pouvait se lasser de Tenlendre ,
Mais , hélas I dans ses jeux il ne chantera plus !
0 Reine I ce poêle , il vous faisait envie :
Jésus , pour vous Toffrir , cueillit sa chaste vie ,
Et , séraphin , il chante à la cour des élus î
Emile GRIMAUD.
Tome IV. . 1 1
POÉSIE BRETONNE.
STOORMAD SANT CAST.
MALO GORVEL,
AR RARZ BâLEOUR.
Kanomp , kanomp hen Brezoonec
Taollio-kaër an dut kalonoec ,
Kanomp hor tado hen dachenn
Bopred heb doan, huël ho fenn.
Hen Brezonnec, ac nann hen Gall,
A gomze hor tado gweec^h-all :
Hen Brezonnec kanomp n'hin c'hoaz
Hor brezélio, hor feïz er groaz.
Ac lavaromp vell hor tàdo : —
« Goëll a zè henor wit màdo ! —
» Me droc'ho c'hoëc'b ma zeod hem beeg,
» Kennt wit dîdisk ma Brezonnec ! » —
IL
Ar goûan a oa rust meurbet,
Dré-oll an dour a oa skoniet,
Ac d*an tràon a teué an erc*h
Er meneïer, hen doûar kerc'h. —
Dré an hennt gwenn , grem-dost d'an nôz,
Er màner deuas Gorvel gôz,
Gorvel gôz, ar Barz baleour,
Tri-ugennt blans, ac dall ac paour.
POÉSIE BRETONNE.
LE COMBAT DE SAINT-CAST.
MALO GORVEL,
LE BARDE AMBULANT.
Chantons, chantons en breton les beaux exploits des hommes
vaillants; chantons nos pères qui marchaient au combat, sans peur et
la tôte haute.
(Test en breton, et non en français, que s'exprimaient jadis nos
pères; — et nous aussi, chantons en breton nos guerres, notre
foi dans la croix.
Et disons comme nos pères : — «Tlus vaut honneur que richesse !
« — Je me couperai net la langue- dans la bouche, plutôt que d'où-
» blier le breton ! »
II.
L'hiver était rude; -^ partout Teau était glacée, et la neige
tombait en bas, sur les montagnes et sur les terres labourables.
Par l'avenue toute blanche, vers le soir, arriva au manoir le vieux
Gorvel, Gorvel, le barde ambulant, — soixante ans, aveugle et
pauvre!
164 STOuiUfii SAUT GAST.
Goudé r'pédeoDO , goudé koân ,
Bihan ac braz, heo tàll an tàn ,
A gomz ouz an newenniiso,
M*taolUo*kaër e*hoarveset er vr6.
Neuzé peb goaz a dân hi gorn,
Ac tro-war-drè, a dorn da dora ,
Ar skudell gistr so trèmenet ,
Ac peb-hinin larr : — « Vko iec'hetf
n jyho iec'hetf — Doue d'hd mirof » —
Dan tad-côz penn-gwenn , grîz bâro. —
Ar plac*het a so ho neeàn
Hen iraon an ty, ac ho kànan.
— « Cânet d'himb eur werz , Gorvel gôz,
» Eur sôon newez pè eur werz côz ,
» Eur werz gwec*h-all , eur werz brezell
» ITtré ar Saoz ac ré Bréfz-Izell. » --
Ac ar Barz coz Halo Gorvel ,
N'kora an tân ,*di-war hi skabéll,
A gânas neusé ar werz-màn,
Pé-hinin diskas digant^àn : -—
m.
Stourmad Sont Ca$L
« fien aod-vor pa z'hon tréménet ,
» Ar HoiH^z oa meurbet teret ;
» Dislonka ree korfo màro
» Na c*houlenné miret n*hi vrô.
» Ar Brini-môr, a vagado,
» Diskenné n*eûnn gàna enn-ho,
» Da dîbri kalon ac Lagad,
» Ac-a n'eûnn vewé gant ar goad.
LB GOUAT DB SAIMT-CAftT. 165
Après le souper, après les prières , grands et petits réunis autour
du feu, parlent des nouvelles et des choses extraordinaires arrivées
dans le pays.
Et alors chaque homme allume sa pipe, et Ton se passe de
main en main Técuelle pleine de cidre, et chacun dit: — A votre
santé!
Dit : — « A votre santé ! — Dieu vous préserve ! » au grand-
père à tète blanche, à barbe grise. Et les femmes filent au bas de la
maison, en chantant.
« — Chantez-nous un guer%, vieux Gorvel, chantez-nous un sâne
» nouveau ou un vieux guerx; nagt^erx d*autrefois, un guerx de
» guerre entre TAnglais et les Bretons. »
Et le vieux barde Màlo Gorvel, sur son escabeau, au coin du
feu , chanta le guerx que voici , et que j*appris de lui :
ni.
U Combat de SaifU-Ca$t.
« — Quand je suis passé sur le rivage , la vieille mer était bien en
» colère, — et elle rejetait des corps morts qu^elle ne voulait plus
» garder dans son s^in.
» Les corbeaux de mejr, par bandes, descendaient là, en chantant,
» pour manger yeux et cœurs , et s*enivrer de sang.
166 STOUBMAB SAUT CAST.
» ËûnD Toûsec oa n*kalon unan,
» Lavaré vell-heon da eur vrân : —
9 Pébeus dibri è kalon Saoz ! —
» Kalon Saoz milliguet ac faoz ! »
Eur Louarn neusé digweas,
Ac è-vell-henn a lavaras : —
— « YanSaozurvéé, m^hen goar*fad,
» 0 cass Breizad eneb Breïzad.
» Ré Breïz-Bihan , deûs breudeur pell,
» Biskoaz hen tré-z-hè n*oë brézell :
» Keït ma vô roc'h hen léz âr môr,
» N'eûnn gàro Erin ac Ârmor. » —
IV.
Bars hen Sant Cast, hen lez ar Môr,
Diskennas ar $aoz gant fuLor,
Wit kômered brô Breïz-Izell ,
Âc ober d'himb goall ac brèzell. —
Deûz ho listri hint di^mpet
Hanval ouz bleïzdi araget,
Ac ar mâro ac an tân-goall
Dré-oll a c'heuillé an dut fall.
Iliz , ac kastel, ac maner,
Koulz vel lojenn ar pesquetaër,
A deuveus laëret ac tànet ,
Groagué ac bugalé lâzet. —
Hed kement se na baad qet pell ;
Tud a 80 c'hoas hen Breïz*Izell
Wit difenn ar feiz ar feiz ac ar vrô,
Hen peb tachenn , bel'ar mâro. —
IB COMBAir HB SAIliT-GàST. 167
> Uq crapaud s^était blotti daos le cœur d*un cadavre, et parlait
» de la sorte : — « Quel manger délicieux, qu'uo cœur An-
» glais! — Cœur d* Anglais, maudit et traître! >
Un renard arriva alors, et dit : -^ « Jeaa 4' Anglais rêvait, je
» pense, en menant Bretons contre Breton^;
» Ceux de la Petite-Bretagne ont des frères en lointain pays , et
» jamais ils ne se firent la* guerre. Aussi longtemps qu'il y aura
» des rochers au rivage de la mer, aussi longtemps s^ aimeront Erin
» et Armor. »
IV.
A Saint-Cast, sur le rivage de la mer, descendit l'Anglais plein de
iureur, pour nous faire rude guerre et s'emparer du pays de Basse-
Brett^ne.
Ils ont sauté de leurs navires , semblables à des loups enragés ;
et la mort et Tincendie suivent partout les hommes méchants.
Eglise, château, manoir, et jusqu'à la pauvre chaumière du
pécheur, ils ont tout pillé, tout incendié, — massacrant les femmes
et les enfants !
Mais cela ne dure pas longtemps : des hommes sont encore en
Basse-Bretagne, pour défendre leur pays et leur foi, et combattre
jusqu'à la mortj
168 STOURMÀD SANT CA8T.
Deus ar meneïr, ar e'hoa jo ,
Ar lanneier, an traouïenno,
Paotret Breïz a so diredet,
Côz ac iaoûank, pas deus clewet.
« A raok! ^ raok! Bugale Breiz,
» Paotred heb doaD, a galon reïz; — ,
» Pa deû ar Bleiz maës ous ar choad ,
» Red eo skeï, hen beûzan n'hi voad!
» A raok! ac heb truez skoët
» HendremandiaoulomilUguet!
» Dant Doue iell neb a Yarwo
» 0 difenn hi feïz ac hi vrô ! —
» A raok! paotred vad kalonec,
» Pe-ré a gomz ar Brezonnec ;
» Doue so gant-oc'h, ac ar reïz,
» Ac Doue a garr paotret Breiz. — n
Ar Saozon à goëz vell keillenn
Dindan hor zàoUo hen dachenn ,
Ac a z'hint distaolet er môr,
Gant ar baotred-vad an Armor.
Ouz kosté ar Saoz eur bagad
A gène o vont d'ar stourtnad. —
Penoz a c'hoarvé kemennt-man ?
Hor rè ho intennt o kànan !
fc — Ar werz-se hor n*eus bet clewet
» Er meneïer liez meurbet :
n Ar ré-sè so iwé Breudeur,
» Breudeur d'himbèbars hen Breïz-meur!
» D'an traon-ta mousquet ac c*h1ézé,
» Na vô groët neb drouk d'ar rè-sé :
» Gant goad ar Saoz a so c'hoëz mad,
» N'scuillomp morse goad eur Breizad ! •
LB COMBAT DR SAmT-GAST. 169
Des moDtagnes, des bois, des landes et des vallons, les enfants
de la Bretagne sont accouras, jeunes et vieux, dès qu*ils ont
entendu :
« — En avant ! en avant! enfants de la Bretagne, hommes sans
» peur, cœurs loyaux : quand le loup sort du bois , il faut frapper dur
» et le noyer dans son sang ! —
» En avant ! — et frappez sans pitié , frappez au visage ces démons^
» maudits; — à Dieu s'en iront ceux qui mourront en défendant leur
» foi et leur pays.
» En avant! hommes courageux et vaillants, qui parlez le breton;
» Dieu et le droit sont avec vous ; Dieu aime les enfants de la
» Bretagne. »
Les Anglais tombent comme des mouches sous les^ coups des
Bretons, et leurs corps sont jetés dans la mer par les bons gar$
d*Armor.
Du côté des Anglais une bande chantait en marchant au com-
bat : — mais que signifie ceci? les nôtres comprennent leurs chants.
« — Ceguerz-Ah, nous Tavons bien souvent entendu dans nos
• montagnes ; ceux-là sont encore des frères, des frères que nous avons
• dans la Grande-Bretagne.
» A bas, mousquets et épées! quMl ne soit fait aucun mal à ceux-
» là : le sang de l'Anglais a une odeur agréable ; mais ne répandons
» jamais le sang breton ! »
170 stovesàb saut gast.
« N'hin hor n^eus breudeur er bed-oll ,
A-boë ar vrô mo saov m Eol,
Betek Armor, ac pelloc'h c'hoaz ,
BeV Erin , hen kreiz ar môr braz.
» M'emeuz86nio,memeuzGwerzio
A gàner barz bor rnéoelo
Ac er meneïo a Vreiz-meur,
Ac bon Erin , œesk hor breudeur. —
)> Doue a rô d'himb ar gônit : —
Cbui , ré Breïz-all , a iello kouit ,
Da laret d'hor breudeur pell-Brô
A z'homp kàlonec é-vel-t-hô.
» Wil ar Saozon , laret d'hô ré
A fell d'himb mîret a nè-sé ,
Wit ober teill gant ho c'horfo ,
Da gaôut eed kaër er parko.
» Da dibri d'ar brini hen aod ,
Lec'h peb-bimin hen dèfô laod ,
D*ar brini ac d'an Tousseget ,
Pé-rè a garr an neb seurt boëd.
> Paotred Saoz , daic'het c'hui koûn mad
Ouz an TrégorU^ — goassa stourmad!— -
Ouz Sant Cast , ac iwé Gwesklenn , —
Henès na ankouafet biqenn ! •
Paotred Brô-Saoz, c'hui hen disko, —
Ëur Bréïzad da difenn hi vrô,
Hi vrô , hi feiz , — a dàl kant den ,
Ac na deûfet d'hor guelet quen.
la , da vikenn n'hin difenno
Hor feiz, hor zennt , hor Ilizo,
Bréman an deiz, e-vell gwec'h-ail,
Eneb Saoz , koulz ac eneb Gall. —
F.-M. LUZEL.
LB COMBAT DB SAIHT-GAST. 171
• Nous avons des frères par tout le monde, depuis le^pays où le
» soleil se lève, jusqu'on Armor, et plus loin encore, jusqu'en Erin,
> au milieu de la grande mer.
> Mêmes sônes, mêmes guerz se chantent dans nos montagnes et
> celles de la Grande-Bretagne, et dans Erin, parmi nos frères. —
» Dieu nous donne la victoire : — vous ,' nos frères de Tautre
» Bretagne, vous vous en retournerez, pour dire à nos frères
» d'au delà de la mer que nous sommes courageux et vaillants,
» comme eux.
» Quant aux Anglais, dites chez eux que nous voulons garder
» les leprs, pour faire du fumier avec leurs corps, afin d'avoir
9 de beau blé dans nos champs ;
» Pour servir de pâture aux corbeaux de mer, — aux cor-
» beaux de mer et aux crapauds, qui aiment beaucoup cette nour-
» riture.
» Hommes d'Angleterre, souvenez-vous des TrerUe — quel combat J
» — Souvenez-vous de Saint-Cast, et aussi de Du Guesclin : — Oh !
9 celui-là vous ne l'oublierez jamais !
9 Hommes d'Angleterre , vous l'apprendrez : — un Breton , pour
» défendre son pays, — son pays et sa foi, — vaut cent hommes;
9 songez-y, et vous ne reviendrez plus nous voir.
9 Oui, toujours nous défendrons notre pays, notre foi, nos saint^
» et nos églises, aujourd'hui comme autrefois, aussi bien contre le^
9 Français que contre les Anglais ! » —
LA LÉGENDE CELTIQUE.
SAINT PATRICE".
L'ÉvÉQtTB BT LBS DrUIDES (').
I.
Les rois dlrlande avaient pour principaiix auxiliaires dans leur
opposition à l'Evangile les druides, instituteurs de la jeune noblesse,
qui faisaient appel aux prestiges de la magie, afin de retenir leurs
élèves dans les erreurs du paganisme.
La légende a raconté, à sa manière, Thistoire inconnue, mais réelle,
de leur lutte contre Patrice.
C'était un matin de printemps ; le Saint, monté sur son char, traîné
par deux bufOes blancs , côtoyait les bords du Shanon , dont les flots
étincelaient au loin sous les feux du soleil levant. Un essaim d'oiseaux,
échappé du jeune feuillage de la forêt qui bordait le Oeuve , le suivait
en chantant , comme pour fêter sa bienvenue sur le territoire du
Connaught. On apercevait à quelque distance, près d'une fontaine,
deux jeunes filles qui venaient laver, et 'la lumière, éclairant en pleiD
leurs visages, faisait ressortir la blancheur éclatante de l'une, qu'on
n'appelait pas sans raison la blanche, et l'éblouissante fraîcheur de
l'autre, qu'on nommait non moins bien la rose; elles étaient sœurs et
filles de roi.
Au loin, sur une hauteur entoura de pierres sacrées, deux grands
(1) En offlrant à oos lecleon la primeiir de It beQe légende que Ton f« lire, nous i
empressons dé saisir Toccasion tonte natorelle qui nous est ainsi donnée de réparer nn oobll
fort involontaire de notre chronique. — Notre excellent collaborateur, H. delà VUIemarqné,
qui en isss avait obtenu auprès de l'Institut riUuàtre patronage d'Augustin Thierry, a été
élu, le SI mai dernier, membre libre de TÂcadémie des InscripUons. par trente voix contre
dOQse, réparties entre MM. de Gfnmont. F. de Lattejrle et de Hèque. —Cet honneur était
bien dû, on ravonera , à récrlvain distingué et au philologue' inCiOgable , qui depnie
longues années déjà — avec un succès que tout le monde conna^— consacre son lare
talent à restituer aux Bretons les trésors si curieux et si variés de leur vleiae littératore.
{Note de la RédaciUm.)
(3) Ce firagment îAi partie d'un livre que N. lé V** Hersart de la VUlemarqué publiera,
le mois prochain , sons ce titre : La Légende celtique, en Irlande, en Cambrie et m
Bretagne, suivie des textes irlandais, gallois et bretons , rares ou Inédits. ( ^teurs,
Prudhomme, à Saint-Brieuc , Durand, à Paris )
SAntT PATRICE. 173
vieHIards, les maios élevées vers le ciel, semblaient s'adresser au
soleil, et l'appeler à leur aide comme à rapproche d'un pressant danger.
Tout à coup, le ciel se voila ; les grondements lointains du tonnerre
se firent entendre, les buffles du char de Patrice, enflant leurs na-
seaux, soufflèrent avec force; puis, ils mugirent lamentablement, et,
secouant leur joug en furieux , ils emportèrent le char, dont une roue
se brisa. En vain,, le cocher du Saint les arrêta; en vain, on coupa
trois fois dans la forêt voisine le bois propre à réparer le dommage ;
trois fois la roue, brusquement mise en mouvement, se rompit: la
forêt était consacrée aux divinités druidiques ; elle refusait de prêter
son aide à la marche d'un char que les druides maudissaient. De leur
côté, les prêtres redoublaient leurs. imprécations, et le soleil, obéissant
à leurs prières, s'enveloppa instantanément de ténèbres si épaisses,
qu'une nuit profonde remplaça le jour. Or, ces ténèbres-, — les Irlan-
dais le savent, observe la légende, — toutes les fois que les druides
réussissaient à les obtenir, duraient trois jours et trois nuits. Elles
devaient cacher au prédicateur de l'Irlande les deux filles du roi
Loegaïr ; la blanche iEthnéa , et Fethléna , la rose. Cétalenrt leurs
pères nourriciers et leurs instituteurs qui les répandaient , en ce
moment, sur toute la surface du pays.
Mais ni le génie malfaisant qui agitait les buffles , ni le démon qui
habitait la forêt druidique, ni le dieu du soleil, ni les prêtres eux-
mêmes ne purent prévaloir contre un signe de croix de la main de Patrice.
Cette main , qui n'avait qu'à s'ouvrir et à s'étendre pour que cinq
lumières illuminassent aussitôt Tehscurité de la nuit , apaisa la fureur
des buffles , sécha le bois sacré, dissipa les prestiges des magiciens ;
et le soleil remontra son visage radieux , et les oiseaux qui suivaient
le Saint recommencèrent leurs chants, et il put continuer sa marche
vers la fontaine de Klebah, où les fllles du roi d'Irlande lavaient,
comme autrefois les filles du roi Idoménée.
Descendant de son char et laissant ses disciples à quelque distance,
Patrice alla vers elles, et s'assit au bord du lavoir. Etonnées de son
costume étrange , de son capuchon blanc et de sa tunique en poil de
chèvre,, elles le prirent pour un esprit des montagnes, et lui deman-
dèrent toutes les deux à la fois :
— Qui es-tu , et d'où viens-tu ?
Le Saint répondit : — Mieux vaudrait pour vous connaître mon
Dieu , que savoir qui je suis.
Alors, l'ainée des jeunes filles, avec une grande volubilité de
174 SAINT PATRICE.
paroles : — Et qui est votre Dieu? et où est-ii? et qui Tadore? ^ où
habite-t-il ? est-ce daus le ciel? est-ce sur la terre? est-ce dans la mer?
est-ce dans les fleuves? est-ce sur les montagnes? est-ce dans les
vallées? a-t-ii des fils et des filles? est-il riche? a-i-il de For et de
Targent beaucoup? vit-il toujours? est-il beau? son héritier a-t-il eu
beaucoup de nourrices? ses fils sont-ils plus beaux que les enfants
des hommes? ses filles sont-elles plus belles que ma sœur et moi?
comment peut-on le voir? comment peut-on le trouver? sont-ce les
jeun^ gens ou les vieillards qui le trouvent? dites-nous cela?
Le saigt vieillard, souriant de ses questions enfantines et de son
ingénuité, répondit à la fille du roi :
— Mon Dieu est le Dieu de tous les hommes ; le Dieu du ciel et de
la terre ; de la mer et des fleuves ; c'est le Dieu du soleil et de la lune
et de tous les astres; c'est le Dieu des montagnes et des vallées ; il
habite au-dessus du ciel et dans le ciel ; et au ciel et à la mer il donne
la vie. Il donne la vie à tout; il anime tout de son souffle; il gouverne
tout, il conduit tout. C'est mon Dieu qui, pendant le jour, illumine le
soleil de sa lumière, et qui, la nuit, prête encore sa lumière à la lune.
Cest lui qui a fait jaillir les fontaines de la terre aride , et a posé les
Iles au milieu des mers , que les mers ne peuvent engloutir. C'est lui
qui a mis les étoiles au service des hommes ; ce Dieu , je viens vous
l'annoncer avec confiance, et je vous engage à étudier ce qu'il enseigne.
Les deux sœurs répondirent d'une seule voix :
— Instruisez-nous ; nous sommes prêtes.
Le Saint lés instruisit donc ; et, quand elles furent bien préparées,
il les revêtit de la robe blanche des Catéchumènes , et les baptisa.
Un monument commémtoratif de la visite du bon Pasteur irlandais
à la fontaine de Klebah, en quête de ces douces brebis royales , a été
trouvé dans le Shanon : c'est mi bas-relief assez informe , comme il
convenait au Christianisme naissant ; il représenté saint Patrice, tenant
d'une main sa crosse épiscopale , et de l'autre une petite brebis.
U,
Le roi Loegaïr, — Patrice nous l'apprend, — employait les menaces
et les mauvais traitements pour ramener ses filles au culte national. Si
l'on en croit les hagiographes, ce prince avait la férocité du lion, un
cœur superbe et insatiable ; il marchait fièrement dans la vie, croyant
qu'il n'existait aucun roi aussi grand , aussi admirable que lui , et que
toute la terre devait lui appartenir à cause de la force de son l)ras et
SAHIT PàTUCE. 175
de sa valeur sans pareille. Passlooné pour ses druides et ses deviûs, et
profondémeot attaché aux erreurs du paganisme, sa tête refusait de se
courber et son cœur de croire.
Aftn démettre obstacle aux conversions qui se multipliaient de jour
en jour parmi ses sujets, il avait réuni comme des otages, dans son palais
de Temrah, au pays de Leinster, les jeunes chrétiens irlandais les plus
connus pour leur indépendance et leur attachement à la foi nouvelle,
et ordonné qu'on leur infligeât non seulement le plus grand supplice
qu'on pût infliger à des Celtes, — celai d'être privé de vin pendant le
reste de leurs jours, — mais qu'on les fit mourir de soif.
Le moment sembla yenu à Patrice de porter à la royauté et au paga-
nisme irlandais le coup décisif; il le porta.
« Dans les premiers siècles'de TÉglise, dit un sage et savant au-
teur ecclésiastique, la conversion des princes était regardée comme
humainement impossible, par Textrême difficulté qu'il y a d'accorder le
souverain pouvoir, les honneurs et le luxe de la cour avec l'humilité,
la tempérance et les autres vertus chrétiennes, d
La même difficulté existait en Irlande, et Dieu lui seul pouvait la
surmonter. Elle n'effraya point son ministre. Voici comment il raconte
en deux mots l'entrevue qu'il eut avec les rois irlandais :
« Je venais vers eux les mains pleines de ces mêmes grâces, que je
répandais sur leurs fils qui me suivaient ; mais eux, méconnaissant les
sentiments qui m'animaient, me firent prisonnier avec mes compagnons.
En même temps, ils s'emparèrent de tout ce que nous avions ; ils me
lièrent avec des chaînes, et attendirent impatiemment le jour où ils me
mettraient à mort. »
La circonstance à laquelle saint Patrice fait Ici allusion est la grande
fête de Temrah, qui se célébrait tous les trois ans, à l'équinoxe du
printemps, dans l'immense plaine de Breg, au milieu de laquelle s'éle-
vait, sur une esplanade, le palais du roi d'Erin, centre religieux et poli-
tique de tout le pays.
A l'appel du Monarque, on avait vu les cinq rois d'Irlande et les
vingt-cinq rois tributaires accourir du Nord et de l'Orient, de l'Ouest et
du Midi, de l'Ulster et du Connaught, du Munster et du Leinster, du
haut des montagnes , du fond des vallées, des bords des lacs et des
rivages de la mer, de tous les lieux les plus reculés. Chacun était
accompagné du druide qui offrait pour lui des sacrifices aux dieux, du
chef de clan qui le conseillait, du juge qui rendait ses arrêts, du mé-
decin qui le soignait, du barde qui chantait ses louanges.
176 SAINT PATRICE.
En arrivant dans la plaine de Breg, le roi de TUlster forma un cercle
à droite du palais, avec ses guerriers vêtus de peaux et couronnés de
plumes, ses pavillons, ses chevaux, ses buffles et ses chariots ; les rois
des deux Munsters, un second et un troisième cercle, à gauche; le vice-
roi du Leinsteri un quatrième, en face; le roidu Connaught, un cin-
quième, du côté opposé, et tous les autres chefs de guerre se rangèrent
circulairement dans le même ordre, ayant derrière eux leurs esclaves,
leurs chevaux, leurs grands bœufs calédoniens et leurs chars dételés,
formant comme Tenceinte d'un vaste campement militaire.
Quand le soir fut venu, que chacun fût à son rang, que tous les cer-
cles furent formés, on en put compter trois fois neuf autour du palais de
Temrah, dans la plaine, immense ; et les yeux de cette multitude
innombrable étaient tournés vers un bûcher couronné de fleurs, dressé
sur la terrasse du palais, et qui s'élevait jusqu'au ciel.
Quelques minutes encore, et sur le bûcher sacré la flamme allait
descendre ; et toute Tlrlande l'attendait pour y rallumer ses feux éteints
sur toute la surface de l'ile, dans cette nuit solennelle, la demièlre de
Tannée celtique.
Or, à l'extrémité de la plaine de Breg, dans un endroit abandonné,
où, selon la tradition , on enterrait les esclaves, voilà que du haut du
palais de Temrah on voit briller une lumière.
Le roi, ses conseillers, ses juges, ses nobles, ses druides, toute sa
cour, sont dans la stupeur.
— Qu'est-ce que cela? s'écrie-t-il ; qui a osé commettre un pareil
sacrilège dans mon royaume? Qu'il disparaisse du milieu de son clan!
Les conseillers du roi , les juges, les nobles et les bardes répondi-
rent tous d'une voix : « Nous l'ignorons! »
^lors, le chef des druides prit la parole en ces terme3 :
« Ô^roi! si ce feu, qui brille au loin dans la nuit, n'est pas éteint à
l'instant même, il ne s'éteindra jamais ; il fera pâlir notre fou sacré, et
l'homme qui l'a allumé détruira ton royaume ; il nous dominera, il te
dominera toi-même , et lui et ses successeurs régneront éternellement
sur l'Irlande. »
A ces mots, le roi Loegaïr fut consterné, et la multitude qui couvrait
la plaine de Breg s'agita comme un lac soulevé par une tempête :
de toutes parts on criait : « Consultons les dieux ! »
Les druides et les devins s'étant mis en prière, leur chef rendit ainsi
la réponse des dieux :
« Que nul homme, que nul animal, dans les neuf triples cercles en-
SAINT PATEICE. 177
lourés de chars qui environnent te bûcher sacré, ne détournent la tète
vers le feu sacrilège qui brûle à Textrémité de la plaine ! n
Le roi dit ^ « Je vais Téteindre moi-^nênie ; je veux taer de ai«
propre main Timpie qui Ta allumé ! »
Les druides répliquèrent :
m 0 roi, ne va pas dans le lieu où ce feu brille , de peur de Tadorer ;
mais reste ici hors de son action ; nous allons t*amener le coupable pour
qu*il t'adore toi-même , et que par là tu le domines. Et quand il sera en
ta présence, réunissant, pour Taccabler, toutes nos paroles et tous nos
chants, et tous nos instruments de musique , et toutes nos forces ma-
giques, nous le vaincrons !»
— Vous me donnez un sage conseil , répondit le roi; faites comme
vous l'avez dit.
Les druides, montés sur des chars, et escortés par des guerriers à
cheval, la lance à la main, se rendirent donc au lieu où Ton apercevait
la lumière* Elle brillait sur un autel dressé au milieu d'une petite tente^
et devant cet autel des hommes vêtus de blanc priaient agenouillés.
C'était le saint évèque Patrice et ses disciples qui, ayant allumé le
feu nouveau que les Chrétiens ont coutume d'allumer la veille de
Pâques, récitaient l'office de la nuit, ea attendant la grande solennité
de la Résurrection.
Descendant de leurs chars et de leurs chevaux, les envoyés du roi
n'osèrent pas entrer dans la tente ; ils s'arrêtèrent à la porté, et de là
il» sommèrent Patrice, au nom du içonarque d'Irlande, de les suivre au
palais de Temrah.
Le Saint obéit ; et, en marchant, il chantait des lèvres et du cœur :
« Les uns se glorifient de leurs chars et de leurs chevaux ( moi, je me
glorifie dans le Seigneur ! »
Lorsqu'ils le virent venir, tous ceux qui entouraient le roi se dirent :
« Ne nous levons pas; car, quiconque se lèvera devant lui, croira en
lui et l'adorera. »
Or, il y avait à la cour d'Iriande, parmi les hommes les plus habiles
dans l'art des vers et de la musique, un barde appelé Dubtah. Près de
lui se tenait^ une harpe à la main, un autre poète beaucoup plus jeune,
de ses disciples, qui se nommait Fiek. Quand l'homme de Dieu parut
devant le roi,- ces deux bardes, tes seuls de tout te corps dont ils fai-
saient partie, se levèrent spontanément pour lui faire honneur.
Le roi, leur lançant un regard terrible, tandis que le Saint les bénis-
sait d'un geste, parla en ces termes à Patrice :
Tome IV. i%
178 SA0T ffATKICX.
« Tu connais la loi de mon royaume ; lu sais que tout Irlandais qoi
allume cette nuit son feu avant 'que j'aie donné le signal du haut de
mon palais, est condamné à morL Pourquoi donc as-tu violé la loi, en
allumant ce feu sacrilège ? »
Le Saint répondit avec les chants mêmes de TÉglise d'Orient :
« Il nous convient, dans cette nuit de la Résurrection de Notre-
» Seigneur éi Sauveur Jésus-Christ , d'allumer ce feu ; d^allumer une
» torehede être d*une blancheur éclatante, d'une suave odeur, d^une
» lumière éblouissante, qui ne laisse couler aucune liqueur infecte, et
» qui n'exhale aucune fumée noire de nature à blesser les yeux. RteD
» ne nous parait ni plus convenable, ni plus joyeux que de veiller en
» l'honneur de la fleur de- Jessé, à la lueur des torches formées du sue
» des fleurs....
)» La cire n'est point la sueur que le feu fait couler du pin ; elle n'est
» pas le produit des larmes que la cognée fait verser au cèdre ; c'est
» une création pleine de mystère et de virginité, qui se transforme en
» devenant blanche comme la neige.
» U convient qiie l'Eglise attende la venue de son Epoux à la clarté
9 de cette douce lumière; que tes ténèbres n'obscurcissent pas ces
» saintes veilles, et qu elle tienne à la main sa torehe, présage du
» soleil étemel. »
Le roi comfMrît peu ces paroles admirables : mais, fasciné par elles, il
ftl de nouvelles questioDs au Saint.
— Pourquoi, demanda-t-^il, e8i-:lu venu dans mon royaume?
— J'en atteste Dieu et les Anges, répliqua Patrice, je n'ai eo
d'autre but que de prêcher l'Evangile et ses promesses divines, en
venant dans ce pays où j'ai été esclave. Serait-ce donc sans y avoir
été poussé par Dieu ; serait-ce conduit par des vues humaines que j'ai
d^Nirquéen Irlande? Qui m'y a forcé? N'est-ce point par amour, n'est-
ee point par f»tié pour cette nation que je travaille? pour cette
nation qui m'a traîné en esclavage et qui a mis à mort les serviteurs ei
Vbs servantes de-mon père?
A ces paroles généreuses, les petits ehefô de clan s^émurent. Ceux
qui inclinaient au Christianisme, el que l'exemple des filles de Loegaîr
ébranlait , prirent parti pour l'homme de Dieu ; d'autres parlèreol
contre lui. De vives discussions s'engagèrent ; de la dispute on pasan
aux armes ; une effroyable mêlée eut lieu,oii homqies, chevaux, buffles,
chars s'entrechoquèrent dans la plaine, au milieu des ténèbres. La
cérémonie resta interrompue : le feu sacré ne brilla pas cette niiit là
SAHIT PATBIGB^ 179
sur la letrasse deTenirah ; la petite lumière de Patrice paraissait seule
à rhorizon.
Le lendemain, quand le jour vint éclaira le champ de Breg, 1^
chars, les chevaux^ les bœufis, les pavillons , avec une mullitude de
giiernefs, gisuent pèk-mèle dans le sang et^la fenge, et des" neuf tri-
ples cercles magiques qui entour»ent le palstis du roi d'Irlande, pas un
seul ne restait formé.
Du haut ^u palais le monarque jeta les regards sur la plaine ^ et
versa des larmes.
Cependant Patrice et ses compagnons étaient retenus prisonniers
dans les souterrains de Temrah, une chaîne de fer autour des genoux,
en attendant qu'on les conduisit à la mort.
Au dehors, à mesure que le soleil montait à Thorizon, Tordre se
télablissait et les trompes d'airain des bardes, jetant leurs fanfares au
vent, annonçaient au peuple d'Irlande que la fête allait recommencer.
Quand te soleil fut au milieu de sa course, les rois, les chef de dcKis
et les autres guerriers du pays vinrent ^'asseoir eh cercle autour de
tables innombrables dressées dans la plaine.
Le roi. d'Irlande, entouré de sa cour, mangeait à une table à part,
centre de toutes les autres tables, et qui les dominait. Une troupe
de bardes , accompagnés par des joueurs d'instruments , ou s'accom-
pagnent eux-mêmes sur la harpe, chantaient devant lui les histoires
des dieux et des anciens héros. L'hydromel brillait dans les cornes
aux cercles d'or circulant à la ronde ; l'ivresse brillait dans les yeux.
Le roi cria d'une voix forte :
— Qu'on amène ici le chrétien , et qu'en présence de mon peuple,
mes sages druides le confondent I
Conduit devant le roi, avec on seul de ses disciples, — le jeune enfant
Bénen, qui aurait mieux aimé mourir que de quitter son père selon
Dieu, — Patrice bénit le Seigneur de l'immense concours dépeuple qu'il
firoovait rassemblé, et,^ élevant son cceor vers un autre soleil que celui
qifon voulait fêter ^ il entonna une hymne au Christ, lumière du
monde, qui venait de ressusciter.
Dans son vieil âge, le saint évèque se la rappelait encore, et il nous
en a laissé un écho affaibli :
« Et nous aussi, nous ressusciterons un jour à la clarté du soleil, je
» veux dire dans la gloire de Jésus-Christ. Dans sa gloire, nous serons
rois ; mais ce soleil que nous voyons, ce sdeil qui chaque jour, à sa
voix, se lève pour nous éclairer, jamais il ne régnera, et sa splendeur
480 SAINT PATRICE.
elle-même ne durera pas toujours; et kMisceux qui 4'adoreBl, — les
malheureux ! — ils périront. Quant à nous, nous croyons et nous adorons
4e soleil véritable, le Seigneur Jésus-Christ, qui ne périra jamab! »
Ce peuple, qui était assis dans les ténèbres de la mort, pour parler
«vec un Prophète, entendant x^tte hymne admirable, poossa des aoda-
malions en Thonneur du barde du Soleil étemel.
Mais le chef des prêtres païens imposant silence k Patrice avec fureurs
— Faisons des prodiges, s*écria-t-41 ; et voyons qui est le plus puis**
sant de ton Dieu ou des nôtres!
Quels prestiges opérèrent les druides? par quels miracles le sahit
Apôtre répondit<-il à leurs jongleries? on ne sait : son humilité Ta Hiil
laire, et la légende a la parole.
Wais si la vérité historique disparait dans les récits légendaires, la
vérité morale y persiste aussi transparente qu*un flambeau derrière un
voile.
Quand le chef des druides eut dit : « Faisons desi prodiges! » Le
Saint provoqué répliqua : « Je ne veux rien faire de contraire à Tordre
étëbli par Dieu même. »
— Bé bien ! moi, cet ordre, je le détruirai ! s'écria le prêtre paien.
— Que feras-tudonc? demanda Patrice.
— Je vais, en plein soleil de Mai, répliqua le druide, produire la
gelée et la neige comme en hiver.
Et par ses enchantements il fit tomber une si grande quanMté de
neige qu'elle montait jusqu'à la ceinture ; il produisit un froid ai vif que
les dents des hommes claquaient.
— Tu fais souffrir ces pauvres gens, dit Patrice; dissipe le froid et
fais fondre la neige.
— Je ne le puis avant demain, à cette même heure, répartit lemagicîen.
— Ah! ah! dit Patrice en riant, tu peux faire du mal, je le savais,
mais tu ne peux faire du bien ; moi, c'est tout le contraire.
Et bénissant de la main la plaine, la n^ge se -fondit soudain, sans
pluie, ni nuage, ni vent, et la fbule poussa des cris d'admiration.
— Que sais-tu faire encore? demanda Patrice :
— Je sais, répondit le druide, couvrir la terre des ténèbres les plus
(épaisses : souviens-toi des bords du Shanon !
En prononçant ces paroles, il changea le jour en nuit ; et, tâtonnant
. dans l'obscurité, les hommes d'Irlande murmuraient.
— Magicien, chasse ces ténèbres!
— Je ne le puis avant -demain.
sànn PATmiGB. fSr
— Toujours le pouvoir de mal faire et de tourmenter les Irlaadais î
s'écria le Saint; jamafô celui de faire du bien l
Et, d'un signe de croix, chassant les ténèbres, comme iries avait
déjà dissipées aux rives du Shanon, le soleil reparut, ramenant la joie
au cœur des hommes; et, délivrés de la nuit, les Irlandais crièrent :
« Honneur au fils du Jour ! »
Cependant le druide s'obstinait à soutenir que sa religion était meil-
leure que cellede Patrice ; et le roi, craignant de voir ébranler devant le-
peuple l'autorité de^s prêtres, proposa une autre expérience.
— Jetez tous deux vos livres dans cette eau : celui dont les lettre3
seront effacées renferme évidemment une dooirine méprisable.
Patrice répliqua : « Je suis prêt. » Mais le druide :
— Je ne veux pas subir avec lui l'épreuve de l'eau, car Feau qu'il
touche a une vertu divine.
Uavaitentendu parler dubaptéme,etcraignaitde le recevoirmalgré lui.
— Hé bien ! ordonna le roi, jetez vos livres dans ce feu ; celui qui
ne sera pas brûlé aura- droit à notre croyance;
— Je suis prêt, répondit encore Patrice.
Mais le druide refusa l'épreuve par le- feu comme- il avait refusé
l'épreuve par l^eau, disant r
— Cet homme adore tantôt l'eau et tantôt le feu.
Alors, le 8»nt Missionnaire, jurant par le nom du Souverain Juge :
— Mo De brathf il n'en sera pas ainsi ! Puisque tu ne veux pas voir
mettre au feu tes livres, entres-y toi-môme; que mon disciple Bénen y
entre avec toi ; qu'on vous brûle ensemble et que mon Dieu soit juge !
— Par te soleil et par la hine l dit le roi diriande, attestant aussi
lui ses dieux, faisons l'épreuve !
Le druide, cette fois, ne put résister.
Patrice alors parla ainsi :
— Qu'on dispose, au milieu de la pîaine, deux huttes de feuillage,
parfaitement closes, l'une en rameaux verts et mouillés, l'autre en
branches sèches et inffammabies*
Les deux huttes une fois construites à la façon de celles où les
druides de la Graule brûlaient les criminels :
— Je vais te faire la partie belle, dit l'évèque au druide irlandais ;
entre dans la hutte de feuillages verts, avec ma chape sur tes épaules,
— car tu prétends qu'elle peut préserver des flammes, — et donne ton
manteau magique à mon eolant, qui va entrer dans celle hutte de-
rameaux secs et inflammables.
18^ SAINT PATRICK.
Et lo druide entra dans une des huttes et Veùfani dans Tautre; et,
après qu'on les y eut enfermés séparément, on y mit le feu.
Or^ à la stupéfaction de la multitude, la hutte de feuillages verts
s'enflamma comme un brin de paille, et, en un instant, il ne resta plus
du druide qu'un peu de cendres, sur lesquelles apparut intacte la chape
du saint Missionnaire. . .
Au contraire, la hutte où l'enfant chrétien était enfermé ne brûla
point ; il en sortit joyeux sans que sa chevelure blonde eût été touchée
par les flammes , mais le manteau blanc du druide , avec les sigaes
magiques dont il était couvert, avait disparu, consumé.
Si le peuple poussa des cris d'admiration à la vue des autres pro-
diges, il en jeta de plus grands encore en voyant celui-ci ; et il crut
au Dieu de Patrice.
Le roi lui-même, moins facile à ébranler, et qui résista quelque
temps, finit cependant par se rendre, et avec lui les princes qui lui
payaient tribut.
C'est ainsi que les derniers descendants des hommes qui assistèrent
à l'assemb'iée de Temrah ont raconté la lutte suprême et la victoire
définitive du jeune Christianisme contre le Paganfsme irlandais.
Comme l'enfant béni, aux cheveux blonds, il sortait triomphant de
l'épreuve où son vieil ennemi succombait aux applaudissements du
peuple.
Patrice se contente de parler de sa délivrance et de ceUe de ses
disciples :
a Après quatorze jours de captivité , le Seigneur me délivra de lit
puissance du roi. Il nous rendit même ce qu'on nous avait pris , et
dont nous avions tant besoin , soit pour le service de l'autel , soit pour
subvenir à nos frères nécessiteux. » '
A ces paroles , le Saint ajoute celles-ci, qui sont bien remarquables,
et où se révèle, dans Thumble aveu de la faiblesse , le secret même
d'une force à laquelle l'Irlande a dû sa conversion :
<c Que personne n'ose jamais prétendre que c'est par moi-mèn^ ,
pauvre ignorant, que j'ai agi ! SiJ^ai fait quelque chose d'un peu
démonstrcUifi^ut plaire à Dieu, pensez et croyez fermement , et dites-
vous bien : La main de Dieu était là ! »
Vte HERSARÏ DE LA VILLEMARQUÉ ,
Membre de l'Institut.
NOTICES ET COMPTES-KENBUS.
Bécii des fméraiHes d'Atme de Bretagne , précédé d'une complamle sur
la mort de cette princesse , et de sa généalogie , le tout composé par
BftETAïaiiE» son héraut d'armes, publié par MM, L. Herlkt et Max.
DS GoMBEAT. 1858. A. Aubry {% Lettres inédites de la duchesse Anne^
publiées par M. J. Gaultier du Uottay , extrait des mémoires de la
Société Archéologique des Côtes du Nord (^). — Le Livre de la Chasse
du grand seneschal de Normandye , et les dits du bon chien Souit-
lard, etc.t publié par le baron Jéboms Pichon. 4858 A. Aubry,
Le 9 Janvier 4544, mourait au châleau de Blois la reine-duchesse Anne "
de Bretagne , deux fois reine de France . comtesse de Montfort , de Riche-
mond, d'Etampes , de Vertus , etc. , et ses funérailles, aussi Somptueuses
que celles d'un roi , réunissaient un nombreux cortège de Français et de
Bretons également afQigés. Je me sers avec intention de cette expression
« Français et Bretons, » car depuis vingt-trois ans, la vieille Armorique
n'avait pas encore eu le temps de se persuader qu'elle élail devenue pro-
vince du royaume de France. Il avait fallu une influence toute particulière
pour que celte réunion de deux pays , séculairement ennemis, pût se faire
sans secousse.
De Faveu même de Pierre de Bourdeilles qui n'était pas sujet à flatter
certaines femmes , Anne était la princesse la plus accomplie de son temps
L'abbé séculier de Brantôme n'en parle qu'avec un respect qui chez lui est
inusité, et il a bien garde d'attribuer à la bonne duchesse ces épisodes
plus que légers dont il ornait la biographie de celles qu'il appelait cependant
« les grandes et honnestes dames : » ce n'est plus une de ces pi:incesse8
qui, suivant ses propres expressions , avaient, après tout « leur libéral
(1) Le tréftor des pièces rares ou Inédites est une coOecUon éditée par H. Ang. AnCly,
avec loot le soin et le luxe qui peuvent sôdnlre les blbUoptaHes lea plus méticnleaz. Cette
coUecUoo comprend déiiè quatorze ouvrages parmi lesquels je remarque^ outre les deux
livres qui figurent dans cet article : la Description de la viUe de Paris au XV* Siècle,
par Guillebert de Metz ; des Chants historiques et populaires du temps de Charles
VU et de louis XI ; les GBuvres inédites de P, de Ronsard; les poésies Inédites
de H* Henri Baude ; la Journée des Madtigaux ; les Chansons et saluts d'amour de
Guillaume de Ferrieres (lisez Guillaume de Meslay), etc.
(2) Chez tud. Ffudliomme , à Satnt-Brieac.
184 IfOTlCES
» arl)ilre pour estre religieuses aussi bien de Vénus que de Diane. » La
belle figure de la ducbesse Anne reporte naturellement à ce que disait le
chevalier de la Tour-Landy , un siècle auparavant , alors qu'il entretenait
ses filles des femmes vertueuses , chastes et dévouées à leurs époux : « quar
» se je vouloye de toutes racompter, je auroye tropi faire, et seroitma
». matière longue , car moult en y a de bonnes on royaubne de France. »
Anne mourut jeune , à 37 ans : ses contemporains en font un portrait
séduisant. Sr nous les croyons ^et pourquoi douter quand il s'agit d'une
reine après sa mort?) elle était gracieuse à l'égal de Renée de RieuK,
la belte Châleauneuf, cette autre bretonne qui faisait tourner les tètes à
la cour de France ; elle était instruite , généreuse , charitable ; ajoutons
qu'elle boitait un peu » mais cela ne ' lui seyait pas plus mal qu'A la belle
madame de Condé. Je ne veux rien cacher, aussi je me hâte de terminer en
rappelant qu'Anne était prompte à la réplique , décidée dans ses volontés :
elle aimait à être lestement obéie et gardait le souvenir des offenses. C'était
une véritable fille de Bretagne , et quoi qu'en disent quelques rares détrac»
teurâ , elle était grandement estimée en France , tandis que dans set
anciens domaines on la connaît encore sous le nom de « la bonne
duchesse. »
Ce fut un bonheur pour la France que cette princesse fût désignée pro-
videntiellement pour commencer l'œuvre de réunion de la Bretagne à la
Couronne : grâce à elle on évita les froissements qui auraient inévitable-
ment ensanglanté ce pays ; on put amener la fusion de deux nationalités
accoutumées à se combattre, et cependant un siècle plus tard, cette fusion
n'était pas encore faite , lorsque l'on prétendit faire marcher les Bretons
au moyen du despotisme administratif qui réussissait dans le reste de la
France.
Le mariage d'Anne avec Charles Vlll , en 4491 , avait été réglé par la loi
du plus fort ; à peine si Ton avait pu réserver à la jeune duchesse, âgée
de quinze ans seulement, ses droits sur la suzeraineté de la Bretagne, en
cas de survivance , et encore à la condition que, si eHe se remariait, elle
n'épouserait que le roj de France ou son plus proche héritier : ce sont là
des mariages où la diplomatie seule intervient, sans que le cœur des époux
soit consulté; mais, en 4491 , les événements ne permettaient pas à l'héritière
de Bretagne de savoir si elle avait un cœur. — Devenue veuve à 24 ons ,
Anne pouvait s'occuper plus utilement de sa chère province et au^si de ses
inclinations personnelles ; c'est ce qui advint, en 4498 , par son union avec
Louis Xll. A mon avis, U. Alfred Doneaud a jugé bien partialement la
banne duchesse , dans une étude sur « la réunion de la Bretagne à la
ET COHPTSS-KEIVDUS. 185
1* France (*) : là où il voit sécheresse de coeur , je De trouve que des senti-
ments dignes d*iine grande princesse s^attachanl à défendre les droits d'un
pays dont elle était , par droit patrimonial , souveraine jadis à peu près
Indépendante.
Une chose évidente pour moi , c'est qu'au commencement du XVh siècle,
les Bretons se souciaient peu du roi de France : ils ne connaissaient que la
duchesse. Peu importait au bourgeois et an paysan qu'elle résidât à
Rennes , à Nantes , à Blois où à Amboise , pourvu qu'il pût voir de temps
en temps la fille du duc François II, la vraie duchesse de Bretagne. La
■obksse elle-même était satisfaite , puisqu'elle faisait peu à peu connais*
9iBce avec la cour de France , soit dans la maison de la Reine, soit parmi
les eent-gardes de celle-ci, recrutés presque exclusivement dans ses rangs.
Jusqu'ici nous avions eu peu de détails sur les funérailles de cette |>rin-
oesse : D. Moriee qui connaissait le travail de Bretaigne qui fait l'objet de
la publication qui nous occupe dans cet article , D. Moriee ne cite (t. m ,
col. 920 k 923) que les rondeaux et épitaphes reproduits d'ailleurs par
MM. Merlet etde Gombert. Brantôme, non plus, n'en dit que quelques mots,
d*aprés une vieille histoire de France qui traînait dans son cabinet, et
ces détails assez concis concordent avec le récit de Bretaigne.
U est vraiment curieux^ de suivre l'ordre de cette pompe funèbre qui
dora plus d'un mois; Brantôme remarque, comme un fait extraordinaire ,
que la grave question des préséances ne souleva aucune discussion , ce qui
fait honneur aux personnages chargés de régler les rangs et les cérémonies ;
Mongole, le roi d'armes de France , et Bretaigne, roi d'armes de Bretagne,
doivent en avoir personnellement le mérite principal.
H faut voir, do reste , avec quelle conscience , malgré toute sa douleur,
le roi d'armes de Bretaigne s'occupe des moindres circonstances : il ne
passe ni les lamentations officielles, ni les rondeaux, épitaphes et inscrip-
tions; ni le détail minutieux des personnes qui accompagnaient le cercueil ;
ni leurs costumes (ne va-t-il pas jusqu'à se préoccuper de la longueur de la
queue d^M** de Bourbon , Anne de France ?) ni les cérémonies faites au
passage des royales dépouilles à Cléry. à Orléans, à Etampes, à Monthléry,
à N. D. des Champs, etc. J'aurais voulu, je l'avoue, que MM. Merlet et
de Gombert nous donnassent quelques détails sur Bretaigne lui-même et
sur l'institution des rois et hérauts d'armes dans notre province ; ils les
eussent sans doute trouvés dans les comptes des ducs qui doivent être à
Nantes. J'aurais voulu aussi qu'ils lui rendissent son vrai titre de roi , et
non pas de héraut: en comparant plusieurs passages, par exemple aux
(I) Revue des Provinces de l'Ouest, iv« «nnée, pp. 385 et seq. ,
186 noTiGBs
pages 32 et 47, oa semble apercevoir qae firelaigoe était roi d'armes , et
que Veônes et Heonebont étaient stmplemeat hérauts.
La ténacité du caractère breton perce dans un détait qui, au premier
abords peut sembler sans valeur : c*est la persistance avec laquelle le roi
d armes donne à l'évéque de Dol la qualité d*arclievèque (pp. 06 , 78, 96) a
il y avait 345 ans que Dol avait cessé de porter le titre de métropole,
malgré les sympathies des populations , et cependant le personnage héral-
dique qui devait le mieux connaître Fétiquetfe de la Cour de François U el
d'Anne continuait k considérer encore officiellement ce prélat comme le
métropolilain de l'Âmrârique. — En parcourant la collection manuscrite
des BlaRCs-Manieaux , j'ai remarqué un fait qui prouve combien en f 56&,
et par conséquentes ans après que les Etats de Bretagne avaient demandé
la réunion définitive du duché à b Couronne , les gentilshommes de la
province tenaient à ne pas se mêler aux Français : à cette date, et par son
testament du 8 Juillet, Oaude du Chasiel , baron de Marcé e!t viconUe de
Pommerit, étant en sa maison du Ghastel, ordonnait formellement que sa
fiUe aînée « ne soit par voye du monde mariée sinon à un gentilhomme
» breton ; et srquelqu'un la vouhist surprendre de mariage , en soit faite
» poursuite par toutes voyes de justice , jusqu'à le faire mourir (^). » Cette
fille aînée , nommée elle-même Claude , épousa Charles Goyon , baron de
la Moussaye.
~ Si le corps d'Anne de Bretagne appartenait à Saint-Benis, sépulture des
rois, son cœur avait été légué par elle à sa chère province; aussi le récit
de ses funérailles est suivi de « la commémoracion de l'enterremeni dn
« cueur de la trés-crestienne royne et duchesse » à Nantes. — Bretaigne ,
qui commence par une généalogie rimée de sa noble maîtresse , dans le
goût du XVI* siècle, avait dédié son manuscrit à Gui de Laval , comte dt
Quintin, cousin de la princesse, et l'un des quatre qui avaient l'honneur de
tenir les coins du drap de deuil , lorsque le corps fut porté du chftteau de
Blois à l'église Saint-Sauveur. Nous avons ainsi l'œuvre complète du roi
d'armes , et ce charmant petit livre doit trouver sa place dans toutes les
bibliothèques de Bretagne.
M. Gaultier du Mottay, dont les travaux sur l'histoire de Bretagne sont
aussi consciencieux que nombreux déjà, a eu le bon goût de rec^eilhr neuf
lettres inédites signées par Anne de Bretagne , et toutes relatives à l'his-
toire de l'évêché de Tréguier : c'est là une excellente idée , et nous vour
drions que l'on fit un recueil complet des actes émanés de la reine-duchesse ;
ce genre de compilation est indispensable pour faire comprendre authentir
(1) GoU. des m Mant , à la Bibtiottièque Impériale, Tome XL VU , p. «o«.
ET GOMPTBS- RBHDDS. Iâ7
(^uemeni le caraetére et rinfloeoce des personnages qui ont ane placé
d'honneur dans rhistoire. -- C'est cette convicUon qui nous fera probable-
ment entrepr^dre un jour le recueil de toutes les chartes émanées de
saint Guillaume, évêque de Saint-Brieuc. Ce petit cartulaire permettra proba-
|)lement de mieuK se rendre compte de l'un des personnages les pkis
érainents de Bretagne , an XUl* siècle.
Je remarque dans la publication 'dé M. Gaultier du Mottay deux pièces
qui jettent un jour nouveau sur l'histoire de la duchesse Anne. Tons les
historiens s'accordent à dire que , depuis son juariagc avec Charles Vlil,
le 6 décembre 4491, jusqu'à la mort de ce monarque arrivée le 7 an'à
1499 , la duchesse n'eut aucune part dans le gouvernement de la Bretagne ;
pendant cette période, HH. Merlet et de Gombert le répètent, Anne
.aurait vécu à l'écart des alTaires publiques, ce qui , du reste, devait être
assez anthipathique à son caractère; M. Gaultier du Hottay donne deui
lettres, « de par la rpyne et dudiesse » , qu'il place à l'année 4493 et qui,
si la date' est exacte, permettraient de supposer que la princesse était par-
venue à conquérir le droit de s'occuper un peu des affaires de Bretagne.
Ce fait est important à étudier et à établir parce que dans tous les actes
édités par D. Morice, Chaiies VIII parait seul comme roi de France , sans
qu'il soit fait mention de l'intervention de la reine.
Nous terminerons cet article par Texanien d'un charmant volume qui
fait encore partie de ce « trésor des pièces rares ou inédites » auquel appar-
tient l'œuvre du roi-d'armes Bretaigne.
il ne s'agit plus ici de grands seigneurs et de grandes dames, bi)en qu'une
partie notable du livre soit rimée par un grand seigneur; et cependant
parmi les héros qui y sont rappelés, on ne trouve rîen que bonne race,
rien que4)onne lignée : l'un d'eux même connut la Bretagne , ainsi qu'il le
dit lui-même :
N'ayant que douze mois (us mené en Bretaigne ,
. Là où je fus donné au bon duc d'Orléans
Qui de moy s'est servy l'espace de treize ans ,
Estant duc, af^èa roy, nommé Louys douziesme.
Mais mon maistre estant roy gueres ne séjourna
En ce pays breton : en France retourna, etc.
Il s'agit du bon Relay^ « qui vient de la race des chiens gris, don)
» la vénerie apparlenoit au duc de Bourgogne. » Là aussi se trouvent les
Dils du bon chien Souiliard, fils de Souillard 1, de la race de saint Hubert,
188 If OTIGSS ET COltPTSS-EBlfDUS.
qnï eul l'honneur (Tappartenir au roi Louis XI et à Jacques de Brezé, graiié
sénéchal de Normandie : ce n'était pas de simples roquets, les Souillard, et
leur postérité ne s'éteignit que dans les premières années du régne de
Louis XIV.
M. le baron Pidion a réuni en 56 pages quelques documents cynégétt*
quesqui prennent leur place immédiatement à côté de Jacques du Fouillonx ;
les Classeurs énidit? aimeront à parcourir ce volume, et les archéologues
ne négligeront pas celte petite coUcctiqn de textes curieux sur l'art de la
vénerie qui tenait une si grande place dans la vie de nos aïeux. C'est
d'abord un long récit de chasse du sénéchal de Normandie ; puis les dite
du bon chien Souillard, deuxième du nom, qui passa, par don, de Louis XI
au sénéchal de Saintonge, et de celui-ci an sénéchal de Normandie; puis
les épitapbesde Basque, autre chien de Louis XI, pensionné d'une rente
annueUe de six-vingt francs, et de Relay, chien de Louis XH. Le grand
sénéchal Jacques de Brexé semble, dans les dix dernières année» de sa vie,
avoir oublié dans les plaisirs de la chasse et de la poésie de vénerie ses
malheurs conjugaux et le trop grand bruit qu'ilavak fait jadis.
J'avoue que j'aime mieux lire les vers du sénéchal lorsqu'à chante les
chiens , que lorsqu'il se mêle de célébrer les perfeetions de M*^ Anne de
BourlM)n , la même dont la robe à si longue queue attirait les yeux du
roi d'armes Bretagne ; l'équité veut que je me dépêche d'ajouter que la
« responcedu secrétaire du roy , Robertet » sur le même sujet, est encore
inférieure aux rimes de Jacques de Brezé.
— Pendant que je parle dechiens^ il me vient une idée qu'il me faut sou-
mettre à mes lecteurs. N'ai-je pas ou! dire quesur le monument que Ton se
propose d'élever au souvenir du combat de Saint-Gast , quelques personnes
ont l'idée depersonnifier la Bretagne sous la forme d'une levrette terrassant'
un léopard? Peut-être a-t-on voulu m'en imposer, et rire de ma crédulité .'
n'importe, je suis de bonne foi et je proteste contre la levrette. Serait-ce
par hasard en souvenir du lévrier qui abandonna si piteusement saint Charles
de Blois, le jour où la fortune lui fut fatale ? Serait-ce que, d'après quelques
gravures peu correctes, on aurait pr» le petit animal suspendu à Tordre de
l'épi et de l'hermine pour une levrette ? — Si l'on n'a pas voulu rire k mes
dépens dans cette circonstance, je demande formellement que ni Souillard ,
ni Relay , ni fiasque ne soient appelés à l'honneur de représenter la vieille
Armorique.
Anatole DE BARTHÉLÉMY.
CHRONIQUE.
Sommaire. — Les statues sont à Tordre du jour^ -^ Doux monuments élevés
au général Cath^lineau , Tun à Saint-Florent-Ie-Vieil , l'autre au Pin-en-
Mauges. — Description du second. — Une scène de vandalisme en I8S8.
— Par quoi Ton a remplacé la chaumière du premier généralissime de la
Vendée.
I.
Jamais peut-être à aucune époque on n'avait vu en France ^ever tant
de monuments et de statues è 4a mémoire des actions et des personnages
célèbres. H n'y aura bientôt plus que les villages — et encore ! — où le
voyageur pourra constater sur la place publique l'absence complète d'un
piédestal surmonté d*un buste ou d'une statue en pied. Je ne dirai point .
que c'est comme la muscade et que l'on en met partout ; non « je tsraindrais
de paraître irrévérencieux , d'autant que je partage assez le goàt du mo-
ment : une nation doit honorer ses pères , afin de vivre longuement. Mais
k cause de cette mode» je serais curieux qu'en me l'expliquât? Faudrait-il
l'attribuer à la pénurie actuelle des grands hommes en chair et en os?
Eprouverait-on le besoin de faire revivre en bronze, en marbre ou en pierre^
les grands "hommes défunts, parce que l'on ne peut plus guère se procurer
le plaisir d'en contempler de vivants? Je ne sais, et je n'ose admettre
cette supposition , un peu bien injurieuse pour nos contemporains et pour
aotre temps. Croyons plutôt que c'est le respect , l'admiration du passé
qui nous guide et l'envie de mettre de nobles modèles sous les yeux des
générations présentes et à venir.
Entre tentes les petites villes où se montre l'image d'un héros « Saint-
Fk>rent-le-Vieil jouit d'un bien rare privilège : — il possède les restes ^e
deux hommes iUustres , de Boncbamps et de Gathelineau. Le corps de
Boncbamps repose sous le socle même de la belle statue que le républicain
David d'Angers a sculptée à la gloire du chef royaliste , et le corps du
premier généralissime de la Vendée, dans le cimetière de^la paroisse.
Nous avions entendu vaguement parler d'un monument que l'on cons-
truisait pour y renfermer les dépouilles du saint d'Anjou ; nous avons voulu
être édifié , pour vous édifier vous-même à cet égard , cher lecteur ; nous
sommes allé aux informations, et voici ce que l'on nous a répondu :
« Il est vrai que l'on achève ces jours-ci une chapelle, à Saint-Florent,
dans le jardin de l'ancienne communauté de religieuses où mourut le géné-
ralissime Gathelineau, le 14 juillet 1793, après y avoir été soigné par la
sœur Saint* Jean*6aptiste,— (M"* Bussonnière, morte à Saint-Florent, il
y a trois ans ) ; — et que , dans cette chapelle , H. le comte de Quatrebarbes,
190 CHRONIQUE.
légataire de H"** Baudoum. à qui apparlenail cette ancienne (!Dmniunaulé.
a Tait faire deux tombeaux où sont déposés les ossements entiers du géné-
ral Gilhelineau et, en partie, ceux de son fils qui fut tué en 483^. Le
générai fut inhumé dans le cimetière de Saint-Florent, par M. l'abbé
Gruget, curé de la paroisse, en présence de M. Gazeau. maire sous U
Restauration» de M"* Bussonnière et d*aulres personnes, qui firent con-
naître à M.. Tabbé Gourant, successeur de M. Gruget, la fosse où avait été
mis le Saint d'Anjou. M. Gruget et M. Gourant ont fait en sorte que per-
sonne ne fût enterré dans la fosse où avait été dépose le général. Aussi
a-t-on trouvé ses ossements en totalité , et sans mélange , nulle sépulture
n'ayant été faite dans le même lieu , ni avant , ni après celle du général
Cathelineau. Le eroirait-on? Il n'y avait pas même de tombe sur la fosse
qui renfermait ces restes héroiques , lorsque M"l* la comtesse de la Gran-
ville, qui habite Lille, vint, en septembre 4847, visiter les tombeaux de
SamtJ/'loront. Surprise el honteuse pour la Vendée de cet état d'al)andon ,
cette pieuse dame envoya sept cents francs à II. le curé pour faire une
tombe simple au général et fonder une grand*messe perpétuelle, qui se dit
le 44 juillet de chaque année , jour où expira le saint d'Anjou.
Le %Z juin dernier, M. de Quakrebarbes et M. Henri Cathelineau, petiu-
fils du généralissime, sont venus à Saint-Florent, el ont fait exhumer, mais
sans aucune cérémonie ^ el transférer les riestes du père et du fils dans les
tombeaux de la chapelle.
\ La tète de GathelineaUv dit eiKterminaut notre honorable correspondant,
M. le curé de Saint-Florent *kii-même, — que nous sommes heureux de
remercier ici pour l'obligeant empressement avec lequd il noua a transmis
ces cfêtails, ^- est une tête très-belle, au large front, et semblable A eea
tètes que les sculpteurs prennent pour modèles.
Nous faisons des vœiix pour que ce monument si simple, — trop simple,
^ notre gré , car ce pai^an de gfinie mériterait mieux que cela, -^ échappe
au vandalisme ou plutôt à la fureur des partis. J'our vous parler de la
sorte, nous avons bien nos raisons, et nons voulons même vous les déduire.
*-0n avait inauguré au Pin-en-Mauges, le 9 août 4827, une statue du
général Cathdineau. Ge monument, dit M. Théodore Muret dans sa Vie
popuhiire du général, était dû, en grande partie, aux soins , an zèle, anx
généreux sacrifices dé M. le chevalier de Lostangea, qui s'était promis,
pendant son émigration , s'il rentrait jamais en France , de rendre à
GatbeUneau un hommage digne de lui. — Sur la place du bourg, nommée
place CatkeHneau., un mur d'appui formait un grand ovale ,. autour
dnqnel s'élevaient trcnte-denx piliers carrés, de neuf pieds de hauteur au*
àtssas du petit mur. Entre tos piliers régnaient des claires-voies, surmon-
lées aUemalivement de sacrés -cœiu^ et de fleurs-de-lys. Au nulieu de
Tenceime s'élevait la statue en pierre, œuvre de M. Molcbneeht. Cathe-
lineau était représenté sous le costume villageois , habit de bure croisé
GHiomous. 191
sur la poitrine, avec un sacré-cœur, un chapelei suspendu A la bouton -
niére et des pistolets dans une éeharpe à gros nœuds. De son bras gauche
il embrassait une croix portant Tinscription : Dieu et le Roi, qu'il semblait
oiODtrer avec le sabre que tenait sa main droite. Ses yeux étaient levés
vers le ciel. Son chapeau . décoré de rubans et d'un panache, reposait au
pied de la croix. Xa statue était placée de telle sorte que le général sem*
blait sortir de sa maison, située à gauche, un peu en arriére, et prendre
la direction de Jallais , comme le jour de son mémorable appel aux armes.
Sur le devant du piédestal on lisait ; Cathblinsàu , général en chef des
armées catholiques et royales, -^ 1793. Sur ki foce de droite était tracé
le récit sommaire des exploits du héros ; sur la face gauche on lisait' sa
nomination de généralissime; sur la quatrième face, des vers à sa louange.
Enfin, sur les piliers étaient gravés les noms des Vendéens morts pour
la cause royale, en combattant sous les ordres de Gathelineau et des chefs
qui lui ont succédé. Ces noms étaient classés par paroisses./ Un drapeau
blanc flottait toujours au-dessus de la porte d^entrée , et les jours de fêtes,
on mettait de petites banderoles blanches entre les piliers. Cela donnait au
monument, nous dLsait sur les lieux ipèaMS M. le curé do Pin-en-Mauges,
un air de festivité étonnant!
Eh ! bien , un matin« en i83â — peu de jours après l'assassinat de
Jacques Gathelineau à la Chaperonniére , — le sous- préfet de Beaupreau
et le procureur du roi arrivent au Fin-en-Nauges , à la tète de deux cents
hommes de troupe. Ils vont proposer à M.^le curé de donner asile à la
statue du général dans son église, pour la préserver de toute iosuke.
M. Tabbé Raimbault s'y refuse, par la raison qu'il n'avait point reçu d'ordre
à cet égard , et que , du reste, il connaissait parfaitement l'esprit de ses
paroissiens , qui certes ne songeraient jamais à toucher au monument.
Alors le sous -préfet et le procureur veulent requérir les habitants pour '
enlever la statue; impossible d'en trouver un seul; ils s'étaient tous enfuis.
Aussitôt les soldats se mettent à l'œuvre; ils attachent une corde au cou de
Ift pauvre statue qui tombe, aux cris de joie des vandales, et dont la télé se
brise sur le socle. A coups de haches et de sabres on taille les piliers poot
en effacer les inscriptions; après quoi on les renverse. Des trente-deux il
n'en reste plus que quatre debout, et, chose étrange! une seule inscription
a trompé la rage des culottes rouges, — comme on les appelait en ce
temps , — c'est celle-ci qui subsiste encore : Domine salvum fac regem,
ie TOUS hisse à penser, cher lecteur, combiei) est navrante la vue de ces
mines, auxquelles on n'a rien changé , et que les ronces essaient de voiler
aux regards. — Les débris de la statue ont été pieusement recueillis et
déposés dans une petite chapelle, au fond du cimetière. Quant à la maisoi^
de Gathelineau, elle a été détruite. Je demandais à la voir : on me montra
la remise d'une auberge, qui Ta remplacée. Elle existait encore, lors de là
fête du 9 août lfâ7, ainsi que le four, où M. de Lostanges vouhit — tou^
19i CHR01IIQI7E.
cbanle pensée ! — que l*on 6t cuire le pain qui fut seni au banquet. ^
Quand M"* la duchesse de Berry passa au Pin-en-Nauges, on la conduisit
à celte chaumière; sur la porte on avait mis une traduction italienne de
ces mots, qui résument si bien la vie du général ; Tempore brevi expievii
tempora mulia ; ce que M Emile Grimaud a rendu par ce vers ;
Quatre mois ont suffi pour le rendre immortel.
M"* la duchesse de Berry donna ordre de faire un devis pour une maison
que l'on bâtirait à cet endroit même , et que Ton offrirait au fils du saint
d'Anjou. Ce devis s'élevait à dix mille francs. La sonnne parut-elle exor-
bitante ? Toujours est-il que les choses en restèrent là, et que la veuve du
grand homme , tombée dans la dernière misère, fut obligée de vendre
cette pauvre chaumière où les admirateurs du peuple de géants allaient en
pèlerinage, comme Ta ^it encore notre ami , Fauteur des Vendéens :
0 chaumière ignorée au milieu des grands bois!
On viendra t*admirer comme un palais de rois,
Tu seras glorieuse, et tes humbles murailles
Entendront raconter d'incroyables batailles.
Tu gardais, ô chaumière 1 un héros dans l'oubli,
Il part... et de son nom le Bocage est rempli I
Louis De KERJEAIf.
P. :$. — Si vous trouvez, cher lecteur, ma chronique un peu écourlée,
cette fois-ci, — et j'en serais bien flallé ! — ne m'en veuillez pas, je vous en
prie ; c*esl la faute de mes collaborateurs qui ont trop pris leurs aises, ce
dont je ne puis les blâmer. Au bout du câble faut la brasse^ disent les
marins. J'ai le tort d'arriver toujours le dernier, et, vous le savez : Tarde
venientibus ossa : c'est-à-dire qu'un retardataire est obligé de se con-
tenter de ce qu'on lui abandonne, sauf à prendre sa revanche plus tard,
comme j'ai l'espoir de le faire à la prochaine occasion.
— Je tiens à vous annoncer, en terminant que M. du Ghatellier, à qui
l'on doit divers ouvrages historiques et statistiques sur la Bretagne, entre
autres Brest et te Finistère sous la Terreur^ que nous examinerons
bientôt, vient d'être nommé, par dix-huit voix sur vingt-deux votants,
membre correspondant de TAcadémie des Sciences morales et politiques,
section finances, administration et politique.
— Au moment de mettre sous presse , nous apprenons la mort de
M>' Le Mée, évêque de Sainl-Bricuc et Trcguier. Nous joignons nos sin-
cères regrets à tous ceux que fait éclater dans son diocèse la peite d'un si
vénérable prélat.
ÉTUDES LITTËRAIRt£.
SHAKSPEARE".
Seconde partie.
Le premier exemple d^une moralité dramatique en Angleterre date
du règne de Henri Vn, (XVc siècle.) Le premier auteur en ce genre
fut un certain Skelton , poète lauréat de ce prince. C*est aussi le pre-
mier qui ait fait des satires chez les Anglais. Un satirique et un poète
lauréat, c'est dire que c'était un homme médiocre. Erasme l'appelle
pourtant la lumière et la gloire des lettres britanniques. — Ces mora-
lités, qui néanmoins n'étaient pas toujours très-morales, étaient comme
un avant-goût du puritanisme religieux qui frayait déjà les voies à la
Réforme et qui devait éteindre momentanément la littérature drama-
tique en Angleterre.
La France est d'une richesse incomparable sous ce rapport : elle
possède dans les ténèbres de son histoire tout un théâtre, toute une
dramarturgie ignorée , mais qu'on travaille aujourd'hui à exhumer,
dans ce siècle où l'on exhume tant de choses, où toutes les cendres
sont remuées. — On peut voir cela dans M. Magnin pour la France,
dans Warton pour l'Angleterre. — Le dix-septième siècle les avait
fait oublier par des chefs-d'œuvre, le dix-huitième par le mépris; le
dix-neuvième, qui n'a guère de chef-d'œuvres à montrer et à qui le
mépris ne sied pas, a entrepris de secouer la poussière qui recouvre ces
œuvres et de les rendre à la lumière. En France elles remontent aux
premières années du quatorzième siècle, alors que toiA semblait renaître
en Europe.
( I ) Voir la première parUe , ci -deMut , pp. 97 & 4 1 4.
Tome IV. 13
194 SHAKSPBARB.
Mais déjà la liltéralure ancienoe venait de sorlirde son lombeau et
de reparailre au grand jour. Un immense mouvement de curiosité et
d'admiration salua cette renaissance , en Italie d'abord , et plus tard
.dans toute TEurope. Les belles et tragiques histoires de Tantiquité'
furent redites à l'Europe étonnée, dans la la&gue ntème qui les avait
inspirées. On vit renaître Hector, Andromaque, Ilion. Le théâtre mo-
derne s'en empara : Electre, Ântigone, Didon, Priam, Het*.tor, reparurent
sur la scène; et les languissantes allégories du moyen âge disparu-
rent, comme un froid brouillard, aux rayons de cette lumière nouvelle.
Mais bientôt aux souvenirs et aux images de l'antiquité classique vin-
rent se mêler dans l'imagination des poètes des drames non moins
tugubres, d'une date plus récente; je veux dire les infortunes et
les catastrophes de l'histoire moderne. Rien , ce semble^ n'était plus
naturel, et cependant rien ne se fit en général avec plus de réserve. En
France et en Italie c'est à peine si on l'essaya ; on aima mieux tourner
éternellement dans le cercle magique que l'antiquité avait tracé. En
Angleterre et en Espagne on fut plus hardi , mais en Angleterre sur-
tout. Sous ce rapport la tragique Angleterre peut à juste titre réclamer
le premier rang. Cette ile, a dit Bossuet, est plus orageuse que l'Océan
qui l'environne, et à chacune de ses )[)agos il y a une tache de sang.
Ces premiers essais venaient d'être recueillis tout récemment et publiés
dans la langue nationale ; c'est à ce flambeau que s'alluma le génie
de Shakspeare.
Il arrivait à temps sous tous les rapports, et dans les circonstances
les plus favorables. Elles l'étaient spécialement en Angleterre ; les
éléments dramatiques y étaient plus nombreux que partout ailleurs.
De plus, au seizième siècle, la pensée était déjà adulte, et l'histoire
ne l'était pas moins. Cet âge vit naître à la fois de grands génies et de
grands événements. La secousse imprimée au monde par la Réforme
l'avait fait trembler jusqu'en ses fondements, et avait réveillé 1^
grands écrivains et les grands caractères. En France, c'étaient Mon-
taigne , Sully, L'Hôpital et Henri IV ; en Angleterre, c'étaient Shaks-
peare, lord Bacon, Elisabeth. — Bacon, ce vigoureux génie, fut avec
Shakspeare le roi de son époque. Dieu lui donna à la fois tous les dons
de l'esprit et ceux de la fortune. Roi ])ar la pensée, il siégieait dans les
XHAkSPEAnB. - 195
conseils d'un roi, et gouvernait l'Angleterre d'une main aussi ferme
qu'il pénétrait d*un œil sûr dans les secrets les plus cachés de la nature.
Il a pressenti et commeucé tout ce que le dix-huitième siècle a fait pour
les progrès des sciences naturelles et pour les progrès de la philosophie
bien autrement lents, — car voilà trois mille ans qu'on y travaille pres-
que sans avancer. Shakspeare, le seul des contemporains qui le valût,
était égaré et perdu dans la foule. Ce fut sans doute un malheur pour
lui, et peut-être une honte pour son siècle, mais une bonne fortune
peur son talent. Bacon est aussi exceptionnel que Shakspeare , aussi
révolutionnaire que lui ; il ne relève de Tantiquité que dans une cer-
taine mesure. Nous sommes donc devant un esprit nouveau en philo-
sophie, en littérature, en poliUque. Bacon a renouvelé la science an-
tique, Shakspeare le drame antique.
' On connaît Tafféterie et le pédantisme de la cour d'Elisabeth. Les
madrigaux et les concetti de Tltalie y trônaient, unis à l'enflure romaine ;
la reine et ses suivantes parlaient latin ; elles faisaient pis encore :
elles y mettaient tout le faux goût de leur siècle. La cour n'était
occupée que de sonnets amoureux et des fades galanteries de Leicester
et de la reine. Avec cela TAnglelerrc était d'un pédantisme riâible ; la
reine traduisait Isocrate, et les femmes de chambre lisaient le Phédon. '
Les dieux et les déesses de l'anliquilé étaient partout, excepté cepen-
dant dans le génie de Shakspeare. On les traînait dans les jardins, dans
les boudoirs, dans les conversations, dans les fêtes publiques. Quand
EUsabeth entrait dans une maison , les dieux pénates sortaient au-
devant d'elle ; sur les mers qui composaient son empire, c'étaient les
Tritons et les Néréides qui la guidaient. Mercure lui apportait son
courrier du matin ; à la chasse, Diane lui prêtait son arc et son car-
quois ; TÂmour se trouvait partout à ses côtés, lançant ses flèches
contre ceux qui rencontraient le visage de la reine, mais ne les tour-
nant jamais contre elle. Il n'y avait quel'^ue grandeur que sur lo front
d'Elisabeth, et dans l'attitude de la vieille Angleterre en face de l'Eu-
rope.
Le génie mâle et vigoureux de Shakspeare se serait étiolé dans une
telle atmosphère. Ah! qu'il était bien mieux sur les planches de son
pauvre théâtre, en face du peuple anglais", vivant de sa vie, respirant
196 SHAKSPEARB.
de son souffle, et s'animant du vif orgueil que tant de triomphes com-
mençaient è lui inspirer! Le secret du génie n'appartient qu'à lui-
môme ; mais il est permis de croire que les circonstances n'ont pas été
sans exercer quelque influence sur celui de Shalcspeare.
Il touche pourtant à ce faux goût pcrr un côté de sa nature, et une
partie du jargon prétentieux de la cour d'Elisabeth retomba sur son
(aient comme une souillure. Le temps ne l'a pas effacée. De là les
pointes , les calembourgs , les obscénités de ses pièces ; de là tout ce
fatras dMndignités morales et littéraires qui défigurent cette noble
image, et que le patriotisme anglais est seul capable d'admirer et dé
proposer à l'admiration des autres.
Il parait néanmoins que Shakspeare ne fut pas tout à fait aussi
exclusivement plébéien qu'on l'a prétendu : son père était propriétaire
dans le comté de Strafford. Dans sa vie de comédien il se trouva Hé
avec de grands seigneurs, notamment avec le comte de Southampton.
Elisabeth assista plus d'une fois à ses pièces et lui en commanda
quelques-unes , comme elle commandait une mode nouvelle à sa cou-
turière. Jacques I«ï lui écrivit une lettre autographe; peut-être savait-
il le latin ; mais l'admiration reconnaissante de la postérité a voulu
rehausser encore l'éclat de son talent par le contraste de ses souf-
frances et de son ignorance ; et c'est ainsi qu'elle a fait de Bélisaire
un mendiant , d'Homère un aveugle , de Shakspeare un malheureux
grelottant de froid dans les rues de Londres. Maia les malheurs du
Tasse, de Dante et de Milton ne sont , hélas ! que trop vrais. D'après
cette théorie (et c'est celle de Schlegel), Shakspeare ne.serait plus le
génie abrupte et sauvage qu'on nous a représenté tant de fois; c'est la
réflexion ia plus profonde et la plus pénétrante appliquée aux passions
humaines et aux choses de la vie. Gomme Dante et comme Hilton ,
entre lesquels il se trouve placé, c'est un génie d'une trempe nouvelle,
qui tire beaucoup de son siècle, beaucoup des siècles passés, mais
encore plus de lui-même , et qui transforme tout ce qu'il touche, au
moment même où il y touche. Si cela était ainsi , il se serait trouvé
dans la condition la plus favorable au génie, qui deinande l'inspira-
tion, mais qqi s'affranchit volontiers des exigences trop gênantes de
la règle , qui s'accommode volontiers des exemples et des façons desi
antres, mais qui ne cherche jamais ses modèles qu'en lui-même.
SHAKSPBARB. 197
Il résista non-seulement à Tanliquité , mais encore au protestan-
tisme. Le protestantisme avait tué Tart^^hrétien où il avait passé ; il
avait dépoétisé la religion en proscrivant le culte , les pompes ecclé-
siastiques, et jusqu'aux images. L'âme terne de Calvin ne pouvait
sympathiser avec ces formes gracieuses et poétiques que la religion
avait revêtues au milieu des grandeurs et des solennités des imagina-
tions orientales. Il n'y voyait que des pompes idolâtriques et des
abominations. Luther avait beaucoup de poésie dans Tàme, et ses
cantiques le prouvent, mais sa théologie en avait peu. Heureusement
ce ne fut ni le calvinisme ni le luthérianisme qui pénétra en Angle-
terre, mais Tanglicanisme. Elisabeth d'ailleurs n'avait rien de puritain
ni dans l'esprit ni dans les moeurs ; elle aimait les fêtes et le plaisir ;
elle aima Leicester, elle aima te duc d'Anjou, elle aima Waller Raleigh,
elle aima le comte d'Ëssex, elle eut beaucoup d'amours : c'est ce qui
rendit Sbakspeare possible.
Voici donc un spectacle étrange et qui a peu d'exemples dans l'his-
toire de la littérature; voici un génie isolé au milieu de la foule,
solitaire au milieu des violentes agitations du seizième siècle , indé-
pendant à une époque où l'imitation est devenue contagieuse et
maniaque, recevant à la fois, dans l'île où il est emprisonné par la
mer, la double inspiration de l'Italie antique et de l'Italie moderne,
sollicité par la double influence que la France et l'Italie exercent
autour d'elles , et qui néanmoins résiste seul à tant de souffles con>-
traires, et trouve le secret de rester lui-même, tout en s'inspirant
chez les autres.
. — Il faut établir deux divisions dans les drames de Sbakspeare : —
io Les drames de pure imagination et de fantaisie. Ce sont ceux où ii
s'abandonne plus librement à toute la puissance, aiais aussi k tout le
délire, ou du moins à tous les caprices d'un esprit naturejlement indé-
pendant et ennemi de toute contrainte. — La Tempête, Cymbéline,
le Songe d'une nuit d'été, le Conte d'hiver, sont de ce nombre. Ceux-
là échappent à l'analyse ; ce sont de pures fantaisies ; l'imagination
seule trouve à s'y satisfaire. Le plus ^uvjent on ne touche pas à la
terre , on vit au-dessus des nuageç , toujours haletant à la suite du
poète, et conduit au milieu d'une sorte d'étourdissement par la baguette
198 SHAKSPEARE.
magique qiril tient à la main. Il n'y a guère que les poitrines britan-
niques qui puissent respirer à cette hauteur, et il n'y a guère que le
goût anglais qui puisse se complaire au milieu de ces vapeurs. Qtiant
à nous, nous avons besoin de nous rapprocher de la terre , et nous y
descendons.
2o Les drames qui tiennent plus ou moins à l'histoire. Là se classent
ses plus beaux chefs-d'œuvre, ceux qu'on lit avec le plus de ravis-
sement, mais auxquels on touche avec le plus de péril : Roméo et
Juliette, Othello, Hamlet, Mactteth, le Roi Lear, le cœur, l'àme, le
monde sous tous les aspects, tous les tons, toutes les manières, tous
les contrastes. Hais la gloire de Shakspeare est Aère et hautaine; elle
repousse le téméraire qui, en voulant lui rendre hommage, ne réussit
qu'à la profaner, et elle se défend contre ces hommages indiscrets par
sa hauteur même et sa sublimité.
Et pourtant nous voulons essayer de la contempler face à face dans
une de ses plus belles créations, dans un de ses plus brillants reflets,
dans l'admirable drame de Hamlet.
On doit établir en outre deux catégories dans les drames historiques
de Shakspeare : !<> Ceux où il suit l'histoire pas à pas, sans oser s'en
écarter. A cette catégorie appartiennent le roi Jean^ Richard Tl,
Henri IF, Henri V,. Henri VI, Henri VUI. C'est la prose de Hol-
llngshed, avec quelques lambeaux de pourpre dont le génie du poète
l'a parsemée. Ces pièces n'offrent en général d'autres beautés que
celles que comporte une prose vulgaire et toute humaine. Dans le roi
Jean li n'y a que la scène du jeune Arthur et son gardien; dans
Richard f/il n'y a même pas une scène de cette force ; dans Henri IV
le comique seul est d'un grand maître ; dans Henri V il disparait , et il
ne resle plus rien ; tlans Henri VI et dans Henri VUI, il n'y a que de la
prose, et peut-être n'est-ce pas même de la prose de Shakspeare.
Henri VW est certainement de lui, mais c'est une pure flatterie de
courtisan, un simple prologue au baptême d'Elisabeth qui termine la
pièce ; c'est un chant de nourrice.
2© Les drames où la poésie est intervenue pour idéaliser celle vile
prose, où le poêle s'est emparé de la réalité historique pour la subjuguer,
pour la pétrir, tout au plus comme d'une matière à Ihcme, sur laquelle
SHAKSPEÂRA. 19!)
il pouvait bàlir à loisir tel édifice que son imagination aurait rêvé.
L'histoire dans ces drames n'a été qu'un point d'appui qui a permis au
poète de secouer ses ailes pour s'élever jusque dans la nue , et pour
entraîner le specl^eur après lui. Il s'élève à une hauteur prodigieuse ;
mais vous le suivez toujours avec plaisir, parce que l'art du poète ne
vous ôte jamais le sentiment de vous-même. — Jules César, Coriolan,
Antoine et Cléopâtre , éans l'histoire ancienne, Hamlet, Macbeth,
Othello, Roméo et Juliette, quelques drames relatifs à l'histoire d'An-
gleterre, dans l'histoire moderne, sont de ce nombre. — Le poète res-
pecte la charpente, les faits matériels de l'histoire, mais il s'empare du
cœur humain, comme de son domaine, et le pétrit à sa manière. Ainsi
César mourra comme il meurt dans Plutarque ; son cadavre sera
porté sur la place publique ; Antoine prononcera un discours et mon-
trera sa toge toute sanglante; tout cela appartient à l'histoire, mais le
discours appartient à Shakspeare. Brutus parlera à son tour, mais le
discours sera encore de Shakspeare.
La première de ces deux subdivisions forme un ensea>ble historique
où le génie du poète semble s'être proposé autre chose que la satis-
faction de son art. C'est de toutes les époques de l'histoire d'Angleterre
la plus tragique et la plus inspiratrice ; et pourtant c'est celle où
Shakspeare esi resté en général plus près de terre et de la réalité ma-
térielle. Il ne s'est élevé à sa hauteur habituelle que dans Richard lU.
Pourquoi ce double résultat ? pourquoi d'un côtéa-t-il préféré cette
époque historique? pourquoi de l'autre est-il resté fidèle à l'histoire?
C'est qu'il avait en cela un autre but que la satisfaction de son art. II
faisait œuvre de politique; c'est à la reine Elisabeth que s'adressait ce
sacrifice. Il voulait glorifier aux yeux du peuple anglais la révolution
qui avait porté Laocastre sur le trône, et adresser à la reine elle-même
un poétique hommage, en laissant parler l'histoire ; et voilà pourquoi
il s'est obstinément attaché à son sujet, pourquoi il ne l'a qui(té qu'a-
près l'avoir épuisé.
Mais il y avait en ceci une difficulté de circonstance qui' paralysait
son talent : Elisabeth descendait à la fois d'York et de Lancaslre; elle
réunissait en elle les Dcu^x Roses. — Henri Vil, son grand-père, avait
épousé Elisabeth, fille d'Edouard IV, et son père Henri Mil était le
^00 SHAKSPEARE.
fruit de ce mariage.'— De là T impossibilité d'assombrir outre mesure
ces diverses figures; le pinceau tragique restait impuissant entre les
moins du poète ; il ne s'est trouvé libre que dans une occasion et pour
«n personnage : c'est l'odieux et cruel Richard m. — Richard, par
une exception vraiment extraordinaire, n'appartient à personne ; il se
trouvait l'ennemi de lout le monde, — des Lancastre, car c'est lui qui les
avait combattus à outrance dans les plaines de Bosworth, — des York,
car c'était lui qui av^it fait périr tous les princes de cette famille qui
pouvaient lui disputer le pouvoir, Shakspeare pouvait donc se mettre
à l'aise avec lui. Il en a fait une véritable monstruosité dramatique; il
a épuisé sur cette figure toute la puissance de son pinceau ; il a placé
au fond de cette âme tout ce qu'il avait observé de méchanceté dans
toutes les autres ; il l'a rendue un éternel objet d'exécration pour toutes
les générations à venir; car telle est la terrible puissance qui a été
départie au génie , et contre elle la vérité historique reste frappée d'iin-
puissance.
Cette exagération poétique de la laideur atroce d'une atroce figure
est tellement visible que l'histoire s'en est révoltée, et elle a entre-
pris de protester à son tour. Elle l'a fait à plusieurs reprises, mais
jamais avec plus d'esprit et de savoir que dans le dernier siècle, par la
plume d'Horace Walpole, frère du célèbre ministre. Il entreprit, à
l'aide des monuments et d'une critique fort ingénieuse et fort adroite,
de rendre Richard III à la vérité de l'histoire, en effaçant avec la plume
tous les embellissements tragiques que le pinceau de Shakspeare y
avait attachés. (1 fit plus encore , il voulut faire de Richard un hon-
nête homme et un grand prince, avec une exagération comparable à
celle de Shakspeare, qui en a fait un monstre surhumain ; mais, maigre
son talent, il n'a pas obtenu le même succès : le Richard de Shaks-
peare est resté seul debout; celui de Walpole n'a jamais existé que
dans son livre, et le véritable Richard, non plus celui du poème
ou celui de la fable, leHichard de l'histoire obtient à peine quelques
regards d'indifférence dans les pages de Hume et de Lingard.
— Nops terminerons ces remarques sur Shakspeare par une analyse
de son Hamict, qui est la création anglaise par excellence. — "
Parmi tous les poëmes de Shakspeare, il en est un plus capricieux.
SHAKSPEARE. ' SiOi
plus problématique, plus lénébreux en apparence que tous les autres,
un poëaie auquel les plus grands critiques, les plus grands génies ont
demandé son secret sans pouvoir le trouver, car il a renvoyé à chacun
une réponse différente.
Ce mystère dramatique, c'est Hamlet, — Hamlet, le premier né des
chefs-d'œuvre de Shakspeare, s'il n'avait été précédé de Roméo et /w-
liette; Hamlet, où le peuple anglais aime à se reconnaître avec les qua-
lités, les défauts, les originalités qui en font à la fois un si grand peuple
et un peuple si excentrique : le spleen, les sombres et tristes idées, la
profondeur et la vé^té des sentiments, et cette gaieté tragique, pleine
dMronie, de sarcasme et de dédain qu'il appelle de Thumeur, humour ;
Hamlet, qui est depuis un siècle un objet de si vives controverses dans
la critique littéraire, tour à tour élevé jusqu'au ciel et traîné dans la
boue, regardé par les uns comme une conception surhumaine, et par
les autres comme une e^^travagance.
Pourquoi n'essaierions-nous pas de l'interroger à notre tour? Je sai3
combien le péril est grand ; c'est sans contredit la plus redoutable des
conceptions de Shakspeare. Sans avoir la prétention de rencontrer plus
juste que d'autres, on est toujours excusable de chercher une solution
aux problèmes qui ont tenté la curiosité ^ns la satisfoire, et qui néan-
moins ne sont probablement pas insolubles. Ai-je rencontré juste ? Je
ne sais ; mais il me semble qu'une voix intérieure m'a parlé en le lisant .
Voyons d'abord l'explication de Vbltaire. — Voltaire qui avait un goût
si délicat , qui appréciait si bien Racine, qui a fait le Temple du Goût,
et qui a chassé de ce temple tous les mauvais écrivains , a rendu un
immense service aux lettres, en France, en retardant l'explosion du
mauvais goût pendant un siècle qui a continyé le siècle de Louis XIV.
Voltaire avait mis les Anglais en honneur ; il avait traduit leurs
poètes, il avait célébré leurs grands hommes , il avait exalté leur phi-
losophie ; il s'aperçut, un peu tard, qu'il avait trop fait : il avait éveillé
le goût populaire , mais )e mouvement lui échappa. Il avait voulu
ouvrir une écluse, mais la digue ftit emportée : on fut bientôt inondé
de néologismes et de mauvais ouvrages('). Alors Voltaire recommença
le rôle de Boileau;. — Quel sera le Boileau de notre siècle? •—
(0 Voir M lettre à l'ibbé d Olfret.
202 SHAKSPBARi;.
Or, de toutes les pièces de Shakspeare, Hamlet était celle à laquelle
il devait le moins pardonner. Il avait traduit, il est vrai, un des admi-
rables monologues dont elle est parsemée ; mais il ne Tavait fait que
parce qu'il y trouvait une pensée sceptique qui répondait à la sienne.
Les élrangetés britanniques , que nous estimons telles encore malgré
tout ce que nous avons vu, ne pouvaient trouver grâce devant ses
yeux. Son commentaire se ressent à la fois de sa mauvaise humeur et
de la pureté de son goût. Que Ton en juge :
« Le bonhomme milord chambellan (dit-il) était un vieux fou.
et donné pour Ici, comme on l*a déjà vu. Sa 6Ile Ophélie, qui apparemment
avait des dispositions au même tour d*esprit, devient folle à lier quand
elle apprend la mort de son père; elle accourt avec des fleurs et de la
paille sur ta tête , chante A^% vaudevilles , et va se noyer. — Ainsi voilà
trois fous dans la pièce , le chambeltan, sa fille et Hamlet, sans compter
les antres bouffons qui jouent leurs rôles.
» On repêche Ophélie , et on se 'dispose à l'enterrer. Cependant le roi
Claudius a fait embarquer le prince pour l'Angleterre : d^i Hamlet était
dans le vaisseau , et il se doutait qu'on l'envopit à Londres pour lui jouer
quelque mauvais tour; il prend dans la poche d'un des chambellans , ses
oondiicteura, la lettre de Glaudius à son ami le roi d'Angleterre, scellée
du grand sceau ; il y trouve une instante prière de le dépécher et de le
faire partir pour l'autre monde à son arrivée. Que fait-il? Il avait heureu-
serment le grand sceau de son père dans sa bourse ; il jette la lettre à la
mer, et en écrit une autre, dans laquelle il signe Claudius, et prie le roi
d'Angleterre de faire pendre sur le champ les porteurs de la dépèche; puis
il replie le tout fort proprement , et y applique le sceau du royaume. Cela
(ait, il trouve un prétexte de revenir à la cour. — La première chose qu'il
y voit , c'est une couple de fossoyeurs qui creusent une fosse pour enterrer
Ophélie ; — ces deux manœuvres sont encore des bouffons de tragédie. Ils
agitent la question si Ophélie doit être enterrée en terre sainte après s'être
noyée ; et ils conduent qu'elle doit être traitée en bonne Ghrétienne parée
qu'elle est tille de qualité. Ensuite ils prétemlent que les maqceuvres
sont les plus anciens gentilshommes de la terre , palace qu'ils sont du métier
d'Adam. Mais Adam était-il gentilhomme ? dit un des fossoyeurs. — Oui ,
répond l'autre , car il est le premier qui ait porté des armes. — Lui, des
armes! dit un fossoyeur. —Sans doute, dit l'autre, — peut-on remuer
la terre sans avoir des pioches et des boyaux ? il avait donc des armes, il
était donc gentilhomme.
» Au milieu de tous ces beaux discours , et des chansons galantes que
SHAKSPEARI. 203
ces messieura chantent dans le cimetière de la paroisse du palais , arrive
le prince Hamlet avec un de ses amis , et tous ensemble se mettent à con-
sidérer les tètes des morts qu'on trouve en creusant. Hamlet croit recon*
naître le crâne d un homme d*Etat capable de tromper Dieu , puis celui
d'un courtisan « d'une dame de la cour, d'un fripon d'homme de lot ; et il
n'épargne pas les railleries aux défunts possesseurs de ces tètes. — Enfin
on trouve l'étui qui renfermait la cervelle du fou du roi , et on conchH qu'il
n'y a pas grande différence entre les cervelles des Alexandres, des Césars,
et celle de ce fou ; enfin en raisonnant et en chantant la fosse est faite.
Les prêtres arrivent avec de l'eau bénite ; on apporte le corps d'Opbélie.
— Le roi cl la reine suivent la bière. — Laêrte, le frère d'Ophélie, accom-
pagne sa sœur avec un long crêpe ; et quand on a mis le corps en terre »
Laêrte. outré de douleur, se jette dans la fosse. — Hamlet, qui se sou-
vient d'avoir aimé Ophélie, s'y jette aussi. — Laérte , indigné de voir avec
lui dans la fosse celui qui a tué le chambellan Polonius , son père , en le
prenant pour un rat , lui saute à la face ; ils se battent à coups de poings
dans la fosse , et le roi les sépare pour maintenir la décence dans les céré-
monies de l'Eglise.
— » 11 y a là deux grands problèmes à résoudre : — Le premier, comment
tant de merveilles se sont accumulées dans une seule tète ? — Car il faut
avouer que toutes les pièces du divin Shakspeare sont dans ce goût :
le second , comment on a pu élever son âme jusqu'à voir ces pièces avec
transport » et comment elles sont encore suivies dans un siècle qui a pro-
duit le Calon d'Adisson.
» L'étonnement de la première merveille doit cesser /quand on saura que
SbaMpeare a priq toutes ses tragédies de l'histoire ou des romans, et
qn'il n'9 fait que mettre en dialogues le roman de Claudius, de Gertrude jet
d'Hamlet, par Saxon le Grammairien , à qui gloire soit rendue.
» La seconde partie du problème , c'est-à-dire le plaisir qu'on prend ^
ces tragédies, souflre un peu plus de difficultés: mais en voici la raison .
selon les profondes réflexions de quelques philosophes.
» Les porteurs de chaises , les matelots , les fiacres , les courtauds de
boutique , les bouchers « les clercs même , aiment piissionément les specr
tacles ; donnez-leur des combats de coqs ou de taureaux , ou de gladia-
teurs , des enterrements , des duels , des gibets , des sortilèges , des
revenants* ils y courent en foule ; et il y a plus d'un seigneur aussi curieux
que le peuple. Les bourgeois de Londres trouvèrent dans les tragédies de
Sbakspeare tout ce qui peut plaire à des curieux. Aussi les gens de la cour
furent-ils obligés de suivre le torrent : comment ne pas admirer ce que la
plus saine partie de la ville admirait ? Il n'y eut rien de mieux pendant
cent cinquante ans ; l'admiration se fortifia et devint une idolâtrie ; quelques
trdits de génie , quelques vers heureux , pleins de naturel et de force . et
204 SHAKSPBAIB.
qu'on retient par cœur, malgré qu*on en ait, ont demandé grâce pour le
reste; £i bientôt toute la pièce a fiiit fortune , à l'aide de quelques beautés
de détail. »•
Est-ce donc là la pensée du poète? est-ce cela que les Anglais admi-
rent depuis deux siècles , ce que TEurope admire avec eux ?
Hamlet, comme toutes les tragédies , comme tous les drames, est
ufl tableau ; mais, comme tlans tous les tableaux bien faits, une seule
figure domine les autres, et ces autres se décolorent et s'effacent,
deviennent de plus, en plus insignifiantes, à mesure qu'elles s'éloi-
gnent de la figure principale. Ophélia est moins expressive que Hamlet,
la reine Gertrude Test moins qu'Ophélia, le roiClaudiusse confond déjà
avec les ombres du tableau; les autres y sont perdues tout entières.
Elles n'apparaissent qu'autant qu'il est nécessaire pour donner du lustre
aux premières. — Contemplons de près les premières; jamais, peut-
être, le pinceau du poète n'avait été plus expressif , jamais surtout il
n'avait été si terrible.
Et d'abord examinons le caractère d'Hamlet.
Hamlet est un jeune homme bon et aimant, une de ces natures
douces, tendres, mélancoliques, telles que le Nord les produit. Il igoore
eticore par quelle horrible mort son pèreiuia été enlevé; mais l'image
de ce père est restée gravée dans son souvenir, et il n'en peut détacher
sa pensée. Hélas ! c'est la seule où cette image soit encore vivante,
et ce même palais, où il régnait naguère, pe garde plus de lui aucun
souvenir. Son trône et sa couche ont été envahis par un autre ; sa veuve
a contracté de nouveaux liens. Cette perte cruelle est venue arracTier
Hamlet à ses études; car il étudiait à Wittemberg,et le drame de sa vie
avait commencé là, doucement, au milieu des livres. Etpourlant c'était
là aussi qu'avait commencé sa tristesse.
Qui ne connaît le docteur Faust et son histoire? — C'est l'image
des premiers ravages de la science, de la science matérialiste et sans
Dieu, dans un cœur simple et confiant. Faust s'est plongé^dans la science
avec transport, avec fureur; puis il est revenu des profondeurs de cet
SHAKSPEABE. ^05
abime, souffrant, malade et ennuyé.. C*eâl dans ce moment même que
le démon se glisse auprès de lui, pour lui souffler des mots profanes,
pour le séduire par Tâppàt des plaisirs faciles, après une vie de silence,
de méditation et d'étude. Le malheureux s'engage dans ces routes
maudites sur la foi du séducteur ; 41 parcourt tous les degrés de la
passion la plus séduisante et la plus infortunée, et il finit par se
damner par le plaisir, après avoir commencé à se damner parla
science.
La première moitié de Faust est déjà dans Hamlet. — Il est resté
pur, il n^a pas souillé son âme. Pour lui aussi la science a été un cruel
enseignement; elle lui a déjà appris tout ce qu'il y a de vanité au fond
des choses ; il a déjà pris le monde en pitié. Ce qu'il voit aujourd'hui
dans la maison de son père a achevé de détruire ses illusions : un oncle
assassin de son frère , une mère parricide et incestueuse. Il en a le
cœur malade et l'esprit comme égaré. Il ne croit plus à la science, et
il dit à son compagnon d'études Horatio : « Il y a des choses au ciel
n et sur la terre, Horatio, que votre philosophie n'a pas rêvées. » —
Qui donc , après cela , prendra Shakspeare pour une nature in-
culte?
L'apparition de l'ombre de son père achève de bouleverser son âme.
Quel épouvantable mystère dans ce palais!
Qu'est-ce donc que l'homme? — Qu'est-ce donc que le monde ? —
Adieu tout ce qu'4l avait aimé , cru, admiré jusque-là ! Il ne croit plus
à l'amitié. Et, en effet, Rosencraatz et Guildeostern , ses amis d'en-
fance, se chargent de le conduire en Angleterre, à la prière de
Claudius, pour y être égorgé.
n ne croitpas à l'amour ; il le dit à Ophélia; il l'avertit que le cœur
de l'homme est un abîme; il lui conseille de se retirer dans un cou-
vent, ou, si elle veut absolument se marier, d'épouser un fou, sans
doute parce que de tous les hommes les fous sont les seuls qui aient
quelque innocence. — Il ne tient pas à la vie ; il la donnerait , dit-il ,
pour une épingle ; mais il craint d'être la dupe d'une ruse satanique ;
il craint que l'enfer ne l'abuse , qu'il n'abuse de sa faiblesse et de sa
mélancolie; car il a grand pouvoir sur de tels caractères. — Ceci
n'est pas une invention du poète, c'est la nature. On dirait qu'il a été
:206 ÇHÀ&SPBABK.
mélancolique lui-même. — D'ailleurs il est pieux, et il craint de
souiller son àme. Et pourtant TOmbre lui a légué un devoir de ven-
geance qui doit être sacré pour lui ; mais il s'y dévoue sans pouvoir le
remplir. Les forces de son âme ont été brisées 4>ar la douleur, et cette
douleur reste impuissante. Au milieu de ce pyrrhonispae universel, la
volonté elle-même a péri : il ne lui reste que des yelléités stériles. Et
néanmoins Tintérèt ne languit point. — Que sortira-t-il enfm de cette
folie? -^ Tel est le nœud de la pièce. La terreur reste ainsi suspendue
sur la scène sans se fixer nulle part. Il y a trois monologues, d'une
beauté admirable, que tout le monde sait par cœur, et où se trahissent
toutes ses incertitudes, avec tous ses sentiments : — amour de son
père; — mépris et dédain pour ce monde; — craintes, terreurs,
incertitudes sur la yie à venir.
— La seconde figure du tableau , c'est Gertrude. — Meurtrière de
son époux et unie au frère de cet époux par des liens incestueux, elle
est accablée de douleur sous le poids de ce double remords , mais d'une
douleur silencieuse et d'autant plus pesante. Le roi essaie vainement
de la distraire et de l'étourdir, en portant gaiement lui-même son
propre fardeau. Il croit que, pour dissiper le spleen d'Hamlet, il suffira
de le faire voyager comme un gentleman ordinaire : il veut égayer
Hamlet. C'est un de ces hommes qui se débarrassent d'un remords en
riant, et qui croient qu'il en est de même des autres. Xa couronne lui
sufût ; il féit bon visage à son crime. Le remords ne s'éveille que
lorsque le danger parait. C'est alors qu'il essaie de prier, mais il ne le
peut.
La tristesse de Gertrude a été pour son fils un premier indice.
Hamlet ne sourit plus, depuis qu'il a vu son père si soudainement
enlevé par la mort, et cette mort si promptement suivie du oouveao
mariage de sa mère : — « Ah ! il est^bien vrai de dire que le nom de la
» femme est fragilité! Quoi! avant d'avoir usé les souliers avec les-
»> quels elle a suivi le corps de mon pauvre père ! n — Elle veut
néanmoins conserver ce fils accusateur auprès d'elle ; c'est la seule
affection qui lui reste. Elle a besoin de reposer quelquefois ses regards
sur lui pour échapper à des objets, a des idées plus pénibles encore,
Claudius son complice et elle-même. Quand elle le croit fou, elle en est
SHAKSPBAhË. 207
attristée. Elle s'accuse de cette folie, elie compatit à son mallieor, elle
est plus triste que Hamlet lui-même. C*est elle qui protège sa vie
contre les embûches et la violence de Claudlus. L'épouse a disparu,
mais la mère est restée. Cest cet amour de la mère pouf le fils et du
fils pour la mère qui suspend la pièce et le dénoaement.
Et néanmoins elle le redoute. Elle craint le désordre de sa pensée,
ce mystère de folie qui Tenveloppe, cette conduite tnèlée de bon sens
et d'extravagances. Elle commence à soupçonner qu'elle est pour
quelque chose dans ces étrangetés.Elle craiât que les regards de son
fils ne soient descendus dans les replis de son âme. Et, en effet, ce fils,
qui ne veut pas la tuer^ la met à une plus rude torttire que
la mort. Il a fait représenter un horrible drame devant elle. Qu^le
admirable scène que leur entrevue ! — Pendant qu'Hamlet l'accable
de reproches et que la reine interdite demande grâce, TOmbre paraît.
Le fils, la mère, le père assassiné se trouvefit réunis : c'est le con^ble
de la terreur; il y en a plus que s'il avait tué sa mère. Enfin arrive la
scène suprême, celle où l'on n'a vu que des bouffonneries ou une mo-
ralité vulgaire, la scène des fossoyeurs.
Remarquons d'abord qu'elle vient à propos de la mort d'Ophélia, —
pâle et mélancolique figure comme celle des femmes du nord. — Elle
n'a pu résister à tant d'émotions douloureuses, et elle est la prenoière
qui succombe: elle qui avait espéré deux couronnes, celle d'épouse et
celle de reine. La folie d'HamIet l'en prive, et la malheureuse, devenue
folle à son tour, se fait une couronne avec des fleurs et des brins de
paille, et parle ainsi à son frère Laërte, croyant parler à Hamlet :
— Ophélie, à Laërte, en lui présentant une fleur : «Voilà du romarin,
» c'est la fleur du souvenir. Souvenez-vous de moi , je vous en prie,
» mon bien-aimé. Et voici des pensées ; c'est pour que vous pensiez à
» moi. »
Elle se noie en voulant cueillir une fleur au bord de l'eau. — Au
cimetière on fait déjà les préparatifs de son arrivée ; on creuse son
tombeau, au milieu des chants, des jeux de mots et des quolibets. Ces
jeux de mots ont leur portée : c'est le contraste du monde. Les uns
comprennent et souffrent ; les autres voient et ne comprennent rien.
L'intelligence des fossoyeurs est emprisonnée dans les inepties qu'ils
208 SHAKSPBABB.
débitenl. Ils voient passer indifréremment les vivants et les morts,
comme une décoration de théâtre; ils remuent, manient , profanent
tous ces débris de la vie avec une stupide indifférence ; les douleurs de
rame humaine et ses crimes leur jettent chaque jour un cadavre ;
mais ils ne voient que fe cadavre ; ils ne voient pas par quelles épreuves
cette pauvre créature a passé avant d*arriver entre leurs mains.
Cest ailleurs, dans le palais du roi, que la vie est intelligente; mais
c'est là qu'elle est ou atroce ou insupportable. Hamlet, lui, a cette triste
intelligence ; de là son désolant commentaire : — Celui-ci était un
courtisan, celui-là un légiste, celui-ci le fou du roi. — Le convoi
d'Ophélia qui arrive achève cet enseignement.
Le combat de Laërte et d*Hamlet, la mort de la reine, la mort du
roi, couronnenl cette suite d'horreurs. Cest la plus horrible des tragé-
dies connues.
La morale de la pièce, c'est Hamlet qui la formule : « Les actions
» criminelles , quand la terre entière les couvrirait, paraîtront aux
» regards des hommes. »
Et pourtant cet admirable talent a été méconnu !
J.-M. LE HUÉROU.
LA VENDÉE ÂPRES LES CENT -JOURS
(t)
BËCIT DU ^RÉEAL D'ANDIGlfti.
Je n'ai eu Thonneur de rencoolrer le général d'Ândigné que dans
les jours extrêmes de son honorable vieillesse, deux ans à peu près
avant sa mort. C'était une de ces puissantes organisations, une de ces
fortes natures , comme on en trouve encore dans les provinces de
rOuest. Sa taille n'était point élevée, mais Ténof me volume de sa tète,
droite encore sur ses larges épaules malgré le poids de ses quatre-vingt-
dix ans, la grosseur de son cou, et quelque chose de reposé dans la
force ^ui était le trait de sa physionomie , lui donnaient assez Tair et .
Fencolure d'un vieux lion. Je le trouvai silencieux, comme le sont
naturellement les gens de son pays, peu disposés à perdre le temps en
paroles inutiles, et plus enclins à admirer les belles actions que les
beaux discours. D'ailleurs, à cet âge on a tant à songer au passé, tant
à penser à l'avenir, que le recueillement du silence sied mieux que
l'abondance des paroles à ceux qui ont laissé derrière eux la plus
grande partie de leurs journées et n'aperçoivent plus, quand ils regar-
dent.devant eux, qu'un très-petit nombre de jours. Le général d'An-
digné avait donc très-peu parlé pendant toute la durée du diner auquel
il m'avait fait l'honneur de m'inviter avec quelques amis. Hais le soir,
quand, debout comme lui autour du guéridon sur lequel on venait de
servir le café, nous pûmes engager directement la conversation avec
lui, évoquer les souvenirs du passé, la parole lui vint, sobre, précise,
fortement accentuée, comme celle des hommes qui ont vécu au milieu
(I) Lei bettes pages qne Ton va lire ont été détachées par H. Alfred Nettement, à
l'Intention de nos lecteors, — pour qid elfes ont un intérêt tont parUcuUer, — de l'oufrage
que réminent écrivain publiera, Ters la fin du mois, cbes H. LecoflDre, sous le titre fie :
Souvenirs de la Bêiiauration.
Tome IV. 14
210 LA YBHDÉE
des situations difficiles et qui racooteot simplement les grandes
choses.
Le point de départ de la conversation fut un tableau dû au pinceau
d'un des maîtres de la Restauration et qui représentait une scène his-
torique dont il n'était pas difficile de reconnaitre les personnages. Le
premier était Napoléon Bonaparte tel qu'il était en 1800, dans son
ardente et puissante jeunesse>avant que l'embonpoint de la prospérité
eût altéré les lignes de son profil, au moment où, après avoir renversé
du plat dé son épée le pouvoir vermoulu du Directoire, il se préparait
à mettre la main sur sa destinée. Son regard était fier etaltier, sa main
étendue semblait intimer un ordre et y ajouter une menace; une émo-
tion d'impatience contenue crispait sa bouche. Près de lui , mais un
peu en arrière, se tenait un homme, qu'à l'expression froidement iro-
nique de sa physionomie, à son air de distinction et surtout à l'infir-
mité qui rendait sa marche inégale, on pouvait reconnaitre pour H. de
Talleyrand, appelé à cette époque par le premier consul au ministère
des affaires étrangères. En face de Bonaparte paraissait un autre per-
sonnage, dont la vaste tète et la vigoureuse encolure attiraient les
regards, non moins que l'expression ferme et intrépide de sa physio-
nomie. Il soutenait le regard impérieux, le geste menaçant du pciHDier
consul dans une calme et invincible immobilité. Si on avait voulu per-
sonnifier le génie de l'attaque dans ce qu'elle a de plus ardent, de plus
vif, de plus irrésistible, il aurait fallu choisir pour type la figure, l'atti-
tude du premier consul. Si on avait voulu personnifier le génie de la
résistance dans ce qu'elle a de plus fort et de plus indomptable, il aurait
fallu prendre pour type la figure du général d'Andigné^ car ce person-
nage , c'était lui , mais le général d'Andigné tel qu'il était à trente-six
ans, quand la vigueur de son bras égalait celte fermeté d'àme que les
années n'avaient pu lui enlever. Un quatrième personnage que je ne
reconnus pas tout d'abord se trouvait à peu près sur le même plan du
tableau que M. d'Andigné. Sa physionomie était éclairée par un rayon
de vive intelligence. On pouvait deviner que la chaleur de son cœur
devait faire arriver facilement les paroles à ses lèvres. Le peintre avait
rendu avec bonheur le type d'une de ces natures spontanées et prime-
sautières chez lesquelles l'idée et l'action jaillissent au contact d'une
émotion rapide, sans attendre le lent travail de la réflexion.
APBÈS LES CBNT-JOURS. ^ 211
Pendant que je considérais ce tableau, le vénérable baron Hyde de
Neuville, qui était au nombre des convives de madame la comtesse
d'Andigné, me dit en s'approchant de moi : « Vous ne nous recon-
naissez peut-être pas, car nous avons tous bien vieilli! » Alors il
voulut bien me raconter la scène historique sujet du tableau sur lequel
il voyait mes yeux fixés.
Quand le général Bonaparte eut renversé le Directoire, les regards
s'étaient tournés naturellement, de tous les points de Thorizon, vers le
nouvel astre qui montait. Les Vendéens et, en général , tous ceux qui
travaillaient au retour des Bourbons, avaient espéré rencontrer en lui
un nouveau Monk. On ne soupçonnait pas encore rétendue de son
génie ni celle de son ambition, et Ton pensait que Tœuvre du rétablis-
sement de la monarchie et la haute position réservée à celui quiaccom-
pliraitcette restauration qui, la veille du 18 fructidor, semblait au mo-
ment de s'effectuer, seraient de nature à le tenter. Ces sortes de mi*r '
rages se retrouvent souvent dans Thistoire. Les hommes sont disposés
à croire que les choses se passeront comme elles se sont déjà passées;
ils croient prévoir quand ils ne font que se souvenir. Déjà commençait
ce parallélisme de Thistoire d'Angleterre et de Thisloire de France dont
on devait tirer plus tard tant dMnductions trompeuses. Louis XVI avait
, été Tanalogue de Charles I«r, décapité sur la place deWhite-Hall, en vertu
du vote du parlement régicide, qui avait précédé la Convention dans
cette sanglante violation de la migesté royale. On faisait à Robespierre
rhonneur de lui assigner le rôle de Cromwell, et certes il le surpassa
' de beaucoup par le nombre et Fatrocité de ses crimes , quoique le lord
protecteur ait bien souvent trempé dans le sang innocent ses mains
homicides et ait laissé sur le corps de la malheureuse Irlande, dont il
faisait vendre les habitants à Tencan aux Barbades, après avoir con-
fisqué leurs biens, des blessures dont les cicatrices sont encore sai-
gnantes; mais, s'il s'agissait de mesurer les hommes au niveau du
génie politique, Robespierre n'arriverait pas à la cheville de Cromwell.
