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Full text of "Revue de Bretagne et de Vendée"

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mm  DE  BRETAGNE 

ET  DE  VENDÉE. 


REVUE 


DE  BRETAGNE 


ET  DE  VENDEE. 


TOIWE    IT. 


ANNÉE  1858.  —  DEUXIÈME  SEMESTRE. 


NANTES 

BDBEAOX  DB  HÉDACTIOH  ET  D' ABONNEMENT ,  PLACE  DU  COMMBICB  ,  1 . 

1858.    . 


JUN    5    1888 


^é, 


J'iERh'iCi- 


/ 


IfÀNTBS»  mPRimiIB  DB  VINCBNT  F4)RB8T,  PLACB  DO  COMMBBCB,  1. 


LES 

HARDIESSES  DE  LA  CHAIRE 

AVIK  ILWMV  ET  mrill*  MECIil». 


Deuxième  article  ('). 


Au  commencement  de  l*année  dernière  nous  publiâmes  un  article 
sur  les  Hardiesses  de  la  Chaire  au  XVI?  siècle.  Cet  article  n'embras- 
sait qu'une  partie  du  règne  de  Louis  XIY  et  était,  par  conséquent,  très 
incomplet.  On  a  bien  voulu  nous  en  demander  la  suite  et  nous  cédons 
volontiers  à  ce  désir,  tout  en  regrettant  les  grandes  œuvres  et  les 
grands  noms  qui  nous  avaient  soutenu  jusqu'ici.  On  se  sépare  même 
si  difficilement  d'hommes  tels  que  Bourdaloue  et  Bossuet  qu'on  nous 
excusera  de  les  remettre  en  scène.  Nous  les  avons  vus  en  face  de 
Louis-le-6rand  ;  peut-être  ne  sera-t-il  pas  sans  intérêt  de  tes  voir  en 
face  du  grand  Condé. 

Trois  fois,  à  notre  souvenir,  Ctmdé  fut  l'objet  d'allocutions  qui  sont 
restées  célèbres.  La  première  fois,  c'était  en  1660,  époque  où  le  prince 
revint  d'Espagne.  Les  Français,  heureux  de  le  revoir,  oubliaient  iirros 
et  les  Dunes  pour  ne  se  rappeler  que  Lens  et  Rocroi^  et  ils  acclamaient 
avec  transport  le  héros  reconquis  par  la  France.  Bossuet  prêchait  alors 
le  Carême  aux  Minimes  de  la  place  Royale.  Or,  un  jour,  le  21  mars, 
dimanche  des  Rameaux ,  au  moment  où  il  montait  en  chaire ,  le  grand 
Condé  prit  place  dans  l'auditoire.  Six  ans  auparavant  (l«f  janvier  1654) 
Tiilustre  orateur  avait  fait  entendre,  du  haut  de  la  chaii'e  de  Metz,  de 
sévères  paroles  sur  les  lâches  qui  vevuiaient  aux  ennemis  les  places 
que  le  toi  leur  avait  confiées  (^).  Il  s'agissait  des  comtes  d'Harcourt  et 

(I)  Voir  le  !•'  vol,  de  U  Revue,  p-  di. 

(?)  !•'  sermon  pour  la  fêle  de  la  Circoncision. 


6  LES  HARDIESSES 

de  Charni  qui  venaient  de  vendre  Brisech  et  Philipsbourg  ;  mais  enfin 
c'était  Condé  qui  était  l'acheteur  pour  TEspagne.  Aujourd'hui  Copdé 
revient  soumis  et  repentant ,  et  cependant,  en  présence  de  souvenirs 
que  ne  pouvaient  effacer  les  acclamations  du  moment,  il  était  permis 
de  se  demander  ce  que  c'était  que  Vhonneur  du  monde.  Soit  inspira- 
tion spontanée,  soit  préparation  providentielle,  Bossuet  prêcha  sur 
Vhonneur;  aux  triomphes  des  héros  il  opposa,  par  une  magnifique 
allusion  à  la  fête  du  jour,  le  triomphe  de  Jésus-Christ  :  puis,  se 
transportant  tout  à  coup  sur  le  Calvaire  :  —  «  Parais  donc  ici,  s'écria- 
t-il,  vain  fantôme  des  ambitieux  et  chimère  des  esprits  superbes  !  je 
t'appelle  à  un  tribunal  où  ta  condamnation  est  inévitable:  ce  n'est  pas 
devant  les  Césari  et  les  princes^  ce  n'est  pas  devant  les  héros  et  les 
capitaines  que  je  t'oblige  de  comparaître.  Comme  ils  ont  été  tes  adoraf 
teursy  ils  prononceraient  à  ton  avantage.  Je  t'appelle  à  un  jugement  où 
préside  un  roi  couronné  d'épines ,  que  l'on  a  revêtu  de  pourpre  pour  le 
tourner  en  ridicule,  que  l'on  a  attaché  à  une  croix  pour  en  faire  un 
spectacle  d'ignominie.  C'est  à  ce  tribunal  que  je  te  défère,  c'est  devant 
ce  roi  que  je  t'accuse  !  '  » 

S'adreàsant  ensuite  i(u  prince ,  Bossuet  lui  montre  la  France  ré- 
jouie de  revoir  tout  ensemble  son  rempart  et  la  paix,  —  «  et  nonob- 
stant la  surprise  de  votre  présence  imprévue,  ajoute-t-il,  les  paroles  ne 
me  manqueroient  pas  sur  un  sujet  si  auguste ,  n'étoit  que,  me  souve- 
nant au  nom  de  qui  je  parle ,  j'aime  mieux  abattre  aux  pieds  de  Jésusr 
Christ  les  grandeurs  du  monde  que  de  les  admirer  plus  longtemps  en 
votre  personne.  » 

Neuf  ans  après,  Condé  entrait  dans  l'église  Saint-Roch  pendant  un 
sermon  du  Père  Toussaint  Desmares,  célèbre  prédicateur  janséniste; 
celui-ci  s'interrompt  aussitôt,  et,  s' adressant  au  prince  :  —  «  Monsei- 
gneur, lui  dit-il,  j'explique  cet  endroit  de  l'Evangile  où  il  est  dit  que 
Jésus-Christ  guérit  une  main  sèche.  Il  m'est  très-glorieux  que  Votre 
Altesse  vienne  augmenter  le  nombre  de  mes  auditeurs.  Je  prie  le 
Seigneur  de  conserver  ce  bras  qui  est  la  terreur  de  toute  l'Europe; 
Mais  en  même  temps  que  Votre  Altesse  se  souvienne  que  si  elle  ne 
rapporte  pas  tous  ses  exploits  à  Dieu  comme  à  sa  fin  dernière ,  Dieu 
permettra  que  ce  bras  se  sèche  comme  celui  de  notre  Evangile.  » 


Dfi  LA  CJIAIRB.  7 

Cette  allocution  fit  grand  bruit,  et,  Venthousiasme  janséniste  aidant, 
Boileau  vit  dans  le  Père  Desmares  un  modèle  de  Téloquence  chré- 
tienne : 

Desmares  dans  Saint-Rocti  n'aurait  pas  mieux  prêché  (*). 

Transportons-nous  maintenant  à  Féglise  Saint-Louis  des  Jésuites, 
jrue  Saint- Antoine.  Nous  sommes  au  10  décembre  1683.  Un  service 
est  célébré  sur  la  demande  d'un  serxUeur  fidèle  (^},  pour  le  repos  de 
Tàme  de  très  haut  et  très  puissant  prince  Henri  de  Bourbon ,  prince  de 
Condé ,  dont  le  cœur  repose  depuis  longtemps  dans  cette  église.  Le 
grand  Condé,  à  la  tête  de  sa  famille,  est  là,  priant  pour  son  père. 
Bourdaloue  avait  été  désigné  pour  prononcer  Toraison  funèbre.  — 
«  Le  prince  devant  lequel  je  parle,  dit-il.  Ta  désiré  et  il  ne  m*en  fallait 
pas  davantage  pour  lui  obéir.  Ce  sera* à  vous,  chrétiens,  dans  ce  genre 
de  discours  qui  m^est  nouveau ,  de  me  supporter ,  et  à  moi  d*y  trouver 
de  quoi  vous  iùstruire.  » 

Mais  ce  n'était  pas  la  seule  allusion  que  Torateur  devait  faire  à  la 
présence  du  prince.  Il  termina  en  effet  reloge  du  défunt  par  ce  trait 
heureux  qui  y  mettait  en  quelque  sorte  le  sceau  :  —  «  Je  n'ai  plus 
qu'un  mot  à  dire  ;  Ùieu  lui'a  donné  des  enfants  et  ces  enfants  ont  été 
sa  gloire...  c'est  lui-même  qui  les  forma...  et  if  eût  été  dès  l'abord 
achever  le  panégyrique  du  Père  que  de  prononcer  le  nmn  de  son  fUs.  » 
—  Puis ,  levant  les  mains  au  ciel  —  «  c'est  pour  ce  fils,  pour  ce  héros, 
que  nous  faisons  continuellement  des  vœux ,  s'écria-t-il ,  et  ces  vœux, 
ù  mon  Dieu  !  sont  trop  justes,  trop  saints,  trop  ardents  pour  n'être  pas 
enfin  exaucés....  il  a  rempli  la  terre  de  son  nom  ;  que  ce  nom  si  comblé 
de  gloire  sur  la  terre  soit  encore  écrit  au  ciel  !  vous  nous  l'accorderez; 
Seigneur.  » 

Sous  la  réserve  des  termes,  c'était  demander  la  conversion  du  prince, 
doniles  impies  s'étaient  jusque-là  prévalues  pour  aiUoriser  leur  con- 
duite (').  Tout  le  monde  le  comprit  et  Condé  ne  fut  pas  le  dernier  à  lé 
comprendre  lui-même.  Sans  être  averti  par  la  maladie,  sans  être 

(l)Sil.X. 

(S)  Le  président  Perrault  secrétaire  des  GommaDdétaieDta  du  prince  de  Condé;  le  service 
fi^  célébré  en  vertu  d'une  clause  de  son  testament. 
(i)  Bourdaloue  ~  0 raison  funiùre  dn  grand  Condé, 


8  L£Ç  HAIDIBSSBS 

pressé  par  le  temps  (*)  i  il  appelle  le  P.  De  Champs ,  un  pieux  jésuite  ; 
puis,  quand  vient  son  dernier  jour,  il  meurt  en  publiani  les  loiuinges  de 
Dieu  et  instruisant  sa  famille  ;  et  tous  les  cœurs  demeurent  rempli» , 
dit  Bossuet ,  tant  de  l'éclat  de  sa  vie  que  de  la  douceur  de  sa  mort. 

Condé  avait  légué ,  comme  son  père  et  comme  Henri  IV ,  Bon  cœur 
aux  Jésuites.  Ce  cœur  fut  déposé  dans  Téglise  Saint-Louis,  et  Bourda- 
loue  dût  y  prononcer  reloge  du  prince,  six  semaines  après  que  Bossuet 
eut  rendu  à  Tillustre  mort  le  même  pieux  devoir  dans  la  chaire  de 
Notre-Dame.  La  tâche  était  difficile  ;  il  n'était  pas  en  effet  un  seul  des 
auditeurs  qui  ne  fût  encore  sous  Timpression  de  ces  restes  d'une  voix 
qui,  toute  défaillante  qu'elle  pût  être,  ne  devait  jamais  cesser  d*étre 
sublime.  Et  cependant  le  succès  du  jésuite  fut  tel  que  Hi^e  de  Sévigné 
en  était  charmée ,  transportée. 

«  Le  P.  Bourdaloue  s*est  surpassé  lui-même,  écrivait-elle,  c'est 
beaucoup  dire.  »  —  Et  elle  analysait  point  par  point  son  discours  :  — 
«c  L'auditoire,  ajoutait-elle,  paraissait  pendu,  et  suspendue  tout  ce 
qu'il  disait,  d'une  telle  sorte  qu'on  ne  respirait  pas.  De  vous  dire  de 
quels  traits  tout  cela  était  orné,  il  est  impossible  ;  et  je  gâte  même 
cette  pièce  par  la  grossièreté  dont  je  la  croque.  Cest  comme  si  un 
barbouilleur  voulait  toucher  à  un  tableau  de  Raphaël  (*).  » 

Passant  ensuite  à  l'oraison  funèbre  prononcée  par  l'évêque  de  Meaux» 
et  qui  venait  d'être  imprimée  :  —  «  Elle  est  fort  belle,  dit-elle,  et  de 
main  de  maître  (').  » 

La  différence  des  génies  des  deux  orateurs  se  révèle  au  reste  dès  le 
texte.  Dans  celui  qu*a  choisi  Bossuet,  c'est  surtout  l'homme  fort  qu'on 
aperçoit  :  ir  Le  Seigneur  est  avec  vous,  6  le  plus  courageux  des 
hommes  I  allez  avec  ce  courage  dont  vous  êtes  rempH,  je  serai  avec 
vous.  »  —  Et  les  batailles,  les  exploits  se  suivent  comme  dans  un 
poëme  épique  ;  et  il  n'est  pas  jusqu'à  ce  dernier  choc  où  la  mort,  lann 


(I)  BoMuet  —  OralfOH  fumèùre  du  prince  de  Condé. 

(9)  LeUre  au  comte  de  Bus*/,  da  ss  a?rtl  I6t7. 

(3)  Le  comte  de  BoMy  la  Jugeait  tout  difléremmeiit  ce  qui  honore  peu  ion  goût,  -r 
M  Comme  J'ai  oui  parler  de  l'oraison  Ainèbre  qu'a  blte  IL  de  Hcaux,  écrivait-il  à  sa  cousine 
le  Si  mars  précédent,  elle  n'a  fait  honneur  ni  au  mon  ni  à  l'orateur.  »  -^  Ceat  upe 
preuve  entre  mille  que  les  bcaui  espriU  ne  comprennent  Jamais  les  grands  esprits. 


DE  LA  CflAlEB.  9 

guissanleetpâle,  ne  parait  pas  plus  affreuse  h  Conàé  qu'au  milieu  du 
feu,  dam  l'éclat  de  la  victoire,  qui  ne  nous  fasse  sentir  encore  le 
héros. 

DansToeuvre  de  Bourdaloue,  au  contraire,  c'est  dès  Fabord  le  ^ 
chrétien  mourant  qui  nous  frappe.  Le  texte  est  emprunté  au  livre  des 
Rois  :  —  «  Le  roi  lui-même ,  touché  de  douleur  et  versant  des  larmes, 
dit  aux  siens  :  —  ignorez-vc^us  quô  le  prince  est  mort  et  que,  dans  sa 
personne,  nous  venons  de  perdre  le  plus  grand  homme  d'Israël  ?  il  est 
mort,  mais  non  pas  comme  les  lâches  ont  coutume  de  mourir, 
nequàquam  ut  mori  soient  ignavi,  mortuus  esL  » 

Qui  ne  sent  Timpression  de  ces  paroles  au  milieu  d*un  monde  et 
d*une  cour  où  jamais  peut-être  la  pensée  n'était  venue  que  les  plus 
braves  meurent  souvent  comme  des  lâches  !  Et  tandis  que  Toratejur 
célèbre  le  cœur  du  défunt  qui  repose  dans  l'église,  ce  cœur  solide,  droit 
eipieux^chez  lequel  se  trouvèrent  toujours  ces  vertus  généreuses  qui 
sont  si  rares  chez  les  grands,  à  chaque  instant,  il  semble  qu'on  entend 
dans  le  lointain ,  ce  mot  qui  est  comme  la  sanction  de  tout  l'éloge  ; 
—  «  et  il  n'est  pas  mort  comme  les  lâches  ont  coutume  de  mourir, 
nequàquam  ut  mori  soient  ignavi  mbriuus  est!  n 

Cependant  Bourdaloue  ne  pouvait  oublier  la  prière  qu'il  avait 
adressée  à  Dieu  pour  le  prince,  quatre  ans  auparavant,  dans  cette  même 
église.  —  «  Soit  inspiration,  dit-il,  ou  transport  de  zèle,  élevé  au-* 
dessus  de  moi ,  je  m'étais  promis.  Seigneur,  ou  plutôt  je  m'étais  assuré 
de  vous,  que  vous  ne  laisseriez  pas  ce  grand  homme,  avec  un  cœur 
aussi  droit  que  celui  que  je  lui  connaissais,  dans  la  voie  de  la  perdition 
et  de  la  corruption  du  monde.  Lui  même  dont  la  présence  m'animait 
en  fut  ému.,.  Le  prince  qui  m^avait  écoulé  a  depuis  écouté  votre  voix 
secrète,  n 

Non  assurément  ce  ne  fut  pas  un  siècle  drames  faibles ,  que  celui 
qui  produisit  à  la  fois  de  tels  apôtres  et  des  auditeurs  sans  nombre  pour 
se  presser  autour  d'eux. 

Condé  mourant  avait  laissé  l'héritage  de  ses  talents  et  de  sa  gloire  à 
un  ami ,  un  élève  qui  allait  rendre  à  la  France  sur  les  champs  de 
bataille  de  Fleurus,  SteinkerqueetNerwinde,  les  lauriers  de  Nordlinguc 
et  de  Rocroi.  Hais  si  le  maréchal  de  Luxembourg  avait  quelque  chose 


10  LES  HARBIBSSES 

du  génie  de  Gondé,  il  avait  aussi  ses  défauts  :  disonàplus,  il  les  outrait. 
Bpupdaloue  parlant  de  la  conversion  de  Condé,  s'écriait  ;  —  «  Quel 
coup  de  foudre  pour  les  impies  ?...  ce  coup  les  atterra  et  les  cons^ 
terna.  »  C'est  qu'en  effet  les  esprits  forts  avaient  toujours  compté  plus , 
ou  moins  sur  Condé.  Mais  Luxembourg  !  on  allait  jusqu'à  le  soup- 
çonner de  nécromancie  ;  on  disait  qu'il  était  en  rapports  habituels  avec 
la  Voisin  l'empoisonneuse,  et,  qu'afin  d'obtenir  la  fille  de  Louvois  pour 
son  (Ils ,  il  avait  fait  un  pacte  avec  le  diable.  En  présence  de  tels  bruits 
Luxembourg  n'hésite  pas  et  va  de  lui-même  se  constituer  prisonnier  à 
la  Bastille.  Sur  son  chemin  se  trouvait  l'église  Saint-Louis  ;  par  un 
mouvement  subit,  il  y  entre,  et  la,  cet  homme  si  dur  et  si  fier,  si 
voluptueux  et  si  incrédule,  s'agenouille  pour  la  première  fois,  depuis 
de  longues  années,  sous  le  coup  de  la  main  de  Dieu  lenée  sur  lui  ('). 
Gloire,  honneur,  tout  jusqu'au  renom  de  sa  race,  jusqu'à  la  simple 
considération  qui  s'attache  à  l'hounételé  vulgaire,  échappait  en  effet  à 
cette  heure  au  descendant  des  Montmorency.  Luxembourg  sonde ,  en 
présence  de  Dieu ,  cet  abime  d'humiliation  et ,  reconnaissant  la  justice 
d'en  haut  qui  le  frappe,  il  demande  au  ciel ,  dans  une  ardente  prière, 
moins  sa  justiflcation  devant  les  hommes  que  sa  justification  devant 
Dieu.  Cette  prière  au  pied  des  autels  ne  sera  pas  oubliée  r  et  lorsque 
Luxembourg,  rendu  à  la  liberté,  rétabli  dans  ses  dignités  et  houneurs, 
vainqueur  sur  trois  champs  de  bataille  où  il  combattit  à  la  manière 
des  héros  de  sa  race,  c'est-à-dire  entouré  de  ses  enfants  (*),  se  sen- 
tira tout  à  coup  arrêté  par  la  mort,  il  se  souviendra  de  Saint-Louis  et 
{appellera  le  P.  Bourdaloue  à  son  chevet.  —  «  Je  n'ai  pas  vécu  comme 
lui,  disait  quelques  jours  après  le  pieux  jésuile,  mais  je  voudrais 
mourir  de  même,  n 

Un  service  fut  célébré  pour  le  Maréchal ,  dans  Téglise  Saint-Louis 
«t  le  P.  de  La  Rue  pnnionça  l'oraison  funèbre.  Cette  fois  encore  on 
put  être  frappé  de  l'à-propos  des  paroles  du  texte.  Elles  étaient  du 
prophète  Daniel  et  se  réduisaient  à  cette  pensée  :  —  non  pas  nos 
mivresp  Seigneur,  mais  vos  misérieordesl  —  Les  œuvres  de  Luxem- 


(1)  Oraison  fuoèbre  de  Luxembourg  par  le  P.  de  La  Eue. 

(2)  Oraison  funèbre  par  La  Bue. 


DB  LA  CHAIES.  11 

bourg  avaient  toutes  été  en  effet  pour  la  gloire  et  pour  la  fortune ,  et 
de  tant  de  \ictoires,  de  tant  de  grandeurs,  que  restait-il?  Quelques 
jours  de  soupirs  et  de  larmes,  mais  du  moins  de  ces  larmes  qui  ne 
viennent*  jamais  trop  tard  parce  qu'elles  partent  du  cœur,  nea  sérum 
est  quod  terum.  (Saint  Cyprien.) 

Qui  ne  sent  la  grandeur  imposante  de  ce  langage ,  surtout  près  de 
la  tombe  d'un  héros  disparaissant  de  la  scène  du  monde ,  au  milieu 
même  de  ses  triomphes,  et  à  Tinstant  où  la  vaste  nef  de  Notre-Dame 
se  pavoisait  tout  entière  des  drapeaux  qu'il  avait  prisa  l'ennemi  !  Bien- 
tôt cependant  l'orateur  se  laisse  entraîner  à  redire  des  exploits  qui 
sont  dans  la  pensée  de  tous,  puis  s'interrompant  tout  à  coup  —  «  il 
n*a  pas  besoin  de  nos  applaudissements ,  s'écrie-t-il  ;  il  a  besoin  de 
nos  prières  I  » 

Nous  citerons  encore  ce  mot  sur  les  vertus  tout  humaines  des 
grands,  qui  ne  sont  pour  la  plupart ,  dit  admirablement  La  Rue,  quo 
des  passions  déguisées.  Nous  citerons  cette  comparaison  si  vraie  entre 
le  courage  qui  sait  braver  la  mort  lorsqu'elle  se  présente  sanglante  et 
précipitée,  et  celui  qui  la  soutient  froide  et  sérieuse. 

La  Rue,  orateur  disert  et  abondant,  avait  nloins  l'éloquence  de  la 
dialectique  comnie  Bourdaloue,  que  celle  d'une  riche  imagination^ 
Thomas  a  dit  qu'il  avait  quelquefois  approché  de  Bossu^t.  Il  est  certain 
dans  tous  les  cas  qu'il  avait  profondément  étudié  l'évèque  de  Meaux 
dont  il  a  fait  l'éloge  funèbre.  Ainsi,  ce  n'est  pas  seulement  l'élévation, 
l'élan  de  la  pensée  que  l'on  retrouve  en  lui,  ce  sont  en  outre  des  traits 
que  Bossuet  a  évidemment  inspirés.  Lorsque  La  Rue  nous  montre, 
par  exemple,  le  cercueil  du  duc  de  Bourgogne  suivant  le  chemin  dé 
Saint- Denis  —  «  ce  chemin  si  fameux  depuis  tant  de  siècles,  par  le^ 
triomphes  de  la  mort  »  —  ne  se  rappelle-t-on  pQs  aussitôt  un  autre 
cercueil,  celui  de  la  duchesse  d'Oricans,  de  cette  belle  Henriette 
d'Angleterre,  cet  autre  triomphe  de  la  mort,  comme  dit  Bossuet? 

Peu  d'oraisons  funèbres  auraient , d'ailleurs  plus  de  droits  d'être 
comparées  à  celle  de  la  duchesse  d*Orléans  que  celle  prononcée  par 
La  Rue  près  des  tombes  réunies  du  duc,  de  la  duchesse  de  Bourgogne 
et  de  leur  Ûls  aine,  le  duc  de  Bretagne.  Jamais ,  depuis  longtemps,  la 
France  n'avait  été  plus  visiblement  frappée  de  Dieu.  Aux  malheurs  do 


12  LES  HARDIESSES 

la  guerre  de  la  succemon  venait  se  joindre  tout  à  coup  l'extinction 
presque  entière  de  la  postérité  de  Louis.  XIV  ;  et  c'était  le  duc  de 
Bourgogne ,  Télève  de  Fénélon ,  Tespoir  de  la  France  qui  succombait! 
c'était  la  duchesse  de  Bourgogne  qui  n'était  pas  venue  seulement 
parmi  nous  comme  un  gage  de  paix,  mais  dont  on  pouvait  dire  que 
par  sa  sérénité  et  sa  douceur  elle  en  était  encore  V image:  la  duchesse 
de  Bourgogne,  la  joie  de  la  Cour,  et  autour  de  laquelle  étaient  ren- 
dues Us  grâces  comme  attachées  à  ses  pas  ('). 

On  sent  sous  quelle  impression  devait  se  trouver  l'auditoire.  Aussi, 
lorsque  le  P.  La  Rue  prononça  les  paroles  de  son  texte  qu'il  avait  em- 
pruntées à  Jérémie  :  —  «  Pourquoi  vous  attirez-vous  par  vos  péchés 
un  tel  malheur,  que  de  voir  enlever  par  la  mort ,  du  milieu  de  vous, 
répotix,  réponse  et  r en fanti  »  L'émotion  fut  telle  qu'elle  éclata  en 
sanglots. 

Quelques  années  après,  le  souvenir  de  ce  texte  et  de  cette  scène 
inspirait  à  Voltaire,  ces  vers  si  connus  : 

0  jours  remplis  d'alarmes  ! 
0  combien  les  Français  vont  répandre  de  larmes  ! 
Quand  sous  la  même  tombe  ils  verront  réunis 
Et  répoux  Gt  la  femme,  et  la  mère  et  le  fils  (')  ! 

L'oraison  funèbre  du  duc  et  de  la  duchesse  de  Bourgogne  par  La 
Rue  est  une  des  plus  belles  œuvres  de  l'éloquence  chrétienne.  L'émo- 
ilion  si  vivement  excitée  dès  l'abord  s'y  soutint  jusqu'au  bout ,  et , 
{lorsque  l'Orateur  s'écriait  en  face  du' cercueil  de  l'élève  de  Fénélon  : 

—  «  Vrai  sang  des  héros  et  des  saints ,  enfant  de  la  sagesse  et  de  la 
gloire  1  Ou  est-il!  Hélas!  il  n'est  plus!  »  —  Tous  les  cœurs  et  les 
jarmcs  de  tous  lui  répondaient. 

Parlant  des  libéralités  des  illustres  défunts,  La  Rue  laissa  tomber  un 
4le  ces  mots  qui  ne  peuvent  s'oublier,  tant  ils  sont  heureux  et  vrais  : 

—  «  Dieu,  dit-il, "a  fait  le  riche'pour  le  pauvre  et  s'est  caché  sous  le 
pauvre.  »  —  Parlant  des  spectacles,  il  les  définit  —  «une  académie 

<\)  Oraison  funèbre  du  Dauphin  et  de  la  Daupbine ,  par  La  Bue. 
(?)  Henriadc,  ch.  VU. 


DE  LA  CHAIRE.  13 

de  volupté  où  Ton  dresse  le  cœur  à  toutes  les  passions  que  la  religion 
apprend  à  détruire.  » 

En  prononçant  Téioge  de  la  duchesse  d'Orléans ,  Bossuet  n'avait 
pas  craint  de  faire  allusion  au  don  d'ua  anneau  qu'il  avait  reçu  de  la 
princesse  à  sa  dernière  heure  :  —  «  Et  cet  art  de  donner  agréablement 
Ta  suivie,  ie  le  sais,  jusqu'entre  les  bras  de  la  mort.  »  —  La  Rue  ne 
fut  pas  moins  heureusement  inspiré,  lorsque  citant  de  pieuses  paroles 
du  duc  de  Bourgogne ,  il  ajouta  soudain  :  —  «  A  qui,  Messieurs,  fai- 
sait-il cette  confidence?  à  qui  ?  Vous  ne  le  saurez  que  par  mes  larmes.  » 

La  Rue  possédait,  comme  Bourdaloue,  Mascaron  et  Bossuet,  ces 
avantages  extérieurs  de  voix  et  de  geste,  cette  éloquence  du  corps  en 
un  mot,  ainsi  que  disait  naguère  l'évoque  d'Hermopolis(')  qui  est 
toujours  si  puissante  sur  un  auditoire.  Tel  au  contraire  tfe  fut  point 
Fléchier.  Sa  prononciation  traînante  et  sa  voix  lugubre  n'était  bien 
qu'auprès  des  tombeaux.  Chacun  de  nous  d'ailleurs  a  ses  oraisons 
funèbres  trop  présentes ,  pour  que  nous  en  parlions  ici.  Remarquables 
par  l'esprit  et  par  le  style,  elles  s'élèvent  rarement  jusqu'à  la  hardiesse, 
soit  au  point  de  vue  des  enseignements,  soit  au  point  de  vue  de 
l'éloquence. - 

Et  cependant  n'y  avait-il  pas  quelque  audace,  une  audace  noble  et 
sainte ,  dans  cette  accusation  d*h/ypoerisie  u/niverselle  portée  contre  la 
Cour  en  face  des  courtisans  réunis  pour  le  service  du  duc  de  Montau- 
sier?  N'y  avait-il  pas  quelque  énergie  dans  ce  tableau  de  l'homme  aux 
prises  avec  la  mort  :  —  «  Une  partie  de  lui-même  est  déjà  morte  que 
loutre  désire  de  vivre  (')  »  —  et,  lorsqu'il  s'agit  des  rois  :  —  «  Ils 
sont  mourants  qu'on  n'ose  presque  leur  dire  qu'ils  sont  mortels  (').  » 
Les  traits  heureux  abondent  d'ailleurs  chez  Fléchier.  Que  de  vérité,  par 
exemple,  dans  ce  portrait  de  tant  de  riches—  «  qui  se  croient  dans  l'im- 
possibilité d'être  charitables  parce  qu'ils  se  sont  imposé  la  nécessité 
d'être  anMtieux  et  superbes {*)\  »  Quel  bel  éloge  en  deux  mots,  du 


(1)  Lettre  de  H.  Frsyssinoiis  à  H.  Boyer.  Fie  de  U.  Frayainous,  par  M.  Henrlon, 

I.  U,  p.  798. 

(S)  Oraitoo  fanèbre  de  la  docheaae  de  Hontansler. 

(3)  Oralioii  funèbre  du  chancelier  Le  Tellier. 

(4)  Ondion  funèbre  de  la  duchesse  d' Aiguillon. 


14  LBS  HARDIESSES 

président  de  Lamoignon,  s*accommodant  à  tous  et  ne  se  préférant  à 
personne/  Quelle  éloquente  flétrissure  infligée  à  tant  de  magistrats  — 
«  àmps  oisives  qui  n'apportent  d'autre  préparation  à  leurs  charges  que 
celle  de  les  avoir  désirées  (*)!  »  Lorsque  Fléchier,  parlant  devant  le 
cercueil  de  la  reine  Marie  Thérèse,  disait  de  cette  pieuse  princesse  : 
—  a  Dans  ses  divertissements  même  il  y  avoit  non-seulement  de  la 
dignité,  mais  encore  du  christianisme  :  »  fi  était  impossible  sans  doute  - 
de  renfermer  une  plus  haute  leçon  sous  une  forme  plus  délicate.  — 
«  Les  péchés  mêmes  des  grands,  disait  le  même  orateur,  deviennent  les 
modes  des  peuples  (').  »  —  Pensée  profondément  vraie^  et  qui  a  été 
depuis  développée  avec  une  haute  éloquence  par  Hassillon.  - 

On  a  dit  de  Massillon  qu'il  avait  prêché  pour  un  siècle  efféminé, 
tandis  qu'on  sentait,  en  lisant  Bourdaloue ,  qu'il  parlait  à  des  âmes  vi- 
goureuses. Si  cette  observation  est  juste  quant  à  la  forme  adoptée  par 
chacun  des  deux  orateurs,  forme  constamment  sévère  et  dogmatique 
chez  Bourdaloue,  pleine  de  séduction  et  de  charme  chez  Hassillon, 
on  ne  peut  du  moins  reprocher  à  ce  dernier  d'avoir  été  moins  hardi  que 
ses  devanciers  dans  l'explication  de  la  parole  divine.  Un  austère  reli- 
gieux prêchant  un  jour,  devant  Louis  XIV,  lui  dit  au  lieu  des  félicita-, 
tiens  habituelles  :  —  «  Sire,  je  ne  fais  point  de  compliments  à  Votre 
Majesté ,  je  n'en  trouve  point  dans  l'Evangile.  »  —  Si  ce  courageux 
apôtre  eût  entendu  le  sermon  de  Massillon  sur  les  BéaiUudès,  peut-être 
se  fut-il  rendu  compte  des  leçons  sévères  que  l'esprit  de  l'Evangile 
peut  opposer  avec  éloquence  et  à-propos  aux  compliments.du  monde. 

Louis  XrV  disait  qu'après  avoir  entendu  Massillon ,  il  était  toujours 
mécontent  de  luir-m^ne  :  Bel  éloge,  iCplus  beau  même  des  éloges ,  et 
qui  rappelle  le  mot  de  Fléchier  sur  la  reine  Marie-Thérèse.—  «  Dans 
iK^  sermons  elle  cherebait  ses  défauts  et  nous  pardonnait  les  nôtres.  » 

Mais  jamais  les  auditeurs  de  Massillon  ne  durent  être  sans  doute 
plus  mécontents  d'eux-mêmes ,  que  le  jour  où  il  prêcha  sur  YAumâne, 
durant  ce  fatal  hiver  de  1709,  où  les  pauvres  mouraient  d'inanition 
dans  les  rues ,  et  où  Mn«  de  Maintenon ,  voulant  donner  l'élan  à  la 


(1)  OraisoD  ftiDèbre  de  Le  TelHer. 
(t!)  Oraitoo  ftanèbre  de  la  BeiBe. 


DB  LA  CHAIRB.  15 

charité ,  ne  mangeait  que  du  pain  d'avoine.  Etablissant  alors  un  long 
et  douloureux  contraste  entre  le  faste  insolent  de  quelques-uns ,  Vin- 
décence  des  parures,  les  tables  voluptueuses,  les  peintures  d*un  prix 
bizarre  et  excessif,  le  jati  outré  o\x  tout  va  se  fondre  comme  dans  un 
gouffre,  ^i,  d'un  autre  côté,  la  nudité,  la  faim,  le  froid,  Taffliction 
d'un  peuple  entier  de  malheureux,  images  vivantes  cependant  du  Dieu 
qu'adore  le  riche  comme  le  pauvre  :  —  «  Seriez- vous  donc  riche  pour 
le  mal  et  pauvre  pour  le  bien?  »^^ —  s'écrie  lout-à-coup  Massillon;  — 
vos  revenus  suffiront-ils  pour  vous  perdre  et  seront-ils  insuffisants  pour 
vous  sauver?  »  —  Question  bien  simple  et  qui  dût  retentir  cependant 
comme  un  coup  de  foudre  au  fond  de  bien  des  consciences. —  «  Justifiez 
plutôt  la  Providence,  avait  dit  un  instant  auparavant  l'orateur  en  faisant 
passer,  pour  ainsi  dire,  côte  à  côte ,  le  riche  à  couvert  de  son  opulence,  et 
l'indigent,  triste  et  unique  victime  des  fléaux  de  Dieu,  justiflez-la 
envers  les  créatures  qui  souffrent  :  faites-leur  connaître  qu'il  y  a  un 
Dieu  pour  elles  comme  pour  vous!  » 

Ne  nous  rappelons-nous  pas  Bossuet  montrant  également  les 
pauvres  poussés  par  le  mépris  du  monde  dans  une  abîme  de  déses- 
poir, ne  croyant  plus  ni  aux  autres  ni  à  eux-mêmes,  et,  parce  qu'ils  ne 
voient  point  de  bonté,  ne  sachant  plus  s'il  y  a  un  Dieu?  N'entendons- 
nous  pas  ce  cri  qui  fit  tressaillir  l'auditoire  :  nottë  rendrons  compte  de 
leurs  Ames! 

Dans  son  sermon  sur  le  petit  nombre  des  élus,  Massillon  fut  plus 
hardi  encore,  trop  hardi  même  peut-être.  Personne  n'ignore  que, 
lorsqu'il  le  prêcha  à  Saint-Eustache,  et  que  faisant  intervenir  Jésus- 
Christ  dans  l'assemblée,  celie  assemblée  la  plus  auguste  de  l'univers, 
il  s'écria  tout  à  coup  au  nom  du  souverain  juge;  —  «Paraissez, 
maintenant,  justes  1...  Où  êtes-vous  restes  d'Israël?  ô  Dieu  I  où  sont  vos 
élus  I  Mes  frères  !  notre  perte  est  presque  assurée  et  nous  n'y  pensons 
pas  r  »  —  l'assistance  entière  se  leva  sous  le  coup  d'une  émotion 
irrésistible. 

Cette  union  électrique  entre  le  prédicateur  et  son  auditoire  nous 
révèle  d'un  trait  les  dispositions  habituelles  des  caractères  et  des  cons- 
ciences sous  le  règne  de  Louis  XIV.  Déjà  nous  avons  vu  la  cour  se 
presser  autour  du  P.  Bourdaloue,  qui  cependant  ne  la  ménageait  pas. 


16  LES  HARDIESSES 

et  le  suivre  jusque  dans  les  hôpitaux,  jusque  dans  les  églises  de  cam- 
pagne. Nous  la  retrouvons  frémissante  au  pied  de  la  chaire  où  retentit  la 
voix  douce  et  sonore  de  Massillon.  La  Rue  nous  apprend  que  Claude 
Joly,  curé  de  Saint-Nicolas-des -Champs  et  qui  fut  dans  la  suite 
évéque  d'Agen ,  n'attirait  guère  moins  la  foule.  C'était  cependant  ^ 
lui  que  Boileau  faisait  allusion  lorsqu'il  disait  : 

Et,  loin  de  nous  toucher. 
Souvent,  comme  Joly,  perd  son  temps  à  prêcher  {*). 

Ce  qui  peut  faire  croire  qu'il  ne  le  perdait  pas  eomplétement  c'est 
que ,  si  nous  en  croyons  La  Rue,  —  «  tout  ce  quit  y  avoit  de  plus 
éclatant  à  I^aris  et  de  plus  élevé  à  la  cour  se  rendoit  à  ses'  prônes,  jus- 
qu'aux princes  et  princesses  du  sang.  La  jeunesse  la  moins  sérieuse  et 
la  moins  capable  de  réflexion,  ajoute-t-il,  se  faisoit  une  manière  de 
plaisir  de  venir  y  trembler  et  pâlir  aux  images  qu'il  traçoit  des  vérités 
éternelles.  Outre  la  force  des  matières. qu'il  traitoit  il  animoit  tout  par 
des  tours  d'imagination  si  surprenants,  par  des  inflexions  de  voix  si 
peu  attendues,  qu'on  se  sentoit,  malgré  soi  attendri  et  pénétré. /e/r^is 
encore  en  m'en  rappelant  ridée.  » 

Le  siècle  de  Louis  XIV,  cette  majestueuse  épopée  des  arts  et  des 
lettres,  de  la  science  et  de  la  victoire,  s'éteignit  avec  un  mot  de  Mas- 
sillon, qui  en  fut  comme  la  haute  moralité  évangélique  inscrite  sur  le 
mausolée  de  celui  qu'on  avait  nommé  te  plus  grand  des  rois  :  Dieu 
SEUL  EST  GEAICD,  MES  FBÈRES  !  Un  tel  mot  sur  un  tel  cercueil  en  disait 
trop  pour  qu'après  cela  une  oraison  funèbre  fût  possible. 

Et  cependant  celle  que  prononça  Massillon,  quelque  oubliée  qu'elle 
puisse  être,  ne  fut  pas  indigne  de  l'exorde.  Nulle  part  on  ne  trouve, 
dans  les  œuvres  de  cet  orateur  célèbre ,  plus  de  ces  hardiesses  conte- 
nues et  adoucies  qui  se  faisaient  jour  naturellement  au  milieu  de  ses 
périodes  harmonieuses.  Massillon  eut  le  courage  d'écarter  le  point  de  vue 
du  temps  pour  ne  juger  Louis  XIV  que  du  point  de  vue  de  l'éternité,  et 
quelles  admirables  lumières  ne  trouva- t-il  pas  ainsi  sur  l'ambition,  sur 
la  guerre,  sur  la  volupté  l  —  «  Qu'il  est  difficile  lorsqu'on  peut  tout,  de 

(I)  Sat.  IV. 


DE  LA  CHAIBB.  17 

se  défier  aussi  qu'on  peut  trop  entreprendre  !...  Nous  nous  élevions  de 
tant  de  prospérités  et  nous  ne  savions  pas  que  l'orgueil  des  empires 
est  touiours  le  premier  sigiud  de  leur  décadence,,..  La  simplicité  de» 
anciennes  mœurs  changea  ;  il  ne  resta  plus  de  vestiges^  de  la  modestie 
de  nos  pères  que  dans  leurs  vieux  et  respectables  portraits  qui,  en 
omantles  murs  de  nos  palais,  nous  en  reproebaient  tout  bas  la  magnifi- 
cence.... C'était  le  règne  des  prodiges  ;  nos  pères  ne  les  avaient  même 
pas  imaginés  et  nos  neveux  n'en  verront  jamais  de  semblables;  maiS'r 
plus  heureux  que  nous,  il^  verront  peut^tre  le  règne  de  la  paix,  de 
lafrugaUté  et  de  rinnocence,  Qu*ils  n'arrivent  jamais  au  comble  flritolê 
de  notre  gloire  plutôt  que  de  l'acheter  au  prix  des  vices^  et  des  malheurs 
où  elles  nous  a  précipités!...  Monuments  superbes,  élevés  au  milieu 
de  nos  places  publiques,  que  repondrez-vous  à  nés  neveux  quand  il^ 
vous  demanderont,  comme  autrefois  les  Israélites,  ce  que  signifient 
vos  masses  pompeuses  et  énormes?  Quid  sibivolunl  isti  lapides^/ 
Vous  leur  rappellerez  un  siècle  entier  â^horreurs  et  de  carnage  ;  vous 
leur  rappellerez  nos  crimes  plutôt  que  nos  victoires,  » 

Jamais  peut-être  l'éloquence  de  U  chaire  ne  porta  plus  loin  la 
dignité  et  la  liberté  du  langage.  Je  me  trompe  ;  Massillon  la  porta  phis 
loin  encore,  car  enfin,  dans  l'oraison  funèbre  de  Louis-le-Grand,  il 
parlait  devant  un  cercueil ,  et  le  siècle  qui  Técoutait  falsaH  assez  bon 
marché  du  siècle  qui  venait  de  finir.  Mais  aux  Tuileries  et  dans  ce 
Petit  Carême  qu'il  prêcha  pour  Louis  XV  enfant,  dans  ces  discours  sur 
les  exemples,  les  tentations,  la  fausse  piété  et  en  général  sur  tous  les 
vices  des  grands,  c'est  à  la  puissance  même  du  jour  qu'il  s'attaque.  Au 
petit  fils  de  Louis  XIV  II  osera  dire  qu'un  souverain,  dont  la  crainte  de 
Dieu  ne  modère  pas  la  bouillante  valeur,  n'est  qu'un  astre  malfaisant 
qui  ne  se  rendra  célèbre  qu'en  faisant  des  millions  de  matheureux.  — 
«  Quel  fléau  pour  le  genre  humain?  ajoulera-t^il ,  et  s'il  y  a  un  peuple 
sur  la  terre  capable  de  lui  donner  des  éloges,  il  n'y  a  qu*à  lui  souhaiter 
un  tel  maître.  » 

Au  régent,  à  ses  roud^  et  à  la  tourbe  éhontée  qui  leur  forme  cortège, 

il  fera  entendre  ces  accablantes  paroles  :  —  «  Les  regards  des  grands 

trouvent  partout  des  crimes  qui  les  altendetU;  l'indécence  du  siècle  et 

l'avilissement  des  cours  honorent  même  d'éloges  les  attraits  qui  réus- 

Tome  IV.  2 


18  LES  HABDIE8SSS 

sissenl  à  les  sédtt^e;  on  rend  ces  hommages  indignes  à  Veffrmiierie 
la  plus  honteuse;  on  la  regarde  avec  sntib...  el  l'adukuion publique 
couvre  l'infamie  du  crime  public,  » 

«  Tout  fond,  lont  périt,  s'était  déjà  écrié  le  P.  La  Rue  daris  les  der- 
niers temps  da  règne  de  Louis  XIV  ;  il  n'y  a  que  l'édifice  orgueilleux 
du  sexe  idolâtre  de  lui-même  à  qui  le  silence  public  laisse  la  liberté  de 
s'élever  impunément  sur  la  niine  des  biens  et  de  l'honneur  des 
familles.  » 

Dès^lors  aussi  s'élevait  ce  souffle  d'incrédulité  qu'avait  déjà  près- 
ièenti  Bossuet.  L'esprit  fort,  cette  grande  faiblesse ,  comme  dit  La 
!Bruyère,  devenait  de  bon  genre.  Voltaire,  d'Âlembert,  Diderot  étaient 
mes, -et  â'o«  dirait  que  Hassillon  les  apercevait  déjà ,  lorsqu'il  peignait 
ces  esprits  loasks,  mais  inquiets  et  turbulents,  capables  de  tout  sou- 
tenir hors  ie  repos^  aimant  encore  mieux  ébranler  l'édifice  et  être 
écrasés  sous  ses  ruines  que  de  ne  pas  s'agiter  et  faire  usage  de  leurs 
talents  et  de  leur  fonee.  »  —  Mais  quel  accent  prophétique  surtout 
dans  ces  mots:  Malheur  jou  siècle  qui  produit  de  ces  hommes  rares 
fit  merveilleux  \ 

Et  ce  siècle  fasciDé,tee  ^àele  qui  commençait  dès  lors  à  ne  respecter 
•ien  pavce  que  déjà  M  ne<croyaiiplus  à  rien,  quel  accueil  faisait-il  à  des 
^rolessi  libres  et  si  sévères?  Chose  étrange!  il  ne  se  bornait  pas  à 
d'empressement  et  au  respect  qu'avait  obtenus  Bourdaloue ,  il  allait 
>pour  Massillon  jusqu'à  l'enthousiasine.;  et ,  lorsquele  Petit  Carême  fut 
publié,  il  devhit  tellement  de  mode  qu'on  le  trouvait  même  dans  le 
^cabinet  du  phUosopheei  le  boudoir  de  la  femme  du  monde.  Quelque 
singulier  néanmoins  que  ce  transport  puisse  paraître,  il  trouve  son 
explication  dans  le  choix  des  sujets  traités  par  Massillon  et  dans  la  ma- 
nière dont  il  les  avait  traités.  Il  est  remarquable  en  effet  que  cédant, 
sans  s'en  apercevoir,  aux  influences  rationalkites  du  jour,  l'éloquent 
orateur  présenta  les  devoirs  à  la  cour  de  Louis  XV  d'un  point  de  vue 
surtout  humain  et  philosophique,  et  qu'il  n'aborda  de  front,  dans  sonPetit 
Carême,  aucune  des  grandes  vérités  ihéologiques  qui  sont  à  la  fois  si 
consolantes  pour  la  vertu  et  si  eff^yantes  pour  le  vice.  Or,  les  passion» 
n'ont  peur  que  dudogmcQuant  à  la  morale,  dont  elles  suivent  d'ailleurs 
assez  peu  les  conseils,  ce  n'est  après  tout  qu'une  harmonie  qui  les 


DE  liA  GHAIRB.  I9 

charme  et  une  distraction  qui  les  amuse,  d'une  manière  d'autant  plus 
inoRensive  qu'elle  est  plus  dépourvue  de  sanction. 

C'est  donc  avec  une  grande  sagacité  que  Haury  a  signalé  le 
Petit  Carême  comme  marquant  pour  l'éloquence  de  la  chaire  le  point 
de  départ  de  la  décadence.  Une  voie  funeste  fut  ainsi  ouverte  et  chaque 
jour  les  orateurs  s'y  engagèrent  davantage  ;  on  ne  parla  plus  de  cha- 
rité comme  saint  Paul,  mais  de  bienfaisance  comme  Senèque  ;  on  ne 
prêcha  que  par  hasard  sur  les  Sacrements,  sur  le  Purgatoire,  sur 
l'Enfer,  et  Ton  donna  habituellement  la  préférence  à  d^  sujets  de  morale 
tels  que  la  pudeur,  la  société  conjugale,  l'amour  paternel,  V humeur,  la 
compassion,  l'antipathie,  l'égoïsme,  la  sainte  agriculture.  —  «  On  ne 
put  sanctifier  la  philosophie,  a  dit  très  bien  Haury,  on  sécularisa, 
pour  ainsi  dire,  la  religion  (*).  »  —  La  foi  ne  savait  plus  se  faire  jour 
qu'à  travers  les  tristes  réserves  de  la  peur. 

«  Ne  le  dissimulons  pas,  nos  très  chers  frères,  disait  l'abbé  Poulie, 
nos  instructions  ont  dégénéré.  Elles  se  ressentent  de  la  corruption  des 
mœurs  qu'elles  combattent.  Elles  ont  perdu  de  leur  première  onction 
en  perdant  de  leur  ancienne  simplicité.  Nous  nous  le  reprochons  en 
gémissant...  A  quoi  nous  avez-vous  réduits?....  La  mission  de  Dieu,  la 
science  des  saints  et  la  soif  du  salut  des  âmes  ne  suffisent  plus  à  présent 
pour  se  produire  au  grand  jour...  La  délicatesse  du  siècle  a  fait  un  art 
de  la  prédication  do  IjÉvangile  et,  nous  osons  le  dire,  le  plus  difficile, 
le  plus  périlleux ,  et,  en  un  certain  sens,  le  plus^  inutile  de  tous  les  arts. 
Trop  de  méthode,  trop  d'apprêt,  trop  de  parure,  plus  de  gravité,  plus  de 
mouvement,  plus  de  chaleur,  plusd'àme!  On  nottë  force  d'être  orateurs: 
quel  titre!  il  ne  nous  est  plus  permis  dêtre  apôtres,  » 

C'est-à-dire  que  les  prédicateurs  devenaient  des  académiciens ,  et  il 
arriva  plus  d'une  fois  qu'on  les  applaudit  en  pleine  église  comme  on 
applaudit  à  l'Académie  (^). 

L'abbé  Poulie  se  trompait  d'ailleurs  grandement  lorsqu'il  croyait 
que  la  parole  de  Dieu  en  était  réduite  aux  armes  de  la  sagesse  humaine 
et  que  la  mission  du  prêtre,  la  science  des  saints,  la  soifdusahUdes 

(I)  Essai  surf  éloquence  de  la  chaire^  cli.  XXIV. 

i'i)  Notamment  Tabbé  Cambacérès ,  lorsqu'il  prononça  son  panégyrique  de  saint  Louis 
eni7G8. 


SO  lÊS  HABDISSSfiS 

âmes  ne  suffisaient  plus  ponr  attirer  et  pour  convaincre.  Il  est  mémef 
remarquable  qu'au  même  instant,  on  pauvre  missionnaire,  le  P.  Bri- 
daine,  lui  donnait  à  cet  égard  le  plus  complet  démenti.  —  «  On  rap- 
porte des  exemples  étonnants  des  conversions  faites  par  ce  mission- 
naire, »  —  dit  un  écrivain  peu  suspect  (*),  et  il  ajoute  que  les  audi- 
teurs mêmes  du  genre\e  plus  r^^^aimaient  la  rude  franchise  et  la  har- 
diesse cynique  (c'est  un  admirateur  de  Voltaire  qui  parle)  avec  laquelle 
il  s" emportaii  contre  la  molle$se  et  Virréligion  du  siècle  (*);  » 

«  Si  vous  allez  par  le  chemin  du  bel  esprit,  disait  un  seigneur  de  la 
cour  de  Louis  XIV  au  P.  de  La  Rue-,  vous  trouverez  ici  des  gens  qui 
en  mettent  plus  dans  un  seul  couplet  que  vous  dans  tout  un  sermon. 
Ils  se  railleront  devons;  mais  parlez  leur  de  Dieu  vivement  et  prudem- 
ment... c'est  ce  qu'ils  n'entendent  point  et  ce  que  vous  entendez  mieux 
qu'eux.  Par  là  vous  serez  leur  maître  et  ils  vous  respecteront,  »  Admi- 
rables conseils  que  l'on  comprenait  au  temps  de  Louis  XIV,  mais  que 
l'on  ne  comprit  plus  qu'imparfaitement  au  temps  de  Voltaire.  L'incré- 
dule se  faisait  bel  esprit,  et  l'on  crut  devoir  se  faire  bel  esprit  pour  lui 
répondre.  Est-ce  à  dire  qu'on  cessa  d'être  hardi?  Non  sans  doute,  mais 
on  le  fut  surtout  contre  les  grands  et  contre  la  cour  qui  n'étaient  plus 
à  craindre,  et  delà  censure  trop  méritée  de  leurs  vices  on  passa  parfois 
insensiblement  à  la  critique  de  leur  position  dans  le  monde.  C'était  le 
vent  de  la  Révolution  qui  agitait  jusqu'à  la  chaire. 

Maury  lui-même,  si  clairvoyant  et  si  judicieux  sur  les  défauts  des 
Tiutres,  touchait  à  tout  dans  ses  sermons,  à  l'administration ,  à  la  poli- 
tique, aux  finances  :  —  «  C'est  dommage,  disait  Louis  XVI  après 
l'avoir  entendu  pendant  le  Carême  de  1780,  si  l'abbé  Maury  nous  avait 
parlé  un  peu  de  religion ,  il  nous  aurait  parlé  de  tout.  » 

Et  les  p/ii/osop/ies  applaudissaient  et  riaient  !  Quels  philosophes  que 

(1)  H.  Lébis  —  France  =■  Dictionnaire  encyclopédique,  hxi.  Bridaine. 

(2)  Ptittqoe  les  deoi  Doau  de  l'abbé  PouUe  et  du  P.  Bridaine  te  trouvent  Ici  rapprochéa, 
Je  rappellerai  une  pensée  qui,  sous  deux  formes  différentes,  produisit  dans  leurs  discours 
un  effet  saisissant.  L'abbé  Poulie  parlant  des  incrédules  dit  :«  Les  malbeureuxl  ils  appel- 
lent  le  néant  etrétemitélenr  répond.-» — Or,  Il  n'est  personne  qui  ne  connaisse  le  passage 
où  Bridaine  représente,  de  son  cété,  Pétemel  balancier  marquant  ses  oscillations  an  sein  des 
enfers  par  les  mots  toujours,  jamais  Jamaii^  toi^oun.  —  Quelte  heure  est-il  7  s'écrie 
un  damné  :  el  une  ? olx  Inl  répond  :  l'Élemitë  f 


BB  LA  CHAIBX.  31 

ceux  ^i  prirent  longtemps  Hb«  de  Pompadour  pour  Ëgéric  et  pour 
patronne  !  —  «  Comptez,  mon  cher  frère,  écrivait  Voltaire  à  Dami- 
laville,  que  les  vrais  gens  de  lettres,  les  xfrais  philosophes  doivent 
regretter  M^e  de  Pompadour  ;  elle  pensait  comme  il  faut.  Personne  ne 
le  sait  mieux  que  moi  ;  on  a  fait  en  vérité  une  grande  perte  C).  » 

L'oraison  funèbre  est  complète;  mais  quelque  autorité  qu*eût  le 
Roi  Voltaire  (^) ,  les  parents  et  amis  de  Hn«  de  Pompadour  auraient 
été  bien  aises  d'avoir  un  autre  éloge  de  la  défunte,  ne  vint-il  que  d'un 
capucin. 

La  marquise  devait  être  ensevelie  dans  TégUse  des  capucines  de  la 
rue  Neuve  des  P£tiùh-Champs,JOÙ  se  trouvait  d^à  le  tombeau  d'Alexan- 
drîne  Le  Normant  d'Etiolé ,  sa  fille,  et  Ton  ne  s'imagina  pas  que  de 
pauvres  religieuses  se  refuseraient  à  payer  de  quelques  grains  d'encens 
un  tel  honneur.  Mais  religieuses  et  religieux  se  montrèrent  inoins 
accommodants  que  Voltaioe.  Poussé  cependant  à  bout ,  le  père  capu- 
cin auquel  on  s'était  adressé  prit  la  parole  en  recevant  le  cercueil 
à  la  porte  de  l'église.  Au-dessus  de  lui^  sur  la  façade,  se  lisaient  ces 
mots  de  l'Ecriture  :  Pavete  ad  sanctuarium  meum  :  ego  Dominus,  — 
«  Tremblez  en  approchant  de  mon  sanctuaire;  je  suis  le  Seigneur.  » 
—  Sans  doute  ces  mots  d'une  gravité  si  imposante  se  présentèrent 
alors  à  la  pensée  de  l'austère  religieux,  car  il  s'exprima  ainsi  :  —  «  Je 
reçois  le  corps  de  très-haute,  très-puissante  dame,  la  marquise  de  Pom- 
padour, dame  du  palais  de  la  Reine  ;  elU  était  à  l'école  de  toutes  les 
vertus,  car  la  reine  était  un  modèle  de  piété,  de  bonté,  de  modestie, 
d'indulgence,  etc.  »  Qui  ne  sent  d'ici  l'impression  de  ces  paroles  sur 
l'auditoire  !  De  telles  hardiesses  rappellent  celles  de  Bossuet. 

Parmi  les  traits  distinctiCs  du  XYIII^  siècle,  on  ne  peut  citer  assu- 
rément ni  la  force ,  ni  l'élévation ,  mais  bien  une  sensibilité  plus  ou 
moins  vraie  qu'on  portait  partout.  Il  est  difficile  de  lire  une  seule  page 
écrite  de  1750  à  1800 ,  sans  y  trouver  une  ou  plusieurs  fois  le  mot 


(1)  39  anil  1744. 

(2)  M.  Arsène  Houuaye.  après  avoir  célébré  les  Déesses  d'opéra  et  les  reines  de  boudoir, 
publie  en  ce  moment  ao  livre  sar  le  Roi  Voltaire ,  sa  cour^  sa  dynastie,  etc.,  il  s'ima- 
gine très-certainement  être  tiardl  et  neuf;  la  noaveaaté  est  un  peu  viellle;  mais  la  iiar^ 
diesse  Je  n'oserais  la  nier  en  présence  de  la  rojauté  passablement  déchue  de  VoUtire. 


Slî  LES  HARDIESSES 

sensible  :  hommes  sensibles,  citoyens  sensibles,  cœurs  sensibles,  etc.,  etc. 
Nous  ne  pouvons  donc  être  très-surpris  de  retrouver  cette  sensibilité 
dans  ia  chaire,  mais  là,  du  moins,  elle  produisit  quelquefois  de  grands 
effets.  Les  deux  sermons  de  l'abbé  Poulie  sur  Y  Aumône  sont  restés 
célèbres.  -^  «  L'orateur  put  entendre,  dit  Laharpe,  un  bruit  plus 
doux  à  ses  oreilles  que  celui  des  applaudissements.  C'étaient  l'or  et 
l'argent  tombant  de  tous  côtés...  Beaucoup  de  personnes  donnèrent  tout 
ce  qu'elles  avaient  sur  elles ,  et  c'étaient  des  sommes  ;  en  un  mot^ ,  on 
ne  se  souvenait  pas  d'avoir  rien  vu  de  semblable.  Ce  sont  là  les  spec- 
tacles de  la  religion  ;  il  me  semble  qu'ils  en  valent  bien  d'autres.  » 

Un  effet  d'un  autre  genre ,  mais  plus  grand  encore  en  ce  qu'il  fut 
plus  durable,  suivit  un  sermon  de  l'abbé  de  Besplas  à  la  cour.  L'abbé 
de  Besplas  était  aumônier  des  prisons ,  et  toute  sa  vie  s'était  écoulée  à 
consoler  les  malheureux  flétris  par  la  justice  ou  à  les  accompagner  à 
réchafaud.  Or,  l'état  des  prisons  l'affectait  péniblement.  Ces  tristes 
demeures,  que  l'abbé  l?oulle  qualifiait  d'images  en  tout  sens  de  l'enfer, 
rappelaient  en  effet  trop  bien  les  vieux  noms  qui  étaient  restés  à  quel- 
ques-unes de  leurs  ténébreuses  cellules  :  les  Chaînes,  la  Salle,  la 
Çrièche,  la  Fosse,  le  Puits,  Barbarie,  Fin  d'aise,  etc.  C'était  un  reste 
du  moyen  âge,  de  ce  temps  d'énergie  indomptée  où  l'enthousiasme 
pour  les  idées  grandes  étouffait  toute  compassion  pour  le  crime.  Il 
ét^it  réservé  au  X Ville  siècle,  ce  siècle  si  sensible,  de  nous  montrer 
à  sa  dernière  heure  la  contre-partie  du  moyen  âge.  Les  prisons  de  la 
Terreur  ont  fait  oublier  Barbarie  et  Fin  d'aise,  et,  cette  fois,  si  la 
compassion  fut  étouffée,  ce  fut  pour  la  vertu. 

Revenons  cependant  à  l'abbé  de  Besplas.  Prêchant  à  Versailles, 
devant  Louis  XVI ,  il  ne  put  maîtriser  l'élan  de  son  cœur  :  —  «  Par- 
donnez, Sire ,  dit-il  :  la  conscience  et  le  poids  de  notre  charge ,- notre 
cœur  déchiré  nous  forcent  à  vous  révéler  ici  le  plus  grand  sujet  de 
notre  tristesse....  Oui,  Sire,  l'état  des  cachots  de  votre  royaume 
arracherait  des  larmes  aux  plus  insensibles  qui  les  visiteraient  ;  un 
lieu  de  sûreté  ne  peut,  sans  une  énorme  injustice,  devenir  un  s^our 
de  désespoir,.,  oui ,  j'ai  vu  des  infortunés  qui ,  couverts  d'une  lèpre 
universelle  par  l'infection  de  ces  repaires  hideux,  bénissaient  mille  fois 
dans  nos  bras  le  moment  fortuné  où  ils  aliaient  subir  le  supplice. 


LE  LÀ  CHAIEB.  33 

Grand  Diea  !  s&us  nn  bœ^  prince,  des  i^je^8  qui  eiwieni  Véchafaud  /... 
Jour  immortel,  soyez  béoi!  j'ai  acquitté  le  vœu  de  mon  cœur,  de 
décharger  le  poids  d'une  si  grande  douleur  dans  le  sein  du  meilleur 
des  monarques.  »  • 

Louis  XVI  fut  profondément  ému,  et  le  magnifique  hôtel  de  la  Force 
fot  immédiatement  disposé  pour  recevoir  les  prisonniers.  Dulaure  fait 
honneur  de  ce  changement  à  Necker  ;  il  oublie  une  chose,  c'est  que 
Necker  ne  fit  qu'exécuter  la  réforme  «rdonaée  par  Louis  XVI  après  le 
sermon  de  Tabbé  de  Besplas. 

L'abbé  de  Boiamont ,  prédicateur  fort  médiocre,  quoique  académi- 
cien ,  dut  également  à  qudques  mouvements  de  sensibilité  le  succès 
qu'obtinrent  deux  de  ses  discours  :  son  oraison  fmèbre  de  Marie 
LeczmslLa  et  son  sermon  pour  rétablissement  d'un  hôpital  militaire  et 
ecclésiastique.  Une  particularité  qui  peint  le  siècle,  c'est  que  le  rappro- 
chemeni  du  vieux  prêtre  et  du  vieux  soldat  parut  très  hardi  et  que 
reffiet  qu'il  produisit  fut  d'autant  plus  grand  pour  l'orateur  qu'on  y  vit 
une  difficulté  vaincue.  Il  y  a  quelques  mots  de  ce  discours  qui  méritent 
de  rester,  celni^i  surtout  :  —  «  Le  pasteur  sur  lequel  le  politique , 
peut-être,  ne  daigne  pas  abaisser  ses  regards,  ce  ministre  relégué 
dans  la  poussière  et  l'obscurité  des  campagnes,  ixÀlà  l'homme  de  Dieu 
qui  les  éelavre  ei  l'homme  d'EUU  qui  les  calme.  »  —  Et  cet  autre  si 
vrai  sur  la  foi  :  —  a  La  foin' a  poirU  de  malheureux  /....  ils  gémissent, 
mais  Us  espèrent  I» 

De  tous  les  prédicateurs  du  XVIIi«  siècle  néanmoins  les  plus  mar- 
quants et  les  plus  apostoliques  furent  deux  membres  de  la  Compagnie 
de  Jésus,  les  Pères  Ségaud  ^t  Frey  de  Neuville.  Ségaud  rappelait 
Massillon  par  l'émotion  de  sa  pensée  et  la  facilité  de  sa  manière  ; 
Neuville  se  distinguait  surtout  par  l'esprit,  et,  ce  qui  est  fâcheux,  par 
trop  d'esprit.  C'était  la  prétention  du  siècle  et  il  ne  se  tint  pas  en  garde 
contre  elle.  On  a  souvent  cité  du  P.  de  Neuville  cette  peinture  de  la 
Cour  qui  réfléchit  assez  exactement  ses  qualités  et  ses^  défauts.  — 
tt  Cette  région  où  l'on  respecte  sans  estimer,  où  l'on  applaudit  sans 

approuver,  où  l'on  sert  sans  aimer,  où  l'on  nuit  sans  haïr où  Ton 

s'abandonne  sans  bienséance  cl  sans  pudeur;  ce  labyrinthe  de  détours 
tortueux  où  la  prudence  marche  au  hasard  et  où  les  heureux  n'ont 


24  LES  HABDIBS8BS 

point  d'anUs,  puisqu'il  n'en  resêe  point  aux  malheweux.  »  —Obser- 
vation pforondémeDt  juste  et  profondément  triste. 

Il  n'y  a  assurément  pas  moins  de  vérité  dans  cette  éloquente  apprét- 
ciation  du  XVIII«  siècle  :  —  «  Siècle  malheureux  où  Tignorance  et 
l'orgueil  boivent  à  Tenvi  le  poison  de  Timpiété  dans  la  coupe  de  séduc- 
tion que  leur  présentent  les  passions  et  la  vdupté!  Siècle  d'aveugler 
ment  et  de  ténèbres  fitales  où  l'esprit  entraîné  par  l^appàt  impérieux 
et  trop  enchanteur  d'une  fausse  liberté  aime  à  se  plonger  dans 
l'abime  sans  fond  des  spéculations  vagues  et  téméraires,  et  à  s^égarer 
dans  un  labyrinthe  de  sophismes  captieux  où  il  veut  se  perdre  eLne 
se  retrouver  jamais.  » 

L'orateur  touche  ici  bu  vif  la  plaie  des  temps  incrédules.  Non  seule- 
ment on  veut  se  perdre,  mais  on  tient  à  se  fermer  a  soi-même  toute 
voie  de  retour. 

Ainsi  s'éteignait  la  Compagnie  de  Jésus,  dans  tout  l'éclat  de  ses 
vertus  et  de  sa  gloire.  De  pareilles  morts  laissent  toujours  l'espoir 
d'une  résurrection. 

La  Compagnie  de  Jésus  eut  enfln  cet  honneur  d'être  c^ébrée  publi- 
quement dans  la  chaire  chrétienne,  même  après  sa  défaite,  et  en  face 
de  ceux  qui  venaient  de  la  vaincre.  Or,  telles  étaient  les  passions  du 
temps  que  cette  apologie  des  vaincus  fut  considérée  comme  un  acte 
de  courage.  L'abbé  de  Beauvais  qui  l'osa  et  qui,  le  même  jour,  se  permit 
bien  d'autres  hardiesses ,  était  cependant  un  homme  d'onction  et  de 
mansuétude  ;^par  sa  piété  comme  par  le  genre  de  sod  talent,  on  le 
comparaît  à  Fénelon  ;  mais  enfin,  comme  l'archevêque  de  Cambrai,  il 
savait  allier  à  une  angélique  douceur  une  franchise  tout  apostolique. 
L'abbé  de  Beauvais  fut  chargé,  en  1774,  de  prononcer  l'oraison  funèbre 
de  Louis  XV.  Nul  sujet  assurément  n'était  plus  entouré  d'écueils  ;  on 
put  se  convaincre,  néanmoins,  dès  l'exorde,  que  l'orateur  ne  se  brise- 
rait contre  aucun  d'eux.  Le  texte  qu'il  choisit  était  ce  passage  du- 
psaume  75  :  —  «  Offrez  des  vœux  et  des  hommages  au  Seigneur  votre 
Dieu ,  au  Dieu  terrible  qui  enlète  la  vie  aux  princes,  au  Dieu  ter- 
rible pour  les  rois  delà  terre.  i» 

Des  prières,  des  craintes  et  des  larmes!  voilà  tout  ce  qu'il  trouve  a 
offrir  à  Dieu  près  de  la  tombo  de  Louis  XV!  C'était  la  même  pensée 


DB  LA  CHAIEB.  S5 

^o'avjiU  exprimée  CousU)u,  lorsquMl  avait  représenté  le  cardinal  Dubois 
à  genoux,  sur  son  sépulcre,  devant  le  livre  des  Psaumes,  ouvert  à  Teii- 
.droit  ûu  Miserere, 

Parlant  des  qualités  si  naturellement  heureuses  de  Louis  XV, 
Beauvais.  laissa  tomber  d^éloquentes  paroles  sur  les  flatteurs,  ces 
jcruels,  ces  perfideê  qui  n*ont  pas  versé  le  poison  dans  un  etul  foose, 
mais  dans  les  sources  publiques  dont  les  eaux  salutajres  devaient 
désaltérer  les  peuples  :  —  «  Le  peuple  n'a  pas  sans  doute  le  droit  de 
murmurer,  ajouta-t-il  ;  mais  il  a  le  droit  de  se  taire,  et  son  iilenee  est 
la  leçon  des  rois!  »  —  Parole  sévère  et  vraie,  mais  dont  la  Révolution 
devait  faire  un  mensonge. 

Beauvais  ne  fut  pas  moins  énergique  à  Tégard  des  philosophes  :  — 
«  Siècle  dix«-huitième,  si  fier  de  vos  lumières  et  qui  vous  gloriOez 
outre  tous  les  autres  du  iitrp  de  siècle-philosophe,  quelle  époque 
fatale  vous  allez  faire  dans  Thistoire  de  Tesprit  et  des  mœurs  des 
nations?  Nous  ne  vous  contestons  point  le  progrès  de  vos  connais- 
sances, mais  la  faible  et  superbe  raison  des  hommes  ne  pouvait-elle 
donc  s'arrêter  à  son  point  de  maturité?....  Il  n'y  aura  donc  plus  de 
superstitions  parce  qu'il  n'y  aura  plus  de  religion ,  plus  de  préjugés 
parce  qu'il  n'y  aura  plus  de  principes,  plus  d'hypocrisie  parce  qu'il  n'y 
aura  plus  de  vertu!  Esprits  téméraires!  voyez,  voyez  les  ravages  de 
:Vos  systèmes  et  frémisse?  de  vos  succès  !  Révolution  plus  funeste 
encore  que  les  |iérésies  qui  ont  changé  autour  de  nous  la  face  de  plu- 
sieurs Etats!  Elles  y  ont  du  moins  laissé  subsister  un  culte  et  des 
mœurs,  et  nos  neteux  malheureux  n'auraient  plus  un  jour  ni  cuUe, 
nimceurs,  ni  Dieu/  à  sainte  Eglise  gallicane!  ô  royaume  très-chrér 
tien  !  Dieu  de  nos  pères,  ayez  pitié  de  la  postérité!  » 

Cette  vision  prophétique  rappelle  naturellement  celle  que  le  Père 
Beauregard  eut, .quelques  années  après,  dans  la  chaire  de  Notre-Dame. 
—  «  Oui,  vos  temples.  Seigneur,  seront  dépouillés  et  détruits,  vos 
fêtes  abolies,  votre  nom  blasphémé,  votre  culte  proscrit.  Mais  qu'en- 
tends-je,  grand  Dieu!  que  vois-je?  Aux  saints  cantiques  qui  faisaient 
retentir  les  voûtes  sacrées  en  votre  honneur  succèdent  des  chants 
lubriques  et  profanes.  Et  toi,  divinité  infime  du  paganisme,  impu- 
dique Vénus,  tu  tiens  ici  même  prendre  la  place  du  Dieu  vivant, 


216  LES  HABDIBSSBS 

l'asseoir  sur  le  trône  du  Saint  des  Sainls  et  recetoir  l'encens  caupable 
de  tes  nouveaux  adorateurs.  » 

Les  disciples  de  Voltaire  crièrent  au  fanatisme,  au  scandale;  nous 
savons  le  reste. 

Le  père  Beauregard  était  un  ancien  jésuite,  un  membre  distingué 
de  cet  illustre  corps,  de  toutes  les  épines  la  plus  pointue ,  disait  Vol- 
taire ;  mais  Tépine  venait  d'être  arrachée,  les  philosophes  triomphaient, 
les  niais  applaudissaient,  et  ce  fut  au  plus  fort  de  cette  ivresse,  lorsque 
d*Âlembert  voyait  tout  couleur  de  rose^  lorsqu'il  apercevait  déjà  dans 
un  avenir  prochain  les  prêtres  mariée,  la  confession  abolie,  le  fana- 
Usm^  écrasé,  etc.,  que  Tabbé  de  Beauvais  osa,  en  présence  de  toute  la 
,  cour  réunie  autour  du  cercueil  de  Louis  XV,  protester <[ue  le  cœur  du 
roi  fut  étranger  au  naufrage  de  cette  société  fameusQ,  précipiiée~dans 
les  flots,  comme  autrefois  le  prophète  de  Ninive,  pour  apaiser  la  tem- 
pête. » 

C'en  était  fait,  nous  voguions  à  pleines  voiles  vers  la  Révolution. — 
«  Les  Français  arrivent  tard  à  tout,  écrivait  Voltaire,  mais  enfin 
ils  arrivent.  La  lumière  s'est  tellement  répandue  de  proche  en  proche 
qu'elle  éclatera  à  la  première  occasion,  et  alors  ce  sera  un  beau  tapage. 
Les  jeunes  gens  sont  bien  heureux  !  ils  verront  de  belles  choses  C)\  ^ 

De  belles  choses,  en  effet  !  Voltaire  lui-même  eut  le  temps  d'en  voir 
qui  durent  aller  au-delà  de  ses  espérances.  £e  philosophe  qui  se  dépei- 
gnait lui-même, 

To^jou^s  un  pied  dans  le  cercueil, 
De  Tautre  faisant  des  gambades  (^), 

4ut  en  effet  reçu  à  Paris,  en  1778 ,  tout  autrement  que  Polichinelle. 
Plus  de  vingt  cordons  bleus  s'inscrivirent  en  un  jour  à  sa  porte  ;  le 
comte  d'Artois  le  félicite  au  théâtre,  on  l'acclame  à  l'Académie,  on  le 
couronne  sur  la  scène,  et,  dès  que  le  peuple  aperçoit  dans  la  rue  son 
caresse  bleu-ciel  parsemé  d'étoiles,  que  les  plaisants  appellent  le  char 
de  VEmpyrée,  il  se  presse,  il  applaudit  :  les  journaux  du  tonips  tien- 

(  I  )  Lettre  au  luarquis  de  Cbativelio,  a  avril  1 76  '< . 
(»)  Lettre  &  Thieriiot,  i^juln  I7ji. 


DE  LA.  CHAIRE.  2l7 

nentà  nous  faire  connaitre  jusqu'aux  détails  de  sa  toilelte  :  habit  rouge 
doublé  d'hermines,  loque  rouge,  grande  perruque  noire  à  la  Louis  XIV, 
au  fond  de  laquelle  brillent  deux  yeux  étincelants  comme  des  escar- 
boucles.  Il  n'y  avait  plus  de  vie  que  là  et  ce  reste  de  vie  allait  s'éteindre. 

«  Dans  vingt  ans  Dieu  aura  beau  jeu,  »  —  avait-il  écrit  à  d' Alem- 
bert,  le  25  Février  1758,  et  vingt  ans  après,  mois  pour  mois,  et.  Ton 
pourrait  dire,  jour  pour  jour,  le  26  février  1778,  Voltaire,  effrayé  par 
un  vomissement  de  sang,  écrivait  à  un  prêtre  :  —  «  Je  vous  prie  de 
venir  le^)lus  tôt  que  vous  pourrez  (*).  »  —  Le  danger  cependant  pa- 
raissant s'éloigner,  la  velléité  du  repentir  s'éloigne.  Les  amis  d'ailleurs, 
d'Alembert,  Diderot,  Marmontel  veillaient  à  la  porte  pour  empêcher 
les  visites  suspectes  de  devenir  trop  fréquentes.  Condorcet  rendra ,  un 
jour,  le  même  service  à  d'Alembert  qui,  sans  lui,  disait-il,  eut  fait  le 
plongeon.  D'autres  frères  le  rendront  à  Diderot.  Voltaire  leur  avait 
souvent  recommandé  de  s'aider  entre  eux;  ils  s'aidèrent  jusqu'à  la  fin. 

La  Révolution  cependant  était  faite  ;  elle  éclat#  en  1789,  et,  deux 
ans  après ,  le  9  janvier  1791,  les  églises  de  Paris  s'emplissent  d'une 
foule  tumultueuse  qui  vient  assister  à  la  prestation  du  serment  exigé 
des  prêtres  par  les  lois  nouvelles.  A  Saint-Sulpice,  le  curé,  M.  de  Pance- 
mont,  paraît  dans  la  chaire,  dans  cette  chaire  récemment  encore  illus- 
trée pat  Bridaine,  et,  malgré  les  Interruptions  les  plus  violentes,  fait 
entendre  ces  simples  paroles  :  Ma  conscience  me  le  défend.  Des 
misérables  se  jettent  alors  sur  lui;  on  l'entraine  par  les  cheveux,  on  le 
frappe  à  la  tête.  La  force  armée  vient  à  temps  pour  empêcher  un  plus 
grand  crime.  Huit  jours  s'écoulent  et,  le  dimanche  16,  nouvelles  som- 
mations, nouveaux  refus  ;  sur  quarante-trois  prêtres  qui  formaient  le 
clergé  de  la  paroisse,  quarante-trois  refusèrent. 

A  Saint-Roch,  l'abbé  Marduel  ne  montra  pas  moins  d'énergie.  — 
«  Il  est  donc  vrai,  lui  dit  alors  Bailly,  que  les  décrets  sur  la  constitu- 
tion civile  du  clergé  sont  contraires  à  la  religion  catholique.  —  Oui, 
répond  M.  Marduel.  —  Eh  bien!  dans  ce  cas,  reprit,  dit-on,  le  philo- 
sophe.s'il  dépendait  de  moi,  demain  la  religion  catholique  n'existerait 
plus  en  France.  » 

(1)  Lettre  à  l'abbé  Gaultier. 


28  LES  H1EDIBSSE8  DE  LA  CHAIRE. 

Bailly  vécut  assez  pour  voir  raccomplissemenl  de  ses  désirs  ;  mais  il 
put  voir  aussi  du  haut  du  fumier  sur  lequel,  trois  ans  après,  le  peuple 
fit  dresser  pour  lui  Téchafaud,  ce  que  devient  une  nation  sans  foi. 

Nous  avons  fini  Thistoire  des  Hardiesses  de  la  chaire  au  XF/i/e 
siècle;  mais  à  i>eine  4es  prêtres  eurent-ils  quitté  le  temple  que  les 
philosophes  s'en  emparèrent  ;  la  chaire  devint  leur  tribune,  et  Ton 
entendit,  un  jour,  Fun  d'eux,  Tacleur  Honvel,  interpeller  Dieu  du 
haut  ^e  celle  de  Saint-Roch  :  —  «  0  Dieu ,  s'écria-t-il ,  si  tu  existes , 
tu  entends  que  j'insulte  à  tes  foudres.  Venge-toi ,  je  t'en  porte  le  défi  ; 
tu  gardes  le  silence,  tu  n'oses  frapper;  j'en  conclus  que  tu  n'es  point!  » 
— Et,  presque  à  la  même  heure,  tous  ces  philosophes  du  néant  portaient 
triomphalement  une  prostituée  à  Notre-Dame;  ils  plaçaient  cette  boue 
colorée  sur  l'autel,  ils  l'encensaient,  ils  chantaient  des  hymnes  en  son 
honneur  ;  et  ils  ne  s'apercevaient  pas,  dans  leur  décrépitude,  que  la 
foudre  elle-même  n'est  pas,  dans  ce  bas  monde,  la  plus  terrible  des 
vengeances  de  Dieu  (  '  ). 

Eue.  DE  LA  GOURNERIE. 

(0  Voir  moa  Histoire  de  Paris  et  de  see  monuments  —  2*  édiUoD,pp.3S7  et  36i. 


HISTOIRE 


DB    LA 


CONSPIRATION  DE  PONTCALLEC 

(1717-1720). 


SUITE  DB  LA  SECONDS  PAITIB  (*). 

CHAPITRE  Vm. 

li»  Cnhambre  R«7»le. 

L'académicien  Lémontey,  au  sepUème  chapkre  de  son  Histoire  de  la 
Régence  {%  se  livre  à  un  exercice  assez  curieux.  Il  professe  une  juste 
estime  pour  la  vieille  magistrature  française  des  sénéchaussées  et  des 
parlements,  et  une  aversion  non  moins  fondée  pour  les  tribunaux 
exceptionnels,  comme  la  Chambre  Royale  de  Nantes  et  diverses  com- 
missions du  même  genre  dont  usa  en  certains  casTancienne  monarchie, 
sans  même  pouvoir  s^excuser  par  les  nécessités  souvent  rigoureuses 
issues  des  crimes  révolutionnaires. — Cela  étant,  H.  Lémontey  s^étonne 
de  voir  cette  magistrature  française,  par  ailleurs  si  honorable,  fournir 
des  juges  à  ces  odieux  tribunaux  d'exception,  entre  autres,  à  la 
Chambre  Royale  de  Nantes.  Ce  n'est  pas  d'ailleurs  qu'il  réprouve 
l'œuvre  de  la  Chambre  Royale,  il  s'en  faut  c|e  tout;  mais  pour  l'hon- 
neur du  principe  —  et  ceci  prouve  certainement  la  candeur  de  son 
âme  (')  —  il  réprouve  la  forme  du  tribunal  et  la  part  de  responsabilité 

(1)  Tojes  ct-dettof,  pp.  i  à  M,  ut  à  i7i ,  sis  k  944. 

(3)  Tome  !•*,  p.  3S7  k  la  note. 

(3)  Lémontef  déclare  en  oatre,  dans  ta  prèbce,  ne  s'être  mis  «  à  écrire  Thlstofre  de 
•  la  France  sons  les  règnes  de  ses  deni  derniers  rois  (Louis  XV  et  Louis  X  Vf)  •»  qae  sur  une 
infttation  femelle,  à  lui  adressée  en  i sot  par  «  le  goufemement  de  l'Empereur  :  >»—  autre 
preofede  candeor. 


30  '  CONSPIRATION 

qui  revient  à  notre  vieille  magislratare  dans  roxereice  tel  quel  de  celle 
juridiction  irrégulière.  Il  se  Texpliquc  seulement  on  songeant  que, 
comme  tous  les  corps  très-nombreux,  Tordre  judiciaire  ne  pouvait 
manquer  d'avoir,  ses  brebis  galeuses;  et  ce  sont  elles,  selon  lui,  qui  for- 
maient les  commissions,  spécialement  notre  Chambre  Royale  de  1719. 
Conclusion  fort  disgracieuse  pour  messieurs  les  commissaires,  etdoni 
Lémontey  leur  eût  épargné  l'affront,  s'il  avait  pris  soin  de  lire  atten- 
tivement la  liste  de  leurs  noms  et  qualités,  imprimée  en  tête  du  Recueil 
des  principaux  arrêts  qu'ils  rendirent.  Ces  commissaires  n'appartenaient 
point  à  l'ordre  judiciaire,  mais  bien  à  l'ordre  administratif  :  c'étaient 
douze  maîtres  des  requêtes,  présidés  par  un  conseiller  d'Etat;  leur 
mission  n'était  point  de  rendre  la  justice  conformément  aux  lois  fonda- 
mentales du  royaume  et  de  la  province,  mais  de  donner  à  l'arbitraire 
ministériel  l'appareil  d'une  formalité  régulière.  Instruments  ordinaires 
du  despotisme,  ils  restaient,  en  acceptant  cette  mission,  dans  leur  rôle 
naturel;  mais  la  magistrature  française  et  brelonpe  n'en  peut  souffrir 
aucun  blâme. 

Tout  au  contraire,  le  Parlement  de  Rennes,  dès  qu'il  sut  l'établis- 
sement de  cette  Chambre  Royale,  protesta  contre  elle,  dans  des  remon- 
trances très-dignes  adressées  au  Régent,  qui  se  terminent  ainsi  : 
<t  Nous  vous  supplions  très-instamment.  Monseigneur,  de  nous  rendre 
»  en  cette  occasion  toute  la  justice  que  vous  rendez  si  généralement  à 
»  tout  le  monde,  en  nous  laissant  la  liberté  de  connoitre  de  nos  justi- 
»  ciables,  et  d'être  bien  persuadé  que  le  Roi  n'a  point  de  sujets  plus 
»  soumis  que  nous  (*).  »  Ces  remontrances,  dont  on  ne  tint  compte, 
sont  datées  du  4  octobre  1719;  la  nouvelle  de  l'établissement  d'une 
commission  du  Conseil,  ou  Chambre  Royale,  était  déjà  depuis  quelques 
jours  arrivée  en  Bretagne,  puisque,  dès  le  1er  octobre,  M.  de  Brou  en 
informait  son  ami  Mellier  (*)  ;  toutefois  les  lettres-patentes  portant 
création  de  cette  Chambre  ne  sont  que  du  3  octobre  1719.  —  «  Etant 
»  informç  (fait-on  dire  au  Roi)  de  plusieurs  cabales  qui  se  sont  faites 
»  depuis  quelque  temps  dans  notre  province  de  Bretagne  et  lieux  cir- 

(1)  Arch.  d'Ule-et- Vilaine ,  B.  77.  A  ces  remonlrances  sont  JoiDies  deux  lettres  du  Parle- 
ment,  Tune  pour  le  Garde -des -Sceaux  et  l'autre  pour  H.  de  la  Vrilliôre. 
(3)  Correspondance  de  Mellier  avecVlntendant,  aux  Arch.  niunicip.  de  Nantes. 


DE  PONTGALLEC.  31 

A  con voisins  contre  notre  service  et  le  repos  de  notre  province,  môme 
»  d'attroupements  de  plusieurs  gentilshommes,  associations  entre  eux, 
»  amas  d'armes,  de  poudre,  de  munitions  et  de  chevaux,  enrôlemens 
»  de  soldats,  pratiques  secrètes  dedans  et  dehors  notre  royaume,  pro* 
9  jets  de  traités  avec  une  puissance  étrangère,  opposition  à  main 
9  armée  à  la  levée  de  nos  deniers,  assemblées  ilUcites,  résistance  à 
»  l'exécution  de  nos  ordres  et  refus  d'y  obéir  :  tous  préparatifs  tendant 
»  à  révolte,  qu'il  est  également  impoi'tant,  pour  le  bien  de  nos  sujets 
3»  et  la  conservation  do  notre  autorité,  de  prévenir,  en  punissant  les 
»  auteurs  de  tels  attentats ,  pour  assurer  par  des  exemples  de  notre 
»  justice  l'obéissance  qui  nous  est  due,  la  tranquillité  de  cette  pro- 
»  vince,  la  perception  paisible  de  nos  droits  et  la  sûreté  de  ceux  qui 
»  sont  préposés  à  les  recevoir.  Nous  avons  cru  devoir  établir  une 
»  Chambre  dans  notre  ville  de  Nantes,  etc.  (*).  »  Ces  lettres  nomment 
pour  présider  ladite  Chambre  M.  de  Chàteauneuf,  conseiller  d'Etat, 
et  pour  y  siéger  sous  sa  présidence  quatorze  maîtres  des  requêtes  de 
l'Hôtel ,  savoir,  MM.  Maboul ,  de  Barillon  ,  Brunet  d'Evry,  Feydeau  de 
Brou,  Hébert  du  Bue,  de  Baussan,  Angrand,  Pencher,  Bertin ,  Parisot, 
Pajol,  Midorge,  Legendre  de  Saint- Aubin,  et  Aubery  de  Vastan  (*). 

Chàteauneuf  avait  servi  sans  éclat  en  diverses  missions  diploma- 
tiques et  de  naissance  il  était  Savoyard ,  ce  qui'faisait  dire  au  peuple 
'  qu'on  n'avait  pu  trouver  de  Français  pour  présider  la  Chambre.  Feydeau 
de  Brou  n'est  autre  que  Tintendant  de  Bretagne,  notre  vieille  connais- 
sance, qui  possédait  en  effet  le  grade  de  maitre  des  requêtes.  Maboul 
avait  le  privilège  d'être  le  doyen  d'âge  de  toute  la  commission ,  et 
Parisot  la  réputation  d'un  homme  d'esprit  et  de  mérite  investi  de  la 
confiance  du  duc  d'Orléans;  les  plus  considérables  après  ceux-ci  étaient 
MM.  de  Barillon,  de  Baussan,  Angrand  (').  Aubery  de  Yàtan,  l'un  des 
jeunes  de  la  Chambre,  fut  chargé  de  remplir  près  d'elle  les  fonctions 
de  procureur-général. 


(1)  Becnell  Impriisé  det  arrêts  de  la  Chambre  Royale. 

(9)  Ce  dernier  nom  est  écrit,  dans  les  pièces  de  ce  temps,  Fastan^  Failan  et  Fâtan, 
et  l'on  prononçaiten  réaUté  Fdtan, 

(3)  Tons  ces  renseignements ^nt  pris  d'une  lettre  de  H.  de  Broii  à  HelUer,  du  lo  oc- 
tobre 1719. 


32  GONSPIEÂTIOn 

Quand  cette  Chambre  eut  été  ainsi  déflnitivement  constituée,  qui 
fut  douloureusement  étonné?  nul  .autant  que  les  deux  agents  qui 
avaient  le  plus  travaillé  à  la  faire  naître ,  MM.  de  Brou  et  Mellier. 
M.  de  Brou  avait  compté  d'en  être  le  président,  et  Mellier  le  procureur- 
général  ('}  :  celui-ci  resta  à  la  porte,  et  l'autre  confondu  avec  les 
simples  assesseurs  ;  et  le  pis,  c'est  que  tous  les  deux,  dans  cette  chute 
commune  de  leurs  espérances,  se  trouvèrent  précisément  obligés  par 
leurs  fonctions  de  préparer  les  logements  et  lieux  d'assemblée  de 
la  Chambre  Royale.  Les  lettres  de  De  Brou  à  Mellier  sur  ce  sujet  sont 
vraiment  curieuses.  Cet  important  fonctionnaire,  ce  grave  personnage, 
qui  va  avoir  tout  à  l'heure  à  statuer  sur  la  vie  et  la  fortune  de  tant  de 
citoyens,  sur  le  sort  et  l'honneur  de  tant  de  familles,  à  la  veille  de 
remplir  cette  mission  redoutable  il  n'est  préoccupé  que  d'un  point  : 
savoir,  s'il  pourra  ou  non,  pendant  la  tenue  delà  Chambre,  loger  dans 
l'hôtel-de-ville  de  Nantes,  où  ses  prédécesseurs  avaient  coutume  d'être 
reçus  à  leurs  séjours  dans  cette  ville.  Sans  doute  ce  logement,  consi- 
déré comme  le  plus  honorable,  devrait  être  réservé  au  président  de  la 
Chambre,  M.  de  Châteauneuf  ;  M.  de  Brou  le  sait  bien,  mais  il  découvre 
et  indique  à  son  confident  Mellier  les  expédients  les  plus  ingénieux 
pour  écarter  le  président.  Sans  doute  encore  les  échevins  vont  se  récrier 
sur  la  dépense,  sur  l'eihbarras  de  meubler  pour  M.  l'Intendant  l'apparte- 
ment de  la  maison  de  ville  ;  à  cela  ne  tienne  ;  l'Intendant  apportera 
avec  lui,  s'il  faut,  lits,  sièges,  tapisseries,  vaisselle,  tout  son  mobilier, 
voire  sa  batterie  de  cuisine ,  pourvu  qu'on  le  loge  à  l'hôtel-de-ville  ; 
mais  il  veut  y  être,  y  coucher;  en  cela  git  pour  lui  tout  l'intérêt  de  la 
Chambre  Royale  et  du  terrible  procès  dont  elle  est  chargée  ;  c'est  là  ce 
qui  remplit  uniquement  ses  lettres  (').  Type  curieux ,  en  vérité ,  des 
agents  auxquels,  dès  lors,  la  centralisation  parisienne  livrait  la  destinée 
des  provinces  :  à  voir  leur  attitude  importante,  leur  front  chargé  de 
soucis,  on  les  croirait  absorbés  dans  la  plus  profonde  méditation  des 
affaires  d'Etat;  ils  rêvent  de  colifichets. 

M.  de  Brou  parvint  du  reste  à  ses  fins,  il  eut  l'appartement  de 

(1)  Leitret  de  H.  de  Broa  à  Mellier  des  3  ,  s,  et  lo  octobre  1719. 
(9)  LeUret  de  H.  de  Brou  à  Mellier,  des  i*%  3,  s,  t,  lo  octobre  1719,  et  une  autre 
lettre  sans  date  qui  doit  être  du  1 4  du  même  mola. 


DB  PONTCALLBC.  33 

rhôtel-de-vilte.  M.  de  Châteauneuf  fut  logé  au  château  de  Nantes,  où 
Ton  crut  devoir,  par  prudence,  faire  tenir  les  séances  de  la  Chambre, 
malgré  Tencombrement  des  prisonniers.  Quant  aux  autres  commis* 
saires,  on  eut  de  la  peine  à  leur  procurer  uo  gîte.  Les  meilleurs 
bourgeois,  à  qui  Ton  s'était  d'abord  adressé,  montrèrent  une  vive 
répugnance  et  se  retranchèrent  obstinément  derrière  leurs  vieux  privi- 
lèges (').  On  se  rejeta  sur  les  Jésuites,  qui  avaient  alors  à  Nantes, 
dans  la  rue  de  Briord,  un  établissement  considérable  (^)  ;  ceux-ci 
n'osèrent  résister  aux  ordres  de  l'Intendant,  mats  très-peu  flattés  de 
se  voir  imposer  des  hôtes  dont  la  mission  n'excitait  pas  plus  leur  sym-^ 
pathie  que  celle  des  bourgeois,  ils  réclamèrent  auprès  du  Garde  des 
Sceaux  et  obtinrent  enfin  d'être  dispensés  de  cette  corvée,  juste  au 
moment  que  les  commissaires,  convoqués  pour  le  25  octobre,  allaient 
arriver  à  Nantes,  où  se  trouvaient  déjà  rendus  le  président,  H.  de 
Châteauneuf,  et  l'Intendanft,  M.  de  Br6u  C).  Cette  circonstance  obligea 
de  retarder  de  quelques  jours  Fûuveirture  de  la  Chambre.  Hellier,  à 
bout  d'expédients,  s'adressa  à  une  manière  de  logeur^  le  sieur  Bédoùat, 
demeurant  près  des  Minimes,  chez  lequelll  casema  sept  des  commis- 
saires; il  dispersa  les  cinq  autres  en  d'obscures  malsons  aux  environs 
du  château, .et  se  vit  même  obligé,  pour  en  finir,  de  recueillir  sous  son 
toit  l'un  de  ces  derniers,  M.  de  Barillqn,  dont  la  malpropreté  avait 
excité  les  plaintes  de  son  hôtesse  (*). 

(1)  LeUre  de  M.  de  Brou  à  Neliier,  du  i  octobre  i7i7. 

(n)  Dani  l'hôtel  de  Briord ,  maintenant  occupé  par  les  beau»  ateliers  et  magasins  de 
M.  Leglas-Haarice. 

(3)  Lettre  de  M.  Charron  i  Mellier,  du  ae  octobre  I7i9. 

(4)  Cette  bôtesae  était  une  yieille  dame  La  Glronnlëre  Bonnet  ;  elle  écrit  il  à  Meiuêr  la 
lettre  snivante ,  dont  l'orUiographè  n'est  pas  moins  curieuse  que  le  fond':  —  «  Monsieur» 
»  permeticz-moi  de  tous  infomuiir  de  ce  que  Je  trouve  de  dérangement  dans  Tappar- 
>•  tement  que  M.  de  Barillon  occupet.  llUa  la  couverture  du  Ut  où  11  coucbet .  qui  est  de 

-  n  damas  dtron  et  est  tome  tachée  :  ilUa  de  grandes  taches  qui  semble  être  du  cabis  (café) 
»  qui  s'^st  répandu  deasus.  Dans  la  même  chambre  yli  manque  deni  chèses  foncées  de 
w  Jonc  et  les  bols  peints  en  rouge.  —  D^ns  la  chambre  où  coucbet  les  valets ,  une  fenêtre 
»  est  tombée  sur  les  caros (carreaux);  les  vitres  en  sont  toutes  quacées  et  le  châssis  déta- 
»  cbé.  llHa  aussi  quelques  vitres  en  Tesqiuilié  (escalier)  de  quacées.  —  Je  vous  prie 
»  d'avpir  égard  à  cet  petits  déùrit^  étant ,  avec  bien  du  respect,  Monsieur,  votre  très 
»  henmble  servante  (signé)  Là  Giroihiièrb  Botimbt. i>  Arch.  dHIe-et- Vilaine ,  fonds  de 
l'Intendance,  liasse  Chambre  Royale. 

Tome  IV.  3 


34  GonspiBATiorr 

Enfki,  le  30  octobre  1719,  tous  les  commissaires  étant  rassemblés 
dans  une  des  satles  du  Château,  sous  la  pr^idence  de  Châteauneuf, 
M.  de  Yâtan,  comme  procureur-général,  prit  la  parole  en  ces  termes  : 
«  Messieurs,i'apporteIeslettres-paienlesd'étabUssementd'uneChambrc 
»  Royale  en  cette  ville,  par  lesquelles  il  a  plu  à  Sa  Majesté  vous  com- 
»  mettre  pour  la  tenir.  L'objet  en  est  égarlement  important  et  au  main- 
M  tien  de  Tautorlté  du  Roi  et  au  salut  d'une  des  priucipales  provinces 
9  du  royaume.  Vous  n'y  pourrez  lire  sans  étonnement  Ips  tnotifs 
»  considérables  qui  arment  aujourd'hui  le  bras  de  la  justice...  »  Alors 
il  reprit,  en  le  noircissant  encore,  l'exposé  de  motifs  des  lettres- 
patentes  cité  plus  haut,  continua  par  une  suite  de  lieux-communs  où  il 
opposait  la  bonté  et  la  rare  clémence  du  prince  à  la  noire  méchanceté 
des  rebelles,  et  acheva  ainsi,  en  s*adressant  de  nouveau  aux  commis- 
saires :  «  Animés  tous  du  même  esprit  et  singulièrement  engagés  par 
»  votre  état  à  travailler  pour  la  gloire  du  Roi  et  pour  le  bien  du 
»  royaume  qui  en  est  inséparable,  vous  allez,  Messieurs,  faire  la  jus- 
»  tice  dans  cette  province,  et  par  elle  le  prince  y  régnera.  Vous  allez 
9  y  faire  connoitre  et  apprendre  è  respecter  son  autorité  ;  et  en  même 
j»  temps  que  vous,  répandrez  le  trouble  et  la  terreur  parmi  quelques 
»  gentilshommes  séditieux  et  rebelles,  vous  assurerez  1q  repos  et  la 
»  tranquillité  des  peuples,  dont,  grâce  au  Ciel,  la  fidélité  est  sans 
9  atteinte  et  à  couvert  de  toute  suspicion  (').  » 

En  suite  de  ce  réquisitoire,  le  greffier  donna  lecture  des  lettres- 
patentes  portant  établissement  de  la  Chambre  Royale  et  nomination 
des  commissaires  choisis  pour  en  faire  partie;  ces  lettres  furent  enre- 
gistrées, et  la  Chambre  installée  définitivement  dans  ses  fonctions. 

Ce  jour  même  ou  le  lendemain ,  elle  reçut  les  compliments  officiels 
de  l'Université  de  Nantes,  dont  la  harangue  nous  a  été  conservée. 
Quelques  auteurs  y  ont  voulu  voir  une  déclaration  de  sentiments  hostiles 
à  la  cause  bretonne  et  très-sympathiques  à  la  mission  répressive  des 
commissaires.  Pour  moi  j'y  ai  vu  tout  le  contraire.  Sans  doute  op  y 
sent  l'odeur  d'un  encens  assez  grossier:  quelle  harangue  officielle, 
sous  un  régime  despotique,   peut  aller  sans  cet  ingrédient?  Mais 

(1)  Ce  réquisitoire  est  imprimé  en  entier  dans  le  Bccuell  d'arrêts  de  la  Chambre  Boyalc 
Ae  Nantes. 


DB  PONTGALLEG.  35 

parmi  ces  louanges  banales,  on  ne  citerait  pas  une  parole  de  blâme 
contre  la  rébellion  ni  d^approbation  pour  la  vengeance.  Le  mot  de 
rébellion  ou  de  sédition  n*y  est  pas  même  prononcé;  TUniversité 
déplore  seulement  «  les  cruels  soupçons  que  la  difficuUé  des  temps  et 
»  la  conduite  trop  peu  mesurée  de  quelques-uns  ont  pu  faire  naître 
»  dans  Tesprit  du  Prince.  »  ElledouteiiuMl  y  ait  des  coupables;  à  grand 
peine  veut-elle  nommer,  môme  sous  forme  d'hypothèse,  «  le  crime 
»  de  ceux  qui  auroient  oublié  leur  devoir,  s'il  s'en  trowoe  quelques- 
»  uns.  9  Haia loin  d'applaudir  à  la  mission  de  la  Chambre  Royale, 
loin  de  la  pousser  dans  les  voies  de  la  sévérité,  elle  ne  parle  que  des 
larmes  et  des  soupirs  que  cette  mission  lui  arrache,  et  proteste  qu'une 
seule  cho&e  peut  atténuer  sa  douleur  :  c'est  qu'à  voir  la  personne  des 
commissaires,  elle  augure  qu'ils  agiront  «  plutôt  en  pères  compatissants 
»  et  charitables  qu'en  juges  sévères,  »  et  que  «  Qui  donne  de  tels 
»  juges  veut  plus  pardonner  que  punir.  » 

Ce  fut  là  le  seul  témoignage  public  de  sympathie  donné  dans  la  ville 
de  Nantes  à  la  Chambre  Royale  :  sa  vraie  signification  n'est  pas.  dou- 
teuse. Mais  en  regard  de  cette  dignité  de  sentiments,  perçant  sous 
l'enveloppe  banale  des  formules  imposées,  vint  se  placer,  on  doit 
l'avouer,  plus  d'une  platitude  individuelle,  dont  quelques  vestiges, 
curieux  sont  aussi  venus  jusqu'à  nous,  entre  lesquels  on>.ne  peut  se 
dispenser  de  citer  l' Ode  pour  Messieurs  de  la  Chambre  Royale  adressée 
aux  bourgeois  de  Nantes.  Cela  commence  ainsi  : 

Peuples ,  rassurez-vous  et  cessez  vos  alarmes  ! 
On  vient  vous  épargner  des  soupirs  et  des  larmes  , 
Un  Régent  éclairé  prévient  mille  attentats 
Que  fomentoit  TEnvie  au  sein  de  vos  Etats. 

Il  y  a  douze  strophes  de  cette  force;  les  plus  remarquables  sont 
celles  où  l'auteur  est  parvenu  à  faire  entrer  le  nom  du  président  et  des 
quatorze  co^mmissaires  de  la  Chambre  choisis  par  le  Régent  : 

De  Châleauneuf,  Maboul,  fidèles  commissaires  « 
Aubery  de  Vastan,  sages  dépositaires 
De  ses  justes  desseins,  Feydeau,  Midorge,  Ângrand, 
DeBariUm,  Brunel,  du  Bue,  eideBaussan; 


36  CORSPIRATIOl!! 

Pajot,  Poncher,  Berlin»  Parisot  cl  Le  Gendre, 
Commissaires  aussi,  vont  à  Nantes  se  rendre, 
Pour  en  dernier  ressort  juger  ces  faclieux, 
De  louC  temps  méprisés  des  hommes  et  des  dieux  !... 

Après  cela,  évidemmenr,  il  faut  tirer  Téchelle.  Cest  là  le  sublime  du 
genre,  et  rarement  on  a  vu  harmonie  aussi  parfaite  régner  entre  le 
fond  et  la  forme. — Je  voudrais  bien  connaître  le  mendiant  qui  commit 
ces  rimes  nauséabondes  et  Taumône  qu'elles  lui  valurent.  Dans  le  seul 
exemplaire  imprimé  que  j'en  aie  jamais  vu  (*) ,  elles  sont  signées 
«  M***  »  :  serait-ce  Mellier,  par  hasard?  Il  en  était  bien  capable, 
comme  nous  le  verrons  à  sa  prose. 

Le  front  ceint  de  cette  couronne  des  moins  poétiques,  la  Chambre 
Royale  se  mit  à  Tœuvre,  et  débuta,  le  8  novembre  1719,  par  un  arrêt 
«  qui  met  sous  la  protection  et  sauvegarde  du  Roi  et  de  la  Chambre 
»  tous  dénonciateurs,  témoins,  et  ceux  qui  viendront  à  révélation  (^).  » 
Le  29  du  même  mois,  elle  en  rendit  un  second,  digne  complément  du 
premier,  «  portant  défense  à  tous  gentilshommes  et  autres,  noniîné- 
»  ment  atix  communautés  et  maisons  religiev^es,  de  donner  retraite 
t»  aux  coupables  et  do  se  rendre  dépositaires  d'aucuns  de  leurs  papiers 
»  et  effets,  avec  injonction  de  les  dénoncer  au  plus  tôt  et  de  donner 
»  avis  des  lieux  où  ils  savent  qu'ils  se  retirent,  sur  peine  d'être  réputés 
D  complices  et  d'être  punis  comme  criminels  de  lèse-majesté,  suivant 
»  la  rigueur  des  ordonnances  (').  » 

La  délation,  ainsi  excitée  et  provoquée  de  toutes  façons,  rendit  sans 
doute  quelques  fruits;  mais  on  en  retira  bien  plus  encore  de  toutes 
les  garnisons  entassées  dans  la  province,  particulièrement  du  zèle  de 
M.  de  Mianne  et  de  son  armée  d'alguazils  (plus  de  quatorze  cents 
hommes)  organisée  en  colonne  mobile.  Messieurs  les  Commissaires  de 
la  Chambre ,  jaloux  de  bien  gagner  leur  salaire  et  s' échauffant  à  la 
besogne,  ne  se  reposèrent  un  peu  qu'après  avoir  décrété  environ  cent 
cinquante  arrestations,  dont  les  deux  tiers  environ  flirent  exécutées  :  le 
reste  des  accusés  échappa. 

(I)  AaxArchiTesd'nie-et-VUaioe,  fonds  de  Vlntendance,  liasse  Chambre  Royale. 

<i)  C'est  le  litre  mfime  de  cet  arrêt,  dans  le  Becueil  imprimé,  où  le  texte  est  tout  au  long.  * 

<3)  Jenefiis  encore  que  transcrire  le  titre  de  Tarrêt,  d'après  le  Recueil  imprimé. 


DB  PORTCALLSC.  37 

Sur  les  listes  qui  nous  ont  été  conservées,  on  voit,  comme  je  Tai 
déjà  dit,  que  toutes  les  classes  de  la  société  avaient  pris  part  au  mouve- 
ment.  Sans  doute  les  gentilshommes  tiennent  la  tète  :  presque  tous 
ceux  que  j'ai  nommés  au  chapitre  précédent  et  beaucoup  en  outre  dont 
je  n*ai  rien  dit  furent  arrêtés  on  décrétés  de  prise  der^rps,  en  première 
ligne  MM.  de  Ponicallec,  de  Montlouis,  Le  Moyne  de  Talhonët  et  du 
Couédic.  Maisà  côté  d'eux  nous  trouvons  des  prêtres  et  des  religieux  ('), 
des  gens  do  robe  et  de  loi  (*),  des  bourgeois,  des  marins  (*),  des  arti- 
sans, des  paysans  (^)  en  nombre  considérable  ;  et,  même  parmi  les 
Cemmes,  auprès  de  celles  de  la  noblesse  nous  en^voyons  figurer  plu- 
sieurs de  condition  moyenne,  qui  semblent  avoir  eu  dans  ces  affaires  un 
rôle  assez  important,  entre  autres,  une  certaine  Jacquetle  Le  Gros,  dite 
aussi  MM»  de  la  Prévostaie,  de  la  paroisse  de  Mouais,  employée  par 
M.  de  Bonamour  à  des  missions  difficiles,  et  dont  M.  de^Brou ,  dans 
Tordre  donné  pour  Tarrèter,  a  tracé  ce  portrait  :  «  Agée  de  trente  ans 
»  ou  environ,  de  taille  avantageuse,  haute  en  couleur,  les  cheveux 
»  châtains,  plus  belle  que  laide,  le  nez  assez  grand  (').  » 

La  fin  du  mois  de  novembre,  le  mois  de  décembre  1719  et  janvier 
1720  furent  consacrés  par  la  Chambre  aux  interrogatoires  des  pré- 
venus. A  en  croire  quelques  auteurs,  plusieurs  accusés  se  seraient 
montrés  d'une  faiblesse  déplorable  et  d'une  étojindnte  facilité  à 
dénoncer  leurs  complices;  et  il  est  sûr  d'ailleurs  qu'on  excita  tant 
qu'on  put  ces  révélations  par  des  promesses  redoublées  d'impunité 

^  (1)  Bnlre  autres.  Croiser,  curé  de  Llgnol,  —  du  BraudoBOier,  curé  de  Berné.  —  de  la 
BoUnière,  pré?ôt  de  la  eollégiale  de  Guérande,  -r  dom  Caoursin,  prieur  de  l'abbaye  dq 
Langoonet,  —  Tabhé  BourguiUot.  etc.  —  Au  reste,  la  «ympalbfe  des  maisons  reUgfeuses 
pour  les  palrfolesbretoBA  était  si  connue,  que  dans  l'arrêt  du  3t  noTembre  I719,  on  afait 
cru  devoir  insérer  à  ceirégard  une  claQse  spéciale. 

(2)  Par  exemple,  HU.  de  Lambllly  et  de  Saint- Pern  du  Lattay,  conseillers  au  Parlement  de 
Bretagne.  —  Le  Villan  des  Babines,  procureur  fiscal  de  Saint-Jean-Brévelay,  —  Gbesnin, 
notaire  et  procureur  ft  la  Boche- Bernard,  etc. 

(3;  Des  bourgeois;  Haxloiilien  Crespel,  Kerprotost,  Glrault,  Kerpondarracs,  Bosconan, 
etc.  —Des  marins  :  Hadéran.Lappartieo,  tous  deux  du  pays  de  Buis,  —  Le  GenUl  dit  Le 
Hanchot,  de  la  Boche-Bernard. 

(4)  lies  artisans  comme  Le  Bay,  arquebusier  à  la  Boche-Bernard,  ~  La  Pierre,  auber- 
giste de  Ponlchftteav,  etc.  —  Des  paysans,  en  grand  nombre  «  tels  que  Jean  Le  Herle,  Le 
BcBuI,  Berger,  Le  Daign.  Le  Fur,  Le  Gonrec,  Hébu.  La  Bousse,  CrapHUt,  etc. 
-  (&)  Lettre  de  9.  de  Brou  à  MoUler,  du  s  octobre  1719. 


38  CONSPIEATION 

tant  en  faveur  des  révélateurs  que  des  révéla.  Pourtant,  coiniiie  les 
procédures  sont  aujourd'hui  détruites  ou  perdues  ('),  nous  ne  pour 
vons  plus  à  cet  égard  juger  de  rien  exactement;  et  les  eût-on  sous  les 
yeux,  il  faudrait  songer  encore  que  tous  les  procès-verbaux  des  inter- 
rogatoires furent  rédigés  par  des  plumes  systématiquement  hostiles 
aux  Bretons.  En  tous  cas,  si  quelques  accusés  perdirent  la  tète,  beau- 
coup gardèrent  au  contraire  tout  leur  sang  froid,  et  plus  d'un  eut  asse^ 
de  calme  pour  plaisanter  même  sur  la  sellette  et  railler  ses  juges. 
Robien,  dans  soif /oumoZ  historique^  rapporte  le  mot  d'un  sieur 
Gentil  (de  la  Roche-Bernard),  surnommé  Le  Manchot,  brave  homme 
de  mer  et  ancien  capitaine  de  corsaire,  qui  avait  eu  les  deux  bras  em- 
portés dans  un  combat  par  un  boulet  de  canon,  et  qui  était  plusieurs 
fois  passé  en  E^agne  pour  les  affaires  de  la  conjuration  où  il  servait 
sous  les  ordres  de  M.  de  Bonapiour,  dans  cette  troupe  surnommée, 
comme  on  Ta  vu ,  le  régiment  de  la  lAberté.  Aussi  l'un  des  commisr 
saires ,  H.  de  Baussan,  qui  faisait  l'interrogatoire  de  Gentil,  étant  venu 
à  lui  demander  :  —  Mais  enfin  qu'étiez-vous  donc  dans  le  régiment  de 
la  Liberté? — Hoi?lui  répondit  Gentil,  mpntrantses  bras  mutilés;  mais, 
parbleu!  j'en  étals  le  fifre.  —  «  Réponse  (ajoute  Robien)  qui  fit  sout 
rire  le  fier  magistrat.  » 

Dès  la  fin  de  janvier  1720,  l'affaire  était  instruite,  les  interroga- 
toires terminés,  tout  le  fond  de  la  procédure  b^lé,  et  la  Chambre  en 
état  de  rendre  son  ^rrôt.  Mais  elle  n'eut  garde  d'oublier  qu'en  venant  ^ 
Nantes,  elle  avait  accepté  la  mission  de  rendre  non  point  un  arrêt 
mais  un  service.  Elle  n'était  qu'un  instrument,  contraint  pour  agir 
d'attendre  l'impulsion  du  maître.  Elle  fit  dire  à  Paris  qu'elle  était  prête, 
et  attendit  de  recevoir  du  ministre  le  dispositif  de  sa  sentence.  Elle 
pouvait  attendre  longtemps  :  le  Régent  et  le  cardinal  Dubois,  absorbés, 
dans  leurs  intrigues  et  dans  leurs  débauches,  s'inquiétaient  médiocre- 
ment de  fixer  le  sort  des  captifs  du  château  de  Nantes.  Ce  retard 
rendit  quelque  espoir  aux  amis  des  prisonniers;  11  n'était  que  d'insou- 

(0  Toutes  met  recherches  aux  Archives  de  Prancc,  quoique  fort  persistantes,  ont  été  à 
cet  égard  sans  résultat;  et  Jen'at  pas  eu  plus  de  bonheur  dans  les  bibliothèques  publiques 
de  Paris,  quoiqu'il  soit  certain  que  l'une  d'elles  a  possédé,  il  y  a  moins  de  dix  ans,  un  ? ohimc 
manuscrit  de  plus  de  300  feuillets,  conteiuint  une  parUe  de  ceUe  procédure. 