Si Louis XVI était Charles I^^ Robespierre Cromwell, pourquoi Bona-
parte ne serait-il pas Monk? Pourquoi Louis XVIII ne serait-il pas
Charles II ? Cela paraissait naturel et commode, et Ton croyait à cette
identité historique , dans un certain temps, parce qu'il ^tait agréable
212 LÀ VENDÉB
d'y croire. De son côlé, le premier consul, sans s'engager envers per-
sonne, n'éloignait aucune des idées qui pouvaienl rapprocher de lui
les esprits et les intérêts. Il comprenait qu'une des obligations de sa
nouvelle puissance était d'apaiser la guerre civile qui désolait les pro-
vinces de rOuest, et de donner à la France le repos et la sécurité inté-
rieurs. Il s'était donc montré disposé à conférer avec les chefs et les
agents les plus actifs du mouvement royaliste.
C'était ainsi que M. d'Ândigné d'une part, et M. Hyde de Neuville,
de l'autre, s'étaient rendus à Paris, avec une sorte de sauf-conduit sur
lequel ils ne comptaient guère, car, sous le Directoire, les saufis-con-
duits avaient été souvent indignement violés , et sur la parole de
M. de Talleyrand qui leur inspirait encore moins de conûance. Mais ila
étaient habitués aux hasards d'une vie de périls et de dévouement, et
cette rencontre, ou, si l'on veut, cette <x>nférence, n'était pour eux
qu'un hasard de plus. Du reste, tous les détails avaient été convenus
par les intermédiaires de manière à diminuer, autant que possible, les
risques et les chances défavorables que couraient les deux ambassa-
deurs du parti royaliste en venant s'aboucher «vec le premier consul.
Il avait été convenu que H. de Talleyrand prendrait HM. d'Ândigné
et Hyde de Neuvitie sur la place Vendôme où ils attendraient a une
heure indiquée la voiture dans laquelleil viendrait ieschercher pour les
mener chez le premierconsul, et qu'après la conférence il les remettrait
au même endroit, sans essayer de savoir où ils demeuraient. Ils arrivaient
donc à ce rendez-vous un peu comme on arrive en pays ennemi. Les
conditions souscrites avaient été tenues. M. de Talleyrand avait pris
MM. d'Ândigné et Hyde de Neuville à l'heure dite , et les avait intro-
duits chez le général Bonaparte.
Là, M. Hyde de Neuville, qui avait la parole plus prompte et plus
déliée que son compagnon d'aventure , exposa sans hésiter les espé-
rances û\i «parti royali&te qui les avaient amenés tous ^es deux à I^aris.
Il y avait une grande chose à faire. Depuis le commencement de la
Révolution, les convulsions succédaient aux convulsions; on traversait
des épisodes sanglants ou honteux, sans qu'on pût arriver à undénoû-
ment raisonnable. Il était temps d'en finir, et l'on ne pouvait en finir
qu'en revenant à la royauté française , dont le renversement avait été
▲PBÈ8 LES CBNT- JOURS. ^13
Porigioe et la cauâe de tous les malheurs qui avaient suivi. Celui qui,
avec la force et la puissauce nécessaires pour mener à un cette entre-
prise, accepterait résolument cette grande mission et ce grand rôle
acquerrait des droits élernels à la reconnaissance de la France et de
la maison de Bourbon, et aucune récompense nationale, aucune situa-
lion, ne seraient au-dessus de la grandeur d- un pareil service rendu à
la royauté et à la patrie. Celui qui avait Tbonneur de s'exprimer «ainsi
devant le premier consul ne parlait pas de son chef, il avait mission de
lui dire tout ce qu'il lui avait dit.
Pendant la première partie de Tatlocution de M. Hyde de Neuville,
le général Bonaparte Tavait écoulé avec distraction, comme on écoute-
un homme qui se perd dans une digression avant d'arriver au points
essentiel ; mais il n'avait pas donnée au moins extérieurement, demar^
quesd'iBH)atience. Il s'attendait à une communication de eette nature, ek
il savait que sur le champ de bataille il faut quelque fois essuyer le feu»
de l'ennemi avant de riposter. 11 fronça seulement le sourcil en enten-
dant tes dernières paroles de H. Hyde de Neuville; il les avait trouvées
trop directes et trop hardies. Nous n'essayerons pas de mettre dans sa
bouche sa réponse, c'est de la bouche de- H. Hyde- de Neuville quer
nous la tenons, et nous craindrions qu'en passant par tant d'intermé—
dlairesle texte original ne perdit beaucoup de sa physionomie primih
tive. Nous en indiquerons seulement les pointsprinoipeux qui ont dû<
rester fortement gravés dans la mémoire de H; Hyde de Neuville eti
dans celle du général d'Andigné qui rectifia plusieurs fols les souvenirs
de son ami , pendant que celui-ci nous racontait en détail cette confé-
rence;
Le premier consul commença par écarter la proposition de H. Hyde
de Neuville en disant qu'il fallait laisser là les chimères pour s'en tenir
au possible et au réel. Ce qh'il fallait à la France, c'était un gouverne-
ment fort, impartial, intelligent , modéré, qui assurât à tous la sécu-
rité et mit un terme aux luttes des partis en faisant jouir le pays
tout entier de lois sages et pretectrices. Ce gouvernement, il avait
1» volonté et le pouvoir *de le donner à la France; il fallait que
tous les honnêtes gens s'unissent à lui sans s'occuper de leurs
précédents, pour l'aider dans cette œuvre.U était très-disposé à fermer
214 LA VERDÉE
les plaies des proviDces de TOuest, qui avaient laol souffert ei doot il
avait admiré le courage ; il savait combien les populations de ces con-
trées étaient attachées au catholicisme; il ne s'écoulerait pas beaucoup
de temps sans quMl le leur rendit. Un peuple, c'était sa ferme convic-
tion, ne pouvait vivre sans religion ; depuis Tantiquité jusqu'à nos
jours, on avdit vu toutes les nations avoir un culte. Les gouvernements
précédents avaient donc commis une faute en troublant les provinces
de rOuest dans leurs croyances, et le général d'Andigné pouvait ras-
surer complètement sur ce point ceux au nom desquels il était venu.
Us obtiendraient du nouveau gouvernement toute espèce de garantie
sous ce rapport ; on leur rendrait leurs prêtres et leurs églises. Quant
aux personnes des classes éclairées qui voudraient concourir à l'œuvre
qu'il avait entreprise, il leur ouvrirait les cadres de l'armée ou de l'ad-
ministration, suivant leurs aptitudes et leurs goûts, et il n'y avait point
de situation, si élevée qu'elle fût, où elles ne pussent arriver par leurs
services. Le premier consul répondait donc à des offres par une offre, à
une promesse par des promesses.
Ce fut le tour du général d'Andigné et de M. Hyde de Neuville de
faire un geste de refus. Le second répondit que bien des gouvernements
avaient espéré accomplir ce que le premier consul allait tenter, et que
tous avaient échoué : ce n'était pas un précédent encourageant pour le
premier consul. « Avait-il bien calculé les obstacles qu'il rencontrerait
dans tous les partis? Pour les deux hommes qui étaient venus IçVoir
sur le bruit de ses dispositions favorables è la monarchie, il devait
savoir que leur vie était vouée à la cause royale. £n dehors de cette
combinaison, ils ne pouvaient, ils ne voulaient rien faire, parc^e qu'au-
cune considération au monde ne les ferait forfaire à un devoir. »
Le général d'Andigné se contenta d'appuyer cette déclaration d'un
regard et d'un geste qui suffisaient pour montrer qu'il s'y associait.
« Alors, continua M. Hyde de Neuville, le premier consul sortit de ce
sang-froid calculé dans lequel il s'était maintenu jusque-là. Il attacha
sur nous des regards où la colère commençait à s'allumer.
« — J'ai une mission à remplir, dit-il ; je la remplirai, quoi qu'on
fasse; malheur à qui se mettra en travers de mon chemin !
» En parlant ainsi il s'animait de plus en plus, et tantôt son regard
APBÈS LBS GENT-JOUBS. âl5
meoaçaat se posait sur moi, tantôt sur le général d'Andigné, qui, calme,
impassible et muet, soutenait, sans baisser les yeux, les éclairs que lan-
çait ce regard. Je voulus parler, le premierconsul m'arrêta d'un geste,
et, franchissant d'un pas rapide l'espace qui le séparait du général d'An-
digne, il se plaça devant lui, et, les yeux presque sur ses yeux :
» — Je vous ai dit, s'écria-t-il, que j'avais une mission à remplir
et que je ne souffrirais pas d'obstacle ; que comptez-vous faire en sor-
tant d'ici?
» — Ce que j'ai toujours fait,^ répondit froidement le général d'An-
digne, mon devoir. n
» La colère du premieY consul était arrivée au dernier paroxysme :
il saisit sa montre , et, d'un geste furieux, il la jeta à terre et la brisi^
en mille pièces, en s'écriant :
» — C'est ainsi que je briserai les obstacles ! »
Le général d'Andigné, qui avait suivi avec un sentiment marqué
d'intérôt le récit de H. Hyde de Neuville, qui le reportait aux souve-
Bîrs de sa jeunesse et à une des scènes les plus mémorables de sa
longue vie , prit ici la parole. On eût dit que cette émotion lointaine,
faisant refluer le sang à son cœur, rendait à ses yeux ternis par le temps
quelque chose de leur feu passé. Je pus me faire une idée de ce qu'il
avait été à l'époque de ces grandes luttes.
« Oui, disait-il, cela est vrai ; Bonaparte était bien en colère ; si les
yeux faisaient feu comme les fusils, je crois que les siens m'auraient
tué. Hais la moïc^ est encore plus imposante qu'il n'était, et je l'avais
souvent regardée en face ; pour un empire je n'aurais pas reculé d'une
semelle. Je ne détachai pas mes yeux des siens, bien décidé à ne pas
eéder le premier. Mon calme augmentait sa colère.
9 — Vous m'avez entendu, reprit-il en rompant le silence qui avait
duré quelques secondes seulement; quelle est votre résolution ?
» — Nous vous résisterons comme nous avons résisté aux autres,
répondis-je.
» — Hais moi je ne suis pas comme les autres ! reprit-il avec em-
portement; ceux qui me résistent seront bientôt écrasés; je vous
chasserai des villes!
» — Alors nous nous défendrons dans les campagnes, répondis-je.
3iS Là vBimàfi
» — Je vous chasserai, le fer et le feu à la main, des campagnes!
s'écria Bonaparte en élevant encore la voix.
» — Nqus nous réfugierons et nous nous défendrons dans lea bois^
répondis-je.
» — Je brûlerai les bois et je vous écraserai, continua le premier
consul.
» — Nous lutterons jusqu'à la mort, répttqifai-je ; dussions-nous
périr jusqu'au dernier, nous serons plus heureux que dans vos honneurs
et vos places, car nous serons morts pour Dieu et pour leroi. »
Mes yeux avaient quitté le tableau qui était devenu Toccasion de
cette conversation. La scène qu'il représentait, je l'avais là vivaate
devant moi. Le visage des deux vieillards s'était cooraie transfiguré
au souvenir de la résistance qu'ils avaient opposée à l'homme prodi-
gieux devant lequel tant de rois avaient courbé la tôte; la voix du
généra) d'Andigné, brisée par l'âge, s'était raffermie, elle avait pris cet
accent vibrant quedonnent les émotions fortes ; son geste avait retrouvé
kl vigueur et l'inflexibité de ses jeunes années. M. Hyde de Neuville
avait repris aussi quelque chose de son ardeur et de son impétuosité,
révoquai devant eux par la pensée le général Bonaparte tel qu'il était
à cette brillante époque du Consulat, où sa fortune et son génie mar-
chant de pair ne trouvaient rien de difficile et ne croyaient pas à l'impos-
sible. Bf. de Talleyrand^ placé dans un coin du tableau, assistait i cette
scène sans émotions apparentes, et probablement sans autres émotions
réelles que celles d'un spectateur déjà blasé qui trouve que les aeteura
d'un drame remplissent bien leurs rôles.
D'après ce que me dît H. Hyde de Neuville, ce fut ce diplomate qui
inlervint pour mettre fhi à cette scène qui ne pouvait se prolonger, car
la corde de l'arc était trop tendue : il fallait qu'elle se relâchât ou
qu'elle fût brisée. Il ol^eeta que , de part et d'autre, on ne pouvait
prendre de résolution définitive sans réflexion. Certainement on ne
refuserait pas au nom des provinces de l'Ouest la sécurité politique et
la liberté religieuse que le premier consul voulait leur donner ; Il con-
venait de réfléchir mûrement avant de dire son dernier mot. Avec de
la réflexion, la raison politique finirait par prévaloir contre la passion ;
comme on ne pouvait pas tout ce qu'on voulait, il fallait vouloir ce
APBÈS LES CBKT-JOUBS. 2i7
qu^on pouvait. Avec des géDéralités de ce genre , M. de Talleyrand
amortit la discussion. Personne, parmi- les acteurs de cette scène,
n'était dupe de cette phraséologie, mais on Tacceptait parce qu'elle
permettait de clore une discussion pénible pour tous ceux qui y étaient
engagés, discussion qui ne pouvait aboutira aucun résultat. MH.d'An-
digne et Hyde de Neuville saluèrent le général Bonaparte et se reti-
rèrent : le secmid laissait derrière loi tes illusions qu'il avait appor-
tées; le premier n'avait pas d'illusions à perdre, il n'en avait
jamais eu.
Avant de raconter les détails que je tiens de la bouche du général
d'Andigné sur la Vendée après les Cent-Jours, ou que j'ai puisés dans
des notes dictées par lui à ses fils, qui ont bien voulu me les commu-
niquer, j'ai voulu autant qu'il était en moi faire connaître ce rude et
énergique chrétien au lecteur, et pour cela je le lui ai montré tel qu'il
m'était apparu dans une soirée qui m'a laissé de vifs souvenirs. C'é-
tait une vaillante et forte nature, telle qu'il en fallait dans les temps
difficiles que nos pères eurent à traverser. Il avait cette imperturbable
fermeté des champions d'une cause souvent vaincue, mais où l'on ne
cesse jamais de croire à la victoire ; une activité puissantedès que la lutte
devenait possible; une inflexible et indomptable résignation quand elle
cessait de l'être. Hais dans l'action comme dans l'immobilité il restait
le môme; ni ses sentiments ni ses convictions ne changeaient. Vous
avez peut-être vu sur le littoral de la Bretagne des roches granitiques
sur lesquelles le flux et le reflux passent sans les ébranler : il y a quelque
chose de pareil dans ces organisations morales que tant de révolutions
n'ont pu entamer. J'ai entendu raconter à M. d'Andigné que , se trou-
vant , bien des années plus tard, à la Chambre des pairs avec M. 4e
Talleyrand , il lui dit,- avec ce sang-froid qui ne le quittait jamais :
— Vous ne vous doutez peut-être pas, monsieur de Talleyrand,
qu'il y a entre nous un rapport auquel vous n'avez pas songé?
— Et lequel donc ? demanda H. de Talleyrand avec une certaine
hauteur, mêlée cependant de considération.
— C'est que, sous la Révolution et l'Empire , j'ai été mis en prison
précisément autant de fois que vous avez juré fidélité aux gouverne-
ments qui se sont succédé.
218 LAVBNDËB
-7 Vous avez raison, monsieur le comte, répliqua H. de Talley-
rand ; je n'aurais jamais songé à celui-là. Et combien de fois avez-
vous été en prison , monsieur le comte ?
— « Douze fois, monsieur le prince.
— C'est précisément le nombre de mes serments ; c'est étonnant
comme les cboses se rencontrent !
On était en 18Î5 ; H. de Talleyrand, à cette époque, avait encore
nn serment à prêter.
Ce que le général d'Andigné n'avait pas raconté à son collègue,
M. de Talleyrand, et ce qu'il nous raconta, ce fut la manière surpre-
nante dont il se sauva plusieurs fois de prison. La dernière fois, il était
dans une citadelle dont le gouverneur l'avait reçu avec les égards dus
à son caractère honoré de tons les partis, car. il avait fait vaillamment
et humainement I9 guerre la plus difficile à faire d'une manière hu-
maine, la guerre civile. Au bout de quelques jours, ce gouverneur dit à
son prisonnier : « Monsieur d'Andigné, je suis vraiment chagrin d'a-
voir une surveillance à exercer sur un homme tel que vous; voulez-
vous me donner votre parole d'honneur de ne pas chercher à vous
échapper? Cela me délivrera d'une sollicitude qui me pèse et vou»
affranchira en même temps d'une surveillance qui doit vous gêner? —
Monsieur le gouverneur, répliqua M. d'Andigné, je vous remercie de
votre courtoisie, et je veux répondre loyalement à votre loyauté. Je
me trouve très-bien ici dans ce moment, et je ne puis assez vous
remercier , ainsi que madame X^^^ (c'était la femme du gouver-
neur), des prévenances que vous voulez bien avoir pour moi. Mais vous
savez que les prisonniers ont l'esprit inconstant. Je puis, d'ici à quelque
temps, être saisi du désir de changer de place, et puis mon devoir peut
m'appeler ailleurs. Je ne veux pas vous donner la parole que vous me
demandez, précisément parce que je la tiendrais si je vous la donnais.
Croyez-moi, gardons chacun notre liberté. »
Le gouverneur ne put s'empêcher de rire ; et, sans témoigner moins
d'égards à son prisonnier, il continua à le faire surveiller. Quelque
temps après , le général d'Andigné commença à songer à s'échapper.
Il fallait pour cela scier cinq barreaux de fer qui garnissaient une croi-
sée élevée et trouver un moyen de franchir la distance considérable
APBÈS LES CBNT-JOUBS. 219
qui séparait cette croisée du fossé : il avait remarqué que du fossé on
pouvait remonter par un petit escKlier conduisant à une ppr^ qui don-
nait dans la ville. Il commença par fabriquer pendant la nuit une corde
avec du linge, et pendant la journée il s'en entourait sous ses vête-
ments ; ses draps, attachés Tun au bout de Tautre, devaient, quand il
les ajouterait à celte corde, fournir la longueur voulue. Quand ce pre-
mier instrument de délivrance fut à sa disposition, il s'arma du ressort
d'une de ses montres et commença à scier ses barreaux. Ce travail
demandait beaucoup de précaution. Il ne pouvait le faire que de nuit ,
et encore fallait-il que la sentinelle qu'on posait le soir en dehors des
fossés se prômenàt, pour que îe bruit de ses propres pas l'empéchàt
d'entendre le son aigu de la scie qui mordait le fer. Il dissimulait
ensuite à l'aide d'un peu de mie de pain noircie la trace qu'elle avait
laissée. Il continuait, pendant ce travail, à aller de temps en temps le
soir, chez le gouverneur qui l'invitait toutes les semaines à diner , et
il soutenait la conversation avec autant de liberté d'esprit que s'il
n'avait pas été préoccupé d'une difficile entreprise. La veille du jour,
ou plutôt de la nuit que M. d'Andigné avait marquée pour sa tentative
d'évasion , le gouverneur entra dans sa chambre ; sur cinq barreaux ,
il y en avait quatre de sciés. « Monsieur d'Andigné, dit le gouverneur
en entrant, savez-vous ce qu'on m'a dit? — Non, monsieur le gou-
verneur. — On m'a dit que l'on avait entendu dans votre chambre un
bruit de scie, et que l'on soupçonnait que vous méditiez une évasion?
Que faut-il en penser? » — Le général d'Andigné indiqua de la main
les barreaux qui présentaient extérieurement un aspect irréprochable,
et sans donner le moindre signe d'émotion : « Monsieur le gouverneur,
difr-il, les barreaux sont là, et à votre place, au lieu de demander ce
qu'il faut en penser,. je m'en assurerais moi-même. « Rassuré par
cette imperturbable tranquillité , le gouverneur s'avança vers la croi-
sée et frappa négligemment contre un des barreaux qui rendit un son
plein. La Providence avait voulu que ce fut précisément le seul qui
n'était pas scié. M. d'Andigné remercia Dieu dans le fond de son cœur,
car ce rude homme de guerre fut pendant toute sa vie un fervent
catholique. Le gouverneur sortit en laissant derrière lui toutes les
inquiétudes qu'on avait voulu lui donner. La nuit suivante , le prison-
nier était libre.
220 LA VSNDÉfi
Maintenant que Ton connaît le général <r Andigné , on s'étonnera
peu de rinfluence qu'il exerça pendant et après les Cent^Jours^ dans
les provinces de TOuest. Il y avait rep8^^ dès la première Restaura-
tion. Peu de temps après la rentrée du roi à Paris , une fausse alerte
avait mis en vingt-quatre heures vingt-cinq mille paysans sous les
armes dans ces provinces. Les ministres de Louis XVIII crurent voir
dans ce mouvement une réaction contre les acquéreurs de biens natio-
naux, et envoyèrent des commissaires pour calmer le pays. M. d*Ân-
digné fut au nombre de ces commissaires ; il fut chargé de la rive
droite de la Loire sur laquelle surtout il avait de Tinfluence , tandis
que MM. d' Autichamp , de Suzannet et de La Rochejaquelein remplis-
saient la même mission sur la rive gauche. Il y avait quinze ans que
le général d^Andigné n'avait pas paru dans le pays. On comprend avec
quel enthousiasme il fut reçu, après tant de combats et de persécu-
tions, par ses anciens compagnons d'armes, dans le pays de sa famille.
Toute 4a population alla au-devant de lui , et plus de quinze cents
hommes armés le conduisirent au château de son frère où Tattendait
un banquet. Le ministère s'émut de nouveau ; ses agents, qui étaient
les mêmes que sous l'empire, lui écrivaient que le pays était en feu,
et que les patriotes étaient menacés de dangers sérieux : le général
d'Andigné, ajoutaient-ils, se faisait recevoir princièrement et cher-
chait à agiter le pays. C'était ainsi qu'on traduisait les réunions
joyeuses, mais pacifiques, qui avaient lieu à l'occasion du retour des
anciens chefs militaires, et l'empressement avec lequel les populations
se rendaient aux services funèbres que, pour la première fois depuis
tant d'années, on célébrait publiquement pour le repos de l'âme de
Louis XVI et de Marie-Antoinette , dans ces provinces où l'on avait
combattu pour eux. La Vendée avait été si longtemps suspecte sons
l'Empire, que les fonctionnaires qui l'avaient surveillée à cette époque la
traitaient comme si, sous la monarchie, elle avait été suspecte encore.
Ils ne pouvaient s'habituer à Texplosion de ses joies, à la manifestation
publique de ses douleurs.
La persévérance et la multiplicité de ces rapports alarmistes finirent
par émouvoir le gouvernement et les pnnces de la maison de Bourbon
eux-mêmes, et le général d'Andigné, qui avait été reçu à Beaupreau
APRÈS LES CENT-JOUES. 221
par H. le duc d'Ângoulême avec une grande bonté, s'aperçut à Tac-
•.cueil que ce prince lui fit, quinze jours après, à Angers, qu'pn avait
prévenu son esprit contre lui. Un peu plus tard , le ducd'Ângoulêmé,
mieux infonaé des faits, revint de ses préventions et rendit ses bonnes
grâces au général d'Ândigné. Celui-ci avait loyalemoBt rempli ses
fonctions de commissaire royal ; partout il avait exhorté les populations
à Tobéissance aux lois, à Tacquittement 4es <ïharges publiques si
nécessaires -au trésor obéré, è Toubli des souÏÏrances et des injustices
passées , et il avait concouru , autant qu'il était en lui , è Tapaisement
des passions. Le Moniteur venait d'annoncer le terme de la mission
des commissaires du roi. M. d'Andigné, qui n'avait pas sollicité ces
fonctions et qui les avait remplies à ses frais, quitta le pays. Il y revint
à la fin de l'année 1814 pour remplir une mission nouvelle. Une ordon-
nance royale du mois de novembre 1814 avait assimilé les blessés
vendéens et les veuves des soldats morts dans les guerres de l'Ouest
pour la cause royale aux blessés et aux veuves des soldats des armées
impériales, et leur avait reconnu des droits à une pension. Seulement,
par une inégalité assez difficile à expliquer sous le règne du frère de
Louis XYI, et pénible pouf les Vendéens qui la sentirent vivement,
le chiffre des pensions accordées aux Vendéens blessés et aux veuves
des soldats des armées royales était fixé à un taux beaucoup moins
élevé. Qu'il n'y eût point de faveur pour eux et qu'ils fussent soumis à
la règle commune, ils l'eussent compris; mais qu'on apportât une
exception à la règle pour les placer dans une situation défavorable ,
c'est ce qu'ils ne pouvaient concevoir. Pourtant leur sang était du
sang et il avair coulé pour la monarchie sous Cathelineau, Lescure,
Charette et La Bochejarueleln.
IL d'Ândigné revint encore dans l'Ouest, lorsque le duc de Bourbon
fut envoyé dans ces provinces à la nouvelle du débarquement de
Napoléon è Cannes. Il espérait aider le prince à organiser une levée
générale dans le pays ; mais les instructions que le duc de Bourbon '
apportait de Paris étaient incompatibles avec resprit, les mœurs, les
habitudes de ces localités. On voulait appliquer les principes systéma-
tiques de l'administration centrale à une guerre qui ne comportait
rien de pareil, faire des levées régulières , placer les paysans sous le
commandement d'officiers de la ligne, au lieu de leur laisser leurs
2SS LA YENDÉB
diefs naturels, et les conduire vers Orléans pour grossir Tannée du
maréchal Gouvion Saint-Cyr ; en outre le prince n'avait ni armes, ni
munitions, ni argent. Le général d'Ândigné ne cacha point au duc de
Bourbon qu'il était impossible de faire la guerre dans de pareilles don-
nées ; en homme qui connaissait le terrtiin , il demanda au prince de
lui conférer des pouvoirs pour lever des hommes sur la rive droite de
la Loire, dans les départements de Hàinè-et-Loire , de la Mayenne, de
la Sartheet de la Loire-Inférieure, et s'engagea à lui amener en quatre
jours quatre mille vieux soldats. M. d'ÂuUchamp, muni de pouvoirs
semblables, n'aurait pas de peine à en lever un pareil jiombre sur la
rive gauche du fleuve, dans le même laps de temps. Alors le prince,
entouré de huit mille soldats armés et équipés , vétérans des vieilles
guerres, ordonnerait une levée en masse, qui mettrait sur pied tous
les jeunes gens du pays. L'argent ne manquerait pas si l'on voyait des
chances sérieuses de succès. Déjà les membres du conseil général de
Maine-et-Loire et beaucoup de propriétaires du département avaient
engagé la totalité de leurs biens pour répondre des sommés qui seraient
fournies au duc de Bourbon.
Les personnes qui étaient arrivées de Paris avec le prince et qui for-
maient son conseil hésitèrent. Ils craignaient de se mettre en désaccord
avec le mouvement constitutionnel , de plus en plus marqué à Paris.
Le ministre de l'intérieur, M. l'abbé de Montesquieu , était particuliè-
rement opposé à tout ce qui pouvait donher un rôle important à la
Vendée dans la résistance royale ; q'esl et cette époque qu'il donnait
au baron de Vitrolles le sobriquet de Ministre-Chouan, parce que
celui-ci insistait pour que le roi se rendit avec sa maison militaire dans
ces fidèles provinces où il trouverait un point d'appui. Pendant ces
hésitations, l'occasion ^ qu'il faut saisir quand elle se présente, s'éva-
nouit, et la nouvelle de l'entrée de Bonaparte à Paris, arrivant dans
l'Ouest, y jeta un tel découragement, que le duc de Bourbon n'eut
que la triste ressource de s'éloigner de ces provinces où il était venu
pour combattre. Tous les chefs militaires lui déclarèrent, en effet,
que, dans ce moment, on ne pouvait utilement appeler anx armes
les populations découragées : il fallait leur laisser le temps de se
remettre ; la partie n'était point perdue, mais seulement différée. M. le
duo de Bourbon , en s' éloignant , laissa au général d'Andigné des pou-
APRÈS LES GSNT-JOURS. 2^3
YOirs pour tout ce qui concernait la rive droite de la Loire, c'est-à-dire
lès départements de Maine-et-Loire, Mayenne, Sarthe, Loire-Inférieure
et départements adjacents. Hais en même temps il lui communiqua les
ordres formels du roi qui étaient de ne rechercher personne pour ses
opinions et de ne pas imposer les biens nationaux plus q\\e les autres.
Le général d'Ândigné objecta que de pareilles instructions Tempê-
cberaient de rien faire de considérable. « C'est me couper bras et
jambes, dit-il dans son langage militaire, que de me fermer les gre-
niers où j'avais Vhabitude de puiser dans les précédentes guerres.
Cest m'empècher en même temps de remuer les passions politiques
qui sont l'aliment des guerres civiles. » Le prince répliqua que tels
étaient les ordres du roi et qu'il ne'pouvait rien y changer. Alors le
général d'Andigné s'inclina, et promit de suivre de point en point les
instructions royales. Il les suivit, en effet. Pas un homme ne fut in-
quiété pour ses opinions par le chef des troupes royales , sur la rive
droite de la Loire, après la prise d'armes de 1815 ; pas un acquéreur
de biens nationaux ne ftit extraordinairement imposé.
Cétait, il faut en convenir, un assez beau spectacle que celui de ce
roi obligé de quitter son royaume en fugitif, et maintenant cependant,
par des ordres fidèlement suivis , l'article de la Charte qui protégeait
les biens nationaux presque tous entre les mains de ses adversaires ,
et cet autre article qui abolissait la confiscation , tandis que Napoléon «
à son retour, refusait d'insérer l'abolition de la confiscation dans les
articles additionnels aux constitutions de l'Empire.
Je ne veux point raconter ici, d'après les récits du général d'Andigné,
l'épisode de la courte lutte qui eut lieu pendant les Cent-Jours dans
les provinces de l'Ouest. On en trouve le détail dans toutes les his-
toires. On sait comment, après quelques engagements qui coûtèrent
la vie à MM. de La Rochejaquelein et de Suzannet, trois anciens chefs,
MM. de Malartic, de la Beraudière et de Flavigny, mandés par Fouché»
qui les pria de se charger de propositions de nature à amener une.
pacification, arrivèrent dans les provinces de l'Ouest. Le duc d'Otrante
représentait que la Vendée avait commencé un mouvement qu'elle ne
pourrait pas soutenir. Il ajoutait que, si ce mouvement se développait^
on serait obligé, à Paris, de donner à Napoléon plus de pouvoirs à
l'intérieur qu'on ne voulait lui en accorder : c'est ainsi qu'avec un
224 LA VBRDÉB
cynique bon sens il expliquait Tinlérêt invraisemblable que, dans celte
circonstance , Fancien proscripteur de Lyon témoignait à la Vendée.
Evidemment la question allait être tranchée par le dénoûment de la
lutte européenne ; pourquoi ensanglanter inutilement les provinces de
rOuest? On était an^ivé au 8 juin , quand MM. de Malartic, de Flavi-
gny et de la Beraudière apportèrent ces ouvertures à M. d'Andigné.
Le duc d'Otrante se montrait facile sur les conditions ; il laissait aux
chefs le soin d'indiquer celles qu'ils voulaient obtenir, en s'engageant
d'avance à y souscrire.
Les échecs qu'on avait éprouvés, la force militaire considérable que
Napoléon avait détachée de son armée pour l'envoyer dans l'Ouest,
l'imminence d'un dénoûment extérieur, et, plus que tout cela encore,
la difficulté de s'approvisionner en armes et en munitions,^décidèrentla
plus grande partie des chefs de la rive gauche à accueillir ces ouve^
tures. Chacun fit ses-conditions. M. d'Andigné, sur la rive droite, suivit
leur exemple, et il ne pouvait agir autrement sans compromettre ses
compagnons d'armes; car, sans cela, il aurait appelé sur lui toutes les
forces impériales disséminées sur les deux rives. Il mit pour condition
à son«dhésion au traité de pacification l'obtention de certaines garan-
ties, le payement d'une somme de trois cent mille francs pour acquitter
les frais de guerre, et la faculté de rester en armes jusqu'à ce que ces
garanties eussent été données et ce subside payé. Sans vouloir signer
d'armistice, il fit dire au général Lamarque, commandant de l'armée
impériale, que, s'il n^était pas attaqué le premier, il ne prendrait pas
l'offensive. Cette situation d'expectative armée lui semblait la meil-
leure à prendre dans l'intérêt de la cause à laquelle il était dévoué.
Elle lui permettait, en effet, d'attendre l'événement en conservant les
moyens d'agir, si Toccasion devenait favorable. Cependant, du 6 juin
au 18, on ne put éviter quelques engagements qui n'eurent rien de
décisif. Le 18 juin, c'était le jour même de la bataille de Waterloo, H.
d'Andigné reçut, par l'intermédiaire du général Bagniol, commandante
Angers , une lettre de M. de Malartic, écrite de Nantes à la date du 15
du même mois. Elle contenait le texte de propositions de paix que
le prince d'Eckmûhl adressait, au nom de l'Empereur, aux chefs ven-
déens. La négociation, commencée par Fouché, avait en effet changé
de mains. Les propositions différaient assez de celles qui avaient été
ÂPBÈS LES CBNT-JOUBS. • 225
échangées verbalement pour autoriser M. d'Ândigné à les rejeter. Il
répondit d'une manière éva3ive,et,dans la correspondance assez active
qui s'ensuivit , il eût soin de retenir le plus longtemps possible les
courrier^ afin de gagner du temps.
Le 24 juin il connaissait Tissue de la bataille de Waterloo, plusieurs
jours avant quêtes autorités impériales eussent été informées de cet
événement. A partir de cet instant^ il résolut de ne point déposer les
armes. Il lui semblait en effet important de conserver dans TOuest une
force militaire qui pourrait exercer'une influence marquée sur les évé-
nements, dans ri/itérêt de la cause royale, si, comme il le pensait, la
chute de l'Empire suivait la perte de la bataille.
Le 28 juin il reçut deux nouvelles en même temps , celle de la mort
de M. de Suzannet, tué à Rocheservière , et la copie du traité signé
le24juiadansla Vendée entre le général Lamarque et MM. dOsSapi-
naud , du ChaffauU et Duperrat. Le général d'Andigné s'était mis en
rapport avec le Commodore qui commandait Tescadrille anglaise en
vue de Tembouchure de la Vilaine ; il recevait donc les armes et les
munitions qui lui avaient manqué jusque-là pour entreprendre quelque
chose de considérable. Il prit son parti ; il écrivit à la date du 2 juillet
au général Lamarque, au colonel Noirot et au général Achard, qui le
pressaient, par des lettres datées du 1er juillet, d'accéder au traité de
paix signé sur la rive gauche, qu'il s'y refusait formellement. Il termi-
naii en leur conseillant d'user de modération en attendant l'issue des
événements, et de ramener leurs troupes à l'obéissance au roi.
L'entrée du roi à Paris fut connue le 10 juillet sur la rive droite de
la Loire. Le même jour le général Achard* avait attaqué la légion du
colonel Moustache, vaillant homme de guerre qui fut tué dans cette
rencontre. Le 15 juillet, au moment où M. d'Andigné se disposait à
partir pour l'embouchure de la Vilaine à la tête d'une forte colonne
pour recevoir les armes et les munitions que le commodore aqglais
tenait à sa disposition, il reçut du général Achard une lettre datée du
13 par laquelle celui-ci le prévenait qu'en raison des ordres du prince
d'Ëckmiihl il allait passer sur la rive gauche de la Loire et remettre au
général d'Andigné le commandement du département. Presqu'au même
instant M. d'Andigné recevait une lettre du général Lamarque, rédigée
Tome IV. 15
226 LA VBRDtiB
dans des termes analogues ; ce chef miUlaire lui faisait une commuDi-
cation semblable et lui rémettait le commandement des départements
situés sur la rive droite du fleuve qui, jusque-là, avaient été placés sous
ses ordres. Le général d'Ândignése trouvait ainsi maître absolu sur la
rive droite de la Loire.
Le roi était rentré à Paris , Tempereur Napoléon était sur la roule de
Sainte-Hélèoe, la chambre des Cent-Jours était dissoute, la seconde
Restauration semblait donc un fait accompli ; mais les nouvelles qui
arrivaient de Paris révélaient toutes lesr difficultés de la situation. Les
exigences des étrangers, celles des Prussiiens surtout,, n'avaient point
de bornes. Blucber avait voulu soumettre Paris à une contribution de
guerre, et, sans la courageuse résistance de Louis XYIII, il aurait fait
sauter le pont d'Iéna, sur lequel le roi déclara qu'il irait se placer de
sa personne si le général prussien persistait dans son dessein. Le général
d'Âûdigné comprit qu'en présence de cette situation grosse de diffi-
cultés et de périls il ne fallait pas désarmer dans TOuest. Sur quelle
force, en effet, lerois'appuierait-il s'il fallait résister aux exigences de
l'étranger devenues intolérables? Il continya donc l'armement et l'ap-
provisionnement do son armée, comme si la lutte n'était point terminée.
En même temps, pour ne négliger aucun élément de force et de résisr
tance, il écrivit au général Lamarque la lettre suivante : «c Si je pou-
' vais iouir d'un changement qui doit coûter du sang et des larmes, ce
serait certainement en ce moment. Mais je connais les étrangers. Ce
n'est que de l'union de tous que nous pouvons espérer notre salut. Si
nous nous montrons forts et unis, ils n'auront aucun prétexte pour
rester chez nous, mais il faut leur montrer un grand ensemble. Dans
tous les cas, si les ravages des ennemis forcent les Français à s'armer,
ces provinces peuvent aider l'armée d'une manière puissante (').»
Dans une lettre qui suivit de près celle-ci, le générti) d'Andigné offrait
au général Lamarque de se ranger sous ses ordres, s'il faisait prendre
à ses troupes la cocarde blanche, pour marcher d'un commun accord,
au premier ordre du roi, contre les ennemis de la France.
Presqu'au-même moment où le général Lamarque recevait ces ou-
vertures de la rive droite de la Loire, des communications analogues
(0 Lettre citée par le général Laraaique dans set Mémoires et Souvenirs^ publiés par
sa ftimllle en 1836, tome Ul, page 70.
APBÈS LES GBRT-JOUBS. 2^7
lui arrivaient de là riv&gauehe. Le 27 juillet 1815, il recevait de M. le
maréchal de camp Delaage la lettre suivante : « Monsieur le général,
j'ai l'honneur de vous rendre compte que MM. de Sapinaud et de la
Rochejaquelein ont député à Chollet,où ils vous croient encore,
MM. Duchesne et Duperrat, chargés de vous porter le vœu unanime
de tous les chefs vendéens de se réunir à vos troupes sous vos ordres
pour combattre comme Français toutes les tentatives des puissances
étrangèi'es qui auraient pour but le démembrement de la France. »
MM. Duperrat et Duchesne avaient apposé leurs signatures au-dessous
de celle du maréchal de camp Delaage, pour donner plus d'authenticité
à cette déclaration.
Ainsi, après vingt-et-un ans écoulés, la généreuse pensée exprimée
par Lescure au général républicain Quétineau venait se formuler de
nouveau, tant cette pensée de résistance à Tétranger et de protestation
à main armée contre le démembrement de la France sort naturellement
du cœur de la Vendée ! Des deux rives de la Loire on s'était entendu
sans s'être concerté. Les demeurants des grandes luttes de Cathelineau
et de Lescure offraient aux demeurants de Waterloo de marcher en-r
semble contre l'étranger vainqueur, s'il entreprenait de démembrer le
territoire national. Au milieu des désastres defépoque, c'est un beau
souvenir qu'il faut perpétuer comme un honneur pour le passé, comme
une preuve de ce patriotisme supérieur à tout esprit de parti qui fait
la force de la France. En effet, la proposition que les royalistes avaient
été les premiers à faire, ceux auxquels ils l'adressaient devaient bientôt
la leur rendre.
Le général d'Andigné avait fait le 14 juillet son entrée à Laval, où
il avait été reçu avec des transports de joie qui prouvaient que la popu-
lation avait conservé ses anciennes opinions dans toute leur chaleur. Il
fit seulement éliminer de la garde nationale quelques mauvais éléments
qu'on y avait introduits dans les Cent-Jours, et renvoya chez eux les
officiers à demi-solde et les soldats retraités qu'bn avait réunis en com-
pagnies. Une ordonnance du roi ayant déclaré nulles toute les faveurs
accordées par le gouvernement des Cent-Jours, le général d'Andigné
dut la faire mettre à exécution. Il eut ainsi à retirer la croix d'honneur
à un lieutenant de gendarmerie qui l'avait assez mai gagnée, car il
l'avait obtenue pour s'être vanté d'avoir tué le général d'Andigné lui-
même à rariéire de Cossé. Il se rendit de le à la Roche-Beroard, à la
tète d'uoe colonne de sept mille hommes environ , car M. de Coislin
Pavait rqoint avec sa division qai comptait environ trois miHe hôm*
mes , et reçut des munitions. Pendant ce temps, le général dé Sol de
Grisolles, chef royaliste du Morbihan , commandait sur Tautre rive de
la Vilaine un corps de cinq mille hommes qu'il venait d'équiper com-
plètement avec le secours de la flottille anglaise. Il occupait les fau-
bourgs et sommait le général Rousseau de lui livrer les resles de la ville,
ce quMl fui obligé de faire quand il reçut les ordres du prince d'Eckmûhl
qui prescrivait à toutes les troupes de ligne de passer sur la rive
gauche de la Loire.
Le temps avait marché. Le ministre de la guerre, mettant fin aux
pouvoirs exceptionnels du général d'ÂndIgné, venait de le nommer
commandant militaire du département de la Mayenne. Dans la même
dépêche, il lui annonçait l'arrivée des Prussiens dans son département.
Le général d'Andigné comprit combien l'attitude militaire du pays
royaliste placé sous son commandement, jointe à l'union des hommes
de toutes les opinions, dans l'intérêt commun de la protection du pays,
contre les excès et les exigences des étrangers, pouvait avoir d'in-
fluence sur la conduite de ces derniers. Il n'épargna aucun effort pour
amener cette fusion et pour donner aux Prussiens qu'on attendait è
Laval la preuve palpable des ressources mililaires du pays. Avant tout,
il s'empressa de mettre en sûreté tous les objets précieux qui pouvaient
tenter la cupidité de l'étranger , les caisses publiques , les haras de '
Craon; il fit cacher les registres des contributions qui révélaient à l'en-
nemi* les facultés imposables des habitants du département. Ces pré-
cautions prises , il échelonna des divisions royalistes le long du par-
cours que devait suivre l'armée prussienne, et se rendit lui-même à la
tète d'un nombreux état-major au-devant du général Thielmann qui
commandait le corps d'armée prussien. Celui-ci se montra également
inquiet et surpris de la grande quantité d'hommes qu'il voyait en
armes, et des difficultés du terrain qui n'auraient pas permis à une
armée régulière de se déployer. Le général pnissien en fut si frappé,
qu'il en fit la remarque à M. d'Andigné. Celui-ci lui répondit froide-
ment qu'il n'y avait rien là d'étonnant : il lui rappela cependant
qu'on n'était qu'à deux lieues de la lande d'Entrames, où plus de
APRÈS LBS GBRT-JOURS. ^29
cent mille combattapts , Vendéens et Républicains s'étaient heurtés,
quoique le sol ne différât pas sensiblement.
Satisfait de l'impression que Taspect du pays et des corps armés
échelonnés sur la route parcourue par Tarmée prussienne avait pro-
duite sur le général Thielmann, le général d'Andigné eut recours à la
«éme tactique pendant le voyage que ce chef militaire fit de Laval à
Nantes, et dans le trajet de Nantes à Angers, quand il revint dans
cette dernière ville. Partout il trouva des corps nombreux et armés qui
lui rendirent les honneurs militaires dus à sa position élevée.
Cette attitude militaire , cette espèce de revue des forces de la
Vendée que le général d'Andigné faisait faire au général Thfelmanù,
étaient d'autant mieux moti^vées, que Thielmann avait reçu Tordre
d'exiger par la force les contributions de guerre que le gouvernement
du roi refusait aux Prussiens. Il ne le cacha pas au général d' Andigné,
dont il voulait sans doute pressentir les dispositions. Celui-ci lui répon-
dit que « les départements de l'Ouest avaient souffert de la lutte , que
les Prussiens y avaient été reçus comme des alliés du roi de France,
et que l'on satisferait è leurs besoins aussi longtemps que leurs de-
mandes ne prendraient pas la forme d'exigences intolérables. Si elles
prenaient ce caractère, les habitants de l'Ouest croyaient avoir prouvé
qu'ils savaient se défendre. »
C'étaient là de fières paroles adressées dans un pays vaincu à un
vainqueur, et il n'y avait que les provinces de l'Ouest où , à cette
époque, de semblables paroles pussent être prononcées. Sur ces entre-
faites, une ordonnance du roi, à la date du 6 août, nomma le général
d'Andigné au commandement du département de Maine-et-Loïre. Les
Prussiens occupaient déjà depuis plusieurs jours Angers lorsqu'il y
arriva. Les autorité^ n'avalent pas pris les précautions de mettre en
sûreté les registres, comme'M. d'Andigné l'avait fait à Laval.Jl fut
donc aisé aux Prussiens de connaître le montant des contributions, qui
étaient arriérées de plus de six mois. Ils réclamèrent aussitôt impé-
rieusement le payement d'une contribution.de guerre que le roi leur
refusait. Ce fut l'occasion d'un conflit entre les chefs militaires de
l'armée prussienne, qui alléguaient les ordres du maréchal Blucher, et
les préfets, qui se retranchaient dans leurs instructions qui leur pres-
crivaient de se borner à subvenir aux besoins les plus pressants d^
230 LA VENDÉE
cette armée. Pour briser celle résistance, les Prussiens enlevèrent et
conduisirent en Prusse plusieurs préfets du roi. M. de Wismes, préfet
d* Angers, fut de ce nombre. Prévenu du sort qui attendait ce fonction-
naire, le général d^Andigné lui proposa deux moyens de s'y soustraire :
le premier , c'était de lui prêter ses chevaux pour passer sur l'autre
rive de la Loire ; le second, c'était de l'enlever à l'escorte prussienne
par une attaque à main armée. M. de Wismes refusa l'un et l'autre
expédient et préféra subir son sort. La résistance continuant malgré
l'arrestation du préfet, l'intendant prussien fit réunir en assemblée les
notables.de la ville, et , malgré l'opposition ouverte du général d'An-
digne, obtint de cette réunion d'hommes d'un caractère faible et d'opi-
nions diverses une contribution de trois cent mille francs qui fut pres-
que toute payée en lettres de change sur les banquiers de Paris. Ces
derniers les firent protester, de sorte que l'intendant prussienne toucha
qu'une faible somme. Les mêmes demandes et les mêmes menaces
rencontrèrent la même résistance dans les départements voisins.
Le général d'Andigné n'appréhendait point de provoquer cette résis-
tance, parce qu'il sentait le sol s'affermir sous ses pieds. Il avait la main
sur le cœur des provinces dei'Ouest, et il sentait bouillonner dans le cœur
de ces provinces une colère qui pouvait devenir une arme utile et redou-
table si les étrangers poussaient le gouvernement royal à bouuLa masse
des habitants était humiliée de voir les étrangers occuper un pays où
Ton n'en avait pas vu depuis le règne de Charles VIL Les vexations
presque inséparables d'une occupation étrangère amenaient une fusion
d'opinions préparée par la sollicitude prévoyante du général royaliste
et qu'il indiquait au général Lamarque, dans sa lettre, comme ie seul
moyen de préserver l'Ouest. De toutes parts il recevait des proposi -
lions dont il prenait note et dont il se réservait de réclamer Texécu-
lion dès qu'il recevrait un ordre du roi. C'est ainsi que les habitants de
Cessé, gros bourg dont la population était essentiellement libérale,lui fit
offrir de lui livrer, le jour qu'il voudrait et par les seules forces de ses
habitants, toute l'artillerie de réserve de l'armée prussienne de la
Mayenne, qui était parquée dans ce bourg , avec les artilleurs qui la
servaient. D'au Ires propositions du même genre lui venaient d'un grand
nombre de bourgs et de villes, principalement des bords de la Loire.
D un autre côlé , les généraux , les ofûciers et soldats des régi-
APRÈS LES GEIIT-JOURS. 231
meots qu'il avait reçu Tordre de licencier siir la rive gauche du fleuve
lui offraient leurs services et ne demandaient qu'à combattre. H aurait
donc pu réunir dans une ipême pensée et dans un même effort, avec
les royalistes qui tous restaient en armes, et qui supportaient aussi
impatiemment que leurs anciens adversaires Tarrogance de l'étranger,
un corps assez nombreux des troupes de iigne de Tarmée impériale et
la majeure partie des libéraux, c'est-à-dire la presque totalité de la popu-
lation. Il lui eût été facile de mettre ainsi instantanément sur pied cent
mille hommes avec lesquels les cantonnements des quarante mille prus-
siens qui occupaient tes provinces de l'Ouest eussent été facilement
enlevés. Il le fit savoir au roi, afin que, dans le cas où les étrangers
élèveraient des prétentions inacceptables, Louis XVUI ne se crût pas
réduit à tout subir et ^'appuyât sur les provinces de l'Ouest, où, à son
premier signal, on verrait sortir de terre une armée. Quant û\xx offres
qui lui étaient faites, le général d'Andigné n'en repoussa^ aucune, de
quelque côté qu'elle vînt. Il recommanda seulement une grande pru-
prudence jusqu'au moment où il viendrait en réclamer l'effet.
Malgré le secret profond qui fut gardé , il y avait une chose qui ne
pouvait échapper aux Prussiens : c'est ce qu'on pourrait appeler la
physionomie morale du pays. Quoiqu'il n'y eût contre eux aucune
manifestation hostile, il y avait un symptôme qui les frappait, c'est
l'accord tacite qui s'était établi entre toutes les opinions depuis qu'ils
avaient paru dans la contrée : les égards mêmes que leur témoignaient
les royalistes avaient quelque chose de froid et de contraint qui annon-
çait assez que a'était par respect et par obéissance pour le Roi qu'ils
agissaient ainsi. L'inquiétude des Prussiens était manifeste ; ils ne la
cachaient pas, et ils prenaient les précautions les plus minutienses
pour se sauvegarder des périls dont ils se sentaient menacés. Le maré-
chal BlQcher, qui recevait rapport sur rapport, envoya les ordres les
plus précis pour qu'on eût à ménager les campagnes , et prescrivit
même d'éviter, autant que possible, d'y pénétrer. Il résulta de là que
l'occupation des provinces de l'Ouest fut beaucoup plus circonscrite
qu'elle ne l'aurait été, et que les Prussiens rabattirent singulièrement de
leurs exigences en pressentant qu'il serait imprudent de provoquer
l'explosion d*un mécontentement qui les enlaçait de tout côté. Grâce à
2132 LA YBRDÉB APRÈS LES CBUT-JOUBS.
cette conduite prudente, Teutente fragile et précaire qui régnait dans
l'Ouest entre l'étranger et la population ne fut pas troublée.
Elle fut cependant au moment de Têtre à la suite d'une altercation
qui s'éleva entre le chevalier de Boberil , aide de camp du général
d'Andigné , et l'aide de camp du général prussien. A la suite de cette
altercation , il y eut une rencontre, et l'officier prussien, qui avait mis
de son côté tous les torts , fut tué du premier coup de pistolet. Le
général d'Andigné avoua hautement la conduite de son aide de camp,
qui s'était conduit de la manière la plus honorable. Le bruit se répan-
dit que les Prussiens voulaient venger leur camarade et que cent
d'entre eux proposeraient un cartel à autant de Français. Sur ce bruit,
un grand nombre d'officiers à demi-solde et de bourgeois libéraux
coururent se faire inscrire, et les royalistes, pensant que ce débat
pourrait aboutir à des hostilités ouvertes, se tenaient prêts. Hais
l'extrême loyauté qui avait présidé à cette rencontre de part et d'autre
permit d'éviter des conséquences plus fâcheuses. Sur ces entrefaites,
H. d'Andigné ayant fait savoir aux habitants que le gouvernement
royal désirait le payement de l'arriéré des contributions , qui , dans la
pénurie du trésor, lui était tout à fait nécessaire, en moins de quinze
jours cet arriéré fut intégralement versé dans les caisses publiques
par les contribuables, aussi empressés à donner leur argent au roi que
décidés à le refuser aux Prussiens.
Cette afQuence d'argent due au dévouement royaliste aida beaucoup
le général d'Andigné dans une mission pénible qui lui restait à rem-
plir. Le gouvernement royal l'avait chargé d'aller licencier sur la rive
gauche de la Loire onze régiments de l'armée impérialCi II n'omit rien
de ce qu'il put faire pour adoucir, autant qu'il était en lui, la position
déjà si malheureuse de ces braves soldats. Grâce à l'abondance du
numéraire dans les caisses des receveurs généraux et particuliers , il
put payer intégralement leur solde, et, s'il n'était donné à personne
de les renvoyer contents dans leurs foyers, du moins leur ôta-t-il un
motif légitime de plainte et \es trouva-t-il sensibles aux égards dont
ils étaient l'objet. Lorsqu'il retourna à Angers, les Prussiens avaient
évacué cette ville, de sorte qu'il put y organiser en toute liberté la
légion du département et le 3® régiment de la garde royale.
Alfbbd nettement.
DE LA NOBLESSE
ET
DES DSDRPATIOKSROBILIAIHBSC)
Reddiie ergo qum tunt Cœsaris Cœtari.
(Matb. XXII. tti.)
A la fin du dernier siècle, l'un des plus ardents novateurs des Etals
Généraux publiait une brochure qui eut un grand retentissement sous ce
litre : « Qu'est-ce que le Tiers'Elal? — Tout. — Qu'a-t-il été jusqu'ici?
— Rien. — Que demande-l-il? — Devenir quelque chose. >• L'abbé Siéyès,
après avoir contribué de tous ses efforts à la réunion des trois ordres,
après avoir voté les décrets de 90 et 91 , portant suppression de tous
titres et qualifications nobiliaires, après avoir voté la mort du Roi, san^
phrases» devint Comte de l'Empire. Les défenseurs actuels des
immortels principes de 89 n'ont point sollicité de titres nobiliaires comme
leurs devanciers, ils s'en sont emparés, tout en prolestant de leur amour
pour l'égalilé. La noblesse de race« elle-même, oublie trop souvent que
dans l'ancien régime , le nom était tout au point de vue nobiliaire , et que
le litre n'était rien. Ainsi tous les financiers pouvaient devenir et deve-
naient généralement marquis au XV lU* siècle , et n'étaient pas pour cela
gentilshommes. Celte qualité de gentilhomme (geniis homo) qui est
dans le sang, qui ne peut être donnée que par une longue suite de géné-
rations nobles» et non par des lettres souveraines A* érection ou dç
(1) iSous ce UUro, M. Vincent Foi est vient de metlre en vente un curleax trafall de
notre ami n. Pol de Coorcy, prlmlUvement destiné à noire Revue. Comme, en certaines
parties de cette brochure, M. de^Iourcy discute directement la loi rappelée par son titre,
soit dans la rédaction de son texte , soli dans son système d'appUcaUon , la nature de notre
recueil nous empêche malheureusement de pubUer l'œuvre en entier. Du moins en pou-
vons-nous donner à nos abonnés une porUon considérable, mais qui , nous devons le dire,
ne dispense nullement de connaître le reste. Tout au contraire sommes-noas convaincus
qu'après avoir lu ce fragment, tous nos amis voudront se procurer en son enUer un travail
dans lequel l'auteur — l'un des hommes les plus compétents sur ceUe matière —a su couvrir
rTunc forme piquante un fond savant et solide. (iVo/e du Directeur de ta Revue).
â34 Dfi LA NOBLESSE
provisions, a toujours été si honoral»le, que les rois juraient Foi de
geniilhomme , par ce que cette qualité doit renfermer toutes les vertus
qui rendent la foi inviolable. François l**", tenant un lit de justice , disait
qu'il était né Geniilhomme et non Roi ; et Henri IV, faisant l'ouverture
des Etats de Rouen , ajoutait que la qualité de gentilhomme était le plus
beau titre qu'il possédât. Le Roi était donc appelé avec raison le premier
gentilhomme du royaume. Si, i l'inverse de l'abbé Siéyès, nous voulions
soutenir que la noblesse est lout, nous avancerions un autre paradoxe ; mab
malgré la suppression de la noblesse comme corps privilégié, depuis i789,
il parait, à en juger par les jalousies mesquines qu'elle excite, et par les
efforts de tant de parvenus pour s'y affilier sournoisement, qu'elle est
encore quelque chose. En Tait , si l'ordre de la noblesse n'existe plus de
droit dans l'Etat, il y a encore des gentilshommes. Les crimes et les
guerres de la Révolution ont amené, il est vrai, l'extinction d'un grand
nombre de familles anciennes; mais il en subsiste encore, et tous les
décrets n'empêcheront pas plus un noble qu'un bourgeois d'être fils de son
père. La noblesse est donc un fait indépendant de toute opinion , « car
rien au monde ne peut faire qu'il y ait noblesse , quand il n'y en a pas ,
ou qu'il n'y en ait pas, quand il y en a (*). i* Quant aux appréciations qui
ont été portées sur la noblesse, elles sont fort diverses; mais le plus sou-
vent , on s'est étudié à la représenter aux yeux des masses , grâces i
quelques exemptions fiscales, comme un ordre de vampires, se nour-
rissant des sueurs du peuple taillable el corvéable à merci. Ce texte
n'a été encore retrouvé dans aucune Coutume , non plus que le droit
du Seigneur, et l'on n'a pu produn*e davantage un acte terminé par
la fameuse formule : a déclaré ne savoir signer en sa qualité de
gentilhomme. Mais qu'importe, cela n'empêche pas d'imprimer des
phrases comme celle-ci , non pas dans les mauvais jours de la Révolu-
tion , mais aujourd'hui : « La noblesse féodale , pour masquer les vices
de son origine , a parqué les hommes comme des troupeaux , en en faisant
des serfs, et son histoire est le martyrologe des peuples ('). » Que les
inquiétudes de M. Hamel se dissipent, la répression du port illégal d'un
nom ou d'un titre ne fera pas un martyr de plus. Pour bien juger la
féodalité, que personne ne songe à reconstituer, il faut la prendre dans
sa force, faire le calcul des immunités d'un gentilhomme d'une part, et
de r§utrc des charges qui lui étaient imposées en raison de ses revenus,
et l'on demeurera convaincu de la vérité de l'adage : Noblesse oblige.
Quand on lit attentivement les anciennes constitutions de la noblesse,
on voit que ses charges matérielles surpassaient de beaucoup ses
(I) Graoier de Cassagoac , Histoire des classei noôles et des classes anoàlies.
f'2) Les Principes de 89 et (es Titres de Noblesse, par Hamel, isss.
ET DES USrBPATIOHS HOBILIAIEES. 335
avantages ou exemptions, et que c'était un ordre de saaifice. Le gentil-
homme ne payait point la taille sur ses biens nobles et ne tirait point
à la milice : pourquoi ? parce qu'il était obligé de marcher, lorsque le Roi
convoquait le ban et l'arrière ban , et de se faire suivre, à la guerre, d'un
certain nombre d'hommes levés «l entretenus à ses frais , nombre basé sur
rimportance de son fief. D'ailleurs il acquittait le fouage ou la taille et
même les corvées sur ses biens roturiers (*), la dimc ecclésiastique et la
capitation ou impôt par tête, correspondant à l'impôt personne) et mobilier
d'aujourd'hui. Quant aax corvées ou journées de travail gratuit et forcé ,
dues par les vassaux à leur seigneur^ elles n'ont jamais été arbitraires:
leur nombre était écrit dans les coutumes , les usements particuliers et
les aetes d'inféodation , et elles sont en grande partie remplacées
aujourd'hui , par les ' prestations en nature pour l'entretien des routes,
autrefois sous la garde des Seigneurs. Ceux-ci étaient tenus d'employer à
leur réparation , les deniers de leurs amendes ; et en cas d'insuffisance ,
l'entretien des chemins, autres que les chemins royaux, était à la
charge des propriétaires riverains, de quelque qualité qu'ils fussent (*).
En résultat , je crois que la position si enviée des anciens gentilshommes ,
avec ses privilèges et ses charges , ne tenter^iit aujourd'hui aucun de leurs
jaloux; et cela en ne mettant en ligne que les écus seulement, et abstrac-
tion faite des risques que courait la vie des privilégiés. Ces risques étaient
tels, que la majeure partie de leurs familles s'éteignaient promptement dans
le sang , quand elles ne succombaient pas â la misère.
En 4789 les armées régulières soldées avaient remplacé depuis longtemps
toutes les institutions militaires féodales; certains privilèges n avaient donc
plus de raison d'être et l'on pouvait légitimement les abolir. Toutefois, je ne
comprends pas parmi les privilèges qu'on pouvait abolir les renies féodales et
caïuels de fiefs, sorte de propriétés qui se vendaient et n'étaient pas moins
sacrées que les rentes foncières. Ces propriétés, on devait les racheter , si
on les trouvait gênantes. On ne respecta pas plus les autres, et le patri-
moine de l'église et de la noblesse passa en quelques jours, sous la dénomi^
nation de biens nationaux, et au prix de quelques assignats, aux mains des
croquants.
A la différence de l'aristocratie de naissance , cette aristocratie nouvelle
des richesses , portant derrière l'oreille la plume que l'homme d'armes
portait à son heaume, prétend jouir aujourd'hui sans compensation ; régle«
menter l'État, qu'elle soutient comme la corde soutient le pendu , et après
s'être emparée des biens de hi noblesse, lui ravir ce qui lui reste de son
glorieux passé, ses noms et ses litres.
(I) Coutume de Bretagne, arl. 91.
(?) Coutume de Bretagne, art. 49.
â36 DE LA NOBLESSE
« Au milieu de ce débordement de noms de terre , de ce démembre-
ment de noms roturiers en particules ambitieuses , de cette usurpation de
titres presque universelle , ce sera bientôt une distinction et une preuve
de goût que de garder son nom véritable. La société devient si noble ,
qu'il y reste à peine de la place pour ceux qui se piquent d'avouer leur
roture. On se plaint du ralentissement de la population en France, c'est
du Tiers- Etat sans doute que Ton veut parler, car la noblesse se mul«
tiplie démesurément et menace de couvrir bientôt la surface du pays.
Certes, si les sentiments s'ennoblissaient quand les noms s'anoblissent,
on pourrait concevoir sur Tavenir de la nation les plus hautes espérances.
Malheureusement cet anoblissement général ne prouve qu'une chose : c'est
que le ridicule a trop perdu en ce pays de son utile puissance , puisqu'il
ne suffît pas à faire justice de ce que la loi ne peut sagement
atteindre (*). »
Avant 1789 les poursuites pour usurpation de titre et d'origine ont été
extrêmement rares; et cependant l'abus, pour n'être point aussi commun
qu'aujourd'hui , n'en était pas moins flagrant. Les poursuites pour usurpa-
tion de noblesse étaient au contraire trés-fréquentes. La raison en est que
le fisc avait intérêt à s'opposer à l'exemption des taxes , tandis qu'il était
désintéressé dans la question des titres et de l'ancienneté de la race. On
a dit que la plus grande partie des, érections faites aux XVIl* et XVIIl*
siècles, l'avait été en faveur de la robe ou de la finance et non de
l'épée; cela est vrai, et l'on doit ajouter qu'elles n'ont jamais été
accordées spontanément par le souverain , mais qu'ellj^s t>nt toujours été
sollicitées. A l'exception di| titre de Duc, les autres n'ajoutaient rien aux
prérogatives du simple gentilhomme.
Dans le principe, la noblesse s'est acquise tacitement et par le seul
usagé; elle était établie depuis longtemps ainsi, lorsque les rois se sont
chargés de la réglementer et se sont attribué le droit de la conférer.
Dans le principe aussi , les principales terres seigneuriales' ont été titrées
par l'usage , et le fait seul de leur possessioo eu donnait le titre à leur
propriétaire. De même que la noblesse immémoriale, nommée aussi
noblesse de chetfalerie , de nom et d* armes ou d* ancienne extraction
a plutôt gagné que perdu en valeur après l'innovation des anoblissements
par lettres patentes , tes terres titrées par l'usage , antérieurement aux
premières érections du souverain , ont conservé toutes leurs dignités. On
trouve bien peu d'érections de terres titrées, dûment enregistrées, avant
la fin du XVI' siècle ; et dès le commencement du siècle suivant, les usur-.
pations étaient déjà fréquentes, ainsi qu'on peut l'inférer de ces doléances
(I) Prévost- Paradol, Journal dei Débatt , mars issr.
BT DBS USURPATIONS NOBILIAIRES. 2137
de Pierre d*Uozier, juge d*armes de France. « Il y a plusieurs en celle
province qui s'allribaenl sans lillre légitime ces qualitez' de Marquis et
Comles : mais il ne s'en trouve rien dans les registres du parlement ,
fors des dcffences à plusieurs modernes de ne prendre les dittes qualitez,
que quantité de personnes abusivement portent aujourd'hui par toute
la France . sans autre droit et fondement que parce que leurs valets les
appellent ainsi (^). » Avons-nous changé depuis, et cette phrase n'a-t-elle
pas l'air d'être écrite dliier? Au siècle suivant, le Duc de Saint-Simon ne
peint pas moins énergiquemenl ce travers de son temps, quand il s'écrie :
n 11 est xTBi que les titres de Comtes et de Marquis sont tombés dans
la poussière, par la quantité de gens de rien et mêftie sans terre qui les
usurpent , et par là tombés dans le néant : si bien même que les gens de
qualité qui sont Marquis ou Comtes, qu'ils me permettent de le dire^ ont
le ridicule d'être blessés qu'on leur donne ces titres, en parlant à eux. •
Le désordre n'a fait que croître depuis , mais personne ne se trouve
aujourd'hui blessé de recevoir des appellations honorifiques non justifiées.
t
Après avoir donné l'opinion du premier des d'Hozier et celle du Duc de
Saint^imon sur les usurpations de titres, il n'est pas moins important de
faire connaître les règles anciennes, établies pour la transmission des titres
véritables. Mais pour juger ces règles , il faut noontrer d'abord l'origine
diverse de ceux aujourd'hui en usage. Pour être Marquis ou Comte, il ne
suffisait pas de po^séiler une terre érigée en Marquisat ou en Comté; il
fallait encore: ou que la terre eût été érigée en faveur du possesseur, ou si
elle l'avait été en faveur d'un autre, que le nouveau possesseur eût obtenu
du roi des lettres qui appropriassent à sa famille le titre qui avait été con-
cédé à une autre. Il était nécessaire aussi que la terre, depuis son érection,
n'eût point été démembrée ou, si ell€ l'avait été , qu'on se fit délivrer de
nouvelles lettres patentes pour conserver le titre, malgré le démem-
brement.
Si l'on s'en tenait purement et simplement à la lettre de la loi ancienne,
je doute qu'il y eût, en France, cinquante familles qui pussent régulièrement
conserver leurs litres, car pour cela il faudrait prouver qu'on possède
encore en ligne directe masculine et dans toute son intégrité, la terre érigée
en dignité.
Le fief a donc toujoin^ été la base du titre. Pour trouver une dérogation
à cette règle fondamentale, il faut descendre Irès^ard.
La Galerie de V ancienne cour (t. ii, page 66) remarque que MM. Dreux
et Chamillart , conseillers au Parlement de Paris , le premier depuis grand
maître des cérémonies, et le second contrôleur général, furent faits Mar-
(1) Recueil Armoriai de Bretagne^ par le steur d'HoEler, I63i. '
238 DE LA NOBLESSE
quis de Dreux et Comte de Chamillart; c'est, dil-cllc, le premier exemple de
deux noms patronymiques décorés d'eux-mêmes et sans prétextes de lerres,
des titres de Marquis et de Gomie.
Au XVIH* siècle l'usage se répandit assez généralement dans la noblesse»
de faire ériger en dignité des terres , auxquelles on faisait prendre en même
temps son nom patronymique. C'est ainsi que nous voyons en Bretagne les
Becdelièvre faire ériger Tréambert en Marquisat sous le nom de Becdeliêvre,
et la Gâcherie (levenir le Marquisat de Charette ; mais ces exemples sont
tout différents de ceux de MM. Dreux et Chamillart. On alla plus loin encore:
le Marquis le Camus « neveu du cardinal le Camus, fut, dit l'ouvrage pré-
cité » le premier gentilhomme français qui appliqua un titre seigneurial -sur
son nom de famille , sans le faire précéder d'un article datif.
Ces innovations tendaient à changer complètement la nature des anciens
titres ; d'une dignité réelle ou attachée à la chose , à la terre , on faisait
une dignité personnelle. L'Empire suivit généralement celte direction ; à
l'exception des Principautés et des Duchés , qui tirèrent leurs noms ^e la
terre , les titres de Comtes et de Barons s'appliquaient directement au nom
patronymique, comme pour le Marquis le Camus.
En Bretagne on a toujours distingué deux sortes de Chevalerie : la Che-
valarie personnelle quand on était armé Chevalier, et la Chevalerie rcellô
qui résultait de la possession d*un fief de Chevalerie ou de Haubert. La
première fut en grand honneur dans l'origine , mais le jurisconsulte Hévin
remarque, dans ses ConsuUalions, rfue, dès 4300» les seigneurs Bretons afTec- ^
tèrent curieusement de prendre la qualité de Chevaliers bacheliers, c'est-à-
dire de Chevaliers héritiers présomptifs d'un fief de Chevalerie , pour se
distinguer des Chevaliers qui n'avaient que la dignité personnelle, laquelle
était déjà devenue fort commune.
Ainsi tout titre purement personnel ne peut conserver longtemps son pres-
tige, il tend à se multiplier outre mesure et par conséquent à se déprécier»
même quand il est limité à une seule génération; c'est bien pis si on le rend
héréditaire.
Quand l'Empire voulut faire revivre la nobles.se, il décréta que tout titre
ne serait transmissible qu'à la condition de créer un majorât suffisant pour
le soutenir. C'était assurément une bonne mesure , mais elle était insuffi-
sante. D'ailleurs , la plupart des majorais ont disparu , d'autres sont fort
écornés; voilà donc toute la noblesse de l'Empire morte ou condamnée à
mourir très-prochainement , en vertu du décret de 4808 qui subordonnait
l'hérédité du litre aux majorais aujourd'hui éteints. C'était déjà quelque
chose de fort singulier qu'un litre assis sur un majorai constitué en
rentes sur l'Elat, comme l'étaient la plupart des titres inférieurs de
l'Empire.
Que sont les Ducs Decazes, de Louis XVIIl ; Latil. de Charles X; Pasquier
et Marmier, de Louis-Philippe , sinon des Ducs bourgeoise « Si le ministère
BT DES USUBPATIONS NOBILIAIRES. 239
» avait nommé M. Pasquier général inpartibtts^ celui-ci se sérail récrié ;
» il aurait prétendu qu'on voulait se moquer de lui en lui donnant un litre,
» emblèine d'une autorité qu*il ne pouvait exercer. On le nomme Duc ,
» comme, au XIV* siècle , les écrivains en parlant des généraux de Tanti-
» quité disaient le Prince Annibal el le Duc Scipion.... et il est content !
» soit ! (*) » Les Ducs d'isly et de MalakoiTont plus d'éclat , mais point de
base assurée dans l'avenir; ces dénominations sont nouvelles en France;
c'est une importation des idées espagnoles, où il y a des Princes de la Paix,
des Ducs de la Loyauté , de la Victoire , etc. ; mais en Espagne même, cela
est moderne.
Hors de la Féodalité» c'est-à-dire sans juridiction, sans partages nobles,
les titres ont donc bien perdu de Timportance qu'on y attachait autrefois «
mais ils me semblent encore possibles comme une distinction de famille, ainsi
que les qualifications de chevalier et d'écuyer telles qu'on les entendail en
Brelagne. En outre des tilres attachés à une terre érigée en dignité et de
ceux conférés par lettres palentes, il en existait d'autres désignés sous le
nom de titres de courtoisie ou à brevet , et , depuis Louis XIV , les reis
s'en sont montrés si peu avares , qu'il n'est presque pas de famille un peu
marquante, dont un membre n'en ait été décoré. En effet, dans les com-
missions , lettres ou brevets militaires délivrés par les rois aux officiers-
généraux ou même supérieurs, ainsi que dans les présentations à la cour,
les noms des gentilshommes étaient généralement précédés d'un titre, qu'ils
se regardaient comme autorisés à porter leur vie durant; mais ces titres
étaient tous personnels, malgré l'étrange abus qu'on a voulu iaire préva-
loir, en les considérant comme transmissibles et héréditaires. Ce fut dans de
semblables idées de courtoisie que fut rendue en 4817 une ordonnance
royale , autorisant les fils des Pairs de France seuls à prendre des tilres
successivement inférieurs à celui de leur père. Ainsi le fils aine du Duc de
Dalmalie put se qualifier Marquis, de même que le fils aîné du Duc de Reggio ;
le second fils pouvait se qualifier Comte, le troisième Vicomte, le quatrième
Baron, mais c'étaient là encore des tilres tout personnels, quoique ces
titres aient été portés depuis héréditairement. Le roi ferma, dans la suite,
la porte qu'il avait ouverte lui-même aux abus, par son ordonnance du
10 février — 13 août 1824, qui vint régler la question des tilres. « Art. i«^ A
l'avenir les tilres de Baron , de Vicomte» de Comte, de Marquis et do Duc
qu'il nous aura plu d'accorder à ceux de nos sujets qui nous en auraient
paru dignes , serodt personnels , et ne passeront à leurs descendants en
ligne directe , qu'autant que les titulaires auront été autorisés par nous à
constituer en effet le majorai affecté au titre dont ils seront revêtus. Ces
(0 OEorres de Napoléon lli , tome ii , cbap. des noUes.
240 DE LA n 0BLB8SB
titres et autorisations seront accordés par ordonnances royales, sur le
rapport de notre garde-des-sceaux et non autrement. >•
Ainsi le gouvernement conservait légalement la distinction des titres
viagers ou à brevet et des titres héréditaires , tandis que maintenant les
fils d'un simple Comte à brevet s'intitulent tous Comtes à la fois, dés qu'ils
sont sortis des bancs du collège. Les titres ne sont donc plus qu'une parodie
d'une grande institution.
Les honneurs de la cour, l^s preuves pour les chapitres nobles et pour
le service militaire étant abolies , l'ancienneté de la race ne sert plus
matériellement à rien, et rien ne l'indique au public. Les privilèges sup-
primés , il ne reste donc d'apparent dans la qualité de noblesse que les
titres honorifiques et la particule de qui ne devrait jamais précéder qu'un
nom de terre, mais dont l'usage a fait bien improprement, pour le vulgaire,
une sorte de titre nobiliaire de convention.
Ce fut, comme l'on sait, dans la nuit du 4 août 4789 que quelques
démagogues de la noblesse , fatigués d'une longue discussion sur les droits
de l'homme , et brûhnt de signaler leur zèfe pour la cause nouvelle qu'ils
venaient d'épouser, se levèrent à la fois en demandant à grands cris les
derniers soupirs du Régime Féodal.
« Ce mot électrisa l'assemblée , dit Rivarol dans ses mémoires , le Hea
avait pris à toutes les têtes. Les cadets de bonne maison qui n'ont rien,
furent ravis d'inmioler leurs trop heureux aines sur ]*autel de la Patrie ;
quelques curés de campagne ne goûtèrent pas avec moins de volupté le
plaisir de renoncer aux bénéfices des autres. Mais ce que la postérité aura
peine à croire, c'est que le même enthousiasme gagna toute la noblesse ;
le zèle prit la marche flu dépit : on fit sacrifices sur sacrifices. Et comme
le point d'honneur chez les Japonais est de s'égorger en présence les uns
des autres, les députés de la noblesse frappèrent à l'envie, sur eux-mêmes
et du même coup sur leurs cx)mmettants. Le peuple qui assistait à ce noble
combat , augmentait par ses cris l'ivresse de ses nouveaux alliés ; et les
députés des Communes voyant que cette nuit mémorable ne leur ofirait
que du profit sans honneur, consolèrent leur amour propre en admirant ce
que peut la noblesse entée sur le Tiers-Etat. Ils ont nommé celte nuit la
nuit, des dupes ^ les nobles l'ont nommée la nuit des sacrifices, »
La suppression des droits féodaux fut suivie du décret du 27 septembre
1791 portant que : * Tout citoyen qui dans tous actes quelconques , prendra
quelques-unes des qualifications ou des titres supprimés , sera condamné à
une amende égale à six fois la valeur de sa contribution , rayé du tableau
civique et déclaré incapable d'occuper aucun emploi civil et militaire. »
Cela n'a pas empêché les hommes qui avaient provoqué,, voté et préconisé
cette mesure égalitaire, de se blasonner quinze ans plus tard sur toutes les
BT DES USUBPATIONS II0BILUIBE8. 341
coulures, et de. s'affubler des titres de Ducs, Comtes et Barons qu'ils
STaient naguère proscrits (^}.
Nous avons fait voir l'origine des titres , leur valeur passée . celle qu'ils
peuvent encore conserver de nos jours ; nous allons présenter également
l'origine des noms de famille qui ont conservé , à la différence des litres,
toute leur importance.
Le nom patronymique, nom de famille ou surnom , est un nom commun
à tous les descendants d^une même race et transmis par son auUur ; il se
continue de père en fils dans la même famille et appartient à tous ses mem-
bres. Le nom propre, nom de baptême ou prénom, est celui qui précède le
nom de famille et U est l'appellation distinctive de chaque individu dans la
même famille.
On voit par la généalogie de Jésus-Christ que les Hébreut tie connais^
saient pas les noms de famille héréditaires.
Les Grecs n'en 6renl pas non plus usage , et à Texemple des Hébreux,
ils indiquaient le nom de leur père après le leur , pour se distinguer entre
eux. La multiplicité des noms n'est donc point antérieure aux Romains7
qui, suivant Tite-Live , appelaient le nom général qui se donne à toute la
race nomen gentUitium et le nom personnel prœnomen. A ces deux noms,
ils en ajoutèrent par, succession de temps , un troisième , qu'ils appelèrent
cognomen , et qui servait à désigner à quelle branche d'une même famille
on appartenait. Enfin ils faisaient quelque fois usage d'un quatrième nom
agnomen : mais ce dernier , qui se donnait généralement en mémoire d'une
action éclatante , était personnel et non transmissible. De celte dernière
espèce , étaient le nom d*Africanus pris par l'un des Scipions , d'Asialicus
pris par l'autre , et celui de Torquaius donné à Manlius.
Le» barbares qui renversèrent l'Empire romain ne portaient , ainsi que
les plus anciens peuples , qu'un seul nom propre et individuel ; mais comme
les Hébreux et les Grecs , ils énonçaient à la suite de leur nom, celui de
leur père.
<i) A l'abbé Siéyès que dous avons déjà oommé, régicide puis comte -sénateur, ajootez i
Les régicides Carnot, chevalier de Saint-Louis, puis comte de l'Empire; Jean Bon Saint-
André, baron-préfet; l'ocatorien Fouché. duc d'Otraote; l'abbé Grégoire, comte-sénateur,
absent au moment du vote dans le procès du roi, mais qui adhéra par écrit à sa condam-
nation; le comte Merlin ( de Douai) l'un des auteurs de la loi des suspects; David, chevalier
de TEmplre , premier peintre de S. N. ; le mathémalicien Monge, comte de Peluse, qui
signa Tarrét de mort comme minisire, ainsi que Garât ex-consUtuant qui lut sa sentence à
Louis XVi, et devint à son tour comle*sénateur. Il y aurait à citer bien d'autres noms dont
la mémoire est heureusement peureux moins célèbre. On les exhume des ahnanacbs impé-
riaux, parmi les sénateurs, préfets et présidents des cours d'appels, et on peut consulter
sur leur» antécédents la Biographie universelle. Ces hommes ne doivent point être con-
fondus avec les compegnons d'armes de Napoléon, qui gagnèrent leurs titres sur le champ
de bataille, ei dont les noms rappellent tous, une de nos victoires.
Tome IV. 16
242 . DB LA NOBLESSE
Les noms palronyitiiques ne se sont point formés par une combinaison
fortuite de voyelles et de consonnes, ils ont été pris dans la langue parlée et
ont dû nécessairement avoir un sens. Si Tinterprétation de beaucoup
d'entre eux est maintenant ignorée , c'est d'une part, que l'orthographe a
Subi de grandes altérations dans le cours des siècles et de Tautre, que la
connaissance de la langue romane n'est point encore trés-répandue. Autre*
ment , bien des gens éviteraient sans doute , le non sens grammatical d'ac-
coler la particule de à des épithétes adjectives ou à des prénoms, à des
noms de métiers ou même à des noms d'animaux , ce qui se voit souvent.
Beaucoup de noms primitifs ont été changés par vanité et parce qu'ils
avaient une signification ridicule , et les familles y ont substitué des nom»
de terre\ ce qui explique pourquoi un si grand nombre de noms patrony
miques sont aujourd'hui perdus. Les nobles commencèrent dès le XI* siècle
à prendre des surnoms qu'ils tirèrent soit de leurs terres, soit de quelque
sobriquet. A leur exemple , les individus des classes inférieures qui furent
successivement affranchis, ou qui conquirent une personnalité plus dis-^
tincte, au lieu d'être uniquement désignés par leur nom de baptême et
celui de leur père , prirent ou reçurent de nouveaux noms, car la plupart
leur furent sans doute imposés. Quoiqu'il en soit , toutes ces variétés de
noms sembleraient pouvoir se diviser eà cinq classes distinctes , que nous
avons détaillées ailleurs (').
I* Les noms de lieux, soit qu'ils proviennent de provinces, de villes,
de paroisses, de chapelles, de seigneuries ou de simples domaines tenus
et manœuvres par des vassaux ;
S*" Les noms de baptême transmis héréditairement par les pères aux
enfants ;
3* Les noms des dignités ecdésiastiqucs ou féodales, fonctions « offices,
professions ou métiers; ceux indiquant la condition et les degrés de
parenté ;
4'' Les noms des bonnes ou mauvaises qualités physiques ou morales, aux*
quels on peut joindre les noms d'animaux , parce que la plupart n'ont été
donnés qu'à cause de quelque similitude ;
5*" Enfin la foule des noms qui ne sont relatifs ni à la terre, ni aux fonc-
tions ou à l'industrie, ni aux qualités ou défauts saillants; mais qu'on a
empruntés aux plantes , aux fleurs ou aux fruits ; aux meubles, aux instru-
ments et aux habits ; aux saisons , aux mois et aux jours de la semaine ;
aux éléments, aux astres, aux métaux. En un mot, l'on peut rejeter dans la
même catégorie, la plupart des sobriquets de tout genre.
De ces cinq variétés de noms , aucune ne peut être attribuée exdosive-
(1) Conférez oolre DiMertalloo sur l'orlgioe et la formatioD des noms de fuDUle ea Bre-
tagne. Bulletin archéologique de t'jiitociation Bretonne^ t 3, année itsi.
ET DES USDBPATIOlfS NOBILIAIRES. 248
meut aux familles nobles , car les simples tenanciers ont souvent adopté le
nom de leur tenue, les bâtards celui de leur paroisse , et les sobriquets
même les plus grotesques étaient portas par les nobles dès le XII* siècle.-
On peut seulement présumer que les familles le plus anciennement illus^trées
n'ont jamais dû porter de nom de métiers « et que celles qui en portent , ont
eu pour auteur un individu qui exerçait l'industrie rappelée par le nom
patronymique.
On trouve donc dès le temps de la formation des noms, un très-grand
nombre de roturiers qui ont pris des noms de lieux, et un très-grand nombre
de nobles qui n'avaient que des sobriquets ; d'où il suit que c'est fort à tort
qu'on a appelé particule nobiliaire les articles le, la, les, de, du,
de la, on des qui précèdent certains noms de lieux» devenus noms de
famille.
Dans les deux derniers siècles, tous les bourgeois vivant noblement,
c'est-à-dire ne faisant pas le commerce, dès qu'ils étaient possesseurs d'un
petit quartier de terre, en prenaient le nom et quittaient même souvent
leur ancien nom ^de' famille, vanité ridiculisée par l'auteur du Bourgeois
gentilhomme, mais mode contagieuse dont H. de Molière (Jean-Baptiste
Poqnelin) ne sut pas s'affiranchir lui-même (*). On connaît l'anecdote rela-
(I) Bien d'aulres personnages, inconséquents avec leurs écrits et leurs actes, tombèrent
dans te même traveis. Mous citerons parmi les principaux : Boileau det Préaux oubliant sa
satyre sur la noblesse , et /e patriarche de Femey nonobstant l'idée préconisée dans
Mérope:
Qui sert bien son pays n'a pas besoin d'aieux.
Si l'on voulait savoir les services que Voltaire quoique sans aieux, a rendus à la France, il
faudrait le demander à la Prusse. Rappelons encore Tborloger Caron de Beaumarchais
Jugeant avec Bazile que : « Ce qui est bon à prendre est bon à garder » ; Bernardin de
Saint-Pierre ^ bourgeois du Havre, auquel ses Etudet de la nature firent trouver
. naturel -de se rattacher au célèbre bourgeois de Calais; le philosophe Jean Le Bond ù'A-
Cemôert enfant trouvé sur la voie publique, ainsi que ses conftères Mcolas deChamfortj
Jean-Prançels de la Harpe et l'abbé Jacques de Lille. Dans les sommités révolutionnaires
et égalitaires, n'oublions pas non plus le ministre Roland delà P/a/tére célèbre par sa
femme; Barrère de Vieuiac auteur de C éloge de Louis Xlfet l'un des complices de la
mort de Louis XVI; Brtosot de fParff/Zf, ancien rôtisseur ou tourne-broche à Chartres,
signant du nom de son village d'OuarvilIe orthographié à l'anglaise, un pamphlet contre
l'inégalité des rangs ; Cbasscbœuf autre député du Tiers, qui trouva plus euphdnique à
son retour d'Orient , de traduire son nom en Volney, mot arabe quant au son, et qui a
comme Chassebœuf la signiQcaUon de Bouvier; BUlaut de Farennes . ci>devant oratorien,
l'un des organisateurs des massacres de septcmbi'es La BéveiUière de l'EpeauXy inventeur
delà Théophilanthropie ; Fouquler de Tainville accusateur public, ci-devant procureur
au Chfttelet, et son frère Fouquler d^Hérof^ël^qoX s'inUtule dans l'alroanach royal de 1790 :
fourrier des logis du jRot, seigneur et cultivateur d'Hérouël; les comédiens siffles
Fabre d'Egtantine et Co\\oid'Uerbois;\t vertueux 9éVi(m de Villeneuve ^meit^ de
Paris et surtout l'incorruptible yinXmXWcu de Bobesplerre , qui se borna à allonger son
244 I>E LA NOBLESSE
tive à ces trois frères, qui pour tout héritage n'eurent qu une cour dans
laquelle se trouvaient un puits et une marre , et qui se nommèrent l'aîné
M. de la Cour ; le second M. du Puis et le troisième M. de la Marre,
« C'est un vilain usage et de très mauvaise conséquence en nostre France,
dit Montaigne» d'appeler chascun par le nom de sa terre et seigneurie et
la chose du monde qui fait plus mesler et mécognoistre les races. Un cadet
de bonne maison ayant eu pour son apanage une terre sous le nom de
laquelle il a esté cogneu et honoré , ne peut bonnement l'abandonner ; dix
ans après sa mort , la terre s'en va à un étranger qui en fait de mesme :
Devinez o\\ nous en sommes de la cognoissance de ces hommes.... Il y a
tant de liberté en ces matières . que de mon temps je n'ai veu personne
èslevé par la fortune à quelque grandeur extraordinaire, à qui on n'ait
attaché incontinent des titres généalogiques nouveaux et ignorez à son père,
•et qu'on n'ait enté en quelqu'illustre tige; et de bonne fortune , les plus
obscures familles sont plus idoines à falsifications. » Aux noms de seigneu-
ries du temps de Montaigne, l'on substitue fréquemment aujourd'hui , ceux
de sa commune, de sa ville, de son département, et la conscience publique
se révolte avec raison contre un tel abus. Or si l'on n'y prend garde, la
société nouvelle ne sera plus qu'un carnaval. On peut de nouveau pros«
crire les litres ; on peut les avilir soit en les laissant usurper , soit en les
multipliant, mais on ne peut supprimer le nom. Pour montrer le respect dû
au nom quel qu'il soit , que chacun a reçu de ses pères, nous ne pouvons
mieux faire que de citer les conclusions si remarquables de M. Pinard,
substitut du procureur-général, dans une question d'usurpation de nom
récemment soumise à l'appréciation de nos iribunaux.
« Le nom est un héritage souvent plus précieux que la fortune.... il
Vous suit dans la pauvreté comme dans l'opulence , dans la patrie comme
dans l'exil. L'usurpation d'un nom« dit-on souvent, ne cause pas de préju-
dice matériel ; un débat de ce genre réveille des souvenirs d'un autre âge
et n'est plus aujourd'hui qu'un anachronisme. N'ayons pas de ces préven-
Dom roturier de la parUcuIe supprimée pour ses nombreuses victimes , trop heureunes s'il
n'eût racoourcl que leur nom. Nous voulons bien ne parler que des morts; nuis en voici^
encore deux que nous avons tous connus et qui ne seront pas déplacés à la fin de notre
galerie. « Comme nous lisons dansLucaIn, d'un savetier nommé 5imonqul étant devenu
riche voulut être appelé Simonide » ( voy. Lojseau , livre des ordres) , ainsi rbistorien
passionné des Répuiliquet Italiennes , originaire du Dauphiné, a fait lui et ses pères
^ubir à son nom plus de métamorphoses qu'il n'y en a de la chenille au papillon, pour ptr-
venir à se greffer sur l'Ulnstre maison des Sitmondi de Pise. Et notre dernier poèu na-
tional, nonobstant l'aiguille et le carreau à repasser de son père,, n'était- il pas bientise dé
donner à entendre, qu'il pouvait bien descendre des anciens Bérenger de Provence. Le
sang du grand-mallre de Saint-Jean de Jérusalem se serait alors mêlé avec cehil de quelque
FrétiUon ou Lisette; et 11 était en tout cas pu mal contradictoire à l'auteur du margmis
de Carabas de signer ses œuvres : P -J^ de Béranger.
BT DBS USUBPATIOnS NOBILIAIBES. â45
tionssoperficielles, allons aa fond des choses. Sans doute les prérogatives
du vieux droit, les avantages malérieb attachés à certains noms et qui
avaient été souvent le salaire du sang versé , le prix de services rendus, ont
dû complètement disparaître ; il ne faut ni les ressusciter ni les regretter...:
Mais le nom sans le fief, le nom sans les privilèges éteints, le nom même
sans la splendeur de la fortune ou l'éclat d'un long passé , a toujoiirs
quelque chose d'auguste et de sacré. Sous le nom, il y a toujours une
notion cachée et de sérieux intérêts engagés. Le nom est la chose la plus
simple, elle est aussi la plus profonde.
» Le nom est perpétuel, parce qu'il est le signe vivant, la démonstration
h plus énergique de la notion de propriété. Et quand la fortune mobilière
s'acquiert si vite et se perd si vite encore ; quand la fortune territoriale se
fractionne et disparait chaque jour, il est utile que le nom reste avec son
cachet de perpétuité comme le premier de nos patrimoines, justifiant en la
résumant Tidée même de propriété.
» Pourquoi nos lois ont-elles fait le nom héréditaire et transmissible seule-
ment pour les mâles, si non parce qu'il rappelle et l'unité d'autorité du chef
qui fonde les familles et le respect du passé qui les perpétue : tradition
sainte qui se retrouve partout, que Rome appelait le culte des dieux domes-
tiques, et que nous avons nommée d'un nom plus simple et plus vrai, le
culte des ancêtres.
• Enfin pourquoi veut-on les noms inaliénables et imprescriptibles, sinon
parce qu'ils appartiennent autant à la nation qu'aux individus? N'oublions
pas en effet que les peuples grandissent dans la mesure du respect dont ils
entourent leur histoire. Or les masses n'apprennent l'histoire qu'avec des
monuments ou avec des noms qui leur rappellent les réformes civiles, les
grandes découvertes, les glorieuses conquêtes. Surlescharops de bataille de
la vieille monarchie française, sur ceux du premier empire, sur cette terre
de Crhnée encore couverte de notre sang et de notre gloire , le peuple
recueUle des noms, et ces noms qu'il rend immortels parce qu'ils sont le
symbole de grands faits « c'est pour lui l'histoire toute entière.
» Voilà l'importance et la puissance des noms au point de vue de la notion
de propriété, de l'intérêt de famille et de la tradition nationale.
» De là tirons deux conséquences pratiques ; la première c'est que la
chancellerie obéit aux traditions les plus saines , lorsqu'elle se montre si
sévère pour changer, n prudente pour conserver ; la seconde c'est qu'il est
puéril de revendiquer un nom qui n'est pas le sien et qu'il y a fierté
légitime a défendre à toutes les époques un nom porté par ses ancêtres (^). »
• A quoi bon, dit \e Siècle, demander le rétablissement de la noblesse pour
consolider la monarchie , puisque demain , la monarchie sera obligée de
;i) Gazette des Tribunaux, du » février isss.
S46 DB liA V0BLB8SB
combattre ce qu'elle a fait puisque toute l'histoire depuis Charieroigue
est dans la lutte de la monarchie contre la noblesse et de la noblesse
contre la monarchie. » Cette assertion est reproduite dans d'autres
écrits de circonstance (*) par des publicistes , qui oublient que les pkis
belles pages de notre histoire appartiennent à ce corps illustre de la
noblesse; que toutes les fondations d'églises, de collèges et d'établisse*
roents hospitaliers ont été faites par lui; qu'il a été de tout temps l'avanto
garde de la nation dans les combats, dans les périls ; qu'il s'est fait décimer
pour la monarchie dont le Siècle le dit ennemi, tandis que les coryphées
du Siècle ont envoyé à l'échafaud le plu» vertueux des Rois, en reconnais-
sance de ce qu'il avait fait pour le peuple et pour le Tiers-Etat particuliè-
rement, qui lui avait décerné le titre de Reslauraleur de la Liberté
Française. Cette sollicitude silogique à la fois, pour la monarchie et pour
les régicides , dont l'organe du vieui libéralisme fait constamment i'apo*
logie, serait-elle dans le second cas. de la piété filiale? C'est ce que nous
nous sommes (lemandé, eti compulsant les votes des conventionneb de la
Manche. Le même journal motivé encore son opposition , sur ce que la
noblesse héréditaire ne devrait pas exister dans un gouvernement démo-
cratique. Resterait à prouver que le gouvernement actuel est celai de la
démocratie , c'est-à-dire littéralement le gouvernement du peuple et non
une monarchie héréditaire, c'est-à-dire le gouvernement d'un seul, trans*
missible de mâle en mâle par ordre de primogénilure. Or , une monarchie
peut s'appuyer à la fois sur une aristocratie ou gouvernement des grands
et sur la démocratie ou gouvernement du peuple , et c'est précisément
celle qui régit la France , conjointement avec le sénat et le corps législatif.
Le iStec/c s'est encore posé en défenseur de l'ancienne noblesse : « Ses par-
chemins, craint-il, n'existent pas tous. Comment fourni ra-t-elle ses preuves?
Il y a beaucoup de familles dans lesquelles la possession seule fait titre. On
conçoit que les Montmorency n'auront point à apporter des diplômes: mais
évidemment dans les preuves à faire , la noblesse récente, celle qui a été
créée par le premier Empire, aura l'avantage. »
Que le Siècle se tranquillise sur le désagrément qu'il redoute pour
l'ancienne noblesse. Malgré toutes les pertes de titres que la Révolution a
occasionnées aux familles , et paiticuliérement à celles des émigrés, il est
encore facile à un gentilhomme de prouver sa qualité. En effet, l'ancienne
noblesse s'eutend aujourd'hui de celle qui existait avant la Révolution. Or,
les procès-verbaux des assemblées des baillages et des sénéchaussées, pour
l'élection des députés aux Etats-Généraux de 1789 et pour la rédaction du
cahier des doléances, ces procès-verbaux existent encore , et il suffit de les
consulter pour justifier qu'on était noble à cette époque , puisqu'on a été
'I) Les noôirs et les vifains du temps pissr. pnr Âl|>r Chassant, isà7.
ET DBS USURPATIOna NOBILIAIRES. 247
convoqué à «^elte réunion solennelle en ladite qualité. Cependant cette
preuve ne pourrait être invoquée par toutes les familles, en raison d^s
conditions nécessaires pour être assigné : « 11 n*y a que les nobles possé-
» dant fiefs et âgés de vingt-cinq ans qui soient d^ns le cas d*être assignés,
• disait le Garde-des «Sceaux dans ses instructions du 6 mars 1789. Les
• personnes pourvues ue charges donnant la noblesse , mais qui ne Font
9 pas encore acquise par vingt ans d*exercice, ne peuvent pas être consi-
m dérées comme nobles, et ne doivent conséquemment pas être assignées^
9 quoiqn elfes possèdent des fiefs. Il doit en être usé de même à Tégard des
» particuliers non nobles qui sont propriétaires de fiefs. Il faut être.
9 noble et âgé de vingt*cinq ans pour être admis à rassemblée de la
» noblesse. >
U faudrait donc joindre à ces preuves, les jugements et ordonnances de
maintenues de noblesse, rendus par les parlements ou les intendants des pro-
vinces, lors des dernières recherches contre les usurpateurs. Ces recherches,
commencées sous Louis XIV, en 4666, furent terminées sous Louis XV, en
1727. Pour les familles déboutées à cette époque, il y aurait à produire
les maintenues au Conseil -d'Etat, ou les anoblissements postérieurs; ou y
ajouterait les extraits de Tétat civil qui ne sont pas détruits , mais qui ont
été enlevés aux sacristies des paroisses, pour être déposés dans les mairies,
et les greffes des tribunaux. La réunion de ces divers documents, dont un
grand nombre existe aux archives de ^Empire , et dont une notable partie
se trouve en outre par grosses ou expéditions en forme, dans les archives
particulières des familles , prouve qu'il est presque aussi facile à un gen-
tilhomme de justifier de son extraction , que de se procurer son acte de
naissance.
U existe encore bien d'autres moyens de vérification à la portée de toutes
les personnes qui , ayant perdu leurs titres, voudraient cependant pouvoir
invoquer autre chose que la notoriété , en faveur de leurs prétentions nobi-
liaires. Ainsi , les archives des ministères de la guerre et de la marine ont
conservé les états de services de tous les officiers (^). Les archives des
cours souveraines possèdent les provisions de toute la noblesse de robe
aux deux derniers siècles. Le cabinet du Saint-Esprit, à la Bibliothèque
impériale, renferme les preuves faites devant les juges d'armes et les
(1) Ce ftit seulement en irsi qu'un édlt du Roi révoquant celui de irso qui conférait la
noUease hérédiUdre , à la troisième généraUon de capitaines et chevaUers de Saint-Louis,
établit pour la première fols que nul ne pourrait devenir officier dans les armées thincaises.
s'il n'était noble on fils de chevalier de Saint-Louis. Unatftreédit du i^'lanvier 1786 établit
la même obligation pour la marine, les armes de rartiUerieet du génie en étant exemptées.
L'opinion publique trouva avec raison qu*? c'était une énormlté, de recruter exclusivement
de nobles une carrière qui , jusqu'alors . avait été la pépinière de la noblesse; et rinjnslice
de cette loi expliquerait en partie l'aUitude des députés du Tiers aux Bsats généraux.
Î48 DS LA HOBLBSSB ET DIS mUlFATIOHS HOBQJAIBBS.
généalogistes officiels pour les hoimeon de b coar , pour l'admisâioo
dans certains chapitres, dans les écoles militaires et dans la maison de
Saint-Cyr, pour les ordres do Roi et ceox de Malte et de Saint-Lazare. La
génération actuelle a donc de nombreux moyens de se rattacher à un
ascendant direct, maintenu aux reformations de 1666-1696, aoobli on
ayant obtenu depuis des lettres de confirmation , ou bien ayant exercé
Tune des charges qui procuraient la niriiilesse. Ces moyens sont : les régis*
très de l'état cinl, les contraU de mariage . partages ou ventes; les com-
missions, brevets militaires et lettres de pension; les provisions* d'offices
judiciaires comme secrétaires du Roi , officiers des chambres des comptes,
cours des aides, trésoriers et généraux des finances, conseillers aux parle-
ments du royaume et maires de certaines bonnes villes.
Si Ton demandait à chacun les mêmes preuves qu'au dernier siéde ,
c'est-à-dire d'appuyer chaque degré de généalogie par trois actes origi-
naux jusqu'au commaicement du XVI* siècle, et deux actes originaux
pour les Siècles antérieurs, ce serait se montrer bien exigeant , après la
destruction que la Révolution a faite de tant de titres féodaux ; mais, je
le répète, établir dans chaque famille une filiation centenaire n'est nnlle-
meat impraticable.
POL DE CODRCT.
POÉSIE.
A MORSIEUR A. DE LA BORDBRIB.
Moiisteor et ami .
Je vous prie de vouloir bien accepter la dédicace de la pièce que je vous
adresse sons ce pli. — Je ne pouvais pas placer eu tète de mes alezao-
drios un nom plus honorable ni mieux fait pour me recommander auprès
des lecteurs.
C'est à vous, cher Monsieur , que je dois Tidèe de cette épitre; elle
m'est venue, l'année dernière, en lisant une lettre que vous me fîtes Thon:
neur de m'écrire et dans laquelle vous me demandiez des vers satiriques.
— Je me mis à l'œuvre aussitôt ; mais une foule d'occupations , ou, pour
mieui dire de préoccupations, m'obligèrent à quitter la plume ; les huit
premiers vers seulement avaient été jetés sur le papier. Je les ai retrouvés
la semaine dernière, et, dans une journée de calme et de loisir« j'ai achevé
l'épitreque je vous envoie aujourd'hui. — Mieux vaut tard que jamais....
si cela vaut quelque chose ! — Je vous en fais juge
HippOLTTE MINIER.
L'AGE D'OR.
Qoaod les âmet ont soif de vertii ,
n'ayex pts <riiiqiUétade.«.
B. PBLLBTàn.
A M. A. DE LA BORDERIE.
Vraiment! je céderais à votre fantaisie !
J'irais d'un fouet vengeur armer ma poésie ,
Piller de Némésis le classique arsenal
Et refaire une pointe aux vers de Juvénal f
^0 l'agb d^b.
Non, non ; n'y comptez pas ; je ne veux point médire.
D'ailleurs où trouverais-je un sujet de satire?
J'ai beau prêter Toreille, ouvrir de larges yeux,
Je n'entends, ne vois rien qui ne soit pour le mieux.
Partout, au premier rang, c'est la vertu qui brille ;
L'honneur, trésor gardé par les chefs de/amille.
Aux enfants est toujours fidèlement transmis;
Riche, on n'est point flatté pauvre, on a des amis.
L'esprit fait librement la guerre au ridicule,
Pygmée, il raille, il siffle à la barbe d'Hercule ,
Et jamais, se livrant sans crainte à ses ébats.
Pour avoir ri tout haut il ne pleure tout bas.
Ardente à le chercher sous le toit qui l'abrite,
La* renommée accourt au devant du mérite;
Le talent est certain d'être toujours compris ,
Et l'on a du génie... ailleurs que dans Pari«.
De son opinion chacun a le courage ,
La vérité jamais ne subit un outrage ;
Le cœur ne dit plus non , quand la bouche dit oui ;
Mentir ! qui l'oserait? Rien ne ment aujourd'hui ,
Rien... ni le prospectus où les Purgons en vogue
Révèlent au public le succès de leur drogue ;
Ni le cachet du vin que chèrement paiera
L'heureux consommateur qui peut faire un extra;
Ni le jeu de la Bourse où seul le hasard triche ;
Ni la prime annoncée à qui veut être riche ;
Ni des baisers de cours l'échange solennel ;
Ni des grands écrivains l'encens confraternel ;
Ni le luxe criard dont si bien s'accommode
La grisette changée en reine de la mode.
Rien n'est faux... ni le ton doucereux, engageant,
De l'avide emprunteur qui flaire notre argent ;
Rien !... pas même les pleurs d'un riche légataire ,
Pas même de Gabet le rêve humanitaire !
l'âge d*oh. S5i
La haine dans les cœurs a fait place à Tamour.
Quelle séréoité chez les puissants du jour 1
Quelle attitude calme et quel joyeux visage !
Le sourire des grands est d*un heureux présage ;
Aussi comme le mon^e a foi dans Tavenir !
Qui donc, contre le sort, cherche à se prémunir?
Pas un indice au loin d'orage politique ;
Tous les peuples, brûlant d'une ardeur sympathique,
A Fexemple des rois se chérissent entre eux ;
Plus de rivalités aux conflits désastreux !
Et si Ton voit encor, hauts de toute leur taille,
Deux peuples mesurer leur front dans la bataille.
L'amour seul de la paix leur met le fer en main :
On se tue aujourd'hui'pour s'enibrasser demain!
Des brillants écrivains dont le cerveau s'allume
Au souffle inspirateur, jamais l'ardente plume
Ne comprit aussi bien sa noble mission.
0 saint amour du beau ! féconde passion !
Toi qui créas Corneille et Racine et Molière,
Qui créas Bossuet , cette immense lumière ,
Tu fais, de leur génie excitant les efforts,
Les auteurs d'aujourd'hui bien plus grands, bien plus forts !
Sûr que pour lui déjà la gloire ouvre son temple.
Dans son œuvre chacun ûèrement se contemple,
Et, jaloux du laurier de la postérité.
Veut d'avance prouver qu'il l'aura mérité.
Comme on lime les vers ! comme on polit la prose !
A se faire imprimer nul auteur ne s'expose
Sans avoir d'un Boileau l'avis approbateur.
Que Ton met à produire une sage lenteur !
* On prodigue le temps au désir de bien faire ,
Et plus que le lecteur pour soi l'on est sévère.
La palme est le seul but, qu'importe le profit !
Y songe-t*on ? D'ailleurs peu de chose suffit
l'agb d'oe.
Aux écrivains du jour : leur vie est si frugale,
Leur humeur si champêtre!... Entendre la cigale
Chanter, et sous Tormille arrondie en berceau
S'asseoir et méditer au bord d'un clair ruisseau,
Cest le plus doux plaisir dont leur âme s'enivre :
Plaisir qu'on peut goûter sans vendre cher un livre.
Aussi d'un beau renom uniquement épris ,
Aucun d'entre eux ne fait (rafle de ses écrits,
Et, dans l'or ne voyant qu'un métal illusoire,
Alexandre Dumas travaille pour la gloire !
Les mœurs, doux résultat d'un progrès bienfaisant,
Furent-elles jamais plus chastes qu'à présent?
Dans un châle effronté qui descend jusqu'à terre.
Quelle épouse oserait afficher l'adultère?
Que d'attraits ingénus! que d'Agnès de vingt ans!
Quelle raison partout ! que de gages constants
Par d'imberbes Calons donnés à la morale!
Un jour d'aubaine, un jour d'ivresse générale ,
Si, repassant le Styx, sa lanterne à la main ,
Diogène à pas lents se frayait un chemin
Dans la foule amassée au centre de la ville ,
Et qu'il cherchât un homme, il en trouverait mille!
Satisfait de son lot , si modeste qu'il soit ,
Chacun bénit le ciel dans la part qu'il reçoit.
Qu'importe un char qui brille^ un nom propre qui sonne !
Obtenus par l'intrigue, ils ne tentent personne.
Il suffit d'être pur pour qu'on soit honoré.
Un caractère droit, noblement déclaré.
Est aux emplois civils un titre légitime ;
Tout homme a sa valeur en lui-même; on l'estime
Au poids de ses vertus et non de son argent.
La fortune sourit au plus intelligent ,
Au plus laborieux, surtout au plus honnête ;
Et tout millionnaire, en levant haut la tête.
Peut de son premier gain faire un public aveu.
l'àgb d'oh. 253
Oo vole bieo encore , on assassine un peu ;
Hais des crimes déjà si grande est la disette
Que, dans ce champ stérile, une pauvre gazette
Peut à peine glaner, en furetaùt partout ,
Quelque forfait naïf que la justice absout...
Le jour vient où le Code , inutile grimoire,
Sommeillera, poudreux , dans le fond d'une armoire ;
L'équité dictera tous les engagements ,
On De plaidera plus... même chez les Normands.
Dandin, d'un lit douillet faisant l'expérience.
Verra qu'on peut dormir ailleurs qu'à l'audience;
fit maitre Patelin, de retour au hameau.
Se métamorphosant en berger de trumeau ,
Ira , sur la colline où l'ombre. plane encore,
Soupirer pour Babet et voir lever l'aurore !
Quoi ! vous riez ? — Ma foi, ce n'est pas sans raison ;
€et hosanna me semble un peu hors de saison ;
Vous! — Oui, moi! Trop longtemps, esprit retardataire.
De la prévention je restai tributaire ;
L'ombre des préjugés environnait mes pas.
J'avais les yeux ouverts et je ne voyais pas.
Je niais le progrès , je niais la lumière.
Je... Tout à coup le jour se ût dans ma paupière ,
Et notre âge , à mes yeux , se montra tel qu'il est ,
Noble, grand, aussi beau qu'il m'avait paru laid ;
Et depuis, dans mes vers qui bravent l'équivoque,
Je crie à pleins poumons : Honneur a notre époque !
— Mais enfin qui lui vaut ces grands coups d'encensoir?
— Le Siècle... un bon journal que je lis chaque soir!
Bordeaux, 23 août 4858.
HippoLTTB MINIER.
LE VENDÉEN DÉSERTEUR
ÉPISODE DE LA RÉVOLUTION.
En France, durant Tannée 1793, on ne chômait pas de combats,
de massacres et dMncendies. Pendant qu'à Paris les tètes roulaient
chaque jour sur Téchafaud , il y avait dans les champs de la Vendée
émulation de meurtres et de carnage. A Paris, les vieillards, les
femmes et les enfants passaient indistinctement sous le fer de la
guillotine; alors le crime et l'assassinat étaient de mode. En Vendée,
Ton imitait, et, comme il arrive souvent dans Fimitation, Ton
surpassait. Les baiot^nettes républicaines égorgeaient aussi sans
distinction d'âge ni de sexe, maïs elles faisaient plus : elles égor-
geaient, puis elles se montraient ornées des membres encore palpi-
tants de leurs victimes.
Le bourg des Arcis, placé non loin du bord de la Loire et du
rocher célèbre de Saint-Florent, se trouvait au milieu de cette
atmosphère sanglante. Tous les habitants en état de porter les armes
s'étaient éloignés; ils étaient allés rejoindre ce chef dont la mémoire
serait moins glorieuse s'il n'avait été que brave : c'est nommer
Bonchamps. Il n'était resté que quelques vieillards, quelques femmes,
et parmi ces dernières une jeune fille nommée Marie. Elle devait
86 marier, mais la guerre était venue détruire ses songes de bonheur.
Un jour, ce cri d'alarme se fait entendre dans le bourg des Arcis : —
Sauvez-vous! Sauvez-vous ! voilà les Bleus ! '
La terreur est au comble. Au milieu de l'effroi général on ne sait
d'abord à quel parti s'arrêter, enfin une résolution est prise.
A quelque distance s'ouvre un souterrain qui se prolonge au loin,
sous la campagne. Lors de l'irruption des Normands, dans les temps
reculés où ces peuples barbares, quittant leur âpre climat, venaient ra-
vager les bords fertiles de la Loire, il servait d'issue, dit la tradition, à un
manoir féodal, dont une dernière tour crénelée, encore debout, a
LB VENDËBN DÉSERTEUR. 255
résisté à la destruction des siècles. Au moyen de cette issue, le
manoir assiégé se ravitaillait, et si la fortune trahissait le courage de
ses défenseurs, ils avaient par là une voie assurée de salut.
L'ouverture de ce souterraiii, au milieu d'un champ et à fleur de
terre, ne laisse point soupçonner son existence. C'est pourquoi dans
les temps anciens il avait servi à tromper la férocité des hordes du Nord,
comme il a servi de nos jours à dérober des Français à la haine
sanguinaire d'autres Français.
Ce fut en ce lieu qu'une partie des malheureux habitants des Ârcis,
les femmes en particulier, cherchèrent un abri ; elles abandonnèrent
donc leurs chaumières à la dévastation et à l'incendie, et, se hâtant
vers le souterrain, elles eurent bientôt disparu sous le sol protecteur
qui devait les mettre à l'abri du danger.
En ces jours, les Vendéens venaient d'être battus à la lande du
Croulay. Tout à travers la campagne s'étaient égaillés ces soldats en
sabots, mais ces soldats que rien ne décourageait, parce qu'une voix
leur disait : Dieu le veut! et, comme les anciens croisés, ils se
résignaient.
Il n'y avait eu, au reste, qu'un combat de peu d'importance; de
part et d'autre, que quelques morts et quelques prisonniers.
De ce nombre étaient deux jeunes paysans qui avaient quitté naguère
le toit paternel, tout novices encore dans ce rude contact des hommes
et de Ja guerre, de la guerre civile avec ses cruelles représailles.
L'officier qui commandait les républicains fait venir devant lui l'un
des prisonniers :
— Crie : Vive la République! hii dit-il.
— Vive le Roi ! s'écrie le brave jeune homme.
— Qu'on le fusille ! vocifère l'officier.
On amène ensuite le second prisonnier. Mais un horrible spectacle le
terrifie. Là^ devant lui, son compagnon, son ami est étendu sans mouve-
ment. Tout à l'heure, il était plein de vie; vingt balles en ont fait
un cadavre.
— Tu peux vivre, lui dit l'officier, mais il faut crier ; Vive la
République! et t'engager avec nous.
256 LB YBUDÉER
Le prisoDDier hésite Le courage lui manque Il devient
soldat de la République.
Ce jeune paysan se nommait Pierre Trotreau ; il était aussi du
village des Arcis. (Tétait lui qui devait épouser Marie, Marie en ce
moment même réfugiée av^ d'autres femmes d^ns la caverne sou-
terraine.
Cependant les événements se pressaient; Pierre aurait voulu
déserter, mais la surveillance dont il était Tobjetlui faisait comprendre
qu'à la moindre tentative de ce genre, c'était fait de lui. Puis, les
Vendéens l'avaient vu faisant le coup de feu au milieu de leurs ennemis,
et ils avaient dit : Si Pierre tombe entre nos mains, il mourra. Ainsi,
en désertant, la mort se montrait pour lui de tous côtés ; que pouvait-il
faire? mourir ou rester; il resta, attendant des temps meilleurs.
Le bataillon dans lequel Pierre se trouvait incorporé, se composait
en msyeure partie de ces hommes qui apparaissent seulement aux
temps de révolution , quand la vague populaire amène à la surface de
la société toute l'écume que celle-ci récèle en son sein. Aussi ces
hommes remplissaient-ils dignement la mission sanglante qui leur
était confiée. C'était ce bataillon qui, se dirigeant vers le village des
Arcis, avait causé l'effroi de ses habitants.
Les femmes réfugiées danâ le souterrain se croyaient à l'abri de tout
danger, et elles devaient Fètre, à moins que la trahison ne vint révéler
leur retraite. Pendant qu'elles s'encourageaient les unes les autres
et que, le chapelet à la main , elles priaient pour demander à Dieu la
résignation et le courage du chrétien , les Bleus s'approchaient
Ils s'approchaient, et Pierre au milieu d'eux frémissait à la pensée
que bientôt, dans le lieu même de sa naissance, là où étaient ses
parents, ses amis, la jeune Marie peut-être, on le verrait parmi
leurs plus cruels ennemis.
Dans la direction prise par les Bleus, il fallait, pour parvenir an
village des Arcis, que ces dernier^ suivissent un chemin creux tout
auprès du champ où se trouvait l'ourverture du souterrain. Mais des
ronces la couvraient, de grands arbres et des haies épaisses bordaient
le chemin, il n'y avait pas apparence qu'aucun œil ennemi pût
pénétrer à travers de tels obstacles ; aussi la troupe passa-t-elle sans
DÉSEETEUR. 2S7
concevoir aucun soupçon. Déjà elle s'éloignait,^ quand deux soldats
traineursqui suivaient à quelque distance de Tarrière-garde, entendent
en passant Taboiement d'un chien. Surpris, ils montent dans le
champ qui dominait le chemin, écartent les branches, regardent, et
s'étonnent bien pins encore en voyant les ronces s'agiter, puis le
chien disparaître aussitôt sous terre. Ce singulier incident excite
vivement leur curiosité; mais ils n'osent s'avancer seuls, ils appellent
leurs camarades les moins éloignés, et avec eux se dirigent vers
l'entrée de la caverne.
Pendant ce temps, Pierre arrivait aux Arcis avec l'avant-garde.
Sa tristesse est grande au milieu de la dévastation qu'il remarque, et
qui tout à l'heure sera bien plus grande encore. Voilà la maison de
son père, celle où demeurait Marie; voilà ce presbytère où le bon
curé lui a souvent dit de ces paroles qui foitifient l'àme et lui ins-
pirent les vertus chrétiennes, Hélas ! tout cela est désert, silencieux
comme la tombe; et l'église, dont il ne reste plus que quelques n^urs
noircis par l'incendie, montre que dans cette guerre dévastatrice on
s'attaque à Dieu non moins qu'aux hommes.
Les soldats , animés par l'espoir du butin , ae répandent dans le
village; ils fouillent chaque maison, et leur fureur s'aecroit davantage
en ne trouvant rien à prendre, rien à tuer.
Tout à coup de grandes clameurs s'élèvent, clameurs sauvages,
clameurs de haine et de sang. — Vive la République! s'écrient les
soldats, en vociférant^ les brigands sont découverts !
Et il n'était que trop vrai :• le souterrain qui protégeait (me
vingtaine environ de Vendéens et de Vendéennes avait été découvert,
et c'étaient ces malheureux qu'on amenait en triomphe.
£n ce temps, au bout du fusil était le jugement et l'exécution. On
se passait des formalités de la justice et de la toilette du condamné.
Le républicanisme d'alors n'aimait pas ces longueurs.
Les pauvres femmes sont placées sur une même ligne, et des soldats
forcenés s'apprêtent à faire feu sur elles.
Pierre tournait en ce moment l'angle d'une maison qui lui dérobait
cet affreux spectacle ; et il est aussitôt aperçu par les malheureuses
victimes qui lui crient : — Voisin Pierre, sauve nous! Est-ce que tu
Tome IV. 17
388 Lfi VBMÉSH
ne TKms reconnais pas? — Au milieu de toutes ces voix suppUaùfetf,
celle de Marie se fait entendre; mais Pierre, à ce spectacle isattenda,
est frappé de stupeur; sa vue s'obscurcit, sa raison se trouble, la
parole expire sur ses lèvres; il reste muet, immobile
— Feu ! dit Tofficier qui commande cette borrible boucherie. ....
Puis c'est une effroyable détonation au sein de laquelle se perd la voix
de Pierre, revenu trop tard à lui-même, car Toéuvre de massacre est
consommée, et ses cris de désespoir ne sont plus qu'un objet de
risée pour ses camarades, dont quelques-uns disent: — Cest ua
brigand aussi lui! tuons-lel...
Telle est Taffreuse épreuve qu'eut à supporter le jeune Vendéen.
Pendant quelques jours, sa raison demeura tout égarée. Il n'entendait
plus ce qu'on lui disait ; la nuit comme le jour, il ne prenait point
de repos , et prononçait sans cesse ce mot funeste : Feu ! feu!
Enfin le temps vint jeter quelque calme dans ce cœur si cruellement .
agité ; mais la honte, le remords le déchiraient en secret.
On sait que le Vendéen aime passionément son clocher; aussi est-H
vrai de dire que la princ4pale cause de l'insurrection de 1793 a été
cette loi de la république qui condamnait la jeunesse vendéenne en
masse à marcher aux frontières contre les étrangers : combattre pour
combattre , elle aima mieux que ce fût dans son pays et pour le
défendre contre un pouvoir impie qui foulait aux pieds les objets les
plus sacrés de son culte et de sa vénération. Dieu et le Roi résumaioit
toutes ses pensées, et ce fut aussi son cri de guerre.
Mais pour le malheureux Pierre , t^ devait être un bonheur que de
quitter un pays où, de tous côtés, il ne voyait que d'horribles désastres,
où se représentaient sans cesse devant lui, avec toutes les couleurs de
la réalité, les scènes abominables dont il avait été le témoin , où par-
tout il n'apercevait que des ennemis d'autant plus implacables que les
uns et les autres le honnissaient comme un traître. Aussi Pierre salua-
t-il comme un heureux jour celui où son bataillon reçut l'ordre de
marcher aux frontières. Il s'éloigna avec bonheur de cette terre natale,
devenue pour lui une terre maudite, où il ne pouvait plus vivre. D
traversa la France et fut bientôt à l'armée de la Moselle, non loin des
bords du Rhin.
C'était une belle année, surtout par Tenthouatasme qui ranimait.
Elle servait une mauvaise cause, sans doute, puisque c'était celle de
Tanarchie la plus sanglante et la plus cruelle ; mais le plus grand
nombre de ses soldats, étrangers aux forfaits qui souillaient alors le
sol de la France, croyaient sincèrement se dévouer pour la patrie et
pour la liberté. Or, là où il y a dévouement, il y a aussi noblesse et
générosité. Nous disons donc : c'était une noble erreur.
D'autres Français avaient cru mieux comprendre les vrais intérêts
de leur pays, en cherchant à le préserver de la tache du régicide et è
détruire l'odieuse oppres ion qui pesait sur lui. Du sein de la fortune et
des plaisirs ils avaient couru à l'exil et aux combats. Ils montraient
aussi d'admirables dévouements. Parmi eux , tous les âges , toutes les
dignités étaient confondus dans une seule pensée d'honneur. Le vieil-
lard et l'adolescent, le général et le sous-lieutenant se pressaient dans
les mêmes rangs, et le boulet, en les atteignant, ne croyait frapper
que des soldais. Ces hommes marchaient avec l'étranger, dit-on ; c'est
vrai! maïs c'était l'étranger combattant les tyrans de leur pays. Qui
pourrait douter encore que les descendants du grand Condé et ses
vaillants compagnons d'armes ne fussent morts pour la France, si son
indépendance eût été menacée ?
' Une nuit, Pierre se trouvait aux avant-postes et placé en sentinelle
perdue. Devant lui était le camp des Condéens. Il savait que c'étaient ,
des Français, marchant sous le même drapeau que celui de la Vendée.
C'était comme une autre patrie qui lui apparaissait. Les feux de bi-
vouac, vus au loin à travers les vapeurs de la nuit , rappelaient à son
souvenir ces feux que, dans son pays, le laboureur allume pour
féconder ses champs. Son cœur js'émeut, l'horrible passé se retrace
devant lui ; il sent le besoin d'expier sa faiblesse ; sa résolution est
prisé. Il rejette ses armes, se dépouille de l'habit qui lui est odieux,
et s'enfuit protégé par les ténèbres. Pour parvenir à son but, il fallait
passer le fleuve^ Après mille détours et beaucoup de recherches inutiles,
il trouve enfin une barque abandonnée, il s'en empare, pousse au
large, et arrive heureusement à Tautre bord.
Le jour commençait à poindre. Une patrouille rencontre Pierre et
l'arrête ; il demande à parler au général.
360 LB yBiff^H
Pans cette armée de Condé^ dant jusqu'iei Thistoire, influéûcée
par les préventions de partis, n'a pas assez fait eonnaitre tous les
actes de courage et d'héroïsme, se distinguait un corps, composé
d'infanterie, de cavalerie 'et d'artillerie, connu sous le nom de la
légion de Mirabeau. L'ud des officiers supérieurs de ce corps était un
Breton dont la mémoire nous est chère ; il se nommait le comte de
Chasseloire. C'est devant ce dernier que Pierre est couduit. Interrogé, il
dit son pays, tait les circonstances si cruelles^e sa vie, et exprime
un vif désir de combattre sous le drapeau qui est aussi celui de Itt
Vendée. Sa demande est accueillie, et Pierre, admis dans la cavalerie,
devient hussard de la légion de Mirabeau.
Alors les combats se succédaient sans cesse, combats archarnés
et déplorables, où la valeur française se trouvait aux prises avec elle-
même, où, de quelque côté que fût ta victoire, la France avait
toujours à*pleurer ta perte de ses enfants.
A pareille école Pierre devint bientôt un intrépide soldat,
b' ailleurs, toujours poursuivi par l'affreuse image du passé, il ne
tenait pas à la vie et ne la ménageait guère. Il se précipitait dans le
danger avec un désir secret d'y trouver cette mort qui devait expier
ses fautes , et la mort l'épargnait. Ainsi se fit-il bientôt un renom
de brave parmi les plus braves. S'il s'agissait de quelque périlleuse
mission, c'était à Pierre qu'on la confiait, sûr qu'on était de soo
intrépidité peu commune. Qui aurait pu reconnaître dans ce hussard
de la légion de Mirabeau, qui se jetait tète baissée sur les bataillons
ennemis, à travers les balles et la mitraille, ce jeune paysan vendéen
naguère si timide et que la crainte avait fait parjure?
Nul n'ignore les événements qui se passèrent en ce temps, et,
après d'héroïques efforts mal secondés , la dispersion des soldats de
Condé. Ceux-ci, qui venaient de combattre avec tant de courage sur les
champs de bataille arrosés de leur sang, n'en montrèrent pas moins
dans les infortunes et les misères de l'exil. Enfin, après de longues
années, ceux qui avaient survécu à tant de vicissitudes, revirent leur
patrie, qui avait échangé le joug, de l'anarchie contre celui de la
gloire.
Le comte de Chasseloire fut de ce nombre ; il revint dans cette
DÉSBBTBUR. 261
Bretagne qui avait toujours été Fobjet de ses pensées les plus chères.
Là, au milieu des siens, et pouvant échanger avec quelques-uns de
ses compagnons d'armes ses souvenirs d'honneur, il vivait entouré
de Testime de ses amis et de ceux mêmes qui dans des temps de
fanlitlsme politique avaient pu être ses ennemis.
Un jour, longtemps, bien longtemps après son retour de Texil , se
promenant près de la rivière d'Ërdro ^ dont il habitait les bords , il
aperçoit un bateau qui se dirige de son côté. Le bateau touche
bientôt la rive; il en descend un homme et une femme; tous
deux portent le costume des paysans vendéens. L'homme s'approche
et, cédant à un sentiment qui fait taire tous les autres, il se jette
dans les bras du comte de Chasseloire. Celui-ci, surpris, le regarde.
Quel est son étonnement! c'est Pierre! c'est l'intrépide hussard de
Mirabeau , et, sous l'impression de mille souvenirs divers, le chef et
le soldat s'éloignent ensemble pour se livrer à' une affectueuse
reconnaissance.
Mais une femme était là, qui contemplait cette scène en silence,
ses larmes coulaient; c'était la femme de Pierre. Tout à coup elle
s'écrie : — Mon mari n'est donc pas un traître !
Elle ne pouvait croire, la pauvre femme, après avoir vu soç mari
recevoir un tel accueil d'un homme entouré de tant d'estime, qu'il
fût coupable de la trahison dont ses compatriotes l'accusaient.
Depuis lors nos regrets ont suivi (Jçns la tombe le noble comte
de Chasseloire.
Pierre lui survécut: il était pauvre; n^ais une main accoutumée
aux bienfaits et guidée par le souvenir de celui qui n'était plus,
venait chaque année le secourir. L^âge n'avait pu courber la taille de
Pierre et quand , la pioche sur l'épaule , il s'en allait au travail , on
eut di^ à sa démarche qu'il portait encore le mousquet et la sabretache
du hussard de Mirabeau.
Mais le temps, qui tue plus sûrement que le boulet, termina bientôt
to vie du Vendéen déserteur devenu riqtrépide soldat de Condé.
Comte DE SAINT-PERN.
POLÉMIQUE.
LE CHIEN DE SAINT-GAST ET SES DÉFENSEURS.
A Toccasion des observations critiques présentées par H. de Kerjemi^
dans notre livraison de juillet, sur le malencontreux lévrier du moniH
ment de Saint-Cast, un journal de Dinan (l'Union McUouine etDinan-
naise) a jugé bon de publier contre nous, le 315 juillet dernier, Tartiçle
suivant que nous reproduisons en entier :
« Lisez-vous certain recueil ayant pour titre : Revue de Bretagne et de
Vendéet
» Non, peut-être : les tristes souvenirs que cq nom de Vendée éTm{iie
sont de ceux qu'il ne faut rappeler, direz-vous, que pour inspirer rhorrear
de la guerre civile , que pour gémir sur les deuils de la patrie.
» Nous sommes de votre avis.
• Mais vous avez au moins entendu parler de l'œuvre, et }e Journal de
Bennes , entr^ autres » vous aura vanté Tesprit, Térudition d'un des rédac-
teurs, de M. de Keijean,"^ particulièrement, qui lient dans cette publication
l'emploi de chroniqueur et de critiqué.
>* Ah! c'est un homme terrible que ce M. de Kerjean 1 Si notre monu-
ment de Saint-Cast n'est pas démoli de fond en comble d'ici le il septem-
bre, ce ne sera pas de sa Taute.
» Pourquoi cela?
• Parce que la commission centrale dinannaise a jugé convenable de
s'en rapporter au bon goût du conseil général des bâtiments civils, et n'a
point demandé les conseils de la Revue de Bretagne et de Vendée.
» Ce n'est pas queM.de Kerjean méconnaisse le talent de l'architecte
dont le projeta été adopté : au contraire, il lui rend pleine justice ; mais...
il eût fallu consulter M. de Kerjean.
» Laissons-le lui-même énoncer son opinion bien arrêtée à ce sujet , en
lui pardonnant
Ce moi présomptueux de Montaigne et de Sterne
Si mal reçu, venant d'un auteur subalterne.
LB CHIBN Bfi SAUIT-GÂST ET 8BS DÉFBNSBURS. %3
ft Le taleut professionnel bien connu dfi H. Bourgerel, dit-il, défie m<^
» criliques comme me^ éloges, et répond suffisamment de la beauté archi-
« teclurale du monument. Mais son projet, je le déclare» n'en renferme
• pas moins une MONSTRUOSITÉ : c'est ce lévrier donné pour symbole de
• la Bretagne, et contre lequel la Bretagne entière ne peut manquer de pro-
» tester. Où a<-t-on vu que le lévrier dM jamais représenté la Bretagne à un
» titre quelconque ? »
« Ouvrez le deuxième volume de TfTti/iMrec^e Bretagne, par Dom Morice,
Monsieur» vous y verrez , entre autres gravures, le tombeau de François II
et de Marguerite de Poix, au pied duquel se trouve un lévrier portant au
cou les hermines bretonnes avec celle devise : A ma vie. — Dkes-nous, ce
lévrier sur une tombe n'est-il pas bien réellement le symbole de la Bre-
ta^ie fidèle?
» C'est en présence de ce monument , sans doute » que M. Bourgerel s'est
inspiré.
» Cependant; voici que vous révoquez en doute la fidélité du chien,
parce qu'il a plu à un légendaire d'avancer que, lors de la bataille d'Âuray,
le lévrier de Charles de Blois quitta son maître pour aller lécher les mains
du vainqueur. «
» Là-dessus vous aiguisez une piîlite pointe qui ne manque pas de
piquant, nous vous l'accordons» mais qui ne prouve rien.
» Le chien est-il ou non l'emblème de la fidélité?
• Oui, répond M. de Buflbn : « Sans avoir comme l'homme la lumière de
» la pensée, le chien a toute la chaleur du sentiment ; il a (/a plus que lui
» la fUlélilé, la constance dans ses affections. »
» Est-ce donc, en définitive, un symbole si ridicule que cet intrépide gar-
dien de nos demeures, de nos propriétés?
» Il est un autre fait que M. de Kerjean ignore ou semble ignorer : c'est
qu'avant d'avoir pour armoiries l'hermine et la herse , la ville de saint
Malo portail un chien sur sonécu, et qu'elle futloQgtemps gardée par
une meule redoutable.
» Or, eni758« c'est surtout contre le pays de Saint- Malo que l'ennemi
tournait ses armes, et plus d'un brave Maloutn, on le sait^ rougit de son
sang le champ de bataille de Saint-Cast.
» Où donc maintenant est la monstruosité ?
» Dans une carte géographique de la province de Bretagne dédiée à
Nosseigneurs des Etats par le savant Ogée , nous voyons encore les armes
de France et de Bretagne en alliance, et les supports de ces armes sont : à
droite, la France, représentée par une femme tenant un drapeau fleurde-
lysé ; — à gauche la Bretagne , figurée par un charmant lévrier portant
au cou la devise : A ma vie l
» Et c'est sérieusement, après cela , que M. de Kerjean nous dit que
2164 LE CHIfiN DE SAmT-GAST
« dans ce prélendu symbole uolre vieille province aurait le droit de voir
» une insulte? « Allons donc!
• M. de Kerjean poursuit :
» Ce n'est pas tout , me dira-l-on peut-être , de critiquer : il faut rem-
» placer. S*it faut absolument donner mon avis , je voudrais sur la
» > colonne deSaint-Gast une haute et fière statue de la Bretagne, couronne
» ducale en têle, une main sur son glaive, et de l'autre brandissant dans
* la direction des côtes d'Angleterre sa vieille et vaillante bannière. »
» La Commission centrale ne vous a pas attendu, Monsieur, pour émettre
cette idée : un de ses membres les plus honorables l'avait exprimée avant
vous, se rappelant que la médaille commémorative du temps portait cette
noble figure de la Bretagne, non avec la couronne ducale, comme vous le
dites, car, hélas ! notre pauvre province l'avait perdue longtemps avant 4758,
mais avec la couronne de laurier dont elle est toujours digne.
> Si ce projet d'une statue de la Bretagne n'a pas prévalu, c'est que
l'on a dû limiter à 6,000 fr. le chiffre de la dépense, et que dès lors il n'était
plus permis aux architectes de songe^ à faire entrer dans leurs plans une
œuvre d'art de cette importance.
» Eh ! dites-nous. Monsieur, franchement, avons-nous eu tort d'être pru-
dents? de ne pas trop compter sur la générosité de nos voisins de la Loirer
Inférieure, du Morbihan et du Finistère, Bretons comme nous cependant?...
Quelles souscriptions, à l'exception de celle du vénérable évêque de Nantes,
nous sont venues de ces trois départements?... Kous n'en connaissons
guère.
» Laissez donc. Monsieur, les Côtes-du-Nord et Tllle-et-Vilaine élever en
paix et de leurs deniers, à la gloire de la Bretagne héroïque et fidèle , le
monument de Saint-Cast, sur les lieux arrosés du sang de nos père$. — En
dépit de vos facéties, les pèlerins patriotes s'arrêteront avec une respec-
tueuse émotion devant cette colonne commémorative , devant ce groupe
emblématique, et nos flottes nationales les salueront avec un juste
orgueil! m
J. BAZOUGË.
N'ayant en que très -tardivement connaissance de cet éloquent
morceau , nous n'en avons pu rien dire dans notre livraison d'août ;
et nous avons dû nous adresser à nos excellents confrères du Journal
fie Hennés, qui ont bien voulu publier, dans leur numéro du 16 août
dernier, notre réponse ainsi conçue :
BT SES DÉFElfSBURS. 265
À Monsieur J. Bazouge, rédacteur en chef et propriétaire-gérant du
journal rUmoN MALOumB et DinAiiNAiSE.
16 tout 18&8.
Monsieur,
Dans le numéro de votre journal du 9S juillet dernier, dont j'ai eu
connaissance hier seulement, vous vous plaisez à représenter la Retue
de Bretagne et de Vendée, dont je suis directeur, comme absolument
hostile au monument de Saiht-Oast.
Ceci est précisément le contraire de la vérité.
Dans sa livraison de novembre 1857, la Revue de Bretagne et de
Vendée, par la plume de mon collaborateur M. de Kerjean (celui-là
même que vous avez pris pour but de votre attaque), loua chaleu-
reusement ridée d'ériger un monument à Saint-Cast , idée émise alors
depuis deux à trois mois, et qui pourtant n'était pas encore très-
répandue en Bretagne.
Dans la livraison de janvier 1858, M. de Kerjeau revint à la charge,
et employa plus de la moitié de sa Chronique à exalter les héros de
Saint-Cast, et à solliciter les sympathies du public en faveur du monu-
ment destiné à consacrer le souvenir de leur vaillance. La Revue de
Bretagne ne s'en tint pas là ; elle reproduisit spontanément la lettre
de Msr l'évéque de Nantes , le programme du concours ouvert pour
l'exécution du monument, et (dans sa livraison de février) la lettre
de Msf l*évèque de Rennes , un article de M. Adolphe de la Noue ,
plein d'un patriotique enthousiasme ; enfin , la Revue souscrivit au
monument projeté pour une somme de 50 fr. : souscription qui fut
transmise au trésorier de la Commission par le vénérable M. de Bizien
du Lézard , et publiée par vous-même , Monsieur, dans les colonnes de
votre journal , V Union Malouvne et Difnannaise*
Tout cela prouve. Monsieur, lo que vous avez eu le tort d'accuser,
avec autant de légèreté que d'injustice, des gens qui ne songeaient
même pas à vous ; ^o que non-seulement vous ne lisez point la Revue
dé Bretagne, ce que J9 conçois très-bien , mais qu'en outre vous ne
Jisez pas votre propre journal , — ce que je conçois encore mieux.
266 LB GHIEH DS SAIRT-GAST
Loin donc d'attaquer le monument db Saiut-Cast, la Revue de
Bretagne y a contribué de sa prose et de ses deniers. Seulement, dans
la forme adoptée pour ce monument, elle s'est permis de critiquer, non
pas la pièce principale qui est la colonne , mais un détail , un acces-
soire, le groupe que doit porter la colonne. En le faisant , elle n*a point
montré une présomption ridicule, comme vous le lui reprochez en des
termes que je n'ai besoin ni de relever ni de qualifier ; elle a sim-
plement usé d'un droit qui appartient à tous , et que d'ailleurs elle
avait au préalable payé 50 fr. '
Le public jugera là-dessus si vous pouvez être reçu maintenant à
venir nous* reprocher de nous mêler de ce qui ne nous regarde pas.
Hais puisque vous avez pris cette occasion pour administrer à mon
collaborateur M.de Kerjeao une leçon étrange comme où en fait aux éco-
liers surpris en maraude, c'est mon droit de vous répondre à titre de
directeur du recueil que vous attaquez ; et comme collaborateur de
M. dç K^rjean actuellement abs^t , c'est mon devoir de vous renvoyer
ia leçon.
Au reste , je partage en plein l'opinion de mon ami M. de Kerjean.
Comme lui , je soutiens que jamais, avant le groupe de Saint-Cast, le
lévrier n'a été pris pour symbole national de la Bretagne, et que la
seule tradition de notre histoire bretonne où le lévrier figure étant la
vile félonie ( d'ailleurs très-connue et très-célèbre ) attribuée au lévrier
de Charles de Blois(*), le choix fait d'un lévrier pour emblème de
notre province reporte nécessairement l'esprit sur ce trait odieux , et
constitue par là même un contre-sens des plus déplorables. — Je retire
le mot de monstruosUé écrit par M. de Kerjean , et qui vous a offusquer
au point de vous contraindre à user de vos plus grosses capitales pour
le dénoncer à vos lecteurs.
Au lieu de dépenser ainsi vos majuscules, peut-être eût-il mieux
valu , Monsieur, vous pourvoir de bonnes raisons, pertinentes au cas«
et commencer par dire nettement e0 que c'est en définitive , à vos
(1) Cette indilloD porte que ie t» septembre 1364, Jour de 11 bataille d'Auray, dans
laquelle Charles de Bloii» , compéuteur de Jean de Hootlort au trôné ducal de BreltgM, Art
vaincu et tué , le lévrier de Charles de Blols saisit le moment où le soit f^es armes coin-
mcnçalt à se prononcer contre son maître pour l'abandonner lAcb«ment et aller flaUer le
vainqueur^
ET SB8 DÉFUlIBimi. â67
yeux, qu'un symbole naiional. Car ce n'est pas un emblème de fan-
taisie, une allégorie quelconque, qu'on a prétendu dresser sur la
colonne de Saint-Cast ; ce n'est pas la personnification de telle ville
ou de tel canton particulier de la Bretagne ; — et c'est pourquoi jus-
tement votre argument tiré des chiens de Saintr-Malo ( qui , au reste ,
n'étaient point des lévriers, mais des boulenlogues de la pire espèce) ,
est nul et de nulle valeur. Ne changeons point la question : le léopard
terrassé est le symhole national et très-authentique de la monarchie
anglaise, et l'on a voulu le féire succomber sous le poids d'une image
. qui fût la représentation et l'emblème de la Bretagne au même titre
que le léopard l'est de l'Angleterre.
Mais un symbole national ne s'improvise pas au gré d'un artiste ,
d'un savant, ni même d'un journaliste. Nul n'a droit de donner à un
peuple un emblème qu'il n'a pas adopté hii-méme, ou qui, 'tout au
mçîns, ne sort pas tout fait de quelqu'une des traditions les plu»
célèbres de son histoire. Chez les nations modernes, depuis le moyen
âge, le symbole national est d'habitude la principale pièce de l'éeossoB
national et traditionnel ; exemples, le lys de France, le léopard d'An-
gleterre, l'hermine de Bretagne. Parfois aussi, c'est une plante, un
animal , un objet quelconque , consacré soit par les coutumes spéciales
de la nation , soit par le rôle singulier que le hasard lui a fait jouer
dans un événement illustre, ou l'imagination populaire dans quelque
vieille et célèbre tradition : tels le poireau des Gallois , le chardon des
Ecossais , le trèfie d'Iriande.
Je ne rappelle ici que ce que tout le monde sait , et ce que vous-
même, Monsieur, vous savez mieux que moi, sans aucun doute,
quoique votre amour effréné du chien de Saint-Cast vous l'ait fai^
oublier pour un moment.
Or, quels sont vos arguments contre l'opinion de M. de Kerjean et
ja mienne? Vous en donnez trois.
lo Que la ville de Sain t-Malo, dont les citoyens prirent une part .
glorieuse au combat de Saint-Cast, fut longtemps gardée par une
meute de chiens redoutables, dont (à une époque que vous négligez de
fixer) elle aurait mis l'imago dans ses armes. Pal répondu tout à l'heure
p cet argument ; et j'ai de plus fait observer que ces chiens, qui n'é-
2168 LE CHIBN DB SAIirr-€AST
taient certes pas des lévriers (faites donc garder une ville par des
lévriers!) ne pouvaient en aucune façon justifier le lévrier imposé
à la colonne de Saint-Cast.
^o Sur fadmirable tombeau de notre dernier duc breton François II,
et de sa seconde femme Marguerite de Foix , se trouve un lévrier por-
tant un collier chargé d'hermines, et de la devise : A ma me.
30 Au bas de la carte de la province de Bretagne , dressée au der-
nier siècle par Tingénieur Ogée , on voit Técussou parti de France et
Bretagne, soutenu d'un côté par un lévrier dont la cravate porte aussi
la devise : A ma me.
— Vous eussiez pu ajouter que le lévrier d^Ogée est orné en outre
d'une queue fantastique, comme les lévriers n'en portent guère, sur
laquelle se dessine même une moucheture d'hermine. Mais cette queue
ne fortifie pas votre argument. Ogée^ en pareille matière , n'est point
une autorité ; il était bon ingénieur, bon géographe, mais, en fait d'é-
rudition historique, ce n'est qu'un mauvais compilateur; la preuve
s'en trouve à chaque page de son Dictionnaire de Bretagne ; et si vous-
même, Monsieur, ne l'aviez, — sans doute pour le faire valoir, —
appelé le savarU Ogée, je me serais permis de vous dire qu'en fait d'his-
toire de Bretagne Ogée n'est un savant que pour les ignorants ; et si
l'on m'eût contesté cette assertion, je me serais même permis de la
prouver. Au reste, le digne ingénieur est ici invoqué mal à propos, il
ne soupçonnait pas tant d'honneur ; en dessinant ce lévrier, il n'a certes
pas eu l'idée de présenter le symbole national de la Bretagne, mais
simplement un support quelconque d'armoiries. Or, — tous les traités
de blason en font foi, — les supports d'armoiries, placés en dehors de
l'écu, sont chose de fantaisie et tout arbitraire ; beaucoup de seigneurs
non Bretons, en France et hors de France , ont pris à diverses époques
des lévriers pour porter leurs armes, sans y attacher nulle idée emblé-
matique, comme ils eussent pris, si c'eût été leur plaisir, des lions, jdes
dragons ou des sauvagea. Pourquoi Ogée a-t-il choisi ce support? Je
l'ignore, et peu importe ; car Ogée, encore une fois, est sans autorité
dans la matière.
Quant au tombeau de François II et de Marguerite de Foix, que j'ai
étudié en détail sur l'original, rétabli maintenant, comme vous savez,
BT SBS DÉFBH SEUHS. 269
daDâ le iraDsept méridional de la cathédrale de Nantes, il est important
de dire (ce que vous avez omis) que la levrette est couchée aux pieds
de la statue de la duchesse Marguerite et tient entre ses pattes de de-
vant reçu de cette princesse, parti de Bretagne et de Foix; aux pieds
du duc François II se tro/uve un lion, tenant de même dans ses griffes
récusson de Bretagne plein. Ainsi, ces deux animaux pourraient être
simplement considérés comme des supports d'armoiries, sur quoi je
vous renvoie à. ce que je viens de dire ; et d'ailleurs, s'il fallait voir
dans Tun des deux le symbole national de la Bretagne, c'est le lion évi-
demment qui mérite la préférence , puisqu'il est aux pieds du duc et
porte les armes de Bretagne sans nulle alliance.
Mais la signification allégorique de ces deux animaux, couchés ainsi
sur des tombes aux pieds de deux puissants du siècle , mari et femme,
est depuis longtemps bien connue ; et comme je me reprocherais, Mon-
sieur, de vous _taxer d'ignorance, je suis forcé de m'étonner encore ici
des lacunes de votre mémoire. Le chien, lévrier ou autre, couché ainsi
aux pieds d'une statue de femme , a pour but de représenter la fidélité,
première vertu de l'épouse ; et le lion aux pieds du prince, la force,
premier attribut de l'époux et du souverain. Sur nombre de tombeaux
hors de Bretagne, et qui n'ont aucun rapport à des Bretons, vous retrou-
vez ces deux symboles : rien n'est plus connu. Quant au collier her-
mine chargé des mots : A ma «ie, devise des anciens hérauts de Bre-
tagne, il a simplement pour but de marquer expressément que la
levrette, symbole de la fidélité, ou plutôt la fidélité elle-même sym-
bolisée par cet animal, appartient à la duchesse Marguerite, — absolu-
ment comme votre nom. Monsieur, gravé sur le collier de votre
caniche, signifie que ce quadrupède imposable est votre propriété, sans
indiquer le moins du mqnde que ni vous ni votre famille ayez pris
cette bête pour emblème de votre maison.
— Mais le chien, allez-vous dire, peut donc être pris pour symbole
de la fidélité ! — Mon Dieu, oui; et il n'était pas besoin de nous citer
Buffon , comme si le chien était un animal des tropiques. Toute la
question est de savoir si le lévrier peut être pris pour symbole de la
Bretagne, s'il a jamais été employé à ce titre dans quelque monument
ancien et téritablement historique; — les trois faits que vous citez
270 LB CHIBN BB SAINT-CAST
OU prouvent contre vou» ou pe prouvent rien ; •*- et avec M. de
Kerjean , avec H. de Barthélémy, je suis bien obligé de vous dire, —
quoique j'étudie depuis douze ans l'histoire et les monuments de Bre-
tagne, — que je n'en connais pas d'exemple.
En dehors des monuments , restent lès traditions célèbres de l'his-
toire de Bretagne : le lévrier figure dans une seule^ très-répandue et
trè»-populaire, celle de la bataille d'Auray ; et c'est pourquoi à qui-
conque possède quelque teinture de notre histoire de Bretagne votre
malheureux chien de Saint-Castne peut manquer de rappeler l'odieux
lévrier d'Auray. Cela est si vrai que, pendant que M. de Kerjean, écrivait
à Nantes cette Chronique qui lui a valu vos foudres, M. A. de BarUié-
lémy nous adressait, de l'autre côté delà France, un travail où la môme
idée se trouve exprimée. C'est pourquoi encore les Bretons qui savent
l'histoire de leur patrie et révèrent ses traditions ne peuvent subir sans
protester ce prétendu symbole national qu'on leur propose ; et plus le
monument de Saint-Cast est glorieux et vénérable par la victoire anti-
anglaise qu'il rappelle, plus la protestation est urgente contre cet em-
blème inacceptable qui, s'il rappelle quelque chose, rappelle un acte de
félonie exécuté au profit d'un prince vendu aux Anglais.
Voyez-vous maintenant, Monsieur, où sont le contre-sens et l'in-
sulte (involontaire, cela va de soi) au vieux génie de ia Bretagne?
Vous dites. Monsieur, que l'idée d'une statue monumentale de te
Bretagne sur la colonne de Saint-Cast, en place du groupe d'animaux,
a dû être abandonnée à cause de la dépense. Or, j'ai entendu moi-
raôme te très-habile sculpteur (*) chargé d'exécuter le modèle
du groupe d'animaux déclarer à l'un de mes amis qu'une telle
statue, où l'on n'eût pas eu à s'inquiéter du détail à cause de sa
situation à 57 pieds en l'air, mais seulement du profil et des grandes
lignes, aurait été une œuvre moins compliquée et aussi peu dispen-
(1) C'est H. Grootaert, rartlste si distingué qui • exécuté les belles sculptures de TégUie
Silnt- Nicolas de Nantes. J'ai vu chez lui le modèle en plaire du groupe de SaInt-Cast, et Je
dois dire quil a Uré de ce sujet Ingrat le meilleur parU poBsil>le. Le lévrier surtout est fié*
rement campé ; mais le groupe, une fols en place, n'en présentera pas moins tous les Ibcoii-
vénfents signalés par U. de Keriean, à cause surtout de la longue é« bine du léopard terrassé,
qui ne peut manquer, ce semble, de dépasser le diamètre de la colonne. Pourtant, J'en suis
convaincu. Il était impossible de mieux tsiré que n'a fait H. Grootaers.
ET SB» DÉrBngiUEs. 271
dieuse que le groupe d'animaux. £t quoi que vous en pensiez, H. de
Kerjean n^était point uti sot de préférer pour cette statue la vieille et
traditionnelle couronne ducale de Bretagne à cette banale couronne de
lauriers qui a votre prédilection (à chacun son goût), attendu que si la
Bretagne , en 1758, était unie à la France depuis deux siècles, elle
n'en conservait pas moins son titre, ses prérogatives et ses distinctions
de duché, comme la preuve s'en trouve dans les registres des Etats et
un peu partout. Le roi de France et le duc de Bretagne étaient une
même personne, voilà tout ; le duché était uni à la Monarchie , il
n'était pas abtnrbé.
Si mes explications vous semblent trop longues, veuillez compren-
dre, Monsieur, que c^est vous qui m'y avez forcé. Pour ne pas les
allonger encore, je n'insiste pas sur certaines améniiés dont vous avez
gratifié mon ami M* de Kerjean. Vous lui reprochez ses facéties : la
plus forte facéHe et non la plus excusable n'est-elle pas de prêter aux
gens des sentiments tout contraires à ceux qu'ils ont maintes fois
exprimés et publiés ? Vous l'avez fait, involontairement sans doute,^
mais très-carrément.
Vous lui reprochez encore (car vous ne lui passez rien), de dire J6
quand il veut marquer qu'il exprime une opinion individuelle qui n'en-
gage que lui, et d'avoir trop usé ou abusé de « ce mot présomptueux, »
éites-*vous, 4
« Si mal reçu, venant d'un auteur subalterne. •
Vous, Monsieur, il est vrai, vous avez soin de vous mettre è la
première personne du pluriel ; vous dites Nous, comme le Roi, l'Em-
pereur et le Pape : cette forme est plus majestueuse assurément, mais
est-elle moins personnelle et moins présomptueuse? J'en doute. Il est
vrai que la présomption, mal placée chez un auteur subalterne comme
M. de Kerjean , convient peut-être très-bien à un journaliste de pre-
mier ordre !
Mais ce qui certainement convient à tous, c'est de ne pas accuser
son prochain à la légère, de ne point donner des leçons à faux, enfin,
de ne point jeter de pierres dans le jardin des gens paisibles qui ne vous
272 LE CHISIf DE SAINT-GAST ET SES DÉFENSEURS.
ont jamais rien dit, qui ne recherchent point la lutte et ne Taiment
point, mais qui ne la redoutent pas non plus, et sont, après tout,
capables de la soutenir quand elle leur est imposée.
Je suis convaincu , Monsieur, que là-dessus vous êtes déjà de mon
avis. Mais pourtant je ne puis finir sans relever Tétrange façon dont
vous jugez la Vendée.
Ce nom de Vendée, dès qu*OD le prononce , rappelle de suite à l'es-
prit le dévouement héroïque d'un peuple, — tin peuple de géants, au
jugement de Napoléon, — se levant, se battant, se sacrifiant tout
entier, sans faiblesse et sans phrases, pour conserver à la France deux
choses sans lesquelles la France ne serait plus , et auxquelles jusqu'à
présent elle ne semble point avoir renoncé^ : le Catholicisme et la
Monarchie. — Vous ne voyez là dedans, Monsieur, que de tristes sou-
venirs. Là dessus pas de discussion. Chacun voit selon ses yeux et sent
selon son cœur. Les aveugles, en plein midi, ne voient ni ne sentent
la lumière du jour, ce qui n'empêche pas leurs voisins d'en jouir.
Ainsi , Monsieur, votre antipathie contre la Vendée n'empêche nul-
lement la conscience publique d'admirer cet immortel dévouement. Et
s'il en fallait quelque preuve nouvelle , — du moins en ce qui concerne
notre pays , — peut-être la trouverait-on dans la faveur que le public
de notre province ne cesse de marquer à notre pauvre Betme, que vous
dédaignez tant , et dont le premier mérite sans doute est de se main-
tenir fidèlement, avec modération et fermeté, dans ce généreux courant
de la tradition bretonne et vendéenne , — large fleuve d'honneur et de
gloire, dont les flots pressés, issus d'une source jumelle, suivent
aujourd'hui la même pente et roulent dans le même lit.
Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de mes civilités.
A. DE LA BORDERIE,
Directeur de la Bévue de Bretagne et de Feudée.
NOTICES ^T COMPTES-RENDUS.
SOCIÉTÉ D^ÉMULATION DE LA VENDÉE.
ANNUAIRE DÉPARTEMENTAL POUR L'ANNÉE 1857,
N'en déplaise aux adeptes de Técole réaliste, rien ne me semble plus
salutaire et plus fécond en résultats modestes , mais positifs , que cette
tendance de notre temps à réagir contre les excès de la centralisation
intellectuelle. Partout naissent, comme par enchantement, sociétés
d'agriculture, d'archéologie , de sciences, d'arts, et, soutenues par
tous les hommes qui prisent bien au-dessus des produits de la doctrine
de l'art pour l'art, l'encouragement donné au travail , l'étude de l'his-
toire et des monuments du pays, elles grandissent, marchent et
prospèrent. Sans doute, on trouverait encore, comme au siècle der^
nier, de ces bohèmes littéraires, pour qui ces associations sont eocofe
« les filles honnêtes qui ne font pas parler d'eUes. » Mais, Dieu merci,
nous ne sopmies plus au temps où les académies de province se
croyaient obligées de relever ce mot dédaigneux. De même que nous
savons aujourd'hui préférer à l'esprit effréné de ces femmes aux mœurs
équivoques , qui furent les patrons de toutes les coteries littéraires du
XVIII« siècle, les vertus privées, la vie sincèrement chrétienne des
femmes de notre temps, nous croyons que ce n'est pas une œuvre si
méprisable que la poursuite de tous les moyens qui peuvent mieux
faire connaître et améliorer le pays où nous vivons et où nous sommes
nés , la petite patrie, comme disent les Bretons.
Telles sont les réflexions que m'a souvent suggérées la lecture des
divers recueils où ces sociétés consignent les résultats de leurs tra-
vaux. Si la modestie de quelques-uns des écrivains de cette Revue
pouvait le permettre , combien il serait facile de montrer, dans Les
Tome IV. • 18
274 SOCIÉTÉ d'émulation
Bulletins de l'Assodation Bretonne, par exemple, des études d'archéo-
logie et d'histoire locale, où rérudition la plus savante s'est montrée à
ia hauteur du patriotisme qui l'inspire !
Fondée depuis quatre années seulement, mais appuyée sur une
sympathie universelle, la Société d'Emulation de la Vendée a fait
tout ce qu'il était possible d'attendre, dans un pays qui ne renferme
aucun centre intellectuel important. Cinq Annuaires déjà publiés
témoignent de tous les efforts tentés pour seconder les recherches de
toute nature sur le pays et suivre cette impulsion vers le progrès
agricole qui a changé pour ainsi dire, dans moins d'un demi-siècle, la
face de la Vendée. L'agriculture, c'est la force , c'est le titre d'honneur
de la Vendée; c'est elle aussi qui a inspiré la plupart des travaux dont
l'Annuaire de 1857 contient le résumé ou la reproduction^ Je ne puis
faire connaître, pour cause d'incompétence, les études sur cet împor-
tant et utile sujet. J'ai trop de conûance dans les connaissances spé-
ciales et étendues de mes compatriotes sur ce chapitre, pour ne pas
juger d'avance de toute la valeur des travaux qu'ils ont accueillis avec
faveur.
L'étude du langage populaire, les recherches historiques et la
biographie locale forment la seconde partie du recueil , précédées,
comme il convient, par la poésie : Ante omnia Musœ. — Car , eâl4l
besoin de le dire? M. Emile Orimaud , dont tous les vers ont été ins-
pirés par l'amour de la Vendée, ne peut jamais manquer à qne œuvre
Traiment vendéenne; — ses stances à Paul Baudry r^pirent une cha-
leureuse et fraternelle admiration pour cet artiste vendéen qui, à
' vingt-huit ans, compte déjà parmi les grands peintres de notre époque.
. H. Léon Aude a cru devoir faire précéder un essai, remarquable par
une curieuse érudition, sur le langage populaire de la V^idée, par
quelques réflexions où il fait, ce me semble, trop bon marché de. oeN
tains dialectes de la France moderne. — Sans doute, il y a fanatisme
de savant à préférer aux chefs-d'œuvre de la langue du siècle de
Louis XIV les produits enflintins de l'idiome imparfait des Xli* et
X^I* siècles; mais faut-il, par représailles, et avec aussi peu de
mesure que d'exactitude, déclarer : qu'on détate auUml le breMonmee
que le gascon^k picard que l'auvergnat ou le provençal, et q%Con ne
BB LA VENDÉE. 2175
peui entendre sans horripilaUon (le gros mol ! ) toutes ces variantes
restées dans l'enfance de la belle langue du siècle de Lcmis XIV^
H. Âudé, qui a luttant de choses, a lu aussi, je n'en doute pas, le
recueil des chants populaires de la Bretagne. Mais alors pourquoi
souverainement mépriser une langue qui compte un pareil monument
littéraire? Passe encore pour Jasmin, que M. Aude repousse avec
dédain : il a trop de titres et trop de répondants pour que j'ose me
constituer son défenseur d'office.
J'ai un autre reproche à adresser à M. Aude. Il rend un hommage
sincère et mérité au glossaire des idiomes du centre de la France, par
M. le comte Jauhert , livre si abondant en recherches intéressantes
et cunèttses. Je regrette que M. Aude , au lieu ûe chercher les analo-
gies de quelques mots de l'idiome vendéen avec le langage des écri-
vains des Xin®, XIV« et XV« siècles, n'ait pas, comme lui, puisé
ses exemples dans la littérature mieux connue du XVI^ et même
du XVII® siècle. Il a été facile à M. Jaubert de retrouver dans
La Fontaine et dans Molière quelques mots usuels du langage popu-
laire du centre de la France. Je n'insiste pas , car cet essai n'est qu'un
fragment d'un grand ouvrage sur le langage poitevin, où M. Aude
pourra déployer bientôt, je l'espère, les trésors de sa véritable
érudition.
Il faut louer sans réserve l'étude sur la PamiUe Saligné, par IL Aude,
et les deux travaux sur les communes des Chatelliers, de Chàteaumur
et 4e la Flocellière , par lesquels le môme auteur continue ses études
historiques et administratives si pleines de documents sur Thistoire
et la biographie locales, sur l'art et tes monuments de cette partie du
Bas-Poitou. M. Paul Marchegay a aussi fourni à cet Annuaire quelques
pièces historiques inédites, que le savant antiquaire retrouve avec un
si rare bonheur.
Joseph MARTINEAU.
PENSÉES DIVERSES.
Môme en supposant que la vérité et Tautorilé de la tradition catho-
' lique ne pussent pas être démontrées et expliquées par la raison
humaine, il n'en serait pas moins certain que sa doctrine nous épar-
gnerait les angoisses du doute et nous soustrairait au joug capricieux
des volontés individuelles. Il faudrait donc toujours Taccepter, comme
sur une route pénible et périlleuse le voyageur accepte un lieu de
refuge et de repos sans trop s'informer d'après quel système d'archi-
tecture cet asile a été construit. — Combien plus , puisque cette sup-
position est fausse!
Des agriculteurs qui récoltent le blé, et ne savent ni le moudre, ni
en faire du pain, sont l'image déflecteurs doués de mémoire et dé-
pourvus de jugement.
Une mer sans orages n'a pas besoin de s'agiter pour laisser entre-
voir le corail et les perles que récèlent ses profondeurs, et un
cœur sans tache laisse deviner ses vertus sans chercher à les montrer.
* *
L'éloquence du barreau ressemble à une horloge dont le timbre est
plus harmonieux que sa justesse n'est grande. On peut se plaire à
écouter son carillon sonore, mais ce n'est pas elle qu'il faut consulter
pour savoir Theure vraie.
En Afrique et en Asie on voit des peuples à peu près immuables dans
leurs coutumes, leur foi, leurs traditions, et nomades en ce qui concerne
leurs habitatk>iM et leur culture. L'Europe nous montre des peuples
dont le séjour est fixe et les exploitations du sol permanentes, mais qui
sont complètement nomades en fait de mœurs, de croyances et d'idées.
* *
Les monarques de l'hidoustan nourrissent à grands frais des élé-
phants et des singes par la même raison et dans le même but que les
souverains d'Europe pensionnent des savants et des gens de lettres ;
mais il existe entre ceà deux espèces de curiosités vivantes une diffé-
rence aussi profonde que peu flatteuse pour l'espèce humaine : les
éléphants et les singes mordent ou lèchent les barreaux de la
ménagerie afin d'en sortir, et les savants et les gens de lettres afin
d'y entrer. yte Chablbs DE NUGENT.
CHRONIQUE.
LA FÊTE DE SAINT-CAST.
La colonne commémorative du combat de Saint-Cast est debout. Cette
victoire nationale a enfin son monument. 11 dira à nos arriére-neveux que
là, le ii septembre 1758, une sévère Jeçon fut infligée à l'orgueil britan-
nique , une éclatante vengeance punit les envahisseurs du sol breton. L'an-
niversaire séculaire de cette glorieuse journée, le 11 septembre 1858» a
été consacré par l'inauguration du monument destiné à en perpétuer le
souvenir.
C'était bien là vraiment une fête patriotique , un hommage du cœur rendu
à de pures et glorieuses mémoires. Quoi de plus digne de respect et d'hon-
neur, en effet, que les braves défendant le sol de la pairie , combattant e|
triomphant ou monrant pro arts et focis}
Les héros de Saint-Cast ont été dignement fêtés ; non pas que la céré-
monie ait eu tout l'éclat, toute la pompe que comportait le souvenir d'un*
pareil fait d'armes : on a pu regretter d'y trouver complètement absent tout
appareil militaire. Il eût été d'autant moins déplacé en~ cette circonstance,
que les troupes françaises cantonnées en Bretagne pour la défense des côtes
partagèrent avec la noblesse et le peuple breton la gloire de cette journée :
et si les noms de Satnt-Pern, de Du Bois de la Motte, de Ferron, de Quélen,
de Péan de Pomphily, de Lesquen , de Boisgeslin de Cucé , de Robien , fie
Rioust des Villaudreins, etc. , etc. , s'y couvrirent d'une immortelle splen-
deur, ceux d'Aiguillon , de la Châtre , de la Tour-d'Auvergne , de Poligi^ac,
de Broc , d'Aubigny, de Balleroy et cent autres / officiers et soldats des
régiments accourus sur la plage de Saint-Cast pour repousser l'invasion ,
'sont bien dignes de figurer auprès des premiers. Tous méritaient les hon-
neurs du triomphe. Quelques bataillons français ne nous auraient pas semblé
de trop pour rendre un plus solennel hommage à la mémoire des vain-
queurs de Saint-Cast.
Il en a été jugé autrement. Nous n'avons pas la prétention de blâmer ici
personne : c'est un simple regret dont l'expression nous échappe. Quoi
qu'il en soit , eu égard aux faibles ressources dont disposait la Commission
Î78 CHROniQUE.
institaée à Dinan, la manifesUtioD . secondée par la sympathie des popula-
tions bretonnes , a eu an véritable caractère de simplicité majestoease.
Les préparatifs de la fête avaient été faits avec soin et intelligence par
MM. les membres de la Commission qu'il est joste de nommer ici, en leur
reportant tout le mérite de l'ordre et de la bonne disposition qui ont pré-
sidé à toute la cérémonie. Ce sont MM. de Vaudichon , sous-préfet de
Dinan, président de la Commission ; Leconte, maire de Dinan ; Belêtre-V^,
Bailly, membres du conseil-général des Côtes-du-Nord ; vicomte de Bizien
du Lézard : L. Odorici , conservateur du musée de Dinan et secrétaire de
la Commission , dont le zèle a contribué pour une bonne part à rexécution
du plan adopté; A. Perron du Chesne, membre du conseil municipal de
Dinan ; le comte de Lesquen du Plessix-Casso ; Larére père . négociant ;
M. Gagon , chef de bataillon en retraite , et Quéma , maire de Saiat-Cast.
Le théâtre de la cérémonie était magmique : en face de la petite baie
pittoresquement découpée et flanquée de ses deux pointes hérissées de
rochers qui encadrent ses dunes de sable et sa grève semi-drcnbûre , les
vastes espaces d'une mer calme et éttncelante sous les rayons du soleil :
cet astre sembla chasser la brume et les nuages du matin . juste à l'heure
où, il y a cent ans, suivant les récits du temps , la victoire se déclara com-
plète pour les drapeaux de la France. L'emplacement de la colonne commé-
morative a été admirablement choisi : eHe s'élève à l'extrémité de la falaise,
vers la mer, à peu près au «entre de la baie , sur un petit promontoire a«
N.-O. du village de Saint-Cast, cerné sur ses flancs par deux vallons dont
la pente va vers la grève ; à gauche , vers le Nord , c'est le ravin par lequel
déboucha , le jour de la bataille, la cotonoe conduite par M. d'Aubigny : à
droite , vers le Sud , c'est le sentier suivi par les troupes formant la colonne
du centre sous les ordres de M. de Broc. Une enceinte décorée de dra-
peaux , de flammes aux trois couleurs, de guirlandes de verdure , de feuil-
lages de lauriers et de chêne avait été ménagée autour du monument : elle
contenait des tribunes réservées aux personnes invitées , et une estrade
destinée aux membres de la Commission et aux représentants de l'autorité.
Quatre bannières se déployaient devant cette estrade : la première portant
les hermines de Bretagne , une autre les armoiries de Dinan , une troisième
les armes du duc d'Aiguillon; enfin, une autre le blason impérial. Sur
toute la voie , depuis la place où s'élève la cobnne jusqu'au presbytère ,
ainsi que le long de la plage , se dressaient également des mâts vénitiens '
surmontés de flammes tricolores (*).
(I ) Votcf le texte des ioBcriptions gravées sur Is colonne :
{Côlé Eit),
AnglisadSoDcUiTD Gatnoduin
ab AJguillonio duce
et
BIlKtnin virtute
cnomouE. 279
G'esl du presbytère de Saiot-Gast , à onze heures du matin , que sortit
la procession composée du clergé de la paroisse et des pays environnants,
présidé par M. Tabbé Prud'homme, vicaire-général capitulaire et suivi des
membres de la Commission d*éreetion du monument. Les pompiers de Dinan
et de Mat^pK»n formaient Feseorte ; en tête marchaient des jeunes garçons
et des jeunes filles portant des étendards blancs, roses ou bleus, les uns
étoiles, les autres ornés de cœurs d'or et de gmriandes de myosotis.
Les mnsif nés de Dinan et de Saint-Malo alternaient leurs accords. La
procession, descendant la pente verte qui mène de Saint^Cast à la grève,
oflî*ait à l'œil un ravissant aspect. Elle se dirigea d'abord vers une prairie
connue dans le pays sous le nom impropre de Cimetière aux Anglais, car
c'est là que reposent plusieurs des glorieuses victimes du combat, parmi
nos compatriotes. Ce champ du repos fut béni, et pendant le chant des
prières pour les morts, MM. les membres de la Commission déposèrent
des couronnes de lauriers verts sur l'humble croix de hoii érigée en ce lieu.
La pensée d'y substitner un oMmunent plus durable , une croix de granit,
occupa dès-lors la pensée du vénérable abbé Prud'homme ; en arrivant au
pied de la colonne, il en exprima publiquement le vœu, et une quête im-
provisée dans ce but eut lieu pendant la célébration de la messe {%
Après l'offrande du Saint-Sacrifice , une allocution pleine de dignité,
d'onction , et où débordaient le zèle et la chanlé qui animent le cœur d,u
Mec noo DobUltatis
et
Popnll Annorlddebellitis
XI Be^nbris aiiD« satatis ^
M DCC LVIII.
Tn Dem roagnuB
et
HagBB beii Uà lotas Deus
(^Côté Ouest),
Clapoleone m taperante
Brttones honoris
et
ad posteritatem roemotis causa
pott aoBOs centenos
Hoc iQoiiomentiim fleri cvraruot
XI septembrls anno Cbristi
M DCCC LVIII.
Pacte feUcita» ad Htiumque solem
iitniiiMiDe oceanam
Terra et mari parta.^
(1) Elle a produit une aonime suffisante pour faire les frais de ce petit monument.
280 CHROHIQUE.
digne vicaire-général , fut écoulée avec an religieux intérêt par rimmense
assemblée. La bénédiction du monument suivit ce discours, dans lequel
Torateur sa<a*é rappela avec un tact remarquable que c'est i l'Angleterre,
alors qu'elle méritait le beau titre de Vlle-desSainU, que la Bretagne dut,
au VI* siècle , ses principaux missionnaires , les saints firieuc , Halo,
Samson , firiac , Jagu , Gast, etc. Aussi, en terminant, émit-il ce vœn
« qu'un jour la Grande-Bretagne redevienne notre sœur dans la foi,
abjure l'hérésie et ne forme plus avec ses anciens adversaires qu'un peuple,
une famille, en attendant la commune patrie — le ciel ! »
M. le sous-préfet de Dînan a pris ensuite la parole et s'est exprimé en ces
termes :
« Messieurs,
» Il y a cent an«i , date pour date , heure pour heure » deux grandes
nations en vinrent aux mains sur la plage où nous sommes. Les Anglais,
en guerre avec nous, tentaient par surprise d'envahir les côtes de France.
Mais, au moment du péril, la patrie de Du Guesclin-eompte autant de
soldats que d'hommes, et bientôt une armée fut prête pour vaincre et punir
l'étranger.
• L'histoire a gardé les noms des combattants de cette journée mémo-
rable. — D'Aiguillon, du Bois de La Hotte , d'Aubigny, de Broc, de Saiot-
Pem, Balleroi, Rioust, Perron... (je ne puis nommer que les che&), la
postérité vous remercie du triomphe qu'elle doit à vos armes.
» Taperçois parmi vous. Messieurs , plusieurs descendants des héros de
Saint- Gast. Nous sommes heureux de vous voir assister à cette fête natio-
nale. La Bretagne a voulu honorer la bravoure de vos ancêtres en élevant
un monument de granit et de bronze à la place où ils montrèrent un si glo-
rieux dévoûment à la patrie menacée.
» Que tous ceux qui se sont faits avec nous les collaborateurs d'une
entreprise tardive trouvent ici l'expression de notre reconnaissance. Grâce
à vous. Messieurs, la France compte un monument de plus pour attester
la vaillance bretonne, qui ne faillit jamais. PoUàs mon quàm fœdari!
Les peuples, comme les familles, s'instruisent et se fortifient à l'exemple
des aïeux. Que ce monument perpétue chez nous les vertus qui conservent
les Empires ! La colonne de Saint-Cast deviendra pour le matelot qui s'é-
loigne , pour le soldat qui part , pour le citoyen qui reste , comme une
image consacrée du devoir de mourir pour la défense du pays.
p Mais, en célébrant des gloires qui nous sont chères, gardons-nous de
ranimer les passions d'un autre âge. Les temps sont changés; d'utiles allian-
ces succèdent à des guerres stériles ; une voix arbitre et souveraine convie
les peuples à la concorde, sous l'empire de la paix. Au pied d'un monu-
CHROniOVB. ^81
ment de victoire, élevé sar une terre «le guerriers, on peut souhaiter sans
faiblesse la fin des combats!... C'est pourquoi nous avons gravé sur la
pierre de cette colonne, en regard de la mer, des paroles pacifiques, après
la devise nationale {*) :
» Pads feliciias ad ulrumque iolem
» Ulrumque oceanum y
• Terra et mari porta (^) ! »
Un autre discours a* été prononcé par N. Ch. Rouxin, maire de Saint-
Malo, dont la voix trop faible ne permit pas à l'assistance d'en saisir le sens.
Il a été publié depuis et se distingue par une grande sagesse d'apprécia-
tions.
Mais le bouquet de la fête fut l'ode déclamée avec un organe ému et
sonore par M. Frédéric de la Noue.
Nous croyons être agréable à nos lecteurs en la reproduisant fci textuel-
lement :
SAINT-CAST.
Étonné devant toi, libre et noble Armorique ,
J'ai vu les^grands témoins de l'âge druidique ,
Garnac et ses géants ; le mythe de granit.
Des savants éperdus problème héréditaire ,
Ferme à tous les regards son voile séculaire ;
Je demande en vain ce qu'il dit.
Hais, pour être éloquent, ce splendide rivage
N'attendit pas de nous un solennel hommage;
Ces vallons, ces rochers, la voix des matelots,
Robostes fils des mers que la Bretagne élève ,
Tout redit les exploits honneur de cette grève
Et le sang qui rougit ces flots.
Dieu fit à ce pays une riche parure ;
Voyez! il lui donna l'Océan pour ceinture,
Ici des monts altiers, là des abris charmants ;
Puis, épanchant un jour les rayons de la gloire
Sur un front déjà beau. Dieu mit d'une victoire
Les magnifiques diamants.
(1) Potiùt mort guàm fœdari.
{1) L. Odoricf.
282 GHEOniQUE.
Aux rivages heureux que le soleil inonde
Des flots éblouissants de sa chaleur féconde.
Envions moins leur ciel toujours limpide et bleu ;
Le soleil de Thisloire, irradiant nos brumes.
Sur les monts, sur les flots et leurs blanches écumes v
Grave ces mots en traits de (eu :
SAINT-GAST I Ce nom proclave uue^ande journée »
Par la fierté bretonne aujourd'hui couronnée ;
Forts par un vrai courage et par le droit plus forts.
Nos ancêtres, chassant le Neptune insulaire.
Lui firent expier la superbe chimère
D'entrer souverains dans nos ports.
Quand les fastes du monde , en des pages funèbres.
Racontaient nos drapeaux entourés de ténèbres ,
Quand la France entraînée à travers les écueils,
Dans la nuit du malheur descendait assombrie.
Un vif rayon de gloire, éclairani h patrie ,
Fit trêve à ses immenses deuils.
Ce rayon de bonheur» cet éclair de victoire
Jaillirent des sommets de ce fier promontoire.
Sur un horizon froid, chaudes sérénités!
L'Angleterre, aux lueurs de sinistres présages ,
D'un triomphe impossible accusa les*mirages
Et maudit ses témérités.
D'un grand peuple qui rêve, incroyable déawnce!
Oui, deux fois l'An^terre osa l'extravagance
D'arborer ses couleurs au rivage breton!
A la voix de la France, elle à peine docile,
Quoi ! h Bretagne aurait, patiente et servile ,
Porté le joug de l'Anglais ! . . . Non !
Impossible !... L'Anglais maiiquerait-il d'espace !
De ses navigateurs la merveilleuse audace
Asservit dès longtemps les phis lointaines mers ;
Plus heureux que ce roi dans sa colère vaine,
L'Anglais, naguère encor, d'une main souveraine
Tenait l'Océan dans ses fers.
CHRONIQUE. 283
Mais dompter la Bretagne! 0 songe ridicule !
- Ici l'Anglais, trouvant ses colonnes d*Hercule,
Dut teindre de son sang un héroïque frein ;
Car, cette fois du moins, les discordes civiles
Ne lui ralliaient pas k moitié de nos villes.
Et Clisson contre Du Guesclin.
Tous firent leur devoir, les soldats de la France
Et les enfants d'un sol altéré de vengeance
S*élancèrent pareils de courage et d'honneur;
Les simples fils des champs prés des fils de Versailles
Tinrent ferme à Tenvi sous le feu des batailles ,
Pour toujours égaux par le cœur.
De ces preux laboureurs vaillante destinée,
Le temps teur mesurait une féconde année:
Ceux qui la veille encor cueilkdent les épis bUwds ,
Sur les sillons dorés par le sokil d'automihe ,
Dans le feu , sous le fer, ici, d'une couronne
Cueillirent les sanglants fleurons.
Au bniit de ce combat , sur sa montagne altiére ,
SaintrMalo tressaillit dans son corset de pierre,
Duguay-Trottin frémit dans sa tombe , et , le soir.
Des vieux héros Bretons les ombres apparurent
Sur cette plage heureuse , et les Trente accoururent
Au cri joyeux de Beaumanoir.
0 nos braves aïeux ! planant sur ces rivages ,
Inspirez à vos fils d'unanimes courages !
Que tous à votre exemple , affrontant le danger,
Sachent braver la mort et prodiguer leur vie !
Sous les drapeaux vainqueurs il meurt digne d'envie ,
Celui qui chasse l'étranger I
Votre noble mémoire , à jamais populaire ,
Imposait d'un grand jour la fête séculaire.
Cent ans passés , déjà sur ces monts , dans la mer,
Vos combats ! . . . Aujourd'hui vos pompes triomphales ,
Et les mâles échos de nos voix filiales ,
Aux champs des flots , aux champs de l'air.
284 CHRONIOtfi.
Vous noos apparaissez radieux et splendidés :
Par rhistoire aflermis, vos fronls D*ont point de rides.
Mot que blanchit déjà Tautomne de mes ans,
Emporté dans Thiver d*nne obscure vieillesse ,
Je sais de votre gloire envier la jeunesse
Et l'inaltérable printemps
Ces beaux vers ont été accueillis par des bravos répétés qui ont plusieurs
fois interrompu le poète. L'ordre le plus parfait , la tenue la plus digne
n'ont cessé de régner pendant toute la cérémonie religieuse , et il est juste
de répéter ici que cette belle manifestation patriotique a offert un spectacle
imposant dans la simplicité de son appareil. Une grande quantité de per-
sonnes notables étaient accourues pour assister à la fête , non-seulement de
Dinau , de Saint-Malo , de Saint-Brieuc , de Lamballe et des campagnes
voisines, mais aussi de Rennes et du département.
Les populations si religieuses de notre littoral breton étaient là avec leur
attitude grave et recueillie, rendant facile la lâche des agents de l'autorité
pour maintenir l'ordre et la bonne harmonie dans mie si nombreuse réu-
nion. Tandis que la foule se pressait au pied de la colonne, deux petits
cutters garde-côtes la saluaient de leurs canons, et quantité d'embarcations,
sillonnant au loin la baie, offraient un spectacle animé et pittoresque.
Les membres de la Commission ont droit à la reconnaissance de leurs
concitoyens ; leur activité, leur bonne volonté « leurs soins pour tout dis-
poser avec un goût et unè^ entente qui ont été généralement appréciés,
trouvent leur juste récompense daùs le succès qui a couronné leurs
travaux.
P. DELABlGNfi-VlLLENEUVE.
MÉLANGES.
CoRGRÎs Dt.QuiMPBR. — Les nombreux amis de l'Association bretonne
que la Revue compte parmi ses abonnés me sauront peut-être gré de leur
faire part des bonnes nouvelles qui me sont parvenues de dilTérenls points
de la presqu'île armoricaine , voire même du pays des Bretons d'outre-
Manche. De tous côtés on se prépare avec activité pour le Congrès dont
l'ouverture doit avoir lieu à Quimper le 3 octobre prochain , et tout annonce
que celte solennité aura un éclat et une importance inusités.
Le programme de la classe d'archéologie et l'invitation officielle adressée
par la Direction de l'Association bretonne à l'Association cambrienne ont
été traduits en anglais et insérés dans le dernier numéro de VArchéologia
cambrensis, avec des paroles du meilleur augure pour la réunion projetée.
Une députation solennelle doit être nommée pendant le Congrès gallois
dont l'ouverture se fera à Rhyl le 30 de ce mois , et, si nous ne craignions
pas d'être accusé d'avoir été écouter aux portes de la Direction de la classe
d'archéologie, nous pourrions citer certaines lettres dont les termes ne
permettent pas de douter qu'elle sera composée d'hommes aussi savants
que dévoués à la vieille nationalité bretonne. On ajoute même que la verte
Erin et les Highlands d'Ecosse pourraient bien envoyer des représentants
à. l'inauguration de la statue du roi Grallon. Ainsi donc, cher lecteur, si
vous êtes tant soit peu désireux d'assister à une fête nationale et même
internationale de la race celtique , je vous engagerai à faire dès à présent
vos préparatifs pour vous rendre dans la cité de Saint-Gorentin.
Les Anglais a Saiht-Cast. — Pendant qu'on pose les dernières pierres
de la colonne en granit destinée à rappeler à la postérité le souvenir de la
bataille de Saint-Cast, des ouvriers d'un autre ordre ont entrepris d'élever
à la mémoire de leurs compatriotes un monument historique qui ne con-
tribuera pas moins que le premier à immortaliser leur courage. M. Prud-
homme, l'éditeur breton, vient de mettre sous presse un beau volume in-8%
dans lequel ont été réunis tous les documents , la plupart rares ou inédits,
sur cette victoire. 11 a, je crois, pour titre. Les Anglais à Saint- Cast^
et la Société archéologique des Côtes*du-Nord l'a pris sous son égide et
en fait les frais. A la vérité il pouvait parfaitement s'en passer et les noms
si bien connus de MM. S. Ropartz, J. GesHn de Bourgogne et Gaultier du
S86 MÉLAIfGES.
Mottay^ ses auteurs , sufGsaient bien pour kii ouvrir le» portes de loules les
bibliothèques des amateurs de livres bons et intéressants. J'y reviendrai
avant longtemps, mais j'ai pensé être agréable aux lecteurs de la Revue en
leur annonçant aujourd'hui l'apparition prochaine de celte œuvre patrio-
tique (*). — Ch^ de K.
Abchbvêché de Rbrrbs. — Nos lecteurs, nous l'espérons, voudront bien
nous pardonner de ne ribn leur dire du voyage que le chef de TÉUt vient
de faire en Bretagne. La politique, on le sait, nous eèi interdite : Nous ne
pourrions donc donner qu'un récit sommaire de toutes les pompes offi-
cielles , sans réflexion ni commentaire d'aucune sorte. Ce n'eist pas aimi,
on l'a vu , que nous comprenons et pratiquons la chronique; nous n'éproa^
vonB nul besoin de nous faire la doublure des journaux de localité, qui sans
doute ont publié , sur toutes ces cérémonies, assez de détails pour satis-
fiaure la curiosité la plus exigeante.
Il est une seule circonstance de ce voyage, que plusieurs de nos amis
nous ont demandé de consigner ici , parce qu'elle doit laisser une trace dv-
rable et importante dans l'histoire ecclésiastique de noire pays. — Le 19 aoM
dernier en répondant au discours de Mgr l'évéque de Rennes, lediefde
l'Etat a annoncé và prélat l'érection prochaine de son siège épiscopd
en si^ métropolitain. Il y aura donc un archevêché à Rennes, dont la jurt-
dictioa (suivant le bruit puliUc) s'étendrait sur les quatre autres diocèses de
Bretagne. Ainsi, au point de vue purement breton — et abstraction faite de
toute autre XK>nsidératton , — le résultat définitif de celte mesure serait
d'uBÎr en une seule province ecclésiastique l'ancienne province politique
dont les enfants, en dépit des subdivisions adminislraUves modernes, ne
cessent de se r^arder comme les membres d'une même famille. -^ B. G.
Discours prohongé par m. l'aibs «jilloux a la distribution des pru
DU COLLÈGE SAiNT-sTAiiiSLAs-KOSTKA, A PLOBRMBi. (^). — « Vénérabje Père ('),
« L'éducation de la jeunesse n'est pas une affaire de vue ou de volonté
(0 Cet ou?rfge a paru depuis que ces lignes ont été écrites; voir l'aononce à la qua-
trième page de la couverture.
(t) Si ) eo&tniremeftt è nos baliftiides, aoM citons des fkvgnents de tt dtoeoort , €*«ac
que nous tenons à saisir cette occasion de rendre liommage à H. Ytàilbé J.-M. de Laneenaia,
foodaieur de rinstitut des firères de la doctrine chrétienne. — qui ont è Ploemel levr
maison-mère , dont le collège Saint-Stanislas est une anneie , — et que nous foulons ainsi
«émotgner la sympathie que nous Inspire une ttuire si utile et si féconde.
(3)H.rahbéJ.-H.del
MÉLANGES. S87
(lersonûeile. Elle ne saurait être livrée au hasard de combinaisons arbi-
traires. Elle repose sur des principes certains et dont on ne saurait se
départir sans fausser les voies de la nature, et par conséquent celles de
Dieu même qui en est Fauteur. Qu'est-ce en eflfet que l'éducation ? Inter-
rogeons le bon sens philosophique de toutes les langues anciennes et mo-
dernes : il nous répondra par l'étymologie même du mot, que l'éducation
réveille et tire en quelque sorte du fonds de notre nature nos facultés qui,
sans elle , resteraient plus ou moins engourdies et stériles ; qu'elle est par
èonséquent pour l'homme ce qu'est, par rapport au développement des
plantes, l'action du soleil et des éléments ; en un mot, qu'elle est la conti-
nuation et l'épanouissement de l'œuvre de la Création dans les ftmes raison-
nables. C'est assez dire , Messieurs, que les lois fondamentiles de l'éduca-
tion sont indépendantes de la volonté de l'homme, et que Dieu lui-même
en a posé les fondements , lorsque de son souffle divin il donna à l'homme
une âme faite à son image, c'est-à-dire, douée d'intelligence et de volonté.
Aussi, toute l'éducation se résume en ces deux mots : Développer l'intelU^
gence et former le cœur conformément au plan divin. Et tout d'abord,
Messieurs , le premier et le plus essentiel objet de réducation , c'est de
former le cœur.
» Aussi, nous l'avouons sans crainte , si utile qu'il puisse être aux familles
de procurer aux enfants une instruction solide et suffisamment développée,
cette considération n'aurait pas eu assez d'empire sur nous peur nous arra-
cher aux devoirs ordinaires de notre ministère. Pour nous faire descendre
dans la carrière de l'enseignement, il a fallu des considérations d'un ordre
plus élevé. Le prêtre, par cela seul qu'il est appelé « sel de la terre » , a
mission et vocation pour se dévouer, selon les vues de Dieu , à toutes les
œuvres qui tendent à préserver le monde des tristes suites de la corruption
originelle. Cest pour cela que rÉglL<ie, depuis son origine jusqu'à nos
jours, exerce, dans des proportions plus ou moins étendues, le ministère de
l'enseignement.
» Nous n'ambitionnons ni le bruit ni l'éclat ; notre ambition c'est de faire,
s'il plaît à Dieu, un peu de bien. — Nous n'ignorons pas que le bien souffre
violence , et que malgré tant d'honorables sympathies « les jugements des
hommes ne se rencontrent pas toujours. C'est le sort des choses humaines.
Que faire alors ? travailler toujours , et laisser dire ; les épreuves tournent
à bien. Mais à côté de nous et autour de nous il y a one grande œuvre au
sein de laquelle et pour laquelle nous vivons (*). Cet institut qui rayonne
aujourd'hui dans toutes les parties de la Bretagne et jusqu'au delà des
mers , est en ce moment , j'en suis sûr, le premier objet de toutes vos
(t) L'InsUtQt det Frères de riottrocUon Cbrétteane.
288 MÉLANGES.
sympathies. J'en, puis dire librement ma pensée , car quelqu*étroils qoe
soient les liens qui nous unissent , cependant nous ne sommes pas confon-
dus. EIi bien ! Messieurs , quand je reporte mes souvenirs vers les premiers
temps de notre civilisation nationale, alors que des colonies religieuses
ont défriché le sol de notre Bretagne et y ont jeté les premiers germes de
ces vertus rigoureuses qui la distinguent ; lorsque , en présence de ces sou-
venirs si glorieux à TEglise , je considère aujourd'hui cet essaim de pieux
instituteurs qui s'échappent chaque année de cette maison , pour aller dé-
fricher les intelligences des enfants du peuple, je me prends à me demander
si ce que nous voyons de nos yeux le cède de beaucoup aux merveilles de
l'antique foi.
» A Dieu seul en revienne la gloire ; à nous rien autre chose que l'avan-
tage de pouvoir unir nos faibles efforts à ceux de ces laborieux et utiles
instituteurs de la jeunesse. Et vous aussi , Messieurs, vous nous tendrez la
main , car le bien ne se peut réaliser pleinement sans le concours de tous,
et c'est un bonheur pour tous de s'y associer. >»
MoinTMERT A LA MKiioiBi DE Brizeux. — Nos Icctcurs savcnt que le
Gouvernement a autorisé par un décret la ville de Lorient, patrie du barde,
^ ériger un monument sur la tombe d'Auguste Brizeux. Un comité vient
d'y être institué pour recueillir les souscriptions. Nous lui transmettrons
celles que Ton voudra bien faire parvenir au bureau de la Revue , et nous
serons heureux de voir tous ceux de nos amis qui ne pensent pas, avec
Brizeux lui-même , — « que toute poésie est une chose vaine, » — et qui ont
admiré ici V Elégie de la Bretagne, coopérer à cette œuvre vraiment na-
tionale.
cmoniHiis n ilcmiis m u mvii iiutaiie.
LES ATENTCRES
DU BONHOMME QUATORZE.
Jamais pilote au milieu des écueils, jamais mipistre-dirîgeant d'un
gouvernement constitutionnel, jamais Tâne fantastique de Buridan
lui-même ne furent plus embarrassés que ne Tétait maître Michel
Oiiveau qui tenait en 1792 Fauberge de la Croix-d'Or, dans la petite
viUedeM*♦^
Comme homme public — c'est ainsi qu'il aimait à se qualifier — ii
se devait à tous ses clients ou , pour emprunter le langage de ces
temps de ténèbres et d'ignorance, à toutes ses pratiques ; mais, hélas !
malgré Vattention la plus scrupuleuse dans la distribution de ses com-
plaisances et de ses sourires, malgré des efforts continuels pour nager
entre le vin bleu de la patrioterie et le petit vin blanc du pays, si cher
aux gosiers royalistes, le pauvre homme s'était déjà aperçu , à son
grand détriment , qu'en temps de révolution, ce système de bascule
est le plus décevant de tous les systèmes.
' Ge qu'il y avait de plus poignant pour lui, c'est que , dans son for
intérieur, il n'était nullement indécis sur le chapitre des opinions poli-
tiques; mais il était aubergiste avant tout, et son amour du gain l'en-
traînait de plus en plus à des capitulations de conscience dont il
gémissait tout bas. Il fallait voir avec quel air de componction il se
résignait à allonger ses doigts crochus pour ramasser Técot des
buveurs patriotes qui hantaient sa maison ! De même que tous le$
pécheurs novices, il soupirait, roulait des yeux effarouchés, toussait
Tome IV. 19
S90 LES aveutubes
légèrement pour se donner une contenance.... c'était une véritable
comédie ! Mais le diable n*y perdait rien — comme on- dit, — et le
bonhomme, fort avancé pour son temps, laissait peu-à-peu sa vertu
politique s'endormir au doux bruit des espèces tombant chaque jour
dans les abîmes de son comptoir.
Jusque-là il a'y avait pas grand mal, et on lui eut pardonné volon-
tiers d*empocher un argent qui — suivant sa judicieuse expression —
ne se connaissait pas de celle des autres ; mais Thomme sait-il jamais
s'arrêter dans ses voies !
Le besoin d'un club s'étant fait généralement sentir dans la ville de
M***, les-patriotes — ou pour leur conserver leur nom vendéen — les
. patauds avaient décidé qu'il était urgent de se réunir chaque soir, en
un lieu déterminé, — pour aviser, disaient-ils, aux moyens de com-
battre les ennemis du peuple et opposer une barrière aux intrigues de
la Cour, — mais, par le fait, pour faire une guerre à mort au clergé et
à la noblesse, ce qui était, à vrai dire, toute la politique de ces sau-
veurs de la patrie.
Cependant , quand il fallut trouver un local convencèle pour installer
rassemblée, il s'éleva mille, difficultés. Des gens d'ordre et de savante
économie comme étaient ces Messieurs, devaient naturellement désirer
que l'on pût trouver un lieu de réunion qui ne coûtât rien , et, pour
cela, il fallait que l'un d'eux voulût bien faire chaque soir à la patrie
le sacrifice de son salon ou d'une chambre quelcpnque ; mais le moyen
d'y arriver ! L'épouse de M. le Maire était brouillée avec celle du Com-
mandant de la garde nationale ; celle-ci était en délicatesse avec la
dame de l'ancien procureur fiscal de la chàtellenie , en un mot , de
sourdes inimitiés couvaient au fond de tous les cœurs féminins de la
petite ville. Il y avait bien encore la femme du notaire qui était née
à Nantes — la JeUe — comme disent nos vieilles chansons du Bocage ,
knais,
« Gomme un ange tombé qui se souvient des deux , »
cette vénérable duègne, enterrée jadis par les exigences de l'hyménée
« an sein de ce pays de sauvages, « avait conservé toutes les délica-
tesses de la ville, et, à^ucun prix, elle ne voulait entendre parler de
DU BONHOMBIB QUATORZB. « 291
prêter « sa belle salle » à des « gensses » chaussés en sabots les trois
quarts de Tanaée et qui lui portaient sur les « nerfes, » à cause de
leurs allures grossières et du peu d*égards qu'ils montraient pour le
beau sexe. En outre elle avait un faible pour la haute société et elle
n'était pas femme à compromettre, pour les beaux yeux de ces Mes-
sieurs, ses bonnes relations avec M">e la Subdéléguée et M™® la Lieu-
tenante de la maréchaussée, qui étaient naturellement du parti de la
Cour. Force fut donc d'établir ailleurs la tribune populaire d'où allaient
s*élancer les philippiques des Démosthènes de l'endroit.
Une proposition fut faite à l'hôte de la Cr&ix-d' Or qui, affriandé
par l'espoir d'un profit considérable, leur afferma une chambre dans
son auberge, sans songer aux suites que devait avoir cette condescen-
dance dans l'opinion du pays et jusque dans l'intérieur de son ménage.
Depuis ce temps, il voyait les paysans de la campagne, ses amis
d'autrefois, bien plus, ses camarades de première communion eux-
mêmes, passer le dimanche soir, après vêpres, sans s'arrêter devant
sa porte, et se diriger avec un ensemble désespérant vers un méchant
cabaret borgne qui n'avait seulement pas d'enseigne et qui n'avait
jamais logé que des Bohémiens ou des marcellots (*). Depuis quelque
temps, on remarquait que ce misérable bouchon commençait à se
requinquer; déjà, au lieu de la simple croix badigeonnée au-dessus de
la porte d'entrée, on avait blanchi la maison d'un bout à l'autre , et le
messager de H^* à Nantes confiaU à tous ceux qui voulaient l'en-
tendre , qu'il était chargé par le propriétaire de commander dans la
grande ville une magnifique enseigne peinte en bleu-ciel avec une
touffe de lis ornés de banderolles sur lesquelles on lirait en lettres
moulées : A la Fïeur de Lis, réunion des Bons-Enfants.
Tous ces symptômes indiquaient , à n'en point douter, qu'il s'agis-
sait d'un complot formé contre la Croix^'Or; car évidemment, — « à
moins d'avoir la poule noire en sa possession , il eut été impossible
à ce failli gas de Sicot d'entreprendre d'aussi folles dépenses, s'il
n'avait eu la certitude d'avoir à l'avenir la pratique de tous l^s
royalistes. — »
9
(1) Colporteort
292 LB8 AYEIITURSS
Cest en parlant avec cette irrévérence de son heureux rival que
maltreOliveau cherchait à se consoler de sa disgrâce ; mais quoiqu'il
se plaignît amèrement du caprice des consommateurs, il ne pouvait se
dissimuler la cause de Téloignement qu'on lui témoignait. Aussi était-
il quelquefois tenté de faire un coup d*état et d'envoyer les i^nbistes
pérorer ailleurs; d'un autre côté, les patriotes, qui s'égosillaient
à parler des heures entières, buvaient sec d'ordinaire et parfois de
gros vins. Il est bien vrai qu'ils chicanaient toujours sur le prix ;
mais, en surfaisant beaucoup, il y avait toujours moyen de s'y retrou-
ver ; et, à tout prendre, c'était une excellente pratique que celle de
ces messieurs bourgeois 1 11 eut été bien dur d'y renoncer ; et puis,
que savait-on ? la bourgeoisie commençait à avoir les bras longs et fl
n'était peut-être pas prudent de la choquer. ~
Toutes ces réflexions tourmentaient cruellement l'esprit du brave
homme , et au lieu du joyeux compère au teint fleuri que Ton voyait
autrefois s'avancer aunlevant de la pratique avec un air ouvert et de
bonne humeur, ce n'était plus qu'une espèce d'ours grognon se traînant
paresseusement autour de l'auberge avec son bonnet abaissé sur ses
yeux, comme pour ne pas voir les avanies journalières faites à sa maison.
Ce qu'il y avait de pis , c'est qu'il ne pouvait faire confidence à pe^
sonne de ses perplexités et de ses bouleversements intérieurs. Sa
femme , royaliste déterminée et qui était si bien la maîtresse dans le
ménage qu'elle avait conservé son nom de fille même après son
mariage, sa femme, lasse de maugréer inutilement contre le club,
avait tout récemment déclaré que — « après tout, la maison, l'écurie,
la grange et tout le bataclan lui appartenaient et qu'elle y mettrait plu-
tôt le feu que de souffrir plus longtemps de pareilles assemblées dans
la maison de son père. — » Et une fois que Jeanne Giraudelle avait la
tôle montée , qui pouvait dire où elle s'arrêterait?
Le malheureux aubergiste semblait encore plus abattu que d'ordi-
naire, un matin qu'il était assis à la* porte de son écurie, regardant
nonchalamment panser un vieux cheval de renfort qu'il avait cou-
tume de louer aux conducteur^ de roulage plus ou moins accéléré ,
pour les aider à gravir la côte longue et pénible qui mène à la ville
deM*^.
DU bouhohhb ouatorzb. 293
Avant d*aller plus loin, il faut que nous présentions au lecteur
le garçon déguenillé qui étrillait, en sifflant entre ses dents, la rosse
attachée à la muraille; car ce personnage joue un grand rôle duns
notre histoire.
Auguste Faucheron , plus connu sous le nom de Gusty, était âgé
d*environ seize ans. Ce n'était pas précisément un palefrenier; c'était
un jeune drôle fort indépendant de sa nature et de Thumeur la plus
vagabonde. H avait perdu ses parents de bonne heure, elle sort de ses
premières années eut été un problème pour quiconque n'aurait pas
connu l'inépuisable charité des dames du château de Montbriant , sur
les terres duquel il était né. Hais quoiqu'il eût conservé pour les habî^
tants du chSiteau une reconnaissance et un dévouement à toute épreuve,
quoiqu'il aimât à se vanter, et non sans raison , du bon accueil qu'il- y
recevait chaque fois qu'il lui plaisait d'y aller, il n'avait jamais pu
s'habituer à la monotonie d'une domesticité régulière, et on ne le
voyait guère paraître au logis que dans ses moments de suprême
détresse, ou les jours de grande chasse. Dans sa petite enfance, il avait
étégr^nd dénicheur de merles, il connaissait à merveille les sentiers
les plus soliltaires des bois , il avait étudié à fond toutes les musses et
\e^ passées des lièvres et des renards; maintenant, il était capable de
mener rondement une chasse, et c'était une véritable* fête pour lui
chaque fois que le vieux piqueur se. trouvait incommodé et qu'il était
mandé pour faire Fintérim.
Le reste du temps , il le passait à glaner çà et là quelques pièces
de douze sous, rendant mille petits services aux gens de la ville, et se
chargeant volontiers de toutes les besognes pénibles ou dangereuses
qui sont ordinairement le lot des enfants perdus de la société. Ainsi
C'était lui qui grimpait au haut du clocher toutes les fois que le coq ,
rouillé par les longues pluies d'automne, ne pouvait plus tourner sur
son pivot de fer. Quand on entendait retentir dans les métairies ce cri
qui fait rentrer au plus vite les femmes et les enfants, ce cri sinistre
et si connu : « Àrraïtef arraïtef toquez-lou hé là-bas, ioquei-lou
bé{^)\ » il était toujours le premier à sauter sur son fusil, et il était rare
(I) Arrête, srriîtei gueltex-le bienl
294 LES AVBRTURBS
qu*il abandonnât la partie avant que le chien gM{^) ne fût tomt>é sous
ses coups/Cétait aussi un grand destructeur de martes, de belettes,
de putois et autres ennemis des basses-cours, dont il faisait un com-
merce assez lucratif. Il commençait par les promener dans les villages
pour obtenir quelques œufs de la générosité des ménagères, puis il
vendait leur dépouille aux marchands de peaux de lapins qui couraient
le pays, ce qui faisait dire au gros meunier du bas de la rivière que —
« ce diable de Gusty s'entendait merveilleusement à tirer d'un sac deux
moutures. »
Certainement, il n'était pas un de ces rudes travailleurs au milieu
desquels il menait cette existence de bohème qui eût souhaité vpir
de pareilles allures à ses enfants ; mais quoique la vie patriarcbale eût
peu de charmes pour lui, on lui pardonnait facilement en songeant qu'il
n'avait plus de famille, et qu'après tout, il ne nuisait à personne. Il est
même à présumer que cette vie précaire et aventureuse n'avait pas fait
trop grand tort à ses sentiments religieux ; car, bien qu'il eût fait sa
première communion un peu tard, comme toutes ces natures incultes
et quelque peu désordonnées, M. le Curé lui parlait amicalement, et
lui donnait de petites tapes sur la joue , toutes les fois qu'il le rencon-
trait. Le pauvre Gusty n'était pas moins fier des honorables familiarités
du Curé à son endroit que des bonnes dispositions des seigneurs de
Hontbrlant qui « lui avaient toujours été amis, » comme il le disait
avec un certain orgueil ; en sorte que cet illustre personnage était tout
dévoué à la noblesse et au clergé «. qui ne s'en doutaieat guère assu-
rément.
Mais il faut bien convenir que, malgré rhônnéteté de ses sentiments,
il avaU l'air du plus grand bandit qui fût au monde. Ses bas, — ^^quand
par hasard il avait des bas, — étaient toujours en courcaiUei, c'est-à-
dire tombés sur ses talons, et je ne sais par quelle fatalité les vêtements
encore propres dont lui faisaient cadeau les jeunes Messieurs du châ-
teau , prenaient, dès qu'ils étaient sur lui , un air de délabrement qui
les rendait méconnaissables. On ne se souvenait pas de luiavoir jamais
vu de coiffure quelconque, et si on lui en faisait parfois l'observation,
(I) Chleo enragé.
BU BOlfHOMMB QUATORZE^ ^ !9i95^
Il avait coutume de dire, en passant les doigts dans son épaisse che-
velure — « quMl fallait être bien ninee pour mettre vingt sous dans un
chapeau, quand on avait une si bonne perruque qui ne coûtait rien/»
Joignez à tout cela un grand corps maigre et fluet, mais agile et ner-
veux, deux petits yeux gris, fins et perçants, le buste légèrement
penché en avant lorsqu'il marchait, enfin Un nez explorateur qui sem-
blait toujours flairer quelque proie , et vous aurez un portrait fidèle de
Mons Gustf «
Tous les jeudis, jours de marché dans la ville de H^*^ il allait asses
régulièrement à Tauberge de là Croix-dOr^ où il faisait les fonctions
de valet d'écurie, attrapant quelques gros sous à tenir Tétrier aux
voyageurs, et faisant tout tu moins ses quatre repas, bonheur inappré-
dable pour un garçon qui passait pour le plus gros mangeur des envi-
rons et qui était toujours affamé comme un loup de quatre ans.
Quelques-uns Taccusaient même de manger des hérissons, des gre-
nouilles et autres animaux immondes , qui ne sont pas faits pour des
chrétiens, — comme chacun sait — et, franchement , cela lui faisait
un peu de tort dans Topinion ; mais que voulez-vous ? « la misère en
fait bien faire , -^ comme il disait quelquefois — et un bon appétit
n'est pas un péché. »
Quoi qu'il en soit, cette faim canine, qu'il décorait modestement du
nom de bon appétit, lui causait des tentations fatigantes pour sa vertu,
et les préoccupations de son estomac jouaient un grand rôle dans sa vie.
Ce faible, bien connu dans le pays, aurait pu devenir un point
d'aboidage commode pour entamer sa foi politique; mais, outre que
personne ne s'en souciait, Mons Gusty était ferme dans ses croyances.
Il détestait la bourgeoisie patriote qui, disait-il, « allait toujours à
l'épargne, payait mal ses commissions , était dure au pauvre monde,
n'allait jamais à la messe et ne chassait qu'au chien couchant ;
pour ce qui était de lui , s'il avait été obligé de brouter toujours dans
le même pàtis, il aurait mieux aimé rester d'une SaintJean à l'autre
chez les nobles, que non pas huit jours chez le plus huppé de ces
patauds. »
On ne comprendra guère qu'avep de pareilles di^[>o8itions, il eût con-
tinué son service hebdomadaire à la Croix^'Ùr, qui avait été mise
Si96 LES AVENTUaBS
au ban de Topinion royaliste; mais noire jeune gas y trouvait son
compte, dé toutes manières. D'abord, il aimait naturellement ce va-et-
vient continuel de voyageurs circulant sur la seule grande route qui
existât alors dans tout le Bocage, et cette vie comparativementbruyante
des auberges de petite ville; mais ce qui était bien plus important, c'est
que son contact fréquent avec les sommités révolutionnaires qui se
rassemblaient au logis de son patron , le mettait à même d'apprendre
souvent des nouvelles qui n'étaient point à dédaigner en ces temps de
troubles, et qu'il portait immédiatement aucbàteau,où les inquié-
tudes croissaient à chaque instant.
Il tenait donc essentiellement à cette position « et voilà pourquoi
nous le trouvons encore , l'étrille à la main, dans la cour de la Crok^
d'Or^ au moment où commence notre histoire;
Quand il eut bien brossé , lavé et frotté-le bidet qu'il avait entre les
mains , il déposa sur l'appui d'une iènêtre sa brosse et son étrille en
disant :
— Là!... voilà qui est fait! et bien fait, je m'en flatte! car au jour
d'aujourd'hui , ce n'est pas le temps qui nous manque.
Cette réflexion faite d'un ton de bonhomie que démentaient les
regards en dessous et l'air narquois du personnage, cadrait trop bien
avec les douloureuses préoccupations de l'aubergiste pour que le cher
homme la laissât tomber sans y prendre garde.
— Non, dit-il en secouant tristement la tête , ce n'est pas le temps
qui nous manque ! et je veux bien que tout mon vin devienne bisaigre
à la fois, si je sais pourquoi le guignon s'acharne comme çà après moi
depuis quelque temps !
— Dam , qui sait, bourgeois, vous avez peutrôtre été enjomine (*) ?
— Ma foi, ça pourrait bien être tout de oiême qu'on m'aurait jeté
un sort ? Car enfin, que leur ai-je fait, moi, à tous ces faillis gas qui ont
déserté ma maison? N'ai-je pas toujours eu à leur service le meilleur
vin du pays? et quand il y avait un brin de querelle entre les paroisses,
et que les bâtons jouaient dans la grand'salle, ai-je jamais envoyé
quérir la maréchaussée? leur ai-je jamais dittm mot plus haut que
l'autre? Qu'ont-ils donc à me reprocher? le sais-tu, toi, voyons?
(0 Boflorcelé.
DU BOECHOBIHS QUATORZE. S97
— Dam, bourgeois! que voulez- vous que je vous dise , moi? Si
vous De le savez pas, comment voulez-vous que je le sache, moi qui
ne suis qu'un pauvre hère?
-r Allons, voyons, sois franc avec moî ! il y aura eu quelques diries^
n*esl-ce pas?
Gusty, pressé de cette manière, appuya ses deux mains sur ses
hanches et releva par un mouvement brusque son pantalon sans bre-
telles — manœuvre quMl ne manquait jamais de foire, soit par habi-
tude, soit par manière de contenance, toutes les fois qu'il allait com-
mencer un discours :
— Eh bien, écoutez, l)ourgeois ! lui dit-il enfin,^ il est jsûr et certain
que, depuis pa^ mal de temps, la Croix-^'Or est dans la langue du
monde, je vous le cache pas ! Il y en a qui disent comme çà que vous
êtes.... j'ose pas vous dire çà, moi 1
— Si fait! si fait ! dis toujours.
— Eh bien! ils disent que vous êtes.... dam, vous m^excuserez
toujours?
— Oui, oui ! va donc !
— Ils disent que vous êtes.... que vous êtes barri (*) !
A peine ce gros mot fùt-il lâché, que maître Gusty baissa les yeux
vers la terre et se mit à dessiner sur la poussière de capricieuses ara-
besques avec la pointe de ses pieds nus , comme un homme embar-
rassé de la hardiesse de ses paroles et qui s'attend à une explosion
terrible.
Mais il fût bien surpris, quand, ayant levé timidement les yeux vers
l'aubergiste , il le vit le coude appuyé sur son genou, la mâchoire infé-
rieure emboîtée entre le pouce et l'index , et qu'il l'entendit répondre
tranquillement :
— Ah I ils disent que je suis barré ! et pourquoi donc cela , s'il vous
plaît?
Le calme avec lequel maître Oliveau avait entendu cette révé-
lation prouvait évidemment qu'elle n'avait rien de nouveau pour lui,
et le rusé Gusty ne s'y trompa point.
(1} Qui est de deux couleurt.
LES AVEIITUBBS
— Si le bourgeois ne se sentait pas morveux, se dit-il à part lui , il
aurait fait plus d'esquenardi que çà (*). C*est rien qu'histoire de me
faire jaser , je vois bien çà. Eh bien ! puisqu'il en veut, je vas lui en
donner, moi, qu'il ne s'inquiète pas 1 je vas lui dégoiser toute son affaire,
comme il faut!
Puis, s' adressant à son patron : — Que voulez-vous, bourgeois I ils
disent que vous affiez {*) chez vous tous les patriotes de la ville et que
vous faites bon ménage avez eux ; ils disent que vous avez tout à fait
viré^ que vous dénoncez les nobles et les prêtres, et que c'est vous
mèmement qui avez vendu le pauvre curé de Saint-Hilaire.... que
aais-je, moi, un tas d'affaires enfin que tous les villages en bouillent I
— C'est une abomination! — s'écria tout à coup l'aubergiste,
outré de ces accusations et se redressant de toute sa hauteur — c'est
une abomination! et ceux qui ont dit cela en ont menti Comme des
chiens, entends-tu 7
— C'est bien ce que je leur ai dit, moi, reprit Gusty d'un ton hypo-
crite ; — mais ils m'ont répondu que si vous ne l'avez pas fait, vous
avez aidé à le faire;, que si vous n'êtes pas le mitron, vous avez tou-
jours bien un doigt dans la pâte; que c'est chez vous que se dressent
et se manigancent toutes lesehéiivères qui bouleversent le pays, et que
c'est une vilenie de votre part que de prêter votre maison à des assem-
blées de patauds qui ne cessent é'aguigner (') le pauvre monde, et qui
nous rendront tous fous ou enragés, si çà continue.
Maître Oliveau s'était tout à l'heure fièrement élevé contre des accu-
sations outrées; mais, en ce moment, le reproche tombait si juste,
que toute sa vaillantise l'abandonna. Il baissa la tète sans répondre un
seul mot et parut plongé plus que jamais dans l'amertume de ses pen-'
fiées , tandis que Gusty , enchanté comme tout valet qui a découvert le
côté vulnérable de son maître , rentrait à petit bruit le cheval à l'écurie
el s'esquivait par une autre porte.
(4) tt M serait bien totreaientrécrié.
(3) Imptanter, attirer.
<3) Bxctter.
DU BOHHOMMB Û¥ATORZ£. 299
IL
En ces temps de troubles et d'effervescence populaire, les marchands,
les ouvriers des petites villes et des gros bourgs, partisans des idées
nouvelles, vivaient pour ainsi dire sur la place publique, tandis que
leurs femmes ne quittaient guère le seuil de leurs portes, dans Tespoir
d'être les premières à apprendre quelque chose de nouveau. Comme
aux approches de Torage ,' il y avait dans Tair quelque chose qui étouf-
fait et qui faisait peur, mais qui promettait des émotions inconnues à
des gens déjà dégoûtés du bonheur tranquille de leur vie par la féconde
ampoulée des apôtres delà Révolution.
Ce fut donc avec un sentiment de satisfaction chez les uns, dMn- ^
quiétude chez les autres, et de curiosité pour tous, que le lendemain
de la conversation que nous avons rapportée plus haut, on vit arriver,
le long de la grande rue qui conduit à Nantes, un voyageur comme il
en passait bien rarement dans la ville de M^^. Ce personnage, monté
sur un bon cheval, chaussé de grosses bottes à chaudron et suivi d'un
domestique sans livrée, paraissait appartenir à la classe moyenne delà
société ; mais à son costume moitié civil et moitié militaire, à la lar-
geur de sa cocarde tricolore d'une dimension tout à fait inconnue dans
ces parages reculés, à la dignité étudiée de son maintien, on devinait
facilement que cet illustre étranger avait été envoyé en mission par
quelque société populaire , dans un but encore ignoré des habitants
de M***.
En effet, il n'y avait pas une heure qu'il était descendu à la Croix-
d'Or^ que tous les membres du club reçurent l'avis de se rendre en
toute hâte au lieu ordinaire de leurs séances , pour y entendre une
communication importante.
Dans leur empressement à savoir ce dont il s'agissait, ces bourgeois
de petite ville, si formalistes d'ordinaire et si susceptibles dans leurs
relations sociales, ne remarquèrent même pas ce qu'il y avait d'inso?
lite et d'un peu cavalier dans cette convocation faite par un étranger,
sans Tordre, peut-être même sans l'aveu du président, et tous s'em-
pressèrent de se rendre à l'appel.
300 LES AYENTUBES
Ce ne fut pas un médiocre aliment à la curiosité des bonnes femmes
et des oisifs que ce déRlé des plus grosses têtes de la ville dont les
chapeaux à trois cornes et les bas chinés débouchaient à tous les coins
de rues, et se mouvaient avec une vivacité inaccoutumée, confondus
avec des ouvriers en habits de travail et notamment avec le boucher de
Tendreitdont les manches étaient encore retroussées, mais qui avait à
peu près lavé ses mains. On voit d'après cela que la grande tenue
n'était pas de rigueur; c'était un charmant laisser-aller; mais outre
que la précipitation excuse bien des choses , rien ne pouvait alors
donner une plus haute idée du patriotisme d'un citoyen qu'une barbe
inculte et des mains sales : protestation des plus éloquentes , en effet,
contre le luxe et la recherche aristocratique des muscadins. Il est vrai
que la bourgeoisie de M^"^ n'était pas encore descendue à ce degré de
stupidité démocratique, et si plusieurs de ces messieurs avaient cru
devoir faire à cette idée saugrenue, éclose dans le cerveau de Harat, le
sacrifice des ornements de toilette qui auraient pu choquer l'égalité
populaire ; si l'on voyait çà et là quelques tétés tondues à la Titus; si
quelques queues enrubannées, quelques catogans se dissimulaient
honteusement sous le collet de l'habit, il est pourtant vrai de dire que le
plus grand nombre, encouragé sans doute par l'exemple de M. de Robes-
pierre, portait encore dans toi^te sa rigueur le costumé bien connu de
l'année 1792. L'élément ultra-populaire ne dominait pas assez dans la
ville pour avoir pu imposer des lois plus exclusives à la fraction bour-
geoise de la Révolution , de sorte que les différentes modifications
apportées par les citoyens à leur ancien costume représentaient assez
fidèlement la nuance d'opinion à laquelle ils appartenaient. Tous
avaient sans doute un but commun, qui était l'abaissement de la no-
blesse et du clergé , mais tous ne voulaient pas, dans le principe, y
arriver par les mêmes moyens. Les Titus étaient les plus ardents, les
plus avancés, comme on dit aujourd'hui, c'est-à-dire qu'ils deman-
daient au désprdre ou même au pillage une position qu'ils n'auraient
jamais pu espérer d'un gouvernement paisible et bien réglé. Ceux-là, on
les trouvait toujours partisans des mesures acerbes et disposés à
émettre les motions les plus extravagantes et les plus- anarchiques.
Pour les autres, que l'on {pouvait appeler les Girondins de cette assem-
DU BONHOIOQL QUATOBZE. 3Q|
blée provinciale, la liberté ne fui jamais qu'un drapeau, Tégalité seule,
— était une passion, — mais Tégalité avec les classes supérieures ,
bien entendu. ^
lis s'étaient faits les ennemis du roi , parce que le roi était le cbef
naturel de Taristocratie; mais on ne pourrait pas dire précisément
quMls fussent impatients de Fautorité, car bien peu d'entre eux avaient
rôvé un changement aussi radical dans le gouvernement que le ren-
versement de la royauté.
Ce ne fut que plus tard, et sous l'influence des prédications furi-
bondes de la démagogie, que ces natures , encore honnêtes quoique
jalouses à Texcès, en vinrent jusqu'à excuser les preftiiers crimes
de ta Révolution et souvent même à y applaudir. Ils trouvaient bien,
par exemple, qu'on avait été un peu loin dans les massacres de Sep-
tembre ; mais depuis huit jours que la nouvelle en était arrivée à M^
la minorité avait su persuader aux modérés que ce douloureux saeri-
fke avait été rendu nécessaire par la découverte d'un complot tramé
dans les prisons : — Les aristocrates avaient voulu égorger les pa-
triotes, ceux-ci les avaient prévenus, voilà tout! — Et cet incroyable
mensonge avait été accepté par les plus timorés qui excusaient main-
tenant la Révolution par ce dicton populaire si connu : — Dam, que
voulez-vous ! après tout, U vaut mieux tuer le diable, que non pas le
diable nous tue I
Un seul d'entre eux avait à peu près échappé à ces lâchetés de tous
les jours, à ce honteux abaissement des âmes, fatale destinée des ma-
jorités sans énergie ; c'était le médecin Bonneau, homme d'étude et
d'une érudition bien rare à cette époque dans les petites villes de pro-
vhice. Admirateur passionné des républiques de l'antiquité , il avait
rêvé pour son pays un gouvernement calqué sur celui de Lacédémone,
comme si le sentiment chrétien pouvait s'accommoder d'institutions
fondées sur une pareille morale 1 Mais qui s'inquiétait alors du senti-
ment chrétien ?
Bien des faits cependant, bien des attentats auraient dû le désabuser
et lui faire voir toute la vanité de ses espérances ; mais pour ceux qui
connaissent la ténacité et l'entêtement d'un parti pris, même chez les
meilleures natures, la persévérance de ses illusions n'avait rien d'ex-
302 LES ayeutures^
traordinaire. Il appartenait d^ailleurs à cette école de politiques qui,
tout en condamnant les excès d'un pouvoir, se mettent néanmoins à
son service, avec la prétention de le diriger dans des voies plus bon-
nêtes et plus pures : rôle plein de déceptions et de périls qui n'aboutit
jamais qu'à les rendre victimes de leur modération , ou solidaires des
crimes de leurs maîtres I
On pouvait dire pourtant, à la louange du docteur Bonneau, que ses
sentiments n'étaient pas, co^nme chez tant d'autres , un vain étalage
de vertu et un masque commode pour son ambition personnelle, pour
ce besoin de poser et d'être quelque chose qui tourmente tant de bons
esprits en France. Non, c'était bien une bonne et naïve illusion de son
cœur, et, plus d'une fois, lorsqu'il apprenait quelques nouveaux forfaits
de ses amis de Paris^ on l'avait entendu s'écrier, les larmes aux yeux :
-^ « Oh! les misérables! les misérables! ce qu'ils ont fait de aolre
belle Révolution ! »
Déjà, malgré la considération qu'inspiraient ses talents et son carac-
tère à la partie saine de la bourgeoisie, il avait éprouvé l'inconstance
de la faveur populaire. On lui avait ôté la présidence du club à cause
de sa modération, et c'était une majorité de modérés qui avait prononcé
son exclusion !
Le docteur, honteux de la faiblesse et de la couardise de ses amis,
mais respectant jusque dans ses écarts l'exercice d'un droit incontes-
table, s'était modestement résigné, et continuait à prendre part comme
simple membre aux séances du club de la ville de M^"^.
A mesure que les différents membres de l'assemblée arrivaient dans
^ la salle , l'étranger , debout à la place du président, le sabre sur la
cuisse, les pistolets à la ceinture, et le chapeau enfoui sous des flots
de plumes tricolores, répondait à leur salut empressé par une légère
inclination de tète et avec un air de réserve hautaine tellement incom-
patible avec l'égalité démocratique, qu'il éiait à craindre qu'elle n'an-
nonçât un orage.
* Quand tout le monde fut placé, le grave personnage, qui semblait
attendre impatiemment la fin du brouhaha inévitable en pareille cir-
constance, prit la parole avant même que le président, modestement
assis près de lui , eût ouvert la séance, et annonça en termes pompeut
DU BOirHOHHB QUATORZE. 303
que « Ton voyait en lui le délégué de la Société populaire de Nantes ,
laquelle avait réchauffé du souffle ardent de son patriotisme tous les
citoyens de la grande ville, et qui devait maintenant rayonner dans les
campagnes» afin d'éclairer la marche de la Révolution et de sonder les
profondeurs de Tavenir. »
Nous n'avons nullement Tintention de suivre Forateur dans toutes
les divagations de son éloquence emphatique; la tribune devait néces-
sairement être sans mesure dans un temps où les esprits étaient sans
treïû ; et tout le monde connaît la faconde extravagante ou sanguinaire
de ces énergumènes qui prêchaient la fraternité avec le poignard ou le
pistolet au poing.
Les bons bourgeois de M*^ écoutaient cette parole brûlante, avec
admiration d'abord, puis bientôt avec la terreur secrète de gens
entraînés dans les ténèbres vers un abîme qu'ils sentent, mais
qu'ils ne voient pas. Chacun d'eux examinait sa conscience pa-
triotique, et ne pouvait s'empêcher de se trouver un pygmée en
comparaison de ce géant révolutionnaire qui parlait de proscrip-
tions, de sang et de ruines avec une si merveilleuse midace. Quelques-
uns se sentaient humiliés de leur infériorité dans le grand œuvre de
la régénération sociale, et tous commençaient à redouter les suites de
ce que les plus ardents de l'assemblée appelaient une halte dans le
chemin de la Révolution.
Ce fut bien autre chose quand l'orateur, abandonnant les théories
transcendantes de la politique, descendit à l'application, et en vint à
examiner la manière dont la Révolution avait été comprise à M*^ et
à critiquer amèrement l'attitude de sa société populaire; ce qui était
évidemment le but de son voyage et de son interminable discours.
— « Enfin ! s'écria-t-il d'une voix de tonnerre, — qu'avez- vous fait
pour la Révolution , vous autres ? quels gages lui avez-vous donnés ?...
Ce que vous avez fait? Je m'en vais vous le dire, moi : pendant que nos
intrépides sans-culottes, bravant la mitraille et le fer des tyrans,
jouaient à chaque instant leur tète pour débarrasser la France de la
race maudite des prêtres et des rois, pendant que les Sociétés popu-
laires de Nantes et de Rennes envoyaient des députés à nos frères et
amis de la capitale, faisaient surveiller et coffrer les ci-devant , les
304 LES AyEnTURES
prêtres réfractaires, et répandaient une terreur salutaire par tout le
pays, vous, citoyens! vous veniez ici vous réunir tranquillement
après souper, et là, mollement assis sous le manteau de la cheminée,
la tête calme et les pieds chauds, vous devisiez sûr les affaires du
temps ; vous vous permettiez peut-être même de clabauder contre les
aristocrates, mais vous laissiez rouler tout doucement le char de la
Révolution , trouvant qu'il marchait toujours assez vite. Vous vous
seriez bien gardés de pousser à la roue, comme les sublimes travail-
leurs de Septembre qui viennent de sauver la patrie; oh! que non,
vraiment! vous auriez eu trop grand peur qu'une goutte de sang ne
vint à tacher vos belles cravattes brodées, vos jabotières et les man-
chettes dont vous vous parez encore le dimanche, saiis doute! Oui!
vous avez peur des éclaboussures, muscadins que vous êtes! Comme
si le sang des traîtres pouvait jamais souiller ! ^
» Mais, que dis-je? vous n'avez même pas su agiter les campa-
gnes qui vous environnent et porter jusqu'au sein des hameaux les
plus reculés les lumières de la raison et l'amour sacré de la patrie.
Depuis Nantes jusqu'ici les campagnes sont tristes, mornes, glacées,
et pas un arbre de la liberté n'est venu, sur le bord du chemin,
réjouir mes yeux et consoler mon cœur. Vos prisons sont vides et vos
mains vierges, citoyens! Et pourtant, vous avez autour de vous des
milliers de prêtres, de moines, de nonnes: noir bétail de la tyrannie
qui se cache dans les ténèbres jusqu'au moment où il viendra, comme
les taureaux de Bozan dont parle le ci-devant roi David» vous englou-
tir au sein de vos demeures !
» Bien plus! les aristocrates se montrent au grand jour et dres-
sent insolemment la tête; ils sont là, à deux pas de vous, presque chez
vous, et vous laissez faire!... Dites-moi, êtes-vous Français, oui ou
non? Êtes-vous patriotes, oui ou non? Êtes-vous...? Mais à votre air
ébahi on dirait vraiment que vous ne me comprenez pas ! £h ! quoi !
faut-il donc qu'un étranger vienne mettre le doigt sur la plaie qui
vous dévore 1 Faut-il que ce soit un citoyen de Nantes qui vous ap-
prenne que le château de Montbriant est encore debout et abrite encore,
la tète des ennemis du peuple ! Ne savez-vous donc pas que ce nid
d'aristocrates est un antre où se forgent les armes de la Contre-Révo-
c
DU BQIIHOMHB QUATORZE. . 305
lulion? IgDoreZ'VOus qu'il est devenu le repaire des prêtres rebelles
et un foyer d& correspondance avec les émigrés? 0 Béotiens ! triples
Béotiens que vous êtes! vous n'avez pas mènie le sentiment de vos
intérêts et de votre propre conservation ! Non contents de rester Qssis
sur le bord du sillon, pendant que les autres mettent vigoureusement
*1a main à la charrue, vous avez laissé croître Tivraie dans le champ
de la Révolution , au risque de voir étouffer le bon grain, et puis,
comptant sur votre part de moisson, vous vous êtes endormis!... Oh !
citoyens de M***, réveillez- vous ! réveillez- vous de votre assoupisse-
ment, et conjurez au moins les dangers qui vous menacent! secouez
votre torpeur, vous dis-je, et qu'une vigoureuse résolution soit prise
à Finstant même! Je suis prêt à vous seconder de tout mon pouvoir.
Oui! je vous offre mon concours, le concours d'un homme sans
faiblesse, d'un homme qui sait de quelle manière on doit traiter les
aristocrates, et qui sera heureux et fier de raconter aux frères et amis
de Nantes comment les patriotes de M*** savent se venger de leurs
ennemis.
« En conséquence, je propose de rassembler la garde nationale et
de nous transporter au plus tôt au château de Hontbriant pour y pro-
céder à une visite domiciliaire. »
Après avoir ainsi formulé sa proposition, l'orateur fatigué s'assit
brusquement, tandis que le cliquetis de son sabre contre le bureau du
président semblait donner à ses paroles une nouvelle énergie , et une
signification sinistre à ces mots si simples : Une visite domiciliaire.
III.
Ce discours emporté et plein d'insolence , qui aurait dû soulever les
justes susceptibilités d'une assemblée quelque peu jalouse de sa
dignité et susciter une tempête contre son auteur, fut, au contraire,
accompagné de rares, mais chaleureuses approbations. La fin surtout
en fut accueillie par les frénétiques acclamations des Jacobins de l'en-
droit. Ils triomphaient à cette heure en entendant proclamer avec une
hardiesse sans' mesure et mettre en honneur lesprincipes qu'ils avaient
toujours professés, mais dont ils avaient été obligés jusque là da mi-
Tome ÏV. ' 310
306 ^ LES AVENTURES
tiger Texpression , pour ne pas effaroucher les faibles et les ftmes
timorées de la majorité.
Ceux-ci, au contraire, baissaient les yeux d'un air contrit, et demeu-
raient immobiles sur leurs bancs comme des écoliers pris en foute.
Etaient-ils honteux de leur faiblesse passée, ou mécontents de se voir
traités avec si peu de cérémonie? Se sentaient-ils écœurés par Todeur
de sang qui s'exhalait des fleurs de cette réthorique d'échafaud?
Il serait difficile de le dire. Peut-être y avait- il un peu de tout
cela dans Tattitude inquiète et humiliée de la bourgeoisie; toujours
est -il que personne ne paraissait disposé à prendre la parole pour
défendre le passé de rassemblée , attaqué avec si peu de ménagement
et si peu de courtoisie.
 la fin un d'entre eux se leva et demanda la parole pour répondre au
discours que Ton venait d'entendre : c'était le médecin Bonneau.
 sa vue, le front des modérés se rasséréna un peu; mais on
trembla de son audace, et le silence, un silence plein de terreur et
d'angoisses, s'établit comme par enchantement.
A la parole incisive, tranchante et passablement brutale du délégué
de Nantes succéda une argumentation calme et polie, déjà bien passée
de mode dans les clubs de province , toujours disposés à copier servi-
lement les assemblées populaires de Paris. U était évident que Tora-
teur, cantonné dan^ ses idées spéculatives, ne sortait pas du pays des
chimères ; ce n'était guère, à vrai dire, qu'un révolutionnaire contem-
platif, mais du moins ses discours prouvaient 4me âme plus droite et
plus honnête que les autres, et il ne craignait pas de stigmatiser en
termes assez vifs cette soif de sang qui tourmentait une fraction notable
des partisans de la Révolution.
Selon lui, l'aristocratie, contre laquelle*le peuple s'était si justement
soulevé, était à jamai$ renversée ; il ne pouvait donc voir dans cette
rage de destruction que l'ignoble acharnement d'un vainqueur qui
s'oublie jusqu'à frapper son ennemi à terre. L'ère de bonheur dans
laquelle on allait entrer, cette république qui allait être proclamée
devait être inaugurée, sanctifiée, pour ainsi dire, par des sentiments de
fraternité humaine ; il y avait eu assez de sang répandu ; il fallait
laisser désormais le peuple à ses instincts généreux , et faire rentrer
enfin le char de la Révolution dans les voies tracées par la Philosophie.
DU bouhommb quatorze. 307
Il continua encore quelque temps è marcher sur ce terrain brûlant,
sans s'inquiéter des interruptions furieuses delà minorité et dos regards
de tigre que lui lançait le Jacobin nantais; puis, arrivant au reproche
dMnertie formulé par celui-ci avec tant de violence :
— « Tu te plains , citoyen, lui dit-il , de ne pas avoir rencontré sur
ton chemin un seul arbre de la Liberté. Cette circonstance fâcheuse ne
t'a-t-etle donc pas fait déjà comprendre que nous vivons au milieu
d'une population indifférente^ sinon hostile, è notre belle Révolution?