DE  PONTCALLEC.  39 

ciance  et  de  dédain,  on  se  porla  à  espérer  qu'il  annonçait  un  retour  de 
mansuétude.  On  crut  que  la  voix  publique,  déjà  favorable  aux  accusés, 
pourrait,  en  se  prononçant  de  plus  en  plus,  tirer  de  ces  dispositions 
réputées  bienveillantes  une  grande  et  large  mesure  de  clémence  ou 
plutôt  de  véritable  justice;  c'est  dans  ce  but  qu'on  répandit  de  tous 
côtés  dans  la  province  un  petit  livre  intitulé  :  Apologie  de  la  Noblesse 
et  du  Parlement  de  Bretagne.  Mais  on  comptait  sans  messieurs  de  la 
Chambre  Royale,  qui  virent  là  un  nouveau  crime, — car  c'était  crime 
à  leurs  yeux  de  vouloir  engager  le  prince  aux  voies  de  la  clémence. 
D'ailleurs  ils  se  trouvaient  sans  ouvrage  et  cootramtsde  rester  les  bras 
croisés  en  attendant  les  ordres  de  Paris  ;  pour  occuper  leurs  loisirs  et 
paraître  au  moins  gagner  consciencieusement  leur  argent^  ils  firent  le 
procès  à  ce  pauvre  petit  livre,  dont  la  destruction,  ordonnée  par  eux, 
fut  si  bien  exécutée  que  nous  ne  le  connaissons  plus  à  présent  que  par 
le  réquisitoire  où  le  procureur-général  en  demandait  la  suppression.  A 
cause  de  celte  circonstance,  ce  réquisitoire  mérite  d'être  cité;  11  fut 
présenté,  le  10  février  1720,  par  H.  de  Vâtan,  qui  s'adressa  en  ces 
termes  aux  commissaires  : 

«  Messieurs,  j'apporte  à  la  Qiambre  un  libelle  imprimé,  sam  nom  d*au- 
teur  ni  d'imprimeur,  intitulé  :  Apologie  de  (a  Noblesse  cl  du  Pùrlement 
de  Bretagne,  Ce  litre  annonce  d'abord  la  iémérilé  scandaleuse  de  l'ou- 
vrage: et  l'impression ,  qui  en  a  été  faite  sans  privilège  ni  permission,  est 
une  contravention  formelle  aux  ordonnances  du  Royaume. 

»  Mais  ce  qui  excite  encore  plus  le  ministère  public  à  requérir  la  con- 
damnation de  cei  écrit,  c'est  de  voir  que,  sous  de  fausses  apparences  de 
respect  et  de  soumission  (*),  il  ne  tend  qu'à  aigrir  les  esprits  contre  le 
gouvememenl,  qu'à  soulever  les  peuples  contre  l'obéissance  due  au  sou* 
verain ,  qu'à  ériger  en  pères  de  la  pairie  et  en  défenseurs  des  privilèges  de 
la  province  (^)  les  chefs  les  plus  déclarés  des  cabales  illicites  et  des  atten- 
tats criminels  qui  font  l'objet  de  votre  commission. 

»  L'autear  <ki  Ubelle  ose  se  plaindre,  au  nom  de  la  Noblesse  et  du  Paile- 
ment  de  Bretagne,  de  V extrême  dureté  et  des  violences  injurieuses  qu*on 
a  exercées  contre  eux ,  —  comme  s'il  ignorait  qu'il  n'y  a  point  d'inter- 

(I)  n  est  da  moins  assez  évident  par  là  que  ce  libelle  n'avait  point  nn  caraclèro 
séditieux. 

(i')  Cette  cpultté  ne  semble  point  usurpée,  d'apr^  tout  ce  que  nous  avons  vu  des  luttes 
des  ÉUls. 


40  C0N8P1BATI0R 

valle  de  ces  sories  de  plaintes  à  la  sédition,  toutes  les  fois  que  le  prince  n'a 
pas  permis  qu'on  lès  portât  aux  pieds  de  son  trône  (*). 

»  Il  entreprend  de  faire  rendre  au  souverain  un  compte  de  sa  conduite 
qu'il  ne  doit  qu'à  Dieu  seul  {*),  et  en  même  temps  qu'il  rejette  les  déci- 
sions de  son  Conseil,  comme  d'un  tribunal  auquel  il  prétend  que  les  Étals 
de  Bretagne  ne  sont  point  assujettis  ('),  on  dirait  qu'il  vent  citer  le  sou- 
verain lui-même  au  tribunal  de  la  {Noblesse  et  du  Parlement. 

»  11  compte  pour  rien  de  violer  par  des  traits  injurieux  le  respect  dA  k 
ceux  qui  commandent  dans  la  province  sous  l'autoritié  du  Roi  et  qui  sont 
chargés  d'y  exécuter  ses  ordres  (t).  C'est  peu  de  chose  encore,  sous  pré- 
texte de  leur  imputer  mille  injustices  criantes»  de  s^en  prendre  à  la  per- 
sonne même  de  l'auguste  prince  (le  Régent)  qui  tient'4es  rênes  du  gouver^ 
nement.  Forcé  d'admirer  les  belles  paroles  qu'il  proféra,  le  jour  que  h 
régence,  qui  lui  était  due  à  tant  de  titres,  lui  fut  déférée  parle  concert  una- 
nime de  la  Nation  française  (')  (paroles  qui  ont  été  les  fidèles  interprètes 
des  sentiments  de  son  coeur  et  le  présage  infaillible  du  bonheur  public) ,  i\ 
a  la  témérité  de  les  opposer  à  sa  conduite ,  et  veut  «  dit-il,  faire  connottre 
à  toute  la  France,  par  unrécil  exact  et  sincère  dp  ce  qui  s'est  passé 
depuis  le  commencement  de  ce  qu'il  apptlk  leur  p&rsécuUQns  qu*4ls  Vont 
soufferte  sans  la  mériter  [*}, 

»  Cet  ouvrage  contient  en  effet  un  récit  affecté,  et  dans  les  ^rme$  les 
moins  ménagés,  de  toutes  les  brouiiieries  que  les  mal  intentionnés  de  Bre- 
tagne excitèrent  dans  les  derniers  États  v^)  ;  et  ce  qui  fut  lors  un  juste 
motif  de  l'indignation  du  prince  contre  quelques-uns  des  plus  obstinés,  ce 
qu'on  a  reconnu  depuis  avoir  été  la  source  fatale  de  tant  de  crimes  (et  plût 

(I)  Aiotl  la  plainte,  mfime  la  plus  meturée  et  la  plus  juste,  serait  sédiUeuse.  Voilà  l>leA 
ces  prétendus  défenseurs  du  pouvoir,  qui  ne  sentent  pas  qu'en  professant  de  telles  maiiniet 
de  servitude  chez  un  peuple  c)iréUen  on  n'aUerrolt  pas  rautorité,  maison  la  compromet  an 
contraire  auprès  de  tous  les  gens  de  cœur. 

(3)  Cela  est  vrai  sans  doute,  è  moins  tou  efois  que  le  souverain  ne  se  soit  engagé,  par  un 
contrat  solennel  et  sous  la  foi  du  sern^nt,  à  rendre  compte  de  ciertatais  actes'  à  d'antres 
qu'à  Dieu. 

(3)  L'auteur  âi|  libelle,  en  posant  ce  principe,  ne  làisait  que  répéter  les  engagements 
solennels,  pris  à  cet  égard  pi^r  l'autorité  royale  dans  tous  les  contrats  conclus  avec  la  pro- 
vince, à  chaque  tenue  d'État8,Jusques  et  y  compris  celui  de  1716. 

(4>  Quand  on  a  vu  comment  H.  deMontesquioo  exécutait  ces  ordres,  comment  11  les  pro- 
Toquait  ou  même  les  supposait  an  besoin  avec  pne  eflronterie  incroyable,  on  est  porté  à 
excuser  quelque  peu  l'auteur  du  libelle. 

(5)  Quand  on  connaltlamanièreWntie  duc  d'Orléans  s'empara  de  la  régence  après  la 
mort  de  Louis  XIV,  on  trouve  queM'deVAtan  abuse  un  peu  trop  du  ^consentement  una- 
nime de  la  Nation  h^nçeisr,  quinefut  mOme  pas  consultée,  quoiqu'elle  eût  certes  le  droit  de 
l'être  en  cette  occasion. 

(6)  La  preuve  irréfutable  de  celte  assertion  du  libelle  résulte,  nous  le  croyons,  de  tout 
notre  récitas  troubles  de  Bretagne,  surtout  de  l'blstolredes  États  de  I7i7-i7i8. 

(7)  Les  États  de  Bretagne  tenus  à  Dinan  en  décembre  1717  et  de  Juillet  à  septembre  1718. 


DS  POKTCâLLEC.  41 

au  Ciel  que  la  mémoire  en  fut  à  jamais  éteinte  et  supprimée),  c'est  l'objet 
de  cette  Apologie^  c*est  ce  qu'on  entreprend  de  canoniser! 

»  11  seroit  à  souhaiter  qu'il  n'y  eût  que  de  l'indiscrétion  de  la  part  de 
l'auteur  de  ce  libelle,  et  que  ceux  au  nom  desquels  il  a  écrit  fussent  à 
portée  de  le  désavouer  ;  ou  du  moins  que,  ne  trouvant  rien  de  repréhen- 
sible  dans  leur  conduite,  vous  puissiez  en  condamnant  leur  plainte  excuser 
kur  intention.  Hais  si  vons  snivez  avec  exactitude,  si  vous  parcourez  par 
ordre  les  différents  mouvements  qui  ont  agité  la  province  dans  ces  temps 
malheureux,  que  penserezrvous  des  premières  impressions  qu'on  a  répan- 
dues dans  les  esprits,  quand  vous  n'aurez  pas  lieu  de  douter  que  ce  ne»^ 
soiem  ces  premières  impressions  qui  aient  servi  de  base  et  de  fondement 
h  la  plus  inouïe  et  la  plus  détestable  conspiration  qui  fut  jamais? 

»  Cest  sur  de  iels  prétextes  que  les  mal  intentionnés  de  Bretagne  se 
sont  enhardis  à  secouer  le  joug  de  l'autorRé ,  à  s'opposer  à  main  armée  à 
l'exécution  des  ordres  du  Roi,  à  solliciter  des  secours  de  troupes  et  d'ar- 
gent dans  une  cour  étrangère ,  à  lever  l'étendard  de  la  rébellion ,  à  faire 
tous  les  préparatifs  d'une  guerre  ouverte  (^). 

»  Vous  êtes  trop  instruits,  messieurs,  des  complots  déjà  formés  et  dont 
l'exécution  devoit  suivre  de  près  ces  plaintes'  audacieuses,  pour  ne  pas 
pénétrer  le  coupable  intérêt  que  les  rebelles  de  Bretagne  pouvoient  avoir 
de  les  rendre  publiques  ;  et  vous  démêlerez  aisément  la  noire  malignité  qui 
çtoit  cachée  sous  des  apparences  qu'on  s'est  en  vain  efforcé  de  rendre  spér 
cieuses  (*). 

»  Cest  aussi  dans  cet  esprit  et  par  ces  motifs  que  j'ai  pris  les  conclur 
fions  par  écrit  que  je  laisse  à  4a  Chambre,  avec  l'exemplaire  du  libelle  im- 
primé dont  je  demande  la  suppression  (f).  » 

Ce  réquisitoire  est  sans  contredit  la  meilleure  pièce  d'éloquence  de 
M.  de  Yâtan  et  de  toute  la  Chambre  Royale,  qui  soit  venue  jusqu'à 
nous.  C'est  pour  cela  encore  que  je  l'ai  cité.  Inutile  d'ajouter  que  I9 
suppression  du  libelle  fut  prononcée  de  suite.  Mais  cet  incident,  je  le 
répète,  n'était  qu'une  sorte  d'intermède  destiné  à  dissimuler  un  peg 
la  longueur  de  l'entr'acte,  pendant  qu'on  attendait  de  Paris  les  or- 
dres indispensables  pour  opérer  le  dénouement.  La  preuve,  c'est  que 

(1)  J'ai  d4)à  cUé  plus  hant,  au  chapitre  VI,  cet  alinéa  et  les  deux  qnl  le  précèdent,  pour 
probrer  la  dlsUncUon  radicale  quj  sépfre  la  conJaraUoo  bretonne  de  l'intrigue  de  Cel- 
lamare.- 

(3)  81  ces  plaintes  étalent  vraiment  si  crlffllnelles,  on  ne  voit  pas  quel  Intérêt  pouvaleni 
avoir  à  les  publier  les  patriotes  bretons  ;  mais  si  cette  publication  semblait  de  nature  à  leur 
attirer  la  sympathie  générale,  c'est  donc  qu'elle  n'était  pas  si  criminelle. 

(3)  RecueU  imprimé  des  arrêts  de  la  Chambre  Royale  de  Hantes. 


42  -  €(NISPIBATH)I« 

tous  les  acteurs  qui  avaient  joué  dans  ce  drame  funeste  un  rôle  dont 
ils  espéraient  tirer  profit,  venaient  déjà  mendier  leur  salaire.  Le  premier 
que  nous  rencontrons  occupé  à  cette  besogne  est  le  fameux  Mellier. 
Qu*avait-ildonc  fait,  qu'était-il  devenu  depuis  le  jour  où  Tinstallalion 
de  la  Chambre  et  le  choix  de  M.  de  Yàtan  pour  TofÛce  de  procureur- 
général  étaient  venus  détruire  ses  rêves  et  renverser  tous  les  droits  quMl 
s'attribuait  sur  cette  place?  Peut-être  croira-t-on  que  cette  déconvenue 
i'avait  engagé  à  demeurer  à  Técart  et  à  garder  vis-à-vis  des  commis- 
saires une  attitude  digne  et  réservée.  Erreur  complète.  Notre  Mellier 
n'avait  pomt  de  ces  sortes  de  délicatesses.  Il  était  de  ceux  dont  la 
«conscience  n'a  jamais  connu  les  luttes  de  la  fierté  d'âme  contre  l'intérêt. 
Souple,  tenace,  infatigable,  capable  pour  réussir  de  tout  supporter 
et  de  tout  oser,  rompu  d'ailleurs  à  tous  les  servîtes  manèges  des  am- 
bitions de  bas  étage,  loin  de  bouder  messieurs  de  la  Chambre,  il  se  mit 
dès  qu'il  les  vit  à  ramper  devant  eux,  accablant  tous  et  chacun  de  ses 
flatteries,  de  ses  obséquiosités,  et  plus  particulièrement  celui-là  même 
-dont  ta  présence  à  cette  place  le  comblait  de  dépit,  M.  Aubery  de 
Yàtan.  Il  travaillait  avec  lui  ou  en  sa  place ,  faisait  pour  lui  de  longues 
recherches,  et  chantait  ses  louanges.  Il  buvait  avec  M.  Pajot,  cQuvrait 
de  sa  protection  le  vétérinaire  de  M.  de  Châteauneuf ,  se  faisait  le  com- 
plaisant de  tout  le  monde,  et  ne  négligeait  même  pas  les  huissiers  ('). 

(1)  Voir  aux  Archives  &V!ie-et-\ï\êlDe(}in»eC&am6re  Boy  aie),  voïe  lettre  delLBijot, 
écrite  le  7  janvier  i720  deGuémeoéoii  ce  commiSBaire  se  tronvait  alors,  et  dans  laquelle  11 
parle  à  Hellier  de  rempressement  qu'il  a  de  revenir  à  Ranles,  «  où  je  compte  fort,  dit-il, 
•  trouver  le  moment  de  boire  aiec  vous,  w  —L'huissier  Germain  resta  en  correspondance 
avec  Hellier  après  le  rappel  k  Paris  de  la  Chambre  Boyale,  et  dans  une  lettre  du  95  juin  1720, 
il  déclare  que  les  honnêieiés'çuHl a  reçues  de  Mellier  et  de  sa  femme  pendant  son 
séjour  à  Nantes  ne  sortirent  Jamais  de  sa  mémoire.  —  Hais  ceci  est  moins  curieux 
et  moins  signiicttif  que  la  lettre  suivante,  adressée  au  même  Hellier  par  H.  de  Châteauneuf 
ptendtnt  la  session  de  la  Chambre  Boyale,  et  ainsi  conçue:  —  «  Ce'26  décembre  1719.  L« 
«•  nommé  Gauthier,  mattre  maréchal  de  Touvols,  homme  très-habile,  a  entrepris  la  cure 
•>  d'un  de  mes  chevaux  de  carrosse,  dont  J'espère  qu'il  viendra  à  bout  Gomme  il  demeure 
••  fort  loin  dici  (c'est-à-dire  de  Etantes) ,  Une  peut  visiter  mon  cheval  aussi  souvent  que  Je 
«  le  souhaiterois,  Jointe  cela  qu'il  est  fort  occupé  d'un  procès  qu'il  a  pardevant  le  Juge  de 
^  Touvols,  nommé  H.  de  la  SelUère.  Ne  ponrrieE-vous  point,  Honsieur,  à  ma  prière,  lui 
.»  donner  une  leUre  de  recommandaUon  en  Justice  auprès  de  cet  alloué  de  Touvols,  soit  au 
>*  nom  de  H.  rintendant/iui  ne  vous  en  désavoueroit  pas,  soit  au  vôtre?  Je  vous  en  serols 
>»  très-obligé.  Ce  maréchal  doit  parthr  demain  à  la  pointe  du  Jour.  Je  suis,  etc.  (Signé) 
*»  GnASTBAUHBiiF.  »  —  Sur  les  autres  service^  rendus  par  Hellier  à  M.  de  Vâlanetanz 
commissaires  dans  l'exercice  do  leurs  fonctions,  voir  ci-dessous  le  mémoire  par  lui  adressé 
au  Garde- des-Sceaux,  le  g  février  1720.  —Toutes  ces  pièces  sont  aux  Arcb.d'llle-et- Vilaine, 
Uasse  Chambre  Royale. 


DB  PONTCALLEC.  43 

liais  après  avoir  tant  semé  et  si  patiemment,  il  fallait  recueillir.  Dès 
le  6  novembre  1719  il  avait  déjà  reçu,  pour  ses  peines  et  soins,  une 
gratification  de  mille  livres  (*)  ;  maigre  bouchée  pour  Un  pareil  appétit. 
Aussi,  trob  mois  a|^  (le  6  février  1720),  il  adressa  au  Garde-des- 
Sceaux  le  mémoire  suivant  (inédit),  morceau  véritablement  curieux, 
qui  nous  livre  le  personnage  tout  entier  : 

Mémoire  adressé  au  fiarde-des-Sceaux,  par  M,  Mellier  (*). 

ARaDtet,  le  6  février  17S0. 

«t  Monseigneur,  vous  m'avez  fait  Vhonnear  de  m'assurer  d'une  récom* 
pense,  à  roccasion  des  mouvements  que  je  me  suis  donnés  sur  les  affaires 
qui  font  l'objet  de  la  Chambre  Royale  séante  en  cette  ville.  Agréez,  Mon- 
seigneur, qu'à  présent  qu'elles  sont  si  fort  avancées,  j'aie  recours  à  votre 
puissante  protection  pour  vous  supplier  très-humblement  d'avoir  la  bonté 
de  me  procurer  la  récompense  que  vous  jugerez  nécessaire,  sur  le  détail 
qu'il  vous  plaira  de  me  permettre  de  vous  exposer  par  celle  lettre. 

»  Il  y  a  six  à  sept  mois.  Monseigneur,  que  les  mouvements  d^  la  noblesse 
de  Bretagie  ont  été  regardés  d'abord  comme  des  saillies  de  gentilshommes 
inquiets,  souvent  épris  de  vin,  et  piqués  des  contraintes  dont  ils  ont  été  me- 
nacés faute  de  paiement  des  restaux  (ou  arrérages)  de  leur  capitalion  et  di^ 
dixième.  Mais,  Monseigneur,  ayant  été  chargé  par  M.  de  Brou  d'en  appro- 
f(mdîr  les  motifs,  j'ai  préjugé  alors  qu'il  y  avoit  d'autres  souterrains;  j'aj 
agi  avec  application  pour  faire  des  découvertes;  j'ai  rendu  compte  à  M.  de 
SroB  de  ce  qui  m'est  revenu.  L'événement  des  procédures  de  la  Chambre  a 
confirmé  mes  conjectures. 

»X*est  par  mes  avis  et  à  ma  prière  que  M.  de  Mianne,  le  fils,  a  fait  arrêter 
au  mois  de  septembre  dernier  le  sieur  Roger.  J'ai  procédé ,  suivant  le? 
ordres  de  M.  de  Brou,  avec  toute  l'attention  possible  à  faire  subir  à  ce 
prisonnier  des  interrogatoires;  ses  réponses  ont  opéré  les  commencements 
de  preuves  nécessaires  pour  établir  la  Chambre  Royale  (').  Aussitôt  qu'elle 
a  été  ouverte,  M.  Maboul  a  été  commis  pour  interroger  le  même  Roger, 
lequd  a  réitéré  ses  réponses  insérées  aux  interrogatoires  qu'il  avoit  prêtés 
devant  moi.  Tout  a  été  joint  pour  former  un  corps  de  procédure  juridique. 

(I)  QnlUaiice  donnée  par  NeUfer  de  ceUe  somme,— aox  Arcb.  d'IUe-et-VUalne ,  fonds 
derintendance^Uasse  Chambré  Bofalê. 

(3)  Je  publie  ce  mémoire  sor  la  mtnnte  conser?ée  à  Bennes,  aux  Arcbiv.  d'Ule-et- Vilaine, 
fonda  de  l'intendanee, liasse  Chambre  Boyajie, 

(3)  Voilà  la  preufe  de  ce  que  j'ai  dit,  au  cliapitre  précédent  (AevMa,  t.  UI,  p.333*33S)de 
l'importance  des  réfélaUons  do  liear  Boger. 


44  conspiRÂTiON 

«  Je  fus  chargé,  Monseigneur,  .dans  le  même  tem|)Sy  par  M.  le  marquis 
de  Ghâteauneuf  et  par  M.  de  Vaslan ,  de  rassembler  en  diligence  lous  les 
mémoires  et  les  avis  donnés  à  M.  de  Brou  sur  les  assemblées  el  sur  les 
pratiques  illicites  des  gentilshommes.  Je  travaillai.  Monseigneur,  jour  et 
nuit  à  rédiger  par  ordre  chronologique  un  gros  volume  des  faits  qui  avaient 
été  recueillis,  dont  je  composai  ensuite  une  table  alphabétique  des  ma- 
tières, pour  faciliter  les  interrogatoires  sur  les  faits,  qu'on  Irouvoit  d*une 
seule  vue.  J*en  fis  tirer  sous  mes  yeux  des  copies  par  des  gens  de  confiance, 
pour  servir  à  Messieurs  de  la  Chambre  Royale. 

»  Depuis  ce  temps* fax  continué.  Monseigneur,  à  me  rendre  avec 

assiduité  auprès  de  M,  de  Vastan,  et  à  remplir  ce  qu'il  a  désiré  de  ma 

part  pour  les  affaires  de  la  Commission.  Elles  ont  été  si  bien  préparées 

et  tellement  approfondies,  jeu ir'aulres,  parla  pénétration,  par  la  vigilance 

de  M.  de  Ghâteauneuf  et  de  M.  de  Vastan ,  et  par  Tattention  de  M.  de  Brou 

et  de  MM.  les  commissaires,  qu'on  est  parvenu  à  développer  une  des  plus 

importantes  affaires  qui  se  soient  présentées ,  et  à  laquelle  il  convenait 

d'apporter  un  remède  efficace  pour  le  bien  de  l'Etat  et  pour  le  repos  public. 

»  J'ose  me  flatter  que  ces  motifs  sont  raisonnables  pour  mériter  une 

récompense  proportionnée  au  succès  de  l'objet  principal.  Ce  n'est  pat. 

Monseigneur,  mon  attachement  ef  mon  zèle  que  je  propose  de  mettre  à 

prix.  Mais,  Monseigneur,  je  ne  suis  pas  riche,  ma  fortune  est  bornée  à 

la  finance  de  mon  office;  il  me  revient,  de  plus  d'un  emlroit,  qu'en  Ira- 

vaillant  aux  affaires  présentes,  ma  conduite  ne  laisse  pas  de  répandre  sur 

moi  le  désir  4e  vengeance  dans  le  cœur  de  ceux  qui  ont  été  accusés  et 

dans  celui  de  leurs  parents  et  de  leurs  aipis,  et  qu'au  surplus  je  puis  compter 

d'avoir  pris  des  mesures  très*préjudicialfles  à  mon  état  et  à  la  société 

civile,  si  je  reste  dans  ce  pays  {}).  —  Dans  cette  situation ,  Blonseigneur, 

j'espère  de  l'honneur  de  votre  protection  une  décision  favorable.  Les 

grâces  ne  peuvent  être  mieux  appliquées  que  quaid  ov  se  livre  a  tout 

pour  les  mériter.  Elles  deviennent  utiles  à  l'Etat  par  r émulation  qu'elles 

excitent  et  par  l'assurance  qu'elles  donnent  d'être  soutenus  contre  les  mal 

intentionnés.  Ceux  qui  se  sontsignalés  en  cas  pareil  l'ont  toujours  éprouvé. 

Cest  la  jurisprudence  de  la  plus  saine  politique  :  et  j'ose  vous  assurer, 

Monseigneur,  qu'à  mon  égard  je  n'ai  d'autre  vue  sur  U  récompense  que 

celle  d'en  faire  usage  pour  m'aider  à  soutenir  les  dépenses  du  service  et 

l'honneur  du  caractère  (*). 

(1)  Manière  iogônleose,  quoique  embroaUlée,  d'avouer  qae  tous  let.  honnêtes  gens  de 
Bretagne  le  regardaient  et  le  traitaient  (non  sans  quelque  raison,  ce  semble),  comme  on 
espion  de^llce  hors  cadre. 

(2)  L'honneur  du  caractère  est  un  peu  CbrL  Après  la  lecture  de  cette  supplique  et 
surtout  de  ralinôa  que  ces  mots  lermlnent,  on  sait  parTaltement  sans  doute  ce  qu'était  le 
caractère  de  Hellier  ;  mais  on  devine  dUDclIemeot  ce  que  pouvait  être  son  honneur. 


DE  poutcallec.  45 

«  A  toutes  ces  représentations,  agréez.  Monseigneur,  qne  j'ajoute  la 
qualité,  dont  je  m*l)onore ,  d'être  le  plus  dévoué  de  vos  serviteurs,  et  que 
j'observe  (Wc)  que  M.  de  Vastan  m'assura ,  dès  son  arrivée  à  Nantes ,  qu'en 
continuant  de  donner  mes  soins  aux  affaires  présentes  j'obéirois  à  vos  ordres 
particuliers  et  que  mou  zèle  vous  seroit  agréable.  J'ai  fait  tous  mes  efforts 
pour  en  donner  des  preuves  aux  dignes  commissaires  qui  ont  été  choisis,  à 
M.  de  Châteauneuf,  leur  illustre  chef,  et  à  M.  de  Vastan,  qui  joint,  dans 
un  âge  peu  avancé,  la  capacité  et  le  mérite  du  procédé  essentiel  de  son 
ministère  (*).  Quoiqu'il  n'ait  pas  besoin  de  mon  témoignage,  je  crois  vous 
le  devoir,  Monseigneur,  et  à  la  vérité,  ayant  eu  l'honneur  de  conférer  avec 
lui  plus  souvent  qu'avec  personne.  Je  suis,  etc.  0>  ** 

Est-on  content  de  ce  morceau?  Est-ce  assez  clair ,  assez  net,  assez 
explicite?  Trouve-t-on  que  ce  valet  de  valet  étale  assez  complètement 
le  fond  de  sa  nature?  —  Même  en  notre  siècle,  si  blasé  sur  les  plati- 
tudes de  toute  espèce  et  où  rabaissement  des  caractères  a  atteint  des 
proportions  si  effrayantes;  même  aujourd'hui,  malgré  tout  ce  que  nouâ 
avons  vu  en  ce  genre  depuis  soixante  ans,  la  platitude  de  ce  langage,  la 
bassesse  de  ce  caractère,  le  cynisme  de  cette  mendicité  offlcielle  ont 
de  quoi  étonner.  Le  cœur  se  soulève  ;  les  réflexions  se  pressent ,  je  les 
néglige  ou  les  ajourne  pour  ne  pas  romp^re  le  fil  du  récit.  —  Le  Garde 
des  Sceaux  renvoya  le  mémoire  de  Mellier  à  Tlntendant,  au  président 
et  aux  commissaires,  pour  en  avoir  leur  avis;  plusieurs  jours  durant, 
la  Chambre  ne  s'occupa  d'autre  chose  (').  Mellier  eut  pour  lui  tout  ce 
monde,  mais  n'eut  du  ministre  que  des  promesses.  On  avait  encore 
besoin  de  lui  ;  on  savait  que  chez  les  gens  de  son  espèce  l'espoir  du 
gain  est  un  principal  mobile,  autrement  puissant  que  la  reconnaissance  : 
on  jugea  bon  d'ajourner  sa  récompense  jusqu'à  là  fin  du  procès. 

Ce  fatal  terme  allait  bientôt  arriver.  Au  lieu  de  la  clémence ,  c'est 
la  cruauté  qui  triompha  :  le  Régent  déclara  aux  commissaires  qu'il 
voulait  du  sang.  Le  Régent  pourtant,  à  l'ordinaire,  n'était  point 

(I)  Cda  TéQt  dire  apparemment  qae  M.  de  Vâtan^  dont  le  ministère  essentiel  était  de 
porter  la  parole  comme  procureur-général ,  la  maniait  (àcUement. 

(3)  Pris  sur  la  mlnule,  aux  Arch.  d'ille-et- Vilaine,  fonda  de  Tlntendance,  liasse  Chambre 
Boyale, 

(3)  Voir  aux  Arch.  d*nic-et- Vilaine,  dans  la  nasse  Chamùre  Boy  aie,  la  let^e  dn  Garde 
des  Sceaux  à  Mellier,  du  12  février  i72o;  la  supplique  de  Ifcllier  aux  commissaires;  antre 
lettre  de  M.  de  Brou  andlt  Hellier  du  1 9  février. 


46  CONSPIRATION 

cruel  ;  c'était  presque  le  seul  vice  qui  lui  manquât.  Aussi  son  odieuse 
et  plus  qu*inutile  rigueur  en  cette  occurrence  serait-elle  véritablement 
inexplicable ,  sans  cette  anecdote  inédite,  que  Je  trouve  dans  le  Jour- 
nal historique  du  président  de  Robien:  —  «  Les  conjurés  (nous  dit-il), 
»  non  contents  de  ce  manifeste  (V Apologie  de  la  Noblesse  et  du  Par-- 
»  lement  de  Bretagne)  qu'ils  avoient  fait  courir  à  dessein  d'émouvoir 
»  les  peuples  en  leur  faveur,  crurent  intimider  encore  le  gouvernement 
»  en  faisant  tomber  entre  les  mains  de  M.  de  la  Yritlière  une  lettre 
»  par  laquelle  on  lui  mandoit  que,  quelque  hardi  que  fût  M.  le  Régent, 
»  il  n'oserait  jamais  faire  toucher  aucun  de  tous  ces  messieurs  qu'il 
»  faisoit  enfermer  au  château  de  Nantes.  Mais  celui-ci  (M.  de  la 
»  Yrillière),  qui  étoitbien  loin  de  penser  comme  eux,  ayant  cru  devoir 
»  garder  le  silence  sur  cettre  lettre,  crainte  d'aigrir  (comme  il  arriva) 
»  les  esprits,  fut  bien  surpris  d'apprendre  que  M.  le  Régent  savoit  qu'il 
»  l'avoit  reçue,  ce  qui  l'engagea  àrla  lui  porter,  et  ce  dernier  lui  en 
»  montra  une  copie  qu'il  avoit  sur  sa  cheminée.  M.  d'Ârgenson 
9  (le  Garde  des  Sceaux),  auquel  M.  le  Régent  flt  voir  cette  lettre^  lui 
»  dit  que  s'il  ne  faisoit  sauter  des  têtes,  ces  gens-là  croiroient  qu'il 
»  les  craignoit  :  ce  qui  le  détermina  (le  Régent)  à  ordonner  déjuger. 
»  L'on  mit  alors  toute  la  procédure  en  règle ,  et  la  Chambre  rendit 
»  l'arrêt  qui  suit,  etc.  » — Cet  arrêt,  que  nous  allons  voir  tout  à  Theure, 
fit  en  effet  sauter  quatre  têtes.  Si  l'on  en  croit  M.  de  Robien,  ce  furent 
les  odieuses  excitations  de  M.  d'Ârgenson  qui  poussèrent  le  Régent  à 
faire  couler  le  sang.  Rien  de  plus  conforme  à  la  vraisemblance  et  au 
caractère  connu  des  deux  personnages.  D'Ârgenson  s'était  de  tout 
temps  montré  l'appui  le  plus  ferme  de  Montesquieu  dans  ses  plus 
exorbitantes  entreprises  ;  il  soutient  son  caractère  en  poussant  à  la 
rigueur.  Le  Régent,  toujours  docile  à  qui  lui  parlait  le  dernier  et 
toujours  ouvert  d'ailleurs  du  côté  de  la  vanité ,  cède  aux  obsessions  de 
son  ministre  ei  se  rend  cruel  par  fanfaronnade  autant  que  par  insou> 
ciance.  Quant  à  cette  lettre  funeste,  j'entends  ce  défi  perfide  porté  au 
Régent  sur  un  point  où  la  victoire  ne  lui  était,  hélas  !  que  trop  aisée, 
qui  croira  qu'elle  soit  partie  d'une  main  bretonne  et  amie  des  con- 
jurés ?  Si  simples  que  Ton  suppose  les  Bretons ,  encore  ne  pouvaient- 
ils  pas  ne  point  voir  que  c'était  là  une  provocation  directe,  gratuite, 


DB  POHTGALLBG.  47 

insolente,  nécessairement  destinée  à  faire  tomber  sur  les  accusés  les 
dernières  rigueurs.  Evidemment  ce  trait  empoisonné  venait  d'une 
main  liostile ,  et  je  le  croirais  volontiers  sorti  de  Todieuse  orficine  des 
Montesquieu  et  des  Hontaran. 

L'arrêt  final  de  la  Chambre  fut  rendu  le  26  mars  1720 ,  mardi  dé 
de  la  Semaine-Sainte.  La  main  de  Hellier,  toujours  alerte  aux  besognes 
lucratives,  travailla  encore  dans  ce  dernier  coup.  Yoiei  une  lettre  de 
lui ,  que  j'ai  retrouviée ,  qui  est  adressée  de  Nantes  même ,  le  18  mars, 
à  M.  de  Yâtan,  par  où  on  peut  juger  qu'il  n'y  allait  point  à  demi-zèle  : 

«  Monsieur  (dit- il  au  procureur-général  de  la  Chambre) ,  j'ai  l'honneur 
de  vous  envoyer  l'édit  du  42  avril  4633  contre  les  officiers  (')  qui  sont 
atteints  et  convaincus  de  crime  de  lèse-majesté.  Vous  y  trouverez  plusieurs 
articles  sur  la  question  dont  il  s'agit.  —  J'y  joins  deux  arrêts  du  45 
octobre  4634,  qui  déclarent  en  cas  pareil  non  seulement  les  biens  meubles 
et  immeubles»  mais  encore  les  charges  et  dignités  acquises  et  confisquées 
au  Roi.  —  H*  Charles  Loyseau,  dans  son  Trailé  des  Offices  (chap.  XIJI  « 
^.  450),  en  parlant  de  la  forfaiture,  dit  qu'il  y  a  deux  formes  de  prononcer 
la  privation  :  l'une  de  déclarer  l'office  vacant  et  impétrable,  ou  l'officier  . 
privé  de  son  office.  Hais  il  me  paroîtroit ,  monsieur,  plus  â  propos  de  s'en 
tenir  soit  à  l'édit  du  Roi  ou  bien  aux  arrêts  ci-dessus.  —  Je  suis,  avec  un 
très-parfait  respect,  etc.  Mbllibk  0).  » 

Au  reste ,  messieurs  de  la  Chambre,  le  voyant  si  empressé,  né  se 
gênaient  point  avec  lui  et  le  traitaient  tout-à-fait  comme  un  agent 
à  tout  faire.  Ainsi ,  l'un  des  commissaires ,  M.  Brunet  d'Bvry,  chargé 
de  présenter  à  la  Chambre  le  rapport  de  toute  la  procédure,  envoyait  à 
Hellier  le  20  mars  1720,  ce  billet  écrit  au  courant  de  la  plume  : 

«  Je  vous  prie  de  m'envoyer  l'ordonnance  de  4539,  et  de  me  coller 
l'article  qui  porte  qu'en  fait  de  crime  de  lèse-majesté  tous  les  biens  sont 
confisqués ,  soient  qu'ils  soient  en  fief  soit  en  arriére-fief.  Je  ne  le  trouve 
point.  P).  » 

(1)  U  ft'agU  id  d'offlciert  de  jusUce  et  d'offlcef  de  Jndicature,  et  la  quesUen  est  soiilcfée,  ' 
éTldemment ,  à  l'occasion  de  H.  de  LamblUy  et  de  sa  charge  de  conseUler  au  parlement  de 
Bennes. 

(2)  Au  pied  de  ce  bUIet  sans  date  et  sans  signature,  HelUer  a  écrit  de  sa  main  :  «  A  Nantes, 
»  le  so  mars  i72o,  j'ay  reçu  le  billet  cy-dessus  de  H.  Brunet.  •  Ce  que  lécriiure 

«  confirme. 


48  C0N8P1BATI0K 

Et  deux  jours  après,  le  22  mars,  il  met  de  nouveau  Mellieren  réqui- 
sUion  : 

n  mars  itso. 

Je  vous  prie ,  monsieur,  de  vouloir  bien  m'indiquer  quelles  sont  les  lois 
et  ordonnances  qui  prononcent  des  peines  contre  ceux  qui  lâchent  de 
débaucher  des  officiers  et  soldats  des  troupes  du  roi ,  et  contre  ceux  qui 
lèvent  des,  soldats.  A  l'égard  de  ce  dernier  fait  je  n*en  suiç  pas  si  en  peiné 
que  du  premier.  Je  suis ,  avec  beaucoup  de  reconnoissance,  monsieur,  etc. 
(Signé)  Brunet  d'Evrt  (*).  » 

Ainsi  Me^lier,  dans  son  zèle  infatigable,  collabora  d'un  même 
cœur  aux  conclusions  du  procureur-général  et  au  rapport  de  M. 
d'Evry.  La  lecture  de  ce  dernier  document,  qui  étajt  extrêmement 
long,  occupa  pendant  près  de  quinze  jours  les  séances  de  la  Chambre  : 
commencée  dès  le  12  mars,  elle  dura  jusqu'au  25.  Le  lendemain  26, 
mardi  de  la  Semaine-Sainte,  les  commissaires  se  rendirent  au  château 
dès  cinq  heures  du  matin ,  entrèrent  en  séance  à  six  ;  et  ayant  pris  con- 
naissance des  conclusions  cachetées  remises  par  le  procureur-général 
au  bureau  de  la  Chambre,  ils  passèrent  toute  la  journée  en  délibéra- 
tion et  ne  levèrent  la  séance  qu'à  quatre  heures  du  soir ,  après  avoir 
dressé  leur  arrêt. 

Cet  arrêt  prononçait  —  définitivement  ou  provisoirement  —  sur  le 
sort  de  cent-quarante^six  accusés,  dont  quatre-vingt-treize  étaient  pri- 
sonniers à  Nantes,  et  les  autres  (au  nombre  de  cinquante-trois), 
quoique  décrétés  de  prise  de  corps,  avaient  su  déjouer  toutes  les  pour- 
suites. Sur  les  accusés  présents ,  qijatre  furent  condamnés  è  avoir  la 
tête  coupée;  on  sait  que  c'était  MM.  de  Pontcallec,  de  Montlouis, 
Le  Moyne  de  Talhouët ,  et  du  Couédic  :  un ,  le  curé  de  Lignol ,  fut 
remis  en  liberté  après  paiement  c|*une  légère  amende  :  et  tous  les 
autres,  au  nombre  dç  quatre-vingt-huit,  durent  continuer  à.  tenir 
prison  jusqu'au  parfait  achèvement  des  informations  çt  des  procédures 
commencées  contre  eux.  Les  plus  menacés,  dans  cette  dernière  caté- 


(1)  Cet  deui  bllleu  en  orlglntl  sont  aui  Arch.  dllle'^et- Vilaine,  dans  la  liasse  Ckûmùre 
Boy  aie,  H.  Brnnet  écrit  fonnellenient  son  nom  D'Bvrt  par  un  v.  U  ne  frat  donc  pas 
l'appeler  D'Eoet,  comme  bit  H.  Colombel. 


DB  PONTGALtEC.  49 

gorie,  étaient  MM.  de  Coué  de  Salarun,  Le  Doulec  de  Kerourgan  et 
Hervé  doKeranguen  (^),  contre  lesquels  le  procureur  général  avait 
requis  la  peine  de  mort,  et  dont  la  sentence  définitive,  aux  termes  de 
Farrèt  du  26  mars,  devait  être  prononcée,  après  plus  ample  informé, 
sous  le  délai  de  trois  mois. 

Pi^rmi  les  accusés  fugitifs,  seize  furent  condamnés  à  mort  et  à  la 
décollation  en  efOgie,' savoir,  MM.de  Talhouêt  de  Bonamour,  de  Lam- 
billy,  Hervieux  de  Mellac,  Couêssin  de  la  Berraye,  de  Talhouêt  de 
Boisorhant,  de  Trevelec  de  Bourgneuf  fils,  Cocquart  de  Rosconan  ('), 
le  comte  et  le  chevalier  de  Rohan-Pouldu ,  du  Groësquer  Tainé  et 
Tabbé  du  Groësquer,  de  la  Houssaye  père ,  de  la  Boissière  de  Kerpe- 
dron,  le  chevalier  de  Lantivy  du  Crosco,  Le  Gouvello  de  Kerantré, 
et  Labbé  de  Yillegley.  Quant  aux  trente-sept  autres,  on  se  borna  à 
ordonner  de  nouveau  la  mise  à  exécution,  dans  le  plus  bref  délai, 
des  décrets  de  prise  de  corps  lancés  contre  eux. 

Les  quatre  condamnés  à  mort,  qui  se  trouvaient  au  château  de  Nantes, 
furent  exécutés  le  soir  même  sur  la  place  du  Bouffai.  On  verra,  dans 
notre  prochain  chapitre,  la  relation  détaillée  de  leurs  derniers  moments 
et  de  leur  supplice.  Quant  à  la  Chambre  Royale,  avec  laquelle  il  est 
bon  d*en  finir  de  suite,  un  mois  après  ce  quadruple  supplice ,  elle  ne 
siégeait  plus  à  Nantes.  Dès  le  mois  d'avril,  en  effet,  des  lettres  patentes 
d'amnistie  étaient  venues  réduire  sa  besogne  à  des  proportions  très- 
simples.  On  ne  savait  comment  sortir  de  cet  immense  procès  ;  on 
craignait  surtout,  en  le  continuant,  de  finir  par  être  contraint  à  recon- 
naître toute  la  province  pour  complice  des  conjurés.  D'ailleurs  la  vanité 
du  Régent  était  satisfaite,  il  avait  relevé  le  défi  et  fait  sauter  des  têtes. 
En  conséquence,  il  mit  fin  de  sa  pleine  puissance  à  toutes  les  poursuites 
et  octroya  grâce  entière  à  tous  les  prévenus ,  sauf  aux  seize  effigies 
dont  on  vient  de  lire  les  noms,  et  à  dix  autres,  qui  étaient  MM.  le 
comte  et  le  chevalier  de  Lescouët,  du  Roscoet  de  Kersauson,  Coué 
de  Salarun,  de  Keranguen,  Le  Doulec  de  Kerourgan,  le  comte  du 

(0  L*aiT6t  imprimé  porte  Le  Doulce  de  Coarorgan  et  Hiroéde  Keranguen;  mais 
comme  ces  oomt  de  Le  Doulce  et  à'Hiroé  ne  se  trouvent  pas  en  Bretagne,  il  j  a  lieu  de 
les  corriger  comme  Je  le  (Us,  d'autant  que  l'arrêt  conUent  plusieurs  autres  noms  tncontes 
tablemenl  estropiés. 

(3)  C'était  un  liourgeois  de  Guérande. 

Tome  IV.  4 


50  CONSPIEATIOH 

Bouëxic  Becdelièvre ,  les  deux  frères  de  Fontaineper,  et  ce  plaisant 
Kervasi,  qui  n'avait  pu  réussir  à  couper  le  jarret  aux  chevaux  des 
dragons  lors  de  la  prise  du  Pouldu ,  mais  qui  avait  réussi  à  leur 
échapper.  Lui  et  les  deux  Fontaineper,  quoique  exceptés  de  Tamnistie, 
ue  furent  jamais  pris.  Les  sept  autres -exclus  étaient  entre  les  griffes  du 
Régent,  ils  demeurèrent  en  prison  ;  on  envoya  MM.  de  Salarun ,  de 
Keranguen  et  de  Kerourgan  aux  fies  Sainte-Marguerite,  le  comte  du 
Bouëxic  Becdelièvre  à  Lyon,  au  château  de  Pierre-Encise  (*),  et  les 
trois  autres  je  ne  sais  où  ;  peut^tre  les  laissa-t-on  à  Nantes:  je  crois 
pourtant  (sans  en  être  sûr)  qu'environ  un  an  après,  tous  étaient  sortis 
de  prison.  Cet  arrêt  fut  enregistré  par  la  Chambre  Royale  le  15  avril 
1720 ,  et  M.  de  Vâtan  ne  manqua  pas  c^tte  occasion  de  lâcher  un  nou- 
veau flot  de  lieux-communs  sur  la  clémence  dû  prince ,  et  un  flot 
d'encens  grossier  au  nez  de  messieurs  les  commissaires  et  de  leur 
président.  C'était  d'ailleurs  le  chant  du  cygne  (et  quel  cygne!)  car 
dès  la  veille,  c'est-â-dire  le  14  avril  1720,  le  Régent  avait  signé  des 
lettres  patentes  qui  rappelaient  la  commission  de  Nantes  à  Paris,  en 
lui  conservant  faculté  de  se  réunir  encore,  s'il  était  besoin,  à  l'Arsenal 
de  cette  dernière  ville.  Ces  lettres  furent  enregistrées  à  Nantes,  au 
greffe  de  la  Chambre  elle-même ,  le  19  avril  ;  et  je  ne  crois  pas  qu'elle 
ait  tenu  depuis  une  seule  séance  à  l'Arsenal  ;  du  moins  n'en  est-il  resté 
nulle  trace.  Lémontey  en  a  trouvé  la  raison  certaine  :  «  Quand  on  fut 
»  las  (nous  dit-il)  de  payer  les  commissaires,  le  crime,  les  accusés, 
»  le  tribunal ,  tout  s'évanouit  (*).  » 

Il  restait  pourtant  quelqu'un  dont  les  services  n'avaient  pas  reçu 
leur  salaire,  et  qui  persistait  à  le  réclamer  avec  un  acharnement 
capable  de  justifier  d'abondant  les  mesures  les  plus  fortes  prises  ou  à 
prendre  pour  l'extinction  de  la  mendicité.  Cétait  Mellier.  Comme 
ces  quêteurs  par  état  qui ,  pour  mieux  forcer  les  bourses,  ont  toujours 
soin  de  se  garnir  des  recommandations  les  plus  honorables,  il  se  parait 
des  plus  beaux  certificats.  Son  ambition  s'était  accrue  avec  son 
attente;  maintenant  il  dédaignait  la  province ,  jugeait  Paris  le  seul 

(1  )  BelaUoQ  de  rhuistier  Germain  ;  Journal  àUtoriçue  dn  préttdent  de  BoUeo  ;  Becoefl 
Imprimé  de8  arrêts  de  la  Gbambre. 
(•2)  Hist.  de  la  Régence ,  I ,  p.  2i5. 


DE  POin*GALLEC.  51 

théâtre  digne  de  son  talent ,  et  briguait  près  des  ministres  une  place 
de  confiance  et  de  distinction.  Ses  protecteurs  aussi  Ty  poussaient,  et, 
par  exemple,  H.  de  Mianne,  commandant  du  château  de  Nantes,  écri- 
vait, le  18  avril  1720,  au  Garde  des  sceaux  (M.  d'Ârgenson)  «  que 
9  c*étoit  dommage  de  laisser  croupir  dans  wne  propince  un  aussi  b(m 
»  sujet,  étant  des  plus  capables,  Monseigneur,  de  se  bien  acquitter  des 
»  ordres  dont  vous  voudrez  bien  Thonorer  »  et  «  étant  par  sa  capacité 
»  en  état  de  vous  soulager  dans  les  affaires  les  plus  délicates  et  dé  la 
»  plus  grande  conséquence.  »  Mellier,  de  son  côté ,  se  rendait  justice 
et  adressait,  le  même  jour,  au  Garde  des  sceaux  la  lettre  suivailte  : 

«  A  Nantes,  le  18  avril  i72o. 

»  Monseigneur,  je  ne  puis  m'empêcher  d'avoir  Thonneur  de  vous  remer- 
cier trôs-humblement  des  vues  avantageuses  que  vous  voulez  bien  avoir  à 
mon  égard,  selon  le  récit  qui  m'a  été  fait  par  Bl.  Mianne,  à  son  retour 
de  Paris. 

»  Monseigneur,  qu'il  seroit  heureux  pour  moi,  devons  témoigner  de  près 
mon  zèle  et  mon  attachementpour  les  intérêts  da,Roiet  poar  Texéculion  de  vos 
ordres  !  Tous  mes  souhaits  seroient  accomplis  si  ce  bonheur  peut  terminer 
les  longs  et  pénibles  travaux  auxquels  j*ai  été  employée  depuis  près  de 
vingt  années,  dans  ce  département.  En  attendant,  permettez-moi,  Honsei* 
gneur,  de  vous  supplier  de  m'accorder  votre  puissante  protection  pour  me 
procurer  maintenant  une  récompense  proportionnée  à  l'idée  que  M.  de 
Ohiteaaneuf,  M.  de  Brou  et  M.  de  Vtstan  ont  proposée  en  ma  faveur,  sur 
l'avis  que  Son  Altesse  Royale  (le  Régent)  a  désiré  de  recevoir  de  leur  part 
jsur  ce  sujet.  Le  succès  de  TétabUssement  de  la  Chambre  Royale  est  le 
fhiit  de  leur  zèle  et  de  leur  application  aux  importantes  fonctions  de  leur 
ministère.  Ils  ont  assuré  l'autorité;  ils  ont  ramené  la  tranquillité  et  le 
repos  dans  cette  province,  et  après  avoir  excité  l'admiration  {*)  de  tous 
ceux  qui  sont  bien  intentionnés ,  permettez-moi  de  vous  représenter.  Mon- 
seigneur, qu'afin  que  rien  ne  manque  au  crédit  qu'ils  ont  si  bien  mérité ,  il 
seroit  bon  d'accorder  à  présent  la  récompense  qulls  ont  recommandée 
pour  une  personne  qu'ils  ont  honorée  de  quelque  confiance,  dans  la  vue 
du  service  en  cette  ville  (^).  >» 


(1)  Rien  que  cela;  qneUe  touchante  mise  en  œuvre  du  proverbe  :  Patte-moi  la  rhu- 
barbe et  Je  te  patte  le  ténél 

(2)  Pris  sur  la  minute ,  aux  Arcb.  d'Ule-et-VUainb.  dans  la  liasse  Chambre  Royale ,  où 
se  troQfe  auaiti  la  leUre  de  M.  de  Hfanne ,  du  i»  avril  mo,  dont  J'ai  cité  one  phrase. 


82  CONSPIRATIOU 

La  chût6  on  est  jolie Et  Ton  n^appellerait  j)as  ceki  un  ^lendlaDtl 

  la  fin  il  fut  payé,  mais  non  pas  en  la  monnaie  qu'il  demandait.  Le 
22  avril  1720,  le  Garde  des  sceaux  écrivit  à  M.  de  Chàteauneuf  que , 
sur  les  témoignages  avantageux  par  lui  rendus  «  des  services  du  sieur 
»  MelUer  et  des  soins  importants  qu'il  s'est  donnés  pour  le  succès  de 
»  la  commission  de  la  Chambre  Royale,  Msr  le  Régent  a  trouvé  bon 
»  de  lui  accorder  une  gratification  de  dix  mille  livres  (').  » 

Mellier  fUt  donc-condamné,  quoi  qu'il  en  eût,  à  rester  croupir  dans 
une  province.  Le  loyer  eonvenait  à4'œuvre  :  depuis  Judas^  le  prix  du 
sang  s'est  toujours  payéen«rgent>comptant.  Avec  ses  dix  mille  livres  il 
acheta,  dans  l'année  même,  la  charge  alors  lucrative  de  maire  de 
Nantes,  qu'il  continua  d'exerce^ jusqu'à  sa  mort ,  arrivée  en  1728,  et 
où  il  montra,  dit-on,  de  grands  talents  administratifs,  —  perçant  des 
rues,  construisant  des  quais,  créant  des  quartiers  nouveaux,  réglant 
,  sagement  la  police... — si  bien  qu'il  y  a  une  dizaine  d'années  (en  1848 
ou  1850)  l'administration  municipale  de  Nantes,  jalouse  d'honorer 
dignement  un  si  beau  génie,  lui  a  fait  sculpter  un  buste  de  marbre 
blanc,  qui  se  dresse  — à  l'heure  où  j'écris  —  en  lieu  éminent,  dans 
la  grande  salle  d'honneur  de  l'hôtel-de-ville. 

Moi  aussi  je  veux  rendre  hommage  à  cet  illustre  Mellier;  je  veux 
apporter  une  pierre  à  son  monument.  A  Dieu  ne  pkise  que  je  lui  refuse 
la  justice  qui  lui  est  due.  Je  le  reconnais  donc  hautement:  il  avait 
devancé  son  siècle,  il  était,  comme  on  dit  de  nos  jours,  un  pionnier 
de  l'avenir.  —  Alors ,  en  effet,  dans  la  décadence  chaque  jour  croissante 
des  vieilles  lois  et  des  vieilles  mœurs,  dans  l'active  dissolution  des 
fories  croyances,  des  sentiments  généreux  et  des  mâles  vertus  de 
l'antique  sociétefrançaise,  alors  commençait  à  poindre,  —  comme  ces 
insectes  que  la  pourriture  engendre,  —  une  nouvelle  race  d'hommes, 
en  qui  le  plus  effréné  égoïsme  remplaçait,  annulait  tout  autre  mobile. 
Cette  race,  que  nous  avons  vu  depuis  pulluler  à  l'infini  et  couvrir  le 
monde,  c'est,  suivant  le  nom  qu'elle  se  donne,  la  race  ûes positifs 
et  des  habiles.  Habiles  surtout  à  ployer  l'échiné,  à  ramper,  à  s'aplatir 
devant  toute  puissance,  à  savoir  se  passer  de  cœur,  de  foi  et  de 

(1)  Arcb.  d'Ille-et-Vilafoe,  tonds  de  t'Intendance,  Uasie  Chamàre  Ropate. 


DE    POIfTGAELEG.  53 

conscience  en  y  substituant  partout  l*inexorable  calcul  de  l'intérêt 
personnel.  Habiles  encore  à  rechercher,  à  recueillir  avec  patience  les- 
dédains  et  les  affronts  des  faquins  dans  la  splendeur,  habiles  aussi  à  les 
rendre  (c*est  là  leur  plus  douce  jouissance)  à  Thonnête  homme  dans  la 
peine  que  son  mauvais  sort  leur  a  livré.  Ce  sont  eux  qui  piétinent  le 
corps  des  vaincus  pour  faire  leur  cour  aux  vainqueurs ,  sauf  à  traîner 
dans  la  boue,  le  lendemain,  à  peine  tombée,  leur  idole  du  jour.  Aussi 
insolents  contre  la  faiblesse  que  servîtes  envers  la  force  :  tel  est  le 
fond  et,  à  vrai  dire,  tout  le  secret  de  cette  habileté  et  de  cette  science 
fameuse  quMls  vantent  si  haut.  Car  —  c'est  là  un  signe  du  temps! 

—  ils  ne  se  contentent  pas  de  pratiquer  dans  Tombre  leurs  ignominies 
et  de  digérer  sans  bruit  les  scandaleux  profHs  qu'ils  en  retirent  : 
mais  ils  sont  fiers  de  leur  honte,  ils  en  font  trophée,  ils  eniiennent 
école ,  ils  la  proclament  sans  détour  îa  seule  sagesse.  Ne  leur  parlez 
pas  de  justice,  d'honneur,  de  vertu,  de  sainteté,  de  convictions  pro- 
fondes, de  dévouement,  de  sacrifiée...  Ce  sont  des  mots,  à  leurs  yeux, 
très-bons  à  enchâsser  splendidement  dans  de  pompeuses  harangues , 
mais  que  les  niais  seuls  sont  capables  de  prendre  au  sérieux  dans  la 

.pratique  de  la*  vie.  Pour  eux  il  n'est  qu'une  morale,  qu'une  justice, 
qu'une  vertu,  qu'un  but,  qu'un  Dieu  :  le  succès,  —  auquel  tout  sans 
excepttoa  doit  être  subordonné,  sacrifié. 

Que  ces  habiles-là  trionjphent  tant  qu'ils  sont  en  vie,  et  se  pavanent 
dans  un  succès  acheté  au  prix  de  tant  de  bassesses,  cela  se  voit  et  cela 
peut  se  'comprendre  et  l'honnête  homme  le  tolère  :  il  préfère  l'obscure 
vertu  à  ce  vil  succès,  h  défaite  avec  l'honneur  à  cet  infâme  triomphe. 

—  Hais  que  ce  scandaleux  triomphe  continue  après  ta  mort  et  trompe 
la  postérité;  que  ces  cœurs  bas,  ces  âmes  serviles  soient  proposés  en 
exemple  aux  générations  futures  ;  que  leurs  images  soient  dressées 
en  rang  d'honneur  dans  te  galerie  mémorable  des  pères  de  la  patrie  et 
de  la  cité,  et  offertes  à  la  vénération  publique  :  voilà  ce  qui  ne  se  com- 
prend ptus;  et  voilà  aussi,  je  l'avoue,  pourquoi  le  buste  deMellier  me 
semble  hors  de  place. 

Mellier  fut  un  habile  administrateur,  —  fy  consens.  Est-ce  un  titre 
suffisant  pour  une  distinction  si  rare,  que  seul  il  a  obtenue  dans  la 
longue  série  des  nmires  de  Nantes  antérieurs  à  la  Révolution  ?  Est-ce 


54  CORSFIRÂTION  DE  PORTCALL^C. 

bien  d'ailleurs  Tbabileté  quMl  coDvieot  en  noire  temps  d'exalter, 
d'honorer  de  préTérence  et  par-dessus  tout?  Est-ce  là  ce  qui  nous 
manque  le  plus  et  dont  l'absence  menace  de  nous  faire  périr?  Chaque 
jour  on  vante,  au  contraire,  la  merveilleuse  habileté  de  notre  temps. 
Mais  ce  qui  lui  manque  davantage  —  chacun  en  convient  —  et  sans 
quoi  pourtant  ne  peut  vivre  ni  cité,  ni  société,  ni  empire,  c'est  la 
flamme  du  dévouement ,  la  hauteur  du  caractère,  l'amour  désintéressa 
de  la  chose  publique.  Voilà  ce  qui  mérite  des  bustes.  Mais  à  Mellier, 
dont  le  caractère,  après  les  pièces  qu'on  vient  de  lire,  exprime  juste- 
ment le  contraire  du  désintéressement,  du  dévouement,  et  de  l'indé- 
pendance, —  donner  un  buste  à  Mellier  et  proposer  son  image  à  la 
vénération  sympathique  d'une  grande  et  noble  cité,  —  ce  ne  peut  être 
là  qu'une  mépnse  ou  une  surprise  (')  ! 

D'ailleurs,  je  ne  suis  point  iconoclaste  :  puisque  ce  buste  est  fait, 
qu'on  le  garde;  qu'on  le  dépose,  par  exemple,  dans  un  musée  archéo- 
logique, et  il  sera  à  sa  place.  Mais  vraiment  il  est  utile  de  ne  pas  le 
laisser  plus  longtemps  au  lieu  d'honneur  qu'il  a  usurpé,  dans  la 
grande  salle  de  l'hôtel-de-ville  de  Nantes  ;  car  il  est  urgent,  sans  doute, 
de  ne  pas  donner  à  croire  un  seul  instant  qu'on  puisse  offrir  pour 
modèle  aux  magistrats  de  la  cité  un  caractère  aussi  méprisable.  Au 
reste,  on  aura  beau  faire  maintenant ,  sur  celte  robe  de  maire,  cousue 
de  tant  de  platitudes,  la  trace  du  sang  de  Pontcallec  paraîtra  toujours. 

—  Nous  allons  voir  tout  à  l'heure  couler  ce  noble  sang  ;  sur  l'écha- 
faud  du  Bouffai  va  se  présenter  à  nos  yeux  un  de  ces  grands  spec- 
tacles, où  les  âmes  viriles  se  fortifient  et  se  rassasient  à  la  fois  de 
douleur  et  d'admiration  :  la  mort  de  quatre  hommes  de  coeur,  vrais 
Bretons  et  vrais  chrétiens. 

Ce  sera  le  sujet  de  notre  prochain  chapitre. 

A.  DE  LA  BORDERIE. 

{Prochcdnemefa  le  chapitre  IX.) 

(1)  C'est  méprise  platât  que  8iiri)rlse;  car  à  Tépoquc  où  ce  buste  fut  décerné,  oo 
D^avsU  Dolie  connelssanco  de  l'odieux  rôle  de  Helller  dans  Talblre  de  PontctUec  nt  de» 
pièces  qui  nous  le  montrent  dont  une  atUlade  si  misérable. 


PHILOSOPHIE   CONTEMPORAINE. 


LA  RELIGION  NATURELLE 

PAR  M.  JULES  SIMON. 


L 

S*il  y  a  UD  livre  qui  ne  soit  pas  agressif,  c'est  celui-ci ,  dit  M.  Jules 
SimoQ  à  la  première  page  de  soo  livre  de  la  Religion  naturelle;  voilà 
débuter  par  une  étrange  illusion.  Il  ne  suffit  pas,  pour  éviter  d'être 
agressif,  de  voiler  une  attaque  sous  les  convenances  du  langage  ;  en 
philosophie  l'agression  n'est  pas  dans  les  termeâ,  mais  dans  les  con- 
clusions ;  or,  prétendre  que  la  philosophie  suffit  à  l'homme,  n'est-ce 
pas  nier  l'utiUté  de  la  foi?  Faire  de  la  raison  humaine  un  Sinaï  où  se 
révèle  toute  vérité,  n'est-ce  pas  insinuer  que  toute  religion  positive 
n'est  qu'une  hérésie  de  la  religion  naturelle  ? 

Par  un  singulier  contraste,  la  Bretagne,  ce  pays  de  foi,  a  surtout 
produit  des  philosophes  qui  ont  cherché,  comme  H.  Simon ,  dans  la 
raison  pure,  l'explication  de  toutes  les  choses  divines  et  humaines. 
C'est  particulièrement  dans  le  domaine  intellectuel  que  notre  race 
exagère  les  tendances  d'un  esprit  impatient  du  joug.  Le  celte  Pelage 
fut  le  père  des  hérésies  ;  Abeilard  porta  l'audace  de  la  raison  jusque 
dans  les  profondeurs  de  la  Trinité  ;  les  Ubres  penseurs,  pour  faire  de 
Descartes  le  chef  de  leur  école,  adoptèrent  son  doute  méthodique,  sans 
parler  de  sa  foi,  mutilant  ainsi  sa  pensée  sans  respect  pour  son  génie; 
et  que  dire  des  révoltes  de  ce  philosophe  de  nos  jours,  qui  fut  si  grand 
par  la  foi,  si  avili  par  le  doute,  itoile  tombée  de  si  haut  dans  des 
abîmes  sans  fopd.  Voila  de  bien  grands  noms  prononcés  à  propos  de 
M.  Simon  ;  c'est  que  le  talent  fait  toujours  souvenir  du  génie  ;  et  si 


S6  LA  RELIGION 

M.  Simon  est  loin  d'atteindre  la  taille  de  ces  hommes  célèbres ,  il  égale, 
du  moins,  plusieurs  d'entr'eux  par  les  témérités  de  la  pensée ,  et  il 
suit  la  route  dont  ûs  marquent  les  jalons  dans  Thistoire  de  la  philo- 
sophie. 

M.  Jules  Simon,  aujourd'hui  Tun  des  chefe  de  Téclectisme  moderne, 
ala  prétention  de  (aire  du  rationalisme  un  corps  de  croyances  certaines 
répondant  à  tous  les  besoins  sociaux;  à  toutes  les  exigences  de  Tàme,  et 
d'ériger  la  religion  naturelle  en  cuite  universel.  Bien  des  gens,  il  est 
vrai,  ne  voient  dans  sa  doctrine  que  la  religion  de  ceux  qui  n'en  ont  pas  ; 
d'autres  exaltent  sa  tentative,  parlent  de  symbole  et  prononcent  le  nom 
d'apôtre.  Voyons  donc  si  H.  Simon  mérite  ces  critiques  ou  justifie  ces 
éloges  ;  suivons  le  dans  son  entreprise  hardie  de  relier  le  ciel  à  la 
terre,  par  la  seule  puissance  de  la  raison  pure,  et,  sans  doute,  chemin 
faisant,  nous  aurons  à  enregistrer  des  aveux  instructifs,  à  montrer  des 
mystères  où  devraient  briller  des  clartés,  et  surtout  à  revendiquer  plus 
d'une  colonne  dérobée  au  temple  de  la  foi  pour  élayer  celui  de  la 
raison. 

Lé  premier  livre  de  M.  Simon  est  consacré  aux  preuves  métaphy- 
siques de  l'existence  de  Dieu.  S'il  est  vrai  qu'il  ne  peut  exister  aucun 
dissentiment  véritable  entre  la  foi  et  la  raison ,  prise  da'ns  son  sens 
absolu ,  H.  Simon  se  charge  de  nous  montrer  dans  combien  d'erreurs 
peut  tomber  le  raisonnement,  ce  ministre  faillible  de  la  raison,  même 
au  service  des  plus  grands  génies. 

Descartes  lui-même,  partant  du  douteméthodique  pour  s'élever  èi 
Dieu,  prend  son  point  d'appui  dans  le  vide,  puisque  le  doute  c'est  le 
néant.  «  Dieu  est  partout  dans  le  raisonnement,  on  ne  peut  raisonner 
sans  lui ,  à  moins  de  supposer  qu'il  y  a  des  raisonnements  sans  prin- 
cipeç.  »  Après  avoir  exposé  et  soumis  à  sa  critique  les  théodicées  des 
philosophes  les  plus  célébrés,  M.  Simon  n'y  voit  généralement  qu'une 
grande  vérité  appuyée  sur  de  médiocres  raisonnements,  et  il  ajoute  : 
«  Fénelon  a  résumé  toutes  ces  preuves  avec  beaucoup  de  force  et 
d'éloquence  dans  son  traité  de  V Existence  de  Dieu;  on  lira  Fénelon 
avec  charme,  mais  on  trouvera  plutôt  dans  son  livre  de  l'édification 
que  des  motifs  de  croyance;  on  admirera  dans  Descartes,  dans  Leibnitz, 
de  fortes  et  solides  pensée^,  mais,  pour  les  incrédules, ces  preuves 


NATtEBLLB.  S7 

seront  insuffisantes,  parce  qu'elles  reposent  toutes  sur  Timpuissance 
où  nous  sommes  de  nous  faire  l'idée  de  Dieu  sans  Dieu  ;  et,  pour  les 
rationalistes,  elles  seront  inutiles ,  parce  que,  si  Tidée  de  Dieu  est  en 
nous,  comme  ils  le  croient,  sans  que  nous  l'ayons  faite,  il  est  clair, 
avant  toute  démonstration,  que  Dieu  existe.  » 

Puis  M.  Simon  met  en  action ,  dans  une  anecdote  philosophique, 
cette  pensée  de  Pascal,  que  les  preuves  métaphysiques  de  Dieu  sont  si 
éloignées  du  raisonnement  des  hommes  que,  si  elles  servaient  à  quel- 
qu'un, ce  ne  serait  que  pendant  le  temps  qu'il  verrait  cette  démons- 
tration, mais  qu'une  heure  après  il  croirait  s'être  trompé.  «  On  raconte 
de  Diderot  qu'il  entendit  un  jour  exposer  les  preuves  de  l'existence  de 
Dieu ,  dont  on  se  contente  dans  l'école,  qu'il  en  fut  ravi,  et  que,  dans 
la  ferveur  de  son  enthousiasme,  il  chercha  partout  un  philosophe  son 
ami ,  pour  lui  faire  partager  sa  foi  nouvelle.  Il  le  rencontre  dans  une 
imprimerie,  le  met  sur  l'existence  de  Dieu,  développe  ses  raisonne- 
ments avec  l'emportement  du  zèle  qui  le  caractérise,  et  trouve  une 
âme  fermée  à  la  conviction.  Diderot  insiste,  la  passion  s'en  mêle;  il 
croît  son  ami  perdu  par  cet  athéisme,  il  le  conjure  avec  larmes  de  se 
convertir. L'autre  reste  impassible,  reprend  tousses  raisonnements, les 
raille,  rend  d'abord  le  sang-froid  à  Diderot  et  finit  par  détruire  tout  son 
feu  et  toute  sa  croyance.  L'apostolat  de  Diderot  n'avait  duré  qu'une 
heure.  »  Je  ne  sais  comment  s'y  prendraient  ceux  que  M.  Simon  appelle 
les  contempteurs  de  la  raison  pour  en^faire  une  plus  vive  critique. 

M.  Simon  abandonneie  syllogisme,  pour  prouver  Dieu  par  une 
autre  voie.  «  C'est,  nous  dit-il,  la  méditation  substituée  au  raisonne- 
ment: »  Voici  donc  qu'au  moment  de  poser  la  clef  de  voûte  de  cet  im- 
mense édifice  que  l'on  doit  élever  par  la  seule  force  de  la  raison,  il 
nous  faut  abandonner  le  raisonnement  et  arriver  à  Dieu  par  un  acte 
de  foi  à  l'incompréhensible  infini. 

Il  est  vrai  sans  doute  «  que  celui-là  seul  a  une  croyance  véritable 
qui  est  accoutumé  à  vivre ,  avec  Dieu ,  par  le  cœur  et  par  la  pensée,  à 
le  retrouver  au  bout  de  toutes  ses  recherches ,  à  le  mettre  dans  toutes 
ses  espérances.  »  II  ne  nous  semble  pas ,  cependant,  que  les  théodicées 
des  grands  philosophes,  et  surtout  des  grands  saints,  soient  d'aussi 
médiocres  raisonnements  que  M.  Simon  parait  le  penser.  Nous  ne 


58  LA  EBI^IGION 

,  croyons  pas  qu'un  espritdroit  et  un  cœur  pur  puissent  chercher,  sans  les 
trouver,  les  preuves  de  Texistence  de  Dieu  dans  Leibnitz,Malebrancbe, 
Fénelon ,  saint  Augustin,  saint  Anselme,  saint  Thomas  et  tant  d'au- 
tres génies.  En  méditant  ces  traités  sublimes,  nous  apprenons  à  affirmer 
Tintini  par  la  négation  de  toutes  limites^  nous  comprenons  que  rien 
n'est  explicable,  dans  la  nature,  sans  un  premier  moteur  qui  possède 
en  lui-même  sa  force  d'impulsion  ;  trop  portés  à  tout  rapetisser  à  notre 
image,  nous  concevons  un  plus  haut  sentiment  de  la  grandeur  de 
Dieu^  nous  ressentons  une  plus  vive  impression  de  sa  présence. 
L'homme,  instruit  à  ces  grandes  leçons,  sachant  que  toute  chose  vit 
et  se  meut  dans  la  substance  infinie,  voit  l'empreinte  extérieure  d'une 
idée  éternelle  dans  le  rayonnement  de  chaque  étoile  du  ciel,  dans  l'har- 
monie de  chaque  herbe  des  champs ,  et  marche  avec  re^ect  dans  la 
nature ,  comme  dans  un  temple  où  il  rencontre  partout  son  Dieu. 

11. 

En  possession  de  l'idée  de  Dieu,  nous  nous  trouvons  en  présence  de 
la  création.  Qu'est-ce  que  la  création?  Dieu  a-t4l,créé  r univers  en 
dehors  de  lui?  Depuis  l'origine  du  monde,  nous  voyons  chanceler  la 
raison  dès  qu'elle  veut  sonder  ces  abimes.  C'est  en  laissant  s'altérer 
dans  son  esprit  la  notion  des  vrais  rapports  du  créateur  à  l'être  créé, 
c'est  en  se  faisant  panthéiste  pour  s'égalera  Dieu,  que  le  premier 
bomme  mérita  le  bannissement  de  l'Eden;  et  cette  erreur  pèse,  comme 
un  fatal  châtiment,  sur  toute  ^  race. 

.L'antique  philosophie  de  l'Inde,  qui  semble  suritôger ,  comme  un 
débris  des  crimes  antédiluviens,  pour  exprimer  la  création,  nous 
montre  Dieu,  comme  l'Océan  de  l'être  a  la  surface  duquel  apparaissent 
et  s'évanouissent  les  vagues  de  l'existence  qui ,  par  une  illusion,  appa- 
raissent distinctes,  et  ne  sont  que  l'Océan  lui-même.  Toutes  les  écoles 
de  la  Grèce  nient  avec  Parménide  la  réalité  de  la  création  ou  n'y 
voient,  avec  Platon,  qu'une  émanation  de  la  substance  divine.  La 
raison  pure  pourra- t-elle  marcher  seule,  à  travers  ces  redoutables  pro-> 
blêmes?  Pourra-t-etle  éviter,  sans  guide,  des  dangers  plus  grands  que 
sa  propre  ignorance,  les  erreurs  du  génie  qui  partout  sur  ses  pas  creu- 


MATUBBLLB.  59 

sent  et  fleurissent  des  abimes.  Saint  Augustin  lui-même,  avant  d'être 
éclairé  par  la  foi ,  ne  pouvait  comprendre  la  création.  U  voyait  dans 
l'univers  matériel  s'agiter  comme  une  vie  divine;  il  croyait  que  les 
plantes  exhalent  les  effluves  de  Tâme  du  monde  avec  leurs  parfums, 
et  que  la  ûgue  que  Ton  détache  de  Tarbre  verse  une  larme  de 
douleur. 

Dieu  a-t-il  destiné  la  raison  à  marcher  seule  dans  une  voie  où  les 
plus  grands  esprits  s'égarent?  Dieu  a-t-il  voulu  lui  donner  la  tâche 
impossible  de  construire,  pièce  a  pièce  «  Timmense  édifice  d'une  reli^ 
gion,  dogmes,  morale,  destinées  futures,  et,  cela,  dans  son  état  actuel 
de  faiblesse ,  et  pendant  son  exil  d'un  jour,  quand  nous  voyons  des 
siècles  tenter  vainement  cette  entreprise?  Non,  assurément;  celui  qui 
a  éclairé  d'une  si  vive  lumière  Je  monde  matériel  a  donné  un  soleil 
au  monde  des  intelligences;  et  ce  soleil  c'est  la  révélation,  qui,  néan- 
moins, ne  met  pas  obstacle  au  grand  rôle  assigné  à  la  raison  dans  le 
plan  divin  ;  car  l'église  n'a  pas  pour  la  raison  les  dédains  qu'on  lui 
suppose;  elle  l'honore  comme  on  honore  une  arme  avec  laquelle  on  a 
gagné  de  grandes  victoires.  Elle  s'en  sert,  non  pour  sonder  d'abord  un 
à  un  .tous  les  immenses  problèmes  religieux,  dont  l'énoncé  même  est 
ignoré  de  la  plupart  des  hommes,  mais  pour  leur  faire  admettre  une 
idée  simple  et  accessible,  la  nécessité  morale  do  la  révélation  qui,  une 
fois  admise,  illumine  le  regard  de  toutes  les  clartés. 

Après  avoir  été  le  vestibule  du  tabernacle,  le  premier  degré  d'initia- 
tion qui  conduit  l'homme  à  la  foi,  la  raison  n'a  pas  fini  sa  tâche,  c'est 
alors  surtout  qu'elle  s'élève  à  des  hauteurs  inconnues,  à  l'aide  de  la 
révélation  et  de  la  grâce,  ces  deux  guides  divins,  qui  conduisent  la 
pensée  droit  au  but  qu'elle  doit  atteindre  et  mettent  la  raison  vulgaire  en 
possession  d'une  puissance  d'intuition  qui  est  le  procédé  même  du 
génie.  Apercevant,  en  effet,  dans  de  lumineuses  ténèbres,  les  vérités 
qu'il  peut  percevoir  et  les  conséquences  fécondes  qu'il  en  peut  déduire, 
le  croyant  s'avance  à  la  lumière  de  sa  foi  vers  les  conquêtes  de  l'in- 
telligence ,  comme  Colomb  marchait,  à  la  lueur  de  son  génie ,  vers  les 
mondes  qu'il  devait  découvrir. 

Pour  appliquer  cette  pensée,  même  dégagée  de  son  principe  surna- 
turel, à  la  question  de  la  création  qui  nous  occupe ,  pour  montrer  l'tn- 


60  LA  RBI.16I0N 

fluence  de  la  réyélatioD ,  même  sur  les  esprits  qui  n'admettent  pas  s^a 
divinité,  on  peut  dire  qu'il  est  probable  que,  si  la  raison  connaît 
aujourd'hui  les  vrais  rapports  de  la  création  au  créateur  que  toute  la 
philosophie  antique  a  complètement  ignorés ,  si,  sur  les  traces  des 
docteurs  de  Téglise,  H.  Simon  nous  expose  aujourd'hui  avec  élo- 
quence celte  vérité  chrétienne  que  le  monde  a  été  tiré  du  néant,  c'est 
qu'il  a  été  mis,  par  la  révélation  dont  il  veut  se  passer,  sur  la  voie 
de  cette  vérité  incompréhensible  que  sans  cela  il  n'aurait,  sans  doute, 
"pas  plus  soupçonnée  qu'Âristote  et  Platon. 

En  effet ,  sur  cette  longue  roule  qu'il  prétend  parcourir  pour 
atteindre  le  ciel  par  ses  propres  forces,  M.  Simon  trouve  le  panthéisme 
qui  lui  dit,  en  lui  barrant  le  passage  :  «  Si  le  monde  est  quelque 
chose  en  dehors  de  Dieu,  nous  pouvons  donc  ajouter  à  Dieu  ce  quelque 
chose,  et  concevoir  ainsi  un  être  plus  complet  et  plus  parfsitt  que  Dieu  ; 
ce  qui  est  absurde.  »  Cette  difficulté  est  tellement  grave,  nous  dit 
H.  Simon ,  «  qu'elle  doit  être  plutôt  écartée  que  résolue.  » 

Que  faire  donc?  Nous  ne  pouvons,  cependant,  rester  désarmés  devant 
la  grande  erreur  du  siècle.  Le  panthéisme  est  partout  sur  nos  pas; 
nous  le  voyons,  avec  un  succès  toujours  croissant,  propager  le  fata- 
lisme en  histoire,  le  sensualtsme  en  morale,  introniser  le  naturalisme 
dans  les  arts,  en  divinisant  la  matière,  et  proclamer  le  socialisme  en 
politique,  en  effaçant  les  notions  du  devoir  par  l'affirmation  des  dl'oits 
divins  de  l'homme.  Que  faire,  pour  déchirer  sa  vieille  devise,  exnihUo 
nihil ,  avec  laquelle  il  marche  à  la  destruction  du  monde  moral  ? 
H.  Simon  prend  le  bon  parti  ;  pour  dérober  la  raison  pure  à  ces 
étreintes  du  panthéisme,  il  la  place  sous  la  protection  d'un  dogme 
révélé ,  en  adoptant  la  cosmogonie  chrétienne. 

«  Cest  un  axiome  dQ  la  sagesse  antique,  a  dit  M;  Simon ,  emprunté 
»  par  l'école  ionnienne  aux  théologiens,  adopté  par  Piaton,'par  Aristote, 
»  commenté  par  Lucrèce ,  devenu  chez  Spinoza  le  fondement  même 
»  du  panthéisme,  que  rien  ne  se  fait  de  rien  ;  jamais,  jusqu'au  chris- 
»  tianisme,  école  philosophique  n'avait  contredit  ce  principe.  L'Eglise 
»  chrétienne  au  contraire  proclama,  comme  l'un  de  ses  dogmes,  que 
»  Dieu  a  tiré  le  monde  du  néant.  »  (Jules  Simon,  Histoire  de  l'école 
d'Alexandrie.) 


HATUBBLLE.  -61 

"Ce  dogme,  M.  Simon  remprunte  au  christianisme  pour  en  faire  la 
l>ase  de  sa  religion  philosophique.  Tout  en  niant  la  népessité  morale 
de  la  révélation ,  il  se  laisse  guider  par  elle  vers  une  grande  vérité.  Il 
admet  ici  le  sens  chrétien  du  mystère,  il  fait  de  sa  raison  un 
marchepied,  pour  s'élever  jusqu'à  un  dogme  incompréhensible  propre 
à  une  refigion  positive. 

Sonmies-nous^ien  encore  sur  le  domaine  exclusif  de  la  raison  pure  ? 
Vous  échappez  aux  coups  du  panthéisme  ;  mais  c'est  en  vous  réfu- 
giant sur  les  hauteurs  d'un  dogme  révélé,  que  votre  raison  n'a  pas 
trouvé  et  qu'eHe  ne  peut  comprendre.  Il  est  donc  évident  que  votre 
religion  n'est  pas ,  comme  vous  le  prétendez,  une  religion  naturelle  ; 
c'est,  tout  simplement,  une  religion  éclectique;  mais,  si  Ton  peut 
faire  de  l'éclectisme  en  philosophie,  on  n'en  peut  faire  en  religion  ; 
quelle  valeur,  en  effet,  peut  avoir  pour  la  raison  pure  un  dogme 
incompréhensible,  emprunté  à  une  religion  positive  dont  on  n'affirme 
pas  la  divinité? 

Du  reste  ce  dogme  de  la  création  que  H.  Simon  pose  à  la  base  de 
son  système  religieux  et  d'autres  encore  qu'il  emprunte  sans  détour 
au  christianisme,  en  citant  le  catéchisme  de  Meaux,  font  passer  sur 
son  oeuvre  comme  un  souffle  d'en-haut  qui  réchauffe  les  champs 
glacés  de  la  raison  pure  ;  c'est  par  ces  vérités  d'emprunt  que  son  âme, 
le  plus  souvent,  trouve  tous  ses  élans,  son  esprit,  toutes  ses  clartés. 
Ce  philosophe,  qui  fut  autrefois  un  chrétien  fervent,  semble  confondre 
les  impressions  de  deux  époques  de  sa  vie.  Il  croit  avoir  fait  en  lui  le 
vide,  mais  la  machine  pneumatique  du  doute  méthodique  a  mal  opéré  ; 
là  où  U croit  n'avoir  laissé  qu'un  doute  systématique,  il  reste  encore 
des  croyances;  l'ème  d'un  croyant  est  un  calice  qu'on  a  beau  vouloir 
vider,  il  reste  toujours  aux  parois  du  vase  quelque  chose  de  la  céleste 
liqueur ,  et,  dans  l'effort  de  M.  Simon  pour  se  faire  une  religion  nou- 
velle, ses  plus  grandes  pensées,  qu'il  croit  une  conquête  de  sa  raison,  ne 
sont  souvent  qu'une  réminiscence  de  sa  foi. 

in. 

Nous  savons  que  Dieu  existe,  qu'il  a  tiré  le  monde  du  néant  ;  mais 
ces  vérités  ne  suffisent  pas  à  l'homme.  «  Ce  qu'il  lui  importe,  surtout, 


62i  LA  RELIGION 

c'est  4e  savoir  si  Dieu  s'occupe  de  lui.  Ce  n'est  pas  seulement  pour 
donner  un  fondement  à  la  métaphysique  que  nous  avons  besoin  dé 
Dieu ,  c'est  pmir  donner  une  espérance  et  une  consolation  à  la  vie.  » 
C'est  surtout  cette  consolation  et  cette  espérance  qu'une  religion  philo- 
sophique ne  saurait  donner  complètement  à  l'homme.  La  consolation 
et  l'espérance  sont  filles  de  la  certitude  et ,  quand  il  s'agit  de  formuler 
des  vérités  surnaturelles  si  éloignées  du  raisonnement  des  hommes, 
l'incertitude  de  l'hypothèse  et  la  crainte  de  l'erreur  suivent  la  raison 
comme  une  ombre.  La  rai^n  a-t-elle  assisté  aux  conseils  de  Dieu  pour 
connaître,  avec  certitude,  ses  desseins  sur  l'homme,  et  la  sanction  de 
la  loi  morale  qu'il  lui  impose,  pour  mériter  la  récompense  qu'il  lui 
réserve  dans  une  autre  vie  ? 

La  raison ,  qui^^hercheè  pénétrer  les  secrets  du  gouvernement  sur- 
naturel du  monde,  se  trouve  en  face  de  deux  Idées  contradictoires, 
Timmutabilité  de  Dieu  et  l'action  de  la  providence.  De  là  deux  phito- 
sophies,  l'une  qui ,  avec  Aristote,  nous  montre  le  Dieu  de  la  méta- 
physique immuable  dans  son  repos  absolu  ;  l'autre  qui  proclame  un 
Dieu  qui  aimé  le  monde,  s'en  occupe,  le  gouverne,  et  répond  par  des 
bienfaits  à  nos  prières. 

Nous  trouvons  ici  l'étemel  et,  peut-être,  l'unique  Tproblênaede  la 
philosophie,  la  conciliation  de  l'un  et  du  multiple  ;  c'est,  au  fond,  le 
problème  de  la  création  et,  ajoute  M.  Simon,  nous  regardons  ce  pro- 
blème ôomme  insoluble.  Nous  avons  vu  M.  Simon  résoudre  ce  pro- 
blème insoluble  en  empruntant  au  christianisme  sa  cosmogonie. 
Sachant  d'un  côté  que  Dieu  est  parfait,  de  l'autre  qu'il  est  créateur,  i! 
regarde  que  le  rapport  de  ces  deux  vérités  suffit  pour  connaître  les 
décrets  du  gouvernement  divin  et  satisfaire  ces  deux  nobles  et  impé-^ 
rieux  besoins  de  l'âme  :  adorer  et  prier  ;  c'est  une  erreur. 

De  ce  que  Dieu  est  parfait ,  de  ce  qu'il  a  fait  le  monde  en  dehors  de 
lui,  il  ne  s'ensuit  pas  nécessairement  que  l'homme  connaisse  exac- 
tement la  manière  dont  il  le  gouverne  et  le  culte  qu'il  lui  demande. 
On  ne  pe\it  se  faire  une  idée  juste  du  gouvernement  surnaturel  du 
monde,  sans  résoudre,  avant  tout,  une  question  préjudicielle,  celle  de 
savoir  si  le  monde  est  aujourd'hui  ce  qu'il  était  au  sortir  des  mains  du 
Créateur  ;  car  les  lois  qui  régissent  les  harmonies  d'une  existence  nor- 


NATURELLE.  63 

maie  ne  peuvent  être  exactement  les  lois  réparatrices  <f  une  existence 
déchue.  C'est  bien  toujours  au  fond  le  problème  de  la  création ,  mais 
ici  le  problème  se  complique  de  la  nécessité  de  savoir  si  Vétat  de 
Thomme  actuel  est  bien  le  môme  que  son  état  primitif,  et  de  concilier 
ridée  de  la  Providence  avec  le  mal  et  la  douleur. 

Gomment  la  bonté  infinie  qui,  dan»  un  monde  normal  ne  peut,  ce 
semble,  séparer  le  bohheur  de  Tinnocence,  fait-elle  naître  Tenfant 
dans  la  douleur  ?  comment  Vhomme,  cette  création  de  la  perfection 
infinie,  porte-t-il  en  lui  une  tendance  visible  au  mal?  Que  le  rationa- 
lisme, qui  n'admet  pas  la  chute,  nous  donne  une  autre  solution  de  ces- 
problèmes,  sMl  ne  veut  être  forcé  de  renoncer  au  dogme  de  la  Provi- 
dence. 

M.  Simon  affirme  que  le  monde ,  pris  dans  sa  totalité ,  est  aussi 
parfait  quMl  peut  Tètre  et  regarde  que  la  liberté  suffit  pour  expliquer 
le  mal  et  la  douleur  ;  mais  Thomme,  en  naissant,  n'est  il  pas  en  proie 
à  la  douleur  avant  d'avoir  la  liberté  ?  et  s'il  nait  aujourd'hui  dans  un 
état  normal ,  d'où  vient  le  penchant  qui  le  porte  au  mal  ?  En  présence 
de  ces  mystères ,  il  n'y  a  que  deux  conclusions  possibles  :  ou  Dieu  est 
injuste,  ou  l'homme  est  déchu.  «  Qui  expliquera,  dit  saint  Augustin , 
»  toutes  les  misères  dont  est  chargé  le  joug  si  lourd  qui  pèse  sur  les 
»  enfants  d'Adam  ?  Tant  de  maux  ne  peuvent  avoir  pour  cause  que 
»  l'injustice  ou  l'impuissance  de  Dieu,  ou  un  péché  commis  à  l'ori-. 
»  gine.  »  Mais  M.  Simon  n'admet  pas  le  dogme  de  la  chute  et  cette 
négation  altère,  dans  sa  pensée,  le  dogme  de  la  Providence.  Penisant 
que  l'homme  nait  encore  tel  que  le  fit  le  Créateur ,  il  suppose  iH)tre 
monde  déchu  gouverné  par  des  lois  qui  eussent  suffi,  tout  au  plus,  à 
l'ordre  de  la  création ,  lorsque  rien  n'était  venu  la  troubler  et  que  les 
âmes  innocentes  et  pures  gravitaient  naturellement  vers  le  bien , 
comme  les  astres  au  firmament.  Le  monde  actuel  étant  en  possession 
de  sa  perfection  primitive,  on  ne  peut  admettre,  selon  M.  Simon,  que 
Dieu  puisse  changer  quelque  chose  à  ce  qu'il  a  voulu  ;  il  gouverne  le 
monde  par  des  lois  générales  et  immuables ,  et  il  ne  peut  répondre  à 
nos  vœux  par  des  résolutions  nouvelles. 

Ainsi  l'homme,  ce  roi  déchu  de  la  nature,  qui  aujourd'hui  n'en  est 
trop  souvent  que  le  captif^  ne  pourra,  dans  l'étreinte  de  la  douleur. 


64  LA  RELIGION 

prier  Dieu  d'alléger  sa  chaîne;  dans  les  combats  que  ses  passions  lui 
livrent ,  il  ne  pourra  demander  qu'un  secours  d'en-haut  vienne  aug* 
menter  ses  lendances  vers  le  bien.  Est-ce  donc  là  ce^te  Providence 
chrétienne  qui  abrite  notre  faiblesse  bous  son  aile  et  nous  révèle  son 
divin  amour  en  nous  disant  :  «  Lors  même  qu'une  mère  oublierait  son 
enfant ,  moi  je  ne^  vous  oublierai  pas?  »  Est-ce  là  cette  Providence  qui 
dit  à  la  terre  :  «  Combien  de  fois  af-je  voulu  rassembler  tes  enfduts 
comme  la  poule  rassemble  ses  poussins  sous  son  aile.  9  La  Providence 
de  M.  Jules  Simon  est  une  Providence  sans  miracles  et  sans  prières 
•  qu'il  résume  en  citant  ces  paroles  de  Rousseau  :  a  Je  converse  avec 
Dieu ,  je  pénètre  toutes  mes  facultés  de  sa  divine  essence,  je  m'atten- 
dris à  ses  bienfaits,  je  le  bénis  de  ses  dons  ;  mais  je  ne  le  prie  pas.  Que 
lui  demanderais-je  ?  qu'il  changeât  pour  moi  le  cours  des  choses,  qu'il 
fit  des  miracles  en  ma  faveur  ?  moi  qui  dois  aimer  par  dessus  tout 
l'ordre  établi  par  sa  divine  sagesse  et  maintenu  par  sa  Providence , 
voudrais-je  que  cet  ordre  fût  troublé  pour  moi  ?  non ,  ce  vœu  témé- 
raire mériterait  d'être  plutôt  puni  qu'exaucé.  9 

Vous  n'admettez  pas  la  prière ,  parce  qqe  Dieu  ne  peut  modifier  ses 
décrets;  mais  qui  vous  dit  que  l'un  de  ses  décrets,  éternellement  conçu 
dans  la  liberté  de  sa  divine  sagesse ,  n*est  pas  précisément,  comme  le 
prétend  Malebranche ,  une  loi  générale  en  vertu  de  laquelle  les  grâces 
se  répandent  sur  lésâmes  qui  prient  avec  ferveur  et  sincérité?  Le  Créa- 
teur peut  assurément  modifier  la  nature  qu'il  a  tirée  du  néant  ;  mais,  dans 
la  pensée  chrétienne,  en  priant,  je  ne  demande  pas  toujours  à  Dieu 
de  changer  pour  moi  l'ordre  des  choses  primitivement  éfabli  ;  croyant 
à  un  monde  déchu ,  je  lui  demande ,  au  contraire ,  le  plus  souvent,  de 
rendre  à  la  nature  régénérée  quelque  chose  de  son  état  normal.  Si  je 
prie  Dieu,  par  exemple,  de  diminuer  la  pente  qui  m'entraîne  au  mal, 
n'est-ce  pas  lui  demander  de  me  rendre  quelque  chose  de  cette  ten- 
dance vers  le  bien  dont  il  avait,  sans  doute,  doté  l'homme  primitif; 
et  si  Dieu  donne  à  la  sainteté ,  sur  la  nature ,  la  puissance  des  miracles^ 
au  lieu  do  changer  l'ordre  de  la  création ,  il  ne  fait  souvent  que  la 
rendre  à  ses  lois  premières.  Quand  THomme-Dieu  guérit  un  paralytique 
ou  qu'il  ressuscite  la  fille  de  Jaïre,  en  rendant  la  santé  à  l'homme,  qui 
n'était  pas  créé  pour  la  souffrance,  en  rappelant  à  la  vie  un  êlre  qui 


NATURELLE.  OS 

Quêtait  pas  fait  pour  mourir,  Dieu  n'est  pas,  comme  vous  dites,  un 
ouvrier  inhabile  qui  s'y  prend  à  deux  fois  pour  faire  son  œuvre,  c'est 
un  architecte  divin  qui>  dans  la  toute  puissance  de  sa  bonté  infinie, 
restaure  sur  son  plan  primitif  les  ruines  d'un  merveilleux  édiâce  écroulé. 

Hais  est-il  besoin  de  discuter  plus  longtemps  la  valeur  d'une  doc- 
trine religieuse  qui  rejette  Tefficacité  de  la  prière  ?  Nier  la  prière,  n'est-ce 
pas  nier  la  religion,  dans  sa  définition  même,  puisque  la  prière  est  ce 
mouvement  de  l'âme  vers  Dieu,  d'où  résulte  le  lien  qui  unit  le  ciel  à 
la  terre. 

Nier  la  prière,  ce  n'est  pas  seulement  nier  toute  religion ,  c'est  nier 
toute  philosophie  populaire,  et,  par  là  même,  toute  religion  philoso- 
phique. Comme  l'a  dit  un  profond  penseur  :  «  Pour  trouver  les  preuves 
de  l'existence  de  Dieu,  accessibles  à  tout  homme,  il  faut  en  chercher 
l'origine  et  la  réalité  dans  quelque  opération  vulgaire  et  quotidienne  de 
l'esprit  humain  ;  et,  cette  opération  sublime  et  simple  étant  trouvée,  il 
sufQra  de  la  traduire  en  langue  philosophique  ;  or,  cette  opération  vul- 
gaire et  quotidienne  de  l'esprit  humain,  esprit  et  cœur,  intelligence 
et  volonté,  c'est  le  fait  universel  de  la  prière.  »  Par  cet  élan  du  fini 
vers  l'infini,  l'àme,  toujours  portée  à  effacer  au  sein  der  l'idéal  les 
limites  du  possible,  s'élève,  de  toute  beauté  qui  la  frappe,  de  tout  amour 
qu'elle  ressent,  de  toute  perfection  qu'elle  admire,  vers  la  beauté, l'amour 
la  perfection  infinis.  Dans  s(»n  beau  livre  De  la  connaissance  de  Dieu, 
le  P.  Gratry  nous  montre  que  cette  aspiration  instinctive  constitue 
une  méthode  vraie  et  rigoureusement  scientifique;  c'est  le  grand  pro- 
cédé de  l'induction  ^  la  plus  large  et  la  plus  directe  des  routes  qui  con- 
duiseot  à  la  vérité.    . 

La  prière  ne  renferme  pas  seulement  toute  théodicée,  elle  renferme 
aussi  toute  morale.  L'âme  qui  gravit  les  échelons  lumineux  de  cette 
échelle  de  Jacob  qui  touche  la  terre  et  atteint  le  ciel,  n'en  descend 
jamais  sans  rapporter  une  force  d'en  haut  qui  l'éclairé,  la  purifie  et 
lui  apprend  à  tresser,  ici  bas,  avec  des  vertus  sa  couronne  immor- 
telle. Une  religion  sans  ce  procédé  vulgaire  et  sublime  qui  conduit 
tout  homme  au  vrai  et  au  bien,  une  religion  sans  prière  ne  sera 
jamais  que  la  prétention  aristocratique  de  quelques  nobles  penseurs,  for- 
mant une  imperceptible  minorité  dans  l'humanité  qu'ils  méprisent. 
Tome  iv.  5 


Db  LA  BELlGIOn 

le  sais  que  vous  me  répondrez  avec  Rousseau  :  je  bénis  Dieu,  si  je 
ne  le  prie  pas. 

La  prière  s'élève  sur  deux  ailes ,  Tinvocation  et  Taction  de  grâce , 
Taction  de  grâce  produite  parla  reconnaissance  et  Tamour,  Tinvocation 
qui  nait  de  la  force  de  Tespérance.  Vous  avez  brisé  Tune  de  ces  forces 
sublimes ,  rame  dès  lors  n'a  plus  la  puissance  d&  son  élan  vers  Finfini. 
Allez  donc  dire  à  ce  peuple  que  la  peste  dévore  : — La  mort  a  frappé  tout 
ce  qui  vous  est  cher ,  elle  vous  attend  demain  ;  mais  c'est  là  un  effet 
de  certains  gaz  dont  la  combinaison  produit  une  action  délétère, 
d'après  certaines  lois  générales  de  la  nature  que  Dieu  ne  change 
jamais;  bénissez-le,  mais  ne  le  priez  pas  ;  n'en  attendez  pas  mtoe  une 
minute  de  vie  pour,  vous  préparera  la  mort.  —  La  nature  révoltée  se 
soulèvera  contre  vous.  Je  vous  le  demande,  obtiendrez- vous,  chez  ce 
peuple  glacé  par  la  terreur  et  lé  désespoir,  le  mouvement  des  ailes  de 
l'âme,  comme  Platon  appelle  excellemment  la  prière? Non  assuré- 
ment; l'âme,  mutilée  par  vos  théories  fatales,  n'est  plus  qu'un  cygne 
dont  on  a  coupé  une  aile,  et  qui  ne  peut  plus  que  se  traîner  doulou- 
reusement sur  la  terre,  quand  Dieu  l'avait  fait  pour  voler  dans  lesçieux. 


Vf. 


Plus  de  temples  naturellement,  plus  d'autels  pour  une  religion  sans 
expiation  et  sans  sacrifice,  dont  la  prière  n'est  plus  qu'une  vague  aspi- 
ration vers  le  bien.  Si  donc  la  religion  ^e  H.  Simon  devenait  celle  da 
monde,  pas  un  lieu  de  prière  n'apparaîtrait  sur  les  ruines  de  nos  cathé- 
drales écroulées;  il  ne  s'élèverait  plus  sur  la  terre  une  hymme  sacrée 
pour  sanctifier  un  berceau,  pour  consacrer  un  amour,  pour  bénir  une 
tombe. 

Pour  H.  Simon  tout  le  culte  est  renfermé  dans  l'enseignement,  la 
bienfaisance  et  le  travail,  et  il  s'écrie  :  «  Une  école,  un  hôpital,  une 
fabrique  sont  aussi  des  temples  élevés  à  la  gloire  de  Dieu  !  » 

Sans  doute  le  travail  est  un  hommage  agréable  à  la  divinité;  mais 
pour  qu'il  devienne  un  culte,  il  faut  qu'il  soit  offert  au  vrai  Dieu  par 
iin  cœur  pur  ;  et  Ton  n'entrevoit  pas  bien  comment  le  pauvre  ouvrier , 


'      NATUEBLLB.  67 

sectateur  delà  religion  de  la  nature,  absorbé  dans  Tœuvre  matérielle  du 
pain  de  chaque  jour,  aura  Tîntelligence  et  le  loisir  de  se  créer,  par  sa 
propre  raison  inactive,  la  morale  d'où  découle  la  pureté  de  Tbommage, 
le  symbole  qui  constitue  la  vérité  de  la  croyance. 

Une  école  est  un  temple  ;  assurément ,  quand  on  y  enseigne  la 
vérité;  mais  nous  doutons  que,  le  catéchisme  déchiré,  la  doctrine 
élaborée  par  chaque  instituteur  primaire  renferme  une  vérité  bien  haute 
et  sans  mélange. 

Un  hôpital  est  aussi,  dites-vous,  un  temple  élevé  à  la  gloire  de 
Dieu.  Oui,  sans  doute  ;  mais  à  condition  que  la  charité  y  habite.  Vous 
nous  dites  quelque  part  :  «  Le  cœur  de  Thomme  s'est  ouvert  à  la  pitié 
sous  la  douce  et  puissante  influence  du  Christianisme.  »  Qui  vous  dît 
que,  le  Christianisme  banni,  le  cœur  de  Thomme  quMl  a  ouvert  ne  se 
refermerait  pas,  comme  ces  fleurs  qu'un  rayon  de  Taube  entr'ouvre  et 
qui  se  ferment  à  la  nuit.  Il  suffit  de  déduire  les  conséquences  de  la 
théodicéede  la  religion  naturelle,  pour  comprendre  que  la  charité, 
née  de  Timitation  du  Christ,  disparaîtrait  avec  son  culte.  C'est  en. 
effet  un  axiome  de  philosophie  sociale  que  les  peuples  calquent  leur 
morale  sur  les  idées  qu'ils  se  font  de  la  divinité.  Les  Romains  eurent 
les  vices  de  leurs  faux  dieux ,  les  Germains  la  cruauté  de  leurs  idoles , 
les  chrétiens  devinrent  compatissants  à  l'exemple  du  Christ;  les 
rationalistes  imiteraient  l'indifférence  de  leur  Dieu  pour  les  souffrances 
humaines. 

M.  Simon  nous  fait  la  peinture  d'un  malheureux  roulant  au  fond 
d'un  précipice  et  qui  s'écrie  :  0  mon  Dieu ,  secourez  moil  H.  Simon 
prouve  que  son  dieu  ne  peut  aucunement  exaucer  cette  vaine  prière , 
«  qui  n'est  que  Tinstinct  irréfléchi  d'un  être  faible  qui  se  sent  périr.  » 
Supposons  passant  près  de  ce  gouffre  un  ûdèle  de  la  religion  de  la 
nature,  qui  n'a  rien  gardé  de  ces  sentiments  chrétiens,  qu'un  déiste 
même  a  souvent  puisé  dans  le  milieu  où  il  a  vécu.  Il  s'agit  d'affronter 
un  danger  pour  tendre  une  main  secourable  à  cet  homme  qui  périt. 
Le  rationaliste  pur,  que  le  hasard  conduit  en  ce  lieu ,  ne  devra- t-il 
pas  se  dire  :  je  n'adore  pas  un  Dieu  sauveur  du  monde,  dois-je  exposer 
mes  jours  pour  mon  semblable  ?  Dieu  n'exauce  jamais  la  prière  du 
malheureux  qui  l'implore  dans  ses  douleurs  ;  suis-je  forcé  d'écouter 


68  LA  RBLieion 

*  moi-même  9a  plainte?  Dieu  ne  modifie  jamais  ses  décrets  ;  pourquoi 
changer  moi-même  une  bonne  résolution?  Et  ce  fervent  imitateur  d*un 
dieu  sourd  aux  supplications  des  hommes  poursuivra ,  sans  s'arrêter, 
sa  routa  vers  ses  affaires  ou  ses  plaisirs. 

Non ,  en  bannissant  la  foi ,  vous  ne  garderez  pas  la  charité  qui  n'est 
que  la  douce  chaleur  que  sa  lumière  répand  dans  les  âmes.  Si  le 
Christianisme  disparaissait,  on  verrait  aussi  disparaître  des  hôpitaux, 
que  vous  nommez  des  temples,  ces  sœurs  de  charité,  épouses  mystiques 
de  toutes  les  douleurs  qui  naquirent  des  larmes  que  le  Christ  versa  sur 
Lazare. 

Mais  rhomme  qui ,  avec  Timmense  majorité  de  Thumanité,  subit  la 
dure  loi  du  travail,  en  quittant  la  fabrique,  ce  temple  obscur  de  la 
raison  où  rien  ne  lui  parie  de  Dieu,  où  tant  de  voix  et  d'instincts  l'en 
détournent,  trouvera-t-il  du  moins  un  apôlre  de  la  raison  naturelle  pour 
l'aider,  dans  une  tâche  plus  rude  que  celle  qu'il  vient  de  quitter,  l'éla- 
boration d'une  morale  et  d'un  symbole.  Cet  apôtre  sera  peut-être  le 
philosophe?  Qu'est-ce  qu'un  philosophe?  M.  Simon  va  nous  l'ap- 
prendre. «  C'est  un  homme  qui  a  tout  juste  autant  d'autorité  que 
lui  eu  donne  son  talent.  Il  écrit  une  page  sans  savoir  qui  la  lira ,  ni 
si  elle  sera  lue  ;  il  traite  les  sujets  les  plus  difficiles ,  souvent  les  plus 
ingrats,  et  ne  peut  être  compris  que  par  des  intelligences  très-exercées; 
le  premier  venu  le  juge  sans  appel....  il  s'estime  heureux  s'il  obtient 
d'un  certain  nombre  d'oisifs  une  attention  distraite.  Le  public  l'ignore, 
les  lettrés  le  raillent ,  les  autres  philosophes  le  discutent  sans  justice  ; 
presque  personne  ne  le  comprend...  lui-même  travaille,  sans  relâche, 
k  édifier  un  système  dont  il  n'est  jamais  satisfait;  tantôt  il  ne 
trouve  pas  la  vérité,  tantôt  l'ayant  trouvée  il  ne  peut  l'exprimer 
clairement.  » 

Il  n'y  a  paa  assurément,  dans  un  tel  homme,  les  éléments  d'un 
apôtre;  mais,  chose  étrange,  le  philosophe  n'est  que  faiblesse,  et 
cependant  la  philosophie  elle-même ,  formée  d'individualités  contin- 
gentes ,  porte  en  elle  une  force  invincible ,  contre  laquelle  rien  ne 
prévaut.  C'est  la  philosophie,  cet  être  collectif  plus  allégorique  que 
réel ,  dans  ce  sens  absolu ,  qui  exercera  l'apostolat  de  la  religion  natu- 
relle. Nous  voyons,  il  est  vrai ,  cet  apôtre  traverser  les  siècles  en  jetant 


nATU&BLLB.  69 

péle-mèle  à  ses  croyants  le  vice  et  la  vertu ,  la  vérité  et  Terreur  ;  mais 
par  un  phénomène  inexpliqué  «  le  temps  emporte  Terreur  et  Thuma- 
nité  hérite  du  reste.  »  Ceci  peut  être  vrai  des  sciences  exactes  et  des 
vérités  terrestres  ;  mais  quand  il  s'agit  de  prêcher  des  vérités  surna- 
turelles ,  d'affirmer  un  symbole  religieux  et  une  morale  qui  trace  le 
chemin  du  ciel,  on  a  droit  de  vous  demander  quand  a  commencé 
cet  apostolat  de  la  raison  générale,  et  à  quelle  source  die  a  puisé  Tin-^ 
faillibilité  sans  laquelle  il  n'y  a  pas  d'apostolat  religieux.  A  cela  vous 
répondez  :  «  Nous  voyons  Thomme  d'abord  enfant  ^  barbare,  livré  à  ses 
instincts..r  nous  voyons  Thomme  sortir  des  ténèbres  de  la  nuit  pour 
marcher  de  siècle  en  siècle  vers  une  lumière  plus  vive  et  plus  pure  >>  ; 
mais  expliquez-nous  comment  cette  nuit  si  sombre  a  produit  la 
lumière  sans  qu'aucun  astre  d'en  haut  soit  venu  y  projeter  ime  clarté. 
En  faisant  commencer  Thumanité  par  ces  ténèbres  profondes,  par 
cette  barbarie  sauvage,  vous  faites  Dieu  complice  d'un  fétichisme 
impie  et  vous  tombez  vous-même  sous  le  reproche  que  vous  adressez , 
avec  éloquence, à  une  doctrine  «  qui  met  entre  les  hommes,  suivant  la 
date  de  leur  naissance,  une  inégalité  qui  ne  peut  se  concilier  avec  la 
justice  de  Dieu,  » 

Pour  H.  Simon  Thumanité ,  née  dans  la  nuit,  est  à  elle-même  sa 
propre  lumière  ;  elle  possède  en  elle  les  vérités  qui  lient  le  ciel  à  la 
terre ,  elle  se  fait  sa  propre  morale  sans  avoir  besoin  de  lire  les  tables 
de  la  loi  gravées  au  Sinaï  et  au  Calvaire.  Malgré  Timpuissance  de  tant 
de  systèmes,  tour  à  tour  florissants  et  abattus ,  en  vertu  d'une  mer- 
veilleuse puissance  que  Ton  nomme  le  sens  commun ,  «  de  grandes 
vérités  s'élèvent  du  sein  de  Terreur  comme  nn  arbre  vigoureux  croit  au 
milieu  des  ruines.  »  Voilà  bien  Taffirmation  de  Tomnipotence  de  la 
raison  générale  ;  mais  où  est  la  preuve  de  sa  mission  religieuse ,  de  son 
infaillibilité  doctrinale?  M.  Simon  ne  cherche  même  pas.à  nous  fournir 
cette  preuve  ;  il  s'en  tient  à  une  affirmation,  et  il  a  sans  doute  de  bonnes 
raisons  pour  cela.  Il  n'ignore  pas  que  tous  ceux  qui  ont  voulu  faire 
du  sens  commun  ce  creuset  qui  d'un  amas  d'erreurs  fait  jaillir  toutes 
les  parcelles  d'or  des  vérités  religieuses,  ont  trouvé  le  panthéisme  au 
fond  de  cette  idée.  C'est  à  cette  conséquence  qu'aboutissent  toutes  les 
philosophies, allemandes,  qui  adoptent  le  système  de  la  religion  ren- 


70  LA  BELlGlOn 

fermée  dam  les  bornes  de  la  raison  pure  (*)  ;  M.  Cousin  n'a  pas  tou- 
jours évité  cette  erreur  ;  Lerminier  Ta  hautement  professée  ;  elle  est 
recueil  de  tous  ceux  qui  attribuent  au  génie  de  Thumamté  une  puis- 
sance surhumaine. 

Vous-même,  en  donnatit  ainsi  à  votre  religion  pour  Initiateur  et 
pour  apôtre,  non  plus  la  raison  individuelle,  mais  cette  vague  raison 
universelle,  qui  serait  la  source  et  la  manifestation  de  toute  vérité, 
vous  professez ,  moins  la  tradition ,  ce  système  du  sens  cotnmun,  que 
nous  avons  vu  briller  un  instant ,  de  nos  jours,  pour  tomber  bien  vite 
dans  le  panthéisme;  et,  pour  donner  une  explication  spécieuse  à  ce 
même  critérium  insaisissable ,  vous  n'avez  d'autre  ressource  que  de 
placer  aussi,  dans  Thumanité,  cette  âme  divine  que  Platon  voyait 
s'agiter  dans  la  nature^ incréée. 

—  La  tentative  de  M.  Simon  n'a  rien  de  bien  nouveau  ;  la  prétention 
de  remplacer  la  religion  par  la  philosophie  a  été  l'effort  et  le  rêve  de 
toute  l'école  éclectique  de  nos  jours.  Seulement  M.  Jules  Simon,  chan- 
geant les  termes,  donne  le  nom  de  religion  au  système;  mais  la  chose 
lui  échappe,  il  n'a  conquis  que  le  mot.  Il  ne-fait  que  reprendre,  en  sous- 
œuvre,  une  doctrine  reniée  par  plusieurs  des  plus  illustr^s  de  ses  pères. 
Jouffroy  et  Lerminier  sont,  assurément,  les  deux  philosophes  rationa- 
listes^ de  nos  jours,  qui,  depuis  un  quart  de  siècle,  ont  brillé  avec  le  plus 
d'éclat  dans  l'enseignement  public.  Ces  deux  hommes  célèbres,  arrivés 
au  terme  de  cette  même  routi^  dont  M.  Simon  n'a  encore  atteint  que  la 
moitié,  ont  avoué  hautement  n'avoir  trouvé  que  les  vapeurs  d'un 
mirage ,  où  l'illusion  leur  montrait  de  loin  une  réalité. 

Les  impressions  du  voyage  infructueux  de  ces  deux  philosophes  à  la 
recherche  d'une  religion  renfermée  dans  les  bornes  de  la  raison  pure, 
seraient  la  meilleure  réponse  au  livre  de  la  Religion  naturelle.  Nous 
ne  pouvons  songer  à  faire  ici  ce  récit  instructif.  On  ne  saurait  irop 
redire  cependant,  d'après  leurs  aveux,  combien  fut  douloureuse  la 
voie  que  gravirent  ces  deux  âmes  d'élite  pour  n'y  trouver  que  la 
déception  elle  vide,  semblables  à  ces  voyageurs  qui,  parvenus  épuisés 
au  sommet  des  plus  hautes  montagnes ,  n'y  trouvent  plus  d'air  respi- 

(t)  Titre  d'un  ouvrage  de  Kaot. 


hatubsllb.  71 

rable.  Jouffroy  nous  raconte  lui-même  avec  des  accents  déchirants  les 
angoisses  de  la  nuit  où  il  évoqua  le  fantôme  du  doute.  «  Ce  fut  un  mo- 
ment affreux,  nous  dit-il,  et,  quand  vers  le  matin ,  je  me  jetai  épuisé 
sur  mon  lit,  il  me  sembla  sentir  ma  première  vie,  si  riante  et  si  pleine, 
s'éteindre  et  derrière  moi  s'en  entrouvrir  une  autre  sombre  et  dépeu- 
plée où,  désormais,  j'allais  vivre  seul  avec  ma  fatale  pensée  qui  venait 
de  m'y  exiler  et  que  j'étais  tenté  de  maudire;  »  (')  Jouffroy  s'était  per- 
suadé qu'il  allait  trouver,  dans  la  philosophie,  une  science  régulière 
qui  le  conduirait  à  des  connaissanees  certaines ,  et  il  avoue  qu'il  n'y 
trouva  que  quelques  yérités  essentielles,  «  plutôt  agitées  que  rigoureu- 
sement résolues  dans  l'école;  »  Il  se  mit  lui-même  à  l'œuvre  pour 
sonder  le  grand  problème  de  la  destinée  humaine,  mais  il  ne  pensa 
jamais ,  comme  M.  Simon ,  qu'on  pût  facilement  le  résoudre  en  éditant 
les  textes  d'un  petit  évangile  philosophique  et ,  dès  lors,  il  disait  : 
«  Ceux-là  sont  bien  aveugles  qui  s'imaginent  que  le  christianisme  est 
fini,  quand  il  lui  reste  tant  de  choses  à  faire.  Le  ehretianisme  verra 
mourir  bien  des  doctrines  qui  ont  la  prétention  de  lui  succéder.  Tout 
ce  qui  est  prédit  de4ui  s'accomplira  ;  inséra  la  dernière  des  religions  (').i> 
Ces  paroles  nesont  pas  un  amende  honorable  des  dernières  années  de 
la  vie  de  Jouffroy,  comme  le  dit  par  erreur  un  savant  historien  de-  la 
littérature  contemporaine;  il  tes  prononça  en  fôSO,  à  la  Sorbonne, 
dans  sa  première  leçon  de  morale  ^  quand  il  pensait  encore  que  la  phi- 
losophie suffirait  un  jour  à  l'homme,  lorsque,  dans  les  siècles  futurs, ^ 
le  christianisme  aurait  achevé  l'éducation  de  Thumanilé.  Mais  il  sentit 
s'évanouir  cette-illusion  quand ,  dans  ses  derniers  jours,  il  vit  se  ral- 
lumer en  son  âme  cette  fcH  qu'il  avait  vu  s'éteindre  avec  tant  dé 
douleur  et  dont  il  avait  conservé  un  si  haut  sentiment  dans  son  erreur 
même. 

Pendant  que  Jouffroy,  qui  devait  mourir  chrétien,  enseignait  à  la 
Sorbonne  comment  les  dogmes  finissent ,  un  orateur  applaudi  du  col- 
lège de  France,  type  brillant  de  Torgueil  philosophique,  passionnait  la 
foule  en  annonçant,  avec  des  accents  inspirés,  le  règne  sans  partage  de 
la  religion  delà  science.  Lerminier  vient  de  mourir  emportant  dans  la^ 

(1)  T.  Jouffroy,  Nouveaux  mélanges  philosophiques. 

(2)  T.  Jottifroj,  Mélanges  philosophiques. 


72  .LA  BELlGIOIf  NATURELLE. 

tombe  le  regret  de  n'avoir  semé  qne  le  doute  dans  des  âmes  aa- 
quelles  il  annonçait  une  croyance  nouvelle  ;  et  vaincu,  désabusé < il 
disait  dans4es  dernières  années  de  sa  vie  :  «  Attribuer  à  la  raison,  sans 
contact  avec  une  puissance  supérieure,  les  faits  primitifs  de  Fhistoire 
du  monde ,  est  une  affirmation  pure  pour  laquelle  il  n'y  a  ni  démonstra- 
tion, ni  preuves  possibles  ;  affirmation  altière,  que  pose  le  rationalisme, 
dans  Texaltation  de  son  orgueil,  nous  le  savons  par  expérience;  mais 
quMl  ne  maintient  pas  sans  effort...  Oui,  pendant  longtemps  nous  avons 
cherché  Tunité  de  l'histoire  dans  Tomnipotencedela  raison  humaine... 
Cependant,  à  force  d'interroger  Thistoire  des  croyances ,  des  idées  et 
des  lois  humaines,  et  de  l'étudier  dans  un  temps  si  fécond  en  leçons 
vivantes,  nous  avons  senti  s'écrouler,  dans  notre  esprit,  cette  orgueil- 
leuse et  fragile  hypothèse  (*).  » 

Ces  remarquables  aveux  d'anciens  apôtres  de  la  raison  pure,  ces 
recherches  vaines,  ces  longs  efforts  sans  résultat  prouvent  assez  que 
la  tentative  de  H.  Jules  Simon,  que  nous  avons  montré  théoriquement 
impossible,  est  en  fait  impraticable.  Il  en  faut  conclure  que  le  rationa^^ 
llsme  ne  parviendra  jamais  à  faire  de  la  philosophie  une  arche  sainte 
capable  de  porter  l'humanité  vers  ses  immortelles  destinées ,  et  que 
quiconque  veut  expliquer  la  vife  présente  et  tendre  avec  sécurité  vers 
la  vie  future  est  forcé  de  prendre  passage  sqr  cette  barque  naysté^ 
rieuse  de  l'Église,  qui  a  pour  phare  la  réyélation  qui  l'éelmre  sur  une 
mer  obscure ,  et  pour  boussole  la  fei  qui  la  guide  vers  un  peint  fixe^u 
ciel.  - 

yte  JtTLES  DE  FRANCHEVILLE. 

(I)  LeraiDier,  Bévue  contemporaine,  ï^  février  1854. 


LANCELOT  DE  LA  PÔPELÏNIÈRE 

HISTORIEN  POITEVIN. 


Deuxième  partie. 


ExamiDOQS  maintenant  La  Popelinière,  non  plus  à  travers  le  nuage 
des  âges,  mais  tel  que  nous  le  voyons  aujourd'hui ,  face  à  face,  vivant 
et  pariant  dans  ses  livres,  où  il  revit  en  effet,  avec  la  société,  les 
mœurs,  les  idées  de  son  temp^,  avec  les  hommes  qui  se  sont  miis 
autour  de  lui,  dans  leurs  passions,  leurs  vertus  et  leurs  vices,  leurs 
belles  actions  et  leurs  crimes;  étude  intéressante  certainement  et 
lÉBù  digne  d'être  traitée  plus  au  long  et  surtout  par  une  plume  plus 
habile  que  la  nôtre. 

Le  premier  ouvrage  que  publia  La  Pop^inière  fut  Des  Entreprises  ei 
ruseê  de  giêerres  >  tirées  de  Titalien  Bernardin  Roque  de  Plaisance. 
Dans  ce  premier  travail,  La  Popelinière  ne  fit  que  peloter  en  attendant 
partie,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi.  Lancé  avec  toute  la  fougue  de  la 
jeunesee  dans  la  carrière  des  armes,  il  s'était  singulièrement  épr»  de 
l'art  militaire,  et  lorsque  les  traités  de  paix  venaient  de  temps  en  temps 
l'éloigner  des  ehamps  de  batailles,  il  se  plaisait  encore  à  faire  de  la 
guerre  sur  le  papier.  Dans  cet  ouvrage  cependant  l'on  ne  trouvera  rien 
qui  fasse  pressentir  le  tacticien  ;  l'âge  où  la  grande  tactique  devait  se 
développer  était  bien  loin  encore.  La  Popelinière  ne  sera  donc  pas  ce 
génie  qui  divulguera  ta  science  future  ;  son  œil  ne  voit  que  le  passé,  il 
n'a  point  la  force  de  pénétrer  l'avenir. 

L'année  suivante,  (1572),  il  fit  paraître  La  vraie  et  entière  Histoire  de» 
Tnmbies  et  choses  mémorables  advenues  tant  en  France  qu'en  Flandres 
et  pays  arconvoisins,  depuis  l'an  156%  jiÂsqu'à  1570.  Cet  ouvrage  est 
bien  autrement  intéressant  que  le  premier.  En  le  lisant  on  sent  que  l'écri- 
vain qui  «  tenu  la  plume  est  aussi  le  soldat  qui  a  pris  une  grande  pari 
à  presque  tous  les  faits  qu'il  signale  ;  car  tel  est  le  cachet  de  couleur 


74  LANCBLOT 

locale  répandue  dans  sa  narration^,  qu'on  s'aperçoit  qu'il  a  pv^sque 
toujours  peint  d'après  nature,  et  vraiment,  comme  il  le  dit  dans  une  de 
ses  préfaces,  — et  nous  n'avons  qu'à  le  louer  de  sa  manière  de  faire  : 
«c  J'ai,  au  profit  de  tous  ceux  qui  veulent  suivre  le  train  Ces  armes,  si 
curieusement  dépeint  les  lieux,  villes,  châteaux,  places  fortes,  que  les 
étrangers  mêmes  se  les  peuvent  représenter  comme  s'ils  étaient  pré- 
sents. »  Et  ailleurs,  parlant  de  l'historien  :  «  Je  désire,  dit-il,  puisqu'il 
entreprend  de  réciter  les  desseins  et  exécutions  d'un  général  avec  les 
exploits  de  son  armée ,  qu'il  me  représente  si  les  lieux  par  où  il  passe 
ses  troupes  en  dépit  de  l'ennemi  sont  pleins  et  unis,  etc.,  etc.,  qu'il  me 
raconte  l'ordre  et  moyen  qu'il  a  tenus  à  passer  outre,  puis,  venant 
devant  la  place  qu'il  délibère  enlever,  je  veux  savoir  comme  il  a  em- 
pêché les  provisions  des  assiégés,  commell  a  campé,  placé  son  artil- 
lerie, fait  brèche  raisonnable ,  etc.,  etc.  » 

Ses  contemporains  purent  trouver  ces  détails  un  peu  minutieux. 
D'Aubîgné,entr'autres,  l'en  critique  amèrement  et  lui  reproche,  par 
exemple,  d'avoir  consacré  un  livre  entier  au  siège  d'une  abbaye  par 
deux  compagnies  seulement  ;  c'est  possible,  cependant  il  faut  rendre 
cette  justice  à  l'auteur,  que  s'il  entre ,  comme  il  le  dit,  dans  ces  minu- 
tieux détails ,  il  sait  au  moins  les  rendre  attachants  et  précieux,  pour 
nous  surtout  qui  sommes  si  loin  du  XVI^  siècle. 

Mais  ce  que  l'on  peut  lui  reprocher,  c'est  l'excessif  amour-propre 
qu'il  affiche  en  sa  qualité  d'historien  :  il  ne  parle  de  rien  moins  que  de 
réformer  la  méthode  d'écrire  l'histoire  suivie  jusqu'alors ,  et,  à  l'en 
croire,  il  n'y  a  eu  que  bien  peu  d'historiens  dignes  de  ce  nom.  «  Son 
entreprise  est,  dit-il ,  de  rendre  son  histoire  différente  de  toutes  celles 
qui  ont  été  vîtes  par  ci-devant.  L'antiquité,  il  est  vrai,  a  fourni  quelques 
écrivains  remarquables  ;  mais  la  France, — il  ne  le  dit  que  la  rougeur  eu 
front, — n'a  produit  aucun  historiographe  distingué,  des  lanterniers  seu- 
lement, qui,  sans  aveux  et  tout  fangeux,  se  sont,  avec  notre  peu 
d'honneur,  avancés  pour  entonner  leur  trompette  fêlée  de  la  haute 
gloire  de  nos  devanciers.  »  C'est  vraiment,  il  faut  en  convenir,  de  l'in- 
justice et  de  l'outrecuidance  que  de  traiter  ainsi  Joinvilie,  Froissart, 
Monstrelet  et  Commines.  Mais  que  voulez-vous,  pour  être  de  quelque 
valeur,  pour  avoir  droit  à  quelque  admiration,  il  fallait  alors  être  grec 


DE  LA  POPELIRIÈBE.  7S 

OU  rotnain  ;  et  certes,  La  Popelinière  prouve  à  chaque  page  è  quel 
diapason  son  enthousiasme  était  monté  à  Tendroit  de  Rome  et 
d'Athènes.  Soldat  et  historien  français,  c'aurait  été  pourtant  justice  de 
sa  part  de  rendre  homn^age  aux  grands  rois,  aux  grands  hommes  de 
guerre  de  son  pays,  à  Philippe-Auguste,  à  saint  Louis,  à  Duguesclin, 
à  Bayard;  non,  il  n^en  parle  jamais;  en  revanche  les  Scipion,  les  Paul 
Emile,  les  César,  les  Thémlstocle,  les  Alexandre  reviennent  à  tout 
moment  sous  sa  plume. 

Le  style  de  la  Popelinière,  autant  qu'on  peut  Tapprécier  aujourd'hui, 
oe  laisse  pas  d'être  pittoresque ,  accidenté,  rapide;  il  se  ressent  toute- 
fois du  mauvais  goût  de  l'époque ,  et  du  peu  de  développement  qu'avait 
encore  reçu  notre  langue.  L'espagnpl,  que  Cervantes  et  Lopez  de  Vega 
venaient"  de  porter  à  son  apogée,  avait  nécessairement  une  grande 
influence  sur  le  français ,  et  lui  imprimait  une  allure  toute  castil- 
lane ;  on  la  reconnaît  chez  tous  les  auteurs  de  ce  temps ,  et  elle  ne  s'est 
totalement  effacée  qu'après  Corneille ,  sous  la  magique  influence  de 
Racine  et  des  autres  grands  écrivains  du  siècle  de  Louis  XIV. 

Il  ne  faut  pas  chercher  dans  les  œuvres  de  la  Popelinière  cet  esprit 
de  critique  et  d'analyse  dont  nous  sommes  si  prodigues  et  si  avides 
aujourd'hui.  Comme  tous  les  historiens  de  son  temps ,  il  se  borne  à 
raconter  les  faits  avec  plu^  ou  moins  de  commentaires,  mais  il  n'aborde 
que  bien  rarement  les  considérations  philosophiques.  Était-ce  système 
chez  lui  ?  Croyail-il,  en  restant  ainsi  dans  la  simple  limite  des  faits, 
accomplir  la  loi  d'impartialité  imposée  à  l'historien ,  beaucoup  plus 
sûrement  qu'en  se  laissant  aller  à  des  réflexions  où  le  sentiment  propre 
eût  trop  percé?  C'est  possible,  mais  ajoutons  aussi  qu'à  cette  époque 
l'esprit  d'examen  en  matière  historique  ne  pouvait  poindre  encore.  Les 
questions  politiques  débattues  deux  siècles  plus  tard  n'agitèrent  alors 
que  quelques  esprits  silencieux  ;  des  idées  encore  inconnues  on  du 
moins  très-indécises ,' des  aspirafions  rares  et  vagues  ne  pouvaient 
s'exprimer,  et,  exprimées,  elles  fussent  tombées  sans  écho.  La  Popeli- 
.nière  donc ,  non  plus  que  tous  les  autres  historiens  de  ces  temps 
reculés,  ne  pouvait  comprendre  et  écrire  l'histoire  comme  Bossuet, 
Chateaubriand,  Thierry,  Guizot  l'ont  écrite  depuis.  Au  XVIc  siècle,  le 
raisonnement  ^  cette  arme  brillante  mais  dangereuse  que  l'homme 


76  LANGBLOT 

ingrat  met  si  souvent  à  la  disposition  de  l'esprit  du  mal,  s'essayait 
avec  emportement  sur  les  questions  religieuses.  C'était  logique,  une 
victoire  lui  était  en  effet  nécessaire  sur  ce  terrain,  avant  qu'il  songeât 
à  attaquer  ailleurs  ;  mais  il  dormait  à  l'endroit  des  institutions  poli- 
tiques, et  ne  devaù  se  réveiller  que  plus  tard. 

VEistoire  des  Troubles^  non  plus  que  l'Histoire  de  France^  que 
La  Popelinière  fit  paraître  plus  tard ,  ne  fait  partie  des  collections  de 
mémoires  que  l'on  a  formées  pour  servir  à  l'histoire  de  notre  pays.  Cet 
oubli  «st  extrêmement  regrettable.  Comprises  dans  cette  collection  et 
mises  ainsi  à  la  portée  de  tous,  ces  œuvres  remarquables  eussent  été 
beaucoup  plus  lues,  beaucoup  plus  conjiues,  au  grand  bénéHce  des 
études  historiques.  Peu  d'auteurs,  en  effet,  ont  pris  autant  de  soin  des 
détails  que  La  Popelinière  ;  c'est  sa  spécialité.  Où  trouvera-t-on ,  par 
exemple,  des  notes  aussi  complètes,  aussi  précises  sur  les  batailles  de 
Saint-Denys,  de  Montcontour ,  de  Jarnac?  Quel  est  l'historien,  y  com-. 
pris  Montluc  et  P'Aubigné,  qui  fasse  mieux  connaître  l'organisation 
militaire  d'alors  ?  En  lisant  ces  deux  histoires,  particulièrement  celle 
des  Troubles ,  on  croit  lire  le  journal  quotidien  de  ces  guerres  civiles  ; 
on  est  à  Poitiers  pendant  le  siège ,  on  est  à  Saint-Michel-en-l'Herm  à 
l'heure  de  l'assaut  et  du  sac  de  l'abbaye;  on  chevauche  avec  le  capitaine 
Piles,  on  bat  en  retraits  avec  Puygaillard.  Tous  ces  traits  sont  sail- 
lants, et  cette  couleur  locale  chaudement  jetée  sur  la  narration  la  rend 
toujours  extrêmement  saisissante.  Espérons  que  justice  sera  rendue  à 
ces  œuvres  historiques  si  intéressantes,  et  qu'extraites  enfin  dé  quelques 
bibliothèques  d'amateurs,  elle  brilleront  bientôt  au  grand  jour  d'une 
publicité  trop  tardive. 

Daqs  ses  différents  ouvrages,  surtout  dans  les  Trois  Mondes  et  dans 
VEistoire  des  Eistovres ,  La  Popelinière  fait  étalage  d'une  grande  éru- 
dition ,  et  tombe  souvent  en  plein  pédantisme.  Dans  le  premier,  il  nous 
montre  à  quel  degré  était  arrivée  de  son  temps  la  science  géogra- 
phique; il  parle  de^  l'ancien  monde  et  du  nouveau,  puis,  supposant  que, 
par  delà  le  détroit  de  Magellan  et  de  la  Terre  de  feu ,  il  se  trouve  un 
immense  continent  à  découvrir,  il  encourage  les  Français  à  «  tenter  de 
ces  expéditions  navales  dont  les  étrangers  seuls  ont  eu  le  mérite  jusque 
là.  »  Il  fait  ressortir  aussi  tout  l'avantage  qu'il  y  aurait  à  s'approprier 


DB  LA  POPBLINIÈRB.  77 

decespays  qui  pourraient  recevoir  la  «  purgatiou  de  ce  royaume.  »  Il 
entrevoyait  ainsi  les  colonies  pénitentiaires  que  nos  philanthropes  mo- 
dernes savent  encore  à  peine  organiser  aujourd'hui. 

Quant  à  son  Histoire  des  Histoires,  publiée  en  1599,  son  but  est, 
dit-il ,  ft  sur  la  considération  de  plusieurs  fautes  qu'il  a  remarquées,  il 
y  a  plus  de  vingt  ans,  en  Thistoire^tant  des  Français  que  de  leurs 
voisins,  de  redresser  notre  histoire  pour  L'élever  enfin  jusqu'au  plus 
près  du  point  auquel  il  lui  semble  qu'on  peut  la  faire  monter  ;  »  puis  il 
fait  la  revue  et  la  critique  de  tous  les  historiens  connus.  Dans  les  juge- 
ments qu'il  porte  on  reconnaît  à  chaque  page  ses  bons  sentiments  et 
l'excellent  esprit  qui  l'anime  toujours  ;  un  passage  sur  Machiavel  en  ^ 
offrira  la  preuve ,  l'auteur  s'y  dessine  complètement  :  «  Machiavel , 
secrétaire  de  la  République  de  Florence,  a  dressé  l'histoire  des  Floren- 
tins  ;  on  ne  peut  nier  qu'il  ait  été  homme  judicieux  et  qui  a  bien 

remarqué,  mais  mal  jugé  les  actions  des  hommes,  indiscret  et  très- 
malheureux  au  reste  de  s'être  voulu  moyenner  quelque  mémoire  à 
l'avenir  par  si  extravagantes  opinions  qu'il  a  semées  en  ses  livres  du 
Prince  et  de  la  Béptiblique,  mesmement  qu'il  dispense  d'honneur,  de 
promesses, serments,  foi  et  tel  autre  lien  de  cette  société  humaine; 
car  encore  qu'elles  eussent  été  vraies,  sa  petite  condition  néanmoins 
ne  lui  pouvait  acquérir  assez  d'autorité  pour  démontrer  le  commun  de 
ses  avis  contraires  :  moins  encore  pour  la  religion ,  le  seul  respect  de 
laquelle  si  audaciéusement  renversé  plus  que  mis  en  doute  mériterait 
de  faire  publiquement  brûler  tous  ses  livres,  et  sont  fort  mal  conseillés 
tons  les  princes  et  magistrats  chrétiens  de  laisser  si  dangereuses  leçons 
pour  ordinaires,  voire  plus  recherchées  instructions  à  la  jeunesse  de 
leurs  états,  d 

Si  les  œuvres  de  la  Popelinière  sont  entachées  d'un  certain  pédan- 
tisme  et  de  cette  manie  de  citer  à  tout  propos  les  Grecs  et  les  Latins, 
accusons  en  le  mauvais  goût  de  son  temps ,  mais  sachons  estimer  ses 
récits  toujours  pleins  de  faits  et  d'appréciations  justeâ  sur  les  événe- 
ments et  sur  le  caractère  des  hommes.  «  Car,  dit-il,  après  avoir  passé 
partons  les  grades  ordinaires,  soit  sur  terre,  soit  sur  mer,  en  charge 
de  fanterie  comme  en  conduite  de  cavalerie  ;  après  avoir  été  chargé  de 
négocier  les  trois  paix  dernières,  j'ai  eu  assez  de  moyens  de  connaître 


78  laucblot 

ieshomines  et  lesévénementspourpouyoir  écrire  rbistoire(*);»et,  chose 
admirable ,  il  avait  un  tel  fonds  de  bienveillance,  qu'encore  qu'il  dût 
voir  les  hommes  sous  un  bien  triste  jour,  on  ne  remarque  jamais  dans 
ses  pages  le  moindre  jugement  acerbe ,  la  plus  petite  appréciation  pas- 
sionnée. Ses  œuvres  en  somme  respirent  une  morale  pure  et  douce,  et 
jamais  les  sentiments  chrétiens  ne  s'y  démentent.  Ces  guerres,  au 
milieu  desquelles  il  fut  jeté,  il  les  a  en  horreur  et  dans  maints  passages 
U  les  stigmatise  avec  énergie.  «  Tel  était,  dit-il ,  le  fruit  de  nos  belles 
séditions ,  que  malheureux  et  à  tous  détestable  soit  celui  qui  nous  y 
voudra  remettre  I  »  Et  ailleurs  :  «  0  détestables  guerres,  ô  malheureuses 
et  non  jamais  assez  blasphémées,  infâmes,  méchantes,  vilaines  sédi- 
tions françaises  !  quelle  aveugle  fUreur  est  ceci  !  quelle  est  la  On, quelle 
est  la  licence  de  telles  armes  !  ne  vous  semblentr-elles  pas  assez  san- 
glantes du  sang  de  cinquante  mille  pauvres  corps  au  sang  et  vie 
desquels  vous  les  trempâtes  aux  premiers  troubles  ?  » 

La  Popelinière  a  combattu  dans  les  rangs  des  protestants ,  mais 
a-t-ii  écrit  une  seule  ligne  pour  le  succès  de  leur  cause?  (Test  ce  qu'il 
serait  difficile  de  démontrer;  il  avait  des  amis  nombreux  et  haut  placés 
dans  le  parti  calviniste,  tels  que  Du  Bouchot,  Par4eilhan,  La  Noue; 
eh  bien!  à  qui  dédie-t-il  ses  œuvres?  est-ce  aux  hommes  de  son 
parti  ?  non  !  c'est  à  des  Royalistes  et  à  des  Catholiques.  V Histoire 
des  Trotibles^  c'est  au  roi  Charles  IX,  en  le  suppliant  de  veiller  au 
maintien  de  la  paix,  en  le  conjurant  de  préserver  son  royaume 
de  tout  accident  qui  pourrait  advenir  pour  le  différent  de  religion. 
Ses  Trois  Mondes?  C'est  à  HurauU  de  Cheverni ,  garde  des  sceaux , 
conseiller  du  Roi.  Dans  cette  dédicace ,  La  Popelinière  se  montre  le 
familier  de  ce  grand  seigneur,  et  il  y  dit,  «  qu'en  publiant  son  ouvrage, 
il  jie  veut  pas  laisser  intégralement  périr  tant  de  riches  traitsde  toutes 
science  et  profession,  dont  tant  de  grands  personnages  s'entre- 
tiennent ordinairement  à  sa  table.  Il  aime  à  dédier  ses  devis  à  celui  qui 
les  a  assaisonnés  de  son  bien  dire  et  assurés  par  la  résolution  de  son 
bon  jugement.  Du  reste,  il.  regrette  de  ne  pouvoir  qu'efQeurer  des 

(I)  D'AabIgoé  l'appaie  de  toD  témoignage,  et  dans  cette  bouche  rigide  et  caustlqoe  il 
est  bon  à  recueillir.  «  Son  labeur,  dlt-ll ,  est  saut  pareil ,  son  langage  bien  français  qui  sent 
rhomme  de  lettre  et  rbomme  de  guerre ,  comme  II  s'est  signalé  et  montré  tel  en  trois 
sciions  dignes  de  lumière,  v 


DB  lÀ  POPBLiniÈIIB.  79 

questions  qu'il  aimerait  à  approfondir,  mais  il  ne  le  peut,  chargé  d'af- 
faires par  aocident  plus  que  de  volonté.  » 

Ce  n'est  pas  tout;  s*il  rompait  ainsi  en  visière  avec  les  énergumènes 
de  son  parti,  en  dédiant  son  derpier  ouvrage  au  politique  Hurault, — et 
n'oublions  pas  que  c'est  en  1382,  alors  que  son  affaire  de  censure  était 
des  plus  envenimées ,  —  il  faisait  mieux  encore  en  présentant  quelque 
temps  après  son  Amiral  de  France  à  très-haut  et  très-puissant  seigneur 
Hessire  Anne  de  Joyeuse,  duc  et  pair  et  grand  amiral  de  France.  Pour 
le  coup,  c'était  vraiment  porter  un  défi  à  ses  persécuteurs  que  de  saluer 
ainsi  le  duc  de  Joyeuse ,  Joyeuse,  ce  général  des  troupes  catholiques , 
l^arcelant  et  combattant  sans  cesse  les  forces  calvinistes.  Joyeuse 
qui  devait  bientôt  être  le  héros  du  mont  Saint-EIoy,  fatale  journée  de 
massacre  que  Centras  ne  tarderait  pas  à  venger. 

Ce  penchant  irrésistible  pour  les  royalistes,  ces  affinités  toutes 
catholiques  (')  prouvent  surabondamment  que  La  Popelinière;  ainsi 
que  beaucoup  d'autres  hommes  d'élite  de  cette  époque,  ne  voyait  plus 
au  milieu  de  ces  affreux  conflits  d'autre'salut  que  dans  l'ordre  monar- 
chique assuré;  et  nous  devons  le  dire  à  sa  louange,  il  eut  un  bien 
grand  mérite  à  distinguer  ainsi  là  véritable  voie,  lui  qui  vivait  au 
milieu  des  rangs  protestants,  et  souvent  à  La  Rochelle,  ville  toute 
républicaine,  sans  cesse  agitée  par  l'esprit  inquiet,  orgueilleux  et 
brouillon  de  sa  bourgeoisie;  ne  devait-il  pas  plus  naturellement  alors, 
enchaîné  par  les  préjugés,  les  antipathies,  jurer  une  haine  mortelle, 
non  seulement  aux  ligueurs,  mais  aussi  aux  derniers  Valms,  a  ces 
pauvres  fois  si  diffamés,  si  calomniés,  sur  lesquels  on  se  plaisait  à  faire 
tomber  toutes  les  iniquités  de  ce  détestable  temps.  U  se  garda  bien 
de  mêler  sa  voix  au  concert  d'invectives  et  d'injures  que  les  protestants 
fanatiques  et  les  Seize  ne  cessaient  de  faire  entendre  contre  Henri  m  ;  il 
connaissait  trop  bien,  par  sa  liaison  avec  le  chancelier  Hurault  et 
quelques  autres  politiques,  les  difficultés  inextricables  où  la  royauté  se 
trouvait  embarrassée  et  toutes  les  embûches  dont  elle  était  entourée, 
pour  venir  lui  aussi  l'affaiblir  encore  en  lui  jetant  le  mépris  et  Fin* 

(1)  Ces  affloUéB  tarent  certaioemeDl  la  cause  principale  de  la  persécution  que  subit 
Ca  PopeHnlA«.  D'Aublgné  l'accusa  de  i'6tre  rendu  à  la  Cour ,  Il  le  lui  dit  m6niè  en  bce  ; 
mais  doit-on  regarder  son  accusaUon  couune  sérieuse ,  quand  il  lui  écrit  quelque  temps 
après  :  «  Venez  trouTcr  le  roi  ;  et  là  ]e  toos  prouverai  en  quel  estime  et  honneur  J'ai  ceni 
qui  vous  ressemblent.  » 


80  LANGBLOT  DB  LA  POPSLIHIÈEB. 

jure;  non,  il  fut  assez  sage  pour  ne  jamais  attaquer  et  humilier 
l'autorité  royale.  II  la  respecta  même  dans  Henri  III,  qui  semblait, 
lui ,  Toublier  si  souvent.  S'il  remarqua  dans  les  oscillations  gouverne- 
mentales d'alors  l'absence  d'une  véritable  valeur,  il  entrevit  d'un 
autre  côté  la  main  de  la  Provid^ice  se  plaisant  à  neutraliser  tour 
à  tour  les  différentes  forces  qui  se  heurtaient,  pour  fair^  sortir  de 
ce  chaos ,  châtiment  des  crimes  de  cette  époque,  le  règne  bienfaisant, 
réparateur  de  Henri-ie-Grand.  La  Popelinière  favorisa  de  toutes  ses 
forces  ce  mouvement  providentiel,  de  concert  avec  un  très -grand 
nombre  de  catholiques,  et  de  catholiques  profonds,  qui  certes 
ne  mettaient  pas  inconsidérément  en  eo^jeu  les  intérêts  de  l'Eglise 
pour  sauver  le  dogme  de  la  légitimité.  Sages  et  froids  et  surtout  clair- 
voyants ,  ces  hommes  habiles  savaient  bien  que  Henri ,  ce  prince  au 
grand  cœur,  à  la  haute  intelligence,  comprendrait  vite,  une  fois  au 
pouvoir,  cruels  étaient  les  devoirs  d'un  descendant  de  saint  Louis, 
d'un  héritier  des  fils  aines  de  l'Eglise.  L'événement  leur  a  donné 
raison;  celui  qui  tient  en  ses  mains, les  peuples  et  les  rois  avait  sanc- 
tionné leur  politique. 

La  Popelinière  avait  compris  et  accepté  leurs  espérances,  et  si, 
comme  tant  d'autres  calvinistes  qui  n'avaient  pas  la  fatuité  de  croire  à 
une  France^protestante,  il  prévoyait  le  retour  de  son  ancien  chef  vers 
le  giron  de  l'église,  vers  lequel  lui  aussi  H  se  sentait  entraîné,  il  savait 
pouvoir  compter  du  moins  sur  une  saine  et  large  liberté  de  conscience, 

La  Popelihièce  a  laissé  son  nom  à  la  postérité  ;  comme  historien 
surtout  il  demeurera ,  car  ses  œuvres  sont  de  celles,  nous  le  cépétons, 
parmi  les  nombreuses  productions  historiques  de  leur  temps,  qui  nous 
donnent  les  documents  les  plus  détaillés,  les  plus  précis  sur  les  graves 
événements  de  la  fin  du  règne  des  Valois.  Marquées  au  coin  de  la 
vérité,  de- l'impartialité ,  qualités  bien  précieuses,  mais  bien  rare$ 
chez  les  historiens,  elles  présentent  un  tableau  fidèle  de  la  vie  si 
troublée  de  nos  pères  dans  la  seconde  moitié  du  XVI«  siècle,  et^par 
les  calamités  qui  les  accablent ,  elles  nous  prouvent ,  —  et  c'est  la 
morale  que  La  Popelinière  se  plaij.  lui-même  à  en  tirer,  —  que  de 
grands  châtiments  atteignent  toujours  les  peuples  égarés  loinules  voies 
de  Dieu. 

Alfred  de  CHATEIGNER. 


BÉCITS  POPULAIRES  DES  BIBTOITS. 


LE  RÉCIT  DU  MENDIANT. 


î. 

Le  vieux  paysan,  l'Oxoc'/i  (père  de  famille)  est  assis  dans  le 
coin  de  la  sombre  cheminée ,  sur  un  large  fauteuil  en  bois  noirci  et 
vermoulu  :  de  temps  à  autre  il  pose  sa  pipe  pour  causer,  puis ,  après  y 
avoir  introduit  une  grosse  épingle  en  fer,  afiti  d'en  extraire  la  cendre , 
il  se  met  à  la  bourrer  lentement  de  tabac  haché,  et  la  rallume  aux  char- 
bons ardents.  En  face  du  père  de  famille,  sur  un  banc  de  chêne,  est  la 
place  réservée  au  visiteur,  à  l'étranger,  riche  ou  pauvre. 

La  fermière  attise  le  feu  sous  la  bassinée  de  bouillie  ou  de  pommes 
de  terre  :  ce  sont  les  seules  figures  que  la  chandelle  de  résine  qui 
pétille  au  coin  de  Tâtre ,  puisse  éclairer  d'une  pâle  lueur.  Le  labeur  du 
jour  étant  achevé ,  les  autres  membres  de  la  famille  vont  et  viennent, 
agfssent  ou  se  reposent,  attendent  ou  écoutent  dans  la  partie  non 
éclairée  de  la  pièce.  Quelquefois  un  fumeur  sort  de  l'ombre ,  s'approche 
du  foyer,  y  prend  un  tison  et  s'éloigne  en  allumant  sa  pipe,  cette 
compagne  chérie  du  Gornouaillais.  Les  petits  paotred  (garçons) , 
s'amusent  de  leur  côté  à  tresser  des  chapeaux  de  paille,  et  pendant 
cela  le  vieux  grand'père  raconte  les  histoires  que  jadis  il  apprit  aux 
veillées  de  sa  jeunesse  :  on  l'écoute  en  silence,  au  bourdonnement 
timide  mais  laborieux  des  rouets  que  font  tourner  les  filles  de  la  maison. 

Un  mendiant  vient  d'entrer,  il  se  met  à  géhoux  sur  la  pierre  du 
foyer,  souffle  vivement  sur  le  feu  pour  l'attiser,  et  passe  dans  la  flamme 
brillante  ses  mains  maigres  et  transparentes  qu'il  y  tourne  et  retourne 
tranquillement. 

—r  Demandez  plutôt  à  Yan-Stard,  s'écrie  VOzac'h^  si  le  temps  des 
choses  surprenantes  n'est  point  fini  sans  retour. 

Tome  IV.  6 


82  LB  EÉGIT 

Le  mendiant  roule  des  yeux  sur  la  compagnie  qull  n'a  pas  encore 
regardée,  puis  d'une  voix. enrouée  : 

—  Vous  l'avez  dit,  père  Yvon ,  à  preuve  que  le  vieux  pauvre  de 
Mellac,  mon  compagnon  cherche-pain  {KUtsker-Bara)  qui  est  mort 
l'an  passé,  avait  vu  un  homme  tout  seul  accomplir  des^^bosesdonton 
ne  parle  que  quand  on  est  plusieurs  ensemble. . .  et  tout  de  même,  je 
^e  suis  pas  pressé  d'en  parler,  même  en  compagnie. 

Et  le  mendiant  se  tait,  en  regardant  les  pommes  de  terre  qui  chu> 
chottent  dans  la  marmi  te. 

—  Prends  donc  uuepataU,  Yan  Stard ,  dit  le  fermier,  çâ  te  donnera 
du  cœur. 

Le  chercheur  de  pain  obéit  de  l'air  d'un  homme  qui  prend  son  dû, 
épluche  la  pomme  de  terre  avec  ses  ongles  noirs,  et  se  remet  à  jaaer 
tout  en  mangeant  :  —  Voici  ce  que  le  vieux 'pauvre  de  Mellac,  Perr- 
al-Luche,  (Pierre-le-Louche) ,  avait  vu  de  son  vivant;  et  je  dois  le 
savoir  puisque  c'est  moi  qui  ai  fait  son  testa/ment  :  à  preuve  (*)  que 
j'ai  pris  dans  son  sac  div-huit  sous  et  six  liards ,  toute  sa  fortune,  et 
que  selon  ses  dernières  volontés  je  les  ai  mis  dans  le  tronc  de  saiqt 
Thurien,  la  veille  de  la  Chtmdeleur,  pour  éviter  à  sa  pauvre  âme 
quelques  années  de  purgatoire...  Trois  semaines  avant  de  trépasser, 
Luche  m'avait  appris  l'histoire  que  je  vais  vous  raconter.  Ecoutez- 
bien  ,  vous  tous  qui  êtes  en  ces  lieux. 

IL 

Un  dimanche -^  il  y  a  longtemps,  bien  longtemps  de  cela  —  on 
vit  venir  dans  l'église  de  Scaer,  au  moment  de  la  procession,  unn 
den-braz  braz  (un  homme  très-grand)  qui  sans  dire  gare  h  personne, 
enleva  de  «a  place  la  grande  bannière ,  quoiqu'elle  ne  dût  pas  servir 
ce  jour-là.  Le  recteur  laissa  faire,  et  Luche  regardait  aller  l'inconnu , 
se  disant  en  lui-même  :  «  Tout  à  l'heure,  quand  il  faudra  passer  sous 
le  porche  nous  verrons  fléchir  ce  fier  à  bras^  comme  un  peuplier  sous 
le  vent  d'ouest.  »  Mais  Luche  se  trompait.  L'homme  inclina  la  lourde 

(I)  tprouf*  à  preuve.  Cétalt  le  mot  do  nendiiftt  {dialecle  d*  Fannes). 


pUMBSDIÀHT.  83 

bannière  dont  les  franges  touchèrent  le  parvis,  et  Tayanfrelevé  comme 
une  plumé ,  il  continua  la  procession. 

Perr  étonné  jeta  les  yeux  autour  de  lui  :  les  paysans  contenaient  à 
peine  leur  colère  ;  les  femmes  étaient  tremblantes  ;  et  le  i^teur 
bégayait  ses  litanies. . .  la  messe  étant  finie,  Luohe  remarqua  que  le 
Den^Brax  passa  devant  le  bénitier,  sans  y  mettre  la  main. 

Bientôt  la  foule  se  rassembla  sur  la  grande  place  deScaér.  On  voyait 
au-dessus  des  têtes  se  mouvoir,  comme  les  ailes  d'un  moulin  à  vent, 
les  grands  bras  de  Tinconnu  :  puis  la  foule  s'écartant  tout^*ooup,4l 
entra  au  cabaret.  Le  meunier  de  Kemével  qui  était  un  erûne  buveur 
de  cidre,  achevait  sa  première  e/iopine.  Notra  homme  jeta  un  écu  de 
six  livres  sur  la  table  et  dit  au  tavamour  (*)  :  —  Du  cidre  pour  le 
meunier  et  pour  moL 

Le  cabaretier  tout  abasourdi,  se  hâta  d'apporter  deux  grands  pk^te, 
puis  deux^ autres,  et  encore,  encore...  illktfg/  (bêlas)  le  pauvre  Cari- 
nier  tomba  sous  le  banc,  et  le  Der^brax,  après  avoir  vidé  la  dernière 
chopine,  se  leva  sans  broncher  ;  puis  repoussant  du  pied  Tivrogne  de 
Kemével,  il  sortit  en  sifflant  un  air  qu'on  ne  connaît  pas.  Alors  le  ta/vg/i^ 
notff,  joyeux  d'une  telle  aubaine,  voulut  ramasser  Fécu  de  six  Uvr6s; 
mais  Luche,  qui  voyait  tout  de  ses  yeux  de  travers,  arrêta  vivement 
sa  main  trop  avide,  et  s'écria  :  —  GortoxU^  gortozU  (attendez)  n'y 
touchez  pas  :  'metter  le  crible  par  dessus  la  pièce  et  vous  verrez 
demain.... 

En  ce  moment  le  dernier  son  de  vêpres  sonnait  dans  la  tour  :  grande 
fut  la  surprise  des  paroissiens  quand  ils  virent  notre  homme  entrer 
tout  droit  dans  l'église,  se  planter  au  milieu  du  chœur,  derrière  les 
chantres  en  surplis^  et  entonner  les  psaumes  d'une  voix  de  tonnerre  ; 
si  bien  qu'à  Magnificat,  comme  il  haussait  tov^joure  le  ton ,  ni  les 
chantres,  ni  le  recteur  lie  pouvaient  suivre  :  mais  lui  seul  continuai! 
d'une  voix  telle  que  les  vitraux  disloqués  des  fenêtres  tombaient  les  uns 
après  les  autres...  Les  paroissiens  sortirent  épouvantés. 

Il  y  avait  lutte  ce  dimanche  là,  sur  le  placis  du  bourg,  parce  que  les 
lutteura  de  Querrien  avaient  dédé  ceux  de  Scaér  en  les  traitant  de 

(1)  raoamotir,  lif eraier  oa  cabcretler. 


84  LBBÉaT 

bugàU  (enfaols).  Notre  chanteur  laissa  les  paolred-kcUêd  (garçons 
forts) commencer  le  bal^  et  s'en  alla  faire-un  tour. dans  les  champs,  au 
milieu  des  pâtures  fleuries  et  des  blés  mûrs ,  où  les  jeunes'  paysannes 
s'en  vont  après  vêpres,  les  unes  devisant  entr*elles^  dans  ce  joli  langage 
que  ne  comprennent  pas  les  iuchentil  (gentilshommes),  les  autres 
sUsolant  pour  chercher  Vherbe  qui  fixe  le  cœar  (*).  Auprès  d'un  blé 
noir,  effeuillant  une  marguerite,  il  rencontra  une  jolie  fille  qu'il  con- 
naissait apparamment,  car  il  lui  dit  :  —  Barbane,  celui  qui  lient  ton 
petit  cœur  n'est  pas  ici...  Yan  kaer  (le  beau  Jean)  est  à  lutter  contre 
ceux  de  Querrien  ;  et  ce  soir  il  sera  meurtri,  \epaour'ke%  (pauvre  chéri). 

La  paysanne  fit  entendre  un  gémissement  plaintif,  l'homme  se 
rapprocha  d'elle  et  lui  parla  à  voix  basse...  Tout^à-coup  elle  poussa  un 
cri  d'horreur  et  s'éloigna  en  pleurant. 

—  Allons,  allons,  fit  le  den-braz,  en  serrant  les  poings,  tant  pis 
pour  eux.  —  Etil  reprit  le  chemin  du  bourg ,  en  marmottant  des 
paroles  sinistres. 

La  lutte  était  sur  le  point  de  finir  :  le  vainqueur  de  tous,  Yan  kaer, 
allait  détacher  de  l'arbre  les  prix  qui  lui  appartenaient,  lorsque  le  cten- 
braz  r^rrèta  en  lui  touchant  l'épaule.  Le  jeune  homme  tressaillit^  la 
vue  de  ce  nouveaa  combattant  :  mais  "ses  camarades  crièrent  auprès 
de  lui  : 

•  •  Stard,  stard  —  (')  et  il  se  prépara  à  bien  faire.  La  lutte  fut 
terrible  ;  par  malheur  Yan  était  trop  fatigué  pour  résister  longtemps. 
Son  adversaire  le  saisit  à  bras  le  corps,  le  serra  d'une  étreinte  funeste, 
et  quand  il  ouvrit  les  bras,  le  fiancé  de  Barbane  tomba  sur  la  poussière  : 
il  était  mort 

Un  murmure  de  fureur  gronda  dans  la  foule,  à  cette  vue;  mais  l'af- 
flux lutteur  promena  sur  l'assemblée  un  regard  de  défi ,  et  saisissant 
les  prix  destinés  au  vainqueur,  U  disparut  dans  le  chemin  creux. 

Or  ce  soir  là,  Luche  se  renditii  la  ferme  de  Kercadou.  Tandis  que 
l'on  causait  des  événements  du  jour,  et  surtout  de  la  mort  cruelle 
d'Yan  kaer,  on  vit  entrer  soudain  le  den-éra»  lui-même.  Son  aspect 
glaça  d^effroi  toute  l'assistance;  il  souhaita  le  bonsoir  d'un  air  qui  ne 


(I)  louxou  à  karantex ,  mot  I  mot:  l'berbe  de  l'amonr. 
l't)  Stard,  eiprcMlon  pov  encoanger. 


DU  mbudiart.  85 

fait  pas  rire,  et  s* assit  à  la  meilleure  place  du  foyer.  Le  tailleur  d'El- 
liant, qui  était  un  fameux  disréveUer,  raconta  pour  distraire  son  monde 
une  histoire  assez  bien  tournée ,  quoique  sa  langue  fût  un  peu  embar- 
rassée à  la  fin.  Mais  après  lui  le  den^az  prit  la  parole,  et  son  récit 
fut  merveilleux,  à  preuve  qu'il  fit  rire,  trembler  et  pleurer  (•). 

Ce  n'est  pas  tout  :  voilà  qu'alors  un  pauvre  pèlerin  voyageur  entra 
dans  la  maison.  Il  s'approcha  du  foyer  en  disant  ses  prières  :  pp|s  il 
parla  des  scandales  de  la  journée,  des  vêpres,  du  cabaret,  de  la  lutte 
meurtrière,  et  sans  faire  attention  au  den-brax  dont  les  dents  grin- 
çaient, il  appela  la  vengeance  d'ann  Aotrou  Doué  (du  Seigneur  Dieu) 
sur  tant  de  péchés.  Le  coupable  se  leva  rouge  de  colère,  et  menaça  le 
voyageur  de  son  poing  fermé.  JéeusJ  à  ce  moment  le  pèlerin  fit  le  signe 
de  la  croix,  et  l'on  vit  bien  ce  qu'il  était  à  la  lumière  brillante  qui  se 
répandit  autour  de  lui  :  non  plus  un  pauvre  mendiant,  mais  un  servi- 
teur de  DieUf  un  grand  saint,  celui  qui  tient  les  clefs  du  Paradis,  Pierre, 
saint  Pierre  lui-même!  Tous  les  assistants  étaient  tombés  à  genoux; 
Pierre  leur  dit  :  JieleT>eX'VOW.  —Alors,  à  la  place  où  était  \eden-brax, 
ils  ne  virent  plus  rien,  —  rien,  si  ce  n'est  sur  la  terre  un  parchemin 
qui  sentait  le  roum^  couvert  de  signes  noirâtres  avec  une  croix  rouge, 
preuve  que  c'était  un  drouk-epéred  (esprit  de  l'enfer)....* 

0  chrétiens,  ajouta  le  mendiant  d'un  ton  inspiré,  fuyez  ceux-là  qui 
font  partout  plus  de  bruLt  que  les  autres  ;  car  s'ils  sont  un  jour  les  pre- 
miers par  la  permission  du  Seigneur  Diteu,  bientôt  leur  fausse  gloire 
s'en  ira  en  fumée  comme  celle  du  den^ax. 

—  Et  reçu  de  six  livres  du  cabaretier  de  Scaër ,  hasarda  timide- 
ment un  petit  garçon  ;  drtes-donc,  Yan-Stardik,  la  pièce  es^-ette  restée 
sous  le  crible? 

Le  mendiant  regarda  de  travers  V'enfant  .dont  la  simplicité  le  ren- 
versait, pour  ainsi  dire,  du  piédestal  où  il  se  croyait  monté.  Il  répondit 
pourtant  en  voyant  sourire  le  vieux  fermier  : 

—  La  pièce...  la  pièce  a  fait  un  trou  dans  la  table,  pour  retourner 
en  en  fer  où  s'en  va  le  bien  mal  iM^quis. 

E.  DU  LAURENS  DE  LA  BARRE. 

(1)  Ce  sont  les  cimdiUoDB  d  ao  récit  bien  bit. 


CHRONIQUE. 


SoBMAiAB.  —  I.  Symbole  infidèle  (Tim  peuple  fidèle ,  ou  une  colonne  et 
deux  bètes,  dont  un  beau  sujet  de  girouette.  —  II.  Les  Jardins  de 
Yûihé  DeliHe.  —  Le  Jardin  du  racines  grecques,  —  Le  jardin  et  lo 
cabaret.  —  Notice  pomologique,  par  M.  Jules  de  Liron  d*Airoles.  — 
III.  Approbation  de  Rome  Chrétienne ,  de  M.  Eugène  de  la  Gournerie, 
par  M<'  rÉvèque  de  Nantes.  •—  IV.  Etudes  historiques,  de  H.  de  la 
Rochemacé.  —  La  Vierge  de  Crozon  et  le  prêt  à  intérêt ,  légende  spécia- 
Itment  dédiée^  aux  ban^iers  israélites.  —  Guirroarocb  de  Saint-Pern.  — 
Le  Champ  de  Mai  et  la  vieille  constitution  de  la  Franee.  —  V.  Nécrologie  ; 
H.  de  Mondoret. 


Au  risque  d'être  traité  par  vous  de  radoteur,  je  viens  encore,  cber 
lecteur,  tous  reparler  aujourd'hui  du  monument  de  Saint-Gast.  Je  vous 
en  ai  dit  l'occasion  et  le  but:  je  vous  ai  parlé  du  concours  ouvert  à  ce 
sujet  entre  les  artistes  bretons;  et  je  dois  noter  ici  que ,  bien  que  ce 
concours  se  soit  ouvert  en  Bretagne  et  dans  la  ville  de  Dinan ,  siège  de 
la  commission  du  monument,  c'est  néanmoins  à  Paris  que  s'est  fait  le 
choix  du  projet  destiné  à  être  exécuté.  Si  bizarre  que  soit  ta  chose ,  elle 
semble  certaine,  et  peut,  an  reste,  servir  à  expliquer  une  autre  singula- 
rité que  vous  allez  voir  tout  à  l'heure. 

L'auteur  du  projet  "choisi  est  on  architecte  nantais,  M.  Bourgerel. 
Le  projet  consiste  en  une  cohMine  de  granit;  haute ,  avec  son  soubasse- 
ment, de  19  mètres,  et  surmontée  d'un  groupe  «  qui  doit  être  coidé  en 
fonte  de  fer,  représentant  on  léopard  (l'Angleterre)  terrassé  par  un 
lévrier  (la  Bretagne).  Le  talent  professionnel  bien  connu,  de  M.  Bour- 
gerel défie  mes  critiques  comme  mes  éloges,. et  répond  suffisamment  de  la 
beauté  architecturale  du  monument.  Hais  son  projet ,  je  le  déclare ,  n'en 
renferme  pas  moins  une  monstruosité  :  c'est  ce  lévrier  donné  pour  sym- 
hole  de  la  Bretagne,  et  contre  lequel  la  Bretagne  entière  ne  peut  manquer 
de  protester.  Où  a-t-on  vu  que  le  lévrier  ait  jamais  représenté  la  Bre- 
tagne ,  à  un  titre  quelconque?  Je  sais  bien  que,  sur  l'écu  moderne  de  la 
ville  de  Vannes,  une  bévue  des  plus  grossières  a  substitué,  depuis 
quarante  ans,  une  raide  et  insignifiante  levrette  à  la  vieille  hermine  tra- 
ditionnelle; mais  notre  excellent  et  savant  ami,  M.  Alfred  Lallemand, 
vient  justement  tout  i  l'heure,  dans  son  Annuaire  de  4858,  de  Taire 


GHRONIOVB.  87 

complète  juslice  de  celie  méprise;  quand  même,  d'ailleurs,  la  levrette 
aorait  autant  de  droit  qu'elle  en  a  peu  de  rester  sur  le  blason  de  Vannes, 
pourquoi  à  Sainl-Cast  les  armes  de  Vannes  ?  —  Je  ne  trouve  dans  notre 
histoire  de  Bretagne  qu'une  seule  tradition ,  vraie  ou  fausse ,  où  le  lévrier 
figure.  Je  ne  sais  plus  quel  chroniqueur  raconte  que ,  Je  29  septembre  4364, 
jour  de  la' bataille  d'Âurai,  livrée  entre  Jean  de  Monfort  et  Charles  de 
Blois,  compétiteurs  au  duché  de  Bretagne,  le  lévrier  de  ce  dernier 
prince ,  voyant  la  chance  des  armes  tourner  contre  son  maître^  l'abandonna 
Cont  à  coup ,  et  se  précipitant  vers  rennemi ,  s'en  vint  tout  empressé  y  tout 
lialetant,  lécher  les  mains  du  vainqueur.  M'est  avis  que  ce  lévrier,  si  leste 
à  phinter  là  l'infortune  pour  suivre  le  vent  du  succès ,  serait  un  beau  sujet 
de  girouette,  et  figurerait  parfaitement,  commet  pièce  pHncipale,  dans  le 
bbson  d'ime  quantité  iacalcttlable  de  nos  braves  contemporains.  Nais  la 
Bretagne  —  on  le  lui  a  souvent  reproché  —  la  Bretagne  est  en  arrière  de 
son  siècle,  elle  s'est  attardée ,  sottement  sans  doute  mais  obstinément,  au 
sentier  quasi-désert  de  l'antique  honneur  et.de  la  samte  fidélité....  — eC 
▼our  ne  trouvez  rkn  de  mieux ,  maintenant ,  à  lui  donner  pour  symbole 

que  ce  lévrier  si  dévoué,  si  fidèle à  la  victoire.  Dans  ce  préUmda 

symbole ,  notre  vieille  province  aurait  le  droit  de  voir  une  insulte.  Lom 
de  moi  l'idée  d'en  rendre  responsable  le  digne  architecte  !  Mais  quel  est 
le  but  des  concours,  des  jurys  et  des  juges,  sinon  d'éviter  ou  de  rec- 
tifier de  pareilles  méprises? 

Ce  n'est  pas  tout,  me  dira-t*on  peut-être,  de  critiquer:  il  faut  remplacer. 
Vous  critiquez  le  lévrier;  pourtant  si  vous  aviez  par  hasard  l'idée  de  lui 
substituer  l'hermine ,  songez  qu'un  si  petit  animal  terrassant  un  léopard 
serait  arehi-ridicnle.  —  D'accord;  mais  est-il  donc  véritablement  indis- 
pensable de  planter  deux  bètes  sur  celte  colonne?  Pour  moi,  —  on  aura 
beau  dire  —  jamais  on  ne  me  persuadera  que  ce  soit  une  place  commode 
pour  un  combat  d'animaux;  et  quiconque  çn  levant  la  tète,  verra  ces 
deux  quadrupèdes  se  diamailler  sur  cette  étroite  plateforme  n'aura  rien  de 
plus  pressé  que  de  s'en  éloigner ,  crainte  de  recevoir  les  deux  champions 
sur  le  nez.  Qu'on  élève  sur  une  colonne  une  statue  au  repos ,  une  grande 
et  majestueuse  image  qu'on  ne  peut  présenter  de  trop  haut  à  la  véné- 
ration- des  hommes,  rta  de  plus  naturel  et  de  plus  convenable;  mais 
suspendre  entre  ciel  et  terre  une  lutte  d'animaux  sans  ailes,  même  quand 
ces  aptères  sont  des  symboles,  cela  me  semble  beaucoup  moins  heu« 
reux.  8'tl  faut  absolument  donner  mon  avis ,  je  voudrais  sur  la  colonne 
de  Saint-Gast  une  haute  et  fière  statue  de  la  BreUgne,  couronne  ducale 
en  tête,  une  main  sur  son  glaive  et  de  l'autre  -brandissant,  dans  la  direc- 
tion des  côtes  d'Angleterre ,  sa  vieille  et  vaillante  bannière.  N'ayez  crainte  : 
du  pied  même  de  la  colonne ,  les  plus  myopes  la  reconnaîtraient  à  sa 
noble  hermine  et  à  son  geste  vengeur  ! 


88  CRRONIOtE. 

—  A  ridslanl  même,  nous  recevons  de  M.  A.  de  Bardiéléiuy  uq  arlide 
bibliographique ,  qui  paraîtra  prochainement ,  et  où  notre  collaborateur 
critique ,  ile  son  côté ,  quoique  plus  brièvement  et  en  passant ,  le  choix 
inexplicable  qu'on  est  allé  faire  du  lévrier  pour  symbole  de  la  Bretagne 
sur^e  monument  de  Saint-Cast.  — 

II. 

A  ce  moment  de  Tannée  où,  pour  parler  comme  notre  Brizem^ 
totU  fleurit,  tout  embaume,  il  ne  paraîtra  pas  inopportun  de  parier 
des  jardins  et  d'un  livre  spécialement  composé  pour  leur  plus  grande  gloire 
et  prospérité.  N'allez  pas  croire,  je  vous  en  supplie,  qu'il  entre  dans 
mes  intentions  de  vous  faire  promener  à  travers  les  Jardins  de  ce  bon 
Delille.  Hélas  !  ils  sont  déserts  depuis  bien  des  années  !  —  Pardonnez-moi 
cet  alexandrin  qui  m'échappe  ;  c'est  si  naturel  en  parlant  d'un  poète.  — 
Pour  ma  part,  je  le  confesse  en  toute  humilité ,  je  n'ai  jamais  eu  le  cou- 
rage de  m'aventurer  dans  ces  jardins Ak^  et  je  suppose  que,  négligés 
comme  ils  le  sont ,  on  aurait  grand'peine  à  s'y  frayer  un  passage  :  les 
herbes  et  les  ronces  en  ont  sans  doute  transformé  les  allées  et  les  parterres 
en  prairies  et  en  fourrés  passablement  inextricables.  Pie  troublons  donc  pas 
leur  solitude. 

Ce  n'est  pas  non  plus  —  Proh  DU  immor laies  I  —  dans  le  Jardin  des 
racines  grecques  que  je  prétends  vous  introduire  :  ohl  celui-là  .  force  m'a 
bien  été  de  le  visiter;  —  et  vous,  cher  lecteur?  —  et  grâce  à  )ui  j'ai  senti 
admirablement  la  vérité  de  l'adage  que  nous  avons  tous  appris  dans 
Lhomond  :  Les  racines  de  la  science  —-  ou  de  la  langue  grecque  —  sonl 
amères.  Si  les  fruits  en  sont  doux,  j'ai  le  malheur  de  ne  le  savoir  guère, 
n'en  ayant  janrais  beaucoup  cueilli  et  goûté  ;  aussi  ne  suis-je  point  exposé , 
comme  Vadius ,  à  m'entendoe  dire  par  quelque  Philaminte  de  notre  temps  : 

Quoi!  Monsieur  sait  du  grec?  Ah  !  permettez,  de  grâce, 
Que,  pour  l'amour  du  Grec,  Monsieur,  on  vous  embrasse  K. 

Non ,  je  veux  parler  des  véritables  jardins ,  de  ceux  qui  verdissent  et 
s'étalent  au  soleil,  comme  il  y  en  a  tant  aux  ahirds  de  notre  bonne  ville 
de  Nantes.  Riche  ou  pauvre  ,  chacun  a  le  sien ,  —  excepté  cependant  votre 
très  humble  serviteur ,  qui  se  contente  de  se  dresser  sur  ses  pieds  et  de 
jeter  un  coup  d'œil  par  dessus  les  murs,  quand  leur  élévation  le  lui  permet. 
Ma  foi ,  je  le  déclare ,  au  risque  même  de  paraître  tomber  dans  l'idylle 
sentimentale ,  rien  ne  me  réjouit  comme  de  voir  ces  familles»  dispersées 
dans  des  enclos  quelquefois  bien  exigus,  arrosant,  taillant,  sarclant  ou 
bêchant,  et  se  reposant  par  I&  des  labeurs  du  jour  ou  de  la  semaine. 
0  l'heureux  symptôme  et  la  saine  récréation  !  Le  jardin  me  semble  mora- 
lisateur à  ce  point ,  que  j'accorde  de  prime-saut  et  mon  estime  et  ma  cou* 


CHROniQUS.  89 

fiance  à  l'honnéle  ouvrier  que  je  trouve  ,  le  dimanche  soir,  revenant  avec 
sa  femme  el  ses  enfants  chargés  de  fleurs ,  du  petit  coin  de  terre  qu'il  loue 
sur  ^ses  économies.  Quelle  bonne  journée,  il  a  passée  en  compagnie  des 
siens  !  quel  air  pur  U  a  respiré  àf  leins  poumons  !  Cela  ne  lui  vaut- il  pas 
bien  ,  je  vous  prie  ,  les  chansons  égrillardes ,  pour  ne  pas  dire  plus ,  et  les 
vapeurs  malsaines  du  cabaret?....  Ce  n'est  pas  lui ,  je  vous  l'atteste,  que 
vous  rencontrerez,  le  lendemain ,  hurlant  au  coin  des  rues,  bras  dessus, 
bras  dessous  avec  (Quelques  ivrognes  qui  se  sont  bien  gardés  d'observer  le 
dimanche,  mais  qui  seraient  au  désespoir  de  ne  pas  fêter  dévotieusement . 
leur  abominable  patron,  saini  Lundi,  — saini  Lundi,  ce  fléau,  cette 
ruine  de  tant  de  malheureux  !    . 

Mais  suspendons  le  cours  de  ces  divagations  qui  nous  écartent  par  trop 
du  sujft  :  aussi  bien  me  criez-vous  déjà  ,  cher  lecteur,  comme  Dandin  à 
l'Intimé  : 

Au  fait ,  au  fait ,  au  fait  ! 

Avec  l'Intimé  je  vous  réponds  :  —  Voici  le  fait  !  —  Habitant  la  ville 
ou  la  campsgne,  et  plutôt  celle-ci  que  celle-là,  si  vous  êtes  un  amateur 
des  jardins  et  si  vous  avez  le  privilège  d'en  posséder  et  d'en  gou- 
verner un ,  vous  ne  vous  contentez  pas  assurément  d'y  cultiver  les  fleurs 
et  rien  que  des  fleurs  ,  mais  aux  fleurs  vous  joignez  les  arbres  fruiiiers  : 
utile,  ou  mieux  duicedulci.  Vous  n'ignorezpasque  le  choix  est  difficile  entre 
les  bons  et  les  mauvais  arbres  ;  —  tout  comme  pour  les  hommes  ;  l'apparence 
est  si  trompeuse  !  —  Vous  ne  seriez  pas  fâchée  sans  doute  de  pouvoir  les 
distinguer  à  coup  sûr  et  à  première  vue  ?  Eh  I  bien ,  je  veux  vous  indiquer 
un  traité  qui  se  charge  de  vous  tirer  d'embarras  ;  c'est  la  ^oiice  porno- 
logique,  de  H.  Jules  de  Liron  d'Airoles ,  dont  le  mérite  vous  sera  suffisjm- 
ment  démontré  par  les  appréciations  de  deux  hommes  plus  compétents 
qu'un  pauvre  chroniqueur,  assez  peu  expert  en  pareille  matière. 

-«  La  Notice  pomologique  ,  dit  M.  le  docteur  Delamarre .  dans  son  rap- 
port à  là  Société  Académique  de  Nantes ,  forme  deux  ouvrages  distincts. 
Le  premier  porte  pour  deuxième  titre  :  Liste  synonymique  historique  des 
diverses  variétés  de  poiriers  anciennes,  modernes  el  nouvelles.  Dans  ce 
premier  travail ,  l'auteur  cherche  à  simplifier  la  classification  des  nom- 
breuses variétés  de  poiriers,  en  réunissant  au  nom  primitif  le  plus  grand 
nombre  des  synonymes  qui  s'y  rattachent.  C'est  cette  partie  de  son  travaU 
qui  a  nécessité  toutes  ces  recherches  ardues,  fatigantes,  ennuyeuses,  dont 
nous  avons  parlé  plus  haut,  et  dans  lesquelles  il  a  développé  autant  de 
patience  que  de  sagacité. 

«  V Histoire  de  V arboriculture  fruitière,  qui  forme  la  première  partie 
de  l'ouvrage,  et  lui  sert  d'introduction,  renferme  des  chapitres  aussi  curieux 
qu'intéressants  :  Columelle,  Olivier  de  Serre,  La  Quinlinie ,  Duhamel  du 
Monceau  ,  viennent  tour  à  tour  exposer  quelques-uns  de  leurs  principes  sur 


90  CHRORIQUE. 

cette  partie  de  la  science  ;  puis,  chacun  nous  offlre  la  curieuse  noiiieiiek* 
ture  des  priocipales  variétés  cultivées  de  son  temps.  » 

«  La  seconde  partie  de  Touvrage  de  M.  d*Âiroles ,  —  c'est  M.  Léon 
Siraudinqui  s'exprime  ainsi,  dans  son  rapport  à  la  Société  d'Horticolture 
de  Mâcon  :  —  la  seconde  partie'de  l'ouvrage  de  H.  d'AiroIes,  la  plus  inié- 
ressante  selon  nous,  est  celle  qui  a  trait  à  la  synonymie  historique iles  diver* 
ses  variétés  de  poiriers.  Toutes  les  poires  ne  peuvent  pas  revendiifuer  une 
origine  aussi  nohle  que  celle  du  Bon-€hrétien  ;  néanmoins ,  d'après  Pline , 
€olumet1e,  Olivier  de  Serre  et  La  Quintinie,  les  Romains  étaient  assez  riches 
en  es|)éces  fruitières.  Seulement»  il  n'est  plus  possible  aujourd'hui  d'établir, 
une  corrélation  entre  les  noms  anciens  et  les  nouveaux.  Dans  un  steeple* 
chose  à  travers  la  France,  emporté  par  l'amour  de  son  art,  M.  d'Airoles 
visite  nombre  de  provinces,  va  aux  informations  sur  les  lieux  d'origine  de 
tous  les  fruits  connus,  enregistre  les  noms  des  obtenteurs  et  des  promo- 
teurs de  chacun  d'eux,  provoque  les  investigations  des  amateurs,  se  met 
en  relation  avec  les  pomologues  les  plus  distingués ,  et  consigne,  dans 
un  livre  très-précieux  pour  la  science  »  le  travail ,  de  beaucoup  le  plus 
complet  qui  ait  paru  jusqu'à  ce  jour,  sur  la  synonymie  historique  des  di- 
verses variétés  de  poiriers.  Voilà  une  belle  entreprise,  qui  n'a  pas  seule- 
ment  pour  effet,  comme  le  dit  avec  trop  de  retenue  M.  Jules  d'Airoles,  de 
jeter  un  pont  sur  les  rives  de  l'incertain,  mais  d'apporter  le  flambeau  de  la 
science  dans  la  partie  la  plus  intéressante  de  l'arboriculture  fruitière. 
H.  d'Airoles  fait  suivre  sa  liste  synonymique  d'une  table  des  fruits  à 
rétude.  où  chacun  est  convié  d'apporter  son  contingent  d'observations  et 
peut  venir  en  aide  à  l'édiflcation  du  monument  si  courageusement  entrepris 
pour  le  culte  de  la  Pomologie.  » 


111. 

La  chronique  du  mois  dernier;  où  je  me  plaignais  d'être  réduit  au 
silence  à  l'égard  de  la  Rome  Chrétienne  de  M.  Eugène  de  la  Goumerie, 
ne  vous  était  pas  encore  parvenue  qu^une  bonne  nouvelle  me  consolait  de 
mon  mutisme  forcé.  Je  me  hâte  de  vous  la  transmettre,  bien  persuadé  que 
vous  ne  vous  plaindrez  pas  de  me  voir  rendre  tous  les  honneurs  dont  je 
suis  capable  à  un  ouvrage  qui  en  est  si  digne.  Les  bons  livres ,  par  le  temps 
qui  court,  ont  droit  à  des  égards  exceptionnels.  Ainsi  l'ont  pensé, 
entre  autres,  S.  £m.  le  cardinal  Moriot  et  Ms'  Tévèque  de  Poitiers, 
—  qui  ont  adressé  à  notre  ami  deux  lettres  des  plus  flatteuses  pour  lut  et 
pour  son  œuvre,  —  et,  avant  eux.  M»'  l'évêque  de  Nantes,  qui  s'est  plu  à 
signaler  de  sa  main  les  mérites  éminents  de  Rame  Chrétienne ,  dans  une 
précieuse  approbation ,  dont  on  nous  permettra  de  citer  le  texte  : 


GlUOiaOUB.  91 

«  Ahtoihs-Mattuias-Albxaiidrb  JAUUEMfiT,  par  la  miséricorde  de 
Dieu  et  la  grâce  du  S:iint- Siège  aposlolique ,  Évêque  de  Nantes , 

»  Nous  avons  approuvé  et  approuvons  par  ces  présentes  l'ouvrage 
composé  par  M.  Eugène  de  la  Goumerie,  sous  ce  titre  :  Borne  Chrétienne 
(2*  édition).  Nous  ^  avons  trouvé  t  avec  une  doctrine  toujours  saine  et  un 
grand  amour  de  l'Eglise ,  une  érudition  sagement  contenue ,  une  appré- 
ciation exacte  des  faits ,  des  personnes  et  des  clioses ,  un  style  pur  et  simple 
qui  rappelle  les  beaux  temps  de  notre  littérature  française.  Nous  recom- 
mandons  la  lecture  de  ce  livre  comme  préparation  au  voyage  de  Rome 
pour  ceux  qui  auront  le  bonheur  de  faire  ce  pieux  pèlerinage ,  et  comme 
un  dédommagement  précieux  pour  ceux  qui  ne  peuvent  (|ue  saluer  de  loin 
la  ville  étemelle  de  leur  amour,  de  leurs  vœux  et  de  leurs  regrets. 
»  Donhé  i  Nantes,  le  48  mars  1858. 

t  ALEXANDRE,  Évâque  de  Nantes.  » 
IV. 

Il  y  a  bien  des  manières  d'écrire  lliistoire  et  sur  l'histoire.  Les  uns 
écrivent  uniquement  pour  raconter,  scribilur  ad  natrandum  ;  ils  rhabillent 
au  goût  du  jour  des  récits  déjà  connus  ;  c'est  la  tâche  la  plus  facile  à  mal 
faire  et  la  plus  difGcile  à  faire  bien.  Les  autres  veulent  surtout  prouver , 
scribilur  ad  probandum  ;  ils  veulent  démontrer  la  vérité  de  faits  avant 
eux  inconnus  ou  la  fausseté  d'événements  tenus  jusqu'alors  pour  vrais  ;  c'est 
le  lot  de  l'érudition ,  où  la  foule  — -  j'entends  la  foule  lettrée  —  ne  voit  le 
plus  souvent  qu'un  casse-tête  chinois,  et  parfois,  il  faut  bien  le  dire,  la 
foule  a  raison.  Les  èrudits  sont  prolixes  et  assez  sujets  à  desserrer  volume 
sur  volume,  à  entasser  des  montagnes  d'arguments,  de  textes,  de  dits  et 
de  contredits ,  pour  aboutir  à  des  résultats  qui ,  de  quelque  point  de  vue 
qu'on  les  envisage ,  sont  du  plus  mince  intérêt.  Combiner  ces  deux  mé- 
thodes ,  prouver  en  racpntant ,  introduire  dans  son  récit  des  faits  nouveaux 
dont  le  récit  même  développe  la  preuve ,  ou  encore  grouper  des  faits  déjà 
connus  de  manière  à  en  tirer  des  conclusions  neuves  et  à  répandre  sur 
Fépoque  qu'on  examine  une  lumière  nouvelle,  propre  à  révéler  le  vrai  sens 
des  hommes ,  des  choses ,  des  institutions  :  voilà  sans  doute  la  meilleure 
méthode,  mais  non  pas  la  plus  facile.  C'est  à  elle  que  se  rattache  l'ou- 
vrage de  H.  de  la  Rochemacé ,  intitulé  :  Études  sur  le  culle  druidique  et 
Vélablissement  des  Francs  et  des  Bretons  dans  les  Gaules  (*).  Pour  fixer 
encore  mieux  les  idées,  en  citant  un  livre  que  tout  le  monde  connaît,  je 
dirai  que  le  mode  d'exposition  suivi  par  M.  de  la  Rochemacé  rappelle  fort 
—  salva  di/ferentia  —celui  de  M.  de  Chateaubriand  dans  ses  Discours 

f !î  Rennes ,  topr.  de  Catel ,  i«5«.  i  toi.  gr.  in-8» ,  prix  3  fr. 


92  CllBOlIlQtB. 

OU  Éludes  hisloriques.  Je  reproche  seulement  à  M.  de  la  Rochemacé  d'avoir 
mis  ou  laissé  mettre  en  si  gros  caractères ,  sur  son  titre ,  ces  roots  roalen- 
contreux  de  Cuite  Druidique  qui  attirent  d'abord  les  yeux ,  mais  non  l'in- 
térêt ,  après  toutes  les  ennuyeuses  fariboles  dont  ces  malheureux  druides 
ont  été  chez  nous  la  cause  ou  le  prétexte.  Et  dans  lé  fait ,  M.  de  la  Roche- 
macé s'occupe  de  bien  d'autres  choses  que  des  druides,  et  d'eux  même 
il  ne  s'occupe  que  sommairement.  JSn  réalité  il  étudie  les  origines  de  la 
société  française  et  bretonne  :  lians  son  premier  chapitre»  les  Gaulois,  y 
compris  les  druides  dont  il  n'est  question  que  là  ;  —  au  deuxième,  les 
Rretons  ;  —  les  Francs  des  deux  premières  races  dans  le  troisième  ;  —  et 
dans  le  quatrième  l'organisation  du  moyen  âge  féodal.  Les  chapitres  V  et  VI 
sont  moins  une  suite  des  chapitres  précédents  qu'une  double  note  complé- 
mentaire, sur  la  Notice  des  dignités  de  i* Empire  et  sur  la  langue  celtique. 

L'ouvrage  de  M.  de  la  Rochemacé  est  fait  avec  conscience,  et  l'auteur 
aurait  le  droit  de  dire  :  C'est  icy  tm  livre  de  bonne  foy,  lecteur.  C'est  de 
plus  un  livre  d'une  lecture  facile ,  que  je  recommande  sans  crainte  i  tous 
ceux  que  les  banalités  historiques  répandues  dans  les  abrégés  en  vogue 
ne  suffisent  point  à  satisfaire,  et  qui  pourtant  ne  se  sentent  pas  le  courage 
d'aborder  les  ouvrages  d'érudition  proprement  dits.  M.  de  la  Rochemacé, 
je  le  dis  tout  de  suite ,  ne  me  semble  pas  avoir  voulu  ajouter  à  la  somme 
des  notions  déjà  acquises  à  la  science  ;  mais  il  les  a  résumées  avec  clarté  et 
fidélité ,  avec  une  élégance  pittoresque  et  agréable ,  substituant  volontiers 
quelque  récit  dramatique  à  un  texte  inanimé  ou  à  un  sec  argument;  et,  de 
plus,  il  en  a  tiré  des  considérations  souvent  ingénieuses  et  toujours  justes 
sur  la  portée  sociale  des  institutions  qu'il  examine.  A  ce  point  de  vue  son 
chapitre  IV,  relatif  à  la  féodalité  et  à  l'organisation  sociale  du  moyen  âge  , 
me  semble  particulièrement  remarquable. 

Je  dois  pourtant  ici  faire  une  réserve,  non  sur  ce  chapitre  IV  mais  sur 
le  cliapitre  II ,  où  l'auteur,  en  s'occupant  de  nos  origines  bretonnes,  a  eu 
le  tort  de  se  laisser  abuser  par  le  système  de  l'abbé  Gallet  —  Conan 
Mériadec  et  sa  séquelle,  —  malgré  l'état  de  ruine  complète  où  ce  système 
gît  aujourd'hui.  Mais  c'est  vraiment  là  le  seul  point  où  M.  de  la  Rochemacé 
se  soit  écarté  des  meilleures  notions  présentement  acquises  par  la  saine 
critique  sur  l'histoire  des  origines  de  la  société  française.  En  revanche , 
comme  il  a  bien  exprimé  (au  chapitre  IV)  le  génie  de  la  vieille  Bretagne , 
sa  force  et  sa  douceur ,  son  énergie  et  sa  charité  !  —  sa  charité  si  bien 
peinte,  entre  ^autres ,  dans  la  légende  suivante,  que  M.  de  la  Rochemacé 
rapporte  et  que  je  ne  me  rappelle  pas  d'avoir  vue  ailleurs  :  —  «  Un  pauvre 
»  viedlard  manquait  d'orge  pour  semer  son  champ  :  il  entreprend  un  pèle- 
*»  rinageà  la  chapelle  de  Notre-Dame-Port-Salut,  prèsCrozon.  Il  arrive  à  la 
I»  porte ,  elle  est  fermée  ;  il  fait  sa  prière  et  demande  à  la  Vierge  un  sac 
»  d'orge,  qu'il  lui  rendra  au  double  après  la  récolte.  La  porte  s'ouvre 
»  seule.  La  chapelle  est  remplie  de  sacs  d'orge;  il  en  prend  un  et  sème 


CHBOBtlQtB.  93 

»  son  champ.  La  récolte  est.  magnifique.  Il  retourne  à  la  chapelle,  portant 

•  les  deux  sacs  qu'il  a  promis.  Arrivé  à  la  porte,  il  en  dépose  un  et  porte 
»  Tautre  dans  la  chapelle.  Après  avoir  rendu  grâces ,  il  sort  pour  chercher 
»  le  second  sac  ;  mais  la  porte  se  referme  et  il  fait  de  vains  efl'orts  pour 

•  rentrer.  Il  comprend  alors  que  la  Vierge  aime  à  secourir  ses  amis .  mais 
»  que  jamais  elle  ne  prête  à  intérêt  (p.  489).  » 

Comment  voulez- vous,  d'ailleurs,  qu'au  siècle  de  civilisation  boursico- 
tière  dans  lequel  nous  avons  le  malheur  de  vivre ,  un  pays  où  fleurissent 
de  telles  légendes ,  qui  les  aime ,  qui  les  garde  et  qui  les  trouve  belles  ,  ne 
soit  pas  considéré  comme  une  contrée  sauvage?  Ces  dignes  civilisés,  pour 
prouver  notre  barbarie ,  citent  souvent  la  dureté  de  notre  vieille  langue 
bretonne  qu'ils  ne  savent  pas  prononcer,  et  la  sauvagerie  de  nos  noms 
qu'ils  ne  comprennent  pas.  Je  ne  doute  pas,  par  exemple,  que  le  nom  de 
Guirmaroch,  cilé  par  M.  de  la  Rochemacé  (p.  484),  ne  leur  semble  pour 
leur  thèse  un  merveilleux  argument.  —  Guirmaroch  !  oh,  ce  nom  I  aïe , 
mes  oreilles  !  Peut-on  s'appeler  Guirmaroch  sans  être  Iroquois  ?  —  Ué , 
messieurs .  si  vous  saviez  la  signification  de  ce  nom ,  peut-être  vous  sem- 
blerait-il moins  risibie.  Guirmaroch  vieut  dire  à  la  lettre  le  Vrai  Chevalier 
(guir^  vrai;  maroc  ou  marec^  chevalier).  Ce  Guirmaroch  vivait  au  XI* 
siècle  ;  c'est  le  premier  auteur  connu  d'une  vieille  et  loyale  race  conservée 
jusqu'à  nos  jours ,  qui  jusqu'à  nos  jours  s'est  montrée  et  se  montre  digne 
du  noble  et  chevaleresque  baptême  qu'elle  a  ainsi  reçu  dans  le  nom  de  son 
premier  chef  (^).  11  nous  semble  que  ce  nom  vaut  bien  ceux  de  Mirés, 
Millaud ,  Pereire  ou  Rothschild ,  qui  brillent  tant  aujourd'hui  dans  le  ciel 
de  la  Bourse ,  —  ce  centre ,  principe  et  fin  de  toute  la  civilisation  moderne. 

Encore  une  petite  chicane  —  la  dernière  de  toutes  —  à  M.  de  la  Roche- 
macé ,  et  j'ai  fini.  Il  s'agit  des  assemblées  nationales ,  dites  champs  de 
Mars  et  de  Mai ,  si  connues  sous  la  première  et  la  seconde  race  de  nos 
rois.  —  Je  ne  suis  aucunement  du  nombre  de  ces  «hommes  monarchi- 

•  ques  qui,  à  une  époque  peu  éloignée  de  nous,  avaient  entrepris  de  faire 
»  en  France  de  l'ordre  et  de  la  slabihté  avec  de  la  démocratie ,  »  et 
voulaient  s'aider,  dans  cette  entreprise,  des  souvenirs  plus  ou  moins  bien 
compris  de  nos  vieur champs  de  Mai.  Ce  n'est  même  pas,  selon  moi, 
dans  ces  assemblées  qu'il  faut  rechercher  le  principe  de  la  liberté  tradi- 
tionnelle, si  forte  etsivivaee  (comme  on  sait)  dans  la  constitution  histo- 
rique de  la  France  avant  la  révolution  autocratique  accomplie  par 
Louis  XIV.  Mais  je  trouve  pourtant  que  M.  de  la  Rochemacé  ravale  un 
peu  trop  ces  fameux  champs  de  Mai  et  de  Mars,  quand,  d'après  un  seul 
passage  d'une  chronique  anonyme ,  il  n'y  veut  voir  «  qu'une  réunion  de 

•  sujets  dévoués ,  oflrant  au  roi  non  la  fortune  publique  mais  des  dons 

•  personnels,  j*  ci  surtout  rien  qui  ressemble  à  une  assemblée  délibé- 

(i)  GatrmiToch  est  la  Uge  delà  bmllle  de  Saint* Pern. 


94  CHBONIQUK. 

rante  (p.  170).  Gela,  aussi,  c*est  4rop  peu.  Voici,  d'après  Âdalhard* 
parent  et^  conseiller  de  Charlébagne,  et  d*après  Hincmar,  ardievéque  de 
Reims  en  882^  qui  répète  et  qui  confirme  Adalfaard  (*) ,  voici  quels  étaient 
au  juste  le  rôle  et  la  fonction  de  ces  champs  de  Mai  : 

«  C'était  Tusage  du  temps  de  Gharlemagne  (dit  Hincmar)  de  tenir 
»  chaque  année  deux  assemblées,  ^ans  Tune  et  dans  Tautre,  on  soiimet- 
»  tait  à  Vexamen  ou  à  la  délibération  des  grands  les  articles  de  loi  nom- 
1»  mes  capitula,  que  le  Roi  lui-même  avait  rédigés  par  rinspiratioii  de 
••  Dieu,  ou  dont  la  nécessité  lui  avait  été  ipanifestée  dans  Tintervalle  des 
)•  réunions.  Après  avoir  reçu  c6s  communications,  ils  en  délibéraient,  un • 
»  deux  ou  trois  jours ,  on  plus ,  selon  l'importance  des  affîiires.  Des  mes- 
»  sagers  du  palais^  allant  et  venant ,  recevaient  leurs  questions  et  rap- 
»  portaient  leurs  réponses  ;  et  aucun  étranger  n'approchait  de  leur  réunion 
»  jusqu'à  ce  que  le  résultat  de  leurs  délibérations  pût  être  mis  sous  les 
>»  yew^  du  prince,  qui,  alors ,  avec  la  sagesse  qu'il  avait  reçue  de  Dieu , 

*  adoptait  une  résoluiion  à  laquelle  tous  obéissaient.  Les  choses  se 
»  passaient  ainsi  pour  nn,  deux  capitulaires,  ou  pour  un  plus  grand 
p  nombre ,  jusqu'à  ce  que ,  avec  l'aide  de  Dieu ,  toutes  les  difficultés  du 
»  temps  eussent  été  réglées.  » 

.  11  sort  clairement  de  là  que  Gharlemagne  n'était  pas  un  roi  constitu<* 
liimnel  à  l'anglaise  ;  il  ne  recevait  point  la  loi  des  assemblées  du  champ 
dé  Hai  :  mais  il  soumettait  pourtant  à  leur  examen ,  à  leur  délibération , 
toutes  les  mesures  importantes  qu'il  méditait,  et  nul  doute  qu'il  ne  tint 
compte  «  la  plupart  du  temps,  des  observations  et  représentations  que 
soulevaient  ces  mesures.  G'était  donc  vraiment  autre  chose  et  vraiment  bien 
plus  qvi* une  réunion  de  sujets  dévoués,  offrant  au  roi  des  dons  per" 
sonneU.  G'était  une  grande  institution ,  tort  enracinée  au  cœur  des 
Francs ,  par  où ,  sans  prétendre  imposer  un  joug  au  prince ,  la  dasse  la 
plus  intelligente  de  la  nation  exerçait  une  véritable  et  sérieuse  inter^ 
vention  dans  le  règlement  des  affaires  publiques.  C'était  la  trace  de  l'élé- 
ment  libéral ,  le  germe  déjà  développé  de  cette  liberté  sage  et  forte,  que 
M.  de  la  Rochemacé  reconnaît  pour  être  aussi  essentielle  que  l'autorité 
royale  elle-même  dans  l'intime  constitution  de  la  société  française,  quand, 
vers  la  fin  de  son  livre,  à  propos  de  l'administration  romaine  dans  les 
Gaules,  il  écrit: 

«  Ce  mode  d'administration ,  fidèlement  transmis  par  la  Notice  de  l'Em* 
t»  pire ,  fut  adopté  par  ses  vainqueurs.  Mais  dans  l'énumération  de  dignités 
»  créées  dahs  l'intérêt  de  la  domination  romaine,  vainement  on  cherche' 

•  rait  les  traces  d'une  institution  protectrice  des  peuples,  ou  le  contrôle 
»  d'une  autorité  d'autant  plus  illimitée  qu'elle  s'exerçait  phis  loin  du 
•»  centre  de  l'Empire  et  des  regards  de  son  chef Ces  réitexioRs ,  sug- 

(I)  Kn  son  traité  De  Ordine  Palatii  ;  je  dte  1a  tradactlon  de  H.  Gubbot. 


GHRonrouB.  95 

»  gérées  par  la  Notice  (le  TEmpire,  peuvent  s'appliquer  à  nos  sociétés 
»  modemesT  chez  lesquelles  les  hauts  fonctionnaires  ne  redoutent  d'autre 
»  censure  que  celle  de  ministres  disposés  à  approuver  les  actes  accomplis 

•  sous  leurs  auspices ,  et  trop  souvent  inspirés  par  leurs  caprices.  -^ 
»  L'Empire  romain  succomba  sous  les  efforts  des  barbares ,  mais  aussi 
»  par  ses  excès.  Les  républiques  de  la  Grèce  et  les  grahds  états  des^ 
»  potiques  de  l'Asie  avaient  fatalement  subi  le  même  sort.  En  tous  lieux 
»  et  en  tous  temps  »  on  remarque  cette  tendance  constante  de  la  puis* 
»  saoce  souveraine  à  dépasser  les  limites  protectrices  du  pouvoir ,  et  tous 

•  les  états ,  quel  que  soit  le  mode  de  leur  constitution ,  viennent  se  briser 

»  à  cet  écueil.  Nous  avons  rappelé  les  crimes  de  Louis  XI ,  nous  passons 

»  sous  silence  la  perfldie  exotique  de  Gharies  IX,  la  tyrannie  réfléchie 

«  de  Richelieu,  les  turpitudes  de  la  Régence.  Sous  le  règne  glorieux  de 

»  Louis  XiV  et  sous  le  règne  décoloré  de  Louis  XV,  nous  citerons  des 

•^  actes,  dont  le  dernier  surtout  contribua  à  ébranler  une  monarchie  vive- 

m  ment  attaquée  vers  son  déclin.  L'orgueil  et  la  tyrannie  des  ducs  de 

»  Ghaulnes  et  d'Aiguillon  suscitèrent  en  Rretagne  d'énergiques  résts- 

»  tances (p.  â30  et23f  )  »  — -  De  là,  l'auteur-passe  à  la  Révolution,  â 

la  république  de  93,  puis  aux  divers  régimes  que  nous  avons  vu  passer 

depuis  soixante  ans.  Sur  ce  terrain  je  ne  puis  le  suivre  ;  mais  par  son 

ferme  langage ,  il  prouve  une  fois  de  plus  que  les  fidèles  serviteurs  de  la 

vraie  monarchie  sont  aussi. les  amis  les  plus  certains  de  l'honneur  national 

et  de  la  vraie  liberté. 

Louis  DE  KËRJEAN. 


La  ville  de  Guérande  assistait ,  le  i*'  juillet  dernier ,  à  une  triste  et  pieuse 
cérémonie.  Une  vie  de  84  ans ,  remplie  d'honneur  et  d'héroïques  sacri- 
fices, venait  de  s'éteindre  au  milieu  d'une  population  fidèlement  attachée 
à  tout  ce  qui  est  grand,  k  tout  ce  qui  est  vrai,  dans  l'ordre  moral  et  poli- 
tique. C'est  l'étemel  honneur  de  la  Bretagne  que  ce  culte  instinctif  dont  elle^ 
entoure  les  hommes  d'élite  qui  s'élèvent  sur  son  sol  privilégié ,  quand  ils 
savent  résister  aux  tentations  de  la  fortune  et  des  honneurs  qui  séduisent 
les  âmes  vulgaires ,  et  restent  debout  dans  leur  honneur  et  leur  vieille  foi 
au  milieu  des  défaillances  publiques. 

M.  de  Hondoret  était  un  de  ces  hommes. 

Né  en  1774^  il  fut  élevé  an  collège  de  Juilly.  A  47  ans  il  emigra  (en 
47M).  Dès  l'année  suivante  on  le  trouve  dans  la  cavalerie  de  la  coalition 
bretonne,  armée  du  centre.  En  1795  il  est  nommé  adjudant  dans  le  régi- 
ment Du  Dresnay  et  fait  partie,  en  cette  qualité,  du  débarquemeot  de 
Quiberon.  En  4797  il  rentre  en  Bretagne,  se  réunit  av^  généraux  de  Sol 
et  Georges  Cadoudal ,  et  prépare ,  sous  leurs  ordres ,  l'insurrection  géné- 
rale du  pays.  Avec  l'armée  royale  il  prend  une  part  active  aux  diflérents 


96  CHBOniQIJB. 

combats  qui  sont  livrés ,  et  noiaiDmeDt  à  ceax  de  Ponlchâleau ,  La  Roche* 
Bernard,  Guérande  et  Redon.  Âpres  la  pacification  éphémère  de  1800,  il 
relève  et  soutient  le  parti  du  Roi.  Le  général  Georges  lui  cpoBe  plusieurs 
missions  de  la  plus  haute  importance ,  lui  confère  le  grade  de  colonel  et  le 
commandement  d'une  partie  du  département  d'ille-ei- Vilaine.  Il  se  rend  à 
son  poste  et  avait  à  peine  achevé  Torganisation  dont  il  était  ohargé ,  lorsqull 
est  arrêté  avec  le  général  de  Sol,  en  février  4801,  et  renfermé,  pendant 
quatorze  mois .  dans  l'isolement  le  plus  complet,  à  la  tour  Le  Bât,  à  Rennes. 

La  Restauration  trouve  M.  de  Mondoret  sous  la  surveillance  de  la  police 
impériale.  Elle  lui  confie  le  poste  de  sous-lieutenant  aux  gardes  avec  le 
titre  de  lieutenant-coloneL  Peu  de  temps  après,  il  passe  aux  fonctions  de 
lieutenant^colonel  du  4*'  régiment  des  grenadiers  à  cheval  de  la  garde 
royale.  Enfin,  en  4825,  on  lui  donne  le  commandement  des  cuirassiers  de 
Bordeaux.  C'était  un  poste  de  haute  confiance  et  bien  fait  pour  satisfaire  un 
cœur  aussi  dévoué;  car,  par  la  nature  de  ses  fonctions,  il  avait  la  garde 
spéciale  du  jeune  prince  sur  lequel  étaient  concentrées  toutes  les  espérances 
de  la  monarchie.  Mais  M.  de  Mondoret  n'était  pas  riche,  et  les  immenses 
dépenses  de  sa  charge  absorbaient  peu  à  peu  son  jiatnmoine.  Ses  amis  se 
trouvèrent  donc  obligés  de  solliciter  pour  lui.  et  à  son  insu,  une  position 
moms  onéreuse.  11  commanda  à  Bordeaux  la  légion  de  gendarmerie.  De 
Bordeaux  il  passa  au  même  poste  à  Rennes. 

La  révolution  de  4830  vint  frapper  encore  une  fois  M.  de  Mondoret. 
Il  est  à  quatre  mois  du  temps  nécessaire  pour  sa  retraite.  Il  peut  se  faire 
oublier  dans  ces  moments  de  confusion;  ses  amis,  ses  chefs  lui  en  donnent 
(e  conseil;  ses  intérêts  et  ceux  de  ses  enfants  lui  en  font  presque  un 
devoir.  Mais  M.  de  Mondoret  ne  transige  pas ,  il  ne  veut  pas  qu'on  puisse 
même  un  instant  soupçonner  sa  foi.  Il  donne  sa  démission  et  se  retire  dans 
ses  foyers,  perdant  ainsi  le  bénéfice  acquis  de  ses  longs  services,  pour 
rester  dans  sa  vieiHe  fidélité. 

De  tels  caractères  sont  bien  rares  dans  notre  époque. 

Les  autorités  de  Guérande  ont  voulu  rendre  à  sa  tombe  tous  les 
honneurs  militaires  et  témoigner  par  i:e  public  hommage  du  respect 
qu'inspire  toujours  la  fidélité,  quand  elle  prend  l'homme  à  sa  naissance  et 
le  conduit .  çans  défaillir,  jusqu'au  tombeau. 

Les  cordons  du  poêle  funèbre  étaient  tenus  par  M.  le  comte  de  Pellan, 
ancien  page  du  roi  Charles  X:  M.  Martin  de  la  Moutte .  ancien  officier  des 
armées  royales;  M.  Louis  deCouêssin,  ancien  maire  de  Gi^érande  sous 
k  Restauration,  et  M.  E.  de  la  Rpchette,  ancien  représentant  du  départe- 
ment, —  celui  qui  écrit  ces  quelques  lignes  à  la  mémoire  de  son  respectable 
ami,  et  qui  serait  si  heureux  de  le  prendre  pour  modèle  dans  l'honneur  de 
sa  vie  et  dansia  sainte  résignation  de  sa  mort. 

Eruest  di  la  ROCHETTE. 


ÉTUDES  LITTÉRAIRES. 


SHAKSPEARE 


(•) 


Première  parlie. 


Au  milieu  des  souvenirs  classiques  dont  TAuglelerre  au  XVl«  siècle 
est  inondée,  s'élève  tout  à  coup,  avec  une  majesté  et  une  puissance 
inconnues  avant  lui ,  un  de  ces  génies  dominateurs  destinés  à  remuer 
le  monde,  et  à  entraîner  tout  leur  siècle  après  eux.  Ceiui-d  est  la 
représentation  du  triste  et  mélancolique  génie  du  Nord.  Il  touche  à 
peine  au  midi  par  quelques-unes  des  plus  heureuses  inspirations  de 
son  talent;  il  n*a  touché  que  du  bout  des  lèvres  les  eaux  sacrées  de  la 
science  antique.  C'est  un  descendant  et  un  héritier  des  Scaldes;  c'est 
un  poète  Scandinave,  éclos  au  XVI"  siècle  dans  Tindust rieuse  et 
savante  Angleterre  ;  ou  mieux  encore  (car  je  crois  plus  à  la  justesse 
de  ce  rapprochement)  c'est  un  barde  gallique,  un  fils,  un  héritier  de 
Merlin,  égaré  dans  un  monde  qui  n'est  pas  le  sioa,  portant  en  lui  le 
sombre  génie  et  l'inspiration  fatidique  de  son  mystérieux  aïeul,  et  ainsi 
que  lui  destiné  à  laisser  aux  générations  futures,  comme  un  éternel 
problème,  le  soin  de  rechercher  le  secret  du  pouvoir  miraculeux  qui 
semble  lui  avoir  été  départi.  —  Je  viens  de  nommer  Shakspeare. 

(1)  Bilnltducoan  de  UUérature  étrangère,  profo«^  en  1839  à  la  Facallé  des- Lettres 
de  Rennes  par  feu  H.  J  -M  Le  HnCrou.  —  On  voudra  bien  se  rappeler,  en  lisant  ces  t>elles 
études ,  si  renutrqnables  an  double  point  de  vue  du  tond  et  de  la  forme .  que  M.  Le  Huéron 
n'avait  Jamais  eu  l'idée  de  pubUer  le  travail  manuscrit  servant  de  préparaUonà  ses  leçons 
éloquentes  que  nous  oisons  aujourd'bui  à  nos  lecteurs.  De  là  peut-êlre .  en  certains 
endroits,  quelques  petites  négligences  de  style,  que  nous  avons  cm  devoir  conserver, 
mais  que  l'auteur,  sans  nul  doute,  aurait  facilement  fait  disparaître.  —  Kous  rap|)elons 
que  les  manuscrits  de  M.  Le  Huérou  nous  ont  été  communiqués  par  son  neveu  même, 
notre  ami  et  collaborateur.  M.  Luxel.  — A.  L.  B. 

Tome  IV.  7 


98  SHAKSPEARE. 

EIn  touchafnt  à  Shakspeare ,  nous  ouvrons  un  riche  filon  d'or.  Mais 
avant  de  dévoiler  Timage  du  demi-dieu ,  .voyons  d'abord  sur  quel 
théâtre  il  ff  paFru,  et  rendons-nous  compte  des  circonstances  qui  ont  pu 
influer  sur  son  génie.  Des  faits  d'abord  ;  Texemple  et  la  théorie  vien- 
dront ensuite,  et  avec  plus  d'à-propos. 

Les  éléments  dramatiques  étaient  nombreux  en  Angleterre  au 
XVIe  siècle.  Le  régime  féodal  n'y  étouffa  jamais  un  certain  ferment  de 
liberté.  Ce  peuple  maritime  avait  au  fond  de  ses  mœurs  quelque  chose 
de  sauvage  et  d'aventureux ,  qui  date  des  premiers  temps  de  son 
histoire.  —  En  Italie  le  goût  classique  .enchaîna  de  bonne  heure 
Fe  théâtre  à  l'imitation  des  anciens.  En  France  cette  même  imitation 
lut  importée  d'Italie,  et  nous  donna  des  tragédies  classiques,  en  étouf- 
âmt  le  génie  du  drame.  L'Allemagne  n'était  que  barbare,  et  n'avait 
point  de  nationalité.  L'Espagne  seule  se  trouvait  dans  les  mêmes  con- 
ditions que  l'Angleterre,  et  eut  comme  elle  une  littérature  dramatique, 
à  la  fois  précoce  et  abondante.  —  Ce  fut  une  littérature  romantique. 
Les  souvenirs  classiques  n'y  paraissent  qu'à  titre  d'histoire.  La  forme 
classique  ne  s'y  montre  jamais. 

Cette  littérature  s'éclipse  durant  les  guerres  civiles  d'Angleterre.  Le 
drame  se  concentra  au  Parlement.  Même  chose  arriva  en  France  pen- 
dant les  guerres  de  religion.  La  littérature  dramatique,  si  florissante 
pendant  les  règnes  de  François  I^r  et  de  Henri  II,  ne  reparut  que  sous 
ceux  de  Louis  XIII  et  de  Louis  XIV.  —  C'est  aux  époques  de  calme 
que  le  drame  offre  le  plus  d'attrait,  parce  qu'on  y  va  chercher,  les  émo- 
tions que  l'histoire  ne  fournit  plus.  C'est  pour  cela  encore  que  les  ins- 
titutions libres  sont  moins  favorables  que  d'autres  à  l'aH  dramatique, 
parce  que  la  tribune  politique  enlève  aux  fictions  théâtrales  une  partie 
de  l'intérêt  qu'on  y  cherche.  De  là  les  efforts  désespérés,  tentés  de  nos 
jours,  et  Ip  succès  médiocre  qui  les  a  couronnés.  Schiller  et  Goethe 
doivent  en  grande  partie  le  succès  de  leurs  compositions  théâtrales  à 
l'absence  de  ce  grand  intérêt.  Qu'on  en  juge  par  la  fortune  que  ces 
mêmes  pièces  ont  eue  sur  nos  théâtres  ;  et  qu'on  ne  dise  pas  que(5ela 
tient  à  des  différences  de  caracftères  et  de  goût  ;  car  nous  nous  sommes 
singulièrement  rapprochés  des  façons  et  des  habitudes  germaniques, 
et  ce  n'est  pas  l'allure  particulière  aux  compositions  allemandes  qui  a 


SHAKSPEARE.  99 

pu  leur  nui^c  auprès  du  public  français.  On  peut  donc  dire  que  Tart 
dramatique  est  en  raison  inverse  de  la  place  que  le  drame  est  appelé  à 
prendre  dans  les  destinées  d'un  peuple. 

La  Grèce  n^est  pas  une  exception  :  car  les  Grecs  n'ont  guère  connu 
que  le  drame  religieux  et  héroïque,  et  les  croyances  populaires  passion- 
naient la  scène  bien  plus  que  le  talent  de  Tauteur.  D'ailleurs  l'intérêt 
théâtral,  surtout  l'intérêt  tragique,  nous  semble  incompatil^te  avec 
un  certain  degré  de  civilisation.  Il  faut,  pour  s'intéresser  aux 
fictions  poétiques ,  et  particulièrement  aux  douleurs  que  la  tragédie 
fait  parler,  une  certaine  facilité  d'imagination,  une  certaine  candeur  de 
sentiments  qui  ne  se  trouvent  communément  qu'aux  époques  intermé- 
diaires, où  la  barbarie  finit  et  où  la  civilisation  commence.  L'âme, 
élevée  au-dessus  d'elle-même  par  les  sensations  nouvelles  qu'elle 
éprouve  et  dont  elle  n'a  pas  encore  eu  le  temps  d'abuser,  s'abandonne 
avec  joie  à  celles  qu'on  lui  ménage ,  sans  craindre  de  faire  injure  à  la 
raison  ou  d'être  dupe  de  sa  propre  crédulité.  D'un  autre  côté,  elle  n'est 
plus  assez  barbare  pour  trouver  une  complète  satisfaction  dans  la  prose 
toute  matérielle  des  événements  que  les  hasards  de  la  vie  font  passer 
chaque  jour  sous  ses  yeux.  Elle  rêve  déjà  et  devine  d'autres  idées, 
d'autres  sentiments,  d'autres  hommes,  un  autre  univers ,  et  se  soulève 
de  terre,  toute  prête  à  suivre  le  poète  dafis  les  régions  supérieures  qu'il 
habite,  pour  peu  qu'on  lui  (ende  la  main  et  qu'on  l'aide  à  monter.  Ainsi 
la  foi  théâtrale  n'est  pas  moins  indispensable  à  l'art  dramatique  que  la 
foi  religieuse  au  cœur  humain,  et  quelquefois  l'une  et  l'autre  semblent 
diminuer  el  s'accroitre  dans  la  même  proportion.  Or,  la  foi  théâtrale 
est  complètement  morte  en  France,  et  la  foi  religieuse  semble  se  raviver 
à  peine  (*).  Qui  voit-on  aujourd'hui  pleurer  dans  nos  théâtres?  On  s'y 

rassemble  quelquefois  pour  rire  un  peu  ;  mais  pour  pleurer? Est-ce 

le  talent  qui  manque  aux  poètes?  Oui,  parfois,  sans  doute,  il  faut  le 
reconnaître.  Mais  il  faut  avouer  cependant  que  le  vice  de  la  situation  se 
trouve  ailleurs.  Notre  siècle  n'est  pas  plus  dépourvu  de  génie  que 
toute  autre  époque  de  l'histoire.  L'esprit  humain  a  conservé  toute  sa 
sève,  et  il  suffit  de  prononcer  les  noms  des  Chateaubriand,  des  Cuvier, 

(1)  U  fBOl  se  rappeler  Tôpoque  où  Taulenr  écrivait,  et  depuis  laquelle  on  ne  peut  nki* 
qu'uD  grand  progrès  religieux  se  soit  accompli  en  France.  —  A.  L  B. 


100  8HAKSPBABE. 

des  Lamennais,  des  Lamarline,  des  Hugo,  pour  s'en  convaincre.  Il  est 
même  vrai  de  dire  que  le  génie  tragique  n'a  jamais  été  plus  puissant 
qu'à  notre  époque ,  par  cette  raison  que  Thistoire  n'a  jamais  accumulé 
pluà  de  catastrophes  et  de  funérailles  en  st  peu  d'années.  Aussi  le 
rétréuve-t-bn,  non  plus  seulement  sur  la  scène  et  dans  le^  composi- 
tions dramatiques,  mais  dans  nos  poésies  légères,  dans  nos  essais  de 
)>oémés  épiques,  dans  nos  contes,  dans  nos  romans  et  jusque  dans  nos 
6hànsons;  D'où  vient  donc  qu'il  nous  passionne  si  peu  aujourd'hui? 
Précisément  de  ce  que  nous  le  trouvons  partout,  et  que  nous  ne  pou- 
vons plus  ouvrir  un  livre  ou  unei)rochure  sans  le  rencontrer.  Ce  n'est 
ipas  lé  remède  qui  s'est  affaibli  ;  c'est  le  malade  qui  n'est  plus  assez 
sensible  pour  en  ressentir  l'efficacité.  Le  réactif  a  conservé  toute  son 
énergie  ;  tnais  le  paralytique  est  déjà  glacé  ;  le  poète  garde  toute  son 
imagination  et  toute  sa  force  ;  mais  le  peuple  n'a  plus  ni  les  mêmes 
préoccupations,  ni  la  même  facilité  d'humeur. 

On  peut  même  dire  que  la  tragédie  n'a  jamais  été  en  France  qu'un 
fruit  exotique,  transplanté  péniblement  de  la  Grèce  et  de  l'Italie  dans 
nos  climats,  et  que  notre  soleil  n'a  pu  faire  arriver  à  parfaite  maturité.  Il 
a  fallu  y  employer  les  serres  chaudes.  Je  ne  parle  ni  de  Jodelle,  ni  de  Ba!f, 
ni  de  toute  cette  littérature  calquée  du  XVI«  siècle ,  où  il  n'y  a  qu'une 
imitation  pédantesque,  et  pas  un  éclair  de  génie.  Je  parle  du  siècle  de 
Louis  XIV,  je  parle  de  Corneille  et  de  Racine,  n'ayant  rien  à  dire  en 
ce  moment  de  Crébillon  et  de  Voltaire.  —  Hé  bien  !  je  soutiens  que  la 
haute  tragédie ,  telle  qu'elle  nous  apparaît  dans  les  œuvres  de  ces 
grands  homhies,  n'a  jamais  été  faite  pour  avoir  en  France  la  popularité 
et  la  vogue  que  de  pareilles  compositions  eussent  obtenues  à  Athènes 
et  à  Rome.  Et  d'abord,  rien  n'y  est  fait  pour  le  peuple,  rien  n'y  va  ni  à 
ses  habitudes,  ni  à  ses  idées,  ni  à  ses  passions,  ni  à  ses  sentiments.  Les 
personnages  du  drame,  les  souvenirs  qu'ils  évoquent,  les  intérêts  qu'ils 
agitent,  la  langue  dans  laquelle  ils  s'expriment,  lui  sont  également 
étrangers.  Qu'irait-il  faire  à  un  spectacle  où  tout  est  également  inin- 
telligible pour  lui?  —  Aussi  tout  cela  n'était  pas  fait  pour  lui.  Corneille 
travaillait  pour  un  grand  ministre,  et  Racine  pour  un  grand  roi.  Cétait 
la  cour  qui  formait  le  parterre  aux  représentations  d'Horace  et  de  Bri- 
lannkus.  C'étaient  les  amours  du  grand  roi,  ses  fêtes,  ses  jardins  et  ses 


saAKspBAafi.  iOi 

victoires,  qui  formaient  le  premier  et  le  principal  intérêt  du  spectacle. 
D*ua  côté  le  poète  faisait  une  belle  étude  sur  quelqu'un  des  modèles 
de  rantiquité  ou  sur  quelqu'un  des  souvenirs  intéressants  de  son  his- 
toire; de  Tautre  les  dames  et  les  seigneurs  se  rassemblaient  pour  juger 
ensemble  ce  jeu  d'esprit,  tout  en  causant  d'autre  chose,  tout  en  s'inté- 
ressaut  à  d'autres  héros.  Chacun,  à  coup  sûr,  avait  le  sien  ailleurs  que 
sur  la  scène,  et  la  scène  elle-même  n'était  qu'une  occasion  de  s'en 
occuper  avec  plus  de  loisir. 

Il  n'en  était  pas  de  même  dans  la  Grèce.  Là  c'était  le  peuple  tout 
entier  qui  formait  le  public.  Il  s'y  rendait  avec  sa  foi  naïve,  son  imagi> 
nation  mobileet  son  patriotique  enthousiasme.  Le  spectacle  n'était  pas 
pour  lui  une  affaire  d'art  ;  c'était  une  religion  et  un  culte.  Il  y  assistait 
comme  aux  Panathénées  ou  aux  fêtes  sacrées  d'Olympie,  ému,  troublé, 
ravi  de  ce  qu'il  voyait  et  entendait  dire,  se  mêlant  sans  réserve  et  sans 
restriction  aux  intérêts  et  aux  passions  qui  éclataient  autour  de  lui.  Les 
héros  de  la  pièce  étaient  les  dieux  de  sa  patrie  ;  leur  histoire  était  le 
commencement  de  la  sienne.  Quand  on  lui  parlait  d'Achille  et  de 
Thésée,  on  lui  parlait  des  traditions  les  plus  glorieuses  et  les  plus 
poétiques,  les  plus  présentes  n^êmesde  son  histoire;  et  sa  pensée 
venait  en  aide  au  poète  pour  en  retracer  toutes  les  merveilles.  Que  si 
l'on  invoquait  devant  lui  les  ^uvenirs  de  Marathon  et  de  Salamine, 
l'illusion  était  la  même,  et  l'intérôtplus  vif  encore.  Chacun  des  specta- 
teurs y  avait  été  acteur,  et  se  croyait  de  nouveau  sur  le  champ  de 
bataille.  Je  m'imagine  que  la  représentation  des  Pênes  d'Eschyle  pro- 
duisit à  Athènes  le  même  effet  que  la  représentation  de  la  bataille 
de  Marengo  ou  d'Austprlit^  eût  produit  sur  les  soldats  de  la  vieille 
garde. 

Hé  bien  !  les  Anglais  et  les  Espagnols,  les  seules  nations  de  l'Eu- 
rope qui  aient  un  théâtre  véritablement  national,  se  sont  trouvés  dans 
des  conditions  analogues  ;  chez  eux  aussi  le  spectacle  était  une  repré- 
sentation populaire  et  non  un  amusement  aristocratique. 

Dans  les  temps  mordernes,  comme  dans  l'antiquité,  le  théâtre  a  pris 
naissance  dans  la  religion.  C'était  un  accessoire  naturel  du  culte  ;  et, 
après  avoir  adoré  les  dieux  dans  leurs  temples,  l'homme,  dans  les  jours 
antiques,  aimait  encore  à  s'attendrir  au  récit  de  leur  histoire.  C'est  sur 


1012  SHAKSPfiABE. 

celle  idée  que  repose  loul  le  théâtre  des  Grecs ,  avec  les  ioimitables 
beautés  qui  le  dislinguent  entre  tous  les  théâtres  du  monde;  c'est 
encore  sur  elle  que  roulent  ces  fantastiques  et  gracieuses  créations  du 
moyen  âge  que  nous  appelons  mystères.  C'est  donc  par  le  mystère  que 
Tari  tragique  a  commencé,  et  c'est  sous  cette  forme  qu'il  a  produit  ses 
plus  belles  merveilles.  Il  était  déjà  dégénéré  quand  il  commença  à 
raconler  les  passions  elles  malheurs  de  l'homme;  et  pourtant  c'est 
sous  cette  dernière  forme  qu'il  se  montre  dans  toutes  les  littératures 
modernes. 

Aux  tjiy stères  ont  succédé  les  moralités.  Le  drame  moderne,  de 
quelque  côté  qu'on  l'envisage ,  n'est  qu'une  mora/i^  plus  ou  moins 
habilement  ménagée.  Après  avoir  renoncé  à  faire  agir  et  parler  les 
dieux,  il  a  mis  sa  prétention  à  corriger  et  à  instruire  les  hommes 
(prétention  noble  et  religieuse  encore,  mais  pourtant  inférieure  à  sa 
première  destination)  :  on  ne  soupçonnait  point  alors  qu'on  pût  rem- 
ployer un  jour,à  les  corrompre.  Dès  ce  moment,  et  malgré  tous  les 
chefs-d'œuvre  de  notre  scène  et  ceux  des  théâtres  étrangers ,  on  peut 
dire  que  l'art  avait  été  profondément  atteint  dans  sa  source.  Je  n'ose- 
rais dire  qu'il  soit  plus  noble  de  s'entretenir  avec  les  dieux  que  de. 
travailler  au  progrès  moral  des  hommes  ;  mais  j'ose  affirmer  que  la 
pensée  divine  eiUraine  l'âme  dans  des  régions  supérieures  et  exalte 
avec  plus  de  puissance  les  instincts  élevés  de  sa  nature.  D'ailleurs, 
dès  que  le  poète  a  été  préoccupé  du  soin  d'instruire ,  il  a  été  moins 
occupé  de  celui  d'émouvoir,  et  la  leçon,  en  se  mêlant  à  l'action  dra- 
matique ,  en  a  plus  ou  moins  diminué  l'effet.  Ajoutez  à  cela  la  réserve, 
inévitable  du  spectateur,  qui,  devinant  rinteiition  du  poète  sous  le 
masque  des  personnages ,  ne  se  livre  qu'avec  une  secrète  méfiance 
aux  entrainements  de  la  scène,  et  avec  une  précaution  soupçonneuse 
aux  sentiments  qu'on  veut  exciter  en  lui. 

Les  Grecs,  mieux  inspirés,  parce  qu'ils  étaient  restés  plus  près  de. 
la  nature  et  du  cœur  humain,  ne  bannirent  jamais  complètement 
l'intervention  divine  de  leurs  représentations  théâtrales;  et,  tout  en 
accoiilanl  beaucoup  aux  erreurs  et  aux  faiblesses  de  notre  nature,  ils 
nous  la  représentent  toujours  comme  dominée  et  maîtrisée  par  une 
volonté  supéi'icurc.  De  là  la  sombre  et  fatale  énergie  des  héros  d'Eschyle, 


SHÂKSPBARE.  103 

la  résignatiofi  pleine  de  tristesse  de  ceux  de  Sophocle,  ta  douleur  calme 
de  so[>  Œdipe,  la  piété  courageuse  de  son  Ântigone,  les  larmes  si 
douces  et  si  naïves  des  femmes  d'Ëuripide.  Ce  dernier  poète  seul  fait 
de  la  morale  son  principal  objet,  et  la  montre  dans  chaque  vers  ;  les  deux 
autres,  plus  grands  et  plus  habiles,  se  contentent  de  la  laissef  deviner. 
Les  deux  premiers,  condamnés  déjà  p$ir  l'incrédulité  de  leur  siècle  à 
ne  faire  intervenir  les  dieux  qu'avec  réserve ,  se  sont  placés  au  moins, 
dans  l'espace  où  ils  étaient  renfermés,  au  centre  des  émotions  les  plus 
puissantes,  je  veux  dire  au  centre  du  cœur  iiiunain,  sans  vouloir 
jamais  en  sortir.  Le  dernier  déserte  trop  souvent  ce  riche  et  vaste 
empire  pour  un  domaine  plus  ingrat,  celui  de  la  raison. 

Entre  les  tragiques  modernes  quelques  génies  d'élite  ont  marché 
sur  les  traces  d'Eschyle  et  de  Sophocle;  je  citerai  Shakspeare  et 
Racine.  D'autres,  non  moins  puissants  peut-être ,  mais  plus  mal  con- 
seillés par  leur  génie,  se  sont  ralliés  à  la  méthode  sentencieuse 
d'Euripide  ;  je  citerai  Corneille  et  Voltaire.  Avec  celui-ci  la  forme  sen- 
tencieuse fit  un  pas  de  plus ,  ei  dégénéra  en  épigramme  ;  ainsi  c'est 
dans  l'épigramme  que  le  génie  tragique  est  venu  s'éteindre.  On  tra^ 
,  vaille  aujourd'hui  à  galvaniser  ce  cadavre^  et  en  voulant  être  tragique, 
on  est  devenu  atroce. 

La  conclusion  de  tout  ceci  est  que  Socrate  a  eu  caison  peut-être  de 
faire  descendre ,  comme  on  l'a  dit,  la  philosophie  du  ciel  sur  la  terre  ; 
mais  peut-on  en  dire  autant  de  la  poésie  et  en  particulier  de  la  poésie 
dramatique?  Il  est  permis  d'en  douter. 