Ne sais-tu pas, toi qui sais tant de choses, que nos campagnes fanatisées
ferment obstinément les yeux à la lumière? que nous sommes pour
elles un objet de mépris beaucoup plus que de terreur ? Ne sais-tu pas
qne cette aversion est plus forte que leur intérêt même, qu'elles ont
déserté nos marchés , qu'elles nous enserrent dans un réseau de prohi-
bitions et de privations telles, que notre ville est déjà comme assiégée,
et que bientôt nous serons affamés dans nos maisons 7 Que faire donc en
présence d'une pareille^ aberration d'esprit? Faut-il, comme le tyran
Mahomet avec le Coran , marcher contre elles , les Droits de l'homme
d'une main et le glaive de l'autre ? Mais alors, c'est la guerre civile !...
Oui, citoyens !... c'est la guerre civile avec toutes ses horreurs, ou je ne
connais pas les honmiesde ce pays! Ces campagnards, remarquez-le
bien, ne sont pas de ces gens qui dépensent, ou pour mieux dire, qui
gaspillent leur énergie en des émeutes ou des collisions insignifiantes.
Oh! non ! Â leur aird'irritation silencieuse etconcentrée il est évident
pour moi qu'ils se tiennent maintenant sur la défensive, mais je ne
serais pas surpris qu'une vaste conspiration se tramât dans les téné-
breuses profondeurs de cette population si tristement abusée; nul
doute qu'une tempête se prépare, car l'écume commence à paraître à
la surface. Les décrets de la Contention sont méprisés comme ceux de
l'Assemblée nationale; les insignes de la Révolution sont bafoués et
abattus aussitôt que plantés, sur les édifices publics , et des conci-
liabules nocturnes se tiennent sans doute au fond des bois ou dans
les villages écartés; car aussitôt que le jour commence à tomber, les
paysans armés montent la garde à toutes les croisées (') de chemins^
et i) est impossible de circuler dans la campagne sans le bon plaisir
<i) Carreroare.
308 LES AVENTURES
de ces étranges soldats. Ils me laissent passer, inoi, parce qu*ils savent
que je voyage uniquement pour soulager Thumanité souffrante ; mais
bien que j'aie possédé autrefois quelque influence sur ces hommes
égarés, grâce aux privilèges de mon art, toutes les fois que j'ai voulu
les éclairer, leur inculquer les vrais principes politiques, leur prêcher
enfin Tamour sacré de la patrie, ils m'ont impatiemment montré de la
main le chemin que je devais suivre, et ma présence était immédiate-
ment signalée, par des moyens connus d'eux seuls, sur toute la ligne
que j'avais à parcourir.
« Bien que mes tentatives de propagande aient complètement
échoué, je n'en persiste pas moins à penser qu'un système de modé-
ration mêlé de fermeté est encore le meilleur moyen de ramener à la
raison ces populations fanatiques, et j'en ai pour preuve les résistances
ouvertes qui se sont élevées dans le Bocage , toutes les fois que l'on a
essayé d'employer la violence. Si donc vous décidez qu'une visite
domiciliaire sera faite au château de Montbriant, je ne m'y oppose
pas ; mais je demande qu'on y apporte tous les ménagements compa-
tibles avec la rigoureuse mission que nous avons à remplir, et qu'on
n'oublie pas qu'après tout nous n'avons affaire qu'à des femmes. »
Dans la crainte que notre récit ne ressemblât à un compte-rendu de
séances parlementaires , nous nous sommes abstenu de noter les inter-
ruptions , les cris, les protestations qui accompagnèrent l'orateur pen-
dant qu'il débitait son discours ; d'ailleurs tout ce bruit était peu de
chose en comparaison du concert de huées, d'injures et d'imprécations
qui en accueillit la fîn. La prévision sinistre qu'il renfermait mit en
révolution tous les fanfarons de courage, qui se trouvaient là, comme
partout, en grande majorité , et cette idée de guerre sembla pour le
moins ridicule aux auditeurs les plus bénévoles, en songeait qu'il s'a-
gissait de paysans en sabots! Les interpellations les plus vives, les
railleries les plus piquantes se croisaient en tous sens et venaieni
assaillir le malencontreux orateur, qui avait eu le tort de faire entendre
le langage de la raison à une assemblée de peureux et d'énergumènes.
Mais lui , toujours ferme et mesuré dans ses paroles, il soutenait son
opinion avec l'opiniâtreté que donne une conviction profonde et répon-
dait à cette tourbe d'aboyeurs et de matamores qu'il méprisait main-
tenant, mais devant laquelle on devait trembler plus tard. .
DU BONHOHMB QUATOBZE. 309
Cette lulte violente et inégale aurait nécessairement fini par épuiser
les forces du docteur, car ses amis politiques n'osaient pas même
essayer un simulacre de défense ou dire un seul mot qui pût faire une
utile diversion en sa faveur, si le citoyen de Nantes, qui par le fait
présidait rassemblée, n'eût fait un signe de la main, annonçant qu'il
voulait prendre la parole de nouveau.
Composant alors s6n maintien , et affectant une modération hypo-
crite, il commença d'un ton doucereux :
— « S'il plait au citoyen que vous venez d'entendre de cultiver
dans son cœur la politique béate et sentimentale de la Gironde, il en
est assurément le maître; mais qu'il n'espère pas maintenir l'assem-
blée dans la voie pernicieuse où de prétendus sages l'avaient malheu-
reusement engagée. Si j'en crois les témoignages non équivoques qui
partent de tous les côtés de cette enceinte , vous avez hâte , citoyens,
de sortir de l'ornière où des traîtres vous ont laissé croupir jusqu'à ce
jour. En vain les reptiles impurs qui rampent au pied de la Montagne
font entendre des sifflements affreux et dressent contre elle leur tête
hideuse , la Montagne les écrasera comme des vers de terre, et conti-
nuera l'œuvre immense de la régénération du monde, parce qu'elle est
forte, puissante, et que l'avenir est à elle !.... »
— « La question n'est pas résolue , interrompit Bonneau. ^
— a Elle le sera bientôt! vociféra l'orateur, et alors, malheur à
ceux qui auront égaré le peuple par le mirage trompeur d'une modé-
ration coupable et enveloppé la Révolution naissante dans les langes
pourris de la morale et de la vertu ! Qu'ils tremblent ceux-là, citoyens !
qu'ils tremblent, car je le dis encore : Malheur aux vaincus ! »
Bien que cette violente sortie renfermât une menace assez directe à
l'adresse du docteur Bonneau, pour le cas probable du triomphe de la
Montagne sur la Gironde, celui-ci ne daigna pas y répondre, et, déses-
pérant de se faire comprendre au milieu de ce déchaînement de toutes
les passions mauvaises , il s'accouda silencieusement sur le dos de sa
chaise, et ne prit plus aucune part aux tumultueuses délibérations de
l'assemblée.
Toutes les motions proposées par le délégué de Nantes furent adop-
tées avec enthousiasme même par la fraction modérée du club,
310 LBS AVENTUEBS
entraînée par Texemple ou fascinée par la terreur. Il fut résolu que des
battues seraient organisées pour fouiller les bois, les châteaux et les
presbytères, afin de s'emparer des prêtres rebelles et de les amener à la
prison de la ville, jusqu'à ce que le peuple en eût faitjmtice autrement.
Pour commencer, et attendu Theuredéjà avancée, on arrêta qu'on se
rendrait ce jour-là mêmeaucbâteaudeMontbriant, qui n'était guère
qu'à une demi-lieue de la ville.
Après cette décision, l'assemblée se sépara pour se préparer à l'ex-
pédition , et convoquer la garde nationale à domicile \ car le son du
tambour pouvait « donner l'éveil au gibier et faire manquer la chasse, «
comme disait plaisamment lo délégué de la ville de Nantes, le héros de
la journée. ^
IV.
Après avoir traversé sur un vieux pont de bois la rivière qui baigne
du côté de l'Ouest les antiques murailles du château de M^ le chemin
de' Montbriant tourne brusquement à gauche et s'enfonce entre deux
buissons de houx entremêlés d'églantiers et de chèvrefeuilles sauvages,
en suivant toutes les sinuosités de la vallée. Des arbres magnifiques,
qui avaient réussi à se faire jour au milieu de ce fouillis d'arbustes
épineux et de plantes grimpantes, étendaient autrefois leurs rameaux
touffus au-dessus du chemin , et c'est à peine si quelques pauvres
rayons de soleil, tamisés par la fouillée, venaient miroiter , a midi, sur
les tfaques d'eau bourbeuse qui le couvraient les trois quarts de Tannée.
' Une longue suite de ces petits sillons creusés en travers par le pas
mesuré des bœufs, et connus dans le Poitou sous le nom de chapelets,
le rendaient à peu près impraticable , si ce n'est aux petits chevaux du
pays qui savaient admirablement emboîter ces chapelets, pourvu que
le cavalier s'abandonnât à leur direction. Là , comme dans tous les
anciens chemins du Bocage où deux charrettes ne sauraient passer de
front, la circulation eut été impossible sans le bruit strident des batte-
relies ou cercles de fer quiclapottent comme des cymbales aux moyeux
des charrettes, ou la voix sonore des bouviers qui chantent leurs bœufs
à tue-tête pour avertir les autres de ne pas s'engager à l'autre bout de
cet étroit et ténébreux labyrinthe.
DU BONHOMUB QUATOBZE. 311
Les gens à pied suivaient les petits sentiers pratiqués derrière la
haie dans les pàtis et les champs de blé où ils n'avaient guère qu'une
vingtaine d'échaliers à franchir avant d'arriver à ce que Ton pouvait
appeler la terre ferme. Là, le chemin déviait un peu sur la droite et
abandonnait le bord des prairies pour embrasser les flancs du coteau
qu'il gravissait doucement en dessinant une courbe naturelle au milieu
des taillis de chênes, et de châtaigniers de la plus belle venue. On arri-
vait ainsi au sommet du plateau où une triple rangée d'arbres sécu-
laires conduisait jusqu'à la porte du manoir.
Celui-ci n'avait rien de remarquable que sa masse imposante, com-
posée d'un amas confus de tourelles et de pavillons de toutes les épo-
ques éclairés par des fenêtres longues, étroites , qui semblaient avoir
été percées après coup, sans aucun égard pour les règles de la symétrie
ou le plaisir des yeux ; mais le site était charmant. Des fenêtres de la
grande salle, on voyait se dérouler les méandres gracieux de la rivière
qui , après avoir contourné la colline , faisait brusquement un coude
et fuyait devant le château pour aller se perdre au loin dans de noirs
bouquets d'aunes ou des massifs de saules argentés. Des rochers cou-
ronnés de verdure ou d'ajoncs fleuris, de longues et fraîches coulées
de prairies tout émaillées de génisses folâtres et de petits bœufs rouges
du Poitou couchés à l'ombre des vieux chênes ; plus loin , d'immenses
futaies où venaient se briser les vents orageux du couchant; tel
était Taspect pittoresque et grandiose' des environs du château de
Hontbriant.
Mais depuis longtemps déjà les alentours du logis étaient tristes et
silencieux. Les hirondelles , abandonnant aux passereaux querelleurs
les hautes corniches des pavillons, faisaient maintenant leur nid sous
l'arceau de la porte d'entrée. Les pigeons du colombier s'abattaient en
paix auprès du ruisseau pour becqueter le sable de la rive, et venaient
roucouler leurs amours jusque sur l'appui des fenêtres ; car ils ne
redoutaient plus le fracas des piqueurs et le bruit des fanfares : les
chevaux languissaient dans les écuries, et les chiens au chenil se
lamentaient en attendant leur maître.
C'est que la Révolution , de plus en plus menaçante, avait flétri les
bonheurs tianquilles de la vie de province, comme elle avait brisé les
312 LES AVBNTUaBS
grandes existences de la noblesse de Cour, et que le seigneur de ces
lieux était parti pour Fémigration, laissant à la garde de Dieu sa
femme, sa 011e et ses vieux serviteurs.
Mais il est temps d'entrer dans Tintérieur du château et de faire
connaissance avec les pauvres délaissées qui Fhabitent.
Dans Teiâbrasure d'une fenêtre , donnant sut la campagne que nous
avons ^sayé de décrire, était assise une dame âgée d'une quarantaine
d'années. Sans la poudre qui couvrait les bandeaux de son front , et la
coiffe de dentelle qui enfermait ses cheveux , on eut pu voir de nom-
breux filets d'argent se dessiner sur l'ébène de sa chevelure. Ses yeux,
entourés de cercles noirs, prouvaient sufAsamment qu'elle avait passé
bien des nuits sans sommeil. Il était évident qu'après de longs jours de
calme et de bonheur, l'adversité avait enfin franchi le seuil de son logis
et trouvé le chemin de son cœur ; mais son air de noble souffrance et
de résignation chrétienne témoignaient assez que le malheur l'avait
trouvée forte, et qu'elle n'avait pas été vaincue dans cette lutte sublime
contre les misères de la vie.
Cette dame était Marie-Flore- Athénaïs de Boisgiraud , dame et châ-
telaine de Montbriant, la Primaudière, Dorinière et autres lieux.
Un ouvrage de tapisserie reposait sur ses genoux ; car sa pensée
était ailleurs, et son regard distrait errait vaguement sur le paysage
qui s'étendait en face du château. -
Elle fut subitement tirée de sa rêverie par une joyeuse exclamation
de sa fille Marguerite , charmante enfant de dix-sept ans qui brodait
au tambour en face de la fenêtre.
— Enfin , la voilé donc finie, cette maudite fleur qui m'a donné tant
de peine! encore une autre pareille, et mon ouvrage sera terminé.
Quel bonheur I moi qui craignais tant qu'il ne fût pas prêt pour le
retour de mon bien-aimé père! Tenez, voyez-vous , maman ?
Et elle montrait à sa mère, avec une joie enfantine, une de ces
grandes vestes ou gilets à basques en étoffe de soie brodée que por-
taient alors tous les gentilshommes en habits de gala.
La châtelaine, enveloppant sa fille dans un de ces longs^regdi*ds de
mère tout chargés de tendresse et de mélancolie:
— Cest bien, ma fille, lui dit-elle, ion pauvre père sera bien heu-
DU bouhommb quatorze. 313
reux sans doute de ton aimable sou-venir; mais, bêlas! quand le
reverrons-nous?
— Mais bientôt, ma mère, je vous assure !
— Âb! reprit la mère, d'un ton légèrement ironique, et qui t'a
donné une pareille assurance?
— C'est que, voyez- vous, maman, continua Marguerite en se rap-
prochant de sa mère et lui parlant d'un ton confidentiel, j'ai fait un vœu
à Nolre-Dame-de-Pitié, et je prierai si bien la bonne Vierge, qu'elle
ne pourra s'empécber de m'exaucer.
— Elle te l'a promis sans doute?
< — Oh ! non, mère, mais vous savez bien qu'on ne l'invoque jamais
en vain. La pauvre Marie-Jeanne , de la Roullière , a suspendu ses
béquilles de paralytique à la voûte de la chapelle, il n'y a pas buit
jours; ma sœur de lait a fait bier soir un tour de jardin appuyée sur
mon bras ; on dit que l'épileptique du Moulin-Fleuri n'a pas tombé une
seule fois depuis la dernière Notre-Dame; et cela, parce que leurs
parents ont fait un voyage à la chapelle de Pitié. Eh bien! pourquoi
n'aurais-je pas autant de bonheur que ces pauvres gens?
Bien que la mère n'eût pas sans doute une confiance aussi ingénue
que sa fille , elle se donna bien de garde de le laisser voir, et, quittant
le ton un peu railleur que l'air d'assurance de Marguerite lui avait
d'abord inspiré, elle lui dit avec une gravité douce et pleine de
tristesse :
— A Dieu ne plaise, chère enfant , que je cherche à ébranler ta foi
en l'efficacité de la prière ! H faut prier, prier sans cesse ; mais il ne
faut pas croire pourtant que Dieu soit obligé de nous exaucer, et trop
compter sur les faveurs du ciel. Pour moi, je ne puis m'empêcher de
voir que l'horizon s'assombrit de jour en jour. Les peines les plus
sévères, les plus cruelles même sont portées contre nos cbers émigrés ;
les prêtres sont proscrits ; le roi , le roi lui-même — que le bon Dieu le
protège! — a été jeté en prison , et ce n'est que par une protection
toute spéciale de la divine Providence que nous n'avons pas été nous-
mêmes inquiétées dans notre maison. Je ne voudrais pas faire pâlir les
roses de tes joues, mon cber cœur, ajouta-l-elle , — en écartant les
boucles de cheveux de Marguerite et lui déposant un baiser sur le
314 LES AVSHTURSS
froot, — mais je crains que nous n'ayons à redouter des malheurs
encore plus grands.
— Bonne mère chérie , ne voyez donc pas les choses si en noir !
moi, j'ai meilleure espérance , je Ta voue, et....
— C'est que tu es jeune, mon enfant ! — interrompit la châtelaine.
— Je suis jeune, c'est Vrai ; mais je vous assure, mère, que j'ai
bien ma petite politique aussi, allez!
— Ah !... voyons donc cette politique!
— Eh bien! je rencontre quelquefois sur mon chemin Labranche,
celui qu'on appelle le beau Labranche, vous savez? le garde de M. le
chevalier de la Boulaie.
Ici une légère rougeur vint colorer le charmant visage de Uargue-
rite ; mais elle continua :
— Ce garçon, qui aime à causer, vous parle toujours d'un ton de
mystère, mais en même temps avec un air de si grande conûance,
qu'on ne peut se défendre, quand on l'entend, de partager au moins
une partie de ses espérances. Figurez-vous, ma mère, que rien ne
l'épouvante, cet homme, rien ne l'étonné, et quand on raconte devant
lui toutes les horreurs commises par les patriotes, il rit sous cape et
souvent même il se frotte les mains en disant : — « Tant mieux ! tant
mieux! ils n'en font pas encore assez! c'est bon! ils nous paieront
tout è la fois I » — Je n'avais guère compris jusqu'ici le langage
étrange de cet homme, lorsqu'hier è la brune, en revenant de visiter
mes nialades, je l'ai heureusement rencontré à Téchalier du grand
pâtis.
— Heureusement!... et pourquoi heureusement, ma chère fllle?
La jeune fille embarrassée hésita un moment, puis elle sembla avoir
pris une résolution subite, car elle répoddit presque aussitôt :
— Tenez, chère mère! j'aime mieux tout vous dire. J'ai fait hier
une rencontre que je voulais vous cacher d'abord, dans la crainte de
vous alarmer davantage; mais, tout bien considéré, il vaut mieux que
vous le sachiez.
La mère écoutait avec une attention presque fébrile.
*— Je revenais tranquillement , continua Marguerite , par le petit
sentier du bois qui descend à la fontaine , lorsque j'ai découvert dans
DU BONHOMM BQUATORZE. 315
la clairière è gauche un groupe de paysans qui paraissaient tellement
occupés et recueillis qu'ils ne se sont pas aperçus de ma. présence. Ils
étaient tous à genoux en cercle autour de quelque chose ou de quel-
qu'un que je n'ai pas vu. Trois ou quatre femmes avec leurs capots
noirs sur la tête poussaient des sanglots étouffés , et le sacristain de la
paroisse, que j'ai parfaitement reconnu parce qu'il était resté debout,
lisait à demi-vx)ix dans un gros livre qui m'a semblé pareil au bréviaire
de notre pauvre Curé. — Vous sentez bien , ma bonne mère, que je
ne suis pas restée le à les regarder faire ; j'étais un peu effrayée , je
l'avoue, et j'avais grande envie de me mettre à courir^ quand je me
suis trouvée tout à coup en face de maitre Labrancbe.
^ Eh bien ! que t'a-t-il dit ?
— Quand je lui ai eu raconté ce qui venait de m*'arriver, il m'a
répondu avec son sang-froid ordinaire: — *« Bon, Mademoiselle! je
sais ce que c'est ; faut pas avoir peur ; c'est ce pauvre diable de
Chaillou qui s'est laissé mourir hier au soir. » — Eh bien! lui ai-je dit,
quel rapport la mort de Chaillou a-t-elle avec cette apparition ? —
« Oh ! ce n'est pas yne apparition, Mademoiselle, vous m'excuserez! »
— Mais qu'est-ce donc enfin? — « Voilà, Mademoiselle : c'est que
défunt Chaillou était de la paroisse de M^^, où vous savez bien qu'ils
ont mis un prêtre jureur; de manière qu'il n'y a plus moyen de mettre
les morts en terre sainte. Alors les pauvres gens du Bocage aiment
mieux les enterrer eux-mêmes dans les bois, en attendant que les
intrus puissent être chassés des paroisses. Le sacristain, les Chantres
ou les autres qui savent lire disent les prières comme de vrais prêtres ;
on met une croix sur la fosse, on fait des marques aux troncs des
arbres à l'entour, et puis tout est dit! » -—Ainsi donc, c^était tout
simplement un enterrement dont j'avais été le témoin.
V,
Mme de Montbriant n'avait point encore entendu parler de cette
sorte de cérémonies mystérieuses, devenues pourtant à peu près géné-
rales à cette époque, dans la plus grande partie du Bocage; aussi
demeura-t-elle silencieuse et pensive après le récit de sa flUe , se con-
316 LES AVEirrURES
tentant de répéter à demi-voix : — C'est étrange, c'est véritablement
étrange! dans quel temps vivons-nous, mon Dieu!
Puis, s'adressant enfin à Marguerite :
— Tout cela est à merveille, mon cœur ; mais cela ne m'explique
pas les insinuations un peu obscures de maître Labranche , ton pro-
fesseur de haute politique.
— Moquez-vous, chère mère, moquez-vous si vous voulez; mais
cela n'empêche pas que cet homme sait beaucoup plus de choses
qu'il ne veut en dire. J'ignore où il prend ses informations, je
conviens même qu'il n'est pas toujours très-clair dans ses explications
et dans ses commentaires ; mais il est évident que la langue lui
démange à ce pauvre garçon, et je crois qu'il s'ouvrirait beaucoup
plus s'il n'était retenu par quelque considération importante dont je ne
puis me rendre compte.
— Tout cela est bien vague, ma bonne fille, reprit M™* de Mont-
briant; mais enfin de quoi te parle-t-il? A-t-il reçu des nouvelles du
chevalier?
— Oh! ma mère! fit la jeune fille d'un air de dignité offensée, vous
pensez bien que je ne le lui ai pas demandé!
— Je le crois, mon enfant ! je le crois , dit la mère en souriant , mais
ne puis-je savoir...?
— Eh bien ! il a parlé de bonnes nouvelles... il m'a dit que mon
père et le chevalier de la Boulaie allaient revenir au pays, parce qu'on
y avait besoin d'eux, et qu'alors.... dam! alors.... nous serions tous
heureux... il y aurait des fêtes, des que sais-je, moi?
Et la pauvre enfant , devenue tout à coup d'un rouge cramoisi , ne
pouvait plus retrouver le fil de ses idées et s'embarrassait de plus en
plus dans ses phrases si étourdiment commencées.
Sa mère, qui comprenait parfaitement les allusions ^du garde, et
qui se sentait elle-même fortement émue en souvenir de certains
projets de mariage entre le chevalier et Marguerite, vint charitable-
ment au.secours de sa fille et lui dit :
— Dieu sait, mon cher ange, si je serais heureuse de partager les
espérances de ce brave homme! mais, hélas! à moins que la Provi-
dence ne fasse un miracle, je n^ vois pa^ sur quoi nous pourrions rai-
sonnablement les fonder ?
DU BORHOUMB QUATORZE. 317
— Je ne le sais pas ivop moi-même, chère mère, mais Labrahcbe
parle sans cesse de Tagitation qui règne parmi les paysans, de réu-
nions armées dans les bois, de projets de vengeance et d'une foule de
choses qui prouvent combien le peuple des campagnes est monté
contre la Révolution. Il m'a raconté qu'à Challans, à Aizenay, à
Machecoul, les drapeaux tricolores avaient été jetés à bas et déchirés
en mille morceaux , que les paysans du Bocage étaient convenus
partout comme ici de garder leurs denrées chez eux afin d'affamer les
villes, et comme il parait qu'une grande levée doit avoir lieu prochai-
nement pour les frontières, il prétend que les jeunes gens ont juré de
ne pas partir et de se faire plutôt tuer dans leur pays. Il ne parle de rien
moins que de soulèvement et de guerre civile ; mais je ne puis le
croire, vraiment! et j'ai peine à me figurer une armée composée de
nos pauvres paysans en sabots et en pantalons barrés , commandés
sansidoute par M. Hubelin, avec son petit tricorne, ses mollets bleus
et ses besicles sur le nez.
Et à cette pensée la jeune folle, oubliant la gravité des circons-
tances, partit d'un immense et joyeux éclat de rire.
La mère allait peut-être la gronder doucement pour cette gaité in-
tempestive, lorsque la réprimande fut arrêtée subitement par l'entrée
du personnage même auquel la maligne enfant venait de faire une
si plaisante allusion.
Une figure maigre, tirée , couleur de vieux parchemin , des cheveux
gras collés sur les tempes, une échine légèrement voûtée et couverte
d'un habit noir avec des culottes de ratine de la même couleur, des
bas de coton blanc à côtes terminés par de gros souliers à boucles de
cuivre, tel était l'ensemble de messire Nicolas Hubelin , sénéchal feu-
diste et procureur fiscal de la châtellenie deMontbriant.
Il entra avec la même discrétion qn'un chat dans une cuisine étran-
gère; avec une attention des plus exemplaires « il referma la porte
après lui, et s'avança vers les dames qu'il salua profondément; puis,
sur un geste de la maîtresse de la maison, il s'assit sur Je bord de la
chaise la plus modeste qu'il put trouver sous sa main , et attendit
humblement qu'on lui adressât la parole.
*<-Ëh!bien, monsieur Hubelin, lui dit Ja ehàtelaine d'un air de
bienveillance encourageante , qu'y a-t-il de nouveau ?
318 LES AVENTURES
— Oh! mon Dieu, rien de bien nouveau, madame, répondit le
pauvre gratte-papier, en toussant légèrement, et rougissant jusqu'aux
oreilles, — j'étais seulement venu pour avoir l'honneur de vous dire
que les rentrées de la Saint-Michel se sont faites cette année avec
plus de régularité que jamais; Madame a réellement lieu d'être satis-
faite de ses tenanciers.
— Les pauvres geni» ! dit Mm^ de Montbriànt , leur bon cœur n'est
jamais en défaut, et'il semble qu'ils cherchent par leur empressement
à nous dédommager , autant qu'il est en eux, des tribulations qui nous
environnent.
— Madame a parfaitement raison, reprit le feudiste en s'inclinant,
et pourtant , il y a des personnes qui prétendent que le peuple se déta-
che tous les jours de ses seigneurs naturels, et que dans certaines pro-
vinces il va même jusqu'à leur refuser les droits féodaux.
Mme de Montbriànt ne put s'empêcher de sourire de cette réflexion
naïve qui était peut-^tre la première invasion que le brave homme
eût jamais hasardé dans le domaine de la politique. Travailleur infa-
tigable et toujours enterré dans ses parchemins — ou ses perchas,
comme on dit dans le pays — c'était à peu près tout ce qu'il savait
de la Révolution. Il avait si peu de rapports avec le monde extérieur,
les questions de science héraldique ou féodale le préoccupaient telle-
ment, qu'il n'accordait qu'une attention fort distraite au récit des évé-
nements actuels que l'on faisait souvent «n sa présence. D'ailleurs
l'empressement des tepanciers à payer les redevances était plus grand
que jamais, le blé abondait dans les greniers, les chapons dans la
basse-cour, et si ce n'eût été la messe qui lui manquait le dimanche,
il ne se fût aperçu d'aucune perturbation, dans le cercle borné où
s'écoulait sa vie.
Cette bonne et honnête créature , timide comme un lièvre, mais
attachée comme un chien , ne voyait rien sur la terre au-dessus de ses
nobles patrons, et elle eut volontiers donné son sang pour eux si elle
eût eu le courage d'affronter la mort. Cependant on voyait peu le cher
homme en leur compagnie, quoique ce fût le privilège de ses hono-
rables fonctions. Cette position de serviteurs amphibies, souvent gênés
au salon et toujours jalousés à l'office, n'était pas plus agréable _que
BU BOIiHOMMB QUATOBZE. , 319
celle des précepteurs de nos jours, et, la sauvagerie de notre homme
aidant , il ne paraissait guère qu'aux heures des repas, après lesquels il
s'esquivait doucement pour regagner son antre , ou pour pêcher soli-
tairement à la ligne, si le temps était favorable à cet innocent
plaisir.
La conversation commençait à languir, et déjà le digne sénéchal
méditait la grande question de sa sortie du salon — question toujours
si difficile à résoudre pour les gens timides — lorsqu'une porte s'ouvrit
et donna passage à la gouvernante des enfants, autre personnage
plus important sans doute par ses prétentions personnelles, mais dont la
position officielle avait la plus grande analogie avec celle du feudiste.
Grande, sèche, horriblement serrée dans sa carapace de baleine , elle
portait une robe d'indienne semée de ramages éclatants, et sa tête
était à peine cachée sous un petit bonnet à pavillon , derrière lequel
s'étalait un chignon dont l'opulence était des plus suspectes.
Elle s'avança avec majesté jusqu'à trois pas de madame de Mont-
briant, à laquelle elle fit une révérence étudiée, puis, se retournant
tout d'une pièce vers « Mademoiselle », — elle la salua avec un mé-
lange de respect et d'affectueuse protection. Enfin , apercevant le feu-
diste, qui s'était levé à son aspect, elle se contenta de lui faire un signe
de tête accompagné d'un regard vainqueur auque) le stoïque philoso-
phe ne parut pas faire la plus légère attention.
Madame ou plutôt Mademoiselle La Roselière — car c'est ainsi
qu'on appelait alors les femmes mariées d'un rang inférieur — était
une intéressante veuve qui n'avait pas longtemps savouré les douceurs
de l'hyménée. Son mari , ancien employé des gabelles , avait attrapé
une pleurésie eb courant après les faux-sauniers, et le pauvre cher
homme était mort dans les bras de son épou&e éplorée, avec la con-
viction intime qu'il laissait après lui une femme à jamais inconso-
lable.
Cependant, depuis qu'elle avait été attachée à W^ de Montbriant,
alors âgée de quinze ans, les mauvaises langues du pays prétendaient
qu'elle avait complètement oublié le défunt. Nous n'oserions nous
prononcer dans une affaire aussi délicate, mais nous ne pouvons dissi*
muler à nos lecteurs que les apparences étaient un peu contre elle. La
3910 LES AVEIiTURES
chère demoiselle distillait le sentiment jusqu^à la quintessence la plus
raffinée ; ses agaceries è Thonnête procureur-fiscal, quoique contenues
dans les bornes d'une dignité pleine de condescendance, étaient aussi
claires que réjouissantes pour les gens du château, et ce n'était assu-
rément pas sa faute, si Tingrat berger se montrait rebelle à ses déli-
cates attentions.
Cette respectable momie , la tête farcie de vers et de romans, avait
embaumé son cœur dans les souvenirs de sa brillante jeunesse, afia
d'échapper aux désenchantements de Tàge mûr qu'elle prétendait
n'avoir pas encore dépassé. Elle avait devancé l'époque des femmes
incomprises , et on l'entendait gémir sens cesse sur la décadence du
bon goût et les traditions perdues de la vieille galanterie française.
En mère prudente, Mm« de Montbriant avait senti de bonne
heure la nécessité de prémunir sa fille contre une pareille exaltation de
l'âme; mais heureusement la tournure d'esprit de Marguerite ne res-
semblait nullement à celle de sa vieille gouvernante. On pourrait
même dire que, par suite d'une pente naturelle à l'esprit humain, le
spectacle journalier de ces exagérations sentimentales l'avait jetée
dans une extrémité contraire. Elle affectait souvent sur certains sujets
une légèreté, une indifférence qui étaient assurément bien loin de son
cœur, et la crainte du ridicule où mademoiselle la Roselière tombait
continuellement comme dans un péché mignon, l'aurait fait quelque-
fois se cabrer mal à propos contre les affections les plus légitimes.
L'infortunée gouvernante, ne trouvant aucun écho à ses pensées
romanesques et à ses gémissements intérieurs, avait fini par prendre
en pitié tout le genre masculin de ce siècle vulgaire, et comme le mal-
heureux sénéchal avait servi le plus souvent de but à ses traits enflam-
més, c'était lui surtout qui avait à porter le poids de ses amertumes et
de ses piquantes railleries.
Après avoir fait toutes ses révérences et ses évolutions, comme une
vieille chouette qui cherchée se poser ,' l'antique demoiselle s'assit sur
»une chaise basse en étalant sa robe avec une ampleur majestueuse,
puis, après en avoir arrangé les plis pour les faire tomber avec plus
de grâce, elle prit son ouvrage sur un guéridon , et se mit à tricoter
avec ardeur.
DU BONHOMMB QUATOBZB* 3^1
— Savez-vou8 bien, ma chère Hermance, lui dit H^e de Montbriant
en Uappelant par son petit nom selon son usage, ce qu'on dit dans le
pays, et ce que nos paysans ont fait?
— Madame sait bien, reprit dédaigneusement la duègne, que
je n*ai pas Thabitude de m'occuper de ce que disent ou de ce que font
cesgens-lè.
— A la bonne heure! mais moi je suis moins philosophe ou plus
curieuse que vous, car j'ai appris depuis ce matin beaucoup de choses
intéressantes sur ce sujet. Savez-vous bien que la haine de nos bonnes
gens du Bocage contre la Révolution est arrivée à un tel point, qu'elle
prend fous les caractères d'une révolte et qu'elle pourrait bien se tra-
duire un de ces jours en coups de fusil?
— Grand Dieu, madame! que me dites- vous là !
— Rien que je sache bien positivement, sans doute, car il parait
que ces braves gens ne font confidence à personne de leurs projets,
mais il en a transpiré quelque chose, et je ne vous cacherai pas que
j'éprouve les plus vives inquiétudes. Nous connaissions déjà l'effet
produit dans le pays par les bouleversements accomplis en France pen-
dant ces trois dernière^ années; mais dans l'isolement où nous vivons
ici j'étais bien loin de penser que nous eussions jamais à redouter la
guerre civile.
— La guerre civile!... s'écria la gouvernante , en laissant tomber
son tricot sur ses genoux , et en joignant les mains avec une véritable
terreur. — Hé, que deviendrons-nous, faibles femmes que nous
sommes, exposées à toute la licence des armées, et sans protecteurs
sur la terre? Où fuir? où se cacher? Que faire enfin, madame?
— Hélas, ma bonne Hermance ! je ne sais que vous dire. Il nous
est aussi impossible de sortir' de France maintenant qu'à nos amis d'y
rentrer, et nous n'auons probablement d'autre ressource que de nous
déguiser sous des habits de paysannes jusqu^à ce que l'orage soit passé.
— Gomment! madame pourrait se résoudre à se vêtir d'une bure
grossière , à coucher dans une sale métairie , et à manger peut-être du
pain noir?
— Eh ! mon Dieu, oui, ma chère! et je trouve que c'est encore la
moindre des choses.
Tome IV. 21
3i^ LES AVENTURIS DU BONROMMB QUATORZE.
— Oh ! madame ! pour moi j'avoue que cette pensée me porte sur
les nerfs, et je prévois que si jamais il faut en arriver là, la répugnance....
le dégoût.... Je me trouverai mal, cela est sûr!
— Eh ! non , non ! vous ne vous trouverez pas mal ! Songez donc
que ce sont les petites misères de la vie , cela ! Pour moi je les accep-
terais de grand cœur si la Providence daignait, après ces petites
épreuves, nous rendre la paix ainsi que nos pauvres exilés.
— Et moi donc! dit Marguerite avec enthousiasme; tenez, ma
mère, nous irons nous réfugier chez ma nourrice; voulez-vous? je
ferai de bonnes galettes aux anis, comme autrefois avec Marie-
Jeanne. Elle me prêtera une de ses coiffes, et puis nous irons garder
les moutons sur la lande.... Oh ! ce sera charmant ! n'est-ce pas, ma
bonne mère?
Mademoiselle la Roselière regardait tour à tour la mère et la fille
d'un air stupéfait, presque scandalisé, ne comprenant pas, comme
toutes les personnes d'un rang et d'une fortune médiocre, le peu d'im-
portance que les véritables grands seigneurs attachent aux recherches
du luxe et de la vie matérielle.
Elle n'avait pas encore trouvé le plus petit mot à dire, lorsqu'un
domestique vint annoncer à madame de Montbriant que Gosty , notre
ancienne connaissance Gusty, demandait à lui parler sur le champ.
— Gusty l fit la châtelaine étonnée, et que me veut-il?
— Je ne sais ptis ce qu'il veut à Madame, répondit le valet de
chambre, mais il parait que c'est pressé, car il est tout en nage, et....
— Faites-le rafraîchir à l'office, et vous me l'amènerez à l'instant.
— C'est que... Madame... fit le domestique embarrassé.
— Eh bien! quoi? Qu'y a-t-il?
— Cestque, selon sa coutume, le pauvre garçon n'est pas dans une
tenue....
— NMmporte! je veux qu'il vienne, allez vite!
Et le domestique sortit.
A. DE BREM.
( La suite au prochain numéro. ) ^
yARCeiTECTUeE DE LA RENAISSANCE
DANS LE BAS -POITOU.
LBS GBAnGES-CATHUS. — APIIBMORT. — C0UL0II6BS-LES-R0YAVX.
LE pur DU FOU, ETC.
PREMIERE PARTIE.
O Français ! respectons cet resles !
Le ciel bénit les fils pieux
Qui gardent , dans les Jours funestes ,
L'héritage de leurs aïeux.
Comme une gloire dérobée
Comptons chaque pierre tombée;
Que le temps suspende sa loi;
BendoDS les Gaules à la France ,
Les souvenirs à l'espérance.
Les vieux palais au Jeune roi I
▼icroft Hvoo.
INTRODUCTION.
Le XV® siècle allait finir, et, en même temps, Tarchitecture chré-
tienne éteignait le flambeau qui, pendant cinq cents ans, avait éclairé
le monde catholique. Commencée au XI® siècle avec quelque éclat ,
elle atteignait, cent-cinquante ans plus tard, son suprême degré de
perfection. Le sol de la France s'était couvert, comme par enchante-
ment, d'œuvres pleines de sève, de grandeur et d'étonnante harmo-
nie; r Allemagne bâtissait, avec le même enthousiasme, de merveil-
leuses cathédrales; Cologne nous montre que les architectes d'Outre-
, Rhin pouvaient donner la main à ceux des bords de la Seine ; l'An-
gleterre et l'Espagne avaient suivi la même impulsion ; mais dans la
patrie de Gonzalve de Cordoue la domination des Maures avait laissé
â24 l'abchitectueb
des traces , sinon d'un goût parfait , au moins d^un style origînaJ , très-
fin , très-varié, qui'étonne l'imagination plus qu'il ne Tentraine. Cette
arcbitecture , qui résume dans F Albambra ses plus séduisantes beautés,
influença pendant de longues années TËspagne catholique et déteint
encore sur ses monuments : Tesprit dMmitation a toujours dominé les
nations qui n'ont pas assez de puissance et de g(§nie pour inventer des
types nouveaux.
Dans le midi de la France, et en Italie surtout, la civilisation ro-
maine avait laissé des traces trop profondes ; la religion nouvelle ne
pouvait les arracher facilement ; le temps seul devait agir , et encore
la révolution archilectouique ne s'accomplit-elle que très-imparfaite-
ment en Italie et sur les rives de la Méditerranée. Rome était trop
romaine pour àubir l'influence française et germanique ; l'ogive chré-
tienne n'y pénétra jamais sérieusement. La ville des papes resta donc
païenne par ses monuments , et, quelques siècles plus tard, les ordres
grecs, qu'elle avait si obstinément conservés , devaient encore une
fois marquer de leur froide empreinte tous les monuments du monde.
Examinons ici dans quelles circonstances et par quels motifs cette
rénovation architecturale s'accomplit.
Dès la prejnière moitié du XV® siècle, nous voyons les architectes
chrétiens se livrer à tous les écarts d'une imagination puissante , mais
mal réglée. Ils ne recherchaient plus la sévérité , la grandeur, la pureté
dans les lignes ; l'architecture du règne de Saint Louis ne servait plus
de modèle et paraissait trop froide. Toutes les fois que le vrai goût du
beau s'éteint chez une nation , on lui substitue forcément une forme
plus tourmentée; on recherche les tours de force (*); l'audace rem-
place la vigueur ; la sobriété et la belle exécution des détails font place
à une exubérance d'ornementation dont l'exécution est souvent maigre,
étiolée , incomplète. On s'attache , en un mot , bien plus à flatter les
yeux qu'à satisfaire la pensée.
Adrien faisait construire par ses architectes romains des temples
-corinthiens auprès du Parthénon d'Athènes; il croyait surpasser
(I) « à la an du XV* liècle , dit VIoUet-LeDac , un pas de plus et la matière m déclaritt
rebelle. LeaiDonumenU n'auraient pa exlater que tor les épures on dans le cerveau des
coBstructenrs » (Dict d'Arckitêeturé).
DANS LE BAS-POITOU. 32i5
l'œuvre de Phidias el d'Iclinus. Les conslrucleurs de Toul, de Sainl-
Maclou, à Rouen, de la tour Saint-Jacques, à Paris, regardaient
sans doute avec mépris les tours de Maurice de Sully, les façades
d^Amiens, de Reims et de Chartres ('). Ils marchaient, il est vrai,
mais leurmarehe était rétrograde ; ils acquéraient une sûreté de main,
une rectitude dans le tracé, qui dépassent tout oe que Timagination
peut se figurer ; et pourtant ils périssaient justement par cet excès
d*habileté ; ils ne sentaient pas qu'en retranchant Timagination de
Tarcfaitecture et en y substituant le compas, c'était retourner inévita--
blement aux fk*oides théories , aux simples questions de chiffres qui
ibntnent à elles seules presque tous les éléments de Tafcbitecture
grecque et romaine, tels que nous les ont transmis Vitruve ('} et les
auteurs plus récents de la Kenaissance.
Malgré cette marche rapide vers les formes purement géomélrales,
Tarchiteclure chrétienne pouvait vivre encore; elle évitait avec soin
tout ce qui rappelait le chapiteau corinthien ou le fronton triangulaire
de la Grèce ; un homme pouvait surgir qui reconstituerait fart ogival
sur des formes plus simples et plus monumentales ; mais Dieu avait
abandonné la France , qui commençait à douter de lui. Le Parthénon ,
toujours debout sur les ruines de TÂcropole d'Athènes , renfermait dans
les flancs de sa eella de marbre les divinités sensuelles de TOlympe.
Le XVI® siècle s'apprêtait à les en faire sortir; les immortels lutteurs
sculptés par Phidias sentaient la force revenir dans leurs muscles af-
faiblis par leur étemel combat , et le temple de Minerve lui-même , le
puissant athlète, relevant sa tête mutilée, mais encore vierge de la
profanation de lord Elgin , imposa de nouveau ses lois au monde ar-
(1) Ceci ne proaverett-il pas que le progrès Indéfini des utopistes du XIX* siècle n'est
qu'une iberratlon d'esprit? Le progrès dans tout a une limite ; cette limite atteinte . il j a
' chute ; fesprit humain se relève ensuite , pour retomber encore, n est fiicile de constater
la aarche que nous Indiquons Id sommairement, pour rarchitecture , qui , de mèipe que
hi llUératdre , Indique l'état moral et Intellectuel des peuples.
(9) Les ^chltectes de la Renaissance et du XVill* siècle ont tellement additionné , divisé
on mnlilplléles membres d'architecture les uns par les antres, que tous leurs traités se ré-
doiaent à la même nleur : le meilleur devra être celui qui aura le mieux compté. Abaisser
rarchitecture à un td niveau, c'est la détruire; on la met ainsi à la portée de tous; un
enfint pourra bâtir un temple. Parcoures nos villes et nos campagnes, vous verrez le ré-
sultat qu'a produit l'arithmétique appliquée à rarchitecture.
326 l'arghitegturb
tistique. La foi s'éteignant dans le cœur des hommes, Tarchitecture
qu'elle avait créée devait mourir avec elle ; on la vit à son tour , comme
le roi céleste auquel elle éleva des temples incomparables et sans
nombre, traverser de longs jours de douleur et d'opprobre. Le troisième
jour avait été témoin de la résurrection du Fils de Dieu , Tœuvre des
hommes du XIII^ siècle mettra près de trois siècles à sortir du tom-
beau que lui ont creusé les artistes de la Renaissance ; mais ce réveil,
que notre époque voit heureusement s'accomplir , peut être suivi d'une
longue vie et produire des édifices dignes de ses meilleures années.
La Réforme contribua beaucoup à introduire en France l'art des
Sansovino, des Pisani, des Bramante, des Robbia, des Gbiberti et des
Michel-Ange : amener les esprits à considérer comme barbares et
absurdes les constructions inspirées par le génie chrétien desMontreuîl
et des Jehan de Chelles, des Erwinsde Stinbaçk, des N.de Calmis et
des Yallerenfroy , c'était à coup sûr un excellent moyen pour battre en
brèche les dogmes les plus sacrés du catholicisme; aussi verrons-nous
bientôt les protestants , comme les cannibales de 93 , déchirer avec
fureur ces sublimes pages sculptées devant lesquelles barons et vas-
saux allaient s'inspirer et prier.
Cependant, que les disciples de Luther et de Calvin ne s'attribuent
pas seuls l'honneur d'avoir conduit au tombeau l'architecture de
Philippe-Auguste et de Saint Louis. Le mouvement existait depuis
longtemps déjà, ils ne firent que l'activer. Les premières guerres
d'Italie avaient appris à la noblesse française le chemin de Na-
pies, de Rome, de Florence; elle avait admiré, envié ces pelais
resplendissant de dorures, dont les voûtes et les pavés scintillaient
des marbres , des mosaïques les plus habilement travaillés. Elle avait
pu voir sous les voûtes du Vatican, dans les jardins et les portiques
des villes romaines , ces blanches statues de marbre , aux formes pures
et sensuelles; la Rome antique renaissait sous leurs yeux, en même
temps que Virgile, Horace et Tibulle faisaient vibrer à leurs oreilles
les sons les plus harmonieux de leur lyre enchanteresse, sous les doigts
de Pétrarque, de l'Arioste et du Tasse. Tous ces voluptueux souvenirs
de l'Olympe s'animaient encore sous le soleil ardent de Tltalie; c'était
le cœur plein de ces pensées brûlantes que nos preux chevaliers rega-
BANS LS BAS-POITOU. 327
gnaienl le sol froid de la patrie. Il n'est donc pas surprenant que cette
élite delà nation française , a,vec sa mobilité d'imagination , son ardeur
à s'approprier tout ce qu'elle aime chez les autres peuples, se soit
trouvée mal à l'aise sous les voûtes sombres des tours féodales bâties
par ses pères. Pendant les règnes de Charles VIII et de Louis XII , les
seigneurs firent babiller à neuf les vieux donjons du moyen âge; leurs
allures belliqueuses furent remplacées par des airs jîlus pacifiques.
Quant aux constructions nouvelles, elles offrent déjà un parti pris qui
rappelle singulièrement le style de décoration employé dans le nord de
l'Italie ('). L'ornementation extérieure resta néamoins française dans
beaucoup de ses parties , mais quelque chose d'indécis dans tes mou-
lures , dans l'exécution des chapiteaux et des frises , faisait pt^ssentir
que très-prochainement les clochetons étayés du XV© siècle céderaient
la place aux pilastres surchargés d'arabesques de la Renaissance.
A la fin du règne de Louis XII , la révolution architecturale était à
peu près accomplie. « Arrière peiit-flls du duc d'Orléans , par qui le
sang italien commença à couler dans les veines de nos monarques, il
fit monter avec lui sur le Irône le goùl des arts de l'Italie. Il le com-
muniqua à ses successeurs ; ceux-ci , quoique légers et romanesques,
furent braves, intelligents, mêlèrent la civilisation à la chevalerie, tes
fahs d'armes aux amours, à l'étude des classiques celle des lois
romaines (*). »
Les règnds de Louis XII ,^de François l^^ et de Henri II consti-
tuèrent donc complètement les éléments de V art franco-italien.
On avait déjà vu le cardinal d' Amboise , nouveau Mécène de la
France, envoyer à ses frais en Italie le sMilpteur Jean Juste, afin de
lui faire étudier le style italien sur les lieux mêmes où il avait produit
son ornementation la plus fine et la plus capricieuse. Jean Bullant et
(1) A GoolalBe, prêt de Nantes, on peut remtrqner dans les clochetons qni cantonnent
les fenôtres dn rex-de-ctiaossée, la forme prismaUque dans les premières assises du clo-
cheton; les ardtes s'émonssent peu à peu et finissent par disparaître dans le tronçon cjlin-
driqne d'une colonne* chapiteau orné de feuilles d'acanthe. C'est un essai timide de l'ar-
chitecture da la Renaissance; nous savons gré à l'architecte de ne l'avoir pas contioué. car
le château de Goulaine, af ec sa décoraUon ogivale, a plus de caractère que s'il eût été
enUèrement construit dans le stjle du XVI* siècle.
(:») Chateaubriand. Stuées hiitoriquêi.
3%8 L^ARCHITBCTUBB
Delorme avaient été s*inspirer eux mêmes sources. Hais il était réservé
à François I^^' de développer pluB complètement encore cette fièvre
artistique qui venait de s'emparer de la France.
Malgré les attaques violentes qui, depuis quelques années, ne cessent
de s'élever contre son nom , il n'en portera pas moins éternellement le
titre glorieux de Père des Arts et des Lettres. Sa statue n'a pas les pieds
d'argile, et c'est en vain que des dents acharnées s'obstinent à la
mordre: l'airain qui la compose saura les user en bravant leurs
morsures.
Ce n'est point en effet un vain titre ou un hommage flatteur, décerné
par son siècle et conservé par la postérité, que celui de Père des Lettres
etdesArts.
n l'a mérité comme Saint Louis celui de saint, de brave, et de
sage, comme Henri IV et Louis XIV ont su conquérir celui de grand.
Et qu'on ne vienne pas nous dire : C'est par l'effet d'un hasard heu-
reux qu'il s'est trouvé entouré, en montant sur le trône , de tous ces
hommes de valeur qui font la gloire et la renommée d'un peuple. —
Qu'on sache bien que ces hommes, il ne suffit pas de les posséder, il faut
encore tes comprendre, les encourager, leur fournir les moyens d'ar-
river, chacun dans sa sphère, à cette limite extrême que le génie seul
peut atteindre. Cette pensée a été la préoccupation constante du grand
roi François 1»^ ; il n'a cessé de persévérer dans cette voie, et le but
n'a-t-il pas été atteint, puisque son époque porte le nom de Renais-
sance?
Ce n'est pas seulement en faisant venir des artistes d'Italie ; ce n'est
pas seulement en encourageant de ses paroles et de ses commandes
ceux que la franco possédait; en élevant ces splendides demeures,
qu'aucune autre nation n'a su égaler, qu'il croyait accomplir son
œuvre intellectuelle; sa protection était encore assurée à tout ce qui
pouvait élargir le cercle des idées et porter au loin la renommée du
grand peuple qu'il avait le bonheur de gouverner.
En même temps qu'il instituait l'enseignement du grec au Collège
de France , il ordonnait que les actes fussent rédigés en français. Il
faisait tous ses efforts pour attirer Erasme à Paris; Doria devenait
amiral de ses flottes dans la Méditerranée , et, non content de posséder
DANS LB BÂS-POlTOt. 329
Ambroise Paré et Canapé à Lyon, il^e mettait à la tête du progrès chi-
rurgical en appelant de Toscane le célèbre Guido (*).
Il fondait à Fontainebleau une superbe manufacture de tapisseries,
où Ton mariait avec tant d'art Tor et l'argent, pour reproduire les des-
sins du Primatice qu'exécutait Babou de la Bourdaisière. Les poètes,
les romanciers naissaient en foule , et Timprimerie atteignait sa plus
haute splendeur dans les ateliers de Robert Estienne.
Il avait donc sagement compris que le bruit des victoires ne sufAt
pas à assurer la prépondérance et la renommée d'un peuple , si l'on n'y
joint^ncore cette culture de l'intelligence que la force seule ne saurait
remplacer. Il voyait Athènes et Rome : ce n'était pas uniquement la
valeur d'une poignée d'hommes courageux qui avait pu soumettre la
Grèce et l'Europe presque entière à deux villes à peine aussi grandes
que sa capitale. Les Phidias, les Praxitèle, les Hellénius, les Apollo-
dore, les Apelle ; Homère, Pindare, Socrate, tous les artistes, tous les
poètes, tous les sages du pays des Hellènes passaient devant ses yeux.
Alors il frappa la France du pied et l'on en vit sortir comme par enchan-
tement celle nuée de sculpteurs , de peintres, d'architectes, de littéra-
teurs; qui fit de nous les Athéniens du Nord.
Son nom, franchissant nos frontières , était célébré par les vers de
Tun des plus grands poètes qu^ait produits l'Italie. Dans le Boland
furieux ('), Merlin prononce ces paroles prophétiques : a Le plus ter>
» rible de tous ces guerriers sera François I®' , sans égal en puissance
» et en valeur ; par ses vertus et sa royale magnificence il effacera le
» souvenir des plus brillantes renommées ; à l'âme courageuse de
» César il joindra la prudence du vainqueur de Cannes et de Ti^asy-
» mène ; nul autre souverain ne l'égalera en générosité. »
Un autre homme, et celui-là un grand artiste, n'écrit pas un cha-
pitre de sa vie aventureuse sans invoquer comme son génie protecteur
le nom de François I^r ; et lorsque celui-ci disait au Florentin, avec sa-
gracieuse bienveillance : « Mon ami, je ne sais quel est le plus heureux,
» du prince qui trouve un homme selon son cœur, ou de l'artiste qui
(I) Le Moyen fige et la Reiudssaiice; arUcle Chirurgie.
(3) Roland furieux, Âriostê, chant XVI*.
330 l'arghitectubb
» rencontre un prince qui lui fournisse toutes les focilités nécessaires
» pour réaliser les sublimes conceptions de son génie (') ? » de
telles paroles adoucissaient ce naturel viojent et irascible;' le lion
se faisait agneau , et les moindres désirs de son intelligent protec-
teur devenaient des ordres pour lui. Aussi ne cessa-t-^il, même au
milieu de ses œuvres les plus glorieuses , de regretter les quelques
années passées à Paris et à Fontainebleau. £coulona-le pendant le
rude labeur que lui imposa la fonte de son Persée : « Je retournai à
j> mon malheureux Persée, avec le cœur navré et les yeux en larmes,
» car je songeais à la brillante position que j'avais à Paris , lorsque
» j'étais au service de ce merteiUeux François I^r qui ne me laissait
» rien à désirer, tandis qu'ici tout me manquait ('). » Benvenuto
mourut quelques années après avoir écrit ces lignes, et on Tentendit
à son heure dernière fépéter encore le nom de la France et de son
glorieux monarque.
Si François I^r a laissé de tels souvenirs chez ses contemporains,
ne craignons pas de le défendre et de le maintenir dans le rang élevé
qu'il occupe parmi les illustres représentants de notre antique mo-
narchie.
Je Fai déjà dit , François I«r, en appelant à sa cour un grand nombre
^'artistes italiens, donna un élan tout. nouveau à Tarchitecture, à la
peinture et à la sculpture ; mais il ne faut pas conclure de l^ que tout
ce qui s'est fait en France, pendant cette période , l'ait été par les
Italiens ou sous leur influence. Les architectes qui consentaient à
quitter l'Italie n'étaient presque tous que des hommes d'une valeur
secondaire, peu employés dans leur pays, et par conséquent plus dis-
posés à en sortir que les Brunellescln, les Bramante, les Micbel-Ânge,
les Pisano, les Luca délia Robbia et les Ghiberti. Arrivés en France,
ils se trouvèrent mat à l'aise au milieu d'hommes habiles, rompus à
Joutes les difficultés du métier. Ceux-ci, jaloux de se voir commandés
par des étrangers dont ils surpassaient souvent l'habileté d'exécution,
ne tardèrent pas, en profitant des motifs de décoration apportés* pt^r
(1) Vie de BèDTenato Cellini, écrite par lul-môme. Livre Ul, chapitre VI.
(9) Mémoires de Benvenuto. livre IV, chapitre IV.
DANS i£ BàS-POlTOU. 331
les nouveaux venus, à composer cette Renaissance française, mélange
gracieux et grandiose des lignes perpendiculaires de Tari ogival et de
Tentablement horizontal des monuments grecs et romains , de la flore
murale de nos cathédrales et des frises du temple de Jupiter Stator,
des griffons du temple de Faustine, des figurines des Thermes de
Titus et des Loges du Vatican.
Dès lors l'art italien était vaincu ; Técole de Tours, qui] comptait
Jean Juste et Pierre de Valence, celle de Nantes, qui possédait Michel
Columb, celle de Paris, Jean Cousin, Jean Bullant, Delorme, Lescot,
Prieiir, P. Bontemps et Jean Goujon n'avaient que faire des conseils
et des plans de, maitre Roux, du Primatice ou de Serlio. Aussi ce
dernier, exhalant sa douleur dans son traité d'architecture, condamnait
les projets de ses adversaires et partait mécontent de ne pas voir pré-
férer les siens.
Nos plus belles constructions françaises ne furent donc point bâties
sur les plans d'artistes italiens. Philibert Delorme fit Anet, Lescot, le
Louvre, ùu artiste blaisois, Chambord. C'est surtout pendant cette
période que les pilastres se couvrent d'arabesques sculptées avec une
variété, une finesse et un noodelé remarquables; les cheminées et les
lucarnes portent dans les airs un luxe de décoration qui les relie par-
faitement avec les combles élevés de l'édifice.
A la mort de François 1er il y eut- un temps d'arrêt dans les con-
structions; sous Henri II les artistes français reviennent à un style
moins charge d'ornementation ; Jean Goujon et Germain Pilon rallient
autour d'eux tout ce que la France possède comme intelligence artis-
tique. C'est surtout sous Henri H que les plafonds et les cheminées en
pierre sculptée sont prodigués dans les constructions : Coulonges nous
en offre un des plus beaux types quenous connaissions.-
Soùs Charles IX et Henri lU les troubles, dont ces monarques ne
purent délivrer la France, arrêtent l'élan artistique ; l'art de la Renais-
sance tend à s'effacer pour retomber dans le style classique grec ou
romain ; l'art se, matérialise et devient lourd ; on croit chercher la
ligne et on la prodigue trop ; les bossages, les colonnes, les pilastres
à Jfçrtes saillies couvrent le nu des murs, produisant un papillotage qui
nuit considérablement à l'effet d'ensemblow Ce style fut appliqué- pen-
33% l'architecturb
dant tout te règne de Henri lY et de Louis XIII. H y a cependant
encore beaucoup d'originalité et une grande habileté d'exécution dans
la portion du Louvre bâtie sur la rivière par Ducerceau, Dupeyrac
et Thibeau Melezeau , ainsi que dans la belle frise sculptée par Pierre
et François Lheureux.
A la mort de Louis XIII, la Renaissance proprement dite avait cessé
d'exister.
Louis XIV imprima à son siècle un caractère de grandeur que l'ar-
chitecture ne suivit pas complètement. Elle redevint alors essentielle-
ment romaine; on crut faire un pas énorme en copiant, sur tous les
points de la capitale et de la France, le dôme de Sainte-Pierre, que
Hichel-Ânge avait lui-même servilement enlevé au Panthéon de
Rome; le style ampoulé du Bemin, de FAlgarde, de Borromini, achève
d'empâter par ses œuvres de mauvais goût tout ce que l'art élégant du
XVI* siècle avait produit d'original et de varié. Louis XIV ne traitait
pas les artistes comme François I^^; ce n'étaient pour lui que des ou-
vriers d'un ordre un peu plus relevé que les autres. En rejettant ainsi
l'homme de génie dans une condition inférieure, la décadence archi-
tecturale ne pouvait manquer de faire de nouveaux progrès. Louis XV
acheva ce que Louis XIV avait-commencé : l'art romain fut noyé dans
le style rocaille et les roses pompons qu'une courtisane allait mettre à
la mode. Le Panthéon proteste seul contre cette décrépitude de l'art
archilectonique, qui suivait forcément l'abaissement moral de la
France.
Sorti des salons et des ameublements où il est commode, le style
rocaille est un non-sens ; c'est un corps parasite qui s'attache aux
chapiteaux, court sur les frises, grimpe jusqu'au sommet des fh>ntons,
couvrant le tout de coquilles, de fleurs étiolées^ fort surprises de se
trouver en compagnie des oves et des bucranes de l'antiquité grecque
et romaine.
Louis XVI monta sur le trône en 1774. Prince honnête, possédant
toutes les vertus et les qualités du cœur, il chercha à relever l'esprit
pubtic en rétablissant autour de lui la morale la plus sévère ; cette
impulsion, quoique bien courte, fût immédiatement ressentie par l'ar-
chitecture : on y constate un retour vers des formes plus calmes et
DAKS LB BAS-BOITOV. 333
plus sévères; T'^ineublement de cette époque, dont il nous reste un
plus grand nombre de types, en offre un exemple bien sensible. Aux
pieds contournés des consoles Louis XV, on substitue immédiatement
le pied droit cannelé rapperant la colonne corinthienne ; s'il n'y a pas
perfection , c'est déjà un progrès réel , et nous le signalons avec em-
pressement, puisque cet exemple prouve que, dans quelques années
de règne, Louis XYI avait su déjà diriger les arts dans une voie meil-
leure; mais il n'eut pas le temps de mettre la main aux améliorations
qu'il méditait ; les bas-fonds de la démagogie s'agitaient , le roi martyr
montait au ciel, et la France subissait, pour la première fois, l'inva-
sion des barbares; Paris était inondé du sang répandu sans remords
par les séides du moderne Attila. Si les arts, en général, si l'architec-
ture, en particulier, avaient pu s'incarner dans la personne d'un être
animé , la République eut fait tomber sa tète; et l'on viendra me dire :
^-Hais vous ne lui avez pas donné le temps de s'occuper de questions
artistiques (*)! — Ah! qu'eut-elle donc fait, si la vengeance divine lui
eût laissé quelques années d'existence encore? Dans quelques mois
seulement n'a-t-elle pas trouvé le temps d'anéantir la Royauté , la Re-
ligion, les Arts, les Lettres, la gloire militaire et parlementaire?
JLouis XVI, Custine, Chénier, Malesherbes, sont là pour vous répon-
dre! N'a-t-elle pas trouvé le temps de mitrailler, de noyer, à Lyon, à
Nantes, les hommes, les femmes et les enfants par milliers? Elle
avait les cent bras du géant Briarée, quand il s'agissait d'étouffer ses
enfants. Elle trouvait même le temps de faire des idylles, d'habiller
de blanc des jeunes filles et de leur ceindre le front de guirlandes fleu-
ries; elle dorait les cornes des bœufs, composait des hymnes où l'on
chantait l'innocence, et Cérès, et Bacchus;set, pendant ce temps, on
fabriquait en masse des bonnets rouges et des guillotines, on renver-
sait ou on brûlait Anet, Gaillon, Bonnivet, Madrid, Richelieu, Cou-
longes, Apremont, etc., etc. Nos belles, nos saintes cathédrales, on
en faisait moins que des temples de voleurs , on les convertissait en
lupanars où des filles sans pudeur venaient étaler, aux yeux d'une po-
pulace en démence, leur honteuse nudité. Demandez à Notre-Dame de
(I) CoDtldènttont turlei monnaies de Franoe, dupUre Vi, Bévohitton, par B. FUlon.
.334 l'abghitegture
*
Paris, à ce sublime monument, qui a brisé sur les dalles de son parvis
les glorieuses statues d£s fondateurs de la monarchie française ; quels
sont les hommes qui ont dévasté les autels de Van tique abbaye de
Saint-Denis, profané les tombeaux qu'elle abritait dans le silence de
ses caveaux? Ils sont faciles à reconnaître, ces hommes", ils ont les
mots Btmg et ruim gravés sur le front en lettres ineffaçables. Aussi la
France indignée les repousse; depuis plus de cinquante ans, elle ré-
pare les ruines que la démagogie a faites, et, malgré sa courageuse
activité, elle n'a p(K faire disparaître encore les stigmates impures qui
rappellent sa honte et ses malheurs. Mais ne marchons pas plus long-
temps dans ce chemin rempli de fange et de sang, car je ne me trou*
verais plus ni assez de haine dans le cœur pour détester de tels hommes,
ni assez de mépris pour flétrir de tels crimes!
Robespierre était mort (*); la Révolution était lasse, comme ce
vieux licteur de Rome corrompue qui , è force d'abattre de nobles
tètes , fut obligé de demander un peu de repos pour son bras et pour la
hache, tant il se trouvait fatigué. Cependant la France avait encore du
sang è répandre ; elle voulut par le bruit de ses victoires couvrir la
voix vengeresse des victimes de la Terreur. Ses soldats parcouraient
le monde, ses artistes firent conmie eux. Le génie artistique s'était
envolé; on crut le retrouver au pied des Pyramides, au milieu des obé-
lisques et des sphinx du temple de Loucsor ; c'était une erreur. Nous
ne nous appesantirons pas longtemps sur les productions artistiques de
l'Empire; le bon goût en a fait justice. Sans doute l'architecture égyp-
tienne, avec ses blocs énormes, ses profils mâles et sévères, son gra-
nité coloré par un soleil ardent, ses colonnes puissantes, couronnées
par les larges feuilles du lotus, avait quelque chose de séduisant pour
une imagination disposée à comprendre tes grandes choses ; mais il
fallait alors l'appliquer en lui conservant ses dimensions colossales;
amoindrir ses proportions, c'était lui ôter sa valeur réelle, puisque son
élément principal consiste dans la grandeur des matériaux , élevés sur
une grande échelle.
(1) Après de Dombreuses rechercbet, nous avons découvert que Robespierre fit coo-
slmire un banc de marbre blanc autour du grand bassin des Tuileries. Peut-être voyali-on
de là les tôtes tomber sur VéchaCaud de ia place Louis XV7
DAHS LE BAS-POITOU. 335
Louis XVIII, en sMnterposant entre la France et l'étranger et en
terminant nos désastres, put-enfin rendre à notre patrie la paix si favo-
rable au développement de tous les arts. C'est sous son règne, par la
plume savante et poétique de Chateaubriand, que le sentiment artis-
tique se développe rapidement. La peinture, la littératu/'e, l'architec-
ture font de rapides progrès. Ecoutons M. de Lamartine, dans son
Histoire de la Restauration; son témoignage, à coup sûr, ne saura
être suspecté de partialité. « Les Bourbons, dit-il, contemporains de
« notre littérature, se firent gloire de la ramener avec eux. Le siècle
« de François^ 1er est plein d'originalité , le siècle de Louis XIV est
« plein de gloire; ni Fun ni l'autre n'eurent plus d'enthousiasme et
« de mouvement que les premières années de la Restauration » (*).
En regard de cette apipréctation impartiale de l'illustre auteur des Har-
monies, je ne puis résister au désir de citer les opinions d'un de mes
compatriotes sur la même question, en laissant au lecteur le soin d'en
juger et la forme et Tespril,
« La chute de l'Empereur ramena les Bourbons à la suite des
« Cosaques, qui remportaient en échange le germe de révolutions
« futures. Privilège glorieux de la France de marquer à son empreinte
« vainqueurs et vaincus. La Restauration assista au revirement
« littéraire et artistique que le Génie du Christianisme avait préparé;
« mais, incapable de comprendre et les idées de l'écrivain et les en-
« seignements de l'histoire, elle mit Vhypocansie à l'ordre du jour,
«f et courba la nymphe de l'école impériale, couverte du manteau de
« la béguine, au pied du jésuite ('). »
Sous les successeurs de Louis XVHI , le retour aux traditions du
moyen âge devient une véritable passion , et comme tout ce qui est
passion se trouve en général peu réglé, il y eut bien des erreurs de
commises.
A notre époque l'éclectisme existe dans les arts ; on rencontre des
écoJies pour tous les styles; le XHI^ et le XIY® sièèles sont défendus
par des hommes de la plus haute intelligence. L'art grec et la Renais-
(t) Lamartine, Histoire de la Restauration, tome II , livre XV, paragraphe 11.
Cl) B. FiHon , Considérations sur (es monnaies de France, page 309.
336 ii'ARGHITBCTUBB
saDce ont aussi leurs architectes. Si le génie de la conception leur
maqque, Thabileté d'exécution laisse peu de chose >a désirer.
Nous terminerons ici ce rapide aperçu de la Renaissance et des mo-
difications architecturales qui Tont suivi. Nous allons rentrer plus
complètement dans la question, en nous occupant uniquement de la
Renaissance proprement dite, en l'étudiant dans les différents types
que nous offrira la province que nous habitons, en recherchant son
époque la plus brillante et- le moment où le caractère qui lui était
propre tend à s'efTacer de plus en plus. Si cette étude ne reste pas tou-
jours dans les limites du Bas-Poitou, il ne faudra pas s'en étonner : la
Renaissance n'a point eu , comme notre belle architecture ogivale,
d'écoles différentes; elle se trouve la même partout, aussi bien dans
l'Ile de France que dans la Bourgogne, dans la Bretagne et la Nor-
mandie que dans le midi de la France. Il n'en était pas ainsi de l'ar-
chitecture ogivale ; elle varie suivant la province où elle est appliquée.
Étant née sur le torritoire français , elle appartenait k chaque artiste en
particulier ; elle se combinait suivant l'imagination de chacun d'eux
et d'après les matériaux à employer ; et ce n'est pas là une de ses
moindres qualités. L'architecture du XVI^ siècle, au contraire, ap-
portée toute faite d'Italie, avec ses ordres, ses proportions exactes,
ne pouvait se prêter aux modifications multiples de l'art chrétien ; l'or-
nementation seule pourrait varier, et encore le thème est-il toujours à
peu près le même. Lorsque, dans l'architecture de la Renaissance, ua
nouvel élément de décoration est appliqué', la même chose a lieu sur
tous les points du territoire; elle est donc une dans ses détails et dans
son ensemble ; toute étude que l'on pourra faire sur elle sera donc for^
cément générale.
Chatbàu BBS Gbangbs-Cathus.
La date de 1525, sculptée dans un cartouche sur la frise de la porte
d'entrée de l'escalier ('), nous évite le soin de rechercher l'époque
précise de la construction. C'est donc quelques mois seulement après
{{) Voir, à la foe du château, la lettre A, où te troave le détail de cette porte.
DAHS LB BASh-POITQV. 337
son retour d'Italie, où il avait servi sous les ordres du célèbre Louis
de la Trémouille (*), que Jean Cathua, seigneur des Granges et gou-
verneur de Talmont, fit jeter les fondations du château dont il ne
reste à peu près que la moitié.
Il y a évidemment dans la partie de la construction qui nous reste
une influence italienne facile à constater, m^is elle est loin d'être aussi
complète qu'on pourrait le supposer au premier abord. Le plan et
l'exécution de la sculpture appartiennent certainement à des mains
françaises et peut-être même aux artistes de 4a localité. Sans doute ils
ont eu sous les yeux des modèles apportés d'Italie, car rappelons-nous
qu'à cette époque déjà l'imprimerie et la gravure sur cuivre ou sur bois
mettaient à la portée des artistes les compositions des maîtres; il n'y
aurait donc rien d'étonnant à ce que Jean Cathus eût apporté des des-
sins ou des croquis originaux d'artistes italiens ; mais, je le répète, le
plan et l'exécution appartiennent au pays où le château s'est élevé.
Les constructions italiennes, de quelque dimension qu'elles soient,
affectent presque toutes la forme d'un carré parfait, inscrivant dans l'in-
térieur de leurs murailles une cour également carrée ; c'est encore la
tradition romaine ; transportez-vous à Pompeï , et vous verrez quelle
confraternité existe entre les ai/rium de la maison d'Ariane, de Sal-
luste ou des poètes tragiques , et les cours intérieures des palais Hu-
nicipia, Spada, Farnèse, Borghèse, à Gênes et à Rome.
Dans le château des Granges les bâtiments se développent au con-
traire sur une ligne droite , sans aucun retour d'équerre; deux tours
rondes cantonnaient les angles du mur septentrional, tandis qu'une
troisième tour à pans abattus flanque le centre de la façade au midi et
contient l'escalier. Ce plan est complètement français ; vous le retrou-
verez dans la plupart des constructions féodales qui précédèrent fe
XYIe siècle. En Italie, c'est le pavillon qui remplace la tour cylin-
drique; mais il n'y est que rarement employé. Aux Granges, les lu-
carnes et les baies ouvertes dans les façades sont décorées d'élégantes
croix de pierre, souvenir récent des meneaux employés dans les ou-
vertures gothiques. L'anse de panier forme la voussure des portes ; les
(1) M LéoD Aude , dans une notice publfée en 18£5 , a trailé d'une manière fort intérêt- ^
tante la partie blttoiiiiue.
Tome IV. 912
338 l'architbctube
lucarnes des toits sont surmontées de légers amortissements. Vous
chercheriez en vain dans tous les monuments que contient la haute
Italie, vous n'y trouveriez aucune baie inscrivant la croix de pierre,
aucune porte ayant la forme du cintre surbaissé, aucune lucarne dé-
coupant la corniche et la toiture. A la Chartreuse de Pavie, où Fart
italien a développé, avec un abus p^esque voisin du mauvais goût,
toute la richesse de décoration que comporte le style dont nous par-
lons, les grandes fenêtres de la façade sont séparées par une svelte co-
lonnette découpée en forme de candélabre, mais il n'y a là aucun
rapprochement à faire avec la croix de pierre. Dans Ténorme façade
intérieure du palais des Doges à Venise , la lourde corniche qui le
couronne règne sans interruption sur toute la longueur des murs : il
en est de même dans tous les palais de Gênes, de Rome, de Venise,
de Bologne, etc. L'Italie n'a jamais connu cette merveilleuse décora-
tion qui, s'étalant aux derniers étages de l'édifice, leur prête une grâce
et une élégance indéfinissables , en même temps qu'elle rompt l'effet
monotone qu'auraient produit les hautes toitures d'ardoise, malgré
leurs girouettes, leurs épis fleuronnés, et les crêtes de plomb dentelé
qui surmontent leurs faitages. Les artistes italiens se sont contentés
d'espacer de larges ouvertures sur les murs de leurs façades, en les
surmontant de frontons triangulaires soutenus par d'énormes consoles.
Nulle part, à Rome ou a Gênes, vous ne trouvez ces pilastres chargés
de tiges fleuries, d'où s'échappent des oiseaux, des chimères, des
trophées d'armes, des masques grimaçants, ou tout un monde de gé-
nies et d'amours. Quelques tombeaux de Santa Maria in paee, ceux
d'une église sur la place du Peuple et au mont Janicule, contiemient
seuls de charmants spécimens en ce genre.
Ce n'est donc guère que dans les autels ou les monuments funèbres
qu'il faut chercher, dans l'Italie méridionale , cet art qui s'est épanoui
avec tant de vigueur sur tous les édifices civils et religieux de la
France, pendant le XVI® siècte. Les constructions italiennes n'offrent
à l'œil qu'une suite. de lignes horizontales; famais vous n'y verrez
cette série d'ouvertures resserrées entre deux rangs de pilastres étages
les uns sur les autres, et ne s'arrêtant qu'aux derniers amortissements
de la lucarne. C'est ainsi que tout pyramide à Chambord, à Cbenon-
DAHS LB BAS-POITOU. 339
ceaux, à Apremont, à Anet, à Craillon; tandis que tout rampe hori-^
zontalement au palais Faroèse, à celui des Doges et à la Chartreuse
de Pavie. •
La plupart de nos châteaux français, sous Charles VIII, Louis XII
et François I«^ présentent ce parti pris dans le plan ; c'est encore la
tradition ogivale conservée malgré les éléments de décoration em-
pruntés à Part romain.
Si, au premier abord, on ne se rend pas facilement compte du parti
pris qui caractérise le style français daiîs le château des 6ranges-Ca-
thus, il faut Remarquer sur le dessin (*) que les lucarnes ornées, sem-
blables à celles qui subsistent encore dans la tour, ont toutes disparues
en même temps que la haute toiture d*ardoise qui couronnait Tédiflce.
n suffît^ pour se convaincre de ce que j'avance, d'examiner attentive-
ment Tentablement qui surmonte les murs : on y retrouve encore à
^ Vaplomb des fenêtres inférieures de petits encorbellements qui soute-
naient jadis les pilastres des lucarnes. Ajoutons encore que le château
des Granges n'est pas d'un seul jet. Les baies du rez-de-chaussée
appartiennent par les profils de leurs moulures à la période qui a pré-
cédé l'invasion de la Renaissance.
ExistaitMl une construction plus ancienne dans laquelle on a plaqué
ou encastré des portes et des fenêtres appartenant au XVIe siècle par
leur style, comme cela s'est pratiqué si souvent sous Louis Xn et
François I^ («), ou l'édifice s'est-il modifié en même temps qu'il s'é-
levait? Cest ce que nous ne saurions définir. Il n'en est pas moins
évident pour nous que le château des Granges, de même que celui
d'Apremont, appartient à cette période de transition pendant laquelle
l'art ogival laisse encore son admirable empreinte dans les lignes prin-
cipales de l'édifice, tandis que le style italien s'empare seulement de
tout ce qui est ornement dans la construction. On peut néanmoins dans
certaines crosses végétales qui ornent le rampant des frontons de la
lucarne et de la porte ('), retrouver le galbe et la forme des sculptures
françaises du XVe siècle. Ce nouvel exemple suffit surabondamment à
prouver l'emploi ^'artistes nationaux.
(0 Planche i**, vue extérieare du château.
f3) Vlol1et-L«-Doç, Dictionnaire d' Architecture, page I89, toiuelll.
(3) Planche i", TOlr en A et fi.
340 l'abchitecture
X ESCALIEE DU ChATBAU.
L*escalier placé dans la tour è pans, élevée autrefois au centre du
château , en est la partie la plus Intéressante par sa conservation et son
ensemble complet ; mais il laisse beaucoup à désirer sous le rapport
de la disposition et de Texécution des-ciselnres qui ornent à profusion
son plafond en spirale. Tout ce travail a été eiécuté par une main peu
iiabile, car, bien que là matière ait été tendre et facile au ciseau qui a
dû la fouiller, le galbe est mal senti ; un relief d'un centimètre à peine
détache les fleurons, les armoiries, les médaillons à bustes mal dessinés,
qui s*enlacent avec trop de confusion jusqu'au sommet de la dernière
raiiipe où Tescalier s'arrête devant une pièce d'appui, qui est pour
nous le morceau le plus savamment compris comme exécution et
comme dessin (*).
Cette balustrade pleine se divise en trois compartiments indiqués
par des pilastres, sur lesquels s'appliquent des candélabres omfe de
moulures perlées ou à oves, et dont la corbeille des chapiteaux sou-
tient des groupes de fleurs et de fruits. Trois archivoltes à cintre sur-
baissé, inscrivant des coquilles dans leur tympan^ recouvrent le triple
emplacement laissé dans l'intervalle des pilastres. Au centre, une
guirlande fleurie autour de laquelle s'enroulent des rubans plissés (un
des principaux motifs de décoration de la Renaissance que nous ver-
rons employé avec abus sous Louis XV), encadre un lion passant sur
un champ semé d'azur ; ces armoiries, qui sont celles de Jean Catbus,
se répètent^ouvent sous les marches de l'escalier avec celles de Marie
Duvergier, sa femme. (De sinople à la croix d'argent cantonnée de
quatre coquilles de même et chargée en cœur d'une coquille de sino-
ple) ('). Nous les retrouvons encore au-dessous de la jolie sculpture
dont je viens de faire la description. Plus bas, la décoration change et
des erreurs grossières d'appareil dans les pierres nous prouvent que,
de même qu'aux XII®, Xm®, XIV et XV® siècles^ la plus grande portion
des sculptures de la Renaissance était exécutée par les artistes avant
d'être mise sur tas, et que souvent l'appareilleur ne conservant plus
aux pierres la place qu'elles occupaient lorsqu'on les avait sculptées,
(1) Voir la planche 3.
(a) Pfanche i**, en G et en D. >
DANS LB BAS-POITOU. 341
produisait cas intemipUoDS dans le/ dessin ou dans le profil des mou^
lures, ainsi qu*on peut s*en convaincre aux Granges et à Couionges.
Je n'entreprendrai point de décrire les emblèmes répétés qui se trou^
vent sur le plafond de Tescalier. Ces cœurs pressés ou percés de flè-
ches (') d'où s'échappent une tige de lys en fleur, ces sphères, ces
panoplies, ces iqstruments de musique ou de science , tout ceia ne me
semble guère rappeler f histoire amoureuse du seigneur des Granges,
ainsi que Ta pensé M. Aude dans sa notice. J'y vois simplement l'em-
ploi peu intelligent de ceà nombreux caprices artistiques que le sculp-
teur trouvait dans les dessins qu'il avait sous les yeux. Ces divers
types d'ornementation, vous les rencontrerez à peu près les mêmes sur
tous les pilastres de la Renaissance française, et la Renaissance est
peut-être de toutes les époques celle qui a le moins songé au symbo-
lisme. ( Delorme et Du Cerceau peuvent fournir la preuve de ce que
j'avance. )
En tout cas, il est un dilemme bien concluant^ ce me semble, et
qui détruit tout ce roman échafaudé sur quelques cœurs comprimés
dans une presse ou percés de flèches. Si Jean Cathus a fait exécuter
l'escalier du vivant de sa première femme, Marie Duvergier, ce qui est
à peu près certain , puisque son écusson s'y trouve sculpté partout et
souvent mi-partie avec celui de Jean Cathus, il est bien évident qu'il
n'a pu y fbire ciseler l'emblème de son futur mariage avec Marie de
Nuchèze. Comme M. Aude croit devoir l'interpréter par ce cœur don-
nant naissance à des lys, il n'a pas davantage pu prévoir les malheurs
de ce second mariage, indiqués suivant l'auteur de la notice par des
sirènes et des chimères. Admettrons-nous que l'escalier a été construit
du vivant de Marie de Nuchèze ('); mais alors il n'eût pas, du vivant
de cette seconde femme, prodigué Técusson de sa première à l'exclu-
sion des armoiries de la dernière. — Je n'appuierai pas plus longtemps
sur cette interprétation donnée aux sculptures de l'escalier ; bien qu'in-
génieuse et poétique, j'y crois difficilement et je m'arrête avec le même
sentiment d'incrédulité devant la jolie cheminée sculptée (planche 1'% E),
(I) Planche i**, A et B.
(3) Cette tuppotlUon n'est pes adralstible, d'après M. de Preasac (Biographie de du Foull-
loiu). BUe ne devint TeoTe qn'en i&40; elle ne put donc épouser Cathus qu'après cette
époque, et l'escalier a été bâU en is9&. Ce rapprochement de date sufllt seul à détruire le
' sjmboUsme supposé des Kulplures de rescaller.
342 L*AECHlTECTUftB
dont la frise et le manteau offrent de gracieux enroulements où
se mêlent des griffons , des génies d*un style élégant et d*une exécu-
tion habile, quoique un peu molle. Ici encore je retrouve le thème
éternel d'ornementation employé par la Renaissance : en haut, sur le
manteau, la pensée est facile à saisir; Toiseau qui mange les fruits
supportés par ce candélabre, c'est la tradition dégénérée des colombes
buvant dans le calice : fô on a fait jaillir de la queue de Toiseau de
charmants enroulements de feuilles d'acanthe au. milieu desquelles se
jouent jdes génies aux formes souples et gracieuses.
Je pourrais vous montrer les mêmes enlacements, les mêmes en-
fants sur le tailloir d'un chapiteau roman à l'église de HaiUezais; le
travail est grossier, incorrect, il est vrai, mais qu'importe, c'est tou-
jours la même donnée, le point de départ est semblable. L'architecture
romaine a enfanté l'art roman (*); mais elle était alors à sa décadence
et n'avait pour l'interpréter que des mains malhabiles. Quelques siè-
cles plus tard, l'art romain crée celui de la Renaissance; comme il
avait alors des artistes de premier ordre à sa disposition, les résultats
ont été plus complets. Nous les admirons et nous les imitons à peine;
mais il n'en est pas moins vrai qu'il y a une confraternité très-sérieuse
entre l'art des XI^ et XU^ siècles, et celui du XVI«.
SMl m'était permis, dans les limites de cette courte description,
d'aborder la comparaison de ces deux époques, je prouverais que la
différence, dans les formes décoratives, n'existe ^n partie que par la
maladresse et l'incapacité des ouvriers.
Il me reste encore à vous parier de la porte qui donne entrée dans
l'escalier, et de la lucarne découpant la toiture en tuiles creuses de la
grosse tour cylindrique. La porte d'entrée est un des plus jolis spéci-
mens de la construction. Ses chapiteaux, ses frises, son fronton, formé
(1) Dans UD grtnd nombre de rerert des médiUIet données ptr dn Ghoul dUM son llfie
De la Religion dei anciens Romains , on trou? e les premiers élémenU de la décoraUon
•rchltectonique employée par les Romains, et plus tard par les artistes des Xll« et XVI*
siècles. On trooTe également sor plusieurs peintures de Pompeletd'Hercalannm des olauui
buTant dans une coupe ; la Bible de Gharles-le-Chauve reproduit ce type, que les erUstea du
XU« siècle ont fréquemment taillé sur leurs chapiteaux. Faut-il j f oir, comme le prétendaient
bon nombre de symbolistes, l'Image de la pureté chrétienne 7 II serait, ce me semble, per-
mis d'en douter. La filiation que nous venons d'établir en ferait simplement un motif d'or-
nementation calqué avec quelques fartantes sur les modèles anUqnes dont nous ettons tes
sources.
DANS LB BAS-POITOU. 343
de sections de cercle, annoncent la main d*un dessinateur habile; il
est à regretter que les médaillons de Lucrèce et de Cléopâtre, placés è
droite et à gauche de cette porte (A , planche 1^^^ , ainsi que ceux qui
sont sculptés au-dessus du linteau des fenêtres éclairant Tescalier,
soient d^une exécution aussi lâchée.
L'application de ces quatre médaillons sur la façade et des deux on
trois qui se rencontrent dans Tescalier est, è mon avis, une importa-
tion essentiellement italienne. Aux Granges, c'est Lucrèce et Gléo-
pâtre, Pyrame et Thisbé; quoi de plus romain et de plus mytholo-
gique que ces quatre représentations? Un fait assez singulier, c'est que
l'emploi de cette décoration italienne a pris naissance au moment où
la forme des constructions était surtout française, et n a cessé d'exister
dans les façades qu'à l'instant où un retour complet vers les traditions
de l'art romain se fait sentir d'une manière très-sérieuse. Ajoutons
qiie les artistes français ont souvent employé le médaillon, mais n'en
ont jamais abusé. Il n'en est pas ainsi aux façades de la cour des
Doges à Venise, à la Chartreuse de Pavie, à l'église Délia Grazie à
Milan. Dans les édifices que je cite, on a copié servilemîent des types
d'empereurs romains : c'est une médaille antique ciselée dans le mar-
' bre et la pierre ou moulée dans la brique qui a été appliquée à profu-
sion sur le nu des murs. Benvenuto lui-même, dans son beau bouclier
conservé à la galerie de Florence, a reproduit des médaillons d'empe-
reurs romains que ne pourraient désavouer les plus célèbres graveurs
de l'époque d'Adrien.
La lucarne (indiquée en B, planche i'^), répète le même ensemble
que la porte d'entrée ; Texécution en est habile, et la figurine, enlevée
en ronde bosse dans le tympan du fronton , est d'un excellent sentiment.
Si le château des Granges a eu , comme presque toutes les ruines
féodales, ses jours de dévastation et de deuil, il sort aujourd'hui des
décombres, et bientôt, sous la main intelligente et infatigable de son
propriétaire actuel, il retrouvera, sinon toute sa splendeur passée, au
moins la certitude de conserver longtemps à l'admiration des archéo-
logues et des artistes ses intéressantes sculptures.
Octave DE ROCHEBRUNE.
( La suite proehainemmt, )
POÉSIE.
DANS UN BOIS.
A M. CHARLES DE KERARPLEC H.
Au pied d'un châtaignier je suis allé m'asseoir ;
Midi sonnait au bourg ; je ne rentrai qu'au soir.
J'avais pHs en partant un poëte que j'aime ;
Le livre est resté clos , car un autre poëme,
Le poëme de Dieu , le beau livre des champs
Déroulait devant moi ses ineffables chants.
Le ciel était tout bleu , le ciel était en fête,
Et du bois le soleil illuminait le faite ;
Lal)rise se taisait et soufflait par moment,
Et les feuilles alors ondulaient mollement ;
Alors il s'élevait un paisible murmure ,
Et sur le sol flottait l'ombre de la ramure.
Les herbes et les fleurs dont s'embaument les prés
Envoyaient leurs parfums à mes sens enivrés ;
Des vaches se tenaient debout auprès d*un hêtre ,
Et d'autres se couchaient, nonchalantes de paître ;
A l'entour de leurs flancs un essaim bourdonnait ,
Et leur queue agitait son fouet qui résonnait.
Aux mille bruits des chants mon oreille attentive
Recueillait la chanson ou joyeuse ou plaintive
Qui descendait des bois, qui montait des sillons :
Celle qu'incessamment poursuivent les grillons.
Les beaux coups de gosier que le loriot lance ,
Et ceux qu'avec tant d'art la fauvette balance,
Les refrains du linot, les refraiqs du pinson ,
Les sifflements du merle en fuyant le buisson ,
Les cris âpres du geai, du pivert, d.e la pie,
Qui des autres oiseaux semble rire, l'impie !
Enfin la tourterelle et son gémissement.
Qui ressemble au soupir d'un cœur brisé d'amant.
Quand le printemps sourit, ce concert doux et tendre.
C'est au bois de Beaulieu qu'il faut aller l'entendre.
EnLB GRDIAUD.
LA BRETAGNE A SAINT-CAST ^
Il SEPTEMBRE 1758 — Il SEPTEMBRE 1858.
Pugnai cantatquê vieiuim.
Lb Guildo (*).
En ce temps«là Ton vit une tache au soleil ;
On eût dit que la France , hélas ! avait sommeil
Et semblait, de Voltaire adorant le génie.
Languir dans une triste et stérile agonie.
La royauté mourait et le peuple était las.
— Mais , pendant que la France humiliée , hélas 1
Comme un aigle déchu laissait tailler son aile ,
Bretons, une intrépide et noble sentinelle,
Portant la dague au poing, aux mains les gantelets ,
Pour elle ici veillait. — Un jour on dit : L'Anglais !
Voici l'Anglais! — Il vient , fier de ses cent vingt voiles ,
insulter notre hermine et narguer nos étoiles; .
11 ouvre contre nous la gueule du sabord ,
Il nous invite ; — allons le visiter à bord !
(I) Ud Journal breton ayant déjà, à notre grand regret, publié le poème de La Bre-
tagne à Saint'Casty noot nous voyons forcéa d'en priver nos lecteurs; nous voulons
cependant leur en offrir un extrait, pour montrer que si. conune l'a ditHIllevoje, tet
beUeê actions ont besoin des beaux vers y cette consécration n'a pu manqué à llm-
merteDe Journée de Saint-Cast, et qu^elle a trouvé dans H. du BreU de Pontbriand un
poète digne de la célébrer. iliote de la Bédaction).
(3) En tout ce qui concerne les bits historiques rappelés dans cette pièce, nous avons
iuM la narration écrite par M. Bioust des Fiiles-Judrains t précisément parce que cette
relation est la moins connue et peut-être la plus intéressante de toutes celles que des
témoins oculaires nous ont laisséet iur la brillante afhlre de Saint-€ast. Ce rédt Ait pubUé
par l'Annuaire Dinannals de 1S3S , qui dut cette précieuse communication à H. Bioust de
r Argentaye , petlt-ills du brave volonlaire du Guildo et de Saint-Cast.
346 LA BEBTAGNB
Improvisant soadaiii> ses bandes agqerries ,
Ainsi parle à ses gens nn chef sans armoiries ;
Car au bruit des clairons et du tambour qui bat,
• Tout Breton devient noble à Tbeure du combat.
Et les trous des rochers qu'habitent les colombes
Se changent en mortiers qui vomissent les bombes.
Pour chasser les vautours de Tile des Marins ,
Tout répond à la voix de des YiHes-Audrains,
11 part; — à chaque pas il grossit sa recrue;
L'habitant du manoir, Thomme de la charrue ,
Les mariniers, les vieux avec les jeunes gars ,
Laissant chevaux et bœufs attachés aux hangars ,
Gomme pour un pardon , comme pour une fête
Vers le grand ennemi marchent bannière en tète ,
Gomme d'autres bientôt, avec la même ardeur.
Suivront Cathelineau le saint et le cardeur.
G'était le huit septembre; — heureux jour pour la France,
Jour de grand souvenir — alors jour d'espérance.
De tous côtés chantaient les clochers du saint lieu
Pour la Nativité de la Mère de Dieu.
A genoux * dit le chef ; — à l'autel de la Vierge ,
Avant d'aller au feu, nous brûlerons un cierge,
£t puis nous répondrons à la voix du canon
Par notre cri d'honneur : Goyon de Matignon (') !
11 dit et va ranger au bord de la rivière
Sa rustique cohorte, audacieuse et fière;
Là, tantôt en carrés « tantôt en pelotons,
Jl exerce au combat ses novices Bretons,
Joyeux comme un rayon dans un ciel mêlé d'ombre.
Pour effrayer l'Anglais et figurer le nombre ,
<i) Le lut ett enct et menUonDé dans la relatton de M. Rlomt des VUlea-Aodralnf , q«i ,
lo s lepteBlnre, après arotrniaeaiblé dans les oivIfODs le ptat grand aonbre poaalMeëf
ffen$ de àonmê volonté f voûtait d'abord eoleiidre la messe qui bit célébrée deni heares
avant le joor, par l*abbé FéUi , dans l'église de MaUgoon , dédiée à EtoUré-DaiBe. (Voir
l'Ane. Dlnn., année isas, p. ita.)
A SAIRT-GAST. 347
Le long de panpets par le temps échadcrés
Il aligne les siens sur deux rangs peu serrés.
Et place habilement, sous le drapeau sans tache.
Prés du conscrit sans barbe une vieille moustache.
Sur la falaise, au fond des taillis et des fleurs,
11 niche ses oiseaux, ses adroits tirailleurs.
Et dit : BraTO ! — je vois que vous êtes de taille
A regarder l'Anglais; — vienne donc la bataille !
Aux modestes guerriers postés dans les détours.
Le château du Guildo montrait ses vieilles tours
Où déjir s'assemblaient, avec de gais coups-d'ailes.
Pour l'heure du départ , des milliers d'hirondelles.
Le val de l'Arguenon au vieux géant des eaux
Envoyait ses rayons et ses jeunes oiseaux ,
Gomme des messagers , pour préluder à l'heure
Du barde qu'il attend et qu'à présent il pleure (*}.
La vie et la gatté respiraient à l'entour;
L'agneau sur la colline et l'oiseau sur la tour,
La mer d'azur, les champs dorés, les beaux villages
Qui miraient dans les flots leurs toits de coquillages.
Le soleil radieux, les buissons, les rameaux.
Tout s'animait, vivait... si ce n'est les hameaux.
Des femmes cependant, les yeux sur la marée,
Disent avec effVoi : La mer s'est retirée ;
L'ennemi qui menaee est au dernier relais.
Et le flot qui s'en va fait arriver l'Anglais (') !
Partout on crie au feu I Bon Jésus , quel vacarme I
Les voilà devant nous qui garottent un Carme !
(1) rappolyto de la Horvooiialt , riuteur ti resrené de la Tkébatde des Grè0§i , fonda-
teur de la paroiflse de Notre-Dame du Guildo et de sa gracieuse église.
(9) H. des ymei-Aadralns gardait avec sa troupe la rire gauche de la ri?lère d' Argue-
non , et avait en Cice les ruines du château cle Gilles de Bretagne et un couvent de Garmet,
altnés sur la rive droite. La mer ce Jour*tt s'éudt i^tlrée de bonne heure , et c'eirrinstant
que choisit rtrmée anglaise pour tenter le passage qu'il lui importait de fbrcer pour rega-
gner aa flotte à Safnt-Cast et s'y rembarquer atant rarrlfée dn doc d'AIgnIUon , lequel ne
put eue sur les Heuk que le 11 septembre , I neuf heures.
348 LA SRBTAGNB
Ils vont forcer le gué ; — fuyez ! gare aux dragons !
— L'hôte 8*est fait attendre; — eh bien! nous le narguons.
Dit une voix; — s'il passe au château , qu'il y tombe!
Qu'auprès de hi ruine on lui creuse une tombe !
A la vierge aujourd'hui nous avons lait un vœu;
Gayon de Matignon! Mort à l'Anglais, et feu!
Au cri du commandant, comme d'une bastille,
L'Anglais reçoit la mort sans voir qui le fusille. .
Il n'est plus dans les fleurs , il n'est plus aux bosquets
Que des oiseaux de flamme et des nids de mousquets.
£n vain Blight étonné , de toute sa mitraille
Accable des Bretons la débile muraille;
Partout dans les buissons , comme des vers luisants
Brillent des yeux de feu ; nos braves paysans
Avec leurs gros fusils font taire dans l'arène
Le canon qui mugit de sa voix souterraine.
Et Villaudrains s'écrie : Enfants, à nous le gué,
A nous l'Anglais ! — A vous le prix du papegai !
Pourtant sur les hauteurs l'armée au loin fourmille ;
Deux jours sur ce rivage on a vu les trois mille
Contenus par un homme et par cent vingt soldats
Fils des trente Bretons ou de Léonidas.
Sous le château de Gille> où son bras les arrête^
Des dunes de Saint-Cast il prépare la fête ,
Puis il part quand il sait que la Bretagne accourt
Criant : France , avec moi ne crains pas Azincourt !
Le Boiy deux mois après ce glorieux fait d'armes,
Becevait du guerrier un récit plein de charmes.
C'est un brave, dit-il; on lui doit des fleurons.
Car il a noblement gagné ses éperons ;
Demain de ma Noblesse il aura le diplôme ,
C'est dit; — le Boi ! — Bientôt le nouveau gentilhomme
Lut sur son écusson, digne fruit d'un beau jour :
QUnre au coq qui combat et chante tour à tour (*) !
(I) Sur récuMon tl noblement conquit ce Jour-là ptr le bnve du FiUeS'jâudrainty
figure un coq de bataille dignement caractérttô ptr cette beUe et poétique devite :
Pugnat cantatque vicissim.
A SAurr-CAST. 349
n.
Le champ bb bataii.le et le chant des Bbetons.
Cependant nous alHoqs, avec nos volontaires,
Ajouter un grand jour à nos jours militaires.
Du côté de Lesrots (^), en légers pelotons,
Défilent Tarme au bras nos cofps de Bas-Bretons;
An large bragou-bras, à la tournure antique
On reconnaît les fils de la race celtique,
Néf parmi les dolmens ; — ils portent aux combats
Leurs bras habitués aux joutes du pen-bas.
En traversant au pas la grève de la Garde,
Précédés de leur chef qu'accompagne un vieux barde ,
De l'antique patrie il» disent la chanson
Et de ces mille voix sort un cri : Saozon !
Ils chantaient : Bravons l'Angleterre ,
Mort aux Saxons ! mort aux Anglais!
Vive celui qui les enterre !
Vivent la bombe et les boulets !
Guerre sans merci 'ni sans trêve
A ceux qui souillent notre grève,
Sur nos rochers au bord des eaux
Suspendons ces oiseaux de proie
Et faisons un grand feu de joie
Avec leurs glorieux vaisseaux '
Chevaliers de la Jarretière,
Nos bras vous Heront sur nos tours!
Nous creuserons un cimetière .
Qui va réjouir les vautours.
Mais nous n'enverrons pas nos balles
Aux fils des montagnes de Galles,
Vieux frères prisonniers chez vous ,
Dont le cœur à nos chant? tressaille ,
Et qui marchent à la bataille
En bretonnant ainsi que nous!
(1) Rom tfan lUage d'où pwttt l'aile gauche de notre armée.
350 LA bhbtaghb a sairt-gast.
Sur les rives de l'Armorique,
Oiseaux des mers et des haubans ,
£û vain vous cherchez une crique
Où jeter vos nids de forbans !
Les habits rouges d'Angleterre
Ne verront point le Finistère;
La musique de nos canons
Va chanter votre sépulture ;
Ici l'on couche sur la dure ,
Car nous sommes bons compagnons !
Jurons haine à la conquérante !
Par Glisson , par le vieux Bertrand .
Par Beaumanoir et par ses Trente,
Jurons que ce jour sera grand !
Vous fûtes Bretons ; — nous le sommes.
Venez revoir vos gentilshommes,
Vos paysans et vos bourgeois .
La Normandie et la Bretagne
Qui vont donner sur la montagne
Une joute de notre choix !
Bientôt , lorsque Therbie fleurie
Étendra sur ces noirs galets
Sa verdoyante draperie y
On diraj: C'est qu'un jour FAnglais ,
Dans le mais de la paille blanche ,
Se rua comme Tavalanche
Que pousse le vent des hivers ,
Et ceux qu'ici l'on vit descendre
Ennemis, y restèrent cendre...
Voilà pourquoi nos champs sont verts !
>
DU 6REIL DE PONTBRIAND, de Marzan.
k
MOBILIER D'UN PAYSAN BAS-BRETON
AU XVne SIECLE.
Il y a deux choses, pour lesquelles je professe une méfiance presque
égale : les systèmes, qui sont trop vagues; la statistique, qui
est trop positive. Parce que j'ai mis la main sur un parchemin
rare et curieux (*), qui contient Tinventaire de la fortune mobilière
d'un paysan breton en 1818, je n'ai pas la prétention d'écrire une dis-
sertation ex-professo sur l'état de l'agriculture et la position des cul-
tivateurs en Bretagne au XYIo siècle, comme les géologues qui
reconstruisentun mastodonte avec Aine molaire. D'un autre côté, je trou-
verais peu séant de me contenter d'offrir aux lecteurs une simple et
sèche copie de cet inventaire, tel que le griffonna sur quatre bandes
de vélin les plus longues qu'il put rencontrer, maître Charles de La
Boessière, greffier de la juridiction du Cludon. Je voudrais tenir un
juste tempérament entre ces deux extrêmes et traduire d'une manière
à la fois exacte et intéressante le document que j'ai entrepris de faire
connaître ici.
Le Coz-Parc, dans la paroisse dePlougonver était, jusqu'à la Révo-
lution, une tenue convenancière dépendante du Cludon. Il n'est per-
sonne, en Bretagne, qui ne sache, au moins à peu près, qu'elle est la
différence entre le colon, tenancier d'un convenant, et le fermier ordi-
naire. Le colon est propriétaire temporaire, jusqu'à ce qu'il soit rem-
boursé à dire de priseurs , des édifices et superfices de la tenue ; et
sous ce nom l'on comprend, dit un commentateur du viel usement de
Rohan : « Les maisons destinées pour l'habitation du vassal, les
granges, les greniers , les autres bâtiments de quelque espèce qu'ils
soient, les fours, les puits, les aires à battre, les fossés, les gourglais,
(I) Les in? entalres da mobUler des églises et des princes se tronTent pins aisément que
ceux des pajsans^ J'en ai relevé nne dsni-douiaine, tous da XVI* siècle et dont celui que
isnalyse id est le plus vieux et le plus complet
352 MOBUJEE
le premier défrichement des terres mises en valeur, leurs engrais
actuels, les prairies et cours d'eau , les arbres fruiliers, les émondes des
arbres émondables , les bois puinais et les bois taillis avec leurs sou-
ches: D Le colon , on le voit , tient le milieu entre le simple métayer et
le propriétaire incommutable. Je n'insiste pas sur ce point qu'il me
suffit d'indiquer.
Le Coz-Parc était donc un convenant du Cludon , convenant fort
ordinaire qu'il ne fallait ranger ni parmi les plus grands, ni parmi les
moindres. H payait, en 1789, au seigneur foncier, une redevance
annuelle de soixante-douze livres ; c'est aujourd'hui une ferme de sept
cents francs.
Au commencement du XVf® siècle, le Coz-Parc avait pour colons
deux frères : Guillaume et Henry Kermen, qui l'exploitaient en commun.
Guillaume vint à mourir, laissant une veuve, Isabeau Le Guichoux et
deux enfants mineurs , Tvon et M^rie. Henry Kermen fit dresser un
minutieux inventaire de tout le mobilier qui garnissait l'habitation ,
pour sauvegarder à la fois les intérêts des mineurs ses neveux, dont il
était tuteur, et ses propres intérêts, à cause de l'association qui avait
existé entre son frère et lui. En conséquence, le onzième jour de mars
l'an 1518, on vit arriver au Coz-Parc, msùtre Blaurice de la Boessière,
sieur de Kerazlouant,- sénéchal du Cludon, maitre Pierre de Coat-
goureden, procureur fiscal de la même juridiction , maitre Charles de
la Boessière, greffier d'icelle , puis Morice Olivia , Geffroy Lancien et
Yvon Olivier, priseurs jurés quant au prisage auquel on allait pro-
céder.
— Si vous le voulez, dit le sénéchal, nous priserons en « premier
les biens qui communs et en indevis sont entre la veuve et enfants du
décédé et Henri Kermen , dans lesquels lesdits mineurs et leur dite
mère,, sont fondés jouir d'une moitié et Henry Kermen de l'autre
moitié? « .
— Ainsi soit, dirent lest)riseurs«
Voici d'abord cent charretées ou environ de fumier froid, bon signe
et bonne note pour un laboureur. Cela vaut bien huit deniers la char-
retée; soit : 66 sous — 8 deniers*
Ici je confesse que, maitre Charles de la Boessière écrivant comme
D'un PATSAU BAS-BIBTON. 3S3
un chat, j^ai deviné plutôt que lu quMI était cas de ftimier : je ne crains
guère, néanmoins d'avoir fait erreur, car le fumier est la seule chose
agricole, mesurable par charretées, qui se distingue en chaud et
froid.
Les experts prisèrent ensuite « le fient » récemment tiré des étables
et crèches et trouvèrent qu'il y en avait pour 60 sols.
Dans récurie, voilà un cheval en poil gris; il est médiocre et ne
vaut que 6S sous : à côté, un cheval « en poil biard » , c'est-à-dire bai,
vaut, au contraire, 105 sous. La jument noire a pu être une vaillante
bête , mais elle a quatorze ans ; on Testime 30 sous ; la pouliche grise
ne compte que trois ans : elle est prisée 70 sous.
Dans les étables ruminent deux paires de bœufs; la plus belle, celle
où l'on voit un bœuf rouge et l'autre « bis » vaut 10 livres 10 sous :
la seconde, celle dont les deux bœufs sont noirs, ne se vendrait que
8 livres 10 sous.
Passons aux jeunes taureaux. Le grand rouge vaut 85 sous ; les
trois rouges, de deux ans, ensemble 4 livres 10 sous ; les deux tauril-
Ions d'un an, dont l'un noir et l'autre rouge, 45 sous.
Les génisses sont en nombre égal : il y en a une dont la robe rouge
tire sur le jaune; on l'estime 40 sous; les trois rouges, de deux ans,
l'une pour l'autre, 30 sous; ensemble : 4 livres 10 sous; les deux
vêles d'un an, noires, ensemble : 30 sous.
Je compte sept vaches< laitières. — Et, compères, à combien la
rouge ? — C'est la meilleure : 65 sous. — Et l'autre rouge? — 55 sous.
— La noire, avec son veau? — 65 sous. — L'autre, noire — 55 sous. —
Celle-ci, noire encore ? — 50 sous. — Et cette autre, noire seulement
sur la queue ? — 55 sous. — Puis, cette dernière vache « en poil roux,
ô son veau? » — Au plus juste, et pour ne faire tort à personne, elle
vaut 52 sous 6 déniera.
N'oublions poiqt « quinzechieffs de brebis,rung dans l'autre chacun
prisse 3 sous 4 déniera , soit : 50 sous » ni tme truie, prisée 15 sous.
C'est là, si je ne me trompe, tout le bétail de Ja ferme.
Dans les couro et sous les granges, on a empilé « certaine cantité
de bois de chèsne sec » que les priseura ont jugé valoir 115 sous, d'au-
tres « bois et merrains de chesne » qu'ils cotent à 4 livres 10 sous et
Tome IV. 43
3S4 MOBILIEE
cinq planches de bois de « fou » c^est-ànlire de hêtre, qu'ils prisent
3 sous 4 deniers.
On ne laissera pas de coté 34 charretées de pierres de taille,
bien qu'elles ne valent quq 2 sous et 6 deniers la charretée, ensemble
4 livres 10 sous.
^ Dans Taire, il y a un mulon.de méteil, seigle et froment mêlé,
non battu : lespriseurs estiment qu'il rendra quarante renées, ou vingt
boisseaux mesure de Callac, chaque boisseau devant peser soixante et
dix livres : le froment est au seigle dans la proportion de six quaran-
tièmes. Les autres grains sont serrés dans les greniers : il y a de Ta-
voine grosse, sèche, dont je n'ai pas pu déchiffrer les quantités ; onze
renées d'avoine menue et deux renées et demie de a pilatte seiche.» —
Qu'est-ce que ceci? — Ce n'est pas de la filasse d'une plante textile
quelconque, puisque cela se mesure à la renée et figure au chapitre des
graines, ou mieux des grains. Il est impossible de ne pas lire « pilatte»
et le mot revient trois fois. Serait-ce de la graine d'ajonc à piler?
Avant de pénétrer dans la maison , où sont les meubles et dans les
granges où sont les instruments aratoire, nous allons, si vous le
voulez bien , suivre les experts dans les divers champs du convenant,
afin d'en apprécier les trempes et engrais.
Le Parc-Coz Alain an Garn est plein de seigle vert , qui produira à
l'août prochain , tout labour rabattu (c'est au moins l'opinion des pri-
seura) huit sommes et demie de seigle. Après le seigle on sèmera dans
ce même champ de l'avoine grosse « estimée à l'aoust prochain eo ung
an (1^19) labour, despens et semences rabattus, » onze sommes d'a-
voine grosse. Après la grosse avoine notre Parc-Coz recevra' de l'a-
voine menue qu'on récoltera dans deux an.s (1520) et qui rendra
labour, dépens et semences rabattus, s'il plait à Dieu, huit sonunes d'a-
voine menue.
Dans le Parc Ben an Ker, on voit aussi du seigle vert dont on
récoltera bien à l'août prochain trois sommes et trois renées. La
grosse avoine « qui sera gagnée audit parc » après le seigle et pour
seconde semence, produira quatre sommes et deux renées. On. espère
en avoine menue, tierce semence qui sera mise en terre audit parc
après le seigle et l'avoine grosse, pour toute gagnerie, toutes choses
rabattues, trois sommes et trois renées.
D'un patsau bas-bbbton. 3SS
On n*a plus à attendre du Parc-Nevez que la double récolte d*avoine.
Il produira , toutes choses rabattues, quarante-huit renées d*avoine
grosse et trente-huit de menue.
Le Parc-Nevez Pelhaff est dans le môme cas : on y récoltera succes-
sivement trois sommes et trois renées de grosse avoine et vingt renées
d'avoine menue.
Le plus petit, hélas ! des champs labourés contiendra seul un peu de
froment : on y récoltera è Taoût prochain , labour, semence et autres
dépenses rabattues, trois renées de froment. Quel récolte ! il est vrai
qu'avec le même engrais et deux ans de patience on en retirera encore
six renées de grosse avoine et six renées de menue.
Si je^'ne me trompe, voilà des renseignements précieux et qu'on
trouverait difficilement ailleurs sur Tétat de notre agriculture au com-
mencement du XVIe siècle. L'assolement triennal, dont l'usage s'est
perpétué, ne comprend que le seigle et deux sortes d'avoine. Le fro-
ment n'est évidemment qu'une exception , sans importance dans la
rotation générale, et que l'on réservait pour les courtils, les petits
champs voisins de l'habitation et dans lesquels on fait aujourd'hui
un peu de culture maraîchère. Que si l'on veut étendre ce renseigne^
ment et lui appliquer la maxime : « Ab uno disce omnes » il ne. faut
pas oublier que Plougonver est déjà dans la Comouaille montagneuse,
le pays de l'agriculture pastorale. Si les champs sont vides et les
semailles maigres, les étables sont pleines et les bœufs sont gras.
Revenons^ s'il vous plaît, au village. Voilà deux charrettes, a ô leurs
chartils et harnais,» l'une « poujr aoûster », l'autre « pour framboyer. >
La première beaucoup plus grande, à claire-voie est destinée au trans-
port des pailles, foins, etc., elle vaut 15 sous; la seconde, plus petite,
est un tombereau qui sert au transport des fumiers et n'est estimée
.que 10 sous. La « charue ô ses soc et coultre, rouett (avant train)? et
autres abillements de charue » est prisée pareillement 10 sous. Une
c tune {funis, funiciUus en latin, fun en breton) et corde pour char-
rette » vaut trois'' sous quatre deniers : un autre « cordaige et abille-
ment » pour charrette veut quatre sous. Deux choses indéchiffrables
« pour mètre sur chevals » sont cotées 4 deniers.
Je transcris littéralement la longue liste des divers instruments ara-
toires :
356 MOBIUBB
Une fourche de fer de trois dents S sous 6 deniers.
Item. Deux petites fourches de fer pour foin , cha-
cune 18 deniers soit 3 »
U. Un croq à fient 4 6
IL Autre croq à fient » 12
IL Un maillet de fer 5 »
IL Une inarre(houe) defer. • « # . 3 »
IL Autre marre de fer / 3 »
Il Deux faillies (sic) marres 3 »
IL Une tranche de fer • . • • « SO
IL Autre tranche de fer usée 9 10
IL Une pâlie (pelle) de fer 3 »'
11 Autre palle de fer 3 »
IL Une marre pour escdhuer. 3 4
Voici trois « poilles d'airain », la première vaut IS sous, la seconde
U sous 8 deniers, la troisième 12 sous 6 deniers. Deux trépieds de
de fer ; Tun à 3 sous 4 deniers, Tautre è 20 deniers seulement Je
compte quatre charniers de bois de fou (hêtre) : ils sont cotés, les deux
meilleurs, chacun 2 sous 6 deniers ; et les deuxisutres 1 S deniers chacun.
Je compte aussi deux vieux tùts^e pipe et une demi pipe : ils sont d'an
usage peu fréquent, car je ne trouve ni pommes, ni pressoir. Leur valeur
respective est représentée par les grosses sommes de 20, 12 et 10
deniers. La « mée à pâte » vaut 20 deniers, et si je ne me trompe, c^est
bien un « teslier et métier de cesle » que Ton prise en ce moment 12
sous 6 deniers. Dans tous les manoirs bretons de cette époque vous
trouvez « la tixanderîe » ou « chambre  tixier » : dans les chaumières,
le métier du tisserand tient aussi son coin.
Je n'aperçois que deux vieux châlits «dent le meilleur est prisé
2 sous 6 deniers, et l'autre 20 deniers.
Qu'est-ce que « une bouge et baston d'armes 9 que je vois estimés
12 sous 6 deniers? — Une bouge, txmge ou wulge, était un court
épieu armé d'un fer très-large. Au XIY« siècle, -on appelait les canons
tt gros bastons » ainsi que nous l'apprennent les rimes de Guillaume
de Saint-André, secrétaire du duc Jean lY. Le bâton àfm, le bâUm
D^UN PATSAN BA8-BHET09. 357
à poudre éUtient les armes à léu de moindre calibre (*). Ainsi notre
« bouge et baston d^armes » ne sont autre chose que la panoplie rustique
des colons du Coz-Parc. La veiUe du mariage de la reine Anne, la
Bretagne tout entière, depuis le vicomte de Roban, jusqu'au dernier
des vilains n'était-elle pas sous les armes? Hélas ! ce n'était pas pour
longtemps que « bouge et baston » étaient suspendus aux murs enfu-
més des cabanes : la Ligue n'était pas loin.
Mais acbevens notre inventaires
Le foyer est flanqué de deux « huges dossen de chesne , 6 leurs clés
et clavuresf » deux de ces vieux bahuts, noirs comme de l'ébène, où le
capricedu patient menuisier se joue en mille arabesques dévotes ou fan-
tastiques, et qui font aujourd'hui l'envie des archéologues de bric-à-brac.
Le XVIe siècle fut le siècle des bahuts. Je pense qu'on trouverait aisé-
ment le prix que les souverains payaient les leurs aux ciseleurs floren-
tins, ou aux émailleurs de Limoges : ceux des frères Kermen étaient
estimés, chacun , 40 sous; le prix d'une vache.
Je ne vois plus rien dans la maison, qui puisse être commun aux
deux frères, si ce n'est pendus aux solives, lustre ordinaire des pla-
fonds de Basse-Bretagne, « frois cotés de lard. y> Les priseurs, non
sans un soupir de convoitise, estimèrent que les trois quartiers enfu-
més et rances valaient ensemble 40 sous.