Un  autre  défaut  de  ces  tragédies  raisonnables ,  c'est  de  l'être  beau- 
coup trop  pour  les  besoins  de  notre  imagination  et  de  notre  sensibilité. 
Que  vient-on  chercher  au  théâtre?  Dans  la  comédie,  une  peinture 
exacte  et  animée  des  ridicules  de  la  société  ;  dans  la  tragédie ,  une 
peinture  également  vivante  et  animée  des  passions  qui  la  bouleversent. 
Mai» si  le  monde  réel  suffit  à  l'action  comique,  et  si  la  comédie  ne 
peut  jamais  sortir  de  ses  limites  sans  sortir  en  même  temps  de  sa 
nature,  on  ne  saurait  en  dire  autant  de  la  tragédie;  car  les  terreurs 
de  ce  monde  ne  lui  suffisent  pas.  C'est  un  domaine  trop  étroit  pour 
l'effet  qu'elle  se  propose.  Il  faut  qu'elle  soit  en  communication  perma- 
nente avec  le  monde  invisible  ;  il  faut  que  les  spectateurs ,  comme  les 


104  S0AKSPEARE. 

personnages,  en  soient,  pour  ainsi  dire,  ejiveloppés.  Il  faut  qu'une 
sorte  de  terreur  surnaturelle  domine  constamment  la  scène,  pour 
éclater  dans  les  moments  solennels.  L'art  du  poète  y  paraîtra  d'autant 
moins,  et  Teffet  théâtral  en  sera  plus  émouvarit.  L'homme,  d'ailleurs, 
pour  paraître  véritablement  tragique,  ne  doit  pas  être  absolument 
maître  de  sa  destinée  ;  et  il  importe  de  réserver  toujours  dans  ses 
actions  une  part  à  la  fatalité.  Si  le  poète  néglige  cette  précaution ,  son 
drame,  au  lieu  d'infortunes,  ne  présentera  que  des  crimes  ;  au  lieu  de 
faire  verser  des  larmes,  il  n'inspirera  que  le  dégoût  ;  au  lieu  de  faire 
naître  la  pitié ,  il  n'excitera  que  l'horreur.  Cest  par  là  que  la  tragédie 
antique  est  surtout  supérieure  à  la  tragédie  moderne;  et  c'est  encore 
par  là  qu'entre  tous  les  théâtres  modernes ,  celui  de  Shakspeare  pré- 
sente une  incontestable  supériorité.  Ce  génie  sombre  et  ardent  a  deviné 
tous  les  mystères  du  monde  inconnu  qui  nous  environne;  et  soit  qu'il 
parle  des  esprits  célestes  qui  \  oient  autour  de  nous,  ou  des  puissances 
infernales  qui  conspirent  contre  le  repos  et  le  bonheur  de  l'homme , 
son  art  est  également  divin.  Il  a  retrouvé,  après  tani  de  siècles, 
l'inexorable  Fatalité  des  Anciens,  et  c'est  elle  qui  verse  tant  d'intérêt 
sur  quelques-unes  de  ses  plus  belles  conceptions.  Qu'on  se  rappelle 
cette  fantastique  création  intitulée  le  Songe  d'une  nuit  d'été,  où  le 
poète  a  évoqué  avec  tant  de  magie  tous  les  sylphes  de  l'air;  qu'on  se 
rappelle  surtout  la  Tempite,  avec  les  deux  figures  atroces  de  Caliban 
et  d'Iago  ;  et,  plus  que  tout  cela  encore,  les  sorcières- dé  Macbeth. 
C'est  avec  raison  qu'on  a  admiré  ce  qu'on  pourrait  nommer  la  perfection 
de  ses  fantômes.  Il  possède  à  un  degré  incomparable  cette  extravagance 
de  l'esprit  qui  les  crée,  et  qui  sait  les  faire  parler  et  agir.  On  a  dit  que 
tous  les  poètes  dramatiques  (et  les  poètes  épiques  sont  eux-mêmes 
compris  dans  cette  classification)  sont  condamnés  à  créer  des  carac^ 
tères,  et  que  leur  supériorité  relative  consiste  dans  la  beauté  de  leurs 
créations,  et  dans  l'art  avec  lequel  ils  savent  les  rapprocher  de  la 
nature.  Tout  cela  est  vrai;  mais,  avant  Shakspeare,  on  n'avait  guère 
à  créer  que  des  êtres  humains.  Pour  les  animer,  pour  leur  donner  le 
souffle  et  Texistence,  on  n'avait  eu  que  le  cœur  humain  à  fouiller;  U 
nature  humaine  avec  ses  variations  infinies,  avait  suffi  pour  faire  tous 
les  frais  de  ces  poétiques  créations.  Mais  Shakspeare  fut  forcé  de 


SHAKSPEAEB.  105 

dépasser  celle  région,  de  pénétrer  plus  loin,  d'explorer  un  aulre  ciel 
el  une  aulre  terre,  de  créer  à  lui  seul  une  aulre  nature ,  une  nature 
idéale,  une  nature  différente  de  celle  à  laquelle  il  apparlençil  lui- 
même  ,  une  nature  infernale ,  el  telle  néanmoins  que  Thomme  pût  la 
comprendre,  el  quelquefois,  chose  incompréhensible!  sympathiser 
avec  elle. 

On  dira  que  tout  cela  existait  dans  les  imaginations  populaires,  que 
les  contes  du  foyer  el  les  drames  de  la  place  publique  étaient  remplis 
de  démons,  et  qu'il  n'y  avait  d'autre  peine  que  de  les  tirer  tout  formés, 
pour  ainsi  dire ,  de  cet  arsenal  démoniaque  où  la  crédulité  du  peuple 
les  tenait  renfermés.  Cela  est  encore  vrai  en  partie ,  et  l'on  peut  dire 
que,  sous  ce  rapport,  la  légende  ar  précédé  tous  Jes  poètes.  Hais  le 
Diable  dii  peuple,  au  moyen  âge^  était  moins  terrible  que  plaisant. 
C'est  un  bouffon  d'une  adresse  el  d'une  méchanceté  infinies ,  mais  qui 
n'excite  guère  que  le  rire ,  el  qu'avec  un  signe  de  croix  on  peut  tou- 
jours tenir  à  distance.  Voyez-le  jusque  dans  TEnfèr  de  Dante  ;  de  tous 
\es  êtres  infortunés  qui  y  gémissent ,  c'est  le  8«ul  qui  ne  soit  pas 
tragique.  On  le  trouve  partout,  dans  tous  les  cercles  de  ce  vaste  enton- 
noir, au  fond  du  dernier  de  tous,  au  centre  delà  terre,  au  milieu  d'une 
mer  de  bitume  ;  mais  nulle  part  il  n'excite  la  terreur  ni  la  pitié.  La 
piUé  el  la  terreur  sont  pour  les  humains.  C'est  sur  eux  que  le  poète  a 
versé  tous  les  trésors  de  sa  sensibililé  ;  c'est  sur  leurs  souffrances  qu'il 
appelle  toute  notre  sympathie.  De  plus,  Satan,  dans  la  Ditme  Corné- 
die,  n'est,  dans  son  domaine  même,  qu'un  serviteur  assez  ordinaire. 
11  marche,  il  agit,  il  exécute;  mais  rarement  il  commande,  el  le  plus 
souvent  il  est  muet.  On  est  tenté  de  lui  dire  :  —  Vous  n'avez  pas  d'au- 
torité céans. —  Non  seulement  il  est  dominé  par  une  puissance  supé- 
rieure, mais  il  ne  cherche  même  pas  à  lutter  contre  elle;  il  n'en  a  ni 
le  pouvoir  ni  Taudace.  C'est  un  être  vil  el  écrasé,  résigné  à  sa  destinée, 
et  la  portant  avec  une  indifférence  qui  appelle  la  nôtre. 

Dans  Shakspeare  c'est  toute  autre  chose.  Le  Diable  est  une  puis- 
sance, une  puissance  d*aulant  plus  terrible  qu'elle  entoure,  qu'elle 
enveloppe  la  pauvre  humanité  le  plus  souvent  sans  se  laisser  voir.  On 
ne  la  sent,  on  ne  la  devine  que  par  le  trouble  involontaire  qui  s'empare 
à  la  fois  du  cœur  et  de  rinteliigencc,  qui  vous  parle  de  couronne  lorsque 


106  SHAKSPBARB. 

VOUS  voulez .  usurper,  de  délices  et  de  joies  coupables  lorsque  vous 
voulez  séduire ,  et  qui ,  lorsque  vous  voulez  frapper,  vient  aussitôt  vous 
placer  un  poignard  sous  la  main  ! 

C'est  là  Vétre  terrible ,  Têtre  puissant  et  caché  que  Shakspeare  a  le 
premier  entrevu  dans  les  ténèbres  où  il  s'agite;  c'est  là  qu'il  l'a  montré 
du  doigt  à  Milton,  lequel  l'a  traîné  ensuite  au  grand  jour  et  a  bâti  une 
admirable  épopée  sur  ce  hideux  fantôme  ;  c'est  là  encore  quetîoêthe 
est  allé  le  chercher,  pour  lui  donner  en  pâture,  non  plus  seulement  le 
cœur  de  l'hoiame ,  —  car  depuis  longtemps  il  s'y  était  établi ,  —  mais 
l'intelUgeoce  humaine,  avec  toutes  les  sciences  qui  l'enrichissent, 
c'esl-à-<fire  la  raison  elle-même,  c'est-à-dire  l'étincelle  divine  qui 
anime  notre  pauvre  nature ,  c'est-à-dire  encore  l'humanité  entière. 

C'est  dans  Macbeth ,  cette  étrange  et  sublime  composition;  qu'il  faut 
jchercher  le  Diable ,  tel  que  l'a  conçu  le  génie  puissant  de  Shakspeare, 

il  se  montre  d'abord  à  Macbeth  sous  les  traits  de  trois  sorcières,  lui 
fait  une  première  blessure,  en  lui  disant  :  —  «  Un  jour  tu  seras  roi  !  « 
—  les  seules  paroles  qui  puissent  avoir  un  sens  dans  tout, cela ,  —  lui 
met  ensuite  un  poignard  sous  la  main ,  et  Macbeth,  alors,  à  la  vue  de 
l'arme  fatale ,  s'écrie  : 

«  Est-ce  un  poignard  que  je  vois  là  devant  moi,  la  garde  tournée 

jD  vers  moi?  Viens  que  je  te  saisisse  ! Tu.  m'échappes,  et  cependant 

1  je  te  vois  toujours.  Fatale  vision,  n'es-tu  pas  sensible  au  toucher 
D  comme  à  la  vue?  ou  n'es-tu  qu'un  poignard  imaginaire,  que  le • 
»  produit  mensonger  d'un  cerveau  en  délire?  Je  continue  à  te  voir 
»  sous  une  forme  aussi  palpable  que  celui  qu'en  ce  moment  je  tire  du 
»  fourreau.  Tu  marches  devant  moi  dans  la  direction  que  j'allais 
^>  prendre;  et  c'est  justement  là  l'instrument  dont  j'allais  me  servir. 
D  Ou  mes  yeux  sont  la  dupe  de  mes  autres  sens,  ou  à  eux  seuls  ils  les 
»  valant  tous...  Je  te  vois  encore ,  et  maintenant  sur  ta  lame  et  ta 
»  poignée  il  y  a  des  gouttes  de  sang  qui  n'y  étaient  pas  tout  à  l'heure.... 
»  Rien  de  tout  cela  n'existe  ;  c'est  mon  projet  sanguinaire  qui  me  fas- 
»  cine  ainsi  la  vue.  En  ce  moment,  sur  une  moitié  de  ce  globe  ter- 
»  restre,  la  nature  semble  morte,  et  des  rêves  coupables  abusent  le 
»  morlelsursacbucheendormi.  Voici  l'heure  où  les  sorcières  offrent 
»  à   la  pâle  Hécate  leure  nocturnes  offrandes.  Voici  T heure  où  le 


SHAKSPBARB.  107 

»  Meurtre  décharné,  au  signal  que  lui  donne  le  loup ,  la  sentinelle, 
»  dont  les  hurlements  lui  servent  d'horloge,  s'avance  à  pas  silencieux, 
»  tel  qu'autrefois  le  ravisseur  Tarquin,  et  se  glisse  comme  une  ombre 
»  vers  sa  proie.  O  toi,  terre  solide  et  ferme,  n'entends  point  le  bruit 
»  de  mes  pas;  ignore  le  chemin  qu'ils  prennent,  de  peur  que  tes 
9  pierres  indiscrètes  ne  disent  où  je  vais,  et  n'enlèvent  à  la  nuit  la 
»  silencieuse  horreur  qui  lui  sied  si  bien  en  ce  moment....  Mais  tandis 
»  que  je  menace ,  il  vit  ;  quand  on  est  dans  la  chaleur  de  l'action,  les 
»  paroles  ne  font  que  la  refroidir.  {On  entend  le  son  d'une  cîoc?ie). 
»  Allons  acconiplir  notre  œuvre  ;  la  cloche  me  donne  le  signal.  Ne 
»  l'entends  pas,  Duncan  ;  c'est  le  glas  qui  t'appelle  au  ciel  ou  en 
»  enfer.  »  —  Puis  quand  Satan  a  rendu  Macbeth  criminel ,  quand  il 
est  sûr  de  sa  proie ,  il  commence  son  châtiment  par  le  remords;  il  lui 
fait  éprouver  par  avance  le  plus  cruel  des  tourments  de  l'enfer.  — 
Duncan  est  mort  assassiné ,  Banco  aussi  ;  la  royauté  appartient  à 
Macbeth.  Il  est  roi  dans  ce  palais  souillé  de  meurtres  ;  les  grands  du 
royaume  sont  par  lui  réunis  dans  un  banquet  ;  au  moment  où  il  V9 
prendre  sa  place  parmi  les  convives,  paraît  un  des  assassins  :  —  «  Tu 
as  du  sang  sur  le  visage!  »  —  Il  va  pour  s'asseoir  ;  l'ombre  de  Banco 
est  assise  à  sa  place.  Il  se  retire  en  criant  :  —  «  Macbeth  n'aura  plus 
de  sommeil  !  »  —  lady  Macbeth  à  son  tour,  elle  qui  disait  à  son 
époux  :  —  «  Un  peu  d'eau  lavera  tout  cela  ;  voyez  donc  comme  c'est 
facile  !  »  —  Elle  est  livrée  à  un  sommeil  accusateur,  à  une  espèce  dq 
somnambulisme  excité  par  le  crime.  Voyez-la  frottant  sa  main  pour 
enlever  la  tache  fatale  ;  et  la  tache  parait  toujours  ! 

Rien  peut-être,  dans  les  traditions  populaires  sur  le  Diable,  qui  ait 
pu  donner  au  grand  William  l'idée  d'une  pareille  conception.  C'est 
véritablement  l'enfant  de  sa  pensée,  la  création  la  plus  originale  peut- 
être  de  sa  puissante  intelligence.  Les  Titans  de  l'antiquité  eux-mêmes 
n'ont  rien  qui  ressemble  à  tout  ceci.  Ce  sont  aussi  des  êtres  puissants 
et  déchus.  Ils  représentent,  comme  nos  anges  rebelles,  les  forces  désor- 
données d'une  intelligence  hostile  à  l'intelligence  souveraine,  contre 
qui  elle  ose  entrer  en  lutte,  et  finit  par  se  faire  écraser  sous  des  mon- 
tagnes. Mais,  chose  remarquable!  les  Titans  sont  ennemis  des  dieux 
sans  l'être  des  hommes.  Au  contraire  ,  ils  sont  amis  de  l'hoinnîe ,  ils 


108.  SHAK8PEAEB. 

sont  allés  ravir  le  feu  du  ciel  pour  lui ,  ils  le  lui  ont  apporté,  et  c'est 
pour  cela  que  Prométhée  est  enchaîné  sur  sa  roche  fatale  et  rongé 
par  un  vautour.  Ils  ne  se  sont  point  armés  contre  Thomme,  ils  ne 
conspirent  point  contre  sa  liberté,  ils  ne  tendent  pas  d*embûches  à 
son  iABocence  ;  sous  les  masses  écrasantes  qui  les  renversent^  ils  ne 
eonserveat  de  ressentiment  que  contre  les  dieux  qui  les  ont  foudroyés. 
ETailieurs,  on  serait  bien  embarrassé  de  prouver  que  Shakspeare 
ait  jamais  lu  une  page  d'Eschyle.  Non,  ce  sont  deux  génies  jumeaux, 
nésàde^ux  mille  ans  de  distance,  qui  ont  plongé  aune  même  pro- 
fondeur dans  le  monde  imaginaire  ouvert  à  leur  pensée ,  et  qui  s'y 
sent  recontrés  sans  se  connaitre. 

J'ai  nommé  Eschyle,  et  à  côté  de  lui  j'ai  nommé  Shakspeare  :  le 
premier  en  date  des  tragiques  modernes,  le  premier  des  tragiques 
anciens  ;  les  deux  plus  grands  noms  de  la  scène ,  à  part  Sophocle,  qui 
pourrait  revendiquer  la  place  d'Eschyle.  Nous  allons  mettre  en  regard  le 
génie  antique  et  le  génie  moderne  dans  un  sujet  à  peu  près  semblable, 
VHamlet  de  Shakspeare  et  VAgamemnon  d'Eschyle. 

Dans  VAgixm&fimon  paraît  un  vieillard,  sujr  une  plate-forme  du  palais 
d'Aiigos,  qui  attend  le  signal  dont  Agamnemnon  et  Clytemnestre  sont 
4X)nvenus.  Il  l'attend  depuis  dix  ans,  il  se  plaint  de  cette  longue  attente 
^t  laisse  échapper  quelques  autres  plaintes  sur  la  mauvaise  adminis- 
tration du  royaume.  Clytemnestre  a  déjà  oublié  ses  devoirs  d'épouse  et 
de  mère  ;  un  amour  adultère  l'unit  déjà  à  Egisthe,et  elle  a  éloigné  du 
palais  son  fils  Oreste ,  témoin  importun  de  ses  désordres. 

.Le  chœur  entre,  composé  de  vieillards,  chante  une  espèce  de 
n^ie (lamentation)  prophétique,  en  termes  voilés,  où  les  craintes  et 
les^pressentiments  du  peuple  se  font  jour  par  quelques  paroles  sinistres. 
Il  rappelle  les  tristes  souvenirs  qui  ont  précédé  la  guerre  de  Troie,  le 
sacrifice  d'Iphigénie  immolée  par  son  père,  et  les  malheurs  qui  ont 
signalé  cette  déplorable  entreprise. 

Clytemnestre  parait.  Elle  vient  d'achever  un  sacrifice  sur  l'autel  des 
divinités  domestiques.  Troublée  par  la  conscience  de  sa  faute,  et  peut- 
être  par  le  crime  qu'elle  médite,  elle  a  besoin  d'apaisement.  Elle  vient 
d'apprendre  que  Troie  est  prise  ;  elle  ne  peut  donc  douter  que.son 
mari  n'arrive  prochainement  :  —  terrible  situation  d'une  épouse  qui 


SHiUSPBARE.  109 

a  souillé  la  couche  nuptiale,  et  qui  va  se  trouver  dans  un  moment 
entre  Egisthe  et  Agamemnon. 

Elle  se  montre,  après  le  sacriflee,  avec  un  visage  calme  et  une  con- 
tenance étudiée ,  annonce  aux  vieillards  Theureuse  nouvelle  qu'elle 
vient  d'apprendre.  Au  même  moment  arrive  un  héraut,  qui  salue  en 
beaux  vers  sa  terre  natale  quMl  n'a  pas  vue  depuis  dix  ans.  Il  revient  de 
Troie  avec  Agamemnon,  et  a  pris  les  devants ,  par  son  ordre,  pour 
annoncer  Tarrivée  de  son  maître,  qui  n'est  plus  qu'à  une  petite  distance 
d'Argos.  Clytemnestre  interrompt  le  récit  du  héraut  par  des  cris,  de 
douleur  sur  ses  propres  souffrances.  Singulier  et  précieux  artifice  du 
poète  d'avoir  placé  ainsi  un  implacable  remords ,  un  remords  qui  se 
trahit  toujours,  dans  le  cœur  d'une  femme  coupable,  qui  se  prépare  à 
le  devenir  encore  plus  !  Elle  est  souillée,  elle  va  devenir  homicide  ; 
elle  est  comme  oppressée  du  poids  de  ce  double  crime  et  elle 
gémit. 

Agamemnon  parait  sur  son  char;  sur  un  autre,  qui  le  suit  immédia- 
tement, s'avance  Cassandl*e ,  fille  de  Priam  et  captive  du  roi.  Elle  est 
d'autant  plus  belle  qu'elle  porte  dans  sa  contenance  et  sur  son  visage 
les  malheurs  d'Ilion.  C'est  ici  encore  un  sublime  artifice  :  Clytemnestre 
est  déjà  infidèle,  elle  va  devenir  jalouse;  le  sang  d'Agamemnon  cou- 
lera bientôt  sous  sa  main. 

Elle  parait  au  moment  même,  et  vient  recevoir  son  époux,  ne  lui 
adresse  la  parole  que  pour  lui  parler  de  ce  qu'elle  a  souffert  :  solitude, 
insoinmies^  nouvelles  affligeantes,  alarmes  sans  fin  et  sans  repos, 
songes  effrayants  !  Tout  cela  est  vrai,  et  cependant  tout  cela,  dans  la 
vérité  et  dans  la  pensée  de  la  reine,  a  une  tout  autre  signification  que 
celle  qu*Agamemaon  peut  y  attacher. 

Elle  prend  ensuite  un  autre  ton,  ordonne  d'étendre  des  tapis  de 
pourpre  sur  le  chemin  que  le  roi  doit  suivre,  et  fait  un  accueil  plein 
de  bienveillance  à  la  triste  Cassandire  :  —  Grand  Jupiter,  s'écrie-l- 
elle,  accomplissez  mes  vœux  et  ce  que  vous  êtes  chargé  d'ac- 
complir! — 

Cassandre,  restée  seule,  est  saisie  d'un  accès  prophétique.  Elle  a  vu 
d'avance  Agamemnon  égorgé  dans  son  palais,  et  à  cette  vue  elle 
s'écrie  :  —  «  0  Apollon  !  où  m'avez-vous  eonduite?...  dans  une 


110  SHAKSPBARE. 

maison  souillée,  dans  une  cruelle  boucherie  !  Je  vois  le  fer  briller  ; 
)»  des  mains  barbares  s'apprèlent  pour  un  nouveau  sacrifice....  Quel  est 
»  ce  voile  qui  recouvre  le  lit  nuptial,  et  qui  cache  le  meurtre  d'un 
»  époux?....  Ah  !  le  coup  est  frappé!  il  expire,  il  tombe  sanglant  au 
»  milieu  des  eaux  salutaires  destinées  à  le  laver  !  » 

Pendant  que  ces  sinistres' paroles  retentissent  sur  le  théâtre,  ht  tra- 
gédie marche  dans  l'intérieur  du  palais.  C'est  là  que  se  passe  le  véri- 
table drame,  et  chacune  des  paroles  de  Cassandre  est  un  trait  qui  la 
peint  aux  yeux  du  spectateur.  Au  moment  où  elle  se  tait,  on  entend  des 
cris  lamentables  dans  le  lointain  :  c'est  Âgamemnon  que  l'on  immole. 
Déjà  le  chœur  se  dispose  à  voler  à  son  secours ,  mais  Cly  temnestre  se 
montre  elle-même  sur  le  théâtre,  toute  couverte  de  sang  et  un  poi- 
gnard à  la  main.  Elle  est  dans  l'exaltation  du  crime,  dans  l'ivresse  du 
sang;  elle  raconte  elle-même  cette  horrible  tragédie,  et  ose  s'en 
vanter.  En  même  temps,  les  portes  du  palais  s'ouvrent,  et  l'on  voit  le 
cadavre  d'Âgamemnon  dans  l'éloignement.  —  L'épouse  homicide 
répond  aux  reproches  du  chœur,  en  rappelant  le  meurtre  d'Iphigénie 
et  l'arrivée  de  Cassandre  à  la  suite  d'Agamemnon. 

Dans  la  pièce  des  Choéphores^  qui  est ,  comme  on  sait,  la  suite  de 
V Agamemnon,  on  voit  tout  d'abord  le  tombeau  d'Agamemnon  au  fond 
de  la  scène.  Oreste  arrive,  accompagné  de  son  ami  Pylade.  Il  invoque 
Mercure,  lui  errant  et  fugitif  depuis  tant  d'années  ;  puis  il  coupe  sa 
chevelure  et  la  dépose  sur  le  tombeau  de  son  père.  Au  même  moment 
il  aperçoit  Electre,  sa  sœur,  qui  s'approche  avec  des  présents  funèbres  ; 
il  se  retire  à  l'écart  pour  ne  point  être  aperçu. 

Un  chœur  déjeunes  filles  s'avance  en  chantant.  Elles  portent  aussi 
des  dons  funèbres  ^  elles  sont  envoyées  par  Cly  temnestre  au  tombeau 
d'Âgamemnon.  Des  songes  affreux  tourmentent  la  reine. Eleare, en  mar- 
chant, entonne  une  plainte  touchante,  mêlée  d'imprécations,  quand  tout 
à  coup  elle  aperçoit  des  cheveux  déposés  sur  le  tombeau.  Ils  ressem- 
blent aux  siens  ;  ce  ne  sont  pas  ceux  de  Cly  temnestre  :  si  c'étaient  ceux 
de  son  frère  Oreste?  A  cette  idée,  elle  verse  des  larmes  de  joie.  Elle 
aperçoit  sur  le  sable  des  traces  toutes  fraîches.  Aux  incertitudes  qui  la 
troublent,  aux  plaintes  qu'elle  exprime,  Oreste  ne  peut  plus  se  contenir; 
il  se  montre,  il  se  nomme.  Incrédulité,  stupeur,  angoisses  d'Electre. 


SHAKSPBARE.  111 

Elle  ne  se  rend  que  lorsqu'Oreste  lui  montre  un  tissu  qu'elle  avait 
brodé  aui  efois  de  ses  propres  mains,  el  donné  à  son  frère. 

Oresle  s'adresse  aux  dieux,  el  les  prie  de  conserver  ce  qui  reste 
encore  d'une  illustre  race.  Il  est  envoyé  par  Apollon  qui  lui  a  imposé 
une  mission  terribje.  Le  dieu  l'a  menacé  des  plus  cruels  ohàlimenls, 
s'il  désobéit.  Depuis,  il  n'a  plus  de  repos.  Hésitations  et  scrupules 
d'Oresle.  C'est  Electre  qui  le  charge  de  les  combattre,  c'est  elle^qui 
porte  toul  le  poids  d'une  oppression  de  dix  années.  Depuis  dix  ans 
elle  est  captive  dans  ce  palais,  exposée  aux  persécutions  d'Egisthe,  le 
meurtrier  de  son  père,  et  à  celles  d'une  mère  plus  cruelle  encore  :  — 
Voici,  dit-elle  à  Oresle,  le  lieu  où  ils  l'ont  inhumé!  —  Elle  envoie 
un  esclave  dire  à  Clytemnestre  qu'un  étranger  voudrait  lui  parler. 

Glylemnestre  parait,  accompagnée  d'Electre.  Oresle  se  donne  pour 
un  Phocéen  envoyé  pour  lui  annoncer  la  mort  d' Oresle.  A  ces  paroles, 
la  malheureuse  Electre  éclate  en  gémissements,  mais  Clytemnestre 
comprime  sa  joie  et  reste  impassible.  Elle  fait  avertir  Egisthe,  qui  se 
hâte  d'arriver,  qui  se  montre  surpris,  avide  de  détails,  mais  sans  aucune 
explosion  de  sentiments  inconvenants.  Il  entre  dans  l'appartement  où 
les  deux  étrangers  ^  reposenl.  A  peine  y  est-il  entré,  qu'Oreste  le  frappe. 
On  entend  ses  cris,  un  esclave  traverse  rapidement  la  scène  en  jetant 
lui-même  des  cris  lamentables  et  va  prévenir  Clytemnestre  de  ce  qui 
est  arrivé.  En  même  temps,  la  reine  elle-piême  accourt  au  bruit  qu'elle 
vient  d'entendre,  et  se  trouve  en  face  de  son  fils.  Il  est  furieux  ;  elle 
implore  sa  pitié.  Il  lui  répond  en  lui  reprochant  le  massacre  d'Aga- 
memnon.  —  «  Arrête,  ô  mon  fils,  s'écrie-t-elle  ,  respecte  le  sein  où 
»  tu  reposas  si  souvent,  et  où  tu  suças  le  lait  qui  t'a  nourri!  »  — 
Oresle  troublé  se  tourne  vers  Pylade ,  comme  pour  lui  demander 
conseil  :  Pylade  lui  ordonne  d'achever,  au  nom  des  dieux.  Alors 
Oresle  entraîne  Clytemnestre  pour  l'immoler  sur  le  cadavre  d'E- 
gisthe. 

Quelques  instants  après,  les  portes  s'ouvrent,  Oresle  s'avance  et 
montre  au  peuple  les  cadavres  d'Egisthe  et  de  Clytemnestre.  Mais  déjà 
sa  raison  se  trouble ,  ses  yeux  s'effarouchent ,  il  voit  déjà  les  Eumé- 
nides  avec  leurs  torches  et  leurs  chevelures  entrelacées  da  serpents. 
Son  parricide  l'a  rendu  insensé,  el  il  va  demander  au  dieu  de  Delphes 


11^  SHAKSPEABE. 

le  pardon  d'un  crime  qu'il  a  commis  par  son  ordre.  Le  spectateur  Ta 
déjà  presque  absous.  Plus  tard  Minerve  elle-même  l'absoudra  en  lui 
donnant  son  suffrage. 

Hé  bien,  l'art  dramatique  est  monté  plus  haut  encore  dans  Sophocle. 
C'est  qu'en  effet  il  y  a  un  art  :  la  nature  est  belle,  elle  est  admirable; 
mais  elle  a  besoin  qu'on  la  soutienne,  il  ne  faut  montrer  ni  toutes  ses 
faiblesses,  ni  toutes  ses  nudités.  Le  génie  de  Shakspeare  est  sans 
doute  régal  de  celui  d'Eschyle;  mais  l'art  d'Eschyle  est  infiniment 
supérieur  à  celui  de  Shakspeare. 

Il  est  donc  vrai  que ,  dès  Eschyle ,  l'art  dramatique  avait  atteint  la 
perfection ,  et  que  nous  ne  sommes  que  de  faibles  copistes  ou  d'extra- 
vagants contradicteurs. 

En  regard  d'Oreste,  voici  Hamlet. 

Le  vieil  Hamlet,  roi  de  Danemark,  a  été  tué  par  sa  femme  Ger- 
trade  et  par  son  frère  Claudius.  L'ombre  d'Hamlet  se  montre  d'abord 
aux  soldats  qui  montent  la  garde  autour  du  palais ,  ensuite  à  son  fils , 
le  jeune  Hamlet.  De  là  la  folie  d'Hamlet.  C'est  la  création  anglaise 
par  excellence  :  bouffonneries  sublimes ,  monologues  admirables  sur 
le  monde ,  sur  l'homme  et  sur  sa  fragilité  ;  çà  et  là  des  éclats  d'une 
indicible  mélancolie.  Une  jeune  âme  confiante  et  candide ,  troublée , 
frappée,  égarée  par  le  terrible  secret  dont  elle  vient  de  recevoir  la 
confidence;  un  père  assassiné,  une  mère  homicide,  un  oncle  qui 
a  tué  son  frère,  épousé  sa  veuve,  usurpé  sa  couronne:  tout  cela  a 
véritablement  bouleversé  la  raison  d'Hamlet.  De  là  ces  cris  déchi- 
rants: — «  Etre  ou  n'être  pas  !... Qu'est-ce  que  cette  quintescence  de  la 
»  poussière  ?»  —  De  là  aussi  les  scènes  des  comédiens  et  des  fos- 
soyeuts.  L*amour  même  d'Hamlet  pour  Ophélia  a  vivement  souffert 
de  cette  effroyable  secousse  :  H  n'ose  s'y  confier;  il  craint  d'y  ren- 
contrer aussi  quelque  incurable  douleur.  Cependant  il  veut  la  voir,  il 
veut  la  suivre  ;  mais  il  ne  lui  parle  pas.  Son  amitié  pour  Horatio  a 
pâti  dans  la  même  proportion.  Il  n'ose  s'y  fier  non  plus.  De  là  une 
indécision  générale,  qui  a  sa  justification  dans  une  entente  profonde 
du  cœur  humain ,  mais  qui  aurait  été  bien  plus  sublime  si  elle  avait 
contrasté  avec  une  ferme  résolution  de  venger  la  mort  d'un  père.  Hais 
c'est  ici  que  l'effet  est  manqué.  Hamlet  n'ose  frapper  sa  mère.  Le 


SHAKSPBAAS.  113 

spectateur  sait  qu'il  ne  la  tuera  point,  car  il  a  soin  de  l'en  avertir  : 
il  s'y  intéresse  d'autant  moins. 

Ainsi,  malgré  tout,  Shakspeare  n'a  pas  osé  aller  aussi  loin  que 
les  anciens.  Shakspeare  a  aussi  une  femme  qui  a  tué  son  mari  :  c'est 
la  triste  Gertrude,  mère  d'Hamlet.  Il  représente  aussi  un  fils  armé 
pour  venger  son  père;  mais  ce  fils  recule  devant  l'idée  de  tuer  sa 
propre  mère.  Il  ne  tue  mèmis  le  meurtrier  que  lorsqu'il  est  déjà  lui- 
même  frappé  à  mort.  Au  fort  de  l'assaut  d'armes  qui  a  lieu  entre 
Hamlet  et  Laërte ,  frère  d'Oplrélia ,  la  reine  boit  dans  le  verre  empoi- 
sonné préparé  pour  Hamlet  et  s'évanouit.  Hamlet  s'informe  de  son  état. 

«  Hamlet.  —  Comment  se  trouve  la  Reine? 

»  Le  Roi.  —  Elle  s'est  évanouie  à  la  vue  de  leur  sang. 

»  La  Reine.  —  Non,  non  ;  la  coupe  !  la  coupe  !  0  mon  cher  Hamlet  î 
»  la  coupe  !  la  coupe!  je  suis  empoisonnée.  (Elle  meurt.) 

»  Hamlet.  —  0  crime  infâme!  Hola!  fermez  les  portes.  Trahison! 
»  qu'on  cherche  le  coupable  !  {Laërte  tombe.) 

»  Laërte.  —  Le  voici,  Hamlet  :  Hamlet,  tu  es  blessé  à  mort;  il 
»  n'est  pas  de  remède  au  monde  qui  puisse  te  sauver  ;  tu  n'as  pas 
»  une  demi-heure  à  vivre.  Tu  tiens  à  la  main  l'arme  perfide,  démou- 
n  chetée,  empoisonnée.  Ma  trahison  a  tourné  contre  mol -même; 
»  regarde,  je  suis  ici  gisant  pour  ne  plus  me  relever.  Ta  mère  est 
»  empoisonnée;  je  n'en  puis  dire  davantage.  C'est  le  roi,  le  roi  qui  a 
»  tout  fait. 

»  Hamlet.  —  Cette  arme  est,  dis-tu,  empoisonnée?  —  Eh  bien, 
»  poison,  fiais  ton  office?  (7/  perce  le  roi  de  son  fleuret  à  plttsieurs 
»  reprises.) 
»  Osric  et  les  seigneurs.  —  Trahison  !  trahison  \ 

»  Hamlet,  approchant  des  lèvres  du  roi  la  coupe  empoisonnée f  et 
»  le  forçant  à  boire  :  —  Tiens,  Danois  incestueux,  fratricide  et 
»  damné ,  avale  cette  potion!  Y  trouves-tu  ta  perle?  va  rejpindre  ma 
»  mère.  (Le  roi  meurt.) 

n  Laërte.  —  Il  n'a  que  ce  qu'il  mérite;  le  poison  avait  été  préparé 
»  par  lui.  Pardonnons-nous  mutuellement ,  noble  Hamlet  ;  que  ma 
»  mort  et  celle  de  mon  père  ne  pèsent  pas  sur  toi,  ni  la  tienne  sur 
»  moi  !  (n  meurt.)  » 

Tome  IV.  8 


114  SflAKSraABB. 

Du  reste  daDS  cette  pièce  d'Hamlet  il  n'y  a  pag^  pour  aiosi  dire^  un 
seul  caractère  complet.  Le  roi  n'a  que  des  remords  assez  vulgaires.  La 
reine  n'en  marque  que  par  sa  tristesse  et  par  son  silence  ;  mais  ce  mutisme 
douloureux  d'une  conscience  coupable-  est  déjà,  par  lui-même,  une 
chose  tragique.  Hamlet  n'a  ni  volonté,  ni  amour,  ni  amitfé.  Qu'il  y  a 
loin  d'Horatio  à  Pylade  !  Qu'il  y  a  plus  loin  encore  de  l'insensible  et 
froide  Ophélia  à  l'amour  fraternel  d'Electre  pour  Oreste!  Toute  la  beauté 
de  la  pièce  consiste  dans  les  monologues  d'HamleU  C'est  le  type  le 
plus  parfait  de  la  mélancolie  anglaise.  A  ce  titre,  c'est  la  plus  indigne 
des  productions  du  génie  national  ;  c'en  est  aussi  la  plus  populaire. 
Nous  y  reviendrons. 

J.-M.  LE  HUËROU. 
{La  suU^  au  prochain  numéro,) 


LES  CLASSES  S0UPPR4I1TES 

AUX  PREMIERS  SIÈCLES  DU  CHRISTIANISME  (•). 


PÉRIODE  DE  TRANSPORMATION. 


î.  —  L'ËS€I.AVfi. 

SoHiumc.  —  Principe  d'émancipation  tiré  de  la  Naissance,  de  la  vie  et  de 
la  mort  de  Jésus-Christ.  —  Dogme  de  la  paternité  apporté  par  lui.  — 
Exaltation  des  pauvres  et  des  affligés.  — Agapes.  —  Sentiments  de  bien- 
veillance mutuelle  contractés  dans  cette  communion  pieuse.  —  Sa- 
gesse et  mesure  dans  Faction  du  Christianisme  sur  le  sort  de  l'esclave. 
Il  ne  procède  pas  révolutionnairement ,  il  se  contente  d*abord  d'amé- 
liorer sa  condition.  Il  donne  à  ses  maîtres  une  haute  idée  de  sa  personne» 
il  loi  reconnaît  des  droits  naturels  et  religieux,  afln  que  les  maîtres  lui 
reconnaissent  bientôt  des  droits  civils.  U  favorise  les  affirancliissementi. 
—  Fruits  de  cette  salutaire  influence.  —  Le  droit  civil  n'y  résiste  pas  ei 
il  se  modifie  promptement  à  l'égard  de  l'esclave. 

Si ,  pendant  une  de  ces  longues  nuits  que  Tesclave  antique  passait 
sur  la  paille  humide  de  son  ergastule,  un  Dieu  lui  était  apparu ,  avait 
rompu  ses  chaînes  et  lui  avait  dit:— Relève  ton  front  longtemps  humilié, 
car  désormais  tu  marcheras  fégal  de  ton  maître,  tu  t'assiéras  à  la  même 
table,  il  t'appellera  mon  frère,  et  il  n'y  aura  plus  entré  lui  et  toi 
d'autres  liens  que  ceux  d'une  bonté  paternelle  de  sa  part ,  et  d'une  sou- 
mission volontaire  de  la  tienne;  s'il  avait  ajouté:  ce  bienfait  est  le 
prix  de  mon  sang;  jusqu'ici  on  a  vu  des  hommes  se  sacrifler  aux  dieux^ 
triais  on  n'a  pas  vu  encore  de  Dieu  se  sacrifier  aux  hommes  ;  eh  bien  ! 
ce  sacrifice  est  le  mien;  moi  je  t'ai  aimé  de  tant  d'amouir  que  pour 
réhabiliter  ta  condition  d'esclave  j'en  ai  embrassé  toutes  les  ignominies 
et  tous  les  tourments  jusqu'à  cette  croix  qui  vit  tant  de  fois  expirer  tes 

(I)  Voir  la  Revue,  T.  Il,  p.  ir,9-i8i  et  3î9-3'i5. 


^16  itS  CLASSES  SOUFFRANTBS 

seïnblables  ;  —  le  pauvre  esclave  qui  eût  entenda  ces  paroles  eut  maudit 
et  <^hassé  ce  mauvais  rêve ,  il  Teut  chassé  comme  une  décevante  illu- 
sion que  le  fouet  du  surveillant  allait  dès  le  matin  même  faire  cruelle- 
ineni  disparaître. 

Eh  bien  !  ce  rêve  auquel  Tesclave,  auquel  le  monde  païen  n'aurait 
pas  voulu  croire,  tant  il  bouleversait  toutes  les  idées  reçues,  Jésus- 
Christ  l'a  réalisé. 

A  peine  a-t-il  expiré  sur  cette  croix,  triste  apanage  de  l'esclavage 
antique,  que  la  réhabilitation  de  l'homme  éclate  à  tous  les  yeux.  Les 
disciples  du  Sauveur  vont  partout  afOrmant  le  dogme  de  la  fraternité 
Chrétienne  et  la  haute  origine  de  l'homme  fait  à  l'image  du  Créateur. 
Ils  vont  prêchant  aux  puissants  de  la  terre  l'égalité  devant  Dieu,  exal- 
tant en  tous  lieux  les  pauvres  et  les  déshérités  de  ce  monde,  répandant 
chez  toutes  les  nations  cette  doctrine  de  leur  Maître  :  a  Que  celui  qui , 
est  le  plus  grand  parmi  vous  se  fasse  le  plus  petit,  et  qu'il  serve  ses 
frères  comme  je  vous  ai  servis  moi-même.  » 

Cette  voix  est  entendue  avec  bonheur  par  l'esclave  du  paganisme  ; 
il  la  recueille  d^une  oreille  avide  ;  car  c'est  la  première  fois  qu'on  lui 
parle  de  sa  dignité,  et  qu'on  lui  montre  sa  triste  position  autrement 
que  comme  un  éternel  abandon  de  la  divinité;  elle  est,  chose  plus 
admirable,  elle  est  accueillie  par  les  puissants  de  la  terre,  obligés  de  voir, 
dans  celui  qu'ils  assimilaient  naguère  au  dernier  des  animaux,  les  traits 
de  Jésus-Christ,  et  contraints,  s'ils  méprisent  encore  l'individu ,  de 
s'incliner  au  moins  devant  le  souvenir  et  l'image  d'un  Dieu. 

Déjà  la  doctrine  nouvelle  a  porté  ses  fruits  :  voyez  dans  les  cata- 
combes de  Rome  ou  dans  la  maison  de  ce  néophyte  chrétien  ces  festins 
de  la  charité.  A  ces  Agapes  chrétiennes  les  rangs  sont  confondus  ;  il 
n'y  a  plus  d'esclaves  ni  de  maîtres,  tous  sont  les  enfants  du  même  père 
de  famille  qui  est  venu  leur  apporter  avec  une  nouvelle  vie  l'espérance 
et  la  liberté. 

Chez  les  païens  aussi ,  il  y  avait  pour  les  esclaves  un  jour  de  liberté 
«t  d'émancipation  :  à  une  certaine  fête  les  rôles  étaient  changés  et  le 
maître  servait  ses  esclaves.  Mais  cette  coutume,  qui  ne  se  conserva  pas 
longtemps  d'ailleurs,  n'élait  qu'une  dérision  amère.  Le  lendemain  de  la 
fête  les  douleurs  de  l'esclavage  recommençaient ,  et  le  souvenir  de 


AUX  PRBMIEBS  SIÈCLES  DU  GHRISTIAUISHE.  il7 

cette  heure  de  répit  rendait  encore  plus  pénibles  les  souffrances  de  tous 
les  jours. 

Chez  les  chrétiens,  au  contraire,  ta  fraternité,  cimentée  au  festin  de 
la  charité,  se  perpétuait  dans  tous  les  actes  de  la  vie.  Elle  se  renouve- 
lait chaque  jour  dans  la  communion  du  même  Dieu,  au  pied  des  mêmes 
autels.  Car,  tandis  que  les  esclaves  étaient  repoussés  des  temples  païens 
sauf  à  certains  jours  de  fête,  le  temple  chrétien  leur  était  toujours  ou- 
vert, et  bientôt  TEglise  en  inscrivit  solennellement  au  nombre  de  ses 
héros  et  de  ses  martyrs. 

En  même  temps  les  ministres  et  les  princes  du  nouvel  Evangile  se 
dévouaient  au  service  de  tous  les  malheureux  sans  regarder  à  leur  con- 
dition ,  et  le  premier  d'entre  eux,  le  successeur  de  saint  Pierre ,  celui 
qui  devait  parvenir  à  ce  degré  de  puissance  et  de  respect  auquel  ni  roi 
ni  conquérant  n*est  jamais  parvenu,  allait  prendre  le  titre  de  serinteur 
des  serviteurs  de  Dieu  (*). 

Mais  le  Christianisme,  destiné  à  produire  la  plus  grande  révolution 
morale  dont  la  terre  ait  été  témoin,  ne  voulait  pas,  ne  pouvait  pas  pro- 
céder révolutiennairement,, C'était  une  doctrine,  et  comme  telle  il  ne 
devait  s'adresser  qu'à  la  conscience  et  à  la  raison  humaines,  c'était 
une  doctrine  vraie,  et  dans  cet  ordre  d'idées  il  ne  devait  pas  avoir 
d'autre  arme  que  la  force  même  de  la  vérité. 

D'ailleurs  il  devait  préparer  le  monde  à  cette  transformation  si  comr 
plète ,  il  devait  préparer  les  esclaves  eux-mêmes  à  jouir  de  ce  bienfait. 
Les  hommes,  quand  ils  croient  avoir  trouvé  une  idée  nouvelle,  une 
idée  vraie  ne  peuvent  se' contenir  ;  ils  s'emportent,  le  temps  est  court 
pour  eux  et  ils  veulent  assister  au  triomphe  de  leur  doctrine.  Voilà  le 
secret  de  ces  longues  douleurs,  de  ces  temps  de  désordre  et  d'anarchie 
qui  pèsent  quelquefois  sur  le  monde  à  la  suite  des  révolutions  humaines; 
et,  puisque  nous  parlons  ici  de  l'émancipation  des  peuples,  voilà  le 
spectacle  que  nous  a  donné,  au  siècle  dernier,  l'imprévoyance  des 
hommes  au  sujet  des  cotonies  d'une  grande  nation  (')  :  ils  donnèrent 
d'enthousiasme  la  liberté  à  une  population  incapable  de  la  supporter, 

(1)  Cette  humble  déoominaUoo  remonte  à  saint  6régoire-le-6rand.  Vl«  siècle. 
(*i)  BmancipBtion  des  nègres  de  Saint-Domingne  et  des  autres  colonies  par  la  Révolu- 
tion française. 


1 1 8  LES  CLASSES  SOUFFRANTES 

et  depuis  lors  T histoire  de  ces  colonies  n'a  été  qu'une  suite  de  lam^- 
tables  désastres  dont  nous  n'avons  pas  vu  la  fin.  Dieu  agit  par  d'autres 
voies  ;  il  a  pour  lui  le  temps,  il  a  Tétemité,  et  jamais  il  n'est  obligé  de 
sacriOer  le  présent  au  profit  de  l'avenir. 

Le  Christianisme  trouvait  une  société  où  les  esclaves  étaient  trois 
fois  plus  nombreux  que  les  maîtres  ;  briser  d'un  seul  coup  tous  ces 
liens,  émanciper  tous  ces  hommes  nourris  des  haines  de  l'esclavage 
et  corrompus  par  les  passions  qu'il  entraine,  c'eut  été  mettre  le  feu  aux 
quatre  coins^  du  monde  et  amener  des  désastres  que  n'égaleront  pas 
même  les  invasions  barbares;  à  cette  époque,  en  effet,  il  y  aura  dqà 
dans  la  société  chrétienne  une  certaine  force  qui  arrêtera  bien  de^s 
larmes  et  conjurera  bien  des  malheurs. 

L'Eglise  se  soumet  donc  à  l'institution  qu'elle  trouve  établie,  die 
engage  l'esclave  à  l'obéissance.  Saint  Paul  renvoi^  à  son  maitre  un 
esclave  qui^  s'était  enfui  et  qui  avait  embrassé  le  christianisme.  Mais 
elle  lui  révèle  en  o^ême  temps  sa  dignité  morale  en  faisant  de  son 
humiliation  un  sacrifice  volontaire  et  une  souroetde  mérite;  mais  elle, 
recommande  à  son  maitre  la  justice  et  la  bonté  yis-^vis  d'un  homme; 
qui  est  son  frère  en  Jésus-Christ  :  «  Et  vous  maîtres!  disait  saint  Paul, 
témoignez  de  l'affection  à  vos  esclaves,  et  ne  les  traitez  pas  avec  cudessci 
et  avec  menace  ;  sachez  que  vous  avez  les  uns  et  les  autres  un  maitre. 
commun  dans  le  ciel  qui  n'aura  point  d'égard  à  la  condition  des  per- 
sonnes C)^»  Elle  reconnaît  hautement  à  l'esclave  tous  les  droits  natu-: 
rels  et  tous  les  droits  religieux,  elle  reconstitue  pour  lui  une  famille.; 
elle  baptise  ses  enfants,  bénit  et  consacre  son  union. 

Les  conséquences  de  cette  doctrine  pleine  de  sage^e  sont  fiaciles  à 
prévoir  :  en  traitant  l'esclave  comme  un  homme  aux  yeux  de  son 
maitre,  l'Eglise  engage  celui-ci  à  lui  reconnaître  ce  titre  ;  en  procla- 
mant ses  droits  naturels  et  religieux  à  la  face  de  la  cité ,  die  amène  1^ 
cité  à  lui  reconnaître  des  droits  civils,  et  quant  aux  développements 
de  ces  conséquences,  elle  se  confie  au  temps,  au  progrès  des  mœurs, 
à  la  force  de  la  vérité. 

C'est  ainsi  qu'agit  l'Eglise ,  elle  dépose  sa  semence  ;  puis  elle  attend 

'  Cl)  Ausfiphes.,  cliap.  VI,  t.  9, 


kVX  FRÈltlBftS  SlÈCLfiS  I>U  CHElSTIAIflSBlB.  119 

que  celle-ci  se  développe  et  que  le  jour  vienne  pour  la  moisson ,  parce 
qu'elle  est  propriétaire  du  champ,  c'eat-à-dire  qu*elle  a  devant  elle  le 
teœp9  et  la  certitude  de  jouir  du  fruit  de  son  travail. 

Hais  la  moisson  ne  se  fit  pas  attendre  :  il  y  a  quatre  siècles  à  peine 
que  le  christianisme  a  paru  dans  le  monde  et  voyez  quel  changement 
s'est  opéré  déjà  (dans  les  mœurs  de  la  société.  Pénétrez  dans  quelques- 
unes  de  ces  somptueuses  demeures  qui  contemplèrent  pendant  si 
longtemps  à  côté  de  Vorgueil  et  de  la  débauche  des  maîtres  les  humi- 
liations et  les  souffrances  des  serviteurs  ;  ce  sont  encore  ces  mêmes 
patriciens  riches  des  dépouilles  du  monde.  Leurs  nombreuses  villas, 
leurs  héritages  sans  limite  sont  encore  peuplés  d'une  multitude  d'es- 
claves. Hais  combien  tout  est  changé  et  dans  le  cœur  des^  uns  et  dans 
le  sort  des  autres.  Les  esclaves  ne  sont  plus  traités  avec  dureté,  mais 
au  contraire  avec  une  bonté  toute  paternelle  ;  ils  font  comme  partie  de 
la  famille,  au  moins  de  cette  grande  famiHe  morale  qui  désormais  unit 
les  maîtres  et  les  serviteurs.  Que  le  sentiment  chrétien  devienne  plus 
vif  encore ,  on  ne  se  contentera  plus  de  les  traiter  avec  douceur;  on  ne 
souffrira  pas  que  des  hommes  marqués  du  sceau  de  Dieu  soient  flétris 
des  chaînes  de  l'esclavage.  On  leur  rendra  en  un  mot  cette  liberté 
naturelle  que  quelques-uns  d'entre  eux  refuseront  parfois  pour  ne  pas 
se  séparer  d'un  maître  humain  et  généreux. 

Nous  avons  à,  cet  égard  de  mémorables  exemples  :  voyez  ces 
illustres  Romaines,  grandes  dames  et  grandes  saintes  à  la  fois,  qui  sous 
l'inspiration  de  l'idée  chrétienne  consacrent  à  la  délivrance  de  l'huma- 
nité tout  l'héroïsme  que  leurs  ancêtres  ont  mis  à  la  vaincre  et  à  l'oppri- 
mer ;  voyez  une  sainte  If^nia-to-Zetcn^,  par  exemple ,  cette  mère  des 
pauvres,  cet  intrépide  soutien  des  évèques  persécutés.  Elle  a  vécu  avec 
son  époux  Pinien  dans  cette  société  romaine  où  tous  les  dons  de  la 
naissance,  de  la  richesse  et  de  la  vertu  lui  ont  attiré  en  même  temps 
l'amour  et  le  respect,  mais  ces  doux  jeunes  gens  ont  médité  de  se  con- 
sacrer à  Dieu  plus  étroitement  encore.  Quel  est  le  premier  fruit  de  cette 
sainte  pensée?  Leur  esprit  se  porte  tout  d'abord  sur  ces  nombreux 
serviteurs, leurs  frères  en  Jésus-Christ,  et  ils  émancipent  d'un  seul 
coup  plus  de  huit  mille  esclaves. 

A  peu  près  à  la  même  époque,  une  autre  grande  sainte,  une  amie 


iW  LES  CLASSES  socffrautes 

de  saint  Jérôme,  la  descendante  des  Scipions,  des  Gracques  et  des  Paul 
Emile,  sainte  Paule  en  un  mot  nous  donne  le  même  spectacle.  A  pein^ 
maîtresse  unique  de  tous  ses  biens  par  la  mort  de  son  mari,  la  voilà 
qui  émancipe  tous  ses  esclaves.  Quelques-uns  par  affection  pour  leur 
ancienne  maîtresse  refusent  ce  bienfait.  Mais  désormais  ils  seront 
regardés  comme  des  frères  et  des  sœurs,  ils  seront  de  la  famille,  et  à  ce 
titre  on  ne  leur  épargnera  ni  soins  ni  affection. 

Ces  deux  saintes  ne  sont  pas  les  seules  à  agir  de  la  sorte.  Une  mul- 
titude de  grandes  dames  romaines  marchent  sur  leurs  nobles  traces,  et 
Texemple  qifelles  donnent  au  somn^et  de  la  société  trouve  dans  toutes 
les  classes  un  admirable  écho.  C*est  la  conséquence  du  progrès  que  fait 
le  christianisme  dans  les  idées  et  les  mœurs  de  la  société  romaine.  En 
quelque  lieu  et  dans  quelque  milieu  qu'elle  pénètre,  cettedoctrine  salu- 
taire enfante  partout  la  liberté. 

Mais^quand  une  idée  est  passée  dans  les  mœurs,  elle  est  bientôt  dans 
les  lois.  Je  n*ai  pas  besoin  de  parler  des  lois  de  TÉglise,  il  était  tout 
naturel  queVÉglise  une  fois  organisée  vint  consacrer,  appuyer  par  ses 
décrois  des  principes  que  contenait  sa  morale  et  des  idées  qu'elle 
ptèchait  dans  ses  temples.  Aussi  ouvrez  les  annales  des  premiers  siècles 
de  la  foi,  interrogez  les  Conciles  surtout,  et  voyez  comment  s'expriment 
a  cet  ég^rd  ces  grandes  assemblées  législatives  du  Christianisme.  Le 
premier  service  à  rendre  à  la  cause  des  esclaves ,  la  première  garantie 
è  leur  ofCrir  comme  prémisses  et  comme  base  de  toutes  les  autres, 
c'était  sans  doute  de  mettre  leur  vie  à  l'abri  des  caprices  du  maître, 
c'était  de  les  soustraire  ea  un  mot  à  ce  droit  de  vie  et  de  mori  dont  on 
avait  fait  à  leur  égard  un  si  odieux  et  si  lamentable  usage  ;  c'est  ce; 
que  fait  le  Concile  d'Ëpaone  (517).  «  Le  maître,  dit-il^  qui  aura  fait 
mourir  son  esclave  de  sa  propre  autorité  «sera  séparé  pendant  deux  ans 
de  la  communion  des  fklètes.  »  Le  mèn^e  concile  rappelle  encore  la 
protection  offerte  dans  les  églises  chrétiennes  aux  esclaves  qui  s'y 
réfugiaient,  il  veut  que  la  vie  leur  soit  toujours  sauvée,  mais  comme 
il  ne  faut  pas  cependant  offrir  une  prime  au  vice  og  à  l'incondurte,  sr 
Tesclave  est  coupable  de  quelque  grand  crime,  d'après  le  même  décret, 
il  ne  sera  pas  complètement  soustrait  à  la  justice  humaine  et  on 


AUX  PRBHI£RS  SIÈCLES  DU  CHRlSTlAlflSlfE.  121 

i>*cmpé€hera  pas  le  maître  de  lui  imposer  des  travaux  extraordi- 
;îaires(*). 

L'Église  ne  garantit  pas  seulement  la  vie  des  esclaves;  elle  s^oppose 
encore  à  ce  droit  odieux  et  barbare  que  les  ecclésiastiques  aussi  bien 
que  les  laïques  avaient  de  les  mutiler.  Au  concile  de  Hérida  (660),  ellQ 
défend  aux  évêques  et  aux  prêtres  de  maltraiter  leurs  serviteurs  d'unç 
façon  aussi  atroce.  Elle  ordonne  que  si  ces  derniers  sont  coupables  dQ 
quelque  crime  on  les  livre  au  juge  séculier,  de  manière  toutefois  quQ 
les  évèqûes  modèrent  encore  la  peine  (^). 

D'autres  conciles  s^occupent  de  déterminer  les  nouveaux  modes 
d^affranchissement  dans  les  basiliques  chrétiennes  ;  en  même  temps 
ils  défendent  de  remettre  en  servitude  les  esclaves  ainsi  libérés  en 
présence  de  Dieu,  à  moins  qu'ils  ne  se  soient  rendus  toutefois  indignes 
de  ce  bienfait  par  quelque  faute  désignée  dans  la  loi  ('). 

Enfin  aux  conciles  de  Màcon  (585) ,  de  Rheims  (625) ,  de  Lyon 
(583),  l'Église  montre  d'une  manière  plus  énergique  encore  quelle  est 
sa  sollicitude  pour  l'extinction  de  Tesclavage,  puisque  dans  ces  trois 
grandes  assemblées  elle  autorise  pour  la  rédemption  des  captifs  jusqu'à 
la  vente  et  à  la  destruction  des  vases  de  l'autel.  La  liberté  humaine  lui 
est  plus  précieuse  que  ces  objets  sacrés,  bien  vénérables  cependant  à 
ses  yeux  puisqu'ils  ont  été  mis  en  contact  avec  le  sang  de  Jésus- 
Christ  (*). 

Les  lois  humaines  ne  surent  pas  résister  davantage  à  cette  noble  et 
sainte  impulsion.  Avant  même  que  la  législation  civile  fût  devenue 
tout  à  fait  chrétienne,  avant  que  le  pouvoir  qui  la  créait  eût  embrassé 
le  christianisme,  l'antique  droit  civil  sur  la  condition  des  esclaves 
s'était  modifié.  Déjà  Sénèque,  que  plusieurs  historiens  ont  cru  initié  par 
une  correspondance  intime  à  la  doctrine  de  saint  Paul ,  mais  qui  cer- 
tainement eut  connaissance  des  principes  du  Christianisme,  Sénèque, 
influencé  sans  doute  par  cette  doctrine  sublime,  «  rappelait  les  maîtres 

(t)  \ojezJnalj/te  d$t  conciles  généraux  et  particuliers,  pw  le  R.  P.  Gbarles-Louis 
Richard  de  l'Ordre  des  Frères  Prêcheurs . 

*  iV  Vojtt  Analyse  des  conciles  généraux  et  particuliers  ,pw\t?i.  P.  Charles-Louis 
Richard  de  l'Ordre  des  Frères  Prêcheurs. 

(3)  Concile  d'Orléans  (549). 

(4)  y ojti  Analyse  des  ConaiYe; ,  ub.  supra. 


132  LBS  CLASSES  SOUFFRANTES 

au  devoir  de  la  nature;  intermédiaire  du  Christianisme  et  de  la  philo-. 
Sophie  stoîque,  il  faisait  entendre  aux  oreilles  des  romains  des  paroles 
d'égalHé  et  de  douceur  qu'on  ne  retrouve  que  dans  TÉvangile  (*).  » 

Et  ses  paroles  portaient  leur  iruit  :  nous  en  voyons  une  preuve  bien 
remarquable  dès  le  règne  même  de  son  féroce  pupille.  A  cette  époque 
en  effet  où  les  romains  dégénérés  ne  valaient  pas  mieux  que  le  maître 
barbare  qu'ils  s'étaient  donné,  à  cette  époque,  dis-je,  Néron  n'était  pas 
le  seul  dans  Tempire  à  se  passionner  pour  les  exécutions  sanglantes 
et  les  spectacles  cruels.  Non  seulement  les  citoyens  se  portaient  en 
masse  aux  amphithéâtres  pour  y  voir  couler  le  sang  de  leurs  semblables 
sous  la  déni  des  bêtes  féroces,  mais  encore  ils  organisaient  souvent 
chez  euxet  en  petit,  si  je  puis  m'exprimer  de  la  sorte,  ces  drames  abomi- 
nables. Cest  ainsi  qu'armés  du  droit  de  vie  et  de  mort  sur  leurs  esclaves, 
ils  voulaient  encore  en  tirer  le  meilleur  parti,  au  profit  de  leurs  bar- 
bares instincts  et  de  leurs  appétits  sanguinaires ,  et  quand  ils  avaient 
une  exécution  à  faire,  c'est-à-dire  une  faute  légère  à  punir,  un  caprice 
à  contenter,  ils  livraient  leurs  esclaves  aux  bêtes  féroces.  Certes  on 
aurait  pu  croire  que  celui  qui  abandonna  tanlde  chrétiens  à  l'amphi- 
théâtre, qui  alla  jusqu'à  les  transformer  en  torches  vivantes  pour 
éclairer  au  milieu  de  ses  jardins  d'abominables  orgies ,  on  aurait  pu 
croire  qu'uA  tel  prince  eut  trouvé  tout  naturel  chez  des  particuliers 
4es  actes  féroces  auxquels  il  assistait  avec  délices,  auxquels  il  conviait 
publiquement  tout  un  peuple  avec  lui.  Il  n'en  est  rien  cependant  ; 
Âoit  influence  de  son  illustre  précepteur  dont  il  suivit  trop  peu  de 
lemps,  hélas  !  les  belles  et  sages  leçons,  soit  plutôt  force  déjà  irrésistible, 
jquoique  latente  encore,  de  la  doctrine  persécutée,  Néron ,  par  une  loi 
qui  nous  étonne,  Néron  défendit  9ux  particuliers  de  livrer  leurs  esclaves 
)iux  bêtes  féroces  ('). 

C'était,  on  le  comprend,  toutce  que  pouvait  faire  l'assassin  de  sa  mère, 
^'incendiaire  de  Rome ,  le  persécuteur  des  chrétiens  ;  mais  enfin  c'était 
iun  premier  pas. 

«  Un  siècle  plus  tard,  poursuit  l'illustre  juriconsulte  (')  dont  j'ai  déjà 

(I)  Troplong,  influence  du  Christianisme  sur  te  droit  cipil  tles  Romains,  p.  iso. 
(3)  Troplong,  ub.  sup. 
(3)  TroploDg,  ub.  tup. 


AUX  FIŒMIBBS  8IÈCLBS  DU  GHUISTIARISMB.  12% 

emprunté  le  langage,  la  religion  chrétienne  avait  marché  ;  elle  avait 
secondé  la  philosophie  et  amolli  avec  elle  la  dureté  des  idées.  Tout 
change  alors  dans  la  jurisprudence  sous  le  rapport  de  Tesclavage  :  \» 
^ïi  de  vie  et  de  mort  est  transféré  aux  magistrats;  le  droit  de  correc- 
tion ,  laissé  au  maître ,  est  forcé  de  se  renfermer  dans  des  règles  plus 
humaines;  un  magistrat,  le  préfet  de  la  ville  est  chargé  de  surveiller  ce 
pouvoir.  »  En  un  mot  Tesclave,  bien  misérable  encore,  commence 
cependant  à  être  compté  pour  un  homme,  son  sang  no  peut  plus  être 
versé  comme  celui  d'un  animal,  et  il  peut  entrevoir,  dans  une  législa- 
tion qui  se  rapproche  davantage  de  la  loi  naturelle,  une  véritable  et 
sérieuse  protection. 

Quand  le  Christianisme  s'est  assis  sur  le  trône  des  Césars,  on  voit  se 
dessiner  d'une  manière  bien  autrement  énergique  cette  réaction  jusque- 
là  si  timide  encore.  Constantin  inaugure  son  règne  par  un  acte  digne 
d'un  grand  prince  et  surtout  d'un  prince  chrétien  ;  on  sait  quelle  était 
la  tyrannie  des  derniers  empereurs,  on  sait  quelles  étaient  surtout  les 
exigences  d'un  fisc  dont  les  meilleures  et  plus  naUirelles  ressources  se 
tarissaient  tous  les  jours  et  qui  cependant  avait  à  satisfaire  à  ces 
dépenses  effrénées  et  toujours  croissantes  des  tyrans  de  l'univers.  Un 
grand  nombre  de  citoyens,  d'hommes  libres,  épuisés  depuis  longtemps 
par  des  tributs  écrasants  et  des  poursuites  sans  cesse  renaissantes^ 
avaient  été  obligés  pour  s'y  soustraire  de  se  dépouiller  de  ce  qu'ils, 
avaient  de  plus  précieux  au  monde ,  de  vendre  jusqu'à  leur  liberté. 
Constantin  veut  qu'on  recherche  toutes  ces  victimes  de  la  cruauté  de 
ses  prédécesseurs  et  il  leur  rend  une  liberté  qui  ne  leur  est  plus  ^ 
charge  du  moment  que  de^  lois  plus  douces  et  une  administration  plus 
équitable  ont  amélioré  la  condition  de  tous. 

Mais  ces  mesures  bienfaisantes  ne  sont  que  le  prélude  d'actes  bier^ 
autrement  imj>ortants  au  point  de  vue  de  la  liberté ,  de  la  dignités 
humaine  :  je  veux  parler  des  nombreuses  constitutions  de  ce. 
prince,  destinées  soit  à  adoucir  la  condition  des  esclaves  en  général^ 
soit  à  favoriser  leur  mi^e  en  liberté.  C'est  lui  qui  défend  dans  la 
partage  des  terres,  suivi  naturellement  du  partage  des  esclaves,  de 
séparer  les  maris  de  leurs  femmes,  les  pères  et  mères  de  leurs  enfants. 
Il  veut  qu'on  ne  brise,  plus  ainsi  d'une  manière  violente  et  brutale^ 


124  LBS  CLASSES  SOUFFEAUTBS 

les  liens  de  la  nature  et  du  sang  (').  La  pensée  qui  dicta  ce 
rappel  à  Thumanité  est  toute  chrétienne,  dit  Troplong,  c'est  un 
point  accordé  par  les  historiens  (^).  Cette  pensée  va  se  retrouver  dans 
Tempressement  que  met  Constantin  à  s'écarter  de  la  législation  d'Au- 
guste, législation  qui  s'était  efforcée  d'apporter  de  nombreux  obstacles 
aux  affranchissements  qu'on  redoutait  alors.  L'empereur  chrétien,  au 
contraire ,  ne  trouve  pas  assez  larges  les  portes  déjà  ouvertes  à  la 
liberté  humaine;  il  introduit  de  nouveaux  modes  de  manumission: 
c'est  ainsi  que  sous  son  règne  l'Église  parvient  à  faire  adopter,  comme 
mode  d'affranchissement  légal,  l'affranchissement  dans  les  temples,  en 
présence  du  peuple,  et  aVec  l'assistance  de  l'évèque.  Les  esclaves  durent 
en  apprécier  promptement  le  bienfait.  «  Cette  manière  d'opérer  la 
manumission,  dit  Balmès,  investissait  plus  nettement  TÉglise  du  droit 
de  défendre  l'affranchi;  témoin  de  l'acte,  elle  pouvait  faire  foi  de  la 
spontanéité  et  des  autres  circonstances  qui  en  assuraient  la  validité, 
elle  pouvait  même  en  réclamer  l'observation,  puisqu'on  ne  violait  point 
la  liberté  promise  sans  profaner  le  lieu  sacré,  sans  manquer  à  une 
parole  donnée  en  présence  de  Dieu  même  ('). 

Ce  n'est  pas  la  seule  faveur  que  Constantin  accorde  aux  affranchisse- 
ments, ni  la  seule  marque  de  confiance  à  l'Église,  qui  le  secondait  dans 
ses  efforts  pour  la  régénération  de  l'humanité.  Les  clercs  obtinrent 
encore  de  ce  grand  prince  le  privilège  spécial  de  donner  laliberté 
pleine  et  entière  à  leurs  esclaves  par  pure  convention  verbale,  sans 
solennité,  sans  acte  public.  Cette  honorable  exception  n'était  faite  sans 
doute  en  leur  faveur  que  parce  que  Von  savait  d'avance  la  manière 
prudente  et  discrète,  en  même  temps  que  large  et  libérale,  dont  ils  sau-r 
raient  en  user. 

Tel  est  l'ensemble  de  ces  belles  lois  qui  on  fait  dire  à  Chateaubriand 
que,  sans  le  désordre  des  temps,  elles  auraient  affk*anchi  d'un  seul  coup 
une  nombreuse  portion  de  l'espèce  humaine  {*). 

Justinien,  fidèle  aux  inspirations  de  son  illustre  prédécesseur,  et 

(1)  V.  Pteury,  Hittoirede  l'Église. 

(2)  y.Dê  l'influencé  du  Christ,  sur  le  dtoit  civil  des  Rom. 

(3)  Du  protestantisme  comparé  au  catholicisme^  1. 1«%  p.  32S. 

(4)  Essais  historiques tl.  i". 


kVX  FBBMIBBS  SIÈGLBS  DU  CHBISTIAUISBIB.  125 

profitant  d'ailleurs  du  progrès  qu'avaient  fait  depuis  celte  époque  les 
idées  chrétiennes ,  Justinien  fut  plus  loin  encore  que  Constantin.  Il 
abouties  derniers  éléments  de  la  législation  d'Auguste,  hostiles  à  Taf- 
frandiissement  des  esclaves;  il  flt  plus,  il  supprima  toutes  ces  di3tinc- 
lions  surannées  qui  existaient  encore  entre  les  différents  modes  de 
manumission  et  qui  tenda^icnt  à  établir  des  degrés  dans  l'échelle  de  la 
liberté  humaine.  Ses  constitutions  donnèrent  un  nouvel  élan  à  l'esprit 
de  liberté  et  d'humanité.  Cependant  en  dépit  de  ces  améliorations,  en 
dépit  des  efforts  du  Christianisme  pour  l'effacer  entièrement,  l'esclavage 
continua  à  subsister  encore.  L'idée  libératrice  n'avait  pas  complète- 
ment triomphé  des  mœurs  et  des  habitudes  païennes;  d'ailleurs  les 
invasions  barbares  devaient,  en  ouvrant  une  nouvelle  source  d'escla- 
vage, arrêter  pour  longtemps  ce  beau  mouvement  chrétien.  «  C'est 
l'époque  féodale  qui,  bien  plus  tard,  a  eu  l'éternel  honneur  d'avoir  rendu 
à  la  liberté  les  classes  inférieures  courbées  sous  le  joug  de  l'esclavage. 
Pour  arriver  à  ce  grand  résullal,il  a  fallu  que  le  Christianisme,  pénétrant 
plus  profondément  dans  les  esprits,  ait  humanisé  les  maîtres  à  un  plus 
haut  degré  et  que  les  intérêts  généraux  aient  été  amenés  par  un  heu- 
reux concours  deeirconstances  à  se  mettre  d'accord  avec  les  idées  (').  » 
Nous  assisterons  plus  tard  à  celte  phase  nouvelle  ;  mais  nous  pouvons 
voir  dès  aujourd'hui  que,  pour  ne  pas  s'être  produite  immédiate- 
ment dans  toute  son  étendue,  cette  heureuse  transformation  n'en  était 
pas  moins,  dès  l'origine,  dans  l'esprit  et  la  doctrine  de  la  religion  nou- 
velle. On  devait  penser  que  tôt  ou  tard  les  souvenirs  du  paganisme 
et  les  effets  de  la  conquête  s'effaceraient  devant  le  dogme  une  fois  posé 
de  la  liberté  et  de  la  fraternité  chrétiennes,  et  déjà  l'on  pouvait  prévoir  la 
place  que  ce  double  principe  occuperait  un  jour  et  dans  nos  mœurs  et 
dans  nos  lois. 

II.  —  L'eiifart. 

SoMMAiRB.  —  Abolition  du  droit  de  vie  et  de  mort.  —  Peine  contre  les 

infanticides.   -^  Défense   d'exposer  les   enfants.   —   Admission   des 

'  divers  pécules.  —  Amélioration  plus  frappante  encore  dans  la  position 

(1)  V.TropIoDg,ab.  8ap.p.  160. 


1^6  LES  CLASSES  SOUFFBANTES 

morale  de  renfant.  —  Changement  dans  raulorité  paternelle.  —  Ce 
n'est  plus  un  droit  de  propriété  pour  le  père,  mais  un  droit  de  protec* 
tion  à  ravantage  de  Tentant.  —  Soins  matemeb  de  TÉglise  et  de  la 
société  chrétienne  à  l'égard  de  ce  demiet*. 

Pendant  que  la  liberté  ou  du  moins  la  consolation,  fille  de  la  charité, 
descendait  dans  Tergastule ,  le  foyer  domestique  ne  pouvait  rester  en 
dehors  de  cette  divine  influence.  Avec  les  esclaves,  les  enfants  et  les 
femmes  avaient  été  les  premiers 'à  embrasser  le  Christianisme  ;  ils 
devaient  comme  eux  en  goûter  les  premiers  fruits. 

Nous  connaissons  le  sort  cruel  de  Tenfant  au  milieu  de  la  société 
romaine  ;  nous  connaissons  l'extension  abusive  de  la  puissance  pater- 
nelle :  entre  le  chef  de  famille  et  sa  postérité  nuls  rapports  affectueux  (*). 
Pour  celui-là  point  de  vénération  sincère,  pour  celle-ci  point  de  sécu- 
rité, tant  que  Tetifant  sentira  que  sur  sa  tète  est  suspendu  ce  droit 
4e  vie  et  de  mort  dont  on  a  vu  de  lamentables  applications.  La  suppres- 
sion de  cet  odieux  pouvoir  dut  être  un  des  premiers  effets  de  Tinfluence 
chrétienne.  Aussi,  sans  savoir  précisément  à  quelle  époque  le  vieux 
droit  romaiii  fut  abrogé  en  ce  point,  on  voit  que  dès  le  temps  de 
Trajan  et  d'Alexandre  Sévère,  la  législation  romaine,  devenue  plus 
spiritualiste,  n'en  porte  plus  l'empreinte  (^).  Sans  doute  l'idé^e  chré- 
tienne et  les  mœurs  nouvelles ,  qui  déjà  dans  l'empire  pénétraient  de 
toutes  parts,  avaient  amené  ce  nouveau  triomphe  pour  l'humanité. 

Quoi  qu'il  en  soit,  quand  le  Christianisme  est  arrivé  au  pouvoir,  il 
n'y  a  plus  de  doute  sur  sa  pensée  à  cet  égard  ;  par  l'organe  de  Cons- 
tantin il  punit  de  mort,  il  punit  de  la  peine  du  parricide  le  père  qui  a 
tué  son  fils  de  quelque  manière  que  ce  soit,  et  cette  loi  nouvelle,  elle 
est  adressée  tout  spécialement  au  pays  qui  outrage  le  plus  la  nature  à 
cet  égard,  c'est-à-dire  à  l'Afrique,  qui  a  conservé  la  barbare  coutume 
d'immoler  des  enfants  à  Saturne. 

Un  autre  usage  presque  aussi  lamentable  fut  plus  difficile  à  déraciner 
au  sein  de  cette  société  païenne  ;  je  veux  parler  de  l'exposition  des 
enfants.  Nous  avons  vu  comment  on  la  pratiquait  à  Rome;  nous  nous 


(I)  Troplong .  ub.  tap.  p.  tes. 
(3)  Troplong ,  ab.  tup. 


AVX  PREMIBBS  SIÈGLBS  DU  CHRISTIAllISHB.  1^7 

rappelons  combien  de  pauvres  créatures  étaient  ainsi  vouées  tous  les 
jours,  sinon  à  une  mort  certaine,  un  moins  à  de  cruelles  souffrances  et 
au  plus  désolant  avenir.  Cette  odieuse  coutume  ne  s'était  pas  éteinte 
Ëvec  la  République  romaine  ;  elle  était  fort  usitée  à  Rome  sous  TEm- 
pire,  et  Tertullien,  joignant  sa  voix  à  celles  de  saint  Clément  d'Alexan- 
drie et  de  beaucouf^  d'autres  docteurs  et  défenseurs  de  TËglise,  leur  en 
faisait  un  amer  reproche. 

Ouand  il  put  espérer  se  faire  entendre  du  maitre  de  l'Empire ,  une 
autre  gloire  du  Christianisme,  Lactance  ^  fit  l'éloquent  défenseur  de 
ces  infortunés.  Constantin  fut  fidèle  aux  inspirations  du  précepteur 
de  son  premier  fils  Crispus,  et,  en  305,  la  même  année  qu'il  abolit  le 
supplice  de  la  croix,  il  publia  pour  l'Italie  un  édit  dans  lequel  il  ordon- 
nait de  fournir  sur  le  trésor  public  et  même  sur  le  domaine  privé  des 
secours  aux  parents  pauvres  qui  ne  pourraient  élever  leurs  enfants.  Les 
délivrer  de  cette  odieuse  tentation  de  la  misère,  c'était  leur  enlever  le 
prétexte  le  plus  ordinaire  et  le  plus  plausible  de  leur  coupable  indiffé- 
rence. Quant  à  ceux  qui,  malgré  ces  ressources,  oubliaient  les  plus 
doux  sentiments  de  la  nature ,  Constantin  les  en  punit  en  rompant 
entre  le  père  et  Tenfant  toute  espèce  de  lien  civil.  Du  jour  de  l'expo- 
sition, la  puissance  paternelle  était  détruite,  et  jamais  l'enfant  ne 
pouvait  être  enlevé  à  celui  qui  l'avait  recueilli  et  élevé  comme  son 
fils  ou  son  esclave. 

Au  milieu  d'une  civilisation  si  profondément  corrompue  et  qui  déjà 
tombait  eu  ruines ,  c'était  tout  ce  que  pouvait  faire  le  législateur  chré- 
tien. Valentinien  voulut  outrepasser  cette  mesure  :  le  père  qui  exposait 
son  enfant  fut  considéré  comme  homicide ,  mais  les  lois  en  cela  devan- 
çaient trop  les  mœurs ,  elles  ne  tinrent  pas  contre  la  tendance  géné- 
rale ;  les  empereurs  suivants  furent  obligés  de  revenir  à  la  législature 
préventive  de  Constantin  (*).  C'était  à  Justinien  qu'était  réservé 
l'honneur  de  renverser  complètement  ce  long  échafaudage  de  la  barbarie 
antique.  Toute  exposition,  tout  abandon  en  réparation  d'un  dommage 
fut  interdit.  Il  n'y  eut  d'excepté  que  le  droit  pour  le  père  pauvre  de 
vendre  son  enfant ,  mais  au  moment  de  sa  naissance  seulement.  Cette 

(1)  TroploDg.  ub.  top. 


128  LES  CLASSES  S0UFFBAI9TBS 

dernière  trace  des  mœurs  païennes  ne  disparaîtra  qu'avec  les  restes  de 
la  civilisation  byzantine  ('). 

Le  Christianisme,  qui  avait  pris  sous  sa  sauvegarde  Texistence  de 
Tenfant,  devait  encore  s'occuper  des  circonstances  matérielles  qui  pou- 
vaient la  lui  rendre  tolérable.  Nous  savons  que  la  puissance  pater- 
nelle, qui  mettait  entre  les  mains  du  père  la  vie  de  son  enfant,  le 
rendait  maître  aussi  de  tout  ce  qu'il  possédait.  Bientôt  les  princes  chré- 
tiens étendirent  les  heureuses  réformes  des  premiers  empereurs  à  cet 
égard;  et  sous  Jusiinien  l'enfant  appelé  à  la  succession  de  sa  mère  et 
de  ses  ascendants,  droit  naturel  qui  n'avait  pas  toujours  été  reconnu , 
ne  vit  plus  Soumis  à  la  puissance  de  son  père  quelles  biens  qu'il  tenait 
de  sa  main  (*). 

Voilà  quels  furent  les  effets  lents,  mais  salutaires  de  l'influence 
chrétienne  sur  le  droit  civil  à  l'égard  de  l'enfant.  Quant  à  l'Eglise, 
société  toute  morale,  vivant  comme  une  étrangère  au  milieu  d'un 
peuple  infidèle,  corps  d'élite  qui  ne  se  recrutait  que  parmi  des  dévoue- 
ments volontaires,  elle  n'était  pas  dans  ses  réformes  obligée  de  tenir 
^compte  du  milieu  qui  l'entourait,  et  dont  elle  avait  su  si  bien  se 
détacher.  Aussi,  dès  l'origine,  ses  lois  disciplinaires  sont  formelles  et 
complètes  sur  le  sujet  qui  nous  occupe.  Les  pères  et  les  mères,  cou- 
pables d'avoir  mis  à  mort  ou  exposé  leurs  enfants ,  sont  condamnés  à 
des  peines  sévères  qui  souvent  durent  toute  leur  vie. 

Mais  tout  cela  n'était  rien  auprès  de  l'heureuse  transformation 
opérée  par  le  Christianisme  dans  la  position  morale  de  Tenfant.  C'est 
ici  qu'éclale  vraiment  la  touchante' sollicitude  de  l'Ëglise  pour  lui. 
Cette  tendresse  singulière  ne  saurait  mieux  se  représenter  que  sous 
les  traits  de  cette  fille  de  Pharaon  qui  sauve  le  jeune  Bioïse  exposé  sur 
les  eaux  pour  le  faire  élever  dans  son  palais,  au  milieu  des  soins  les 
plus  tendres  et  les  plus  délicats.  N'est-ce  pas  en  effet  un  autre  Moïse, 
dévoué  comme  lui  aux  périls  les  plus  extrêmes,  que  l'Eglise  va  recueillir 
dans  son  sein  maternel? 

Celui  qui  était  né  pauvre,  celui  qui  pendant  trente  ans  s'était  nourri 
du  fruit  de  ses  sueurs  et  de  son  travail,  Jésus-Christ,  en  un  mot, 

(1)  Ortolaii.  Insl.deJutt.  p.  199. 

(9)  Ingtit.  de  Jusiinien ,  et  Troplong,  ub^  sup. 


AUX  PRBHIEBS  SIÈCLBS  DU  CHRISTlAIfISNE.  129 

avaltvoulu  connaître  aussi  rhumiliation  et  Tépreuve  de  Tenfance  ; 
c'était  afin  de  sanctifier  sans  doute,  afin  d'ennoblir  un  âge  si  longtemps 
Fobjet  d'un  cruel  et  injuste  mépris.  Sa  doctrine  et  son  langage  vinrent 
plus  tard  confirmer  l'autorité  de  cet  auguste  exemple.  Il  aima  d'un 
amour  singulier  les  petits  enfants  ;  ses  plus  douces  paroles  furent  pour 
eux  :  «  Laissez  venir  à  moi  ces  petits  enfants  (disait-il  à  ceux  qui  vou- 
laient les  écarter  de  sa  personne  adorable),  c'est  de  leur  bouche,  en 
effet,  qu'est  sortie  la  plus  parfaite  louange  de  Dieu.  »  Quelquefois 
même  il  fait  de  l'enfance  comme  un  type  dont  les  autres  âges  doivent 
moralement  se  rapprocher  :  a  Si  vous  na  devenez  comme  ces  petits 
enfants,  vous  n'entrerez  point  dans  le  royaume  de  Dieu.  » 

Si  le  Christianisme  triomphait,  l'enfant  pouvait  donc  compter  sur 
sa  résurrection  morale  :  voyez  en  effet  ce  qu'il  devint  dans  la  société 
chrétienne. 

Dans  la  doctrine  de  Jésus-Christ  et  aux  yeux  des  parents  chrétiens, 
l'enfant  est  un  don  du  ciel  qui  bénit  leur  union  en  la  fécondant  ;  l'en- 
fant est  un  dépôt  précieux  qui  leur  est  confié  par  la  Providence  pour  le 
rendre  un  jour,  non  seulement  intact,  mais  encore  développé,  enrichi 
par  l'éducation  et  le  bon  exemple,  à  Dieu  qui  le  leur  a  donné. 

D'après  ces  admirables  principes,  la  mère  ne  cherchera  pas,  comme 
la  femme  païenne,  à  détruire,  avant  ou  après  sa  naissance,  le  fruit  de 
son  amour  ;  elle  l'entourera ,  même  avant  qu'il  ait  vu  la  lumière ,  des 
précautions  les  plus  tendres  et  des  soins  les  plus  délicats.  £t  dès  que 
ses  yeux  se  seront  ouverts  à  la  clarté  du  ciel ,  dès  que  le  Christianisme 
l'aura  sacré  de  sa  royauté  morale  en  le  dépouillant  du  stigmate  de 
l'erreur,  non  seulement  elle  veillera  sur  son  corps,  non  seulement  elle 
lui  donnera  de  son  seio  la  nourriture  matérielle ,  soin  que  les  mères 
païennes  abandonnaient  à  leurs  esclaves ,  mais  encore  elle  s'occupera 
avec  bien  plus  de  zèle  et  de  persévérance  de  cette  vie  morale  et  spiri- 
tuelle qu'elle  a  su  reconnaître  en  lui.  Pleine  de  respect  en  même  temps 
que  de  sollicitude  pour  celui  qu'elle  regarde  comme  un  petit  ange  dont 
elle  aime  à  se  figurer  les  traits ,  elle  se  lèvera  la  nuit  et  comme  le 
vénérable  père  d'Origène  ('),  elle  découvrira  la  poitrine  de  son  fils  et 
la  baisera  comme  le  temple  vivant  de  l'esprit  saint. 

(I)  Saint  Léonide,  martjr. 

Tome  IV.  9 


ii(f  LBS  CLàSSBS  SOUFFRANTES 

Bientôt,  quand  la  parole  de  son  enfant  aura  révélé  à  la  mère  le  réveil 
complet  de  sa  jeune  intelligence,  elle  mettra  sur  ses  lèvres  un  nom 
«uguste  qui  ne  sortira  plus  de  son  cœur  et  de  sa  mémoire,  et  qui 
îpolit*  lui  sera  toujours  ou  un  doux  encouragement  dans  la  per- 
sévérance, ou  Tespérance  du  pardon  dans  le  repentir.  Est-il  besoin 
•de  parler  ensuite  de  ce  dévouement  maternel  qui  ne  se  démentira 
plus,  dans  la  maladie,  dans  la  veille,  dans  la  mort  même?  Qui 
n*a  vu  quelquefois,  au  milieu  d'une  longue  et  obscure  nuit ,  à  Tbeure 
où  tout  repose  dans  la  nature,  une  femme  près  d'un  berceau  ?  Elle  est 
là ,  à  genoux ,  la  main  de  son  enfant  dans  sa  main ,  les  yeux  fixés  tantôt 
vers  le  ciel,  tantôt  vers  son  enfant,  épiant,  immobile,  un  signe  d'espoir 
ou  de  malheur?  Ctnte  femme,  c'est  une  mère  qui  veille,  c'est  une 
mère  qui  prie,  c'est  une  mère  qui  se  consume,  jusqu'au  jour  où  la 
Providence  lui  aura  rendu  l'objet  de  sa  tendresse. 

Cet  amour  maternel  durera  toute  la  vie,  il  résistera  à  toutes  les 
épreuves.  Alors  même  que  dans  le  cœur  de  l'enfant  un  autre  amour 
sera  venu  remplacer  ou  du  moins  transformer  cette  tendresse  filiale 
du  premier  âge,  la  tendresse  maternelle  n'aura  point  pâli.  Que  ce 
fils,  qui  a  cru  trouver  dans  une  compagne  chérie  plus  de  soins  affec- 
tueux et  de  dévouement  réel ,  vienne  à  reconnaître  un  jour  qu'il  s'est 
trompé  dans  ses  illusions,  qu'il  soit  malheureux  en  un  mot,  il  peut 
retourner  vers  sa  mère  ;  il  l'a  retrouvera  pour  lui  telle  qu'il  la  laissée, 
prêle  à  lui  ouvrir  son  sein,  car  l'amour  maternel  est  plus  fort  que  les 
événements,  plus  fort  que  l'éloignement,  plus  fort  même  que  l'ingra- 
titude ;  il  est  fort  comme  le  dévouement  et  l'héroïsme,  comme  l'amour 
pur  et  désintéressé  dont  il  est  le  plus  parfait  modèle. 

Il  arrive  un  âge  où  la  mère  doit  abdiquer  en  partie  cette  pénible, 
Dtiais  consolante  mission.  Ce  sacrifice  lui  coûte  bien  des  larmes,  mais 
elle  se  résigne  ;  elle  sait  que  son  enfant  a  besoin  d'un  enseignement 
plus  fort,  d'une  autorité  plus  haute  ;  l'enfant  passe  sous  l'égide  du  père. 

Que  l'enfant  ne  s'effraie  pas  cependant  ;  ce  n'est  plus  le  père  de 
famille  de  la  loi  païenne  ;  la  puissance  du  père  est  pour  celui-ci  un 
devoir  encore  plus  qu'un  droit  ;  il  l'a  reçue  pour  protéger  et  non 
pour  asservir.  L'ordre  et  la  hiérarchie  dans  la  famille  sont  aujourd'hui 
un  bienfait  dont  l'enfant  doit  jouir  plus  encore  que  le  chef  lui-même. 
Si  l'enfant  trouve  et  doit  trouver  dès  l'abord  un  maître  dans  son  père, 


AUX  PREMIERS  SIÈCLS8  DU  CHRISTIANISME.  13i 

ce  muh  se  changera  bientôt  avec  les  années  en  un  autre  plus  doux  :  le 
père  ne  sera  plus  que  V ami  de  son  ûls,  quand  ce  dernier  n'aura  plus 
besoin  que  de  ses  conseils. 

Le  père,  de  son  côté,  ne  doit  point  regretter  cette  atteinte  portée 
à  son  autorité,  car  il  n*a  fait  que  changer  son  titre  pour  un  titre  plus 
glorieux.  S'il  n'est  plus  dans  la  famille  le  maitre  absolu,  le  despote,  il 
y  tient  UB  rang  plus  honorable,  il  y  tient  la  place  de  Dieu  lui-même, 
et  comme  tel  il  se  verra  entouré  de  plus  d'hommages  réels  et  de 
vâEiératioQ  sincère.  Il  y  sera  aussi ,  il  y  sera  surtout  entouré  de  plus 
de  tendresse  ;  s'il  rencontre  moins  de  servilité  aux  jours  de  sa  force, 
aust  jours  de  la  souffrance  et  de  la  vieillesse ,  il.se  verra  moins  aban- 
donné. A  son  lit  de  douleur,  à  son  lit  de  mort  surtout,  ses  enfants 
seront  là,  adoucissant  par  leurs  soins  ses  souffrances,  et  demandant  à 
sa  main  tremblante  une  dernière  et  touchante  bénédiction. 

Donc,  cette  même  doctrine  qui  était  un  bienfait  pour  l'enfanf ,  était 
encore  un  bienfait  pour  le  père.  Le  Christianisme  seul  pouvait  concilier 
ainsi  des  iotérôts  qui,  pendant  des  siècles,  avaient  paru  se  contredire 
entièrement 

Voulons-nous  savoir  comment,  dès  les  preiHaiers  temps  du  Christian 
Dîsme,  00  savait  déjà  mettre  en  pratique  cette  admirable  doctrine  pro^ 
teetrice  de  l'enfance  ?  Descendons  au  berceau  de  nos  grands  saints  de 
l'époque,  de  nos  pères  de  l'Eglise,  par  exemple  ;  l'histoire  a  conservé 
de  leurs  premières  années  de  bien  touchants  souvenirs.  Ici  c'est  la 
pieuse  mère  de  saint  Âthanase,  nourrissant  du  lait  de  son  amour  et 
surtout  de  la  puredootri&e  du  Christianisme,  ce  fils  unique  qu'elle  a 
obtenu  par  ses  prières  et  dont  elle  veut  faire  un  ange  consacré  au  Dieu 
qui  le  Uii  adonné.  Là ,  ce  sont  saint  Bazile  et  sainte  Emilie ,  le  père  et 
la  mère  du  grand  saint  Bazile ,  cvèque  de  Césarée  ;  quelle  admirable 
tendresse  1  quels  soins  infinis  I  quels  sacrifices  de  toute  nature  pour 
former  le  oœur  et  l'esprit  de  leur  illustre  enfant  1  mais  aussi  comme 
Dieu  bénit  leur  dévouement  paternel  !  ce  n'est  pas  seulement  saint 
Basile,  le  grand  évoque,  le  père  de  l'église,  qu'ils  forment  par  leurs 
soins  ;  ils  ont  transmis  à  une  nombreuse  génération  le  sang  des  martyrs 
qui  coitle dans  leurs  veines,  et  ce  sang  y  germe  merveilleusement  : 
les  dix  enfants  que  le  ciel  leur  a  donnés  sont  tous  des  saints  et  cinq 
d'entre  eux  ont  les  honneurs  des  autels. 


ta  LBS  GLàSSBS  SOtJFPBARTBflf. 

Parle)rai-je  encore  de  Tenfance  du  grand  Ghrysostôme?  Sa  mère; 
Hôhe  et  belle  et  d'une  haute  naissance,  reste  veuve  à  vingt  ans.  Si  le 
jeune  Ghrysostôme  n'eût  dû  le  jour  qu'à  une  mère  païenne ,  celle-ci  se 
fût  abandonné  insouciante  et  rieuse  aux  caresses  d'un  nouvel  hymen , 
eft  le  pauvre  enfant  délaissé  n'eût  obtenu  d'autre  soin  que  ceux  des 
GDercenaires.  Mais  Ânthuse  est  une  mère  chrétienne,  c'est-à-dire  une 
mère  dans  la  force  du  mot.  Recherchée  par  les  plus  riches  seigneurs, 
die  dédaigne  les  honneurs  d'un  nouvel  époux  :  elle  sacrifie  toutes  les 
jouissances  du  monde,  si  séduisantes  à  son  âge;  elle  se  renferme  dans 
sa  maison ,  se  consacre  tout  entière  à  son  fils,  et  le  peu  de  temps 
qu'elle  dérobe  à  ces  soins  pieux,  elle  le  consacre  à  la  prière  où  elle 
puise  la  force  de  les  accomplir. 

Enfin,  quand  on  parle  du  dévouement  maternel,  on  ne  peut 
bublier  la  mère  du  grand  Augustin ,  cette  femme  admirable  qui  eut 
le  bonheur  d'enfanter  deux  fois  son  fils,  d'abord  à  la  lumière  de  ce 
inonde ,  et  puis  bientôt  après  à  la  lumière  plus  pure  et  plus  désirable 
de  l'éternelle  vie.  Qui  n'a  entendu  parler  de  cette  sollicitude  si  tou- 
chante de  sainte  Monique  à  l'égard  de  son  enfant?  Qui  ne  l'a  suivie 
avec  émotion  dans  ses  soins  assidus,  dans  ses  veilles,  dans  ses  prières, 
dans  ses  voyages  lointains  et  périlleux,  dans  cette  mort  enfin  qu'elle  vit 
arriver  avec  bonheur,  parce  qu'elle  avait  recueilli  déjà  le  fruit  de  son  dé- 
vouement, le  but  des  efforts  de  toute  sa  vie  :  la  conversion  de  son  fils  ('). 

Sans  pouvoir  dépasserces  exemples  admirables  offerts  par  les  grands 
siècles  du  Ghtlstianisme ,  on  peut  dire  cependant  que  les  mœurs  géné- 
rales, suivant ledéveloppement  de  la  civilisation  chrétienne,  sont  deve- 
nues de  plus  en  plus  douces  à  cet  égard.  Aujourd'hui  même,  le  progrès 
est  encore  manifeste  sur  ce  point.  Nos  pères  nous  racontent  qu'ils  ne 
connurent  point  les  soins  qu'ils  nous  ont  prodigués.  Jamais  l'enfance 
ne  fut  entoiirée  de  tant  de  sollicitude,  et  ce  fait,  qui  doit  renouer  encore 
plus  fortement  les  liens  de  la  famille,  se  passe  au  moment  où  des  tenta- 
tives se  font  pour  Tabôlir  ;  en  face  de  cette  coïncidence  singulière,  la 
.Providence  ne  nous  laisse  que  le  droit  de  l'admirer. 

Edouard  DE  LA  BASSETIERE. 

(t)  V.  RortMcher,  Biti.  de  CSgl.  —  Godescard.  Vi$  det  Saintt.  —Le  père  Venlora. 
La  femn/te  catholique. 


CRITIQUE    HISTORIQUE. 


VIE  DE  M"-^  LA  M*"^  DE  LA  ROCHEJAQUELEIIV, 

m  M.  Alfbep  nettement  (*). 


Madame  la  marquise  de  La  Rochejaquelein  est  morte  à  Orléans  le 
15  février  1857,  recommandant  à  sa  famille  de  la  ramener  et  de  Tense- 
velir  dans  cette  terre  de  Vendée  à  laquelle  elle  était  attachée  par  de  si 
glorieux  souvenirs  et  par  des  liens  plus  torts  que  la  mort. 

«  Quand  on  apprit  en  Veadée,  dit  M.  Alfred  Nettement,  les  der- 
nières volontés  de  Mme  de  La  Rochejaquelein ,  il  se  fit  un  mouve- 
ment immense  dans  ce  pays  de  religion  et  d'honneur,  où  le  culte  de  la 
vertu,  de  la  gloire,  des  grands  souvenirs  et  de  la  mort  n*a  pas  été 
éteint  par  Tâpre  soif  de  la  jouissance  et  Tidolàtrie  de  Tor.  Tout  le  pays 
du  Bocage  se  leva  pour  9ller  recevoir  le  cercueil  qui  rapportait  ses 
restes  vénérés, 

(r  Quelles  funérailles  !  Et  comment  ne  pas  se  sentir  ému  à  Taspecl 
de  cette  grande  scène  ?  Le  cercueil  traverse  les  mêmes  contrées  qu^ 
la  femme ,  la  veuve ,  la  fille ,  la  mère  des  héros  veqdéeps ,  des  soldats , 
des  martyrs,  traversa  jadis  avec  la  Yeqdée  victorieusie ,  puis  avec  la 
Vendée  vaincue  et  agonisante.  Ces  stations  funéraires,  —  comme 
Mf  de  Poitiers  les  a  si  bien  nommées ,  —  pnt  été  jadi9  des  haltes 
militaires.  I^e^  fils  de  ceux  qui  ont  été  aux  con^bats  veulent  tous  être 
à  ce  grand  deyil.  Il  semble  que  la  poussière  héroïque  des  morts  tres- 
saille sous  le  char  qui  porte  cette  frpid$  dépouille ,  et  que  de  tant  de 
tombes  vendéennes  ouvertes  par  la  guerre  et  par  Téchafaud  dans  toUs 
les  chQinps,  dans  toutes  les  villes  de  la  Vendée,  sortent  un  salut  et  un 

(t)  Un  beau  volume  iD-i 8.  Pfrii.  isss.  Chez  Vcrmot,  éditeur  ;  à  Mantei,  cbex  Poiiier- 
Legros  et  Hazeau. 


134  VIE  DE  MADAME  LA  MABQUISB, 

adieu.  Venez  tous,  vous  dont  les  pères  ont  eru  ce  que  croyaieni  Les-> 
cure  et  La  Rochejaquelein ,  aimé  ce  qu'ils  aimaient ,  venez  payer  un 
dernier  tribu  d'hommages  à  leur  illustre  veuve  !  Qu'au  milieu  de 
Tabâlardissement  des  âmes  inclinées  vers  les  jouissances  matérielles  et 
de  rabaissement  des  caractères ,  ce  noble  paysda  Bocage  nous  montre 
encore  des  multitudes  s'ébranlant  pour  aller  au-devant  d'un  cercueil 
qui  ne  rappelle  que  sacrifice ,  dévouement ,  abnégation ,  fidélité  à  Dieu, 
mépris  des  séductions  de  la  prospérité,  inflexible'  soumission  à  la  loi 
austère  du  devoir ,  culte  persévérant  du  malheur.  Us  viennent  lous, 

priant  et  songeant  au  passé,  le  front  chargé  de  souvenirs Voici 

les  hommes  des  paroisses  dos  Aubiers ,  de  Nueil ,  des  Cerqueux ,  d'Izer- 
nay,  qui  se  levèrent  les  premiers  à  la  voix  de  Henri  de  La  Rochejaque- 
lein ,  ceux  de  Saint-Âubin-de-Baubigné  qui  gardera  le  précieux  cer- 
cueil. Voici  aussi  les  hommes  de  cette  glorieuse  paroisse  des  Echau- 
broignes  aux  pères  desquels  Lescure  cria ,  au  moment  où  la  bataille, 
de  Torfau  semblait  perdue  :  «  Y  a-t-il  quatre  cents  hommes  ^ssez 
braves  pour  venir  mourir  avec  moi?  »  et  qui,  présents  ce  jour-là  sous 
les  drapeaux  au  nombre  de  dix-sept  cents,lui  répondirent  tous  à  grands 
cris  :  «  Nous  irons  où  vous  irez,  où  vous  voudrez  !  »  et  allèrent  vaincre, 
avec  lui  Kléber  et  les  redoutables  Mayençais.  Voici  ceux  deMaulévrier, 
d'où  vint  Stofflet,  ceux  deClisson ,  où  s'élève  le  château  des  Lescure, 
ceux  aussi  de  Chemillé  et  de  Chanzeau  qu'on  appelait  les  grenadiers  de, 
la  Vendée.  Les  villages  se  vident,  les  routes  se  couvrent  de  pèlerins  ; 
bornages ,  femmes ,  enfants,  vieillards  accourent  de  vingt-cinq  lieues 
à  la  ronde  ;  tous  veulent  toucher,  baiser,  bénir  \e  cercueil  de  la  veuve^ 

des  héros,  delà  mère  des  pauvres (*).  » 

Quand  le  cercueil  fut  entré  dans  l'église  de  Saint-Âubin-de-Bau- 
bigné,  Ms^  l'Evèque  de  Poitiers  monta  en  chaire  et  prononça  l'éloge 
funèbre  de  la  femme  illustre  qui  avait  eu  l'honneur  de  porter  digne- 
ment deux  des  plus  grands  noms  de  l'histoire  contemporaine ,  ceux  de 
Lescure  et  de  La  Rochejaquelein.  Les  nefs  de  Notre-Dame  de  Paris 
n'ont  peut-être  jamais  entendu  de  paroles  plus  éloquentes  que  celles 
qui  retentirent  ce  jour-là  sous  la  voûte  de  celle  humble  église  de 

(I)  Fie  de  M^*  de  La  Rochejaquelein,  p.  379. 


DB  LA   ROGHEJAQCBLBIN.  13S 

campagoe.  L'orateur  fut  à  la  hauteur  de  sa  mission  et  trouva  des 
accentâ  vraiment  inspirés  pour  raconter  cette  vie  si  pure  et  si  éprouvée, 
pour  peindre  cette  existence  désormais  historique  en  qui  se  résument 
toutes  les  gloires  et  toutes  les  souffrances  de  la  Vendée. 

Msr  rÉvêque  de  Poitiers  n'avait  pu,  dans  son  admirable  discours, 
qu'esquisser  à  grands  traits  la, figure  de  Mi°e  de  la  Rochejaquelein. 
Tenté  à  son  tour  par  ce  noble  et  beau  sujet,  un  écrivain  qui  avait  été 
admis  à  l'honneur  de  la  voir  de  près,  dans  les  dernières  années  de  sa 
vie,  M.  Alfred  Nettement  vienf  de  lui  consacrer  tout  un  volume  que 
nous  nous  empressons  de  signaler  à  nos  lecteurs.  La  Revus  de  Bretagne 
et  de  Vendée  est  heureuse  de  cette  occasion  de  rendre  hommage  à  celui 
qui  fut ,  dans  nos  dernières  assemblées,  un  si  digne  représentant  du . 
Morbiban^,  et  qui,  depuis  tant  d'années,  élève  sa  voix  éloquente  pour 
la  défense  et  la  glorification  de  notre  Vendée. 


Tout  le  monde  a  lu  les  Mémoires  de  M«n«  de  La  Rochejaquelein, 
ce  livre  de  bonne  foy  où  de  si  grandes  choses  et  de  si  hautes  infortunes 
sont  retracées  avec  une  simplicité  si  touchante.  Je  viens  de  les  relire 
et  de  les  rapprocher  de  l'ouvrage  de  M.  Nettement.  J'ai  pu  ^insi  cons- 
tater, dès  les  premières  pages,  que  Tœuvre  du  nouvel  historien  n'était 
point  une  simple  reproduction  des  Mémoires,  et  qu'elle  s'en  distinguait 
par  des  différences  essentielles.  Je  signalerai  dès  ici  la  principale. 

Mme  de  La  Rochejaquelein  se  borne  à  raconter  ce  qui  lui  est  per- 
sonnel ,  ce  qu'elle  a  vu ,  ce  qu'elle  a  entendu....  Tétais  là,  telle  chose 
m'advint.  Ce  n'est  point  pour  le  public  qu'elle  écrit ,  c'est  pour  ses 
enfants  et  c'est  son  amour  pour  eux  qui  lui  donnera  le  courage  d'accom- 
plir jusqu'au  bout  une  tâche  si  pénible  et  vingt  fois  abandonnée.  «  Je 
me  suis  fait  un  triste  plaisir,  écrii-elle  à  ses  enfants,  à  la  date  du 
i<»raoùt  1811 ,  de  vous  raconter  les  détails  glorieux  de  la  vie  et  de  la 
mort  ie  vos  parents.  D'autres  livres  auraient  pu  vous  faire  connaître 
les  principales  actions  par  lesquelles  ils  se  sont  distingués  ;  inais  j'ai 
pensé  qu'un  récit  simple ,  écrit  par  votre  mère,  vous  inspirerait  un 
sentiment  plus  tendre  et  plus  filial  pour  leur, honorable  mémoire.  » 


136  VIB  DB  MADÂMB  LA  MARQmSB 

Elle  ajoute  un  peu  plus  loin  :  «  Je  n'ai  point  voulu  faire  un  livre,  et  n'ai 
jamais  songé  à  être  un  auteur.  » 

M.  Alfred  Nettement,  au  contraire,  est  un  auteur,  un  écrivain  émi- 
nent,  et,  avec  les  matériaux  que  lui  fournissaient  les  Mémoires  dç 
M">e  de  La  Rochejaquelein ,  il  a  fait  ce  qu'elle  n'avait  pas  voulu  faire, 
il  a  fait  un  livre.  Il  a  rattaché  au  mouvement  général  de  l'époque  les 
divers  épisodes  de.  la  vie  de  son  héroïne;  ila  groupé  tous  les  faits 
particuliers  si  bien  racontés  par  elle  autour  des  événements  politiques, 
dont  ces  faits  n'étaient  que  la  conséquence.  C'est  ainsi ,  par  exemple, 
qu'arrivé  au  récit  des  journées  d'octobre,  M.  Nettement,  au  lieu  de  sq 
borner,  comme  Mme  de  La  Rochejaquelein  qui  était  ce  jour-là  à  Ver- 
'  sailles,  à  rapporter  les  paroles  qu'elle  a  entendues  et  les  circonstanced 
dont  elle  a  été  personnellement  témoin,  nous  fait  (connaître  Torigine  et 
les  causes  de  ces  fatales  journées,  et  en  trace  un  tableau  aussi  animé 
que  rapide  dans  lequel  il  encadre  habilement  les  diverses  anecdotes 
rapportées  dans  les  Mémoires.  —  En  un  mot ,  et  pour  me  résumer  sur 
ce  point ,  je  comparerais  volontiers  l'œuvre  de  Mib^  de  la  Rochejaque- 
lein à  une  esquisse  qu'elle  nous  aurait  laissée  d'elle-même,  esquisse 
vraie ,  simple,  touchante ,  qui  rend  la  physionomie  du  modèle  avec  un 
rare  bonheur  et  avec  un  charme  incomparable.  H.  Nettement  s'est 
emparé  de  cette  belle  esquisse,  il  l'a  fixée  sur  la  toile  et  l'a  éclairée 
d'une  plus  vive  lumière  :  l'esquisse  est  devenue  un  tableau.  Je  m'em- 
presse d'ajouter,  sûr  d'être  en  ceci  l'interprète  de  M.  Nettement  lui- 
même,  qu'il  n'a  point  eu  la  prétention  de  substituer  son  œuvre  à  cellq 
de  Mi°o  de  La  Rochejaquelein  ;  il  sait  à  merveille  qu'aucun  récit  com- 
posé après  coup  n'égalera  jamais  ces  nobles  pages  où  la  simplicité 
s'allie  si  bien  à  la  grandeur,  et  certes  on  ne  l'accusera  pas  d'avoir 
méconnu  la  valeur  et  la  portée  de  ces  admirables  Jtf^moires,  lui  qui 
les  a  si  bien  appréciés  au  cours  de  son  livre.  «  Ces  Mémoires,  dit-il, 
feront  vivre  éternellement  l'époque  et  le  pays  qui  y  sont  peints,  avec 
des  couleurs  si  vives  et  des  traits  si  naturels  qu'on  croit  voir  respirer 
les  personnages,  les  mœurs,  la  Vendée  tout  entière.  On  voit,  on  sent 

la  vérité ,  on  la  touche C'est  la  nature  prise  sur  le  fait ,  c'est  la 

vérité  dite  sans  réticence,  sans  ambages,  sans  ornement  ;  une  peinture 
simple,  complète ,  relevée  par  quelques-uns  de  ces  coups  de  pinceau , 


DB  LA  BCKIREJAQUEtBIR.  137 

Bherchés  par  les  grands  maitres  mais  qu*un  témoîD  de  ces  grandes 
luttes,  mêlé  à  leurs  périls  et  à  leurs  émotions ,  a  seul  pu  trouver  dans 
ses  souvenirs,  ou  plutôt  dans  les  inspirations  de  son  cœur.  Ces 
Mémoires,  à  la  différence  des  ouvrages  de  ce  genre  publiés  de  nos 
jours ,  n'ont  rien  dç  personnel.  Ce  n'est  pas  un  auteur  qui  pose,  c'est 
un  des  naufragés  de  la  Vendée  qui,  échappé  au  désastre  commun, 
raconte  ce  qu'il  a  vu ,  et,  sans  essayer  de  se  mettre  sur  le  premier  plan, 
ne  demande  d'autre  place  dans  le  tableau  général  que  celle  qu'y  occu- 
pent ses  malheurs.  Noble  livre ,  composé  non  par  un  écrivain  pour 
exciter  Tadmiration  de  ses  lecteurs,  mais  par  une  fille,  par  une  sœur, 
par  une  veuve,  par  uue  mère,  par  une  vendéenne  qui  s'est  fait  un 
triste  plaisir  d$  raconter  à  ses  enfants  les  détails  glarieitx  de  la  vie  et^ 
de  la  mort  de  leurs  parente  {^).  » 

IL 

Je  viens  de  signaler  le  caractère  distinctif  du  livre  de  M.  Alfred 
Nettement  ;  je  n'entreprendrai  pas  d'en  faire'  Tanalyse.  Je  n'essaierai 
point  de  suivre,  après  lui,  MU«  de  Donnissan,  depuis  ces  beaux  jours  de 
son  heureuse  enfance  écoulée  à  la  cour  de  MarierÂntoinette,  à  l'ombre 
du  palais  de  Versailles ,  jusqu'à  cette  horrible  nuit  du  10  août  1792 
.où,  traversant  la  rue  Saint-Honoré,  au  milieu  d'une  foule  avinée  et 
furieuse,  et  la  peur  chez  elle  devenant  du  délire ,  elle  répétait  machi- 
nalement les  vociférations  incohérentes  qui  retentissaient  à  ses  oreilles  : 
«  Vivent  les  sans-culottes I  illuminez!  cassez  les  vitres!  »  —  Je  ne 
suivrai  pas  non  plus  M^e  <)e  Lescure ,  depuis  ce  glorieux  combat  de 
Torfou  où  la  victoire  couronna  les  plis  du  grand  drapeau  blanc  qu'elle 
avait  fait  broder  pour  l'armée  de  son  mari  (*) ,  jusqu'à  cette  nuit  funèbre 
du  SS  décembre  1793,  où  le  brave  Marigny,  qui  n'avait  plus  l'espoir 
devaincre,  mais  qui  était  décidé  à  vendre  chèrement  sa  vie  pour  donner 
aux  vieillards,  aux  femmes  et  aux  enfants  le  temps  de  fuir,  lui  dit  : 
«  C'en  est  fait!  dans  douze  heures  l'armée  sera  exterminée.  J'espère  mou- 

(1)  yiede  Af»*  d$La  RochêJaqueleiUyy.  340. 

(3)  Ce  drapeau  portait  uoe  grande  croii  d'or ,  trois  fleura  de  Ija  et  au-deaaua  cea  mots  : 
Vive  le  Roi  • 


138  VI£  0E  MADAME  LA  MARQUISE 

rir  en  défendant  votre  drapeau Tâchez  de  fuir.  Adieu  adieu  !  » — Je 

ne  suivrai  pas  enfin  M^^  de  La  Rochejaquelein  depuis  le  moment  où 
elle  épousa  le  frère  de  M.  Henri  ('),  jusqu'au  jour  (4  juin  1815)  où  ce 
digne  frère  d'un  héros  tomba  frappé,  comme  Lescure,  alors  que, 
du  haut  d'un  tertre,  il  reconnaissait  la  position  de  l'ennemi. 