Puis ils se reposèrent , pendant que M* Charles de la Boessière usant
de toute son arithmétique consignait les résultats suivants :
« Les queulx biens et chosses sus déclarées montent pat somme
cent onze livres ; par seigle quatre-vingt-quatre renées ; par avoine
grosse trente-neuf sommes; par forment neuf renées; par avoine
mynue trantosomes deux renées et par pilatte deux renées et demye :
apartient la moitié comme dit est aux dits myneurs et leur dite mère
qui est : par somme quarante-cinq Hvres dit sols; par seigle quarante-
quatre renées (la moitié de 84 est pourtant 42^; où est l'erreur?) par
forment quatre renées et demye; par avoine grosse, trente-neuf demy-
sommes ; par avoine mynue saize sommes deux renées (encore une
erreur l) et par pilatte une renée et quart de renée ; et sont desmourés
en la garde du dit Henry Kermen. »
(1) Voyes un excellent travail de M. Pol de Courcy daes les Mémoirei de l'a Société
mr^héotogiqu» deë Côtêi^du-Nord^ i* iy ptg. a^i-et aeqv
358 MOBILIfift
— Voyons, fit le sénéchal les « autres biens appartenant à cet
inventouer des quels Henry Kermen ne y a que voir ; ains sont aux
dits mineurs et leur mère. »
Les priseurs virent d'abord un coffre de chêne sans clavure, qui leur
parut néanmoins valoir 45 sous ; un second coffre de chêne, avec sa clef
et clavure ne fut prisé que 22 sous 6 deniers; mais un troisième coffre,
de chêne encore, muni de ses serrures, atteignit le prix de 50 sous ; un
petit coffre de fou , ne monta qu'à 3 sous 4 deniers et une vieille
huche « platte 4 ( par opposition aux huches à dossier) fut trouvée ne
valoir que 2 sous 6 deniers.
Voilà bien des réceptacles et qui peuvent contenir d'énormes richefises.
La veuve de Guillaume Kermen a-t-elle de quoi les remplir?
Elle a trois aunes et demie de drap bureau blanc, prisées 10 sous
10 deniers Taune, en somme 37 sous 10 deniers. Le drap bureau dont
saint Yves se vêtait, deux siècles plus tôt, ne coûtait que 2 soos
6 deniers Faune. Isabeau Le Guichoux , bonne ménagère, possède
encore six linceuls d'une toile, que le greffier désigne par un griffon-
nage inextricable , et que les experts prisent à 4 sous 7 deniers le
linceul , plus trois linceuls — draps de lit — de toile de chanvre valant
chacun 5 sous. Elle a même des provisions d'avenir : « quatre pois et
demi de fil de chanvre, » estimés ensemble 4 hvres S sous 6 deniers
et un pois et demi de chanvre, prisé 15 sous 10 deniers. Je ne puis
préciser la quantité exacte désignée par ce mot « pois ; 9 il appert, par
le prix, qu'elle est considérable : cent livres, je suppose. Isabeau
ramassera encore dans ses huches et ses coffres les bardes de son fèu
mari, en attendant qu'elles puissent servir à son fils Yves. Je ne trouve
dans l'inventaire que « une jacquette de drap bureau blanc pr^rée
(toute neuve, sans doute) pour homme », et estimée 16 sous
8 deniers ; « et une vieille robe de drap gris pour homme, > estimée
12 sous 6 deniers. Si la garde-robe dti défunt n'était pas riche , son lit
était meilleur que ne le sont, aujourd'hui encore ,ceux de la plupart
de nos paysans. Il avait « trois ballins, » prisés 9 sous 2 deniers ; une
couverture de drap bureau valant 10 sous et « une coette et traversier
9 de plume » valant 30 sous. Le reste ne vaut guère la peine qu'on
s'y arrête; on trouve : « une certaine cantité d'outils pour tessier, à
3 sous 4 deniers; une fourche de fer, à 2 sous 1 denier; deux haches
D'un PAYSAN BAS-BBBTOII. 359
de fer, à 3 sous 4 deniers ; un crocq à poiser (peser) à 3 sous et enfln
une piecze de bois à W deniers. »
J'allais oublier six chefs de brebis, prisés comme les brebis com-
munes aux deux frères, 3 sous 4 deniers par tête et en somme 33 sous
4 deniers.
— Est-ce tout, dit le sénéchal?
— Moi, dit Henry Kermen , j'ai vendu certaine quantité de beurre
appartenant aux mineurs et duquel la veuve a eu son tiers. Il appartint
pour ce aux mineurs , une somme de 13 sous 8 deniers.
— Ecrivez, dit le sénéchal au greffier.
— Voici, fit à son tour la veuve, « les noms des débteurs du décédé,
desquels il me fit report avant son déoeis. Et premier , Jehan Le Bon,
que voilà céans, pour V7 sous 6 deniers. »
— « C'est vray, dit Jehan Le Bon qui effectivenaent était présent, je
suis cognoissant devoir pareille somme et m'oblige les paier. »
— U est encore dû, poursuivit la veuve, «par Philippe Le Guichoux,
10 sous ; avecques Anne Kermen 25 sous; avecqués Yvon Tourquis 15
deniers ; avecques Jehan le Joliff , le vassal, 12 deniers ; à Guill. Tou-
boulic 12 deniers, et ô Morice Olivier Kerguezou 3 sou^ 8 deniers. »
— Tout étant inventorié et déclaré, il nous reste, dit le sénéchal, à
voir les lettres et contrats, s'il en est.
Henry Kermen apporta une liasse assez volumineuse de titres qui
formaient les archives de la famille. Ds ne remontaient pas très-haut
et ne contenaient que les partages et traités en vertu desquels Henry
et Guillaume Kermen avaient rempli leurs frères et sœurs de leurs
parts dans la succession des auteurs communs. Henry reconnut que
son frère Guillaume avait payé sa part des frais et mises desdits con-
trats et qu'ils lui étaient communs avec lui ; puis, il prit de nouveau
charge de toutes les valeurs appartenant à ses neveux, s'obligeant à
les conserver pour les leur rendre, et l'inventaire fut clos.
Les priseurs reçurent entre eux trois 15 sous pour deux journées,
M. le sénéchal prit 33 sous, le procureur fiscal 10 sous et le greffier
25 sous, sur lesquels, si j'avais eu voix au chapitre , j'aurais voulu
rogner cinq sous pour sa mauvaise écriture et pour l'encre détestable
dont il s'est servL
360. MOBILIER D*UII PATSAlf BAS-BRBTOll.
Que si quelqu'un était curieux de se rendre compte d^ valeurs mo-
nétaires de notre inventaire, en les comparant à notre monnaie, sans
recourir aux calculs de H. Le Ber que leur généralité rend fofcéoient
inexacts ; je crois que Ton trouverait une base eertaine, et tout natu-
rellement indiquée, puisqu'il s'agit de choses agricoles, dans ce qu'un
orateur de comice ne manquerait pas d'appeler la base même de l'agri-
culture : le fumier. Le prix de la charretée de fumier, une fois adopté
par les experts, ne varie pkis et vous le retrouvez le même dans tous
les inventaires de la même époque. Or , aujourd'hui, la charretée de
fumier, en prisage, vaut un franc cinquante centimes : les cent char-
retées « pilées », nous dirions tassées, seraient estimées cent cinquante
francs : les experts du XVI« siècle les cotaient 66 sous; donc vingt
sous ou une livre de ce temps là représenteraient à peu près cinquante
francs de notre monnaie.
A ce compte, le meilleur des chevaux aurait valu S61 fr. 50 ; la paire
de bœuf 525 fr. ; les vaches de 120 à 150 fr. ; les brebis 10 fr., tous
prix qui paraiss^t fort logiques et qui ^nt à peu près les nôtres. '
Je ne pousse pas plus loin ces rapprochements et je déclare en finis-
sant, que ce Guillaume Kermen , propriétaire de sa maison et des édi-
fices qui l'entourent, ce paysan bas-breton , qui un siècle avant que
Henri IV parlât de la poule au pot, dormait sur la plume ; qui avait
quatre chevaux ^ vmgt et quelques bètes à cornes, vingt bête» à laine,
un porc et demi pendu à ses solives ; une jacquette de bureau blanc
pour ses dimanches et une robe de drap gris, pour ses hivers; qui
trouvait moyen d'acheter les parcelles de terre à sa convenance, et
qui prêtait encore par ci par là quelques sous et quelques deniers à ses
amis, ne me donne pas une bien féroce idée de l'horrible régime féodal
sous lequel il a vécu.
S. ROPARTZ.
KOTE mu BmiLiE mm de mnm.
Tout le monde connatt les faits principam des guerres, souvent malheu-
reuses, que la France eut à soutenir sur terre et sur mer« vers le milieu
du siècle dernier. 11 n'est donc pas besoin d*en rappeler ici les exploits et
les désastres, consignés dans l'histoire du temps : il sufBt d'y renvoyer.
M. de Préminville , dans ses Anliquilés des Câies-du-Nard, à l'occasion
des faits relatifs au château du Guiido et de ses environs, raconte la descente
qu'y firent les Anglais, le II septembre 1758. L'escadre anglaise, com-
mandée par l'amiral Hewe , y débarqua un corps de 40,000 hommes, sous
les ordres du général Harlborough.
Le duc d'Aigudlon , gouverneur de Bretagne , réunit promptement une
armée, composée surtout de volontaires, et força les Anglais à se rem*
barquer.
Quoique l'histoire de notre pays paraisse se taire, par ailleurs, sur les
attaques de nos voisins contre nos côtes à la même époque , à l'exception
de la bataille navale perdue par Dupleix non loin de Brest, il y eut cepen-
dant d'autres afEsiires bien sérieuses. L'abbé Delalande, dans son Histoire
des îles d^Houal et d*Hœdic, en parle dans les termes suivants : « Pen-
dant les travaux de fortification des îles d'Houat et d'Hœdic eut lieu la hon-
teuse déroute du maréchal de Gonflans. On sait que le 20 novembre 1759,
pendant qu'à la tête des escadres réunies de Rochefort et de Lorient, il
essayait, par une fuite simulée , d'attirer l'ennemi -sur les bas- fonds, il
aperçut bientôt son arrière-garde elle-même attaquée à une lieue d'Hoedic.
La déroute devint générale , et dans la confusion avec laquelle elle se fit ,
les vaisseaux du centre vinrent se briser sur les rochers d'Hœdic et de
Houat, ou entrèrent dans la Vilaine. Le souvenir de cet événement nous
est resté sous le nom flétrissant de bataille de M. de Conflans, »
L'abbé Delalande a raison. Le souvenir de ce fait est demeuré gravé dans
la tradition de cette partie du littoral du midi de la Bretagne. Un vieux
boutet rouillé, trouvé quelque part dans les terres ou sur le rivage, est
un reste du fait susdit, — un pan de fortifications, telles qu'on peut en voir
à Feutrée de la Vilaine , est un vestige des précautions prises alors, quoi»
que peut-être renouvelées depuis.
Des noms propres de familles, étrangers au pays, donnent à entendre
362 NOTE SUR LA BATAILLE HAVALB DB GOUFLABS.
qae plusfetm militaires, dont les navires étaient détniîls. se fixèrent alors
sur les lieux, — des carcasses de gros vaisseaux enfoncées surtout dans la
petite baie de Vieille-Roche , à environ trois kilomètres de Tembouch^re
de la Vilaine, ont longtemps été l'effroi des navires marchands, qui re-
montent et descendent cette rivière, et se verraient encore, au moins
aux marées basses , remplies désormais de coquillages et de vase. — ii
n'y a encolle que quelques années , d'autre débris gisaient non loin dans
rOcéan, en lace de la rade dé PénerfT, et présentaient les mêmes dangers.
liCs vieillards du pays donnaient une commune origine à tous ces vestiges,
et leur mémoire était remplie des péripéties de la mémorable bataille.
Après les souvenirs de la tradition locale, nous pouvons donner quelque
chose de plus satisfaisant sur le combat de M. de Conflans. C'est une noie
écrite à cette /époque et conservée parmi les vieux papiers d'une église
située assez près de l'embouchure de la Vilaine. Son auteur avait pu être
témoin oculaire du combat. Nous la donnons ici dans son entier. EUe est
la cause de la présente communication.
« Le 20 novembre i759 eut lieu le combat entre la flotte française,
composée de 21 vaisseaux de ligne et 5 frégates, et la flotte anglaise,
composé de 45 vaisseaux de ligne. La première était commandée par le
maréchal de Conflans, vice-amiral de France, la seconde par l'amiral Howe.
Comme la flotte anglaise était de beaucoup supérieure en nombre et en
force à celle de France, la flotte française a été dispersée; sept de nos
- vaissseaux ont abordé à Eochefort-en-Mer, huit se sont retirés dans la Vi-
laine , ainsi que quatre frégates ; ils se sont plapés dans la petite rade de
Vieille- Rodie en Arzal. Un de nos vaisseaux, nommé le Formidahle. a
été pris par les Anglais , deux autres ont été brûlés, le Héros par les An-
glais et le SoleilrRoyal par ordre de M. de Conflans; et cela après qu'ils
ont été échoués sur les côtes du Croizic. Deux auM'es ont coulé à fond,
grâce à la quantité d'eau qui est entrée par les sabords de la batterie basse,
et desquels il ne s'est sauve personne Un antre vaisseau nommé le Juste,
est allé se perdre dans la rivière de la Loire, après avoir été criblé de
, coups de canon, et duquel il ne s'est sauvé qu'environ 150 honmies. — Les
vaisseaux qui se sont retirés dans la Vilaine, sonV li* Le Glorieux » de
74 canons; 2<' Le Mobusie, de 74 canons; 5"* Le Brillant, de 64 canons;
4*" L'Éveillé, de 64 canons; 5<' Le Sphinx, de 64 canons; 6* Le Dragon,
de 64 canons; 7* Le Bizarre, de 64 canons; 8"* U Inflexible, de 64 ca-
nons. Les frégates sont : i* La Vestale ^ de 32 canons, 2* L* Aigrette,
de 32 canons; 3* Le Calypso, de 46 canons; 4* Le Prince Noir^ de
NOTE SUR LA BATAILLE RAVALE DE COHFLAKS. 363
4 canons. — Le présent combat s'est livré im pea au delà de File du
Met. »
. Telle est la note inédite relative à la bataille de M. de Gonflans. J'ignore
si son auteur ne 'se trompe point en disant qu'une des frégates françaises
se nommait le Prince iVotr, et que H. de Gonflans était à la fois maréchal
et vice-amiral. Du reste, cela importe peu à la vérité de l'ensemble du
récit. On voit, qu*eu égard à h disproportion très-considérable des forces
respectives, on pourrait se montrer moins sévère que M. l'abbé Delalande
envers la flotte dePrance et envers son chef. Six vaisseaux de ligne et une
frégate périrent de notre côté. Nous ne voyons pas qu'elles furent les
pertes des Anglais. Quant aux navires entrés dans la Vilaine , ils devaient
eux-mêmes être bien endoribnagés, soit par suite du feu, soit par suite
du frottement sur les rochers et les bas-fonds , puisque plusieurs au moins
n'ont jamais pu être retirés et sont demeurés perdus dans cette rivière. Il
paraît que les Anglais n'opérèrent pas de descente générale sur la côte
après leur victoire. Sans doute l'amiral Howe n'avait pas perdu le sou-
venir de ce qui était arrivé l'année précédente à ses troupes de débar-
quement
L'abbé PIÉDERRIÈRE.
CHRONIQUE.
LE CONGRÈS DE QUIMPER.
Après rindulgente bienveilUnce avec laquelle les lecleurs de la ReToe
ont bien voulu accueillir par le passé mes modestes causeries , la polilesse
exigerait que je leur expliquasse la façon cavalière avec laquelte j*ai pris
la liberté de garder le silence depuis deux mois. Je pourrais leur présenter
pour excuse le délabrement de ma santé exigeant ou n'exigeant pas les
bains de mer, mes foins, mes récoltes à recueillir et toutes autres occu-
pations auxquelles le commun des mortels est soumis ; mais la vérité est
que, tout comme les hommes politiques, les savants, les magistrats etc.,
les chroniqueurs ont besoin d'aller se retremper de temps en temps dans
Fair natal. J'étais donc il y a quelques jours tranquillement assis dans mon
petit manoir bas-breton, la 'tête entre les mains , cherchant, en face de ma
corbeille entièrement vide , comment je me présenterais convenablement
devant vous , lorsque l'annonce du Congrès que l'Association Bretonne
devait ouvrir le 3 octobre à Quiipper ^t venue me tirer d'embarras. Je
n'avais pas oublié l'abondante moisson de nouvelles que j'avais faite Tannée
dernière à Redon , et cette fois le programme était plus séduisant encore.
Une députation de savants bretons du pays de Galles et l'inauguration de
la statue du roi Grallon devait donner à la fête une physionomie tout ori-
ginale. J'enfourchai donc mon bidet de Cornouaille et quelques heures
après je faisais mon entrée dans la cite de Saint-Corentin où tout avait pris
un air de fête. Sur la promenade en face de la Préfecture décorée de fais-
ceaux , étaient déjà rangés des instruments de labour de toute sorte. Grâce
à la complaisance de M. le président des Assises qui avait bien voulu
retarder de quelques jours l'ouverture de là session , M. le président du
tribunal civil avait pu , avec une courtoisie exquise , céder à l'Association
Bretonne le palais de justice, ornée par ses soins avec un entente et un
goût parfait. La grande salle tendue de soie verte, avec le modèle en plâtre
de la statue du roi Grallon élevé sur un piédestal richement décoré, placé
au f(md de l'hemycicle où devait siéger le bureau , offrait un aspect im-
posant.
Le dimandie 3 octobre, à 9 heures du matin, le bureau et les membres de
-CHBONIQtJB. 365
l'Association, conduits par M. le baron Richard, jiréfet du Finistère, par le
maire et les principales autorités, partaient en cortège de la mairie pour
aller à la cathédrale entendre une messe du Saint-Esprit que Mgr l'évéque
a voulu célébrer lui-même.
A une heure c'était la séance solennelle d'ouverture commune aux
deux classes d'AgricuHure et d'Archéologie. Le directeur-général de l'As-
sociation comte Gaflarelli en a Tait l'ouverture par un remarquable discours
"dans lequel il s'est efforcé d'étudier l'existence et l'organisation de la
société qu'il dirige avec tant de dévouement , et d'appeler l'attention de sca
confrères sur les réformes qu'il croit nécessaires d'opérer pour qu'elle puisse
se consolider et se développer. Il a rendu témoignage & la haute bienveil-
lance qu'il a trouvée près des ministres et des autorités supérieures.
M. de Pompery. chargé de suppléer le comte Louis de Kergorlay, secré-
taire-général, retenu chez lui par des devoirs de famille , a présenté, dans
une allocution d'une clarté et d'une justesse remarquable , l'exposé des
progrès faits par l'agriculture dans le Finistère depuis le dernier Congrès
^e Quimper. Il a constaté un changement radical auquel les travaux de
l'Association Bretonne ont puissamment contribué.
Mgr Tèvèque de Quimper, nommé par acclamation président d'honneur
'du Congrès , a prononcé un discours dans lequel il a félicité en termes
^chaleureux les membres de l'Association de leur dévouement à l'intérêt
public qui leur a fait quitter leurs familles et abandonner leurs affaires
pour venir étudier ensemble des questions si importantes pour la prospérité
"du pays. Il a applaudi aussi aux études de la classe d'archéologie. C'est une
haute et noble pensée, a-t-il dit, d'apprendre aux jeunes générations le
respect du passé. L'ignorance et l'oubli du passé ont eu une grande part
dans les maux et les hontes que les révolutions nous ont fait subir. Les
études archéologiques, les travaux de tant de savants personm^ges ont
rendu de grands services à l'Église ; elle leur en garde une vive reconnais-
sance; le clergé s'est toujours fait un honneur de donner son concours aux
travaux archéologiques et plusieurs de ses membres ont acqub dans cette
^ence une illustration méritée.
Le directeur de la classe d'Archéologie, M. le vicomte de la Villemarqué,
membre de l'Institut, a pris la parole à son tour pour entretenir l'assemblée,
dans ce style poétique et plein de distinction qu'on lui connait , du charme
toujours croissant qu'on éprouve à se retrouver en famille, dans les
<2oDgrès. Au surplus voici le discours lui-même :
MoiYSEiGifEUR , Messieurs,
.« Ce mois ramène chaque année , avec les fruits de l'automne, une Dite
«on moins féconde en fruits encore plus précieux. L'agriculture y expose
366 GHRomouB.
868 gerbes , la science y rouvre ses livres, les coBors y ^^porteat la joie. La
joie ! mes chers compatriotes , comment ne bnUerait-elle pas ici dans tous
les yeux et sur tous les visages? Nous sommes en fainille. C'est au foyer
paternel, je puis le dire » c'est au cœur même du pays breton que nous noua
trouvons réunis , et aux causes ordinaires qui concourent à donner du
charme à nos Congrès et à nous les faire aimer, %*ea joint une nouvelle :
Nous assisterons à une cérémonie qui couronnera des vœux que «m»
formions depuis longtemps. Mi^is , pour dianter notre réunion dans la
capitale de la Comouaille, où est le poète 4ont M. de Chateaubriand pré^
disait la mission en m'écrivant un jour : « 11 chantera ces bois de notre
» Bretagne que je n'ai fait que traverser ; >• où est celui qut joignait i une
âme si tendre un accent si mâle et si franc ? Celui qui a retrouvé , dans les
fibres mêmes de son cœur, les cordes brisées de la harpe des anciens
bardes ? Où est notre poète national ? Hélas ! nous ne le verrons plus saluer
cette ville hospitalière, nous ne Tentendrons plus lui dire :
« 0 perle de TOdet, fille du roi Gradlon,
» Qui de saint Corentin portes aussi le nom,
» Réjouis-toi , Quimper , dans tes vieilles murailles ! »
» Messieurs, n'attristons pas "cette fête par des larmes; parions de
ceux que Brizeuxa aimés, de ceux qu'il est allé rejoindre, selon ses pro-
pres expressions :
« Dans une autre Bretagne, en des mondes meilleurs ! •
» 11 y a deux mois, assis à la'pointe de CornouaiUe, j^assistais k un
grand spectacle. Une escadre entrait dans la rade de Brest, étincelante des
feux du soleil. En tête s'avançait, au bruit du canon , le vaisseau la 0re-
lagne, et de la ville comme du port, comme de tous les forts du rivage,
trente mille marins ou soldats saluaient du geste et de la voix le second
Empereur français qui ait visité l'Ârmorique.
» Quiconque eût été assis, il y a quatorze 'siècles, au bord du même
rivage , eût été témoin d'un spectacle bien différent. Par un ciel sombre
et pluvieux , une flottille arrivait de l'île des Bretons, et on entendait
monter vers le ciel , à travers les cordages , ce chant lugubre du psalmiste :
« Vous nous avez livrés , Seigneur, comme les brebis pour un festin , et
» vous nous avez dispersés parmi les nations. » Le commandant de cette
flottille s'appelait Gradlaun, nom qui , dans la langue de son clan« signi-
fiait rempli dé grâce , et il le justifiait, selon la tradition, par une beauté
incomparable. Présage heureux ! Un ange avait donné ce nom à la Vierge
inunortelle, dont le sourire sèche les larmes, et qui est, on l'a dit, « la
» divinité de l'innocence , de la faiblesse et du malheur. ••
CHROIHQUB. 36T
n Consolatear armé des faibles et des malheureoz . Gradion vint aborder
avec ses compagnons au confluent de FOdet et du Steir, il y jeta les fon-
dements de la capitale de la GomouaiUe. La religion lui prêta son appui,
comme à tous lès rois fondateurs. Dans le voisinage vivait solitairement un
"saint prêtre , parti lui-même de Tile des Bretons. Les émigrés le choisirent
pour leur chef ecclésiastique , et leur roi lui donna sa propre demeure
pour la convertir en église.
» Peu à peu les larmes de l'exil cessèrent de couler; la patrie n'était plus
perdue , elle était retrouvée. Avec la prospérité , de nouvelles villes furent
fondées , Tune au bord de TA von , qui est maintenant Cbâteaulin ; l'autre
an confluent de l'Izol et de l'Ellé. La gloire vint à son tour : des barbares
païens de race germanique , ayant à leur tête cinq de leurs fameux rùit de
mer, avaient fait une descente sur le territoire des Nantais « et menaçaient
la ville et toute TArroorique. Élu , on le croit , généralissime des Bretons et
des Armoricains-confédérés, Gradion attaqua les envahisseurs, et, parla
mort de leurs rois , la prise de leurs vaisseaux et le gain de plusieurs
batailles , il fit reculer de trois siècles les invasions' barbares. Après cette
victoire, vous le savez, le défenseur de TArmorique fut appelé Gradlonr
Meur, c'est-à-dire Gradlon-le-Grand , et les rois Mérovingiens» qui s'en-
tendaient en héroïsme, nouèrent avec lui des rapports de voisinage et
d'amitié. Depuis ee jour aussi, les nouveaux venus dei'île de Bretagne,
en apercevant nos rivages, n'entonnèrent plus le chant de la tristesse,
mais ce chant de triomphe , que nous a conservé un cartulaire gallois :
t Salut, florissante contrée. Contrée triomphante, puissante par les
» armes, victorieuse Armorique, salut!
• Nulle n'est plus célébrée que toi par ceux qui chantent les louanges des
» guerriers vaillants i
» A une mère bretonne, tu dois le jour, tu dois l'instruction à une mère
» bretonne : la victoire te suit partoqt (*) ! »
» Ces accents de reconnaissance et de joie sortaient en même temps du
cœur des bardes d'Armorique, dont Gradion était le protecteur ; ils reten-
tissaient des forêts à la mer, dans les assemblées, dans les festins, dans
les chemins, sous tous les loits, dans la cabane des pasteurs comme dans
la salle des guerriers, fatiguant les cordes sonores de la harpe nationale ;
ils se transmirent des aïeux aux enfants, sous diflérenls symboles touchants
et poétiques; ils inspirèrent la légende qui fit de Gradion le compagnon
d'immortalité d'A^rthur ; ils se traduisirent en granit pour durer à jamais
avec la race de granit ; et tandis que la piété des Bretons plaçait dans la
(1) Gambro-Brltisb Siints , p. i S9.
368 CHBOHiQtm.
cathédrale de Quimper le saint coopérateor da héros , ils aéraient à Ten*
Crée du temple, pour en garder les abords, leur grand chef de guerre cou-
ronné; ils rélevaient sur son cheval de bataille et de victoire, comme d'autres
Bretons avaient mis Arthur au fronton d'une église, comme les Françaisdu
midi avait représenté Rolland sur le portail d'une cathédrale. Au vainqueur
des hommes du nord, la reconnaissance populaire rendait les mêmes
honneurs qu'au vainqueur des Saxons et qu'au vainqueur des Sarrasins, et
c'était justice ; Gradlon représentait aussi bien qit'Arthur et que Rolland
la civilisation triomphante de la barbarie.
» Aujourd'hui, Messieurs, les sentiments généreux des pères sont encore»
grâce à Dieu , partagés par les fils.
» Le souvenir des bienfaits demeure dans le cœur des Bretons comme le
coin d*acier dans le cœur du chêne; le temps peut bien abattre le cliêne,
mais n*èn peut arracher le fer. 11 en sera ce que Dieu voudra de la noble
race qui a donné au monde et au ciel tant d'âmes hérefques , mais aussi
longtemps qu'un souffle lui restera , ce souffle sera pour les hommes qù
ont usé leur vie à la servir et à l'aimer.
» 11 l'a bien prouvé , l'évêque simplement grand qne'nous pleurons toa-
joura. Voyant inachevées, après plusieurs siècles, les tours bâties ea
l'honneur du patron delà Cornouaille, Monseigneur Graverand disait avec
tristesse , en les niontrant à son architecte qui lui parlait de réparations â
faire à la demeure épiscopale : « Mon- ami , ne me parlez pas de ma
M demeure, mais des flèches de cette église » Et l'architecte, homme de
cœur autant que de talent, entreprit ces deux tours, rivales des plus belles
de France ; ces tours que de son lit de mort notre bon prélat regardait
s'élever avec tant d'amour , et vers lesquelles maintenant , pour nous
bénir, il se penche du haut du ciel ; ces tours que le pauvre mendiant qui
a ofi'ert, pour les bâtir, son sou pieux et patriotique, peut saluer de loin
en disant avec vérité : « Et moi aussi, j'ai mis là ma petite pierre à la gloire
» de saint Gorentin ! »
• Monseigneur, en montant sur le siège des évèques de Cornouaille,
vous avez adopté des œuvres qui sont le charme des yeux et le bonheur
du cœur de vos diocésains. En devenant breton, en devenant le pasteur
d'un peuple qui donne à la France les meilleurs soldats de notre vaiUanle
armée , vous ne pouviez oublier le premier soldat du pays!
» Grâce à vous. Monseigneur, grâce au patriotisme comouaillais, grâce
au concours de M. le Préfet du Finistère et au zèle intelligent d'une com-
mission dirigée par M. le Président honoraire de l'Association bretonne, tou-
jours si dévouée ; grâce A deux artistes bretons qui ont bien voulu nous
prêter leurs savants et ingénieux ciseaux , notre vieux roi va reprendre
sur son piédestal séculaire la place qu'il a conservée dans nos coBurs.
» Que Votre Grandeur, que chacune des personnes qui l'ont si bien seeon-
GHmoiiiovB. 369
dée» daigne agréer nos remerciements! Nous ne cesserons jamais d'honorer
ceux qui faonoreni les héros de notre calle et de notre pays !
y Avant de finir , Messieurs et chers confrères , je dois répondre à une
pensée qui vous préoccupe certainement. Vous vous attendiez à trouver ici
des étrangers distingués ou, pour mieux dh*e, des compatriotes, des Bre-
tons da pays de Galles. Ils voulaient nous apporter, avec le tribut de leurs
lumières » le.gage d*une sympathie que ni le temps ni Tespace n'ont pu
refroidir. Nous nous faisions un bonheur de les voir fêter avec nous un fils
de leur terre natale , qui va de nouveau régner sur nous en ne cessant pas
d'avoir les yeux tournés , comme les nôtres , vers leurs rivages fraternels.
Une lettre écrite à M. le Directeur de F Association bretonne par le très-
révérend lord évéque gallois de Saint- Asaph, nous force de renoncer à notre
espoir. Des cireonstances fprttiites et tout é faitindépendantesdela volonté
des membres de la députation cambrienne , les empêchent d'etécuter leur
projet, pour cette année. ' '
» L'an prochain , Messîears , ces empêchements n'existeront phis et nous
pouvons espérer voir à notre Congrès , non-seulemeut les Bretons de la
Gambrie , mais encore nos frères de la Gomouatlle insulaire, et même nos
coosins d'Ecosse et d'Irlande. La réunion représentera ainsi , au lieu des
deux seules branches armoricaine et galloise de la famiHe celtique , notre
matàùû tont entière. Alors, par un phénomène vrahnent inoui dans l'histoire
des races humaines, se réalisera une prédiction audacieuse que fit, il y a
douze cents ans , un barde des peuples bretons :
» Un jonr en Armoriqne, dit-il, les Mandais et les Ecossais, les €am-
briens, les Gomouaillais et les Armoricains s'associeront par une ferme
aHiaace , sociabwit fasdetefirmo. Ge jourlà les montagnes désolées de Gambrie
tressailleroBt d'allégresse ! Les fontaiiies taries d'Armorique jailliront de
bonheor! Les chênes dépouillés de Gomonaille reverdiront de joie (*)!
MagB^que Congrès ; Messieurs , Congrès national et archéologique à la
fois! Je vous y donne rendez-vous. »
•^Après les élections, qui ont donné le résultat suivant : le baron Richard,
préfet du Finistère , président général ; MM. Le Gall , Ed. Porquier ,
Lianrd , Briot , vice- présidents — th. de Pompery , de Ghampagny ,
Ghi Rabot, de Saisy, secrétaires , et Guyot, ancien président du conseil
. général, vice-président d'honneur (•). — M. le Préfet du Finistère a reme^
dé le Congrès de la marque de confiance qu'il lui a accordée. 11 a rappelé
avec bonheur la coopération qu'il a autrefois donnée aux travaux de l'As-
(1) DlesagenvoDlferdbin.
(2) Le burean spécial de la classe d'Archéologie a été ainsi composé : — Le comte
LonlA de Carné, président; HM. Bizeut, Lallemand, Saullay deLalstre et Bigot, vice-
prMdMila; — alibé Secnec, VilNn , Le Hecle dn Poraon et Goupil, secrétaires.
Tome IV. 24
.370 CHBONIOUB.
socialion normande , travaux dont ccfux de FAssocialion bretonne Ini rap-
pellent agréablement le souvenir. Inutile de dire que tous ces discoors ont
été couverts d'applaudissements.
Ainsi s*est passée la première journée. Il resterait maintenant à intro-
duire les lecteurs de la Revue dans les salles où pendant huit jours les
agriculteurs et les archéologues ont agité les problèmes, les plus intéres-
sants , lâche bien lourdei pour un homme dont la science archéologique est
bien minime et les connaissances agricoles tout à fait nulles. A force d*étre
obligés de, savoir de tout , les chroniqueurs finissent presque toujours par
ne rien savoir. Heureusement pour nVoi et surtout pour mes lecteurs que le
comte Olivier de Sesmaisons , a eu la bonne pensée de faire, à la dernière
séance du Congrès, un charmant compte-rendu des travaux de la session,
qu'il nous a généreusement permis de reproduire. Il s*est exprimé ainsi:
« 11 parait malheureusement que le Congrès de Quimper devait finir
comme celui de Redon par un temps déplorable, par une pluie à tout
submerger : mais, si les deux Congrès se ressemblent en ce point, ils
diffèrent en beaucoup d*autres. Vous souvenez-vous , mes chers collègues,
qu'en cherchant à définir notre demiei" Congrès par son caractère saillant .
nous l'avions surnommé , avec votre assentiment, le Congrès du défriche-
ment des landes : nous pourrions appeler celui-ci le Congrès du défriche-
ment des vieilles terres. Il ressort en effet des discussions de nos collègues,
des réponses à l'enquête , d'un remarquable mémoire de M. Francis de
Eerjégu , de l'ensemble de l'exposition végétale enfin , que l'agriculture ici
s'efforce et doit s'efforcer de conquérir et de défricher pour ainsi dire le
vieux sol. Elle ne peut plus se contenter ni des prairies en mauvais état
que défigure la tourbe, sur lesquelles on voit séjourner une eau croupis-
sante , où le bétail , si léger qu'il soit , s'enfonce au plein ocBor de l'été
jusqu'au poitrail , ni de ces pâtures formées sur les champs livrés à eux-
mêmes pendant la période du repos; elle tend à drainer ces prairies, elle
tend à les niveler et à les irriguer, et nous avons vu dans le voisinage de
bien beaux travaux en ce genre; elle tend à fouiller ce sol , et par la char-
me , et par le travail souterrain du pivot de ces superbes betteraves , de
ces panais, de ces carottes, dont chacun admirait l'appétissante rotondité
ou la pointe hardie qui va solliciter les sucs perdus dans le sous-sol arable ;
elle tend enfin à substituer, jusqu'à un certain point, au veillon, les trèfles
dont nous avons pu remarquer la dernière coupe si plantureuse. N'est-œ
pas dire , Messieurs , que votre agriculture est en progrès , que vous avez
un bel élan , et que rien ne sera refusé des biens de cette terre à ceux qui
les sollicitent par un travail assidu et réfléchi. Les nouveautés mêmes ne
nous sont pas étrangères : en présence de superbes tiges de sorgho , cette
culture toute nouvelle , je dégustais le sirop , puis l'eau-de-vie^qu'en avait
extraits un chimiste habile que nous comptons parmi les phis andens
ClIROIflQCE. 371
tefianU de nos Congrès. Ailleurs, nouvelle surprise. — Goûtons aux alcools
d^un nouTeau genre ; mais prenez garde de vous égarer ; votre alTreute
grimace» Messieurs, me prouve que vous auriez dtl d'abord mettre votre
nez en exercice, pour ne pas avaler du vinaigre avec un empressement
impmdent, en croyant déguster une délicieuse eau-de-vie. Merveilles ou
empoisonnements de la chimie! s'écriera chacun suivant ses goûts ou ses
préjugés. On a dit un jour à la betterave: Deviens sucre! elle s'est faite
sucre; fais-toi vin , fais-toi eau-de-vie , la voici devenue alcool. On a dit â
-cette douce pomme de terre , dont la fécule innocente est le plus anodin de
nos mets : Toi aassi tu deviendras un produit chimique, lu seras amidon ou
deztrine ; mais non contente de te prêter sous cette forme à Tapprét ou au
soutien des membres cassés des jupons et des autres pièces de la toilette
de ces dames , tu viendras sous forme d'eau-de-vie , racler à fond les gosiers
des intrépides ivrognes ; nourriture bénigne de l'enfant, tu achèveras d'em-
poisonner le malheureux qui demande au cabaret l'oubli de ses travaux e|
de sts misères. — Un navire chargé de grains se perd sur les côtes, on en
fera au besoin de l'alcool ou du vinaigre. Mais est-ce à moi de vous raconter,
en passant , ces transformations variées dont une autre voix , une voix que
la science a prise ponr organe, aurait dû vous expliquer ici les merveilles?
Pourquoi faut-il que ragriculture-bretonne n'ait pu par un éclatant hom-
mage reconnaître les services d'un homme qui s'efforce encore chaque jour
d'appliquer la science aux opérations agricoles, et de mettre entr^ les mains
de l'agronome cette balance sensible an moyen de laquelle il cherchera à
établir l'équilibre entre la production végétale et animale ! J'ai nommé
M. Malaguti« j*ai dit nos regrets ; c'était pour vous rappeler quesi la science
nous a fait défaut, ce n'est ni la bienveillance « ni l'urbanité, m un appui
sinèère,iii une présence assidue et dévouée qui ont manqué au Congrès ,
heureux de remercier son président.
» {/exhibition d'instruments a été sans doute moins belle qu'à Redon ,
mais vous voici aussi vous, habitants du Finistère, venus aux machines à
battre; rares encore comparativement, bientôt elles inonderont le pays;
et quand la ferme aura fini son battage de bonne heure, que ne fera-t-elle
pas pour la préparation des terres, et pour les cultures dérobées de four-
rages ? Enfin , n'est-ce pas un élément de progrès qne ce manège que l'on
ne voudra pas sans doute laisser inactif toute l'année, hors le temps du
battage, et qui pourra écraser les pommes, trancher les racines, couper
la paille et broyer l'ajonc?
- » Heureusement le beau temps a favorisé nos deux concours. Ah ! que j'ai
plaint ces pauvres laboureurs transformés en perreyeurs et leurs socs en
pics à tirer des pierres. Imprudents que vous êtes , de vouloir fouiller la
terre jusqu'aux entrailles ! Elle s'est mise en défense contre vos attaques
et le soc rebondit et sa brise sur cette cuirasse de cailloux dont elle s'est
37^ GHAoniQU^.
année. C'est une leçon pour favenir : dorénavant qous sonderont le sol,
avant de partager le champ. Mais le concours des charrues à un seul con-
ducteur, mais le concours d*honneur, n'ont-ils pas été un adinirable spé-
cimen de bonté et de régulari^? A vous. M. ikmolon, l'honneur d'atoir
démontré le répiquage du col^a à la charrue ! A vogs, &eroas de Boanoén,
l'honneur d'avoir élevé un fils digne de marcher sur ks traces de son père,
et après avoir été le lauréat de tant de concours de charrues» 'à vous It
joie de voir couronner l'enfant » le jeune et vigoureux laboureur que vous
avez nourri de bonnes leçons , non moins que de bonne soupel J'aime ,
Messieurs , cette transmission de bonne tradition de génération en géné-
ration, j'aime cet orgueil bien placé, qui retient le fils aux mancherons de
la charrue qui ont honoré le père; jeune homme, gardes hien ce bon
héritage d'honneur ; ne le laisse^jamais se dissiper daips les entralnemenis à%
la jeunesse ou de l'oisiveté , et vous passerez un jour à vos enfants Thev*
reux nom qui s'attache totyqurs k une laborieuse carrière fidèlement par>
courue, et non sans profil.
» La curiosité publique ne vous a pas fait défaut , et je pourais dier
l'ardeur d'une de nos plus jolies dames que nous avons^ vue franchir, avec
une légèreté de biche et la grâce de Diane chasseresse, les plus formi*
dables fossés, pour courir encourager 4^ ses vœux el de ses yeux nos
laboureurs empêtrés.
» Je ne veux dire qu'un mot du concours des bestiaux. Appdez donc
retardataire un pays où il vous est donné de voir et des brebis sputhdows
sorties des bergeries de l'illustre Jonas Wobb, et des porcs anglais si
merveilleux par l'engraissement, et des taureaux d'Ayr^ de Durham, et une
si complète exhibition de petite race pie-noir du sud de la Bretagne. Quant
à moi, j'appelle cela un pays en progrés. 11 y sera tout à fait, quand il
aura agrandi , éclairé et aéré ses étables et ses maisons d'habitati^». Pour-
quoi n*ai-je rien à dire des chevaux ? je ne les ai pas vus. Distrait aii milieu
des manœuvres que le jury faisait faire aux bêtes à cornes, j'ai perdu l'oo-
casion de les observer : je comptais les retrouver ce matin, les voir défiler
en notre présence; que voulez^vous , j'ai compté sans mon hôte! Une antre
fois, je ne remettrai pas au lendemain.
» J'aurais encore bien des choses à raconter, ne fût-ce qu'une
excursion aux environs de Quimper, dans un lieu où le propriétaire
applique à l'agriculture les jouissances d'une élégance rurale, remarqaahle
dans la distribution des eaux , dans la construction des étables et 4ans
mille autres détails; ne fût-ce que les entretieqs de l'enquête, ne fût-ce
que les discours des groupes, sous les portç&« au sortir des séances. Que
serait-ce donc, si je me lançais dans les soirées de l'Archéologie, achevai,
en croupe derrière le roi GralLon, pour jeter aussi mon obole dans son
escarcelle. Tout le monde y a versé. Celui-ci y mot itn mém^fire , cet autre
csBonocB. 373
unebcUade, un troiaiéme uee légende r qôelqn'iui, que sa modestie nrem-
péehe de nommer, y met une confiance, une certitude de succès « tine
provoeatioo chaleureuse , un zèle publie que ^inauguration du monument
élevée ce rokt des aneteDS jours va Goorooner lout à Theure. Pour nos col-
lègues de i'Ârch^ologîe. ea Cmigrès^ sera donc celui du rdi Grallon : il en a
fût te foBtfl, et qui n'a pas empêché de parier d'autre chose, de faire
parkiitre au jour ses recherches sur les antiquités, je n*ese plus dire drui-
diques, mais gauloises» dont M. de Keranflec'h dessine les restes avec une
si scrupuleuse et si habile exactitude. Gc qui n*a pas empêché le président
du Congrès archéologique de vous t^ir sous le charme de sa parole, sur
un sujet bien plus près de nous que les anciens Gaulois et les anciens rois
de te Comoaaillf , el un professeur distingué de la faculté de Bennes de
donner, à te suite d'nn intéressant mémoire sur les origines de la rime, une
direction éclairée aux recherches philologiques à estreprenére sur te langue
brelODse.
» Un chroniqueur esiril obh'gé de tout iNre? Si j'étais ici devant la justice,
comme me le rappelle ce lieu où nous siégeons , j'entendrais cette auguste
parole : rien que -la vérité et toute la vérité. L'histoire et te chronique sont
moins austères; devant elles on ne doit dire que la vérité ; d'accord, mais
l'histoire même se refuse à dire toujours toute te vérité. Or, qu'ai-je besoin
de raconter qu'il y avait eu peut-être un moment de découragement, quand
tous tes échos apportent les plus encourageantes nouvelles , quand des
efforts généreux se font et se concertent , quand un règlement qui nous
mAquait a été délibéré et va nous mériter, nous TespéroBS, Tautorisation
déinîkive ée ce qui n'était tfae temporaire.
» Je me renferme dans l'enceÎBte du Congrès . mais de ce heu de «os
séances, oà vous veniez, Mesdames, écouter aven tant de bienveillance
les nouveautés antiques , oè vous revenez aujourd'hui écouter nos adieux,
il noos était comme impossible de ne pas vous suivre parfois dans ces
réunions animées et charmantes, où la plus aimable hospitalité nous accueil-
lait, et où BOUS retrouvions sous tes plus élégants atours , et non moins
anioiées , les jeunes dames qui couraicBl si bien au concours de charrues.
Mais ceci sort des limites, de la chronique; j'y rentre pour dire toUt sim-
plement que tout ici a été disposé avec une entente et une facilité d'action
dont nous ne saurions trop remercier tous ceux qui ont concouru à cet
ensemble fte me^ure et de dispositions, dont on connaft d'autant moins le
secret, qu'il a eu les plus heureux effets. Le discours de notre directeur
l'a dit, te procètf*verbal de la première séance l'a répété , je m'y réfère en
y i^ontaut nos actioBs de grâces^ à te musique , à la gendamterie , aux
troupes de la garnison et à toutes les personnes que nous ne connaissons
pas, mais qui» de près eo de loin , nous ottC aidés de leur bon vouloir et de
leurs boni offices, depuis l'ouverture jusqu'^ te fin du Congrès. »
374 CHmomoiTB.
Pour compléler cet excellent résumé , que les applaudissements chaleu-
reux du brilûnt auditoire devant lequel il a été lu me dispensent d'appré-
cier, M. le comle de Sesmaisons voudra bien me permettre de dire deax o«
trois mots de plusieurs communications capitales laites aux séances parti-
culières de la classe d'Archéologie » et dont la part active qu'il a prise aax
travaux de la classe d'Agriculture ne lui a pas permis d^avoir connaissance.
En première ligne nous placerons un mémoire de M. Bigot sur les do-
cliers du Finistère , dans lequel l'habile architecte des tours de Saint-Coren-
lin a fait preuve d'une hauteur de vues\ d'une justesse d'apprédatioii et
d'un profond sentiment de l'art chrétien qui ont prouvé à tons qu'il connait
aussi bien la théorie que Ta pratique de l'architecture religieuse.
Le roi Grallon n'a pas non plus été oublié, et M. Lallemand, venu avec
tout un arsenal de citations et d'arguments solides pour lui disputer la
souveraineté de toute la Bretagne , a trouvé dans M. de Blois un adversaire
bien préparé pour la défense. 11 revenait de droit au restaurateur du vieux
chef breton de défendre Timportance de son héros, et il l'a fait» aux applau-
dissements de la salle.
La question des Gonsopiti a aussi été traitée à fond par MM. Lallemand
et BizeuL
M. le docteur Halleguen a tracé les voies romaines du Finistère à l'aide
des investigations auxquelles il se livre depuis de longues années.
Enfin» M. le comte Louis de Camé a payé sa bienvenue au Congrès par
une éloquente dissertation sur le caractère des guerres civiles bretomies
du XV1« au XVIIl* siècle, dont le rang élevé qu'il occupe parmi les écri-
vains français nous dispense de faire l'éloge. Nous dirons seulement "qn'il a
démontré qu'à aucune de ces époques nos ancêtres n'ont eu l'idée de se
séparer de la France ; conclusion conforme à celles émises dans la Bevne
par M. de Kerdrel, que le Congrès a eu d'ailleurs la bonne fortune d'en-
tendre le lendemain, sur la Fronde et ses rapports avec les troubles de
Bretagne.
Si je voulais entrer dans le détail de toutes les communications faites au
Congrès, inscriptions romaines, bretonnes, françaises, etc., je n'en finirais
pas. Il y aurait toutefois ingratitude à oublier la délicieuse excursion faite
par le Congrès à Bouarnenez, et son consciencieux et élégant narrateur,
M. Vincent de Kerdrel.
Mais il est temps de parler du bouquet de la fête, de l'inauguration de
la statue du roi Grallon sur la plate- forme qui couronne la façade de la
cathédrale, entre les deux bijoux de granit que M<' Graverand a légués en
mourant à son diocèse, et que son digne successeur a pris à tâche de com-
pléter. Le dimanche, 10 octobre, à quatre heures du soir, une foule im-
mense couvrait la place S*-Corentin, les yeux fixés sur la statue qu'un voile
dérobait aux regards. Au moment où elle a été découverte , les cloches ont
CHBoniouB. 37^
sonné à toute volée pour saluer le vieux souverain, et, comme si les éléments
eux-mêmes eussent voulu prendre part à la joie publique, le ciel s'est tout
à coup tapissé d'un nuage bleuâtre pour former un fond aux fantastiques
découpures de la vieille basilique; puis, comme par enchantement, un
magnifique arc-ennsiel a couronné de son auréole la ville et la statue du
roi. C'est en présence de cet imposant spectacle que M<' Sergent est monté
sur la plate'forme, entouré de son clergé, du préfet, du bureau et des
membres du Congrès. S. G. a prononcé im discours dont nous regrettons
de ne pas avoir le texte, auquel M. Aymar de Blois, le promoteur et on
peut dire le réalisateur de la no^le pensée de rétablir la statue du fondateur
de la ville et du diocèse , a répondu en quelques mots. Pendant que la céré-
monie de la bénédiction s'accomplissait entre ciel et terre, un excellent
orchestre d'amateurs, placé au pied des tours, exécutait une cantate com-
posée avec talent pour la circonstance par M. Alphonse Darnault. C'était
un spectacle des plus saisissants.
La fête s'est terminée par l'antique cérémonie de la coupe du roi Gral-
lon. Un page richement vêtu est monté sur la croupe de son cheval , lui a
servi à boire dans un hanap d'argent, après lui avoir passé une serviette
au cou , a bu lui-même une rasade à sa santé, puis a lancé le vase dans
l'espace. La manière dont la foule a accueilli cette plaisanterie rappebit
cette vieille et franche gaieté du vieux peuple français, devenue presque
inconnue de nos jours.
Pour terminer ce qui concerne les honneurs rendus au royal ami de
Saint-Corentin, je dirai qu'il a été chanté sur tous les tons, en breton et en
françab. Les membres du Congrès conserveront le souvenir de la traduction
du chant du Barzàz-Breiz, intitulé Submersion de la ville d*!s, si bien
lu par M. le V** Jules de Francheville, ainsi que des beaux vers de M. La-
fage. Je citerai encore les noms de MM. Duseigneur, Duval. etc., qui ont
fait des vers pour la circonstance (').
Bref, malgré l'absence des Gallois, expliquée par une lettre du lord
évêque de S*-Asaph, dont il a été donné lecture à l'assemblée, malgré les
vides sensibles que difiérentes circonstances avaient faits dans le personnel
(I) La statue de Granon est en granit breton. Le roi, le cercle royal en tête, le sceptre
royal & la main et le cou orné dn collier d'or des vienx souverains bretons, est inonté sur
nn cheTal dont les formes laissent reconnaître la race brelonoe. Afin d'éviter l'Inconvénient
de voir d'en-bas la tête du cheval masquer le personnage lui-même » l'arUste a en l'in-
génieuse idée de l'abaisser vers le pourâil} comme si son cavalier serrait les rênes pour
rempêcber de s'élancer dans l'espace. M. Amédée Méoard, devantes, aidé de l'habile ciseau
de M. Lebrun, de Lorient , a parbitement répondu en cette circonstance & ce qu'on atten -
dait de son beau talent. Il a surtout admirablement eiprimé, dans les traits du visage et dans
la pose , ce repos cahtfe et ma)estneus que les taillenra d'imaisea du moyen-âge a'efitesdaient
si bien à rendre.
376
€BROinOU£.
de la clisse d'Archéologie-, le Congrès de Quimper, soutenu pur les eacou-
ràgemeots des aulorités ecclésiastiques «t civiles et des habitants, a été
digne de ses devanciers, et tous l'ont quiaé emportant la ferme espérance
que Tannée prochaine verra l'Association bretonne prendre une nouvelle
extension.
Nous apprenons que Madame de Ghanlreau, née Poictevin de la RocheUe,
vient de mourir à Luçon. Nous dirons , le mois prochain , la part que prit
Madame de Ghanlreau au grand drame de la Vendée et les vertus qui ont
rempli cette longue et pieuse extstenee.
Lotis DE RBIUBâN.
CHRONIIHIKS ET HCBNDES DB LA VBNDÉB IILITAI«E.
LES ATENTVRES
DU BONHOMME QUATORZE .
VL
Ce n'était pas la première fois que l'illustre Gusty avait apporté des
nouvelles au château ; mais il se contentait ordinairement de les
raconter à la cuisine d'où elles ne tardaient pas à arriver au salon ,
tandis que, cette fois, il avait voulu parler à Madame elle-même; et
cette circonstance avait assez frappé la compagnie qui s'y trouvait ,
pour qu'elle attendit avec une certaine impatience rentrée du courrier
mal peigné qui demandait audience. L'attente ne fut pas longue : on
entendit d'abord une espèce de contestation entre le valet, qui tenait à
exécuter sa consigne, et l'honnête Gusty qui, par un sentiment de
honte instinctive , se débattait contre la nécessité d'entrer dans le
salon; puis, la porte s'étant ouverte brusquement, celui-ci tomba
plutôt qu'il n'entra dans l'appartement, poussé par la main vigoureuse
du domestique qui referma la porte sur lui.
Le pauvre gas, abasourdi et tout ébloui des splendeurs , pourtant
fort ordinaires, qu'il n'avait jamais aperçues qu'à la ijérobée, regardait
autour de lui sans rien voir, ne sachant que îdÀre de ses longs bras et
de ses pieds nus ; tandis que M"e la Roselière , à-demi suffoquée par
celte apparition hétéroclite, sentait avec affectation un flacon d'odeurs
pénétrantes qu'elle avait tiré des mystérieuses profondeurs de son
maigre corset.
(I) Voir le lome IV de la Bévue, p 289-322.
Tome IV. 25
378 LES AVENTURES
Mme de Montbrîant, voyant rembarras du jetind garçon, lui dit avec
bonté :
— Eh bien ! mon enfant, il parait que tu as quelque chose à me
communiquer? parle librement ; voyons! qu'as-tu à me dire?
— Madame.... c'est que voyez-vous !^. çà chôme ('), Madame!...
ils seront ici avant la fin de la resciée (').
— Qui ça ? de qui parles- tu ? qu'est-ce qui sera ici de resciée ?
— Les patauds , Madame, sauf votre respect !
— Comment, les patauds! et d'où viennent-ils? Que viennent-ils
faire ici?
— Dame! — répondit Gusty qui commençait à s'acclimater — il
est arrivé ce matin à la ville une manière de général qui a rassemblé
îretotis les citoyens du club — comme ils l'appellent — et puis ils ont
ro/Qé plus de deux heures durant dans la chambre de la Crùkxhd'Or;
et puis voilà que moi j'étais dans la grange à côté à faire la mariennée (*),
de sorte que je les ai entendus qui ont dit comme çà qu'il fallait réso-
lument aller au château de Montbriant faire une visite.... une visite....
Comment donc qu'ils ont appelé çà?...
— Une visite domiciliaire ? dit M™e de Montbriant !
— Oui, oui. Madame! c'est comme çà qu'ils ont dit; oui, c'est
bien çà! une visite domiciliaire!... de façon que je suis venu vite au
galop pour vous en avertir.
— C'est bien , mon garçon ! je me souviendrai de ton dévouement ;
en attendant rends-toi à la cuisine et va faire un bon diner.
— Oh! que nenni. Madame ! bien honnête ! — répondit Gusty d'un
air de regret — je n'ai pas encore fini de galoper ; il faut à cette heure
que j'aille avertir le monde des métairies.
— Avertir le monde! et pourquoi? nous n'avons aucune envie de
résister, je t'assure.
— Oh ! c'est égal , Madame ! je ne voudrais pas pour vingt repas de
noces leur manquer de parole! à cause que ce serait vilain à moi
d'abord, et puis ils me tueraient, voyez-vous, s'ils savaient que les
patauds sont venus au château sans que je les aie avertis! Oh! non,
(1) Çk presse^
(a) Soirée.
(3^ A dormir.
DU BONHOHVB OUATOBZE. 379
non ! je suis bien pauvre d*argent , mais je ne suis pas un pataud ,
allez!
Et en disant ces mots, mons Gusty tira la jambe en arrière comme
il avait coutume de faire à Téglise devant le Saint-Sacrement, et
disparut lestement du côté de la cuisine.
En ce moment, la cuisinière était occupée à tirer de la marmite un
morceau de lard aux choux tellement appétissant que le pauvre Gusty
ne put résister à Toffre séduisante qu'elle lui en fit. Il s'arrêta une
minute, mais une minute seulement, pour en accepter un morceau —
histoire de ne pas faire affront à rhospitalilé du logis — puis, avisant
sur le cofn de la table un pain de six livres tout entier, il y fit une
croix avec son couteau avant de Tentamer, en coupa près de la moitié
et se mit à le manger en marchant, sans sMnquiéler si cet exercice un
peu forcée ne nuirait pas à sa digestion.
En passant près des servitudes du château , il dit quelques mots au
vieux piqueur, au cocher et à quelques autres qui se dispersèrent aussi-
tôt chacun de son côté vers les métairies environnantes. Pour lui , il
gagna un grand village dont les toits rouges apparaissaient au loin à
travers la feuillée, abordant en chemin tous les métayers qu'il apercevait
aux champs. A peine leur avait-il dit un mot que ceux-ci se hâtaient de
dételer leurs bœufs et de rentrer chez eux, abandonnant le sillon com-
mencé sans commentaires et sans la moindre hésitation.
Nous le laisserons continuer sa campagne mystérieuse, et nous
reviendrons au château où tout était en rumeur depuis qu'on y avait
appris une nouvelle si alarmante.
MUe la Rodelière, incapable de donner aucun conseil en pareille con-
joncture, aspirait plus fortement que jamais les senteurs de son vinaigre
parfumé, se perdait dans les points d'exclamation et menaçait à tout
moment de se trouver mal. Le candide sénéchal, qui ne se doutait pas
des allures violentes de la Révolution , parlait de procès- verbal, d'assi-
gnation, de prise de corps, et faisait appel à tout l'arsenal des lois
portées contre les violateurs du domicile, en sorte que tout le poids
d'une décision à prendre reposait uniquement sur M™® de Montbriant
et sa fille, qui heureusement n'avait pas perdu la tête.
— Allons , mes amis , du courage ! dit tout à coup la châtelaine , je
380 LES AVENTURES
ne sais vraiment pas moi-même comment cette nouvelle a pu me sur-
prendre ; car je m'y attendais depuis longtemps. Ma fille, ajouta-t-elle,
allez dans ma chambre et apportez-moi la petite cassette où j'ai serré
les lettres de votre père, vous savez bien?... Ah!... un instant! prenez
aussi te reliquaire de mon oratoire et le vôtre ; nous les porterons sur
nous : c'est le seul moyen de les soustraire aux profanations de ces
impies. Allez vite , mon enfant !
— Ah! mon Dieu! s'écria la gouvernante, et moi qui n'ai pas mon
alliance ! je cours la chercher, car ils me prendraient bien pour.... —
elle n'osa pas dire une jeune fille. — Ces gens-là respectent si peu le
beau sexe!
Cette réflexion si comique dans la bouche de la vieille demoiselle,
qui n'avait, à coup sûr, besoin d'aucun porte-respect, fit pourtant naître
une pensée subite dans l'esprit de ti^^ de Montbriantqui, s'adressant à
sa fille, lui dit :
— Marguerite! écoute, mon enfant! tu vas partir à l'instant, mais
à l'instant même, avec Mtie la Roselière pour la maison de ta nourrice,
et tu y resteras jusqu'à ce que je l'envoie chercher.
— Oh 1 non, non , ma mère ! ma chère mère! ne me renvoyez pas !
je ne veux pas vous laisser seule au milieu de tous ces bandits.
— Je le veux , ma fille I
La pauvre, enfant, le cœur brisé, se jeta en sanglotant dans les bras
de sa mère et la tint longtemps embrassée ; mais elle n'insista plus,
tant l'habitude de l'obéissance était grande et paraissait naturelle en
ce temps-là.
— Eh i)ieu ! je pars — dit-elle enfin au milieu de ses larmes ; mais
je me tiendrai à la petite fenêtre du grenier d'où l'on voit parfaitement
le château, et promettez-moi, bonne mère, oh! oui, promettez-moi,
si vous êtes en danger, de suspendre à la grande tour un mouchoir
blanc pour que je puisse venir mourir avec vous ! N'est-ce pas, chère
petite mère! que vous me le promettez? dites !
— Oui, oui, mon amour, je te le promets! dit la pauvre mère à
bout de forces et se sentant près de défaillir, — mais va vite, et que le
bon Dieu te protège !... Où est ta gouvernante?
La triste Marguerite fit quelques pas pour sortir, revint embrasser
DU BOUHOBIMK QUATORZE. 381
sa mère encore une fois , et partit enfin pour aller trouver sa vieille
gouvernante et lui faire part des ordres qu'elle avait reçus.
Nous devons dire à la louange de MUe La Roselière que, malgré les
dangers qu'elle prévoyait pour sa vertu dans son contact avec les gens
grossiers et mal élevés qui allaient arriver au château , elle fît tout son^
possible pour partager la fortune de Mme (je Montbriant, à laquelle elle
était profondément attachée ; mais celle-ci lui fit comprendre d'un mot
la nécessité d'éloigner Marguerite en un pareil moment, et toutes deux
partirent pour la maisonnette habitée par la nourrice.
En chemin , elles rencontrèrent Labranche qui les salua et dit rapi-
dement à Marguerite :
— Je sais tout, Mademoiselle, mais n'ayez pas peur! je me rendsi
au château, et... n'ayez pas peur! — et il s'éloigna sans ^'expliquer
davantage.
Arrivée chez sa nourrice, Marguerite monta au grenier ^l se portant
en face de la bouèïe ou petite fenêtre qui donnait sur le château , elle
attendit, en disant le chapelet avec Mariannette, la fille aînée delà
maison, ce qu'il plairait à Dieu d'ordonner.
Cependant les hommes étaient tous absents du logis sans que sa
nourrice pût lui dire exactement ce qu'ils étaient devenus. Elle voyait
au loin des paysans affairés passer et repasser dans les clairières sans
pouvoir se rendre compte de oe mouvement inaccoutumé , et son esprit
flottait au milieu de toutes sortes d'inquiétudes et de noirs pressen-
timents.
' On n'était pas plus tranquille au château où Mme de Montbriant
persistait pourtant à rester, dans l'espoir que sa présence pourrait peut-
être le sauver du pillage et de la dévastation.
Mais il est temps que nous retournions à la ville pour apprendre à
nos lecteurs ce qui s'était passé à la suite de la séance orageuse que
nous avons rapportée plus haut.
vn.
Deux raisons principales concouraient à relarder le départ de la
garde nationale de M***, commandée pour l'expédition, La première,
382 JLBS ATBRTURBS
c'est qu'une garde civique ne se met pas en marche aussi facileBienI
qu'une troupe régulière ; la seconde, c'est que, n'étant plus soutenue
par la présence du boute-feu qui l'avait si fort exaltée, l'ardeur com-
mençait à se calmer devant la réflexion et les représentations des
femmes. Un grand nombre, songeant malgré eux aux mauvais bruits
"qui couraient sur le Bocage et aux révélations faites par le citoyen
Bonneau , regardaient le soleil d'un air d'inquiétude et le trouvaient
déjà bien bas. Quelques-uns môme, ne pouvant bannir de leur cœur le
souvenir des bienfaits qu'ils avaient reçus des habitants du château ,
commençaient à sentir quelque Qhose comme un remords , et ne pou-
vaient se dissimuler qu'ils feraient une sotte figure dans cette malen-
contreuse expédition. Hais — comme dit le proverbe — le vin étaU
tiré, U faUaU bien le boire; et c'est avec cette maxime triviale que
s'étourdissent ou se consolent tous les gens engagés dans les engre-
nages de la machine révolutionnaire, quand ils s'aperçoivent trop tard
qu'il leur faudra nécessairement y passer tout entiers. Le re^)ect
humain d'ailleurs , ce tyran des âmes vulgaires, ne leur permettait plus
d'écouter la voix de leur conscience , et les plus timorés se contentaient
de composer avec elle, en se promettant bien tout bas de rester au
second plan dans la scène odieuse qui allait se passer.
Cependant on finit par se rassembler, et ce ne fut pas sans un mé-
diocre étonnement que Ton aperçut le docteur Bpnneau rendu l'un des
premiers avec armes et bagages , — le docteur Bonneau dont l'oppo^
sition aux mesures de rigueur avait été tout à Tbeure si éclatante. Les
patriotes avancés, qui le respectaient au fond et qui étaient bien fàdiés
de ne pas l'avoir pour eux , le félicitèrent hautement sur son zèle ;
mais lui recevait leurs éloges d'un air froid et presque méprisant,
comme un homme qui aurait eu honte de les avoir mérités et qui n'en-
viait nullement leur approbation.
Nous avons dit que le médecia Bonneau était du nombre de ces
politiques obstinés.qui, loin de chercher à s'effacer dans les troubles
civils , de laisser passer la tempête ou de lui résister carrément , s'y
jettent, au contraire, à corps-perdu pour tâcher d'en extraii:^ la mince
parcelle de grandeur ou de bon sens qui peut s'y trouver : sorte d'al-
chimistes candides qui s'imaginent faire de l'or avec de la boue et qui
DC BOHIOVMS QUATORZE. 383
pi^réest leur temps et parfois leur considéralîoo à ces rudes et iDgratff
labeurs. C'était chez lui une idée fixe, née sans doute de la pratique
conscieiicieuse de son art et de Thabitude de lutter sans cesse contre le
mal physique-et les cruels envahissements de la mort. Elle eut certai-
nement suffi pour le décider à prendre part è une expédition qui devait
pourtant, selon toute apparence, dégénérer en saturnaie; mais le
docteur avait encore une autre raison, et, cette fois^du moins, il obéis-
sait à une pensée pluls pratique et à un sentiment plus naturel.
Quoique profondément imbu des idées philosophiques et révolu-
tionnaires de répoque dont 11 repoussait seulement les sanglantes
applications, le docteur Bonneau avait conservé pour les dames de
Ifontbriant un^ attachement quMl ne cherchait nullement à vaincre ou
à se dissimuler. Médecin de la maison depuis longues années déjà , il
avait vu naître Marguerite , et avait , pour ainsi dire , assisté aux déve-
loppements de cette âme si noble et si pure. En des temps plus heu-
reux, quand il était encore pour elle « le cher docteur, » il Tavait cent
fois rencontrée au chevet de ses malades ; et bien que le philosophe
incroyant, qui avait pénétré sans fruit pour lui-même dans le sanctuaire
de la famille chrétienne, ne vit dans cette charité de Marguerite que
le triomphe de la philanthropie, il n'avait pu s'empêcher d'éprouver
pour cette aimable enfant un sentiment d'admiration et de tendresse
véritablement paternelle.
C'était donc par une sorte d'instinct du cœur, et sans trop savoir
comment il s'y prendrait pour la protéger, qu'il avait résolu de jouer
un rôle dans cette odieuse agression contre les habitantes du chftteau.
La garde nationale se rassembla enfin , et après une patriotique et
chaude allocution du délégué de Nantes, qui avait pris le commande-
ment, on se mit en route avec assez de résolution.
Les soldats citoyens, gênés dans leurs mouvements par la difficulté
descheBiins, obligés de marcher à la file dans les petits sentiers des
champs, embarrassés de leurs fusils et de leurs sabres qui s'accro-
chaient à tous les échaliers, auraient offert une proie bien facile aux
gens mal intentionnés du pays , s'il fût entré dans leurs projets de se
débarrasser à bon marché de leurs ennemis ; mais rien n'annonçait
qu'ils eussent cette pensée. Quelques-^uns des plus familiers avec les
384 LBS AVENTURES
habitudes des paysans remarquaient bien çà et lu des charrues encore
enfoncées en terre et demeurées au milieu du sillon, comme on en voit
le samedi soir et les jours de fête ; mais cette circonstance, quoique
dirHcile à expliquer, n'était pas absolument des plus alarmantes. En
traversant les taillis qui entouraient le château , plusieurs crurent aper-
cevoir des yeux étincelants qui les suivaient à travers le feuillage , et
eurent un moment froid au cœur; mais en voyant Tappareil militaire
qui les entourait, le grand panache du délégué de Nantes et son air
décidé, ils reprirent courage et arrivèrent sur Tesplanade du château
avec une contenance comparativement assez martiale.
A leur entrée dans la cour , dont la porte était ouverte à deux bat-
tants, les chiens de chasse que Ton avait fait sortir pour prendre Tair'
et qui depuis plus d'un quart d'heure annonçaient en hurlant d'une
façon lamentable l'approche de cette foule d'étrangers , les chiens se
levèr'ent d'un bond et se précipitèrent en avant en aboyant avec fureur^;
les pigeons effrayés prirent bruyamment leur volée vers les grands
bois; une ou deux figures effarées se montrèrent nn instant aux
fenêtres; mais ce fut tout. Personne ne parut pour s'opposer à leur
entrée ou pour les recevoir.
En voyant cette paix profonde et ce calme rassurant, le délégué
jeta sur le docteur un regard de triomphe, comme pour lui dire : < Tu
le vois , tes appréhensions n'avaient pas le sens commun ? » Puis, en
liomme expérimenté, il plaça des factionnaires tout autour du château,
et ayant envoyé des sentinelles perduçs du côté des taillis, il entra
bravement dans le vestibule, çuivi du docteur Bonneau et des autres
notabilités de la ville.
Ce dernier, qui connaissait les êtres du logis et qui possédait ce
savoir-vivre qui nait d'un sentiment naturel des convenances, se diri-
geait déjà vers la cuisine pour prier quelqu'un de les annoncer, lorsque
le délégué, ayant aperçu une porte à sa droite , en leva brusquement le
loquet, et se trouva en face de la maîtresse de la maison.
A sa vue , elle se leva de son fauteuil avec un si grand air, que le
révolutionnaire ne put s'empêcher de porter légèrement la main à son
chapeau, en lui disant :
— Salut, citoyenne! nous te rencontrons fort à propos; car nous
DU BONHOMME QUATORZE. 385
veDODS ici pour faire une visite domiciliaire dans les bâtiments de ta
maison.
Domptant Témotion qu'elle éprouvait à la vue de cet liomme tout
chamarré des couleurs de la Révolution, et pariant ce langage grossier
qu'elle entendait alors pour la première fois, Mme de Montbriant lui
répondit :
— C'est bien, messieurs!... Vous avez sans doute des ordres supé-
rieurs pour cela 7
. — Des ordres supérieurs! répliqua le démocrate d'un ton insolent.
Apprends, citoyenne, que lé peuple n'a plus de supérieurs, et qu'il se
fait justice lui-même.
— C'est plus commode i dit la châtelaine d'un ton de tranquille
ironie qui échappa complètement à l'honorable inquisiteur.
— Ah ! çà, continua ce dernier, tu vas nous livrer toutes tes clefs et
nous conduire par toute la maison, afin que nous puissions procéder
avec fruit et saisir les pièces de la conspiration....
— Mais au moins, interrompit Mm« de Montbriant, me ferez-vous
la grâce de m'apprendre de quoi je suis accusée 7
— Tues accusée, citoyenne, de cacher chez toi des prêtres réfrac-
taires, d'entretenir une correspondance clandestine avec les émigrés,
et de conspirer contre la Nation.
Mme de Montbriant fit un mouvefment d'épaules presque imper-
ceptible, et s'approchant de la cheminée, elle tira la sonnette avec force.
^— Eh bien! eh bien! que fais-tu dlonc, citoyenne 7 — s'écria le
brave patriote un peu alarmé.
— Ne m'avez-vous pas demandé à être conduit dans le château 7
dit la châtelaine, en laissant tomber sur le personnage un regard plein
d'une dignité glaciale.
— Il me semble, répliqua celui-ci d'un ton hargneux, que tu aurais
bien pu nous accompagner toi-même 7
— Monsieur! reprit M^e de Montbriand avec fermeté, vous venez
ici envahir ma maison, au nom de je ne sais quelle autorité, sous pré-
texte de je ne sais quels complots ; je n'ai ni le pouvoir ni la volonté de
m'y opposer, mais, du moins, je ne participerai en rien à. cet acte
inqualifiable; j'y suis très-décidée, monsieur!
386 LBS AVBVTUEBS
— ]$t c'est avec raisoo ! dit le docteur Bonneau qui était entré dis-
crètement pendant ce dialogue. Une maîtresse de maison peut avoir
des devoirs à remplir, et d'ailleurs la loi n'oblige pas le patienta aider
l'exécuteur. Tu dois savoir cela, toi, citoyen !
Le citoyen, un peu désappointé, tourna brusquement les talons et,
faisant un signe impérieux au domestique , il sortit du salon avec ses
dignes acolytes.
Le docteur Bonneau s'approcha alors de H^ne de Hontbriantetia
salua profondément
^ — Ah ! monsieur ! lui dit^lle eh s'inclinant , je ne m'attendais pas
à vous voir aujourd'hui et... pourquoi ne le dirais^je pas? à vous voir
en pareille compagnie !
— Ni moi non plus , madame, je vous assure I
— Je croyais, ajouta-lr^lle sans faire attention à la réponse assez
singulière de son interlocuteur, je croyais que le docteur Bonneau,
quoiqu'il fût malheureusement entaché des idées du jour, avait trop de
dignité dans le caractère, je croyais qu'il avait trop bien la mémoire
du cœur , — s'il m'est permis de parler ainsi — pour s'associer à un
ac(e de violence, et contre ma maison encore! je pensais....
-^ Et vous m'aviez bien jugé, madame! dit le docteur visiblement
ému, et se hâtant dMnterrompre la phrase commencée. Oui, vous
m'aviez bien jugé ! car je suis toujours digne de votre bienveillante
estime , soyez-en bien persuadée !
-— C'est possible ! mais vous avouerez, monsieur, que votre pré-
sence ici, dans un pareil moment, peut faire naître au moins quelques
doutes sur la sincérité de vos protestations.
— J'en conviens , madame ! je conviens que les apparences sont
«contre moi ; mais si vous saviez..*, si vous connaissiez les exigences,...
ies embarras de ma position ! Si vous pouviez vous faire une idée du
rôle difficile-que je me suis tracé au milieu de ces terribles expéfimen^
étions de la philosophie nouvelle !... Ah ! vous auriez pitié de moi, et
vous n'auriez jamais le courage de me condamner!
— Mon Dieu! monsieur, fit Hne ()e Montbriant d'un ton de légère
impatience , je ne doute pas de vos bonnes intentions ; mais vous me
parlez en termes si obscurs, et mon esprit a toujours été si r^lle è
BU BOHHOMHE QUATORZE. 387
comprendre le langage et les idées de la Révolution , que je crains de
ne pouvoir apprécier convenablement toutes les explications que vous
voudriez bien me donner. Ainsi donc ^ monsieur , bri8ons-là,8i vousle
voulez bien.
— Ob ! non , non , madame 1 dit le pauvre docteur aux abois — je
ne voudrais pas pour tout au monde vous laisser sous Timpression d*un
sentiment si défavorable pour moi! Et puisqu'il ne m'est pas permis
d'entrer dans le développement de mes pensées et de mes projets,
qu'il me suffise de vous dire que, si je me suis décidé à accompagner
chez vous la force armée , c'était uniquement parce que je craignais
que la violence de ces hommes.... leur indiscipline....
— Ainsi donc, c'était pour nous protéger que vous avez pris la
peine de venir 7 — dit la châtelaine avec un peu de hauteur.
— Mon Dieu! madame, je serais désolé que vous pussiez trouver
dans mes paroles une intention que je n'ai pas , que je n'aurai jamais;
mais vous devez comprendre que ces hommes grossiers et un peu
fanatisés, j'en conviens , auraient pu vous manquer, et se porter peut-
être à quelque extrémité que mon influence aurait pu conjurer ; j'en
avais du moins l'espérance,
•^ Mais ces hommes, qui les a égarés ? qui les a fanatisés, comme
vous le dites si bien vous même, monsieur? .Qui? si ce n'est vous, ou
du moins les principes que vous professez et que vous proclamez à
tous les vents du ciel! Qui les a perdus? sinon les prêcheurs de cette
liberté que vous aimez tant! Qui donc a déchaîné les passions hideuses
et réveillé les instincts sanguinaires de la populace qui feront bientèl
de notre belle France un pays de fous et de coupe-jarrets ? Dites ! ne le
savez-vous pas, monsieur?... Tenez, mon pauvre docteur, ajouta-t-elle
en prenant un ton plus doux, je ne vous remercie pas moins de vos
bonnes intentions ; mais vous avez raisson, vous me faites pitié! Vous
étescomsie un homme — pardon de la comparaison — qui, grâce à une
certaine communauté dUdées, s'est associé à une troupe de brigands;
vous voulez bien les suivre jusqu'à un point déterminé d'avance dans
votre e^rit ; mais vous voulez vous arrêter là ; vous espérez même, à
l'aide de je ne sais quels arguments philosophiques, les arrêter eux-
mêmes sur la pente rapide du crime ; eAi bien ! vous mourrez à la peine.
388 LBS AVBMTURES
mon cher docteur ! vous êtes trop honnête pour aller jusqu'au bout, je
le sais, et alors ils vous tueront ! £t qui sait? vous serez peut-être
traîné avant nous sur les marches de la guillotine?
— Que voulez-vous, madame? j'aurai fait mon devoir.
— Votre devoir, docteur!... Mais à quoi bon prolonger wn pareil
entretien ? ce n'est pas d'aujourd'hui que nous ne pouvons nous en-
tendre, et j'avoue que je l'ai regretté bien des fois.
La conversation prit alors un ton plus amical; le docteur demanda
des nouvelles de Marguerite, et témoigna plusieurs fois à W^^ de
Montbriant son étonnementde ce qu'elle n'eût pas cherché, elle aussi,à
se soustraire à ces pénibles scènes.
— Mais, docteur, lui dit-elle, je pourrais répondre comme vous tout
à l'heure : je fais mon devoir! J'ai cherché, par ma présence ici, à
conserver à M. de Montbriant et à ma fille la petite portion de nos
biens que la Nation voudra bien nous laisser, et j'avoue qu'ayant vécu
jusqu'ici avec assez de sécurité, je me figurais que la Révolution m'a-
vait oubliée; mais, hélas! je vois bien le contraire aujourd'hui!
• — Ah ! madame, répondit le docteur, ce n'est pas ma faute, croyez-
le bien, si une pareille mesure a été prise contre vous!... Mais, au
moins, vous n'avez rien qui puisse vous compromettre, n'est-ce pas?
— ajouta-t-il avec un air d'inquiétude et de véritable intérêt.
— Non, docteur.... j'étais avertie,
-^ Bien, bien, madame ! je ne demande pas, je ne veux pas de con-
fidences , je me réjouis seulement de ce que les inquisiteurs en seront
pour leurs frais.
vm.
Pendant qu'ils causaient ainsi dans le salon, les patriotes de M***
bouleversaient le château d'un bouta l'autre, et rien n'échappait à
leurs brutales investigations. Les recoins les plus obscurs, la chambre
à coucher des dames et leur secret oratoire , tout était violé, sali,
fouillé de fond en comble, au milieu des propos les plus atroces et les
plus dégoûtants, tandis que le délégué de Nantes , altéré de sang et le
sabre à la main , sondait les murailles avec l'ardeur d'une hyène
affamée qui gratte la terre en flairant un cadavre.
DU bouhommb qdatobze. 389
Ils allaient ainsi de chambre en chambre, laissant partout des traces
de leur passage. Les armoires béantes, les tiroirs arrachés de leurs
coulisses, pêle-mêle avec le linge damassé, traîné sur le parquet et
portant encore Tempreinte dés gros souliers des citoyens, des chaises
renversées, les portraits de famille horriblement lacérés, des fragments
de papier, soulevés par Pair passant des fenêtres ouvertes et volti-
geant au-dessus de tous ces débris : tel ëtait le spectacle offert p^r
cette espèce d'orgie, qui ressemblait , à s'y méprendre, à une invasion
de voleurs surpris par la maréchaussée.
Mais pourquoi s'appesantir sur ces détails odieux? Qu'il nous
suffise de dire que la rage des inquisiteurs allait toujours en augmen-
tant , à mesure que l'inutilité de leurs perquisitions devenait plus
évidente* Où donc étaient ces prêtres cachés ? Où donc ces correspon-
dances avec les émigrés? ils n'avaient pas aperçu même l'ombre d'un
proscrit., et les seuls papiers qui fussent entre leurs mains étaient des
lettres fort étrangères à la politique assurément, mais sur lesquelles
ces honnêtes bourgeois de petite ville avaient néanmoins fait main-
basse, afin de trouver dans la connaissance des secrets du prochain un
agréable passe-temps pour les heures de loisir.
Ils avaient ainsi exploré une grande partie du château, lorsqu'ils
arrivèrent à un petit escalier de pierre qui se trouvait dans la tour de
l'ouest. Cet escalier* les conduisit droit à la chambre du feudiste, où
étaient déposées toutes les archives de la maison. Ils auraient eu beau-
coup de peine à découvrir le maître de ce caphamaûm parmi les piles
d'in-folios et les liasses de parchemins dont l'appartement était en-
combré, si le digne homme , étonné de ce bruit inaccoutumé à la
porte de son asile , ne se fût levé tout d'une pièce en s- écriant :
— Qui va là .
— C'est la force armée, citoyen, qui vient examiner tes papiers,
répondit brusquement le délégué ; ainsi aie la bonté de nous exhiber
tout ce fatras, et dépêchons-nous !
— Examiner mes papiers!.. Personne que moi ne touche à ces
papiers, messieurs, répliqua le feudiste qui, dans l'innocence de son
cœur, ne comprenait pas de quoi il s'agissait. Mais si vous avez besoin
de notes et éclaircissements au sujet des droits et devoirs attachés à la
390 LBS ÀVBlfTUlBS
châtellenie de Montbrianl et autres seigneuiles dépendantes dMeelle, je
suis prêt à vous les fournir, comme c'est mon devoir.
— Ah ! çà, d'où vient-il donc, celui-là? — fit le démocrate d'un air
de mépris. — Crois-tu bonnement que je me soucie de tout ce gri-
moire infernal, de ce ramas de sottises et de vanités?
— . Un ramas de sottises I — s'écria le feudtste exaspéré en enten-
dant parler avec cette irréférence de ses parchemins vénérés. — Mais
vous ne savez donc pas que nous avons les plus belles archives de la
province? Tenez — ajouta- t-il en frappant sur une liasse qui se trou-
vait à sa portée — voilà iei la charte du roi Louis XII qui confère aux
seigneurs de Montbriant le droit de haute, moyenne et basse justice.
Dans ce carton vert, là, sur cette chaise, à votre droite, sont les let-
tres-patentes de sa majesté Louis XV , d'heureuse mémoire, qui
nomme Aymon de Montbriant pour commander Tarrière-ban du
Poitou. Je pourrais vous montrer encore....
— • Que le diable t'emporte avec tes parchemins, vieux bélitre! —
hurla le délégué en donnant un coup de pied dans le vénérable carton
vert. — Crois-tu donc encore une fois que nous sommes ici pour t'eti-
tendre défiler ton chapelet de niaiseries aristocratiques? Non! non!
mille fois non ! nous sommes venus céans pour découvrir et appré-
hender au corps les ennemis du peuple qui se cachent dans ce repaire,
et saisir la correspondance que vous entretenez avec les ci-devants qui
se sont fait justice à eux-mêmes en purgeant de leur présence le sol
sacré de la patrie. Comprends-tu maintenant?
— Ah ! — fit le pauvre sénéchal en lui-même en se rappelant tout
ce qu'il avait entendu dire sur la Révolution -^ c'était donc bien
vrai !
Malgré la détresse Secrète qu'il éprouvait en ce moment, il crut
devoir à sa dignité d'homme de loi de ne pas abandonner trop facile-
ment le champ de bataille et il se hasarda à dire :
— Dans tous les cas, vous ne pouvez agir sans un mandat de Mes-
sieurs de la Cour.
— Un mandat!... Messieurs de la Cour!... — répéta lentement le
révolutionnaire véritablement surpris d'une pareille ingénuité. — ^Mais,
mon bon ami, d'où viens-tu? d'où t'arraches-tu?... dans quel trou de
DU BOMHOMMS QVkTO^ZE, 391
^ muraille as-tu donc vécu, vieux hibou que tu es! pour oe pas savoir
qu'il n'y a plus de Messieurs, qu'il n'y a plus de Cour, et que, par con-
séquent, le peuple n'a pas besoin de mandat?
— Pardonnez-moi, pardonnez-moi, — reprit l'opiniâtre feudiste,
bien décidé à défendre ses cbers parchemins jusqu'à la dernière extré-
mité — T en vertu d'un arrêt du Parlement en date du....
— Citoyens! s'écria le démocraie impatienté, nous perdons notre
teoïps ici ; à la besogne ! à la besogne ! et fourragez-moi ça comme il
faut!
Alors se passa une scène de désordre et de véritable désolation pour
le malheureux feudiste, qui voyait son trésor aux mains des infidèles,
et quelles mains, grand Dieu? des mains sales, grossières, inintelli-
gentes, qui brouillaient et confondaient tout, qui mêlaient le livre cen-
sier avec le tableau des mouvances, le registre des aveux et des
dénombrements avec les déclarations de francs-fiefs : c'était à n'y pas
tenir! Aussi le pauvre homme allait de Tun à l'autre, les suppliant
d'épargner ces papiers, rangés par lui avec tant de soin, et on le voyait
courir en gémissant après les feuilles volantes qui se détachaient de
tous côtés, pareil à une poule en détresse qui voit sa jeune couvée
dispersée par un épervier maraudeur.
Enfin, après avoir mis le désordre le plus complet dans ce sanctuaire
de la science féodale, cette horde de barbares se retira, et le feudiste,
tombant anéanti sur son fauteuil de cuir, demeura, seul et désolé, sur
les débris de sa gloire et de ses chères amours !
— Maintenant — dit le héros de l'expédition à son escouade de
vauriens, quand ils furent au bas de la tour — il nous faut fouiller
l'autre côté de la maison , nous serons peut-être plus heureux.
— Mais, citoyen! — fit un bourgeois de la troupe après avoir re-
gardé l'ombre du soir qui semblait monter du fond de la vallée — il est
un peu tard et nous n'y verrons bientôt plus.
-<- Tu as ma foi raison, toi ! reprit le premier. Eh! bien, citoyens!
nous allons suspendre nos opérations, e,t nous coucherons ici pour être
prêts à recommencer demain matin de bonne heure. Nous aurons soin
de nous faire donner tout ce qu'il faut, et ne manquerons de rien,
soyez tranquilles! Ces maisons d'aristocrates sont de vrais paradis !
39Si ^ LBS AVBNTURBS
En attendant, rendons-nous chez la Montbriant;jo crois qu'il est à
propos de lui faire subir un interrogatoire.
L'annonce de cette détermination fit faire la grimace à la plupart
de ces citadins qui ne découchaient guère, et auxquels ne souriait pas
du tout la perspective d'une nuit passée dans ce Bocage tout plein
d'embûches et de vagues épouvantements. Mais, pourtant, ils n'osèrent
réclamer et ils suivirent en silence leur chef de file chez la maîtresse
de la maison, qu'ils trouvèrent causant^ranquillement avec le docteur
Bonneau.
— Nous avons parcouru une partie de ta maison, dit le citoyen de
Nantes en entrant; mais il parait que tu es une fine mouche, car nous
n'avons encore rien trouvé. Maintenant, tu feras bien — et c'est un
conseil que je te donne en ami — de nous dire franchement où tu as
caché les personnes suspectes que je vais te nommer, ainsi que ta
correspondance avec les émigrés; sans cela, vois-tu, tu cours grand
risque de ne pas coucher ce soir dans ton lit, et je te déclare que nous
f. plutôt le feu à ta barraque que de nous en retourner les mains
vides! Ainsi, explique-toi catégoriquement.
— Ah ! nous y voilà ! se dit intérieurement le docteur, je me dou-
tais bien que cette visite domiciliaire n'était qu'un prétexte, et qu'elle
finirait comme les autres. Mais ce serait une honte! et il faut l'empê-
cher à tout prix ! Tâchons de gagner du temps.
Puis , ayant pris la parole aussitôt :
— Permets, citoyen! dit-il. Il me semble qu'avant d'en arriver à
de pareilles extrémités , il faudrait bien s'assurer de la véracité des
rapports qui ont été faits, et procéder avec prudence et mesure à l'in-
terrogatcire des personnes qui habitent cette maison. Il me semble....
— Il me semble à moi, interrompit aigrement le délégué, que puis-
que tu aimes mieux rester ici à faire la roue devant les dames du châ-
teau que de servir utilement la cause de la Nation , tu n'as nen à voir
à nos affaires, et tu ne dois pas te permettre de critiquer ceux qui ont
toute la peine ; soit dit sans t'oWenser, citoyen !
Le docteur se sentit violemment tenté de châtier comme il le méri-
tait cet impertinent coquin ; mais, dans l'intérêt même de Mm® de Mont-
briant, il crut devoir se contenir, et sans même relever le reproche qui
DU BOUHOMME QUATORZR. 393
lui élait adressé en termes si grossiers, il reprit avec une modération
apparente :
— Enfin, citoyen, toujours est-il qu'une détermination si violente
ne saurait être prise de cette manière. Pour moi, je croirais ma part
de responsabilité trop engagée dans cette affaire , si tous ceux qui font
partie de l'expédition ne sont pas appelés à donner leur avis en cette
circonstance. On n'arrête pas ainsi les gens .et surtout on ne met pas
le feu à leur maison sans avoir de bonnes preuves contre eux, ou bien
on déshonore les meilleureâ causes ; et ici j'en appelle à tous les gens
de cœur et de raison !
Il parlait ainsi parce, qu'ail avait remarqué le soin avec lequel les plus
modérés de la troupe étaient restés autour du château, ou s'étaient
offerts pour monter la garde à distance, ne se souciant pas de paraître
aux yeux des habitants du logis dont ils étaient tous connus; et cette
circonstance, dont il espérait pouvoir tirer parti en désespoir de cause,
lui avait suggéré le moyen que nous venons d'indiquer. Ce moyen était
fort constitutionnel, du reste, mais il avait peu de chances de succès.
Effectivement, les sourcils du Jupiter-démocrate commençaient à
se froncer violemment, et il allait faire sans doute une réponse fou-
droyante, lorsqu'un domestique entra et remit au docteur Bonneau
une lettre sans cachet et simplement entourée d'un brin de laine
noire.
La souscription était d'une écriture à peine formée et portait l'adresse
suivante :
-7- « A Messieurs, Messieurs les patriotes présentement au château
de Montbriant» »
' Le docteur, pensant que cette étrange missive lui élait particulière-
ment adressée, en prit lecture aussitôt , et la passa , sans mot dire, au
délégué de Nantes.
Voici ce qu'elle contenait :
— « 5i vom faites tomber un seul cheveu de la tétedes habitants
du château, pas un de vous ne retournera à AP**. »
La lettre était signée : Fleur-de-Lys , Marche-à-Terre , Brin-
d'Amour, etc., et de grosses croix faites avec une plume écrasée
tenaient lieu des autres signatures.
Tome IV. Sl6
^94 LES AVBNTURBS
— Qui a apporté cette lettre? — s'écria le délégué dans la plus vio-
lente agitation.
— C'est Gusty ! répondit le domestique.
— Qui çà, Gusty? qu'est-ce que c'est que çà? voyons! parie dooc,
imbécile!
— Imbécile?... reprît le domestique Je n'ai jamais été traité comme
ça par mes maîtres ; je m'appelle Jean Robineau, dit La Fleur, et ce
n'est pas pour vous servir, entendez-vous?
Heureusement pour Jean Robineau , dit La Fleur, sa réponse uo
peu hardie ne fut pas entendue par le bouillant citoyen qui, se tournant
vers ses compagnons :
— Au nom du diable! répondez-moi donc, vous autres! quelqu'un
de vous connait-il ce Gusty?
— Oh ! oui, répondirent plusieurs voix, nous le connaissons parfai-
tement.
— Eh bien, courez vite, vite ! et qu'on me l'amène sur le champ.
IX.
Au bout de quelques minutes, qui parurent un siècle au comman-
dant de l'expédition, on lui amena le pauvre Gusty que l'on avait
trouvé assis tranquillement à la cuisine où il attendait sans doute la
réponse, sans se douter du danger qu'il avait à courir.
Il entra d'un air moitié insolent, moitié contrit, comme un repard
pris au piège, mais disposé encore à montrer les dents. Il promena
avec une certaine assurance ses petits yeux perçants tout autour de
l'assemblée, mais son juge ne le laissa pas observer ou se recueillir
bien longtemps, car, l'apostrophant d'une voix de tonnerre:
— C'est donc toi, petite vipère, qui te fais ainsi le messager des
aristocrates et des ennemis de la Nation?
— Qu' est-il? — répartit le fin matois qui fit semblant de ne pas
comprendre.
— Je te demande s! ce n'est pas toi qui as apporté l'espèce de lettre
quevoici'î
BU BONPOMMB QUATOBZE- 391)
— Eh bien , oui , c'est moi... et après?
— Sais-tu bien à quoi tu t'exposes, misérable vaurien ! en te char-
geant ainsi des missives cl*un ramassis de brigands contre^révolution-
naires?... Ecoute! tu n'as qu'un moyen d'éviter la corde qui t'attend,
c'est de parler franchement, et de me dire qui t'a donné cette lettre.
— Dame! que voulez-vous que je vous dise, moi? ont-ils pas mis
leur paraphe au bas? /
— Ne cherche pas à biaiser avec moi, canaille! et prends garde à
caque tu vas dire ! Je te demande encore qui t'a donné la lettre que tu
viens d'apporter.
— Dame ! qui ?... qui? ils sont bien plus d'un, bien sûr! il y a ceux
de la Saivrie « ceux de la Primevère, ceux des Granges , toute la pa-
roisse, allons! pour mieux dire.
— Mais où se tiennent-ils? où étaient-ils quand ils t'ont donné ce
papier ?
— Ils étaient là, dans l^s bois, dans les genêts, dans les buissons,
partout !
— Combien sont-ils donc, à ton compte?
— Ha foi ! je ne les ai pas comptés, moi , mais ils pouvaient bien
être environ six cents.
— Tu mens, fils de chien ! ils ne peuvent pas être autant que ça.
— Dame! si vous ne me croyez pas, allez-y voir — répliqua Gusty
d'un air boudeur — ils sont bien plus aisés à voir que le roi, allez !
— Citoyens ! dit le délégué à ses gens, assurez- vous de ce petit misé-
rable, je vais donner un coup d'oeil aux environs,et je reviens à l'instanL
Le citoyen nantais grimpa lestement au haut de la tour de l'ouest,
et ouvrant une fenêtre qui donnait sur les collines boisées des environs,
il se mit à examiner la campagne, et ne tarda pas à reconnaître la vé-
racité de l'honnête Gu^y.
Des groupes nombreux de paysans armés de fusils, de fourches et
dé faux étincelantes aux derniers rayons du soleil, se tenaient à demi
cachés dans les clairières ou se montraient de temps en temps aux
orées (') des bols, tandis que quelques hommes affairés, qui semblaient
(1) LIsIèret.
i% £b6 AVBIfTÙftBâ
être les chefs de cette armée improvisée, allaient et venaient conti-
nuellement de Tun à Tautre comme pour donner le mot d'ordre ou
pour encourager leurs gens. Mais pas une clameur ne se faisait eo-
tendre parmi eux, et ils ressemblaient à dés ombres démesurément
grandies par les brumes vaporeuses du soir qui envahissaient déjà les
coteaux et les bois.
Il était évident qu'une collision violente ne tarderait pas à éclater,
et le vaillant capitaine des patriotes de M^** descendit tout pensif du
haut de son observatoire.
Arrivé dans le salon où tout le monde était rassemblé, il fit un
signe au docteur Bonneau qui le suivit dans un autre appartement.
' — Eh bien , citoyèh ! — lui dit-il, quand ils se trouvèrent seuls —
je viens d'examiner notre position, et, franchement, elle n'est pas
belle !
— Comment cela? — fit le docteur, étonné de Tair humble et con-
sterné du grand homme — qu'y a-t-ii donc de nouveau ?
— Il y a... que nous sommes cernés , mon -cher, et je veux que le
diable m'emporte si je sais quelle pièce coudre à cela !
Alors il expliqua au docteur ce qu'il avait vu du haut de la tour, et
termina l'exposé de la situation par ces mots qui sentaient fort l'homme
démoralisé : 0
— Et que faire à présent?... que faire?
Le docteur monta à son tour au haut de la tour de l'ouest, et put
se convaincre par lui-même que son collègue n'avait rien exagéré. Il
descendit pas à pas les marches de l'escalier, et quand il fut arrivé à la
dernière, sa détermination était prise.
— Citoyen! dit-il à son compagnon, je crois que dans notre posi-
tion un peu de diplomatie est absolument nécessaire ; je suis connu
de la plupart de ces hommes égarés , et je suis décidé à entrer en pour-
parlers avec eux.
— Quoi î lu voudrais traiter avec des rebelles?
— Si tu connais un autre moyen de sortir d'embarras, citoyen, —
répliqua le docteur, avec le plus grand sang^froid, — je ne t'empêche
pas de l'essayer; mais pour moi , je n'en vois pas.
Le farouche démocrate baissa la tète et ne répondit rien. Il lui en
BU BONHOMME QUATOBZB. 397
coûtait de traiter avec « les vils suppôts de la tyrannie; » mais, de
même que son ami Carrier et tant d'autres démagogues sanguinaires,
il n'était pas des plus braves, et la perspective d'un combat n'avait rien
de réjouissant pour lui. Faisant donc de nécessité vertu, il laissa le
docteur travailler comme il l'entendait au salut commun. Quant à lui,
il s'assit dans un coin d'un air boudeur et parut ne vouloir prendre
aucune part à ce qui allait se passer.
Le docteur, sentant bien qu'il était maintenant le seul espoir de la
troupe compromise, n'hésita pas à prendre toute l'autorité, que per-
sonne, du reste, ne songea à lui contester. Il commença par faire éva-
cuer le salon où Mme de Montbriant se trouvait comme une prison*
nière au milieu de ces grossiers personnages, et, emmenant Gusty avec
lui, il sortit du château et se dirigea du côté des bois.
Chemin faisant, il sonda son compagnon et s'assura qu'il n'avait à
redouter aucun danger personnel de la part des paysans qui ne lui en
voulaient pas trop après tout, et <\m n'avaient pu oublier les soins
attentifs et le plus souvent gratuits qu'il donnait aux pauvres gens.
— Oh! dame, nenni ! disait Gusty, ils ne veulent point vous faire de
misère, allez ! Il yen a plus de quatre là-bas qui , sans vous, ne se^
raient pas sur leurs jambes à l'heure qu'il est.
Puis, s'arrètaot tout à coup et considérant le docteur d'un air de
regret ;
— Quel dommage, Monsieur le docteur, dit-il, quel dommage que
vous soyez pataud!
Le docteur ne put s'empêcher de sourire de cette naïve exclamation ;
mais il ne crut pas devoir y répondre, et bientôt ils arrivèrent aux
avant-postes de la troupe des paysans*
Ils y trouvèrent Labranche en grand uniforme de garde-chasse, qui
reçut le docteur avec une certaine politesse un peu hautaine, comme
tout valet de bonne maison se devait à lui-même vis-à-vis des bour-
geois, mais néanmoins avec une bienveillance assez marquée.
Il serait trop long d'entrer dans tous les détails de la négociation qui
eut lieu entre ces deux puissances, bien qu'elle n'eût guère duré plus
d'un quart d'heure. Les paysans du Bocage, patients comme tous les
hommes forts, ne prenaient guère, à celte époque, l'initiative des hos-
398 L£S âvbntdees
V
tilités, et so cootentaient de se défendre contre les violentes attaques
des patriotes. Aussi se montrèrent-ils assez disposés à laisser les o-
toyenn retourner tranquillement, chez eux, sous la condition d^évacuer
le château au plus vite, et de ne faire aucune tnsuUe aux gens de la
maison. Ce point une fois réglé, Labrancbe, qui était un ancien soldat
et qui, en cette qualité, avait sans doute attrapé quelques bribes de
diplomatie militaire, ajouta en manière de post^scriptum au traité :
— Et pour être plus sûr que nos conditions seront fidèlement obser-
vées, les dames du château, et les serviteurs, jusqu'aux valets de
chiens et aux laveuses de vaisselle seront présents sur resplanade,afin
qu'on puisse bien les voir tous au moment où la garde nationale quit-
tera le château.
Tout étant parfaitement convenu, les sentinelles des patriotes furent
rappelées et se replièrent à Tinstant sur le château à la suite du doc-
teur. De leur côté , les paysans , ceux d'entr'eux surtout qui avaient
des fusils et qui en étaient tout fiers, vinrent se ranger sur Tesplanade
de chaque côté de la porte, afin de voir passer les patriotes sous les four-
ches-caudines, et de se mettre en rapport avec les habitants du
logis.
Mme de Montbriant, prévenue de ce qui se passait, parut sur le
perron avec tous ses gens, et désirant par dessus tout, prévenir une
collision qui aurait pu devenir sanglante, elle assura les paysans qu*au-
cune insulte ne lui avait été faite, et que nul dégât n'avait été commis
chez elle.
— Mais, madame, lui dit Labrancbe, nous nô voyons point made-
moiselle; où est-elle?
— Mademoiselle est en sûreté, mon ami, répondit M*»» de Mont-
briant ; je vous remercie tous mille fois de votre attachement pour elle;
mais n'ayez aucune inquiétude.
Le moment était arrivé pour les patriotes de commencer leur défilé,
et pourtant ils ne s'ébranlaient pas encore. Une certaine agitation parais-
sait même se manifester parmi eux ; ils cherchaient des yeux et appe-
laient de tous côtés sans doute quelques traînards, qui n'arrivaient
pas, et qu'on ne voulait pas laisser en arrière. Tout à coup, on vit le
délégué de Nantes sortir de l'intérieur avec une douzaine de ses plus
BU BONSOHIIE QUATOBZE. 3d9
dévoués satellites, la fine fleur des révolutionnaires de M^^^, et se perdre
au plus vite dans la foule des patriotes rassemblés pour le départ.
Malgré la promptitude de leur manœuvre, les paysans crurent
remarquer chez ces hommes un air de triomphe contenu et de satis-
faction secrète un peu extraordinaire dans la position humiliante où ils
^ se trouvaient ; mais ils n'eurent aucun soupçon sérieux et laissèrent
tranquillement partir la colonne expéditionnaire.
Parmi les citoyens qui la composaient, quelques-uns , il est vrai,
marchaient la tête levée et le regard assuré ; mais c'était le petit
nombre. Les autres cherchaient à se dissimuler de leur mieux, se sen-
tant mal à Taise sous les regards de cette foule hostile qui les toisait de
haut en bas, qui semblait les compter et les examiner avec soin,
comme pourles reconnaître plus tard. Cependant aucune injure ne fut
proférée contre eux et pas un mot malséant ne fut prononcé, par respect
pour la foi des traités et la présence de la dame du château ; en sorte
que les patriotes défilèrent au petit pas, et disparurent bientôt au
milieu des bois.
Il n'y avait pas vingt minutes qu'ils étaient partis, et les paysans
répandus par groupes sur l'esplanade devisaient enco; e sur les événe-
ments de la journée, lorsque tout à coup une fumée épaisse se fit jour
à travers les fenêtres des combles, et qu'une langue de feu, brillante
et rapide comme un éclair, illumina tous les environs.
Tout fut expliqué alors, et l'apparente modération des patauds , et
la manœuvre secrète des retardataires, et l'expression diabolique de
leurs sinistres figures.
Les plus jeunes et les plus agiles, transportés de fureur, avides de
vengeance, se précipitèrent à la poursuite des citoyens ; mais ceux-ci,
avertis déjà par l'indiscrétion vantarde de ceux qui avaient fait le coup,
avaient instinctivement pressé le pas, pensant bien qu'ils allaient avoir
bientôt tous les paysans sur leurs ialons, de sorte qu'ils étaient rendus
bien près de la ville quand ceux-ci parvinrent à les atteindre.
En entendant le bruit des pas et les clameurs de ceux qui les pour-
suivaient, les honorables citoyens de M^^^ s'enfuirent à toutes jambes
et se débandèrent à travers champs, jetant leurs fusils pour courir plus
vite et se cachant dans les buissons pour laisser passer l'avalanche.
400 LES AVENTUIŒS
Contre toutes probabilités ea pareil cas, ce fut leur couardise qui
les sauva. Les paysans, perdus dans Tobscurité du cbemin creux que
nous connaissons déjà et n'entendant plus devant eux leurs ennemis
dispersés, comprirent bien vite que leur vengeance était manquée.
Avec cet instinct guerrier dont ils donnèrent depuis tant de preuves,
ils coururent se poster à la tète du pont, dans Tespoir d'arrêter les
fuyards au passage ; mais il était trop tard. Une partie de la colonne
Tavait déjà franchi, et les autres se glissant dans Tombre, vers les
gués nombreux delà petite rivière, arrivèrent chez eux plus ou moins
avant dans la nuit.
L'illustre délégué des sociétés populaires de la ville de Nantes entra
tout haletant à la Croix-d'Or, fit seller immédiatement son cheval,
oublia dans sa précipitation de payer sa dépense , et partit au grand
galop pour retourner dans la ville où il fut se vanter de sa belle expé^
dition , et recevoir les félicitations de ses ^mis.
, On chercha vainement à sauver le château des ravages de Tin-
cendie. Le démocrate avait profité du moment où tout le monde se
trouvait réuni sur l'esplanade , pour mettre à exécution l'abominable
projet qu'il avait formé tout d'abord, mais dont, il fout bien le dire, la
grande majorité des gardes nationaux n'avait nul soupçon. En voyant
la tournure pacifique que prenaient les affaires, il avait désespéré un
moment de la réussite de son lâche complot ; mais comme ce résultat
ne faisait pas son compte, et qu'il n'était pas homme à accepter une
pareille,déception, il avait fait un signe à ses fidèles , dès qu'il avait
trouvé jour à pouvoir agir , et il était trop habile en ce genre d'expér
ditions pour faire les choses à demi.
Tout fut donc a peu près consumé. On ne put sauver que les objets
les plus précieux ainsi que les papiers de famille que le féudiste avait
arrachés aux flammes au péril de sa vie , et qu'il apporta entre ses bras,
enfermée dans une boite de fer-blanc préparée de longue main à tout
événement.
Les paysans passèrent toute la nuit à garder les objets échappés à
l'incendie, pleurant des larmes de sang sur les débris du vieux château,
ce sanctuaire béni de l'antique hospitalité, cet asile bien-aimé des
pauvres, cette merveille de la paroisse, enfin ! la joie de leurs cœurs et
DU BONHOMMB QUATOEZB. 401
Tamour de leurs yeux ! Puis, quand tout fut terminé, ils se jetèrent
à genoux et se mirent à prier comme on prie sur la tombe d'un ami
perdu pour jamais.
Mme de Montbriant, accompagnée de ses femmes, avait pris le che-
min de la maison de la nourrice où Marguerite avait cherché un refuge.
La mère et la fille se rencontrèrent en route et se jetèrent dans les
bras Tune de l'autre, heureuses encore de se revoir après Forage !
Elles arrivèrent, en se donnant la main, à la maisonnette où elles
trouvèrent la nourrice qui se tenait sur le seuil en pleurant amèrement.
L'entrevue fut touchante et digne des temps antiques.
— Ma bonne Marie-Jeanne! dit la grande dame, je viens te de-
mander un asile, car je ne sais plus ou reposer ma tête, et me voilà
désormais aussi pauvre que toi!
— Non, non, madame!... ma chère maîtresse! — s'écria la bonne
femme en se jetant sans hésiter au cou de M"® de Montbriant — non ,
vous n'êtes pas pauvre ! non, vous n'êtes pas abandonnée! vous êtes ici
chez vous ! tout ce qu'il y a dans la maison , les bœufs, les vaches, notre
pain, le cœur des femmes et le bras des hommes, tout cela est à vous !...
ne le saviez- vous pas?
— Oh! je le sais ! je le sais, ma chère .nourrice! et la preuve, c'est
que je suis venue prendre place à ton foyer.
En disant ces mots, la noble dame, brisée par tant d'émotions, se laissa
tomber sur un vieux tabouret de jonc, dans un des coins de la cheminée.
La bonne femme, attendrie et ne trouvant plus rien à dire, demeura
comme en extase au milieu de la place , les mains croisées sur son
tablier de bure et contemplant, à travers ses larmes , « sa chère mai-
Iresse » assise soqs les poutres enftimées de son vieux toit, tandis que
Marguerite, un bras passé autour du cou de sa mère bien-aimée, ne
pouvait s'empêcher de jeter un regard Klésolé, par la petite fenêtre
ouverte, sur les décopubres fumants de ce qui était, la veille, le château
de ses pères.
X.
La campagne de la garde nationale de M^^ et la catastrophe qui en
fut la suite n'eurent pas un grand retentissement en dehors du district.
403 LES AVBNTUEES
Ce n^èlail, dprès tout, qu'une page de plus jians les annales delà Révo-
lution déjà si riches en faits de celte nature. Depuis Tincendie du châ-
teau de la Proutière en 1791 , il n'était pas un district, parmi ceux qui
avaient le bonheur de posséder pour chef-lieu la moindre petite ville
ou même un gros bourg, qui n'eût à déplorer de pareils excès. Si les
patriotes de M^^ avaient résisté si longtemps k la tentation , ce n'était
que par une protection toute particulière de la Providence sur la famille
de Montbriant; car tous les détails que nous avons cru devoir donner
sur les tripotages intérieurs du club de la petite ville seraient impuis-
sants à expliquer une si rare longanimité.
Maintenant la guerre était ouvertement déclarée entre les paysans
et les citadins. Ceux-ci avaient commencé les hostilités par l'incendie
et la trahison, et ce n'était pas leur faute s'il n'y avait pas eu de sang
répandu entre eux et leurs ennemis.
Malgré l'extrême patience des villageois qu'ils auraient bien voulu
prendre sérieusement pour de la faiblesse, les bourgeois de M*** n'o-
sèrent plus s^aventurer danç la campagne après leur belle expédition,
6t les dames de Montbriant purent demeurer on paix dans l'humble
loaisonnette où elles avaient cherché un refuge.
Les paysans veillaient encore plus assidûment que par le passé et
les gardaient comme un véritable trésor. Non seulement il n'en était
pas un seul qui ne se fût fait volontiers tuer pour elles, mais le dévoue-
pient inspirait à ces hommes de fer des attentions et des délicatesses
jque l'on eût à peine osé attendre des raffinés de la civilisation. Ainsi,
les femmes de la maison, après avoir humblement reconnu dans une sé-
rieuse conférence tenue entre elles, la nullité de leurs talents culinaires,
avaient fait venir la cuisiiiière du château ; mais comme il n'y avait ptus
âe lits, les deux jeunes filles couchaient bravement sur la paille de la
grange, à l'insu de M°i« de Montbriant. De leur côté, les hommes
avaient trouvé le moyen de pénétrer dans le camp ennemi , c'est-è-
xiire dans la ville de M***, où ils s'étaient abouchés avec le boulanger
^ui déposait chaque matin dans un buisson convenu de la miche — ce
nec plus uUrà des aspirations gourmandes des paysans d'autrefois,
cette bienheureuse miche dont l'usage habituel donnait plus que toute
autre chose droit au titre de Monsieur. Comme ^ au dire des campa-
^ DU BONHOMME QUATORZE. 403
gnards , le susdit boulanger « ne valait pas grand chose, » ils couraient
à chaque instant le risque d'être trahis lorsqu'ils allaient prendre le
pain dans le buisson , mais que leur importait, pourvu que « la bonne
maîtresse » ne fût pas exposée à manger du pain de seigle !
Nous n'en finirions pas si nous voulions raconter en détail les com-
binaisons ingénieuses ou hardies de ces esprits, si lents d'ordinaire ,
pour tâcher de rendre la vie un peu moins dure et moins amère aux
pauvres exilées du château de Montbriant. C'était surtout la tâche des
femmes du logis ; pour les quatre vigoureux garçons de la vieille Ma-
rie-Jeanne, ils marchaient toujours armés et ne perdaient pas la maison
de \ue, tandis que Gusly, l'infatigable Ousty, dégoûté pour jamais
de la fréquentation des villes, passait tout son temps à épier les mou-
vements de l'ennemi.
Tout l'hiver s'écoula ainsi : la Révolution grandissant toujours sur
la terre de France couverte de sang et de ruines; les habitants du
Bocage toujours frémissants de colère, jusqu'au jour mémorable où le
tocsin de six cents paroisses sonna, dans nos paisibles vallées, l'heure
si longtemps attendue de la vengeance et de la mort.
Les paysans — quoique leurs habitudes sédentaires et la difficulté
des communications ne leur permissent guère de connaître la disposi-
tion des esprits dans un rayon un peu étendu — les paysans partout
persécutés avaient partout résolu de ne pas obéir à la réquisition et de
défendre leur indépendance jusqu^à la mort. Ce fut comme une étincelle
électrique! Seulement, ceux de cette partie du pays étaient encore
indécis sur la manière dont on devait protester. I^es jeunes gens, que
cette affaire concernait plus particulièrement, étaient d'avis de « piarr
cher sur la ville de M^^ de foncer tretous à la fois sur les gendarmes,
de brûler les papiers où leurs noms étaient couchés, et d'envoyer au
diable la séquelle des patriotes avec tout leur bataclan. »
C'était, comme on le voit, de la stratégie primitive, s'il en fut ja-
mais, et quoique l'avenir ait prouvé que ce n'était pas toujours la plus
mauvaise, les plus âgés trouvaient le moyen un peu trop expéditif. Ils
voulaient « durer encore un petit » et conseillaient aux conscrits de se
contenter de ne pas paraître au tirage « pour voir ce qu'il en serait ; »
en sorte qu'il n'y avait rien de bien arrêté dans leurs projets.
404 LES ÂTEHIXUSS
AvaDt de rien conclure, il fut coq venu que Too irait en masse à la
foire de L*^, où Ton se rendait de dix lieues à la ronde et où il serait
plus facile de s'entendre pour arriver à une détermination. On arrêta
aussi que la moitié des hommes de la paroisse seulemait partirait pour
la foire, tandis que les autres resteraient à la garde des villages et des
dames de Hontbriant.
Le bourg de L**^ était à cette époque Tun des plus importants du
pays. Sa situation avantageuse à deux pas des marches du Poitou, à
une distance raisonnable du g^rand Marais de Fouest, en faisait un
point central pour le commerce intérieur qui ne consistait guère à la
vérité qu'en bétail, en laines et autres productions du sol, mais où
affluaient les marchands forains de la ville de Nantes qui venaient
vendre aux paysans les objets manufacturés dont ils avaient besoin.
Dès la plus petite pointe du jour, on vit donc toutes les routes qui
mènent à L*** couvertes de gens qui s'y rendaient un peu pour leurs
affaires et beaucoup pour apprendre des nouvelles dont tout le monde
est si avide en ces heures d'attente solennelle qui précèdent les grandes
crises de la vie des peuples.
Cest à peine si quelques paires de bœufs, quelques maigres mou-
tons apparaissaient çà et là au milieu de la foule, qui pourtant n'avait
jamais été aussi grande que ce jour-là. A toutes les virées (*) de che-
mins on voyait déboucher, comme les affluents d'une large rivière, les
gens du Bocage avec leurs gros sabots, leurs chapeaux ronds ornés de
chenilles éclatantes et de médailles de Saint-Hubert contre les chiem
gâtés, tous marchant à pied, le bâton à la main, ou montés sur leurs
petits chevaux de lande dont on ne voyait que les jambes grêles et la
petite tète éveillée sortir à travers les plis de leur ample manteau de
bure grise.
Du côté de l'ouest , on remarquait aussi quelques maraîchers des
environs de Hachecoul, reconnaissables à leur carnation brillante, à
leurs gilets de flanelle blanche, et surtout à leurs ceintures bariolées
que les bacheliers (^) étalent dans toute leur largeur avec une cer-
taine prétention, tandis qu'elles paraissent simplement roulées en
(0 Détoun.
(3) Céllbttalres.
DU BONHOMMB QUATOEZE. 405
corde autour des reins des geos mariés ou revenus pour toujours des
vanités du monde.
Toute cette population, divisée par groupes plus ou moins nom-
breux, causait avec une animation peu ordinaire en pareille circon-
stance où Tobligation de veiller au bétail occupe tous les instants. Quel-
ques jeunes gas portaient même leur cbapeau sur Toreille d'un air
assez crâne, mais on ne remarquait point ce jour-là ce sentiment de
malveillance innée qui subsiste toujours entre les deux races , et pas
une mauvaise plaisanterie ne fut échangée entre les Maraichins et les
Daniom ('). Au contraire, ils se firent tous un excellent accueil, et ce
fut avec toutes les marques d'une intelligence parfaite, née sans doute
sous Tempire des mêmes sentiments , qu'on les vit faire leur entrée
dans le bourg.
Les marchands étrangers, déballés sous la halle, avaient orné leurs
bancs de drapeaux tricolores et de cocardes de la même couleur qu'ils
offraient en même temps que leurs marchandises aux citoyennes en
coiffes et aux citoyens en chapeaux ronds qui circulaient au milieu de
la foire. On était alors en Carême, et il ne manquèrent pas, à leur
repas de midi, d'étaler sur leur comptoir la viande qu'ils avaient ap-
portée et de la manger à la barbe des paysans, au milieu des propos
les plus grossiers et des railleries les plus offensantes.
Cette affectation de patriotisme et d'impiété ressemblait fort à une
provocation, et bien des yeux les regardaient faire avec indignation,
bien des mains nerveuses se crispaient autour des bâtons ; mais grâce à
cette circonspection naturelle ou à cette longanimité chrétienne de nos
Poitevins, qui n'éclatent jamais qu'à la dernière extrémité, les étran-
gers purent impunément se moquer d'eux une bonne partie de la journée.
Sur le soir, et au moment où les marchands, de mauvaise humeur à
cause de l'insuccès de leur vente et de leurs prédications politiques, se
disposaient à plier bagage, quelques jeunes filles s'étant approchées
d'un banc pour acheter de la dentelle, le marceto^ leur offrit des cocardes
rouges, comme disaient les paysans — et sur leur refus, il trouva plai-
sant de les leur attacher de force à la pièce de leurs tabliers. Celles-ci
indignées de leur audace arrachèrent les cocardes et les foulèrent aux
(1/ Tenne de mépris p«r lequel les mariichins déAlgneot les gens du Bocage.
406 LES AVBI9TURSS
pieds. Une rumeur épouvantable s'ensuivit : les paysans furieux se
précipitèrent sur les boatiques, les renversèrent sur la tête des mar-
cbands, rouèrent ceux-ci de coup de bâton, et — suivant l'expression
d'un vieux conteur de notre connaissance, « ils les oûrent à la porte de
la paroi^e. »
Après ce coup de main, les Poitevins restés maîtres du cbamp de
bataille posèrent des gardes autour de la balle, qui n'était plus qu'un
vaste cbaôs de plancbes brisées , de ballots écrasés et d'étoffés enche-
vêtrées les unes dans les autres. Ils voulaient que rien ne fût dérobé et
qu'on ne pût pas dire que leur vengeance n'avait été qu'un pillage. Ils
ne se rendaient pas encore bien compte du moyen qu'ils emploieraient
pour restituer toutes ces marchandises à leurs propriétaires; mais
c'était chez eux un mouvement instinctif de probité et une satUfée-
tion de conscience naturellement chère à tous les cœurs bien nés.
Cependant, un rassemblement tumultueux ne tarda pas à se former
sur la place de l'église. Les esprits, échauffés par l'approche du tirage
qui devait avoir lieu les jours suivants et parla scène violente qui venait
de se passer, étaient dan^ un éhit d'exaspération impossible à décrire.
On ne parlait que de révolte , de combats, de vengeance et de mort ;
mais personne n'avait d'idées arrêtées et ne présentait un plan prati-
cable d'insurrection.
Au milieu de la confusion qui régnait de toutes parts, im homme
s'élança à la fin sur une tombe placée à côté de la grande porte de
l'église, et ût signe qu'il voulait parler. C'était un jeune paysan de vingt-
cinq ans à peine; son air était grave, son maintien modeste, et l'exal-
tation de ses yeux noirs avait quelque chose de pensif et pres(|Qe rdt-
gieux. On pouvait aisément deviner à son aspect que ce n'était pas là
un orateur populaire, entraîné par la turbulence de ses passions ou les
excitations du moment présent, mais bien plutôt une de ces natures
fortes et méditatives inspirées par la profondeur et Fénergie de la pensée.
— Un moment, les enfants, un moment! — s'écrfa-t-il dans son
patois pittoresque que nous regrettons d'être obligé de franciser — si
tout le monde parle à la fois, il y aura pas moyen de s'entendre. Vaut
autant se croiser les bras que de faire de la besogne comme ça. C'est
pas le tout que de parler, il faut bien dresser notre plan.^ Ecoutez-moi
DU BONHOMMB QVkTOfitU. 407
donc I Nous sommes ici tretous d'une mode, à ce que je petrx croire, et
aussi soûls les uns que les autres de toute cette patauderieend^^e;
eh bien ! ce que nous venons de faire ici, il faut le faire dans toutes les
paroisses, il faut chasser les patriotes, sans quoi nous n^aurons jamai»
la paix et ils viendront nous manger la pire un de ces jours. En un mot
comme en dix, il faut les envoyer au diable! qu'en dites-vous, les gas?
— Oui! oui! — vociféra la foule, dont cette proposilion caressait
les plus ardents désirs. — A bas les patauds! Vive le Roi! Vive
Vincent Bernard !
— Us ont chassé nos prêtres, pousuivit Vincent, et ils les galopent
commodes chiens gâtés; ils ont chassé nos seigneurs, nos amis à
tretous , vous le savez? ils ont haché notre pauvre Roi... ( Ici Torateur
souleva son chapeau en signe de respect ; ce qui fut imjté par toute
Tassistance ) oui ! ils ont haché notre pauvre Roi ! et ils auraient tué
le bon Dieu, s'ils avaient pu le faire! Et puis voilà qu'au jour d'aujour-
d'hui ils veulent nous faire tirer à la milice pour aller les défendre et
envoyer les braves gens à la boucherie ! C'est trop fort aussi, ça ! et je
vous jure bien que pas un des gas de chez nous ne partira et n'ira se
faire tuer en compagnie de ces damnés huguenots !
— Cest pas le chemin du paradis , bien sûr ! — interrompit maître
Gusty qui se fourrait partout.
Cette saillit fit partir l'auditoire d'un immense éclat de rire, et l'ora-
teur s'emparant de la judicieuse réflexion du jeune gas :
— Non ce n'est pas le chemin du paradis ! continua-t-il ; mourir
pour mourir, vaut-il pas mieux cent fois mourir dans sa paroisse, avec
le prêtre à son chevet, son chapelet autour du cou , l'eau bénite et la
petite croix de bois à la virée du chemin, que non pas s'en aller crever
à la frontière pour être enroché comme un chien, dites?
— Oui! oui! tu as raison Vincent. Nous ne partirons pas —
s'écriait-on de toutes parts, et les cris de: Vive le Roi! Vive Bernard !
recommençaient de plus belle.
— C'est bon reprit l'orateur satisfait, nous voilà tretous (Tassent^*) ;
mais à cette heure, il y a une chose qui m'embarasse, voyez- vous I
c'est pas malaisé de tirer un coup de fusil ; mais c'est pas le tout; il faut
(L) D'accord.
408 LBS AVEHTURES DU BONHOMME QUATOIZE.
en savoir un petit plu$ long pour mener la troupe comme il faut, et nous
ne sommes pas assez fins pour çà nous autres. Il nous faut un chef, il
n'y a pas à dire ! Ah ! — continua-t-il en levant les yeux au ciel —
faut-il avoir de la maie chance? Si M. de Hontbriand avait pu deviner
ce qui se passe aujourd'hui, et voir ce que je vois devant mes yeux, il
ne serait pas parti, bien sûr ! Cest lui qui nous aurait bien convenu !...
Hais enfin, puisqu'il n'y est pas, il faut bien en choisir un autre. Eh
bien les enfants ! que diriez-vous de M. de Rbyrand?
— M. de Royrand ! dit un homme du pays d'Âizenay — nous ne
connaissons pas ça , nous autres. — Et nous non plus ! — répétaient
une foule de voix.
— C'est un bon et brave officier des environs qui a la croix de Sainte
Louis,pa3moinsqueçà,etquiestunfameuxroyalistepardessuslemarché.
— Cest possible! reprirent ies^ mêmes voix, mais nous ne le con-
naissons pas.
— Nous avons chez nqus M. Joly qui est un brave aussi , reprit le
premier interlocuteur, qui saute sur sa monture sans mettre les mains,
et qui, d'un coup de pistolet, vous tue à quinze pas une mouche sur un
papier blanc : voilà ce qu'il nous faut!
— Mais nous ne le connaissons pas I — disaient tous ceux qui
étaient d'un autre canton , et cet éternel refrain revenait invariablement
après chaque nom proposé. Chacun cherchait à faire prévaloir le grand
homme de sa paroisse à l'exclusion de tous ceux dont le nom lui était
inconnu , et ce sentiment de défiance envers les étrangers est telle-
ment inné chez les paysans de l'ancienne Vendée militaire, que les
vieux soldatsde Charelle disaient encore en 1830 : « Ah ! dame, ma foi ! si
le Roi veut nous envoyer des cordons rouges pour nous commander, nous
resterons chez nous, parce que, résolument! nous n'en voulons pas.»
Ainsi donc, quoique la proposition de Vincent Bernard fût des
plus sages, il fut impossible de s'accorder, et l'on se sépara sans avoir
rien concerté, comme pour prouver une fois de plus que la guerre de
la Vendée ne fut pas la suite d'un complot longuement organisé, mais
bien le fruit de l'enthousiasme et de l'entraînement.
A. DE BREM.
( La suite au prochain numéro. )
LES CLASSES SOUFFRANTES
AUX PREMIERS SIÈCLES DU CHRISTIANISME (').
PERIODE DE TRANSFORMATION.
IIL — La FEMiiB.
SoMMAiBB. — La femme Urée de la condition humiliante et de la dégrada-
tion morale où elle était tombée. — Gage de réhabilitation : naissance
d'un type admirable qui rappelle et surpasse même le type primitif de la
femme. — Figure de Marie. — Réhabilitation de tépouse et de la
mère, — Doctrine de TÉvangile sur les droits et le rang de la femme
placée à côté de Thomme pour être sa compagne et non son esclave.
— Pouvoir protecteur et non tyrannique. — Type de Tunion du Christ
avec son Eglise. — Reauté et spiritualité de Tunion chrétienne fondée
sur ce modèle. — Unité. — Indissolubilité du lien conjugal. -^ Création
de la vierge, type inconnu jusque-là. — L*état le plus méprisé dans la
femme païenne devient le plus excellent et le plus admiré dans la femme
chrétienne. — Consolation apportée même à la femme tombée. — La
Madeleine. — Mission sociale reconnue à la femme. — Influence des
femmes dans la société chrétienne. — Transformation de la législation
civile au sujet de la fenune.
Pour Ténfant le Chriâtiënisme a été , nous venons de le voir, cette
fille du roi d'Egypte qui sauve le jeune Moïse exposé sur les eaux du
Nil ; pour la femme, il est ce patriarche hébreux qui recueille la pauvre
veuve abandonnée, et qui fait de Tinfortunée Rulh la reine de son foyer
domestique et la mère de ses nombreux enfants. En un mot le Christia-
nisme a d'une main relevé Tenfant, de Tautre il va relever la mère.
La femme en effet fut réhabilitée, et c'est pour elle surtout, on peut
le dire, que la religion nouvelle fut non seulement un bienfait, mais
(OVfrir la Revue, t H, p* lw-iSiet3M*34S. elT.IV, p. ii5-i3î.
Tome IV. . 27
410 LB8 CLASSES SOUFFEANTBS
encore une résurrection véritable. Quel pouvait être, eo effet, au milieu
d'une société où Ton n'exaltait que la force et le vice, le sort de cette
frêle créature donV toute la puissance est dans sa vertu , sa faiblesse et
son amour? Aussi , comme nous Tavons vu, elle était tombée bien bas
au sein des sociétés païennes, plus bas que Thomme sans aucun doute,
et rien n'avait égalé Texcès de ses malheurs si ce n'est Texcès de sa
dégradation.
La première chose que devait faire fauteur du Christianisme pour
réhabiliter cette infortunée moitié du genre humain , c'était de lui
donner un modèle d'une admirable beauté, comme il l'avait été lui-
même pour rhomme, de nous montrer la femme telle qu'il l'avait for-
mée'au premier jour, pleine de grâce et de vertu , type vénérable qui
pût rappeler à l'humanité le souvenir de sa haute origine et l'excel-
lence des dons qui lui avaient été accordés.
C'est ce que fit le divin Sauveur en nous donnant l'admirable figure
de Marie , cette femme incomparable, si chaste et si pure, que le sou-
venir de sa vertu sans tache s'est perpétué à travers les âges, les
hérésies et les impiétés, sans qu'une voix se soit jamais élevée pour
contredire ce témoignage universel.
Il devait ensuite la présenter à l'homme, comme à la naissance de
l'humanité, et lui montrant la femme telle qu'il l'avait faite, bien plus,
telle qu'il l'avait réhabilitée, lui indiquer ainsi quels devaient être pour
elle désormais son respect et sa tendresse.
Ce fut l'objet des dernières paroles du Dieu rédempteur, alors que
du haut de sa croix, s' adressant au disciple qui représentait l'humanité
tout entière et à sa divine mère, il leur dit : Femme ^ voUà wtre (Us!
FUs, voilà mire mire!
Ces paroles tombées du Calvaire sont la charte d'émancipation de la
femme, et bientôt nous en verrons les admirables effets : Les disciples
du cruciâé ont porté au loin la parole de leur maître ; les f;3mmes ont
entendu la bonne nouvelle, et partout le foyer domestique a tressailli.
Pénétrez au sein de la famille chrétienne : tout a changé, les tradi-
tions primitives se sont réveillées. La femme a repris auprès de son
époux la place que Dieu et la nature lui avaient faite. La femme, c'est
<]e nouveau la compagne de l'homme, compagne pour lui si intime
AUX PREMIERS SIÈCLES DU CHKIStlANISMB. 41 1
que Dieu l'a tirée de la substance même de son époux, pour indiquer
qu'ils sont deux parties d'un même tout , qu'ils doivent être pour ainsi
dire devuc dans une menu chair; emnt duo in came unâ.
Jésus-Christ ajoute encore aux paroles de l'ancienne loi : Il compare
l'union de l'homme et de la femme à son union avec la sainte Eglise,
c^est-à-dire à tine union étemelle , une union qui ne peut être trou-
blée, d'où il ne peut sortir qu'une volonté , qu'un amour.
En même temps, saint Paul, digne interprète de son maître, qui en-
tend sainement sa doctrine et qui avec la liberté ne veut pas porter le
désordre au foyer domestique, saint Paul indique la hiérarchie dans la
famille : la femme doit obéissance au mari. Mais ce sera une obéissance
douce comme l'amour, comme la reconnaissance ; car l'autorité qu'il
donne au mari , c'est pour qu'il en couvre la femme , pour qu'il pro-
tège celle-ci contre sa faiblesse et ses entraînements.
Ainsi , par le mariage , la femme ne deviendra plus l'esclave , la
propriété de son époux. Le mari dans cet acte solennel ne simulera
plus un enlèvement ou une vente, souvenir odieux d'un régime brutal
et païen. Ils montent à l'autel, ces deux jeunes gens libres l'un et
l'autre, pour ne recevoir d'autre chaîne que celle d'une mutuelle fidé^
lité dont ils consacrent la jouissance comme le mérite au Dieu qui va
les unir ; ils s'épousent à jamais , l'un pour avoir un protecteur, l'autre
pour satisfoire à ce. besoin de protéger et de défendre, qui est l'apa-
nage de la fèrce, tous les deux pour répondre à ce puissant
instinct de dévouemeni et d'amour qui est un des éléments de la
nature humaine, et pour former comme un fai^au plus puissant à
triompher des épreuves de la vie , épreuves dont la plus heureuse exis-
tence ici-bas ne saurait être à l'abri.
Rien de phis naturel, ensuite, en présence des mœurs si pures des
premiers ehrétiens, que l'homme, trouvant dans sa jeune^compagne,
avec une fidélité' à toute épreuve, une tendresse et une abnégation
jusque-là inconnues, ait vu dans cet être si faible en apparence , mais
si fort par la foi et par le cœur, la consolatrice de sa vie , l'ange
gardien de sa famille, et se soit incliné devant elle dans un involontaire
hommage au dévouement et à l'amour.
Voilà la doetrine du Christianisme relativement au mariage ; voilà
412 LES CLASSES SOUFFRANTES
ridée qu'il en a doonée aux époux ; mais il fallait assurer riosiilutioa
coDtre la faibleise ci riocoDstance du cœur humain. L'Eglise y satisfit
en posant le dogme de l'unité et de VindissolubiUlé du lien conjugal
Certes ce double précepte était un juste hommage rendu è la dignité
de la femme; il faut,' indépendamment des conséquences sociales et de
Tordre dans les familles, que celle qui a donné tout son amour puisse
compter également sur un amour sans fin et sans partage ; il faut
qu'après une vie de démuemerU, une rivale effrontée ne vienne pas
triompher à ses yeux d'un oubli immérité ; mais cette heureuse con-
trainte était quelque chose d'inouï, d'impossible à réaliser au sein des
sociétés païennes. Ce précepte avait quelque chose de trop immatériel,
de trop élevé pour qu'il pût être en harmonie avec les mœurs de l'an-
tiquité. Les plus vertueux Romains répudiaient leurs épouses et nous
avons vu pour quels motifs. Il fallut que le Christianisme élevât le ma-
riage è la dignité de sacrement, qu'il spiritualisàt celte institution qui
tient de la terre et du ciel, qu'il en fit l'union des âmes encore plus
que des corps , pour arriver à l'abolition de la polygamie et surtout du
divorce. Mais le Christianisme avait opéré d'autres merveilles, il fit
encore celle-là, et c'est le plus grand bienfait qu'il ait pu rendre à la
femme, à l'enfant , à la famille tout entière.
On peut dire, en effet, que la famille est fondée de nouveau, les
liens y sont resserrés, l'ordre y est rétabli. L'enfant peut se réjouir en
voyant son sort assuré, mais la femme, la femme surtout a reconquis
la position que la Providence lui avait assignée ; désormais elle peut
se .consacrer à sa famille, à ses enfants, à son époux, ^e peut se
dévouer à leur bonheur ; elle ne sera plus chassée du foyer conjugal,
au mépris de l'amour, au mépris des serments, au mépris de l'huma-
nité ; car le lien qui l'attache à son mari n'est plus seulement le lien
de la chair et du sang ; c'est aussi , c'est avant tout un lien moral et
celui-là est scellé au ciel. Ainsi , quand les grâces de la jeunesse sont
passées, elle fieut rester sans crainte auprès de son époux, car son
époux est chrétien ; il conserve le souvenir de tout ce qu'elle lui a
sacrifié, de la fidélité qu'elle lui a conservée, du bonheur qu'elle lui a
donné ; d'ailleurs entre elle et lui n'y a-t-il pas et les enfants, fruit de
leur union bénie, et cette amitié qui succède à l'amour, sentiment
AUX PRBMIEE8 SIÈCLES DU GHRISTIANISHB, 413
moins vif et moins passionné , mais qui dure comme l'estinne et ta
reconnaissance sur lesquelles il est basé.
Voulez-vous contempler quelques-unes de ces unions transformées
par le Christianisme , quelques-unes de ces épouses telles que FEglise
les a faites : je ne parle pas de l'union de Joseph et de Marie , union
toute chaste et toute pure dont Timage nous est proposée moins comme
un exemple fait pour être imité que comme un type moral dont nous
devons seulement nous rapprocher ; mais dans les rangs des fidèles et
surtout parmi les saints de TEglise , voyez comment sont comprises
déjà la dignité, la spiritualité, Féternelle durée du lien conjugal. Toutes
ces grandes saintes que je représentais naguère comme les modèles
des mères sont en môme temps les modèles des épouses. L^ pères et
les mères des Grégoire et des Basile sont les types de Tunion chré-
tienne. Sainte Monique, la plus sublime expression de Tamour maternel,
ne se fait pas moins admirer par son dévouement conjugal. Pendant
qu'elle gémit sur les égarements de son fils, elle supporte héroïque^
ment les infidélités de son mari encore païen. Puis Dieu prend pitié de
tous ses sacrifices, et Tamour conjugal finit par remporter le même
triomphe que Tamour maternel.
Enfin, pour que l'exemple soit plus entraînant , la religion veut'nous
montrer sur ce trône même qu'avaient souillé tant d'outrages faits aux
lois de la nature , tant d'atteintes portées à l'honneur à la sainteté du
lit nuptial , la religion veut nous montrer un double et admirable mo-
dèle. Je veut parler du grand Théodore et de sa vénérable épouse,
Timpératrice Flaccille. Sans doute tout le monde connaît les grandes
vertus publiques et privées qui ont fait de Théodore une des plus belles
figures des temps anciens et modernes, mais ce qu'on sait moins
généralement c'est que ceprmceeut une épouse en tout digne de lui,
une épouse qui fut toujours le plus bel ornement de ses triomphes
comme elle lui offrit les plus douces consolations dans les épreuves
dont son règne si glorieux ne fut pas toujours exempt.
Cette illustre femme ne borna pas son rôle à celui d'une épouse ordi-
naire. Elle se souvint encore qu'elle était l'épouse de l'empereur et,
après avoir donné à son mari tout le bonheur domestique que l'on peut
désirer, elle sut trouver de plus, dans son âme généreuse et chrétienne,
414^ LBS CLASSES SOUFFaAHTBfi •
tes moyens de seconder puissamment les grands desseins que formait
Théodore pour le bonheur de ses sujets.
Les païens eux-mêmes ont donné des éloges à sa piété, à sa bonté,
à son amour de la justice; elle était la protectrice des opprimés et la
mère de tous les malheureux ; elle visitait les pauvres et les malades et
les soignait elle-même soit à domlcile,soitdan6 les hôpitaux; et comme
on lui représentait un jour que ces fonctions s'accordaient mal avec la
majesté impériale et qu'il lui suffisait d'assister les pauvres de ses
aumônes: Ce que je leur donne, dit-elle, c'est pour le compte de
l'empereur à qui l'or et l'argent appartiennent; il ne me reste que le
service de mes mains pour m'acquitter envers celui-ci qui bous, a
donné l'empire et qui leur a transporté ses droits (*).
Quoi d'étonnant après cela que la fomme chrétienne ait reconquis
cette dignité de mère de fomille si vénérable déjà dans les rares exem-
ples laissés par l'antiquité païenne, mais que nous pouvons admirer
tous les jours dans nos mères et dans nos sœurs. A la maison du
pauvre comme à celle du riche la mère de famille est partout honorée,
respectée; elle est comme le dieu du foyer domestique, et l'on pourrait
dire aussi le dieu de la société, car si dans ces siècles d'impiété et de
corruption le dépôt des saines traditions, des idées morales et religieuses
s'est conservé quelque part, c'est dans le cœur de la jnère de famille,
c'est dans le cœur de nos mères, sublime façon de témoigner leur
reconnaissance au Christianisme qui les a émancipées, et à la société
qui a accepté cette émancipation chrétienne.
Hais ce n'était pas assez de réhabiliter l'épouse et la mère , il fallait
réhabiliter la femme en général. C'est ici que la puissance de l'idée
chrétienne est plus admirable encore. C'est le Christianisme qui par-
vient à donner à la femme une valeur personnelle. L'épouse par ses
rapports avec son mari, avec le chef de famille, lui empruntait quel-
quefois une certaine considération ; mais la femme seule, la vierge,
c'est-à-dire la faiblesse au point de vue matériel et la faiblesse, isolée
de tout appui, quelle devait être sa position au sein d'une société qui
n'admettait que la force?
(0 V. BhorNcber, t. VH, p ovjdtoivMies.
AUX PUUHBBS ^GLBS DU CHBISTIAmSlIB. 415
AU reste la vierge, elle, n'existait pas dans la société païenne; la
femme qui n'avait pas d*époux n'était que la courtisane ou que réponse
abandonnée de son mari. Je ne parle passes vestales romaines; leur
virginité à terme n'était que le fruit de Torgueil de leurs familles et
aussi de cet effroyable supplice qui les menaçait si elles venaient à
«éillir (•).
Mais le Christianisme s'était posé comme la glorification de la fai-
blesse contre la force, comme le triomphe de l'esprit sur la chose ;
aussi, chose admirable! la vierge chrétienne , la personniOcation de là
force morale comme de la faiblesse matérielle , la vierge chrétienne
est placée au premier rang, au-dessus de l'épouse, au-dessus de la
mère bénie dans une nombreuse postérité.
En effet, aux yeux d'une doctrine éminemment spiritualiste , il y a
quelque chose au-dessus de la femme qui consacre à son époux sa
jeunesse, son amour et sa fidélité, en échange des honneurs de la ma-
ternité chrétienne, c'est la femme qui renonce à ce sacrifice racheté
pat tant de jouissances, qui itfoule dans son cœur les sentiments les
plus légitimes, qui dédaigne en un mot toute affection terrestre pour
se dévouer tout entière à un Dieu qu'elle ne connaît que par les yeux
de la foi, près duquel elle se consacre à line vie toute d'intelligence,
d'abnégation et de sacrifice dans une immortelle fidélité.
Qui de nous ne s'est approché quelq.uefoi8 d'une de ces saintes et
chastes filles qui ont dédaigné les bornes étroites de la famille pour se
dévouer à Dieu et à l'humanité tout entière?- Qui de nous, sous ce
costume si simple, ^ans ces yeux où respire un autre amonr que celui
de la terre, n'a deviné l'existence de ce qu'il y a déplus pur et de plus
aimable au monde, et lie s'est dit : voilà la plus haute expression de la
(t) Sept vestales dont la chasteté à terme est payée par de t>eaux folles, des cooronnes,
des rotMîs de pourpre , par la pompe des licteurs, par la multitude des esclaves et par
d'immeoses revenus, voilà tpul ce que Rome païenne put donner k la vcrlu chaste I D'Innom-
brables vierges évangéliques, d'une vie cachée, humble, austère, consument leurs Jours
dans les veilles, les JeAûcs et la pauvreté. — St Ambrolse, 11b. II. contre Sjmm.
Prudence nie même leur chasteté morale : « La vestale ce trouve point de repos sur sa
couche. Une invisible blessure fait soupirer cette femme sans noces pour les torches nup-
tiales.» Le même auteur «e moque de leur mariage qu'elles contractent après quarante ans
de virginité, ce qui leur était permis. — Voy. Chateaubriand. Étud Hist. t. V. p. 200.
416 LES CLASSES SOUFFRANTES
femme dans notre société nouvelle. Eh bien! ce type complètement
inconnu des païens, c*est le Christianisme qui Ta réalisé.
Dès les premiers siècles de TÉglise, le sang du Calvaire avait fait
germer une multitude de ces âmes généreuses. Aux lieux mêmes où le
désordre moral éCail le plus grand, dans cette Rome païenne où la
pudeur n*élait plus qu*un nom, de jeunes patriciennes accouraient se
consacre!* à Jésus-Christ au pied des autels. Le monde s'étonnait,
rintolérance les .persécutait; elles se multipliaient néanmoins et nous
les retrouvons dans chaque ministère hérotqqe de la charité naissante,
comme aux combat les plus glorieux des martyrs.
Sans vouloir parler ici de toutes ces vierges chrétiennes qui ont
continué, de former à tous les âges une des plus gracieuses, mais des
plus longues pages des annales de TÉglise, je ne puis en oublier une
qui les résumera toutes dans son admirable personne ; je veux parier
de cette jeune et touchante Romaine, martyre comme tant d*autres de
la fidélité qu'elle avait promise à son divin époux , de cette jeune Ro^
maine en faveur de qui le ciel fit un mfiracle pour lui conserver jus-r
qu'aux apparences de cette chasteté qu'elle avait tant aimée (') , sou-
veilir Immortalisé parle ciseau d'un grand artiste (*), mais immortalisé
plus encore par la voix de l'Église qui, depuis quinze siècles, vénère
cette illustre vierge Sous le nom de sainte Agnès.
Hais le Christianisme connaissait trop bien l'humanité pour ne sV
dresser qu'à l'épouse, à la mère, à la vierge, typeà qu'il avait élevés
si haut dans l'ordre de la nature et de la grâce; il eut aussi une parole
de consolation pour la femme tombée, il lui ouvrit la porte du pardon
à la condition du repentir. Lui dont la doctrine est si pure, lui qui a
créé la vierge, il est plus indulgent pour l'épouse déchue que les doc-
teurs de l'ancienne loi. Il protège la femme adultère que les Juifs veu-
lent lapider; il reçoit les larmes de la Madeleine; enfin c'est lui qui
(1) Une pieuse tndiUon raconte qae Minte Agnès, après avoir résisté aoi
comme aux sédolsanies promesses de ses Juges, fut condamnée à être exposée toute noe
dans on lieu iofflme; mais le ciel prit la défense de la cliatte épouse de Jésus-Christ: elle
▼It tout d'un coup croître ses longs cheveux qui enveloppèrent tout son corps et hit servi-
rent de vêtement; et pas un des jeunes gens qui étaient venus avec des intentioiis po^?
pables n'osa l'approcher.
(3) LeBemin.
AUX PlBMlBmS 8IÈCLBS DU CHRISTIAIIISIIB. 417
prononce cette parole, étemelle espérance pour ces âmes tombées :
ic II lui sera beaucoup pardonné, parce qu'elle a beaucoup aimé; »
voulant indiquer sans doute que Tamour du ciel peut consumer et faire
disparaître tous les stigmates de Tamour de la terre.
La femme est donc réhabilitée dans réponse et dans la mère ; elle
est élevée à la dignité de vierge, elle est consolée et relevée dans sa
chutes en un mot, voilà pour elle dans Tordre privé une nouvelle vie
dont elle est redevable au Christianisme.
Mais la femme a également une mission sociale à remplir ; le paga-
nisme la lui avait presque toujoursiléniée. « Jamais la femme n'inter-
venait dans le gouvernement de la famille ni dans les entreprises com-
merciales ou industrielles. Il ne fallait pas même qu'elle cherchât à
savoir quelles lois se discutaient au Sénat ou quelles émotions agi-
taient le forum ('). » (Test le Christianisme qui devait restituer à la
femme l'influence légitime qui lui appartient dans la société; et à cet
égard je ne saurais mieux faire que de répéter les belles paroles du
jurisconsulte éminent auquel j'ai empnmté déjà tant de détails. « Dans
le système du Christianisme la femme a une mission à remplir; elle
doit travailler comme l'homme pour le service du Seigneur, elle a la
même dignité morale que l'homme; si elle lui est inférieure en force,
elle le surpasse en foi et en amour. Il faut donc qu'elle sorte de cette
inutilité à laquelle l'ancienne Rome la réduisait, renfermée qu'elle
devait être dans une vie monotone et étrangère à la marche du mou-
vement social. La doctrine nouvelle lui fait au contraire un devoir
d'agir, d'exhorter, d'user de son ascendant communicatif, de partager
\eà combats des martyrs, de monter intrépide comme eux sur le bû-
cher. Elle va connaître le Fonim et le prétoire, jadis interdits à son
sexe ; car il faudra qu'elle sache y parler, s'y défendre, et y braver le
glaive de la puissance païenne. Jetée désormais dans la vie militante,
elle doit s'y tenir avec le courage des héros, avec la ferveur des mis-
sionnaires. Esclave, on la verra forte contre le maître qui voudra l'avi-
lir; épouse, elle sera l'interprète de la foi auprès de son mari; elle
obtiendra son adhésion ou saura résister à ses ressentiments. Mère,
(I) V. TroploDg. ob. sop p. 303.
418 LES GLAS8BS SOUPFaAHTBS
veuVe, vierge, dans toutes les positions elle a des devoirs nouveaux à
remplir. La charité sera surtout son partage et deviendra entre ses
mains une branche do Uadministration de la première société chré-
tienne. Il y aura même des dignités pour elle dans TÉ^se : diaco-
nesse, elle^era chargée, chose inouïe jusqu'alors, d'une partie de Tin-
struction. Elle partagera Tapostolat, elle prêchera aux femmes et
revêtira un caractère officiel. »
Le premier usage que fait la femme reconnaissante de cette hante
influence , c'est de propager au sein des familles la doctrine à laquelle
elle doit son émancipation et sa nouvelle dignité. Tous les monuments
des premiers siècles de rÉglise s'accordent à dire que le Christianisme
pénétra dans l'ancien monde par le moyen des femmes et des enfants ;
c'est une femme en particulier, Timpératrice Hélène, qui prépara le
règne si glorieux pour l'Église du preânier^empereur chrétien.
La femme ne se renferme pas dans cette sphère morale où une si
belle place vient de lui être faite; son zèle s'étend encore à son pays,
è son territoire, à ses lois, è la société tout entière. Quand l'empire
romain penche vers sa ruine, il y a des femmes qui le soutiennent de
leurs faibles mains; il y en a qui arrêtent les barbares et ae font les émules
des ministres de l'Église dans oette Uitte suprême. En Orient, Pul-
chérie dès l'âge de seize ans prend les rênes de l'empi? e que son jeune
frère Théodose est impuissant à teni^ encore. Elle s'impose et remplit
d'une manière admirable deux missions capables d'effrayer l'homme
le plus éminent, celle de diriger et de défendre ud empire tombant en
ruines, et celle de former le cœur et l'esprit du jeune souverain qui
doit le gouverner un jour. Plus tard, à la mort de son Jrère, proclamée
impératrice sans partage de l'empire d'Orient, ellè;joignit, dit Ttoplongt
aux vertus de la vierge chrétienne le génie d'un souverain. En Occi-
dent, Placidie, soeur d'Honorius, emmenée captive après le sac de
Rome par Alaric, adoucit les mœurs féroces de son vaitiqueur; elle
fit naitre chez Âtaulf , le successeur d' Alaric , le respect et Fadmiration
pour les institutions romaines, et loi persuada de les défendre, lui bai^
bare qui sortait des forêts de la (jermanie pour les renverser.- « Noble
et touchant enseignement de la fille de Théodose dans les fers (dit Am.
Thierry) , convertissant le frère d' Alaric à l'amour de Rome et conju-
AUX PBRMUBS SIÈGLSS DU CHRISTIANISHB. 419
raot par la puissance même ée sa faiblesse les maux que la folie dé-
loyale de son frère pouvait déchaîner sur l'empire (*). » Plus lard, mère
et tutrice de Yalentinien III, la même femme gouverne TOccident
pendant la longue enfance de son fils, au milieu des intrigues de ses
généraux et des formidables invasions des Vandales et des Huns.
Ces héroïnes chrétiennes seront suivies de bien d'autres : Geneviève,
la protectrice de Paris, Clotilde, la fondatrice de la religion dans le
royaume des-Francs,Théodelinde qui convertit les Lombards, Blanche
de Castille qui gouverne la France au milieu de la lutte des grands
vassaux, et qui nous donne surtout, dans la personne de son auguste
fils, le véritable modèle du roi clH>étien, Jeanne d'Arc, enfin, qui sauve
son roi et son pays. Voilà des types admirables qui nous montrent
suffisamment comment la femme, entre les mains de Dieu, va devenir
l'instrument souvent héroïque de ses plus grands desseins.
Voilà donc la femme vraiment émancipée par l'esprit et les mœurs
du Christianisme; la législation civile suivait, quoique lentement, cette
divine influence. Ainsi Ton voyait disparaître peu à peu les anciens
droits<fui pesaient sur la femme et elle en acquérait en même tempede
nouveaux conformes à ses prérogatives naturelles.
Le droit le plus odieux, celui dont l'^stence était incompatible avec
l'idée d'une union intime, d'une union véritable, le droit de vie et de
mort» en un mot, était tombé en désuétude dès le temps des premiers
empereurs, et Troplong croit que sous Néron déjà il n'^istait plus.
Cette heureuse transition avait coïncidé sans doute avec la naissance de
la société chrétienne. Les autres effets de la puissance maritale
vont s*effocer aussi complètement avec les formes civiles, qui seules
peuvent les transmettre. La confarréaUon antique et la eœmpéion ('),
condition et symbole à la fois de ce mariage païen qui faisait, de la
femme, la fille , l'esclave du mari plutôt que sa compagne , disparais-
sent tout a fait; elles sont remplacées par la bénédiction religieuse
(1) Histoire de Pltcldle, par Am. Tblerrj.
(2) La coofarréation étaHuDe forme solenneUe qu'employaient les tamllles palricieDoes.
On y voyait figurer dix témolot et Ton y oArait im gAtçau de fleur de froment et de ^el et
d'etu, symbole de l*iint0O de la sagesse et delà poreté.
La ooemption représentait dans toute sa crudité rtcbai de la femme romaine par celui qui
voulait Tacquérlr pour épouse.
420 LBS GLASSBS SOUFF|LiNTBS
qui, sous Tempereur Léon, devient le mode légal de constater Tunion
des époux.
En même temps qu'elles étaient délivrées d'une tyrannie odieuse, les
femmes recouvraient peu à peu, comme nous le disions tout à Theure,
la plupart de leursMroils naturels. On a peine à croire, aujourd'hui que
nous sommes loin des idées et des formes d'une organisation sociale
puissante et remarquable sans doute, mais arbitraire et contre nature,
on a peine à croire à la suppression de droits que nous regardons
comme imprescriptibles et sacrés ; cet état odieux et bizarre n'en
existait pas moins. Ainsi les femmes avaient été pendant longtemps
considérées comme des étrangères vis-à-vis de leurs enfants. Elles ne
prenaient point de part à la succession de ceux auxquels elles se ratta-
chaient cependant par des liens si intimes (*) ; elles n'avaient point
d'autorité sur eux et jamais on ne leur en confiait la tutelle.
Dès le règne d'Anlonin le pieux , c'est-à-dire au temps où les idées
chrétiennes commencent à pénétrer dans l'empire, un sénatus-con*
suite célèbre (*) était venu porter la première atteinte sérieuse à ce
régime contre nature. La mère dans certains cas fut appelée à la suc-
cession de ses enfants ; mais ce n'était qu'une récompense accordée à la
fécondité de celles qui avaient été assez heureuses pour donner un cer-
tain nombre d'enfants à la patrie. Cette heureuse innovation, dévelop-
pée un peu plus^ tard par Constantin et ses successeurs, fût enfln étendue
à toutes les mères par Justinien, quel que fût le nombre de leurs enfants.
Ce même prince, rendant hommage à la haute jK>sition que leur a faite
la providence dans la famille , leur accorda la tutelle légitime. Il appar-
tenait à celui qui transforma le vieux droit païen de Rome , qui l'épura
de tout ce qui lui restait encore d'odieux et de suranné pour l'enrichir
(1 ) Ceci, du moins, dans la léglslaUon intermédiaire, alors que la femme avait cessé d'être
complètement sons \tt puissance du mari, in manu viri. Précédemment, au contraire, sous
l'eipptre de la loi des douze tables, quand elle était sous la puissance maritale dans toute son
étendue, la femme, entrée dans la famille au môme litre que ses enCuits, héritait bien de
ceux-ci, mais ce n'était pas comme miref c'était comme agnate, comme sœur seulement de
ceux auxquels elle avait donné le jour. — Voir les InsUt. de Justinien et Ortolan, t. 9, p. i.
(3) Le séoatus-consulte Tertullien,La. femme est appelée à la succession quand elle a
trois enfants, si c'est une ingénue, et quatre, si c'est une alfranchie. — V. Inst. de Just et
Ortolan, t 9. page 63 1.
AUX PBBMIEIS SIÈCLES DD CHRISTIANISHB. 421
au contraire de toutes les conquêtes de Tesprit deTévangile, il lui
appartenait, dis-je, de consacrer au profit de la femme, au profit de la
mère, ce double triomphe de l'équilé.
Restaient deux institutions civiles qui devaient, par leur abolition,
compléter Témaucipation morale de la femme : le concubinat et le
divorce. Hais elles étaient profondément enracinées dans les entrailles
de cette société païenne et il n'était pas facile de les en arracher.
Aux yeux de TËglise, il n'y a pas de degrés dans la perfection du lien
conjugal , et tout commerce que la bénédiction nuptiale n'a pas légi-
timé est une débauche. Constantin , l'empereur chrétien , plein de zèle
pour l'Eglise, dut chercher èiiétruire le concubinat, mais il ne put que
l'attaquer indirectement « par la triple influence, dit Troplong, des
récompenses , des peines et de l'exemple. » Encore fut il en cela plus
loin que les moeurs du. temps ne le pouvaient permettre, et ses succes-
seurs furent obligés d'abroger les lois qu'il' avait faites. Ce fut Léon le
philosophe qui, en Orient, eut l'honneur de porter le coup mortel à
cette honteuse institution.
En Occident, le concubinat se perpétua longtemps au milieu du
désordre des mœurs apportées par les barbares, et il fallut tout le génie
et toute la persévérance d'un Grégoire VU pour l'extirper complè-
tement.
Quant au divorce, Constantin lui ôla tout prétexte en abolissant les
lois caducaires d'Auguste (*), et en rendant ainsi le mariage à sa liberté
naturelle, mais il ne put complètement le détruire; il dut se contenter
d'en limiter les causes et d'enlever aux époux tous Iqs prétextes frivoles
ou peu graves de répudiation. Encore son zèle l'emporta-t-il trop loin;
ses successeurs furent obligés de céder davantage à la faiblesse et à la
corruption du temps; et sous Justinien , dont la législation atteste
cependant le triomphe des idées chrétiennes, le progrès n'était pas
assez réel pour que ce prince pût effacer cette dernière trace du paga-
nisme et de ses mœurs dépravées. En Occident, les premiers temps du
(1) Ces Toit avalent pour effet de rendre caduques les succcssIods auxquelles auraient
été appelés les céUbataires. Noua avons vu plus haut comment Auguste, devant une ten-
dance générale à se soustraire aux lois du mariage et aux cliargea de la bmille, avait été
contraint de prendre cette mesure sévère.
422 LBS CLASSES SOUVFEAKTBS
moyen âge voient le même désordre moral ; mais les évèqiies , et sur-
tout les papes, luttent avec tant d'énergie que" Tidôe chrétienne Unit
par triompher.
Ainsi, cette réhabilitation de la femme, qui fût acceptée dèsTorigine
du Christianisme dans la famille et dans TEglise, rencontra plus de diffi-
cultés pour se faire consacrer par la législation de Tempire , et cela
alors même que le pouvoir fut tombé aux mains des empereurs chré-
tiens. Ceux-ci , en effet , malgré leur zèle , trouvèrent dans ce vieux
monde qu^ils étaient appelés à gouverner trop d'éléments païens, trop
de corruption morale pour lui imposer toutes les prescriptions de Ja
doctrine chrétiemte. Néanmoins, pour être lentes et laborieuses, 1^
réformes que la législation civile subit sous Tinfluence du Christianisme
n'en furent pas moins réelles et progressives, et déjà 01» potrvait prévoir
le jour où de cette antique organisation de la famille païenne il ne res-
terait plus qu'unsouvenir d'horreur pour les coutumes barbares qu'elle
consacrait, et de reconnaissance pour le religion qui les a fait dis-
paraître.
IV. — Le Pbolétaieb.
SoMUAiAB. — L'Eglise n'affiranchit pas Thorome pour le faire moarir de
faim : rémancipalion du travail suit rémaDclp&lion de Tesclave. — Le
travail dans la doctrine catholique , c'est une expiation , une épreuve^
un moyen de réhabilitation et de progrès, — Jésus-Christ consacre
cette doctrine par son exemple, il se fait ouvrier. — Les apôtres marchent
sur ses traces. — Le Christianisme crée la propriété et la liberté du
travail. — Lois du travail chrétien. — La repos du dimanche. —
Avenir du travailteur chrétien.
Mais ce n'étaitpastoutqued'avoir émancipé l'esclave, d'avoir protégé
Tenfant et réhabilité la femme; il fallait encore, eux libres, leur donner
le moyen de vivre et de vivre sans s'humilier. Le Christianisme ne pou-
vait pas leur dire, comme le monde païen à l'ancien affranchi : — Val
désormais tu es libre , pourvois comme il te plaira à ta subsistance ;
mais garde-toi de travailler : Souviens-toi quetu eseitoyenl — Le Chris-
AUX PEBHinS SIÈGUS DU CHllSTIAinSMB. 423
tianisme quand il accorde un bteofait ne le fait pas à demi , et surtout
jamais il ne se joue par de pompeuses et vaines paroles de la misère
humaine.
Le Christianismte, qui avait réhabilité Tesdave, TenCant et la femme,
devait donc réhabiliter le travail. Aussi , dès Taf rivée de la doctrine
évangélique , tout change à cet égard : Toisiveté n'est plus ua droU
pour le citoyen et le travail une œuvre d'esclave. L'oisiveté est ttn vice,
le principe de tous les vices , et le travail est élevé au rang des vertus^
Le caractère du travail découle d'ailleurs du dogme de la chute de
rhooime que vient nous rappeler TËglise. D'après ce dogme, le travail
c'est pour l'bomme une expiation , une épreuve, c'est-à-dire la voie
non plus de l'abaissement et de la dégradation , mais de la réhabilita-
tion et de la vie.
Ce n'est donc plus un crime pour le citoyen de consacrer ses bras
et son inteiligepcè à sa famille et à son pays. Le travail devient au
contraire une loi et ua devoir dans la société nouvelle. Chacun doit
travailler à la vigne du Seigneur, c'est la condition du mérite et de la
récompense. Les rôles, il est vrai, ne sont pas les mêmes pour tous; la
Providence divise le travail selon les capacités et les positions sociales;
il y a les travailleurs de la pensée et les travailleurs de la matière ;
mais tous sont les ouvriers du Seigneur , tous convergent au
même but; tous marchent, k travers la môme épreuve, au progrès^ à
la réhabilitation, à la vie; tous auront la même récompense.
Et ceci n'était pas une doctrine stérile ; ce n'était pas une dérisoire
consolation, pareiUe à celles que la philosophie antique, du sein de soa
oisiveté patricienne, jetait à l'humanité souffrante ; Jésus-Christ consa-
crait sa doctrine par l'autorité de l'exemple. U s'était fait homme pour
réhabiliter l'homme, il se Ht ouvrier pour réhabiliter l'ouvrier. Il connut
pendant trente années la sueur et la fatigue , et pour qu'on ne l'accusât
pas de ne s'être adressé qu'aux artisans les plus élevés dans l'échelle
du travail, il choisit un des métiers les plus infimes : « N'est-ce pas là
le charpentier, le fils de Marie? » demandaient dédaigneusement les
Gentils en parlant du Sauveur. Ce charpentier, c'était le divin auteur
de la religion des pauvres et des affligés, réhabilitant, dans sa per-?
sonne, l'homme du peuple, le travailleur.
424 LES CLASSES SOUFFRANTES'
Les apôtres marchent sur les traces de leur maître; eux les ouvriers
de la pensée par excellence, eux les messagers de la divine parole, qui
annoncent partout la bonne nouvelle et qui ont bien droit, à cet égard,
qu'on leur donne le pain matériel, quand ils distribuent le pain de la
vie morale, ils ne dédaignent pas le travail manuel. Saint Paul, qui s'est
fait entendre dans FÂréopage, saint Paul , quand il ne prêche pas, fait
des corbeilles pour gagner sa nourriture et ne pas être à charge à ses
frères. Les évéques, les prêtres, les clercs de la primitive Eglise
suivent ce mémorable exemple. Non seulement ils travaillent pour
eux-mêmes, mais ils travaillent encore pour faire vivre les malheu-
reux , et quand ils ont prélevé ce qui leur est rigoureusement néces-
saire , le reste est le trésor de la charité.
Du reste dans tous les âges , depuis la naissance du Christianisme
jusqu'à nos jours, ceux de la grande famille chrétienne qui se réuniront
en communauté pour aspirer au plus haut degré de la perfection reli-
gieuse, auront toujours soin, comme JésusXhrist et ses premiers
disciples, de joindre le travail à la prière et de vivifier Tun et l'autre
par ia charité.
^ Si le Christianisme a réhabilité le travail , on peut dire aussi qu'il a
créé pour le travailleur la propriété du travail.
Sous le 4)aganisme, nous l'avons vu, le travailleur, c'est-à-dire
l'esclave, était privé non seulement du domaine de la terre, mais
encore de tout droit sur son propre labeur. On lui jetait sa nourriture
comme au cheval qui a fourni sa course ; c'était là tout ce qu'il devait
attendre. Le Chûstianisme, au contraire ^ en proclamant la liberté de
l'homme lui garantit aussi les fruits de cette liberté. La même main
qui lui rendit la propriété de lui-même , lui rendit la propriété de son
travail ; son travail en effet c'est son intelligence, c'est son activité,
c'est sa vie. « Lemonde antérieur à Jésus-Christ, dit un grand orateur
chrétien , n'avait pas su que la propriété du travail était essentielle à
l'homme Le riche avait dit au pauvre : — Je suis le maître du sol, il
faut que je le sois de ton travail sans lequel le sol ne produirait rien.
Le sol et le travail ne font qu'un. Je ne veux pas travailler parce que
cela me fatigue, et je ne veux pas traiter avec toi parce que ce serait
me reconnaître ton égal» et te céder une partie de ma propriété ea
AUX PRBMIBIIS SIÈCLES DU CHRISHAHISHB. 425
échange de tes sueurs. Je ne veux pas avoir besoin de toi ; je ne veux
pas reconnaître qu'un homme m'est nécessaire pour chausser mes
pieds , et pour ne pas aller nu ; tu seras donc à moi ; tu seras ma
chose aussi bien que la terre, et tant qu'il me conviendra j'aurai
soin que tu ne meures de faim !.... — Après cela était-ce donc peu de
chose, que d'établir dans le monde ce grand principe ; l'homme
n'est 'jamais sans la propriété; l'homme sans la propriété n'existe
pas; ta propriété et la personnalité solit tout un ! ,N'était-ce pas faire
une révolution dans le principe de la propriété, et une révolution
dont aucun législateur n'avait eu la pensée ? Eh bien ! Jésus-Christ
l'a faite , il a rendu l'homme à jamais propriétaire de son travail, le
pauvre nécessaire au riche et entrant en partage avec lui de la liberté
et des sources de la vie , et nulle terre n'a plus fleuri que sous la main
du pauvre et du riche, unis par un traité et stipulant par leur alliance
la fécondité de la nature (*}. »
Une autre loi sortait de l'enseignement chrétien : c'était la liberté
dans le travail même. Le travail, en effet, par cela qu'il est une expiation
et une- épreuve, doit être accepté volontairement. Au point de vue
économique et progressif il faut aussi que le travail se développe dans
la sphère des goûts, de l'aptitude , de l'intelligence du travailleur. Mais
cette loi, chrétienne dans son origine en même temps que sage aux
yeux d'une saine économie sociale, aura de la peiné à se dégager au
sein de l'organisation du vieux monde romain. Sous les premiers
empereurs chrétiens eux-mêmes, comme je l'ai dit déjà, on sera
obligé d'appliquer, contre la vieille doctrine de l'oisiveté païenne,
un remède presque aussi dangereux que le mal. Mais c'est le temps
où l'Empire penche vers sa ruine; le sort de toutes les classes
devient insupportable. L'Empire , pour conserver unis tous ces élé-
ments près de se séparer, resserre les liens de sa centralisation despo-
tique. C'est le temps où tout devient forcé. Chacun est rivé à un service
public. On est contraint à la cwrée, c'est-à-dire à l'administration
municipale, à la perception des impôts , à ses risques et périls;" quoi
d'étonnant qu'on soit aussi contraint au travail , à telle industrie, à tel
(1) Lacordaire, Conf., t. \\\înfL%LWCB de la toeiété catholique quant à la prO'
priété, p. 317 à 390.
Tome IV. 28
426 LBS CLASSES SOUFFAAMTBS.
métier bérédilaire? Cest la loi générale l tous partagent le même mal-
heur. Mais cette vieille société va s'écrouler sur elle-même, et du seio
de ses ruines on. verra sortir, avec le triomphe de la Croix, le triomphe
de ridée bienfiaisante qu'elle a apportée avec elle, c'est-à-dire Téman-
cipation de Tbomme, la dignité, la propriété, et la liberté du travail.
Mais- le Christianisme, en rendant à l'homme avec le travail une
source de progrès matériel et moral , ne voulait pas l'écraser sOus le
poids du bienfait. Si le travaifest nécessaire à Thorome, il ne peut
pas être incessant; il Tant que l'ouvrier ait un moment pour s'arrêter
sur la route qu'il a parcourue et pour reprendre haleine avant de con-
tinuer son chemin. Il faut qu'il puisse de temps à autre se recueillir
pour remercier la Providence de la protection qu'elle lui a prêtée , et
l'implorer encore pour la nouvelle épreuve qu'il va subir.
L'Eglise chrétienne comprit ce besoin du tiavailleur, et, par son en-
tremise, celui qui mesure les jours et les nuits selon les forces de
l'homme , chaque semaine , aussi , ménagera pour loi le jour du repos.
Le Christianisme, en un mot, consacra la loi du dimanche, qui répond
dans une si admirable mesure aux besoins matériels et moraux de l'ou-
vrier, loi vraiment sage, prévoyante et humanitaire, devant laquelle
les philosophes et les économistes se sont inclinés, en y reconnaissant
les caractères d'une institution que l'homme n'a pas inventée.
Le s6rt du travailleur. est donc complètement changé; dans l'an-
cienne société, que le travailleur fût esclave ou qu'il fût le prolétaire
nourri des secours de FEtat, c'était toujours l'immobilité dans la ser-
vitude ou l'immobilité dans la misère. Aujourd'hui le travailleur part
de la pauvreté, mais, s'il a de la conduite et de l'énergie, il peut s^élever
au bien-être, il peut s'élever à la richesse. Dans tous les cas, le travail
pour lui est une arène où l'attend toujours une victoire morale ; s'il
n'arrive pas à la fortune, il arrive toujours à la vertu, c'est-à-dire à
quelque chose qui vaut mieux que la richesse, à quelque chose qui
l'ennoblit aux yeux de Dieu et aux yeux des hommes et qui lui attire
des hommages enviés souvent de ceux qui nous paraissent plus fortu-
nés que lui.
Edouabd de la BASSETIÉRE.
LETTRES D'ITALIE
Troisième lettre (*).
IV.
La voie appienne, — Tombeau de Cécilia Métella. — Cirque et temple
de Romulus. — La plaine des aqueducs.
Je marchais depuis une heure déjà ; j'avais laissé derrière moi le colum-
barium de3 Scipions et la basilique de Saint-Sébastien ; j'apercevais au
sommet d'un mamelon traversé par la voie appienne , à droite , une ruine
crénelée, à gauche , le mausolée de la fille de Quintus-Crétius , femme de
Crassus, entouré de murailles et de tours carrées également crénelées; sa
masse prodigieuse, sa conservation également parfaite , sa forme ronde, la
couronne de créneaux dont il est surmonté en font le donjon de la forteresse
dont il est le plus solide élément de défense. Cette singulière destruction n*a
pas peu contribué à lui faire traverser les siècles où s'accomplit la ruine de
tant de monuments funèbres qui lui servaient de cortège. Dans ce nouvel
âge de fer on ne^ conservait que ce qui pouvait facilement se transformer
en citadelle. A cette même époque la moles Adriana (aujourd'hui château
Saint- Ange) perdit^ comme le mausolée de Métella, sa riche colonnade sou-
tenant le toit conique sur lequel l'empereur Adrien était emporté dans un
superbe char de bronze. Ils durent tressaillir de honte et de douleur dans
leur sarcophage de marbre , les os blanchis de ces fier^ Romains, en enten-
dant résonner sur leur tête les pas répétés des Barbares qui violaient
ainsi la demeure sacrée des morts. La tour de Gécilia renferme encore
une chambre sépulcrale, mais le sarcophage a étà emporté; il gtt oublié
et exposé aux mutilations des enfants dans la cour intérieure du' palais
Farnése. Au-dessous de la corniche sur laquelle s'élevaient jadis les colonnes
soutenant le ddme régne une belle fri^e composée de bucranes rehés entre
eux par des draperies ; cette sculpture est d'un bel effet et rappelle parfai-
tement la destination du monument qu'elle entoure.
(I) VoirlaRerue, T. lU, p. 4M-439, cl T. IV, p. i^^-iss.
428 LBTTBRS
J'a?aîs remarqué dans ta ?allée qui précède ce mamelen une enceinte
considérable et rectangulaire ; désirant en connaître la destination ayant
de poursuivre mes r^erches sur la voie appienne, je m'y dirigeai ei ne
tardai pas à me trouver au centre d'un cirque assez bien conservé pour
qu*il me fût facile d'y reconnaître les galeries du pourtour sous lesquelles
dii-huit mille spectateurs pouvaient se passionner à la course des chars et
des chevaux. Je voyais encore la place où la roue frisait la borne en l'évi-
tant (metaque fervidis evitata rotis)« celle où des joueurs de flûte placés sur
de hautes tours animaient les lutteurs par le son de leurs instruments. Non
loin de là , sur le penchant d'une colline qu'attristait le feuillage grb des
oliviers, se massaient d'autres murs et d'autres tours de brique; c'étaient
la villa de Uaxence , et le temple dédié par lui à Romulus. Les voûtes tom-
bées de toutes ces constructions m'offraient dans leur arrachement une sin-
gularité encore inexpliquée : elles étaient remplies de grandes urnes de terre
noyées dans le blocage, était-ce pour les rendre plus légères ou plus sonores?
je vous livre ces deux appréciations, libre à vous de décider. Je sortais par la
porte cintrée donnant entrée dans le cirque lorsqu'un spectacle inaliendo
vint frapper mes regards ; de là je dominais la campagne désolée qui côtoie la
voie appienne à l'horizon ; les montagnes bleues de la Sabine et du Latium
festonnaient le ciel de leurs crêtes arides ; sur leurs pentes je voyais se
grouper, au milieu des arbres et de la vapeur, les villages de Tivoli, de Fras-
cati et d'Albano ; leurs maisons blanches scintillaient au soleil comme des
pierres précieuses, enchâssées qu'elles étaient au milieu d'une sombre verdure;
plus bas d*énormes aqueducs profilaient leurs lignes souvent interrompues
dans hi plaine déserte que je foulais aux pieds. Leurs grands cintres de
briques s'enlevaient tantôt rouges et lumineux, tantôt noires et sombres sur
l'azur adouci et lumineux des montagnes. Quelques peupliers, quelques
ormeaux penchés par les vents du nord sur cette terre qui ne peut les
nourrir , n'avaient plus assez d'ombrage pour que le berger et ses chiens,
seuls habitants de ces landes sauvages , pussent y trouver un abri contre les
ardeurs du soleil. A quelques pas de moi sur la droite, des terres rouges et
fraicbement remuées, des fûts de colonne des sarcophages, et des cippes en
marbre ou en brique me tirent souvenir que depuis quelques temps les
fouilles commencées sur ce point avaient fait découvrir une nouvelle voie
romaine (via appia nuova) enfouie à vingt-cinq pieds sous terre avec des
temples, des maisons et de nombreux tombeaux. La tristesse et la gran-
deur de ce spectacle me rappelant une autre nation, je m'écriais avec Cha-
teaubriand : — quel désert I Quel silence ! infortuné pays ! malheureux Grecs!
d'italib. ^29
— La France perdra-t-elle ainsi sa gloire, sera-t-elle ainsi dévastée et foulée
aux pieds d^ns la suite des siècles ? Pour mettre en fuite toutes ces lugubres
pensées, qui ne m'étaient que trop inspirées par la mélancolie du pays qui
Bi'en?ironnait, je me levai en prenant la direction ^'un petit bois de chênes
verts que j'apercevais à quelques centaines de pas de moi sur le sommet
d'un plateau. La mousse que j'arrachais en marchant me découvrait à chaque
instant quelque nouvelle substruction de briques ; ces mamelons répétés
n'ét«^ent que les débris entassés des villas romaines. J'approchai du massif
de chênes verts, une voûte obscure était là devant moi, j'y plongeais mes
yeux scrutateurs, quand le sifflement d'une couleuvre me fit relever la tête :
elle glissait lentement sous ce cintre qui s*enfonçait dans )a terre : était-ce
la gardienne de ces ruines , ou l'esprit du Dieu qui habitait le petit bols vers
lequel je dirigeais mes pas? Un Romain eut peut-être reculé , je continuai
ma route. Au milieu de la petite enceinte de chênes séculaires un espace
rond de quelques métrés existait encore ; mon guide prononçait à voix
basse le nom de Numa et d*Égérie : j'y aurais cru volontiers, tant le lieu
me paraissait bien choisi pour écouter les jnystérieuses paroles de la
nymphe charmante. Un poète eut entendu le bruit de ses pas sur la mousse
fine et moelleuse, il eut vu sa main blanche soulever la draperie légère,
retenue par une ceinture d'or autour de sa taille noble et flexible : pour
moi je ne voyais rien qu'un sol aride et sauvage ; je n'entendais que le bruit
du vent dans le non* feuillage des chênes ; les savants me disaient que la
vraie nymphée à*Égérie était près de la porte Capène; faisant taire
mon imagination , j'écoutais la science et l'archéologie ; puis je me remet-
tais en route vers la voie appienne que j'ai trop oubliée, ce me semble. Après
avoir passé le tombeau de Gécilia Hétella , on marche encore pendant un
long espace sans rencontrer d'autres mausolées, puis ils s'entassent et se
groupent tout â coup , offrant à vos yeux surpris des columbarium sans
nombre, remplis de niches et de vases cinéraires encastrés dans ces niches ,
de beaux sarcophages de marbre blanc, des bustes, des statues, des
mosaïques. Des inscriptions en belles majuscules romaines vous apprennent
que jadis comme aujourd'hui encore l'orgueil ne s'arrêtait point sur le
seuil du sépulcre, et que la mort impitoyable moissonnait à tout âge. On
m'a montré le tombeau de Sénèque : c'est dans sa villa placée à côté quHl
dut se couper les veines; plus loin j'apercevais celle des frères Quintilii,
assassinés par Commode qui désirait leurs biens, puis enfin je m'arrêtais
devant trois tumulus que Ton croit être les tombeaux des Horaces et des
Guriaces. Je m'étais retourné, les tombeaux étant devenus plus rares et san9
430 LETTRÉS
inlérêt; le soleil se couchait, rougissant de fies derttiers rayods les sd-
houeltes fantastiques de tous ces monuments de la mort ; je voyais sur les
dalles irréguliéres de la voie qui s'étendait plane et droite jusqu'à l'horizon
les traces des chars romains qui y avaient creusé leurs traces, dix-huit siècles
avant celui où je vivais ; je ne regrettais pas les campagnes désertes , elles
prêtaient leur sombre harmonie à cette nécropole de la Rome antique ; mais
je saluais avec transport le ddme lumineux de Sàinl- Pierre, car bien qu'il
m'arrachât au charme des souvenirs , il me rappelait qu'une civilisation
nouvelle , qu'un nouveau culte et d'autres hommes avaient remplacé ceux
dont les cendres remplissaient encore les vases des columbariam en
ruine.
V.
ta colonne Trajane et Antonine. ^- Le Panthéon.
J'ai peine à en finir avec les monuments de la Rome des Césars ; beau-
coup découpent le ciel de leurs cintres monotones , mais le pavé de la ville
moderne en recouvre un plus grand nombre encore ; en remodtantle forum,
à partir de l'arc de Septime-Sévère, on laisse sur la gauche la prison Momer-
tine et le mont Capitolin ; il faut alors se rejeter sur la droite, on ne tarde
pas à rencontrer la place des CoUonace ; sur l'un des côtés s'élève enfoui
aux deux tiers un portique d'une belle architecture corinthienne avec frise
remarquable représentant les arts de Pallas. Ce portique à dO faire partie
d'un système suivi de décoration qui entourait le forum de Nerva.
Plus loin , au milieu du forum de Trajan , la colonne Trajane ; comme
son nom l'indique , elle fut élevée par Trajan lorsque les Daces eurent été
vaincus par les Romains ; elle fut pour eux le souvenir d'une de leurs plus-
belles victoires en même temps qu'un de leurs pIiLs beaux monuments. Bien
supérieure à la colonne Antonine, comme détails et comme moulures , elle
la surpasse surtout par 4'élégance de ses proportions; la colonne Antonine,
d'un travail incorrect et lourd, monte sans diminution jusqu'aux
lourdes ovîes du chapiteau. La colonne Trajane se renfle au tiers de sa
hauteur et s'amoindrit légèrement avant d'arriver aux belles moulures qui
la termment; mais, moins heureuse que sa rivale, le colqui l'entoure
domine les premières assises de sa base. Cette base quoique mutil<!e , sur-
tout vers les arêtes , vous montre encore de curieux bas-reliefs représen-
tant les vêtements et les armes de guerre des vainqueurs et des vaincus. Le
d'italib. 431
travail en est fin, d'ane exécution savante et habile, bien que d'un faible
relief: il a de la saillie et ne nuit pas à TefTet d'ensemble , en laissant la
plus grande importance aux compositions en spirale qui entourent le fût
en en faisant vingt-trois fois le tour. H est difficile d'étudier une à une les
2500 figures qui vous représentent les événements principaux de l'expédi-
tion de Trajan contre les Daces ; il suffit de quelques heures d'examen pour
se convaincre de la perfection de chaque groupe et de chaque personnage;
les Romains ne nous ont rien laissé de plus complet, c'est de l'histoire*
ciselée dans le marbre. Raphaël et Michel-Ange, le Rramanle et San
Sovino sont venus tour à tour y chercher des inspirations, et la France
guerrière a vouhi couler en bronze sa copie pour que l'avenir se souvint
de ses triomphes. Serait-il possible d'en faire un plus bel éloge ? Quelques
autres débris sont encore disséminés dans les environs de la colonne
Trajane,mais les antiquaires jettent une telle confusion dans les ruines de
Rome par une quantité de noms appliqués au même objet, que je préfère
m'abstenir d'en choisir un (jans la crainte de commettre une erreur ; an
reste, les débris dont je vous parle sont si peu importants qu'il ne faut pas
trop regretter de les voir subsister sans acte de naissance. Passons donc
promptement devant le temple de Vesla et de la Fortune virile, reproduction
médrocre de la maison carrée de Nîmes , traversotis rapidement le Circus
maximus, où a peut-être eu lie\i l'enlèvement des Sabines et où l'on vient
d'établir un gazomètre... et arrivons enfin au Panthéon, le seul monument
bien conservé dont je ne vous aie point encore entretenu.
Le Panthéon, construit sous le règne d'Agrippa, n'est point, comme la plu-
part des ruines antiques, renfermé dans Tenceinte bâtie par Tarquin ; il se
trouve donc enveloppé de constructions modernes, puisque la ville nouvelle
a presque abandonné les sept collines pour se rejeter dans la direction du
fort Saint- Ange et du Vatican; son portique seul fait face à la place de la
Rotonde, ce qui permet d'en saisir les détails et les diverses proportions.
Je ne me chargerai point de Vous les transcrire ici, le premier Guide venu
vous réduira le monument en pieds« en pouces, en lignes, ne vous fera
grâce ni des profils des architraves, ni de ceux des bases et des chapiteaux ;
pour moi qui déteste cette singulière façon d'apprécier une construction,
je rechercherai seulement si l'ensemble du temple offre des lignes pures et
harmonieuses sans avoir le compas à la main pour m'assurer si cette mou-
lure n'a point un centimètre de plus ou de moins qu'elle ne doit, singulière
aberration du génie qui, en ramenant toujours rarchiteclure antique à des
proportions exactes, a constamment arrêté l'imagination des artistes en les
432 LBTTB£S
obligeant à se renfermer dans un cercle étroit, qui né leur permettrait m
de varier , ni d'étendre leurs monuments à de grandes proportions, sans
violer les régies fondamentales de leur art. *
Le Panthéon comme la plupart des monuments antiques m'a paru beau-
coup trop voûté ; les colonnes de granit du portique sont certainement profi-
lées d'une façon trés-habile, les chapiteaux corinthiens sont finement taillés,
mais pourquoi ce feuillage maigre surmonte«t-il une colonne si robuste et si
simple ? C'est le tronc d'un chêne donnant naissance aux feuilles de la fou-
gère. Je l'ai toujours pensé» le chapiteau corinthien ne peut s'harmoaiser
qu'avec un fût cannelé ; s^ on l'établit sur une colonne lisse« il faut alors le
galber simplement comme au Golisée, et encore conserve-l-il toujours son
étemelle monotonie; voyez-en un, vous connaîtrez tous les autres. Éta-
bti.xsez de suite une comparaison avec nos chapiteaux du XIlI* siéde, si
Taries, si élégauls, si largement compris dans leur savante exécution; il
sera impossible de nier dans le rapprochement de ce simple détail la supé-
riorité de l'architecture du nord sur celle des pays méridionaux ; je reviens
au Panthéon. Le fronton est beaucoup trop élevé relativement à sa lon-
gueur, il écrase les colonnes sous sa masse disgracieuse ; les Romains n'ont
point imité en cela les heureuses proportions des frontons des temples de la
Grèce, qui •ont en élévation une hauteur presque moitié moindre de celui
du Panthéon. En pénétrant à l'intérieur je ne pourrai m'empécherde vous
dire que la coupole pèse beaucoup trop sur les maigres colonnes qui la
supportent. Mais il faut néanmoins en admirer la savante construction ;
depuis des siècles, elle a résisté aux incendies répétés qui n'ont pu ébranler
sa puissante courbure» et l'architecte romain a fait preuve d audace et de
génie, en projetant pour la première (bis une voûte aussi massive sur un
vide si énorme. La décoration intérieure du Pantliéon est sim^e et sévère,
lés caissons de la voûte ont vu enlever leurs ornements de bronze, les dalles
de porphyre et de vert antique qui forment le pavé sont brisées et disjointes,
les colonnes de jaune de Sienne çt ^e granit oriental ont perdu leur poli,
mais la croix de Jésus- Christ bnlle dans la niche profonde où Jupiter lan -s
çait sa foudre, la Vierge de Bethléem surmonte l'autel où l'on adorait l'im-
pudique Vénus. Jean d'Udinc, Perrio del Vaga, Balthazar Peruzzi, Annibal
Carrache remplacent les illustres Romains; Raphaël y fait oublier les noms
des artistes les plus glorieux de la Grèce et de Rome. C'est en eOet sous la
protection de celle dont la douce et suave figure nous est si connue par ses
oeuvres merveilleuses qu'il dort enveloppé dans son linceul de gloire. Une
simple plaque de marbre blanc, scellée dans le mur du côté d^ l'Évangile,
d'italib. 433
nous rappelle ce jour de deuil où l'ou vit s'éteindre à trente-sept ans le
plus puissant génie artistique des temps modernes; Rome entière, agenouillée
autour du monument funèbre , pleurait son artiste bien-aimé et^, au moment
où la dallé de marbre allait pour toujours recouvrir son pâle et beau
visage, on vit arriver le pape Léon X ; « il se prosterna dans une ardente
prière, bénit Raphaël et lui prit une dernière fois la main qu'il arrosa de
ses larmes. » (Âudin, Hist. de Léon X).
Venise a élevé à Michel-Ange, au Titien, à Canova des sarcophages
superbes où des figures allégoriques rappellent les diverses branches de
l'art dans lesquelles ont excellé ces hommes célèbres. Ces pompeux mau-
solées ne m'ont point fait regretter la simple épitaphe du peintre d*Urbin«
Je trouve même de trop ce distique ampoulé, ciselé dans le marbre par le
cardinal Bembo :
llle hic est Raphaël timuit quo sospite vinci
Rerum magna parens et moriente mori.
Le doux nom de Raphaël ne suffit-il pas pour rappeler à la mémoire les
Stanze et les Loges du palais des Papes , la Transfiguration , les portraits
et les vierges, fleurons sans nombre de sa brillante couronne d'artiste.
VI.
Les églises de Rome — St^Pierre. — Le Vatican. — Le Musée du
Capitale,
J'ai terminé i la coupole du Panthéon mes pérégrinations dans la ville
des consuls et des empereurs; une autre coupole plus élevée, plus légère
dans ses proportions s'élève au delà du Tibre ; celle-là me rappelait les
dieux de la mythologie et leurs cérémonies cruelles, celle-ci supporte dans
les airs le signe du salut des hommes . de Thumanité et de la grandeur du
dieu des Chrétiens. Si l'antiquité païenne avait couvert le sol de Rome de
monuments sans nombre, la religion triomphante de J.-C. a su conserver
tout ce qui avait échappé aux destructions répétées des barbares. Elle n'a
pas tardé, sous le gouvernement éclairé de ses pontifes, à reconstruire sur
tous les points de l'antique capitale des basiliques, des églises, dont on
viendra toujours fouler les pavés de marbre, pour admirer les merveilles
artistiques qu'elles contiennent.
434 L£Tnss
Vous avez Uni de fois lu des descriplioss de Saiot-Piem que je o'eotre-
prendni point de passer en rerae les tombeaux, lesslatoes. les mosaïques,
les dontres qui garoissenl ses murs, ses voûtes, ses frises et ses coupoles.
Je chercherai seulement à vous faire partager les diverses* impressions
que j'ai éprouvées en parcouiant cet énorme monument. Mais je dois
Tavouer, ma tâche devient ici délicate et fort difficile. Je vais heurter bien
des opinions contradictoires et me faire appliquer par vous-même peol-
étre, comme à l'alouette si poétiquement chantée par on enfant de la
Vendée (*}, ces vers spirituels et naïfs :
Que me dites- vous là? quel bizarre langage?
Alouette, je vous engage
A ne pas le tenir devant un autre oiseau:
11 publierait partout qu'en montant au nuage
Vous avez du bon sens perdu rentier usage, •
Que vous êtes enfin malade du cerveau.
Mais je vous ai promis de ne point modifier mes sensations artistiques
par le contact d'une opinion différente de la mienne , et , an risque d*être
entendu par d*autres oiseaux , voici ce que je pense de Saint- Pierre.
C'est une église et ce n*en est pas une ; c'est le plus vaste temple du
monde et il parait petit ; pendant trois siècles les plus grands artistes ont
concouru à la construction et à Tembellissement de Tinter ieur, et cependant
aucun monument n'est plus pauvre en objets d'art d'une valeur réelle.
Lorsque vous êtes arrivés à l'entrée de la place circonscrite par la riche
colonnade du Bemin, votre œil suit avec admiration les contours harmonieux
de la belle coupole, création de Michel-Ange; mais, à mesure que vous
approchez de l'obélisque égyptien élevé par Fontano au centre de cette
place, vous voyez disparaître peu à peu celte coupole, seule portion réel-
lement admirable de l'édifice. Enfin la boule et la croix qui la surmonleùt
s*efl*acent derrière la déplorable façade de Maderne. Elle apparaît seule
avec ses fenêtres carrées , ses lourdes colonnes, son attique sans caractère
surchargé dès plus colossales et des plus médiocres statues qui se puissent
voir. Cette triste façade ne peut s'appliquer à rien : ce n'est ni celle d'un
palais ni celle d'une salle de spectacle, encore moins celle de la maison de
Dieu. Au reste, j'en dirai autant des portiques de Saint-Jean de Lalran et
de Sainte-Marie Majeure. La nouvelle basilique de Saint- Paul-hors-les-murs
(1) N. Emile Grimaud ^Fleurs de Vendée.
d'itâlib. 435
a au moins le triste avantage de ressembler à quelque chose : c'est une
fort belle gare de chemin de 'fer. Les noms de Maderne, du Bernin, de
Marchionni, devraient être maudits par tous les amateurs de la belle archi-
tecture du XVI* siècle. Ils ont à eux seuls défiguré Saint-Pierre et entraîné
Tarchitecture dans celle voix déplorable ou Borromini devait commettre
les plus monstrueuses extravagances. L*un d'eux, Blademe, comme je
vous l'ai dit , a gâté l'œuvre de Michel-Ange en masquant par son affreuse
façade l'œuvre si grandement conçue de l'architecte florentin ; le second a
perdu l'intérieur de la coupole en y élevant un édifice de bronze du plus
mauvais goût que l'on appelle le baldaquin de Saint-Pierre. Par ses propor-
tions démesurées il amoindrit celles de la coupole , tranche en deux parties
la longueur de la nef et ne permet plus d'en saisir d*un seul coup d'œil
l'immense étendue. N'est-ce pas lui qui a fait cette ridicule chaire de Saint-
Pierre ? assemblage indescriptible d'évêques , de pontifes empanachés de
mitres « de costumes sacerdotaux surchargés de lourdes broderies , que le
vent . ce me semble, ne devrait pas si facilement tourmenter et coller autour
de leurs jambes : ils soutiennent de l'extrémité de leurs doigis, gracieuse-
ment arrondis, une chaire qui pèse plusieurs milliers de livres. Et celte
sainte Véronique s'enfuyant au milieu d'une tempête qui va lui arracher
ses vêlements, n'h-t-elle pas l'air de crier au voleur? Et toutes ces statues
sans nombre qui grimpent le long des pilastres, qui s'accrochent par le bas
des reins aux écoinsons des arcades des nefs latérales en agitant leurs
bras et leurs jambes, qui pendent dans le vide des cintres , ne croirait-on
pas quelles s'apprêtent à exécuter quelque ronde de ballet? Celle exagéra-
tion des reliefs de la statuaire appliquée à la décoration architectonique, et
si en dehors de toutes les règles de l'art et du bon goût , a été poussée à
un tel degré dans la chajpelle du chœur, que les cardinaux et les évêques,
inquiets des gestes désordonnés auxquels se livraient une multitude de
figures en marbre de dix pieds de haut , mal assises sur la saillie des
corniches, ont pris la sage précaution de fkire attacher par des liens de fer
ces jambes et ces bras de Damoclès toujours suspendus sur leurs têtes.
Si j'abordais un à un les nombreux tombeaux qui décorent l'intérieur de
l'église , vous verriez que la plupart, s'ils étonnent les regards par leur
prodigieux amas de marbre de toute couleur, sont bien loin de le séduire
par la beauté des fotmes architecturales, ou des statues qui les décorent.
Je fais cependant des réserves pour le superbe tombeau de bronze de
Sixte IV, couvert de gracieuses figurines exécutées par Ant. Pallajuolo ,
pendant cette période du XVI* siècle» qui a produit en Italie de si admirables
436 LBTTBBS
chefs-d'œuvre de statuaire , et pour le tombeau — de h même période —
de Paul III Farnèse, par Guillaume Delaporte. Sa statue de la Justice
excitant une admiration trop passionnée , on la fit couvrir d'une tunique en
métal par le Bemin, surnommé \eculoUier à la suite de ce travail. (C'est
lui également qui a déshonoré le fronton du Panthéon par ces deux clochers
spirituellement comparés à deux oreilles d'âne). 11 faut également s'arrêter
devant le tombeau de Clément XIII , par Ganova ; la figure du pape est
belle; les lions couchés entre le génie de la mort et la religion sont sans
contredit ce qu'il y a de plus remarquable comme exécution ; puis enfin
devant celui de Pie Vil, par Thorwaldsen. La statue de Yelléda , par
Maindron, rappelle singulièrement celle de la Sagesse, placée à la gauche du
pontife. N'oubliez pas, avant de quitter Saint-Pierre, de vous agenouiller
longtemps devant la Pieta de Michel-Ange ; vous comprendrez difficilement
tant de science et d*énergie dans un ciseau de vingt-quatre ans ; je consi-
dère cette œuvre comme une des plus remarquables du grand sculpteur : la
vue n'y est pas fatiguée par ces excès de la forme matérielle et par ces
mouvements forcés que l'on retrouve dans les tombeaux des Médicis. Je ne
vous enlretienUrai pas longtemps des grandes mosaïques qui décorent les
autels de Saint-Pierre , reproduisant les œuvres les plus remarquables de
divers artistes; c'est une tentative louable, puisqu'elle conservera sinon la
ligne et la couleur exacte , au moins l'ensemble des œuvres merveiHenses
que renferme la Pynacothèque du Vatican.
J'ai dit en commençant que l'église dédiée à Saint-Pierre était énorme
et paraissait petite ; cette impression est réelle , et se produit sur tous ceux
qui soulèvent l'énorme rideau qui voile la porte de la nef centrale. Voici, ce
me semble, à quelle cause on doit l'attribrer : les piliers rectangulaires qui
soutiennent les voûtes et la coupole de Saint-Pierre sont si énormes (quel-
ques-uns' présentent une surface de plus de 17 mètres carrés) que l'œil du
visiteur ne peut pénétrer dans les bas côtés ; puis, comme je vous l'ai déjà
dit , le baldaquin du Bemin ferme l'église au centre , sous la coupole ; il
faut donc visiter tour à tour chaque travée , chaque chapelle , chaque nef,
pour se faire une idée exacte des proportions gigantesques de tout l'édifice;
votre imagination , en réunissant une suite nombreuse de comparaisons ,
finit par se convaincre de l'immense étendue du monument , mais cette
immensité, vous ne pouvez ni l'apprécier, ni lavoir d'un seul coup d'œil.
Saint-Pierre est plutôt une réunion d'églises considérables qu'une basilique
unique et formant un tout complet. Si je pouvais ici vous développer une
longue théorie artistique , vous comprendriez promptement combien nos
D*ITALIS. 437
monuments du XIII* siècle, où vous embrassez d'un seul regard tontes les
parties de Téditice, où les légères piles des nefs permettent de plonger
dans les profondeurs les plus reculées des voûtas, des chapelles, des
absides et des transepts, l'emportent en harmonie d'ensemble et en élégance
de proportions sur la célèbre métropole romaine ; vous regrettriez, comme
moi, de voir tant de trésors enfouis , tant de génie employé pour n'arriter
qu'à un résultat fort incomplet. Pénétrez dans n'importe quelle église
gothique , votre pensée lui donnera toujours ime étendue plus considé-
rable qu'elle n'en a réellement ; en entrant dans SaintrPierre vous réduisez
de suite le monnment â la moitié de sa dimension exacte ; on répondra
à cela: mais c'est un effet de l'harmonie, ce n'est qu'une qualité de plus
dans la construction. Je ne saurais croire, cependant , que ceux qui ont élevé
Saint-Pierre aient appliqué toutes les ressources de leur génie artistique à
couvrir un espace énorme de voûtes et de coupoles, pour que leur réunion
manquât de grandeur ; s'ils ont fait grand , c'est qu'ils espéraient obtenir
un grand résultat d'ensemble; ils n'avaient pas compris, sans doute, que
l'architecture romaine elle-même , lorsqu'elle s'applique à des proportions
gigantesques, nécessite par une logique rigoureuse, de même que l'archi-
tecture grecque , des formes massives qui , en alourdissant l'édifice , lui
enlèvent entièrement son caractère de grandeur. Pourquoi , en eflfet , ces
piles énormes, dont la moindre occupe l'emplacement d'une chapelle , et
qui, toutes réunies^ rempliraient la plus grande de nos églises gothiques?
Pourquoi ces murailles cyclopéennes de quinze pieds d'épaisseur , si ce
D*est pour résister à la pous.<(ée des voûtes si partantes de cette coupole
si lourde, qui néanmoins écrase et chasse piliers et murailles hors de la
perpendiculaire? Saint-Pierre a été en partie copié sur le temple de la Paix,
dont les ruines se voient encore dans le Forum. Les hauteurs de ses nefs
dépassent de quelques pieds seulement celles du temple romain. Mais
ses architectes, plus habiles que ceux de Saint-Pierre, n'ont employé
que des briques dans tout le monument ; ils ont pu dès lors , ayant des
matériaux légers , élever leurs voûtes sur des piles beaucoup moins grosses,
qne celles de Saint-Pierre , mais ils sont restés encore bien en arrière de
nos artistes chrétiens du Nord, qui, sur des faisceaux de colonneltes légères
ne mesurant pas plus de deux mètres de surface, ont souvent porté leurs
voûtes à plus de cent pieds de hauteur, constructions sveltes et magni-
fiques , où ridée rehgieuse .se retrouve dans les moindres détails et qui
depuis plusieurs siècles ont résisté droites et perpendiculaires aux ruines
des hommes et du temps. Ma conclusion, vous la comprenez facilement:
438 LETTRES
c'est la snpériorité ioconlesUble de rarchHeclure o^vale sar celle des
Romains et des Grecs ; si yous doutez encore , entrez avec moi dans
Téglise de la Minerve , et vous verrez si Ton est en droit tie nier que l'archi*
tectore du Nord soit applicable aux climats méridionaux. Voyez ces
piliers délicats, formés de colonnes accouplées qui reflètent dans le poli de
leurs marbres précieux Téclat des lumineuses verrières : voyez ces solides
Yoûtes d*aréte dont chaque section de mosaïque vous rappelle les faits
miraculeux du Nouveau-Testament; cette douce et harmonieuse lumière, qui
circule dans les nefs , né vous inspire- 1- elle pas un plus profond recueille-
ment, que toutes ces nudités de marbre, que tous ces caissons dorés qui
tapissent les yoûtes et les murailles de Saint-Pierre où un soleil ardent
trouve des verres sans couleur, enlevant ainsi au monument ce charme indé-
finissable et religieux que Ton ressent toujours dans les nefs assombries de
nos catliédrales chrétiennes. Ne croyez pas néanmoins que cette critique
sévère (*) s'étende au monument lout entier. La coupole de Saint-Pierre
restera toujours comme un trait d'audace plutôt que de génie « mais on
admirera éternellement les superbes proportions de sa courbure, Télégance
de ses colonnes accouplées et de sa décoration intérieure.
Je suis presque tenté d'abandonner la métropole romame sans vous
parler des cérémonies de la Semaine Sainte . qui attire tous les ans une si
grande affluence d'étrangers dans la capitale du monde chrétien. Les offices
religieux de Saint-Pierre et de la chapelle Siiljue ont été trop fréquemment
décrits par des plumes célèbres , pour que j'ose marcher dans ce sentier
si souvent parcouru. Vous savez , du reste , aussi bien que moi , que ces
pompeuses cérémonies sont recherchées comme un spectacle extraordi-
naire où l'on court plutôt avec l'intention d'y satbfaire ses yeux qu'avec le
désir d'assister avec recueillement au service divin. Si les chants y sont
beaux et savants, ils n'ont point, à mon avis , celte suavité simple et grave
que je m'attendais à y rencontrer. La bénédiction pontificale urbi et orbi
a cependant un caractère imposant et solennel qui rachète tout ce que la
fâcheuse tenue des étrangers , qui peuplent Saint-Pierre pendant ces jours
de deuil et de prière, a pu vous laisser de désagréable dans le cœur. Pour
bien juger l'eflet de cette cérémonie grandiose , il faut choisir un point con-
venable d'où l'on puisse voir Rome entière s'incliner sous la niain du pape
et la loge d'où partira cette bénédiction qui doit s'étendre au monde eatho-
(1) Hlchel-Ange, dans une lette écrite * BiaUrê Barthofomée, critique Tivement in
plans de StiDt-Pleire. '
P'ITALIB. 439
lique tout entier. J.*avais rencontré ces deux conditions réunies. L'année
française se groupait dans un ordre admirable autour du grand obélisque
d*Héliopolis ; ces quelque mille hommes ainsi ranges n'occupaient qu'un
bien petit espace sur cette surface immense ; j'en étais effrayé en songeant
que c'était la seule digue à opposer au flot impur de la révolution qui, avec
l'aide de Dieu, viendra se briser impuissante au pied du meilleur et du
plus saint des pontifes. Le peuple de la ville et celui des campagnes avait
déjà' envahi les degrés qui conduisent au péristyle, les colonnades elliptiques <
du Bernin , et les rues adjacentes. Celte foule innombrable s'entassait, se
pressait, mais restait silencieuse et recueilhe ; un soleil radieux dardait ses
brûlants rayons sur cet océan de têtes, au milieu desquelles les coiffures
blanches des femmes de Frascati ou d'Âlbano offraient un piquant contraste
bvec la chevelure noire des antiques descendants de Romulus. Enfin les
cloches agitent l'air de leurs vibrations sonores , toutes les fenêtres de la
façade de Saint-Pierre se peuplent de brillants uniformes ; les mitres des
cardinaux et des évêques apparaissent bientôt derrière le balcon pontifical.
, Une attente in^licible fait taire toutes les bouches, le silence le plus complet
s'étend sur cette multitude immense : une figure blanche et lumineuse se
montre soudain portée sur un trône ; c'est le pape assis sur le siège de
Saint-Pierre; il lit pendant quelques secondes dans un livre qui lui est
présenté, puis, se levant de toute sa hauteur, il étend les bras comme s'il
voulait embrasser le monde entier dans cette ardente étreinte. Ce geste
était sublime ; (au mUieu de cette grande ouverture sombre et profonde,
on eut cru à une apparition surnaturelle): puis, ramenant ses deux mains
devant lui , il bénit longuement toutes ces têtes inclinées par l'émotion et
le recueillement; alors les cl(»ches reprirent leurs bruyantes volées, les
canons du fort Saint-Ange ébranlèrent l'athmosphère de leurs détonations
répétées, et la foule s'écoula lentement, pour revenir dans quelques
heures assister au coup d'œil fantastique de la basilique entièrement illu-
minée. C'est en effet un spectacle unique au monde que ces milliers de
petites flammes brillantes qui dessinent toutes les lignes architecturales
de l'église et de la colonnade du Bernin; à huit heures précises une
multitude de globes lumineux viennent s'ajouter comme par enchantement
aux guirlandes d'étoiles attachées aux flancs de l'œuvre de Michel-Ange.
Cette illumination est féerique et ce changement i vue ne s'explique que
lorsqu'on sait que quatre ou cinq cents San Petrini (ouvriers chargés du
soin d'entretenir Saint-Pierre) sont placés sur tous les points de cette
énorme construction et peuvent, sans être vus, à un signal donné, mettre
440 LBTTBE8 D^ITALIB.
le feu à des vases remplis de matières inflammables ; pour jouir complè-
tement de ce lumineux coup d*ϔl , il faut monter sur les terrasses de
la Villa Mèdicis; de ce point de vue qui domine Rome, on croirait à un
vaste incendie ; on peut alors sans exagération , comme le fameux diamant,
des Anglais , comparer Saint-Pierre à une montagne de lumière.
OCTAVB D£ ROCHEBRUNE.
NOTICES ET COMPTES-RENDUS.
LE DEVOIR,
COMÉDIE EN DEUX AC^ES ET EN VERS ;
POÈMES ET BLUETTES,
PAR M. CH. DE BATZ-TRENQUELLÉON (").
Quand on songe que les Odes funambulesques sont, de toutes les
poésies publiées d^uis longtemps, celles qui ont fait et font encore le
plus de bruit, et que Fauteur de ces fariboles humouristiques porte à
sa boutonnière un témoignage de haut encouragemeat , on doit com-
prendre que le moment est mal choisi pour mettre au jour de beaux
veP6 où palpitent de généreux sentiments, d'émouvantes strophes qui
évoquent de pieux souvenirs, de hardis alexandrins qui arrachent le
masque à la félonie ou la pourpre au vice triomphant.
Voilà pourtant ce que vient de faire M. Ch. dé Batz-Trenquelléon ;
— et il a bien fait! — seulement, il ne faut pas qu'il compte sur un
succès étourdissant. Il n'aura pas la vogue pour lui. — r La vogue
affectionne les tréteaux; elle a loué sa grosse caisse et son cornet à
pislOD aux acrobates delà foire littéraire.
Des vers qui soupirent et prient, qui pensent et raisonnent, qui se
souviennent et espèrent, qui s'enthousiasment pour le bien et se cour-
roucent contre le mal, de pareils vers ne sont-ils pas évidemment hors
de saison? — Croit-on la génération actuelle , cette génération décré-
(1) Vol. la- 18 Jésus, à paris, chez Dentu; prii :s fir.
Tome IV. 29
44^ NOTICES £T COnPTES-BENDUS.
pite avant Tâge, capide et sensuelle, qui fait du hasarâ son Dieu, de la
Bourse son temple, qui piétine dans la boue de Tagiotageet des spécu-
lations viles, n'aspirant qu'à posséder vite pour jouir plus tôt, la croit-
on disposée à prêtef Toreille à la voix du poète qui vient, intempes-
tivement, lui parler de religieuses traditions, de chastes amours, d*en-
gagements sacrés, de morate,de probité, de courage, de patrie et
d'honneur?
Une muse vertueuse! dîra-t-on ; et les uns de hausser les épaules,
et les autres de lui souhaiter le prix Monthyon, et tous — ou presque
tous — de lui tourner le dos.
M. de Trenquellébn ne se fait pas d'illusions à eei égard. — Il
n'ignore pas combien notre époque est dédaigneuse pour toute produc-
tion littéraire qui n'est pas une apologie de ses folies ou de ses erreurs ;
il sait très-bien que sa poésie n'obtiendra pas le sourire de Turcaret;
qu'elle ne voltigera pas dans les boudoirs du demi-monde; que son
vers ne sera ni blanc, ni flamboyant^ ni rutilant aux yeux du prince
de la critique; — il sait tout cela ; eh ! que lui importe ! — il a
sacrifié d'avance les bravos de la foule aux sympathies du petit nombre,
à l'estime des hommes de goût et de cœur; — elles ne lui feront pas
défaut; etlà^est le véritable succès!
La première partie du recueil que vient de faire paraître M. de
Trenquelléon, se compose d'une comédie en deux actes et en vers. Le
Devoir. — Cet ouvrage, présenté au concours de poésie ouvert |)ar
l'Académie de Bordeaux en 1856, y remporta le premier prix. — Une
médaille d'or fut décernée à l'auteur.
Rapporteur de ce concours, nous avons déjà porté, sur la comédie
de M.deTrenquelléon, un jugement dont le lecteur voudra bien nous
permettre de reproduire ici le texte. Notre opinion n'ayant point varié,
nous ne ferons subir aucun changement aux termes' dans lesquels nous
l'avons exprimée. Les voici :
« Le Devoir; comédie en deux actes. — La maxime : Fais ce que
dois, est-elle si généralement suivie, qu'un acte de loyal désintéres-
sement ou de noble sacrifice ne cause aucune surprise, n'inspire aucun
intérêt, et que l'accomplissement d'un devoir, exposé au théâtre, soit
sans fruit pour la morale? — Telle est la question que l'auteur s est
LB UYO». . 443
posée et à laquelle il a essayé de répondre par la comédie qu'il vous
a envoyée. »
« Vous connaissez Tidée; il faut maintenant que vous sachiez
comment cette idée a été mise en action, el quel est, de tous les devoirs
sociaux, celui qui, dans ce poëme dramatique , a triomphé, après une
lutte vive et douloureuse. »
« Maurice de YilUers et Roger de Yaubert, anciens amiade collège,
appartiennent Tun et Tautre au monde doré de la capitale. — Ils sont
tous les deux admis dans Tintimité de M. d'HarviUe, riche banquier,
mari d'une jeune et jolie femme, et père de M»* Henriette, fruit d'un
premier hymen. »
« Maurice aime sincèrement la fille du banquier, mais il se cache
cet amour au fond de son cœur, la main de M^ie Henriette ayant été
demandée par Roger. — Celui-ci , caractère changeant et léger,
séduit par la grâce et l'esprit de M™« d'Harville, oublie Henriette et
les promesses de mariage qu'il a échangées, et devient follement amou-
reux de la femme du banquier. »
(c Maurice, qui a compris cette passion coupable, loin de l'attiser
et d'en profiter pour ouvrir son cœur à Henriette, cherche à rappeler
Roger à de plus dignes sentiments, et, ne réussissant pas, il s'adresse
hardiment à M.^^ d'Harville, dont la vertu est au moment de se laisser
vaincre. Il lui fait entrevoir l'abime où elle va tomber. M^^ d'Harville
reconnaît le danger; elle est sauvée. »
« Quand Roger se présente, il reçoit de Mm« d'Harville un accueil
dont la froideur est trop éloquente pour qu'il puisse garder une espé-
rance. — Roger, blessé dans sa fatuité, s'éloigne et quitte Paris, à la
grande joie de Henriette qui l'eût épousé par soumission à la volonté
de son père, mais qui ne l'aimait pas. — Le cœur de la jeune fille
appartenait tout entier à Maurice qui l'ignorait. On comprend le dénoû-
ment : Maurice épouse Henriette; tous les vœux sont comblés. »
<c Maurice, prompt à sacrifier à l'amitié les plus chers intérêts de son
cœur, Maurice a vaillamment rempli son devoir, et il a été récompensé
de sa noble et généreuse conduite par un mariage qui fait son bonheur.
-^ N'hésitez jamais devant le devoir, et ,à défaut des hommes, Dieu vous
en tiendra compte. — Telle est la moralité de cette œuvre charmante.»
444 noTiCBS bt comptes-rendus.
« Sans doute, dans cette petite comédie, la mise en cmvre laisse
parfois à désirer; — l'opposition entre les caractères n'est pas toujours
assez sensible ; quelques scènes sont trop longues, et je dénouement, à
partir de la moitié du second acte, est trop prévu ; — mais, ces réserves
faites, nous n'avons que des éloges à donner. — L'intrigue intéresse
dès le début ; le dialogue est toujours du meilleur ton ; les réparties
sont spirituelles, les réflexions justes ; le vers est correct, élégant, cha-
leureux à propos. En un mot, d^ns cet ouvrage qui n'est pas inférieur
à plus d'une pièce en vogue au théâtre,. la pensée est toujours excel-
lente et le style à la hauteur de la pensée. » — Faut-il vous le
prouver?
ACTE PREMIER, scèwe i.
HENRIETTE.
Pourquoi ne pas venir vous-même ?
VAURICB.
Je ne puis.
HENRIETTE.
Kl ais nous vous attendrons.
MAURICE.
Mille grâces... et puis ,
Je vais diner en ville aujourd'hui chez ma mère.
. HENRIETTE.
Ah ! j'y renonce alors...
' MAURICE, souriant.
Un repas très-austère :
Des convives perclus, toujours sentencieux,
Qui blâment notre époque et vantent nos aïeux.
Mine D*HARVILLB.
Ce n'est pas gai.
MAURICE.
D^accord. Mais je les laisse dire
Et réprime avec soin jusqu'au moindre sourire.
LE DEVOIB. 445
Pourquoi les attrister par mes discussions?
Ils ont leurs préjugés; moi, mes illusions.
Respéictons les vieillards : ils ont vu la tempête ;
Et quand leurs pas tremblants traversent notre fête ,
Courbons-nous, jeunes gens ! — Ces hommes ont véeu ;
Et, pour rire, attendons que nous ayons vaincu !
— Je me fais un devoir de ne point leur déplaire :
S*ils ma froissent, eh bien ! un regard de ma mère,
Un mot parti du cœur m'enlève tout souci ;
Et quand je me relire, elle me dit : Merci I.
Je suis heureux.
vj^e d'harville, avjsc malice.
Malgré tout votre esprit j'ai peine à concevoir
Que Ton mène de front la mode et l§ devoir.
MAUBiGE, s'animant.
Devoir ! tout est devoir pour celui qui raisonne :
Soit quMl vole aux plaisirs ou bien qu*il s'emprisonne ;
Dans les salons peuplés de mensonge et de bruit.
Dans son humble mansarde où Fétude le suit ;
Dans le monde élégant, splendide comédie,
Dans l'ombre où son esprit médite sur la vie !
nme b'harvtllb, amecune gravUé comique.
Vous êles effrayant ! ! — Je vais faire atteler. ,
MAURICE, 8e%U^
Ils sont tous mes amis, tous, dans cette maison ,
Et ne les point servir ce serait trahison.
Oh! pour moi l'amitié n'est pas ce mot vulgaire
Que la foule prodigue en ne l'estimant guère!
Je tiens qu'il faut aimer plus par ses^actions
Que par les vains dehors des protestations ;
446 MOTIGES^ST COlffTBS-BEIlDUS.
Qu'il faul souffrir parfois du bien que Von fait ùailre ,
Et faire des heureux quoiqu'on ne puisse Tètre !
ACTE IL — sciME I.
MAURICE , àM, et Jfroe d'HarvUle,
Je n'ai jamais aimé ces joyeux sans souci
Qui, ne comprenant pas quel devoir les engage,
Acceptent en riant le joug du mariage
Pour unir une dot aux débris de la leur ,
Et consultent la bourse au détriment du coeur.
Doublez votre fortune, oui ! — Mais quand une femme
Vous accorde sa main, vous avez charge d*ème.
Le luxe, la toilette et les plaisirs mondains
Ne sont que des hochets misérables et vains.
Ce qu'il lui faut d'abord, c'est une amitié franche ,
Un cœur où librement son cœur loyal s'épanche ,
Une estime sans borne, un appui généreux
Le véritable amour, ami de la sagesse ,
Survit à la beauté, survit à la jeunesse ;
Ce n'est pas un volcan, ravageur, insensé,
Qui laisse un vide affreux où sa flamme a passé :
C'est un feu pur et vif dont l'égale lumière
Projette ses rayons sur une vie entière.
Ce n'est pas un éclair qui brille et qui s'enfuit :
C'est un astre innocent qui veille jour et nuit ,
Et dans deux cœurs soumis à sa chaste influence,
Verse comme un reflet d'immortelle espérance.
Trouverait-on de plus beaux vers d^nt la meilleure pièce du
théâtre contemporain?
LE DBVOIR. 447
Et cette souplesse dans te style, cette élévation daiis les idées, cette
grâce et pette vigiieifr se reprodaisent dans les Pûé'mes et Bluettes qui
forment la seconde partie du volume. — C'est toujours au même foyer,
— le sentiment du devoir, — que s*allume l'inspiration du poète ;
son thème ne varie pas , mais sa voix , — et voilà ce qui en fait le
charme, — change de ton a^^ec la plus heureuse facilité.
Mélancolique dans la Fleur plébéienne, joyeuse dans Plaisir et
Charité, sombre dans les Assassins, carressante dans Enfantine, elle
prend, dans Pa^m^ un accent solennel qu'elle quitte un instant dans
Simplette^ pour le ressaisir, avec plus de puissance et d'éclat, dans les
Aïeux.
Cette pièce, qui clôt magnifiquement le recueil de M. de Trenquelléon,
suffirait, à elle seule, pour placer son auteur au rang des poètes de
premier ordre ; — et les quelques vers que l'espace accordé à cet
article nous permet de détacher de cette admirable élégie, prouveront
au lecteur que notre amitié ne s'enthousiasme pas sans raison. —
Ecoutez :
LES aïeux. — A man père.
Hélas ! tu me l'as dit^ je sais que l'avenir
D'avoir compté sur lui saura bien me punir.
Que la mer où je cours est grosse de tempêtes.
Que ce siècle n'est pas le siècle des poètes,
Et qu'un brin de laurier qu'on butine au printemps
S'effeuille avant l'hiver sous l'étreinte du temps.
Je le sais, ô mon père ! et je sais plus encore.
— Je sens le poids du jour à peine à mon aurore :
Novice voyageur, envisageant le but.
Je déplore souvent le destin qui m'échut,
Et parfois murmurant contre les défaillances .
Qui viennent ébranler mon cœur et mes croyances,
Des antiques vertus follement envieux ,
Je voudrais remonter aux jôtitrs de nos aïeux I
448 NOTICES ET COMSTES-BERDtJS.
Les voilà l les voilà ! — Leurs armes colossales
FoDt gémir en passant Técho des vastes salieâ :
Mon cœur a tressailli d'un légitime orgueil.
Venez, ô chevaliers ! venez, sacrés fantômes !
Quand les mâles vertus manquent parmi les hommes,
On les redemande au cercueil !
Venez J ce rejeton d'une race amoindrie ,
Quoique déshérité de la chevalerie ,
Se ressouvient toujours des preux dont il descend ;
Il a plus d'une fois, feuilletant Votre histoire ,
Senti comme un souffle de gloire
Dans son théorbe frémissant !
Venez ! nous parlerons d'assauts et de batailles.
Et, courbant jusqu'à moi vos vertus et vos tailles,
— Comme aux jeux d'un enfant se prête un vieux soldat.
Vous laisserez ma main, débile et sans vaillance,
Ma main que briserait le poids de votre lance ,
Raconter les jours de combat !
Hélas! pour buriner cette noble épopée.
Il faudrait un burin taillé sur votre épée.
Un cœur vaillant et fort, digne de vos grands cœurs.
Âh ! versez dans le mien le feu d'un saint délire.
Et que votre épée et ma lyre
Fraternisent comme deux sœurs !
Et, dépassant le seuil, la phalange héroïque
Lentement se rangeait autour de mon foyer ;
Et moi, seul au milieu de celte foule épique.
Je sentais mes genoux ployer.
C'étaient de beaux vieillards, blanchis dans la mêlée.
Et qui, mûrs pour la gloire et pour l'éternité ,
S'étaient couchés un soir dans leur froid mausolée,
Croix en main et glaive au côté.
LB DEVOlIt. 449
Celaient des jeunes gens dévorés par la guerre ,
Qui, pages de la veille et tout à coup héros,
S*indigQaient, sous les plis du linceul militaire,
D'être condamnés au repos.
G^étaient, c'étaient surtout, parmi ces chères ombres,
De pieux conquérants, intrépides croisés,
Aux croix rouges brillant sur des armures sombres.
Aux écussoQS fleurdelisés.
Puis c'étaient des martyrs tombés loin des bataille»,
Quand Téchafaud dressait son bras ensanglanté,
Qui n'avaient pas voulu survivre aux funérailles
Des rois et de la royauté!
Je vous adjure ici , fantômes séculaires ,
Vous qu'on^vit traverser Tabime et ses colères !
Dénonçant les écueils à la postérité ,
Qui donc la soutiendra dans sa course nouvelle?...
— Et les preux répondaient d'une voix solennelle :
« Courage , amour, fidélité ! »
Sous lo niveau du temps ont disparu vos traces,
Et , depuis , c'est en vain que nos jeunes audaces
Creusent au plus profond de ce sol tourmenté :
Nos bras sont défaillants, et notre foi chancelle...
— Et les preux répétaient d'une voix solennelle :
« Courage , amour, fidélité! ^
Quand nous pleurons sur toi, fugitive patrie,
Si souvent méconnue et si souvent meurtrie
Et par la tyrannie et par la^ liberté ,
Qui donc nous ouvrira la patrie éternelle?...
— Et les preux répétaient d'une voix solennelle :
« Courage, amour, fidélité ! »
450 NOTICES ET COMPTES-RENDUS.
Et puis tout disparut avec un bruit d'armure ,
Que récho renvoyait comme un vague murmure,
Comme un adieu du rêve à la réalité ;
Et, tombant à genoux, dans un élan suprême
Je dis ce que les preux m'avaient dit à moi-même :
« Courage, amour, fidélité! »
Oui , ces atetix, ces hommes de vieille et forte race, ils méritaient
réclatant hommage que, par une bouche inspirée, leur rend aujour-
d'hui la piété filiale. — N'est-ce donc pas à un Trenquelléon que
Henri iy,en train de conquérir son royaume , écrivait ceci :
a Mon faucheur, mets des ailes à ta meilleure bête ; j'ai dit à Mon-
D tespan de crever la sienne : Pourquoi ? tu le sauras de moi à Nérac ;
n bàte-toi^ cours, viens, vole! C'est l'ordre de ton maître et la prière
» de ton ami. » ^
Dormez votre glorieux sommeil, aïeux du poète! L'éclat de votre
blason n'a point pâli. Bon sang ne peiU mentir — La lyre de votre
petit-fils est noble comme votre épée.
HippoLTTE MINIER.
IL
' ANNUAIRE
STATISTIQUE, HISTORIQUE ET ADMINISTRATIF
DU DlâPAEtEMSKT DU MORBIHAN,
PAR M, AX,FRED LALLEMAND.
La publication sur laquelle nous venons appeler Tattention de ceux
de nos lecteurs qui ne Tout pas déjà entre les mains, contient sous ce
titre modeste — presque cefui d*un almanach — une série d^études
historiques et archéoligiques qui lui donnent rang parmi les œuvres
utiles au progrès intellectuel dans notre province. En présence du
mouvement effréné de centralisation qui tend à faire chaque jour da-
vantage un monopole des sciences et des arts au profit de la capitale,
quand chaque année voit s'effacer quelques-uns des souvenirs locaux
dont nos pères étaient si fiers et qu'ils se plaisaient à apprendre par
ccBur à leurs enfants pour leur inculquer Tamour du sol natal, quand
toute cette poésie traditionnelle, véritable littérature populaire à la portée
de tous, est menacée de disparaître pour foire place aux produits fades
et uniformes de la presse industrielle, on est heureux de voir des
hommes de science véritable dévouer leur talent à Télucidation et à la
vulgarisation des annales de nos villes et de nos provinces. Dans Tin-
térêt du présent et de Tavenir, il est bon de savoir ce qu'ont fait nos
devanciers. Or il n'est peut-être pas de plus puissant moyen de con-
server à chaque contrée son patrimoine historique^ que de le renfermer
dans des petits livres comme les Annuairt^f dont l'utilité pratique
sert de passeport pour les faire circuler dans toutes les classes de la
société. Ce point de vue n'a échappé ni au Conseil général du Morbihan ,
dont l'appui n'a jamais fait défaut à l'œuvre dont nous nous occupons,
ni aux hommes d'étude de la Bretagne, dont bon nombre des plus
connus ont inscrit leurs noms dans ses pages.
Sans parler de la première série (de ^833 à 184Ç) , dans laquelle
M. Cayotr-Délandre sut réunir plusieurs notices historiques et arehéo-
iSi HOTICBS ET COMPTfiS-REimUS. '
logiques intéressantes, les six volumes publiés depuis 18S3 contieiH
nent, outre les savants travaux du directeur actuel, M. Alfred Lalle-
mand, une foule d^articles très -importants signés des noms de
MM. Â. de là Borderie, Bizeul (de Blain), L. Galles, Âurélien de
Courson , de Frémin ville, etc., etc.
Le volume de 1858 a un attrait particulier, à cause de la suite que
présentent ses différentes parties. M. Lallemand y a condensé la quin-
tessence des dissertations consacrées par lui depuis plusieurs années à
éclaircir les différents points de Thistoire religieuse, civile et politique
du pays de Vannes.
« L'histoire de la contrée, de la province, de la ville natale est la
seule où notre âme s'attache par un intérêt patriotique ; les autres
peuvent nous sembler curieuses, instructives, dignes d'admiration,
mais elles ne touchent pas de cette manière. » Notre confrère n'a pas
eru pouvoir mieux exprimer le noble mobile de ses travaux, qu'en
citant ces paroles d'un illustre écrivain. Aussi, à la première lecture de
ses dissertations, reconnait-on de suite le travailleur infatigable et con-
sciencieux, fouillant son terrain avec une intelligence et une ténacité
qu'on rencontre trop rarement chez les écrivains de nos jours. L'époque
celtique via conquête et la domination romaine, l'émigration bretonne,
la part que lesVannetai^ prirent aux combats livrés par nos pères contre
les envahisseurs Franks et Northmans jusqu'au Xl« siècle, sont exposés
avec une clarté parfaite.
M. Lallemand nous permettra pourtant de lui soumettre, sur un
point de détail, quelques observations qui n'êteront rien à la valeur de
nos éloges. Nous pensons comme lui que l'appellation de monutnents
druidiqties appliquée aux plus anciennes œuvres de l'homme restées
sur le sol de l'Europe, est tout à fait impropre, puisque rien ne prouve
qu'ils aient eu pour auteur la caste sacerdotale des Druides, et qu'il
est même démontré aujourd'hui qu'un grand nombre d^entre elles (fes
sépultures connues vulgairement sous le nom de dolmens) n'ont même
jamais servi à un usage hiératique. Mais dans l'ignorance complète où
nous sommes de l'histoire des peuples qui les ont élevées, et en pré-
sence de la nécessité où les observations concordantes des archéo-
logues Scandinaves, anglais et bretons nous met de distinguer dans
l'époque antérieure à l'introduction dés arts romains dans les Gaules
ANNUAIRE DU MORBIHAN. 453
au moins deux périodes , caractérisées par Tignorance et Ja connais-
sance de Tusage du fer et du bronze, ne serait-il pas plus rationnel
d'appeler la première tout simplement époque primUwe que de lui
con^rver le nom de celtique, d'une acception beaucoup trop générale
dans rétat actuel de nos connaissances? Nous ne nous arrêterons pas
plus longtemps à cette remarque d'une importance secondaire et nous
poursuivrons notre examen de la partie historique de V Annuaire.
Le second chapitre s'ouvre par une recliûcation, pleine d' a-propos
au moment où le gouvernement parait vouloir essayer de rétablir
l'ordre dans l'affreux chaos où les révolutions ont fait tomber les
connaissances héraldiques. « Les villes ne sauraient conserver avec
trop de soin les emblèmes dont se compose leur blason, soit qu'elles
les aient adoptés elles-mêmes fK)ur y perpétuer le souvenir de quelques
circonstances de leur fondation ou de leur histohre, soit que ces no-
bles marques leur aient été attribuées par concession du prince en
récompense de la part prise par leurs habitants à la défense du terri-
toire, ou pour quelque autre service rendu à la chose publique. » C'est
ainsi que s'exprime M. Lallemand, et la Mairie de Vannes pensait
probablement comme lui quand , pour profiter du bénéfice de l'ordon-
nance du 26 septembre 1814,, laquelle autorisait les villes à reprendre
leurs anciennes armoiries, elle se mit en devoir de retrouver son blason.
Les édiles d'alors eurent recours aux souvenirs de personnes d'un grand
âge, et, à l'aide d'un vieux bouton de la livrée du dernier gouverneur,
qu'ils prirent pour un reste de la défroque de l'ancien héraut de la
communauté, ils vinrent à bout de tourner en cor de chasse la queue
de la vieille hermine, souvenir du séjour des ducs dans leurs murs, de
la transformer en levrette, et d'affubler, contre toutes les règles hé-
raldiques, leur écu de manteau de pair et d'-une couronne de comte.
Après tout, on ne peut pas trop leur reprocher cette bévue : ils n'é-
taient pas payés pour avoir des connaissances techniques dans la ma-
tière. Hais on a lieu de s'étonner que les fonctionnaires gagés pour
enregistrer les armoiries n'aient pas même songé à ouvrir l'armoriai
dressé en 1696 par ordre de Louis XTV et où lé blason de Vannes est
décrit avec celui de toutes les autres villes de France. En présence
d'un document aussi authentique, tous les boutons et même les sceaux
qu'on pourrait produire, ornés de cariins quelconques, ne sauraient
4S4 HOTICBS ET COMPTBA-mBHIMJS.
prouver autre chose, sinon qu'autrefois eoiBoie MÔ<)urâ'hul il y a eu
des graveurs maladroits. La démonslratioD est des plus complètes ei
nous avons trop bonne opinion du discernement de TadiBinistratioa
actuelle du eheMieu du Morbihan pour ne pas croire qu'elle se hâtera
de reprendre son ancien emblème, si honorable pour la cité.
Malgré toute notre bonne volonté, nous ne pouvons en dire autant
du chapitre suivant, consacré à rechercher la manière dont Féeusson
doit être rétabli. Nous regrettons que M. Lalleroand n'ait'poini com-
pris que lorsqu'on prêche le respect et la tradition, il faut commencer
par la respecter soi-même. Si la proposition qu^il fait d'ajouter à l'écu
de gueules à Thermioe passant un chef d'hermine — ce qui, soitditentre
parenthèse, ressemble beaucoup à un pléonasn^e héraldique, — si cette
proposition , dis-je, était acceptée, il n'y aurait pas de raison pour que
toutes nos villes ne se missent à changer leurs armoiries selon leurs
raprices , et on arriverait au désordre le plus déplorable ( * ). Ce a'est pas
^ (1) Nous ne saurions nous empêcher de saisir ceUe occasion de Joindre notre faible toIx
aux «éloquentes protestaUons de plusteiurs des coUahorateors de la Bévue contre Tin^naioB
canine dont la symbolique naUonale de la Bretagne est menacée. Dussions-nous nous
exposer à la bile de certain rédacteur d'un petit Journal d'un pays très-voisin de la cité
eôlèhre par son culte pour les molotses, nous devons déclarer que notre esprit «e révolte
i ridée de voir un non-sens remplacer la noble bermlne que nos aieux . quoiqu'on en dise,
ont toujours reconnu pour le seul emblème de leur patrie.
Nous avons bien vu la levrette da tombeau de François II , maiscommc^ntea les statues
tumulaires des dames du moyen flg,e de tous les pays en ont une semblable sous les pieds,
nous avons eu J tsqu'à présent la simplicité d'y voir un emblème des plus généraux de la
AdéUté conjuga'e, de même que nous avons pris le lion coucbé au pied des chevaliers, ducs
de Bretagne ou auhres , pour l'image du courage.
Quant à la vignette de la carte d'Ogée, les quadrupèdes qui souUennent Técu de Bretagne
n'avaient frappé notre atten ion que par l'imperfection de leurs formes, et lût^il avéré qollt
appartiennent & la race canine, cet auteur est d'une Inexactitude trop connue pour être
admis comme autorité par aucun homme sérieux. Si l'auteur de l'arlicle en quesUqp n'avait
pas un air st doctoral, nous prendrions la liberté de le prier de Jeter les yeux autovr de lui,
d'ouvrir les livres les plus élémentaires, et il nous pardonnerait sans doute notre entête-
ment et reconnaîtrait la Justesse des critiques de notre ami M. de Kerjean.