C'est  dans  le  livre  même  de  M^n^  de  La  Rochejaquelein  et  dans 
celui  de  son  nouvel  historien  qu'il  faut  aller  chercher,  les  douloureux 
détails  de  cette  admirable  vie  toute  de  dévouement  et  de  sacrifices,  et 
qui  se  peut  résumer  en  un  seul  mot  :  le  devoir  !  Sur  cette  loi  du  devoir 
embrassée  dès  \e  premier  jour  par  Mme  de  La  Rochejaquelein  et  à 
laquelle  elle  demeura  fidèle  jusqu'au  bout,  il  y  a  dans  M.  Nettement 
une  bien  belle  page  que  je  me  reprocherais  de  ne  pas  citer.  Nous 
sommes  au  château  de  Clisson,  dans  les  premiers  jours  de  mai  1793. 
M.  de  Lescure  délibère  avec  sa  famille  sur  le  parti  qu'il  convient  de 
prendre.  C'est  une  sorte  de  conseil  de  guerre  dont  les  femmes  ne  sont 
point  exclues.  Henri  de  La  Rochejaquelein  et  le  marquis  de  Donnissan 
sont  d'avis  qu'il  faut  se  joindre  aux  paysans  déjà  soulevés.  Lorsqu'il 
faut  se  prononcer  à  leur  tour ,  Mn^e  de  Donnissan  et  Mme  de  Lescure 
elle-même  n'hésitent  pas  à  embrasser  la  même  opinion  et  ne  songent 
pas  un  instant  à  donner  un  conseil  timide.  «  Ainsi ,  —  ajoute  M.  Nette- 
ment, —  cette  femme,  tout  à  l'heure  encore  faible  et  tremblante, 
l'enfant  gâté  des  fêtes  de  Versailles,  qui,  peu  de  mois  auparavant, 
s'épouvantait  au  bruU  de  la  fusillade  du  10  août,  qui,  il  y  a  quelques 
jours  à  peine,  pleurait  de  peur  en  cheminant  sur  un  cheval  que  l'on 
conduisait  par  la  bride,  la  voilà  qui  pour  sa  part,  comme  femme, 
comme  fille,  comme  mère,  déclare  la  guerre  à  cette  terrible  Conven- 
tion qui  fait  trembler  les  rois  de  l'Europe.  Le  devoir  lui  est  apparu ,  elle 
ne  donnera  pas  de  conseils  timides  à  son  mari.  Il  faut  que  Lescure 
fasse  son  devoir  de  chrétien,  de  soldat,  de  royaliste,  de  gentilhomme; 
elle  fera,  à  côté  de  lui,  son  devoir  de  chrétienne,  d^  femme ,  de  fille , 


(1)  «  Ha  mère  me  prestait  toujours  de  me  remarier, — dit- elle,  dut  MêMémoiret,  avec 
une  pudeur  pleine  de  graTilé;--Je  ne  pus  songer  à  lai  ol>éir  que  lorsque  J'eus  vu  en  Poitou 
M.  Louis  de  La  Rocliciiaquelein ,  flrère  de  Benri.  U  me  sembla  qu'en  Fépousant  c'était 
m'aUacber  encore  plus  à  la  Vendée,  unir  deux  noms  qui  ne  devaient  point  se  séparer. 
J'épousai  M.  Louis  de  La  Hochejaquelein  le  !•'  mars  1802.  >* 


ÙE  LA  BOCHfiJAOUBLElIL  139 

de  royaliste.  Elle  vaincra  sa  timidité,  elle  triomphera  de  sa  faiblesse, 
88  première  victoire  sera  de  se  vaincre  elle-même.  Souffrance,  dangers, 
fètigues,  inquiétudes  mortelles,  faim,  soif,  nuits  sans  sommeil,  jour* 
nées  sans  repos,  dangers  des  champs  de  bataille ,  dangers  de  la  prison 
et  de  réchafeud,  elle  surmontera  tout.  Et  oîi  prendra-t-elle  cette  force? 
jSUe  la  prendra  où  la  prend  la  Vendée,  dans  le  sentiment  du  devoir, 
elle  la  prendra  en  Dieu.  Voilà  la  véritable  vertu  chrétienne  qui  n'est 
pas  rinsensibilité  aux  dangers,  aux  douces  joies  de  la  paix,  au  bonheur 
ealme  e4  pur  du  foyer  domestique  ;  mais  la  préférence  dpnpée  sur  tous 
ees  besoins  à  Taustère  devoir,  parce  que  le  devoir  est  une  loi  de  Dieu , 
et  que  raceomplissement  du  devoir  est  la  conformité  de  la  volonté 
humaine  à  la  volonté  divine.  Ce  n'est  pas  la  vertu  stoïque  dos  anciens 
qui  crie  à  la  douleur  :  «  0  douleur!  tu  n'es  pas  un  mal.  »  On  reconnç|tt 
que  la  douleur  est  un  mal  ;  on  souffre ,  on  craint ,  on  lutte,  on  gémit, 
on  se  plaint,  on  éprouve  des  sueurs  et  des  défaillances  mortelles ,  oif 
demande,  à  l'exemple  de  la  sainte  humanité  du  Christ,  que  ce  calicei, 
si  cela  est  possible,  soit  éloigné  ;  mais  avant  tout ,  par-dessus  tout,  op 
veut  faire  la  volonté  de  Dieu  ;  on  boira  le  calice,  s'il  l'ordonne  ;  on  veut 
faire,  on  fera  son  devoir.  Toute  la  vie  de  Uwp  de  l-escure  est  dans  c^ 
peu  de  mots  (*).  » 

Je  n'ai  pu  lire  celte  page  sans  me  rappeler  involontairement  ce  mot 
de  Pascal  :  «  On  est  tout  étonné  et  ravi;  car  on  s'attendait  de  voir  un 
auteur^  et  on  trouve  un  homme.  »  —  Oui ,  on  est  tout  étonné  et  ravi , . 
et  c'-est  justice.  Car  si  les  auteurs  deviennent  de  plus  en  plus  communs, 
les  hommes,  à  prendre  ce  beau  mot  dans  son  acception  la  plus  élevée, 
les  hommes  deviennent  rares,  ceux  du  moins  qui  peuvent,  commet 
M.  Alfk^  Nettement,  mettre  un  beau  talent  au  service  d'un  nobles 
cœur.  Aussi  est-il  particulièrement  bien  inspiré  toutes  les  fpia  qu'il  se. 
trouve,  comme  cela  lui  est  arrivé  si  souvent  dans  la  Vie  de  Af™«  de  La^ 
Roch^qtLelein,  en  présence  d'une  action  généreuse,  d'un  acte  d'hé- 
roïsme ou  de  dévouement.  Voyez,  par  exemple,  cette  autre  page  sur 
\e&  paysans  bretons  qui  veillèrent  avec  une  si  admirable  sollicitude  sur 
Mrac  de  Lcscure  et  ses  compagnons  d'infortune  réfligiés,  après  le 

(1)  Page  14*2. 


140  VIE  DE  VADAIIB  LA  MARQUISE 

désastre  de  Savenay,  aux  environs  de  Guéraude.  «  A  côté  de  ces  scènes 
navranteâ'se  déroule  un  spectacle  digne  d'admiration ,  c'est  la  discré- 
tion inviolable,  la  sollicitude,  à  la  fois  intrépide  et  ingénieuse,  le 
dévouement  sagaçe,  prévoyant,  pleiù  de  ressources,"  des  paysans  bre- 
tons. Ces  hommes  dont  on  accusait  jusque-là  la  simplicité  candide  sont" 
mieux  inspirés  par  leur  cœur  que  d'autres  ne  le  seraient  par  leur 
esprit,  quand  il  s'agit  de  veiller  à  la  sûreté  de  leurs  hôtes.  Rien  n'égale 
leur  prévoyance^  leurs  précautions  et,  quand  ils  se  trouvent  en  pré- 
sence du  péril ,  leur  sang-froid  et  leur  présence  d'esprit.  On  ne  peut 
comparer  les  ruses  que  leur  inspire  leur  affectueux  intérêt  pour  «  les 
pauvres  brigands,  »  qu'à  celles  du  plus  sublime  des  amours,  l'amour 
maternel.  Les  enfants  mêmes  ont  bientôt  compris  le  devoir  que  la  Pro- 
vidence a  imposé  à  leur  famille  envers  leurs  hôtes.  En  gardant  les 
bestiaux  dans  les  champs,  ils  sont  comme  les  sentinelles  avancées  des 
Vendéens.  Du  plus  loin  qu'ils  aperçoivent  les  républicains ,  ils  vont 
crier  aux  proscrits  :  «  les  Bleus!  voici  les  Bleus  !  »  Jamais  ceux-ci  ne 
réussissent  à  leur  arracher  un  renseignement,  une  parole  imprudente, 
un  indice,  à  plus  forte  raison  une  dénonciation.  Ils  épuisent  en  vain  les 
promesses  et  les  menaces;  les  promesses  trouvent  les  plus  jeunes 
enfants  insensible^,  les  menaces  les  trouvent  intrépides.  Les  plus 
simples  s'élèvent  à  cette  intelligence  du  cœur  qui' devine  ce  qu'elle 
n'apprend  pas.  On  raconte  qu'une  petite  sourde-muette  avait  compris 
les  dangers  des  Vendéens ,  et  que,  moins  suspecte  à  cause  de  son  inflr- 
mité,  elle  allait  les  avertir  quand  il  y  avait  une  alerte;  elle  en  sauva 

ainsi  plusieurs.  La  bonté  a  aussi  son  génie (*)  » 

,  Le  tableau  des  souffrances  et  des  aventures  de  Mm®  de  Lescure  pen- 
dant ce  long  hiver  de  93  à  94  qu'elle  passa  ainsi  en  Bretagne,  traquée 
par  les  Bleus,  errant,  elle  et  sa  mère,  comme  «  deux  pauvres  bri- 
gandes,  »  de  métairie  en  métairie,  présente,  sous  la  plume  de  M.  Net- 
tement, un  intérêt  qui  suffirait- seul  au  succès.de  son  livre,  ^'en  veux 
détacher  seulement  deux  courts  passages. 

Les  proscrites  étaient  cachées  dans  la  paroisse  de  Pont-Château ,  au 
hameau  de  la  Minaye.  «  Les  Bleus  étant  venus  visiter  ce  hameau ,  il 

(ï)  PtgeWJ. 


DB  LA  EOCHBJAQUBLSm.  141 

fëllut,  comme  d'ordinaire,  aller  se  cacher  dans  les  bois.  M^e  de  Lescure 
y  passa  la  nuit  ;  elle  dormit  la  tête  appuyée  sur  les  genoux  de  sa  mère 
qui  veillait  sur  elle.  Puis,  comme  les  Bleus  séjournaient  dans  le  pays,, 
il  fallut  songer  le  lendemain  à  aller  ailleurs,  sans  secours ,  sans  guide. 
Alors  Mme  de  Donnissan,  ramassant  un  bouquet  de  jonquilles  sauvages, 
rattacha  au  corset  de  sa  ftlle  et  lui  dit  :  —  «  Eh  bien  !  mon  enfant ,  à 
la  garde  de  Dieu,  j'ai. une  Idée  que  la  Providence  nous  sauvera  aujour- 
d'hui. »  —  Le  contraste  de  cette  parure  de  fête  avec  la  terrible  situation 
où  elles  se  trouvaient  frappa  si  vivement  M™©  de  Lescure  que,  bien  des 
années  plus  tard ,  elle  ne  pouvait  voir  des  jonquilles  sans  éprouver  un 
frisson  involontaire,. ressentiment  lointain  de  son  émotion  passée (').  » 
Qui  le  croirait?  Au  milieu  de  cette  vie  d'angoisses  et  d'alarmes  conti- 
nuelles, il  y  avait  place  quelquefois  sinon  pour  le  bonheur,  du  moins 
pour  le  sourire.  «  M™»  de  Lescure  s'amusa  quelquefois  des  petits  ridi- 
cules d'un  aimable  yieillard,  M.  de  la  Bréjolière,  qui,  mis  hors  la  loi, 
s'était  déguisé  en  paysan ,  mais  qui ,  dans  la  crainte  de  passer  pour  ce 
qu'il  n'était  pas,  portait  sous  ce  costume  de  village  des  manchettes  et 
des  parfums,  comme  s'il  avait  encore  été  à  la  cour.  Il  faisait  des  vers 
de  société  et  il  avait  une  faiblesse  paternelle  pour  les  enfants  de  sa 
muse,  si  bien  qu'un  jour  les  Bleus  étant  arrivés  pendant  qu'il  récitait 
une  pièce  à  Mme  de  Donnissan,  on  eut4)eaucoup  de  peine  à  le  décider 
à  s'en  aller  avant  d'avoir  fini,  tant  il  craignait  de  priver  ses  auditeurs 
de  la  fin  de  la  pièce  (^)  !  >»  Pourquoi  ne  l'avouerais-je  pas?  De  toutes 
les  figures,  héroïques,  touchantes  ou  gracieuses  que  nous  montrent  les 
Mémoires  et  la  Vie  de  M™e  de  La  Rochejaquelein ,  la  figure  originale 
de  ce  poète  inoffensif  est  une  de  celles  qui  me  plaisent  davantage. 
Heureux  privilège  des  poètes,  bons  ou  mauvais!  La  Terreur  était  à 
l'ordre  du  jour,  l'échafaud  était  en  permanence.  Carrier  étai(  à  Nantes, 
et  pendant  ce  temps  cet  excellent  M.  de  la  Bréjolière,  proscrit,  réduit  à 
vivre  au  fond  des  bois,  continuait  à  composer  ses  petits  vers  et  à  les 
réciter  aux  gens  avec  la  même  conscience  et  le  même  calme  que  si  le 
roi  Louis  XVI  eût  toujours  été  sur  son  trône  et  que  lui-tnême  eût  tou- 
jours été  à  Versailles!  Soyez  sûrs  cependant  qu'en  dépit  de  ses  légers 

(1)  Page  300. 
(a)  Page  31». 


14^  YIE  DE  MADAME  LA  MABOnÉSE 

ridicules,  ce  galant  homme  aurait  su ,  lui  aussi,  s*il  eût  été  arrêté  et 
traîné  à  réchafaiid,  mourir  en  héros  ou,  ce  qui  vaut  mieux,  en 
chrétien. 

III. 

Ce  que  j'ai  dit  du  livre  de  M.  Nettement  et  les  citations  que  j'en  ai 
faites  suffisent ,  je  crois ,  pour  en  montrer  la  valeur  et  Tintérôt.  Je  ne 
veux  pas  terminer  sans  soumettre  à  Tauteur,  en  vue  d'une  seconde  et 
prochaine  édition ,  quelques  remarques  critiques. 

En  racontant  le  siège  de  Nantes  (29  juin  1793),  M.  Nettement 
nous  dit  que  les  Vendéens  avaient  résolu  qu*on  laisserait  la  porte  de* 
Vannes  ouverte  à  la  fuite ,  pour  ne  pas  contraindre  les  Républicains  à 
«me  défense  désespérée ,  et  il  nous  montre ,  à  la  page  suivante ,  Cathe- 
lineau  attaquant  cette  même  porte  de  Vannes.  Evidemment  il  y  a  là 
une  erreur  «t  une  contradiction.  C'est  la  porte  de  Rennes  qui  fut 
attaquée  par  Cathelineau.  Il  emporta  la  batterie  qui  défendait  le  fau- 
bourg et  arriva,  par  les  chemins  et  les  rues  demi  bâties  qui  séparent  la 
route  de  Rennes  et  celle  de  Vannes,  sur  la  place  Viarmes,  sur  cette 
place  fatale  où  tombe  le  saint  d^Ânjou ,  où  Charrette  tombera  à  son 
tour  : 

Combien  à  la  Vendée,  ô  place  de  Viarmes, 
Tu  devais  par  deux  fois  faire  verser  des  larmes  : 
Charetteà  Pont-Rousseau  se  bat....  et  ne  sait  pas 
Qa*un  jour  il  y  viendra  recevoir  le  trépas  (^)  ! 

L'auteur  de  la  Vie  de  Jtfnie  (je  [^  RochejaqiAelein  a  commis  une  autre 
inexactitude  à  l'occasion  du  siège  de  Nantes.  Il  nous  représente  en 
effet  cette  ville  comme  étant  «  alors  courbée  sous  l'homicide  dictature 
de  Carrier.  «Il  y  a  là  une  confusion  et  une  erreur  de  dates.  Le  siège 
eut  lieu  le  39  juin  1793 ,  Carrier  n'arriva  que  le  8  octobre.  Cette  faute 
de  l'auteur  nous  a  du  reste  valu  quelques-unes  des  pages  les  plus  inté- 
ressantes de  son  livre.  Il  a  peint  avec  une  grande  énergie  et  une  saisis- 

(1)  M.  Emile  Grimaud,  Les  Venriéent. 


D^  LA  ROCHEJAQUELBIN.  143 

santé  vérité,  d'après  des  renseignements  inédits ,  la  situation  d'une 
famille  royaliste  sous  la  Terreur,  à  Nantes.  Nous  assistons  à  toutes  les 
souffraoces,  à  tontes  les  angoisses  de  M^e  de  Becdelièvre  et  de  ses 
filles  (*).  Elles  habitaient  le  premier  étage  d'un  hôtel  situé  au  coin  de 
la  rue  Saint-Clément  et  de  la  place  qu'on  devait  appeler  plus  tard  la 
place  Louis  XVI  ;  de  l'autre  côté  de  la  place  était  rhôtel  de  Belle-Ile 
où  Carrier  avait  établi  le  quartier  général  de  ses  meurtres  :  la  maison 
des  proscrits  faisait  ainsi  face  à  la  maison  du  prescripteur.  Comment  et 
par  quel  prqjdige  M"»©  de  Becdelièvre  et  ses  filles  échappèrent-elles  à 
un  destin  qui  semblait  inévitable ,  c'est  ce  que  le  lecteur  voudra  sans 
doute  voir  dans  l'ouvrage  même  de  H.  Nettement,  et  je  serais  bien 
étonné  si,  après  avoir  lu  ce  dramatique  épisode,  il  n'était  pas  tout  dis- 
posé à  pardonner  à  l'auteur  l'erreur  de  date  que  j'ai  relevée  plus  haut, 
et  s'il  consentait  à  voir,  dans  une  faute  à  qui  nous  devons  de  si  belles 
pages,  autre  chose  qu'une  faute  heureuse  :  felix  oulpaf 

Encore  une  remarque,  celle-là  purement  littéraire.  Je  lis  à  la 
page  101 ,  dans  le  tableau  que  M.  Nettement  a  tracé  de  la  nuit  qui 
suivit  le  10  août  :  «  M.  et  Mi°«  de  Lescure  traversèrent  les  Champs- 
Elysées  en  ne  voyant  que  la  nuit,  eii  n'entendant  que  le  silence,  comme 
parle  Hilton.  »  Ce  n'est  pas  Milton  qui  parle  ainsi ,  c'est  l'abbé  Delille, 
au  chant  IV  de  son  poëme  sur  ^Imagination,  dans  la  peinture  qu'il  a 
faite  des  terreurs  du  peintre  Robert  égaré  dans  la  nuit  des  cata- 
combes: 

Il  regarde,  il  écoute  :  hélas!  dans  l'ombre  immense, 
Il  ne  voit  que  la  nuit  »  n'entend  que  le  silence. 

Delille,  après  avoir  joui  longtemps  d'une  vogue  assurément  trop 
grande,  est  topibé  aujourd'hui  dans  un  discrédit  peut-être  immérité. 
Personne  ne  le  lit ,  et  il  ne  lui  reste  plus,  pour  protéger  son  nom  contre 
l'oubli,  que  quelques  beaux  vers  amis  de  la  mémoire;  ceux  que  je  viens 
de  citer  sont  du  nombre  :  il  ne  faut  pas  les  lui  enlever,  surtout  au 
profit  d'un  poète  comme  Milton,  qui  n'en  a  que  faire. 

(l)  p.  196. 


1 44  VIB  DB  MADAMB  LA  MARQUISB  DB  LA  BOCHBJ AQUELBIIf . 

En  dépit  de  ces  quelques  critiques ,  Touvrage  que  nous  venons 
d'examiner  et  que  nous  ne  saurions  trop  recommander  à  nos  lecteurs, 
n'en  demeure  pas  moins  une  ceuvre  remarquable,  un  hommage  élo- 
quent rendu  par  un  homme  de  talent  et  de  cœur  à  la  gloire  et  aux 
vertus  de  ta  Vendée.  Le  livre  de  M.  Alfred  Nettement  a  sa  place  mar- 
quée dans  toutes  les  bibliothèques,  à  cô^  et  à  la  suite  des  Mémoires  de 
Jtf^e  de  La  Rochejaquelein. 

Edmond  BIRÉ. 


LETTRES  D'ITALIE 

{Deuxième  lettre). 


Rome. 


De  Sienne  à  Rome  la  route  est  longue ,  pénible ,  triste  et  monotone  ;  k 
chaque  instant  des  renforts  de  bœufs  on  de  mules  sont  nécessaires  pour 
parvenir  sur  les  crêtes  escarpées  des  montagnes  d'où  la  route  redescend 
pour  remonter  encore.  A  Radicofani  apparaît  pour  la  première  fois  la 
douane  romaine  ;  il  est  bon  de  faire  connaissance  avec  elle  ;  compagne  in* 
séparable  dn  voyageur,  elle  lui  rappelle  ce  \ers  qu'elle  semble  avoir 
inspiré  : 

«*  Le  chagrin  monte  en  croupe  et  galope  avec  lui.  » 

tJn  fort,  aujourd'hui  détruit  par  l'explosion  d'une  poudrière,  couvre  de 
ses  ruines  solitaires  le  rocher  escarpé  au  pied  duquel  s'arrondit  le  village 
aux  maisons  noires  et  pauvres  qui  forme  la  limite  extrême  des  Etats  de 
l'Eglise.  Si ,  après  une  ascension  longue  et  fatigante  à  travers  ces  roches 
granitiques  à  peine  recouvertes  d'une  mousse  jaune  et  flétrie.  vou.«  parvenes 
au  sommet  du  plateau  que  dominent  encore  les  murs  croulants  d'une  tour 
carrée,  une  indicible  tristesse  vous  sai3it  au  eœnr;  partout  autour  de  vous 
des  mamelons  pressés  s'élèvent  comme  d'énormes  taupinières  ;  la  terre  ou 
plntôt  la  cendre  qui  les  forme  est  blanche  et  déchirée  comme  si  les  der- 
nières convulsions  des  volcans  qui  ont  jadis  labouré  ces  plaines  avaient 
à  peine  cessé.  Ni  pâtres»  ni  troupeaux  dans  les  vallées  ;  l'homme  a  fui  ce 
sol  ingral  où  il  ne  pourrait  assurer  son  existence.  Il  faut  faire  halte  à 
S*  Lorenzo,  prèç  des  rives  du  lac  de  Bolsène,  pour  retrouver  la  verdure 
des  prés  et  les  frai^  ombrages  des  bois  :  le  lac  de  Bolsène  avec  ses  Iles 
noyées  dans  la  vapeur,  les  hautes  montagnes  boisées  qui  lui  servent  d'en* 
ceinte,  serait  un  des  séjours  les  plus  agréables  de  toute  l'Italie .  mais  la 
malaria  y  règne  une  partie  de  l'année  ;  il  a  donc  fallu  abandonner  les  vil- 
lages et  les  délicieuses  villas  qui  bordaient  ses  rives.  L'aspect  du  pays  perd 
de  sa  fraîcheur  en  approchant  de  Viterbe  dont  les  hautes  tours  carrées 
annoncent  de  loin  l'approche,  et  s'il  la  reprend  un  peu  dans  les  vallées 
profondes  et  pittoresques  qui  entourent  le  rocher  abrupt  où  est  bâtie 
Tome  IV.  10 


146  LBTTBBS 

Ronziglione,  elle  ne  larde  pas  à  disparailre .  eniiércmenl .  lorsque  l'on 
commence  à  pénétrer  au  milieu  des  collmes  nombreuses  et  monotones 
derrière  lesquelles  se  cachent  encore  les  murs  de  brique  de  la  vieille  cité 
romaine. 

Le  voiturier  venait  de  s'arrêter  à  Baccano.  Nos  trois  petits  cbevaux,  noirs 
Tomme  ceux  des  anciens  Numides,  secouaient  la  poussière  qui,  blanchissant 
leur  robe  d*ébéne ,  ternissait  Téclat  des  cuivres  placés  sur  leurs  harnais  et 
la  couleur  des  longues  touffes  de  laine  rouge  suspendues  à  leur  tête. 
Impatients,  ils  pressentaient  leur  dernière  étape,  et  moi,  plus  impatient 
encore,  je  dévorais  Tespace  de  mes  regards  avides;  une  indicible* émotion 
s'était  emparée  de  mon  cœur  ;  nous  marchions  rapidemeut  et  venions  de 
dépasser  le  triste  mausolée  que  l'on  a  décoré  du  titre  pompeux  de  tombeau 
de  Néron  ,  lorsque  les  collines  plus  espacées  et  plus  basses  me  laissèrent 
découvrir  à  l'horizon  une  longue  chaîne  de  montagnes  perdues  dans  la 
brume .  et  à  leurs  pieds  une  ^vapeur  jaunâtre  et  plus  épaisse ,  d'où  s'éle- 
vaient des  tours ,  des  coupoles ,  une  suite  de  toits  s'arrètant  à  une  coupole 
plus  haute  et  plus  grosse  que  les  autres.  Le  conducteur  avait  prononcé  le 
nom'de  Rome,  et  ce  mot  magique,  ce  mot  inscrit  dans  tous  les  fastes  de  l'his- 
toire, avait  fait  courir  dans  mes  veines  un  indéfinissable  frisson  :  c'était  en 
elfel  la  ville  antique  dont  le  passé  avait  tant  de  fois  occupé  mes  veillées  du 
foyer,  souvenirs  glorieux  et  tragiques  qui  se  dressaient  maintenant  devant 
moi  sans  qu'aucun  voile  pûl  désormais  en  affaiblir  la  vivante  réalité. 
N'allais-je  pas  fouler  ce  sol  dont  Romuhis,  les  Scipion,  les  Gracques, 
Cicéron,  César,  Pompée,  les  rois,  les  tribuns,  les  consuls,  les  empereurs 
et  le  peuple  tout  entier  avaient  remué  lat  glorieuse  poussière?  Chaque  grain 
de  cette  poussière  n'allait -il  pas  me  transmettre  un  écho  de  ces  voix, 
emportées  par  les  siècles?  J'étais  enivré  de  toutes  ces  pensées  brûlantes  ;  nous 
avancions  toujours ,  nous  traversions  le  Tibre  à  Ponte-Molle,  je  voyais  dans 
ses  eaux  tristes  et  bourbeuses  rouler  le  cadavre  sanglant  de  Maxence,  et 
sur  la  rive  opposée  j'entendais  fuir  en  désordre  ses  cohortes  brisées  et 
vaincues  par  l'épée  de  Constantin.  J'attendais  avec  une  vague  inquiétude  ce 
que  la  réalité  allait  m'offrir  à  la  place  de  toutes  ces  ombres  historiques; 
—  elle  arrivait  de  son  côté ,  la  réalité ,  elle  arrivait  sous  la  forme  de  beaux 
équipages  a  la  française  emportés,  dans  les  tourbillons  d'une  poussière 
qui  n'avait  rien  d'olympique ,  par  des  chevaux  surmontés  de  jockeys  du 
Mtyle  anglais  le  plus  pur  ;  les  petites  filles  des  matrones  romaines  étalaient 
sur  les  moelleux  coussins  de  leurs  voitures  des  toilettes  venues  i  grands 
ûais  des  plus  célèbres  magasins  de  Paris.  Nous  entrions  par  k  porte 


d'jtalie.  147 

du  Peuple,  et  au  inéme  momeDt  je  sortais  de  mes  rêves  antiques  en 
enteudant  demander  l'exhibition  du  passeport  et  des  malles.  Je  ne  voyais 
plus  ni  César  ni  Pompée  ;  des  boutons  de  métal  sur  un  habit  grisâtre ,  tel 
était  le  costume  que  m'offraient  les  illustres  descendants  de  Tarqutn-fe- 

Superbe.  J'aurais  dû  adresser  une  courte  invocation  à  Mercure car 

j'étais  entre  les  mains  de  la  Dogana  romana. 

On  ne  se  loge  point  à  Rome,  on  y  est  logé  de  par  la  volonté  des  (achini 
qui  s'établissent  en  conquérants  sur  les  plus  petites  aspérités  de  votre 
voiture  lorsqu'elle  roule  avec  fracas  sur  le  dur  pavé  du  Corso.  Les  (achini 
ne  vous  abandonnent  qu'après  vous  avoir  convenablement  établis,  vous  et 
vos  effeu,  dans  un  hôtel  delà  place  d'Espagne  ou  du  Peuple,  et  vont  n'en- 
tendez leurs  pas  résonner  en  dehors  de  votre  porte  que,  lorsque  hirgement 
récompensés  d'un  service  inutile,  ils  se  retirent  comme  les  véritables  Gis 
des  brigands  ramassés  par  Romulus,  sans  se  donner  la  peine  de  remercier 
ou  de  saluer  le  Gaulois  aujourd'hui  vainqueur  au  Capitole.  On  ne  songe 
.pas  longtemps  à  cette  singulière  façon  de  pratiquer  Thospitalité  ;  le  Corso' 
n'est-il  pas^là  devant  vous  avec  sa  longue  suite  de  maisons  et  de  palais? 
on  s'aperçoit  bien,  il  est  vrai,  que  la  rue  est  peu  large,  médiocrement  pavée, 
que  ses  trottoirs  sont  étroits  et  souvent  interrompus  ;  on  trouve  ses  pabis 
bien  rares ^  d'une  architecture  froide  et  trop  sévère,  mais  ne  sait-on' pas 
que  l'ancien  Forum ,  le  Colisée ,  les  temples  des  Dieux  et  les  palais  des 
Césars  vous  attendent  à  son  extrémité?  Ce  n'est  donc  pas  te  moment  de 
perdre  courage,  il  faut  être  an  contraire  plein  d'émotion  et  d'espérance. 
Voici  le  palais  de  Venise  avec  sa  sombre  <;ouronne  de  mâchicoulis  ;  encore 
une  ruelle  étroite,  rapide  et  malpropre,  et  nous  passerons  devant  la  prison 
Monter tine,  caveau  sombre  et  humide  qu'occupa  saint  Pierre,  ensuite  nous 
descendrons  dans  le  Forum. 

11. 

Le  Forum. 

J'y  étais ,  et  mes  rêves  dorés  ne  pouvaient  m'y  suivre.  Pauvre  Capitole  î 
Comment  fie  pas  s'attrister  en  voyant  ta  ruine  complète  ;  ombres  de  Manlius 
et  de  Camille,  qu'étiez-vons  devenues?  Les  oies  seules  auraient  pu  s'y  trou- 
ver. Le  Campo  Vaccino  n'est-il  pas ,  comme  son  nom  l'indique ,  le  repaire 
d'animaux  de  toute  sorte?  Les  vaches  et  les  buffles  n'y  ont-ils  pas  établi 
leur  demeure?  Profanation  douloureuse,  mais  devenue  nécessaire.  Je 
comprends ,  en  effet ,  les  monuments  ruinés  par  les  invasions  répétées  des 
Barbares;  ceux-ci  avaient  à  venger  les  monstrueux  attentats  commis  par  les 


f48  .      LETTRES 

Romain»  sur  le  monde  cnlier  ;  j*éuis  fier  au  fond  ihk  cœur  de  ces  débris 
amoncelés  auiour  de  mei;  j'étais  fier  en  entendant  résonner  le  pas  des  sol* 
dats  de  la  France  sur  ees  dalles  usées  où  leurs  ancêtres  avaient  tant  de 
fois  passé  pour  saluer  le  César  devant  lequel  ils  allaient  mourir.  Et  si 
mon  esprit  s'indignait  parfois  en  voyant  le  cadavre  de  Tancienne  Rome 
ainsi  jeté  à  la  voirie,  presque  aussitôt  la  réflexion  venait  me  dire  r  I  ieu  seul 
dans  sa  juste  vengeance  a  fait  toutes  ces  ruines  »  et  Je  passais  en  répétant  : 
c'était  justice  ! 

Ces  diverses  pensées  m'ont  fait' oublier  le  Forum  ;  j'y  reviens.  Si  vous 
voulez  m'y  suivre,  je  tâcherai»  le  plus  brièvement  possible,  de  vous  faire 
connaHre  les  tristes  débris  qui  y  sont  enfouis. 

Voici  d'abord,  en  regardant  ce  qui  fut  le  Capitole  et  nous  appuyant  sur 
les  balustrades  qui  bordent  les  diverses  excavations  que  l'administration 
française  a  fait  faire  (lorsque  Rome  était  le  chef-lieu  du  département  du 
Tibre) ,  afin  de  mettre  à  découvert  les  bases  des  divers  monuments ,  voici, 
dis-je  r  eu  face  de  nous  les  blocs  énormes  qui  formaient  les  premières 
assises  du  Tabularium ,  puis  les  huit  colonnes  du  temple  de  la  Fortune , 
ruines  pittoresques,  mais  oà  l'on  retrouve  l'empreinte  ineffaçable  de 
l'époque  avancée  de  décadence  qui  présida  à  sa  construction.  Les  cba- 
piteaux  ioniques  d'un  style  lourd  et  barbare  surmontent  des  colonnes  de 
granit,  composées  de  blocs  inégaux  dont  le  renflement  accompagne  l'as- 
tragale au  lieu  de  se  trouver  au  centre  du  fût.  Un  peu  plus  à  droite, 
ces  trois  colonnes  de  marbre  cannelé  d'un  joli  profil  avec  riches  chapi- 
teaux corinthiens  sont,  selon  les  uns,  les  restes  du  temple  de  Jupiter 
Tonnant,  suivant  les  autres,  ui^  débris  du  temple  de  Vespasien  ou  de 
Saturne.  Les  normands  de  Robert  Guiscard  ont  tellement  bouleversé 
cette  portion  du  Forum  antique  qu'il  n'est  plijis  aucun  monument  sur  l'attri- 
bution duquel  il  n'y  ait  lutte  entre  les  savants.  Je  ne  m'arrêterai  point  à 
rechercher  si  tel  ou  tel  nom  peut  convenir  i  telle  colonne ,  mon  emploi 
de  cicérone  deviendrait  par  trop  difficile  à  remplir.  Suivez  mon  exemple  et 
inclinez* vous  complètement  sur  la  balustrade  de  fer  qui  vous  sert  de  point 
d'appui  ;  vous  voyez ,  i  4  ou  5  mètres  au-dessous  de  vous ,  ces  fondations 
semi^circulaires ?  ee  sont  les  rostres,  cette  trilnine  célèbre  d'oiï Gicéron  a 
plus  d'une  fois  lancé  les  foudres  de  sa  vive  et  brillante  éloquence  ;  à  côté 
c'est  l'ombilic,  le  point  central  de  la  ville  de  Rome  ,  puis,  lui  touchant, 
s'élève  noirci,  défiguré,  l'arc  de  Septime  Sévère^  avec  son  attique  trop 
élevé  et  la  longue  inscription  qui  surcharge  ses  trois  portiques  «  autour 
desquels  on  peut  suivre  sur  les  nombreux  bas-relieb  qui  couvrent  le  pare- 


D^ltÀLkB.  149 

ment  de  ses  murailles  de  marbre  les  triomphes  du  monarque  romain  sur 
les  Parthes  et  les  Arabes,  Les  oves,  les  caissons,  les  colonnes  cannelées 
qui  forment  la  décoration  de  cet  arc  sont  encore  d'une  période  de  déca- 
dence telle  que  Tœil  se  fatigue  promptement  et  de  la  multiplicité  des  détails 
et  de  leur  médiocre  exécution. 

Dans  la  partie  sud  du  Forum ,  voici  au  premier  plan  la  colonne  de  Phocas , 
plus  loin,  les  trois  hautes  colonnes  du  temple  de  Jupiter  Stator  avec  sa  riche 
architrave  à  caissons  finement  délaillés  où  la  Renaissance  italienne  a  puisé 
ses  premiers  éléments  de  décoration ,  puis  enfin ,  au  sommet  de  la  voie 
sacrée  l'arc  restauré  de  Titus,  l'un  des  types  les  plus  parfaits  de  l'art 
romain  ;  sous  son  qnique  arcade  plafonnée  de  fleurons  encadra  de  mou- 
lures à  oves  et  à  feuilles  d'acanlhe,  on  recherche  avec  intérêt  les  restes 
mutilés  du  célèbre  bas-relief  où  se  voit  le  chandelier  aux  sept  branches 
porté  par  des  Romains  revélus  de  tuniques  aux  plis  légers  et  flottants  ; 
leurs  profils  sont  mâles  et  distingués ,  les  muscles  de  leurs  bras,  de  leurs 
jambes  indiqués  par  une  taiHe  énergique,  mais  sans  sécheresse,  dénotent 
la  main  d'artistes  exercés ,  ayant  souvent  puisé  aux  meilleures  sources  de 
Fart  grec.  Si  noas  redescendons  maintenant  sur  la  gauche,  dans  cette  rue 
pleine  de  mouvement  et  de  brntt  où  se  fabriquent  les  chars  de  la  Rome 
moderne ,  il  faut  s'arrêter  quelques  instants  devant  cette  frise  à  griffons 
accostant  des  trépieds  antiques  ;  le  travail  en  est  sec,  mais,  pur  et  nerveux, 
il  fait  regretter  que  l'architrave  de  ce  temple  ùikntonin  et  de  Fausline  soit 
presque  aussi  dégradée  que  les  chapiteaux  et  les^  fûts  des  colonnes  sur 
lesquelles  elle  repose.  Quelques  pas  plus  loin,  c'est  la  coupole  et  le  fronton 
du  petit  temple  de  Romulus  et  de  Remus  ;  ces  grands  cintres  de  briques 
revêtus  de  caissons  octogones  en  stuc  portent  le  nom  de  temple  de  la  Paix 
ou  de  basilique  de  Constantin  ;  au  travers  de  ces  arcades  rompues ,  on 
aperçoit  la  grande  silhouette  du  Goiisée  et  la  tour  de  brique  d'où  Néron 
vit  brûler  Rome  ;  en  face  ce  sont  les  jardins  Famése  établis  sur  le  Palatin 
à  la  place  qu'occupa  jadis  le  palais  des  Césars.  Tel  est  l'état  de  Tantique 
Forum  romanum  :  vingt-cinq  pieds  de  terre  et  de  décombres  enfouissent 
tous  ses  monuments ,  leur  aspect  est  si  désolé  <)ue  l'imagination  ne  peut 
les  reconstruire,  et  l'on  se  demande  comment  tant  de  constructions 
diverses  avaient  pu  trouver  place  dans  un  terrain  si  étroit  et  si  profondé- 
ment dominé  par  les  collines  voisines  ;  (si  le  sol  du  Forum  était  complète- 
ment débarrassé  des  matériaux  qui  rebslrnent ,  à  partir  de  l'arc  de  Titus , 
on  descendrait  de  plus  de  40  pieds  pour  arriver  à  la  colonne  de  Phocas,  et 
cela  sur  une  largeur  de  moins  de  200  mètres). 


150  '     LETTRES 

ni. 

Le  Coliséc, 

J'ai  déjà  prononcé  le  nom  de  Golisée;  j'aui^ais  dû  lui  consacrer  ma  pre- 
mière description ,  car  il  est  le  roi  de  la  Rome  païenne ,  comme  saint  Pierre 
est  le  roi  de  la  Rome  chrétienne.  Le  Golisée,  lorsqu'on  en  approche,  semble 
obscurcir  le  ciel  de  sa  masse  imposante '/l'œil  suit  avec  admiration  les 
fortes  saillies  des  corniches  qui  recouvrent  les  étages  superposés  de  cette 
solide  construction;  au  rez*de»chaussée,  c'est  Tordre  dorique;  plus  haut, 
Tordre  ionique,  et  enfin  les  dernières  zones  du  colosse  sont  envahies  par 
Tordre  corinthien  ;  mais  ce  n'est  plus  ce  chapiteau  aux  feuilles  maigres  et 
étiolées  que  nous  retrouvons  invariablement  Je  même  dans  tous  les  monu- 
ments de  Ja  Rome  antique.  L'architecte  de  Tamphithéâtre  Flavien  a  sage? 
ment  compris  qu'en  appliquant  sur  les  larges  blocs  de  travertin  superposés 
sans  ciment ,  qui  forment  les  piles  de  soutennement  des  arcatures ,  une 
suite  de  colonnes  en  demi-relief  sans  aucune  cannelure ,  il  ne  pouvait  les 
surmonter  de  ces  feuilles  d'acanthe  sèchement  découpées  qui  entourent  la 
corbeille  du  chapiteau  corinthien.  Fidèle  à  la  loi  impérieuse  du  bon  goût 
et  de  Tharmonie ,  il  s'est  contenté  de  galber  largement  les  feuilles  de  ces 
chapiteaux  sans  détailler  aucun  de  leurs  pétales ,  et  il  a  obtenu  ainsi  un 
effet  d'ensemble  s'appropriant  parfaitement  avec  les  moulures  mâles  et 
sévères  qui  ornent  tous  les  étages  de  ce  vaste  édifice.  Le  même  caractère 
de  solidité  et  de  grandeur  se  retrouve  dans  les  robustes  piliers  sur  lesqueb 
s'appuient  les  voûtes  d'arête  des  galeries  concentriques  qui  circulent  en 
grand  nombre  autour  de  l'arène ,  où  s'ouvrent  encore  les  conduits  destinés 
il  recevoir  les  eaux  du  Tibre,  lorsqu'une  naumachie  devait  rougir  de 
sang  ses  eaux  épaisses  et  jaunâtres.  Je  ne  vous  ferai  point  circuler  sous  les 
innombrables  couloirs  qui  rayonnent  encore  aux  divers  étages  de  Tamphi- 
théâtre et  qui  creusent  le  sol  à  une  grande  profondeur;  je  me  contenterai 
de  vous  montrer,  au  travers  des  arcades  déchirées  qui  s'élèvent  dans  U 
partie  septentrionale  de  l'édifice,  la  rotonde  de  saint  Etienne  avec  ses 
hideuses  peintures  de  martyres»  les  ruines  si  pittoi'esques  des  Thermes  de 
Titus r  de  l'aquarium  et  de  Taqueduc  de  Néron»  si  bien  encadrées  dans 
cette  chaude  bordure  de  pierres  rugeuses  et  moussues.  Mais  ce  n'est  point 
au  milieu  du  jour  que  Ton  doit  visiter  le  Colisée  ;  un  soleil  brûlant  inonde 
(le  lumière  les  goufires  toujours  ouverts  de  ses  profondes  galeries.  La 
nature  y  a  semé  à  profusion  la  verdure  et  les  lleurs  ;  le  lierre  »  suspendu 


!>' ITALIE.  151 

au  sommet  des  archi voiles ,  balance  dans  le  ciel  son  feuillage  élégant; 
ne  cherchez  point  alors  à  évoquer  les  souvenirs  du  passé,  ces  pierres 
resteraient  muettes ,  revenez-y  le  soir  au  moment  où  la  lune  encore  voilée 
par  les  nuages  ne  répandra  qu'une  lumière  incertaine  sous  ces  arceaux 
brisés;  cette  pâle  lueur,  favorable  au  mystère,  vous  laissera  sonder 
avec  effiroi  ce  vide  énocme  de  457  pieds  de  profondeur  où  407  mille  spec- 
tateurs pouvaient  voir  à  la  fois  dans  cette  arène,  de  285  pieds  de  long  sur 
182  de  large,  les  ro«irtyrs  et  les  vierges  chrétiennes  livrés  à  la  fureur  des 
bêtes.  Vous  croirez  entendre  les  cris  inhumains  de  ce  peuple  en  démence; 
vous  verrez  Toeil  enflammé  des  tigres  et  la  robe  blanche  de  Cymodocée. 
Nais  bientôt  la  lumière  devenue  plus  brillante  fera  disparaître  tou»  ces 
fantômes ,  Tarène  sanglante  sera  recouverte  de  sable,  une  simple  croix  de 
bois  plantée  dans  le  sol  vous  dira  que  ce  sang  répandu  à  grands  flols  n'est 
pas  resté  sans  vengeance.  Jésus-Glirist  triomphe  sur  cette  terre  sanctifiée 
par  les  hécatombes  de  ses  saints  ;  il  a  mis  en  fuite  le  sénat ,  les  empereurs, 
les  vestales  et  leurs  dieux  impudiques ,  il  a  couché  dans  la  poussière  leurs 
temples ,  leurs  basiliques ,  leurs  palais ,  leurs  forums ,  et  s'il  a  laissé  une 
partie  de  ces  monuments  encore  debout ,  c'est  qu'il  a  voulu  les  conserver 
comme  un  témoignage  étemel  et  vivant  de  sa  prodigieuse  victoire. 

LeGolisée  est  encore  un  des  monuments  antiques  les  mieux  entretenus;  les 
papes  n'ont  cessé  d'y  faire  des  réparations  considérables ,  un  grand  nombre 
d'arcades  ont  été  reconstruites  ;  aux  deux  extrémités  de  sa  haute  muraille 
de  puissants  contreforts  soutiennent  la  poussée  des  cintres,  et  des  esca- 
liers solidement  établis  permettent  de  circuler  dans  les  derniers  étages  de 
l'édifice.  Un  Chemin  de  Croix ,  malheureusement  peu  en  harmonie  avec  les 
constructions  environnantes,  est  établi  dans  l'arène ,  et  de  temps  à  autre 
un  missionnaire  y  fait  entendre  la  parole  divine  au  nombreux  auditoire 
qui  se  presse  dans  celle  enceinte;  deux  factionnaires  français  gardent  les 
entrées  principales  ;  l'un  d'eux  peut  contempler  à  loisir  sur  l'arc  de 
Constantin,  élevé  à  quelques  pas  du  Colisée,  les  belles  statues  des  bar- 
bares captifs  placés  sur  les  chapiteaux  des  élégantes  colonnes  corinthiennes 
qui  séparent  les  trois  portes  de  l'arc.  Qu'ils  relèvent  maintenant  leur  belle 
tête  si  triste  et  si  mélancolique  ,  qu'ils  brisent  ces  chaînes  honteuses 
enroulé^  autour  de  leurs  bras  nerveux.  N'onl-ils  pas  vu  déjà  passer  et 
repasser  leurs  descendants,  vainqueurs  plus  généreux  que  les  antiques 
habitants  du  Laiium ,  puisqu'ils  viennent  à  leur  tour  protéger  et  défendre 
des  monuments  que  le  Romain  moderne  ne  sait  plus  respecter.  Je  vous  ferai 
remarquer  dans  les  parties  supérieures  de  cet  arc ,  le  mieux  conservé  de 


15Î  LETTRES  D'ITALIE. 

Rome,  et  que  Ton  a  servilement  copié  sur  la  place  du  Carrousel,  à  Paris, 
les  sculptures  de  Tatlique  et  des  médaillons  placés  au-dessus  des  portes 
latérales  de  droite  et  de  gauche;  elles  sont  d'un  faire  remarquable  et  d*une 
composition  habile  ;  celles  du  bas  au  contraire  sont  lourdes  et  incorrectes. 
On  a  justement  supposé  que  ce  monument,  dédié  d'abord  à  Trajan.  ayant 
plus  tard  changé  de  destination  aurait  été  consacré  à  Constantin.  J'adopte 
entièrement  cette  opinion,  parfaitement  appuyée  par  la  différence  d'exécu- 
tion qu'il  est  facile  de  constater  dans  les  reliefs  qui  le  décorent,  et  j'y 
trouve  dans  les  draperies  de  certains  personnages  une  facture  qui  ressemble 
singulièrement  à  ce  que  nous  appelons  le  style  byzantin. 

La  Meia  sudans  (sorte  de  borne  fontaine) ,  le  temple  de  Vénus  et  de 
Rome,  la  base  de  la  statue  de  Néron,  tout  cela  gît  encore  autour  du  Colisée. 
mais  à  l'état  de  simple  souvenir.  Nous  traversons  rapidement  les  ruines  dn 
palais  des  Césars  sur  le  mont  Palatin ,  celles  des  Thermes  de  Caracalla 
et  de  Dioclétien.  Toutes  ces  constructions  n'offrent  plus  que  des  masses 
informés  de  briques,  veuves  de  leurs  revêtements  de  mari)re  et  de  stuc,  oà 
l'on  voyait  se  modeler  en  reliefs  imperceptibles  ces  voluptueuses  flgures  de 
dieux  et  de  déesses  entourées  d'arabesques  aux  mille  enlacements  variés 
que  Raphaël  a  reproduits  avec  un  art  si  merveilleux  dans  les  loges  du 
Vatican.  Les  Thermes  de  Caracalla  conservent  encore  d'immenses  salles 
voûtées  :  on  vous  dira  que  leur  ensemble  contenait  trois  mille  baignoires» 
que  les  mosaïques  les  plus  riches  scintillaient  sous  les  pieds,  et  que  les 
plus  belles  statues  de  la  Rome  moderne  y  ont  été  trouvées.  Il  me  serait 
impossible  de  vous  faire  parcourir  en  détail  les  mille  et  mille  constructions 
qui  formaient  l'ensemble  du  palais  bâti  par  Néron  :  sachez  seulement  que  le 
Palatin  ne  suffisant  plus  à  ses  ruineuses  folies,  il  étendit  jusqu'à  l'Ësquilin 
ce  qu'il  appelait  sa  maison  d'or,  comprenant  dans  cette  enceinte  immense 
des  palais,  des  étangs,  des  thermes,  des  aqueducs,  etc.  ;  il  ne  put  ter<ï 
miner,  et  Vespasien  en  détruisit  une  portion  pour  y  établir  le  Colisée. 

Nous  voici  dans  la  direction  de  la  voie  appienne ,  suivons  l'enceinte 
romaine  d'Aurélien  qui  se  profile  comme  un  aqueduc  sans  fin  pendant 
plusieurs  milles,  nous  sortirons  par  la  porte  Saint-Sébastien,  flanquée  de 
ses  tours  de  brique  crénelées  par  les  Sarrasins  ou  les  Normands ,  et  noqs 
arriverons  bientôt  au  tombeau  de  Cécilia  Métella. 

Octave  DE  ROCHEBRUNfi. 
(La  suite  prochainement). 


CRITIQUE  LITTÉRAIRE. 


POÉSIES  DE  PAUL  REYNIER  \ 


Quoique  le  temps  où  nous  vivons  ne  soit  guère  à  la  poésie,  nous 
ne  pouvons  résister  au  désir  que  nous  éprouvons  de  faire  connaître 
deux  recueils  mer\'eil]eusement  propres  à  charmer  quelques  heures  de 
loisirs.  Ce  sont  des  vers  non  seulement  conçus  avec  le  pur  sentiment 
de  Tart ,  des  vers  pleins  de  chaleur  et  d'élégance,  ce  sont  des  vers  qui 
depuis  le  premier  jusqu'au  dernier  respirent  la  délicatesse  du  cœur, 
rélévation  de  Tesprit  et  la  beauté  de  Tâme  de  celui  qui  a  écrit  ces 
chants  variés.  Ah  !  c'était  là  une  vocation  qu'on  eut  aimé  voir  grandir 
et  mûrir,  une  vocation  dont  les  fleurs  promettaient  les  fruits  les  plus 
riches  ;  mais,  hélas  !  la  mort  est  venue  détruire  de  si  fraîches  espé-^ 
rances,  en  frappant  à  vingt-trois  ans  un  poète  si  pur ,  si  aimé,  si  admiré. 

Les  œuvres  principales  de  ce  jeune  écrivain ,  que  les  lettres  ont  trop 
tôt  perdu ,  ont  été  rassemblées  par  les  soins  de  H.  Tabbé  Bayle,  qui  a 
voulu  accomplir  ainsi  un  devoir  de  Tamitié.  Le  public  d'élite,  qui  aime 
toujours  à  se  délecter  des  parfums  exquis  de  la  vraie  et  saine  poésie, 
gardera  une  profonde  reconnaissance  pour  celui  qui  n'a  pas  seulement 
voulu  lui  offrir  des  pages  délicieuses,  mais  qui  a  voulu  encore  les 
accompagner  d'une  notice  biographique,  qui  est  elle-même  un  petit 
chef-d'œuvre ,  écrit  avec  autant  d'àme  que  de  talent. 

On  lira  avec  intérêt  et  attendrissement  les  détails  de  la  vie  de  ce 
jeune  poète ,  doué  tout  à  la  fois  des  plus  brillantes  facultés  de  l'esprit 
et  des  plus  heureuses  qualités  du  cœur,  d'une  physionomie  charmante 
et  d'une  piété  angélique. 

Paul  Reynier  était  né  à  Marseille  le  10  mai  1832.  L'éclosion  de  son 
précoce  talent  date  de  ses  premières  années  ;  en  1848 ,  à  peine  âgé  de 
jseize  ans ,  dans  une  séance  solennelle  pour  une  distribution  de  prix , 

(0  Poésie»  précédées  d'uàe  Dolice  biographique,  par  N.  Vébbé  Bajle  (deuxlèB9  éd(MQn); 
If/mues  pieux  eitraiU  des  poésies  de  Piol  Bejnier  et  deslioés  à  la  jeunesse.  A  Paris ,  cbe^ 
Ambroise  Bny,  éditeur,  66,  rue  des  Saints- Pères. 


iS4  POÉSIES 

devant  un  public  nombreux  et  choisi,  il  lut  une  ode  sur  la  Mort  de 
V Archevêque  de  Paris ,  où  se  révéla  toute  la  réalité  de  son  talent  et  de 
sa  vocation. 

Plus  tard ,  il  publia  successivement  dans  les  journaux  de  Marseille 
des  odes  historiques  et  plusieurs  pièces  d'un  caractère  varié,  mais 
touteé  empreintes  d'un  profond  sentiment  religieux.  Ses  amis  lui  con- 
seillèrent, en  1851,  d'envoyer  quelques  poésies  aux  concours  des  jeux 
floraux;  il  le  fit,  et  devint  lauréat  de  TÂcadémie  de  Toulouse.  Les 
juges  du  concours  le  saluèrent  comme  un  André  Chénier  chrétien.  Les 
années  suivantes,  il  concourut  encore,  et  toujours  il  fut  proclamé 
vainqueur  ;  aussi  le  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  disait-il  de  lui  : 
«  Peu  d'hommes  ont  embrassé  la  carrière  des  lettres  avec  une  voca- 
tion plus  impérieuse  et  un  plus  merveilleux  instrument  de  succès.  » 

Paul  Reynier  se  sentait  poussé  vers  la  carrière  des  lettres  par  un 
irrésistible  attrait.  Un  ami  de  son  père,  un  savant  médecin ,  l'emmena 
avec  lui  dans  divers  voyages  qu'il  avait  à  faire  à  Rome,  en  Allemagne, 
en  Suisse,  en  Egypte;  là,  il  fut  mis  en  rapport  avec  ce  même  M.  Fer- 
dinand de  Lesseps  qui,  par  son  magnifique  projet  de  percement  de 
l'isthme  de  Suez ,  attire  aujourd'hui  plus  que  jamais  l'attention  de 
l'Europe.  Paul  Reynier  ne  put  voir  M.  de  Lesseps  sans  être  frappé  de 
la  distinction  de  son  esprit  et  de  ses  manières ,  sans  être  vivement 
touché  de  son  accueil  bienveillant. 

La  poésie,  en  Egypte  comme  à  travers  l'Europe,  resta  la  fidèle 
compagne  du  voyage  de  Paul  Reynier  ;  cependant  le  jeune  écrivain 
aurait  regardé  sa  vie  comme  perdue,  s'il  l'eût  passée  tout  entière  à 
composer  des  vers  ;  aussi  quand  M.  de  Lesseps^  qui  avait  su  bientôt 
apprécier  son  intelligence  et  sa  délicatesse  de  caractère,  lui  proposa 
de  l'attacher  à  son  œuvre,  d'abord  comme  secrétaire,  il  accepta  avec 
empressement  ;  il  était  heureux  de  penser  qu'il  concourrait  selon  ses 
moyens  à  une  grande  chose ,  et  qu'il  apporterait  sa  part  d'utilité  à  une 
œuvre  dont  le  monde  entier  devait  profiter.  Il  s'y  dévoua  donc  coura- 
geusement. Lorsqu'une  Commission,  formée  des  principaux  ingénieurs 
hydrauliques  de  l'Europe,  $e  rendit  en  Egypte  pour  examiner  les 
plans  de  M.  de  Lesseps  et  qu'elle  donna  au  tracé  direct  proposé  parce 
ministre  une  haute  approbation ,  Paul  Reynier  accompagna  ces  ingé- 


DE  PAUL  RETRIER.  155 

nieurs  dans  toules  leurs  explorations  ;  il  traversa  le  désert ,  parcourut 
la  Haute-Egypte,  admira  les  grandes  ruines  de  Thèbes. 

Lorsque  le  travail  de  la  compagnie  fut  achevé,  Paul  dut  se  rendre 
à  Paris.  Les  voyages  dans  le  désert  avaient  échauffé  son  tempérament. 
Sans  paraître  malade,  il  se  plaignait  d'une  douleur  locale.  Bientôt  il 
eut  le  pressentiment  de  sa  mort  prochaine.  Sa  piété  devint  plus  vive 
que  jamais ,  et  il  écrivit  des  lettres  qu'on  trouvera  dans  la  notice  de 
M.  Tabbé  Bayle ,  et  qu'on  ne  peut  lire  sans  que  les  yeux  se  ^nouillent 
de  larmes.  En  quelques  jours  la  fièvre  fit  des  progrès  effrayants ,  et  le 
mardi  11  mars  1856,  après  avoir  reçu  les  derniers  Sacrements,  Paul 
Reynier  rendit  à  Dieu  sa  belle  âme.  Sans  doute  il  se  rappela  en  ces 
derniers  moments  cette  supplication  que  nous  trouvons  parmi  ses 
pièces  de  vers  : 

1)  est  une  heure  où  la  paupière 
Se  ferme  sur  Tœil  éclipsé  , 
Où  nos  cheveux ,  crispés  d'an  souffle  funéraire . 
Hérissent  notre  front  glacé  ;  ' 

Où  la  poitrine  avec  peine 
Cherche  une  dernière  haleine 
Qu'elle  exhale  lentement  ; 
Où  le  corps  tremble  et  frissonne , 
Et  dans  chaque  heure  qui  sonqe 
Entend  son  dernier  moment  ; 

Où  le  chrétien ,  voyant  s'évanouir  lu  vie , 
Trouve  à  peine  en  sa  crainte  un  appui  dans  la  fQi  ; 
En  cette  heure,  ô  bonne  Marie! 
«  Priez  pour  moi,  priez  pour  moi! 

En  lisant  ces  vers ,  ne  croit-on  pas  entendre  et  voir  le  poète  chrétieii 
couché  sur  son  lit  d'agonie  et  exhalant  sa  dernière  prière  ? 

Nous  voudrions  reproduire  ici  quelques-unes  des  pages  qui  nous 
ont  le  plus  vivement  ému  dans  les  poésies  de  Paul  Reynier;  mais 
après  nous  être  laissé  aller  au  plaisir  d'analyser  cette  vie  qui  attache  si 
fortement  le  cœur  et  que  M.  l'abbé  Bayle  a  si  parfaitement  racontée. 


1S6  POÉSIES 

nous  craignons  d'envahir  dans  ce  recueil  un  espace  réservé  à  d'autres 
travaux  ;  cependant  il  faut  au  moins  que,  pour  justifier  nos  éloges, 
nous  mettions  sous  les  yeux  de  nos  lecteurs  un  morceau  propre  à  faire 
apprécier  les  rares  qualités  ({ui  distinguaient  notre  cher  poète. 

Paul  Reynier  était  profondément  chrétien  et  le  Christianisme  est  la 
vraie  source  du  beau  et  du  bien  en  poésie  comme  partout.  Des  inspi- 
rations aussi  touchantes  et  aussi  nobles  que  les  siennes,  on  ne  peut 
les  puiser  que  dans  le  spiritualisme  et  la  foi.  Il  avait  admirablement 
senti  cette  vérité  ;  aussi  il  faut  Tentendre  répondre  aux  poètes  réalistes 
qui  n'ont  de  sentiment  que  pour  la  brutalité  des  faits,  qui  ne  veulent 
que  parler  aux  sens,  que  révolter  les  sens,  chanter  les  phénomènes 
de  la  matière,  les  prodiges  de  l'industrie,  le  travail  et  la  volupté  ;  il 
faut  entendre  avec  quelle  éloquence  Paul  Reynier  venge  la  lyre 
antique  et  la  harpe  chrétienne  !  Ecoutez  : 

Si  rien  n*est  vrai  pour  vous  que  la  vile,  matière. 
Nos  cœurs  n'acceptent  point  ce  symbole  fatal. 
C'est  ane  vérité  pour  nous  que  la  prière , 
C'est  une  vérité  pour  nous  que  Vidéal  I 

L'idéal  !  à  vos  yeux,  qui,  vides  d'espérance , 
Derrière  l'horizon  ne  voient  pas  l'infini , 
C'est  d'un  mirage  vain  la  trompeuse  apparence  ; 
Pour  nous  d'un  monde  sûr  c'est  le  reflet  béni. 

Quand  vous  êtes  repus  de  terrestres  pâtures. 
De  pain  matériel ,  d'argent,  de  voluptés , 
Vous  n'enviex  donc  pas  des  ivresses  plus  pures  » 
Et  vous  dormez  contents  dans  vos  satiétés  ? 

De  plus  nobles  besoins  tourmentent  nos  pensées; 
Nous  avons  d*auUres  soifs,  et  nous  sommes  heureux 
Quand  la  main  d'un  poète  à  nos-âmes  blessées 
Verse  un  peu  de  ce  miel  que  réclament  nos  vœux. 

Nous  aimons  à  rêver  dans  les  champs  solitaires , 
A  gravir  les  trépieds  des  monts  inspirateurs. 
Puissiez- vous  comme  nous  comprendre  ces  mystères , 
Et  respirer  le  ciel,  debout  sur  ces  hauteurs  ! 


DE  PAUL  RBTNIEB.  157 

Nous  préférons  l'odeur  de  l'encens  el  des  roses 
Aux  vapeurs  dont  l'usine  enfume  le  ciel  bleu. 
Les  autels,  le  printemps,  nous  disent  de  ces  choses 
Que  vous  ne  savez  pas  et  qui  viennent  de  Dieu. 

La  machine  savante  et  ses  mille  rouages 
Ne  valent  pas  pour  nous  une  œuvre  du  Seigneur , 
Une  pourpre  de  l'aube,  un  velours  des  nuages , 
Un  rayon  de  la  lune,  un  brin  d'herbe ,  une  fleupi 

Cependant  aux  vertus  de  la  sueur  humaine 
Le  chrétien  rend  hommage  ,  el  l'honore  en  celui 
Qui,  du  travail  des  mains  glorifiant  la  peine. 
Pour  grandir  l'ouvrier  l'éleva  jusqu'à  lui." 

Du  sort,  sans  l'accuser,  il  subit  l'inclémence; 
Car,  se  promettant  mieux  qu'un  espoir  incertain , 
Il  attend  la  moisson  ailleurs  que  la  semence, 
£t  c'est  au  poids  du  ciel  qu'il  pèse  son  destin. 

La  loi  qui  du  travail  lui  mesura  l'épreuve 
Vent  qu'au  septième  jour  il  s'arrête  soumis , 
Comme  Israël  assis  sur  les  rives  du  fleuve , 
Méditant  la  patrie  et  le  retour  promis. 

Alors  tout  vient  parer  les  temples  et  les  âmes  ; 
Des  soins  laborieux  le  poids  est  oublié  ; 
L'orgue  jette  ses  chants,  le  cœur  jette  ses  flammes, 
Et  Dieu  goûte  avec  l'homme  une  sainte  amitié. 

De  son  pieux  repos  accusant  la  paresse, 
Vous  le  lui  permettriez,  s'il  profanait  ce  jour 
Par  la  sombre  vapeur  des  coupes  de  l'ivresse , 
Par  ces  tristes  plaisirs  que  vous  nommez  l'amour. 

L'amour  !  0  nom  sacré  que  les  anges  peut-être 
Réservent  à  la  voix  des  plus  beaux  séraphins. 
Comme  ce  nom  de  Dieu  dont  l'antique  grand-prétre 
Pouvait  seul  épeler  les  caractères  saints. 

L'amour  I  £n  le  nommant  votre  bouche  l'insulte. 
Des  profondeurs  de  Tâme  hôte  chaste  et  voilé. 
Jamais,  du  sanctuaire  où  s'abrite  son  culte, 
A  vos  regards  de  chair  il  ne  s'est  révélé. 


158    ^  POÉSIES 

Vous  ne  connaissez  pas  ces  voliiplés  inlimes, 
Étrangères  aux  sens ,  calmes  dans  Jeurs  Iransporls , 
Ces  généreux  élans  dont  les  ailes  sublimes 
Semblent  enlever  Thomme  au  vil  poids  de  son  corps. 

Vous  ne  connaissez  pas  Taustère  jouissance 
Des  sentiments  brisés  sous  le  devoir  vainqueur , 
Et  ces  fortes  vertus,  filles  de  la  souffrance. 
Qui  germent  dans  le  sang  des  stigmates  du  cœur. 

Vous  ne  connaissez  pas  l'attrait  du  sacrifice , 
Et  les  pleurs  dont  se  fait  le  sourire  des  bons. 
Comment,  quand  Tamertume  a  rempli  le  calice , 
L'amour  Tépure-t-il  sur  ces  brûlants  charbons  ?^.. 

Même  en  ses  doux  aspects  vous  Tignorez^encore ,    " 
Quand  au  sein  de  la  vierge  il  soupire  tout  bas* 
Rend  son  pudique  front  plus  vermeil  que  Faurore , 
Et  fait  couler  ses  pleurs,  qu'elle  ne  comprend  pas  ; 

Quand  l'époux  met  la  main  dans  celle  de  l'amante , 

Et  qu'unis  à  l'autel  ils  voient  éclore  d'eux 

Un  être  bien*aimé,  créature  charmante 

Où  dans  leur  fruit  commun  ils  revivent  tons  deux. 

De  rejetons  nouveaux  le  foyer  se  couronne, 
Et«  faisant  succéder  en  son  cœur  rajeuni 
Les  feuilles  du  printemps  à  celle  de  l'automne, 
La  famille  s'étend  comme  un  arbre  infini. 

Ce  n'est  pas  cet  amour  dont  vous  offrez  l'idée 
Au  voile  gracieux  des  poétiques  chants  ; 
C'est  le  règne  des  sens  sur  l'âme  dégradée  , 
C'est  le  vice  en  honneur  dans  ses  mauvais  penchants. 

Si  de  vos  dieux  àê  fange  elle  n'est  la  prêtresse , 
Vous  dévouez  la  Muse  i  l'étemel  sommeil; 
Prenez  garde  à  la  fin...  La  Muse  vengeresse 
Peut  à  coups  de  tonnerre  annoncer  son  réveil. 

Descendants  méprisés  du  troupeau  d'Épicure , 
Flétris  du  nom  sanglant  du  poète  romain. 
Laissez  la  poésie  à  sa  mission  pure... 
Vos  instincts  ne  sont  pas  les  lois  du  cœur  humain. 


DE  PAUL  BEYNIEB.  159 

Laissez-la  consoler,  chanter,  prier  sans  cesse  ; 
Pour  elle  le  passé  ressemble  à  l'avenir. 
Tant  que  Thomme  vivra  de  joie  et  de  tristesse, 
Ses  hymnes  seront  faits  pour  pleurer  ou  bénir. 

Qu'elle  vante  votre  ige  et  ses  œuvres  prospères  ; 
Mais  que ,  sans  s'éblouir  et  sans  nous  aveugler , 
Elle  sache,  évoquant  les  grandeurs  de  nos  pères. 
Au  pied  de  leurs  tombeaux  nous  faire  agenouiller. 

Si  pour  nous  la  science  est  prodigue  en  miracles, 
De  nos  progrès  déjà  nous  faisons  trop  de  bruit. 
Le  regard  de  la  Muse  a  de  plus  hauts  spectacles 
Que  la  vapeur  conquise  et  l'espace  réduit. 

Rappelons-nous  ces  jours  où ,  dans  la  Grèce  antique. 
La  beauté  dévoilait  ses  types  immortels  ; 
Où  Phidias  taillait  aux  flancs  du  Pentélique 
Les  murs  du  Parlhénon,  les  dieux  de  ses  autels; 

Où  Sophocle  à  cent  ans  chantait,  digne  d'Athènes; 
Où  Socrate  mourant  nous  léguait  le  Phédon  ; 
Où  la  mer,  de  ses  bruits  acclamant  Démosthènes, 
Baisait  à  Sunium  la  robe  de  Platon  ; 

Les  jours  où  s'élançaient  nos  vieilles  cathédrales 
Gomme  un  rêve  de  foi  qui  montait  vers  le  ciel , 
Où  les  temples  brillaient  de  toiles  virginales, 
Construits  par  Michel -Ange,  ornés  par  Raphaël  : 

Les  jours  où  Possuet,  en  langue  des  prophètes , 
A  la  tombe  des  rois  égalait  ses  discours  ; 
Où  guerriers,  orateurs,  peintres,  savants,  poêles. 
Formaient  au  grand  Louis  la  plus  grande  des  cours  ; 

Surtout  les  jours  fameux  en  nobles  sacrifices 
Où  l'homme  sut  mourir  pour  garder  le  front  haut; 
Chrétien,  au  nom  du  Christ  volant  vers  les  supplices. 
Français,  au  nom  du  roi  montant  à  l'échafaud. 

De  ces  siècles  légués  à  notre  juste  hommage 
L'éternel  souvenir  ne  peut  être  abattu. 
La  science  à  son  livre  a  fait  lire  notre  âge  ; 
Us  eurent  d'autres  lots  :  la  gloire  et  la  vertu. 


160  POÉSIBS 

Puisse  ce  triple  éclat,  vertu,  gloire,  science. 
Être  uni  dans  nos  fils  et  s'y  voir  effacé  ! 
Ce  n'est  pas  au  poète  à  trahir  Tespérance  ; 
.  Invitons  l'avenir  à  vaincre  le  passé. 

Mais  de  notre  âge  d'or  abdiquez  l'utopie 
Qui  voudrait  s'isoler  de  la  chaîne  des  temps, 
Pousser  l'homme  sans  frein  vers  un  bien-être  impie, 
Et  de  la  poésie  avilir  le&  accents. 

Avant  de  se  souiller,  la  nature  était  nue  ; 
Aujourd'hui  sur  sa  honte  elle  étend  un  rideau. 
L'art  doit  aussi,  voilant  sa  nudité  déchue . 
Revêtir  l'idéal  comme  un  chaste  manteau. 

11  ne  quittera  pas  ses  blanches  draperies, 
Élégance,  pudeur,  mystère  ;  et  vous  verrez 
D'Athènes  à  Sion  passer  ses  rêveries  « 
Du  sommet  du  Calvaire  au  fond  des  bois  sacrés. 

Tel  il  saura  toujours,  sans  vos  métamorphoses , 
Beau  du  génie  antique  et  de  l'esprit  chrétien. 
Comme  on  fait  boire  un  vin  qu'on  entoure  de  roses, 
Par  les  grâces  du  beau  nous  faire  aimer  le  bien. 

Voilà  une  théorie  de  Tart  exposée  on  vers  magnifiques;  tout  le 
volume  est  plein  de  ces  beaux  accents  :  partout  de  nobles  sentiments, 
d*énergiques  croyances,  de  riches  images,  une  correction  irrépro- 
chable, un  rythme  harmonieux ,  de  Télan  et  de  la  retenue,  Thorreur 
du  trivial  et  du  prosaïque,  un  goût  toujours  pur,  et  souvent  même  vous 
sentez^  le  souffle  et  le  feu  sacré  du  génie. 

P.-S.  Vbbt. 


A  côté  de  rhommage  si  bien  senti  de  notre  excellent  collaborateur, 
me  permettra-t-on  de  déposer  ma  modeste  couronne  sur  la  tombe  de 


DE  PAUL  BBTNIBR.  161 

Paul  Reynier  ?  —  Pour  raimer  et  le  regrelter ,  il  suffit  d*avûir  entendu 
quelques-uns  de  ses  chants  si  tôt  interrompis.  Le  jour  où  s*éteignit 
pour  jamais  cette  voix  pure,  la  Poésie  et  la  Religion  prirent  le  deuil  : 
elles  avaient  bien. compris  toutes  deux  qu'en  ce  jour  néfaste  elles  per- 
daient un  de  leurs  soldats  d'élite. 

E.  6. 


A  LA  MÉMOIRE  DE  PAUL  RETNIER. 

SONUfiT. 

Pfls  loDglemps  exilé ,  je  oeqaUlertl  plus 
ma  mère  bien-almée. 

Paitl  Rbthibb. 

Quand  ce  mois  fleurissait ,  ce  doux  mois,  6  Marie  ! 
Où  de  lis  on  revêt  votre  autel  radieux , 
Où  des  vierges  la  voix  à  Torgue  se  marie, 
Pour  dire  en  votre  honneur  des  cantiques  pieux  ; 

Les  yeux  sur  vous,  sa  mère  et  sa  muse  chérie , 
Un  jeune  homme  épanchait  des  vers  mélodieux 
D'une  âme  que  le  mal  n'avait  jamais  flétrie. 
Et  mettait  à  vos  pieds  son  luth  religieux. 

La  foi  de  Paul  Reynier  pour  vous  était  si  tendre  ! 
Toulouse  ne  pouvait  se  lasser  de  Tenlendre , 
Mais ,  hélas  I  dans  ses  jeux  il  ne  chantera  plus  ! 

0  Reine  I  ce  poêle ,  il  vous  faisait  envie  : 
Jésus ,  pour  vous  Toffrir ,  cueillit  sa  chaste  vie , 
Et ,  séraphin ,  il  chante  à  la  cour  des  élus  î 

Emile  GRIMAUD. 
Tome  IV.  .  1 1 


POÉSIE  BRETONNE. 

STOORMAD  SANT  CAST. 


MALO  GORVEL, 

AR  RARZ  BâLEOUR. 


Kanomp ,  kanomp  hen  Brezoonec 
Taollio-kaër  an  dut  kalonoec , 
Kanomp  hor  tado  hen  dachenn 
Bopred  heb  doan,  huël  ho  fenn. 

Hen  Brezonnec,  ac  nann  hen  Gall, 
A  gomze  hor  tado  gweec^h-all  : 
Hen  Brezonnec  kanomp  n'hin  c'hoaz 
Hor  brezélio,  hor  feïz  er  groaz. 

Ac  lavaromp  vell  hor  tàdo  :  — 
«  Goëll  a  zè  henor  wit  màdo  !  — 
»  Me  droc'ho  c'hoëc'b  ma  zeod  hem  beeg, 
»  Kennt  wit  dîdisk  ma  Brezonnec  !  »  — 

IL 

Ar  goûan  a  oa  rust  meurbet, 
Dré-oll  an  dour  a  oa  skoniet, 
Ac  d*an  tràon  a  teué  an  erc*h 
Er  meneïer,  hen  doûar  kerc'h.  — 

Dré  an  hennt  gwenn ,  grem-dost  d'an  nôz, 
Er  màner  deuas  Gorvel  gôz, 
Gorvel  gôz,  ar  Barz  baleour, 
Tri-ugennt  blans,  ac  dall  ac  paour. 


POÉSIE    BRETONNE. 

LE  COMBAT  DE  SAINT-CAST. 


MALO  GORVEL, 

LE  BARDE  AMBULANT. 


Chantons,  chantons  en  breton  les  beaux  exploits  des  hommes 
vaillants;  chantons  nos  pères  qui  marchaient  au  combat,  sans  peur  et 
la  tôte  haute. 


(Test  en  breton,  et  non  en  français,  que  s'exprimaient  jadis  nos 
pères;  —  et  nous  aussi,  chantons  en  breton  nos  guerres,  notre 
foi  dans  la  croix. 

Et  disons  comme  nos  pères  :  —  «Tlus  vaut  honneur  que  richesse  ! 
«  —  Je  me  couperai  net  la  langue- dans  la  bouche,  plutôt  que  d'où- 
»  blier  le  breton  !  » 


II. 

L'hiver  était  rude;  -^  partout  Teau  était  glacée,  et  la  neige 
tombait  en  bas,  sur  les  montagnes  et  sur  les  terres  labourables. 


Par  l'avenue  toute  blanche,  vers  le  soir,  arriva  au  manoir  le  vieux 
Gorvel,  Gorvel,  le  barde  ambulant,  —  soixante  ans,  aveugle  et 
pauvre! 


164  STOuiUfii  SAUT  GAST. 

Goudé  r'pédeoDO ,  goudé  koân , 
Bihan  ac  braz,  heo  tàll  an  tàn , 
A  gomz  ouz  an  newenniiso, 
M*taolUo*kaër  e*hoarveset  er  vr6. 

Neuzé  peb  goaz  a  dân  hi  gorn, 
Ac  tro-war-drè,  a  dorn  da  dora , 
Ar  skudell  gistr  so  trèmenet , 
Ac  peb-hinin  larr  :  —  «  Vko  iec'hetf 

n  jyho  iec'hetf  —  Doue  d'hd  mirof  »  — 
Dan  tad-côz  penn-gwenn ,  grîz  bâro.  — 
Ar  plac*het  a  so  ho  neeàn 
Hen  iraon  an  ty,  ac  ho  kànan. 

—  «  Cânet  d'himb  eur  werz ,  Gorvel  gôz, 
»  Eur  sôon  newez  pè  eur  werz  côz , 
»  Eur  werz  gwec*h-all ,  eur  werz  brezell 
»  ITtré  ar  Saoz  ac  ré  Bréfz-Izell.  »  -- 

Ac  ar  Barz  coz  Halo  Gorvel , 
N'kora  an  tân  ,*di-war  hi  skabéll, 
A  gânas  neusé  ar  werz-màn, 
Pé-hinin  diskas  digant^àn  :  -— 

m. 

Stourmad  Sont  Ca$L 

«  fien  aod-vor  pa  z'hon  tréménet , 
»  Ar  HoiH^z  oa  meurbet  teret  ; 
»  Dislonka  ree  korfo  màro 
»  Na  c*houlenné  miret  n*hi  vrô. 

»  Ar  Brini-môr,  a  vagado, 
»  Diskenné  n*eûnn  gàna  enn-ho, 
»  Da  dîbri  kalon  ac  Lagad, 
»  Ac-a  n'eûnn  vewé  gant  ar  goad. 


LB  GOUAT  DB  SAIMT-CAftT.  165 

Après  le  souper,  après  les  prières ,  grands  et  petits  réunis  autour 
du  feu,  parlent  des  nouvelles  et  des  choses  extraordinaires  arrivées 
dans  le  pays. 

Et  alors  chaque  homme  allume  sa  pipe,  et  Ton  se  passe  de 
main  en  main  Técuelle  pleine  de  cidre,  et  chacun  dit:  — A  votre 
santé! 

Dit  :  —  «  A  votre  santé  !  —  Dieu  vous  préserve  !  »  au  grand- 
père  à  tète  blanche,  à  barbe  grise.  Et  les  femmes  filent  au  bas  de  la 
maison,  en  chantant. 

«  — Chantez-nous  un  guer%,  vieux  Gorvel,  chantez-nous  un  sâne 
»  nouveau  ou  un  vieux  guerx;  nagt^erx  d*autrefois,  un  guerx  de 
»  guerre  entre  TAnglais  et  les  Bretons.  » 

Et  le  vieux  barde  Màlo  Gorvel,  sur  son  escabeau,  au  coin  du 
feu ,  chanta  le  guerx  que  voici ,  et  que  j*appris  de  lui  : 


ni. 

U  Combat  de  SaifU-Ca$t. 

«  —  Quand  je  suis  passé  sur  le  rivage ,  la  vieille  mer  était  bien  en 
»  colère,  — et  elle  rejetait  des  corps  morts  qu^elle  ne  voulait  plus 
»  garder  dans  son  s^in. 

»  Les  corbeaux  de  mejr,  par  bandes,  descendaient  là,  en  chantant, 
»  pour  manger  yeux  et  cœurs ,  et  s*enivrer  de  sang. 


166  STOUBMAB  SAUT  CAST. 

»  ËûnD  Toûsec  oa  n*kalon  unan, 
»  Lavaré  vell-heon  da  eur  vrân  :  — 
9  Pébeus  dibri  è  kalon  Saoz  !  — 
»  Kalon  Saoz  milliguet  ac  faoz  !  » 

Eur  Louarn  neusé  digweas, 
Ac  è-vell-henn  a  lavaras  :  — 
—  «  YanSaozurvéé,  m^hen  goar*fad, 
»  0  cass  Breizad  eneb  Breïzad. 

»  Ré  Breïz-Bihan ,  deûs  breudeur  pell, 
»  Biskoaz  hen  tré-z-hè  n*oë  brézell  : 
»  Keït  ma  vô  roc'h  hen  léz  âr  môr, 
»  N'eûnn  gàro  Erin  ac  Ârmor.  »  — 

IV. 

Bars  hen  Sant  Cast,  hen  lez  ar  Môr, 
Diskennas  ar  $aoz  gant  fuLor, 
Wit  kômered  brô  Breïz-Izell , 
Âc  ober  d'himb  goall  ac  brèzell.  — 

Deûz  ho  listri  hint  di^mpet 
Hanval  ouz  bleïzdi  araget, 
Ac  ar  mâro  ac  an  tân-goall 
Dré-oll  a  c'heuillé  an  dut  fall. 

Iliz ,  ac  kastel,  ac  maner, 
Koulz  vel  lojenn  ar  pesquetaër, 
A  deuveus  laëret  ac  tànet , 
Groagué  ac  bugalé  lâzet. — 

Hed  kement  se  na  baad  qet  pell  ; 
Tud  a  80  c'hoas  hen  Breïz*Izell 
Wit  difenn  ar  feiz  ar  feiz  ac  ar  vrô, 
Hen  peb  tachenn ,  bel'ar  mâro.  — 


IB  COMBAir  HB  SAIliT-GàST.  167 

>  Uq  crapaud  s^était  blotti  daos  le  cœur  d*un  cadavre,  et  parlait 
»  de  la  sorte  :  —  «  Quel  manger  délicieux,  qu'uo  cœur  An- 
»  glais!  —  Cœur  d* Anglais,  maudit  et  traître!  > 


Un  renard  arriva  alors,  et  dit  :  -^  «  Jeaa  4' Anglais  rêvait,  je 
»  pense,  en  menant  Bretons  contre  Breton^; 


»  Ceux  de  la  Petite-Bretagne  ont  des  frères  en  lointain  pays ,  et 
»  jamais  ils  ne  se  firent  la*  guerre.  Aussi  longtemps  qu'il  y  aura 
»  des  rochers  au  rivage  de  la  mer,  aussi  longtemps  s^ aimeront  Erin 
»  et  Armor.  » 


IV. 


A  Saint-Cast,  sur  le  rivage  de  la  mer,  descendit  l'Anglais  plein  de 
iureur,  pour  nous  faire  rude  guerre  et  s'emparer  du  pays  de  Basse- 
Brett^ne. 

Ils  ont  sauté  de  leurs  navires ,  semblables  à  des  loups  enragés  ; 
et  la  mort  et  Tincendie  suivent  partout  les  hommes  méchants. 


Eglise,  château,  manoir,  et  jusqu'à  la  pauvre  chaumière  du 
pécheur,  ils  ont  tout  pillé,  tout  incendié,  —  massacrant  les  femmes 
et  les  enfants  ! 


Mais  cela  ne  dure  pas  longtemps  :  des  hommes  sont  encore  en 
Basse-Bretagne,  pour  défendre  leur  pays  et  leur  foi,  et  combattre 
jusqu'à  la  mortj 


168  STOURMÀD  SANT  CA8T. 

Deus  ar  meneïr,  ar  e'hoa jo , 
Ar  lanneier,  an  traouïenno, 
Paotret  Breïz  a  so  diredet, 
Côz  ac  iaoûank,  pas  deus  clewet. 

«  A  raok!  ^  raok!  Bugale  Breiz, 
»  Paotred  heb  doaD,  a  galon  reïz;  — , 
»  Pa  deû  ar  Bleiz  maës  ous  ar  choad , 
»  Red  eo  skeï,  hen  beûzan  n'hi  voad! 

»  A  raok!  ac  heb  truez  skoët 
»  HendremandiaoulomilUguet! 
»  Dant  Doue  iell  neb  a  Yarwo 
»  0  difenn  hi  feïz  ac  hi  vrô  !  — 

»  A  raok!  paotred  vad  kalonec, 
»  Pe-ré  a  gomz  ar  Brezonnec  ; 
»  Doue  so  gant-oc'h,  ac  ar  reïz, 
»  Ac  Doue  a  garr  paotret  Breiz.  —  n 

Ar  Saozon  à  goëz  vell  keillenn 
Dindan  hor  zàoUo  hen  dachenn , 
Ac  a  z'hint  distaolet  er  môr, 
Gant  ar  baotred-vad  an  Armor. 

Ouz  kosté  ar  Saoz  eur  bagad 
A  gène  o  vont  d'ar  stourtnad. — 
Penoz  a  c'hoarvé  kemennt-man  ? 
Hor  rè  ho  intennt  o  kànan  ! 

fc  —  Ar  werz-se  hor  n*eus  bet  clewet 
»  Er  meneïer  liez  meurbet  : 
n  Ar  ré-sè  so  iwé  Breudeur, 
»  Breudeur  d'himbèbars  hen  Breïz-meur! 

»  D'an  traon-ta  mousquet  ac  c*h1ézé, 
»  Na  vô  groët  neb  drouk  d'ar  rè-sé  : 
»  Gant  goad  ar  Saoz  a  so  c'hoëz  mad, 
»  N'scuillomp  morse  goad  eur  Breizad  !  • 


LB  COMBAT  DR  SAmT-GAST.  169 

Des  moDtagnes,  des  bois,  des  landes  et  des  vallons,  les  enfants 
de  la  Bretagne  sont  accouras,  jeunes  et  vieux,  dès  qu*ils  ont 
entendu  : 

«  —  En  avant  !  en  avant!  enfants  de  la  Bretagne,  hommes  sans 
»  peur,  cœurs  loyaux  :  quand  le  loup  sort  du  bois ,  il  faut  frapper  dur 
»  et  le  noyer  dans  son  sang  !  — 

»  En  avant  !  —  et  frappez  sans  pitié ,  frappez  au  visage  ces  démons^ 
»  maudits;  —  à  Dieu  s'en  iront  ceux  qui  mourront  en  défendant  leur 
»  foi  et  leur  pays. 

»  En  avant!  hommes  courageux  et  vaillants,  qui  parlez  le  breton; 
»  Dieu  et  le  droit  sont  avec  vous  ;  Dieu  aime  les  enfants  de  la 
»  Bretagne.  » 

Les  Anglais  tombent  comme  des  mouches  sous  les^  coups  des 
Bretons,  et  leurs  corps  sont  jetés  dans  la  mer  par  les  bons  gar$ 
d*Armor. 


Du  côté  des  Anglais  une  bande  chantait  en  marchant  au  com- 
bat :  —  mais  que  signifie  ceci?  les  nôtres  comprennent  leurs  chants. 


«  —  Ceguerz-Ah,  nous  Tavons  bien  souvent  entendu  dans  nos 

•  montagnes  ;  ceux-là  sont  encore  des  frères,  des  frères  que  nous  avons 

•  dans  la  Grande-Bretagne. 

»  A  bas,  mousquets  et  épées!  quMl  ne  soit  fait  aucun  mal  à  ceux- 
»  là  :  le  sang  de  l'Anglais  a  une  odeur  agréable  ;  mais  ne  répandons 
»  jamais  le  sang  breton  !  » 


170  stovesàb  saut  gast. 

«  N'hin  hor  n^eus  breudeur  er  bed-oll , 
A-boë  ar  vrô  mo  saov  m  Eol, 
Betek  Armor,  ac  pelloc'h  c'hoaz , 
BeV  Erin ,  hen  kreiz  ar  môr  braz. 

»  M'emeuz86nio,memeuzGwerzio 

A  gàner  barz  bor  rnéoelo 

Ac  er  meneïo  a  Vreiz-meur, 

Ac  bon  Erin ,  œesk  hor  breudeur.  — 

)>  Doue  a  rô  d'himb  ar  gônit  :  — 
Cbui ,  ré  Breïz-all ,  a  iello  kouit , 
Da  laret  d'hor  breudeur  pell-Brô 
A  z'homp  kàlonec  é-vel-t-hô. 

»  Wil  ar  Saozon ,  laret  d'hô  ré 
A  fell  d'himb  mîret  a  nè-sé , 
Wit  ober  teill  gant  ho  c'horfo , 
Da  gaôut  eed  kaër  er  parko. 

»  Da  dibri  d'ar  brini  hen  aod , 
Lec'h  peb-bimin  hen  dèfô  laod , 
D*ar  brini  ac  d'an  Tousseget , 
Pé-rè  a  garr  an  neb  seurt  boëd. 

>  Paotred  Saoz ,  daic'het  c'hui  koûn  mad 
Ouz  an  TrégorU^  —  goassa  stourmad!— - 
Ouz  Sant  Cast ,  ac  iwé  Gwesklenn , — 
Henès  na  ankouafet  biqenn  !  • 

Paotred  Brô-Saoz,  c'hui  hen  disko,  — 
Ëur  Bréïzad  da  difenn  hi  vrô, 
Hi  vrô ,  hi  feiz ,  —  a  dàl  kant  den , 
Ac  na  deûfet  d'hor  guelet  quen. 

la ,  da  vikenn  n'hin  difenno 
Hor  feiz,  hor  zennt ,  hor  Ilizo, 
Bréman  an  deiz,  e-vell  gwec'h-ail, 
Eneb  Saoz ,  koulz  ac  eneb  Gall.  — 


F.-M.  LUZEL. 


LB  COMBAT  DB  SAIHT-GAST.  171 

•  Nous  avons  des  frères  par  tout  le  monde,  depuis  le^pays  où  le 
»  soleil  se  lève,  jusqu'on  Armor,  et  plus  loin  encore,  jusqu'en  Erin, 

>  au  milieu  de  la  grande  mer. 

>  Mêmes  sônes,  mêmes  guerz  se  chantent  dans  nos  montagnes  et 

>  celles  de  la  Grande-Bretagne,  et  dans  Erin,  parmi  nos  frères.  — 


»  Dieu  nous  donne  la  victoire  :  —  vous ,'  nos  frères  de  Tautre 
»  Bretagne,  vous  vous  en  retournerez,  pour  dire  à  nos  frères 
»  d'au  delà  de  la  mer  que  nous  sommes  courageux  et  vaillants, 
»  comme  eux. 

»  Quant  aux  Anglais,  dites  chez  eux  que  nous  voulons  garder 
»  les  leprs,  pour  faire  du  fumier  avec  leurs  corps,  afin  d'avoir 
9  de  beau  blé  dans  nos  champs  ; 

»  Pour  servir  de  pâture  aux  corbeaux  de  mer,  —  aux  cor- 
»  beaux  de  mer  et  aux  crapauds,  qui  aiment  beaucoup  cette  nour- 
»  riture. 

»  Hommes  d'Angleterre,  souvenez-vous  des  TrerUe — quel  combat J 
»  —  Souvenez-vous  de  Saint-Cast,  et  aussi  de  Du  Guesclin  :  —  Oh  ! 
9  celui-là  vous  ne  l'oublierez  jamais  ! 

9  Hommes  d'Angleterre ,  vous  l'apprendrez  :  —  un  Breton ,  pour 
»  défendre  son  pays,  — son  pays  et  sa  foi,  — vaut  cent  hommes; 
9  songez-y,  et  vous  ne  reviendrez  plus  nous  voir. 

9  Oui,  toujours  nous  défendrons  notre  pays,  notre  foi,  nos  saint^ 
»  et  nos  églises,  aujourd'hui  comme  autrefois,  aussi  bien  contre  le^ 
9  Français  que  contre  les  Anglais  !  »  — 


LA  LÉGENDE  CELTIQUE. 

SAINT  PATRICE". 


L'ÉvÉQtTB  BT  LBS  DrUIDES  ('). 
I. 

Les  rois  dlrlande  avaient  pour  principaiix  auxiliaires  dans  leur 
opposition  à  l'Evangile  les  druides,  instituteurs  de  la  jeune  noblesse, 
qui  faisaient  appel  aux  prestiges  de  la  magie,  afin  de  retenir  leurs 
élèves  dans  les  erreurs  du  paganisme. 

La  légende  a  raconté,  à  sa  manière,  Thistoire  inconnue,  mais  réelle, 
de  leur  lutte  contre  Patrice. 

C'était  un  matin  de  printemps  ;  le  Saint,  monté  sur  son  char,  traîné 
par  deux  bufOes  blancs ,  côtoyait  les  bords  du  Shanon ,  dont  les  flots 
étincelaient  au  loin  sous  les  feux  du  soleil  levant.  Un  essaim  d'oiseaux, 
échappé  du  jeune  feuillage  de  la  forêt  qui  bordait  le  Oeuve ,  le  suivait 
en  chantant ,  comme  pour  fêter  sa  bienvenue  sur  le  territoire  du 
Connaught.  On  apercevait  à  quelque  distance,  près  d'une  fontaine, 
deux  jeunes  filles  qui  venaient  laver,  et 'la  lumière,  éclairant  en  pleiD 
leurs  visages,  faisait  ressortir  la  blancheur  éclatante  de  l'une,  qu'on 
n'appelait  pas  sans  raison  la  blanche,  et  l'éblouissante  fraîcheur  de 
l'autre,  qu'on  nommait  non  moins  bien  la  rose;  elles  étaient  sœurs  et 
filles  de  roi. 

Au  loin,  sur  une  hauteur  entoura  de  pierres  sacrées,  deux  grands 


(1)  En  offlrant  à  oos  lecleon  la  primeiir  de  It  beQe  légende  que  Ton  f«  lire,  nous  i 
empressons  dé  saisir  Toccasion  tonte  natorelle  qui  nous  est  ainsi  donnée  de  réparer  nn  oobll 
fort  involontaire  de  notre  chronique.  —  Notre  excellent  collaborateur,  H.  delà  VUIemarqné, 
qui  en  isss  avait  obtenu  auprès  de  l'Institut  riUuàtre  patronage  d'Augustin  Thierry,  a  été 
élu,  le  SI  mai  dernier,  membre  libre  de  TÂcadémie  des  InscripUons.  par  trente  voix  contre 
dOQse,  réparties  entre  MM.  de  Gfnmont.  F.  de  Lattejrle  et  de  Hèque.  —Cet  honneur  était 
bien  dû,  on  ravonera ,  à  récrlvain  distingué  et  au  philologue'  inCiOgable ,  qui  depnie 
longues  années  déjà  —  avec  un  succès  que  tout  le  monde  conna^—  consacre  son  lare 
talent  à  restituer  aux  Bretons  les  trésors  si  curieux  et  si  variés  de  leur  vleiae  littératore. 

{Note  de  la  RédaciUm.) 

(3)  Ce  firagment  îAi  partie  d'un  livre  que  N.  lé  V**  Hersart  de  la  VUlemarqué  publiera, 
le  mois  prochain ,  sons  ce  titre  :  La  Légende  celtique,  en  Irlande,  en  Cambrie  et  m 
Bretagne,  suivie  des  textes  irlandais,  gallois  et  bretons  ,  rares  ou  Inédits.  (  ^teurs, 
Prudhomme,  à  Saint-Brieuc ,  Durand,  à  Paris  ) 


SAntT  PATRICE.  173 

vieHIards,  les  maios  élevées  vers  le  ciel,  semblaient  s'adresser  au 
soleil,  et  l'appeler  à  leur  aide  comme  à  rapproche  d'un  pressant  danger. 

Tout  à  coup,  le  ciel  se  voila  ;  les  grondements  lointains  du  tonnerre 
se  firent  entendre,  les  buffles  du  char  de  Patrice,  enflant  leurs  na- 
seaux, soufflèrent  avec  force;  puis,  ils  mugirent  lamentablement,  et, 
secouant  leur  joug  en  furieux ,  ils  emportèrent  le  char,  dont  une  roue 
se  brisa.  En  vain,,  le  cocher  du  Saint  les  arrêta;  en  vain,  on  coupa 
trois  fois  dans  la  forêt  voisine  le  bois  propre  à  réparer  le  dommage  ; 
trois  fois  la  roue,  brusquement  mise  en  mouvement,  se  rompit:  la 
forêt  était  consacrée  aux  divinités  druidiques  ;  elle  refusait  de  prêter 
son  aide  à  la  marche  d'un  char  que  les  druides  maudissaient.  De  leur 
côté,  les  prêtres  redoublaient  leurs. imprécations,  et  le  soleil,  obéissant 
à  leurs  prières,  s'enveloppa  instantanément  de  ténèbres  si  épaisses, 
qu'une  nuit  profonde  remplaça  le  jour.  Or,  ces  ténèbres-,  —  les  Irlan- 
dais le  savent,  observe  la  légende,  —  toutes  les  fois  que  les  druides 
réussissaient  à  les  obtenir,  duraient  trois  jours  et  trois  nuits.  Elles 
devaient  cacher  au  prédicateur  de  l'Irlande  les  deux  filles  du  roi 
Loegaïr  ;  la  blanche  iEthnéa ,  et  Fethléna ,  la  rose.  Cétalenrt  leurs 
pères  nourriciers  et  leurs  instituteurs  qui  les  répandaient ,  en  ce 
moment,  sur  toute  la  surface  du  pays. 

Mais  ni  le  génie  malfaisant  qui  agitait  les  buffles ,  ni  le  démon  qui 
habitait  la  forêt  druidique,  ni  le  dieu  du  soleil,  ni  les  prêtres  eux- 
mêmes  ne  purent  prévaloir  contre  un  signe  de  croix  de  la  main  de  Patrice. 

Cette  main ,  qui  n'avait  qu'à  s'ouvrir  et  à  s'étendre  pour  que  cinq 
lumières  illuminassent  aussitôt  Tehscurité  de  la  nuit ,  apaisa  la  fureur 
des  buffles ,  sécha  le  bois  sacré,  dissipa  les  prestiges  des  magiciens  ; 
et  le  soleil  remontra  son  visage  radieux ,  et  les  oiseaux  qui  suivaient 
le  Saint  recommencèrent  leurs  chants,  et  il  put  continuer  sa  marche 
vers  la  fontaine  de  Klebah,  où  les  fllles  du  roi  d'Irlande  lavaient, 
comme  autrefois  les  filles  du  roi  Idoménée. 

Descendant  de  son  char  et  laissant  ses  disciples  à  quelque  distance, 
Patrice  alla  vers  elles,  et  s'assit  au  bord  du  lavoir.  Etonnées  de  son 
costume  étrange ,  de  son  capuchon  blanc  et  de  sa  tunique  en  poil  de 
chèvre,,  elles  le  prirent  pour  un  esprit  des  montagnes,  et  lui  deman- 
dèrent toutes  les  deux  à  la  fois  : 

—  Qui  es-tu ,  et  d'où  viens-tu  ? 

Le  Saint  répondit  :  —  Mieux  vaudrait  pour  vous  connaître  mon 
Dieu ,  que  savoir  qui  je  suis. 

Alors,  l'ainée  des  jeunes  filles,  avec  une  grande  volubilité  de 


174  SAINT   PATRICE. 

paroles  :  —  Et  qui  est  votre  Dieu?  et  où  est-ii?  et  qui  Tadore?  ^  où 
habite-t-il  ?  est-ce  daus  le  ciel?  est-ce  sur  la  terre?  est-ce  dans  la  mer? 
est-ce  dans  les  fleuves?  est-ce  sur  les  montagnes?  est-ce  dans  les 
vallées?  a-t-ii  des  fils  et  des  filles?  est-il  riche?  a-i-il  de  For  et  de 
Targent  beaucoup?  vit-il  toujours?  est-il  beau?  son  héritier  a-t-il  eu 
beaucoup  de  nourrices?  ses  fils  sont-ils  plus  beaux  que  les  enfants 
des  hommes?  ses  filles  sont-elles  plus  belles  que  ma  sœur  et  moi? 
comment  peut-on  le  voir?  comment  peut-on  le  trouver?  sont-ce  les 
jeun^  gens  ou  les  vieillards  qui  le  trouvent?  dites-nous  cela? 

Le  saigt  vieillard,  souriant  de  ses  questions  enfantines  et  de  son 
ingénuité,  répondit  à  la  fille  du  roi  : 

—  Mon  Dieu  est  le  Dieu  de  tous  les  hommes  ;  le  Dieu  du  ciel  et  de 
la  terre  ;  de  la  mer  et  des  fleuves  ;  c'est  le  Dieu  du  soleil  et  de  la  lune 
et  de  tous  les  astres;  c'est  le  Dieu  des  montagnes  et  des  vallées  ;  il 
habite  au-dessus  du  ciel  et  dans  le  ciel  ;  et  au  ciel  et  à  la  mer  il  donne 
la  vie.  Il  donne  la  vie  à  tout;  il  anime  tout  de  son  souffle;  il  gouverne 
tout,  il  conduit  tout.  C'est  mon  Dieu  qui,  pendant  le  jour,  illumine  le 
soleil  de  sa  lumière,  et  qui,  la  nuit,  prête  encore  sa  lumière  à  la  lune. 
Cest  lui  qui  a  fait  jaillir  les  fontaines  de  la  terre  aride ,  et  a  posé  les 
Iles  au  milieu  des  mers ,  que  les  mers  ne  peuvent  engloutir.  C'est  lui 
qui  a  mis  les  étoiles  au  service  des  hommes  ;  ce  Dieu ,  je  viens  vous 
l'annoncer  avec  confiance,  et  je  vous  engage  à  étudier  ce  qu'il  enseigne. 

Les  deux  sœurs  répondirent  d'une  seule  voix  : 

—  Instruisez-nous  ;  nous  sommes  prêtes. 

Le  Saint  lés  instruisit  donc  ;  et,  quand  elles  furent  bien  préparées, 
il  les  revêtit  de  la  robe  blanche  des  Catéchumènes ,  et  les  baptisa. 

Un  monument  commémtoratif  de  la  visite  du  bon  Pasteur  irlandais 
à  la  fontaine  de  Klebah,  en  quête  de  ces  douces  brebis  royales ,  a  été 
trouvé  dans  le  Shanon  :  c'est  mi  bas-relief  assez  informe ,  comme  il 
convenait  au  Christianisme  naissant  ;  il  représenté  saint  Patrice,  tenant 
d'une  main  sa  crosse  épiscopale ,  et  de  l'autre  une  petite  brebis. 

U, 

Le  roi  Loegaïr,  —  Patrice  nous  l'apprend,  —  employait  les  menaces 
et  les  mauvais  traitements  pour  ramener  ses  filles  au  culte  national.  Si 
l'on  en  croit  les  hagiographes,  ce  prince  avait  la  férocité  du  lion,  un 
cœur  superbe  et  insatiable  ;  il  marchait  fièrement  dans  la  vie,  croyant 
qu'il  n'existait  aucun  roi  aussi  grand ,  aussi  admirable  que  lui ,  et  que 
toute  la  terre  devait  lui  appartenir  à  cause  de  la  force  de  son  l)ras  et 


SAHIT  PàTUCE.  175 

de  sa  valeur  sans  pareille.  Passlooné  pour  ses  druides  et  ses  deviûs,  et 
profondémeot  attaché  aux  erreurs  du  paganisme,  sa  tête  refusait  de  se 
courber  et  son  cœur  de  croire. 

Aftn  démettre  obstacle  aux  conversions  qui  se  multipliaient  de  jour 
en  jour  parmi  ses  sujets,  il  avait  réuni  comme  des  otages,  dans  son  palais 
de  Temrah,  au  pays  de  Leinster,  les  jeunes  chrétiens  irlandais  les  plus 
connus  pour  leur  indépendance  et  leur  attachement  à  la  foi  nouvelle, 
et  ordonné  qu'on  leur  infligeât  non  seulement  le  plus  grand  supplice 
qu'on  pût  infliger  à  des  Celtes,  —  celai  d'être  privé  de  vin  pendant  le 
reste  de  leurs  jours,  —  mais  qu'on  les  fit  mourir  de  soif. 

Le  moment  sembla  yenu  à  Patrice  de  porter  à  la  royauté  et  au  paga- 
nisme irlandais  le  coup  décisif;  il  le  porta. 

«  Dans  les  premiers  siècles'de  TÉglise,  dit  un  sage  et  savant  au- 
teur ecclésiastique,  la  conversion  des  princes  était  regardée  comme 
humainement  impossible,  par  Textrême  difficulté  qu'il  y  a  d'accorder  le 
souverain  pouvoir,  les  honneurs  et  le  luxe  de  la  cour  avec  l'humilité, 
la  tempérance  et  les  autres  vertus  chrétiennes,  d 

La  même  difficulté  existait  en  Irlande,  et  Dieu  lui  seul  pouvait  la 
surmonter.  Elle  n'effraya  point  son  ministre.  Voici  comment  il  raconte 
en  deux  mots  l'entrevue  qu'il  eut  avec  les  rois  irlandais  : 

«  Je  venais  vers  eux  les  mains  pleines  de  ces  mêmes  grâces,  que  je 
répandais  sur  leurs  fils  qui  me  suivaient  ;  mais  eux,  méconnaissant  les 
sentiments  qui  m'animaient,  me  firent  prisonnier  avec  mes  compagnons. 
En  même  temps,  ils  s'emparèrent  de  tout  ce  que  nous  avions  ;  ils  me 
lièrent  avec  des  chaînes,  et  attendirent  impatiemment  le  jour  où  ils  me 
mettraient  à  mort.  » 

La  circonstance  à  laquelle  saint  Patrice  fait  Ici  allusion  est  la  grande 
fête  de  Temrah,  qui  se  célébrait  tous  les  trois  ans,  à  l'équinoxe  du 
printemps,  dans  l'immense  plaine  de  Breg,  au  milieu  de  laquelle  s'éle- 
vait, sur  une  esplanade,  le  palais  du  roi  d'Erin,  centre  religieux  et  poli- 
tique de  tout  le  pays. 

A  l'appel  du  Monarque,  on  avait  vu  les  cinq  rois  d'Irlande  et  les 
vingt-cinq  rois  tributaires  accourir  du  Nord  et  de  l'Orient,  de  l'Ouest  et 
du  Midi,  de  l'Ulster  et  du  Connaught,  du  Munster  et  du  Leinster,  du 
haut  des  montagnes ,  du  fond  des  vallées,  des  bords  des  lacs  et  des 
rivages  de  la  mer,  de  tous  les  lieux  les  plus  reculés.  Chacun  était 
accompagné  du  druide  qui  offrait  pour  lui  des  sacrifices  aux  dieux,  du 
chef  de  clan  qui  le  conseillait,  du  juge  qui  rendait  ses  arrêts,  du  mé- 
decin qui  le  soignait,  du  barde  qui  chantait  ses  louanges. 


176  SAINT  PATRICE. 

En  arrivant  dans  la  plaine  de  Breg,  le  roi  de  TUlster  forma  un  cercle 
à  droite  du  palais,  avec  ses  guerriers  vêtus  de  peaux  et  couronnés  de 
plumes,  ses  pavillons,  ses  chevaux,  ses  buffles  et  ses  chariots  ;  les  rois 
des  deux  Munsters,  un  second  et  un  troisième  cercle,  à  gauche;  le  vice- 
roi  du  Leinsteri  un  quatrième,  en  face;  le  roidu  Connaught,  un  cin- 
quième, du  côté  opposé,  et  tous  les  autres  chefs  de  guerre  se  rangèrent 
circulairement  dans  le  même  ordre,  ayant  derrière  eux  leurs  esclaves, 
leurs  chevaux,  leurs  grands  bœufs  calédoniens  et  leurs  chars  dételés, 
formant  comme  Tenceinte  d'un  vaste  campement  militaire. 

Quand  le  soir  fut  venu,  que  chacun  fût  à  son  rang,  que  tous  les  cer- 
cles furent  formés,  on  en  put  compter  trois  fois  neuf  autour  du  palais  de 
Temrah,  dans  la  plaine,  immense  ;  et  les  yeux  de  cette  multitude 
innombrable  étaient  tournés  vers  un  bûcher  couronné  de  fleurs,  dressé 
sur  la  terrasse  du  palais,  et  qui  s'élevait  jusqu'au  ciel. 

Quelques  minutes  encore,  et  sur  le  bûcher  sacré  la  flamme  allait 
descendre  ;  et  toute  Tlrlande  l'attendait  pour  y  rallumer  ses  feux  éteints 
sur  toute  la  surface  de  l'ile,  dans  cette  nuit  solennelle,  la  demièlre  de 
Tannée  celtique. 

Or,  à  l'extrémité  de  la  plaine  de  Breg,  dans  un  endroit  abandonné, 
où,  selon  la  tradition ,  on  enterrait  les  esclaves,  voilà  que  du  haut  du 
palais  de  Temrah  on  voit  briller  une  lumière. 

Le  roi,  ses  conseillers,  ses  juges,  ses  nobles,  ses  druides,  toute  sa 
cour,  sont  dans  la  stupeur. 

—  Qu'est-ce  que  cela?  s'écrie-t-il  ;  qui  a  osé  commettre  un  pareil 
sacrilège  dans  mon  royaume?  Qu'il  disparaisse  du  milieu  de  son  clan! 

Les  conseillers  du  roi ,  les  juges,  les  nobles  et  les  bardes  répondi- 
rent tous  d'une  voix  :  «  Nous  l'ignorons!  » 

^lors,  le  chef  des  druides  prit  la  parole  en  ces  terme3  : 

«  Ô^roi!  si  ce  feu,  qui  brille  au  loin  dans  la  nuit,  n'est  pas  éteint  à 
l'instant  même,  il  ne  s'éteindra  jamais  ;  il  fera  pâlir  notre  fou  sacré,  et 
l'homme  qui  l'a  allumé  détruira  ton  royaume  ;  il  nous  dominera,  il  te 
dominera  toi-même ,  et  lui  et  ses  successeurs  régneront  éternellement 
sur  l'Irlande.  » 

A  ces  mots,  le  roi  Loegaïr  fut  consterné,  et  la  multitude  qui  couvrait 
la  plaine  de  Breg  s'agita  comme  un  lac  soulevé  par  une  tempête  : 
de  toutes  parts  on  criait  :  «  Consultons  les  dieux  !  » 

Les  druides  et  les  devins  s'étant  mis  en  prière,  leur  chef  rendit  ainsi 
la  réponse  des  dieux  : 

«  Que  nul  homme,  que  nul  animal,  dans  les  neuf  triples  cercles  en- 


SAINT  PATEICE.  177 

lourés  de  chars  qui  environnent  te  bûcher  sacré,  ne  détournent  la  tète 
vers  le  feu  sacrilège  qui  brûle  à  Textrémité  de  la  plaine  !  n 

Le  roi  dit  ^  «  Je  vais  Téteindre  moi-^nênie  ;  je  veux  taer  de  ai« 
propre  main  Timpie  qui  Ta  allumé  !  » 

Les  druides  répliquèrent  : 

m  0  roi,  ne  va  pas  dans  le  lieu  où  ce  feu  brille ,  de  peur  de  Tadorer  ; 
mais  reste  ici  hors  de  son  action  ;  nous  allons  t*amener  le  coupable  pour 
qu*il  t'adore  toi-même ,  et  que  par  là  tu  le  domines.  Et  quand  il  sera  en 
ta  présence,  réunissant,  pour  Taccabler,  toutes  nos  paroles  et  tous  nos 
chants,  et  tous  nos  instruments  de  musique ,  et  toutes  nos  forces  ma- 
giques, nous  le  vaincrons  !» 

—  Vous  me  donnez  un  sage  conseil ,  répondit  le  roi;  faites  comme 
vous  l'avez  dit. 

Les  druides,  montés  sur  des  chars,  et  escortés  par  des  guerriers  à 
cheval,  la  lance  à  la  main,  se  rendirent  donc  au  lieu  où  Ton  apercevait 
la  lumière*  Elle  brillait  sur  un  autel  dressé  au  milieu  d'une  petite  tente^ 
et  devant  cet  autel  des  hommes  vêtus  de  blanc  priaient  agenouillés. 

C'était  le  saint  évèque  Patrice  et  ses  disciples  qui,  ayant  allumé  le 
feu  nouveau  que  les  Chrétiens  ont  coutume  d'allumer  la  veille  de 
Pâques,  récitaient  l'office  de  la  nuit,  ea  attendant  la  grande  solennité 
de  la  Résurrection. 

Descendant  de  leurs  chars  et  de  leurs  chevaux,  les  envoyés  du  roi 
n'osèrent  pas  entrer  dans  la  tente  ;  ils  s'arrêtèrent  à  la  porté,  et  de  là 
il»  sommèrent  Patrice,  au  nom  du  içonarque  d'Irlande,  de  les  suivre  au 
palais  de  Temrah. 

Le  Saint  obéit  ;  et,  en  marchant,  il  chantait  des  lèvres  et  du  cœur  : 
«  Les  uns  se  glorifient  de  leurs  chars  et  de  leurs  chevaux  (  moi,  je  me 
glorifie  dans  le  Seigneur  !  » 

Lorsqu'ils  le  virent  venir,  tous  ceux  qui  entouraient  le  roi  se  dirent  : 
«  Ne  nous  levons  pas;  car,  quiconque  se  lèvera  devant  lui,  croira  en 
lui  et  l'adorera.  » 

Or,  il  y  avait  à  la  cour  d'Iriande,  parmi  les  hommes  les  plus  habiles 
dans  l'art  des  vers  et  de  la  musique,  un  barde  appelé  Dubtah.  Près  de 
lui  se  tenait^  une  harpe  à  la  main,  un  autre  poète  beaucoup  plus  jeune, 
de  ses  disciples,  qui  se  nommait  Fiek.  Quand  l'homme  de  Dieu  parut 
devant  le  roi,- ces  deux  bardes,  tes  seuls  de  tout  te  corps  dont  ils  fai- 
saient partie,  se  levèrent  spontanément  pour  lui  faire  honneur. 

Le  roi,  leur  lançant  un  regard  terrible,  tandis  que  le  Saint  les  bénis- 
sait d'un  geste,  parla  en  ces  termes  à  Patrice  : 

Tome  IV.  i% 


178  SA0T  ffATKICX. 

«  Tu  connais  la  loi  de  mon  royaume  ;  lu  sais  que  tout  Irlandais  qoi 
allume  cette  nuit  son  feu  avant  'que  j'aie  donné  le  signal  du  haut  de 
mon  palais,  est  condamné  à  morL  Pourquoi  donc  as-tu  violé  la  loi,  en 
allumant  ce  feu  sacrilège  ?  » 

Le  Saint  répondit  avec  les  chants  mêmes  de  TÉglise  d'Orient  : 

«  Il  nous  convient,  dans  cette  nuit  de  la  Résurrection  de  Notre- 
»  Seigneur  éi  Sauveur  Jésus-Christ ,  d'allumer  ce  feu  ;  d^allumer  une 
»  torehede  être  d*une  blancheur  éclatante,  d'une  suave  odeur,  d^une 
»  lumière  éblouissante,  qui  ne  laisse  couler  aucune  liqueur  infecte,  et 
»  qui  n'exhale  aucune  fumée  noire  de  nature  à  blesser  les  yeux.  RteD 
»  ne  nous  parait  ni  plus  convenable,  ni  plus  joyeux  que  de  veiller  en 
»  l'honneur  de  la  fleur  de- Jessé,  à  la  lueur  des  torches  formées  du  sue 
»  des  fleurs.... 

)»  La  cire  n'est  point  la  sueur  que  le  feu  fait  couler  du  pin  ;  elle  n'est 
»  pas  le  produit  des  larmes  que  la  cognée  fait  verser  au  cèdre  ;  c'est 
»  une  création  pleine  de  mystère  et  de  virginité,  qui  se  transforme  en 
»  devenant  blanche  comme  la  neige. 

»  U  convient  qiie  l'Eglise  attende  la  venue  de  son  Epoux  à  la  clarté 
9  de  cette  douce  lumière;  que  tes  ténèbres  n'obscurcissent  pas  ces 
»  saintes  veilles,  et  qu  elle  tienne  à  la  main  sa  torehe,  présage  du 
»  soleil  étemel.  » 

Le  roi  comfMrît  peu  ces  paroles  admirables  :  mais,  fasciné  par  elles,  il 
ftl  de  nouvelles  questioDs  au  Saint. 

—  Pourquoi,  demanda-t-^il,  e8i-:lu  venu  dans  mon  royaume? 

—  J'en  atteste  Dieu  et  les  Anges,  répliqua  Patrice,  je  n'ai  eo 
d'autre  but  que  de  prêcher  l'Evangile  et  ses  promesses  divines,  en 
venant  dans  ce  pays  où  j'ai  été  esclave.  Serait-ce  donc  sans  y  avoir 
été  poussé  par  Dieu  ;  serait-ce  conduit  par  des  vues  humaines  que  j'ai 
d^Nirquéen  Irlande?  Qui  m'y  a  forcé?  N'est-ce  point  par  amour,  n'est- 
ee  point  par  f»tié  pour  cette  nation  que  je  travaille?  pour  cette 
nation  qui  m'a  traîné  en  esclavage  et  qui  a  mis  à  mort  les  serviteurs  ei 
Vbs  servantes  de-mon  père? 