On avait eu l'idée d'élever sur le lieu de la victoire de Salnt-Cast trois colonnes unies em
toisceau, ponant chacune les attributs d'un dea trois ordres des États de Bretagne et rappe-
lant le fatcicuiut triplex difficile rumpiturùe la Prairie blanche de Goingamp. Cette base
pulsaanto aurait supporté Técu de Bretagne surmonté d'une grande épée dont la garde an-
rolt figuré la croix. C'était simple et expressif, et nous regrettons que l'omnipotence pari-
sienne ait empêché l'adoption de celte belle idée, car, malgré tous les efforts du journal
dinanoais pour nous persuader, (en essayant de jusUfler l'étrange loomacble adoptée), que
la commission locale se sent coupable de ce crime de lèse-majeslé artistique et nationale,
nous avons trop de confiance dans le bon sens et dans le respect de nos compatriotes poiir
les trf iillons sacrées de notre patrie, pour consentir à les en reodre-respoosables.
ÂNIIIJAIBB DU MOBBIHAN. 455
que nous ne goûtions, jusqu'à un certain point, les raisons de notre con-
frère ; nous avouons même que si, vivant au XV^ siècle, nous faisions
partie du corps des nobles bourgeois de la bonne ville de Vannes, nous
serions irè&-porlé à voter pour que M. Lallemand soit député vers le
duc, notre gracieux souverain, afin de les soutenir au nom de tous et
d'obtenir des lettres patentes concédant cette distinction ducale ; mais
puisqu'il est bien avéré qu'elle n'a jamais existé et qu'il n'y a en Bre-
tagne aucune règle fixant le rang de toutes les villes entre elles et le
blason qu'elles doivent porter, nous déplorerions sincèrement une in-
novation de cette espèce.
En voilà déjà bien long pour un tout petit volume ; mais il est si
plein de bonnes choses, la lecture en est si agréable, qu'on ne peut s'en
séparer. Origines historiques, communautés religieuses, établissements
d'instruction et de bleafaisance, tout y est traité, bien qu'en peu de
mots , avec une érudition et un soin remarquables. L'auteur cite à pro-
fusion les dates et les documents, en grande partie inédits et exhumés
par lui de la poussière des archives.
Après être entré dans des détails pleins d'intérêt sur l'origine des
anciens noms des rues , il termine sa série de notices en émettant le
vœu « devoir reparaître sur les écriteaux les noms glorieux quL rappel-
lent aux Vannetais l'histoire de leur antique cité, au lieu de tous ces
noms de vertus : la Bonne Foi^ la Confiance, la Concorde, la Jus-
tice, la Bienfaisance, V Amitié, etc. Toutes vertus que les bons ci-
toyens pratiquent et portent dans leur cœur, mais qui ne s'affichent
pas au coin des rues. » Tous les hommes de bon sens s'uniront à lui
pour demander l'anéantissement de tous ces tristes souvenirs d'une
époque à jamais néfaste. Après avoir lu V Annuaire du Morbihan, ils y
joindront bien certainement un autre vœu, par lequel nous terminerons
nous-mème cet article ; c'est que M. Lallemand veuille bien produire
sans retard au grand jour l'important monument qu'il a entrepris d'é-
lever à la gloire de son pays et dont les mémoires, qu'il a déjà fait con-
naître , ne sont qu'une partie des assises. Nous serions bien trompé si
le succès ne couronnait pas ses généreux efforts.
C. DE KERANFLEC'H.
m.
VIE DU R. P. LOUIS-MARIE BAUDOUIN^",
FONDATEUB DE LA SOCIÉTÉ DES URSULIMES DE CHAV AGNES, ETC.
Lorsque TÂssemblée législative rendit, en 1792i, la loi barbare qui
condamnait à l'exil un si grand nombre de prêtres fidèles, elle pea-
sait porter un coup mortel à la religion catholique en France, et,
dans les desseins de Dieu , elle conservait de nouveaux Néhémies ,
destinés à foire sortir notre Eglise de ses ruines et à rétablir le culte
divin. Du nombre de ces respectables proscrits était M. Louis-Marie
Baudouin, alors vicaire de Luçon. Né à Montaigu, dansce diocèse,
le Si août 1765 , il avait annoncé de bonne heure sa vocation à Tétai
ecclésiastique. Sa piété et son intelligence étaient remarquables , ei
tout faisait présager qu'il serait un digne ministre du Seigneur.
Placé, après son ordination, en qualité de vicaire, dans la ville de
Luçon , il y travaillait avec zèle au salut des âmes , sous la direction
de son frère, qui en était curé, lorsque la loi de la déportation Tat-
teignit et l'obligea de partir pour l'Espagne. Il en revint en 1797,
pressé par le désir de se rendre utile aux fidèles. La persécution l'at-
tendait dans sa patrie : pendant plusieurs années il se vit obligé de
se Cacher pour consesver sa liberté, ce qui ne l'empêchait pas
d'exercer pendant la nuit les fonctions du saint ministère. A l'épo-
que du Concordat , il devint curé de Chavagnes , une des paroisses
ies^plus maltraitées pendant la guerre de la Vendée. Il la renouvela
par ses travaux et en rendit le peuple édifiant. C'est pendant son
séjour à Chavagnes , qu'aidé par une sœur hospitalière de La Ro-
chelle, la Mère Saint-Benoit, il établit les Ursulines de Jésus, con-
grégation qui s'est propagée , et qui compte aujourd'hui un .assez
grand nombre de maisons. Il établit également dans la même pa-
roisse un séminaire, qui fut une grande ressource pour ce pays, où
le clergé fidèle avait été cruellement décimé. M. l'abbé Baudouin
quitta sa cure en 1805 , pour s'occuper exclusivement de son sémi-
naire. Il y resta jusqu'en 181%, époque à laquelle le décret Impérial
qui créait l'Université supprima les écoles ecclésiastiques qui se trou-
(1)2 volumes io-s* avec portrait, chez Dideaux. ft Lucon.
VIE DU R. P. LOUIS-MARIE BAUDOUIN. 457
vaient dans les campagnes. 11 se rendit à La Rocbetle, où TévAque
le chargea de la direction du grand-séminaire, poste de confiance,
dans lequel il répondit entièrement- a l'attente du prélat. Pendant
neuf ans il dingea avec sagesse cet établissement, et il l'aurait gou-
verné plus longtemps, si le siège épiscopal de Luçon , réuni depuis
le Concordat à celui de La Rochelle, n'avait pas été rétabli en i821.
MgrSoyoc, qui venait d'en être nommé évèque, voulut avoir, pour
organii^er son séminaire, M. Tabbé Baudouin , qui , étant né dans son
diocèse, lui appartenait. Le digne prêtre quitta donc La Rochelle , au
grand regret de Tévèque de cette ville, qui fit tous ses efforts pour
le retenir, et se rendit à Luçon, où il apporta cet esprit de piété, de
sagesse et de douceur qui le rendait si estimable. Au bout de cinq
ans ses infirmités Tobligèrent à se démettre de la charge de supérieur.
Il se retira chez un de ses neveux, curé de Luçon, et y passa trois ans.
Etant allô à Chavagnes pour y prêcher le jubilé de 1838, les Ursulines
réussirent à le retenir auprès d'elles. Le petit séminaire y avait été
rétabli, et M. Tabbé Baudouin en dirigeait les professeurs. Excités par
ses pieux discours , ils lui témoignèrent le désir de former une So-
ciété religieuse , et le prièrent de leur donner une règle. Il y consentit,
et.voulut qu'ils portassent le nom é' Enfants de Marie, L'évêque de
Luçon approuva cette nouvelle institution. Accablé par les infirmités,
le vénérable ministre de Jésus-Christ et son fidèle disciple, regardé
comme un saint par tous ceux qui avaient eu le bonheur de le con-
Qaitre, rendit son âme à Dieu , à l'âge de soixante-dix ans, le 12 février
1835, dans le petit séminaire de Chavagnes. — Sa vie est bien écrite.
L'auteur a un style correct et coulant ; il narre avec facilité et se fait
lire avec intérêt. Son livre est un monument précieux pour le dio-
cèse de Luçon. A la vie de M. l'abbé Baudouin , qui forme le premier
volume, il a ajouté une seconde partie, qui contient l'esprit et les
vertus du serviteur de Dieu. Nous pensons qu'il aurait pu se resser-
rer et entrer dans moins de détails sans nuire à son ouvrage. Telle
qu'elle est, cette vie est très-édiflante, surtout pour les ecclésias-
tiques, et nous les engageons beaucoup à la lire. — La seconde
partie est terminée par une notice sur la Mère Saint-Benoît, qui fut
la coopératrice de M. l'abbé Baudouin dans l'établissement des Ursu-
lines de Jésus, et une âme d'une grande vertu.
Tri^svaux.
(Bibliographie catholique).
Tome ÏV. 30
PHILOSOPHIE A L'OMBRE DU CLOCHER.
•• Unitas io Tarietate, vaiietat in unliate.
(DicksoB.)
« H«c ett cymba qui tati veblmor.
« Hec columna que flmi niUonir,
M Hoc OTile quo tecU condinur.
(ÀodeDne proae de la Dédicace.)
« Le plus sûr est encor de soirre
« Le prône de notre Curé.
Entre le vaisseau et le port indiqué par la lumière du phare, il y a
les tempêtes, les écueils,le courant, mais surtout il y a la négligence
ou rivresse des navigateurs : Des obstacles et des périls semblables
' séparent et éloignent notre âme du port indiqué par la croix du
clocher.
Le génie ^t le levier qui peut soulever le monde, mais il a besoin
d*un point d'appui qui ne se trouve que dans la foi : Si ce point d'appui
fait défaut, tous les calculs et tous les efforts, la tète et le bras d'Âr-
chimède, demeurent inutiles.
- Tant que le sentiment religieux reste vague et indéfini, il n'est pas
plus une croyance que des couleurs ne sont un tableau , mais c'est de
ce sentiment que la croyance se compose et se détermine, comme un
tableau se dessine et s'achève à l'aide des couleurs. Si ce travail qui
précise les formes et fixe les teintes ne se fait pas, l'homme avec des
sentiments religieux sans croyance positive est un peintre avec une
riche palette, mais sans toile et sans pinceaux.
«
Dans les siècles où l'esprit 4'examen et d*analyse a détruit et remplaça
PHILOSOPHIE A L'OMBBB DU CLOCHER. 459
Tesprit d'enthousiasme et de foi , on disserte sur les idées sans s'en
inspirer, on explique leurs causes et leurs effets sans les sentir, on
discute la vérité, mais on ne s'en nourrit pas. Les raisonnements qui
subtilisent les opinions et les sentiments sont de la chimie intellec-
tuelle, et la chimie décompose tout, mais ne donne la vie à rien.
Les luttes et les fureurs du moyen âge étaient préférables à nos
passions basses et même à notre absence de passions, comme la fièvre
est préférable à la gangiène.
Nous entendons dire que le Christianisme ayant duré près de deux
mille ans est vieux, caduc, usé, et que le monde a besoin de renou-
veler sa croyance : Les hommes changent-ils donc de religion par
les mêmes raisons qu'ils changent de manteau ? Des dogmes et des
préceptes ne sont ni jeunes ni vieux, ils sont vrais ou faux, funestes
ou salutaires, et les dates n'ont rien à faire dans cette question.
La croyance catholique n'est plus^ dit-on, qu'une ruine. Sans dis-
cuter ici celte opinion /remarquons seulement qu'une pareille ruine
est aux édifices construits d'hier ce que les magnifiques et éternels
débris de Thèbes et de Palmyre sont aux misérables cabanes qui s'é-
lèvent aujourd'hui aux mêmes lieux.
Ce n'est pas parce qu'il ignorait les chemins du monde, mais au
contraire parce qu'il les avait examinés, sondés, et jugés d'un coup
d'œil , que Pascal a voulu s'abriter et demeurer à l'ombre du clocher.
Dieu a mis notre cœur plus près de sa grâce que notre esprit n'est
près de sa lumière : Aussi la piété qui naît d'une espèce de tendresse
460 PHILOSOPHIE
est à la fois celle qui dqnne le plus de confiance et de repos à notre
âme et celle qui touche le plus irrésistiblement Tàme d'autrui. Cest
ce genre de piété qui fait le bonheur des prosélytes et le succès des
missionnaires.
L'homme est un être mixte, matériel et immatériel; pour le saisir
dans son ensemble et suffire à tous ses instincts, sa religion doit être
appropriée à sa double nature ; or, le catholicisme nous dégage des
choses de la terre, nous transporte dans le monde des fdées et parle
avant tout à Tâme , mais il ne dédaigne pas de frapper nos sens par la
majesté de ses cathédrales, Tharmonie de ses hymnes, la pompe de
ses cérémonies; c'est donc le culte le plus complet, et, par consé-
quent, le plus nécessaire et le plus vrai. Le protestantisme et les au-
tres sectes font de ta religion une simple abstraction, une théorie plutôt
qu'on fait, ne la revêtent d'aucune forme, ne répondent qu'à des be-
soins partiels de l'homme et ne sauraient l'envelopper dans son être
entier; la vérité n'est donc pas là.
Le scepticisme en infirmant notre félicité à venir confirme nos
maux présents.
Ce qui serait attaquable dans le Christianisme est ce que les hommes
y ont introduit, et ce qui y est attaqué est ce qu'il y a de divin.
Il est aussi difficile de ne rien désirer qu'impossible de tout pos-
séder.
La vieillesse a bien des malheurs! elle a aussi des torts : Elle se
croit sage quand elle n'est qu'insensible, voit un juste courroux contre,
les vices dans son incapacité pour les plaisirs, donne le nom de juge-
ment à sa froideur, de gravité à sa pédanterie, et prend ainsi pour un
A l'ombre d€ clocher. 461
trésor de bon aloi ce qui n'est que la fausse monnaie des vertus. Il
n'y a de remède à ces malheurs et à ces torts que dans une piété qui
amène en même temps le calme pour soi^ et Tindulgençe pour les
autres.
*
m
Dans sa séparation du monde, le prêtre peut ignorer ce que les
hommes font, mais il lui est permis d'étudier ce qu'ils sont : cela
explique comment des moines tirés de ta solitude du cloître ont tout à
coup révélé la plus profonde connaissance de la nature humaine.
Sur l'océan du monde, la jeunesse fait naufrage faute de savoir car-
guer les voiles, et la vieillesse faute de pouvoir les hisser.
C'est à la jeunesse qu'il est utile et nécessaire de démontrer l'inanité
de toutes choses; la vieillesse n'en sait que trop à cet égard.
Même dans la retraite la plus calme et la vie la plus uniforme, ce
n'est qu'extérieurement que les jours se suivent et se ressemblent :
les agitations de notre àme et les inégalités de notre esprit y produisent
de perpétuelles différences. Les heures de doute et de foi, de zèle et de
langueur, ballotent un ermite, comme les faveurs ou les disgrâces de
la fortune ballolent un ambitieux.
Pour sentir et adorer la puissance du Créateur, il ne paraît pas né-
cessaire de nous enfermer derrière une grille claustrale. La magnifi-
cence de Dieu éclate dans, le monde : Tout l'y révèle à nos pensées
Oui, si dans le monde on pensait à Dieu, mais c'est ce qui n'arrive
guère.
¥ *
Le discernement des lecteurs est aussi peu commun que le génie
4^ PHILOSOPHIE
des écrivains : D y a plus de passions basses que de nobles inslincts,
plus d'inteHigences médiocres que d^esprits vastes : aussi le livre ou
le journal qui interprète le mieux et flatte le plus c^ passions basses
et ces intelligences médiocres est celui qui doit réunir le plus de -suf-
frages.
Les réputations sont des ballons qui s*élèvent ou retombent au
gré d'un vent variable : Le même bomme peut tour à tour être ap-
plaudi ou sifflé, non pas parce quMl a changé, mais parce qu'il est
resté le même, tandis que les goûts et les opinions du public passaient
d'un caprice à un autre.
On conquiert moins de célébrité par une suite régulière de succès
constants que par une victoire qui efface de longs revers : C'est ainsi
qu^une sainteté exemplaire a moins d'éclat qu'une conversion son-
daine.
L'héroïsme du soldat nous charme et nous enthousiasme en nous
inspirant l'idée que nous serions capables des mêmes hauts faits et
nous permet de nous admirer en lui. La finesse d'un écrivain nous pro-
cure Toccasion d'apprécier notre intelligence, et c'est notre pénétra-
tion d'esprit que nous goûtons en goûtant la sienne.
liies apôtres du scepticisme se donnent pour des législateurs de
doctrines et des fondateurs de systèmes : Est-ce qu'où a le droit de se
dire architecte parce qu'on a rasé quelques maisons?
Lire de bonnes pensées écrites d'un mauvais style, c'est regarder
le soleil à travers un verre enfumé qui le dépouille de ses rayons.
Les rapports étant relatifs et la vérité étant indépendante, les lois
as L^OMBiUS DU CLOCHER. 463
etviles el politiques peuvent et même doivent être spéciales et varia-
bles, tandis que les lois religieuses (»inon pour la discipline, du moins
pour le dogme) sont universellies et immuables. Par une raison ana-
logue, les philosophes peuvent ne pas être d'accord , mais les géo-
mètres ne sauraient différer sur les principes el les résultats de leurs
calculs.
Celui qui écrit ces lignes a passé trois ans de sa vie en prison ; ce
sont trois ans retranchés de la vie d'action, mais trois ans ajoutés S
la vie de réflexion ; le mal est plus que compensé et on aurait tort de
se plaindre.
Les âmes chrétiennes ont des trésors de tendresse inconnus à toute
autre : Il en est qui s'inquiètent à la pensée que, puisque la félicité
doit être parfaite dans le séjour des Bienheureux, on y sera insensible
aux souffrances de ceux qu'on avait aimés sur la terre et qui n'arrive-
raient pas au même séjour. Elles se troublent et s'affligent de l'idée
de devenir indifférentes au sort des réprouvés. Quel amour humain
aurait de ces vues?...
Le Christianisme seul a établi entre la civilisation et la barbarie une
différence autre que celle qui existe entre une corruption polie et une
corruption brutale.
*
» *
Dans les plus brûlantes et les plus stériles contrées de l'Afrique,
dans des vallées où les pierres mêmes sont calcinées par un soleil dé-
vorant, dès qu'on rencontre la moindre fontaine et le plus humble
ruisseau , on admire le laurier-rose déployant l'éternelle verdure de
son feuillage , multipliant ses tiges élégantes, et se couronnant en
toute saison de gniriandes vermeilles. C'est ainsi que dans un cœur où
le monde a fait pénétrer la sécheresse, dans une àme où les passions
ont porté leurs ravages, tant qjue la source du sentiment religieux
464 PHILOSOPHIE A l'ombbb du^cloghbe.
n'est pas tarie, tant que la foi circule encore, on retrouve ça et là des
prodiges de fécondité morale et on voit fleurir de touchantes vertus.
Refuserait-on d'aller habiter un palais parce qu'au nombre des gar-
diens de ce séjour il y aurait quelques invalides? C'est là ce qu'on fait
en s'éloignant de la religion à cause des fautes ou des torts de quel-
ques membres du clergé.
Vte Chables de NUGENT.
CHRONIQUE.
SoMMAiBE. — 1. Un Chroniqueur qui n'a poinl le don d'ubiquité. — r Béné-
diction de la chapelle du couvent de Sainte-Croix, à Saint-Florent4e-
Vieil. — Le tombeau de Cathelineau. — Où l'on se demande quel est le
Walter-Scott de la Vendée. — II. Nécrologie : Madame de Ghantreau,
par M. A. de Brem.
I.
Ne vous est-il pas arrivé mainte fois , cher lecteur , de regretter de
n'avoir pas été doué au berceau, par une fée bienfaisante , du don d'ubi-
quité? Cette faculté, malheureusement impossible, me semble dix fois
plus précieuse encore , depuis que j'ai l'honneur de remplir l'humble rôle
de chroniqueur de la Revue. Quel charme et quel avantage de pouvoir se
trouver à la fois en chair et en os à Constantinople et à Pékin et à New-
York et à Rome et à Paris ! de pouvoir dire, comme le pigeon de h fable :
Télais là , teAle chose nC advint , ou advint ; vous y croiriez être vous-
même! — Sans parler cependant de points aussi éloignés les uns des
antres , je me contenterais bien , je l'avoue , de jouir du rare privilège de
l'omniprésence dans nos deux chères provinces; et tenez, il ne faut pas être
trop ambitieux , je serais satisfait si le bon Dieu m'accordait la faveur d'être
de corps et d'esprit , ou rien que d'esprit , en deux endroits à la fois.
J'aurais « pour sûr, usé de ce pouvoir, le mois dernier, et l'on aurait vu ,
de ses propres yeux vu , ce qui s'appelle vu votre très-obéissant serviteur,
Louis de Kerjean, à Quimper, depuis le 3 jusqu'au 40 octobre , c'est-à-dire ^
depuis l'ouverture du Congrès jusqu'à l'inauguration de la statue du bon
roi Grallon , comme on l'y a vu en effet, mais encore à Sainl-Florenl-le-
Vieil , le 5 octobre , jour où l'on a consacré le monument à la mémoire de
Cathelineau, dont je vous ai entretenu dans l'une des dernières chro-
niques. Le récit de cette touchante -cérémonie , que j'aurais eu tant de
plaisir à vous faire , permettez-moi de l'emprunter à ÏUnion de VOuest ,
et de compléter ainsi les détails que je vous ai donnés à propos du Saint,
d* Anjou.
« A Saint-Florent, vivait une pieuse et charitable femme. M"* Baudoin,
dont le revenu était depuis longtemps le patrimoine des pauvres. Or» comme^
elle n'avait d'autres enfants que ces malheureux , et que les choses ne pou-
vaient plus se faire comme en ces temps de charité et de foi , elle chercha
i66 CHUORIQUfi.
un homme dont le cœur fût le gardien des saintes traditionis do passé; et le
noble comte de Quatrebiirbes , k sa grande surprise , apprit un jour qu'il
était légataire universel de M"** Baudom» dont il n'avait jamais entendu
parler.
• Dés lors, M. de Quairebarbes se mit en de voir de remplir les intentions
présumées de la donatrice. Nous disons présumées» car M**' Baudoin n'avait
indiqué aucune bonne œuvre à faire. Ikis la charité allait de soi entre le
don d'une pareille femme et un tel légataire. M. de Quatrebarbes n'anit
pas bien lom à chercher des inspirations ; il les trouvait dans sa vie passée
et dans les traditions de sa famille.
» Il voulut d'abord assurer l'avenir chrétien du pays, en complétant la
dot des frères de Sainte-Croix du Mans , de Tinstitut du vénérable abbé
Moreau , établis déjà par M"* Baudoin , et en leur élevant un pensionnat
dans les ruines incendiées du vieux monastère de» Bénédictins attenant à
Féglise. Une école peur les filles et une salle ^*asile , sous la direction des
pieuses religieuses de la congrégation de Saint-Charles, furent fondées
dans la maison même habitée par la bienfaitrice.
» Un souvenir précieux était attaché è cette demeure. C'était là que
Cathclineau , généralissime de l'armée cathofique et royale . fut transporté
mourant après le siège de Nantes. Une admirable femme , Jeanne Russon-
neau, dont Saint- Florent bénit encore la mémoire, y pansa ses blessures.
Ce fut dans ce lieu même qu'il rendit sa belle âme à son Créateur.
» Ce souvenir ne pouvait échapper à M. le comte de Quatrebarbes , en
élevant la chapelle de l'étabhssement des sœurâ.
• Nouk ne décrirons pointée gracieux édifice, bien qu'il soit un modèle
par l'harmonie de ses proportions , le fini des détails , les sculptures de ses
clefs de voûte , la délicatesse de ses nervures . peintes à la façon du moyen
âge et soutenues par des anges . enfin par l'éclat de ses vitraux aux bor-
dures fleurdelisées (*) ; c'est dans le transept , du côté de l'évangile , que
sous l'inspiration d'une sainte pensée, M. de Quatrebarbes a voulu réunir
les précieux restes des deux héio!ques victimes. Le généralissime et son fils,
assassiné en 4832, reposent dans deux tombes juxtaposées, qu'enveloppent
de leurs plis, comme un glorieux linceul, des drapeaux aux amies de
France. La première de ces tombes porte pour unique inscription le nom
de Cathelineau ; l'aulre le nom de son fils , la date des combats où il se
dblingua, et celle de sa mort. Au chevet s'élève un socle, orné de Técusson
que le roi Louis XV III se plut à composer lui-même : d'azur, è la hampe
d'or fleurdelisée, à la banderolle d'argent chargée d'un sacré cœur et pour
devise ; Dieu et le Roi, et supports, deux drapeaux, nobles armes gagnées
sur le champ de bataille , comme celles des croisés. Tout autour sont gra-
(I) L.e bon el modeste M. Aroault , archilccte d'Aogen , a dirigé tou» les trtvaui.
CHRONIQUE. 467
vées les dates mémorables de la courle et immortelle carrière du général.
Une statue , confiée au talent de M. Molcknecht, semblable à celle qui git,
mutilée , au Pin*en-Mauges , non loin de son monument dévasté , couron-
nera bientôt le piédestal. Ce tombeau, touchant et digne dans sa simpli-
cité (^) , serre le cœur tout à la fois de joie et de tristesse. On y prie le
saint d* Anjou , canonisé par la voix du peuple , on y pleure son brave et
modeste fils. Car de ces deux tombes doit s'élever sans cesse une prière
pour la France , aimée jusqu'au martyre. On y bénit la pieuse pensée de
celui qui n'a pas voulu que« dans le même lieu, le général paysan fut moins
honoré que Bonchamps , le général gentilhomme.
» Halheureusement la statue n'était pas terminée le 5 octobre, jour ûxé
pour la bénédiction de la chapelle ; ce jour était une fête pour la petite
Yîlle de Saint- Florent. Ses habitants avaient orné leurs maisons et dressé
des arcs de triomphe. Les noms illustres et chers à la Vendée avaient
répondu à l'appel de M. le comte de Quatrebarbcs et à celui de la géné-
reuse compagne de sa vie de dévouement et de charité.
» Les vénérables filles <lu généralissime étaient venues toutes les quatre,
malgré leur grand âge. Chacun voulait contempler ces reliques de la Vendée,
si humbles devant la gloire de leur maison. L'ainée, pendant soixante ans.
s'était laite la servante des pauvres et Finstitutnce des petits enfants. Chicun
voulait encore entendre de leurs bouches le récit toujotirs touchant, quoique
mille fois répété, du départ de leur père. lorsque cédante l'inspiration de Dieu ,
il laissa le pain qu'il pétrissait dans le moment pour prendre le mousquet
du soldat et bientôt Tépée du généralissime ; leurs larmes attestaient la
vivacité de leurs souvenirs : « 11 semble que c'était hier, disaient-elles. »
Ah ! dans des cœurs aussi pieux , la religion des souvenirs doit être fidè-
lement gardée. Elles se placèrent auprès du monument de leur père , et
toute la famille Cathelineau s^ groupa autour d'elles.
» Mgr l'évèque de Moulins avait été invité k bénir la chapelle ; nul
n'était plus digne d'une pareille mission que l'auguste frère du grand
orateur dont le cœur et l'éloquence avaient arraché en 1855 au gouverne-
ment de juillet l'ordonnance qui levait la mise en état de siège de la Vepdéc.
Mgr l'évèque d'Angers , retenu par la maladie , avait désigné pour le
remplacer M l'abbé Boropois. vicaire général, et M. l'abbé Raveneau,
secrétaire de l'évêché. Après la bénédiction de la chapelle , faite sous le
vocable de la sainte Vierge et de saint Jacques , le saint sacrifice com-
mença , et Monseigneur, assisté de tous les prêtres des environs, revêtit
pour le célébrer une chasuble brodée par M"* la comtesse de Chambord,
et envoyée à M. le comte de Quatrebarbcs pour cette cérémonie. Le îrè^
supérieur accompagnait les chants sacrés sur l'harmonium. — A la corn-
(1) Ouvrage de H. Chapeau. «Gntptenr à ÀDgers.
468 CHRoniQUE.
mnnion on vil avec cmolion s'avancer 'à la table sainte M. Uenri de Cathe-
lineau et sa digne et noble femme. Ah! c'est qu*ils avaient bien des grâces à
demander à Dieu , car lenr plus jeune fils . leur huitième enfant , devait ,
ce jour la même, sur la tombe de son aïeul et de son bisaïeul, recevoir le
signe du chrétien . ce signe arrosé tant de fois du sang de ses pères.
» La messe était terminée. M. le curé de Saint-Florent venait de retracer
brièvement l'histoire du Christianisme dans la contrée , depuis saint Moroo
et saint Florent, ses premiers apôtres, jusqu'au martyre de la Vendée,
là mort de Cathelineau et le rétablissement en France du catholicisme;
Monseigneur de Moulins * en lui répondant , avait laissé tomber de ces
paroles qui élèvent le cœur et Tâme , lorsque tous les yeux se tournèrent
avec amour vers un petit enfant porté sur les'bras de sa mère. L'Anjou éi
la Breti^gne , représentés par M. le comte de Quatrebarbes et M** la com-
tesse de TrogoJT , répondirent devant Dieu que le descendant des Cathe-
lineau serait fidèle à la foi , pour laquelle tous les siens étaient morts.
Après la cérémonie du baptême , des tables furent dressées da^s la salle
d'asile et près de deux cents convives y prirent place, le cœur joyeux. A
la fin du déjeuner, M. Henri de Cathelineau s'avança, et d'une voix vibrante
et profondément émue, adressa à Mgr de Brezé des remerciments du fond
de rame , suivie d'un touchant hommage à la mémoire de l'illustre mar-
quise de La Rochejaquelein , bienfaitrice de sa famille , el des paroles
pleines de cœur à M. de Quatrebarbes. Puis se tournant vers ses enfants
dont le visage était baigné de larmes , il leur retraça la vie d'abnégation et
la mort héroïque de leurs pères . les conjura de conserver la même foi,
d'imiter les mêmes vertus . ajoutant qu'il n'y avait de bonheur réel et de
vraie gloire que dans le devoir accompli. Les cœurs battaient , les yeux
étaient humides . les applaudissements seuls révélaient les sentiments que
les livres ne pouvaient exprimer; et chacun disait : « En vérité il parle
aussi bien que son grand père se battait. ••
» M. de Quatrebarbes se leva à son tour, et s'adressant à Monseigneur
de Moulins : » Je vous remercie , Monseigneur . au nopi de notre Vendée,
» d'avoir bien voulu bénir cette chapelle et les saintes reliques qu'eUe
» renferme. Les petits-fils du général Cathelineau viennent de vous
M prouver qu'ils ne l'oublieront jamais. Le noble chef de cette famille de
** héros et de martyrs le redira à cet enfant que vous venez de baptiser sur
» ces tombes sacrées ; le récit de cette fête touchante sera la première
f* leçon que sa courageuse mère lui apprendra , dès qu'il sera en âge de la
•» comprendre. Cet enseignement se joindra à des traditions impérissables
!> comme son glorieux nom.
» Ce souvenir restera aussi gravé dans le cœur de ces pieuses femmes,
>* filles du saint d'Anjou. Ce sont elles que leur père a serrée^ dans ses
f bras et couvertes de ses baisers le jour où, poussé par le fouflle de
CHRONIQUE. 469
» Dieu , il quitta son humble chaumière du Pin-en-Hauges , el partit avec
» ses frères et vingt-sept de ses parents pour tenter la plus sainte lutte
» dont rhistoire des peuples chrétiens fasse mention.
» Nous garderons aussi. Monseigneur , mémoire de votre présence. Car,
» giâce à Dieu , la Vendée est restée chrétienne, vous la voyez ici repré*
» sentée en quelque sorte tout entière dans ses plus illustres noms. Le
«• sang de nos martyrs a consené notre foi.
» C'est là l'immortelle victoire de nos pères, qui. à l'exemple des Mâcha -
» bées, préférèrent mourir dans le combat, plutôt que de voir la ruine de
» leur peuple et la destruction de toutes les choses saintes.
» C'est pour cela, Monseigneur, que cette fête est cYclusivcment chré-
» tienne. Elle ne peut avoir d'autre caractère, et c'est dans ce seul but que
» vous êtes venu la bénir. Ici, à saint Florent, près des tombes de Cathe-
» lineau et de Bonchamps , il n'y a place que poqr la prière, le pardon, le
» dévouement et le sacrifice. >»
» De nouveaux applaudissements saluèrent ces généreuses paroles et les
larmes disaient encore mieux la sympathie de tous les cœurs. L'heure du
retour était sonnée : il fallutsc séparer , chacun emportant le souvenir de ce
qu'il avait vu et entendu. Puisse le Dieu qui inspira le saint d'Anjou et ses
intrépides compagnons d'armes, maintenir la même foi et les même&
vertus dans la contrée où ils reposent! Puisse-t-il en bénir le bienfaiteur,
et exaucer les vœux que tous ont formé pour lui 1»
— Après les morts anciennes, hes morts récentes. Le mois passé, cher
lecteur, j'ai promis de vous esquisser la vie de l'un des derniers témoins et
des derniers acteurs des guerres de géants. J'ai eu l'honneur, il est vrai ,
de voir quelquefois M*"* de Chantreau et de m'entretenir avec elle des
grandes et terribles scènes qui se passèrent sous ses yeux ; mais il est, en
Vendée , un homme qui l'a beaucoup plus et mieux connu que personne ; je
veux parler de celui de nos collaborateurs qui nous raconte en ce moment
même — avec quel talent, on le sait! — les Aventures du Bonhomme
Quatorze,
A ce propos , j'ai besoin d'ouvrir ici une parenthèse pour citer quelques
lignes d'une lettre qu'un ami, juge des plus compétents en cette matière,
nous adressait il y a peu de jours , — quelques lignes que tout le monde
pourra lire , excepté celui qu'elles concernent et dont la modestie serait
mise à une trop rude épreuve : — « J'ai reçu , hier, nous disait-on , le
numéro de la Revue; j'ai lu les premières pages du Bonhomme Quatorze
qui débute à merveille ; je suis vraiment enchanté. M. de Pontmartin disait
dernièrement , dans un de ses articles , qu'il y avait dans la guerre de la
Vendée une mine précieuse de romans à la Walter-Scott , en quoi il avait
raison; et il ajoutait que personne ne lui paraissait plus propre à exploiter
ce Fiche filon que M. Jules d'Herbauges , (l'auteur des Esquisses et Récits) ,
470 CHRONIQUE.
en quoi il avait lort. A l'heure qu'il est, le véritable Walter-Scoil de la
Vendée est M. de Brem. » — Je ne sais si je m*abuse, mais il me semble
q ue mon correspondant ne sera pas seul de son avis.
Laissons donc U. A. de Brem nous dire ce que fut M*"* de Chantreau,
dont la noble existence se résume si bien, elle aussi, dans ces belles
paroles que M<' TËvêque de Poitiers appliquait à M"* ia Marquise de
La Rochejaquelein : Manum suant misil ad forlia el digiti ejus appre*
henderunt fusum. — Elle a mis sa main à de grandes entreprises , et ses
doigts ont saisi le fuseau.
Louis DE KEBJEAN.
IL
NÉCROLOGIE.
MADAME DE CHANTREAU.
L'histoire a fait connaître au monde ce que furent les hommes de la
Vendée ; mais c'est dans les récits du foyer et les traditions de la famille
qu'il faut chercher la part des femmes dans celte incomparable épopée.
Qu'il nous spit donc permis d'esquisser ici la vie de l'une de ces femmes
fortes, nous allions dire de ces héroïnes qui, — selon l'expression reçue
dans notre pays — ont fait la guerre de la Vendée.
Suzanne , Thérèse , Adélaïde Poictevin de la Roehette que Dieu vient
d'appeler à lui appartenait à Tune des plus anciennes familles du Poitou.
Contrainte, en 4793, de fuir son pays de Saint-Florent-des-Bois où tout
était à feu et à sang , elle se réfugia avec sa mère et sa sœur au quartier-
général de la grande armée vendéenne qu'elle suivit dans toute la cam-
pagne d'Outre-Loire. Après avoir partagé les dangers et les privations de
la guerre civile, après avoir été forcée d'abandonner sa sœur, morte de
fatigue et de misère sur le bord d'un sillon , elle finit par être prise avec
sa mère dans les bois voisins de la petite vdle de Nort. Conduite i Nantes,
elle dut à son extrême jeunesse de ne pas suivre sa mère dans les prisons
de Carrier : elle n'était pas mûre pour la guillotine. Placée comme ouvrière
chez une citoyenne de la ville , la petite brigande eut à endurer des humi-
liations et des mauvais traitements inouïs , jusqu'au jour de la pacification
de la iaunaie qui la rendit à sen pays.. . mais seule et orpheline!
CHRORIQirE. 471
A la reprise des hostilités , Xharette . qui était son subrogé «tuteur, ne
pouvant mieux faire pour elle, l'engagea à suivre son armée, lui fit donner
un cheval , et elle recommença cette vie de périls et d'angoisses qu'elle
avait bravée tant de fois.
Le 20 février, Charelte n'ayant plus que 2(M) cavaliers et 80 fantassins,
est assailli par Travot, et voit tomber autour de lui son frère et son cousin,
Gharette de la Coliniére. M'^* de la Rochetle, blessée dans le combat d'un
coup de sabre à la tête, se laisse glisser à bas de son cheval et se sauve
dans les bois; mais réfléchissant bientôt qu'elle allait y périr de faim et de
froid , elle prend le parti de revenir sur ses pas et de se rendre aux Bleus.
Ceux-ci, instruits par la rameur publique que Charette était resté parmi les
morts, mais n'osant croire encore à tant de bonheur, accueillirent leur
prisonnière avec empressement et la conduisirent toute sanglante sur le
théâtre du combat, puis, la plaçant en face des cadavres encore chauds qui
gisaient sur le. terrain , ils lui dirent :
— Regarde bien, citoyenne! connais-tu ces brigands-lA?
La noble jeune fille, domptant son émotion et ne voulant pas les dé-
tromper dans l'espoir de ralentir ainsi la poursuite de Charette, répondit
avec le plus d'indiflerence possible : « Non, je ne les connais pas. »
Conduite au château de la Chabotrie, elle y trouva N"* dé Couétus, fille
du général , qui avait été blessée en même temps qu'elle. Toutes les deux
furent emmenées à cheval au château de Pont-de-Vie , dans la paroisse du
Poiré-sous-1a*Roche d'où on les transféra en charrette aux Sablcs-d'Olonne.
Durant le trajet, un officier républicain passant au galop leur jeta son mou-
choir comme pour élancher le sang qui coulait de leurs blessures ; dans '
un coin du mouchoir étaient enveloppés deux louis que sa généreuse pitié
avait trouvé le moyen de leur offrir d'une manière aussi ingénieuse que
délicate.
Deux jours après , Charette était pris et la guerre à peu près finie. La
Révolution crut donc pouvoir épargner les deux prisonnières. M"* de
la Rochelte, rendue enfin â la liberté, revint dans le Bocage où elle épousa
le chevalier de Chantreau, ancien officier de Lescure et de Charette.
De ce moment elle crut pouvoir se confier à Tavenir. Si , comme tant
d'autres, elle avait laissé aux serres de la Révolution quelques douces parts
de son cœur , de riants horizons s'ouvraient maintenant devant elle , et
tout semblait lui promettre de longues années de paix et de bonheur.
Mais cette espérance fut vaine. Dieu,. qui avait si rudement éprouvé son
enfance , réservait à son âge mûr et à sa vieillesse des douleurs plus poi-
gnantes encore.... Son cœur de mère et d'aïeule fut brisé tant de fois par Ja
mort, tant de vides se firent autour d'elle, qu'elle put craindre un moment
de ne savoir plus où reposer les tendres affections de ses derniers jours, et
pour comble de martyre, elle perdit complètement les yeux.
475 CHRONIQUE.
« Ail! mes^bons amis! — nous disait-elle quelquefois avec cet accent de
résignation sereine, particulière aux âmes longuement éprouvées, il n'est
pas étonnantqueje sois devenue aveugle: j*ai tant pleuré dans ma vie! »
Voilà toute la plainte de ce cœur si profondément affligé , et ses amis
les plus intimes ne s'aperçurent jamais que son égalité d'humeur en eût
souffert la moindre atteinte. M semblait môme que la nuit qui s'était faite
autour d'elle eût rendu plus vifs et plus palpitants encore ses souvenirs de
guerre et de chevaleresques aventures , dont le récit charmait souvent les
heures tle la veillée dans son manoir de la Barre- Blanchérc, ce sanctuaire
de l'antique hospitalité vendéenne , plus cher encore aux pauvres qu'aux
heureux de ce monde.
Maintenant que Dieu a ouvert à cette âme lassée, mais non vaincue , le
suprême refuge contre les tribulations de la vie . c'est à nous qui l'avons
connue et qui l'avons aimée, c'est à nous de conserver religieusement la
mémoire de cette noble femme; car ^elle nous a laissé, avec les traditions
précieuses de nos gloires immortelles , les grands exemples d'un monde
qui s'efface et d'une société qui n'est plus.
A. DE BREM.
lES itms El us siiiiis II l'nsmi k miiciiii.
NOMINOE
(826-851).
INTRODUCTION.
C'est vers le milieu du V® siècle (environ 460) que les Bretons,
c'est-à-dire les indigènes de l'ile de Bretagne, contraints, poussés et
chassés par les invasions barbares et particulièrement par celles des
Angles et des Saxons, quittèrent leur patrie originelle, et vinrent
chercher un refuge dans la péninsule armoricaine. Cette immigration,
opérée par bandes et troupes successives, chacune pour la plupart
assez peu considérable, dura plus d'un siècle et demi. La péninsule
était à ce moment fort dépeuplée. On sait, par les historiens et même
par les panégyristes du Bas-Empire, combien les exactions du fisc
impérial et les ravages des barbares avaient creusé de vides, vastes et
nombreux, dans la population de la Gaule entière. Or un écrivain du
VI® siècle, Procope, renseigné par les Francs, témoigne que le pays
où s'habituèrent les émigrés venus de l'ile de Bretagne était le moins
peuplé, le plus désert même, dit-il , de toute, la Gaule. On ne s'éton-
nera donc point que ces nouveaux venus y aient trouvé où se loger; et
ces arrivages se renouvelant, se succédant presque sans interruption
pendant plus de cent cinquante ans, le nombre des émigrés finit par
surpasser de beaucoup celui des indigènes de l'Armorique. Aussi sans
guerre, presque sans tumulte, par une conséquence toute naturelle de
leur supériorité numérique, les émigrés changèrent le nom du pays,
qui d'Armorique devint Bretagne — notre Bretagne, — et le nom du
peuple, qui de Gaulois ou d'Armoricains devint les Bretons.
Ils changèrent les noms et les limites des circonscriptions territo-
riales; ils changèrent presque partout l'assiette des villes et en fondè-
TomelV. 31
474 ifOHimoh.
rent dd nouvelles ; enfin, ou plutôt d'abord, ils changèrent la religion :
Tencens s'éteignit sans retour aux autels de Tentâtes et s'alluma pour
jamais devant ceux du Christ.
D'ailleurs, la région où ces changements s'accomplirent du V« au
IX® siècle — car la période des émigrations et de rétablissement des
émigrés embrasse ces trois siècles et demi (de 460 environ à Tan 800)
— la région occupée et dominée avant le IX® siècle par. la race bre-
tonne n'embrassait point la province do Bretagne comme elle était
en 1789 , mais seulement de cette province la partie comprise à Fouest
d'une ligne idéale, qui de l'embouchure du Couesnon irait buter sur
la côte méridionale, un peu à Foccident de la ville de Vannes. La ville
de Vannes et les pays de Renneà et de Nantes étaient aux Francs.
Entre Vannes et la Vilaine, un triangle , dont Ploërmel marquerait à
peu près aujourd'hui la pointe septentrionale, formait un territoire
disputé entre les Francs et les Bretons, où ceux-ci, avant Nomînoè,
ne réussirent à fonder ni une colonisation épaisse et compacte ni une
domination stable et permanente. Ils y firent souvent des courses, ils
y jetèrent comme avant-postes beaucoup de petites colonies plus ou
moins clair-semées ; mais ce fut toujours là le point faible et vulné-
rable, le défaut de leur frontière, suffisamment protégée, de Ploërmel
à la mer, par l'impénétrable , la mystérieuse forêt de Brécilien , et p»
le triple cours du Couesnon , de la Rance et de TArguenon.
Quand les Francs voulaient entrer en Bretagne, au temps des Mé-
rovii^iens, c'est par là qu'ils dirigeaient toujours leur attaque. Ils
avaient toujours grande chance de franchir la Vilaine sans obstacle,
car pour venir la défendre les bandes bretonnes avaient un long che-
min à faire, et une fois le fleuve passé, Tarmée des Francs arrivait
tout droit à Vannes, place franque, leur citadelle et leur quartier-gé-
néral, d'où leurs colonnes s'élançaient au cœur du pays breton. Quand
les Bretons venaient à temps pour couvrir la Vilaine , le succès était
d'habitude tout différent, — Waroch l'avait bien prouvé, — les Francs
restaient le plus souvent ensevelis dans les fondrières et les marais qui
bordaient alors cette rivière et celle de TOust. On voit donc combien il
importait aux Bretons de se donner la Vilaine pour limite fttuùédiate,
et aux Francs de s'y opposer.
NOMINO£. 475
EnfiD, sur le territoire qu'ils possédaiept avant le 1X<^ siècle, les
Bretons n'avaient d'autre lien que la oommunau té de race, de langue et de
mœurs, ou Tunité nationale. Loin de former, comme on Ta prétendu,
une seule monarchie, on peut dire qu'il n'existait parmi eux nul genre
d'unité politique et que leur caractère y répugnait. Ils vivaient divisés
en petites principautés dont quatre ou cinq, les plus importantes, non
peut-être les seules, ont légué à l'histoire leurs noms que j'ai cités
plus haut; les souverains de ces petits états, rois ou comtes, n'importe
le titre, ne semblent guère avoir exercé leur souveraineté que dans
l'ordre militaire. Hors de là, dans l'ordre civil et judiciaire, l'autorité
pleine était entre les mains des chefs de clans, ou plutôt — par suite de
l'émigration qui avait presque forcément dispersé les anciens clans —
elle appartenait aux chefs de plous. Le plou^ ploué, plouef, c'est primiti-
vement la bande émigrée, s' établissant, au sortir de ses barques fugitives,
sur un coin dépeuplé de la terre d' Armorique, sous la direction d'un prêtre
ou d'un moine, chef spirituel, et sous la protection de quelque vail-
lant guerrier, chef temporel de celte petite société, formée dans l'exil
par la communauté du malheur. Le plou, c'est la paroisse bretonne
primitive, mais la paroisse religieuse et civile tout à la fois, dont le
chef tendrai, — prince de paroisse (princeps plebis), tyem ou mach-
tyem, il a reçu tous ces noms, — mais en tout cas magistrat héré-
ditaire, exerçait sur ses subordonnés une sorte d'autorité patriarcale,
pleine en tout, sauf dans la guerre. C'est à mes yeux, en un mot, la
molécule élémentaire, si j'ose dire, de la société bretonne-armori-
caine, comme c'en est aussi le trait distinctif. On la trouve bien déve-
loppée dans les chartes carlovingiennes de l'abbaye de Redon ; mais
ce n'est point trop présumer que d'ea mettre l'origine au premier mo-
ment de l'émigration.
Les Bretons du continent, ainsi divisés en quatre ou cinq petits états
au moins , et sans unité même dans la guerre, ne pouvaient offrir aux
agresseurs un front serré ni une résistance compacte, générale, formée
des forces unies de toute la nation. Pourtant contre les Mérovingiens
ils se soutinrent, et firent plus d'une fois repentir les envahisseurs.
Le conseil de leurs évêques aida souvent dans celte tâche le glaive de
leurs princes: saint Samson, évèque de Dol, Waroch, comte de
476 IfOMINOB.
Browerech , personnifient mieux que d'autres , peut-être, cette double
force. D'ailleurs, chez les Francs eux-mêmes, au temps des Mérovin-
giens , Tempire était partagé entre plusieurs rois, les forces de la
nation divisées, et les assaillants avaient ainsi contre eux-mêmes, au
moins en partie , la même cause de faiblesse que les assaillis.
Il en fut autrement sous Cbarlemagne. Les forces de Tempire Franc
s'unirent en faisceau compact et s'accrurent dans des proportions con-
sidérables : aussi quand cette masse tomba de tout son poids sur la
Bretagne, toujours partagée et subdivisée entre ses principicules, elle
dut nécessairement triompher. Il fallut pourtant deux expéditions , la
première en 786, fort incomplète, «emble-t-il, dans son résultat; la
seconde treize ans plus tard (en 799) , qui acheva l'œuvre ; et les
Francs se vantèrent alors d'avoir subjugué toute la Bretagne, C0çut
jamais, marquent-ils dans leurs chroniques, ne s'était fait jus-
qiies'là. Les mêmes chroniques marquent bien aussi la persistance de
cette division des Bretons entre plusieurs chefs, si fâcheuse et si fu-
neste devant une agression étrangère. Elles nous disent que le comte
Gui , le vainqueur de la Bretagne , présenta à Cbarlemagne pour trophée
de victoire les armes des chef Bretohs qui s'étaient soumis, sur lesquelles
ils avaient inscrit leurs noms : car^ ajoutent les chroniques, en livrant
ses armes, chacun des chefs {unusquisque dtumm) livrait aussi, par
là même, sa terre et son peuple. B n'y a point là de chef commun,
point de roi des Bretons, mais un bataillon de petits chefs ind^)en-
dants : chacun d'eux (unusquisque illorum) se soumet à part, après
s'être aussi sans doute défendu séparément.
Le joug est dur aux Bretons ; bientôt ils remuèrent, même du vivant
du grand empereur (en 811) : audace excessive, promptement répri-
mée. A sa mort , un de leurs chefs , dans le pays de Vannes , se sou-
leva en prenant le titre de roi (Jarnithin, en 814) : il semble avoir
réuni peu de partisans, et sa levée de boucliers n'eut point de suites
sérieuses. La révolte de Morvan , en 818 , fut bien plus grave ; l'his-
toire en est bien connue par le poëme curieux d'Ermold le Noir.L^em-
pereur Louis-le-Débonnaire dut venir en personne combattre les Bre-
tons avec une grosse armée ; d'abord il fut repoussé, mais il revint à
la charge , etHorvan ayant péri dans un petit combat, la révolte tomba
ifOMUiOB. 477
avec lui. Tous les auteurs Francs lui donnent le titre de roi des Bre-
tons et montrent toute la Bretagne levée à sa suite ; mais il y a peut-être
en ce point quelque exagération, car, dans le poëme d*Ermold le Noir,
Horvan lui-même se plaint de certains guerriers Bretons, qui
lui ayant promis leur concours lui font défaut justement au jour du
combat. En 8221, un autre soulèvement éclate, conduit par Wiomarch,
autre comte breton : d'abord ce n'est qu'un mouvement isolé, indi-
viduel, peu considérable et vite apaisé; mais deux ans après (en 824)
la bannière de l'indépendance bretonne flotte de nouveau aux mains de
Wiomarcb, qui en celte circonstance reçoit de'tous les chroniqueurs,
comme Morvan avant lui, le titre de roi des Bretons, et l'on ne
peut douter que la Bretagne, presque entière ne soit derrière lui,
quand on voit l'empereur contraint de venir encore dans cette pro-
vince avec une grande armée comprimer la rébellion , dont le pre-
mier chef, au reste, finit par se soumettre, mais pour éclater
de nouveau l'année suivante (825). La trahison, cette fois, eut raison
de son indomptable énergie; il fut surpris et tué dans sa propre de-
meure. Au printemps d'après (en 826), les principaux chefs Bretons,
conduits par les comtes Francs de la Marche bretonne, se rendirent à
Ingelheim,où l'empereur tenait son plaid général, et y firent leur
soumission.
L'empereur prit, dans cette assemblée , une mesure pleine d'habi-
leté et en même temps de bienveillance pour les Bretons. Il pensa sans
doute que les guerriers Francs, préposés jusqu'alors, sous le titre de
comtes de Vannes, au gouvernement de la Bretagne, avaient peut-
être plus que tout fomenté la révolte dans cette province, par des
vexations brutales infligées à une nation obstinée et généreuse. Il
voulut sans ôter le joug l'alléger, en donnant aux Bretons pour
gouverneur un homme de leur race, de leur langue et de leurs mœurs.
Il choisit pour ce haut poste un des chefs venus à Ingelheim, dont le
rôle antérieur échappe à l'histoire , et que quelques chartes de Redon
nomment seulement comme un personnage considérable , peut-être
même comme un héritier des anciens comtes bretons du pays de
Vannes. L'empereur lui donna le titre de missus ImpercUoris ou com-
missaire impérial, et la puissance de duc sur toute la nation bre-
478 noaiNOE.
tODDO : ce qui revient à dire qu'il lui aUribua sur les Bretons rexercîce
plein et entier de Tautorité impériale sous Timmédiate surveillaiice de
Fempereur lui-même, sans aucun intermédiaire.
Le Breton investi de cette grande (onction était Nominoë.
PREMIÈRE PARTIE.
A étudier de près la conduite de Nominoë depuis sa nomination au
gouvernement de la Bretagne en 826 , jusqu'à sa mort en 851, on
croira difficilement qu'il n'ait pas eu dès le principe la ferme résolu-
tion de délivrer son pays. Pourtant quand on voit aussi les belles occa-
sions qu'il eut de tenter cette entreprise sous le règne du Débonnaire,
surtout en 830 et 833 , lors de la déposition de l'empereur par ses
mauvais (ils, et à la faveur des troubles que cet attentat produisit dans
tout l'empire , on vient à penser que Nominoë se faisait une religion de
ne point tromper la confiance du vieux monarque, et surtout de ne
point rompre la fidélité que lui-même lui avait jurée à Ingelheim.
Envisager sous cet aspect le caractère de Nominoë me plait mieux et
me semble plus juste que de voir en lui simplement un fourbe déter-
miné. Dans tous les camps, dans toutes les causes, les fourbes et les
parjures affligent Tème des honnêtes gens. Hais suivant les idées do
IX* siècle, le serment de fidélité prêté par Nominoë à Louis-le-
Débonnaire était tout personnel à eelui-ei, et ne liait nullement le
Breton envers l'héritier de l'empereur. Il avait donc droit de prévoir le
cas où l'empereur mort lui rendrait la liberté de servir exclusivement
la Bretagne , et de tout préparer pour ce moment. Il n'y manqua point
Autant qu'on en peut juger par les documents historiques venss à
notre connaissance , la politique de Nominoë jusqu'à la mort de Louis-
le-Débonnaire (840) poursuivit un triple but.
Il voulut premièrement accoutumer les Bretons à recosnaitre l'au-
NOMUIOB. 479
torité d*un seul chef, issu de leurs vieilles races princières , et com-
mandant souverainement, en certains cas du moins, à toute la nation ;
En second lieu , empêcher les Francs de remettre le pied en Bre-
tagne et de la ravager de nouveau sous quelque prétexte que ce fût;
et d'autre part, empêcher de même les Bretons de tenter avant Theure
aucune de ces révoltes imprudentes , propres seulement à les affaiblir
et à redoubler leur misère > en ramenant dans leur ^ys le fer et la
flamme des Francs : à ses yeux la Bretagne, épuisée de tant d'efforts
malheureux, ressemblait à un malade qui ne manquerait point de se
tuer en s'obstinant à soulever un poids trop lourd pour ses forces.
Nominoê était résolu de ne lui permettre aucun mouvement avant
qu'elle eût pris le temps de se refaire.
Enfin « il sentait aussi la nécessité de fortifier Toccupation bretonne
entre Vannes et la Vilaine, afin de porter sur ce fleuve la frontière de
la Bretagne , et c'est à quoi il parvint par un moyen que les auteurs
modernes n'ont guère aperçu.
Rien n'était plus propre à faire insensiblement accepter de tous les
Bretons, au-dessus de leurs comtes ou chefe particuliers, une autorité
unique et suprême, que l'exercice même du pouvoir confié par Louis-
le-Débonnaire à Nominoë, Au nom de l'empereur, Nominoë en Bre-
tagne commandait à tous-, et tous lui obéissaient. Le jour où il jugerait
à propos de rejeter le joug impérial et de commander en nom per-
sonnel , l'habitude lui garantissait déjà en partie la continuation de
cette obéissance : et pour s'en assurer tout à fait, il lui suffisait de
faire aimer aux Bretons et sa personne et son commandement lui-
même par la manière dont il savait l'exercer. C'est à quoi l'événement
prouve qu'il réussit à merveille.
IL
Il eut plus de peine à accomplir son dessein de procurer à la Bre-
tagne la tranquillité dont elle avait tant besoin. H semble que les Bre-
480 NOMIIIOE.
tons et les Francs y fussent également intéressés; Francs et Bretons y
firent également obstacle.
Les guerriers Francs revendiquaient comme un droit le monopole
(sifose dire) de la Bretagne : province à gouverner < métairie à
exploiter, terre conquise à dévaster à plaisir par le fer et par le feu ,
elle leur appartenait à tous ces titres, et tout le monde chez em y
trouvait son ^ain,du comte au goujat. Le choix d'un Breton, d*an
vaincu pour gouverneur de la race vaincue fut à leurs yeux one
criante iniquité, une sorte de trahison envers la race conquérante, qui
ayant conquis devait gouverner et même opprimer; Mais quand le
nouveau gouverneur montra sa résolution d'interdire absolument la
Bretagne aux pillages et aux vexations des Francs, la colère de ces
derniers ne connut plus de bornes ; les comtes des marches résolurent
d'exciter, de dessein formé, par leurs provocations et leurs courses un
soulèvement en Bretagne, afin d'y rentrer de haute lutte , pour perdre
le gouverneur et regagner le pays. Les Bretons n'étaient malheu-
reusement que trop enclins à donner dans le piège en répondant aux
provocations par la révolte; même sans provocation , ils ne portaient
déjà le joug qu'en frémissant et toujours prêts à le secouer. L'amour
de la liberté l'emportait sur la prudence. Et cependant , à tout prix, il
fallait les empêcher de compromettre encore une fois l'avenir de leur
cause par quelque folle équipée. Nominoë était pris entre ces difficultés,
dont l'auteur contemporain de la Vie de saint Convoion donne en
quelques lignes une juste idée : « Au temps de l'empereur Louis (dit
» l'hagiographe) la discorde se mit entre les Francs et les Bretons,
» parce que ceux-là voulaient de nouveau exercer leurs violences par
» toute la Bretagne , comme ils avaient acoutumé de faire aupara-
» van! ; mais le très-vaillant prince Nominoë s'y opposait de tout
» son pouvoir , et prit enfin le parti d'envoyer des députés à l'empe-
» reur pour lui demander si ces entreprises se faisaient d'après ses
» ordres. » Ceci se rapporte au commencement de l'an 836. Loui»-le-
Débonnaire, en cette occasion et dans toutes les autres, soutint
Nominoë avec une constance et une confiance qui honorent tout aussi
bien l'empereur que le gouverneur.
{Ine fois seulement l'empereur se laissa surprendre , en l'an 830 ,
NOMINOB. 481
par soD chambellan Bernard, qui avait toute sa faveur et celle de Tim-
pératrice Judith , et qui voulait s'emparer, pour lui ou Tune de ses
créatures , du gouvernement de Bretagne. L'empereur partit d'Aix-
la-Chapelle, le mercredi des Cendres, pour rejoindre son armée dans
la marche bretonne; mais l'excessive faveur de Bernard excitant
les murmures des Francs, une révolte éclata, l'armée n'alla pas plus
loin que Paris , et l'empereur abandonné de ses fidèles et emprisonné
ne reprit l'exercice de son autorité que quelques mois plus tard, pour
le reperdre de nouveau trois ans après (en 833) et subir alors l'affront
d'une déposition solennelle. Mais dans ces deux circonstances la fidé-
lité de Nominoë se soutint sans une seule hésitation; et même, au
commencement de 834, elle semble avoir attiré sur la Bretagne une
expédition de comtes des marches, qui d'ailleurs n'alla pas loin,
et ne put ni affliger gravement la Bretagne ni entraîner le gouverneur
dans la sédition. Cette loyauté du Breton eut sa récompense, dont saint
Convoion et les moines de Redon recueillirent, cette année même, les
prémices , comme nous le dirons tout à l'heure. Mais l'année suivante
(835) , les Francs ayant renouvelé leurs provocations et leurs courses
finirent par exciter, de la part des Bretons, des actes de représailles
que Nominoë parvint promptement à comprimer. Mais les Francs
pourtant voulurent s'en autoriser pour envahir encore la Bretagne et
la remettre à feu et à sang. C'est alors que Nominoë envoya à l'empe-
reur (au commencement de 836) des députés, dont l'auteur dç la Vie
de saint Convoion parle dans le passage cité plus haut, afin d'invoquer
son autorité contre ces artisans de troubles. Le Débonnaire donna
raison à Nominoë. Mais, au mépris de la volonté impériale, les comtes
des marches, qui se sentaient soutenus par un fort parti à la cour
même de l'empereur, reprirent en 837 leurs irruptions déloyales ;
cette fois encore les Bretons irrités de ces provocations incessantes, se
laissèrent aller à repousser la violence par la violence. Ils ne faisaient
que se défendre , on les peignit en rebelles ; on arracha à l'Empereur,
trop éloigné et trop circonvenu, l'ordre de diriger sur la Bretagne une
nouvelle expédition. Nominoë n'avait pu prévenir cet orage , il sut en
arrêter les effets. Les Bretons s'étaient emparés, en dehors de leurs
firontières, de quelques terres des comtés voisins; Nominoë les fit
482 HOMIHOB.
rendre. Il donna des otages, il redoubla d'as^rances de fidélité , il
conserva le gouveraement des Bretons, et cette épreuve fut la der-
nière: la Bretagne ne fut plus, depuis lors, inquiétée et troublée,
jusqu'à la mort de Louis-le-Débonnaire (840).
Ainsi Nominoe, sur ce point encore, à travers des difficullés inextii-
cables, parvint à atteindre son but. Entre les féroces convoitises des
Francs et les aspirations ardentes des Bretons, il lui fallut se tenir et
marcher comme sur un petit sentier étroit, bordé de précipices des
deux côtés ; malgré tout il arriva , et sut garder la Bretagne intacte
et tranquille pendant plus de quatorze ans. Au jour des grandes lattes
et du combat décisif, cette pauvre nation, frappée de tant de blessures
capables d*éteindre à tout jamais une vie moins tenace , se retrouva
guérie , dispose et saine, plus forte et plus ardente que jamais.
Elle se trouva aussi posséder en ce jour, et presque sans s'en douter,
la forte et solide frontière de la Vilaine. Comment Tavait-elle acquise?
Cest ici que je m'imagine, à tort peut-être, avoir fait une petite décou-
verte. Les inventeurs, comme on sait, ont pour leurs inventions une
complaisance toute paternelle : si je m'étends un peu longuement sur
la mienne, on voudra bien pardonner ce travers à une faiblesse trop
commune pour être sévèrement jugée. D'autant qu'il s'agit ici de la
fondation d'une des plus curieu^^es villes de Bretagne, — la ville de
Redon.
m.
Pour qui connaît, Hième en gros, la capitale importance que TEgUse
catholique possédait dans la société du moyen-àge, — j'ose ajouter,
qu'elle devrait avoir dans tous les temps , — il est assez superflu
d'expliquer le genre et le degré d'influence, non- seulement dans
i'ordre religieux, mais même dans l'ordre civil et politique, exercée
par une graiide, pieuse, savante et riche abbaye sur toute la contrée
dont elle était le centre. Centre véritable et alors sans -rivaux , f6yer
NOMlIfOE. 483
de la vie morale et de la vie. matérielle : de là sortaient à la fois ren-
seignement des lettres , les livres et les histoires, et les hardies entre-
prises, les belles méthodes de culture et d'industrie ; les conseils et les
exemples de la perfection chrétienne, pain de Tâme ; les secours intel-
ligents et les abondantes aumônes, c'est-à-dire le pain du corps. Nul
lieu donc de s'étonner, si je dis que la frontière de la Vilaine fut assurée
aux Bretons par la fondation d'un grand monastère, breton d'esprit et
de cœur, sur les bords de cette rivière, qui n'est autre que l'abbaye
de Sain^-Sauveur de Redon.
Redon n'est point une de ces villes dont l'origine , suivant une for-
mule banale, se perd dans la nuit des temps. Rien de plus clair, rien
de plus certain , mais aussi rien de plus chrétien et de plus breton que
son origine. Elle est sortie tout entière de son abbaye , et sur ce berceau
sacré la poésie de nos vieilles légendes et la vérité de notre vieille
histoire s'unissent pour lui tresser une couronne. Le côté chrétien de
ces origines a été souvent mis en lumière, le côté breton est resté dans
l'ombre : c'est sur celui-ci que j'insisterai.
Saint Convoion naquit vers la fln du VlUe siècle, dans la paroisse
de Comblessac, d'une race illustre, ex génère senaUmo, dit son ha-
giographe ; le nom de son père Conon marque une origine bretonne.
De bonne heure il entra dans l'église; sa piété, sa science et son génie
l'y firent distinguer; Renier, un Franc d'origine, dévoué «ux intérêts
de sa nation, qui monta en 820 sur le siège épiscopalde Vannes,
choisit le jeune Convoion pour son archidiacre, et à cette époque l'ar-
chidiacre était, comme on sait, l'oeil et le bras droit de l'évèque. Après
quelques années passées dans ces importantes fonctions, Convoion,
tendant davantage, toujours à la perfection chrétienne, se résolut
d'embrasser la vie monastique. Ayant remis à l'évèque son titre et sa
charge, il se mit à parcourir le diocèse de Vannes avec cinq prêtres,
complices de son pieux dessein, «n quèle d'un territoire écarté, favo-
rable pour servir Dieu dansia solitude. Sorti de Vannes en se dirigeant
vers le nord-est, il passa la Vitatne près de son confluent arec TOust,
et résolut enfin de s'établir dans le lieu^ alors tout désert, où s'élèvent
encore maintenant l'église et l'abbaye de Saint-SauveOT de Redon. Ce
territoire appsrrtenait à un seig«eur breton, un machtyem, du nom de
484 IIOMINOE.
Ratwili, qui faisait alors sa résidence et tenait sa cour de justice dans
un lieu appelé Lis-Fau , ou la Cour des Hêtres, en la paroisse de Sixt,
si je ne me trompe. Le bon tyern avait porté les assises de sa juridic-
tion patriarcale au bord d'une fontaine, oùGonvoion le rencontra quand
il s'envint solliciter de sa piété le don de la terre de Rokm ou Redon,
pour y mettre son monastère. Ratwili était un bon chrétien et un bon
Breton, Gonvoion et ses cinq prêtres de même; il accorda sans difficulté
ce qu'on lui demandait, et le monastère commença par des cabanes de
branchages, vers Tan 830. Il rencontra dès le principe desenneaiLs
dans certains seigneurs voisins, cousins de Ratwili selon Tapparence,
mais assez mauvais chrétiens, qui soutenaient que la terre de Redon
venait d'être donnée à Gonvoion sans leur consentement, à leur détri-
ment , que le don était nul , et les moines bons à chasser. Le comte de
Vannes, envoyé de l'empereur, était le juge naturel de ce procès. Gon-
voion lui députa l'un de ses moines, Louhemel, à sa maison forte ou
cour de Botnumel, non loin de Vannes, croit-on, où il avait à ce mo-
ment son tribunal.
A peine Louhemel eut ouvert la bouche , qu'un des adversaires des
moines, appelé Illoc , se prit à crier que ces prêtres étaient de vrais en-
jôleurs (séducteurs)^ établis sur une terre lui appartenant et qu'ils de-
vaient lui rendre. Nominoë indigné coupa ce flot d'injures de cette
apostrophe foudroyante : « Oserais-tu bien prétendre, ennemi de Dieu,
» qu'il vaut mieux livrer cette terre à des libertins et à des voleurs
» qu'à des prêtres et à des moines, qui vivent saintement et passent
» tout leur temps à prier Dieu pour le salut du monde? » La cause des
moines était gagnée. Mais Nominoë se fit expliquer en outre toutes les
circonstances de cette nouvelle fondation, dont il écouta le détail avec
un vif intérêt; il voulut surtout connaître le nom, la race, la patrie et
la personne des six premiers fondateurs ; tous étaient de race bretonne
(Gonvoion, Louhemel, Guencalon, Gondeloc, Gonhoiarn et Thelvnn);
plusieurs avaient servi avec honneur aux emplois du siècle. Ainsi cette
colonie monastique s'élevait sur la triple base de la piété, du talent et
de l'amour de la Bretagne. Nominoë prévit qu'avec de pareils fonde-
ments, ce monastère pourrait bien un jour valoir mieux pour les Bretons
qu'une grosse citadelle : dès-lors toute sa protection lui fut acquise.
noMUfOE. 485
Par malheur, il fallait plus pour assurer définitivement Texistence
de l'abbaye : Noroinoë n'était que le lieutenant de l'empereur; il fal-
lait l'approbation de l'empereur même. Quelque temps après l'audience
de Botnumel, Louis-le-Débonnaire étant venu dans le Limousin, an
commencement de l'an 8321 , Convoion se rendit près de lui (au palais
de Joac) pour avoir cette confirmation suprême du don de RatwiK.
Admis devant le prince, Convoion expose sa demande ; deux person-
nages aussitôt se lèvent pour lui répondre, un guerrier et un prêtre,
Ricouin (fîû;ou7inttô), alors comte de Nantes, et Renier, évêque de
Vannes, dont Convoion était naguère l'archidiacre. Si le comte, à titre
de guerrier Franc, doit être hostile au protégé de Nominoë, l'évêque au
moins va parler pour son ancien archidiacre, pour le pieux moine qui
enrichit son diocèse d'un nouveau couvent. Point; l'évêque et le comte
s'accordent dans le même sentiment, et tous deux d'une même voix
crient à l'empereur : « 0 seigneur Auguste, nous vous en prions, fermez
» vos oreilles et n'écoutez point tous les discours de ces moines : le lieu
» qu'ils vous demandent est trop important pour la force et la sécurité
» de votre empire. » Et l'empereur, persuadé par ce double témoi-
gnage, ordonne de les chasser de sa présence, en déclarant que jamais
ils n'obtiendront l'objet de leur demande. En effet quelques mois plus
tard, dans la même année, Louis-le-Débonnaire étant venu à Tours,
Convoion va de nouveau vers lui; il entre, avec quelques seigneurs
bretons venus là aussi pour leurs affaires, dans la salle où se tient
l'empereur; mais à peine le prince i'a-t-il aperçu qu'il ordonne de le
chasser du palais, sans même lui permettre d'ouvrir la bouche ni de
déposer au pied du trône impérial les présents qu'il lui destine.
Déconcerté par ce double échec, Convoion revient à Redon , et là
la faveur publique, qui de tous côtés se déclare pour son entreprise,
lui rend le courage. Si les Francs sont décidés à combattre par tous
moyens le nouveau monastère , les Bretons semblent résolus à le sou-
tenir de leur mieux.
Cest d'abord le bon tyern Ratwiii, qui vient visiter affectueusement
les pauvres moines affligés , et joindre à son premier don de nouvelles
libéralités; c'est son fils Catworet, qui prend à Redon l'habit monacal.
Quantité de Bretons de tous rangs, jusqu'aux plus élevés , imitent les
486 HOHIHOB.
uas Texemple de Ratwili, les autres celui delCatworet, plusieurs celui
de Fun et de Tautre ; les prêtres les plus renommés pour leur sdeoee
et leur vertu y vienoent se perfectionner dans la vie évangélique ; les
donations se multiplient, et en augmentant Timportance temporelle dn
monastère, elles attirent autour de lui, sur Tun et Tautre bord de la
Vilaine, de nouveaux habitants, tous Bretons, qui bientôt vont s'étendre
de proche en proche, et assurer sur cette ligne d'une manière déÛDÎ-
tive la prépondérance de leur nation , en couvrant tout le pays d^une
population bretonne unie et compacte.
Aussi Nominoe, loin de suivre la volonté impériale si fortement pro-
noncée contre rexietence du monastère, lui continue ou plutôt lui
redouble toute sa faveur. L'empereur a chassé de sa présence le fon-
dateur de Redon ; hé bien , moins d'un an après ( en 833), vcmcI que
Nominoë, lieutenant de Tempereur, « s'en vient , suivant sa promesse,
» visiter avec les principaux seigneurs de Bretagne le saint lieu de
» Redon. Les moines, nous dit le vieil hagiographe, s'avancèrent à sa
» rencontre dès qu'ils surent sa venue, le reçurent avec les pUis grands
» honneurs et le conduisirent au monaslère au chant des psaumes et
» des hymnes ; et Nominoë, ajoute notre auteur, sentit en ce jour une
» grande joie dilater son cœur {gœoiêus est gaudio magno) ; il s'efforça
» de consoler les pieux serviteurs de Dieu , promit de leur faire du
» bien tous les jours de sa vie , et unit par se recommander à leurs
» prières. » Il fit plus encore. Ayant reçu , pendant son séjour à Redon,
la nouvelle de la captivité où les méchants fils du Débonnaire rédui-
sirent leur père sur la fin du mois de juin 833 , et qui fut bientôt suivie
de sa déposition solennelle à Saint-Médard de Boissons, il prit Jésuite
son parti ; et puisque l'empereur était mis dans l'impuissance d'exercer
à ce moment son autorité, lui , le délégué de l'empereur («ttssu^
hnpercUoris) , et dans le nom même de l'empereur, il donna solennel-
lement aux moines de Redon œ que l'empereur avant sa captivité
leur avait refusé obstinément, c'est-à-dire le lerritoiretOÙ s'élewMlteur
abbaye, et en outre tout un canton appelé Ros, où était compris le
monastère, détaché.depuif iore deHantique paroisse »de Bain.
La charte de cette donatioUiest peut-être, de tous les actesde Nominoe,
celui où le caractère de sa .politique se découvre le mieux. M\miii
nomiioB. 487
directement à rencontre de la volonté de Temperenr, il paraissait
naturel et presque forcé qu'il prit parti pour ses ennemis, alors au plein
de leur triomphe. Tout au contraire, du même coup il se prononça
hautement contre eux, et sut donner à cet acte de dés(^issance le
caractère d'une touchante protestation de fidélité envers le vieux sou-
verain détrôné. Il déclare dans sa charte faire cette pieuse aumône « à
» raison des tribulations et des angoisses que supporte présentement
» notre souverain seigneur Tempereur Louis « (coraiderans que--
rélam oc iribulationem qitam hdbet domnus noster imperatar Hlo-
dowictis.) Il la faii au nom et pour le compte de Tempereurlui-iBème,
« aûn que Dieu, se laissant toucher aux prières des moines de Redon
» pour leur bienfaiteur, lui veuille bien venir en aide ». (in eleemosina
Hlodotcid Imperatoris , ui eum Dommus per orationes eoruim
monachorum adjuvare dignetur.) Ainsi, si Louis-le-Débonnaire
reprend son pouvoir, voilà de quoi couvrir et au-delà la désobéissance de
Nominoë. Si au contraire Timpiété des fils de Tempereur triomphe
jusqu'au bout, voilà qui dit clairement aux Bretons, aux Francs aussi,
que Nominoë, après Tempereur Louis, est décidé à ne plus recon*
naître de souverain étranger à la Bretagne. La politique de Nominoë,
— toute dévouée aux intérêtsde la Bretagne, et cependant très-décidée
(selon moi) à observer loyalement la fidélité jurée à Louis-le-Débon-
naire , mais à lui seul , — cette politique est toute entière dans cette
charte, et sous ces protestations d'un dévouement véritable à la per-
sonne de l'empereur, je vois déjà poindre pour l'avenir la déclaration
d'indépendance. Notons comme un dernier trait, qui présage aussi
l'avenir, que Nominoë força l'évêque de Vannes, ce même Rénier si
hostile aux moines de Redon l'année précédente, à souscrire la charte
de donation de l'an 833. L'éyéque dans Nominoë sentait dès ce
moment un maître^ et comprenait que contre une volonté aussi tenace
qu'habile la lutte serait promptement impossible.
L^empereur Louis reprttsa pmissaDoedans les premiers mois de 834,
et fut solennelleffient rétabli le 1»^ mars de cette année. Nominoë
ne perdit pas de temps et l'envoya aussitôt complimenter par un sei-
gneur breton appelé Worwdrei, qui menait avec lui saint Gonvoion.
Ils rencontrèrent l'empereur à Attigni , et dans le palais impérial deux
488 NomnoE.
évèques de Bretagne, Félix de Quimper et Ermor d'Aletb. Félix,
Franc d'origine, ne prit aucun intérêt aux démarches deConvoion :
Ermor, Breton, Tappuya de tout son pouvoir; Worworet, au nom de
Nominoë , en fit autant, et la résistance du Débonnaire tomba aussitôt
Par un solennel diplôme il donna aux moines de Redon « sur la
» prière et Tintervention de notre fidèle Nominoë » , dit-il formelle-
ment, les deux paroisses de Bain et de Langon. Deux ans plus tard ,
en 836, Nominoë, comme je Tai déjà dit, envoya à Tempereur une
autre députation, pour le prier de faire cesser les entreprisesdes comtes
Francs voisins des marches, qui prétendaient envahir derechef la Bre-
tagne. Convoion s'était encore joint à cette députation pour solliciter de
nouveau les largesses de l'empereur. A Aix-la-Chapelle, où les Bretons
se rendirent d'abord, saint Convoion rencontra un jour dans le palais
impérial un comte Franc du nom de Gonfroi, « qui espérait, nous dit le
n vieil historien de Redon , obtenir de l'empereur le gouvernement de
» toute la province de Vannes», c'est-à-dire de la Bretagne, eu
d'autres termes > la charge de Nominoë. Quand il apprit que c'était là
ce moine breton , à qui l'empereur avait donné le territoire de Redon,
il se mit à l'accabler de menaces et d'injures, « parce qu'il ne
» voulait point, dit l'hagiographe , que tes saints moines de Convoion
t habitassent en ce lieu. » Ce fut là le dernier effort de la rage fraoque
contre l'abbaye bretonne. L'étoile de la Bretagne l'emportait définiti-
vement, et peu de temps après avoir essuyé le dépit courroucé du brutal
Gonfroi , saint Convoion obtint de l'empereur — et toujours sur la
prière et Tintervention « de son fidèle Nominoë » — la donation de
trois autres paroisses, Renac,Platz (aujourd'hui Brains) et Aidon
(Arthon).
La prospérité de Redon et son importance s'accrurent depuis lors de
plus en plus ; tous les effets que j'ai indiqués cinlessus comme en
devant découler se produisirent et se développèrent rapidement; et à
la mort de l'empereur Louis-le-Débonhaire, — les chartes de Redon
en font foi , — toute la basse Vilaine, au moins depuis Langon , était
à la lettre un fleuve breton.
On me reprochera peut-être de m'être trop longtemps arrêté sur la
homucob. 489
fondation de Tabbaye de Redon; mais du moins, après le récit qui
précède , ne me reprochera-t-on pas, je l'espère, d'avoir exagéré le
caractère et l'importance de cet établissement. C'est bien là une véri-
table lutte nationale entre Francs et Bretons; de part et d'autre, on
comprend toute l'importance du poste qu'il s'agit pour ceux-ci de con-
quérir, pour ceux-là de défendre; en fin décompte, la victoire reste
non au plus fort mais au plus habile, et surtout au meilleur droit.
Toujours est-il qu'en 840, à la mort du Débonnaire, Nominoë avait
atteint le triple but de ses longs, patients, et habiles efforts. Les Bre-
tons étaient tout prêts à marcher sous un seul chef à la conquête de
leur liberté perdue ; ils avaient dans la Vilaine une frontière solide;
quatorze ans de calme presque complet leur avaient permis de réparer
leurs forces et d'amasser dans leur cœur un trésor de haine contenue
contre la domination étrangère, qui bouillonnait comme une lave prête
à partir et n'attendait plus pour éclater que le signal du chef. (')
Â. DE LA BORDERIE.
(La suite prochainement.)
(I) Les notes qui doivent accompagner et antoriser cette première partie de l'histoire de
RomlDoê ajant été , par erreur, omises an bas des pages, sont rejetées à la fin du trafall,
arec celles de la seconde partie.
Tome IV. 32
CHMRIQOe IT UfillMS N LA fimll liUTAill.
LES ATBNTCBES
(1)
DU BONHOMME QUATORZE
XL
Si nous avons reproduit un peu minuUeusement peut-être tous les
détails qui remplissent le chapitre précédent, c*est qu'ils sont parfai-
tement historiques, et qu'ils nous semblent earaetériser à merveille
Tesprit des hommes du Bocage et la nature des luttes partielles qui
ont précédé la grande guerre. Il ne saurait entrer dans notre pensée
de suivre pas à pas la marche et les progrès de finsurreetion, et d'é-
crire ici rhistoire de la Vendée. Pauvre chroniqueur que nous sommes^
nous cherchons seulement à recueillir les traditions de village qui se
racontent encore au foyer de quelques chaumières , mais que personne
n'écrira jamais; et nous pensons fermement qu'une pareiQe histoire,
si elle se fonde uniquement sur des documents écrits, ne rendra ni le
caractère sublime, ni la poésie naïve et grandiose de cette incompa-
rable épopée.
Nous avons entendu cent fois raconter par quelques-uns de nos
vieux amis, gentilshommes ou paysans de la vieille roche, comment
les chefs avaient été improvisés , comment ils avaient été arrachés à
leurs châteaux, à leur charrue, à leur atelier; et tout cela avec des
détails si dramatiques et si curieux, qu'ils formeraient sans nul doute
un des chapitres les plus intéressants de cette chronique ; mais nous
avons hâte de revenir aux environs de H*^^ et de savoir ce que de-
viennent les dames de HoBtbriant.
(I) Voir le UHDe IV de It Revui, p. M9-339 et 377-40».
LES AVBIlTtmES BtJ BONHOHBIB QUATORZE. 491
Depuis la catastrophe qui les avait forcées de chercher ud refuge
chez la nourrice de Marguerite, elles n'avaieut pas cessé d'habiter sa
maison , et les domestiques s'étaient établis comme ils avaient pu dans
les servitudes du château qui avaient échappé à Fincendie. On vivait
ainsi dans une demi-sécurilé, sans cesse troublée par les appréhensions
du dehors et le voisinage assez fâcheux de la ville de M***, lorsque,
le surlendemain de la foire de L^^^, ces dames virent arriver à la mai-
sonnette une foule de paysans armés qui s'en allaient enlever un chef
dans les environs. Ils leur demandèrent en passant un morceau d'é-
toffe pour en faire un drapeau.
Mme de Montbriant leur donna une robe de soie blanche dont les
mains habiles deMUe la Roselière eurent bientôt fait un magnifique
étendard tout parsemé de fleurs de lis découpées avec du papier doré,
et Marguerite ayant attaché au haut de la hampe le nœud d'épée de
son père orné de franges d'or, ils partirent aux cris répétés de Vive le
Roi ! et s'en furent à la grâce de Dieu.
Dans les deux premiers mois de l'insurrection , les révolutionnaires
ou les Bleus, comme on commençait à les appeler, avaient été chassés
de presque tous les lieux qu'ils occupaient, et ceux qui s'étaient jetés
dans le château de M^*^, bien qu'ils n'eussent pas encore été attaqués,
n'osaient sortir de l'enceinte de leurs murailles, en sorte que la cam-
pagne était libre comme en pleine paix.
Les gens des villages voisins, qui revenaient du camp le samedi soir
pour embrasser leur famille et chercher le pain de la semaine, contaient
des choses étranges, merveilleuses, qui faisaient le bonheur de la veil
lée, et notre ami Gusty, dont l'humeur indépendante s'accommodait
fort de cette vie aventureuse, allait sans cesse de la maisonnette au
camp et du camp à la maisonnette ; si bien que les dames de Mont-
briant étaient parfaitement au courant de tout ce qui se passait.
Il était véritablement transformé, ce brave Gusty; ce n'était plus
ce pauvre chétif gas que nous avons connu si grêle, si sauvage et si
mal peigné. Il avait grandi et pris un certain air d'importance avec sa
carabine, ses pistolets, et son grand sabre attaché avec une peau
d'anguille à son côté.
Il avait au moins une bretelle à son pantalon de bonne toile grise,
492 IBS AySHTUlBS
«DpniDté à qnelqDe pearre diable oceis de sa main ; il portait une
énorme cocarde de papier Mane à son chapeau — car il avait nn cha-
peau , maintenant — et, n'eût été fordinaire du camp qui laissait son*
vent à désirer, mons Gusty eût été Thonmie le plus heureux de la
terre.
Grâce à sa sagacité naturelle, à son humeur vagabonde et à son
formidable appétit, qui le poussait continuellement à fureter de tous
côtés dans Tespoir d'augmenter la maigre pitance qu'on lui servait an
camp, il était devenu un éclaireur des plus distingués, et avait été
plusieurs fois employé comme tel dans différentes expéditions. Per-
sonne n'aurait pu dire, et il ne savait pas trop lui-même à quelle di-
vision il appartenait. Malgré cela , ou peut-être à cause de cela même,
il était bien connu dans l'armée du Bas-Poitou , mais seulement sous
le sobriquet peu poétique et peu harmonieux de QtuUorxe, Voici ce
qui avait donné lieu à ce nom bizarre :
Un jour qu'il avait vainement exploré tous les environs pour tâcher
de se procurer un bon diner, et qu'il n'avait trouvé — affreuse dérision
du sort! — qu'un magnifique couteau bien affilé, il fut obligé de se
rabattre sur le maigre pot au feu de la division. L'heure de la distri-
bution des vivres étant arrivée, il se présente hardiment devant l'officier
chargé de la répartition, et réclame pour sanplcU.
— Combien êtes-vous à votre plat? dit l'officier.
— Quatorze , répond intrépidement l'affamé Gusty.
L'officier sans défiance lui fit délivrer les quatorze portions deman-
dées, et maître Gusty les engloutit toutes en un seul repas.
Depuis ce temps, ce f ut-là son nom de guerre, nom qu'il porte en-
core aujourd'hui et dont il cache avec grand soin l'origine qui nous a
été révélée par les mauvaises langues de son temps.
Quoi qu'il en soit, c'était un garçon solide au feu et insouciant du
danger, un tirailleur ingénieux dans le choix d'un poste ou dans ses
moyens d'attaque contre les Bleus, et nous allons bientôt le voir chargé
d'une mission des plus difficiles et des plus délicates pour un hoaune
de sa condition.
Après la bataille de Luçon, le 14 août, les Vendéens étaient promp-
tement rentrés dans le Bocage et l'on avait appris que le pays était
DU BOUHOMMS QUATORZE. 493
menacé par une armée de cent quarante mille hommes de troupes ré-
glées, sans compter les innombrables bataillons de garde nationale.
Mme de Montbriant, la tète appuyée sur une de ses mains, rêvait triste-
ment au milieu des paysans assis sur les coffres ou appuyés contre les
grandes arches qui contenaient la provision de blé des gens de la maison.
— Oui, Madame l disait Vincent Bernard, Tancien oraieur de la
foire de L^^ aujourd'hui aide*de*camp de Joly, le commandant de la
division des Lues, — le général nous a fait assavoir que les Bleus
allaient tomber sur nous comme la grêle, et le rassemblement est pour
vendredi qui vient, veille de la Sain t-Louis> dans les bois de la Copecha-
gnière. Nous devons y trouver M. Charette, et puis, dame! après, je
ne sais pas où nous irons ; ça dépendra des Bleus. Sans vous com-
mander. Madame, vous ne pouvez plus rester ici, voyez-vous! il faut
partir résolument l
— J'en vois bien la nécessité, mes bons amis, répliqua M^e de Mont-
briant , je la sens comme vous, et je suis toute disposée à partir; mais
hélas! où me réfugier, où aller, pour trouver un peu de paix et de
repos en ce malheureux temps?
— Tenez, Madame! voulez-vous que je vous dise? il n'y a pas
d'endroit plus sûr pous vous que le quartier-général à M. Charette. Il
y a déjà une belle fois (') de dames nobles qui s'y sont réfugiées, et
ma grand'foi de Dieu ! je vous y mènerais moi-même, si je n'étais pas
forcé de me rendre vendredi au rassemblement. Mais soyez tranquille!
nous trouverons bien quelqu'un pour vous conduire, et avec la grâce
du bon Dieu, vous arriverez lâchas sans qu'il y ait de malheur. Quand
voulez^ous partir?
— £h, mon Dieu! tout desuite, s'il le faut, mon bon Vincent.
— Oh! nenni, nenni ! il n'y a rien qui presse, Madame ! vous pouvez
tarder encore quelques jours. Je pourrais bien — ajouta-t-il en se ca-
ressant le menton , comme un homme qui réfléchit mûrement — * vous
donner quelques-uns de uqs gas pour vous garder au long du che-
min....> mais non , non ! Tout bien examiné, ça ne vaut rien ! nos jeunes
gens ont — sauf votre respect. Madame! — le diable au corps pour
(1) Une grande quaDlilé.
494 LES AVENTURES
faire du tapage quand ils sont ensemble. Ils ne sont pas capables de
faire un bout de cbemin sans houper (*) ou tirer des coups de fusil,el ça
éveillerait les Bleus de Rochetreûière (*) qui font des patrouilles jusque
vers la forôt des Brouzils. — Écoule ici, Quatorze! ajouta-t-il en se
tournant vers notre ami Gusly que nous n'appellerons plus désormais
que par son nom de guerre — tu connais le pays, pas vrai?
— Si je connais le pays ! s'écria Quatorze, ah ! oui, je le connais! el
ça ne me ferait pas plus de peine d'aller de nuit d'ici à Legé, que d^a-
valer un verre de muscadet.
-* C'est bon! mais es-tu un homme, là, voyons?
— Je m'en ilatte, capitaine!
— Eh bien ! c'est toi qui iras conduire notre dame au quartier-
général à H. Charette, allons! veux-tu, gas?
— Si je le veux , mille milliom de noms (Tun bois! s'écria Qua-
torze transporté. Oh mon pauvre petit Vincent! vous m'auriez mis
pendant huit jours à botmhe que veva>^u dans la cuisine du Roi, que
vous ne m'auriez pas fait si grand plaisir! Oui , je la conduirai, notre
chère bonne dame ! à moins donc que tous les diables de l'enfer se-
jraient d^ épave et encore!... Je la mènerai partout où elle voudra aller,
bien sûr! ou je perdrai mon nom et la dernière goutte de mon sangl
Donnez-moi seulement avec moi le cousin Miraheau, pour aider les
dames à passer les échaliers , les porter dans les mauvais chemius.^,
et je suis tout prêt !
— Emmène Mirabeau, répliqua. le capitaine, emmène qui tu vou-
dras, tu n'as qu'à parler; mais moins vous serez de monde et pluail
vous sera aisé de vous cacher et de musser (') à travers les bois. Ça
fera trois hommes ; m'est avis que c'est assez.
— Trois hommes!... heuch! — fit Quatorze avec une espèce de
ricanement intérieur impossible à traduire, tout en regardant d'un air
de pitié le pauvre feudiste accroupi sur un escabeau , et se ohaufliuit
les pieds au mois d'août — trois hommes!... enfin n'importe, nous
aurons toujours Mirabeau !
(1) Crier.
(2) Bochesenrlèro , que les payians appellent Rochetrevtire.
(3) Se glfaaer.
DU BOHHOMMB QUATORZE. 496^
Le cousin Mirabeau, auquel maitre Quatorze paraissait tenir d'une
façon si particulière, était une manière de géant à la crinière longue
et touffue, qui, non content de frapper fort dans le combat, se livrait
durant les loisirs du bivouac à des considérations pofitiques de la plus
baule portée, et avait sans cesse à la bouche le nom de Mirabeau. A
cause de cette manie sans doute, et grâce à une certaine faconde ali-
mentée par quelques phrases de proclamations qu'il ântichait passa-
blement, grâce aussi à une ressemblance éloignée avec le colosse de
la tribune révolutionnaire, il avait reçu le surnom de Mirabeau, au^
quel il répondait parfaitement. Aussi, à Tappel de son nom, il s'élança
de son coffre avec la légèreté d'un bœuf de Stllertaine, bondit jus-
qu'à la poutre de la toiture, et battant un rapide entrechat avec ses
sabots de vergne, retomba sur la terre avec un bruit formidable, m
criant : Vive leBoi!
Après une pareille manifestation, il n'.y avait plus à demander au
jeune gts si cette mission lui convenait, et Vincent Bernard se mit
iBussitèt k leur donner ses dernières instructions.
Il s'adressait de préférence à Quatorze , dont il connaissait rintelU-
gence et qu'il avait nommé implicitement le chef de l'entreprise, sans
que l'honnête Mirabeau, qui était pourtant un homme lettré, se mon-
trât offensé le moins du monde de la position subalterne qui lui était
faite. C'est que le dévouement de ces pauvres gens était pur de tout
calcul, exempt de toute passion mesquine, et que cette mission de
confiance flattait à la fois leur amour-propre et les plus chères affec-
tions de leurs cœurs.
Après leur avoir mis sous les yeux l'importance du dépôt qui leur
était confié, et leur avoir représenté quel honneur ce serait pour eux
d'avoir ainsi sauvé la mère des pauvres et la fleur de la paroisse —
c'est ainsi qu'il désigna M™* de Montbriant et Marguerite — le capi-
taine leur recommanda la plus grande prudence, puis, détachant de
son chapeau une médaille de plomb à l'effigie de la bonne Vierge, il
l'embrassa dévotement par trois fois, l'attacha au chapeau de Quatorze
afin de prévenir toute mauvaise rencontre en chepain, et saluant les
dames avec un profond respect il leur souhaita bon voyage, et sortit
4e la maisonnette avec une partie des paysans qui s'y trouvaient.
49& tES AVBHTUKBS
XIL
Quelques jours après cette conversation, les dames de HoDtbriani
ayant appris que Charette était revenu de son expédition et rentré à
son quartier-général, résolurent de s'y réfugier le plus tôt possible.
Quatorze et Mirabeau avaient exploré le pays avec le plus grand soin,
et nulle part on n'avait entendu parler des Bleus. Il n'y avait donc pas
un moment à perdre; aussi on disposa tout pour le départ
Les préparatifs furent bientôt faits, car on ne pouvait emporter que
tes choses les plus indispensables. La prudence ne permettait pas de
suivre bien longtemps les chemins frayés ; il fallait se mettre en route
à la brune et cheminer à pied le long des sentiers perdus dans les bois
et les genêts, malgré l'inconvénient de ce mode de locomotion pour
les dames habituées à ne voyager qu'à cheval dans les mauvais
chemins du Poitou.
Mais on n'avait, après tout, que cinq lieues à faire, et avec un peu
de courage et le secours de la Providence^ on devait arriver bientôt
au quartier-généraL
Par une belle soirée de la fin d'août , la petite caravane se mit donc
en route à travers le Bocage. £l1e se composait, outre les deux hommes
de guerre, de M^^ de Montbriant et de Marguerite, de Mariannette,
fille aînée de la nourrice, qui portait quelques effets dans sa devan-
tère (*) relevée et nouée autour de sa taille ; de M^^^ la Roselière qui
ne portait rien que sa figure de vieille cigale éplorée; enfin de M. Hu-
belin le feudiste avec son coffret de ferblanc passé en bandoulière — ce
mystérieux coffret qui faisait l'objet de l'ardente curiosité de Quatorze.
— Que diable porte-il là dans celte boite si bien ficelée? se disait-41
à lui-même, il faut que ce soit quelque chose de bon; car il ladorlotte
et il la couve sous son habit ni plus ni moins que si c'était un poulet
rôti l et pourtant ! j'ai dans ma ceinture le petit (') d'argent à Madame,
c^est Mirabeau qui porte le pain et le fricot: qu'est-ce donc que ça
peut-être?
(1) TabUer.
(2) Le peu.
I»U BOUHOMMB QVATOBZB. 497
Il est bon de dire ici que notre ami Quatorze, en sa qualité de chas-
seur forcené , professait le plus profond mépris pour la science et les
occupations sédentaires du vieux gratte-papier, comme il l'appelait
irrévérencieusement par derrière, et quMl ne manquait jamais l'occa-
sion de lui décocher quelques épigrammes. Cependant ses plaisan-
teries ne dépassaient jamais les bornes permises ; car il avait un fond
de véritable respect pour Texcellent homme, d'abord , et puis une cer-
taine crain.te vague et superstitieuse dont il ne pouvait se défendre ;
car, à ses yeux, la science et la magie étaient bien proches patentes,
si, toutefois, elles n'étaient pas sœurs.
De son côté, M^e La Roselière, outrée de l'inutilité de ses œillades
assassines, ne lui épargnait pas les réflexions piquantes, de sorte que
le pauvre homme eût été cruellement tourmenté par tous ces coups
d'épingle, si sa candeur lui eût permis de s'en apercevoir. Hais il par-
lait peu, répondait à peine, et semblait toujours plongé dans les ab-
stractions de sa science favorite.
— Dites donc, M. Hubelin — fit tout à coup Quatorze après deux
heures de marche — aurons-nous de la lune ce soir?
— Comment, de la lune ? répondit le feudiste préoccupé.
— Oui , de la lune ! Je vous demande si la lune dairtera ce soir.
, — Mais.... je ne sais pas trop.
— Comment , vous ne savez pas ! vous qui êtes un savant , vous qui
lisez dans les armanaehs, vous ne savez pas ça? £h bien! regardez
donc là , à votre gauche , ce qui treluise entre les arbres, qu'est-ce que
c'est que ça?
— Âh! ça pourrait bien être la lune! dit le savant ingénu.
— Vous croyez?... ricana Quatorze ; puis s'approchant de M^e de
Montbriant d'un air respectueux :
— Voilà la lune qui se lève^ notre dame, lui dit-il, il n'y a pas de fiance
à aller plus loin pour le quart d'heure; il faut vous reposer un petit,
s'il vous plait, durant que Mirabeau on moi nous irons à la découverte.
— Dieu du ciel! s'écria la gouvernante, et que voulez-vous que
nous fassions ici à la belle étoile, au milieu de ces bois? Vous ne
voulez assurément pas que nous passions la nuit ici? moi qui crains
tant les fraîcheurs!
498 u
— DaiBe! ma bonne deoioiseik ! reprit le guide eo^MniMé, je ae
sais pas qoe faire laoi ! Je Tondrais de toat moo eoenr aroîr one belle
chambre poar tous mettre ; mais c^est qoe malbenreoMaMot Ak
tenez! attendez one minole; je connais, pas loin d'ici, one inricnne
botte de charbonniers on tous serez très-bien. Etpéranm (*) h
moment, je vais voir si die est encore ddxHit
Et en disant ces mots il partit, laissant les dames assises, à fabri
do serein, sons les grands arbres de U forêt
D ne*tarda pas à revenir, annonçant hi bonne nooreUe qœ la hntle
était en bon état et qoe toot le monde poorrait s*y loger convenable-
ment. On y arriva ao boot de cinq minotes, et les doix gnides ayant
coopé avec leors sabres on énorm&tas de foogère, l'éten&eiit ea
cooche épaisse sor le sol de la cabane, qoe nos pauvres voyageuses
barrassées occupèrent aussitôt
— Dame, notre maîtresse ! — disait Qoatorze tout en arrangeant de
son mieux ses brassées de fougère — ça ne vaudra pas les beaox lits
du château , pas même les bonnes couëtes à la vieille Marie-Jeanne,
mais que voulez-vous? à la guerre eomme à la guerre, comme dit
ce gueux de commis aux vivres en nous donnant rien que du pain sac
Âh ! si nous avions eu le temps, je vous aurais cueilli des fouilles de
noisetier; vous auriez été là-dessus commodes reines.
— Hélas! mon pauvre ami, dit M^e de Montbriant, je crains bien
que la reine de France ne soit encore plus mal que nous à cette
heure!
La conversation en resta-là , et Mme (je Montbriant ayant annoncé
qu^elle allait commencer la prière du soir, tout le monde s*y prépara
sur-le-champ. Les deux guides s'agenouillèrent de chaque côté de la
porte, et bientôt on n'entendit plus que la voix contenue des pauvres
voyageurs murmurant le chapelet dans le silence solennel des bois.
La prière finie, Quatorze envoya Mirabeau battre les environs. Pour
lui, il demeura à la garde des dam^ et s'établit au pied d'un chêne
voisin , malgré toutes les instances qui lui furent faites pour qu'il vini
partager l'abri de la cabane.
(I) Attendez-moi.
BU BOHHOMKB QUATORZE. 49d
— Nenni, nenni ! dit-U , un homme de ma mode n^est pas fait pour
entrer dans la chambre des dames , et puis je n'aurais qu*à m'endormir
à mon poste! ça serait joli ça, pour un soldat du roi!... Allons, bien
le bonsoir, notre dame et la compagnie ! Et en disant ces mots, notre
homme s'accouda sur une grosse racine , ouvrant les yeux tant grands
qu'il pouvait, dans la crainte de céder au sommeil, et prêtant une
oreille attentive à toutes les brises incertaines de la nuit.
Les pauvres fugitives, peu habituées à la marche , ne tardèrent pas à
trouver un peu de repos , malgré ta nouveauté de leur situation et les
inquiétudes qpi vinrent les assaillir. MU® La Roselière elle-même, à
force de se tourner et de se retourner sur sa couche champêtre , finit
par trouver à peu près son aise et à s'endormir en songeant malgré
elle à cette ariette û connue :
Que ne mis-je la fougère! etc..
Cette première nuit se passa aussi bien que possible, et, sur les deux
heures du matin, Mirabeau, de retour de sa course nocturne, ayant
fait un rapport favorable, et la lune s' étant couverte de nuages, Qua-
torze résolut d'en profiter pour avancer un peu , avant que le jour ne
vint à paraître.
— Allons, Madame! cria-t-ii à haute voix, il faut vous lever, s'il
vous plaît ; nous avons toute la lande à traverser avant d'arriver aux
bois de Grammont, faut tâcher d'y être avant soleil levé, et puis après,
nous pourrons rêpi/r (') toute la journée.
Les voyageurs furent debout en un instant, et l'on se remit en route
à travers la forêt.
En général habile. Quatorze fit faire halte avant d'entrer sur la
lande, de crainte qu'un rayon de lune indiscret ne vint à les trahir, et
bien lui en prit, car on entendit alors assez distinctement un bruit de
pas qui s'approchaient sur le sentier que l'on suivait.
Quatorze mit son oreille contre terre ; mais il se releva à l'instant et
dit à Mirabeau:
(i)KepoMr.
500 LB8 ▲▼Bsnmift
— Iln^y apasdedanger, moDfilsl cesonldesamis.
— Mdls en es-tu bien sûr, mon garçon? dit M ■« de M onlbriantalamiée.-
— Oh! dame oui, madame! ils ne vont point an pas comme les
Bleus, et puis il y en a une belle fois qui ont des sabots. Allons à leur
reneourse {^), nous saurons peutr-ètre des nouveUes.
Ils ne tardèrent pas à rencontrer les royalistes, et les deux troupes
s'étant abordées avec toutes les précautions d*usage. Quatorze fui
reconnu à Tinstant au son de sa voix.
— Tiens ! c'est Quatorze !... Eh ! où vas^^u comme ça, mon valet 7
lui dit le chef des paysans ; tu n'étais pas avec nous, Tautre soir, du
côléd'Âizenay? Nous avons tapé une brûlée aux Bleus, que ça en
fumait! £t il n'y avait pas deux jours que nous étions rentrés chez
nous quand le général nous a rappelés pour aller à Palluau. Ils disent
que les Bleus viennent à pleins chemins, et s'en vont foncer sur nous,
faut donc bien tâcher de les acoter (*). Hais toi, m'est avis que tu fois
comme le chien de Jean-de-Nivelle et que tu vires l'échiné au rassem-
blement ? c'est pourtant pas ta coutume !
— C'est que voyez-vous, capitaine! Vincent Bernard m'a chargé
de conduire à Legé Mm® de Monlbriant que voilà avec sa demoiselle,
et vous comprenez bien....
— C'est juste! c'est juste, mon brave!... votre serviteur, mes-
dames, de tout mon cœur! et comment se porte H. de Montbriant? en
avez-vous des nouvelles?
— Hélas! non, mon ami, dit Mme de Montbriant; plût au ciel qu'il
fût maintenant parmi vous !
— Oh! le voudrais-je! — répliqua chaleureusement le capitaine, —
c'est-y dommage que tous nos gentilshommes soient partis comme ça!
mais enfin, ils ne pouvaient pas savoir ce qui allait arriver!
— Dites donc, capitaine! flt Quatorze, qu'est-ce qu'il y a de nou-
veau par ici? les Bleus, où sont-ils à cette heure?
— Les Bleus! dame, les Bleus sont Xouiours iiBocheiTetnère. Us
n'osent pas encore beaucoup sortir; mais défiez-vous tout de môme
dans les bois de Grammont; on dit qu'ils ne sont pas sûrs, et samedi
(1) BencoDtre.
(3) Arrêter , prêter le collet.
DU BOirHOMMB QUATOBZB. SOI
dernier , qui n'est pas vieux^ ceux de Mormaison en ont tué une demi
douzaine qui rôdaient aux alentours.
— C'est bon; nous ro^ftierons /.•.(') allons, bonsoir, capitaine! à
revoir!
— Adieu , mon valet ! Votre serviteur, mesdames! Bon voyage que
je vous souhaite!
Et tous les paysans ayant ôté respectueusement leur chapeau, les
deux troupes partirent chacune de son côté.
La petite caravane traversa la lande heureusement et vint camper
sous les grands arbres du bois de Grammont où elle devait se reposer
toute la journée , pour reprendre sa jnarche à rentrée de la nuit.
Aucun incident remarquable ne se passa durant ceslonguesheuresdu
jour. A cette époque, la guerre déclarée aux campagnes de la Vendée
n'avait pas encore pris ce caractère de dévastation sauvage qu'elledevait
acquérir plus tard. Le pillage et Tincendie n'avaient pas été érigés en
système, et les fameuses colonnes infernales n'étaient pas encore
inventées. H avait donc été possible jusque-là de faire la récolte dans les
lieux écartés, en dehors des grandes voies de communications, seules
connues des colonnes révolutionnaires. Ce soin avait été laissé aux
femmes, aux vieillards et à une partie des hommes valides dont un
tiers au moins devait toujours , dans les commencements , rester à la
garde des villages. Du sein de leur asile solitaire, nos pauvres réfugiées
entendaient la voix chevrotante des laboureurs qui menaient leurs bœufs
aux champs, et le bruit cadencé des fléaux battant les dernières gerbes
de la moisson relardée par les événements de la guerre. Les coqs chan-
taient au loin, trahissant ainsi l'existence des métairies enfouies sous la
verdure ; les perdrix rappelaient dans les chaumes inondés de grains
tombés de la main des moissonneurs ; c'était une scène enipreinte
d'une majesté sereine et toute pleine de ces lointaines harmonies des
champs qui font rêver de paix et de bonheur.
Quatorze profita de ces heures de tranquillité pour aller s'étendre sur
l'herbe et faire un bon somme qui pût remplacer la nuit blanche qu'il
avait passée ; Mirabeau en fit autant de son côté; Hn^ de Montbriant
(1) Root prendrons gtrde.
502 LES AVBHTtlRBS
et sa fille causaient tout bas ensemble , en sorte que IfUe de la Roee^
Hère qui comptait pour rien Mariannette , se trouva dans une espèce de
tête à tête avec Tbonnéte sénécbal. La sensible duègne qui était un peu
familiarisée avec sa position depuis que les fraicheursde la nuit s'étaient
dissipées , et qui y trouvait même certains rapprochements avec les
situations les plus intéressantes de ses étemels romans , aurait ïAexk
voulu faire passer dans Tâme du savant une partie de ses rêveries sen-
timentales ; mais le pauvre homme n*y comprenait rien , et c'était
vraiment à désespérer de lui ! Pour se venger , la vieille demoiadie se
mit à le persiffler « sur sa galcinterie chevaleresque, sur son empree*
sèment à écarter les ronces du chemin , et à donner la main aux dames
dans les passages difficiles; » — toutes choses auxquelles lephilo^
sophe ne songeait jamais — si bien qn'eanuyé à la fin de tout ce ver-
biage , il prit sa boite de ferblanc déposée près de lui et s'en fut se ré^
fugier dans une clairière, à deux pas des guides endormis sur la pelousa
Le bruit de ses pas réveilla Quatorze qui ne dormait que d'un oui,
et qui voyant le feudiste s'asseoir par terre et se disposer à ouvrir son
coffret, ne fit pas un mouvement sur son lit de mousse, mais écarquilla
ses petits yeux de toute sa force pour savoir enfin quel était le contenu
de la mystérieuse cassette. Le feudiste ayant regardé de tous côtés
comme s'il craignait d'être surpris , ouvrit enfin l'arche sainte et en
tira.... une énorme liasse de parchemins !
A cette vue, notre ami Quatorze ouvrit une bouche immense et se
mit à rire de tout son cœur , mais de ce rire étranglé et presque silen-
cieux que commande la prudence.
— Oh! dame, aussi, c'est trop fort! se dit-il à lui-même, le pauvre
diable est détourné (^)^ il y a pas de bon sens! fautai qu'un homme soit
nince^ tout de même, pour s'embâter de tous ces perchas^ quand il
aurait pu loger là-dedans deux ou trois bonnes bouteilles de vin !
Ayant fait cette réflexion mentale, maître Quatorze laissa retomber
sa tète et se rendormit en rêvant de toutes les bonnes ciioaes qui
auraient pu régner (') dans la cassette de cet innocent de sénéch^L
(1) Ttmbré.
(3) Tenir.
DU BOnHÛMMB QUATORZE. $03
xni.
Il serait trop long pour le lecteur, et tout à fait superflu d'ailleurd^
de raconter minutieusement les conversations qui eurent lieu entre nos
voyageurs durant cette journée. Comme on doit le penser, les craintes
du moment présent , les incertitudes de Taveoir , le souvenir des amis
absents en firent tous les frais. Mme de Montbriant et sa fille, bien
qu'elles eussent toujours vécu à la campagne, n'étaient cependant pas
habituées à la vie rude et aventureuse des brigands, comme il plaisait
aux rmiwfoixi républicmns de les appeler ; mais comme la Providence
réservait aux feomies un rôle si sublime dans les émouvantes péripé-
ties de la guerre civile et les drames sanglants de Téchafaud, nous
pensons qu'elle les avait douées, à l'avance, d'une vertu toute parti-*
eulière afin de les armer contre toutes les défaillances et toutes les
terreurs.
Pour Marguerite, elle avait cette galté du jeune âge qui rend tout
facile, et une bonne part de cet enthousiasme de jeune fille qui donne
une teinte rose à tous les horizons de la vie. Mais on ne savait ce qu'on
devait le plus admirer chez Mm« de Montbriant, ou de sa résignation chré-
tienne, de sa fermeté inébranlable au milieu des fatigues, des inquié-
tudes et des privations d'une pareille campagne, ou bien de sa
patience exemplaire à supporter les continuelles jérémiades de MUe la
Roselière qui ne se trouvait jamais bien , se montrait d'une humeur
massacrante, et se lamentait sans cesse. La mère et la fille, quand
elles venaient à se regarder , ne pouvaient pas toujours s'empêcher de
rire des grimaces de la duègne ou de ses minauderies à l'endroit du
sénéchal; mais pleine» d'indulgence pour ses petits ridicules , elles
avaient soin qu'elle ne les aperçût pas; car la chère demoiselle , en sa
qualité de femme sensible, avait toutes les susceptibilités du cœur,
comme elle en avait tous les tendres sentiments.
Dans la soirée les deux guides ayant — comme disent les chasseurs —
faU le bois du côté qu'ils croyaient le plus exposé aux incursions de
l'ennemi, revinrent au campement , et la nuit étant survenue sur ces
entrefaites , on se remit en route è travers la forêt.
504 LBS AVEHTUIES
Quoiqu'il D*eût aperçu , dans sa tournée, aucune trace de danger
prochain, Quatorze semblait plus préoccupé qu'à Tordinaire, et comme
il marchait avec Mirabeau à une vingtaine de pas en avant des autres,
il s'arrêtait de temps à autre et semblait écouter avec attention^
— Eh! diamouri dit-il tout à coup à son compagnon, qu'est-ce
donc qu'ont les chiens de métairies ce soir? ils ne font que japper de
tous les côtés, et pourtant, ce ne sont pas des loups qu'ils sentent, îb
bauleraient{^) autrement que çà, et puis, tiens! entends-tu ces merles
qui se sauvent en criant vers nous? ils devraient être couchés à
l'heure qu'il est.
— Quelque renard peut-être? dit Mirabeau nonchalamment
— Un renard! un renard! c'est possible, mais soit renard, soit
loup, soit le diable et ses cornes ! j'en aurai le cœur net, et je vas
voir ce que c'est : reste un peu ici avec, les dames, toi.
En achevant ces mots , Quatorze fit glisser de son épaule dans sa
main la carabine qu'il portait en bandoulière, s'assura d'un geste que
sa bonne Vierge de plomb tenait encore à son chapeau , et disparut en
avant sous les ténébreux arceaux de la grande futaie.
Il n'y avait pas un quart d'heure qu'il était parti, lorsqu'il reparut
avec son arme rejetée sur son dos et ses sabots à la main pour courir
plus vite et faire le moins de bruit possible.
— Qu'est-ce qu'il y a? — lui cria Mirabeau quand il futà qud-
ques pas.
— n y a !... Il y a que voilà les Bleus qui viennent par ici.... alloos
mesdames 1 ôtons-nous de la voie, cachons-nous vite! vite!
— Âh ! mon Dieu ! s'écrièrent les femmes — nous sommes per-
dues!
— Chut! chut! fit Quatorze, ils sont sur mes talons, venez,
venez.
Et l'imminence du danger lui donnant de la hardiesse, il prit
Mmo deMontbriant par le bras et l'entraina hors du sentier dans l'é-
paisseur du bois où tous le suivirent avec précipitation. Bientôt, avisant
sur le bord d'une clairière, un gros arbre creux qui lui avait vingt fois
(1) Bnrleralent.
DU bouhomiib quatorze. 505
servi de refuge lorsque Torage le surprenait à la chasse , il éoarta les
branches de houx qui en cachaient rentrée en disant à Mme de Mont-
briant : — Tenez, madame ! cachez-vous là ; vous régnerez (*) bien
toutes trois en vous gênant un petit. Quant à Mariannette , elle a bon
pied, bon œil, elle va décamper avec nous... Allons, M. Hubelin,
venez-vous?
Ce fut bien malgré lui qu'il abandonna' ces trois malheureuses
femmes à leur triste position; mais que pouvait-il faire? il partit avec
les autres, et ayant tait un détour avec Mirabeau , ils attendirent, cou-
chés dans la fougère, le passage de la colonne républicaine.
Les Bleus avançaient lentement et en silence, comme des gens qui
redoutent quelque surprise. On pouvait cependant entendre leur marche,
et voir leurs baïonnettes briller de temps en temps dans ces petites
échappées de clair de lune qui tremblent sur le gazon à travers le
feuillage découpé des grands chênes ; mais il était impossible de
deviner si leur intention était de fouiller le bois , ou simplement de le
traverser pour se rendre plus loin. Enfin, quand ils furent à peu près
vis à vis de Tarbre où les dames étaient cachées, le mot de halle! se
fit entendre, et les soldats s'arrêtèrent.
— Que le diable emporte ce chien de pays ! — fit tout à coup une
voix de mauvaise humeur qui était sans doute celle du commandant —
cette maudite forêt ne finira donc jamais?.. Lieutenant! tgouta-t-il,
prends une douzaine d'hommes avec toi et avance encore quelques cen-
taines de pas, pour que nous puissions savoir si elle a un bout
enfin!
Le lieutenant obéit, et à la grande satisfaction de son capitaine, il
revint bientôt annoncer qu'on n'était guère qu'à trois ou quatre cents
pas de la lisière du bois.
— Â la bonne heure donc ! — fit le capitaine en poussant un soupir
d'aise accompagné d'un bâillement prolongé. — Ce n'est pas qu'on
aoit trop mal sous ces arbres pour passer le reste de la nuit; mais, à
vrai dire, je ne me souciais pas de bivouaquer au beau milieu de la forêt
où Ton ne voit pas à cinq pas ; tandis qu'ici, au moins, nous aurons un
(1) Vous tiendrez.
Tome.IV. 33
506 LBS AVBRTURBS
aussi bon abri, et de plus, nos coudées francbes de ce côté là, puisque ta
dis que la campagne est tout près. Justement ! voilà une clairière qui
nous fera un excellent bivouac.
En disant ces derniers mots, il se dirigea, suivi de ses bommes, du côlé
où nos pauvres recluses se serraient dans leur cachette , et s'établit à
moins de quinze pas du gros arbre. Heureusement celui-ci se trouvait
un peu dans Tombre , et Touverture était à peu près complètement
cachée, comme nous Tavons dit, par une touffle de houx de la plu»
belle venue.