A  ces  paroles  généreuses,  les  petits  ehefô  de  clan  s^émurent.  Ceux 
qui  inclinaient  au  Christianisme,  el  que  l'exemple  des  filles  de  Loegaîr 
ébranlait ,  prirent  parti  pour  l'homme  de  Dieu  ;  d'autres  parlèreol 
contre  lui.  De  vives  discussions  s'engagèrent  ;  de  la  dispute  on  pasan 
aux  armes  ;  une  effroyable  mêlée  eut  lieu,oii  homqies,  chevaux,  buffles, 
chars  s'entrechoquèrent  dans  la  plaine,  au  milieu  des  ténèbres.  La 
cérémonie  resta  interrompue  :  le  feu  sacré  ne  brilla  pas  cette  niiit  là 


SAHIT  PATBIGB^  179 

sur  la  letrasse  deTenirah  ;  la  petite  lumière  de  Patrice  paraissait  seule 
à  rhorizon. 

Le  lendemain,  quand  le  jour  vint  éclaira  le  champ  de  Breg,  1^ 
chars,  les  chevaux^  les  bœufis,  les  pavillons ,  avec  une  mullitude  de 
giiernefs,  gisuent  pèk-mèle  dans  le  sang  et^la  fenge,  et  des"  neuf  tri- 
ples cercles  magiques  qui  entour»ent  le  palstis  du  roi  d'Irlande,  pas  un 
seul  ne  restait  formé. 

Du  haut  ^u  palais  le  monarque  jeta  les  regards  sur  la  plaine ^  et 
versa  des  larmes. 

Cependant  Patrice  et  ses  compagnons  étaient  retenus  prisonniers 
dans  les  souterrains  de  Temrah,  une  chaîne  de  fer  autour  des  genoux, 
en  attendant  qu'on  les  conduisit  à  la  mort. 

Au  dehors,  à  mesure  que  le  soleil  montait  à  Thorizon,  Tordre  se 
télablissait  et  les  trompes  d'airain  des  bardes,  jetant  leurs  fanfares  au 
vent,  annonçaient  au  peuple  d'Irlande  que  la  fête  allait  recommencer. 

Quand  te  soleil  fut  au  milieu  de  sa  course,  les  rois,  les  chef  de  dcKis 
et  les  autres  guerriers  du  pays  vinrent  ^'asseoir  eh  cercle  autour  de 
tables  innombrables  dressées  dans  la  plaine. 

Le  roi.  d'Irlande,  entouré  de  sa  cour,  mangeait  à  une  table  à  part, 
centre  de  toutes  les  autres  tables,  et  qui  les  dominait.  Une  troupe 
de  bardes ,  accompagnés  par  des  joueurs  d'instruments ,  ou  s'accom- 
pagnent eux-mêmes  sur  la  harpe,  chantaient  devant  lui  les  histoires 
des  dieux  et  des  anciens  héros.  L'hydromel  brillait  dans  les  cornes 
aux  cercles  d'or  circulant  à  la  ronde  ;  l'ivresse  brillait  dans  les  yeux. 

Le  roi  cria  d'une  voix  forte  : 

—  Qu'on  amène  ici  le  chrétien ,  et  qu'en  présence  de  mon  peuple, 
mes  sages  druides  le  confondent  I 

Conduit  devant  le  roi,  avec  on  seul  de  ses  disciples, — le  jeune  enfant 
Bénen,  qui  aurait  mieux  aimé  mourir  que  de  quitter  son  père  selon 
Dieu, — Patrice  bénit  le  Seigneur  de  l'immense  concours  dépeuple  qu'il 
firoovait  rassemblé,  et,^  élevant  son  cceor  vers  un  autre  soleil  que  celui 
qifon  voulait  fêter  ^  il  entonna  une  hymne  au  Christ,  lumière  du 
monde,  qui  venait  de  ressusciter. 

Dans  son  vieil  âge,  le  saint  évèque  se  la  rappelait  encore,  et  il  nous 
en  a  laissé  un  écho  affaibli  : 

«  Et  nous  aussi,  nous  ressusciterons  un  jour  à  la  clarté  du  soleil,  je 
»  veux  dire  dans  la  gloire  de  Jésus-Christ.  Dans  sa  gloire,  nous  serons 
rois  ;  mais  ce  soleil  que  nous  voyons,  ce  sdeil  qui  chaque  jour,  à  sa 
voix,  se  lève  pour  nous  éclairer,  jamais  il  ne  régnera,  et  sa  splendeur 


480  SAINT   PATRICE. 

elle-même  ne  durera  pas  toujours;  et  kMisceux  qui  4'adoreBl,  —  les 
malheureux  !  — ils  périront.  Quant  à  nous,  nous  croyons  et  nous  adorons 
4e  soleil  véritable,  le  Seigneur  Jésus-Christ,  qui  ne  périra  jamab!  » 

Ce  peuple,  qui  était  assis  dans  les  ténèbres  de  la  mort,  pour  parler 
«vec  un  Prophète,  entendant  x^tte  hymne  admirable,  poossa  des  aoda- 
malions  en  Thonneur  du  barde  du  Soleil  étemel. 

Mais  le  chef  des  prêtres  païens  imposant  silence  k  Patrice  avec  fureurs 

—  Faisons  des  prodiges,  s*écria-t-41  ;  et  voyons  qui  est  le  plus  puis** 
sant  de  ton  Dieu  ou  des  nôtres! 

Quels  prestiges  opérèrent  les  druides?  par  quels  miracles  le  sahit 
Apôtre  répondit<-il  à  leurs  jongleries?  on  ne  sait  :  son  humilité  Ta  Hiil 
laire,  et  la  légende  a  la  parole. 

Wais  si  la  vérité  historique  disparait  dans  les  récits  légendaires,  la 
vérité  morale  y  persiste  aussi  transparente  qu*un  flambeau  derrière  un 
voile. 

Quand  le  chef  des  druides  eut  dit  :  «  Faisons  desi  prodiges!  »  Le 
Saint  provoqué  répliqua  :  «  Je  ne  veux  rien  faire  de  contraire  à  Tordre 
étëbli  par  Dieu  même.  » 

—  Bé  bien  !  moi,  cet  ordre,  je  le  détruirai  !  s'écria  le  prêtre  paien. 

—  Que  feras-tudonc?  demanda  Patrice. 

—  Je  vais,  en  plein  soleil  de  Mai,  répliqua  le  druide,  produire  la 
gelée  et  la  neige  comme  en  hiver. 

Et  par  ses  enchantements  il  fit  tomber  une  si  grande  quanMté  de 
neige  qu'elle  montait  jusqu'à  la  ceinture  ;  il  produisit  un  froid  ai  vif  que 
les  dents  des  hommes  claquaient. 

—  Tu  fais  souffrir  ces  pauvres  gens,  dit  Patrice;  dissipe  le  froid  et 
fais  fondre  la  neige. 

— Je  ne  le  puis  avant  demain,  à  cette  même  heure,  répartit  lemagicîen. 

—  Ah!  ah!  dit  Patrice  en  riant,  tu  peux  faire  du  mal,  je  le  savais, 
mais  tu  ne  peux  faire  du  bien  ;  moi,  c'est  tout  le  contraire. 

Et  bénissant  de  la  main  la  plaine,  la  n^ge  se  -fondit  soudain,  sans 
pluie,  ni  nuage,  ni  vent,  et  la  fbule  poussa  des  cris  d'admiration. 

—  Que  sais-tu  faire  encore?  demanda  Patrice  : 

—  Je  sais,  répondit  le  druide,  couvrir  la  terre  des  ténèbres  les  plus 
(épaisses  :  souviens-toi  des  bords  du  Shanon  ! 

En  prononçant  ces  paroles,  il  changea  le  jour  en  nuit  ;  et,  tâtonnant 
.  dans  l'obscurité,  les  hommes  d'Irlande  murmuraient. 

—  Magicien,  chasse  ces  ténèbres! 
—  Je  ne  le  puis  avant  -demain. 


sànn  PATmiGB.  fSr 

—  Toujours  le  pouvoir  de  mal  faire  et  de  tourmenter  les  Irlaadais  î 
s'écria  le  Saint;  jamafô  celui  de  faire  du  bien  l 

Et,  d'un  signe  de  croix,  chassant  les  ténèbres,  comme iries  avait 
déjà  dissipées  aux  rives  du  Shanon,  le  soleil  reparut,  ramenant  la  joie 
au  cœur  des  hommes;  et,  délivrés  de  la  nuit,  les  Irlandais  crièrent  : 
«  Honneur  au  fils  du  Jour  !  » 

Cependant  le  druide  s'obstinait  à  soutenir  que  sa  religion  était  meil- 
leure que  cellede  Patrice  ;  et  le  roi,  craignant  de  voir  ébranler  devant  le- 
peuple  l'autorité  de^s  prêtres,  proposa  une  autre  expérience. 

—  Jetez  tous  deux  vos  livres  dans  cette  eau  :  celui  dont  les  lettre3 
seront  effacées  renferme  évidemment  une  dooirine  méprisable. 

Patrice  répliqua  :  «  Je  suis  prêt.  »  Mais  le  druide  : 

—  Je  ne  veux  pas  subir  avec  lui  l'épreuve  de  l'eau,  car  Feau  qu'il 
touche  a  une  vertu  divine. 

Uavaitentendu  parler  dubaptéme,etcraignaitde  le  recevoirmalgré  lui. 

—  Hé  bien  !  ordonna  le  roi,  jetez  vos  livres  dans  ce  feu  ;  celui  qui 
ne  sera  pas  brûlé  aura-  droit  à  notre  croyance; 

—  Je  suis  prêt,  répondit  encore  Patrice. 

Mais  le  druide  refusa  l'épreuve  par  le-  feu  comme- il  avait  refusé 
l'épreuve  par  l^eau,  disant  r 

—  Cet  homme  adore  tantôt  l'eau  et  tantôt  le  feu. 

Alors,  le  8»nt  Missionnaire,  jurant  par  le  nom  du  Souverain  Juge  : 

—  Mo  De  brathf  il  n'en  sera  pas  ainsi  !  Puisque  tu  ne  veux  pas  voir 
mettre  au  feu  tes  livres,  entres-y  toi-môme;  que  mon  disciple  Bénen  y 
entre  avec  toi  ;  qu'on  vous  brûle  ensemble  et  que  mon  Dieu  soit  juge  ! 

—  Par  te  soleil  et  par  la  hine  l  dit  le  roi  diriande,  attestant  aussi 
lui  ses  dieux,  faisons  l'épreuve  ! 

Le  druide,  cette  fois,  ne  put  résister. 
Patrice  alors  parla  ainsi  : 

—  Qu'on  dispose,  au  milieu  de  la  pîaine,  deux  huttes  de  feuillage, 
parfaitement  closes,  l'une  en  rameaux  verts  et  mouillés,  l'autre  en 
branches  sèches  et  inffammabies* 

Les  deux  huttes  une  fois  construites  à  la  façon  de  celles  où  les 
druides  de  la  Graule  brûlaient  les  criminels  : 

—  Je  vais  te  faire  la  partie  belle,  dit  l'évèque  au  druide  irlandais  ; 
entre  dans  la  hutte  de  feuillages  verts,  avec  ma  chape  sur  tes  épaules, 
—  car  tu  prétends  qu'elle  peut  préserver  des  flammes,  —  et  donne  ton 
manteau  magique  à  mon  eolant,  qui  va  entrer  dans  celle  hutte  de- 
rameaux  secs  et  inflammables. 


18^  SAINT  PATRICK. 

Et  lo  druide  entra  dans  une  des  huttes  et  Veùfani  dans  Tautre;  et, 
après  qu'on  les  y  eut  enfermés  séparément,  on  y  mit  le  feu. 

Or^  à  la  stupéfaction  de  la  multitude,  la  hutte  de  feuillages  verts 
s'enflamma  comme  un  brin  de  paille,  et,  en  un  instant,  il  ne  resta  plus 
du  druide  qu'un  peu  de  cendres,  sur  lesquelles  apparut  intacte  la  chape 
du  saint  Missionnaire.  .   . 

Au  contraire,  la  hutte  où  l'enfant  chrétien  était  enfermé  ne  brûla 
point  ;  il  en  sortit  joyeux  sans  que  sa  chevelure  blonde  eût  été  touchée 
par  les  flammes ,  mais  le  manteau  blanc  du  druide ,  avec  les  sigaes 
magiques  dont  il  était  couvert,  avait  disparu,  consumé. 

Si  le  peuple  poussa  des  cris  d'admiration  à  la  vue  des  autres  pro- 
diges, il  en  jeta  de  plus  grands  encore  en  voyant  celui-ci  ;  et  il  crut 
au  Dieu  de  Patrice. 

Le  roi  lui-même,  moins  facile  à  ébranler,  et  qui  résista  quelque 
temps,  finit  cependant  par  se  rendre,  et  avec  lui  les  princes  qui  lui 
payaient  tribut. 

C'est  ainsi  que  les  derniers  descendants  des  hommes  qui  assistèrent 
à  l'assemb'iée  de  Temrah  ont  raconté  la  lutte  suprême  et  la  victoire 
définitive  du  jeune  Christianisme  contre  le  Paganfsme  irlandais. 

Comme  l'enfant  béni,  aux  cheveux  blonds,  il  sortait  triomphant  de 
l'épreuve  où  son  vieil  ennemi  succombait  aux  applaudissements  du 
peuple. 

Patrice  se  contente  de  parler  de  sa  délivrance  et  de  ceUe  de  ses 
disciples  : 

a  Après  quatorze  jours  de  captivité ,  le  Seigneur  me  délivra  de  lit 
puissance  du  roi.  Il  nous  rendit  même  ce  qu'on  nous  avait  pris ,  et 
dont  nous  avions  tant  besoin ,  soit  pour  le  service  de  l'autel ,  soit  pour 
subvenir  à  nos  frères  nécessiteux.  »  ' 

A  ces  paroles ,  le  Saint  ajoute  celles-ci,  qui  sont  bien  remarquables, 
et  où  se  révèle,  dans  Thumble  aveu  de  la  faiblesse ,  le  secret  même 
d'une  force  à  laquelle  l'Irlande  a  dû  sa  conversion  : 

<c  Que  personne  n'ose  jamais  prétendre  que  c'est  par  moi-mèn^ , 
pauvre  ignorant,  que  j'ai  agi  !  SiJ^ai  fait  quelque  chose  d'un  peu 
démonstrcUifi^ut  plaire  à  Dieu,  pensez  et  croyez  fermement ,  et  dites- 
vous  bien  :  La  main  de  Dieu  était  là  !  » 

Vte  HERSARÏ  DE  LA  VILLEMARQUÉ , 

Membre  de  l'Institut. 


NOTICES  ET  COMPTES-KENBUS. 


Bécii  des  fméraiHes  d'Atme  de  Bretagne ,  précédé  d'une  complamle  sur 
la  mort  de  cette  princesse ,  et  de  sa  généalogie ,  le  tout  composé  par 
BftETAïaiiE»  son  héraut  d'armes,  publié  par  MM,  L.  Herlkt  et  Max. 
DS  GoMBEAT.  1858.  A.  Aubry  {%  Lettres  inédites  de  la  duchesse  Anne^ 
publiées  par  M.  J.  Gaultier  du  Uottay  ,  extrait  des  mémoires  de  la 
Société  Archéologique  des  Côtes  du  Nord  (^).  —  Le  Livre  de  la  Chasse 
du  grand  seneschal  de  Normandye ,  et  les  dits  du  bon  chien  Souit- 
lard,  etc.t  publié  par  le  baron  Jéboms  Pichon.  4858    A.  Aubry, 

Le  9  Janvier  4544,  mourait  au  châleau  de  Blois  la  reine-duchesse  Anne  " 
de  Bretagne ,  deux  fois  reine  de  France .  comtesse  de  Montfort ,  de  Riche- 
mond,  d'Etampes ,  de  Vertus ,  etc. ,  et  ses  funérailles,  aussi  Somptueuses 
que  celles  d'un  roi ,  réunissaient  un  nombreux  cortège  de  Français  et  de 
Bretons  également  afQigés.  Je  me  sers  avec  intention  de  cette  expression 
«  Français  et  Bretons,  »  car  depuis  vingt-trois  ans,  la  vieille  Armorique 
n'avait  pas  encore  eu  le  temps  de  se  persuader  qu'elle  élail  devenue  pro- 
vince du  royaume  de  France.  Il  avait  fallu  une  influence  toute  particulière 
pour  que  celte  réunion  de  deux  pays ,  séculairement  ennemis,  pût  se  faire 
sans  secousse. 

De  Faveu  même  de  Pierre  de  Bourdeilles  qui  n'était  pas  sujet  à  flatter 
certaines  femmes ,  Anne  était  la  princesse  la  plus  accomplie  de  son  temps 
L'abbé  séculier  de  Brantôme  n'en  parle  qu'avec  un  respect  qui  chez  lui  est 
inusité,  et  il  a  bien  garde  d'attribuer  à  la  bonne  duchesse  ces  épisodes 
plus  que  légers  dont  il  ornait  la  biographie  de  celles  qu'il  appelait  cependant 
«  les  grandes  et  honnestes  dames  :  »  ce  n'est  plus  une  de  ces  pi:incesse8 
qui,  suivant  ses  propres  expressions  ,  avaient,  après  tout  «  leur  libéral 

(1)  Le  tréftor  des  pièces  rares  ou  Inédites  est  une  coOecUon  éditée  par  H.  Ang.  AnCly, 
avec  loot  le  soin  et  le  luxe  qui  peuvent  sôdnlre  les  blbUoptaHes  lea  plus  méticnleaz.  Cette 
coUecUoo  comprend  déiiè  quatorze  ouvrages  parmi  lesquels  je  remarque^  outre  les  deux 
livres  qui  figurent  dans  cet  article  :  la  Description  de  la  viUe  de  Paris  au  XV*  Siècle, 
par  Guillebert  de  Metz  ;  des  Chants  historiques  et  populaires  du  temps  de  Charles 
VU  et  de  louis  XI  ;  les  GBuvres  inédites  de  P,  de  Ronsard;  les  poésies  Inédites 
de  H*  Henri  Baude  ;  la  Journée  des  Madtigaux  ;  les  Chansons  et  saluts  d'amour  de 
Guillaume  de  Ferrieres  (lisez  Guillaume  de  Meslay),  etc. 

(2)  Chez  tud.  Ffudliomme ,  à  Satnt-Brieac. 


184  IfOTlCES 

»  arl)ilre  pour  estre  religieuses  aussi  bien  de  Vénus  que  de  Diane.  »  La 
belle  figure  de  la  ducbesse  Anne  reporte  naturellement  à  ce  que  disait  le 
chevalier  de  la  Tour-Landy ,  un  siècle  auparavant ,  alors  qu'il  entretenait 
ses  filles  des  femmes  vertueuses ,  chastes  et  dévouées  à  leurs  époux  :  «  quar 
»  se  je  vouloye  de  toutes  racompter,  je  auroye  tropi  faire,  et  seroitma 
».  matière  longue ,  car  moult  en  y  a  de  bonnes  on  royaubne  de  France.  » 

Anne  mourut  jeune ,  à  37  ans  :  ses  contemporains  en  font  un  portrait 
séduisant.  Sr  nous  les  croyons  ^et  pourquoi  douter  quand  il  s'agit  d'une 
reine  après  sa  mort?)  elle  était  gracieuse  à  l'égal  de  Renée  de  RieuK, 
la  belte  Châleauneuf,  cette  autre  bretonne  qui  faisait  tourner  les  tètes  à 
la  cour  de  France  ;  elle  était  instruite ,  généreuse ,  charitable  ;  ajoutons 
qu'elle  boitait  un  peu  »  mais  cela  ne  '  lui  seyait  pas  plus  mal  qu'A  la  belle 
madame  de  Condé.  Je  ne  veux  rien  cacher,  aussi  je  me  hâte  de  terminer  en 
rappelant  qu'Anne  était  prompte  à  la  réplique ,  décidée  dans  ses  volontés  : 
elle  aimait  à  être  lestement  obéie  et  gardait  le  souvenir  des  offenses.  C'était 
une  véritable  fille  de  Bretagne ,  et  quoi  qu'en  disent  quelques  rares  détrac» 
teurâ ,  elle  était  grandement  estimée  en  France ,  tandis  que  dans  set 
anciens  domaines  on  la  connaît  encore  sous  le  nom  de  «  la  bonne 
duchesse.  » 

Ce  fut  un  bonheur  pour  la  France  que  cette  princesse  fût  désignée  pro- 
videntiellement pour  commencer  l'œuvre  de  réunion  de  la  Bretagne  à  la 
Couronne  :  grâce  à  elle  on  évita  les  froissements  qui  auraient  inévitable- 
ment ensanglanté  ce  pays  ;  on  put  amener  la  fusion  de  deux  nationalités 
accoutumées  à  se  combattre,  et  cependant  un  siècle  plus  tard,  cette  fusion 
n'était  pas  encore  faite ,  lorsque  l'on  prétendit  faire  marcher  les  Bretons 
au  moyen  du  despotisme  administratif  qui  réussissait  dans  le  reste  de  la 
France. 

Le  mariage  d'Anne  avec  Charles  Vlll ,  en  4491 ,  avait  été  réglé  par  la  loi 
du  plus  fort  ;  à  peine  si  Ton  avait  pu  réserver  à  la  jeune  duchesse,  âgée 
de  quinze  ans  seulement,  ses  droits  sur  la  suzeraineté  de  la  Bretagne,  en 
cas  de  survivance ,  et  encore  à  la  condition  que,  si  eHe  se  remariait,  elle 
n'épouserait  que  le  roj  de  France  ou  son  plus  proche  héritier  :  ce  sont  là 
des  mariages  où  la  diplomatie  seule  intervient,  sans  que  le  cœur  des  époux 
soit  consulté;  mais,  en  4491 ,  les  événements  ne  permettaient  pas  à  l'héritière 
de  Bretagne  de  savoir  si  elle  avait  un  cœur.  —  Devenue  veuve  à  24  ons , 
Anne  pouvait  s'occuper  plus  utilement  de  sa  chère  province  et  au^si  de  ses 
inclinations  personnelles  ;  c'est  ce  qui  advint,  en  4498 ,  par  son  union  avec 
Louis  Xll.  A  mon  avis,  U.  Alfred  Doneaud  a  jugé  bien  partialement  la 
banne  duchesse ,  dans  une  étude  sur  «  la  réunion  de  la  Bretagne  à  la 


ET  COHPTSS-KEIVDUS.  185 

1*  France  (*)  :  là  où  il  voit  sécheresse  de  coeur ,  je  De  trouve  que  des  senti- 
ments dignes  d*iine  grande  princesse  s^attachanl  à  défendre  les  droits  d'un 
pays  dont  elle  était ,  par  droit  patrimonial ,  souveraine  jadis  à  peu  près 
Indépendante. 

Une  chose  évidente  pour  moi ,  c'est  qu'au  commencement  du  XVh  siècle, 
les  Bretons  se  souciaient  peu  du  roi  de  France  :  ils  ne  connaissaient  que  la 
duchesse.  Peu  importait  au  bourgeois  et  an  paysan  qu'elle  résidât  à 
Rennes  ,  à  Nantes ,  à  Blois  où  à  Amboise ,  pourvu  qu'il  pût  voir  de  temps 
en  temps  la  fille  du  duc  François  II,  la  vraie  duchesse  de  Bretagne.  La 
■obksse  elle-même  était  satisfaite ,  puisqu'elle  faisait  peu  à  peu  connais* 
9iBce  avec  la  cour  de  France ,  soit  dans  la  maison  de  la  Reine,  soit  parmi 
les  eent-gardes  de  celle-ci,  recrutés  presque  exclusivement  dans  ses  rangs. 

Jusqu'ici  nous  avions  eu  peu  de  détails  sur  les  funérailles  de  cette  |>rin- 
oesse  :  D.  Moriee  qui  connaissait  le  travail  de  Bretaigne  qui  fait  l'objet  de 
la  publication  qui  nous  occupe  dans  cet  article ,  D.  Moriee  ne  cite  (t.  m , 
col.  920  k  923)  que  les  rondeaux  et  épitaphes  reproduits  d'ailleurs  par 
MM.  Merlet  etde  Gombert.  Brantôme,  non  plus,  n'en  dit  que  quelques  mots, 
d*aprés  une  vieille  histoire  de  France  qui  traînait  dans  son  cabinet,  et 
ces  détails  assez  concis  concordent  avec  le  récit  de  Bretaigne. 

U  est  vraiment  curieux^  de  suivre  l'ordre  de  cette  pompe  funèbre  qui 
dora  plus  d'un  mois;  Brantôme  remarque,  comme  un  fait  extraordinaire , 
que  la  grave  question  des  préséances  ne  souleva  aucune  discussion ,  ce  qui 
fait  honneur  aux  personnages  chargés  de  régler  les  rangs  et  les  cérémonies  ; 
Mongole,  le  roi  d'armes  de  France ,  et  Bretaigne,  roi  d'armes  de  Bretagne, 
doivent  en  avoir  personnellement  le  mérite  principal. 

H  faut  voir,  do  reste ,  avec  quelle  conscience ,  malgré  toute  sa  douleur, 
le  roi  d'armes  de  Bretaigne  s'occupe  des  moindres  circonstances  :  il  ne 
passe  ni  les  lamentations  officielles,  ni  les  rondeaux,  épitaphes  et  inscrip- 
tions; ni  le  détail  minutieux  des  personnes  qui  accompagnaient  le  cercueil  ; 
ni  leurs  costumes  (ne  va-t-il  pas  jusqu'à  se  préoccuper  de  la  longueur  de  la 
queue  d^M**  de  Bourbon ,  Anne  de  France  ?)  ni  les  cérémonies  faites  au 
passage  des  royales  dépouilles  à  Cléry.  à  Orléans,  à  Etampes,  à  Monthléry, 
à  N.  D.  des  Champs,  etc.  J'aurais  voulu,  je  l'avoue,  que  MM.  Merlet  et 
de  Gombert  nous  donnassent  quelques  détails  sur  Bretaigne  lui-même  et 
sur  l'institution  des  rois  et  hérauts  d'armes  dans  notre  province  ;  ils  les 
eussent  sans  doute  trouvés  dans  les  comptes  des  ducs  qui  doivent  être  à 
Nantes.  J'aurais  voulu  aussi  qu'ils  lui  rendissent  son  vrai  titre  de  roi ,  et 
non  pas  de  héraut:  en  comparant  plusieurs  passages,  par  exemple  aux 

(I)  Revue  des  Provinces  de  l'Ouest,  iv«  «nnée,  pp.  385  et  seq.  , 


186  noTiGBs 

pages  32  et  47,  oa  semble  apercevoir  qae  firelaigoe  était  roi  d'armes ,  et 
que  Veônes  et  Heonebont  étaient  stmplemeat  hérauts. 

La  ténacité  du  caractère  breton  perce  dans  un  détait  qui,  au  premier 
abords  peut  sembler  sans  valeur  :  c*est  la  persistance  avec  laquelle  le  roi 
d  armes  donne  à  l'évéque  de  Dol  la  qualité  d*arclievèque  (pp.  06 ,  78,  96)  a 
il  y  avait  345  ans  que  Dol  avait  cessé  de  porter  le  titre  de  métropole, 
malgré  les  sympathies  des  populations ,  et  cependant  le  personnage  héral- 
dique qui  devait  le  mieux  connaître  Fétiquetfe  de  la  Cour  de  François  U  el 
d'Anne  continuait  k  considérer  encore  officiellement  ce  prélat  comme  le 
métropolilain  de  l'Âmrârique.  —  En  parcourant  la  collection  manuscrite 
des  BlaRCs-Manieaux ,  j'ai  remarqué  un  fait  qui  prouve  combien  en  f  56&, 
et  par  conséquentes  ans  après  que  les  Etats  de  Bretagne  avaient  demandé 
la  réunion  définitive  du  duché  à  b  Couronne ,  les  gentilshommes  de  la 
province  tenaient  à  ne  pas  se  mêler  aux  Français  :  à  cette  date,  et  par  son 
testament  du  8  Juillet,  Oaude  du  Chasiel ,  baron  de  Marcé  e!t  viconUe  de 
Pommerit,  étant  en  sa  maison  du  Ghastel,  ordonnait  formellement  que  sa 
fiUe  aînée  «  ne  soit  par  voye  du  monde  mariée  sinon  à  un  gentilhomme 
»  breton  ;  et  srquelqu'un  la  vouhist  surprendre  de  mariage ,  en  soit  faite 
»  poursuite  par  toutes  voyes  de  justice ,  jusqu'à  le  faire  mourir  (^).  »  Cette 
fille  aînée ,  nommée  elle-même  Claude  ,  épousa  Charles  Goyon ,  baron  de 
la  Moussaye. 
~  Si  le  corps  d'Anne  de  Bretagne  appartenait  à  Saint-Benis,  sépulture  des 
rois,  son  cœur  avait  été  légué  par  elle  à  sa  chère  province;  aussi  le  récit 
de  ses  funérailles  est  suivi  de  «  la  commémoracion  de  l'enterremeni  dn 
«  cueur  de  la  trés-crestienne  royne  et  duchesse  »  à  Nantes.  —  Bretaigne , 
qui  commence  par  une  généalogie  rimée  de  sa  noble  maîtresse  ,  dans  le 
goût  du  XVI*  siècle,  avait  dédié  son  manuscrit  à  Gui  de  Laval ,  comte  dt 
Quintin,  cousin  de  la  princesse,  et  l'un  des  quatre  qui  avaient  l'honneur  de 
tenir  les  coins  du  drap  de  deuil ,  lorsque  le  corps  fut  porté  du  chftteau  de 
Blois  à  l'église  Saint-Sauveur.  Nous  avons  ainsi  l'œuvre  complète  du  roi 
d'armes ,  et  ce  charmant  petit  livre  doit  trouver  sa  place  dans  toutes  les 
bibliothèques  de  Bretagne. 

M.  Gaultier  du  Mottay,  dont  les  travaux  sur  l'histoire  de  Bretagne  sont 
aussi  consciencieux  que  nombreux  déjà,  a  eu  le  bon  goût  de  rec^eilhr  neuf 
lettres  inédites  signées  par  Anne  de  Bretagne ,  et  toutes  relatives  à  l'his- 
toire de  l'évêché  de  Tréguier  :  c'est  là  une  excellente  idée ,  et  nous  vour 
drions  que  l'on  fit  un  recueil  complet  des  actes  émanés  de  la  reine-duchesse  ; 
ce  genre  de  compilation  est  indispensable  pour  faire  comprendre  authentir 

(1)  GoU.  des  m  Mant ,  à  la  Bibtiottièque  Impériale,  Tome  XL  VU ,  p.  «o«. 


ET  GOMPTBS-  RBHDDS.  Iâ7 

(^uemeni  le  caraetére  et  rinfloeoce  des  personnages  qui  ont  ane  placé 
d'honneur  dans  rhistoire.  --  C'est  cette  convicUon  qui  nous  fera  probable- 
ment entrepr^dre  un  jour  le  recueil  de  toutes  les  chartes  émanées  de 
saint  Guillaume,  évêque  de  Saint-Brieuc.  Ce  petit  cartulaire  permettra  proba- 
|)lement  de  mieuK  se  rendre  compte  de  l'un  des  personnages  les  pkis 
érainents  de  Bretagne ,  an  XUl*  siècle. 

Je  remarque  dans  la  publication  'dé  M.  Gaultier  du  Mottay  deux  pièces 
qui  jettent  un  jour  nouveau  sur  l'histoire  de  la  duchesse  Anne.  Tons  les 
historiens  s'accordent  à  dire  que ,  depuis  son  juariagc  avec  Charles  Vlil, 
le  6  décembre  4491,  jusqu'à  la  mort  de  ce  monarque  arrivée  le  7  an'à 
1499 ,  la  duchesse  n'eut  aucune  part  dans  le  gouvernement  de  la  Bretagne  ; 
pendant  cette  période,  HH.  Merlet  et  de  Gombert  le  répètent,  Anne 
.aurait  vécu  à  l'écart  des  alTaires  publiques,  ce  qui ,  du  reste,  devait  être 
assez  anthipathique  à  son  caractère;  M.  Gaultier  du  Hottay  donne  deui 
lettres,  «  de  par  la  rpyne  et  dudiesse  » ,  qu'il  place  à  l'année  4493  et  qui, 
si  la  date' est  exacte,  permettraient  de  supposer  que  la  princesse  était  par- 
venue à  conquérir  le  droit  de  s'occuper  un  peu  des  affaires  de  Bretagne. 
Ce  fait  est  important  à  étudier  et  à  établir  parce  que  dans  tous  les  actes 
édités  par  D.  Morice,  Chaiies  VIII  parait  seul  comme  roi  de  France ,  sans 
qu'il  soit  fait  mention  de  l'intervention  de  la  reine. 

Nous  terminerons  cet  article  par  Texanien  d'un  charmant  volume  qui 
fait  encore  partie  de  ce  «  trésor  des  pièces  rares  ou  inédites  »  auquel  appar- 
tient l'œuvre  du  roi-d'armes  Bretaigne. 

il  ne  s'agit  plus  ici  de  grands  seigneurs  et  de  grandes  dames,  bi)en  qu'une 
partie  notable  du  livre  soit  rimée  par  un  grand  seigneur;  et  cependant 
parmi  les  héros  qui  y  sont  rappelés,  on  ne  trouve  rîen  que  bonne  race, 
rien  que4)onne  lignée  :  l'un  d'eux  même  connut  la  Bretagne ,  ainsi  qu'il  le 
dit  lui-même  : 

N'ayant  que  douze  mois  (us  mené  en  Bretaigne , 
.  Là  où  je  fus  donné  au  bon  duc  d'Orléans 
Qui  de  moy  s'est  servy  l'espace  de  treize  ans  , 
Estant  duc,  af^èa  roy,  nommé  Louys  douziesme. 


Mais  mon  maistre  estant  roy  gueres  ne  séjourna 
En  ce  pays  breton  :  en  France  retourna,  etc. 

Il  s'agit  du  bon  Relay^  «  qui  vient  de  la  race  des  chiens  gris,  don) 
»  la  vénerie  apparlenoit  au  duc  de  Bourgogne.  »  Là  aussi  se  trouvent  les 
Dils  du  bon  chien  Souiliard,  fils  de  Souillard  1,  de  la  race  de  saint  Hubert, 


188  If OTIGSS  ET  COltPTSS-EBlfDUS. 

qnï  eul  l'honneur  (Tappartenir  au  roi  Louis  XI  et  à  Jacques  de  Brezé,  graiié 
sénéchal  de  Normandie  :  ce  n'était  pas  de  simples  roquets,  les  Souillard,  et 
leur  postérité  ne  s'éteignit  que  dans  les  premières  années  du  régne  de 
Louis  XIV. 

M.  le  baron  Pidion  a  réuni  en  56  pages  quelques  documents  cynégétt* 
quesqui  prennent  leur  place  immédiatement  à  côté  de  Jacques  du  Fouillonx  ; 
les  Classeurs  énidit?  aimeront  à  parcourir  ce  volume,  et  les  archéologues 
ne  négligeront  pas  celte  petite  coUcctiqn  de  textes  curieux  sur  l'art  de  la 
vénerie  qui  tenait  une  si  grande  place  dans  la  vie  de  nos  aïeux.  C'est 
d'abord  un  long  récit  de  chasse  du  sénéchal  de  Normandie  ;  puis  les  dite 
du  bon  chien  Souillard,  deuxième  du  nom,  qui  passa,  par  don,  de  Louis  XI 
au  sénéchal  de  Saintonge,  et  de  celui-ci  an  sénéchal  de  Normandie;  puis 
les  épitapbesde  Basque,  autre  chien  de  Louis  XI,  pensionné  d'une  rente 
annueUe  de  six-vingt  francs,  et  de  Relay,  chien  de  Louis  XH.  Le  grand 
sénéchal  Jacques  de  Brexé  semble,  dans  les  dix  dernières  année»  de  sa  vie, 
avoir  oublié  dans  les  plaisirs  de  la  chasse  et  de  la  poésie  de  vénerie  ses 
malheurs  conjugaux  et  le  trop  grand  bruit  qu'ilavak  fait  jadis. 

J'avoue  que  j'aime  mieux  lire  les  vers  du  sénéchal  lorsqu'à  chante  les 
chiens ,  que  lorsqu'il  se  mêle  de  célébrer  les  perfeetions  de  M*^  Anne  de 
BourlM)n ,  la  même  dont  la  robe  à  si  longue  queue  attirait  les  yeux  du 
roi  d'armes  Bretagne  ;  l'équité  veut  que  je  me  dépêche  d'ajouter  que  la 
«  responcedu  secrétaire  du  roy ,  Robertet  »  sur  le  même  sujet,  est  encore 
inférieure  aux  rimes  de  Jacques  de  Brezé. 

—  Pendant  que  je  parle  dechiens^  il  me  vient  une  idée  qu'il  me  faut  sou- 
mettre à  mes  lecteurs.  N'ai-je  pas  ou!  dire  quesur  le  monument  que  Ton  se 
propose  d'élever  au  souvenir  du  combat  de  Saint-Gast ,  quelques  personnes 
ont  l'idée  depersonnifier  la  Bretagne  sous  la  forme  d'une  levrette  terrassant' 
un  léopard?  Peut-être  a-t-on  voulu  m'en  imposer,  et  rire  de  ma  crédulité .' 
n'importe,  je  suis  de  bonne  foi  et  je  proteste  contre  la  levrette.  Serait-ce 
par  hasard  en  souvenir  du  lévrier  qui  abandonna  si  piteusement  saint  Charles 
de  Blois,  le  jour  où  la  fortune  lui  fut  fatale  ?  Serait-ce  que,  d'après  quelques 
gravures  peu  correctes,  on  aurait  pr»  le  petit  animal  suspendu  à  Tordre  de 
l'épi  et  de  l'hermine  pour  une  levrette  ?  —  Si  l'on  n'a  pas  voulu  rire  k  mes 
dépens  dans  cette  circonstance,  je  demande  formellement  que  ni  Souillard , 
ni  Relay ,  ni  fiasque  ne  soient  appelés  à  l'honneur  de  représenter  la  vieille 
Armorique. 

Anatole  DE  BARTHÉLÉMY. 


CHRONIQUE. 


Sommaire.  —  Les  statues  sont  à  Tordre  du  jour^  -^  Doux  monuments  élevés 
au  général  Cath^lineau ,  Tun  à  Saint-Florent-Ie-Vieil ,  l'autre  au  Pin-en- 
Mauges.  —  Description  du  second.  —  Une  scène  de  vandalisme  en  I8S8. 
—  Par  quoi  Ton  a  remplacé  la  chaumière  du  premier  généralissime  de  la 
Vendée. 

I. 

Jamais  peut-être  à  aucune  époque  on  n'avait  vu  en  France  ^ever  tant 
de  monuments  et  de  statues  è  4a  mémoire  des  actions  et  des  personnages 
célèbres.  H  n'y  aura  bientôt  plus  que  les  villages  —  et  encore  !  —  où  le 
voyageur  pourra  constater  sur  la  place  publique  l'absence  complète  d'un 
piédestal  surmonté  d*un  buste  ou  d'une  statue  en  pied.  Je  ne  dirai  point  . 
que  c'est  comme  la  muscade  et  que  l'on  en  met  partout  ;  non  «  je  tsraindrais 
de  paraître  irrévérencieux ,  d'autant  que  je  partage  assez  le  goàt  du  mo- 
ment :  une  nation  doit  honorer  ses  pères ,  afin  de  vivre  longuement.  Mais 
k  cause  de  cette  mode»  je  serais  curieux  qu'en  me  l'expliquât?  Faudrait-il 
l'attribuer  à  la  pénurie  actuelle  des  grands  hommes  en  chair  et  en  os? 
Eprouverait-on  le  besoin  de  faire  revivre  en  bronze,  en  marbre  ou  en  pierre^ 
les  grands  "hommes  défunts,  parce  que  l'on  ne  peut  plus  guère  se  procurer 
le  plaisir  d'en  contempler  de  vivants?  Je  ne  sais,  et  je  n'ose  admettre 
cette  supposition ,  un  peu  bien  injurieuse  pour  nos  contemporains  et  pour 
aotre  temps.  Croyons  plutôt  que  c'est  le  respect ,  l'admiration  du  passé 
qui  nous  guide  et  l'envie  de  mettre  de  nobles  modèles  sous  les  yeux  des 
générations  présentes  et  à  venir. 

Entre  tentes  les  petites  villes  où  se  montre  l'image  d'un  héros  «  Saint- 
Fk>rent-le-Vieil  jouit  d'un  bien  rare  privilège  :  —  il  possède  les  restes  ^e 
deux  hommes  iUustres ,  de  Boncbamps  et  de  Gathelineau.  Le  corps  de 
Boncbamps  repose  sous  le  socle  même  de  la  belle  statue  que  le  républicain 
David  d'Angers  a  sculptée  à  la  gloire  du  chef  royaliste ,  et  le  corps  du 
premier  généralissime  de  la  Vendée,  dans  le  cimetière  de^la  paroisse. 

Nous  avions  entendu  vaguement  parler  d'un  monument  que  l'on  cons- 
truisait pour  y  renfermer  les  dépouilles  du  saint  d'Anjou  ;  nous  avons  voulu 
être  édifié ,  pour  vous  édifier  vous-même  à  cet  égard ,  cher  lecteur  ;  nous 
sommes  allé  aux  informations,  et  voici  ce  que  l'on  nous  a  répondu  : 

«  Il  est  vrai  que  l'on  achève  ces  jours-ci  une  chapelle,  à  Saint-Florent, 
dans  le  jardin  de  l'ancienne  communauté  de  religieuses  où  mourut  le  géné- 
ralissime Gathelineau,  le  14  juillet  1793,  après  y  avoir  été  soigné  par  la 
sœur  Saint* Jean*6aptiste,—  (M"*  Bussonnière,  morte  à  Saint-Florent,  il 
y  a  trois  ans  )  ; — et  que ,  dans  cette  chapelle ,  H.  le  comte  de  Quatrebarbes, 


190  CHRONIQUE. 

légataire  de  H"**  Baudoum.  à  qui  apparlenail  cette  ancienne  (!Dmniunaulé. 
a  Tait  faire  deux  tombeaux  où  sont  déposés  les  ossements  entiers  du  géné- 
ral Gilhelineau  et,  en  partie,  ceux  de  son  fils  qui  fut  tué  en  483^.  Le 
générai  fut  inhumé  dans  le  cimetière  de  Saint-Florent,  par  M.  l'abbé 
Gruget,  curé  de  la  paroisse,  en  présence  de  M.  Gazeau.  maire  sous  U 
Restauration»  de  M"*  Bussonnière  et  d*aulres  personnes,  qui  firent  con- 
naître à  M..  Tabbé  Gourant,  successeur  de  M.  Gruget,  la  fosse  où  avait  été 
mis  le  Saint  d'Anjou.  M.  Gruget  et  M.  Gourant  ont  fait  en  sorte  que  per- 
sonne ne  fût  enterré  dans  la  fosse  où  avait  été  dépose  le  général.  Aussi 
a-t-on  trouvé  ses  ossements  en  totalité ,  et  sans  mélange  ,  nulle  sépulture 
n'ayant  été  faite  dans  le  même  lieu ,  ni  avant ,  ni  après  celle  du  général 
Cathelineau.  Le  eroirait-on?  Il  n'y  avait  pas  même  de  tombe  sur  la  fosse 
qui  renfermait  ces  restes  héroiques ,  lorsque  M"l*  la  comtesse  de  la  Gran- 
ville,  qui  habite  Lille,  vint,  en  septembre  4847,  visiter  les  tombeaux  de 
SamtJ/'loront.  Surprise  el  honteuse  pour  la  Vendée  de  cet  état  d'al)andon , 
cette  pieuse  dame  envoya  sept  cents  francs  à  II.  le  curé  pour  faire  une 
tombe  simple  au  général  et  fonder  une  grand*messe  perpétuelle,  qui  se  dit 
le  44  juillet  de  chaque  année ,  jour  où  expira  le  saint  d'Anjou. 

Le  %Z  juin  dernier,  M.  de  Quakrebarbes  et  M.  Henri  Cathelineau,  petiu- 
fils  du  généralissime,  sont  venus  à  Saint-Florent,  el  ont  fait  exhumer,  mais 
sans  aucune  cérémonie  ^  el  transférer  les  riestes  du  père  et  du  fils  dans  les 
tombeaux  de  la  chapelle. 

\  La  tète  de  GathelineaUv  dit  eiKterminaut  notre  honorable  correspondant, 
M.  le  curé  de  Saint-Florent  *kii-même,  —  que  nous  sommes  heureux  de 
remercier  ici  pour  l'obligeant  empressement  avec  lequd  il  noua  a  transmis 
ces  cfêtails,  ^-  est  une  tête  très-belle,  au  large  front,  et  semblable  A  eea 
tètes  que  les  sculpteurs  prennent  pour  modèles. 

Nous  faisons  des  vœiix  pour  que  ce  monument  si  simple,  —  trop  simple, 
^  notre  gré ,  car  ce  pai^an  de  gfinie  mériterait  mieux  que  cela,  -^  échappe 
au  vandalisme  ou  plutôt  à  la  fureur  des  partis.  J'our  vous  parler  de  la 
sorte,  nous  avons  bien  nos  raisons,  et  nons  voulons  même  vous  les  déduire. 
*-0n  avait  inauguré  au  Pin-en-Mauges,  le  9  août  4827,  une  statue  du 
général  Cathdineau.  Ge  monument,  dit  M.  Théodore  Muret  dans  sa  Vie 
popuhiire  du  général,  était  dû,  en  grande  partie,  aux  soins ,  an  zèle,  anx 
généreux  sacrifices  dé  M.  le  chevalier  de  Lostangea,  qui  s'était  promis, 
pendant  son  émigration ,  s'il  rentrait  jamais  en  France ,  de  rendre  à 
GatbeUneau  un  hommage  digne  de  lui.  —  Sur  la  place  du  bourg,  nommée 
place  CatkeHneau.,  un  mur  d'appui  formait  un  grand  ovale ,.  autour 
dnqnel  s'élevaient  trcnte-denx  piliers  carrés,  de  neuf  pieds  de  hauteur  au* 
àtssas  du  petit  mur.  Entre  tos  piliers  régnaient  des  claires-voies,  surmon- 
lées  aUemalivement  de  sacrés -cœiu^  et  de  fleurs-de-lys.  Au  nulieu  de 
Tenceime  s'élevait  la  statue  en  pierre,  œuvre  de  M.  Molcbneeht.  Cathe- 
lineau était  représenté  sous  le  costume  villageois ,  habit  de  bure  croisé 


GHiomous.  191 

sur  la  poitrine,  avec  un  sacré-cœur,  un  chapelei  suspendu  A  la  bouton - 
niére  et  des  pistolets  dans  une  éeharpe  à  gros  nœuds.  De  son  bras  gauche 
il  embrassait  une  croix  portant  Tinscription  :  Dieu  et  le  Roi,  qu'il  semblait 
oiODtrer  avec  le  sabre  que  tenait  sa  main  droite.  Ses  yeux  étaient  levés 
vers  le  ciel.  Son  chapeau .  décoré  de  rubans  et  d'un  panache,  reposait  au 
pied  de  la  croix. Xa  statue  était  placée  de  telle  sorte  que  le  général  sem* 
blait sortir  de  sa  maison,  située  à  gauche,  un  peu  en  arriére,  et  prendre 
la  direction  de  Jallais ,  comme  le  jour  de  son  mémorable  appel  aux  armes. 
Sur  le  devant  du  piédestal  on  lisait  ;  Cathblinsàu  ,  général  en  chef  des 
armées  catholiques  et  royales,  -^  1793.  Sur  ki  foce  de  droite  était  tracé 
le  récit  sommaire  des  exploits  du  héros  ;  sur  la  face  gauche  on  lisait' sa 
nomination  de  généralissime;  sur  la  quatrième  face,  des  vers  à  sa  louange. 
Enfin,  sur  les  piliers  étaient  gravés  les  noms  des  Vendéens  morts  pour 
la  cause  royale,  en  combattant  sous  les  ordres  de  Gathelineau  et  des  chefs 
qui  lui  ont  succédé.  Ces  noms  étaient  classés  par  paroisses./  Un  drapeau 
blanc  flottait  toujours  au-dessus  de  la  porte  d^entrée  ,  et  les  jours  de  fêtes, 
on  mettait  de  petites  banderoles  blanches  entre  les  piliers.  Cela  donnait  au 
monument,  nous  dLsait  sur  les  lieux  ipèaMS  M.  le  curé  do  Pin-en-Mauges, 
un  air  de  festivité  étonnant! 

Eh  !  bien ,  un  matin«  en  i83â  —  peu  de  jours  après  l'assassinat  de 
Jacques  Gathelineau  à  la  Chaperonniére ,  —  le  sous- préfet  de  Beaupreau 
et  le  procureur  du  roi  arrivent  au  Fin-en-Nauges ,  à  la  tète  de  deux  cents 
hommes  de  troupe.  Ils  vont  proposer  à  M.^le  curé  de  donner  asile  à  la 
statue  du  général  dans  son  église,  pour  la  préserver  de  toute  iosuke. 
M.  Tabbé  Raimbault  s'y  refuse,  par  la  raison  qu'il  n'avait  point  reçu  d'ordre 
à  cet  égard ,  et  que ,  du  reste,  il  connaissait  parfaitement  l'esprit  de  ses 
paroissiens ,  qui  certes  ne  songeraient  jamais  à  toucher  au  monument. 
Alors  le  sous -préfet  et  le  procureur  veulent  requérir  les  habitants  pour  ' 
enlever  la  statue;  impossible  d'en  trouver  un  seul;  ils  s'étaient  tous  enfuis. 
Aussitôt  les  soldats  se  mettent  à  l'œuvre;  ils  attachent  une  corde  au  cou  de 
Ift  pauvre  statue  qui  tombe,  aux  cris  de  joie  des  vandales,  et  dont  la  télé  se 
brise  sur  le  socle.  A  coups  de  haches  et  de  sabres  on  taille  les  piliers  poot 
en  effacer  les  inscriptions;  après  quoi  on  les  renverse.  Des  trente-deux  il 
n'en  reste  plus  que  quatre  debout,  et,  chose  étrange!  une  seule  inscription 
a  trompé  la  rage  des  culottes  rouges,  —  comme  on  les  appelait  en  ce 
temps  ,  —  c'est  celle-ci  qui  subsiste  encore  :  Domine  salvum  fac  regem, 

ie  TOUS  hisse  à  penser,  cher  lecteur,  combiei)  est  navrante  la  vue  de  ces 
mines,  auxquelles  on  n'a  rien  changé ,  et  que  les  ronces  essaient  de  voiler 
aux  regards.  —  Les  débris  de  la  statue  ont  été  pieusement  recueillis  et 
déposés  dans  une  petite  chapelle,  au  fond  du  cimetière.  Quant  à  la  maisoi^ 
de  Gathelineau,  elle  a  été  détruite.  Je  demandais  à  la  voir  :  on  me  montra 
la  remise  d'une  auberge,  qui  Ta  remplacée.  Elle  existait  encore,  lors  de  là 
fête  du  9  août  lfâ7,  ainsi  que  le  four,  où  M.  de  Lostanges  vouhit  —  tou^ 


19i  CHR01IIQI7E. 

cbanle  pensée  !  —  que  l*on  6t  cuire  le  pain  qui  fut  seni  au  banquet.  ^ 
Quand  M"*  la  duchesse  de  Berry  passa  au  Pin-en-Nauges,  on  la  conduisit 
à  celte  chaumière;  sur  la  porte  on  avait  mis  une  traduction  italienne  de 
ces  mots,  qui  résument  si  bien  la  vie  du  général  ;  Tempore  brevi  expievii 
tempora  mulia  ;  ce  que  M  Emile  Grimaud  a  rendu  par  ce  vers  ; 

Quatre  mois  ont  suffi  pour  le  rendre  immortel. 

M"*  la  duchesse  de  Berry  donna  ordre  de  faire  un  devis  pour  une  maison 
que  l'on  bâtirait  à  cet  endroit  même ,  et  que  Ton  offrirait  au  fils  du  saint 
d'Anjou.  Ce  devis  s'élevait  à  dix  mille  francs.  La  sonnne  parut-elle  exor- 
bitante ?  Toujours  est-il  que  les  choses  en  restèrent  là,  et  que  la  veuve  du 
grand  homme  ,  tombée  dans  la  dernière  misère,  fut  obligée  de  vendre 
cette  pauvre  chaumière  où  les  admirateurs  du  peuple  de  géants  allaient  en 
pèlerinage,  comme  Ta  ^it  encore  notre  ami ,  Fauteur  des  Vendéens  : 

0  chaumière  ignorée  au  milieu  des  grands  bois! 
On  viendra  t*admirer  comme  un  palais  de  rois, 
Tu  seras  glorieuse,  et  tes  humbles  murailles 
Entendront  raconter  d'incroyables  batailles. 
Tu  gardais,  ô  chaumière  1  un  héros  dans  l'oubli, 
Il  part...  et  de  son  nom  le  Bocage  est  rempli  I 

Louis  De  KERJEAIf. 


P.  :$.  —  Si  vous  trouvez,  cher  lecteur,  ma  chronique  un  peu  écourlée, 
cette  fois-ci,  —  et  j'en  serais  bien  flallé  !  —  ne  m'en  veuillez  pas,  je  vous  en 
prie  ;  c*esl  la  faute  de  mes  collaborateurs  qui  ont  trop  pris  leurs  aises,  ce 
dont  je  ne  puis  les  blâmer.  Au  bout  du  câble  faut  la  brasse^  disent  les 
marins.  J'ai  le  tort  d'arriver  toujours  le  dernier,  et,  vous  le  savez  :  Tarde 
venientibus  ossa  :  c'est-à-dire  qu'un  retardataire  est  obligé  de  se  con- 
tenter de  ce  qu'on  lui  abandonne,  sauf  à  prendre  sa  revanche  plus  tard, 
comme  j'ai  l'espoir  de  le  faire  à  la  prochaine  occasion. 

—  Je  tiens  à  vous  annoncer,  en  terminant  que  M.  du  Ghatellier,  à  qui 
l'on  doit  divers  ouvrages  historiques  et  statistiques  sur  la  Bretagne,  entre 
autres  Brest  et  te  Finistère  sous  la  Terreur^  que  nous  examinerons 
bientôt,  vient  d'être  nommé,  par  dix-huit  voix  sur  vingt-deux  votants, 
membre  correspondant  de  TAcadémie  des  Sciences  morales  et  politiques, 
section  finances,  administration  et  politique. 

—  Au  moment  de  mettre  sous  presse ,  nous  apprenons  la  mort  de 
M>'  Le  Mée,  évêque  de  Sainl-Bricuc  et  Trcguier.  Nous  joignons  nos  sin- 
cères regrets  à  tous  ceux  que  fait  éclater  dans  son  diocèse  la  peite  d'un  si 
vénérable  prélat. 


ÉTUDES  LITTËRAIRt£. 


SHAKSPEARE". 


Seconde  partie. 


Le  premier  exemple  d^une  moralité  dramatique  en  Angleterre  date 
du  règne  de  Henri  Vn,  (XVc  siècle.)  Le  premier  auteur  en  ce  genre 
fut  un  certain  Skelton ,  poète  lauréat  de  ce  prince.  C*est  aussi  le  pre- 
mier qui  ait  fait  des  satires  chez  les  Anglais.  Un  satirique  et  un  poète 
lauréat,  c'est  dire  que  c'était  un  homme  médiocre.  Erasme  l'appelle 
pourtant  la  lumière  et  la  gloire  des  lettres  britanniques.  —  Ces  mora- 
lités, qui  néanmoins  n'étaient  pas  toujours  très-morales,  étaient  comme 
un  avant-goût  du  puritanisme  religieux  qui  frayait  déjà  les  voies  à  la 
Réforme  et  qui  devait  éteindre  momentanément  la  littérature  drama- 
tique en  Angleterre. 

La  France  est  d'une  richesse  incomparable  sous  ce  rapport  :  elle 
possède  dans  les  ténèbres  de  son  histoire  tout  un  théâtre,  toute  une 
dramarturgie  ignorée ,  mais  qu'on  travaille  aujourd'hui  à  exhumer, 
dans  ce  siècle  où  l'on  exhume  tant  de  choses,  où  toutes  les  cendres 
sont  remuées.  —  On  peut  voir  cela  dans  M.  Magnin  pour  la  France, 
dans  Warton  pour  l'Angleterre.  —  Le  dix-septième  siècle  les  avait 
fait  oublier  par  des  chefs-d'œuvre,  le  dix-huitième  par  le  mépris;  le 
dix-neuvième,  qui  n'a  guère  de  chef-d'œuvres  à  montrer  et  à  qui  le 
mépris  ne  sied  pas,  a  entrepris  de  secouer  la  poussière  qui  recouvre  ces 
œuvres  et  de  les  rendre  à  la  lumière.  En  France  elles  remontent  aux 
premières  années  du  quatorzième  siècle,  alors  que  toiA  semblait  renaître 
en  Europe. 

( I )  Voir  la  première  parUe ,  ci -deMut ,  pp.  97  &  4 1 4. 

Tome  IV.  13 


194  SHAKSPBARB. 

Mais  déjà  la  liltéralure  ancienoe  venait  de  sorlirde  son  lombeau  et 
de  reparailre  au  grand  jour.  Un  immense  mouvement  de  curiosité  et 
d'admiration  salua  cette  renaissance ,  en  Italie  d'abord ,  et  plus  tard 
.dans  toute  TEurope.  Les  belles  et  tragiques  histoires  de  Tantiquité' 
furent  redites  à  l'Europe  étonnée,  dans  la  la&gue  ntème  qui  les  avait 
inspirées.  On  vit  renaître  Hector,  Andromaque,  Ilion.  Le  théâtre  mo- 
derne s'en  empara  :  Electre,  Ântigone,  Didon,  Priam,  Het*.tor,  reparurent 
sur  la  scène;  et  les  languissantes  allégories  du  moyen  âge  disparu- 
rent, comme  un  froid  brouillard,  aux  rayons  de  cette  lumière  nouvelle. 
Mais  bientôt  aux  souvenirs  et  aux  images  de  l'antiquité  classique  vin- 
rent se  mêler  dans  l'imagination  des  poètes  des  drames  non  moins 
tugubres,  d'une  date  plus  récente;  je  veux  dire  les  infortunes  et 
les  catastrophes  de  l'histoire  moderne.  Rien ,  ce  semble^  n'était  plus 
naturel,  et  cependant  rien  ne  se  fit  en  général  avec  plus  de  réserve.  En 
France  et  en  Italie  c'est  à  peine  si  on  l'essaya  ;  on  aima  mieux  tourner 
éternellement  dans  le  cercle  magique  que  l'antiquité  avait  tracé.  En 
Angleterre  et  en  Espagne  on  fut  plus  hardi ,  mais  en  Angleterre  sur- 
tout. Sous  ce  rapport  la  tragique  Angleterre  peut  à  juste  titre  réclamer 
le  premier  rang.  Cette  ile,  a  dit  Bossuet,  est  plus  orageuse  que  l'Océan 
qui  l'environne,  et  à  chacune  de  ses  )[)agos  il  y  a  une  tache  de  sang. 
Ces  premiers  essais  venaient  d'être  recueillis  tout  récemment  et  publiés 
dans  la  langue  nationale  ;  c'est  à  ce  flambeau  que  s'alluma  le  génie 
de  Shakspeare. 

Il  arrivait  à  temps  sous  tous  les  rapports,  et  dans  les  circonstances 
les  plus  favorables.  Elles  l'étaient  spécialement  en  Angleterre  ;  les 
éléments  dramatiques  y  étaient  plus  nombreux  que  partout  ailleurs. 

De  plus,  au  seizième  siècle,  la  pensée  était  déjà  adulte,  et  l'histoire 
ne  l'était  pas  moins.  Cet  âge  vit  naître  à  la  fois  de  grands  génies  et  de 
grands  événements.  La  secousse  imprimée  au  monde  par  la  Réforme 
l'avait  fait  trembler  jusqu'en  ses  fondements,  et  avait  réveillé  1^ 
grands  écrivains  et  les  grands  caractères.  En  France,  c'étaient  Mon- 
taigne ,  Sully,  L'Hôpital  et  Henri  IV  ;  en  Angleterre,  c'étaient  Shaks- 
peare, lord  Bacon,  Elisabeth.  —  Bacon,  ce  vigoureux  génie,  fut  avec 
Shakspeare  le  roi  de  son  époque.  Dieu  lui  donna  à  la  fois  tous  les  dons 
de  l'esprit  et  ceux  de  la  fortune.  Roi  ])ar  la  pensée,  il  siégieait  dans  les 


XHAkSPEAnB.   -  195 

conseils  d'un  roi,  et  gouvernait  l'Angleterre  d'une  main  aussi  ferme 
qu'il  pénétrait  d*un  œil  sûr  dans  les  secrets  les  plus  cachés  de  la  nature. 
Il  a  pressenti  et  commeucé  tout  ce  que  le  dix-huitième  siècle  a  fait  pour 
les  progrès  des  sciences  naturelles  et  pour  les  progrès  de  la  philosophie 
bien  autrement  lents,  — car  voilà  trois  mille  ans  qu'on  y  travaille  pres- 
que sans  avancer.  Shakspeare,  le  seul  des  contemporains  qui  le  valût, 
était  égaré  et  perdu  dans  la  foule.  Ce  fut  sans  doute  un  malheur  pour 
lui,  et  peut-être  une  honte  pour  son  siècle,  mais  une  bonne  fortune 
peur  son  talent.  Bacon  est  aussi  exceptionnel  que  Shakspeare ,  aussi 
révolutionnaire  que  lui  ;  il  ne  relève  de  Tantiquité  que  dans  une  cer- 
taine mesure.  Nous  sommes  donc  devant  un  esprit  nouveau  en  philo- 
sophie, en  littérature,  en  poliUque.  Bacon  a  renouvelé  la  science  an- 
tique, Shakspeare  le  drame  antique. 

'  On  connaît  Tafféterie  et  le  pédantisme  de  la  cour  d'Elisabeth.  Les 
madrigaux  et  les  concetti  de  Tltalie  y  trônaient,  unis  à  l'enflure  romaine  ; 
la  reine  et  ses  suivantes  parlaient  latin  ;  elles  faisaient  pis  encore  : 
elles  y  mettaient  tout  le  faux  goût  de  leur  siècle.  La  cour  n'était 
occupée  que  de  sonnets  amoureux  et  des  fades  galanteries  de  Leicester 
et  de  la  reine.  Avec  cela  TAnglelerrc  était  d'un  pédantisme  riâible  ;  la 
reine  traduisait  Isocrate,  et  les  femmes  de  chambre  lisaient  le  Phédon.  ' 
Les  dieux  et  les  déesses  de  l'anliquilé  étaient  partout,  excepté  cepen- 
dant dans  le  génie  de  Shakspeare.  On  les  traînait  dans  les  jardins,  dans 
les  boudoirs,  dans  les  conversations,  dans  les  fêtes  publiques.  Quand 
EUsabeth  entrait  dans  une  maison ,  les  dieux  pénates  sortaient  au- 
devant  d'elle  ;  sur  les  mers  qui  composaient  son  empire,  c'étaient  les 
Tritons  et  les  Néréides  qui  la  guidaient.  Mercure  lui  apportait  son 
courrier  du  matin  ;  à  la  chasse,  Diane  lui  prêtait  son  arc  et  son  car- 
quois ;  TÂmour  se  trouvait  partout  à  ses  côtés,  lançant  ses  flèches 
contre  ceux  qui  rencontraient  le  visage  de  la  reine,  mais  ne  les  tour- 
nant jamais  contre  elle.  Il  n'y  avait  quel'^ue  grandeur  que  sur  lo  front 
d'Elisabeth,  et  dans  l'attitude  de  la  vieille  Angleterre  en  face  de  l'Eu- 
rope. 

Le  génie  mâle  et  vigoureux  de  Shakspeare  se  serait  étiolé  dans  une 
telle  atmosphère.  Ah!  qu'il  était  bien  mieux  sur  les  planches  de  son 
pauvre  théâtre,  en  face  du  peuple  anglais",  vivant  de  sa  vie,  respirant 


196  SHAKSPEARB. 

de  son  souffle,  et  s'animant  du  vif  orgueil  que  tant  de  triomphes  com- 
mençaient è  lui  inspirer!  Le  secret  du  génie  n'appartient  qu'à  lui- 
môme  ;  mais  il  est  permis  de  croire  que  les  circonstances  n'ont  pas  été 
sans  exercer  quelque  influence  sur  celui  de  Shalcspeare. 

Il  touche  pourtant  à  ce  faux  goût  pcrr  un  côté  de  sa  nature,  et  une 
partie  du  jargon  prétentieux  de  la  cour  d'Elisabeth  retomba  sur  son 
(aient  comme  une  souillure.  Le  temps  ne  l'a  pas  effacée.  De  là  les 
pointes ,  les  calembourgs ,  les  obscénités  de  ses  pièces  ;  de  là  tout  ce 
fatras  dMndignités  morales  et  littéraires  qui  défigurent  cette  noble 
image,  et  que  le  patriotisme  anglais  est  seul  capable  d'admirer  et  dé 
proposer  à  l'admiration  des  autres. 

Il  parait  néanmoins  que  Shakspeare  ne  fut  pas  tout  à  fait  aussi 
exclusivement  plébéien  qu'on  l'a  prétendu  :  son  père  était  propriétaire 
dans  le  comté  de  Strafford.  Dans  sa  vie  de  comédien  il  se  trouva  Hé 
avec  de  grands  seigneurs,  notamment  avec  le  comte  de  Southampton. 
Elisabeth  assista  plus  d'une  fois  à  ses  pièces  et  lui  en  commanda 
quelques-unes ,  comme  elle  commandait  une  mode  nouvelle  à  sa  cou- 
turière. Jacques  I«ï  lui  écrivit  une  lettre  autographe;  peut-être  savait- 
il  le  latin  ;  mais  l'admiration  reconnaissante  de  la  postérité  a  voulu 
rehausser  encore  l'éclat  de  son  talent  par  le  contraste  de  ses  souf- 
frances et  de  son  ignorance  ;  et  c'est  ainsi  qu'elle  a  fait  de  Bélisaire 
un  mendiant ,  d'Homère  un  aveugle ,  de  Shakspeare  un  malheureux 
grelottant  de  froid  dans  les  rues  de  Londres.  Maia  les  malheurs  du 
Tasse,  de  Dante  et  de  Milton  ne  sont ,  hélas  !  que  trop  vrais.  D'après 
cette  théorie  (et  c'est  celle  de  Schlegel),  Shakspeare  ne.serait  plus  le 
génie  abrupte  et  sauvage  qu'on  nous  a  représenté  tant  de  fois;  c'est  la 
réflexion  ia  plus  profonde  et  la  plus  pénétrante  appliquée  aux  passions 
humaines  et  aux  choses  de  la  vie.  Gomme  Dante  et  comme  Hilton  , 
entre  lesquels  il  se  trouve  placé,  c'est  un  génie  d'une  trempe  nouvelle, 
qui  tire  beaucoup  de  son  siècle,  beaucoup  des  siècles  passés,  mais 
encore  plus  de  lui-même ,  et  qui  transforme  tout  ce  qu'il  touche,  au 
moment  même  où  il  y  touche.  Si  cela  était  ainsi ,  il  se  serait  trouvé 
dans  la  condition  la  plus  favorable  au  génie,  qui  deinande  l'inspira- 
tion, mais  qqi  s'affranchit  volontiers  des  exigences  trop  gênantes  de 
la  règle ,  qui  s'accommode  volontiers  des  exemples  et  des  façons  desi 
antres,  mais  qui  ne  cherche  jamais  ses  modèles  qu'en  lui-même. 


SHAKSPBARB.  197 

Il  résista  non-seulement  à  Tanliquité ,  mais  encore  au  protestan- 
tisme. Le  protestantisme  avait  tué  Tart^^hrétien  où  il  avait  passé  ;  il 
avait  dépoétisé  la  religion  en  proscrivant  le  culte ,  les  pompes  ecclé- 
siastiques, et  jusqu'aux  images.  L'âme  terne  de  Calvin  ne  pouvait 
sympathiser  avec  ces  formes  gracieuses  et  poétiques  que  la  religion 
avait  revêtues  au  milieu  des  grandeurs  et  des  solennités  des  imagina- 
tions orientales.  Il  n'y  voyait  que  des  pompes  idolâtriques  et  des 
abominations.  Luther  avait  beaucoup  de  poésie  dans  Tàme,  et  ses 
cantiques  le  prouvent,  mais  sa  théologie  en  avait  peu.  Heureusement 
ce  ne  fut  ni  le  calvinisme  ni  le  luthérianisme  qui  pénétra  en  Angle- 
terre, mais  Tanglicanisme.  Elisabeth  d'ailleurs  n'avait  rien  de  puritain 
ni  dans  l'esprit  ni  dans  les  moeurs  ;  elle  aimait  les  fêtes  et  le  plaisir  ; 
elle  aima  Leicester,  elle  aima  te  duc  d'Anjou,  elle  aima  Waller  Raleigh, 
elle  aima  le  comte  d'Ëssex,  elle  eut  beaucoup  d'amours  :  c'est  ce  qui 
rendit  Sbakspeare  possible. 

Voici  donc  un  spectacle  étrange  et  qui  a  peu  d'exemples  dans  l'his- 
toire de  la  littérature;  voici  un  génie  isolé  au  milieu  de  la  foule, 
solitaire  au  milieu  des  violentes  agitations  du  seizième  siècle ,  indé- 
pendant à  une  époque  où  l'imitation  est  devenue  contagieuse  et 
maniaque,  recevant  à  la  fois,  dans  l'île  où  il  est  emprisonné  par  la 
mer,  la  double  inspiration  de  l'Italie  antique  et  de  l'Italie  moderne, 
sollicité  par  la  double  influence  que  la  France  et  l'Italie  exercent 
autour  d'elles ,  et  qui  néanmoins  résiste  seul  à  tant  de  souffles  con>- 
traires,  et  trouve  le  secret  de  rester  lui-même,  tout  en  s'inspirant 
chez  les  autres. 

.  —  Il  faut  établir  deux  divisions  dans  les  drames  de  Sbakspeare  :  — 
io  Les  drames  de  pure  imagination  et  de  fantaisie.  Ce  sont  ceux  où  ii 
s'abandonne  plus  librement  à  toute  la  puissance,  aiais  aussi  k  tout  le 
délire,  ou  du  moins  à  tous  les  caprices  d'un  esprit  naturejlement  indé- 
pendant et  ennemi  de  toute  contrainte.  —  La  Tempête,  Cymbéline, 
le  Songe  d'une  nuit  d'été,  le  Conte  d'hiver,  sont  de  ce  nombre.  Ceux- 
là  échappent  à  l'analyse  ;  ce  sont  de  pures  fantaisies  ;  l'imagination 
seule  trouve  à  s'y  satisfaire.  Le  plus  ^uvjent  on  ne  touche  pas  à  la 
terre ,  on  vit  au-dessus  des  nuageç ,  toujours  haletant  à  la  suite  du 
poète,  et  conduit  au  milieu  d'une  sorte  d'étourdissement  par  la  baguette 


198  SHAKSPEARE. 

magique  qiril  tient  à  la  main.  Il  n'y  a  guère  que  les  poitrines  britan- 
niques qui  puissent  respirer  à  cette  hauteur,  et  il  n'y  a  guère  que  le 
goût  anglais  qui  puisse  se  complaire  au  milieu  de  ces  vapeurs.  Qtiant 
à  nous,  nous  avons  besoin  de  nous  rapprocher  de  la  terre  ,  et  nous  y 
descendons. 

2o  Les  drames  qui  tiennent  plus  ou  moins  à  l'histoire.  Là  se  classent 
ses  plus  beaux  chefs-d'œuvre,  ceux  qu'on  lit  avec  le  plus  de  ravis- 
sement, mais  auxquels  on  touche  avec  le  plus  de  péril  :  Roméo  et 
Juliette,  Othello,  Hamlet,  Mactteth,  le  Roi  Lear,  le  cœur,  l'àme,  le 
monde  sous  tous  les  aspects,  tous  les  tons,  toutes  les  manières,  tous 
les  contrastes.  Hais  la  gloire  de  Shakspeare  est  Aère  et  hautaine;  elle 
repousse  le  téméraire  qui,  en  voulant  lui  rendre  hommage,  ne  réussit 
qu'à  la  profaner,  et  elle  se  défend  contre  ces  hommages  indiscrets  par 
sa  hauteur  même  et  sa  sublimité. 

Et  pourtant  nous  voulons  essayer  de  la  contempler  face  à  face  dans 
une  de  ses  plus  belles  créations,  dans  un  de  ses  plus  brillants  reflets, 
dans  l'admirable  drame  de  Hamlet. 

On  doit  établir  en  outre  deux  catégories  dans  les  drames  historiques 
de  Shakspeare  :  !<>  Ceux  où  il  suit  l'histoire  pas  à  pas,  sans  oser  s'en 
écarter.  A  cette  catégorie  appartiennent  le  roi  Jean^  Richard  Tl, 
Henri  IF,  Henri  V,.  Henri  VI,  Henri  VUI.  C'est  la  prose  de  Hol- 
llngshed,  avec  quelques  lambeaux  de  pourpre  dont  le  génie  du  poète 
l'a  parsemée.  Ces  pièces  n'offrent  en  général  d'autres  beautés  que 
celles  que  comporte  une  prose  vulgaire  et  toute  humaine.  Dans  le  roi 
Jean  li  n'y  a  que  la  scène  du  jeune  Arthur  et  son  gardien;  dans 
Richard  f/il  n'y  a  même  pas  une  scène  de  cette  force  ;  dans  Henri  IV 
le  comique  seul  est  d'un  grand  maître  ;  dans  Henri  V  il  disparait ,  et  il 
ne  resle  plus  rien  ;  tlans  Henri  VI  et  dans  Henri  VUI,  il  n'y  a  que  de  la 
prose,  et  peut-être  n'est-ce  pas  même  de  la  prose  de  Shakspeare. 
Henri  VW  est  certainement  de  lui,  mais  c'est  une  pure  flatterie  de 
courtisan,  un  simple  prologue  au  baptême  d'Elisabeth  qui  termine  la 
pièce  ;  c'est  un  chant  de  nourrice. 

2©  Les  drames  où  la  poésie  est  intervenue  pour  idéaliser  celle  vile 
prose,  où  le  poêle  s'est  emparé  de  la  réalité  historique  pour  la  subjuguer, 
pour  la  pétrir,  tout  au  plus  comme  d'une  matière  à  Ihcme,  sur  laquelle 


SHAKSPEÂRA.  19!) 

il  pouvait  bàlir  à  loisir  tel  édifice  que  son  imagination  aurait  rêvé. 
L'histoire  dans  ces  drames  n'a  été  qu'un  point  d'appui  qui  a  permis  au 
poète  de  secouer  ses  ailes  pour  s'élever  jusque  dans  la  nue ,  et  pour 
entraîner  le  specl^eur  après  lui.  Il  s'élève  à  une  hauteur  prodigieuse  ; 
mais  vous  le  suivez  toujours  avec  plaisir,  parce  que  l'art  du  poète  ne 
vous  ôte  jamais  le  sentiment  de  vous-même. — Jules  César,  Coriolan, 
Antoine  et  Cléopâtre ,  éans  l'histoire  ancienne,  Hamlet,  Macbeth, 
Othello,  Roméo  et  Juliette,  quelques  drames  relatifs  à  l'histoire  d'An- 
gleterre, dans  l'histoire  moderne,  sont  de  ce  nombre.  —  Le  poète  res- 
pecte la  charpente,  les  faits  matériels  de  l'histoire,  mais  il  s'empare  du 
cœur  humain,  comme  de  son  domaine,  et  le  pétrit  à  sa  manière.  Ainsi 
César  mourra  comme  il  meurt  dans  Plutarque  ;  son  cadavre  sera 
porté  sur  la  place  publique  ;  Antoine  prononcera  un  discours  et  mon- 
trera sa  toge  toute  sanglante;  tout  cela  appartient  à  l'histoire,  mais  le 
discours  appartient  à  Shakspeare.  Brutus  parlera  à  son  tour,  mais  le 
discours  sera  encore  de  Shakspeare. 

La  première  de  ces  deux  subdivisions  forme  un  ensea>ble  historique 
où  le  génie  du  poète  semble  s'être  proposé  autre  chose  que  la  satis- 
faction de  son  art.  C'est  de  toutes  les  époques  de  l'histoire  d'Angleterre 
la  plus  tragique  et  la  plus  inspiratrice  ;  et  pourtant  c'est  celle  où 
Shakspeare  esi  resté  en  général  plus  près  de  terre  et  de  la  réalité  ma- 
térielle. Il  ne  s'est  élevé  à  sa  hauteur  habituelle  que  dans  Richard  lU. 

Pourquoi  ce  double  résultat  ?  pourquoi  d'un  côtéa-t-il  préféré  cette 
époque  historique?  pourquoi  de  l'autre  est-il  resté  fidèle  à  l'histoire? 
C'est  qu'il  avait  en  cela  un  autre  but  que  la  satisfaction  de  son  art.  II 
faisait  œuvre  de  politique;  c'est  à  la  reine  Elisabeth  que  s'adressait  ce 
sacrifice.  Il  voulait  glorifier  aux  yeux  du  peuple  anglais  la  révolution 
qui  avait  porté  Laocastre  sur  le  trône,  et  adresser  à  la  reine  elle-même 
un  poétique  hommage,  en  laissant  parler  l'histoire  ;  et  voilà  pourquoi 
il  s'est  obstinément  attaché  à  son  sujet,  pourquoi  il  ne  l'a  qui(té  qu'a- 
près l'avoir  épuisé. 

Mais  il  y  avait  en  ceci  une  difficulté  de  circonstance  qui'  paralysait 
son  talent  :  Elisabeth  descendait  à  la  fois  d'York  et  de  Lancaslre;  elle 
réunissait  en  elle  les  Dcu^x  Roses.  —  Henri  Vil,  son  grand-père,  avait 
épousé  Elisabeth,  fille  d'Edouard  IV,  et  son  père  Henri  Mil  était  le 


^00  SHAKSPEARE. 

fruit  de  ce  mariage.'—  De  là  T impossibilité  d'assombrir  outre  mesure 
ces  diverses  figures;  le  pinceau  tragique  restait  impuissant  entre  les 
moins  du  poète  ;  il  ne  s'est  trouvé  libre  que  dans  une  occasion  et  pour 
«n  personnage  :  c'est  l'odieux  et  cruel  Richard  m.  —  Richard,  par 
une  exception  vraiment  extraordinaire,  n'appartient  à  personne  ;  il  se 
trouvait  l'ennemi  de  lout  le  monde, — des  Lancastre,  car  c'est  lui  qui  les 
avait  combattus  à  outrance  dans  les  plaines  de  Bosworth,  — des  York, 
car  c'était  lui  qui  av^it  fait  périr  tous  les  princes  de  cette  famille  qui 
pouvaient  lui  disputer  le  pouvoir,  Shakspeare  pouvait  donc  se  mettre 
à  l'aise  avec  lui.  Il  en  a  fait  une  véritable  monstruosité  dramatique;  il 
a  épuisé  sur  cette  figure  toute  la  puissance  de  son  pinceau  ;  il  a  placé 
au  fond  de  cette  âme  tout  ce  qu'il  avait  observé  de  méchanceté  dans 
toutes  les  autres  ;  il  l'a  rendue  un  éternel  objet  d'exécration  pour  toutes 
les  générations  à  venir;  car  telle  est  la  terrible  puissance  qui  a  été 
départie  au  génie ,  et  contre  elle  la  vérité  historique  reste  frappée  d'iin- 
puissance. 

Cette  exagération  poétique  de  la  laideur  atroce  d'une  atroce  figure 
est  tellement  visible  que  l'histoire  s'en  est  révoltée,  et  elle  a  entre- 
pris de  protester  à  son  tour.  Elle  l'a  fait  à  plusieurs  reprises,  mais 
jamais  avec  plus  d'esprit  et  de  savoir  que  dans  le  dernier  siècle,  par  la 
plume  d'Horace  Walpole,  frère  du  célèbre  ministre.  Il  entreprit,  à 
l'aide  des  monuments  et  d'une  critique  fort  ingénieuse  et  fort  adroite, 
de  rendre  Richard  III  à  la  vérité  de  l'histoire,  en  effaçant  avec  la  plume 
tous  les  embellissements  tragiques  que  le  pinceau  de  Shakspeare  y 
avait  attachés.  (1  fit  plus  encore ,  il  voulut  faire  de  Richard  un  hon- 
nête homme  et  un  grand  prince,  avec  une  exagération  comparable  à 
celle  de  Shakspeare,  qui  en  a  fait  un  monstre  surhumain  ;  mais,  maigre 
son  talent,  il  n'a  pas  obtenu  le  même  succès  :  le  Richard  de  Shaks- 
peare est  resté  seul  debout;  celui  de  Walpole  n'a  jamais  existé  que 
dans  son  livre,  et  le  véritable  Richard,  non  plus  celui  du  poème 
ou  celui  de  la  fable,  leHichard  de  l'histoire  obtient  à  peine  quelques 
regards  d'indifférence  dans  les  pages  de  Hume  et  de  Lingard. 

—  Nops  terminerons  ces  remarques  sur  Shakspeare  par  une  analyse 
de  son  Hamict,  qui  est  la  création  anglaise  par  excellence.  — " 

Parmi  tous  les  poëmes  de  Shakspeare,  il  en  est  un  plus  capricieux. 


SHAKSPEARE.  '         SiOi 

plus  problématique,  plus  lénébreux  en  apparence  que  tous  les  autres, 
un  poëaie  auquel  les  plus  grands  critiques,  les  plus  grands  génies  ont 
demandé  son  secret  sans  pouvoir  le  trouver,  car  il  a  renvoyé  à  chacun 
une  réponse  différente. 

Ce  mystère  dramatique,  c'est  Hamlet,  —  Hamlet,  le  premier  né  des 
chefs-d'œuvre  de  Shakspeare,  s'il  n'avait  été  précédé  de  Roméo  et  /w- 
liette;  Hamlet,  où  le  peuple  anglais  aime  à  se  reconnaître  avec  les  qua- 
lités, les  défauts,  les  originalités  qui  en  font  à  la  fois  un  si  grand  peuple 
et  un  peuple  si  excentrique  :  le  spleen,  les  sombres  et  tristes  idées,  la 
profondeur  et  la  vé^té  des  sentiments,  et  cette  gaieté  tragique,  pleine 
dMronie,  de  sarcasme  et  de  dédain  qu'il  appelle  de  Thumeur,  humour  ; 
Hamlet,  qui  est  depuis  un  siècle  un  objet  de  si  vives  controverses  dans 
la  critique  littéraire,  tour  à  tour  élevé  jusqu'au  ciel  et  traîné  dans  la 
boue,  regardé  par  les  uns  comme  une  conception  surhumaine,  et  par 
les  autres  comme  une  e^^travagance. 

Pourquoi  n'essaierions-nous  pas  de  l'interroger  à  notre  tour?  Je  sai3 
combien  le  péril  est  grand  ;  c'est  sans  contredit  la  plus  redoutable  des 
conceptions  de  Shakspeare.  Sans  avoir  la  prétention  de  rencontrer  plus 
juste  que  d'autres,  on  est  toujours  excusable  de  chercher  une  solution 
aux  problèmes  qui  ont  tenté  la  curiosité  ^ns  la  satisfoire,  et  qui  néan- 
moins ne  sont  probablement  pas  insolubles.  Ai-je  rencontré  juste  ?  Je 
ne  sais  ;  mais  il  me  semble  qu'une  voix  intérieure  m'a  parlé  en  le  lisant . 

Voyons  d'abord  l'explication  de  Vbltaire.  — Voltaire  qui  avait  un  goût 
si  délicat ,  qui  appréciait  si  bien  Racine,  qui  a  fait  le  Temple  du  Goût, 
et  qui  a  chassé  de  ce  temple  tous  les  mauvais  écrivains  ,  a  rendu  un 
immense  service  aux  lettres,  en  France,  en  retardant  l'explosion  du 
mauvais  goût  pendant  un  siècle  qui  a  continyé  le  siècle  de  Louis  XIV. 
Voltaire  avait  mis  les  Anglais  en  honneur  ;  il  avait  traduit  leurs 
poètes,  il  avait  célébré  leurs  grands  hommes ,  il  avait  exalté  leur  phi- 
losophie ;  il  s'aperçut,  un  peu  tard,  qu'il  avait  trop  fait  :  il  avait  éveillé 
le  goût  populaire ,  mais  )e  mouvement  lui  échappa.  Il  avait  voulu 
ouvrir  une  écluse,  mais  la  digue  ftit  emportée  :  on  fut  bientôt  inondé 
de  néologismes  et  de  mauvais  ouvrages(').  Alors  Voltaire  recommença 
le  rôle  de  Boileau;.  —  Quel  sera  le  Boileau  de  notre  siècle?  •— 

(0  Voir  M  lettre  à  l'ibbé  d  Olfret. 


202  SHAKSPBARi;. 

Or,  de  toutes  les  pièces  de  Shakspeare,  Hamlet  était  celle  à  laquelle 
il  devait  le  moins  pardonner.  Il  avait  traduit,  il  est  vrai,  un  des  admi- 
rables monologues  dont  elle  est  parsemée  ;  mais  il  ne  Tavait  fait  que 
parce  qu'il  y  trouvait  une  pensée  sceptique  qui  répondait  à  la  sienne. 
Les  élrangetés  britanniques ,  que  nous  estimons  telles  encore  malgré 
tout  ce  que  nous  avons  vu,  ne  pouvaient  trouver  grâce  devant  ses 
yeux.  Son  commentaire  se  ressent  à  la  fois  de  sa  mauvaise  humeur  et 
de  la  pureté  de  son  goût.  Que  Ton  en  juge  : 

«  Le  bonhomme  milord  chambellan  (dit-il)  était  un  vieux  fou. 

et  donné  pour  Ici,  comme  on  l*a  déjà  vu.  Sa  6Ile  Ophélie,  qui  apparemment 
avait  des  dispositions  au  même  tour  d*esprit,  devient  folle  à  lier  quand 
elle  apprend  la  mort  de  son  père;  elle  accourt  avec  des  fleurs  et  de  la 
paille  sur  ta  tête ,  chante  A^%  vaudevilles ,  et  va  se  noyer.  —  Ainsi  voilà 
trois  fous  dans  la  pièce ,  le  chambeltan,  sa  fille  et  Hamlet,  sans  compter 
les  antres  bouffons  qui  jouent  leurs  rôles. 

»  On  repêche  Ophélie  ,  et  on  se  'dispose  à  l'enterrer.  Cependant  le  roi 
Claudius  a  fait  embarquer  le  prince  pour  l'Angleterre  :  d^i  Hamlet  était 
dans  le  vaisseau ,  et  il  se  doutait  qu'on  l'envopit  à  Londres  pour  lui  jouer 
quelque  mauvais  tour;  il  prend  dans  la  poche  d'un  des  chambellans ,  ses 
oondiicteura,  la  lettre  de  Glaudius  à  son  ami  le  roi  d'Angleterre,  scellée 
du  grand  sceau  ;  il  y  trouve  une  instante  prière  de  le  dépécher  et  de  le 
faire  partir  pour  l'autre  monde  à  son  arrivée.  Que  fait-il?  Il  avait  heureu- 
serment  le  grand  sceau  de  son  père  dans  sa  bourse  ;  il  jette  la  lettre  à  la 
mer,  et  en  écrit  une  autre,  dans  laquelle  il  signe  Claudius,  et  prie  le  roi 
d'Angleterre  de  faire  pendre  sur  le  champ  les  porteurs  de  la  dépèche;  puis 
il  replie  le  tout  fort  proprement ,  et  y  applique  le  sceau  du  royaume.  Cela 
(ait,  il  trouve  un  prétexte  de  revenir  à  la  cour.  —  La  première  chose  qu'il 
y  voit ,  c'est  une  couple  de  fossoyeurs  qui  creusent  une  fosse  pour  enterrer 
Ophélie  ;  —  ces  deux  manœuvres  sont  encore  des  bouffons  de  tragédie.  Ils 
agitent  la  question  si  Ophélie  doit  être  enterrée  en  terre  sainte  après  s'être 
noyée  ;  et  ils  conduent  qu'elle  doit  être  traitée  en  bonne  Ghrétienne  parée 
qu'elle  est  tille  de  qualité.  Ensuite  ils  prétemlent  que  les  maqceuvres 
sont  les  plus  anciens  gentilshommes  de  la  terre ,  palace  qu'ils  sont  du  métier 
d'Adam.  Mais  Adam  était-il  gentilhomme  ?  dit  un  des  fossoyeurs.  —  Oui , 
répond  l'autre ,  car  il  est  le  premier  qui  ait  porté  des  armes.  —  Lui,  des 
armes!  dit  un  fossoyeur. —Sans  doute,  dit  l'autre,  — peut-on  remuer 
la  terre  sans  avoir  des  pioches  et  des  boyaux  ?  il  avait  donc  des  armes,  il 
était  donc  gentilhomme. 

»  Au  milieu  de  tous  ces  beaux  discours ,  et  des  chansons  galantes  que 


SHAKSPEARI.  203 

ces  messieura  chantent  dans  le  cimetière  de  la  paroisse  du  palais  ,  arrive 
le  prince  Hamlet  avec  un  de  ses  amis ,  et  tous  ensemble  se  mettent  à  con- 
sidérer les  tètes  des  morts  qu'on  trouve  en  creusant.  Hamlet  croit  recon* 
naître  le  crâne  d  un  homme  d*Etat  capable  de  tromper  Dieu ,  puis  celui 
d'un  courtisan  «  d'une  dame  de  la  cour,  d'un  fripon  d'homme  de  lot  ;  et  il 
n'épargne  pas  les  railleries  aux  défunts  possesseurs  de  ces  tètes.  —  Enfin 
on  trouve  l'étui  qui  renfermait  la  cervelle  du  fou  du  roi ,  et  on  conchH  qu'il 
n'y  a  pas  grande  différence  entre  les  cervelles  des  Alexandres,  des  Césars, 
et  celle  de  ce  fou  ;  enfin  en  raisonnant  et  en  chantant  la  fosse  est  faite. 
Les  prêtres  arrivent  avec  de  l'eau  bénite  ;  on  apporte  le  corps  d'Opbélie. 
—  Le  roi  cl  la  reine  suivent  la  bière.  —  Laêrte,  le  frère  d'Ophélie,  accom- 
pagne sa  sœur  avec  un  long  crêpe  ;  et  quand  on  a  mis  le  corps  en  terre  » 
Laêrte.  outré  de  douleur,  se  jette  dans  la  fosse.  —  Hamlet,  qui  se  sou- 
vient d'avoir  aimé  Ophélie,  s'y  jette  aussi.  —  Laérte ,  indigné  de  voir  avec 
lui  dans  la  fosse  celui  qui  a  tué  le  chambellan  Polonius ,  son  père  ,  en  le 
prenant  pour  un  rat ,  lui  saute  à  la  face  ;  ils  se  battent  à  coups  de  poings 
dans  la  fosse ,  et  le  roi  les  sépare  pour  maintenir  la  décence  dans  les  céré- 
monies de  l'Eglise. 

—  »  11  y  a  là  deux  grands  problèmes  à  résoudre  :  — Le  premier,  comment 
tant  de  merveilles  se  sont  accumulées  dans  une  seule  tète  ?  —  Car  il  faut 
avouer  que  toutes  les  pièces  du  divin  Shakspeare  sont  dans  ce  goût  : 
le  second ,  comment  on  a  pu  élever  son  âme  jusqu'à  voir  ces  pièces  avec 
transport  »  et  comment  elles  sont  encore  suivies  dans  un  siècle  qui  a  pro- 
duit le  Calon  d'Adisson. 

»  L'étonnement  de  la  première  merveille  doit  cesser /quand  on  saura  que 
SbaMpeare  a  priq  toutes  ses  tragédies  de  l'histoire  ou  des  romans,  et 
qn'il  n'9  fait  que  mettre  en  dialogues  le  roman  de  Claudius,  de  Gertrude  jet 
d'Hamlet,  par  Saxon  le  Grammairien ,  à  qui  gloire  soit  rendue. 

»  La  seconde  partie  du  problème  ,  c'est-à-dire  le  plaisir  qu'on  prend  ^ 
ces  tragédies,  souflre  un  peu  plus  de  difficultés:  mais  en  voici  la  raison . 
selon  les  profondes  réflexions  de  quelques  philosophes. 

»  Les  porteurs  de  chaises  ,  les  matelots ,  les  fiacres ,  les  courtauds  de 
boutique ,  les  bouchers  «  les  clercs  même ,  aiment  piissionément  les  specr 
tacles  ;  donnez-leur  des  combats  de  coqs  ou  de  taureaux ,  ou  de  gladia- 
teurs ,  des  enterrements ,  des  duels ,  des  gibets  ,  des  sortilèges ,  des 
revenants*  ils  y  courent  en  foule  ;  et  il  y  a  plus  d'un  seigneur  aussi  curieux 
que  le  peuple.  Les  bourgeois  de  Londres  trouvèrent  dans  les  tragédies  de 
Sbakspeare  tout  ce  qui  peut  plaire  à  des  curieux.  Aussi  les  gens  de  la  cour 
furent-ils  obligés  de  suivre  le  torrent  :  comment  ne  pas  admirer  ce  que  la 
plus  saine  partie  de  la  ville  admirait  ?  Il  n'y  eut  rien  de  mieux  pendant 
cent  cinquante  ans  ;  l'admiration  se  fortifia  et  devint  une  idolâtrie  ;  quelques 
trdits  de  génie ,  quelques  vers  heureux  ,  pleins  de  naturel  et  de  force .  et 


204  SHAKSPBAIB. 

qu'on  retient  par  cœur,  malgré  qu*on  en  ait,  ont  demandé  grâce  pour  le 
reste;  £i  bientôt  toute  la  pièce  a  fiiit  fortune ,  à  l'aide  de  quelques  beautés 
de  détail.  »• 


Est-ce  donc  là  la  pensée  du  poète?  est-ce  cela  que  les  Anglais  admi- 
rent depuis  deux  siècles ,  ce  que  TEurope  admire  avec  eux  ? 


Hamlet,  comme  toutes  les  tragédies ,  comme  tous  les  drames,  est 
ufl  tableau  ;  mais,  comme  tlans  tous  les  tableaux  bien  faits,  une  seule 
figure  domine  les  autres,  et  ces  autres  se  décolorent  et  s'effacent, 
deviennent  de  plus,  en  plus  insignifiantes,  à  mesure  qu'elles  s'éloi- 
gnent de  la  figure  principale.  Ophélia  est  moins  expressive  que  Hamlet, 
la  reine  Gertrude  Test  moins  qu'Ophélia,  le  roiClaudiusse  confond  déjà 
avec  les  ombres  du  tableau;  les  autres  y  sont  perdues  tout  entières. 
Elles  n'apparaissent  qu'autant  qu'il  est  nécessaire  pour  donner  du  lustre 
aux  premières.  —  Contemplons  de  près  les  premières;  jamais,  peut- 
être,  le  pinceau  du  poète  n'avait  été  plus  expressif ,  jamais  surtout  il 
n'avait  été  si  terrible. 

Et  d'abord  examinons  le  caractère  d'Hamlet. 

Hamlet  est  un  jeune  homme  bon  et  aimant,  une  de  ces  natures 
douces,  tendres,  mélancoliques,  telles  que  le  Nord  les  produit.  Il  igoore 
eticore  par  quelle  horrible  mort  son  pèreiuia  été  enlevé;  mais  l'image 
de  ce  père  est  restée  gravée  dans  son  souvenir,  et  il  n'en  peut  détacher 
sa  pensée.  Hélas  !  c'est  la  seule  où  cette  image  soit  encore  vivante, 
et  ce  même  palais,  où  il  régnait  naguère,  pe  garde  plus  de  lui  aucun 
souvenir.  Son  trône  et  sa  couche  ont  été  envahis  par  un  autre  ;  sa  veuve 
a  contracté  de  nouveaux  liens.  Cette  perte  cruelle  est  venue  arracTier 
Hamlet  à  ses  études;  car  il  étudiait  à  Wittemberg,et  le  drame  de  sa  vie 
avait  commencé  là,  doucement,  au  milieu  des  livres.  Etpourlant  c'était 
là  aussi  qu'avait  commencé  sa  tristesse. 

Qui  ne  connaît  le  docteur  Faust  et  son  histoire?  —  C'est  l'image 
des  premiers  ravages  de  la  science,  de  la  science  matérialiste  et  sans 
Dieu,  dans  un  cœur  simple  et  confiant.  Faust  s'est  plongé^dans  la  science 
avec  transport,  avec  fureur;  puis  il  est  revenu  des  profondeurs  de  cet 


SHAKSPEABE.  ^05 

abime,  souffrant,  malade  et  ennuyé.. C*eâl  dans  ce  moment  même  que 
le  démon  se  glisse  auprès  de  lui,  pour  lui  souffler  des  mots  profanes, 
pour  le  séduire  par  Tâppàt  des  plaisirs  faciles,  après  une  vie  de  silence, 
de  méditation  et  d'étude.  Le  malheureux  s'engage  dans  ces  routes 
maudites  sur  la  foi  du  séducteur  ;  41  parcourt  tous  les  degrés  de  la 
passion  la  plus  séduisante  et  la  plus  infortunée,  et  il  finit  par  se 
damner  par  le  plaisir,  après  avoir  commencé  à  se  damner  parla 
science. 

La  première  moitié  de  Faust  est  déjà  dans  Hamlet.  —  Il  est  resté 
pur,  il  n^a  pas  souillé  son  âme.  Pour  lui  aussi  la  science  a  été  un  cruel 
enseignement;  elle  lui  a  déjà  appris  tout  ce  qu'il  y  a  de  vanité  au  fond 
des  choses  ;  il  a  déjà  pris  le  monde  en  pitié.  Ce  qu'il  voit  aujourd'hui 
dans  la  maison  de  son  père  a  achevé  de  détruire  ses  illusions  :  un  oncle 
assassin  de  son  frère ,  une  mère  parricide  et  incestueuse.  Il  en  a  le 
cœur  malade  et  l'esprit  comme  égaré.  Il  ne  croit  plus  à  la  science,  et 
il  dit  à  son  compagnon  d'études  Horatio  :  «  Il  y  a  des  choses  au  ciel 
n  et  sur  la  terre,  Horatio,  que  votre  philosophie  n'a  pas  rêvées.  »  — 
Qui  donc ,  après  cela ,  prendra  Shakspeare  pour  une  nature  in- 
culte? 

L'apparition  de  l'ombre  de  son  père  achève  de  bouleverser  son  âme. 
Quel  épouvantable  mystère  dans  ce  palais! 

Qu'est-ce  donc  que  l'homme?  —  Qu'est-ce  donc  que  le  monde  ?  — 
Adieu  tout  ce  qu'4l  avait  aimé ,  cru,  admiré  jusque-là  !  Il  ne  croit  plus 
à  l'amitié.  Et,  en  effet,  Rosencraatz  et  Guildeostern ,  ses  amis  d'en- 
fance, se  chargent  de  le  conduire  en  Angleterre,  à  la  prière  de 
Claudius,  pour  y  être  égorgé. 

n  ne  croitpas  à  l'amour  ;  il  le  dit  à  Ophélia;  il  l'avertit  que  le  cœur 
de  l'homme  est  un  abîme;  il  lui  conseille  de  se  retirer  dans  un  cou- 
vent, ou,  si  elle  veut  absolument  se  marier,  d'épouser  un  fou,  sans 
doute  parce  que  de  tous  les  hommes  les  fous  sont  les  seuls  qui  aient 
quelque  innocence.  —  Il  ne  tient  pas  à  la  vie  ;  il  la  donnerait ,  dit-il , 
pour  une  épingle  ;  mais  il  craint  d'être  la  dupe  d'une  ruse  satanique  ; 
il  craint  que  l'enfer  ne  l'abuse ,  qu'il  n'abuse  de  sa  faiblesse  et  de  sa 
mélancolie;  car  il  a  grand  pouvoir  sur  de  tels  caractères.  —  Ceci 
n'est  pas  une  invention  du  poète,  c'est  la  nature.  On  dirait  qu'il  a  été 


:206  ÇHÀ&SPBABK. 

mélancolique  lui-même.  —  D'ailleurs  il  est  pieux,  et  il  craint  de 
souiller  son  àme.  Et  pourtant  TOmbre  lui  a  légué  un  devoir  de  ven- 
geance qui  doit  être  sacré  pour  lui  ;  mais  il  s'y  dévoue  sans  pouvoir  le 
remplir.  Les  forces  de  son  âme  ont  été  brisées 4>ar  la  douleur,  et  cette 
douleur  reste  impuissante.  Au  milieu  de  ce  pyrrhonispae  universel,  la 
volonté  elle-même  a  péri  :  il  ne  lui  reste  que  des  yelléités  stériles.  Et 
néanmoins  Tintérèt  ne  languit  point.  —  Que  sortira-t-il  enfm  de  cette 
folie?  -^  Tel  est  le  nœud  de  la  pièce.  La  terreur  reste  ainsi  suspendue 
sur  la  scène  sans  se  fixer  nulle  part.  Il  y  a  trois  monologues,  d'une 
beauté  admirable,  que  tout  le  monde  sait  par  cœur,  et  où  se  trahissent 
toutes  ses  incertitudes,  avec  tous  ses  sentiments  :  —  amour  de  son 
père;  —  mépris  et  dédain  pour  ce  monde;  —  craintes,  terreurs, 
incertitudes  sur  la  yie  à  venir. 

—  La  seconde  figure  du  tableau ,  c'est  Gertrude.  —  Meurtrière  de 
son  époux  et  unie  au  frère  de  cet  époux  par  des  liens  incestueux,  elle 
est  accablée  de  douleur  sous  le  poids  de  ce  double  remords ,  mais  d'une 
douleur  silencieuse  et  d'autant  plus  pesante.  Le  roi  essaie  vainement 
de  la  distraire  et  de  l'étourdir,  en  portant  gaiement  lui-même  son 
propre  fardeau.  Il  croit  que,  pour  dissiper  le  spleen  d'Hamlet,  il  suffira 
de  le  faire  voyager  comme  un  gentleman  ordinaire  :  il  veut  égayer 
Hamlet.  C'est  un  de  ces  hommes  qui  se  débarrassent  d'un  remords  en 
riant,  et  qui  croient  qu'il  en  est  de  même  des  autres.  Xa  couronne  lui 
sufût  ;  il  féit  bon  visage  à  son  crime.  Le  remords  ne  s'éveille  que 
lorsque  le  danger  parait.  C'est  alors  qu'il  essaie  de  prier,  mais  il  ne  le 
peut. 

La  tristesse  de  Gertrude  a  été  pour  son  fils  un  premier  indice. 
Hamlet  ne  sourit  plus,  depuis  qu'il  a  vu  son  père  si  soudainement 
enlevé  par  la  mort,  et  cette  mort  si  promptement  suivie  du  oouveao 
mariage  de  sa  mère  :  —  «  Ah  !  il  est^bien  vrai  de  dire  que  le  nom  de  la 
»  femme  est  fragilité!  Quoi!  avant  d'avoir  usé  les  souliers  avec  les- 
»>  quels  elle  a  suivi  le  corps  de  mon  pauvre  père  !  n  —  Elle  veut 
néanmoins  conserver  ce  fils  accusateur  auprès  d'elle  ;  c'est  la  seule 
affection  qui  lui  reste.  Elle  a  besoin  de  reposer  quelquefois  ses  regards 
sur  lui  pour  échapper  à  des  objets,  a  des  idées  plus  pénibles  encore, 
Claudius  son  complice  et  elle-même.  Quand  elle  le  croit  fou,  elle  en  est 


SHAKSPBAhË.  207 

attristée.  Elle  s'accuse  de  cette  folie,  elie  compatit  à  son  mallieor,  elle 
est  plus  triste  que  Hamlet  lui-même.  C*est  elle  qui  protège  sa  vie 
contre  les  embûches  et  la  violence  de  Claudlus.  L'épouse  a  disparu, 
mais  la  mère  est  restée.  Cest  cet  amour  de  la  mère  pouf  le  fils  et  du 
fils  pour  la  mère  qui  suspend  la  pièce  et  le  dénoaement. 

Et  néanmoins  elle  le  redoute.  Elle  craint  le  désordre  de  sa  pensée, 
ce  mystère  de  folie  qui  Tenveloppe,  cette  conduite  tnèlée  de  bon  sens 
et  d'extravagances.  Elle  commence  à  soupçonner  qu'elle  est  pour 
quelque  chose  dans  ces  étrangetés.Elle  craiât  que  les  regards  de  son 
fils  ne  soient  descendus  dans  les  replis  de  son  âme.  Et,  en  effet,  ce  fils, 
qui  ne  veut  pas  la  tuer^  la  met  à  une  plus  rude  torttire  que 
la  mort.  Il  a  fait  représenter  un  horrible  drame  devant  elle.  Qu^le 
admirable  scène  que  leur  entrevue  !  —  Pendant  qu'Hamlet  l'accable 
de  reproches  et  que  la  reine  interdite  demande  grâce,  TOmbre  paraît. 
Le  fils,  la  mère,  le  père  assassiné  se  trouvefit  réunis  :  c'est  le  con^ble 
de  la  terreur;  il  y  en  a  plus  que  s'il  avait  tué  sa  mère.  Enfin  arrive  la 
scène  suprême,  celle  où  l'on  n'a  vu  que  des  bouffonneries  ou  une  mo- 
ralité vulgaire,  la  scène  des  fossoyeurs. 

Remarquons  d'abord  qu'elle  vient  à  propos  de  la  mort  d'Ophélia,  — 
pâle  et  mélancolique  figure  comme  celle  des  femmes  du  nord.  —  Elle 
n'a  pu  résister  à  tant  d'émotions  douloureuses,  et  elle  est  la  prenoière 
qui  succombe:  elle  qui  avait  espéré  deux  couronnes,  celle  d'épouse  et 
celle  de  reine.  La  folie  d'HamIet  l'en  prive,  et  la  malheureuse,  devenue 
folle  à  son  tour,  se  fait  une  couronne  avec  des  fleurs  et  des  brins  de 
paille,  et  parle  ainsi  à  son  frère  Laërte,  croyant  parler  à  Hamlet  : 

—  Ophélie,  à  Laërte,  en  lui  présentant  une  fleur  :  «Voilà  du  romarin, 
»  c'est  la  fleur  du  souvenir.  Souvenez-vous  de  moi ,  je  vous  en  prie, 
»  mon  bien-aimé.  Et  voici  des  pensées  ;  c'est  pour  que  vous  pensiez  à 
»  moi.  » 

Elle  se  noie  en  voulant  cueillir  une  fleur  au  bord  de  l'eau.  —  Au 
cimetière  on  fait  déjà  les  préparatifs  de  son  arrivée  ;  on  creuse  son 
tombeau,  au  milieu  des  chants,  des  jeux  de  mots  et  des  quolibets.  Ces 
jeux  de  mots  ont  leur  portée  :  c'est  le  contraste  du  monde.  Les  uns 
comprennent  et  souffrent  ;  les  autres  voient  et  ne  comprennent  rien. 
L'intelligence  des  fossoyeurs  est  emprisonnée  dans  les  inepties  qu'ils 


208  SHAKSPBABB. 

débitenl.  Ils  voient  passer  indifréremment  les  vivants  et  les  morts, 
comme  une  décoration  de  théâtre;  ils  remuent,  manient ,  profanent 
tous  ces  débris  de  la  vie  avec  une  stupide  indifférence  ;  les  douleurs  de 
rame  humaine  et  ses  crimes  leur  jettent  chaque  jour  un  cadavre  ; 
mais  ils  ne  voient  que  fe  cadavre  ;  ils  ne  voient  pas  par  quelles  épreuves 
cette  pauvre  créature  a  passé  avant  d*arriver  entre  leurs  mains. 

Cest ailleurs,  dans  le  palais  du  roi,  que  la  vie  est  intelligente;  mais 
c'est  là  qu'elle  est  ou  atroce  ou  insupportable.  Hamlet,  lui,  a  cette  triste 
intelligence  ;  de  là  son  désolant  commentaire  :  —  Celui-ci  était  un 
courtisan,  celui-là  un  légiste,  celui-ci  le  fou  du  roi. — Le  convoi 
d'Ophélia  qui  arrive  achève  cet  enseignement. 

Le  combat  de  Laërte  et  d*Hamlet,  la  mort  de  la  reine,  la  mort  du 
roi,  couronnenl  cette  suite  d'horreurs.  Cest  la  plus  horrible  des  tragé- 
dies connues. 

La  morale  de  la  pièce,  c'est  Hamlet  qui  la  formule  :  «  Les  actions 
»  criminelles ,  quand  la  terre  entière  les  couvrirait,  paraîtront  aux 
»  regards  des  hommes.  » 

Et  pourtant  cet  admirable  talent  a  été  méconnu  ! 

J.-M.  LE  HUÉROU. 


LA  VENDÉE  ÂPRES  LES  CENT -JOURS 


(t) 


BËCIT    DU   ^RÉEAL  D'ANDIGlfti. 


Je  n'ai  eu  Thonneur  de  rencoolrer  le  général  d'Ândigné  que  dans 
les  jours  extrêmes  de  son  honorable  vieillesse,  deux  ans  à  peu  près 
avant  sa  mort.  C'était  une  de  ces  puissantes  organisations,  une  de  ces 
fortes  natures ,  comme  on  en  trouve  encore  dans  les  provinces  de 
rOuest.  Sa  taille  n'était  point  élevée,  mais  Ténof me  volume  de  sa  tète, 
droite  encore  sur  ses  larges  épaules  malgré  le  poids  de  ses  quatre-vingt- 
dix  ans,  la  grosseur  de  son  cou,  et  quelque  chose  de  reposé  dans  la 
force  ^ui  était  le  trait  de  sa  physionomie ,  lui  donnaient  assez  Tair  et . 
Fencolure  d'un  vieux  lion.  Je  le  trouvai  silencieux,  comme  le  sont 
naturellement  les  gens  de  son  pays,  peu  disposés  à  perdre  le  temps  en 
paroles  inutiles,  et  plus  enclins  à  admirer  les  belles  actions  que  les 
beaux  discours.  D'ailleurs,  à  cet  âge  on  a  tant  à  songer  au  passé,  tant 
à  penser  à  l'avenir,  que  le  recueillement  du  silence  sied  mieux  que 
l'abondance  des  paroles  à  ceux  qui  ont  laissé  derrière  eux  la  plus 
grande  partie  de  leurs  journées  et  n'aperçoivent  plus,  quand  ils  regar- 
dent.devant  eux,  qu'un  très-petit  nombre  de  jours.  Le  général  d'An- 
digné  avait  donc  très-peu  parlé  pendant  toute  la  durée  du  diner  auquel 
il  m'avait  fait  l'honneur  de  m'inviter  avec  quelques  amis.  Hais  le  soir, 
quand,  debout  comme  lui  autour  du  guéridon  sur  lequel  on  venait  de 
servir  le  café,  nous  pûmes  engager  directement  la  conversation  avec 
lui,  évoquer  les  souvenirs  du  passé,  la  parole  lui  vint,  sobre,  précise, 
fortement  accentuée,  comme  celle  des  hommes  qui  ont  vécu  au  milieu 

(I)  Lei  bettes  pages  qne  Ton  va  lire  ont  été  détachées  par  H.  Alfred  Nettement,  à 
l'Intention  de  nos  lecteors,  —  pour  qid  elfes  ont  un  intérêt  tont  parUcuUer,  —  de  l'oufrage 
que  réminent  écrivain  publiera,  Ters  la  fin  du  mois,  cbes  H.  LecoflDre,  sous  le  titre  fie  : 
Souvenirs  de  la  Bêiiauration. 

Tome  IV.  14 


210  LA  YBHDÉE 

des  situations  difficiles  et  qui  racooteot  simplement  les   grandes 
choses. 

Le  point  de  départ  de  la  conversation  fut  un  tableau  dû  au  pinceau 
d'un  des  maîtres  de  la  Restauration  et  qui  représentait  une  scène  his- 
torique dont  il  n'était  pas  difficile  de  reconnaitre  les  personnages.  Le 
premier  était  Napoléon  Bonaparte  tel  qu'il  était  en  1800,  dans  son 
ardente  et  puissante  jeunesse>avant  que  l'embonpoint  de  la  prospérité 
eût  altéré  les  lignes  de  son  profil,  au  moment  où,  après  avoir  renversé 
du  plat  dé  son  épée  le  pouvoir  vermoulu  du  Directoire,  il  se  préparait 
à  mettre  la  main  sur  sa  destinée.  Son  regard  était  fier  etaltier,  sa  main 
étendue  semblait  intimer  un  ordre  et  y  ajouter  une  menace;  une  émo- 
tion d'impatience  contenue  crispait  sa  bouche.  Près  de  lui ,  mais  un 
peu  en  arrière,  se  tenait  un  homme,  qu'à  l'expression  froidement  iro- 
nique de  sa  physionomie,  à  son  air  de  distinction  et  surtout  à  l'infir- 
mité qui  rendait  sa  marche  inégale,  on  pouvait  reconnaitre  pour  H.  de 
Talleyrand,  appelé  à  cette  époque  par  le  premier  consul  au  ministère 
des  affaires  étrangères.  En  face  de  Bonaparte  paraissait  un  autre  per- 
sonnage, dont  la  vaste  tète  et  la  vigoureuse  encolure  attiraient  les 
regards,  non  moins  que  l'expression  ferme  et  intrépide  de  sa  physio- 
nomie. Il  soutenait  le  regard  impérieux,  le  geste  menaçant  du  pciHDier 
consul  dans  une  calme  et  invincible  immobilité.  Si  on  avait  voulu  per- 
sonnifier le  génie  de  l'attaque  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  ardent,  de  plus 
vif,  de  plus  irrésistible,  il  aurait  fallu  choisir  pour  type  la  figure,  l'atti- 
tude du  premier  consul.  Si  on  avait  voulu  personnifier  le  génie  de  la 
résistance  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  fort  et  de  plus  indomptable,  il  aurait 
fallu  prendre  pour  type  la  figure  du  général  d'Andigné^  car  ce  person- 
nage ,  c'était  lui ,  mais  le  général  d'Andigné  tel  qu'il  était  à  trente-six 
ans,  quand  la  vigueur  de  son  bras  égalait  celte  fermeté  d'àme  que  les 
années  n'avaient  pu  lui  enlever.  Un  quatrième  personnage  que  je  ne 
reconnus  pas  tout  d'abord  se  trouvait  à  peu  près  sur  le  même  plan  du 
tableau  que  M.  d'Andigné.  Sa  physionomie  était  éclairée  par  un  rayon 
de  vive  intelligence.  On  pouvait  deviner  que  la  chaleur  de  son  cœur 
devait  faire  arriver  facilement  les  paroles  à  ses  lèvres.  Le  peintre  avait 
rendu  avec  bonheur  le  type  d'une  de  ces  natures  spontanées  et  prime- 
sautières  chez  lesquelles  l'idée  et  l'action  jaillissent  au  contact  d'une 
émotion  rapide,  sans  attendre  le  lent  travail  de  la  réflexion. 


APBÈS  LES  CBNT-JOURS.  ^         211 

Pendant  que  je  considérais  ce  tableau,  le  vénérable  baron  Hyde  de 
Neuville,  qui  était  au  nombre  des  convives  de  madame  la  comtesse 
d'Andigné,  me  dit  en  s'approchant  de  moi  :  «  Vous  ne  nous  recon- 
naissez peut-être  pas,  car  nous  avons  tous  bien  vieilli!  »  Alors  il 
voulut  bien  me  raconter  la  scène  historique  sujet  du  tableau  sur  lequel 
il  voyait  mes  yeux  fixés. 