— Ah çà ! dit le républicain , qu'on mette les armes en faisceanx,
qu'on batte le briquet , et qu'on allume un bon feu ; les nuits sonf
fraîches en diable maintenant !
— Hais — dit un jeune sergent nouvellement arrivé dans la
Vendée — nous courons risque dé mettre le feu à la forêt.
— Tiens !... eh! qu'est-ce que çà me fait à moi ! reprit le capitaine;
si )e propriétaire n'est pas content , il n'a qu'à venir se plaindre à moi,
je m'en charge!
— A la bonne heure, capitaine ! mais c'est que nous pourrions bien
- rôtir aussi nous avec tout çà?
— Va donc te coucher, blanc-bec ! est-ce que tu ne vois pas que le
vent porte à l'ouest et que, par conséquent, nous n'avons rien à
craindre?
Il n'y avait pas de réplique. On ramassa tout le bois mort qui se
trouvait aux environs , et le feu s'éleva bientôt en pétillant au milieu
de la clairière.
Le danger était grand pour les pauvres femmes enfermées à quel-
ques pas de là dans le creux du vieux chêne ; elles entendaient au-
dessus de leurs tètes crépiter les feuilles d'arbre qui grillaient en se
tordant sous l'action de la flamme ; elles sentaient même la chaleur de
cet immense foyer arriver jusqu'à elles, ei s'attendaient àtoutmo-
ment à voir s'enflammer le buisson de houx protecteur qui les dérobait
aux regards des républicains. La mort, une mort atroce , épouvantable,
se présentait à elles sous deux faces effrayantes : périr dans les flammes
ou tomber entre les mains d*une soldatesque sans frein et sans pitiés
telle était l'alternative!
Du IsONItOMME QUATORZE. S07
Les malheureuses se lenaienl embrassées en attendant la dernière
lieure. La peur avait heureusement paralysé leurs mouvements , et
toutes les trois offrant à Dieu le sacrifice de leur vie, priaient menta-
lement avec une indicible ferveur.
Cependant les grandes herbes et les feuilles de fougères déjà con-
sumées n'offraient plus d'aliment à la flamme ondoyante; le houx
vert résistait bravement à la chaleur intense qui rayonnait autour du
brasier , et Ton pouvait raisonnablement espérer d'échapper au moins
àlMncendie; mais toutes leurs tortures morales n'étaient pas encore
terminées.
Au moment où elles commençaient à revenir à elles presque éton-
nées de ne pas être encore en Paradis, elles entendirent un soldat dire
à son camarade :
— Tiens, regarde donc, Brutus, ce gros arbre là; on dirait une guérite.
— C'est ma foi vrai! répondit Brutus; tiens, Parisien, si fêtais le
Brigand , je le prendrais tous les soirs pour ma chambre à coucher.
— Alors, reprit le Parisien , tu partagerais ton lit avec les hiboux
ou les sangliers, et çà t'irait comme un gant; car çà m'a tout l'air
d'une véritable bauge de bête sauvage.
— Méchant farceur, va ! il n'y a pas plus de bête sauvage là-dedans
que dans le jardin des Tuileries.
— Eh bien! je te parie que tu ne vas pas voir ce qu'il y a !
— Parions que si!
— Parions que non !
— Tu vas voir ! répliqua Brutus.
En même temps il se leva , et s'approchant de l'arbre en question,
il appliqua sur le tronc un grand coup de crosse de fusil.
Les trois femmes terrifiées s'affaissèrent dans leur cachette.
Au môme instant une effroyable détonation retentit dans les bois,
et le soldat, faisant un bond prodigieux, laissa échapper son fusil et
tomba mort sur le dos de ses camarades accroupis autour du feu.
— Aux armes! aux armes! — s'écria le commandant en rejetant
son manteau et tirant son sabre — lieutenant! prends vingt hommes
avec toi, et va reconnaître Tennerai, mais avec précaution , entends-
tu? Tiens , c'est de là que le coup est parti.
SOS LES AVBNTUBES
Le Heutenant 8*empressa d'obéir, et pendant que le capitaine ftisaïf
ranger ses hoimnes et prenait position, il fVt une minutieuse battue
dans les environs ; ce fut ea vain ; il sentit seulement Poseur de
la poudre à quelque distance du campement; meis il ne put rien décoa-
vrir , et fut contraint de se replier sur le ^ros delà troupe , pour ne pas
courir le risque d'être coupé par les ennemis invisibles qu*il ne poa^
vait parvenir à dépister.
Il y avait à peine cinq minutes qu'ils étaient arrivés , et le capitaine
écoutait encore le rai^x>rt, lorsque deux coups de feu partis d'un antre
point du fourré vinrent emporter une branche d'arbre à deux pas el
casser le bras du lieutenant qui gesticulait devant lui.
— C^ se gâte l murmura le capitaine en soutenant l'officier qui
chancelaît. — Nous ne pouvons pas rester ici. Arrivez donc, vous autres,
— ajouta-tr-il, en se tournant vers ses hommes frappés de stupeur. —
Vous ne voyez pas que le lieutenant est blessé ? Allons I asseyez-le sur
rherbe , là !... doucement donc, imbéciles !... fendez la manche de son
habit... boni... une cravate maintenant!... un mouchoir!.., n'importe
quoi pour étancher le sang !... c'est çà !... à présent , faites un brancard
avec vos fusils et jetez mon manteau par-dessus
— Oh 1 je marcherai bien! dit le lieutenant d'une voix feiMe.
— Non , non l... soldats! faites ce que je vous dis et en route!
Le capitaine, sérieusement alarmé et ne sachant quel était le nombre
des ennemis auxquels il avait affaire, avait jugé qu'il était plus pru-
dent de battre en retraite et d'aller prendre position en dehors de la
forêt, afin de n'être pas surpris ; si bien qu'ils décampèrent tous,
emportant l'officier blessé et le cadavre du pauvre diable tué d'une
manière si funeste et si inopinée.
Cette retraite faisait tout à fait le compte de Quatorze, qui avait
manœuvré de manière à les inquiéter et à les forcer d'abandonner un
poste si dangereux pour les dames enfermées dans leur étroile prison.
Après les avoir quittées, il avait trouvé avec son imagination inventive
une autre cache pour Mariannette et le feudiste, puis s'étant concerté
avec Mirabeau , il s'était tapi , comme nous l'avons dit , à cent pas des
républicains. A la lueur du brasier allumé par eux, il avait aperçu le
soldat bleu se diriger vers la cachette des dames, et voyant qu'il était
DU BOmroMMB 0CATORZB. 909
^rand temps d'intervenir, il avait lâché le coup de fusil dont nous avons
raconté les suites. Se doutant bien qu'ils allaient être poursuivis, nos
deux hommes avaient changé de place au plus vite, et grimpé lestement
dans des arbres touffus pour mieux dérouter toutes les perquisitions,
La chasse finie, ils étaient revenus à pas de loup par un autre cdté,
«t craignant que les Bleus ne se décidassent pas i lever le pied, ils
avaient fait feu de nouveau , et tous deux à la fois»
Quand ils furent bien assurés que les Bleus avaient complètement
abandonné la forêt, ils se hâtèrent d'aller délivrer les prisonnières
qu'ils trouvèrent plus mortes que vives , mais qui furent proaiptement
ranimées par la vue de leurs libérateurs.
XIV.
Quatorze les fit sortir de leur secret asile où elles commençaient à
étouffer, et l'on s'éloigna rapidement du côté opposé à celui qu'avaient
pris les républicains, mais pas un mot ne fut prononcé : ce n'était
pas le moment des commentaires et des explications. On prit en pas-
sant Hariannette et le feudiste, de sorte que la compagnie se trouva
au grand complet.
Us suivirent pendant quelque temps les petits sentiers du bois prati-
qués par les chevaux des charbonniers , n'osant prendre la grande
charrière qui allait d'un bout à l'autre, dans la crainte de faire encore
quelque mauvaise rencontre. Mais comme chaque pas qu'ils faisaient
les éloignait probablement du danger, la langue ne tarda pas à revenir
à notre ami Quatorze.
— Par ma foi, notre maîtresse! dit-H à Mme de Montbriant, vous
devez toujours bien une belle chandelle au bon Dieu! J'ai vu le
moment où les enfants du diable — au respect que je vous dois —
allaient vous dénicher dans votre creux, et dame, alors!...
— C'est grâce à toi , mon cher enfant ! c'est grâce à ton courage et
à ton sang-froid que nous vivons encore — s'écria Mme de Montbriant ;
— tu es notre sauveur à tous ! et je ne l'oublierai jamais , sois-en bien
sûr!
510 LES AVENTURES
— Oui, jeune homme! ajouta Mii<^ La Roselière, vous êtes un
véritable paladiD !
— Tant qu'à çà, Mam'selle! je connais pas çà aucunement; mais
pour ce qui est de parler de cette affaire-là, c'est pas la peine, c*esl
un coup bien ajusté, c'est vrai, mais aussi la mire était superbe.
Cette réponse, qui dut paraître bizarre à la sentimentale gouvernante,
était cependant bien conforme aux idées de Quatorze, le déterminé
chasseur. Beaucoup plus jaloux de sa réputation de bon tireur que du
titre de paladin dont elle se plaisait à l'affubler, il ne voyait dans son
dévouement que la chose la plus simple du monde ; il n'y avait même
pas songé, et il croyait, de bonne foi, que son adresse seule lui attirait
tous ces compliments.
— C'est vrai que la mire était belle, allons! dit Mirabeau ; mais
qu'est-ce que çà sert? Je vous dirai , moi , tel que vous me voyez , que
dans le premier principe, quand je tenais un Bleu au bout de mon
fusil, je pouvais jamais le trouver à l'œil, et je le manquais souvent.
Çà me faisait tic-tac entre le cœur et le ventre, et çà me farfouiUait
depuis le pot de la tête jusqu'aux talons... il me semblait toujours avis
que c'était un chrétien....
— Pour chrétiens ! interrompit Marguerite en souriant, je conviens
qu'ils ne le sont guère ; mais enfin ce sont des hommes, cependant.
— Dame, Mam'selle! siçà vous fait plaisir?...
— Comment si çà me fait plaisir ! mais ce ne sont pas des chiens ,
toujours?
— Des chiens! Oh! Jésus! non, les pauvres bêtes !..... Tenez,
Mam'selle, ce ne sont pas des chrétiens ; ce ne sont pas des hommes ;
ce ne^ont pas des chiens ; ce sont des patauds!... et voilà!...
Il n'y eut pas moyen de le faire sortir de là, et il rentra dans la taci-
^turnité qui lui était habituelle quand il se trouvait en présence de
personnes d'un rang supérieur.
Cependant le jour commençait à poindre et Marguerite ayant aperçu
à quelques pas sur la droite une petite chapelle surmontée d'une simple
croix de pierre , demanda à Quatorze ce que ce pouvait être.
— Mais Mam'selle! répondit-il, çà doit être la chapelle de Notre-
Dame-dC'-Pîtié... pas vrai, Mirabeau?
DD BORHOMMB QUATORZE. 511
— Oui ! reprit celui-ci , je la reconnais bien. U n'y a pas quinze
jours que j'y ai entendu prêcher le curé de Legé. Ah I on dit que
Ifirabeau parle si bien ! c'est possible; je ne dis pas I... mais jamais de
sa damnée vie il n'est capable d'avoir Vaudessus du prêtre de Legé !
Imaginez-vous que le brave homme a prêché plus d'une heure durant
sans s'arrêter, et sans bourder une seule fois ! Jamais de ma vie ni de
mes jours j'avais entendu un si beau sermon !
— Oh ! ma bonne mère ! dit alors Marguerite , vous savez que
j'avais promis un voyage à Notre-Dame-de-Pitié ; la chapelle est à
deux pas : permettez-moi d'y entrer un instant.
— Je ne demande pas mieux , mon cœur, répondit Mm® de Mont-
briant; mais je ne sais pas trop si cela serait bien prudent
Et en même temps, elle consultait Quatorze du regard.
— Tant qu'à présent, répondit celui-ci, je crois bien qu'il n'y a pas
grand danger. Le bourg de Legé n'est pas loin déméais (') ; d'ailleurs ,
le cousin Mirabeau et moi nous ferons le guet ; pas vrai , Mirabeau?
D'après cette assurance , les femmes et le sénéchal se détournèrent
un peu du chemin et se dirigèrent vers la petite chapelle. La porte en
était simplement fermée au loquet. Marguerite, qui marchait à quelques
pas en avant des autres, l'ouvrait déjà pour laisser entrer sa mère,
lorsque tout à coup Quatorze l'entendit pousser un cri perçant et la vit
reculer d'épouvante jusque dans les bras de Mme de Montbriant.
Prompt coQune l'éclair, il s'élança de leur côté et se plantant devant
elles le jarret tendu , la baïonnette en avant , il attendit bravement
l'ennemi Mais rien ne paraissant sur le seuil, notre héros allongea le
cou avec précaution, entre les battants de la porte ouverte et plongea
son regard jusqu'au fond du sanctuaire ; mais il se retira aussitôt et
referma brusquement la porte en s'écriant :
— Oh! les abominables gueux!... les démons incamés de l'enfer!...
faut-il !... oh ! que j'ai grand regret de n'en avoir pas tué davantage !
— Mais qu'est-ce donc? — dit M™« de Montbriant épouvantée, —
qu'y a-t-il?
— Oh! n'entrez pas, Madame! n'allez pas là, — reprit Quatorze,
(I) DésiMnoais.
512 LB8 AVEHTrmBS
eo étendant le bras pour s'opposer à son passage, — Mam'selle en a
déjà trop vu!
Le fait est que le spectacle était horrible , et des plus navrants pour
les yeux et le c<Bur de ces pauvres femmes chrétiennes. La chapelle
avait été entièrement saccagée, sans doute par le détachement auquel
elles venaient d'échapper. Trois paysannes gisaient égorgées à quelques
pas de la porte , et le sang qui coulait de leurs blessures encore béantes
avait formé une large mare arrêtée par le seuil. Mais ce n'était pas
tout encore: sur Tautel resté debout « on voyait deux cadavres déjeunes
filles entièrement nus, et disposés avec un art infernal dans Fattitude
de la prière. Elles étaient à genoux , les mains jointes et la tète penchée
sur leur poitrine sanglante Cétait quelque chose de si affreux que
le seul témoin encore vivant de ce drame lugubre ne peut en parler
sans frémir, et quMl voit encore, après plus de soixante ans, cette scène
de mort passer quelquefois dans ses rêves et se dresser devant lui !
La pauvre Marguerite était trop émue pour aller plus loin, et Ton
fut obligé de la faire asseoir sur le gazon, le dos tourné à la chapelle,
pour qu'elle ne vit plus ce lieu plein d'épouvante et de désolation.
Bientôt les caresses de sa mère lui rendirent un peu de calme, et,
sous cette douce influence, elle finit par révenir à elle tout à fait. H lui
sembla qu'elle venait d'échapper à un horrible cauchemar ; mais ce qui
prouvait combien son esprit était préoccupé de cette sinistre aventure ,
c'est qu'elle n'en parla pas une seule fois à sa mère , et qu'elle évita
toute allusion , même éloignée, à ce moment pénible de sa vie.
Par une sorte de délicatesse instinctive qui est indépendante de
l'éducation. Quatorze lui-même sentit qu'il ne fallait point aborder
ce sujet; il se contenta de se mordre les poings et de gesticuler d'un
air de menace en causant à l'écart avec le cousin Mirabeau.
Cependant les oiseaux éveillés chantaient sous la fouillée; les brises
du (natin commençaient à glisser sur le tapis rose des bruyères nou-
velles, et le son du tambour, battant la diane dans les murs de Logé,
arrivait distinctement à l'oreille des voyageurs, encore assis sous les
ombrages de la grande futaie.
— Allons, Mesdames , du courage ! dit Quatorze en se rapprochant,
nous voilà quasiment arrives; nous allons sortir du bois incontinent;
BU BONHOMME O^ATOBZB. 5i3
Cl c'est uo hasard si nous ne rencontrons pas quelques patrouilles qui
rondent à l'entour du quartier-général.
— Oui , mon ami ! répliqua M«>« de Montbriant ; c'est que , vois-tu ,
ma pauvre fille est encore toute tremblante, et je crains qu'elle ne
puisse marcher.
— ressaierai , mère, dit Marguerite en se levant. Elle voulut faire
quelques pas, mais elle chancelait comme un jeune bouleau agité par
le vent, et il devint évident qu'elle ne pouvait parcourir la petite lieue
qui restait encore à faire avant d'arriver à Legé.
— Saperlottel — dit Quatorze en passant la main sous son cha-
peau, et grattant d'un air pensif son inculte chevelure — comment
faire donc? Moi, je ne puis pas vous laisser d'abord, Mesdames, et puis
Mirabeau n'est pas connu comme moi là-bas pour avoir une charrette
et tout ce qu'il faut. Si vous lui donniez un petit mot d'écrit , notre
dame...? mais qu'est-ce que je dis ! il n'y a pas moyen ici... mon Dieu ,
mon Dieu , qu'est-ce qui pourrait donc bien nous tirer d'embarras ?
— Moi! s'écria tout à coup d'un air de résolution le paisible
feudiste, qui jusque-là avait suivi machinalement, sans prendre une
part bien vive à tout ce qui s'était passé.
— Vous !... — fit Quatorze d' un ton de surprise tant soit peu ironique.
— Oui, moi!... répliqua l'homme de plume; je n'ai rien fait encore
pour la famille, et puisqu'une occasion se présente , je suis trop heu-
reux de la saisir !
— Enfin !... pensa M"e La Roselière, voilà son âme qui s'éveille et
qui s'exalte.
Le fait est que le brave homme ne s'exaltait pas du tout ; ce moi, si
accentué et prononcé d'un ton si ferme, n'était autre chose que le cri
d'un cœur dévoué, aussi dévoué sans doute que celui de Quatorze, et
qui regrettait de n'avoir pas trouvé jusqu'ici de place pour son sacrifice.
En entendant les paroles prononcées par le sénéchal , Quatorze lui
ôta gravement son chapeau , et lui tendant sa main osseuse, il lui dit :
— La main de votre serviteur, M. Hubelin !... je l'avais toujours dit,
moi , que vous étiez un galant homme au fond ! et si vous voulez
quitter là toutes vos paperasses , on pourrait encore faire quelque chose
de vous 1
"514 LBS AVEHTUISS
Il fut doDc convenu que 11 Hubelin irait en avant faire préparer
une charrette pour venir chercher les dames. Sa position plus élevée
que celle des deux guides et les nombreuses connaissances qu'il avait
Klans Tarmée lui rendaient cette mission facile, et il n'était pas à pré-
sumer qu'à si peu de distance du quartier-général, il fût exposé à
quelque danger. Quoi qu'il en soit, le digne sénéchal n'avait nullement
calculé les chances qu'il pouvait courir, et c'était tout à fait en homme
de cœur qu'il avait pris sa résolution.
Au moment où il se disposait à partir, M^^ de Montbriant s'appro-
cha de lui, et lui prenant la main avec un sentiment de véritable
affection :
— Mon bon M. Hubelin , lui dit-elle , il y a longtemps que je con-
naissais votre attachement pour nous dans nos jours de prospérité ; je
vois avec bonheur qu'il ne se dément point dans la mauvaise fortune;
mais je ne sais si je puis en conscience accepter votre offre généreuse ;
il y a peut-être encore du danger, et je ne voudrais pas.....
— Oh ! Madame ! — interrompit le feudiste embarrassé de sa gloire
et des marques d'affection de M^^ de Montbriant — je ne mérite
pas... vous Ates mille fois trop bonne ! et mon devoir... ma vie... enfin
je suis et serai toujours votre très-humble serviteur !
— Laissez-le partir, notre dame! — dit Quatorze coupant court
aux phrases entortillées du brave homme, — il n'y a pas de risque à
présent.... mais un moment s'il vous plaît! Auriez- vous du papier blanc
sur vous par hasard ?
— Je ne sais pas, dit Mme de Montbriant en cherchant dans ses
poches ; mais qu'en veux-tu faire?... Ah ! tiens, en voilà un morceau !
— C'est bon ! fit Quatorze.
£t prenant le papier des mains de sa maîtresse, il se mit à l'instant
à le plier et replier avec une dextérité qui dénotait une grande habi-
tude de la chose. En deux, minutes , il en eut fait une magnifique
cocarde blanche qu'il remit au sénéchal en lui disant :
— Tenez, mon brave M. Hubelin ! mettez-moi çà à votre chapeau;
c'est le meilleur de tous les passeports , et du diable si quelqu'un vous
dit un mot plus haut que l'autre à présent !
M"e La Roselière s'avança alors , et prenant une épingle à son
DU BONHOHBIB QUATORZE. 515
corset, elle attacha d'un air triomphant la cocarde au chapeau du
nouveau preux.
Ainsi armé chevalier des mains de la grâce et de la beauté, Thomme
de loi s'inclina profondément, et partit sur-le-champ pour s'en aller
en guerre.
— Oui, oui! — dit Quatorze en le voyant disparaître derrière les
buissons, — je l'ai toujours dit ! ce ne sont pas ceux qui font le plus
de bruit qui font le plus de besogne... ; pas vrai , Mirabeau ?
Gomme on le pense bien, le cousin Mirabeau fut complètement de
son avis; mais nous ferons grâce au lecteur des commentaires inter-
minables des deux philosophes sur ce texte banal , et nous dirons que
le légiste , complètement réhabilité désormais dans l'esprit de ses deux
compagnons d'aventures, arriva sans encombre au quartier-général.
Il n'eut pas de peine à s'y faire reconnaître ,'et à trouver une char-
rette à bœufs pour le service de la famille de Montbriant. Il y fit jeter
de la paille fraîche, et des cercles recouverts d'un drap blanc y- ayant
été adaptés , ces dames purent se vanter d'avoir le plus somptueux
équipage qu'il fût alors possible de se procurer.
Elles firent donc leur entrée dans un monde si nouveau pour elles,
et y rencontrèrent une fbule de leurs parents et de leurs amis , qui
avaient cherché comme elles un refuge au foyer même de la guerre
civile. La présence de tout ce beau monde au camp de Charette en
avait fait une charmante oasis pour quelques mondains acharnés, véri-
tables besoigneux du plaisir, qui le poursuivaient jusque sur les
marches de Téchafaud ; pour les autres c'était un refuge à peu près
assuré, et presque le seul point de la Basse-Vendée où l'on pût se
promettre un peu de sécurité.
A. DE BREM.
FIN DB LA PE£MIÈR£ PARTIE.
( La suite prochainement, )
L'ARCHITECTURE DE LA RENAISSANCE
DANS LE BAS- POITOU (')•
LB8 GRAII6BS-CATHUS. — APBBHOIIT. — COULOHCTS-LBS-BOTAUX.
LE PUT DU FOU, ETC
DEUXIEME PARTIE.
Dans notre étude sur les Granges-Calhus , on a pu se convaincre
que, dès les premières apparitions de la Renaissance sur le sol français,
son influence s'était fait sentir dans le Bas-Poitou. Le domaine royal
n'était plus circonscrit, comme dans les premiers temps de la Monar-
chie, aux quelques provinces qui avoisinaient Paris ; Tinvasion d'un
nouveau type architectural se faisait alors rapidement sur tous les
points du territoire , transporté quMl était par des moyens de locomo-
tion plus faciles, et par des artistes non moins nombreux qu'aux plus
belles périodes du moyen âge. D'autre part il ne faut pas être surpris
de la perfection extraordinaire où s'élève cette architecture dans nos
provinces les plus reculées; les communications avec la capitale
étaient très-fréquentes parmi les membres de la noblesse, et les
artistes, les premiers surtout, ne regardant leur éducation comme
complète qu'après un voyage en Italie, rapportaient peut-être eux-
mêmes les modèles. Ceci explique l'uniformité d'ornementation qui
existe sur tous les points du territoire et nous fait comprendre égale-
ment comment l'art de la Renaissance , parvenue sur notre sol sans
tâtonnements , sans enfance , pour ainsi dire , s'élève promptement à
son apogée, pour atteindre aussi rapidement son époque de décadence.
<l) Voir le torac IV de la Revue, p. 323-34;».
L'aBCHITSCTURB dans le BAS-POITOU. S17
ApremoDt , comme les Granges , appartient à la période la plus
brillante de la Renaissance, celle de Louis XU et de François I^r.Ses
dimensions considérables auraient dû lui faire occuper la première
placQ dans cette notice; mais veuf aujourd'hui de sa magnifique
façade (*), et n'ayant plus conservé que les deux tours qui la termi-
naient , il n'a qu'une importance secondaire au point de vue architec-
tural; je ne puis cependant m'empêcher de recommander à l'attention
des artistes les dimensions colossales, les formes puissantes et harmo-
nieuses de ces deux tours qui rappellent d'une façon singulière , par
leurs baies accostées de pilastres et découpées de croix de pierre , par
leurs lucarnes à frontons élevés, par leurs balustrades surmontant
d'épaisses corniches à coquilles et à consoles, celles de l'admirable
construction de Chambord.
La Renaissance de François I^r a encore laissé de charmants spéci-
mens de son passage dans le Bas-Poitou, au cloître de Luçon, à la
sacristie de N.-D. de Fontenay , à Mouzeuil où l'on voit, dans les
appartements d'un ancien prieuré, deux cheminées sculptées par des
mains habiles, puis enfin dans le chœur, maintenant détruit, de
l'abbaye de Maillezais.
Mais il appartenait à la seconde période, qui commence sous
Henri II, d'élever dans notre province une de ses plus belles œuvres
et comme plan et comme sculpture. Le château de Coulonges-les-
Royaux, dont nous allons chercher à faire connaître l'importance au
lecteur , peut sans contredit prendre place parmi les plus considéra-
bles constructions de cette époque. Ici , comme au château des
Granges-Gathus, plusieurs dates parfaitement conservées nous indi-
quent l'année précise où l'édifice fut commencé, et celle où les der-
nières pierres sculptées vinrent compléter l'ornementation de cette
demeure presque royale. Sur l'une des portes d'entrée on voit la date
de 1544; sur une autre, ouvrant dans la chapelle et qui a dû être
l'œuvre dernière des habiles sculpteurs appelés par Louis d'Estissac,
celle de 1851. Les chroniques cependant, restent muettes sur le nom des
(t) H. de Wiames, dans son ouvrage siïr la Vendée, a pablié une fort bonne liUiograpbie
dn chftteau d'Apremont. H possède égalemant une longue bande de parchemin où se trouve
le plan complet de la lèçade aujourd'hui détruite.
S18 l'arghitegtue£
artistes et derarchitecte. Ce ne sera donc que par des rapprochements
de dates et de style que nous pourrons rattacher cette construction à
récole que Serlio dut former pendant son séjour à Paris et à Fontai-
nebleau , au moment où Coulonges se construisait. Nous sommes
loin, en indiquant cette supposition, de vouloir considérer Serlio
comme Tarchitecte du château de Coulonges ; mais Louis d*Estissac,
alors grand officier de la Couronne , a pu lui demander des indications
pour un plan , ou le mettre en rapport avec des artistes poitevins,
dirigés par un sculpteur de première force, amené sans doute de Paris,
car rétonnante perfection des sculptures et de la taille dans toutes les
moulures extérieures des façades ne permettent pas de douter qu'une
main habile et exercée ait dirigé le travail, en imposant une facture
uniforme à cet ensemble considérable d'architecture et d'ornementation.
A Coulonges l'influence italienne se fait sentir d'une façon bien plus
sensible qu'aux châteaux des Granges et d'Apremont. Il ne faut pas
s'en étonner : plus de cinquante ans se sont écoulés depuis son invasion
en France , — les traditions de l'art ogival tendent de plus en plus à
disparaître, et cependant, malgré le plan qui est complètement itali^,
malgré les moulures qui appartiennent toutes au dorique le plus pur,
j'affirme de nouveau qu'un artiste français a mis la main à l'œuvre, car
ce ne peut-être Serlio qui a tracé la courbure des délicates voûtes
ogivales, qui recouvrent le dernier étage de l'escalier; ce n'est pas lui
qui a dessiné ces belles voûtes d'arêle de la chapelle et des soubasse-
ments ; c'est un dernier hommage rendu à la légèreté et à la solidité
des nervures du XV® siècle par un architecte qui en avait certaine-
ment déjà élevé d'autres dans, des monuments rehgieux peut-être,
car il est impossible de rien voir de plus parfait comme épure et comme
exécution.
Après avoir cherché à démontrer que le style développé par Serlio
dans son livre d'architecture (*) , a dû influencer, comme donnée
archilectonique, le constructeur de Coulonges, mais qu'une main autre
que la sienne a très-certainement tracé les plans du château, nous
allons faire pénétrer le lecteur au milieu de celte grande cour carrée
(t) Cinque tibri d'Architettura di Sebattiano Serlio Bolonete. — Al chrislia-
nitsimo Re di Francia. — In Fenetia, 1559 et 1562.
DANS LB BAS-POITOU. 819^
autrefois circonscrite par de superbes façades, à présent presque
détruites , et que nous nous efforcerons de relever, pour lui faire corn-
prendre Tancienne splendeur de Coulonges-les-Royaux.
« Un château bien fait, dit Didron ('), se compose de quatre corp»
de logis qui regardent à l'extérieur les quatre points cardinaux et qui b
rintérieur encadent une grande cour. Chaque corps de logis a trois-
étages : rez-de-chaussé, premier et combles; un autre étage est
perdu' dans le sol même , et recèle les caves, les bas-celliers, etc. Le
rez-de-chaussée contient les cuisines, offices, magasins, bains; le
premier étage est occupé par le logement des maîtres et les salles
diverses ; dans les combles le premier étage verse son trop-plein et
loge les domestiques. L'ornementation s'attache aux façades exté-^
rieures, à la grande porte, à la fontaine de la cour, aux arcades qui
entourent cette cour. » Tels sont les caractères généraux qui, d'après
le savant directeur des Annales archéologiques, constituent un
château complet aux XV^ et XVI^ siècles; nous verrons comment
Coulonges remplit ces diverses conditions et quelles sont les parties où
il s'en écarte essentiellement.
Huit années s'étaient écoulées depuis que Louisd'Estissac avait posé,
en 1544, la première pierre de l'édifice. Le travail avait marché rapi-
dement, sous une direction savante et uniforme, puisqu'on ISSOet 1551,
nous voyons sculpter les superbes bucrânes et les caissons si variés
qui resplendissent aux plafonds des \estibules, des escaliers, et déco-
rent les frises et les voussures des fenêtres et de la remarquable porte
de la chapelle. Quel était donc le plan adopté par l'architecte pour loger
le puissant seigneur avec sa suite et ses domestiques? Il s'éloigne bien
peu de celui que je viens d'indiquer ci-dessus.
Autour d'une enceinte carrée, d'à-peu près quarante-cinq mètres sur
chaque face, s'élevaient en 1552 les blanches murailles du château de
Louis d'Estissac. En regardant au levant, le spectateur avait en face de
lui le corps de logis principal, avec ses hautes toitures festonnées de
crêtes de plomb , avec ses immenses tuyaux de cheminées ornés de
pilastres soutenant des architraves aux profils fins et sévères. Sept
(I) Iconographie des châteaux, vol. XVII. Annales arrhéologiques.
S20 L'AACnTBCTniB
ouTerturestrèft' vastes dans leurs proportions avec meneaux craeîlkes,
et eontouroées à droite et à gaoche par des pilastres doriques soute-
nant le palatrage de la fenêtre formé d^one ardiîtrave à trigiypbes,
perçaient au rez-de-chaussée et au premier la belle muraille coostniîle
en excell^ts matériaux de grand ai^reîL
 Taplomb de chaque ouverture s'élevait une riche lucarne égale
ment accostée des pilastres doriques , qui s'entablant Tun dans Fautre
depuis le rez-de-chaussée, conservaient par leur ensemble de lignes
perpendiculaires la tradition ogivale constatée à Âpremont et aux
Granges. L'amortissement de ces lucarnes dilTérait néanmoins beau-
coup de ceux employés dans les châteaux indiqués ci-dessus. L^arl
roumain envahissait de plus en plus notre architecture de la Renais-
sance; le constructeur de Coulonges, plus classique que celui des
Granges, avait terminé ses lucarnes par des frontons triangulaires sur
les extrémités desquels s'élevaient comme amortissements d'élégantes
aiguières découpées dans la pierre ; une figure en grand relief sortait
du tympan de chaque fronton.
Après la quatrième fenêtre, en partant de gauche, un vaste pavillon
carré, très-peu saillant sur le nu du mur de la façade (40 centimètres)
découpait Tentablement du corps principal, en élevant ses corniches
presque à la hauteur du faîtage de la toiture recouvrant la façade dont
je viens de donner la description. Une charmante tourelle en encor-
bellement suspendue à Fangle gauche de ce pavillon permet de monter
encore sur la voûte qui recouvre Tescalier. Les deux extrémités de
cette longue façade étaient terminées par deux énormes pavillons carrés
de douze mètres sur chaque face ; c'est à cette hauteur que prenaient
naissance deux ailes en retour d'équerre, qui se reliant à la façade cen-
trale, circonscrivaient avec elle la cour intérieure. Un quatrième corps
de logis, qui s'élevait entre les deux ailes de droite et de gauche, a
tellement été ruiné qu'il n'en reste aucun vestige qui nous permette
de le reconstruire, même par la pensée. Tel était, au milieu du XYI^
siècle, l'ensemble extérieur du château de Coulonges-les-Royaux.
Pénétrons maintenant sous ses plafonds sculptés, sous ses voûtes
ogivales et légères » nous nous rendrons plus facilement compte de la
richesse de sa décoration intérieure.
DANS LE BAS-POITOU. S2i
C'est dans le pavillon carré dont j'ai parlé plus haut que s'ouvre la
porte d'entrée principale; un porche élégant, soutenu par des arcades
géminées, ayant quelqu'analogie par son style avec la fontaine des
Innocents de Jean Goujon, précède et recouvre cette porte d'entrée
sous les voussures de laquelle s'épanouissent, grosses et nerveuses, des
fleurs d'eau aux pétales finement galbées. Ainsi que dans toutes les
constructions civiles de cette époque, elle est fort basse; l'écusson à
trois pals de Louis d'Estissac , soutenu par de gracieux amours, la
surmonte et relie ses vigoureux lambrequins aux caissons moulurés
qui forment le plafond du porche. La porte en bois qui se replie en
quatre venteaux a encore conservé quelques reliefs usés par le temps.
Ces sculptures indiquent par leurs formes accentuées la fermeté du
crayon et du ciseau, qui a donné et exécuté ces dessins.
Poussons- la, cette vieille porte , car elle est lourde, épaisse , et ses
gonds sont rouilles; elle s'ouvre; nous entrons de plain-picd dans le
pavillon renfermant l'escalier par lequel on parvient aux appartements
divers que contient ce corps de logis. De même que dans la plupart
des châteaux de la Renaissance, l'escalier de Coulonges était le morceau
capital de la construction; les artistes du XYIe siècle y faisaient courir
sous le dessous des marches les arabesques aux enlacements multiples
ou ciselaient avec amour dans un entourage parallélogrammique de
riches moulures (') , des cartouches avec cuirs, masques ou fleurons ;
c'est ce dernier style qui fut adopté à Coulonges.
L'escalier se composait de quatre volées reliées entr'elles par des
plafonds ; chaque volée était formée de quatorze marches , chaque
plafond de dix pierres posées en plate-bandes ; quatre caissons de
dessin différent s'épanouissent sous chaque marche et chaque pierre
des plafonds ; leur ensemble s'élevait à 200 caissons environ. Plu-
sieurs de ces caissons sont formés de chiffres enlacés formant les mo-
nogrammes Louis et Ane, Ailleurs , ce sont des masques grimaçants,
les tempes ceintes de bandelettes, des enfants supportant des cartouches
ou s' enlaçant au milieu de feuilles d'acanthe. Mais ce qu'il faut surtout
admirer, c'est une longue suite de fleurons reproduisant un grand
(I) GeUe fornie a bit donner aux sculptures ainsi dlspos^us le nom de caltioot.
Tome IV. 34
522 L' ARCHITECTURE
nombre de feuilles diverses, qui paraissent, tant le galbe en est i
veilleusement compris , s'ôtre épanouies sous un chaude rayon de
soleil ; Tartiste les a fait sortir si saillantes et si légères de cette ma-
tière dure et polie qu'elles semblent s'agiter au moindre souflle de
la brise. L'architecture simple et sévère (') encadre admirablement ce
riche tableau que complète la jolie voûte à deux nets mix nervures
ogivales qui recouvre les dernières volées de Tescalier.
Si Ton redescend Tescalier , sur le premier vestibule , à gauche,
s'ouvre une porte très-basse ( 1 mètre 73 cent.). Est-ce un calcul de
l'architecte, afln de surprendre d'avantage le regard lorsqu'il lui est
donné de contempler ce magnifique vestibule, séparé en deux parties
égales dans le sens de sa largeur par quatre colonnes doriques d'une
seule pierre, reliées entr'elles par des palatrages à grecques continues,
sur lesquelles repose le plus admirable plafond sculpté qui se puisse
voir. Il se compose de 72 caissons séparés par des bossages peu sail-
lants. Chaque caisson est varié et cette variété infinie n'empêche pas
néenmoins la complète harmonie de tout l'ensesible. Ici, c'est un
masque joyeux qui semble narguer le spectateur ;, ailleurs des enlace-
ments indéfinissables de fruits et d'enfants; partout des tètes d'hommes^
de femmes, d'animaux, sculptés avec une franeliise de ciseau, une.
liberté de main inexplicable dans cette pierre dure et souvent semée
de nœuds aussi fermes que le marbre. On Croirait de l'argile qui se
serait pétrie avec la plus grande facilité sous^ la main de l'artiste (').
Je resterais longtemps les yeux fixés s(|r cet étonnant ensemble, si
je ne voyais devant moi un escalier qui parait s'enfoncer dans les
entrailles de la terre.
(1) Hicfael-Ange a dit : — Bappelez-Toas qu'il ne faut pas négliger les bagalefles pour
atteindre la perfection et que la perfecUon n'est point une bagatefle. — L'archlleete de
Gookmges a été fidèle ft ce principe ; cela proufe qu'il n'en était pas ft sen coup d'essai ^daua
la plupart des moulures de l'escalier la taille est coanblnée sul? ant Vendrolt d'où elles sont
fues. Celles qui se présentent obliquement sont plus larges que celles qui sont de Im»; c'est
la première fols que Je consiste ce paru pris qui annonce une langue eipérlenoe et le désir
d'arrlferft celte perfecUon que les grasds artistes ont seuls pu atteindre.
(3) Un plafond, également composé de caissons Oeuronnés, au nombre de S4, eziatail
encore dans la salle du Trésor ou des Archives; U a été transporté et replacé arec le»
autres plafonds sculptés de Goulonges dans le cblteau de Terre-Neuve, andennedemearfr
de Nicolas Bapin.
DANS LB BAS-POITOU. S33
Posons avec précaution le pied sur ces marches devenues glîssanles
sous la mousse humide qui les recouvre, et bientôt nous pénétrerons
dans une vaste pièce de 25 pieds carrés. Les ^rres rapportées à Tex-
lérieur de la construction et qui bouchent à peu près les ouvertures
par où pénétrait la lumière, nous plongeront d'abord dans une obscu-
rité à peu près complète , mais bientôt nos yeux familiarisés avec les
ténèbres nous permettront de suivre avec intérêt la courbure régulière
des nervures lozangées qui, retombant toutes sur une svelte colonne,
soutiennent la voûte d'arête ogivale. Une vaste cheminée occupe le
fond de cette salle bas^ ; deux portes s'ouvrent de chaque côté de la
cheminée; elles communiquent avec deux autres salles semblables
à celle-ci ; c'étaient les ofGces et cuisines. D'autres soubassements,
supérieurement voûtés en berceau avec pierres de moyen appareil, s'é-
tendent sous les pièces dont je viens de parler ; ce qui porte à plus de
35 pieds de profondeur les constructions souterraines sur lesquelles
s'élevait le logement des seigneurs d'Estissac. L'humidité est telle
dans ces substructions privées d'air que l'on se hâte de retrouver la
lumière et la chaleur du soleil. Hetournons donc dans le vestibule au
plafond sculpté ; de là il nous sera facile de pénétrer dans les vastes
salles du rez-de-chaussée. Elles étaient sans doute consacrées aux
gardes et aux réceptions, mais rien dans leur décoration n'indique une
destination positive. A chaque extrémité de ce corps de logis un cor-
ridor conduit de la cour méridionale dans les jardins placés au nord.
Mais il faut toujours revenir à l'escalier placé dans le pavillon du centre
pour parvenir aux appartements du premier étage. C'est là que devait
s'étaler le luxe exagéré qui, depuis le XV^ siècle, n'avait cessé de cou-
vrir des tentures les plus riches les murs, le carrelage et les meubles
des appartements. C'était dans la chambre de la dame châtelaine que
les tapisseries, tissées d'or et d'argent, offraient aux yeux, éblouis par
le chatoiement des plus riches couleurs, l'histoire des dieux et des
déesses de la mythologie, ou bien les actions glorieuses du maître du
château. Sur la vaste cheminée de pierre, si elle n'était pas sculptée,
on voyait presque toujours un tableau représentant quelque person-
nage important de la famille, le faucon sur le poing, l'épée à la cein-
ture- et lé casque damasquiné d'or sur la tête. Le peu qui nous reste
524 l'arghitbgtubb
des splendeurs passées de Coulonges ne laisse, ce me semble, aucun
doute sur ce que devait être le mobilier du cbâteau ; je n'ai point Fin-
tention d'indiquer ce que chaque chambre pouvait contenir en coffres,
bahuts» dressoirs , huches et vessailes, de grand prix. Si le lecteur veut
se faire une idée des folies ruineuses faites par les seigneurs des
XV« et XVI* siècles , qu'il Use le livre de Legrand d'Âussy, puis cer-
taines descriptions faites par Rabelais, descriptions en général fort
curieuses, car elles nous font pénétrer au milieu d'appartements que
l'auteur avait certainement visités au moment où il a écrit son livre (*).
Et, sans aucun doute, si Coulonges, dont il parle dans Pantagruel (^
eût possédé son château à l'époque (') où l'ouvrage fut imprimé, nous
aurions un détail intéressant de son mobilier intérieur. Voici au reste
ce qu'écrivait en 1587 un auteur anonyme à Catherine de Médicis; (on
nous pardonnera la longueur de cette citation en faveur des détails
curieux qu'elle donne sur un château au XVI® siècle).
« Il n'y a que trente ou quarante ans que celte excessive et superbe
» façon de bastir est venue en France. Jadiz noz pères se contentaient
» de faire bastir un bon corps d'hostel, un pavillon ou une tour reade,
» une basse-cour de meoasgerie et autres pièces nécessaires à loger eux
» et leur famille sans faire de bastiments superbes comme aujourd'huy
1» on fait grands corps d'hostels, pavillons, cours, arrières-cours, basaea-
» cours, galleries, salles, portiques, perrons et autres. On n'obaervail
» point tant par dehors la proportion de la géométrie qui en beaucoup
» d^édifices a gâté la commodité du dedans. On ne savait que c'esloît
» de faire tant de frizes, de comices, de frontispices, de bazes, de
» piedestals, de chapiteaux, d'architraves, de soubassements, de ca-
» neleures, de moulures et de colonnes. Brief, on ne cognoissolt toutes
» ces façons antiques d'architecture qui font despendre beaucoup d'ar-
» gent et qui , le plus souvent , pour trop vouloir embellir le dehors
« enlaidissent le dedans. On ne sçavait que c'estoit de mettre du marbre,
(1) Babelalt doime aoe descripUoo tort loléressaole de Chanbord e& de boo nagnlAqae
escalier. GargdOtua , chapitre UU.
(9) Bt ptrlaot de PoicUert ayecqnes aolcuns de ses coupatgnons pesaèrent par Legiig6>
par ColoDges, par Fontenaj-le-Comte, etc.
(3) Les premières édiUonsdo Garganlua et dn Pantagmelsootde isss et tS33 ; GooloDce»
ne fat commencé qu'en ii44.
DANS LB BAS-POITOU. 525
» du porphyre aux cheminées oy sur les portes des maisons, ni de
» dorer ies faites , les poutres , les solives ; on ne faisaft point de belles
» galleries enrichies de peintures et riches tableaux ; on ne dépensait
» point comme on fait aujourd'huy en Tachai dkin tableau , on n'a-
» chetait point tant de riches et précieux meubles pour accompagner
» la maison. On ne voyait point tant de lits de draps d*or, de velours,
» de satin, de damas, ny tant de bordures exquises ny tant de vais-
I» selle d'or et d'argent, on ne faisait point faire aux jardins tant de
9 beaux parterres, compartiments, cabinets, allées, canal at ton-'
r^ taines. » (^) On voit par ce récit combien le luxe avait pénétré dans
toutes les demeures particulières; cela s'explique facilement par l'u-
sage où l'on était, longtemps ngtên^e avant le XVI^ siècle, d'envoyer eu
service du suzerain les enfants nobles des deux sexes; ils y contrac-
taient le goût des beaui(-arts, des lettres et les habitudes polies d'une
société d'éUte. Comment concilier cette aptitude pour les arts et la lit-
térature qu'a toujours eue la noblesse française, avec cette réputation
d'ignorance qu'on cherche n^éebamn^ent è luj io)pp8#r7
On ne veut donc pas se rappeler que les châteaux, de même que les
monastères, furent les premiers asiles de la science ('}. « Dès le
Xn^ siècle, soit au oiidi, soit au nord de la France, beaucoup de che-
valiers ont écrit des chants d'amour qui annonçât une certaine cul-
ture de l'esprit chez eeui: qui les ont jCQmposés. Philippe^Âuguste avait
été instruit par Clén^eot de Metz, l'un des homjnes savants de ce
siècle, et il faisait de la poésie sous l'inspiration de sa mère, Alix de
Champagne; depuis le ^Ile siècle la cour de France ne le cède en rien
à celle du midi. »
Les chroniques poitevines restent à peu près muettes sur Lauis
d'EsUssac ('), n^ais le monument qu'il nous a légué me fait supposer
qu'il n'était pas un homme ordinaire. Si l'architecture exprime, comme
ion l'a dit quelquefois (^), la vie morale des peuples, pourquoi, lorsqu'elle
(!) Le raoyen Ige «t la peQaiMVûce, vie dtns les chlteaui , pf r Leroux de Lin^.
(a) Vie daçs le| djâ^ax moyen Ige et de la renalseance.
(3) On retrouve son n<^i9 dans quelques chartes de 8ati|t-9ililre de Poitiers, publiées par la
%»clété des AnUquaIres de rOnest.
(4) BoBsuet, dans son Histoire universelle, en parlai^t des arts de VÉgjpte aborde celte
.question avec l'ôléfation de vues et la magnificence de langage qui lui eçC |^r<^naire.
516 L'AmCHlTECTUBB
est excellente, n^iDdiqueraît-ene pas la grandeur et rinteiligeiice de
rhomme qui a fait construire? Soyez-en sûr, il n*eût pas suffi à Loois
d'Estissac d^avoir sous sa main de For en abondance, des artistes et
un architecte habile; s'il n>ût pas été lui-môme homme de génie,
Tœuvre aurait été médiocre, le travail eût langui; on ne trouverait
pas à Coulonges cette perfection, ce fini extraordinaire dans les moQ-
lures et les sculptures, si l'œil du maître ne s'était reposé dessus en
disant : c'est bien.
Au reste, Louis d'Estissac n'eût pas été le seul à posséder le goût
des arts et de l'architecture ; ne voyons-nous pas dans le centre da
Bas-Poitou , à quelques lieues de distance, un gentilhomme poitevin,
appartenant à l'une des plus anciennes familles du pays, se livrer com-
plètement à cet art et publier sous ce titre : « Première planche des
» œuvres de Julien Mauclerc, gentilhomme Poitevin, seigneur du Li-
» gneron Mauclerc, contenant sa devise et effigie en l'an de son sage
» 53, de son invention dépeinte de sa main et parat^hevée d'être tail-
» lée au burin au mois de septeinbre 1566 ; » un livre fort rare oà les
planches bien dessinées accusent le maniement facile du crayon eC
du compas (*}.
Ces exemples prouvent une fois de plus Tinfluence de l'architecture
de la Renaissance dans nos contrées; non-seulement la plus grande
partie des nobles aimaient les arts, mais quelques-uns d'entr'eux les
cultivaient avec succès, et Mauclerc pouvait prendre sans orgueil
cette superbe devise : « Prêt è tout (èire », qu'il enlaçait autoiir de deux
mains, tenant l'une une épée, l'autre un compas (').
Nous avons déjè vu par son plan général combien Coulonges se
rapproche de celui indiqué par Didron; le resté des constructions s'è-
cartera très-peu du thème adopté pour les édifices civils; ainsi la cha-
(1) CoBune texte le livre manqqe eMeoliellemeot d'Intérêt, Il nerenfeniie «ncni tf^ça
nouveau. C'est rétemelle difltlon de rarcbltecture romaine en pieds, en pouces, en
lignes. Hauderc a été plus loin que ses devanciers, II en est arrivé aux infiniments petite
en sous-divisant des membres de monlnres qnl restent entiers dans Vitmve, Vlgnole,
Palladio, Serllo. etc. N'est-ce pas étoolfer le génie que de le soumettre è des règlea
aussi minutieuses que celles contenues dans le livre des Banclerc?
(3) Un autre artiste de la renaissance, Jacques Prévost de Thiré, a laissé des travanx
assez remarquables |M>ur que nous revendiquions l'honneur de le placer parmi les poite-
vins. Archives de B. Flllon.
DANS LE BAS-POITOU. 5%7
pelle sera également placée dans Taile orientale, une longue galerie
communiquera à celle-ci par une porte remarquablement décorée.
L'aile de gauche, presque entièrement disparue, sera reliée au reste de
la ^construction par un escalier en hélice, appelé pavillon de Saint-
Gilles, avec portiques ouverts sur la cour. Puis enfin rentrée de cette
cour, comme celle de Fontainebleau, sera fermée par un arc de triom-
phe ('), œuvre admirable qui n'existe plus que dans le souvenir de ceux
qui ont assisté à sa démolition, il y a bientôt une trentaine d'années,
alqrs que les pierres , sculptées ou non , se vendaient quinze centiines
et servaient à construire les maisons du village où Ton en retrouve
encore quelques riches débris encastrés dans les parements des mu-
railles. Cest avec un véritable sentiment de tristesse que nous allons
continuer cette description, car de Fancien Coulonges, combien peu
reste-t-il aujourd'hui. Les deux ailes de droite et de gauche et celle qui
faisait face au corps-de-logis principal ontentièrementdisparu. Sa belle
galerie à deux nefs avec ses voûtes d'ar^ bandées de nervures à grec-
ques continues n'offre plus que quelques pans de murailles où la mousse
ae cramponne au milieu des pierres disjointes. Ce joyau d'architecture
mutilé et presqu'è moitié caché sous une ignoble toiture de tuiles
noircies par la pluie, c'est la porte de la chapelle (*) avec ses bu-
crânes ornées de bandelettes perlées, avec ses voussures, ses plates-
bandes enrichies de grecques, d'acanthes, de caissons d'une exécution
et d'une composition charmante; la beauté de ses formes, la finesse
et le modelé de ses gracieuses sculptures n'en ressortent que mieux
au travers de toutes ces ruines qui l'entourent; l'imagination se plait
au milieu des débris qu'elle relève en leur prêtant souvent une beauté
qu'ils avaient è peine dans leur première splendeur.
Où retrouver la chapelle »\x n^ilieu des matériaux qui l'obstruent?
voij&i cependant l'autel ,Ja place de l'autel derrière lequel t^ourne la
haute lènètre, è meneaux rayonnants, et à voussure festonnée de nom-
ci) Oo a conservé le nom du donjon à celte porte d'entrée. Il est probable que sa hauteur
dépassait celle .dea jcopstryotVvis en?ironnantes, puis elle était entourée de douves et formée
S0T un pont-levls.
(2) Nous avons pv. malgré son état de détérioration, enlever et reconstruire cette porte
dan» la salle où est plaicé le plus i>eau plafond de Coulonges, élevé en bce de la cheminée
qui eiistalt autrefois dans la demeure du gouverneur du cbfileau de Fontenaj; elle cofopVk)^
Ip décoration architecturale de cet appartement.
S28 l'abghitectubb
breux caissons; voici les arrachements des voûtes ogivales et les
beaux chapiteaux des colonnes sur lesquels reposait la tribune où Louis
d*Estissac venait s'agenouiller en s*appuyant sur cette jolie rampe à
arcatures découpées à jour, dont quelques débris gisent pêle-mêle au
milieu des décombres. De beaux caissons comme ceux du vestibule
décoraient le plafond du dessous de la tribune; on les a retaillés pour
en faire le manteau et les jambages d'une cheminée.
Si nous passons dans. Taile gauche du château, nous trouvons les
ruines plus complètes encore. Le pavillon de Saint-Gilles, où se trou-
vait un escalier en hélice au moins aussi orné que celui dont j'ai déjà
donné la description, ne se devine que par quelques restes de pilastres
ou de caissons attachés au flanc des murailles *de la façade. Mais qui
donc, me dira-t-on, a apporté la ruine et la désolation au milieu de
toutes ces œuvres d'art? qui donc a démoli ces toitures, ces hautes
cheininées, brisé ces lucarnes, ces verrières, impuissantes maintenant
à résister aux ouragans qui en ébranlant les derniers restes de l'édifice,
usent et transpercent les dalles et les voûtes par les torrents d'eau
qu'ils déversent sur elles? qui donc a dévasté tous ces appartements,
enlevant et brûlant les tentures , les meubles, tout, jusqu'aux archives
par lesquelles nous aurions pu découvrir le nom aujourd'hui perdu de
l'auteur de toutes ces merveilles? J'ouvre le registre des ventes du
district de Niort. Il va me faire connaître les Vandales. C'est l'acte mor-
tuaire du Château de Coulonges; je le copie littéralement; on y verra
comment la République traitait les œuvres d'art qui faisaient la gloire
du pays ; si je n'avais, au moment pu j'écris, cette pièce sous les yeux,
je ne pourrais lyouter foi à tant de stupidité et d'infamie.
« Le 4 du mois de floréal an ii de la République, nous, René Robin
» et André Lavergne, administrateurs du directoire du district de
» Niort, avons mis en vente un ci-devant château, appelé le château
» de Coulonges, composé de logemenl pour le fermier, grand jardin,
» une grande cour avec le puits attenant au mur de l'habitation dudît
» fermier, des souUerrains tous couverts et régnant sous les dits bâti-
» ments; beaucoup de vieux bâtiments inutiles C), le tout n'étant
» propre qu'à étredétnoli, plus deux arpents de terre labourable tenant
(1) On a accusé la noblesse de nu pas savoir signer ;le« administrateurs «Je la RépuMIqne
auraient souvent eu besoin d'aller à Técole.
DANS LB BA5-P0IT0U. S29
» d'uo côté de Variant aux domaines acquis aujourd'hui par le citoyen
» Thévin , de Tautre au quéreux commun qui est devant le dit châ-
» teau , estimé le tout dix-neuf cent quatre-vingts livr€i3 et venant
» de rémigré Lusignan ('). Observé avant la dite adjudication que
n les fers qui exisle sur la dit (^hàteau et qui peuvent être enlevés sans
» détériorer le dit domaine appartiendront à ta nation, en ayant besoin
)» pour son arsenal de Niort.
» Le château a été adjugé è René Bouteillier, maire de Coulonges,
» Jacques et Antoine Guiotton , le premier, agent national; Je second ,
» juge de paix, pour six mille cent livres. » Voici donc la description
du château de Coulonges : « Beaucoup de vieux bâtiments inutiles, le
» tout n'étant propre qu'à être démoli. » La République ne se contentait
pas d'abattre les tètes; les tofir^ et les pavillons qui les avaient abritées
devaient tomber avec elles ; Coulonges ne fut dpnc pas épargné , la
pioche éventra, broya ses voûtes et ses murailles; pendant vingt ans le
château devint une carrière, il eut le sort de Gaillon, d'Ânet, de Ma-
drid, de Bonnivet, de cent autres. Malheur à qui n'eût pas exécuté les
ordres de la nation : la guillotine et le bourreau surveillaient les ac-
quéreurs; ils avaient acheté à la condition de démolir, ils devaient
démolir; le marché, il est vrai , se faisait en conséquence; les six mille
cent livres d'assignats, réduites en argent véritable, équivaudraient
peut-être à un millier de francs. Cependant la destruction poursuivait
son œuvre détestable. Trois des corps-de-logis venaient de disparaître,
mais heureusement Jacques Guiotton, avec bonne intention sans doute,
piochait moins vite que ses confrères. Grâce à lui, la grande façade du
château nous est restée complète jusqu'à l'entablement; l'escalier, le
vestibule, la salle des archives ont pu échapper presque miraculeu-
sement à cette ruine effroyable. M^e Marie Guiotton, sa fille, désirant
voir sauver d'une ruine imminente toutes ces pierres sculptées, s'est
empressée de nous les céder en exprimant le désir qu'elles fussent réta-
blies dans leur état primitif. La planche que nous mettons sous les
(I) Dans UD acte daté do si notembre 1779, nous trooTons metaire PfaUippe-Haguen-
Anne-BoIlaDd- Louis, comte de Loslgoan et Luaignem , et de Lezay, maréchal de camp et
armées du roi , seigneur de la châtellenie de Goulonges-ies-Royauz, Benêt, IHagné et autres
places. — Le chflteau de Coulonges était donc pa^sé, par on mariage sans doute, delà
maison de L. d'Estiasac en celle des Lusignans; aucun acte malheureusement i^e nous
donne l'époque précise de cette mutation.
530 L'AmCHlTBCTtJU DANS LE BAS-POITOU.
yeux des lecteurs représente la plus belle portion de ces plafonds res-
taures, ainsi qu'une cheminée fort remarquable par la variété et le
nombre infini des sculptures qui la décorent ; un des caissons du haut,
celui de gauche en regardant la planche, est entièrement copié sur un
.dessin d'Etienne Delaune, comme j'ai pu m'en convaincre en retrou-
vant le même motif dans Tunique exemplaire de son œuvre (*), con-
servée à la Bibliothèque royale ; ce rapprochement prouve que la plupart
«du temps les artistes du XVI« siècle ne composaient point eux-mêmes
leurs motifs, mais se contentaient de les choisir parmi les modèles
nombreux que la gravure mettait à leur disposition (*).
Les constructions de la même époque que Coulonges abondent encore
dans la Vendée; c'est donc entre 1540 et 1580 qu'il faut placer la
plus brillante période de la Renaissance dans le Bas-Poitou. Ces quel-
ques années virent éelore le château de la Guignardière, celui du Puy-
du-Fou et du Puy-Gre(fier. Des constructions moins importantes s'éle-
vaient en même temps à Poussais, è la Fosse, à la Cressonière, près la
Chataigneraye , à Fontenay dans la Grande-Rue (*) , la rue des Loges,
à l'abside de l'église N.-D. et à la grande fontaine à» la ville. Mais
peu à peu les dernières traditions de la Renaissance allaient en s'effa-
çant , les châteaux du Poiré, de la Citardière, de la Baugisière ne surent
plus rappeler cette belle architecture, si brillamment inaugurée dans les
nobles façades et dans les riches plafonds de Coulonges-les-Royaux.
Octave m ROCHEBHUNE.
(1) 1S73, Btlenne Delanoë, œtatit tua S4.
(3) Jacques 4u FoulUonx, l'antear de la Fénerie^ habita quelque temps la maison oîp
était placée cette dieralnée. A-t-elle été construite et sculptée è ceUe époque? il serait
permis de le supposer à la vue du caisson représentant une chasse au cerf et au sanglier
que ce célèbre chasseur aurait pu inspirer ft l'artiste ; une autre cheminée, démolie il 7 a
quelques années, représentait éêriement sur une échelle plus considérable toutes les péri>
péties d'une chasse è courre; le livre de la yéneriê. imprimé en issi, a pu développer 00
genre d'ornementation.
(3) Sous la voûte d'un vestibule placé dans une maison de la Qrande-Boe , on voit trois
caissons exactement semblables ft quelques-uns du grai^d vestibule de Coulonges ; l'escalier
lui-même rappelle la forme et les profils de cehii de Louis d'Estlss^c; c'est évidemment
l'œuvre d'un artiste employé aui travaux du château. Ceci n'aurplt rien de surprenant;
les Archives de M. B. Fillon prouvent qu'une école artistique assez habile existait è Fontenay,
sous la direction de Llénard et de Louis Robin. Ces deux artistes firent preuve d'habileté
(|ans les sculptures de l'abside N.-D. et à la fonlaine de la ville; ils ont dû jconooiirif
/lans une certaine mesure aux caissons de Coulonges.
POÉSIE.
LA FEMME DE MONTSIREIGNE.
LiÉgknde: vendéenne (O.
I.
Un jour, je fus, à Montsireigne ,
Le plus haut point de ce terrier (^),
Qui sur (es Champs et les prés règne ;
Car moi , j*étais roche en premier.
La corne du démon tomba dans mon panier.
Un jour, j'allai dans ta prairie,
Dévalant au bas du terrier,
J'allai dresser tète fleurie ;
Car je fus rose (l'églantier.
La corne du démon tomba dans mon panier.
m.
Un jour, j'entrai, chez ma voisine.
Furtivement dans le grenier,
Et là , je mangeai sif farine ;
Moi , souris; pourquoi le nier?
La corne du démon tomba dans mon panier.
(1) Celle légende, traduite do patois vendéen, est très-ancienne : lespliases par
lesquelles l'Ime devait passer dans la métempsycose, pour arriver ft la béatitude finale, y
sont parEaltement marquées.
(*i) Monticule de terre.
^32 LA FBinU DB MOHTSIHBIOHE.
IV.
Un jour, au sein de la graDdMaode ,
Je gravis le petit sentier,
Tout en picorant dans la brande ;
Je fus bique (*) de mon métier.
I^a corne du démon tomba dans mon panier.
Un jour, j^aimai ; — le mariage
 mon ami vint n^ lier ;
Puis arriva TafTreux veuvage :
Femme! pourquoi me macier ?
La corne du démon tomba dans mon panier.
VI.
Du monde un jour — jour de victoire ! —
Sortant, sans souffrir, sans crier,
Je laisserai la robe noire.
Pour être esprit , mon sort dernier^
La corne du dén^on cheoira de mon panier.
Emile GRIMÂUp,
(I) Ghèyre.
NOTICES ET COMPTES- RENDUS.
fiODRS ELEimTAlRK rHORTlCOLTDRE
A l'USAGB BBS icOLBS PRIMAIRES,
PAR M. SAUVAGET, INSTITUTEUR,
D APRÈS LES ROTES DE M. B05CBRKB (*).
M. BoDcenne , prenant au sérieux ses fonctions Irés^nodesles mais très-
importantes de délégué cantonal pour l'inspection des écoles primaires ,
visitait souvent celles qui lui étaient désignées par la Commission.
Il fut frappé de la fâcheuse tendance qu'ont les habitants de la campagne
^ faire instruire leurs enfants pour les envoyer à la ville et poor^n faire
fies commis de but*eau , des huissiers , des clercs d'avoués, des notaires ,
etc. Il vit plusieurs jeunes gens . ainsi jetés dans le cabinet d'un homme
d'aflaire, d'un comptable ou d'un administrateur, s'étioler auprès du poêle
et devenir impropres à toute espèce de travail manuel ; il vit , de plus , ces
jeunes cœurs, encore purs,, se gâler au souffle infect des lieux de débauche.
Dès lors il pensa qu'il est d'une mauvaise morale d'engager, de pousser
ces pauvres enfants , par une instruction mal appropriée , i abandonner
la charrue et les champs ; que c'est une idée fausse de donner de l'édu-
cation aux paysans pour les faire. sortir de leur sphère; qu'il faut pour-
tant les instruire , car personne n'est trop savant pour être agriculteur, et
beaucoup de gens ne le sont pas assez.
Il ne suffit pas de faire de beaux discours ^ur l'agriculture; il faut
nettement mettre en pratique les principes auxquels ces discours font
allusion. Il faut dire franchement aux laboureurs : La terre a besoin de
vous , restez laboureurs.
Un écrivain très-spirituel , et dont les tendances ne sont pas suspectes ,
Alphonse Karr, a dit quelque part :
. « L'égalité ne consiste pas a être tous la même chose , mais à arriver à
» la même supériorité et â trouver les mêmes droits , cliacun dans sa
(t) Vu fol iii-18. Ches H. Vincent Forest, imprimeur , place du Commerce, i, à Rtntet.
S34 cocu ÉLtenrrAJU
• proieswMU Le boa lab— lei M ré^ri ^n ffné ptëie et r m graid
• boanie «TEut : nais le pode nédiocre et le prreM sass UieaC se
» soot pas dn tout les égan iTofl boa fabooreor. »
M. BoBcenae pensa donc qoe le remède le pios efikaoe pour »rèler , on
du moins poar pallier ces déplorables effets , serait d*iospîrer aux jevaes
ealaDls de la campagne, tovt â les instniisaBl, r«D0iir dn domicile, le
goât des champs el la dooce passion dn jardinage. D s'adressa , pour faire
ses premiers essais » i nn jeone insUlnlenr qn*îl troora plein de lèle ci
d'inlenigeoee : mais ce jenne bomme ne connaissait pas le premier mot des
principes de lliorticoltnre ; il résolat alors d'aller loi-méme , den lois par
semaine , faire nn cours de physiologie Tcgétale et de^rdînage pratiqœ k
ses jeunes protégés. Ses efforts rnrenteo«roanésd*nn plein succès , et dès la
fin de la première année, les élères purent composer , et mériter des prix
qui leur furent distribués en présence de leurs parents.
L'année suivante , chaque çnlant avait créé près de la maison de son
père un petit jardin: le jour de la distribution des prix , il y eut une expo-
sition bien intéressante de tous les produits de ces petits jardins: rinsti-
tuteur lui-même avait exposé quelques plantes de nouvelle introduction ,
le sorgho sucré , l'oxalis crenata , etc.
Ce n'est pas tout: l'instituteur qui , pendant les leçons de M. Bonoeane .
avait pris des notes très-étendues « dassa ces notes, les soumit à l'appro-
bation de M. Boncenne , et résolut de les faire imprimer, sous le titre de
Cours élémentaire d'HorliculHsre , à Fusage des écoles fnrimaires.
C'est le petit livre que nous recommandons aux lecteurs de la Revue.
Nous ne croyons pouvoir mieux faire que de citer l'introduction , qui n'est
autre chose que l'allocution faite par M. Boncenne à ses jeunes élèves, lors
de l'ouverture du cours :
Chbbs erfarts,
Mon but, 60 vous donnant ici quelques principes de jardinage, n^est
PAS de faire de vous des botanistes, des savants, qui trouvant trop
étroit le verger de leurs pères, rêvent rillustration , nourrissent
d'ambitieux desseins, et unissent par quitter le village, pour s'aven-
turer dans les vijles, pour se jeter au milieu de ces agglomérations
fétides qui empoisonnent le cœur et ruinent la santé.
Je me garderai bien d'exciter en vous de pareils sentiments, je
vous trouve trop heureux dans votre humble et modeste position.
0 mes amis! rendez grâce à Dieu qui vous a fait nailre au milieu de ces
D HORTIGDLTUBB. 6itl
belles campagnes couvertes chaque année de moissons , de fourrages,
de fruits de toute sorte.
Vous êtes libres vous; Tair pur, le soleil, Tespace sont à votre
disposition; comme Talouette matinale, vous chantez dès Taurore,
vous sautez comme les agneaux à la suite de vos troupeaux.
Vous buvez le lait des génisses, vous mangez les fruits de vos jardins,
et quand vient Fhiver, vous avez du pain, des vêtements.
L'enfant des villes, lui, ne voit jamais le grand jour, il étouffe ou
grelotte dans un étroit grenier, couche sur une poignée de haillons et
mange un morceau de pain sec que sa pauvre mère arrose souvent
de ses larmes. Chaque malin il sort de cette prison, non pour courir
aux champs, mais pour se renfermer dans ces fabriques où des
hommes cruels exigent de lui les travaux les plus pénibles ; ce n'est
pas de Tair quMl respire, c'est un mélange de fumée, de gaz délétères,
d'odeurs nauséabondes, on le retient ainsi dix heures, et ses maîtres
impies ne lui laissent pas le dimanche pour prier Dieu et prendre un
peu de repos.
Restez donc aux lieux qui vous ont vus naître, cultivez la terre qui
vous nourrit, conservez ces vêtements, ces habitudes rustiques, soyez
laboureurs, c'est la plus noble, la plus indépendante de toutes les
professions, c'est la plus douce, la plus honnête de toutes les exis-
tences.
Bernard de Palissy, pauvre potier de Saintonge, qui vivait en l'an
1560, fut poussé par son génie, par son ambition vers la capitale; on
lui promettait qu'il y trouverait richesses et triomphes, il n'y trouva
que déboire et pauvreté. Dans son malheur il regrettait les champs, il
rêvait un jardin et s'écriait dans son vieux langage :
« Je m'esmerveille d'un tas de fols laboureurs que soudain qu'ils
» ont un peu de bien qu'ils auront gagné avec gr«id laliettr en lenr
» jeunesse, ils auront après honte de faire leurs enfants de leur estât de
» labourage, les feront du premier jour plus grands qu'eux-mêmes
» les faisant communément de la pratique , et ce que le pauvre homme
» aura gagné à grand'peine et labeur il en ëespendra une grande
» partie à faire son fils monsieur, lequel monsieur aura enfin honte de
» se trouver en la compagnie de son père et sera desplsissnt qu'on
836 cooms ÉLËii£ifTAim£.
« dira qu'il est fils d*nn laboureur et si, de cas fortuit, le bonhomone a
« certains autres enfants, ce sera ce monsieur là qui mangera les
» autres et aura la meilleure part, sans avoir égard qu'il a beaucoup
» coûté aux échoies pendant que les autres frères cultivaient la terre
» avec leur père, et en cependant voilà qui cause que la terre est le
» plus souvent avortée et mal cultivée. »
Vous le voyez, il y a longtemps que Thomme des champs est tour-
menté du désir d'échanger son habit de bure et sa douce liberté, poar
des vêtements qui le gênent, pour des professions qui loin de relever
rabaissent et Tenchainent comme un esclave.
Gardez-vous de cette manie dangereuse, attachez-vous au sol, au
patrimoine de votre famille, cherchez le bonheur dans les occupations
si intéressantes , si utiles de l'agriculture et du jardinage, oui , du jardi-
nage, rien n'est plus attrayant, plus attachant que la culture d'un
jardin.
La plus triste chaumière, si vous l'entourez de fruits, de quelques
(leurs, prendra presqu'aussitôt un air de gaité, de propreté, d'abon-
dance; au lieu de pierres amoncelées, de morceaux de bois épars, de
cloaques, d'immondices de toute sorte, vous apercevrez un terrain
nivelé, cultivé, soigneusement entouré de palissades; au lieu de
ronces qui envahissaient quelques arbres rabougris vous aurez des
liserons, des capucines; au lieu de lierre tapissant les murailles, vous
aurez des treilles d'où pendront des grappes dorées ; vous cueillerez au
printemps la cerise, la fraise, la groseille, un peu plus tard la prune
veloutée, l'abricot, la poire, plus tard encore, vous récolterez des
pommes que vous grignoterez Thiver au coin du feu. En tout temps
enfin , la ménagère pourra trouver dans le jardin ces légumes si précieux
pour la nourriture de la famille, sa main habile saura les préparer et
chaque matin vous aurez ce mets succulent, savoureux; cet aliment
salutaire, indispensable, qui réchauffe et dispose le corps aux rudes
travaux : vous mangerez la soupe aux choux.
Mais, direz-vous, pour transformer ainsi nos pauvres demeures,
pour changer en vergers, en jardins tous ces lieux incultes, pour orner
de fleurs ces abords pierreux et malpropres, il nous faudrait du savoir,
de la pratique, il nous faudrait étudier, connaitre les principes du
b'HOBTIGULTUHB. 537
jardinage, il nous faudrait enfin quelqu'un qui put nous instruire et
nous guider. Oui, sans doute, et/C'est pourquoi je mets à votre dispo-
sition le secours de mes faibles lumières et de mon expérience, je viens
vous offrir quelques leçons amicales, quelques conseils, et je «serais
bien beureux , bien dédommagé de mes peines, si je vous voyais bientôt
dociles à mes instructions, cultiver vous-mêmes votre petit jardin,
planter des arbres, orner de fleurs les alentours de votre maison , si je
vous voyais enfin prendre ces goûts simples et honnêtes qui répandent
sur toute la vie les charmes d'une douce et tranquille uniformité.
Commençons donc, je tâcherai d*être aussi simple, aussi clair que
Prêtez-moi votre attention. Nous allons d^abord étudier les végétaux
et leur organisation, il faut bien connaître ces êtres que vous voulez
élever, cultiver, voir prospérer sous votre main.
Ensuite, je vous parlerai des agents principaux de la végétation, de
la terre, de Teau, de Tajr, de la chaleur et de la lumière. Je vous
indiquerai les moyens de connaître, de choisir et de modifier ces divers
éléments.
Puis enfin nous passerons aux opérations pratiques du jardinage,
et c'est alors que j'entrerai dans quelques détails sur la manière de
labourer, de semer, de planter, d'arroser, de soigner enfin toutes ces
plantes, tou& ces arbres que le bon Dieu , dans sa grâce infinie , nous
a permis de multiplier et de connaître, non seulement pour l'utilité,
mais aussi pour les jouissances et les agréments de notre vie.
F. BONCENNE.
Tome IV. 38
PHILOSOPHIE A L'OMBRE DU CLOCHER.
Pour avoir une idée de la distance entre Dieu et i'homme , il suffit
de penser à la différence entre la justice divine et la justice humaine :
La première nous absout quand nous avouons nos fautes cachées, que
nous dénonçons nos égarements secrets et dévoilons jusqu^aux fan-
tômes coupables qui ne s'étaient montrés que dae» la nuil de nos
cœurs; la seconde nous condamne quand nous ne savons pas excuser
des erreurs palpables , dissimuler d'évidentes monstruosités et nier
des crimes commis à la face du soleil.
Dans le xvin« siècle , Rousseau s'est chargé d'enivrer les esprits
sérieux et Voltaire d'empoisonner les esprits enjoués ; c'est ainâ que^
tout en se haïssant et en se méprisant avec une justice réciproque, ces
deux hommes ont travaillé à Is même œuvre et concouru au même
résultat.
Dieu ne nous Sfyant pas mis au monde pour être savants, mais pour
y remplir desdievoirs, la vie entière est insuffisante pour atteindre è
la perfection dans la moindre scienee; mais il n'est pas besoin d'études
longues et compliquées pour devenir tout simpiemenit des hommes de
bien.
Pour un peu dTor, qui sera bientôt dévoré, nous abandonnons des
principes qui sont notre héritage moral , notre force et notre richesse
à venir ; c'est reitouveler la folie d'EsaQ et vendre notre droit
d'aînesse pour un plat delentilles.
En lisant ce qui nous est parvenu des écrivains du Ifoyen-
pfiaosopfiiB A l'ombbb dv clogrbr. S39
Age , on est surpris de voir que les compositions littéraires et histo-
riques de ces siècles témoins des merveilles des croisades , des gigan-
tesques exploits des Paladins, de la fondation- d'indestructibles
cathédrales et des joutes d'un héroïsme romanesque, ne soient pas
fortement empreintes d*un cachet d'enthousiasme et de grandeur , de
noblesse et d'entraînement. On trouve dans les pages de. nos chroni'
queurs et dans les vers de nos troubadours plus d'un récit naïf et d'un
tableau gracieux, mais rien ou presque rien de sublime sur la religion
et la guerre, les deux passions de cette époque. Pour rencontrer l'élé-
vation de la pensée et du style, il faut la chercher dans les écrits de
saint Bernard et de saint Thomas-d'Âquin. En ce temps-là, les médi-
tations du génie, les émotions de Téloquence jaillissaient du sein de
Tobscurlté des cloîtres ; les chevaliers, les seigneurs et les rois fai-
saient de leur vie une épopée, ils mettaient la poésie en action , mais
Il n'en reste pas trace quand ils prennent la plume.
La faiblesse de l'homme a besoin de croire, et son orgueil aime à
douter ; c'est à sa raison de prononcer qu'il y a plus de vérité dans sa
faiblesse que dans son orgueil.
La méditation est à l'espnt ce qu'est à l'œil la lentille du mi-
croscope.
*
Pour aimer les idées nouvelles , il ne faut pas craindre le déplace^
ment d'esprit, comme pour aimer les voyages, il ne faut pas craindre
le changement de domicile.
Au dire de Rabelais, Panurge avait soixante-trois manières de
gagner de l'argent et prononçait ce magnifique axiome : « Sinere ire
tempus vJt vuU ire, et semper benedieere de Domino Priori. » Quelle
excellente philosophie dans cette maxime : « Laissez aller le monde
540 PHILOSOPHIB
comme il veut aller! » Cela enseigne à ne se moquer d'aucune sottise,
à ne faire d'opposition à aucune iniquité. Dire toujours du bien de
M. le Prieur! Quelle sagesse dans ce mot toujours] Que le Prieur soit
cupide, sournois, capricieux, débauché, menteur, peu importe! louez
monsieur le Prieur, louez le toujours, et toujours il vous protégera,
toujours il vous paiera. Pour les Panurges de notre siècle, comme pour
les Panurges des siècles passés , cette méthode est la plus commode
et la plus infaillible des soixante-trois manières de gagner de
Targent.
La prose est futilité même, et la poésie représente la magniflcence;
le bois dans le bûcher, le blé dans les greniers , le vin dans la cave ,
voilà la prose ; les arbres sur la montagne , les épis dans la plaine,
les grappes aux vignes, voilà la poésie.
A ta façon dont les hommes sollicitent la louange, on la croirait la
plus précieuse des marchandises , et à la façon dont ils raccordent, on
la jugerait la plus vile des denrées*
» *
L'espérance ajoute au courage, comme le crédit ajoute à' la richesse.
La vertu est le précieux métal que travaillent des ouvriers mala-
droits, et le vice est la vile matière que d'habiles artistes mettent en
œuvre de cent merveilleuses façons.
*
Le bonheur, comme le mouvement d'une montre, se compose de
A L'OMBRB du GLOGHEft. $41
vingt rouages différents dont Taccord est nécessaire , et le grain de
sable qui en arrête un seul les arrête tous.
La gaité et la générosité d'un vieillard sont des rayons de soleil en
hiver. L'humeur chagrine et Favarice d'un jeune homme sont des
frimas en été.
Deux fléaux désolent le monde, les sots et les méchants : que le
ciel nous débarrasse des premiers, et nous ne tarderons guère II noud
débarrasser des seconds.
Dans la pharmacopée sociale, la quintessence de bassesse etTélixir
de prosteniation sont des drogues qui ne profitent ordinairement ni
aux patients qui les avalent ni aux docteurs qui les ordonnent.
L'esprit de l'homme, encore plus que son corps, e besoin de \$
feuille de figuier d'Adam pour voiler ses ignominies.
L'égoïste, qui n'entend pas la prière que le pauvre murmure à voix
basse, n'entend pas davantage les éclats du tonnerre que Dieu faii
gronder.
Quelque courtoise et ingénieuse que soit une leçon, le despotisme n
toujours plus de haine pour la vérité qui la lui donne que de goût pour
l'esprit qui I9 lui déguisa.
Assurément, il y a de belles et bonnes raisons pour que la poésie
^'inspire de la religion chrétienne; mais les poètes de la Bretagne on^
oneQx fiU eoeore que d*eo aroir de bettes ei booKs rasons, itsefl
ODI donné de beaux ei bons exeoqiles.
Si DoosooossoaveooDs de DOS finîtes, Dîen les oublie , eC si
ooblioos nos bonnes aetions , Dîeo s'en sonvient
Dieu n'exige pas de nous de le comprendre ei de Fexpliquer, notre
intelligence n'y sufflt pas, et c'est là une des gloires de Dieu. Il nous
demande seulement de le chercher et de raimer; le coeur humain y
sufflt , et c'est là une des félicités de l'homme.
Une seule vérité enfante mille vertus, comme un seul grain de blé
fait naître toute une gerbe d'épis.
» *
La raison ne nous indique notre route que lorsque le cœur est sans
passions, comme le cadran ne nous Indique l'heure que lorsque le ciel
est sans nuages.
L'ostentation fait douter de la réalité de la vertu , comme le faste
fait douter de la réalité de la richesse.
Les hommes de barme volonté possèdent dans leur cœur la mysté-
rieuse échelle du songe de Jacob, échelle que parcourent les anges et
qui unit le ciel et la terre : Cette échelle est la prière.
La charité a tous les élans, tous les dévouements, toutes les joies
de Tamour, e^ elle ne connaît ni les plaies qui le torturent, ni les
A l'ombbb du clocher. 543
feibl68ae8 qui le déshonoront Toiyours itfdente, ei ne demandant
d'autre satisfaction que son ardeur même, elle se prodigue sans calcul
et sans intérêt et est heureuse du bonheur qu'elle répand. L'Evangile
la proclame la première des vertus , et les chrétiens trouvent en elle la
première des félicités. Il n'est donné à personne de savoir la peindre
et la définir, car la charité, quoiqu'elle s'exerce ici-bas et habite parmi
nous , est bien plus un souffle de Dieu qu'un des attributs du cœur de
l'homme.
* *
La patience endure tout.... en attendant le moment de se venger; la
résignation souffre tout et pardçnne tout, sans arrière-pensée. La
patience n'est qu'une qualité humaine et la résignation est une vertu
ehrétienne.
Tout homme redeviendra cendre et poussière!.... Oui, mais les u«s
retournent en cendres comme le haillon qui se consume sans jeter de
clartés et en exhalant des vapeurs infectes, et les autres , comme la
branche de cèdre qui brûle en lançant des flammes et en répandant
des parfums.
* A-
Le calviniste et le luthérien qui rentrent au sein de l'Eglise romaine
n'ont pas à cesser de croire ce qu'ils croyaient déjà , ils ont seulement
a y ajouter et à compléter leur foi. Il y a dans le Catholicisme assez
d'étoffe pour leur offrir de donner de l'ampleur à leur costume et se
faire un manteau qui les abrite tout entiers. Hais le catholique qui passe
à l'une des sectes protestantes est forcé de se dépouiller de sa croyance ;
c'est un homme qui se choisit des vêtements si courts, si étroits et si
minces , qu'autant vaudrait déclarer franchement qu'on a l'intention
d'aller tout nu^
On a fait un crime au Catholicisme des hommages qu'il offre aux
544 pBiLOsopMn
taiiito et des prières qa*n leor adresse; on a voola y voir no outrage è
Diea et comme no vol fût aa Créateur, poor reporter a des erèoÊores
une part da coite qui loi est dfl. Le Catbolieisme n^a pas voe tcHe
aberratioo à se reprocher; il a compris que Fàme de rbomme, en se
voyant seale en face de Dieo sans intermédimre et sans appoi, en
songeant è sa faiblesse devant rincommensurable puissance et à ses
misères devant les perfections infinies, se sentirait découragée, écrasée,
anéantie et se parait dans les abîmes du dése^KHr ; alors il a dit à
rbomme de pens^ aux saints, qui n'étaient, eux aussi, que des
hommes, et ont monté de vertus en vertus jusqu'à la gloire céleste.
En lui faisant contempler en eux des modèles et des protecteurs , le
Catholicisme a relevé et soutenu la nature humaine, et n'a rien sons-
trait à la majesté divine.
Profitons des sages avis donnés par un fou, comme des clartés d'un
flambeau tenu par un aveugle.
Le feuillet de la mémoire où nous inscrivons nos torts est à côté de
celui où nous consignons les mérites d'aulrui, et ces deux pages
s'effacent avec une telle rapidité, qu'il est difficile de décider quelle
est celle qui disparait la première.
Prétendrait-oQ recueillir des moissons dorées dans lé champ où on se
retirerait pour y vivre les bras croisés ? Cependant on voit des hommes
qui prétendent récolter des trésors de tendresse dans le mariage où ils
ne se retirent que pour se reposer et tenir leur cœur en jachère.
Un auteur de satires ressemble plus à un duelliste qu'à un juge.
* *
La critique a des procédés tout contraires à ceux de l'anatomie ; elle
A l'ombkb du GLOGHBR. 54S
aime à exercer son scalpel sur des vivants, et tandis que le chirurgien
ne promène tranquillement le bistouri que sur des membres insensibles,
le critique ne se plaît qu'aux gémissements et aux cris des malheureux
qu'il dissèque.
On pourrait faire un volume des traits fins ou sublimes épars dans
les auteurs médiocres, et on ferait une bibliothèque entière des
niaiseries et des absurdités semées dans les œuvres des grands
écrivains.
Des réflexions vagabondes abrègent le temps et le chemin , et en
jBéme temps elles allongent la vie, car c'est surtout par la pensée que
nous jouissons du sentiment de notre existence, et l'homme qui a
beaucoup songé se trouve avoir vécu autant que l'homme qui a beau-
coup agi.
Vte Chaelbs de NUGENT.
CHRONIQUE.
£oiuiAiu. — Uae Séaoee acadéniqiie. — Oa Dinoiin foK apprécié. -^
Nantes posant devant elle-même. — Plos de teintes sombres. — La
Mvue de Bretagne et de Vendée y trouve son compte. — Une heureuse
indiscrétion. — Reposons en paix , la Faculté veille. — La Féodalité
jn*inqniéte. — Un Fils des Croisés. — Le revers de notre médaille. —
Les dieux à l'Académie.
J'ai un sentiment de véritable gratitude à exprimer à Messieurs de
i' Académie de Nantes, qui m'ont envoyé un charmant hûlet coidcor de
4iose, lequel m'a.permis, comme par le passé, de venir prendre ma place
«ur l'estrade réservée. Grand merci donc. Messieurs de l'Académie ! Ceal
4iue ce n'était pas chose facile que de pénétrer dans le grand $alm de la
Mairie, le dimanche 44 novembre de Tan de grâce 4858; il s'agissait
4'entendre le discours de M. l'abbé Foumier, président pour la secoedc
fois de la docte assemblée , et le souvenir de l'an passé rend^ plue vif
encore le désir d'écouter et d'applaudir l'aimable orateur. C'est un beae
talent, se disait-on, voyons s'il sera toqjours lui-même , un discours aca*
démique est souvent un écneil.... Telles étaient les pensées, les questions
de chacun, je ne dirai pas les inquiétudes, allons donc! M. Foumier est
un homme de ressources infinies, nous sommes depuis longtemps édifiés à
ce sujet, nous connaissons tous le charme et la verve de son intelligeoce
et le sympathique accent dont elle se revêt sur ses lèvres. Le sujet choisi
était : Nantes^ son histoire, ses gloires; Nantes posant devant elle*
même.... Je savais bien que nous aurions des applaudissements à donner,
ejl c*jBst tout juste.... 11 plaît d'entendre parler de ce qu'on aime.
Topt d'abord, que sommes nous ? C'est la question que se pose l'orateur,
e— Nous sommes Bretons et nous voulons demeurer Bretons ! Voilà qui eat
net , aussi la salle entière s'ébranle et applaudit à outrance. Décidément, nous
ne sommes plus ce pays à l'occident du monde intellectuel , comme il
Test du monde géographique; la teinte sombre dont on nous avait
si bénévolement barbouillé s'est éclaircie , la feuille officielle nous a rendu
avouables , nous sommes à la mode, ce qui nous flatte médiocrement, mais
|a Pretagne a bon renom , ce qui nous plaît beaucoup , — à nous surtout.
CHROMIQtIB. 547
hommes de la Revue, qui n'avons point hésité à apposer son grand nom,
comme un cachet d'honneur* à notre œuvre, en rejetant ces dénominations
astronomiques aussi vides de sens pour Tintelligenee que pour le cœur du
vrai peuple, de celui qui tient encore à ses pères. La Bretagne I à h bonne
heure* cela veut dire quelque chose pour tous ceux qui pensent que les
traditions sont d'un grand poids et d'une grande nécessité dans la vie des
familles, et des peuples ces grandes familles, et qui portent haut les sou-
venirs de leur pays, — avant tout catholique* monarchique et guerrier.—^
Hais c'est notre programme cela , aussi, ai-je été doublement heureux de
voir nos Académiciens nantais battre des maiifs à cet éloge de la Bretagne
et.... de notre Bévue.
C'est avec un véritable bonheur que j'ai suivi M. Tabbé Foumier faisant
passer devant nous nos origines glorieuses, — nos saints et nos héros , —
l'Eglise et la féodalité, — l'une , comme toujours , fondant les sociétés ,
l'autre les recevant à leur naissance pour les protéger el les défendre ; les
Clair, les Donatien et Bogatien , les Similien, les Félix, les Gohard, pré-
cédant les Alain Barbe-Torte et tous ceux qui comme lui , forts de la force
d'en-haut, ont su, à toutes les époques, maintenir les droits du pouvoir
éX sauvegarder ainsi les intérêts des peuples chrétiens.
Puis, nous avons salué d'un même cœur nos gloires modernes , Glles
elles aussi des temps chevaleresques, < Ce brave dont la figure de bronze
décore la plus belle de nos places, Cambronne , et ce La Moricière, que
nous avons vu dans les rues do Paris, au milieu des flammes et de la fumée,
faisant face à l'émeute et la domptant , et Bedeau , dont nos soldats en
Afrique aimaient la brillante valeur et les saged combinaisons, — gloires à
l'écart, mais non pas éteintes, •» s'est écrié l'orateur, et la foule a manifesté par
un long mouvement, qui valait mieux encore que des bravos, qu'elle s'as-
sociait à cet hommage, et que ces gloires du pays n'étaient point oubliées.
Nul B*a été omis, etMellinet, Dulac, Forgeot, Pradal ont été nommés avec
Cornulier et ceux dont le souvenir est encore grandi par la mort qui
grandit tout.
Mais Nantes n'a pas seulement des guerriers , elle a des marins . des
littérateurs, des négociants, des peintres , des médecins , des architectes,
des financiers , des industriels , un barreau , une mairie , des poètes , une
académie* des prédicateurs, des archéologues, une administration, deux
revues , des familles honorables, mais un peu trop inabordables peut-être...
Nantes est surtout une ville honnête et bonne par excellence , une ville
où le bien déjà fait laisse toujours au cœur la même ardeur pour celui qui
reste à entreprendre; voilà ce que l'éminent orateur nous a dit, et ce que
tous ont applaudi avec l'entrain que suscite le brillant tableau d'une vérité
dont chacun a la conscience. De plus, Nantes a de beaux monuments reli-
gieux, des quais superbes, des rivières abondantes, un commerce actif, un
548 CHRONIQUE.
avenir prospère. Tel a été, en somme, ce discours, lort goûté, fort applaudi.
— 11 y a bien eu quelques lacunes, mais elles étaient volontaires, quelques
couleurs effacées, mais sciemment; M. Tabbé Fournier ne nous a dit que
ce qu'il a voulu et comme il Ta voulu, peu importe, ^;*était charmant....
un vrai paquet de fleurs où chacun a pu choisir son bouquet.
Mais voici M. le Secrétaire- général et son rapport. C*est une tâche
difficile que celle là« une mission pénible, un vrai sacrifice d'amour-
propre, on le dit, — peut-être. — mais, je ne sais pourquoi, je me figu-
rai qu'il n'en serait pas ainsi cette fois, et que ce compte-rendu serait
également semé de fleurs abondantes et assiisouLé du sel le plus fin. Pour
moi, je l'avoue, je n'ai eu qu'une crainte, mais réelle, sérieuse, c'est lorsque
le Rapporteur, avec une indiscrétion dont les Secrétaires d'Académies sont
seuls capables, est venu brusquement appeler nos grands bommes à la
lumière: encore si c'eût été une séance de nuit! Quoiqu'il en soit, j'ai
appris que celle année, comme les précédentes, bon nombre d'œuvres
remarquables, à plus d'un titre, étaient éeloses et avaient été imprimées à
fiantes, et.... cela m'a fait plaisir.
Je ne suis pas médecin, et j'ai une horreur profonde pour ces mots grecs,
qui viennent hérisser notre pauvre langue française et menacent de la ren-
voyer au village, où déjà tant de bonnes choses sonl retournées , pour ne
laisser à nos Académies et à nous qu'un affreux argot et des lexiques en
permanence, aussi n'entreprendrai-je point de soulever le voile que la
science a savamment tissu pour se dérober à nos yeux. — On a beaucoup
travaillé sur les maladies , Dieu veuille que les malades ne s'en aperçoivent
pas trop! Je le souhaite d'autant plus que si je le deviens moi-même,
j'aurai, je le sens , la faiblesse d'appeler mon docteur.... En résumé, il
paraît que l'humanité est toujours le sujet des constantes préoccupations
de la Faculté . et la Facullé assure qu'elle est en bonnes mains.
Je ne suis pas commerçant non plus, c'est un malheur sans doute « mais
je suis trop léger, on m'a toujours fait ce reproche, aussi me garderai-je
bien de m'engager dans la voie ouverte par M. Lebœuf. C'est un fort
savant livre , parait-il, que celui qu'il a écrit sur le commerce de Nantes.
M. le Secrétaire -général me dit qu'il est très-remarquable , cela me suffit
et au-delà, et je m'en tiens àson rapport; seulement, il semblerait résulter
de ce travail que M. Lebœuf n'adopte pas les idées de M. l'abbé Fournier,
et que la féodalité (un mot qui en dit plus qu'il n'est gros celui-là), que
nous avons vu tout à l'heure défendant et protégeant le berceau des sociétés
modernes, aurait, au contraire, failli étouffer le commerce en ses langes !
C'est une grave accusation, vous le voyez, et bien faite assurément pour
ressusciter celte malheureuse féodalité , si elle n'était morte, et la faire se
dresser devant nous pour se défendre; après cela qui sait, elle n'est peut?
^être pas bien morle? et puis; est-on sûr qu'il n'y ait pas de revenants?
CHRONIOCB. 549
Pour moi, j'ai la faiblesse de croire que la fébdalilé joue ici le rôle d'un
honnêle passeport, destiné à ouvrir la barrière aux grandes et chaleureuses
félicitations d'une école soi-disant historique , qui vit plutôt de passions
envieuses que d'impartialité et de bonne foi. Au reste, il m'a semblé que
le public n'avait pas mordu à cette fine amorce, et que le trait malin était
tombé à terre.
Sérieusement, je trouve qu'il y a bien quelque chose d'un peu osé à venir
nous affirmer bravement, en pleine séance académique et devant gens
sensés connaître quelque peu -l'histoire de leur pays, que le commerce n'a
eu que des entraves à subir durant les siècles qui ont précédé la France
moderne ; c'est à la fois manquer de justice envers l'histoire et envers le*
peuple lui-même, qui eût été singulièrement stupide de supporter si lon-
guement, lui nombreux et fort, le despotisme, la tyrannie et l'incapacité du
petit nombre. 11 faut surtout gratifier ses auditeurs d'une dose peu commune
d'ignorance, quand il suffit pour réfuter d'aussi étranges assertions d'ouvrir
nos historiens locaux ; n'y voyons-nous pas relatés les nombreux traités de
commerce faits par nos ducs bretons avec les peuples les plus renommés
par leurs entreprises commerciales aux xiv* et xv» siècles, avec les Anglais,
les Espagnols, les Flamands, les villes anséatiques, ne les voyons-nous pas
toujours soigneux d'attirer et de fixer chez eux> par des privilèges et des
immunités, les industries florissantes chez leurs voisins, et fonder ainsi la
prospérité de villes qui deviennent des bourgades de nos jours? Enfin, les
noms des Landais, des Guiolle, des Drouet, des André Bhuis, bourgeois- et
marchands de Nantes, comme on disait alors, sont- ils oubliés chez leurs
enfants , quand leurs boutiques et leurs riches hôtels parlent encore à nos
yeux de leurs splendeurs et de leur grande existence commerciale ? Ces
négociants d'alors donnaient l'hospitalité aux ducs et aux rois, et ils arrivaient
par les hautes charges de leur ville à la noblesse et aux honneurs, ce qui
prouve une fois de plus, que les barrières qui séparaient les Ordres de l'Etat
n'étaient pas infranchissables à quelque genre de supériorité que ce fût.
Mais ne confondons pas ce commerce honnête, source de prospérité et d'hon-
neur, et l'agiotage ou la spéculation qui, sous un masque trompeur, cachent
le plus souvent la ruine , rarement la richesse et jamais la considération.
J'avoue que je ne partage pas non plus les idées de M. Lebœuf, toujours
d'après l'honorable rapporteur, s'il nous dit que les guerres d'Italie n'ont
donné à la France qu'une gloire stérile. J'avais toujours cru, et je crois
encore , que n'eussent-elles produit que la Renaissance , que ne nous
eussent-elles donné que le goût et la pratique des lettres et des beaux-arts,
c'était un résultat fort appréciable pour... un académicien. Je me hâte
d'ajouter, pour être juste, que M. le Secrétaire- général n'apprécie pas
autrement les œuvres remarquables qu'il énumère , qu'en leur attachant
cette uniforme étiquette.
650 CHiioifiotJfii
Respectons donc notre passé, ayons soin de rhonnear de nos pères « eC
pour nous hausser à nos propres yeux, ne les abaissotis pas trop; qui sait
si nos fils un jour, perfectionnant à leur tour ce que nous leur aurons
légué de connaissances , ne nous feraient pas descendre de ce piédestal oà
nous nous serions placés si complaisammenl ; et puis; il est bon d*afoir
des traditions, ce fond commun où chacun puise l'exemple des tenus €t
des œuvres qui, en nous les faisant imiter, nous donnent cette première
récompense, de penser que nos enfants, à leur tour, nous glorificlh)Dt cl
seront glorifiés par ce que nous aurons ajouté à ce trésor de la famille. El
ici M. le Secrétaire-général arrive à point pour nous prouver ce que
j*a?ance, il rend un juste hommage k M. Urvoy de Sainl-Bédan, ce grand
cœur qui a pensé et a réalisé tant d'œuvres charitables, et il a bien soin
de nous dire que ce noble et pieux gentilhomme était fier de trouver le
nom d*un de ses a!eux parmi ceux des croisés bretons. Pourquoi ? Parce
qu'il se sentait dans les traditions de dévouement de sa famille et qu'il les
continuait, afin d'en transmettre le dépôt augmenté à son fils ; noblesse
oblige est un dicton d'autrefois qu'il n'avait pas oublié, et je souhaite que
tous ceux dont le nouveau blason se prépare, le méditent à leur tour et le
mettent en pratique.
11 ne nous reste plus qu'à remercier M. le Secrétaire-général de l'hon-
neur qu'il nous a fait en accordant un de ses regards à la Revue^ non
qu'il nous ait nommé, — il eût mieux fait , et son discours eût gagné en
clarté, — mais il a jugé à propos de relever une vieille querelle, de rappeler
les incidents d'un combat dont il paraîtrait qu'on aurait gardé le souvenir...
à l'Académie. L'auditoire, qui n'était point au courant de l'affaire, n'a pu
prendre sa part des vives émotions qu'éprouvait M. le Rapporteur, el je
constatai même avec regret , qu'on l'a laissé fort tranquillement écarter
les débris dont il était couvert... et se rasseoir.
Qu'y a-t-il donc? Y voyez-vous quelque chose? Comprenez-vous ? Voili
ce qu'autour de moi j'entendais répéter, et involontairement je souriais en
songeant à celte fable connue, où Vhomme qui montrait une lanterne ma-
gique n'avait oublié qu'une chose.... de l'éclairer.
Voici le fait : Vous vous souvenez peut-être d'une discussion relative au
château d'Aux et à l'horrible massacre lait en ce lieu, lors des expéditions
des colonnes révolutionnaires? Encore cela , me direz-vous? — Mais c'est
odieux! n'en parlons plus, c'est jugé! — D'accord, mais enfin il parait
que notre contradicteur, peu content de ses réponses publiques, a senti le
besoin de triompher à huis-clos ! Il parait que nous avons été tancés d'im-
portance, je suppose même quelque peu écrasés, car M. le Secrétaire-
général nous a dit qu'il avait été couvert de débris, des nôtres apparam-
ment , cela l'aura profondément ému , cependant que bien que mal il s'est
remis , et il le fallait, n'a- 1- il pas eu soin de nous avertir, dans un début
CHBOIIIQUB. 551'
tout à lait antique^ qu'il était chargé de ramasser les morts, de tresser les-
couronnes et de rendre grâces auM dieux, — Pauvres dieux] exilés de
partout, chassés de la poésie, bannis de la prose, repoussés dé l'Académie
française, en dépit des efforts de M. Viennet, de M. de Jouy et de M. Jay,
vous fallait-il trouver un dernier asile auprès de nos Académiciens. Ah !
que leur prose vous soit légère I
Louis DE KERJKAN.
TABLE GÉNÉRALE DU TOIE OUATRIENE
ANNÉE 1858. — DEUXIÈME SEMESTRE.
JUILLET.
Pagci.
Les Hardiesses de la Chaire aux XVll* et XVllI* siècles, par M.
Eugène de la Goumerie 5
Histoire de la Conspiration de Pontcallec (suite de la seconde partie).
La Chambre royale , par M. A. de la Borderie 29
Philosophie contemporaine. — La Religion naturelle , de 11. Jules
Simon, par M. le V*» Jules de Francheville 55
Lancelot de la Popelinière , hislorien poitevin (deuxième et dernière
partie), par M. Alfred de Chateigner 73
Récits populaires des Bretons. — Le Récit du Mendiant, par M. E,
du Laurens de la Barre 81
Chronique , par M. Louis de Kerjean. — Nécrologie : M. de Mon-
doret , par M. Emesl de la Rochetie 86
AOUT.
Etudes littéraires. — Shakspeare , par M. /.•!/. Le Hucrou 97
Les Classes souflVantes aux premiers siècles du Christianisme, par H.
Edouard de la Bassetière 445
Critique historique. — Vie deM*"* la marquise de La Rochejaquelein,
de M. Alfred Nettement , par M. Edmond Bivé 435
Lettres d'Italie (deuxième lettre), par N. Oclave de Bochebrune. . . 445
Critique littéraire. — Poésie de Paul Reynier, par M. P,-S, VerL —
A la mémoire de Paul Reynier, sonnet^ par M. Emile Grimaud. 453
Poésie bretonne. — Le Combat de Saint-Cast , par M. F. -M, Luzel. 4G2
La Légende celtique. — Saint-Patrice, par M. Th, Hersart de la
Villemarquét membre de Tlnstitut 472
Notices et comptes-rendus. — Récit des funérailles d'Anne <ie Bre-
tagne ; — Lettres inédites de U duchesse Anne; — Le Livre de
la chasse du grand Seneschal de Normandye, etc., par M. Ana-
tole de Barthélémy , 483
Chronique, par M. Louis de Kerjean ' 189
Tome IV. 36
su TABIA 6ÉHÉBA1B.
SEPTEMBRE.
Etudes littéraires. — > Shakspeare (seconde partie) , par M. J.»M. Le
Huérou 193
lia Vendée après les Cent Jours. — Récit du général d*Andigné» par
M. Alfred tellement 209
De la Noblesse et des Usurpations nobiliaires, par H. Pol de Courcy 233
Poésie. — L'Age d'Or, par M. Hippolyle Minier 249
Episodes de la Révolution. — Le Vendéen déserteur, par M. le comte
de Saini'Pem 254
Polémique. — Le Chien de Saint-Cast et ses défenseurs , par M. A.
de la Borderie 2fô
Notices et comptes-rendus. — Annuaire de la Société d'Emulation de
la Vendée, par M. Joseph Marlineau 273
Pensées diverses , par M. le V*» Charles de Nugent 276
Chronique. — La Fête de Saint-Cast, par H. P. Delabigne-Ville'
neuve 277
Jlélanges 285
OCTOBRE.
Chroniques et légendes de la Vendée militaire. — Les Aventures du
Bonhomme Quatorze , par M. A. de Brem 289
L'Architecture de la Renaissance dans le Bas-Poitou , par M. Octave
de Rochebrune 323
Poésie. — Dans un bois, par M. Emile Grimaud. — La Bretagne à
Saint-Cast , par M. du Breil de Ponlbriand 344
Le Mobilier d'un Paysan bas-breton au XVI* siècle , par M. S.
Roparlz 351
Note sur la bataille navale de Conflans, par M. l'abbé Piéderriêre, . 361
Chronique. — Le Congrès de Quimper, par M. Louis de Kerjean, . . 364
. NOVEMBRE.
Chroniques et Légendes de la Vendée militaire. — Les Aventures du
Bonhomme Quatorze (suite), par M. A. de Brem 377
Les Classes souflrantes aux premiers siècles du Christianisme (suite),
par M. Edouard de la Basselière 409
Lettres d'Italie (troisième lettre), par M. Octave de Rochebrune. . . 427
TÀBLB 6ÉIIÉRALB. S55
Notices et comptes-rendus. — 1. Le Devoir, de M. Ch. de Batz-Tren-
quelléon , par H. Hippolyie Minier, r- 11. L'Annuaire du Mor-
bihan, de M. A. Lallemand, par M. Charles de Keranflec'h. —
111. Vie du R. P. Louis-Marie Baudouin , de M**^, par M. Très-
. vaux 441
Philosophie à Tombre du clocher, par M. le Y'* Charles de Nugent. 458
Chronique , par M. Louis de Kerjean. — Nécrologie : M"** de Ghan-
treau, par M. A. de Brem 465
Les Héros et les Saints de Thisloire de Bretagne. — Nominoë (pre-
mière partie) , par M. A. de la Borderie > 475
Chroniques et Légendes de la Vendée militaire. — Les Aventures du
Bonhomme Quatorze (suite), par M. A. de Brem 490
L'Architecture de la Renaissance dans le Bas-Poitou (deuxième et
dernière partie) , par M. Octave de Rochebrune 516
Poésie. — La Femme de Montsireigne, par M. Emile Grimaud, . . . 531
Notices et comptes-rendus. — Cours élémentaire d'Horticulture, à
l'usage des Ecoles primaires , par Vi, Sauvaget ^ instituteur,
d'après les notes de M. Boncenne 533
Philosophie à l'ombre du clocher, par M. le V** Charles de Nugent. 538
Chronique , par M. Louis de Kerjean ! 546
Table générale du volume 553
Table des articles par ordre de matières 556
Table des articles par noms d'auteurs 558
Table alphabétique des ouvrages appréciés ou mentionnés dans ce
volume 560
TABLE DES ARTICLES
PAR ORDRE DE MATIÈRES.
RELIGION, MORALE ET PHILOSOPHIE.
La Religion nalurelle, de M. Jules Simon . par M. le V*' Jules de Fran-
cheville^ 55-72. — Pensées diverses , 276. — Philosophie à Tombre du
clocher, par M. le V** Charles de Nugent, 458-464, 538-545.
HISTOIRE.
Etudes et documents histobiques. — Histoire de la Conspiration de
Pontcallec (suite de la seconde partie). La Chambre royale , par H. A.
de la Borderie, 29-54. — Les hardiesses de la Chaire aux XVII* et XVII h
siècles, 5-28. — Lancelot de la Pupelinière (deuxième et dernière partie),
par Alfred de Chaleigner, 73-80. — Les Classes souffrantes aux premiers
siècles du Christianisme, 115-132, 409-426. — La Vendée aux Cent-Jours.
Récit du général d'Andigné, par M. Alfred Nellement, 209-232.— Note
sur la bataille navale de Conflans, par M. Tabbé Piederrière, 561-363. —
Nominoé (première partie), par M. A. de la Bordene, 473-489.
Biographie. — M. de Mondoret, par M. Ernest de la Rochelle, 95-96.
— M— de Chanlreau, par M. A. de Brem, 470-472.
Abchéologib. — L'architecture de la Renaissance dans le Bas-Poitou .
par M. Octave de Rochebruney 323-343, 516-530. —Le Mobilier d'uo
paysan bas-breton au XVI* siècle , par M. S, Ropartz , 351-360.
Critique historique. — Vie de M*"* la marquise de Larocbejaquelein de
M. Alfred Nettement , par M. Edmond Biré , 133-144. — De la Noblesse et
des usurpations nobiliaires , par M. Pol de Coucy ^ 233-248.
Faits contempobaiiis. — Chronique mensuelle, par M. Louis de Kerjean,
86-95, 189-192, 465-470.— Le Chien de Saint-Cast et ses défensean,
par M. A. de la Borderie , 262-272. — La Fêle de Saint-Cast, par N. P.
Delabigne-Villeneuve, 277-284. —Le Congrès de Quimper , par M. Louis
de Kerjean, 364-376. — Mélanges, 285-288.
TABLE DES ARTICLES PAR ORDRE DE MATIÈRES. 557
LITTÉRATURE.
RÉCITS ET NoovBLLBs. — Le Récit (lu Mendiant, par M. ^. du Laurens
de la Barre, 81-85. — Sainl-Palrice, par M. Hersart de laVillcmarqué,
472-182. — Le Vendéen déserteur, par M. le comte de Saint-Perriy 254-
261. — Les Aventures du Bonhomme Quatorze, parM.^.'rfe Brem^ 289-
322,377-408,490-515.
Critiqdb littéraire. — Shakspeare» par M. J.-M, Le Huêrou, 97-
114, 193-208. — Poésies de Paul Reynier, par M. P.-S. Vert. 153-160.
— Récit des funérailles d*Anne de Bretagne ; Lettres inédites de la
duchesse Anne ; le Livre de la Chasse du grand Seneschal de Normandye,
183-188. — Annuaire de la Société de la Vendée» par H. Joseph Marli'
neau, 273-275. — Le Devoir, de M. Ch. de Batz-Trenquelléon , par
M. Hippotyte Minier^ 441-450. — L*Annuaire du Morbihan , de M. Lai-
lemand, par M. de Keranftec*h , 451-455. -— Vie du R. P. Louis-Marie
Baudouin de M"*, par M. Tresvaux, 456-457.
Critique artistique. — Lettres d'Italie, par M. Octave de Rochebrune
(deuxième lettre). 145-152 , (troisième lettre) 427-410.
PoisiE. — Le Combat de Saint-Cast , par M. F.-M. Luzel, 162-171. —
L'Age d'or, par M. Hippoly te Minier, ^id'2^Z^ — A la Mémoire de Paul
Reynier, sonnet, par M. Emile Grimaud , 161. — Dans un Bois, par
M. Emile Grimaud, 344. ^ La Femme de Nonlsireigne , par M. Emile
Grimaud, 531. — La Bretagne à Saint-Cast, par M. Du Breil de
Pontbriand, 345-350.
TABLE DES ARTICLES
PAR NOMS D'AUTEURS.
De Barthélimt (Anatole). — Récit des funérailles d'Anne de Bretagne :
Lettres inédites de la duchesse Anne ; Le livre de la chasse du grand
seneschal deNorroandye , etc, 183-488.
D£ LA Bassbtièrb (Edouard). — Les Classes souffrantes aux premiers
siècles du Christianisme, 145-432, 409-426.
BiBi (Edmond). — Vie de M"" la marquise de la Rochejaquelein , de
M. Alfred Nettement , 435-444.
BoRCBRNE (F.). — Introduction du Cours élémentaire d'Horticulture, à
l'usage des Ecoles primaires , 533-537.
Db la Bordebib (Arthur). — Histoire de la Conspiration de Pontcallec
(suite de la seconde partie). La Chambre Royale , 29-54. — Le Chien
de Saint-Cast et ses défenseurs. 262-272. — Nominoë, 473-489.
Du Breil de PoifTBRiAKD. — La Bretagne à Saint-Cast . 345-350.
De Brem (Adolphe). — Chroniques et légendes de la Vendée militaire. —
Les Aventures du Bonhomme Quatorze, 289-322. 377-408. 490-545. ~
Nécrologie : M— de Chantreau , 470-472,
Db Chatbignbr (Alfred). — Lancelot de la Popelinière . historien poitevin
(deuxième et dernière partie). 73-80.
De Courct (Pol). — De la Noblesse et des usurpations nobiliaires , 233-248.
Dblabigrb Villeneuve (P, ). — Chronique de la fête de Saint-Casi,
277-284.
Db Frarchbville (C** Jules). — Philosophie^contemporaine. iLa i{e%tan
naturelle, de H. Jules Simon, 55-72.
De la Gourrbrib (Eugène). — Les Hardiesses de la Chaire aux XVII* et
XVllI* siècles. 5-28.
Gbimaud (Emile). — A la mémoire de Paul Reynier, Sonnet, 164. —
Dans un bois « 344. — La Femme de Montsireigne, 534.
Db Kerarflbg'h. (Charles). — L'Annuaire du Morbihan , de M. A.Lalle-
mand, 454-455.
De Kerjrar (Louis). — Chroniques , 86-95. 489-492. — Le Congrès de
Quimper. 364-376. — Chroniques , 465-470,546-551.
Du Laurers de la Barre (C). ^ Récits populaires des Bretons. Le Récit
du Mendiant, 84-85.
TABLE DES ARTICLES PAB NOMS D'AUTBUBS. 559
Lb Hoêrou (J. MO- — Shakspeare , 97-114, 493-208.
LuzEL (F. M.). Le Combat de Saint-Gast, 462-471.
Martikeau (Joseph). ^ Annuaire de la Sociélé d'Ëmulation de la Vendée ,
273-275.
Minier (Hippolyte). — L'Age d'or, 249-253. — Le Devoir, de M. Ch.
de Batz-Trenquelléon , 444-450.
Nettement (Alfred). — La Vendée après les Cent-Jours. Récit da général
d'Andigné . 209-232.
De Noocrt (V*« Charles). — Pensées diverses, 276. — Philosophie à
Tombre du clocher , 458-464, 538-545.
PiBDERRiÈRB (abbé). — Noie sur la bataille navale de Conflans, 364-363.
De Rochebrurb (Octave). — Lettres d'Italie (Deuxième lettre), 445-452. —
L'architecture de la Renaissance dans le Bas-Poitou , 323-343, 546-530.
— Lettres d'Italie (troisième lettre), 427-440.
De Là Rochbite (Ernest). Nécrologie : M. de Mondoret , 95-96.
Ropartz (Sigismond). — Le Mobilier d'un Paysan Bas-Breton au XVI*
siècle. 354-360.
Ds Saint-Pern (Comte). — Episode de la Révolution. Le Vendéen déser:
teur, 254-264.
Tresvaux. — Vie du R. P. Louis-Marie Baudouin de M***, 456-457.
Vert (P. S.). - Poésies de Paul Reynier , 453-460.
De la ViLLEMARQui (Th. Hersart). — Saint Patrice , 472-482.
TABLE ALPHABETIQUE DES OUTRAGES
APPRÉCIÉS OU MENTIONNÉS DANS CE VOLUME.
Annuaire, stalis tique historique et administratif du Morbihan » par
M. A. Lallemand, 451-455.
Brest et le Finistère sous la Terreur ^ par M. A. du Chalellier, 192.
Cours élémentaire d* horticulture , i Tusage des écoles primaires , par
H. Sauvaget, d'après les noies de M. BoDcenne.
Devoir (le) comédie en deux actes et en vers et Poèmes et Muettes, par
M. Ch.de BaU-Trenquelléon , 441-450.
Lettres inédiles de ta Duchesse Anne, publiées par M. J. Gaultier du
Hottay, 485.
Esquisses et récils ^^dit H. J. d'Herbauges, 469.
Etudes sur le culte druidique et rétablissement des Francs et des
Bretons dans les Gaules , par M. Maurice de la Roche-Macé, 91-95.
Livre (le) de la chasse du grand seneschal de Normandye et les
dits du bon chien Souillard , etc. publiés par le baron Jérôme Pidion, 183.
Noblesse {de la) et des Usurpations nobiliaires, par M. Pol de Courcy,
233-248.
Notice pomologique , par M. J. de Liron d'AirolIes, 89-90.
Poésies de Paul Reynier , 153-161.
Récits des funérailles d'Anne de Bretagne, publié par MM. Meriet et
deGombert, 183.
Religion (la) naturelle, par M. Jules Simon, 55-72.
Rome chrétienne, par M. Eugène de la Goumene, 90-91.
SainUCast, recueil publié par la société archéologique desGôtes-du-
Nord , 285-286.
Société d émulation de ta Vendée , annuaire départemental pour Tannée
1857,273-275.
Souvenirs de la Restauration, par M. Alfred Nettement , 209.
Vie de M'^* la marquise de la Rochejaquelein , par M. Alfred Nette-
ment, 133-144.
Vte du R, P. Louis-Marie Baudouin , fondateur des Ursulines de Cha-
vagnes , 456-457.
FIN DU TOME QUATRIÈME.
Nantes, Imprimerie de Vikceki Foubst, place du Commerce , i.
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