Quand  le  général  Bonaparte  eut  renversé  le  Directoire,  les  regards 
s'étaient  tournés  naturellement,  de  tous  les  points  de  Thorizon,  vers  le 
nouvel  astre  qui  montait.  Les  Vendéens  et,  en  général ,  tous  ceux  qui 
travaillaient  au  retour  des  Bourbons,  avaient  espéré  rencontrer  en  lui 
un  nouveau  Monk.  On  ne  soupçonnait  pas  encore  rétendue  de  son 
génie  ni  celle  de  son  ambition,  et  Ton  pensait  que  Tœuvre  du  rétablis- 
sement de  la  monarchie  et  la  haute  position  réservée  à  celui  quiaccom- 
pliraitcette  restauration  qui,  la  veille  du  18  fructidor,  semblait  au  mo- 
ment de  s'effectuer,  seraient  de  nature  à  le  tenter.  Ces  sortes  de  mi*r  ' 
rages  se  retrouvent  souvent  dans  Thistoire.  Les  hommes  sont  disposés 
à  croire  que  les  choses  se  passeront  comme  elles  se  sont  déjà  passées; 
ils  croient  prévoir  quand  ils  ne  font  que  se  souvenir.  Déjà  commençait 
ce  parallélisme  de  Thistoire  d'Angleterre  et  de  Thisloire  de  France  dont 
on  devait  tirer  plus  tard  tant  dMnductions  trompeuses.  Louis  XVI  avait 
,  été  Tanalogue  de  Charles  I«r,  décapité  sur  la  place  deWhite-Hall,  en  vertu 
du  vote  du  parlement  régicide,  qui  avait  précédé  la  Convention  dans 
cette  sanglante  violation  de  la  migesté  royale.  On  faisait  à  Robespierre 
rhonneur  de  lui  assigner  le  rôle  de  Cromwell,  et  certes  il  le  surpassa 
'  de  beaucoup  par  le  nombre  et  Fatrocité  de  ses  crimes ,  quoique  le  lord 
protecteur  ait  bien  souvent  trempé  dans  le  sang  innocent  ses  mains 
homicides  et  ait  laissé  sur  le  corps  de  la  malheureuse  Irlande,  dont  il 
faisait  vendre  les  habitants  à  Tencan  aux  Barbades,  après  avoir  con- 
fisqué leurs  biens,  des  blessures  dont  les  cicatrices  sont  encore  sai- 
gnantes; mais,  s'il  s'agissait  de  mesurer  les  hommes  au  niveau  du 
génie  politique,  Robespierre  n'arriverait  pas  à  la  cheville  de  Cromwell. 
Si  Louis  XVI  était  Charles  I^^  Robespierre  Cromwell,  pourquoi  Bona- 
parte ne  serait-il  pas  Monk?  Pourquoi  Louis  XVIII  ne  serait-il  pas 
Charles  II  ?  Cela  paraissait  naturel  et  commode,  et  Ton  croyait  à  cette 
identité  historique ,  dans  un  certain  temps,  parce  qu'il  ^tait  agréable 


212  LÀ  VENDÉB 

d'y  croire.  De  son  côlé,  le  premier  consul,  sans  s'engager  envers  per- 
sonne, n'éloignait  aucune  des  idées  qui  pouvaienl  rapprocher  de  lui 
les  esprits  et  les  intérêts.  Il  comprenait  qu'une  des  obligations  de  sa 
nouvelle  puissance  était  d'apaiser  la  guerre  civile  qui  désolait  les  pro- 
vinces de  rOuest,  et  de  donner  à  la  France  le  repos  et  la  sécurité  inté- 
rieurs. Il  s'était  donc  montré  disposé  à  conférer  avec  les  chefs  et  les 
agents  les  plus  actifs  du  mouvement  royaliste. 

C'était  ainsi  que  M.  d'Ândigné  d'une  part,  et  M.  Hyde  de  Neuville, 
de  l'autre,  s'étaient  rendus  à  Paris,  avec  une  sorte  de  sauf-conduit  sur 
lequel  ils  ne  comptaient  guère,  car,  sous  le  Directoire,  les  saufis-con- 
duits  avaient  été  souvent  indignement  violés ,  et  sur  la  parole  de 
M.  de  Talleyrand  qui  leur  inspirait  encore  moins  de  conûance.  Mais  ila 
étaient  habitués  aux  hasards  d'une  vie  de  périls  et  de  dévouement,  et 
cette  rencontre,  ou,  si  l'on  veut,  cette <x>nférence,  n'était  pour  eux 
qu'un  hasard  de  plus.  Du  reste,  tous  les  détails  avaient  été  convenus 
par  les  intermédiaires  de  manière  à  diminuer,  autant  que  possible,  les 
risques  et  les  chances  défavorables  que  couraient  les  deux  ambassa- 
deurs du  parti  royaliste  en  venant  s'aboucher  «vec  le  premier  consul. 
Il  avait  été  convenu  que  H.  de  Talleyrand  prendrait  HM.  d'Ândigné 
et  Hyde  de  Neuvitie  sur  la  place  Vendôme  où  ils  attendraient  a  une 
heure  indiquée  la  voiture  dans  laquelleil  viendrait  ieschercher  pour  les 
mener  chez  le  premierconsul,  et  qu'après  la  conférence  il  les  remettrait 
au  même  endroit,  sans  essayer  de  savoir  où  ils  demeuraient.  Ils  arrivaient 
donc  à  ce  rendez-vous  un  peu  comme  on  arrive  en  pays  ennemi.  Les 
conditions  souscrites  avaient  été  tenues.  M.  de  Talleyrand  avait  pris 
MM.  d'Ândigné  et  Hyde  de  Neuville  à  l'heure  dite ,  et  les  avait  intro- 
duits chez  le  général  Bonaparte. 

Là,  M.  Hyde  de  Neuville,  qui  avait  la  parole  plus  prompte  et  plus 
déliée  que  son  compagnon  d'aventure ,  exposa  sans  hésiter  les  espé- 
rances û\i  «parti  royali&te  qui  les  avaient  amenés  tous  ^es  deux  à  I^aris. 
Il  y  avait  une  grande  chose  à  faire.  Depuis  le  commencement  de  la 
Révolution,  les  convulsions  succédaient  aux  convulsions; on  traversait 
des  épisodes  sanglants  ou  honteux,  sans  qu'on  pût  arriver  à  undénoû- 
ment  raisonnable.  Il  était  temps  d'en  finir,  et  l'on  ne  pouvait  en  finir 
qu'en  revenant  à  la  royauté  française ,  dont  le  renversement  avait  été 


▲PBÈ8  LES  CBNT- JOURS.  ^13 

Porigioe  et  la  cauâe  de  tous  les  malheurs  qui  avaient  suivi.  Celui  qui, 
avec  la  force  et  la  puissauce  nécessaires  pour  mener  à  un  cette  entre- 
prise, accepterait  résolument  cette  grande  mission  et  ce  grand  rôle 
acquerrait  des  droits  élernels  à  la  reconnaissance  de  la  France  et  de 
la  maison  de  Bourbon,  et  aucune  récompense  nationale,  aucune  situa- 
lion,  ne  seraient  au-dessus  de  la  grandeur  d- un  pareil  service  rendu  à 
la  royauté  et  à  la  patrie.  Celui  qui  avait  Tbonneur  de  s'exprimer  «ainsi 
devant  le  premier  consul  ne  parlait  pas  de  son  chef,  il  avait  mission  de 
lui  dire  tout  ce  qu'il  lui  avait  dit. 

Pendant  la  première  partie  de  Tatlocution  de  M.  Hyde  de  Neuville, 
le  général  Bonaparte  Tavait  écoulé  avec  distraction,  comme  on  écoute- 
un  homme  qui  se  perd  dans  une  digression  avant  d'arriver  au  points 
essentiel  ;  mais  il  n'avait  pas  donnée  au  moins  extérieurement,  demar^ 
quesd'iBH)atience.  Il  s'attendait  à  une  communication  de  eette  nature,  ek 
il  savait  que  sur  le  champ  de  bataille  il  faut  quelque  fois  essuyer  le  feu» 
de  l'ennemi  avant  de  riposter.  11  fronça  seulement  le  sourcil  en  enten- 
dant tes  dernières  paroles  de  H.  Hyde  de  Neuville;  il  les  avait  trouvées 
trop  directes  et  trop  hardies.  Nous  n'essayerons  pas  de  mettre  dans  sa 
bouche  sa  réponse,  c'est  de  la  bouche  de-  H.  Hyde- de  Neuville  quer 
nous  la  tenons,  et  nous  craindrions  qu'en  passant  par  tant  d'intermé— 
dlairesle  texte  original  ne  perdit  beaucoup  de  sa  physionomie  primih 
tive.  Nous  en  indiquerons  seulement  les  pointsprinoipeux  qui  ont  dû< 
rester  fortement  gravés  dans  la  mémoire  de  H;  Hyde  de  Neuville eti 
dans  celle  du  général  d'Andigné  qui  rectifia  plusieurs  fols  les  souvenirs 
de  son  ami ,  pendant  que  celui-ci  nous  racontait  en  détail  cette  confé- 
rence; 

Le  premier  consul  commença  par  écarter  la  proposition  de  H.  Hyde 
de  Neuville  en  disant  qu'il  fallait  laisser  là  les  chimères  pour  s'en  tenir 
au  possible  et  au  réel.  Ce  qh'il  fallait  à  la  France,  c'était  un  gouverne- 
ment fort,  impartial,  intelligent ,  modéré,  qui  assurât  à  tous  la  sécu- 
rité et  mit  un  terme  aux  luttes  des  partis  en  faisant  jouir  le  pays 
tout  entier  de  lois  sages  et  pretectrices.  Ce  gouvernement,  il  avait 
1»  volonté  et  le  pouvoir  *de  le  donner  à  la  France;  il  fallait  que 
tous  les  honnêtes  gens  s'unissent  à  lui  sans  s'occuper  de  leurs 
précédents,  pour  l'aider  dans  cette  œuvre.U  était  très-disposé  à  fermer 


214  LA  VERDÉE 

les  plaies  des  proviDces  de  TOuest,  qui  avaient  laol  souffert  ei  doot  il 
avait  admiré  le  courage  ;  il  savait  combien  les  populations  de  ces  con- 
trées étaient  attachées  au  catholicisme;  il  ne  s'écoulerait  pas  beaucoup 
de  temps  sans  quMl  le  leur  rendit.  Un  peuple,  c'était  sa  ferme  convic- 
tion, ne  pouvait  vivre  sans  religion  ;  depuis  Tantiquité  jusqu'à  nos 
jours,  on  avdit  vu  toutes  les  nations  avoir  un  culte.  Les  gouvernements 
précédents  avaient  donc  commis  une  faute  en  troublant  les  provinces 
de  rOuest  dans  leurs  croyances,  et  le  général  d'Andigné  pouvait  ras- 
surer complètement  sur  ce  point  ceux  au  nom  desquels  il  était  venu. 
Us  obtiendraient  du  nouveau  gouvernement  toute  espèce  de  garantie 
sous  ce  rapport  ;  on  leur  rendrait  leurs  prêtres  et  leurs  églises.  Quant 
aux  personnes  des  classes  éclairées  qui  voudraient  concourir  à  l'œuvre 
qu'il  avait  entreprise,  il  leur  ouvrirait  les  cadres  de  l'armée  ou  de  l'ad- 
ministration, suivant  leurs  aptitudes  et  leurs  goûts,  et  il  n'y  avait  point 
de  situation,  si  élevée  qu'elle  fût,  où  elles  ne  pussent  arriver  par  leurs 
services.  Le  premier  consul  répondait  donc  à  des  offres  par  une  offre,  à 
une  promesse  par  des  promesses. 

Ce  fut  le  tour  du  général  d'Andigné  et  de  M.  Hyde  de  Neuville  de 
faire  un  geste  de  refus.  Le  second  répondit  que  bien  des  gouvernements 
avaient  espéré  accomplir  ce  que  le  premier  consul  allait  tenter,  et  que 
tous  avaient  échoué  :  ce  n'était  pas  un  précédent  encourageant  pour  le 
premier  consul.  «  Avait-il  bien  calculé  les  obstacles  qu'il  rencontrerait 
dans  tous  les  partis?  Pour  les  deux  hommes  qui  étaient  venus  IçVoir 
sur  le  bruit  de  ses  dispositions  favorables  è  la  monarchie,  il  devait 
savoir  que  leur  vie  était  vouée  à  la  cause  royale.  £n  dehors  de  cette 
combinaison, ils  ne  pouvaient,  ils  ne  voulaient  rien  faire,  parc^e  qu'au- 
cune considération  au  monde  ne  les  ferait  forfaire  à  un  devoir.  » 

Le  général  d'Andigné  se  contenta  d'appuyer  cette  déclaration  d'un 
regard  et  d'un  geste  qui  suffisaient  pour  montrer  qu'il  s'y  associait. 

«  Alors,  continua  M.  Hyde  de  Neuville,  le  premier  consul  sortit  de  ce 
sang-froid  calculé  dans  lequel  il  s'était  maintenu  jusque-là.  Il  attacha 
sur  nous  des  regards  où  la  colère  commençait  à  s'allumer. 

«  —  J'ai  une  mission  à  remplir,  dit-il  ;  je  la  remplirai,  quoi  qu'on 
fasse;  malheur  à  qui  se  mettra  en  travers  de  mon  chemin  ! 

»  En  parlant  ainsi  il  s'animait  de  plus  en  plus,  et  tantôt  son  regard 


APBÈS  LBS  GENT-JOUBS.  âl5 

meoaçaat  se  posait  sur  moi,  tantôt  sur  le  général  d'Andigné,  qui,  calme, 
impassible  et  muet,  soutenait,  sans  baisser  les  yeux,  les  éclairs  que  lan- 
çait ce  regard.  Je  voulus  parler,  le  premierconsul  m'arrêta  d'un  geste, 
et,  franchissant  d'un  pas  rapide  l'espace  qui  le  séparait  du  général  d'An- 
digne,  il  se  plaça  devant  lui,  et,  les  yeux  presque  sur  ses  yeux  : 

»  —  Je  vous  ai  dit,  s'écria-t-il,  que  j'avais  une  mission  à  remplir 
et  que  je  ne  souffrirais  pas  d'obstacle  ;  que  comptez-vous  faire  en  sor- 
tant d'ici? 

»  —  Ce  que  j'ai  toujours  fait,^  répondit  froidement  le  général  d'An- 
digne,  mon  devoir.  n 

»  La  colère  du  premieY  consul  était  arrivée  au  dernier  paroxysme  : 
il  saisit  sa  montre ,  et,  d'un  geste  furieux,  il  la  jeta  à  terre  et  la  brisi^ 
en  mille  pièces,  en  s'écriant  : 

»  —  C'est  ainsi  que  je  briserai  les  obstacles  !  » 

Le  général  d'Andigné,  qui  avait  suivi  avec  un  sentiment  marqué 
d'intérôt  le  récit  de  H.  Hyde  de  Neuville,  qui  le  reportait  aux  souve- 
Bîrs  de  sa  jeunesse  et  à  une  des  scènes  les  plus  mémorables  de  sa 
longue  vie ,  prit  ici  la  parole.  On  eût  dit  que  cette  émotion  lointaine, 
faisant  refluer  le  sang  à  son  cœur,  rendait  à  ses  yeux  ternis  par  le  temps 
quelque  chose  de  leur  feu  passé.  Je  pus  me  faire  une  idée  de  ce  qu'il 
avait  été  à  l'époque  de  ces  grandes  luttes. 

«  Oui,  disait-il,  cela  est  vrai  ;  Bonaparte  était  bien  en  colère  ;  si  les 
yeux  faisaient  feu  comme  les  fusils,  je  crois  que  les  siens  m'auraient 
tué.  Hais  la  moïc^  est  encore  plus  imposante  qu'il  n'était,  et  je  l'avais 
souvent  regardée  en  face  ;  pour  un  empire  je  n'aurais  pas  reculé  d'une 
semelle.  Je  ne  détachai  pas  mes  yeux  des  siens,  bien  décidé  à  ne  pas 
eéder  le  premier.  Mon  calme  augmentait  sa  colère. 

9  —  Vous  m'avez  entendu,  reprit-il  en  rompant  le  silence  qui  avait 
duré  quelques  secondes  seulement;  quelle  est  votre  résolution  ? 

»  —  Nous  vous  résisterons  comme  nous  avons  résisté  aux  autres, 
répondis-je. 

»  —  Hais  moi  je  ne  suis  pas  comme  les  autres  !  reprit-il  avec  em- 
portement; ceux  qui  me  résistent  seront  bientôt  écrasés;  je  vous 
chasserai  des  villes! 

»  —  Alors  nous  nous  défendrons  dans  les  campagnes,  répondis-je. 


3iS  Là  vBimàfi 

»  —  Je  vous  chasserai,  le  fer  et  le  feu  à  la  main,  des  campagnes! 
s'écria  Bonaparte  en  élevant  encore  la  voix. 

»  —  Nqus  nous  réfugierons  et  nous  nous  défendrons  dans  lea  bois^ 
répondis-je. 

»  —  Je  brûlerai  les  bois  et  je  vous  écraserai,  continua  le  premier 
consul. 

»  —  Nous  lutterons  jusqu'à  la  mort,  répttqifai-je  ;  dussions-nous 
périr  jusqu'au  dernier,  nous  serons  plus  heureux  que  dans  vos  honneurs 
et  vos  places,  car  nous  serons  morts  pour  Dieu  et  pour  leroi.  » 

Mes  yeux  avaient  quitté  le  tableau  qui  était  devenu  Toccasion  de 
cette  conversation.  La  scène  qu'il  représentait,  je  l'avais  là  vivaate 
devant  moi.  Le  visage  des  deux  vieillards  s'était  cooraie  transfiguré 
au  souvenir  de  la  résistance  qu'ils  avaient  opposée  à  l'homme  prodi- 
gieux devant  lequel  tant  de  rois  avaient  courbé  la  tôte;  la  voix  du 
généra)  d'Andigné,  brisée  par  l'âge,  s'était  raffermie,  elle  avait  pris  cet 
accent  vibrant  quedonnent  les  émotions  fortes  ;  son  geste  avait  retrouvé 
kl  vigueur  et  l'inflexibité  de  ses  jeunes  années.  M.  Hyde  de  Neuville 
avait  repris  aussi  quelque  chose  de  son  ardeur  et  de  son  impétuosité, 
révoquai  devant  eux  par  la  pensée  le  général  Bonaparte  tel  qu'il  était 
à  cette  brillante  époque  du  Consulat,  où  sa  fortune  et  son  génie  mar- 
chant de  pair  ne  trouvaient  rien  de  difficile  et  ne  croyaient  pas  à  l'impos- 
sible. Bf.  de  Talleyrand^  placé  dans  un  coin  du  tableau,  assistait  i  cette 
scène  sans  émotions  apparentes,  et  probablement  sans  autres  émotions 
réelles  que  celles  d'un  spectateur  déjà  blasé  qui  trouve  que  les  aeteura 
d'un  drame  remplissent  bien  leurs  rôles. 

D'après  ce  que  me  dît  H.  Hyde  de  Neuville,  ce  fut  ce  diplomate  qui 
inlervint  pour  mettre  fhi  à  cette  scène  qui  ne  pouvait  se  prolonger,  car 
la  corde  de  l'arc  était  trop  tendue  :  il  fallait  qu'elle  se  relâchât  ou 
qu'elle  fût  brisée.  Il  ol^eeta  que ,  de  part  et  d'autre,  on  ne  pouvait 
prendre  de  résolution  définitive  sans  réflexion.  Certainement  on  ne 
refuserait  pas  au  nom  des  provinces  de  l'Ouest  la  sécurité  politique  et 
la  liberté  religieuse  que  le  premier  consul  voulait  leur  donner  ;  Il  con- 
venait de  réfléchir  mûrement  avant  de  dire  son  dernier  mot.  Avec  de 
la  réflexion,  la  raison  politique  finirait  par  prévaloir  contre  la  passion  ; 
comme  on  ne  pouvait  pas  tout  ce  qu'on  voulait,  il  fallait  vouloir  ce 


APBÈS  LES  CBKT-JOUBS.  2i7 

qu^on  pouvait.  Avec  des  géDéralités  de  ce  genre ,  M.  de  Talleyrand 
amortit  la  discussion.  Personne,  parmi- les  acteurs  de  cette  scène, 
n'était  dupe  de  cette  phraséologie,  mais  on  Tacceptait  parce  qu'elle 
permettait  de  clore  une  discussion  pénible  pour  tous  ceux  qui  y  étaient 
engagés,  discussion  qui  ne  pouvait  aboutira  aucun  résultat.  MH.d'An- 
digne  et  Hyde  de  Neuville  saluèrent  le  général  Bonaparte  et  se  reti- 
rèrent :  le  secmid  laissait  derrière  loi  tes  illusions  qu'il  avait  appor- 
tées; le  premier  n'avait  pas  d'illusions  à  perdre,  il  n'en  avait 
jamais  eu. 

Avant  de  raconter  les  détails  que  je  tiens  de  la  bouche  du  général 
d'Andigné  sur  la  Vendée  après  les  Cent-Jours,  ou  que  j'ai  puisés  dans 
des  notes  dictées  par  lui  à  ses  fils,  qui  ont  bien  voulu  me  les  commu- 
niquer, j'ai  voulu  autant  qu'il  était  en  moi  faire  connaître  ce  rude  et 
énergique  chrétien  au  lecteur,  et  pour  cela  je  le  lui  ai  montré  tel  qu'il 
m'était  apparu  dans  une  soirée  qui  m'a  laissé  de  vifs  souvenirs.  C'é- 
tait une  vaillante  et  forte  nature,  telle  qu'il  en  fallait  dans  les  temps 
difficiles  que  nos  pères  eurent  à  traverser.  Il  avait  cette  imperturbable 
fermeté  des  champions  d'une  cause  souvent  vaincue,  mais  où  l'on  ne 
cesse  jamais  de  croire  à  la  victoire  ;  une  activité  puissantedès  que  la  lutte 
devenait  possible;  une  inflexible  et  indomptable  résignation  quand  elle 
cessait  de  l'être.  Hais  dans  l'action  comme  dans  l'immobilité  il  restait 
le  môme;  ni  ses  sentiments  ni  ses  convictions  ne  changeaient.  Vous 
avez  peut-être  vu  sur  le  littoral  de  la  Bretagne  des  roches  granitiques 
sur  lesquelles  le  flux  et  le  reflux  passent  sans  les  ébranler  :  il  y  a  quelque 
chose  de  pareil  dans  ces  organisations  morales  que  tant  de  révolutions 
n'ont  pu  entamer.  J'ai  entendu  raconter  à  M.  d'Andigné  que  ,  se  trou- 
vant ,  bien  des  années  plus  tard,  à  la  Chambre  des  pairs  avec  M.  4e 
Talleyrand ,  il  lui  dit,-  avec  ce  sang-froid  qui  ne  le  quittait  jamais  : 

—  Vous  ne  vous  doutez  peut-être  pas,  monsieur  de  Talleyrand, 
qu'il  y  a  entre  nous  un  rapport  auquel  vous  n'avez  pas  songé? 

—  Et  lequel  donc  ?  demanda  H.  de  Talleyrand  avec  une  certaine 
hauteur,  mêlée  cependant  de  considération. 

—  C'est  que,  sous  la  Révolution  et  l'Empire ,  j'ai  été  mis  en  prison 
précisément  autant  de  fois  que  vous  avez  juré  fidélité  aux  gouverne- 
ments qui  se  sont  succédé. 


218  LAVBNDËB 

-7  Vous  avez  raison,  monsieur  le  comte,  répliqua  H.  de  Talley- 
rand  ;  je  n'aurais  jamais  songé  à  celui-là.  Et  combien  de  fois  avez- 
vous  été  en  prison ,  monsieur  le  comte  ? 

— «  Douze  fois,  monsieur  le  prince. 

—  C'est  précisément  le  nombre  de  mes  serments  ;  c'est  étonnant 
comme  les  cboses  se  rencontrent  ! 

On  était  en  18Î5  ;  H.  de  Talleyrand,  à  cette  époque,  avait  encore 
nn  serment  à  prêter. 

Ce  que  le  général  d'Andigné  n'avait  pas  raconté  à  son  collègue, 
M.  de  Talleyrand,  et  ce  qu'il  nous  raconta,  ce  fut  la  manière  surpre- 
nante dont  il  se  sauva  plusieurs  fois  de  prison.  La  dernière  fois,  il  était 
dans  une  citadelle  dont  le  gouverneur  l'avait  reçu  avec  les  égards  dus 
à  son  caractère  honoré  de  tons  les  partis,  car. il  avait  fait  vaillamment 
et  humainement  I9  guerre  la  plus  difficile  à  faire  d'une  manière  hu- 
maine, la  guerre  civile.  Au  bout  de  quelques  jours,  ce  gouverneur  dit  à 
son  prisonnier  :  «  Monsieur  d'Andigné,  je  suis  vraiment  chagrin  d'a- 
voir une  surveillance  à  exercer  sur  un  homme  tel  que  vous;  voulez- 
vous  me  donner  votre  parole  d'honneur  de  ne  pas  chercher  à  vous 
échapper?  Cela  me  délivrera  d'une  sollicitude  qui  me  pèse  et  vou» 
affranchira  en  même  temps  d'une  surveillance  qui  doit  vous  gêner?  — 
Monsieur  le  gouverneur,  répliqua  M.  d'Andigné,  je  vous  remercie  de 
votre  courtoisie,  et  je  veux  répondre  loyalement  à  votre  loyauté.  Je 
me  trouve  très-bien  ici  dans  ce  moment,  et  je  ne  puis  assez  vous 
remercier ,  ainsi  que  madame  X^^^  (c'était  la  femme  du  gouver- 
neur), des  prévenances  que  vous  voulez  bien  avoir  pour  moi.  Mais  vous 
savez  que  les  prisonniers  ont  l'esprit  inconstant.  Je  puis,  d'ici  à  quelque 
temps,  être  saisi  du  désir  de  changer  de  place,  et  puis  mon  devoir  peut 
m'appeler  ailleurs.  Je  ne  veux  pas  vous  donner  la  parole  que  vous  me 
demandez,  précisément  parce  que  je  la  tiendrais  si  je  vous  la  donnais. 
Croyez-moi,  gardons  chacun  notre  liberté.  » 

Le  gouverneur  ne  put  s'empêcher  de  rire  ;  et,  sans  témoigner  moins 
d'égards  à  son  prisonnier,  il  continua  à  le  faire  surveiller.  Quelque 
temps  après ,  le  général  d'Andigné  commença  à  songer  à  s'échapper. 
Il  fallait  pour  cela  scier  cinq  barreaux  de  fer  qui  garnissaient  une  croi- 
sée  élevée  et  trouver  un  moyen  de  franchir  la  distance  considérable 


APBÈS  LES  CBNT-JOUBS.  219 

qui  séparait  cette  croisée  du  fossé  :  il  avait  remarqué  que  du  fossé  on 
pouvait  remonter  par  un  petit  escKlier  conduisant  à  une  ppr^  qui  don- 
nait dans  la  ville.  Il  commença  par  fabriquer  pendant  la  nuit  une  corde 
avec  du  linge,  et  pendant  la  journée  il  s'en  entourait  sous  ses  vête- 
ments ;  ses  draps,  attachés  Tun  au  bout  de  Tautre,  devaient,  quand  il 
les  ajouterait  à  celte  corde,  fournir  la  longueur  voulue.  Quand  ce  pre- 
mier instrument  de  délivrance  fut  à  sa  disposition,  il  s'arma  du  ressort 
d'une  de  ses  montres  et  commença  à  scier  ses  barreaux.  Ce  travail 
demandait  beaucoup  de  précaution.  Il  ne  pouvait  le  faire  que  de  nuit , 
et  encore  fallait-il  que  la  sentinelle  qu'on  posait  le  soir  en  dehors  des 
fossés  se  prômenàt,  pour  que  îe  bruit  de  ses  propres  pas  l'empéchàt 
d'entendre  le  son  aigu  de  la  scie  qui  mordait  le  fer.  Il  dissimulait 
ensuite  à  l'aide  d'un  peu  de  mie  de  pain  noircie  la  trace  qu'elle  avait 
laissée.  Il  continuait,  pendant  ce  travail,  à  aller  de  temps  en  temps  le 
soir,  chez  le  gouverneur  qui  l'invitait  toutes  les  semaines  à  diner ,  et 
il  soutenait  la  conversation  avec  autant  de  liberté  d'esprit  que  s'il 
n'avait  pas  été  préoccupé  d'une  difficile  entreprise.  La  veille  du  jour, 
ou  plutôt  de  la  nuit  que  M.  d'Andigné  avait  marquée  pour  sa  tentative 
d'évasion ,  le  gouverneur  entra  dans  sa  chambre  ;  sur  cinq  barreaux , 
il  y  en  avait  quatre  de  sciés.  «  Monsieur  d'Andigné,  dit  le  gouverneur 
en  entrant,  savez-vous  ce  qu'on  m'a  dit?  —  Non,  monsieur  le  gou- 
verneur. —  On  m'a  dit  que  l'on  avait  entendu  dans  votre  chambre  un 
bruit  de  scie,  et  que  l'on  soupçonnait  que  vous  méditiez  une  évasion? 
Que  faut-il  en  penser?  »  —  Le  général  d'Andigné  indiqua  de  la  main 
les  barreaux  qui  présentaient  extérieurement  un  aspect  irréprochable, 
et  sans  donner  le  moindre  signe  d'émotion  :  «  Monsieur  le  gouverneur, 
difr-il,  les  barreaux  sont  là,  et  à  votre  place,  au  lieu  de  demander  ce 
qu'il  faut  en  penser,. je  m'en  assurerais  moi-même.  «  Rassuré  par 
cette  imperturbable  tranquillité ,  le  gouverneur  s'avança  vers  la  croi- 
sée et  frappa  négligemment  contre  un  des  barreaux  qui  rendit  un  son 
plein.  La  Providence  avait  voulu  que  ce  fut  précisément  le  seul  qui 
n'était  pas  scié.  M.  d'Andigné  remercia  Dieu  dans  le  fond  de  son  cœur, 
car  ce  rude  homme  de  guerre  fut  pendant  toute  sa  vie  un  fervent 
catholique.  Le  gouverneur  sortit  en  laissant  derrière  lui  toutes  les 
inquiétudes  qu'on  avait  voulu  lui  donner.  La  nuit  suivante ,  le  prison- 
nier était  libre. 


220  LA  VSNDÉfi 

Maintenant  que  Ton  connaît  le  général  <r  Andigné  ,  on  s'étonnera 
peu  de  rinfluence  qu'il  exerça  pendant  et  après  les  Cent^Jours^  dans 
les  provinces  de  TOuest.  Il  y  avait  rep8^^  dès  la  première  Restaura- 
tion. Peu  de  temps  après  la  rentrée  du  roi  à  Paris ,  une  fausse  alerte 
avait  mis  en  vingt-quatre  heures  vingt-cinq  mille  paysans  sous  les 
armes  dans  ces  provinces.  Les  ministres  de  Louis  XVIII  crurent  voir 
dans  ce  mouvement  une  réaction  contre  les  acquéreurs  de  biens  natio- 
naux, et  envoyèrent  des  commissaires  pour  calmer  le  pays.  M.  d*Ân- 
digné  fut  au  nombre  de  ces  commissaires  ;  il  fut  chargé  de  la  rive 
droite  de  la  Loire  sur  laquelle  surtout  il  avait  de  Tinfluence ,  tandis 
que  MM.  d' Autichamp ,  de  Suzannet  et  de  La  Rochejaquelein  remplis- 
saient la  même  mission  sur  la  rive  gauche.  Il  y  avait  quinze  ans  que 
le  général  d^Andigné  n'avait  pas  paru  dans  le  pays.  On  comprend  avec 
quel  enthousiasme  il  fut  reçu,  après  tant  de  combats  et  de  persécu- 
tions, par  ses  anciens  compagnons  d'armes,  dans  le  pays  de  sa  famille. 
Toute  4a  population  alla  au-devant  de  lui ,  et  plus  de  quinze  cents 
hommes  armés  le  conduisirent  au  château  de  son  frère  où  Tattendait 
un  banquet.  Le  ministère  s'émut  de  nouveau  ;  ses  agents,  qui  étaient 
les  mêmes  que  sous  l'empire,  lui  écrivaient  que  le  pays  était  en  feu, 
et  que  les  patriotes  étaient  menacés  de  dangers  sérieux  :  le  général 
d'Andigné,  ajoutaient-ils,  se  faisait  recevoir  princièrement  et  cher- 
chait à  agiter  le  pays.  C'était  ainsi  qu'on  traduisait  les  réunions 
joyeuses,  mais  pacifiques,  qui  avaient  lieu  à  l'occasion  du  retour  des 
anciens  chefs  militaires,  et  l'empressement  avec  lequel  les  populations 
se  rendaient  aux  services  funèbres  que,  pour  la  première  fois  depuis 
tant  d'années,  on  célébrait  publiquement  pour  le  repos  de  l'âme  de 
Louis  XVI  et  de  Marie-Antoinette ,  dans  ces  provinces  où  l'on  avait 
combattu  pour  eux.  La  Vendée  avait  été  si  longtemps  suspecte  sons 
l'Empire,  que  les  fonctionnaires  qui  l'avaient  surveillée  à  cette  époque  la 
traitaient  comme  si,  sous  la  monarchie,  elle  avait  été  suspecte  encore. 
Ils  ne  pouvaient  s'habituer  à  Texplosion  de  ses  joies,  à  la  manifestation 
publique  de  ses  douleurs. 

La  persévérance  et  la  multiplicité  de  ces  rapports  alarmistes  finirent 
par  émouvoir  le  gouvernement  et  les  pnnces  de  la  maison  de  Bourbon 
eux-mêmes,  et  le  général  d'Andigné,  qui  avait  été  reçu  à  Beaupreau 


APRÈS  LES  CENT-JOUES.  221 

par  H.  le  duc  d'Ângoulême  avec  une  grande  bonté,  s'aperçut  à  Tac- 
•.cueil  que  ce  prince  lui  fit,  quinze  jours  après,  à  Angers,  qu'pn  avait 
prévenu  son  esprit  contre  lui.  Un  peu  plus  tard ,  le  ducd'Ângoulêmé, 
mieux  infonaé  des  faits,  revint  de  ses  préventions  et  rendit  ses  bonnes 
grâces  au  général  d'Ândigné.  Celui-ci  avait  loyalemoBt  rempli  ses 
fonctions  de  commissaire  royal  ;  partout  il  avait  exhorté  les  populations 
à  Tobéissance  aux  lois,  à  Tacquittement  4es  <ïharges  publiques  si 
nécessaires -au  trésor  obéré,  è  Toubli  des  souÏÏrances  et  des  injustices 
passées ,  et  il  avait  concouru ,  autant  qu'il  était  en  lui ,  è  Tapaisement 
des  passions.  Le  Moniteur  venait  d'annoncer  le  terme  de  la  mission 
des  commissaires  du  roi.  M.  d'Andigné,  qui  n'avait  pas  sollicité  ces 
fonctions  et  qui  les  avait  remplies  à  ses  frais,  quitta  le  pays.  Il  y  revint 
à  la  fin  de  l'année  1814  pour  remplir  une  mission  nouvelle.  Une  ordon- 
nance royale  du  mois  de  novembre  1814  avait  assimilé  les  blessés 
vendéens  et  les  veuves  des  soldats  morts  dans  les  guerres  de  l'Ouest 
pour  la  cause  royale  aux  blessés  et  aux  veuves  des  soldats  des  armées 
impériales,  et  leur  avait  reconnu  des  droits  à  une  pension.  Seulement, 
par  une  inégalité  assez  difficile  à  expliquer  sous  le  règne  du  frère  de 
Louis  XYI,  et  pénible  pouf  les  Vendéens  qui  la  sentirent  vivement, 
le  chiffre  des  pensions  accordées  aux  Vendéens  blessés  et  aux  veuves 
des  soldats  des  armées  royales  était  fixé  à  un  taux  beaucoup  moins 
élevé.  Qu'il  n'y  eût  point  de  faveur  pour  eux  et  qu'ils  fussent  soumis  à 
la  règle  commune,  ils  l'eussent  compris;  mais  qu'on  apportât  une 
exception  à  la  règle  pour  les  placer  dans  une  situation  défavorable , 
c'est  ce  qu'ils  ne  pouvaient  concevoir.  Pourtant  leur  sang  était  du 
sang  et  il  avair  coulé  pour  la  monarchie  sous  Cathelineau,  Lescure, 
Charette  et  La  Bochejarueleln. 

IL  d'Ândigné  revint  encore  dans  l'Ouest,  lorsque  le  duc  de  Bourbon 
fut  envoyé  dans  ces  provinces  à  la  nouvelle  du  débarquement  de 
Napoléon  è  Cannes.  Il  espérait  aider  le  prince  à  organiser  une  levée 
générale  dans  le  pays  ;  mais  les  instructions  que  le  duc  de  Bourbon  ' 
apportait  de  Paris  étaient  incompatibles  avec  resprit,  les  mœurs,  les 
habitudes  de  ces  localités.  On  voulait  appliquer  les  principes  systéma- 
tiques de  l'administration  centrale  à  une  guerre  qui  ne  comportait 
rien  de  pareil,  faire  des  levées  régulières ,  placer  les  paysans  sous  le 
commandement  d'officiers  de  la  ligne,  au  lieu  de  leur  laisser  leurs 


2SS  LA  YENDÉB 

diefs  naturels,  et  les  conduire  vers  Orléans  pour  grossir  Tannée  du 
maréchal  Gouvion  Saint-Cyr  ;  en  outre  le  prince  n'avait  ni  armes,  ni 
munitions,  ni  argent.  Le  général  d'Ândigné  ne  cacha  point  au  duc  de 
Bourbon  qu'il  était  impossible  de  faire  la  guerre  dans  de  pareilles  don- 
nées ;  en  homme  qui  connaissait  le  terrtiin ,  il  demanda  au  prince  de 
lui  conférer  des  pouvoirs  pour  lever  des  hommes  sur  la  rive  droite  de 
la  Loire,  dans  les  départements  de  Hàinè-et-Loire ,  de  la  Mayenne,  de 
la  Sartheet  de  la  Loire-Inférieure,  et  s'engagea  à  lui  amener  en  quatre 
jours  quatre  mille  vieux  soldats.  M.  d'ÂuUchamp,  muni  de  pouvoirs 
semblables,  n'aurait  pas  de  peine  à  en  lever  un  pareil  jiombre  sur  la 
rive  gauche  du  fleuve,  dans  le  même  laps  de  temps.  Alors  le  prince, 
entouré  de  huit  mille  soldats  armés  et  équipés ,  vétérans  des  vieilles 
guerres,  ordonnerait  une  levée  en  masse,  qui  mettrait  sur  pied  tous 
les  jeunes  gens  du  pays.  L'argent  ne  manquerait  pas  si  l'on  voyait  des 
chances  sérieuses  de  succès.  Déjà  les  membres  du  conseil  général  de 
Maine-et-Loire  et  beaucoup  de  propriétaires  du  département  avaient 
engagé  la  totalité  de  leurs  biens  pour  répondre  des  sommés  qui  seraient 
fournies  au  duc  de  Bourbon. 

Les  personnes  qui  étaient  arrivées  de  Paris  avec  le  prince  et  qui  for- 
maient son  conseil  hésitèrent.  Ils  craignaient  de  se  mettre  en  désaccord 
avec  le  mouvement  constitutionnel ,  de  plus  en  plus  marqué  à  Paris. 
Le  ministre  de  l'intérieur,  M.  l'abbé  de  Montesquieu ,  était  particuliè- 
rement opposé  à  tout  ce  qui  pouvait  donher  un  rôle  important  à  la 
Vendée  dans  la  résistance  royale  ;  q'esl  et  cette  époque  qu'il  donnait 
au  baron  de  Vitrolles  le  sobriquet  de  Ministre-Chouan,  parce  que 
celui-ci  insistait  pour  que  le  roi  se  rendit  avec  sa  maison  militaire  dans 
ces  fidèles  provinces  où  il  trouverait  un  point  d'appui.  Pendant  ces 
hésitations,  l'occasion ^  qu'il  faut  saisir  quand  elle  se  présente,  s'éva- 
nouit, et  la  nouvelle  de  l'entrée  de  Bonaparte  à  Paris,  arrivant  dans 
l'Ouest,  y  jeta  un  tel  découragement,  que  le  duc  de  Bourbon  n'eut 
que  la  triste  ressource  de  s'éloigner  de  ces  provinces  où  il  était  venu 
pour  combattre.  Tous  les  chefs  militaires  lui  déclarèrent,  en  effet, 
que,  dans  ce  moment,  on  ne  pouvait  utilement  appeler  anx  armes 
les  populations  découragées  :  il  fallait  leur  laisser  le  temps  de  se 
remettre  ;  la  partie  n'était  point  perdue,  mais  seulement  différée.  M.  le 
duo  de  Bourbon ,  en  s' éloignant ,  laissa  au  général  d'Andigné  des  pou- 


APRÈS  LES  GSNT-JOURS.  2^3 

YOirs  pour  tout  ce  qui  concernait  la  rive  droite  de  la  Loire,  c'est-à-dire 
lès  départements  de  Maine-et-Loire,  Mayenne,  Sarthe,  Loire-Inférieure 
et  départements  adjacents.  Hais  en  même  temps  il  lui  communiqua  les 
ordres  formels  du  roi  qui  étaient  de  ne  rechercher  personne  pour  ses 
opinions  et  de  ne  pas  imposer  les  biens  nationaux  plus  q\\e  les  autres. 

Le  général  d'Ândigné  objecta  que  de  pareilles  instructions  Tempê- 
cberaient  de  rien  faire  de  considérable.  «  C'est  me  couper  bras  et 
jambes,  dit-il  dans  son  langage  militaire,  que  de  me  fermer  les  gre- 
niers où  j'avais  Vhabitude  de  puiser  dans  les  précédentes  guerres. 
Cest  m'empècher  en  même  temps  de  remuer  les  passions  politiques 
qui  sont  l'aliment  des  guerres  civiles.  »  Le  prince  répliqua  que  tels 
étaient  les  ordres  du  roi  et  qu'il  ne'pouvait  rien  y  changer.  Alors  le 
général  d'Andigné  s'inclina,  et  promit  de  suivre  de  point  en  point  les 
instructions  royales.  Il  les  suivit,  en  effet.  Pas  un  homme  ne  fut  in- 
quiété pour  ses  opinions  par  le  chef  des  troupes  royales ,  sur  la  rive 
droite  de  la  Loire,  après  la  prise  d'armes  de  1815  ;  pas  un  acquéreur 
de  biens  nationaux  ne  ftit  extraordinairement  imposé. 

Cétait,  il  faut  en  convenir,  un  assez  beau  spectacle  que  celui  de  ce 
roi  obligé  de  quitter  son  royaume  en  fugitif,  et  maintenant  cependant, 
par  des  ordres  fidèlement  suivis ,  l'article  de  la  Charte  qui  protégeait 
les  biens  nationaux  presque  tous  entre  les  mains  de  ses  adversaires , 
et  cet  autre  article  qui  abolissait  la  confiscation ,  tandis  que  Napoléon  « 
à  son  retour,  refusait  d'insérer  l'abolition  de  la  confiscation  dans  les 
articles  additionnels  aux  constitutions  de  l'Empire. 

Je  ne  veux  point  raconter  ici,  d'après  les  récits  du  général  d'Andigné, 
l'épisode  de  la  courte  lutte  qui  eut  lieu  pendant  les  Cent-Jours  dans 
les  provinces  de  l'Ouest.  On  en  trouve  le  détail  dans  toutes  les  his- 
toires. On  sait  comment,  après  quelques  engagements  qui  coûtèrent 
la  vie  à  MM.  de  La  Rochejaquelein  et  de  Suzannet,  trois  anciens  chefs, 
MM.  de  Malartic,  de  la  Beraudière  et  de  Flavigny,  mandés  par  Fouché» 
qui  les  pria  de  se  charger  de  propositions  de  nature  à  amener  une. 
pacification,  arrivèrent  dans  les  provinces  de  l'Ouest.  Le  duc  d'Otrante 
représentait  que  la  Vendée  avait  commencé  un  mouvement  qu'elle  ne 
pourrait  pas  soutenir.  Il  ajoutait  que,  si  ce  mouvement  se  développait^ 
on  serait  obligé,  à  Paris,  de  donner  à  Napoléon  plus  de  pouvoirs  à 
l'intérieur  qu'on  ne  voulait  lui  en  accorder  :  c'est  ainsi  qu'avec  un 


224  LA  VBRDÉB 

cynique  bon  sens  il  expliquait  Tinlérêt  invraisemblable  que,  dans  celte 
circonstance ,  Fancien  proscripteur  de  Lyon  témoignait  à  la  Vendée. 
Evidemment  la  question  allait  être  tranchée  par  le  dénoûment  de  la 
lutte  européenne  ;  pourquoi  ensanglanter  inutilement  les  provinces  de 
rOuest?  On  était  an^ivé  au  8  juin ,  quand  MM.  de  Malartic,  de  Flavi- 
gny  et  de  la  Beraudière  apportèrent  ces  ouvertures  à  M.  d'Andigné. 
Le  duc  d'Otrante  se  montrait  facile  sur  les  conditions  ;  il  laissait  aux 
chefs  le  soin  d'indiquer  celles  qu'ils  voulaient  obtenir,  en  s'engageant 
d'avance  à  y  souscrire. 

Les  échecs  qu'on  avait  éprouvés,  la  force  militaire  considérable  que 
Napoléon  avait  détachée  de  son  armée  pour  l'envoyer  dans  l'Ouest, 
l'imminence  d'un  dénoûment  extérieur,  et,  plus  que  tout  cela  encore, 
la  difficulté  de  s'approvisionner  en  armes  et  en  munitions,^décidèrentla 
plus  grande  partie  des  chefs  de  la  rive  gauche  à  accueillir  ces  ouve^ 
tures.  Chacun  fit  ses-conditions.  M.  d'Andigné,  sur  la  rive  droite,  suivit 
leur  exemple,  et  il  ne  pouvait  agir  autrement  sans  compromettre  ses 
compagnons  d'armes;  car,  sans  cela,  il  aurait  appelé  sur  lui  toutes  les 
forces  impériales  disséminées  sur  les  deux  rives.  Il  mit  pour  condition 
à  son«dhésion  au  traité  de  pacification  l'obtention  de  certaines  garan- 
ties, le  payement  d'une  somme  de  trois  cent  mille  francs  pour  acquitter 
les  frais  de  guerre,  et  la  faculté  de  rester  en  armes  jusqu'à  ce  que  ces 
garanties  eussent  été  données  et  ce  subside  payé.  Sans  vouloir  signer 
d'armistice,  il  fit  dire  au  général  Lamarque,  commandant  de  l'armée 
impériale,  que,  s'il  n^était  pas  attaqué  le  premier,  il  ne  prendrait  pas 
l'offensive.  Cette  situation  d'expectative  armée  lui  semblait  la  meil- 
leure à  prendre  dans  l'intérêt  de  la  cause  à  laquelle  il  était  dévoué. 
Elle  lui  permettait,  en  effet,  d'attendre  l'événement  en  conservant  les 
moyens  d'agir,  si  Toccasion  devenait  favorable.  Cependant,  du  6  juin 
au  18,  on  ne  put  éviter  quelques  engagements  qui  n'eurent  rien  de 
décisif.  Le  18  juin,  c'était  le  jour  même  de  la  bataille  de  Waterloo,  H. 
d'Andigné  reçut,  par  l'intermédiaire  du  général  Bagniol,  commandante 
Angers ,  une  lettre  de  M.  de  Malartic,  écrite  de  Nantes  à  la  date  du  15 
du  même  mois.  Elle  contenait  le  texte  de  propositions  de  paix  que 
le  prince  d'Eckmûhl  adressait,  au  nom  de  l'Empereur,  aux  chefs  ven- 
déens. La  négociation,  commencée  par  Fouché,  avait  en  effet  changé 
de  mains.  Les  propositions  différaient  assez  de  celles  qui  avaient  été 


ÂPBÈS  LES  CBNT-JOUBS.  •    225 

échangées  verbalement  pour  autoriser  M.  d'Ândigné  à  les  rejeter.  Il 
répondit  d'une  manière  éva3ive,et,dans  la  correspondance  assez  active 
qui  s'ensuivit ,  il  eût  soin  de  retenir  le  plus  longtemps  possible  les 
courrier^  afin  de  gagner  du  temps. 

Le  24  juin  il  connaissait  Tissue  de  la  bataille  de  Waterloo,  plusieurs 
jours  avant  quêtes  autorités  impériales  eussent  été  informées  de  cet 
événement.  A  partir  de  cet  instant^  il  résolut  de  ne  point  déposer  les 
armes.  Il  lui  semblait  en  effet  important  de  conserver  dans  TOuest  une 
force  militaire  qui  pourrait  exercer'une  influence  marquée  sur  les  évé- 
nements, dans  ri/itérêt  de  la  cause  royale,  si,  comme  il  le  pensait,  la 
chute  de  l'Empire  suivait  la  perte  de  la  bataille. 

Le  28  juin  il  reçut  deux  nouvelles  en  même  temps ,  celle  de  la  mort 
de  M.  de  Suzannet,  tué  à  Rocheservière ,  et  la  copie  du  traité  signé 
le24juiadansla  Vendée  entre  le  général  Lamarque  et  MM.  dOsSapi- 
naud ,  du  ChaffauU  et  Duperrat.  Le  général  d'Andigné  s'était  mis  en 
rapport  avec  le  Commodore  qui  commandait  Tescadrille  anglaise  en 
vue  de  Tembouchure  de  la  Vilaine  ;  il  recevait  donc  les  armes  et  les 
munitions  qui  lui  avaient  manqué  jusque-là  pour  entreprendre  quelque 
chose  de  considérable.  Il  prit  son  parti  ;  il  écrivit  à  la  date  du  2  juillet 
au  général  Lamarque,  au  colonel  Noirot  et  au  général  Achard,  qui  le 
pressaient,  par  des  lettres  datées  du  1er  juillet,  d'accéder  au  traité  de 
paix  signé  sur  la  rive  gauche,  qu'il  s'y  refusait  formellement.  Il  termi- 
naii  en  leur  conseillant  d'user  de  modération  en  attendant  l'issue  des 
événements,  et  de  ramener  leurs  troupes  à  l'obéissance  au  roi. 

L'entrée  du  roi  à  Paris  fut  connue  le  10  juillet  sur  la  rive  droite  de 
la  Loire.  Le  même  jour  le  général  Achard*  avait  attaqué  la  légion  du 
colonel  Moustache,  vaillant  homme  de  guerre  qui  fut  tué  dans  cette 
rencontre.  Le  15  juillet,  au  moment  où  M.  d'Andigné  se  disposait  à 
partir  pour  l'embouchure  de  la  Vilaine  à  la  tête  d'une  forte  colonne 
pour  recevoir  les  armes  et  les  munitions  que  le  commodore  aqglais 
tenait  à  sa  disposition,  il  reçut  du  général  Achard  une  lettre  datée  du 
13  par  laquelle  celui-ci  le  prévenait  qu'en  raison  des  ordres  du  prince 
d'Ëckmiihl  il  allait  passer  sur  la  rive  gauche  de  la  Loire  et  remettre  au 
général  d'Andigné  le  commandement  du  département.  Presqu'au  même 
instant  M.  d'Andigné  recevait  une  lettre  du  général  Lamarque,  rédigée 
Tome  IV.  15 


226  LA  VBRDtiB 

dans  des  termes  analogues  ;  ce  chef  miUlaire  lui  faisait  une  commuDi- 
cation  semblable  et  lui  rémettait  le  commandement  des  départements 
situés  sur  la  rive  droite  du  fleuve  qui,  jusque-là,  avaient  été  placés  sous 
ses  ordres.  Le  général  d'Ândignése  trouvait  ainsi  maître  absolu  sur  la 
rive  droite  de  la  Loire. 

Le  roi  était  rentré  à  Paris ,  Tempereur  Napoléon  était  sur  la  roule  de 
Sainte-Hélèoe,  la  chambre  des  Cent-Jours  était  dissoute,  la  seconde 
Restauration  semblait  donc  un  fait  accompli  ;  mais  les  nouvelles  qui 
arrivaient  de  Paris  révélaient  toutes  lesr  difficultés  de  la  situation.  Les 
exigences  des  étrangers,  celles  des  Prussiiens  surtout,,  n'avaient  point 
de  bornes.  Blucber  avait  voulu  soumettre  Paris  à  une  contribution  de 
guerre,  et,  sans  la  courageuse  résistance  de  Louis  XYIII,  il  aurait  fait 
sauter  le  pont  d'Iéna,  sur  lequel  le  roi  déclara  qu'il  irait  se  placer  de 
sa  personne  si  le  général  prussien  persistait  dans  son  dessein.  Le  général 
d'Âûdigné  comprit  qu'en  présence  de  cette  situation  grosse  de  diffi- 
cultés et  de  périls  il  ne  fallait  pas  désarmer  dans  TOuest.  Sur  quelle 
force,  en  effet,  lerois'appuierait-il  s'il  fallait  résister  aux  exigences  de 
l'étranger  devenues  intolérables?  Il  continya  donc  l'armement  et  l'ap- 
provisionnement do  son  armée,  comme  si  la  lutte  n'était  point  terminée. 
En  même  temps,  pour  ne  négliger  aucun  élément  de  force  et  de  résisr 
tance,  il  écrivit  au  général  Lamarque  la  lettre  suivante  :  «c  Si  je  pou- 
'  vais  iouir  d'un  changement  qui  doit  coûter  du  sang  et  des  larmes,  ce 
serait  certainement  en  ce  moment.  Mais  je  connais  les  étrangers.  Ce 
n'est  que  de  l'union  de  tous  que  nous  pouvons  espérer  notre  salut.  Si 
nous  nous  montrons  forts  et  unis,  ils  n'auront  aucun  prétexte  pour 
rester  chez  nous,  mais  il  faut  leur  montrer  un  grand  ensemble.  Dans 
tous  les  cas,  si  les  ravages  des  ennemis  forcent  les  Français  à  s'armer, 
ces  provinces  peuvent  aider  l'armée  d'une  manière  puissante  (').» 
Dans  une  lettre  qui  suivit  de  près  celle-ci,  le  générti)  d'Andigné  offrait 
au  général  Lamarque  de  se  ranger  sous  ses  ordres,  s'il  faisait  prendre 
à  ses  troupes  la  cocarde  blanche,  pour  marcher  d'un  commun  accord, 
au  premier  ordre  du  roi,  contre  les  ennemis  de  la  France. 

Presqu'au-même  moment  où  le  général  Lamarque  recevait  ces  ou- 
vertures de  la  rive  droite  de  la  Loire,  des  communications  analogues 

(0  Lettre  citée  par  le  général  Laraaique  dans  set  Mémoires  et  Souvenirs^  publiés  par 
sa  ftimllle  en  1836,  tome  Ul,  page  70. 


APBÈS  LES  GBRT-JOUBS.  2^7 

lui  arrivaient  de  là  riv&gauehe.  Le  27  juillet  1815,  il  recevait  de  M.  le 
maréchal  de  camp  Delaage  la  lettre  suivante  :  «  Monsieur  le  général, 
j'ai  l'honneur  de  vous  rendre  compte  que  MM.  de  Sapinaud  et  de  la 
Rochejaquelein  ont  député  à  Chollet,où  ils  vous  croient  encore, 
MM.  Duchesne  et  Duperrat,  chargés  de  vous  porter  le  vœu  unanime 
de  tous  les  chefs  vendéens  de  se  réunir  à  vos  troupes  sous  vos  ordres 
pour  combattre  comme  Français  toutes  les  tentatives  des  puissances 
étrangèi'es  qui  auraient  pour  but  le  démembrement  de  la  France.  » 
MM.  Duperrat  et  Duchesne  avaient  apposé  leurs  signatures  au-dessous 
de  celle  du  maréchal  de  camp  Delaage,  pour  donner  plus  d'authenticité 
à  cette  déclaration. 

Ainsi,  après  vingt-et-un  ans  écoulés,  la  généreuse  pensée  exprimée 
par  Lescure  au  général  républicain  Quétineau  venait  se  formuler  de 
nouveau,  tant  cette  pensée  de  résistance  à  Tétranger  et  de  protestation 
à  main  armée  contre  le  démembrement  de  la  France  sort  naturellement 
du  cœur  de  la  Vendée  !  Des  deux  rives  de  la  Loire  on  s'était  entendu 
sans  s'être  concerté.  Les  demeurants  des  grandes  luttes  de  Cathelineau 
et  de  Lescure  offraient  aux  demeurants  de  Waterloo  de  marcher  en-r 
semble  contre  l'étranger  vainqueur,  s'il  entreprenait  de  démembrer  le 
territoire  national.  Au  milieu  des  désastres  defépoque,  c'est  un  beau 
souvenir  qu'il  faut  perpétuer  comme  un  honneur  pour  le  passé,  comme 
une  preuve  de  ce  patriotisme  supérieur  à  tout  esprit  de  parti  qui  fait 
la  force  de  la  France.  En  effet,  la  proposition  que  les  royalistes  avaient 
été  les  premiers  à  faire,  ceux  auxquels  ils  l'adressaient  devaient  bientôt 
la  leur  rendre. 

Le  général  d'Andigné  avait  fait  le  14  juillet  son  entrée  à  Laval,  où 
il  avait  été  reçu  avec  des  transports  de  joie  qui  prouvaient  que  la  popu- 
lation avait  conservé  ses  anciennes  opinions  dans  toute  leur  chaleur.  Il 
fit  seulement  éliminer  de  la  garde  nationale  quelques  mauvais  éléments 
qu'on  y  avait  introduits  dans  les  Cent-Jours,  et  renvoya  chez  eux  les 
officiers  à  demi-solde  et  les  soldats  retraités  qu'bn  avait  réunis  en  com- 
pagnies. Une  ordonnance  du  roi  ayant  déclaré  nulles  toute  les  faveurs 
accordées  par  le  gouvernement  des  Cent-Jours,  le  général  d'Andigné 
dut  la  faire  mettre  à  exécution.  Il  eut  ainsi  à  retirer  la  croix  d'honneur 
à  un  lieutenant  de  gendarmerie  qui  l'avait  assez  mai  gagnée,  car  il 
l'avait  obtenue  pour  s'être  vanté  d'avoir  tué  le  général  d'Andigné  lui- 


même  à  rariéire  de  Cossé.  Il  se  rendit  de  le  à  la  Roche-Beroard,  à  la 
tète  d'uoe  colonne  de  sept  mille  hommes  environ ,  car  M.  de  Coislin 
Pavait  rqoint  avec  sa  division  qai  comptait  environ  trois  miHe  hôm* 
mes ,  et  reçut  des  munitions.  Pendant  ce  temps,  le  général  dé  Sol  de 
Grisolles,  chef  royaliste  du  Morbihan ,  commandait  sur  Tautre  rive  de 
la  Vilaine  un  corps  de  cinq  mille  hommes  qu'il  venait  d'équiper  com- 
plètement avec  le  secours  de  la  flottille  anglaise.  Il  occupait  les  fau- 
bourgs et  sommait  le  général  Rousseau  de  lui  livrer  les  resles  de  la  ville, 
ce  quMl  fui  obligé  de  faire  quand  il  reçut  les  ordres  du  prince  d'Eckmûhl 
qui  prescrivait  à  toutes  les  troupes  de  ligne  de  passer  sur  la  rive 
gauche  de  la  Loire. 

Le  temps  avait  marché.  Le  ministre  de  la  guerre,  mettant  fin  aux 
pouvoirs  exceptionnels  du  général  d'ÂndIgné,  venait  de  le  nommer 
commandant  militaire  du  département  de  la  Mayenne.  Dans  la  même 
dépêche,  il  lui  annonçait  l'arrivée  des  Prussiens  dans  son  département. 
Le  général  d'Andigné  comprit  combien  l'attitude  militaire  du  pays 
royaliste  placé  sous  son  commandement,  jointe  à  l'union  des  hommes 
de  toutes  les  opinions,  dans  l'intérêt  commun  de  la  protection  du  pays, 
contre  les  excès  et  les  exigences  des  étrangers,  pouvait  avoir  d'in- 
fluence sur  la  conduite  de  ces  derniers.  Il  n'épargna  aucun  effort  pour 
amener  cette  fusion  et  pour  donner  aux  Prussiens  qu'on  attendait  è 
Laval  la  preuve  palpable  des  ressources  mililaires  du  pays.  Avant  tout, 
il  s'empressa  de  mettre  en  sûreté  tous  les  objets  précieux  qui  pouvaient 
tenter  la  cupidité  de  l'étranger ,  les  caisses  publiques  ,  les  haras  de  ' 
Craon;  il  fit  cacher  les  registres  des  contributions  qui  révélaient  à  l'en- 
nemi* les  facultés  imposables  des  habitants  du  département.  Ces  pré- 
cautions prises ,  il  échelonna  des  divisions  royalistes  le  long  du  par- 
cours que  devait  suivre  l'armée  prussienne,  et  se  rendit  lui-même  à  la 
tète  d'un  nombreux  état-major  au-devant  du  général  Thielmann  qui 
commandait  le  corps  d'armée  prussien.  Celui-ci  se  montra  également 
inquiet  et  surpris  de  la  grande  quantité  d'hommes  qu'il  voyait  en 
armes,  et  des  difficultés  du  terrain  qui  n'auraient  pas  permis  à  une 
armée  régulière  de  se  déployer.  Le  général  pnissien  en  fut  si  frappé, 
qu'il  en  fit  la  remarque  à  M.  d'Andigné.  Celui-ci  lui  répondit  froide- 
ment qu'il  n'y  avait  rien  là  d'étonnant  :  il  lui  rappela  cependant 
qu'on  n'était  qu'à  deux  lieues  de  la  lande  d'Entrames,  où  plus  de 


APRÈS  LBS  GBRT-JOURS.  ^29 

cent  mille  combattapts ,  Vendéens  et  Républicains  s'étaient  heurtés, 
quoique  le  sol  ne  différât  pas  sensiblement. 

Satisfait  de  l'impression  que  Taspect  du  pays  et  des  corps  armés 
échelonnés  sur  la  route  parcourue  par  Tarmée  prussienne  avait  pro- 
duite sur  le  général  Thielmann,  le  général  d'Andigné  eut  recours  à  la 
«éme  tactique  pendant  le  voyage  que  ce  chef  militaire  fit  de  Laval  à 
Nantes,  et  dans  le  trajet  de  Nantes  à  Angers,  quand  il  revint  dans 
cette  dernière  ville.  Partout  il  trouva  des  corps  nombreux  et  armés  qui 
lui  rendirent  les  honneurs  militaires  dus  à  sa  position  élevée. 

Cette  attitude  militaire ,  cette  espèce  de  revue  des  forces  de  la 
Vendée  que  le  général  d'Andigné  faisait  faire  au  général  Thfelmanù, 
étaient  d'autant  mieux  moti^vées,  que  Thielmann  avait  reçu  Tordre 
d'exiger  par  la  force  les  contributions  de  guerre  que  le  gouvernement 
du  roi  refusait  aux  Prussiens.  Il  ne  le  cacha  pas  au  général  d' Andigné, 
dont  il  voulait  sans  doute  pressentir  les  dispositions.  Celui-ci  lui  répon- 
dit que  «  les  départements  de  l'Ouest  avaient  souffert  de  la  lutte ,  que 
les  Prussiens  y  avaient  été  reçus  comme  des  alliés  du  roi  de  France, 
et  que  l'on  satisferait  è  leurs  besoins  aussi  longtemps  que  leurs  de- 
mandes ne  prendraient  pas  la  forme  d'exigences  intolérables.  Si  elles 
prenaient  ce  caractère,  les  habitants  de  l'Ouest  croyaient  avoir  prouvé 
qu'ils  savaient  se  défendre.  » 

C'étaient  là  de  fières  paroles  adressées  dans  un  pays  vaincu  à  un 
vainqueur,  et  il  n'y  avait  que  les  provinces  de  l'Ouest  où ,  à  cette 
époque,  de  semblables  paroles  pussent  être  prononcées.  Sur  ces  entre- 
faites, une  ordonnance  du  roi,  à  la  date  du  6  août,  nomma  le  général 
d'Andigné  au  commandement  du  département  de  Maine-et-Loïre.  Les 
Prussiens  occupaient  déjà  depuis  plusieurs  jours  Angers  lorsqu'il  y 
arriva.  Les  autorité^  n'avalent  pas  pris  les  précautions  de  mettre  en 
sûreté  les  registres,  comme'M.  d'Andigné  l'avait  fait  à  Laval.Jl  fut 
donc  aisé  aux  Prussiens  de  connaître  le  montant  des  contributions,  qui 
étaient  arriérées  de  plus  de  six  mois.  Ils  réclamèrent  aussitôt  impé- 
rieusement le  payement  d'une  contribution.de  guerre  que  le  roi  leur 
refusait.  Ce  fut  l'occasion  d'un  conflit  entre  les  chefs  militaires  de 
l'armée  prussienne,  qui  alléguaient  les  ordres  du  maréchal  Blucher,  et 
les  préfets,  qui  se  retranchaient  dans  leurs  instructions  qui  leur  pres- 
crivaient de  se  borner  à  subvenir  aux  besoins  les  plus  pressants  d^ 


230  LA  VENDÉE 

cette  armée.  Pour  briser  celle  résistance,  les  Prussiens  enlevèrent  et 
conduisirent  en  Prusse  plusieurs  préfets  du  roi.  M.  de  Wismes,  préfet 
d* Angers,  fut  de  ce  nombre.  Prévenu  du  sort  qui  attendait  ce  fonction- 
naire, le  général  d^Andigné  lui  proposa  deux  moyens  de  s'y  soustraire  : 
le  premier  ,  c'était  de  lui  prêter  ses  chevaux  pour  passer  sur  l'autre 
rive  de  la  Loire  ;  le  second,  c'était  de  l'enlever  à  l'escorte  prussienne 
par  une  attaque  à  main  armée.  M.  de  Wismes  refusa  l'un  et  l'autre 
expédient  et  préféra  subir  son  sort.  La  résistance  continuant  malgré 
l'arrestation  du  préfet,  l'intendant  prussien  fit  réunir  en  assemblée  les 
notables.de  la  ville,  et ,  malgré  l'opposition  ouverte  du  général  d'An- 
digne,  obtint  de  cette  réunion  d'hommes  d'un  caractère  faible  et  d'opi- 
nions diverses  une  contribution  de  trois  cent  mille  francs  qui  fut  pres- 
que toute  payée  en  lettres  de  change  sur  les  banquiers  de  Paris.  Ces 
derniers  les  firent  protester,  de  sorte  que  l'intendant  prussienne  toucha 
qu'une  faible  somme.  Les  mêmes  demandes  et  les  mêmes  menaces 
rencontrèrent  la  même  résistance  dans  les  départements  voisins. 

Le  général  d'Andigné  n'appréhendait  point  de  provoquer  cette  résis- 
tance, parce  qu'il  sentait  le  sol  s'affermir  sous  ses  pieds.  Il  avait  la  main 
sur  le  cœur  des  provinces  dei'Ouest,  et  il  sentait  bouillonner  dans  le  cœur 
de  ces  provinces  une  colère  qui  pouvait  devenir  une  arme  utile  et  redou- 
table si  les  étrangers  poussaient  le  gouvernement  royal  à  bouuLa  masse 
des  habitants  était  humiliée  de  voir  les  étrangers  occuper  un  pays  où 
Ton  n'en  avait  pas  vu  depuis  le  règne  de  Charles  VIL  Les  vexations 
presque  inséparables  d'une  occupation  étrangère  amenaient  une  fusion 
d'opinions  préparée  par  la  sollicitude  prévoyante  du  général  royaliste 
et  qu'il  indiquait  au  général  Lamarque,  dans  sa  lettre,  comme  ie  seul 
moyen  de  préserver  l'Ouest.  De  toutes  parts  il  recevait  des  proposi  - 
lions  dont  il  prenait  note  et  dont  il  se  réservait  de  réclamer  Texécu- 
lion  dès  qu'il  recevrait  un  ordre  du  roi.  C'est  ainsi  que  les  habitants  de 
Cessé,  gros  bourg  dont  la  population  était  essentiellement  libérale,lui  fit 
offrir  de  lui  livrer,  le  jour  qu'il  voudrait  et  par  les  seules  forces  de  ses 
habitants,  toute  l'artillerie  de  réserve  de  l'armée  prussienne  de  la 
Mayenne,  qui  était  parquée  dans  ce  bourg ,  avec  les  artilleurs  qui  la 
servaient.  D'au  Ires  propositions  du  même  genre  lui  venaient  d'un  grand 
nombre  de  bourgs  et  de  villes,  principalement  des  bords  de  la  Loire. 
D  un  autre   côlé ,  les  généraux ,   les  ofûciers  et  soldats  des  régi- 


APRÈS  LES  GEIIT-JOURS.  231 

meots  qu'il  avait  reçu  Tordre  de  licencier  siir  la  rive  gauche  du  fleuve 
lui  offraient  leurs  services  et  ne  demandaient  qu'à  combattre.  H  aurait 
donc  pu  réunir  dans  une  ipême  pensée  et  dans  un  même  effort,  avec 
les  royalistes  qui  tous  restaient  en  armes,  et  qui  supportaient  aussi 
impatiemment  que  leurs  anciens  adversaires Tarrogance  de  l'étranger, 
un  corps  assez  nombreux  des  troupes  de  iigne  de  Tarmée  impériale  et 
la  majeure  partie  des  libéraux,  c'est-à-dire  la  presque  totalité  de  la  popu- 
lation. Il  lui  eût  été  facile  de  mettre  ainsi  instantanément  sur  pied  cent 
mille  hommes  avec  lesquels  les  cantonnements  des  quarante  mille  prus- 
siens qui  occupaient  tes  provinces  de  l'Ouest  eussent  été  facilement 
enlevés.  Il  le  fit  savoir  au  roi,  afin  que,  dans  le  cas  où  les  étrangers 
élèveraient  des  prétentions  inacceptables,  Louis  XVUI  ne  se  crût  pas 
réduit  à  tout  subir  et  ^'appuyât  sur  les  provinces  de  l'Ouest,  où,  à  son 
premier  signal,  on  verrait  sortir  de  terre  une  armée.  Quant  û\xx  offres 
qui  lui  étaient  faites,  le  général  d'Andigné  n'en  repoussa^  aucune,  de 
quelque  côté  qu'elle  vînt.  Il  recommanda  seulement  une  grande  pru- 
prudence  jusqu'au  moment  où  il  viendrait  en  réclamer  l'effet. 

Malgré  le  secret  profond  qui  fut  gardé ,  il  y  avait  une  chose  qui  ne 
pouvait  échapper  aux  Prussiens  :  c'est  ce  qu'on  pourrait  appeler  la 
physionomie  morale  du  pays.  Quoiqu'il  n'y  eût  contre  eux  aucune 
manifestation  hostile,  il  y  avait  un  symptôme  qui  les  frappait,  c'est 
l'accord  tacite  qui  s'était  établi  entre  toutes  les  opinions  depuis  qu'ils 
avaient  paru  dans  la  contrée  :  les  égards  mêmes  que  leur  témoignaient 
les  royalistes  avaient  quelque  chose  de  froid  et  de  contraint  qui  annon- 
çait assez  que  a'était  par  respect  et  par  obéissance  pour  le  Roi  qu'ils 
agissaient  ainsi.  L'inquiétude  des  Prussiens  était  manifeste  ;  ils  ne  la 
cachaient  pas,  et  ils  prenaient  les  précautions  les  plus  minutienses 
pour  se  sauvegarder  des  périls  dont  ils  se  sentaient  menacés.  Le  maré- 
chal BlQcher,  qui  recevait  rapport  sur  rapport,  envoya  les  ordres  les 
plus  précis  pour  qu'on  eût  à  ménager  les  campagnes ,  et  prescrivit 
même  d'éviter,  autant  que  possible,  d'y  pénétrer.  Il  résulta  de  là  que 
l'occupation  des  provinces  de  l'Ouest  fut  beaucoup  plus  circonscrite 
qu'elle  ne  l'aurait  été,  et  que  les  Prussiens  rabattirent  singulièrement  de 
leurs  exigences  en  pressentant  qu'il  serait  imprudent  de  provoquer 
l'explosion  d*un  mécontentement  qui  les  enlaçait  de  tout  côté.  Grâce  à 


2132  LA  YBRDÉB  APRÈS  LES  CBUT-JOUBS. 

cette  conduite  prudente,  Teutente  fragile  et  précaire  qui  régnait  dans 
l'Ouest  entre  l'étranger  et  la  population  ne  fut  pas  troublée. 

Elle  fut  cependant  au  moment  de  Têtre  à  la  suite  d'une  altercation 
qui  s'éleva  entre  le  chevalier  de  Boberil ,  aide  de  camp  du  général 
d'Andigné ,  et  l'aide  de  camp  du  général  prussien.  A  la  suite  de  cette 
altercation ,  il  y  eut  une  rencontre,  et  l'officier  prussien,  qui  avait  mis 
de  son  côté  tous  les  torts ,  fut  tué  du  premier  coup  de  pistolet.  Le 
général  d'Andigné  avoua  hautement  la  conduite  de  son  aide  de  camp, 
qui  s'était  conduit  de  la  manière  la  plus  honorable.  Le  bruit  se  répan- 
dit que  les  Prussiens  voulaient  venger  leur  camarade  et  que  cent 
d'entre  eux  proposeraient  un  cartel  à  autant  de  Français.  Sur  ce  bruit, 
un  grand  nombre  d'officiers  à  demi-solde  et  de  bourgeois  libéraux 
coururent  se  faire  inscrire,  et  les  royalistes,  pensant  que  ce  débat 
pourrait  aboutir  à  des  hostilités  ouvertes,  se  tenaient  prêts.  Hais 
l'extrême  loyauté  qui  avait  présidé  à  cette  rencontre  de  part  et  d'autre 
permit  d'éviter  des  conséquences  plus  fâcheuses.  Sur  ces  entrefaites, 
H.  d'Andigné  ayant  fait  savoir  aux  habitants  que  le  gouvernement 
royal  désirait  le  payement  de  l'arriéré  des  contributions ,  qui ,  dans  la 
pénurie  du  trésor,  lui  était  tout  à  fait  nécessaire,  en  moins  de  quinze 
jours  cet  arriéré  fut  intégralement  versé  dans  les  caisses  publiques 
par  les  contribuables,  aussi  empressés  à  donner  leur  argent  au  roi  que 
décidés  à  le  refuser  aux  Prussiens. 

Cette  afQuence  d'argent  due  au  dévouement  royaliste  aida  beaucoup 
le  général  d'Andigné  dans  une  mission  pénible  qui  lui  restait  à  rem- 
plir. Le  gouvernement  royal  l'avait  chargé  d'aller  licencier  sur  la  rive 
gauche  de  la  Loire  onze  régiments  de  l'armée  impérialCi  II  n'omit  rien 
de  ce  qu'il  put  faire  pour  adoucir,  autant  qu'il  était  en  lui,  la  position 
déjà  si  malheureuse  de  ces  braves  soldats.  Grâce  à  l'abondance  du 
numéraire  dans  les  caisses  des  receveurs  généraux  et  particuliers ,  il 
put  payer  intégralement  leur  solde,  et,  s'il  n'était  donné  à  personne 
de  les  renvoyer  contents  dans  leurs  foyers,  du  moins  leur  ôta-t-il  un 
motif  légitime  de  plainte  et  \es  trouva-t-il  sensibles  aux  égards  dont 
ils  étaient  l'objet.  Lorsqu'il  retourna  à  Angers,  les  Prussiens  avaient 
évacué  cette  ville,  de  sorte  qu'il  put  y  organiser  en  toute  liberté  la 
légion  du  département  et  le  3®  régiment  de  la  garde  royale. 

Alfbbd  nettement. 


DE  LA  NOBLESSE 


ET 


DES  DSDRPATIOKSROBILIAIHBSC) 


Reddiie  ergo  qum  tunt  Cœsaris  Cœtari. 
(Matb.  XXII.  tti.) 


A  la  fin  du  dernier  siècle,  l'un  des  plus  ardents  novateurs  des  Etals 
Généraux  publiait  une  brochure  qui  eut  un  grand  retentissement  sous  ce 
litre  :  «  Qu'est-ce  que  le  Tiers'Elal?  —  Tout.  —  Qu'a-t-il  été  jusqu'ici? 
—  Rien.  —  Que  demande-l-il?  —  Devenir  quelque  chose.  >•  L'abbé  Siéyès, 
après  avoir  contribué  de  tous  ses  efforts  à  la  réunion  des  trois  ordres, 
après  avoir  voté  les  décrets  de  90  et  91 ,  portant  suppression  de  tous 
titres  et  qualifications  nobiliaires,  après  avoir  voté  la  mort  du  Roi,  san^ 

phrases»  devint Comte   de  l'Empire.   Les  défenseurs  actuels  des 

immortels  principes  de  89  n'ont  point  sollicité  de  titres  nobiliaires  comme 
leurs  devanciers,  ils  s'en  sont  emparés,  tout  en  prolestant  de  leur  amour 
pour  l'égalilé.  La  noblesse  de  race«  elle-même,  oublie  trop  souvent  que 
dans  l'ancien  régime ,  le  nom  était  tout  au  point  de  vue  nobiliaire ,  et  que 
le  litre  n'était  rien.  Ainsi  tous  les  financiers  pouvaient  devenir  et  deve- 
naient généralement  marquis  au  XV lU*  siècle ,  et  n'étaient  pas  pour  cela 
gentilshommes.  Celte  qualité  de  gentilhomme  (geniis  homo)  qui  est 
dans  le  sang,  qui  ne  peut  être  donnée  que  par  une  longue  suite  de  géné- 
rations nobles»  et  non  par  des  lettres  souveraines  A* érection  ou  dç 

(1)  iSous  ce  UUro,  M.  Vincent  Foi  est  vient  de  metlre  en  vente  un  curleax  trafall  de 
notre  ami  n.  Pol  de  Coorcy,  prlmlUvement  destiné  à  noire  Revue.  Comme,  en  certaines 
parties  de  cette  brochure,  M.  de^Iourcy  discute  directement  la  loi  rappelée  par  son  titre, 
soit  dans  la  rédaction  de  son  texte ,  soli  dans  son  système  d'appUcaUon ,  la  nature  de  notre 
recueil  nous  empêche  malheureusement  de  pubUer  l'œuvre  en  entier.  Du  moins  en  pou- 
vons-nous  donner  à  nos  abonnés  une  porUon  considérable,  mais  qui ,  nous  devons  le  dire, 
ne  dispense  nullement  de  connaître  le  reste.  Tout  au  contraire  sommes-noas  convaincus 
qu'après  avoir  lu  ce  fragment,  tous  nos  amis  voudront  se  procurer  en  son  enUer  un  travail 
dans  lequel  l'auteur  —  l'un  des  hommes  les  plus  compétents  sur  ceUe  matière —a  su  couvrir 
rTunc  forme  piquante  un  fond  savant  et  solide.  (iVo/e  du  Directeur  de  ta  Revue). 


â34  Dfi  LA  NOBLESSE 

provisions,  a  toujours  été  si  honoral»le,  que  les  rois  juraient  Foi  de 
geniilhomme ,  par  ce  que  cette  qualité  doit  renfermer  toutes  les  vertus 
qui  rendent  la  foi  inviolable.  François  l**",  tenant  un  lit  de  justice ,  disait 
qu'il  était  né  Geniilhomme  et  non  Roi  ;  et  Henri  IV,  faisant  l'ouverture 
des  Etats  de  Rouen ,  ajoutait  que  la  qualité  de  gentilhomme  était  le  plus 
beau  titre  qu'il  possédât.  Le  Roi  était  donc  appelé  avec  raison  le  premier 
gentilhomme  du  royaume.  Si,  i  l'inverse  de  l'abbé  Siéyès,  nous  voulions 
soutenir  que  la  noblesse  est  lout,  nous  avancerions  un  autre  paradoxe  ;  mab 
malgré  la  suppression  de  la  noblesse  comme  corps  privilégié,  depuis  i789, 
il  parait,  à  en  juger  par  les  jalousies  mesquines  qu'elle  excite,  et  par  les 
efforts  de  tant  de  parvenus  pour  s'y  affilier  sournoisement,  qu'elle  est 
encore  quelque  chose.  En  Tait ,  si  l'ordre  de  la  noblesse  n'existe  plus  de 
droit  dans  l'Etat,  il  y  a  encore  des  gentilshommes.  Les  crimes  et  les 
guerres  de  la  Révolution  ont  amené,  il  est  vrai,  l'extinction  d'un  grand 
nombre  de  familles  anciennes;  mais  il  en  subsiste  encore,  et  tous  les 
décrets  n'empêcheront  pas  plus  un  noble  qu'un  bourgeois  d'être  fils  de  son 
père.  La  noblesse  est  donc  un  fait  indépendant  de  toute  opinion ,  «  car 
rien  au  monde  ne  peut  faire  qu'il  y  ait  noblesse ,  quand  il  n'y  en  a  pas , 
ou  qu'il  n'y  en  ait  pas,  quand  il  y  en  a  (*).  i*  Quant  aux  appréciations  qui 
ont  été  portées  sur  la  noblesse,  elles  sont  fort  diverses;  mais  le  plus  sou- 
vent ,  on  s'est  étudié  à  la  représenter  aux  yeux  des  masses ,  grâces  i 
quelques  exemptions  fiscales,  comme  un  ordre  de  vampires,  se  nour- 
rissant des  sueurs  du  peuple  taillable  el  corvéable  à  merci.  Ce  texte 
n'a  été  encore  retrouvé  dans  aucune  Coutume ,  non  plus  que  le  droit 
du  Seigneur,  et  l'on  n'a  pu  produn*e  davantage  un  acte  terminé  par 
la  fameuse  formule  :  a  déclaré  ne  savoir  signer  en  sa  qualité  de 
gentilhomme.  Mais  qu'importe,  cela  n'empêche  pas  d'imprimer  des 
phrases  comme  celle-ci ,  non  pas  dans  les  mauvais  jours  de  la  Révolu- 
tion ,  mais  aujourd'hui  :  «  La  noblesse  féodale ,  pour  masquer  les  vices 
de  son  origine ,  a  parqué  les  hommes  comme  des  troupeaux ,  en  en  faisant 
des  serfs,  et  son  histoire  est  le  martyrologe  des  peuples  (').  »  Que  les 
inquiétudes  de  M.  Hamel  se  dissipent,  la  répression  du  port  illégal  d'un 
nom  ou  d'un  titre  ne  fera  pas  un  martyr  de  plus.  Pour  bien  juger  la 
féodalité,  que  personne  ne  songe  à  reconstituer,  il  faut  la  prendre  dans 
sa  force,  faire  le  calcul  des  immunités  d'un  gentilhomme  d'une  part,  et 
de  r§utrc  des  charges  qui  lui  étaient  imposées  en  raison  de  ses  revenus, 
et  l'on  demeurera  convaincu  de  la  vérité  de  l'adage  :  Noblesse  oblige. 
Quand  on  lit  attentivement  les  anciennes  constitutions  de  la  noblesse, 
on  voit   que    ses    charges    matérielles  surpassaient    de    beaucoup  ses 

(I)  Graoier  de  Cassagoac ,  Histoire  des  classei  noôles  et  des  classes  anoàlies. 
f'2)  Les  Principes  de  89  et  (es  Titres  de  Noblesse,  par  Hamel,  isss. 


ET  DES  USrBPATIOHS  HOBILIAIEES.  335 

avantages  ou  exemptions,  et  que  c'était  un  ordre  de  saaifice.  Le  gentil- 
homme ne  payait  point  la  taille  sur  ses  biens  nobles  et  ne  tirait  point 
à  la  milice  :  pourquoi  ?  parce  qu'il  était  obligé  de  marcher,  lorsque  le  Roi 
convoquait  le  ban  et  l'arrière  ban ,  et  de  se  faire  suivre,  à  la  guerre,  d'un 
certain  nombre  d'hommes  levés  «l  entretenus  à  ses  frais ,  nombre  basé  sur 
rimportance  de  son  fief.  D'ailleurs  il  acquittait  le  fouage  ou  la  taille  et 
même  les  corvées  sur  ses  biens  roturiers  (*),  la  dimc  ecclésiastique  et  la 
capitation  ou  impôt  par  tête,  correspondant  à  l'impôt  personne)  et  mobilier 
d'aujourd'hui.  Quant  aax  corvées  ou  journées  de  travail  gratuit  et  forcé , 
dues  par  les  vassaux  à  leur  seigneur^  elles  n'ont  jamais  été  arbitraires: 
leur  nombre  était  écrit  dans  les  coutumes ,  les  usements  particuliers  et 
les  aetes  d'inféodation ,  et  elles  sont  en  grande  partie  remplacées 
aujourd'hui ,  par  les  '  prestations  en  nature  pour  l'entretien  des  routes, 
autrefois  sous  la  garde  des  Seigneurs.  Ceux-ci  étaient  tenus  d'employer  à 
leur  réparation ,  les  deniers  de  leurs  amendes  ;  et  en  cas  d'insuffisance , 
l'entretien  des  chemins,  autres  que  les  chemins  royaux,  était  à  la 
charge  des  propriétaires  riverains,  de  quelque  qualité  qu'ils  fussent  (*). 
En  résultat ,  je  crois  que  la  position  si  enviée  des  anciens  gentilshommes , 
avec  ses  privilèges  et  ses  charges ,  ne  tenter^iit  aujourd'hui  aucun  de  leurs 
jaloux;  et  cela  en  ne  mettant  en  ligne  que  les  écus  seulement,  et  abstrac- 
tion faite  des  risques  que  courait  la  vie  des  privilégiés.  Ces  risques  étaient 
tels,  que  la  majeure  partie  de  leurs  familles  s'éteignaient  promptement  dans 
le  sang ,  quand  elles  ne  succombaient  pas  â  la  misère. 

En  4789  les  armées  régulières  soldées  avaient  remplacé  depuis  longtemps 
toutes  les  institutions  militaires  féodales;  certains  privilèges  n  avaient  donc 
plus  de  raison  d'être  et  l'on  pouvait  légitimement  les  abolir.  Toutefois,  je  ne 
comprends  pas  parmi  les  privilèges  qu'on  pouvait  abolir  les  renies  féodales  et 
caïuels  de  fiefs,  sorte  de  propriétés  qui  se  vendaient  et  n'étaient  pas  moins 
sacrées  que  les  rentes  foncières.  Ces  propriétés,  on  devait  les  racheter ,  si 
on  les  trouvait  gênantes.  On  ne  respecta  pas  plus  les  autres,  et  le  patri- 
moine de  l'église  et  de  la  noblesse  passa  en  quelques  jours,  sous  la  dénomi^ 
nation  de  biens  nationaux,  et  au  prix  de  quelques  assignats,  aux  mains  des 
croquants. 

A  la  différence  de  l'aristocratie  de  naissance ,  cette  aristocratie  nouvelle 
des  richesses ,  portant  derrière  l'oreille  la  plume  que  l'homme  d'armes 
portait  à  son  heaume,  prétend  jouir  aujourd'hui  sans  compensation  ;  régle« 
menter  l'État,  qu'elle  soutient  comme  la  corde  soutient  le  pendu ,  et  après 
s'être  emparée  des  biens  de  hi  noblesse,  lui  ravir  ce  qui  lui  reste  de  son 
glorieux  passé,  ses  noms  et  ses  litres. 


(I)  Coutume  de  Bretagne,  arl.  91. 
(?)  Coutume  de  Bretagne,  art.  49. 


â36  DE  LA  NOBLESSE 

«  Au  milieu  de  ce  débordement  de  noms  de  terre ,  de  ce  démembre- 
ment de  noms  roturiers  en  particules  ambitieuses ,  de  cette  usurpation  de 
titres  presque  universelle ,  ce  sera  bientôt  une  distinction  et  une  preuve 
de  goût  que  de  garder  son  nom  véritable.  La  société  devient  si  noble , 
qu'il  y  reste  à  peine  de  la  place  pour  ceux  qui  se  piquent  d'avouer  leur 
roture.  On  se  plaint  du  ralentissement  de  la  population  en  France,  c'est 
du  Tiers- Etat  sans  doute  que  Ton  veut  parler,  car  la  noblesse  se  mul« 
tiplie  démesurément  et  menace  de  couvrir  bientôt  la  surface  du  pays. 
Certes,  si  les  sentiments  s'ennoblissaient  quand  les  noms  s'anoblissent, 
on  pourrait  concevoir  sur  Tavenir  de  la  nation  les  plus  hautes  espérances. 
Malheureusement  cet  anoblissement  général  ne  prouve  qu'une  chose  :  c'est 
que  le  ridicule  a  trop  perdu  en  ce  pays  de  son  utile  puissance ,  puisqu'il 
ne  suffît  pas  à  faire  justice  de  ce  que  la  loi  ne  peut  sagement 
atteindre  (*).  » 

Avant  1789  les  poursuites  pour  usurpation  de  titre  et  d'origine  ont  été 
extrêmement  rares;  et  cependant  l'abus,  pour  n'être  point  aussi  commun 
qu'aujourd'hui ,  n'en  était  pas  moins  flagrant.  Les  poursuites  pour  usurpa- 
tion de  noblesse  étaient  au  contraire  trés-fréquentes.  La  raison  en  est  que 
le  fisc  avait  intérêt  à  s'opposer  à  l'exemption  des  taxes ,  tandis  qu'il  était 
désintéressé  dans  la  question  des  titres  et  de  l'ancienneté  de  la  race.  On 
a  dit  que  la  plus  grande  partie  des,  érections  faites  aux  XVIl*  et  XVIIl* 
siècles,  l'avait  été  en  faveur  de  la  robe  ou  de  la  finance  et  non  de 
l'épée;  cela  est  vrai,  et  l'on  doit  ajouter  qu'elles  n'ont  jamais  été 
accordées  spontanément  par  le  souverain ,  mais  qu'ellj^s  t>nt  toujours  été 
sollicitées.  A  l'exception  di|  titre  de  Duc,  les  autres  n'ajoutaient  rien  aux 
prérogatives  du  simple  gentilhomme. 

Dans  le  principe,  la  noblesse  s'est  acquise  tacitement  et  par  le  seul 
usagé;  elle  était  établie  depuis  longtemps  ainsi,  lorsque  les  rois  se  sont 
chargés  de  la  réglementer  et  se  sont  attribué  le  droit  de  la  conférer. 
Dans  le  principe  aussi ,  les  principales  terres  seigneuriales'  ont  été  titrées 
par  l'usage ,  et  le  fait  seul  de  leur  possessioo  eu  donnait  le  titre  à  leur 
propriétaire.  De  même  que  la  noblesse  immémoriale,  nommée  aussi 
noblesse  de  chetfalerie ,  de  nom  et  d* armes  ou  d* ancienne  extraction 
a  plutôt  gagné  que  perdu  en  valeur  après  l'innovation  des  anoblissements 
par  lettres  patentes ,  tes  terres  titrées  par  l'usage ,  antérieurement  aux 
premières  érections  du  souverain ,  ont  conservé  toutes  leurs  dignités.  On 
trouve  bien  peu  d'érections  de  terres  titrées,  dûment  enregistrées,  avant 
la  fin  du  XVI'  siècle  ;  et  dès  le  commencement  du  siècle  suivant,  les  usur-. 
pations  étaient  déjà  fréquentes,  ainsi  qu'on  peut  l'inférer  de  ces  doléances 

(I)  Prévost- Paradol,  Journal  dei  Débatt ,  mars  issr. 


BT  DBS  USURPATIONS  NOBILIAIRES.  2137 

de  Pierre  d*Uozier,  juge  d*armes  de  France.  «  Il  y  a  plusieurs  en  celle 
province  qui  s'allribaenl  sans  lillre  légitime  ces  qualitez'  de  Marquis  et 
Comles  :  mais  il  ne  s'en  trouve  rien  dans  les  registres  du  parlement , 
fors  des  dcffences  à  plusieurs  modernes  de  ne  prendre  les  dittes  qualitez, 
que  quantité  de  personnes  abusivement  portent  aujourd'hui  par  toute 
la  France .  sans  autre  droit  et  fondement  que  parce  que  leurs  valets  les 
appellent  ainsi  (^).  »  Avons-nous  changé  depuis,  et  cette  phrase  n'a-t-elle 
pas  l'air  d'être  écrite  dliier?  Au  siècle  suivant,  le  Duc  de  Saint-Simon  ne 
peint  pas  moins  énergiquemenl  ce  travers  de  son  temps,  quand  il  s'écrie  : 
n  11  est  xTBi  que  les  titres  de  Comtes  et  de  Marquis  sont  tombés  dans 
la  poussière,  par  la  quantité  de  gens  de  rien  et  mêftie  sans  terre  qui  les 
usurpent ,  et  par  là  tombés  dans  le  néant  :  si  bien  même  que  les  gens  de 
qualité  qui  sont  Marquis  ou  Comtes,  qu'ils  me  permettent  de  le  dire^  ont 
le  ridicule  d'être  blessés  qu'on  leur  donne  ces  titres,  en  parlant  à  eux.  • 
Le  désordre  n'a  fait  que  croître  depuis  ,  mais  personne  ne  se  trouve 
aujourd'hui  blessé  de  recevoir  des  appellations  honorifiques  non  justifiées. 
t 

Après  avoir  donné  l'opinion  du  premier  des  d'Hozier  et  celle  du  Duc  de 
Saint^imon  sur  les  usurpations  de  titres,  il  n'est  pas  moins  important  de 
faire  connaître  les  règles  anciennes,  établies  pour  la  transmission  des  titres 
véritables.  Mais  pour  juger  ces  règles ,  il  faut  noontrer  d'abord  l'origine 
diverse  de  ceux  aujourd'hui  en  usage.  Pour  être  Marquis  ou  Comte,  il  ne 
suffisait  pas  de  po^séiler  une  terre  érigée  en  Marquisat  ou  en  Comté;  il 
fallait  encore:  ou  que  la  terre  eût  été  érigée  en  faveur  du  possesseur,  ou  si 
elle  l'avait  été  en  faveur  d'un  autre,  que  le  nouveau  possesseur  eût  obtenu 
du  roi  des  lettres  qui  appropriassent  à  sa  famille  le  titre  qui  avait  été  con- 
cédé à  une  autre.  Il  était  nécessaire  aussi  que  la  terre,  depuis  son  érection, 
n'eût  point  été  démembrée  ou,  si  ell€  l'avait  été ,  qu'on  se  fit  délivrer  de 
nouvelles  lettres  patentes  pour  conserver  le  titre,  malgré  le  démem- 
brement. 

Si  l'on  s'en  tenait  purement  et  simplement  à  la  lettre  de  la  loi  ancienne, 
je  doute  qu'il  y  eût,  en  France,  cinquante  familles  qui  pussent  régulièrement 
conserver  leurs  litres,  car  pour  cela  il  faudrait  prouver  qu'on  possède 
encore  en  ligne  directe  masculine  et  dans  toute  son  intégrité,  la  terre  érigée 
en  dignité. 

Le  fief  a  donc  toujoin^  été  la  base  du  titre.  Pour  trouver  une  dérogation 
à  cette  règle  fondamentale,  il  faut  descendre  Irès^ard. 

La  Galerie  de  V ancienne  cour  (t.  ii,  page  66)  remarque  que  MM.  Dreux 
et  Chamillart ,  conseillers  au  Parlement  de  Paris ,  le  premier  depuis  grand 
maître  des  cérémonies,  et  le  second  contrôleur  général,  furent  faits  Mar- 

(1)  Recueil  Armoriai  de  Bretagne^  par  le  steur  d'HoEler,  I63i.  ' 


238  DE  LA  NOBLESSE 

quis  de  Dreux  et  Comte  de  Chamillart;  c'est,  dil-cllc,  le  premier  exemple  de 
deux  noms  patronymiques  décorés  d'eux-mêmes  et  sans  prétextes  de  lerres, 
des  titres  de  Marquis  et  de  Gomie. 

Au  XVIH*  siècle  l'usage  se  répandit  assez  généralement  dans  la  noblesse» 
de  faire  ériger  en  dignité  des  terres ,  auxquelles  on  faisait  prendre  en  même 
temps  son  nom  patronymique.  C'est  ainsi  que  nous  voyons  en  Bretagne  les 
Becdelièvre  faire  ériger  Tréambert  en  Marquisat  sous  le  nom  de  Becdeliêvre, 
et  la  Gâcherie  (levenir  le  Marquisat  de  Charette  ;  mais  ces  exemples  sont 
tout  différents  de  ceux  de  MM.  Dreux  et  Chamillart.  On  alla  plus  loin  encore: 
le  Marquis  le  Camus  «  neveu  du  cardinal  le  Camus,  fut,  dit  l'ouvrage  pré- 
cité »  le  premier  gentilhomme  français  qui  appliqua  un  titre  seigneurial  -sur 
son  nom  de  famille ,  sans  le  faire  précéder  d'un  article  datif. 

Ces  innovations  tendaient  à  changer  complètement  la  nature  des  anciens 
titres  ;  d'une  dignité  réelle  ou  attachée  à  la  chose ,  à  la  terre  ,  on  faisait 
une  dignité  personnelle.  L'Empire  suivit  généralement  celte  direction  ;  à 
l'exception  des  Principautés  et  des  Duchés ,  qui  tirèrent  leurs  noms  ^e  la 
terre ,  les  titres  de  Comtes  et  de  Barons  s'appliquaient  directement  au  nom 
patronymique,  comme  pour  le  Marquis  le  Camus. 

En  Bretagne  on  a  toujours  distingué  deux  sortes  de  Chevalerie  :  la  Che- 
valarie  personnelle  quand  on  était  armé  Chevalier,  et  la  Chevalerie  rcellô 
qui  résultait  de  la  possession  d*un  fief  de  Chevalerie  ou  de  Haubert.  La 
première  fut  en  grand  honneur  dans  l'origine  ,  mais  le  jurisconsulte  Hévin 
remarque,  dans  ses  ConsuUalions,  rfue,  dès  4300»  les  seigneurs  Bretons  afTec-  ^ 
tèrent  curieusement  de  prendre  la  qualité  de  Chevaliers  bacheliers,  c'est-à- 
dire  de  Chevaliers  héritiers  présomptifs  d'un  fief  de  Chevalerie ,  pour  se 
distinguer  des  Chevaliers  qui  n'avaient  que  la  dignité  personnelle,  laquelle 
était  déjà  devenue  fort  commune. 

Ainsi  tout  titre  purement  personnel  ne  peut  conserver  longtemps  son  pres- 
tige, il  tend  à  se  multiplier  outre  mesure  et  par  conséquent  à  se  déprécier» 
même  quand  il  est  limité  à  une  seule  génération;  c'est  bien  pis  si  on  le  rend 
héréditaire. 

Quand  l'Empire  voulut  faire  revivre  la  nobles.se,  il  décréta  que  tout  titre 
ne  serait  transmissible  qu'à  la  condition  de  créer  un  majorât  suffisant  pour 
le  soutenir.  C'était  assurément  une  bonne  mesure ,  mais  elle  était  insuffi- 
sante. D'ailleurs ,  la  plupart  des  majorais  ont  disparu ,  d'autres  sont  fort 
écornés;  voilà  donc  toute  la  noblesse  de  l'Empire  morte  ou  condamnée  à 
mourir  très-prochainement ,  en  vertu  du  décret  de  4808  qui  subordonnait 
l'hérédité  du  litre  aux  majorais  aujourd'hui  éteints.  C'était  déjà  quelque 
chose  de  fort  singulier  qu'un  litre  assis  sur  un  majorai  constitué  en 
rentes  sur  l'Elat,  comme  l'étaient  la  plupart  des  titres  inférieurs  de 
l'Empire. 

Que  sont  les  Ducs  Decazes,  de  Louis  XVIIl  ;  Latil.  de  Charles  X;  Pasquier 
et  Marmier,  de  Louis-Philippe ,  sinon  des  Ducs  bourgeoise  «  Si  le  ministère 


BT  DES  USUBPATIONS  NOBILIAIRES.  239 

»  avait  nommé  M.  Pasquier  général  inpartibtts^  celui-ci  se  sérail  récrié  ; 
»  il  aurait  prétendu  qu'on  voulait  se  moquer  de  lui  en  lui  donnant  un  litre, 
»  emblèine  d'une  autorité  qu*il  ne  pouvait  exercer.  On  le  nomme  Duc , 
»  comme,  au  XIV*  siècle  ,  les  écrivains  en  parlant  des  généraux  de  Tanti- 
»  quité  disaient  le  Prince  Annibal  el  le  Duc  Scipion....  et  il  est  content  ! 
»  soit  !  (*)  »  Les  Ducs  d'isly  et  de  MalakoiTont  plus  d'éclat ,  mais  point  de 
base  assurée  dans  l'avenir;  ces  dénominations  sont  nouvelles  en  France; 
c'est  une  importation  des  idées  espagnoles,  où  il  y  a  des  Princes  de  la  Paix, 
des  Ducs  de  la  Loyauté ,  de  la  Victoire ,  etc.  ;  mais  en  Espagne  même,  cela 
est  moderne. 

Hors  de  la  Féodalité»  c'est-à-dire  sans  juridiction,  sans  partages  nobles, 
les  titres  ont  donc  bien  perdu  de  Timportance  qu'on  y  attachait  autrefois  « 
mais  ils  me  semblent  encore  possibles  comme  une  distinction  de  famille,  ainsi 
que  les  qualifications  de  chevalier  et  d'écuyer  telles  qu'on  les  entendail  en 
Brelagne.  En  outre  des  tilres  attachés  à  une  terre  érigée  en  dignité  et  de 
ceux  conférés  par  lettres  palentes,  il  en  existait  d'autres  désignés  sous  le 
nom  de  titres  de  courtoisie  ou  à  brevet ,  et ,  depuis  Louis  XIV ,  les  reis 
s'en  sont  montrés  si  peu  avares ,  qu'il  n'est  presque  pas  de  famille  un  peu 
marquante,  dont  un  membre  n'en  ait  été  décoré.  En  effet,  dans  les  com- 
missions ,  lettres  ou  brevets  militaires  délivrés  par  les  rois  aux  officiers- 
généraux  ou  même  supérieurs,  ainsi  que  dans  les  présentations  à  la  cour, 
les  noms  des  gentilshommes  étaient  généralement  précédés  d'un  titre,  qu'ils 
se  regardaient  comme  autorisés  à  porter  leur  vie  durant;  mais  ces  titres 
étaient  tous  personnels,  malgré  l'étrange  abus  qu'on  a  voulu  iaire  préva- 
loir, en  les  considérant  comme  transmissibles  et  héréditaires.  Ce  fut  dans  de 
semblables  idées  de  courtoisie  que  fut  rendue  en  4817  une  ordonnance 
royale ,  autorisant  les  fils  des  Pairs  de  France  seuls  à  prendre  des  tilres 
successivement  inférieurs  à  celui  de  leur  père.  Ainsi  le  fils  aine  du  Duc  de 
Dalmalie  put  se  qualifier  Marquis,  de  même  que  le  fils  aîné  du  Duc  de  Reggio  ; 
le  second  fils  pouvait  se  qualifier  Comte,  le  troisième  Vicomte,  le  quatrième 
Baron,  mais  c'étaient  là  encore  des  tilres  tout  personnels,  quoique  ces 
titres  aient  été  portés  depuis  héréditairement.  Le  roi  ferma,  dans  la  suite, 
la  porte  qu'il  avait  ouverte  lui-même  aux  abus,  par  son  ordonnance  du 
10  février — 13  août  1824,  qui  vint  régler  la  question  des  tilres.  «  Art.  i«^  A 
l'avenir  les  tilres  de  Baron  ,  de  Vicomte»  de  Comte,  de  Marquis  et  do  Duc 
qu'il  nous  aura  plu  d'accorder  à  ceux  de  nos  sujets  qui  nous  en  auraient 
paru  dignes ,  serodt  personnels ,  et  ne  passeront  à  leurs  descendants  en 
ligne  directe ,  qu'autant  que  les  titulaires  auront  été  autorisés  par  nous  à 
constituer  en  effet  le  majorai  affecté  au  titre  dont  ils  seront  revêtus.  Ces 


(0  OEorres  de  Napoléon  lli ,  tome  ii ,  cbap.  des  noUes. 


240  DE  LA  n 0BLB8SB 

titres  et  autorisations  seront  accordés  par  ordonnances  royales,  sur  le 
rapport  de  notre  garde-des-sceaux  et  non  autrement.  >• 

Ainsi  le  gouvernement  conservait  légalement  la  distinction  des  titres 
viagers  ou  à  brevet  et  des  titres  héréditaires ,  tandis  que  maintenant  les 
fils  d'un  simple  Comte  à  brevet  s'intitulent  tous  Comtes  à  la  fois,  dés  qu'ils 
sont  sortis  des  bancs  du  collège.  Les  titres  ne  sont  donc  plus  qu'une  parodie 
d'une  grande  institution. 

Les  honneurs  de  la  cour,  l^s  preuves  pour  les  chapitres  nobles  et  pour 
le  service  militaire  étant  abolies ,  l'ancienneté  de  la  race  ne  sert  plus 
matériellement  à  rien,  et  rien  ne  l'indique  au  public.  Les  privilèges  sup- 
primés ,  il  ne  reste  donc  d'apparent  dans  la  qualité  de  noblesse  que  les 
titres  honorifiques  et  la  particule  de  qui  ne  devrait  jamais  précéder  qu'un 
nom  de  terre,  mais  dont  l'usage  a  fait  bien  improprement,  pour  le  vulgaire, 
une  sorte  de  titre  nobiliaire  de  convention. 

Ce  fut,  comme  l'on  sait,  dans  la  nuit  du  4  août  4789  que  quelques 
démagogues  de  la  noblesse ,  fatigués  d'une  longue  discussion  sur  les  droits 
de  l'homme ,  et  brûhnt  de  signaler  leur  zèfe  pour  la  cause  nouvelle  qu'ils 
venaient  d'épouser,  se  levèrent  à  la  fois  en  demandant  à  grands  cris  les 
derniers  soupirs  du  Régime  Féodal. 

«  Ce  mot  électrisa  l'assemblée ,  dit  Rivarol  dans  ses  mémoires  ,  le  Hea 
avait  pris  à  toutes  les  têtes.  Les  cadets  de  bonne  maison  qui  n'ont  rien, 
furent  ravis  d'inmioler  leurs  trop  heureux  aines  sur  ]*autel  de  la  Patrie  ; 
quelques  curés  de  campagne  ne  goûtèrent  pas  avec  moins  de  volupté  le 
plaisir  de  renoncer  aux  bénéfices  des  autres.  Mais  ce  que  la  postérité  aura 
peine  à  croire,  c'est  que  le  même  enthousiasme  gagna  toute  la  noblesse  ; 
le  zèle  prit  la  marche  flu  dépit  :  on  fit  sacrifices  sur  sacrifices.  Et  comme 
le  point  d'honneur  chez  les  Japonais  est  de  s'égorger  en  présence  les  uns 
des  autres,  les  députés  de  la  noblesse  frappèrent  à  l'envie, sur  eux-mêmes 
et  du  même  coup  sur  leurs  cx)mmettants.  Le  peuple  qui  assistait  à  ce  noble 
combat ,  augmentait  par  ses  cris  l'ivresse  de  ses  nouveaux  alliés  ;  et  les 
députés  des  Communes  voyant  que  cette  nuit  mémorable  ne  leur  ofirait 
que  du  profit  sans  honneur,  consolèrent  leur  amour  propre  en  admirant  ce 
que  peut  la  noblesse  entée  sur  le  Tiers-Etat.  Ils  ont  nommé  celte  nuit  la 
nuit,  des  dupes  ^  les  nobles  l'ont  nommée  la  nuit  des  sacrifices,  » 

La  suppression  des  droits  féodaux  fut  suivie  du  décret  du  27  septembre 
1791  portant  que  :  *  Tout  citoyen  qui  dans  tous  actes  quelconques ,  prendra 
quelques-unes  des  qualifications  ou  des  titres  supprimés ,  sera  condamné  à 
une  amende  égale  à  six  fois  la  valeur  de  sa  contribution  ,  rayé  du  tableau 
civique  et  déclaré  incapable  d'occuper  aucun  emploi  civil  et  militaire.  » 
Cela  n'a  pas  empêché  les  hommes  qui  avaient  provoqué,,  voté  et  préconisé 
cette  mesure  égalitaire,  de  se  blasonner  quinze  ans  plus  tard  sur  toutes  les 


BT  DES  USUBPATIONS  II0BILUIBE8.  341 

coulures,  et  de.  s'affubler  des  titres  de  Ducs,  Comtes  et  Barons  qu'ils 
STaient  naguère  proscrits  (^}. 

Nous  avons  fait  voir  l'origine  des  titres ,  leur  valeur  passée  .  celle  qu'ils 
peuvent  encore  conserver  de  nos  jours  ;  nous  allons  présenter  également 
l'origine  des  noms  de  famille  qui  ont  conservé  ,  à  la  différence  des  litres, 
toute  leur  importance. 

Le  nom  patronymique,  nom  de  famille  ou  surnom ,  est  un  nom  commun 
à  tous  les  descendants  d^une  même  race  et  transmis  par  son  auUur  ;  il  se 
continue  de  père  en  fils  dans  la  même  famille  et  appartient  à  tous  ses  mem- 
bres. Le  nom  propre,  nom  de  baptême  ou  prénom,  est  celui  qui  précède  le 
nom  de  famille  et  U  est  l'appellation  distinctive  de  chaque  individu  dans  la 
même  famille. 

On  voit  par  la  généalogie  de  Jésus-Christ  que  les  Hébreut  tie  connais^ 
saient  pas  les  noms  de  famille  héréditaires. 

Les  Grecs  n'en  6renl  pas  non  plus  usage ,  et  à  Texemple  des  Hébreux, 
ils  indiquaient  le  nom  de  leur  père  après  le  leur ,  pour  se  distinguer  entre 
eux.  La  multiplicité  des  noms  n'est  donc  point  antérieure  aux  Romains7 
qui,  suivant  Tite-Live ,  appelaient  le  nom  général  qui  se  donne  à  toute  la 
race  nomen  gentUitium  et  le  nom  personnel  prœnomen.  A  ces  deux  noms, 
ils  en  ajoutèrent  par,  succession  de  temps ,  un  troisième ,  qu'ils  appelèrent 
cognomen ,  et  qui  servait  à  désigner  à  quelle  branche  d'une  même  famille 
on  appartenait.  Enfin  ils  faisaient  quelque  fois  usage  d'un  quatrième  nom 
agnomen  :  mais  ce  dernier ,  qui  se  donnait  généralement  en  mémoire  d'une 
action  éclatante ,  était  personnel  et  non  transmissible.  De  celte  dernière 
espèce ,  étaient  le  nom  d*Africanus  pris  par  l'un  des  Scipions ,  d'Asialicus 
pris  par  l'autre ,  et  celui  de  Torquaius  donné  à  Manlius. 

Le»  barbares  qui  renversèrent  l'Empire  romain  ne  portaient ,  ainsi  que 
les  plus  anciens  peuples ,  qu'un  seul  nom  propre  et  individuel  ;  mais  comme 
les  Hébreux  et  les  Grecs ,  ils  énonçaient  à  la  suite  de  leur  nom,  celui  de 
leur  père. 


<i)  A  l'abbé  Siéyès  que  dous  avons  déjà  oommé,  régicide  puis  comte -sénateur,  ajootez  i 
Les  régicides  Carnot,  chevalier  de  Saint-Louis,  puis  comte  de  l'Empire;  Jean  Bon  Saint- 
André,  baron-préfet;  l'ocatorien  Fouché.  duc  d'Otraote;  l'abbé  Grégoire,  comte-sénateur, 
absent  au  moment  du  vote  dans  le  procès  du  roi,  mais  qui  adhéra  par  écrit  à  sa  condam- 
nation; le  comte  Merlin  (  de  Douai)  l'un  des  auteurs  de  la  loi  des  suspects;  David,  chevalier 
de  TEmplre ,  premier  peintre  de  S.  N.  ;  le  mathémalicien  Monge,  comte  de  Peluse,  qui 
signa  Tarrét  de  mort  comme  minisire,  ainsi  que  Garât  ex-consUtuant  qui  lut  sa  sentence  à 
Louis  XVi,  et  devint  à  son  tour  comle*sénateur.  Il  y  aurait  à  citer  bien  d'autres  noms  dont 
la  mémoire  est  heureusement  peureux  moins  célèbre.  On  les  exhume  des  ahnanacbs  impé- 
riaux, parmi  les  sénateurs,  préfets  et  présidents  des  cours  d'appels,  et  on  peut  consulter 
sur  leur»  antécédents  la  Biographie  universelle.  Ces  hommes  ne  doivent  point  être  con- 
fondus avec  les  compegnons  d'armes  de  Napoléon,  qui  gagnèrent  leurs  titres  sur  le  champ 
de  bataille,  ei  dont  les  noms  rappellent  tous,  une  de  nos  victoires. 

Tome  IV.  16 


242    .  DB  LA  NOBLESSE 

Les  noms  palronyitiiques  ne  se  sont  point  formés  par  une  combinaison 
fortuite  de  voyelles  et  de  consonnes, ils  ont  été  pris  dans  la  langue  parlée  et 
ont  dû  nécessairement  avoir  un  sens.  Si  Tinterprétation  de  beaucoup 
d'entre  eux  est  maintenant  ignorée ,  c'est  d'une  part,  que  l'orthographe  a 
Subi  de  grandes  altérations  dans  le  cours  des  siècles  et  de  Tautre,  que  la 
connaissance  de  la  langue  romane  n'est  point  encore  trés-répandue.  Autre* 
ment ,  bien  des  gens  éviteraient  sans  doute ,  le  non  sens  grammatical  d'ac- 
coler la  particule  de  à  des  épithétes  adjectives  ou  à  des  prénoms,  à  des 
noms  de  métiers  ou  même  à  des  noms  d'animaux ,  ce  qui  se  voit  souvent. 
Beaucoup  de  noms  primitifs  ont  été  changés  par  vanité  et  parce  qu'ils 
avaient  une  signification  ridicule ,  et  les  familles  y  ont  substitué  des  nom» 
de  terre\  ce  qui  explique  pourquoi  un  si  grand  nombre  de  noms  patrony 
miques  sont  aujourd'hui  perdus.  Les  nobles  commencèrent  dès  le  XI*  siècle 
à  prendre  des  surnoms  qu'ils  tirèrent  soit  de  leurs  terres,  soit  de  quelque 
sobriquet.  A  leur  exemple ,  les  individus  des  classes  inférieures  qui  furent 
successivement  affranchis,  ou  qui  conquirent  une  personnalité  plus  dis-^ 
tincte,  au  lieu  d'être  uniquement  désignés  par  leur  nom  de  baptême  et 
celui  de  leur  père  ,  prirent  ou  reçurent  de  nouveaux  noms,  car  la  plupart 
leur  furent  sans  doute  imposés.  Quoiqu'il  en  soit ,  toutes  ces  variétés  de 
noms  sembleraient  pouvoir  se  diviser  eà  cinq  classes  distinctes ,  que  nous 
avons  détaillées  ailleurs  ('). 

I*  Les  noms  de  lieux,  soit  qu'ils  proviennent  de  provinces,  de  villes, 
de  paroisses,  de  chapelles,  de  seigneuries  ou  de  simples  domaines  tenus 
et  manœuvres  par  des  vassaux  ; 

S*"  Les  noms  de  baptême  transmis  héréditairement  par  les  pères  aux 
enfants  ; 

3*  Les  noms  des  dignités  ecdésiastiqucs  ou  féodales,  fonctions  «  offices, 
professions  ou  métiers;  ceux  indiquant  la  condition  et  les  degrés  de 
parenté  ; 

4''  Les  noms  des  bonnes  ou  mauvaises  qualités  physiques  ou  morales,  aux* 
quels  on  peut  joindre  les  noms  d'animaux ,  parce  que  la  plupart  n'ont  été 
donnés  qu'à  cause  de  quelque  similitude  ; 

5*"  Enfin  la  foule  des  noms  qui  ne  sont  relatifs  ni  à  la  terre,  ni  aux  fonc- 
tions ou  à  l'industrie,  ni  aux  qualités  ou  défauts  saillants;  mais  qu'on  a 
empruntés  aux  plantes ,  aux  fleurs  ou  aux  fruits  ;  aux  meubles,  aux  instru- 
ments et  aux  habits  ;  aux  saisons ,  aux  mois  et  aux  jours  de  la  semaine  ; 
aux  éléments,  aux  astres,  aux  métaux.  En  un  mot,  l'on  peut  rejeter  dans  la 
même  catégorie,  la  plupart  des  sobriquets  de  tout  genre. 

De  ces  cinq  variétés  de  noms ,  aucune  ne  peut  être  attribuée  exdosive- 

(1)  Conférez  oolre  DiMertalloo  sur  l'orlgioe  et  la  formatioD  des  noms  de  fuDUle  ea  Bre- 
tagne. Bulletin  archéologique  de  t'jiitociation  Bretonne^  t  3,  année  itsi. 


ET  DES  USDBPATIOlfS  NOBILIAIRES.  248 

meut  aux  familles  nobles  ,  car  les  simples  tenanciers  ont  souvent  adopté  le 
nom  de  leur  tenue,  les  bâtards  celui  de  leur  paroisse ,  et  les  sobriquets 
même  les  plus  grotesques  étaient  portas  par  les  nobles  dès  le  XII*  siècle.- 
On  peut  seulement  présumer  que  les  familles  le  plus  anciennement  illus^trées 
n'ont  jamais  dû  porter  de  nom  de  métiers  «  et  que  celles  qui  en  portent ,  ont 
eu  pour  auteur  un  individu  qui  exerçait  l'industrie  rappelée  par  le  nom 
patronymique. 

On  trouve  donc  dès  le  temps  de  la  formation  des  noms,  un  très-grand 
nombre  de  roturiers  qui  ont  pris  des  noms  de  lieux,  et  un  très-grand  nombre 
de  nobles  qui  n'avaient  que  des  sobriquets  ;  d'où  il  suit  que  c'est  fort  à  tort 
qu'on  a  appelé  particule  nobiliaire  les  articles  le,  la,  les,  de,  du, 
de  la,  on  des  qui  précèdent  certains  noms  de  lieux»  devenus  noms  de 
famille. 

Dans  les  deux  derniers  siècles,  tous  les  bourgeois  vivant  noblement, 
c'est-à-dire  ne  faisant  pas  le  commerce,  dès  qu'ils  étaient  possesseurs  d'un 
petit  quartier  de  terre,  en  prenaient  le  nom  et  quittaient  même  souvent 
leur  ancien  nom  ^de' famille,  vanité  ridiculisée  par  l'auteur  du  Bourgeois 
gentilhomme,  mais  mode  contagieuse  dont  H.  de  Molière  (Jean-Baptiste 
Poqnelin)  ne  sut  pas  s'affiranchir  lui-même  (*).  On  connaît  l'anecdote  rela- 


(I)  Bien  d'aulres  personnages,  inconséquents  avec  leurs  écrits  et  leurs  actes,  tombèrent 
dans  te  même  traveis.  Mous  citerons  parmi  les  principaux  :  Boileau  det  Préaux  oubliant  sa 
satyre  sur  la  noblesse ,  et  /e  patriarche  de  Femey  nonobstant  l'idée  préconisée  dans 
Mérope: 

Qui  sert  bien  son  pays  n'a  pas  besoin  d'aieux. 

Si  l'on  voulait  savoir  les  services  que  Voltaire  quoique  sans  aieux,  a  rendus  à  la  France,  il 
faudrait  le  demander  à  la  Prusse.  Rappelons  encore  Tborloger  Caron  de  Beaumarchais 
Jugeant  avec  Bazile  que  :  «  Ce  qui  est  bon  à  prendre  est  bon  à  garder  »  ;  Bernardin  de 
Saint-Pierre ^  bourgeois  du  Havre,  auquel  ses  Etudet  de  la  nature  firent  trouver 
.  naturel  -de  se  rattacher  au  célèbre  bourgeois  de  Calais;  le  philosophe  Jean  Le  Bond  ù'A- 
Cemôert  enfant  trouvé  sur  la  voie  publique,  ainsi  que  ses  conftères  Mcolas  deChamfortj 
Jean-Prançels  de  la  Harpe  et  l'abbé  Jacques  de  Lille.  Dans  les  sommités  révolutionnaires 
et  égalitaires,  n'oublions  pas  non  plus  le  ministre  Roland  delà  P/a/tére  célèbre  par  sa 
femme;  Barrère  de  Vieuiac  auteur  de  C  éloge  de  Louis  Xlfet  l'un  des  complices  de  la 
mort  de  Louis  XVI;  Brtosot  de  fParff/Zf,  ancien  rôtisseur  ou  tourne-broche  à  Chartres, 
signant  du  nom  de  son  village  d'OuarvilIe  orthographié  à  l'anglaise,  un  pamphlet  contre 
l'inégalité  des  rangs  ;  Cbasscbœuf  autre  député  du  Tiers,  qui  trouva  plus  euphdnique  à 
son  retour  d'Orient ,  de  traduire  son  nom  en  Volney,  mot  arabe  quant  au  son,  et  qui  a 
comme  Chassebœuf  la  signiQcaUon  de  Bouvier;  BUlaut  de  Farennes .  ci>devant  oratorien, 
l'un  des  organisateurs  des  massacres  de  septcmbi'es  La  BéveiUière  de  l'EpeauXy  inventeur 
delà  Théophilanthropie  ;  Fouquler  de  Tainville  accusateur  public,  ci-devant  procureur 
au  Chfttelet,  et  son  frère  Fouquler  d^Hérof^ël^qoX  s'inUtule  dans  l'alroanach  royal  de  1790  : 
fourrier  des  logis  du  jRot,  seigneur  et  cultivateur  d'Hérouël;  les  comédiens  siffles 
Fabre  d'Egtantine  et  Co\\oid'Uerbois;\t  vertueux  9éVi(m  de  Villeneuve  ^meit^  de 
Paris  et  surtout  l'incorruptible  yinXmXWcu  de  Bobesplerre ,  qui  se  borna  à  allonger  son 


244  I>E  LA  NOBLESSE 

tive  à  ces  trois  frères,  qui  pour  tout  héritage  n'eurent  qu  une  cour  dans 
laquelle  se  trouvaient  un  puits  et  une  marre  ,  et  qui  se  nommèrent  l'aîné 
M.  de  la  Cour  ;  le  second  M.  du  Puis  et  le  troisième  M.  de  la  Marre, 
«  C'est  un  vilain  usage  et  de  très  mauvaise  conséquence  en  nostre  France, 
dit  Montaigne»  d'appeler  chascun  par  le  nom  de  sa  terre  et  seigneurie  et 
la  chose  du  monde  qui  fait  plus  mesler  et  mécognoistre  les  races.  Un  cadet 
de  bonne  maison  ayant  eu  pour  son  apanage  une  terre  sous  le  nom  de 
laquelle  il  a  esté  cogneu  et  honoré ,  ne  peut  bonnement  l'abandonner  ;  dix 
ans  après  sa  mort ,  la  terre  s'en  va  à  un  étranger  qui  en  fait  de  mesme  : 
Devinez  o\\  nous  en  sommes  de  la  cognoissance  de  ces  hommes....  Il  y  a 
tant  de  liberté  en  ces  matières .  que  de  mon  temps  je  n'ai  veu  personne 
èslevé  par  la  fortune  à  quelque  grandeur  extraordinaire,  à  qui  on  n'ait 
attaché  incontinent  des  titres  généalogiques  nouveaux  et  ignorez  à  son  père, 
•et  qu'on  n'ait  enté  en  quelqu'illustre  tige;  et  de  bonne  fortune ,  les  plus 
obscures  familles  sont  plus  idoines  à  falsifications.  »  Aux  noms  de  seigneu- 
ries du  temps  de  Montaigne,  l'on  substitue  fréquemment  aujourd'hui ,  ceux 
de  sa  commune,  de  sa  ville,  de  son  département,  et  la  conscience  publique 
se  révolte  avec  raison  contre  un  tel  abus.  Or  si  l'on  n'y  prend  garde,  la 
société  nouvelle  ne  sera  plus  qu'un  carnaval.  On  peut  de  nouveau  pros« 
crire  les  litres  ;  on  peut  les  avilir  soit  en  les  laissant  usurper ,  soit  en  les 
multipliant,  mais  on  ne  peut  supprimer  le  nom.  Pour  montrer  le  respect  dû 
au  nom  quel  qu'il  soit ,  que  chacun  a  reçu  de  ses  pères,  nous  ne  pouvons 
mieux  faire  que  de  citer  les  conclusions  si  remarquables  de  M.  Pinard, 
substitut  du  procureur-général,  dans  une  question  d'usurpation  de  nom 
récemment  soumise  à  l'appréciation  de  nos  iribunaux. 

«  Le  nom  est  un  héritage  souvent  plus  précieux  que  la  fortune....  il 
Vous  suit  dans  la  pauvreté  comme  dans  l'opulence ,  dans  la  patrie  comme 
dans  l'exil.  L'usurpation  d'un  nom«  dit-on  souvent,  ne  cause  pas  de  préju- 
dice matériel  ;  un  débat  de  ce  genre  réveille  des  souvenirs  d'un  autre  âge 
et  n'est  plus  aujourd'hui  qu'un  anachronisme.  N'ayons  pas  de  ces  préven- 


Dom  roturier  de  la  parUcuIe  supprimée  pour  ses  nombreuses  victimes ,  trop  heureunes  s'il 
n'eût  racoourcl  que  leur  nom.  Nous  voulons  bien  ne  parler  que  des  morts;  nuis  en  voici^ 
encore  deux  que  nous  avons  tous  connus  et  qui  ne  seront  pas  déplacés  à  la  fin  de  notre 
galerie.  «  Comme  nous  lisons  dansLucaIn,  d'un  savetier  nommé  5imonqul  étant  devenu 
riche  voulut  être  appelé  Simonide  »  (  voy.  Lojseau ,  livre  des  ordres) ,  ainsi  rbistorien 
passionné  des  Répuiliquet  Italiennes ,  originaire  du  Dauphiné,  a  fait  lui  et  ses  pères 
^ubir  à  son  nom  plus  de  métamorphoses  qu'il  n'y  en  a  de  la  chenille  au  papillon,  pour  ptr- 
venir  à  se  greffer  sur  l'Ulnstre  maison  des  Sitmondi  de  Pise.  Et  notre  dernier  poèu  na- 
tional, nonobstant  l'aiguille  et  le  carreau  à  repasser  de  son  père,,  n'était- il  pas  bientise  dé 
donner  à  entendre,  qu'il  pouvait  bien  descendre  des  anciens  Bérenger  de  Provence.  Le 
sang  du  grand-mallre  de  Saint-Jean  de  Jérusalem  se  serait  alors  mêlé  avec  cehil  de  quelque 
FrétiUon  ou  Lisette;  et  11  était  en  tout  cas  pu  mal  contradictoire  à  l'auteur  du  margmis 
de  Carabas  de  signer  ses  œuvres  :  P  -J^  de  Béranger. 


BT  DBS  USUBPATIOnS  NOBILIAIBES.  â45 

tionssoperficielles,  allons  aa  fond  des  choses.  Sans  doute  les  prérogatives 
du  vieux  droit,  les  avantages  malérieb  attachés  à  certains  noms  et  qui 
avaient  été  souvent  le  salaire  du  sang  versé ,  le  prix  de  services  rendus,  ont 
dû  complètement  disparaître  ;  il  ne  faut  ni  les  ressusciter  ni  les  regretter...: 
Mais  le  nom  sans  le  fief,  le  nom  sans  les  privilèges  éteints,  le  nom  même 
sans  la  splendeur  de  la  fortune  ou  l'éclat  d'un  long  passé ,  a  toujoiirs 
quelque  chose  d'auguste  et  de  sacré.  Sous  le  nom,  il  y  a  toujours  une 
notion  cachée  et  de  sérieux  intérêts  engagés.  Le  nom  est  la  chose  la  plus 
simple,  elle  est  aussi  la  plus  profonde. 

»  Le  nom  est  perpétuel,  parce  qu'il  est  le  signe  vivant,  la  démonstration 
h  plus  énergique  de  la  notion  de  propriété.  Et  quand  la  fortune  mobilière 
s'acquiert  si  vite  et  se  perd  si  vite  encore  ;  quand  la  fortune  territoriale  se 
fractionne  et  disparait  chaque  jour,  il  est  utile  que  le  nom  reste  avec  son 
cachet  de  perpétuité  comme  le  premier  de  nos  patrimoines,  justifiant  en  la 
résumant  Tidée  même  de  propriété. 

»  Pourquoi  nos  lois  ont-elles  fait  le  nom  héréditaire  et  transmissible  seule- 
ment pour  les  mâles,  si  non  parce  qu'il  rappelle  et  l'unité  d'autorité  du  chef 
qui  fonde  les  familles  et  le  respect  du  passé  qui  les  perpétue  :  tradition 
sainte  qui  se  retrouve  partout,  que  Rome  appelait  le  culte  des  dieux  domes- 
tiques, et  que  nous  avons  nommée  d'un  nom  plus  simple  et  plus  vrai,  le 
culte  des  ancêtres. 

•  Enfin  pourquoi  veut-on  les  noms  inaliénables  et  imprescriptibles,  sinon 
parce  qu'ils  appartiennent  autant  à  la  nation  qu'aux  individus?  N'oublions 
pas  en  effet  que  les  peuples  grandissent  dans  la  mesure  du  respect  dont  ils 
entourent  leur  histoire.  Or  les  masses  n'apprennent  l'histoire  qu'avec  des 
monuments  ou  avec  des  noms  qui  leur  rappellent  les  réformes  civiles,  les 
grandes  découvertes,  les  glorieuses  conquêtes.  Surlescharops  de  bataille  de 
la  vieille  monarchie  française,  sur  ceux  du  premier  empire,  sur  cette  terre 
de  Crhnée  encore  couverte  de  notre  sang  et  de  notre  gloire  ,  le  peuple 
recueUle  des  noms,  et  ces  noms  qu'il  rend  immortels  parce  qu'ils  sont  le 
symbole  de  grands  faits  «  c'est  pour  lui  l'histoire  toute  entière. 

»  Voilà  l'importance  et  la  puissance  des  noms  au  point  de  vue  de  la  notion 
de  propriété,  de  l'intérêt  de  famille  et  de  la  tradition  nationale. 

»  De  là  tirons  deux  conséquences  pratiques  ;  la  première  c'est  que  la 
chancellerie  obéit  aux  traditions  les  plus  saines ,  lorsqu'elle  se  montre  si 
sévère  pour  changer,  n  prudente  pour  conserver  ;  la  seconde  c'est  qu'il  est 
puéril  de  revendiquer  un  nom  qui  n'est  pas  le  sien  et  qu'il  y  a  fierté 
légitime  a  défendre  à  toutes  les  époques  un  nom  porté  par  ses  ancêtres  (^).  » 

•  A  quoi  bon,  dit  \e  Siècle,  demander  le  rétablissement  de  la  noblesse  pour 
consolider  la  monarchie ,  puisque  demain ,  la  monarchie  sera  obligée  de 

;i)  Gazette  des  Tribunaux,  du  »  février  isss. 


S46  DB  liA  V0BLB8SB 

combattre  ce  qu'elle  a  fait puisque  toute  l'histoire  depuis  Charieroigue 

est  dans  la  lutte  de  la  monarchie  contre  la  noblesse  et  de  la  noblesse 
contre  la  monarchie.  »  Cette  assertion  est  reproduite  dans  d'autres 
écrits  de  circonstance  (*)  par  des  publicistes ,  qui  oublient  que  les  pkis 
belles  pages  de  notre  histoire  appartiennent  à  ce  corps  illustre  de  la 
noblesse;  que  toutes  les  fondations  d'églises,  de  collèges  et  d'établisse* 
roents  hospitaliers  ont  été  faites  par  lui;  qu'il  a  été  de  tout  temps  l'avanto 
garde  de  la  nation  dans  les  combats,  dans  les  périls  ;  qu'il  s'est  fait  décimer 
pour  la  monarchie  dont  le  Siècle  le  dit  ennemi,  tandis  que  les  coryphées 
du  Siècle  ont  envoyé  à  l'échafaud  le  plu»  vertueux  des  Rois,  en  reconnais- 
sance de  ce  qu'il  avait  fait  pour  le  peuple  et  pour  le  Tiers-Etat  particuliè- 
rement, qui  lui  avait  décerné  le  titre  de  Reslauraleur  de  la  Liberté 
Française.  Cette  sollicitude  silogique  à  la  fois,  pour  la  monarchie  et  pour 
les  régicides ,  dont  l'organe  du  vieui  libéralisme  fait  constamment  i'apo* 
logie,  serait-elle  dans  le  second  cas.  de  la  piété  filiale?  C'est  ce  que  nous 
nous  sommes  (lemandé,  eti  compulsant  les  votes  des  conventionneb  de  la 
Manche.  Le  même  journal  motivé  encore  son  opposition ,  sur  ce  que  la 
noblesse  héréditaire  ne  devrait  pas  exister  dans  un  gouvernement  démo- 
cratique. Resterait  à  prouver  que  le  gouvernement  actuel  est  celai  de  la 
démocratie ,  c'est-à-dire  littéralement  le  gouvernement  du  peuple  et  non 
une  monarchie  héréditaire,  c'est-à-dire  le  gouvernement  d'un  seul,  trans* 
missible  de  mâle  en  mâle  par  ordre  de  primogénilure.  Or ,  une  monarchie 
peut  s'appuyer  à  la  fois  sur  une  aristocratie  ou  gouvernement  des  grands 
et  sur  la  démocratie  ou  gouvernement  du  peuple ,  et  c'est  précisément 
celle  qui  régit  la  France ,  conjointement  avec  le  sénat  et  le  corps  législatif. 

Le  iStec/c  s'est  encore  posé  en  défenseur  de  l'ancienne  noblesse  :  «  Ses  par- 
chemins, craint-il,  n'existent  pas  tous.  Comment  fourni ra-t-elle  ses  preuves? 
Il  y  a  beaucoup  de  familles  dans  lesquelles  la  possession  seule  fait  titre.  On 
conçoit  que  les  Montmorency  n'auront  point  à  apporter  des  diplômes:  mais 
évidemment  dans  les  preuves  à  faire  ,  la  noblesse  récente,  celle  qui  a  été 
créée  par  le  premier  Empire,  aura  l'avantage.  » 

Que  le  Siècle  se  tranquillise  sur  le  désagrément  qu'il  redoute  pour 
l'ancienne  noblesse.  Malgré  toutes  les  pertes  de  titres  que  la  Révolution  a 
occasionnées  aux  familles ,  et  paiticuliérement  à  celles  des  émigrés,  il  est 
encore  facile  à  un  gentilhomme  de  prouver  sa  qualité.  En  effet,  l'ancienne 
noblesse  s'eutend  aujourd'hui  de  celle  qui  existait  avant  la  Révolution.  Or, 
les  procès-verbaux  des  assemblées  des  baillages  et  des  sénéchaussées,  pour 
l'élection  des  députés  aux  Etats-Généraux  de  1789  et  pour  la  rédaction  du 
cahier  des  doléances,  ces  procès-verbaux  existent  encore ,  et  il  suffit  de  les 
consulter  pour  justifier  qu'on  était  noble  à  cette  époque ,  puisqu'on  a  été 

'I)  Les  noôirs  et  les  vifains  du  temps  pissr.  pnr  Âl|>r Chassant,  isà7. 


ET  DBS  USURPATIOna  NOBILIAIRES.  247 

convoqué  à  «^elte  réunion  solennelle  en  ladite  qualité.  Cependant  cette 
preuve  ne  pourrait  être  invoquée  par  toutes  les  familles,  en  raison  d^s 
conditions  nécessaires  pour  être  assigné  :  «  11  n*y  a  que  les  nobles  possé- 
»  dant  fiefs  et  âgés  de  vingt-cinq  ans  qui  soient  d^ns  le  cas  d*être  assignés, 

•  disait  le  Garde-des «Sceaux  dans  ses  instructions  du  6  mars  1789.  Les 

•  personnes  pourvues  ue  charges  donnant  la  noblesse ,  mais  qui  ne  Font 
9  pas  encore  acquise  par  vingt  ans  d*exercice,  ne  peuvent  pas  être  consi- 
m  dérées  comme  nobles,  et  ne  doivent  conséquemment  pas  être  assignées^ 
9  quoiqn  elfes  possèdent  des  fiefs.  Il  doit  en  être  usé  de  même  à  Tégard  des 
»  particuliers  non  nobles  qui  sont  propriétaires  de  fiefs.  Il  faut  être. 
9  noble  et  âgé  de  vingt*cinq  ans  pour  être  admis  à  rassemblée  de  la 
»  noblesse.  > 

U  faudrait  donc  joindre  à  ces  preuves,  les  jugements  et  ordonnances  de 
maintenues  de  noblesse,  rendus  par  les  parlements  ou  les  intendants  des  pro- 
vinces, lors  des  dernières  recherches  contre  les  usurpateurs.  Ces  recherches, 
commencées  sous  Louis  XIV,  en  4666,  furent  terminées  sous  Louis  XV,  en 
1727.  Pour  les  familles  déboutées  à  cette  époque,  il  y  aurait  à  produire 
les  maintenues  au  Conseil -d'Etat,  ou  les  anoblissements  postérieurs;  ou  y 
ajouterait  les  extraits  de  Tétat  civil  qui  ne  sont  pas  détruits ,  mais  qui  ont 
été  enlevés  aux  sacristies  des  paroisses,  pour  être  déposés  dans  les  mairies, 
et  les  greffes  des  tribunaux.  La  réunion  de  ces  divers  documents,  dont  un 
grand  nombre  existe  aux  archives  de  ^Empire ,  et  dont  une  notable  partie 
se  trouve  en  outre  par  grosses  ou  expéditions  en  forme,  dans  les  archives 
particulières  des  familles ,  prouve  qu'il  est  presque  aussi  facile  à  un  gen- 
tilhomme de  justifier  de  son  extraction ,  que  de  se  procurer  son  acte  de 
naissance. 

U  existe  encore  bien  d'autres  moyens  de  vérification  à  la  portée  de  toutes 
les  personnes  qui ,  ayant  perdu  leurs  titres,  voudraient  cependant  pouvoir 
invoquer  autre  chose  que  la  notoriété ,  en  faveur  de  leurs  prétentions  nobi- 
liaires. Ainsi ,  les  archives  des  ministères  de  la  guerre  et  de  la  marine  ont 
conservé  les  états  de  services  de  tous  les  officiers  (^).  Les  archives  des 
cours  souveraines  possèdent  les  provisions  de  toute  la  noblesse  de  robe 
aux  deux  derniers  siècles.  Le  cabinet  du  Saint-Esprit,  à  la  Bibliothèque 
impériale,  renferme  les  preuves  faites  devant  les  juges  d'armes  et  les 


(1)  Ce  ftit  seulement  en  irsi  qu'un  édlt  du  Roi  révoquant  celui  de  irso  qui  conférait  la 
noUease  hérédiUdre ,  à  la  troisième  généraUon  de  capitaines  et  chevaUers  de  Saint-Louis, 
établit  pour  la  première  fols  que  nul  ne  pourrait  devenir  officier  dans  les  armées  thincaises. 
s'il  n'était  noble  on  fils  de  chevalier  de  Saint-Louis.  Unatftreédit  du  i^'lanvier  1786  établit 
la  même  obligation  pour  la  marine,  les  armes  de  rartiUerieet  du  génie  en  étant  exemptées. 
L'opinion  publique  trouva  avec  raison  qu*?  c'était  une  énormlté,  de  recruter  exclusivement 
de  nobles  une  carrière  qui ,  jusqu'alors .  avait  été  la  pépinière  de  la  noblesse;  et  rinjnslice 
de  cette  loi  expliquerait  en  partie  l'aUitude  des  députés  du  Tiers  aux  Bsats  généraux. 


Î48  DS  LA  HOBLBSSB  ET  DIS  mUlFATIOHS  HOBQJAIBBS. 

généalogistes  officiels  pour  les  hoimeon  de  b  coar ,  pour  l'admisâioo 
dans  certains  chapitres,  dans  les  écoles  militaires  et  dans  la  maison  de 
Saint-Cyr,  pour  les  ordres  do  Roi  et  ceox  de  Malte  et  de  Saint-Lazare.  La 
génération  actuelle  a  donc  de  nombreux  moyens  de  se  rattacher  à  un 
ascendant  direct,  maintenu  aux  reformations  de  1666-1696,  aoobli  on 
ayant  obtenu  depuis  des  lettres  de  confirmation ,  ou  bien  ayant  exercé 
Tune  des  charges  qui  procuraient  la  niriiilesse.  Ces  moyens  sont  :  les  régis* 
très  de  l'état  cinl,  les  contraU  de  mariage .  partages  ou  ventes;  les  com- 
missions, brevets  militaires  et  lettres  de  pension;  les  provisions*  d'offices 
judiciaires  comme  secrétaires  du  Roi ,  officiers  des  chambres  des  comptes, 
cours  des  aides,  trésoriers  et  généraux  des  finances,  conseillers  aux  parle- 
ments du  royaume  et  maires  de  certaines  bonnes  villes. 

Si  Ton  demandait  à  chacun  les  mêmes  preuves  qu'au  dernier  siéde , 
c'est-à-dire  d'appuyer  chaque  degré  de  généalogie  par  trois  actes  origi- 
naux jusqu'au  commaicement  du  XVI*  siècle,  et  deux  actes  originaux 
pour  les  Siècles  antérieurs,  ce  serait  se  montrer  bien  exigeant ,  après  la 
destruction  que  la  Révolution  a  faite  de  tant  de  titres  féodaux  ;  mais,  je 
le  répète,  établir  dans  chaque  famille  une  filiation  centenaire  n'est  nnlle- 
meat  impraticable. 


POL  DE  CODRCT. 


POÉSIE. 


A   MORSIEUR  A.   DE  LA  BORDBRIB. 

Moiisteor  et  ami . 

Je  vous  prie  de  vouloir  bien  accepter  la  dédicace  de  la  pièce  que  je  vous 
adresse  sons  ce  pli.  —  Je  ne  pouvais  pas  placer  eu  tète  de  mes  alezao- 
drios  un  nom  plus  honorable  ni  mieux  fait  pour  me  recommander  auprès 
des  lecteurs. 

C'est  à  vous,  cher  Monsieur ,  que  je  dois  Tidèe  de  cette  épitre;  elle 
m'est  venue,  l'année  dernière,  en  lisant  une  lettre  que  vous  me  fîtes  Thon: 
neur  de  m'écrire  et  dans  laquelle  vous  me  demandiez  des  vers  satiriques. 
—  Je  me  mis  à  l'œuvre  aussitôt  ;  mais  une  foule  d'occupations ,  ou,  pour 
mieui  dire  de  préoccupations,  m'obligèrent  à  quitter  la  plume  ;  les  huit 
premiers  vers  seulement  avaient  été  jetés  sur  le  papier.  Je  les  ai  retrouvés 
la  semaine  dernière,  et,  dans  une  journée  de  calme  et  de  loisir«  j'ai  achevé 
l'épitreque  je  vous  envoie  aujourd'hui.  —  Mieux  vaut  tard  que  jamais.... 
si  cela  vaut  quelque  chose  !  —  Je  vous  en  fais  juge 

HippOLTTE  MINIER. 


L'AGE  D'OR. 


Qoaod  les  âmet  ont  soif  de  vertii , 
n'ayex  pts  <riiiqiUétade.«. 

B.  PBLLBTàn. 


A    M.    A.     DE    LA    BORDERIE. 

Vraiment!  je  céderais  à  votre  fantaisie  ! 
J'irais  d'un  fouet  vengeur  armer  ma  poésie , 
Piller  de  Némésis  le  classique  arsenal 
Et  refaire  une  pointe  aux  vers  de  Juvénal  f 


^0  l'agb  d^b. 

Non,  non  ;  n'y  comptez  pas  ;  je  ne  veux  point  médire. 
D'ailleurs  où  trouverais-je  un  sujet  de  satire? 
J'ai  beau  prêter  Toreille,  ouvrir  de  larges  yeux, 
Je  n'entends,  ne  vois  rien  qui  ne  soit  pour  le  mieux. 
Partout,  au  premier  rang,  c'est  la  vertu  qui  brille  ; 
L'honneur,  trésor  gardé  par  les  chefs  de/amille. 
Aux  enfants  est  toujours  fidèlement  transmis; 
Riche,  on  n'est  point  flatté  pauvre,  on  a  des  amis. 
L'esprit  fait  librement  la  guerre  au  ridicule, 
Pygmée,  il  raille,  il  siffle  à  la  barbe  d'Hercule , 
Et  jamais,  se  livrant  sans  crainte  à  ses  ébats. 
Pour  avoir  ri  tout  haut  il  ne  pleure  tout  bas. 
Ardente  à  le  chercher  sous  le  toit  qui  l'abrite, 
La*  renommée  accourt  au  devant  du  mérite; 
Le  talent  est  certain  d'être  toujours  compris , 
Et  l'on  a  du  génie...  ailleurs  que  dans  Pari«. 

De  son  opinion  chacun  a  le  courage , 
La  vérité  jamais  ne  subit  un  outrage  ; 
Le  cœur  ne  dit  plus  non ,  quand  la  bouche  dit  oui  ; 
Mentir  !  qui  l'oserait?  Rien  ne  ment  aujourd'hui , 
Rien...  ni  le  prospectus  où  les  Purgons  en  vogue 
Révèlent  au  public  le  succès  de  leur  drogue  ; 
Ni  le  cachet  du  vin  que  chèrement  paiera 
L'heureux  consommateur  qui  peut  faire  un  extra; 
Ni  le  jeu  de  la  Bourse  où  seul  le  hasard  triche  ; 
Ni  la  prime  annoncée  à  qui  veut  être  riche  ; 
Ni  des  baisers  de  cours  l'échange  solennel  ; 
Ni  des  grands  écrivains  l'encens  confraternel  ; 
Ni  le  luxe  criard  dont  si  bien  s'accommode 
La  grisette  changée  en  reine  de  la  mode. 
Rien  n'est  faux...  ni  le  ton  doucereux,  engageant, 
De  l'avide  emprunteur  qui  flaire  notre  argent  ; 
Rien  !...  pas  même  les  pleurs  d'un  riche  légataire , 
Pas  même  de  Gabet  le  rêve  humanitaire  ! 


l'âge  d*oh.  S5i 

La  haine  dans  les  cœurs  a  fait  place  à  Tamour. 
Quelle  séréoité  chez  les  puissants  du  jour  1 
Quelle  attitude  calme  et  quel  joyeux  visage  ! 
Le  sourire  des  grands  est  d*un  heureux  présage  ; 
Aussi  comme  le  mon^e  a  foi  dans  Tavenir  ! 
Qui  donc,  contre  le  sort,  cherche  à  se  prémunir? 
Pas  un  indice  au  loin  d'orage  politique  ; 
Tous  les  peuples,  brûlant  d'une  ardeur  sympathique, 
A  Fexemple  des  rois  se  chérissent  entre  eux  ; 
Plus  de  rivalités  aux  conflits  désastreux  ! 
Et  si  Ton  voit  encor,  hauts  de  toute  leur  taille, 
Deux  peuples  mesurer  leur  front  dans  la  bataille. 
L'amour  seul  de  la  paix  leur  met  le  fer  en  main  : 
On  se  tue  aujourd'hui'pour  s'enibrasser  demain! 

Des  brillants  écrivains  dont  le  cerveau  s'allume 
Au  souffle  inspirateur,  jamais  l'ardente  plume 
Ne  comprit  aussi  bien  sa  noble  mission. 
0  saint  amour  du  beau  !  féconde  passion  ! 
Toi  qui  créas  Corneille  et  Racine  et  Molière, 
Qui  créas  Bossuet ,  cette  immense  lumière , 
Tu  fais,  de  leur  génie  excitant  les  efforts, 
Les  auteurs  d'aujourd'hui  bien  plus  grands,  bien  plus  forts  ! 
Sûr  que  pour  lui  déjà  la  gloire  ouvre  son  temple. 
Dans  son  œuvre  chacun  ûèrement  se  contemple, 
Et,  jaloux  du  laurier  de  la  postérité. 
Veut  d'avance  prouver  qu'il  l'aura  mérité. 
Comme  on  lime  les  vers  !  comme  on  polit  la  prose  ! 
A  se  faire  imprimer  nul  auteur  ne  s'expose 
Sans  avoir  d'un  Boileau  l'avis  approbateur. 
Que  Ton  met  à  produire  une  sage  lenteur  ! 
*  On  prodigue  le  temps  au  désir  de  bien  faire , 
Et  plus  que  le  lecteur  pour  soi  l'on  est  sévère. 
La  palme  est  le  seul  but,  qu'importe  le  profit  ! 
Y  songe-t*on  ?  D'ailleurs  peu  de  chose  suffit 


l'agb  d'oe. 

Aux  écrivains  du  jour  :  leur  vie  est  si  frugale, 
Leur  humeur  si  champêtre!...  Entendre  la  cigale 
Chanter,  et  sous  Tormille  arrondie  en  berceau 
S'asseoir  et  méditer  au  bord  d'un  clair  ruisseau, 
Cest  le  plus  doux  plaisir  dont  leur  âme  s'enivre  : 
Plaisir  qu'on  peut  goûter  sans  vendre  cher  un  livre. 
Aussi  d'un  beau  renom  uniquement  épris , 
Aucun  d'entre  eux  ne  fait  (rafle  de  ses  écrits, 
Et,  dans  l'or  ne  voyant  qu'un  métal  illusoire, 
Alexandre  Dumas  travaille  pour  la  gloire  ! 

Les  mœurs,  doux  résultat  d'un  progrès  bienfaisant, 

Furent-elles  jamais  plus  chastes  qu'à  présent? 

Dans  un  châle  effronté  qui  descend  jusqu'à  terre. 

Quelle  épouse  oserait  afficher  l'adultère? 

Que  d'attraits  ingénus!  que  d'Agnès  de  vingt  ans! 

Quelle  raison  partout  !  que  de  gages  constants 

Par  d'imberbes  Calons  donnés  à  la  morale! 

Un  jour  d'aubaine,  un  jour  d'ivresse  générale , 

Si,  repassant  le  Styx,  sa  lanterne  à  la  main , 

Diogène  à  pas  lents  se  frayait  un  chemin 

Dans  la  foule  amassée  au  centre  de  la  ville , 

Et  qu'il  cherchât  un  homme,  il  en  trouverait  mille! 

Satisfait  de  son  lot ,  si  modeste  qu'il  soit , 

Chacun  bénit  le  ciel  dans  la  part  qu'il  reçoit. 

Qu'importe  un  char  qui  brille^  un  nom  propre  qui  sonne  ! 

Obtenus  par  l'intrigue,  ils  ne  tentent  personne. 

Il  suffit  d'être  pur  pour  qu'on  soit  honoré. 

Un  caractère  droit,  noblement  déclaré. 

Est  aux  emplois  civils  un  titre  légitime  ; 

Tout  homme  a  sa  valeur  en  lui-même;  on  l'estime 

Au  poids  de  ses  vertus  et  non  de  son  argent. 

La  fortune  sourit  au  plus  intelligent , 

Au  plus  laborieux,  surtout  au  plus  honnête  ; 

Et  tout  millionnaire,  en  levant  haut  la  tête. 

Peut  de  son  premier  gain  faire  un  public  aveu. 


l'àgb  d'oh.  253 

Oo  vole  bieo  encore ,  on  assassine  un  peu  ; 
Hais  des  crimes  déjà  si  grande  est  la  disette 
Que,  dans  ce  champ  stérile,  une  pauvre  gazette 
Peut  à  peine  glaner,  en  furetaùt  partout , 
Quelque  forfait  naïf  que  la  justice  absout... 
Le  jour  vient  où  le  Code ,  inutile  grimoire, 
Sommeillera,  poudreux ,  dans  le  fond  d'une  armoire  ; 
L'équité  dictera  tous  les  engagements , 
On  De  plaidera  plus...  même  chez  les  Normands. 
Dandin,  d'un  lit  douillet  faisant  l'expérience. 
Verra  qu'on  peut  dormir  ailleurs  qu'à  l'audience; 
fit  maitre  Patelin,  de  retour  au  hameau. 
Se  métamorphosant  en  berger  de  trumeau , 
Ira ,  sur  la  colline  où  l'ombre. plane  encore, 
Soupirer  pour  Babet  et  voir  lever  l'aurore  ! 
Quoi  !  vous  riez  ?  —  Ma  foi,  ce  n'est  pas  sans  raison  ; 
€et  hosanna  me  semble  un  peu  hors  de  saison  ; 
Vous!  —  Oui,  moi!  Trop  longtemps,  esprit  retardataire. 
De  la  prévention  je  restai  tributaire  ; 
L'ombre  des  préjugés  environnait  mes  pas. 
J'avais  les  yeux  ouverts  et  je  ne  voyais  pas. 
Je  niais  le  progrès ,  je  niais  la  lumière. 
Je...  Tout  à  coup  le  jour  se  ût  dans  ma  paupière , 
Et  notre  âge ,  à  mes  yeux ,  se  montra  tel  qu'il  est , 
Noble,  grand,  aussi  beau  qu'il  m'avait  paru  laid  ; 
Et  depuis,  dans  mes  vers  qui  bravent  l'équivoque, 
Je  crie  à  pleins  poumons  :  Honneur  a  notre  époque  ! 

—  Mais  enfin  qui  lui  vaut  ces  grands  coups  d'encensoir? 

—  Le  Siècle...  un  bon  journal  que  je  lis  chaque  soir! 

Bordeaux,  23  août  4858. 

HippoLTTB  MINIER. 


LE  VENDÉEN  DÉSERTEUR 

ÉPISODE  DE  LA  RÉVOLUTION. 


En  France,  durant  Tannée  1793,  on  ne  chômait  pas  de  combats, 
de  massacres  et  dMncendies.  Pendant  qu'à  Paris  les  tètes  roulaient 
chaque  jour  sur  Téchafaud ,  il  y  avait  dans  les  champs  de  la  Vendée 
émulation  de  meurtres  et  de  carnage.  A  Paris,  les  vieillards,  les 
femmes  et  les  enfants  passaient  indistinctement  sous  le  fer  de  la 
guillotine;  alors  le  crime  et  l'assassinat  étaient  de  mode.  En  Vendée, 
Ton  imitait,  et,  comme  il  arrive  souvent  dans  Fimitation,  Ton 
surpassait.  Les  baiot^nettes  républicaines  égorgeaient  aussi  sans 
distinction  d'âge  ni  de  sexe,  maïs  elles  faisaient  plus  :  elles  égor- 
geaient, puis  elles  se  montraient  ornées  des  membres  encore  palpi- 
tants de  leurs  victimes. 

Le  bourg  des  Arcis,  placé  non  loin  du  bord  de  la  Loire  et  du 
rocher  célèbre  de  Saint-Florent,  se  trouvait  au  milieu  de  cette 
atmosphère  sanglante.  Tous  les  habitants  en  état  de  porter  les  armes 
s'étaient  éloignés;  ils  étaient  allés  rejoindre  ce  chef  dont  la  mémoire 
serait  moins  glorieuse  s'il  n'avait  été  que  brave  :  c'est  nommer 
Bonchamps.  Il  n'était  resté  que  quelques  vieillards,  quelques  femmes, 
et  parmi  ces  dernières  une  jeune  fille  nommée  Marie.  Elle  devait 
86  marier,  mais  la  guerre  était  venue  détruire  ses  songes  de  bonheur. 

Un  jour,  ce  cri  d'alarme  se  fait  entendre  dans  le  bourg  des  Arcis  :  — 
Sauvez-vous!  Sauvez-vous  !  voilà  les  Bleus  !  ' 

La  terreur  est  au  comble.  Au  milieu  de  l'effroi  général  on  ne  sait 
d'abord  à  quel  parti  s'arrêter,  enfin  une  résolution  est  prise. 

A  quelque  distance  s'ouvre  un  souterrain  qui  se  prolonge  au  loin, 
sous  la  campagne.  Lors  de  l'irruption  des  Normands,  dans  les  temps 
reculés  où  ces  peuples  barbares,  quittant  leur  âpre  climat,  venaient  ra- 
vager les  bords  fertiles  de  la  Loire,  il  servait  d'issue,  dit  la  tradition,  à  un 
manoir  féodal,  dont  une  dernière  tour  crénelée,  encore  debout,  a 


LB  VENDËBN  DÉSERTEUR.  255 

résisté  à  la  destruction  des  siècles.  Au  moyen  de  cette  issue,  le 
manoir  assiégé  se  ravitaillait,  et  si  la  fortune  trahissait  le  courage  de 
ses  défenseurs,  ils  avaient  par  là  une  voie  assurée  de  salut. 

L'ouverture  de  ce  souterraiii,  au  milieu  d'un  champ  et  à  fleur  de 
terre,  ne  laisse  point  soupçonner  son  existence.  C'est  pourquoi  dans 
les  temps  anciens  il  avait  servi  à  tromper  la  férocité  des  hordes  du  Nord, 
comme  il  a  servi  de  nos  jours  à  dérober  des  Français  à  la  haine 
sanguinaire  d'autres  Français. 

Ce  fut  en  ce  lieu  qu'une  partie  des  malheureux  habitants  des  Ârcis, 
les  femmes  en  particulier,  cherchèrent  un  abri  ;  elles  abandonnèrent 
donc  leurs  chaumières  à  la  dévastation  et  à  l'incendie,  et,  se  hâtant 
vers  le  souterrain,  elles  eurent  bientôt  disparu  sous  le  sol  protecteur 
qui  devait  les  mettre  à  l'abri  du  danger. 

En  ces  jours,  les  Vendéens  venaient  d'être  battus  à  la  lande  du 
Croulay.  Tout  à  travers  la  campagne  s'étaient  égaillés  ces  soldats  en 
sabots,  mais  ces  soldats  que  rien  ne  décourageait,  parce  qu'une  voix 
leur  disait  :  Dieu  le  veut!  et,  comme  les  anciens  croisés,  ils  se 
résignaient. 

Il  n'y  avait  eu,  au  reste,  qu'un  combat  de  peu  d'importance;  de 
part  et  d'autre,  que  quelques  morts  et  quelques  prisonniers. 

De  ce  nombre  étaient  deux  jeunes  paysans  qui  avaient  quitté  naguère 
le  toit  paternel,  tout  novices  encore  dans  ce  rude  contact  des  hommes 
et  de  Ja  guerre,  de  la  guerre  civile  avec  ses  cruelles  représailles. 

L'officier  qui  commandait  les  républicains  fait  venir  devant  lui  l'un 
des  prisonniers  : 

—  Crie  :  Vive  la  République!  hii  dit-il. 

—  Vive  le  Roi  !  s'écrie  le  brave  jeune  homme. 

—  Qu'on  le  fusille  !  vocifère  l'officier. 

On  amène  ensuite  le  second  prisonnier.  Mais  un  horrible  spectacle  le 
terrifie.  Là^  devant  lui,  son  compagnon,  son  ami  est  étendu  sans  mouve- 
ment. Tout  à  l'heure,  il  était  plein  de  vie;  vingt  balles  en  ont  fait 
un  cadavre. 

—  Tu  peux  vivre,  lui  dit  l'officier,  mais  il  faut  crier  ;  Vive  la 
République!  et  t'engager  avec  nous. 


256  LB  YBUDÉER 

Le  prisoDDier  hésite Le  courage  lui  manque Il  devient 

soldat  de  la  République. 

Ce  jeune  paysan  se  nommait  Pierre  Trotreau  ;  il  était  aussi  du 
village  des  Arcis.  (Tétait  lui  qui  devait  épouser  Marie,  Marie  en  ce 
moment  même  réfugiée  av^  d'autres  femmes  d^ns  la  caverne  sou- 
terraine. 

Cependant  les  événements  se  pressaient;  Pierre  aurait  voulu 
déserter,  mais  la  surveillance  dont  il  était  Tobjetlui  faisait  comprendre 
qu'à  la  moindre  tentative  de  ce  genre,  c'était  fait  de  lui.  Puis,  les 
Vendéens  l'avaient  vu  faisant  le  coup  de  feu  au  milieu  de  leurs  ennemis, 
et  ils  avaient  dit  :  Si  Pierre  tombe  entre  nos  mains,  il  mourra.  Ainsi, 
en  désertant,  la  mort  se  montrait  pour  lui  de  tous  côtés  ;  que  pouvait-il 
faire?  mourir  ou  rester;  il  resta,  attendant  des  temps  meilleurs. 

Le  bataillon  dans  lequel  Pierre  se  trouvait  incorporé,  se  composait 
en  msyeure  partie  de  ces  hommes  qui  apparaissent  seulement  aux 
temps  de  révolution ,  quand  la  vague  populaire  amène  à  la  surface  de 
la  société  toute  l'écume  que  celle-ci  récèle  en  son  sein.  Aussi  ces 
hommes  remplissaient-ils  dignement  la  mission  sanglante  qui  leur 
était  confiée.  C'était  ce  bataillon  qui,  se  dirigeant  vers  le  village  des 
Arcis,  avait  causé  l'effroi  de  ses  habitants. 

Les  femmes  réfugiées  danâ  le  souterrain  se  croyaient  à  l'abri  de  tout 
danger,  et  elles  devaient  Fètre,  à  moins  que  la  trahison  ne  vint  révéler 
leur  retraite.  Pendant  qu'elles  s'encourageaient  les  unes  les  autres 
et  que,  le  chapelet  à  la  main ,  elles  priaient  pour  demander  à  Dieu  la 
résignation  et  le  courage  du  chrétien ,  les  Bleus  s'approchaient 

Ils  s'approchaient,  et  Pierre  au  milieu  d'eux  frémissait  à  la  pensée 
que  bientôt,  dans  le  lieu  même  de  sa  naissance,  là  où  étaient  ses 
parents,  ses  amis,  la  jeune  Marie  peut-être,  on  le  verrait  parmi 
leurs  plus  cruels  ennemis. 

Dans  la  direction  prise  par  les  Bleus,  il  fallait,  pour  parvenir  an 
village  des  Arcis,  que  ces  dernier^  suivissent  un  chemin  creux  tout 
auprès  du  champ  où  se  trouvait  l'ourverture  du  souterrain.  Mais  des 
ronces  la  couvraient,  de  grands  arbres  et  des  haies  épaisses  bordaient 
le  chemin,  il  n'y  avait  pas  apparence  qu'aucun  œil  ennemi  pût 
pénétrer  à  travers  de  tels  obstacles  ;  aussi  la  troupe  passa-t-elle  sans 


DÉSEETEUR.  2S7 

concevoir  aucun  soupçon.  Déjà  elle  s'éloignait,^ quand  deux  soldats 
traineursqui  suivaient  à  quelque  distance  de  Tarrière-garde,  entendent 
en  passant  Taboiement  d'un  chien.  Surpris,  ils  montent  dans  le 
champ  qui  dominait  le  chemin,  écartent  les  branches,  regardent,  et 
s'étonnent  bien  pins  encore  en  voyant  les  ronces  s'agiter,  puis  le 
chien  disparaître  aussitôt  sous  terre.  Ce  singulier  incident  excite 
vivement  leur  curiosité;  mais  ils  n'osent  s'avancer  seuls,  ils  appellent 
leurs  camarades  les  moins  éloignés,  et  avec  eux  se  dirigent  vers 
l'entrée  de  la  caverne. 

Pendant  ce  temps,  Pierre  arrivait  aux  Arcis  avec  l'avant-garde. 
Sa  tristesse  est  grande  au  milieu  de  la  dévastation  qu'il  remarque,  et 
qui  tout  à  l'heure  sera  bien  plus  grande  encore.  Voilà  la  maison  de 
son  père,  celle  où  demeurait  Marie;  voilà  ce  presbytère  où  le  bon 
curé  lui  a  souvent  dit  de  ces  paroles  qui  foitifient  l'àme  et  lui  ins- 
pirent les  vertus  chrétiennes,  Hélas  !  tout  cela  est  désert,  silencieux 
comme  la  tombe;  et  l'église,  dont  il  ne  reste  plus  que  quelques  n^urs 
noircis  par  l'incendie,  montre  que  dans  cette  guerre  dévastatrice  on 
s'attaque  à  Dieu  non  moins  qu'aux  hommes. 

Les  soldats ,  animés  par  l'espoir  du  butin ,  ae  répandent  dans  le 
village;  ils  fouillent  chaque  maison,  et  leur  fureur  s'aecroit  davantage 
en  ne  trouvant  rien  à  prendre,  rien  à  tuer. 

Tout  à  coup  de  grandes  clameurs  s'élèvent,  clameurs  sauvages, 
clameurs  de  haine  et  de  sang.  —  Vive  la  République!  s'écrient  les 
soldats,  en  vociférant^  les  brigands  sont  découverts  ! 

Et  il  n'était  que  trop  vrai  :•  le  souterrain  qui  protégeait  (me 
vingtaine  environ  de  Vendéens  et  de  Vendéennes  avait  été  découvert, 
et  c'étaient  ces  malheureux  qu'on  amenait  en  triomphe. 

£n  ce  temps,  au  bout  du  fusil  était  le  jugement  et  l'exécution.  On 
se  passait  des  formalités  de  la  justice  et  de  la  toilette  du  condamné. 
Le  républicanisme  d'alors  n'aimait  pas  ces  longueurs. 

Les  pauvres  femmes  sont  placées  sur  une  même  ligne,  et  des  soldats 
forcenés  s'apprêtent  à  faire  feu  sur  elles. 

Pierre  tournait  en  ce  moment  l'angle  d'une  maison  qui  lui  dérobait 
cet  affreux  spectacle  ;  et  il  est  aussitôt  aperçu  par  les  malheureuses 
victimes  qui  lui  crient  :  —  Voisin  Pierre,  sauve  nous!  Est-ce  que  tu 
Tome  IV.  17 


388  Lfi  VBMÉSH 

ne  TKms  reconnais  pas?  —  Au  milieu  de  toutes  ces  voix  suppUaùfetf, 
celle  de  Marie  se  fait  entendre;  mais  Pierre,  à  ce  spectacle  isattenda, 
est  frappé  de  stupeur;  sa  vue  s'obscurcit,  sa  raison  se  trouble,  la 
parole  expire  sur  ses  lèvres;  il  reste  muet,  immobile 

—  Feu  !  dit  Tofficier  qui  commande  cette  borrible  boucherie. .... 
Puis  c'est  une  effroyable  détonation  au  sein  de  laquelle  se  perd  la  voix 
de  Pierre,  revenu  trop  tard  à  lui-même,  car  Toéuvre  de  massacre  est 
consommée,  et  ses  cris  de  désespoir  ne  sont  plus  qu'un  objet  de 
risée  pour  ses  camarades,  dont  quelques-uns  disent:  —  Cest  ua 
brigand  aussi  lui!  tuons-lel... 

Telle  est  Taffreuse  épreuve  qu'eut  à  supporter  le  jeune  Vendéen. 
Pendant  quelques  jours,  sa  raison  demeura  tout  égarée.  Il  n'entendait 
plus  ce  qu'on  lui  disait  ;  la  nuit  comme  le  jour,  il  ne  prenait  point 

de  repos ,  et  prononçait  sans  cesse  ce  mot  funeste  :  Feu  !  feu! 

Enfin  le  temps  vint  jeter  quelque  calme  dans  ce  cœur  si  cruellement . 
agité  ;  mais  la  honte,  le  remords  le  déchiraient  en  secret. 

On  sait  que  le  Vendéen  aime  passionément  son  clocher;  aussi  est-H 
vrai  de  dire  que  la  princ4pale  cause  de  l'insurrection  de  1793  a  été 
cette  loi  de  la  république  qui  condamnait  la  jeunesse  vendéenne  en 
masse  à  marcher  aux  frontières  contre  les  étrangers  :  combattre  pour 
combattre ,  elle  aima  mieux  que  ce  fût  dans  son  pays  et  pour  le 
défendre  contre  un  pouvoir  impie  qui  foulait  aux  pieds  les  objets  les 
plus  sacrés  de  son  culte  et  de  sa  vénération.  Dieu  et  le  Roi  résumaioit 
toutes  ses  pensées,  et  ce  fut  aussi  son  cri  de  guerre. 

Mais  pour  le  malheureux  Pierre ,  t^  devait  être  un  bonheur  que  de 
quitter  un  pays  où,  de  tous  côtés,  il  ne  voyait  que  d'horribles  désastres, 
où  se  représentaient  sans  cesse  devant  lui,  avec  toutes  les  couleurs  de 
la  réalité,  les  scènes  abominables  dont  il  avait  été  le  témoin ,  où  par- 
tout il  n'apercevait  que  des  ennemis  d'autant  plus  implacables  que  les 
uns  et  les  autres  le  honnissaient  comme  un  traître.  Aussi  Pierre  salua- 
t-il  comme  un  heureux  jour  celui  où  son  bataillon  reçut  l'ordre  de 
marcher  aux  frontières.  Il  s'éloigna  avec  bonheur  de  cette  terre  natale, 
devenue  pour  lui  une  terre  maudite,  où  il  ne  pouvait  plus  vivre.  D 
traversa  la  France  et  fut  bientôt  à  l'armée  de  la  Moselle,  non  loin  des 
bords  du  Rhin. 


C'était  une  belle  année,  surtout  par  Tenthouatasme  qui  ranimait. 
Elle  servait  une  mauvaise  cause,  sans  doute,  puisque  c'était  celle  de 
Tanarchie  la  plus  sanglante  et  la  plus  cruelle  ;  mais  le  plus  grand 
nombre  de  ses  soldats,  étrangers  aux  forfaits  qui  souillaient  alors  le 
sol  de  la  France,  croyaient  sincèrement  se  dévouer  pour  la  patrie  et 
pour  la  liberté.  Or,  là  où  il  y  a  dévouement,  il  y  a  aussi  noblesse  et 
générosité.  Nous  disons  donc  :  c'était  une  noble  erreur. 

D'autres  Français  avaient  cru  mieux  comprendre  les  vrais  intérêts 
de  leur  pays,  en  cherchant  à  le  préserver  de  la  tache  du  régicide  et  è 
détruire  l'odieuse  oppres  ion  qui  pesait  sur  lui.  Du  sein  de  la  fortune  et 
des  plaisirs  ils  avaient  couru  à  l'exil  et  aux  combats.  Ils  montraient 
aussi  d'admirables  dévouements.  Parmi  eux ,  tous  les  âges ,  toutes  les 
dignités  étaient  confondus  dans  une  seule  pensée  d'honneur.  Le  vieil- 
lard et  l'adolescent,  le  général  et  le  sous-lieutenant  se  pressaient  dans 
les  mêmes  rangs,  et  le  boulet,  en  les  atteignant,  ne  croyait  frapper 
que  des  soldais.  Ces  hommes  marchaient  avec  l'étranger,  dit-on  ;  c'est 
vrai!  maïs  c'était  l'étranger  combattant  les  tyrans  de  leur  pays.  Qui 
pourrait  douter  encore  que  les  descendants  du  grand  Condé  et  ses 
vaillants  compagnons  d'armes  ne  fussent  morts  pour  la  France,  si  son 
indépendance  eût  été  menacée  ? 

'  Une  nuit,  Pierre  se  trouvait  aux  avant-postes  et  placé  en  sentinelle 
perdue.  Devant  lui  était  le  camp  des  Condéens.  Il  savait  que  c'étaient , 
des  Français,  marchant  sous  le  même  drapeau  que  celui  de  la  Vendée. 
C'était  comme  une  autre  patrie  qui  lui  apparaissait.  Les  feux  de  bi- 
vouac, vus  au  loin  à  travers  les  vapeurs  de  la  nuit ,  rappelaient  à  son 
souvenir  ces  feux  que,  dans  son  pays,  le  laboureur  allume  pour 
féconder  ses  champs.  Son  cœur  js'émeut,  l'horrible  passé  se  retrace 
devant  lui  ;  il  sent  le  besoin  d'expier  sa  faiblesse  ;  sa  résolution  est 
prisé.  Il  rejette  ses  armes,  se  dépouille  de  l'habit  qui  lui  est  odieux, 
et  s'enfuit  protégé  par  les  ténèbres.  Pour  parvenir  à  son  but,  il  fallait 
passer  le  fleuve^  Après  mille  détours  et  beaucoup  de  recherches  inutiles, 
il  trouve  enfin  une  barque  abandonnée,  il  s'en  empare,  pousse  au 
large,  et  arrive  heureusement  à  Tautre  bord. 

Le  jour  commençait  à  poindre.  Une  patrouille  rencontre  Pierre  et 
l'arrête  ;  il  demande  à  parler  au  général. 


360  LB  yBiff^H 

Pans  cette  armée  de  Condé^  dant  jusqu'iei  Thistoire,  influéûcée 
par  les  préventions  de  partis,  n'a  pas  assez  fait  eonnaitre  tous  les 
actes  de  courage  et  d'héroïsme,  se  distinguait  un  corps,  composé 
d'infanterie,  de  cavalerie 'et  d'artillerie,  connu  sous  le  nom  de  la 
légion  de  Mirabeau.  L'ud  des  officiers  supérieurs  de  ce  corps  était  un 
Breton  dont  la  mémoire  nous  est  chère  ;  il  se  nommait  le  comte  de 
Chasseloire.  C'est  devant  ce  dernier  que  Pierre  est  couduit.  Interrogé,  il 
dit  son  pays,  tait  les  circonstances  si  cruelles^e  sa  vie,  et  exprime 
un  vif  désir  de  combattre  sous  le  drapeau  qui  est  aussi  celui  de  Itt 
Vendée.  Sa  demande  est  accueillie,  et  Pierre,  admis  dans  la  cavalerie, 
devient  hussard  de  la  légion  de  Mirabeau. 

Alors  les  combats  se  succédaient  sans  cesse,  combats  archarnés 
et  déplorables,  où  la  valeur  française  se  trouvait  aux  prises  avec  elle- 
même,  où,  de  quelque  côté  que  fût  ta  victoire,  la  France  avait 
toujours  à*pleurer  ta  perte  de  ses  enfants. 

A  pareille  école  Pierre  devint  bientôt  un  intrépide  soldat, 
b' ailleurs,  toujours  poursuivi  par  l'affreuse  image  du  passé,  il  ne 
tenait  pas  à  la  vie  et  ne  la  ménageait  guère.  Il  se  précipitait  dans  le 
danger  avec  un  désir  secret  d'y  trouver  cette  mort  qui  devait  expier 
ses  fautes ,  et  la  mort  l'épargnait.  Ainsi  se  fit-il  bientôt  un  renom 
de  brave  parmi  les  plus  braves.  S'il  s'agissait  de  quelque  périlleuse 
mission,  c'était  à  Pierre  qu'on  la  confiait,  sûr  qu'on  était  de  soo 
intrépidité  peu  commune.  Qui  aurait  pu  reconnaître  dans  ce  hussard 
de  la  légion  de  Mirabeau,  qui  se  jetait  tète  baissée  sur  les  bataillons 
ennemis,  à  travers  les  balles  et  la  mitraille,  ce  jeune  paysan  vendéen 
naguère  si  timide  et  que  la  crainte  avait  fait  parjure? 

Nul  n'ignore  les  événements  qui  se  passèrent  en  ce  temps,  et, 
après  d'héroïques  efforts  mal  secondés ,  la  dispersion  des  soldats  de 
Condé.  Ceux-ci,  qui  venaient  de  combattre  avec  tant  de  courage  sur  les 
champs  de  bataille  arrosés  de  leur  sang,  n'en  montrèrent  pas  moins 
dans  les  infortunes  et  les  misères  de  l'exil.  Enfin,  après  de  longues 
années,  ceux  qui  avaient  survécu  à  tant  de  vicissitudes,  revirent  leur 
patrie,  qui  avait  échangé  le  joug,  de  l'anarchie  contre  celui  de  la 
gloire. 

Le  comte  de  Chasseloire  fut  de  ce  nombre  ;  il  revint  dans  cette 


DÉSBBTBUR.  261 

Bretagne  qui  avait  toujours  été  Fobjet  de  ses  pensées  les  plus  chères. 
Là,  au  milieu  des  siens,  et  pouvant  échanger  avec  quelques-uns  de 
ses  compagnons  d'armes  ses  souvenirs  d'honneur,  il  vivait  entouré 
de  Testime  de  ses  amis  et  de  ceux  mêmes  qui  dans  des  temps  de 
fanlitlsme  politique  avaient  pu  être  ses  ennemis. 

Un  jour,  longtemps,  bien  longtemps  après  son  retour  de  Texil ,  se 
promenant  près  de  la  rivière  d'Ërdro  ^  dont  il  habitait  les  bords ,  il 
aperçoit  un  bateau  qui  se  dirige  de  son  côté.  Le  bateau  touche 
bientôt  la  rive;  il  en  descend  un  homme  et  une  femme;  tous 
deux  portent  le  costume  des  paysans  vendéens.  L'homme  s'approche 
et,  cédant  à  un  sentiment  qui  fait  taire  tous  les  autres,  il  se  jette 
dans  les  bras  du  comte  de  Chasseloire.  Celui-ci,  surpris,  le  regarde. 
Quel  est  son  étonnement!  c'est  Pierre!  c'est  l'intrépide  hussard  de 
Mirabeau ,  et,  sous  l'impression  de  mille  souvenirs  divers,  le  chef  et 
le  soldat  s'éloignent  ensemble  pour  se  livrer  à'  une  affectueuse 
reconnaissance. 

Mais  une  femme  était  là,  qui  contemplait  cette  scène  en  silence, 
ses  larmes  coulaient;  c'était  la  femme  de  Pierre.  Tout  à  coup  elle 
s'écrie  :  —  Mon  mari  n'est  donc  pas  un  traître  ! 

Elle  ne  pouvait  croire,  la  pauvre  femme,  après  avoir  vu  soç  mari 
recevoir  un  tel  accueil  d'un  homme  entouré  de  tant  d'estime,  qu'il 
fût  coupable  de  la  trahison  dont  ses  compatriotes  l'accusaient. 

Depuis  lors  nos  regrets  ont  suivi  (Jçns  la  tombe  le  noble  comte 
de  Chasseloire. 

Pierre  lui  survécut:  il  était  pauvre;  n^ais  une  main  accoutumée 
aux  bienfaits  et  guidée  par  le  souvenir  de  celui  qui  n'était  plus, 
venait  chaque  année  le  secourir.  L^âge  n'avait  pu  courber  la  taille  de 
Pierre  et  quand ,  la  pioche  sur  l'épaule ,  il  s'en  allait  au  travail ,  on 
eut  di^  à  sa  démarche  qu'il  portait  encore  le  mousquet  et  la  sabretache 
du  hussard  de  Mirabeau. 

Mais  le  temps,  qui  tue  plus  sûrement  que  le  boulet,  termina  bientôt 
to  vie  du  Vendéen  déserteur  devenu  riqtrépide  soldat  de  Condé. 

Comte  DE  SAINT-PERN. 


POLÉMIQUE. 


LE  CHIEN  DE  SAINT-GAST  ET  SES  DÉFENSEURS. 


A  Toccasion  des  observations  critiques  présentées  par  H.  de  Kerjemi^ 
dans  notre  livraison  de  juillet,  sur  le  malencontreux  lévrier  du  moniH 
ment  de  Saint-Cast,  un  journal  de  Dinan  (l'Union  McUouine  etDinan- 
naise)  a  jugé  bon  de  publier  contre  nous,  le  315  juillet  dernier,  Tartiçle 
suivant  que  nous  reproduisons  en  entier  : 

«  Lisez-vous  certain  recueil  ayant  pour  titre  :  Revue  de  Bretagne  et  de 
Vendéet 

»  Non,  peut-être  :  les  tristes  souvenirs  que  cq  nom  de  Vendée  éTm{iie 
sont  de  ceux  qu'il  ne  faut  rappeler,  direz-vous,  que  pour  inspirer  rhorrear 
de  la  guerre  civile ,  que  pour  gémir  sur  les  deuils  de  la  patrie. 

»  Nous  sommes  de  votre  avis. 

•  Mais  vous  avez  au  moins  entendu  parler  de  l'œuvre,  et  }e  Journal  de 
Bennes ,  entr^  autres  »  vous  aura  vanté  Tesprit,  Térudition  d'un  des  rédac- 
teurs, de  M.  de  Keijean,"^  particulièrement,  qui  lient  dans  cette  publication 
l'emploi  de  chroniqueur  et  de  critiqué. 

>*  Ah!  c'est  un  homme  terrible  que  ce  M.  de  Kerjean  1  Si  notre  monu- 
ment de  Saint-Cast n'est  pas  démoli  de  fond  en  comble  d'ici  le  il  septem- 
bre, ce  ne  sera  pas  de  sa  Taute. 

»  Pourquoi  cela? 

•  Parce  que  la  commission  centrale  dinannaise  a  jugé  convenable  de 
s'en  rapporter  au  bon  goût  du  conseil  général  des  bâtiments  civils,  et  n'a 
point  demandé  les  conseils  de  la  Revue  de  Bretagne  et  de  Vendée. 

»  Ce  n'est  pas  queM.de  Kerjean  méconnaisse  le  talent  de  l'architecte 
dont  le  projeta  été  adopté  :  au  contraire,  il  lui  rend  pleine  justice  ;  mais... 
il  eût  fallu  consulter  M.  de  Kerjean. 

»  Laissons-le  lui-même  énoncer  son  opinion  bien  arrêtée  à  ce  sujet ,  en 
lui  pardonnant 

Ce  moi  présomptueux  de  Montaigne  et  de  Sterne 
Si  mal  reçu,  venant  d'un  auteur  subalterne. 


LB  CHIBN  Bfi  SAUIT-GÂST  ET  8BS  DÉFBNSBURS.  %3 

ft  Le  taleut  professionnel  bien  connu  dfi  H.  Bourgerel,  dit-il,  défie  m<^ 
»  criliques  comme  me^  éloges,  et  répond  suffisamment  de  la  beauté  archi- 
«  teclurale  du  monument.  Mais  son  projet,  je  le  déclare»  n'en  renferme 

•  pas  moins  une  MONSTRUOSITÉ  :  c'est  ce  lévrier  donné  pour  symbole  de 

•  la  Bretagne,  et  contre  lequel  la  Bretagne  entière  ne  peut  manquer  de  pro- 
»  tester.  Où  a<-t-on  vu  que  le  lévrier  dM  jamais  représenté  la  Bretagne  à  un 
»  titre  quelconque  ?  » 

«  Ouvrez  le  deuxième  volume  de  TfTti/iMrec^e  Bretagne,  par  Dom  Morice, 
Monsieur»  vous  y  verrez ,  entre  autres  gravures,  le  tombeau  de  François  II 
et  de  Marguerite  de  Poix,  au  pied  duquel  se  trouve  un  lévrier  portant  au 
cou  les  hermines  bretonnes  avec  celle  devise  :  A  ma  vie.  —  Dkes-nous,  ce 
lévrier  sur  une  tombe  n'est-il  pas  bien  réellement  le  symbole  de  la  Bre- 
ta^ie  fidèle? 

»  C'est  en  présence  de  ce  monument ,  sans  doute  »  que  M.  Bourgerel  s'est 
inspiré. 

»  Cependant;  voici  que  vous  révoquez  en  doute  la  fidélité  du  chien, 
parce  qu'il  a  plu  à  un  légendaire  d'avancer  que,  lors  de  la  bataille  d'Âuray, 
le  lévrier  de  Charles  de  Blois  quitta  son  maître  pour  aller  lécher  les  mains 
du  vainqueur.  « 

»  Là-dessus  vous  aiguisez  une  piîlite  pointe  qui  ne  manque  pas  de 
piquant,  nous  vous  l'accordons»  mais  qui  ne  prouve  rien. 

»  Le  chien  est-il  ou  non  l'emblème  de  la  fidélité? 

•  Oui,  répond  M.  de  Buflbn  :  «  Sans  avoir  comme  l'homme  la  lumière  de 
»  la  pensée,  le  chien  a  toute  la  chaleur  du  sentiment  ;  il  a  (/a  plus  que  lui 
»  la  fUlélilé,  la  constance  dans  ses  affections.  » 

»  Est-ce  donc,  en  définitive,  un  symbole  si  ridicule  que  cet  intrépide  gar- 
dien de  nos  demeures,  de  nos  propriétés? 

»  Il  est  un  autre  fait  que  M.  de  Kerjean  ignore  ou  semble  ignorer  :  c'est 
qu'avant  d'avoir  pour  armoiries  l'hermine  et  la  herse ,  la  ville  de  saint 
Malo  portail  un  chien  sur  sonécu,  et  qu'elle  futloQgtemps  gardée  par 
une  meule  redoutable. 

»  Or,  eni758«  c'est  surtout  contre  le  pays  de  Saint- Malo  que  l'ennemi 
tournait  ses  armes,  et  plus  d'un  brave  Maloutn,  on  le  sait^  rougit  de  son 
sang  le  champ  de  bataille  de  Saint-Cast. 

»  Où  donc  maintenant  est  la  monstruosité  ? 

»  Dans  une  carte  géographique  de  la  province  de  Bretagne  dédiée  à 
Nosseigneurs  des  Etats  par  le  savant  Ogée ,  nous  voyons  encore  les  armes 
de  France  et  de  Bretagne  en  alliance,  et  les  supports  de  ces  armes  sont  :  à 
droite,  la  France,  représentée  par  une  femme  tenant  un  drapeau  fleurde- 
lysé  ;  —  à  gauche  la  Bretagne ,  figurée  par  un  charmant  lévrier  portant 
au  cou  la  devise  :  A  ma  vie  l 

»  Et  c'est  sérieusement,  après  cela ,  que  M.  de  Kerjean  nous  dit  que 


2164  LE  CHIfiN  DE  SAmT-GAST 

«  dans  ce  prélendu  symbole  uolre  vieille  province  aurait  le  droit  de  voir 
»  une  insulte?  «  Allons  donc! 

•  M.  de  Kerjean  poursuit  : 

»  Ce  n'est  pas  tout ,  me  dira-l-on  peut-être ,  de  critiquer  :  il  faut  rem- 
»  placer.  S*it  faut  absolument  donner  mon  avis  ,  je  voudrais  sur  la 
»  > colonne  deSaint-Gast  une  haute  et  fière  statue  de  la  Bretagne,  couronne 
»  ducale  en  têle,  une  main  sur  son  glaive,  et  de  l'autre  brandissant  dans 
*  la  direction  des  côtes  d'Angleterre  sa  vieille  et  vaillante  bannière.  » 

»  La  Commission  centrale  ne  vous  a  pas  attendu,  Monsieur,  pour  émettre 
cette  idée  :  un  de  ses  membres  les  plus  honorables  l'avait  exprimée  avant 
vous,  se  rappelant  que  la  médaille  commémorative  du  temps  portait  cette 
noble  figure  de  la  Bretagne,  non  avec  la  couronne  ducale,  comme  vous  le 
dites,  car,  hélas  !  notre  pauvre  province  l'avait  perdue  longtemps  avant  4758, 
mais  avec  la  couronne  de  laurier  dont  elle  est  toujours  digne. 

>  Si  ce  projet  d'une  statue  de  la  Bretagne  n'a  pas  prévalu,  c'est  que 
l'on  a  dû  limiter  à  6,000  fr.  le  chiffre  de  la  dépense,  et  que  dès  lors  il  n'était 
plus  permis  aux  architectes  de  songe^  à  faire  entrer  dans  leurs  plans  une 
œuvre  d'art  de  cette  importance. 

»  Eh  !  dites-nous.  Monsieur,  franchement,  avons-nous  eu  tort  d'être  pru- 
dents? de  ne  pas  trop  compter  sur  la  générosité  de  nos  voisins  de  la  Loirer 
Inférieure,  du  Morbihan  et  du  Finistère,  Bretons  comme  nous  cependant?... 
Quelles  souscriptions,  à  l'exception  de  celle  du  vénérable  évêque  de  Nantes, 
nous  sont  venues  de  ces  trois  départements?...  Kous  n'en  connaissons 
guère. 

»  Laissez  donc.  Monsieur,  les  Côtes-du-Nord  et  Tllle-et-Vilaine  élever  en 
paix  et  de  leurs  deniers,  à  la  gloire  de  la  Bretagne  héroïque  et  fidèle ,  le 
monument  de  Saint-Cast,  sur  les  lieux  arrosés  du  sang  de  nos  père$.  —  En 
dépit  de  vos  facéties,  les  pèlerins  patriotes  s'arrêteront  avec  une  respec- 
tueuse émotion  devant  cette  colonne  commémorative ,  devant  ce  groupe 
emblématique,  et  nos  flottes  nationales  les  salueront  avec  un  juste 
orgueil!  m 

J.  BAZOUGË. 


N'ayant  en  que  très -tardivement  connaissance  de  cet  éloquent 
morceau ,  nous  n'en  avons  pu  rien  dire  dans  notre  livraison  d'août  ; 
et  nous  avons  dû  nous  adresser  à  nos  excellents  confrères  du  Journal 
fie  Hennés,  qui  ont  bien  voulu  publier,  dans  leur  numéro  du  16  août 
dernier,  notre  réponse  ainsi  conçue  : 


BT  SES  DÉFElfSBURS.  265 

À  Monsieur  J.  Bazouge,  rédacteur  en  chef  et  propriétaire-gérant  du 
journal  rUmoN  MALOumB  et  DinAiiNAiSE. 

16  tout  18&8. 

Monsieur, 

Dans  le  numéro  de  votre  journal  du  9S  juillet  dernier,  dont  j'ai  eu 
connaissance  hier  seulement,  vous  vous  plaisez  à  représenter  la  Retue 
de  Bretagne  et  de  Vendée,  dont  je  suis  directeur,  comme  absolument 
hostile  au  monument  de  Saiht-Oast. 

Ceci  est  précisément  le  contraire  de  la  vérité. 

Dans  sa  livraison  de  novembre  1857,  la  Revue  de  Bretagne  et  de 
Vendée,  par  la  plume  de  mon  collaborateur  M.  de  Kerjean  (celui-là 
même  que  vous  avez  pris  pour  but  de  votre  attaque),  loua  chaleu- 
reusement ridée  d'ériger  un  monument  à  Saint-Cast ,  idée  émise  alors 
depuis  deux  à  trois  mois,  et  qui  pourtant  n'était  pas  encore  très- 
répandue  en  Bretagne. 

Dans  la  livraison  de  janvier  1858,  M.  de  Kerjeau  revint  à  la  charge, 
et  employa  plus  de  la  moitié  de  sa  Chronique  à  exalter  les  héros  de 
Saint-Cast,  et  à  solliciter  les  sympathies  du  public  en  faveur  du  monu- 
ment destiné  à  consacrer  le  souvenir  de  leur  vaillance.  La  Revue  de 
Bretagne  ne  s'en  tint  pas  là  ;  elle  reproduisit  spontanément  la  lettre 
de  Msr  l'évéque  de  Nantes ,  le  programme  du  concours  ouvert  pour 
l'exécution  du  monument,  et  (dans  sa  livraison  de  février)  la  lettre 
de  Msf  l*évèque  de  Rennes ,  un  article  de  M.  Adolphe  de  la  Noue , 
plein  d'un  patriotique  enthousiasme  ;  enfin ,  la  Revue  souscrivit  au 
monument  projeté  pour  une  somme  de  50  fr.  :  souscription  qui  fut 
transmise  au  trésorier  de  la  Commission  par  le  vénérable  M.  de  Bizien 
du  Lézard ,  et  publiée  par  vous-même ,  Monsieur,  dans  les  colonnes  de 
votre  journal ,  V  Union  Malouvne  et  Difnannaise* 

Tout  cela  prouve.  Monsieur,  lo  que  vous  avez  eu  le  tort  d'accuser, 
avec  autant  de  légèreté  que  d'injustice,  des  gens  qui  ne  songeaient 
même  pas  à  vous  ;  ^o  que  non-seulement  vous  ne  lisez  point  la  Revue 
dé  Bretagne,  ce  que  J9  conçois  très-bien ,  mais  qu'en  outre  vous  ne 
Jisez  pas  votre  propre  journal ,  —  ce  que  je  conçois  encore  mieux. 


266  LB  GHIEH  DS  SAIRT-GAST 

Loin  donc  d'attaquer  le  monument  db  Saiut-Cast,  la  Revue  de 
Bretagne  y  a  contribué  de  sa  prose  et  de  ses  deniers.  Seulement,  dans 
la  forme  adoptée  pour  ce  monument,  elle  s'est  permis  de  critiquer,  non 
pas  la  pièce  principale  qui  est  la  colonne ,  mais  un  détail ,  un  acces- 
soire, le  groupe  que  doit  porter  la  colonne.  En  le  faisant ,  elle  n*a  point 
montré  une  présomption  ridicule,  comme  vous  le  lui  reprochez  en  des 
termes  que  je  n'ai  besoin  ni  de  relever  ni  de  qualifier  ;  elle  a  sim- 
plement usé  d'un  droit  qui  appartient  à  tous ,  et  que  d'ailleurs  elle 
avait  au  préalable  payé  50  fr.  ' 

Le  public  jugera  là-dessus  si  vous  pouvez  être  reçu  maintenant  à 
venir  nous*  reprocher  de  nous  mêler  de  ce  qui  ne  nous  regarde  pas. 

Hais  puisque  vous  avez  pris  cette  occasion  pour  administrer  à  mon 
collaborateur  M.de  Kerjeao  une  leçon  étrange  comme  où  en  fait  aux  éco- 
liers surpris  en  maraude,  c'est  mon  droit  de  vous  répondre  à  titre  de 
directeur  du  recueil  que  vous  attaquez  ;  et  comme  collaborateur  de 
M.  dç  K^rjean  actuellement  abs^t ,  c'est  mon  devoir  de  vous  renvoyer 
ia  leçon. 

Au  reste ,  je  partage  en  plein  l'opinion  de  mon  ami  M.  de  Kerjean. 
Comme  lui ,  je  soutiens  que  jamais,  avant  le  groupe  de  Saint-Cast,  le 
lévrier  n'a  été  pris  pour  symbole  national  de  la  Bretagne,  et  que  la 
seule  tradition  de  notre  histoire  bretonne  où  le  lévrier  figure  étant  la 
vile  félonie  (  d'ailleurs  très-connue  et  très-célèbre  )  attribuée  au  lévrier 
de  Charles  de  Blois(*),  le  choix  fait  d'un  lévrier  pour  emblème  de 
notre  province  reporte  nécessairement  l'esprit  sur  ce  trait  odieux ,  et 
constitue  par  là  même  un  contre-sens  des  plus  déplorables.  —  Je  retire 
le  mot  de  monstruosUé  écrit  par  M.  de  Kerjean ,  et  qui  vous  a  offusquer 
au  point  de  vous  contraindre  à  user  de  vos  plus  grosses  capitales  pour 
le  dénoncer  à  vos  lecteurs. 

Au  lieu  de  dépenser  ainsi  vos  majuscules,  peut-être  eût-il  mieux 
valu ,  Monsieur,  vous  pourvoir  de  bonnes  raisons,  pertinentes  au  cas« 
et  commencer  par  dire  nettement  e0  que  c'est  en  définitive ,  à  vos 

(1)  Cette  indilloD  porte  que  ie  t»  septembre  1364,  Jour  de  11  bataille  d'Auray,  dans 
laquelle  Charles  de  Bloii» ,  compéuteur  de  Jean  de  Hootlort  au  trôné  ducal  de  BreltgM,  Art 
vaincu  et  tué ,  le  lévrier  de  Charles  de  Blols  saisit  le  moment  où  le  soit  f^es  armes  coin- 
mcnçalt  à  se  prononcer  contre  son  maître  pour  l'abandonner  lAcb«ment  et  aller  flaUer  le 
vainqueur^ 


ET  SB8  DÉFUlIBimi.  â67 

yeux,  qu'un  symbole  naiional.  Car  ce  n'est  pas  un  emblème  de  fan- 
taisie, une  allégorie  quelconque,  qu'on  a  prétendu  dresser  sur  la 
colonne  de  Saint-Cast  ;  ce  n'est  pas  la  personnification  de  telle  ville 
ou  de  tel  canton  particulier  de  la  Bretagne  ;  —  et  c'est  pourquoi  jus- 
tement votre  argument  tiré  des  chiens  de  Saintr-Malo  (  qui ,  au  reste , 
n'étaient  point  des  lévriers,  mais  des  boulenlogues  de  la  pire  espèce) , 
est  nul  et  de  nulle  valeur.  Ne  changeons  point  la  question  :  le  léopard 
terrassé  est  le  symhole  national  et  très-authentique  de  la  monarchie 
anglaise,  et  l'on  a  voulu  le  féire  succomber  sous  le  poids  d'une  image 
.  qui  fût  la  représentation  et  l'emblème  de  la  Bretagne  au  même  titre 
que  le  léopard  l'est  de  l'Angleterre. 

Mais  un  symbole  national  ne  s'improvise  pas  au  gré  d'un  artiste , 
d'un  savant,  ni  même  d'un  journaliste.  Nul  n'a  droit  de  donner  à  un 
peuple  un  emblème  qu'il  n'a  pas  adopté  hii-méme,  ou  qui, 'tout  au 
mçîns,  ne  sort  pas  tout  fait  de  quelqu'une  des  traditions  les  plu» 
célèbres  de  son  histoire.  Chez  les  nations  modernes,  depuis  le  moyen 
âge,  le  symbole  national  est  d'habitude  la  principale  pièce  de  l'éeossoB 
national  et  traditionnel  ;  exemples,  le  lys  de  France,  le  léopard  d'An- 
gleterre, l'hermine  de  Bretagne.  Parfois  aussi,  c'est  une  plante,  un 
animal ,  un  objet  quelconque ,  consacré  soit  par  les  coutumes  spéciales 
de  la  nation ,  soit  par  le  rôle  singulier  que  le  hasard  lui  a  fait  jouer 
dans  un  événement  illustre,  ou  l'imagination  populaire  dans  quelque 
vieille  et  célèbre  tradition  :  tels  le  poireau  des  Gallois ,  le  chardon  des 
Ecossais ,  le  trèfie  d'Iriande. 

Je  ne  rappelle  ici  que  ce  que  tout  le  monde  sait ,  et  ce  que  vous- 
même,  Monsieur,  vous  savez  mieux  que  moi,  sans  aucun  doute, 
quoique  votre  amour  effréné  du  chien  de  Saint-Cast  vous  l'ait  fai^ 
oublier  pour  un  moment. 

Or,  quels  sont  vos  arguments  contre  l'opinion  de  M.  de  Kerjean  et 
ja  mienne?  Vous  en  donnez  trois. 

lo  Que  la  ville  de  Sain t-Malo,  dont  les  citoyens  prirent  une  part . 
glorieuse  au  combat  de  Saint-Cast,  fut  longtemps  gardée  par  une 
meute  de  chiens  redoutables,  dont  (à  une  époque  que  vous  négligez  de 
fixer)  elle  aurait  mis  l'imago  dans  ses  armes.  Pal  répondu  tout  à  l'heure 
p  cet  argument  ;  et  j'ai  de  plus  fait  observer  que  ces  chiens,  qui  n'é- 


2168  LE  CHIBN  DB  SAIirr-€AST 

taient  certes  pas  des  lévriers  (faites  donc  garder  une  ville  par  des 
lévriers!)  ne  pouvaient  en  aucune  façon  justifier  le  lévrier  imposé 
à  la  colonne  de  Saint-Cast. 

^o  Sur  fadmirable  tombeau  de  notre  dernier  duc  breton  François  II, 
et  de  sa  seconde  femme  Marguerite  de  Foix ,  se  trouve  un  lévrier  por- 
tant un  collier  chargé  d'hermines,  et  de  la  devise  :  A  ma  me. 

30  Au  bas  de  la  carte  de  la  province  de  Bretagne  ,  dressée  au  der- 
nier siècle  par  Tingénieur  Ogée ,  on  voit  Técussou  parti  de  France  et 
Bretagne,  soutenu  d'un  côté  par  un  lévrier  dont  la  cravate  porte  aussi 
la  devise  :  A  ma  me. 

—  Vous  eussiez  pu  ajouter  que  le  lévrier  d^Ogée  est  orné  en  outre 
d'une  queue  fantastique,  comme  les  lévriers  n'en  portent  guère,  sur 
laquelle  se  dessine  même  une  moucheture  d'hermine.  Mais  cette  queue 
ne  fortifie  pas  votre  argument.  Ogée^  en  pareille  matière ,  n'est  point 
une  autorité  ;  il  était  bon  ingénieur,  bon  géographe,  mais,  en  fait  d'é- 
rudition historique,  ce  n'est  qu'un  mauvais  compilateur;  la  preuve 
s'en  trouve  à  chaque  page  de  son  Dictionnaire  de  Bretagne  ;  et  si  vous- 
même,  Monsieur,  ne  l'aviez,  —  sans  doute  pour  le  faire  valoir,  — 
appelé  le  savarU  Ogée,  je  me  serais  permis  de  vous  dire  qu'en  fait  d'his- 
toire de  Bretagne  Ogée  n'est  un  savant  que  pour  les  ignorants  ;  et  si 
l'on  m'eût  contesté  cette  assertion,  je  me  serais  même  permis  de  la 
prouver.  Au  reste,  le  digne  ingénieur  est  ici  invoqué  mal  à  propos,  il 
ne  soupçonnait  pas  tant  d'honneur  ;  en  dessinant  ce  lévrier,  il  n'a  certes 
pas  eu  l'idée  de  présenter  le  symbole  national  de  la  Bretagne,  mais 
simplement  un  support  quelconque  d'armoiries.  Or,  —  tous  les  traités 
de  blason  en  font  foi,  —  les  supports  d'armoiries,  placés  en  dehors  de 
l'écu,  sont  chose  de  fantaisie  et  tout  arbitraire  ;  beaucoup  de  seigneurs 
non  Bretons,  en  France  et  hors  de  France ,  ont  pris  à  diverses  époques 
des  lévriers  pour  porter  leurs  armes,  sans  y  attacher  nulle  idée  emblé- 
matique, comme  ils  eussent  pris,  si  c'eût  été  leur  plaisir,  des  lions,  jdes 
dragons  ou  des  sauvagea.  Pourquoi  Ogée  a-t-il  choisi  ce  support?  Je 
l'ignore,  et  peu  importe  ;  car  Ogée,  encore  une  fois,  est  sans  autorité 
dans  la  matière. 

Quant  au  tombeau  de  François  II  et  de  Marguerite  de  Foix,  que  j'ai 
étudié  en  détail  sur  l'original,  rétabli  maintenant,  comme  vous  savez, 


BT  SBS  DÉFBH SEUHS.  269 

daDâ  le  iraDsept  méridional  de  la  cathédrale  de  Nantes,  il  est  important 
de  dire  (ce  que  vous  avez  omis)  que  la  levrette  est  couchée  aux  pieds 
de  la  statue  de  la  duchesse  Marguerite  et  tient  entre  ses  pattes  de  de- 
vant reçu  de  cette  princesse,  parti  de  Bretagne  et  de  Foix;  aux  pieds 
du  duc  François  II  se  tro/uve  un  lion,  tenant  de  même  dans  ses  griffes 
récusson  de  Bretagne  plein.  Ainsi,  ces  deux  animaux  pourraient  être 
simplement  considérés  comme  des  supports  d'armoiries,  sur  quoi  je 
vous  renvoie  à.  ce  que  je  viens  de  dire  ;  et  d'ailleurs,  s'il  fallait  voir 
dans  Tun  des  deux  le  symbole  national  de  la  Bretagne,  c'est  le  lion  évi- 
demment qui  mérite  la  préférence ,  puisqu'il  est  aux  pieds  du  duc  et 
porte  les  armes  de  Bretagne  sans  nulle  alliance. 

Mais  la  signification  allégorique  de  ces  deux  animaux,  couchés  ainsi 
sur  des  tombes  aux  pieds  de  deux  puissants  du  siècle ,  mari  et  femme, 
est  depuis  longtemps  bien  connue  ;  et  comme  je  me  reprocherais,  Mon- 
sieur, de  vous  _taxer  d'ignorance,  je  suis  forcé  de  m'étonner  encore  ici 
des  lacunes  de  votre  mémoire.  Le  chien,  lévrier  ou  autre,  couché  ainsi 
aux  pieds  d'une  statue  de  femme ,  a  pour  but  de  représenter  la  fidélité, 
première  vertu  de  l'épouse  ;  et  le  lion  aux  pieds  du  prince,  la  force, 
premier  attribut  de  l'époux  et  du  souverain.  Sur  nombre  de  tombeaux 
hors  de  Bretagne,  et  qui  n'ont  aucun  rapport  à  des  Bretons,  vous  retrou- 
vez ces  deux  symboles  :  rien  n'est  plus  connu.  Quant  au  collier  her- 
mine chargé  des  mots  :  A  ma  «ie,  devise  des  anciens  hérauts  de  Bre- 
tagne, il  a  simplement  pour  but  de  marquer  expressément  que  la 
levrette,  symbole  de  la  fidélité,  ou  plutôt  la  fidélité  elle-même  sym- 
bolisée par  cet  animal,  appartient  à  la  duchesse  Marguerite,  —  absolu- 
ment comme  votre  nom.  Monsieur,  gravé  sur  le  collier  de  votre 
caniche,  signifie  que  ce  quadrupède  imposable  est  votre  propriété,  sans 
indiquer  le  moins  du  mqnde  que  ni  vous  ni  votre  famille  ayez  pris 
cette  bête  pour  emblème  de  votre  maison. 

—  Mais  le  chien,  allez-vous  dire,  peut  donc  être  pris  pour  symbole 
de  la  fidélité  !  —  Mon  Dieu,  oui;  et  il  n'était  pas  besoin  de  nous  citer 
Buffon ,  comme  si  le  chien  était  un  animal  des  tropiques.  Toute  la 
question  est  de  savoir  si  le  lévrier  peut  être  pris  pour  symbole  de  la 
Bretagne,  s'il  a  jamais  été  employé  à  ce  titre  dans  quelque  monument 
ancien  et  téritablement  historique;  —  les  trois  faits  que  vous  citez 


270  LB  CHIBN  BB  SAINT-CAST 

OU  prouvent  contre  vou»  ou  pe  prouvent  rien  ;  •*-  et  avec  M.  de 
Kerjean ,  avec  H.  de  Barthélémy,  je  suis  bien  obligé  de  vous  dire,  — 
quoique  j'étudie  depuis  douze  ans  l'histoire  et  les  monuments  de  Bre- 
tagne, —  que  je  n'en  connais  pas  d'exemple. 

En  dehors  des  monuments ,  restent  lès  traditions  célèbres  de  l'his- 
toire de  Bretagne  :  le  lévrier  figure  dans  une  seule^  très-répandue  et 
trè»-populaire,  celle  de  la  bataille  d'Auray  ;  et  c'est  pourquoi  à  qui- 
conque possède  quelque  teinture  de  notre  histoire  de  Bretagne  votre 
malheureux  chien  de  Saint-Castne  peut  manquer  de  rappeler  l'odieux 
lévrier  d'Auray.  Cela  est  si  vrai  que,  pendant  que  M.  de  Kerjean, écrivait 
à  Nantes  cette  Chronique  qui  lui  a  valu  vos  foudres,  M.  A.  de  BarUié- 
lémy  nous  adressait,  de  l'autre  côté  delà  France, un  travail  où  la  môme 
idée  se  trouve  exprimée.  C'est  pourquoi  encore  les  Bretons  qui  savent 
l'histoire  de  leur  patrie  et  révèrent  ses  traditions  ne  peuvent  subir  sans 
protester  ce  prétendu  symbole  national  qu'on  leur  propose  ;  et  plus  le 
monument  de  Saint-Cast  est  glorieux  et  vénérable  par  la  victoire  anti- 
anglaise qu'il  rappelle,  plus  la  protestation  est  urgente  contre  cet  em- 
blème inacceptable  qui,  s'il  rappelle  quelque  chose,  rappelle  un  acte  de 
félonie  exécuté  au  profit  d'un  prince  vendu  aux  Anglais. 

Voyez-vous  maintenant,  Monsieur,  où  sont  le  contre-sens  et  l'in- 
sulte (involontaire,  cela  va  de  soi)  au  vieux  génie  de  ia  Bretagne? 

Vous  dites.  Monsieur,  que  l'idée  d'une  statue  monumentale  de  te 
Bretagne  sur  la  colonne  de  Saint-Cast,  en  place  du  groupe  d'animaux, 
a  dû  être  abandonnée  à  cause  de  la  dépense.  Or,  j'ai  entendu  moi- 
raôme  te  très-habile  sculpteur  (*)  chargé  d'exécuter  le  modèle 
du  groupe  d'animaux  déclarer  à  l'un  de  mes  amis  qu'une  telle 
statue,  où  l'on  n'eût  pas  eu  à  s'inquiéter  du  détail  à  cause  de  sa 
situation  à  57  pieds  en  l'air,  mais  seulement  du  profil  et  des  grandes 
lignes,  aurait  été  une  œuvre  moins  compliquée  et  aussi  peu  dispen- 

(1)  C'est  H.  Grootaert,  rartlste  si  distingué  qui  •  exécuté  les  belles  sculptures  de  TégUie 
Silnt- Nicolas  de  Nantes.  J'ai  vu  chez  lui  le  modèle  en  plaire  du  groupe  de  SaInt-Cast,  et  Je 
dois  dire  quil  a  Uré  de  ce  sujet  Ingrat  le  meilleur  parU  poBsil>le.  Le  lévrier  surtout  est  fié* 
rement  campé  ;  mais  le  groupe,  une  fols  en  place,  n'en  présentera  pas  moins  tous  les  Ibcoii- 
vénfents  signalés  par  U.  de  Keriean,  à  cause  surtout  de  la  longue  é«  bine  du  léopard  terrassé, 
qui  ne  peut  manquer,  ce  semble,  de  dépasser  le  diamètre  de  la  colonne.  Pourtant,  J'en  suis 
convaincu.  Il  était  impossible  de  mieux  tsiré  que  n'a  fait  H.  Grootaers. 


ET  SB»  DÉrBngiUEs.  271 

dieuse  que  le  groupe  d'animaux.  £t  quoi  que  vous  en  pensiez,  H.  de 
Kerjean  n^était  point  uti  sot  de  préférer  pour  cette  statue  la  vieille  et 
traditionnelle  couronne  ducale  de  Bretagne  à  cette  banale  couronne  de 
lauriers  qui  a  votre  prédilection  (à  chacun  son  goût),  attendu  que  si  la 
Bretagne ,  en  1758,  était  unie  à  la  France  depuis  deux  siècles,  elle 
n'en  conservait  pas  moins  son  titre,  ses  prérogatives  et  ses  distinctions 
de  duché,  comme  la  preuve  s'en  trouve  dans  les  registres  des  Etats  et 
un  peu  partout.  Le  roi  de  France  et  le  duc  de  Bretagne  étaient  une 
même  personne,  voilà  tout  ;  le  duché  était  uni  à  la  Monarchie ,  il 
n'était  pas  abtnrbé. 

Si  mes  explications  vous  semblent  trop  longues,  veuillez  compren- 
dre, Monsieur,  que  c^est  vous  qui  m'y  avez  forcé.  Pour  ne  pas  les 
allonger  encore,  je  n'insiste  pas  sur  certaines  améniiés  dont  vous  avez 
gratifié  mon  ami  M*  de  Kerjean.  Vous  lui  reprochez  ses  facéties  :  la 
plus  forte  facéHe  et  non  la  plus  excusable  n'est-elle  pas  de  prêter  aux 
gens  des  sentiments  tout  contraires  à  ceux  qu'ils  ont  maintes  fois 
exprimés  et  publiés  ?  Vous  l'avez  fait,  involontairement  sans  doute,^ 
mais  très-carrément. 

Vous  lui  reprochez  encore  (car  vous  ne  lui  passez  rien),  de  dire  J6 
quand  il  veut  marquer  qu'il  exprime  une  opinion  individuelle  qui  n'en- 
gage que  lui,  et  d'avoir  trop  usé  ou  abusé  de  «  ce  mot  présomptueux,  » 
éites-*vous,  4 

«  Si  mal  reçu,  venant  d'un  auteur  subalterne.  • 

Vous,  Monsieur,  il  est  vrai,  vous  avez  soin  de  vous  mettre  è  la 
première  personne  du  pluriel  ;  vous  dites  Nous,  comme  le  Roi,  l'Em- 
pereur et  le  Pape  :  cette  forme  est  plus  majestueuse  assurément,  mais 
est-elle  moins  personnelle  et  moins  présomptueuse?  J'en  doute.  Il  est 
vrai  que  la  présomption,  mal  placée  chez  un  auteur  subalterne  comme 
M.  de  Kerjean ,  convient  peut-être  très-bien  à  un  journaliste  de  pre- 
mier ordre  ! 

Mais  ce  qui  certainement  convient  à  tous,  c'est  de  ne  pas  accuser 
son  prochain  à  la  légère,  de  ne  point  donner  des  leçons  à  faux,  enfin, 
de  ne  point  jeter  de  pierres  dans  le  jardin  des  gens  paisibles  qui  ne  vous 


272  LE  CHISIf  DE  SAINT-GAST  ET  SES  DÉFENSEURS. 

ont  jamais  rien  dit,  qui  ne  recherchent  point  la  lutte  et  ne  Taiment 
point,  mais  qui  ne  la  redoutent  pas  non  plus,  et  sont,  après  tout, 
capables  de  la  soutenir  quand  elle  leur  est  imposée. 

Je  suis  convaincu ,  Monsieur,  que  là-dessus  vous  êtes  déjà  de  mon 
avis.  Mais  pourtant  je  ne  puis  finir  sans  relever  Tétrange  façon  dont 
vous  jugez  la  Vendée. 

Ce  nom  de  Vendée,  dès  qu*OD  le  prononce ,  rappelle  de  suite  à  l'es- 
prit le  dévouement  héroïque  d'un  peuple,  —  tin  peuple  de  géants,  au 
jugement  de  Napoléon,  —  se  levant,  se  battant,  se  sacrifiant  tout 
entier,  sans  faiblesse  et  sans  phrases,  pour  conserver  à  la  France  deux 
choses  sans  lesquelles  la  France  ne  serait  plus ,  et  auxquelles  jusqu'à 
présent  elle  ne  semble  point  avoir  renoncé^  :  le  Catholicisme  et  la 
Monarchie.  —  Vous  ne  voyez  là  dedans,  Monsieur,  que  de  tristes  sou- 
venirs. Là  dessus  pas  de  discussion.  Chacun  voit  selon  ses  yeux  et  sent 
selon  son  cœur.  Les  aveugles,  en  plein  midi,  ne  voient  ni  ne  sentent 
la  lumière  du  jour,  ce  qui  n'empêche  pas  leurs  voisins  d'en  jouir. 

Ainsi ,  Monsieur,  votre  antipathie  contre  la  Vendée  n'empêche  nul- 
lement la  conscience  publique  d'admirer  cet  immortel  dévouement.  Et 
s'il  en  fallait  quelque  preuve  nouvelle ,  —  du  moins  en  ce  qui  concerne 
notre  pays ,  —  peut-être  la  trouverait-on  dans  la  faveur  que  le  public 
de  notre  province  ne  cesse  de  marquer  à  notre  pauvre  Betme,  que  vous 
dédaignez  tant ,  et  dont  le  premier  mérite  sans  doute  est  de  se  main- 
tenir fidèlement,  avec  modération  et  fermeté,  dans  ce  généreux  courant 
de  la  tradition  bretonne  et  vendéenne ,  —  large  fleuve  d'honneur  et  de 
gloire,  dont  les  flots  pressés,  issus  d'une  source  jumelle,  suivent 
aujourd'hui  la  même  pente  et  roulent  dans  le  même  lit. 

Veuillez  agréer,  Monsieur,  l'assurance  de  mes  civilités. 

A.  DE  LA  BORDERIE, 

Directeur  de  la  Bévue  de  Bretagne  et  de  Feudée. 


NOTICES  ^T  COMPTES-RENDUS. 


SOCIÉTÉ  D^ÉMULATION  DE  LA  VENDÉE. 

ANNUAIRE  DÉPARTEMENTAL  POUR  L'ANNÉE  1857, 


N'en  déplaise  aux  adeptes  de  Técole  réaliste,  rien  ne  me  semble  plus 
salutaire  et  plus  fécond  en  résultats  modestes ,  mais  positifs ,  que  cette 
tendance  de  notre  temps  à  réagir  contre  les  excès  de  la  centralisation 
intellectuelle.  Partout  naissent,  comme  par  enchantement,  sociétés 
d'agriculture,  d'archéologie ,  de  sciences,  d'arts,  et,  soutenues  par 
tous  les  hommes  qui  prisent  bien  au-dessus  des  produits  de  la  doctrine 
de  l'art  pour  l'art,  l'encouragement  donné  au  travail ,  l'étude  de  l'his- 
toire et  des  monuments  du  pays,  elles  grandissent,  marchent  et 
prospèrent.  Sans  doute,  on  trouverait  encore,  comme  au  siècle  der^ 
nier,  de  ces  bohèmes  littéraires,  pour  qui  ces  associations  sont  eocofe 
«  les  filles  honnêtes  qui  ne  font  pas  parler  d'eUes.  »  Mais,  Dieu  merci, 
nous  ne  sopmies  plus  au  temps  où  les  académies  de  province  se 
croyaient  obligées  de  relever  ce  mot  dédaigneux.  De  même  que  nous 
savons  aujourd'hui  préférer  à  l'esprit  effréné  de  ces  femmes  aux  mœurs 
équivoques ,  qui  furent  les  patrons  de  toutes  les  coteries  littéraires  du 
XVIII«  siècle,  les  vertus  privées,  la  vie  sincèrement  chrétienne  des 
femmes  de  notre  temps,  nous  croyons  que  ce  n'est  pas  une  œuvre  si 
méprisable  que  la  poursuite  de  tous  les  moyens  qui  peuvent  mieux 
faire  connaître  et  améliorer  le  pays  où  nous  vivons  et  où  nous  sommes 
nés ,  la  petite  patrie,  comme  disent  les  Bretons. 

Telles  sont  les  réflexions  que  m'a  souvent  suggérées  la  lecture  des 
divers  recueils  où  ces  sociétés  consignent  les  résultats  de  leurs  tra- 
vaux. Si  la  modestie  de  quelques-uns  des  écrivains  de  cette  Revue 
pouvait  le  permettre ,  combien  il  serait  facile  de  montrer,  dans  Les 
Tome  IV.  •  18 


274  SOCIÉTÉ  d'émulation 

Bulletins  de  l'Assodation  Bretonne,  par  exemple,  des  études  d'archéo- 
logie et  d'histoire  locale,  où  rérudition  la  plus  savante  s'est  montrée  à 
ia  hauteur  du  patriotisme  qui  l'inspire  ! 

Fondée  depuis  quatre  années  seulement,  mais  appuyée  sur  une 
sympathie  universelle,  la  Société  d'Emulation  de  la  Vendée  a  fait 
tout  ce  qu'il  était  possible  d'attendre,  dans  un  pays  qui  ne  renferme 
aucun  centre  intellectuel  important.  Cinq  Annuaires  déjà  publiés 
témoignent  de  tous  les  efforts  tentés  pour  seconder  les  recherches  de 
toute  nature  sur  le  pays  et  suivre  cette  impulsion  vers  le  progrès 
agricole  qui  a  changé  pour  ainsi  dire,  dans  moins  d'un  demi-siècle,  la 
face  de  la  Vendée.  L'agriculture,  c'est  la  force ,  c'est  le  titre  d'honneur 
de  la  Vendée;  c'est  elle  aussi  qui  a  inspiré  la  plupart  des  travaux  dont 
l'Annuaire  de  1857  contient  le  résumé  ou  la  reproduction^  Je  ne  puis 
faire  connaître,  pour  cause  d'incompétence,  les  études  sur  cet  împor- 
tant  et  utile  sujet.  J'ai  trop  de  conûance  dans  les  connaissances  spé- 
ciales et  étendues  de  mes  compatriotes  sur  ce  chapitre,  pour  ne  pas 
juger  d'avance  de  toute  la  valeur  des  travaux  qu'ils  ont  accueillis  avec 
faveur. 

L'étude  du  langage  populaire,  les  recherches  historiques  et  la 
biographie  locale  forment  la  seconde  partie  du  recueil ,  précédées, 
comme  il  convient,  par  la  poésie  :  Ante  omnia  Musœ.  —  Car ,  eâl4l 
besoin  de  le  dire?  M.  Emile  Orimaud ,  dont  tous  les  vers  ont  été  ins- 
pirés par  l'amour  de  la  Vendée,  ne  peut  jamais  manquer  à  qne  œuvre 
Traiment  vendéenne; — ses  stances  à  Paul  Baudry  r^pirent  une  cha- 
leureuse et  fraternelle  admiration  pour  cet  artiste  vendéen  qui,  à 
'  vingt-huit  ans,  compte  déjà  parmi  les  grands  peintres  de  notre  époque. 
.  H.  Léon  Aude  a  cru  devoir  faire  précéder  un  essai,  remarquable  par 
une  curieuse  érudition,  sur  le  langage  populaire  de  la  V^idée,  par 
quelques  réflexions  où  il  fait,  ce  me  semble,  trop  bon  marché  de. oeN 
tains  dialectes  de  la  France  moderne.  —  Sans  doute,  il  y  a  fanatisme 
de  savant  à  préférer  aux  chefs-d'œuvre  de  la  langue  du  siècle  de 
Louis  XIV  les  produits  enflintins  de  l'idiome  imparfait  des  Xli*  et 
X^I*  siècles;  mais  faut-il,  par  représailles,  et  avec  aussi  peu  de 
mesure  que  d'exactitude,  déclarer  :  qu'on  détate  auUml  le  breMonmee 
que  le  gascon^k  picard  que  l'auvergnat  ou  le  provençal,  et  q%Con  ne 


BB  LA  VENDÉE.  2175 

peui  entendre  sans  horripilaUon  (le  gros  mol  !  )  toutes  ces  variantes 
restées  dans  l'enfance  de  la  belle  langue  du  siècle  de  Lcmis  XIV^ 
H.  Âudé,  qui  a  luttant  de  choses,  a  lu  aussi,  je  n'en  doute  pas,  le 
recueil  des  chants  populaires  de  la  Bretagne.  Mais  alors  pourquoi 
souverainement  mépriser  une  langue  qui  compte  un  pareil  monument 
littéraire?  Passe  encore  pour  Jasmin,  que  M.  Aude  repousse  avec 
dédain  :  il  a  trop  de  titres  et  trop  de  répondants  pour  que  j'ose  me 
constituer  son  défenseur  d'office. 

J'ai  un  autre  reproche  à  adresser  à  M.  Aude.  Il  rend  un  hommage 
sincère  et  mérité  au  glossaire  des  idiomes  du  centre  de  la  France,  par 
M.  le  comte  Jauhert ,  livre  si  abondant  en  recherches  intéressantes 
et  cunèttses.  Je  regrette  que  M.  Aude ,  au  lieu  ûe  chercher  les  analo- 
gies de  quelques  mots  de  l'idiome  vendéen  avec  le  langage  des  écri- 
vains des  Xin®,  XIV«  et  XV«  siècles,  n'ait  pas,  comme  lui,  puisé 
ses  exemples  dans  la  littérature  mieux  connue  du  XVI^  et  même 
du  XVII®  siècle.  Il  a  été  facile  à  M.  Jaubert  de  retrouver  dans 
La  Fontaine  et  dans  Molière  quelques  mots  usuels  du  langage  popu- 
laire du  centre  de  la  France.  Je  n'insiste  pas ,  car  cet  essai  n'est  qu'un 
fragment  d'un  grand  ouvrage  sur  le  langage  poitevin,  où  M.  Aude 
pourra  déployer  bientôt,  je  l'espère,  les  trésors  de  sa  véritable 
érudition. 

Il  faut  louer  sans  réserve  l'étude  sur  la  PamiUe  Saligné,  par  IL  Aude, 
et  les  deux  travaux  sur  les  communes  des  Chatelliers,  de  Chàteaumur 
et  4e  la  Flocellière ,  par  lesquels  le  môme  auteur  continue  ses  études 
historiques  et  administratives  si  pleines  de  documents  sur  Thistoire 
et  la  biographie  locales,  sur  l'art  et  tes  monuments  de  cette  partie  du 
Bas-Poitou.  M.  Paul  Marchegay  a  aussi  fourni  à  cet  Annuaire  quelques 
pièces  historiques  inédites,  que  le  savant  antiquaire  retrouve  avec  un 
si  rare  bonheur. 

Joseph  MARTINEAU. 


PENSÉES  DIVERSES. 


Môme  en  supposant  que  la  vérité  et  Tautorilé  de  la  tradition  catho- 
'  lique  ne  pussent  pas  être  démontrées  et  expliquées  par  la  raison 
humaine,  il  n'en  serait  pas  moins  certain  que  sa  doctrine  nous  épar- 
gnerait les  angoisses  du  doute  et  nous  soustrairait  au  joug  capricieux 
des  volontés  individuelles.  Il  faudrait  donc  toujours  Taccepter,  comme 
sur  une  route  pénible  et  périlleuse  le  voyageur  accepte  un  lieu  de 
refuge  et  de  repos  sans  trop  s'informer  d'après  quel  système  d'archi- 
tecture cet  asile  a  été  construit.  —  Combien  plus ,  puisque  cette  sup- 
position est  fausse! 

Des  agriculteurs  qui  récoltent  le  blé,  et  ne  savent  ni  le  moudre,  ni 
en  faire  du  pain,  sont  l'image  déflecteurs  doués  de  mémoire  et  dé- 
pourvus de  jugement. 

Une  mer  sans  orages  n'a  pas  besoin  de  s'agiter  pour  laisser  entre- 
voir le  corail  et  les  perles  que  récèlent  ses  profondeurs,  et  un 
cœur  sans  tache  laisse  deviner  ses  vertus  sans  chercher  à  les  montrer. 

*  * 

L'éloquence  du  barreau  ressemble  à  une  horloge  dont  le  timbre  est 
plus  harmonieux  que  sa  justesse  n'est  grande.  On  peut  se  plaire  à 
écouter  son  carillon  sonore,  mais  ce  n'est  pas  elle  qu'il  faut  consulter 
pour  savoir  Theure  vraie. 

En  Afrique  et  en  Asie  on  voit  des  peuples  à  peu  près  immuables  dans 
leurs  coutumes,  leur  foi,  leurs  traditions,  et  nomades  en  ce  qui  concerne 
leurs  habitatk>iM  et  leur  culture.  L'Europe  nous  montre  des  peuples 
dont  le  séjour  est  fixe  et  les  exploitations  du  sol  permanentes,  mais  qui 
sont  complètement  nomades  en  fait  de  mœurs,  de  croyances  et  d'idées. 

*  * 

Les  monarques  de  l'hidoustan  nourrissent  à  grands  frais  des  élé- 
phants et  des  singes  par  la  même  raison  et  dans  le  même  but  que  les 
souverains  d'Europe  pensionnent  des  savants  et  des  gens  de  lettres  ; 
mais  il  existe  entre  ceà  deux  espèces  de  curiosités  vivantes  une  diffé- 
rence aussi  profonde  que  peu  flatteuse  pour  l'espèce  humaine  :  les 
éléphants  et  les  singes  mordent  ou  lèchent  les  barreaux  de  la 
ménagerie  afin  d'en  sortir,  et  les  savants  et  les  gens  de  lettres  afin 
d'y  entrer.  yte  Chablbs  DE  NUGENT. 


CHRONIQUE. 


LA  FÊTE  DE  SAINT-CAST. 


La  colonne  commémorative  du  combat  de  Saint-Cast  est  debout.  Cette 
victoire  nationale  a  enfin  son  monument.  11  dira  à  nos  arriére-neveux  que 
là,  le  ii  septembre  1758,  une  sévère Jeçon  fut  infligée  à  l'orgueil  britan- 
nique ,  une  éclatante  vengeance  punit  les  envahisseurs  du  sol  breton.  L'an- 
niversaire séculaire  de  cette  glorieuse  journée,  le  11  septembre  1858»  a 
été  consacré  par  l'inauguration  du  monument  destiné  à  en  perpétuer  le 
souvenir. 

C'était  bien  là  vraiment  une  fête  patriotique ,  un  hommage  du  cœur  rendu 
à  de  pures  et  glorieuses  mémoires.  Quoi  de  plus  digne  de  respect  et  d'hon- 
neur, en  effet,  que  les  braves  défendant  le  sol  de  la  pairie ,  combattant  e| 
triomphant  ou  monrant  pro  arts  et  focis} 

Les  héros  de  Saint-Cast  ont  été  dignement  fêtés  ;  non  pas  que  la  céré- 
monie ait  eu  tout  l'éclat,  toute  la  pompe  que  comportait  le  souvenir  d'un* 
pareil  fait  d'armes  :  on  a  pu  regretter  d'y  trouver  complètement  absent  tout 
appareil  militaire.  Il  eût  été  d'autant  moins  déplacé  en~ cette  circonstance, 
que  les  troupes  françaises  cantonnées  en  Bretagne  pour  la  défense  des  côtes 
partagèrent  avec  la  noblesse  et  le  peuple  breton  la  gloire  de  cette  journée  : 
et  si  les  noms  de  Satnt-Pern,  de  Du  Bois  de  la  Motte,  de  Ferron,  de  Quélen, 
de  Péan  de  Pomphily,  de  Lesquen ,  de  Boisgeslin  de  Cucé ,  de  Robien ,  fie 
Rioust  des  Villaudreins,  etc. ,  etc. ,  s'y  couvrirent  d'une  immortelle  splen- 
deur, ceux  d'Aiguillon ,  de  la  Châtre ,  de  la  Tour-d'Auvergne ,  de  Poligi^ac, 
de  Broc ,  d'Aubigny,  de  Balleroy  et  cent  autres  /  officiers  et  soldats  des 
régiments  accourus  sur  la  plage  de  Saint-Cast  pour  repousser  l'invasion , 
'sont  bien  dignes  de  figurer  auprès  des  premiers.  Tous  méritaient  les  hon- 
neurs du  triomphe.  Quelques  bataillons  français  ne  nous  auraient  pas  semblé 
de  trop  pour  rendre  un  plus  solennel  hommage  à  la  mémoire  des  vain- 
queurs de  Saint-Cast. 

Il  en  a  été  jugé  autrement.  Nous  n'avons  pas  la  prétention  de  blâmer  ici 
personne  :  c'est  un  simple  regret  dont  l'expression  nous  échappe.  Quoi 
qu'il  en  soit ,  eu  égard  aux  faibles  ressources  dont  disposait  la  Commission 


Î78  CHROniQUE. 

institaée  à  Dinan,  la  manifesUtioD .  secondée  par  la  sympathie  des  popula- 
tions bretonnes ,  a  eu  an  véritable  caractère  de  simplicité  majestoease. 

Les  préparatifs  de  la  fête  avaient  été  faits  avec  soin  et  intelligence  par 
MM.  les  membres  de  la  Commission  qu'il  est  joste  de  nommer  ici,  en  leur 
reportant  tout  le  mérite  de  l'ordre  et  de  la  bonne  disposition  qui  ont  pré- 
sidé à  toute  la  cérémonie.  Ce  sont  MM.  de  Vaudichon ,  sous-préfet  de 
Dinan,  président  de  la  Commission  ;  Leconte,  maire  de  Dinan  ;  Belêtre-V^, 
Bailly,  membres  du  conseil-général  des  Côtes-du-Nord  ;  vicomte  de  Bizien 
du  Lézard  :  L.  Odorici ,  conservateur  du  musée  de  Dinan  et  secrétaire  de 
la  Commission  ,  dont  le  zèle  a  contribué  pour  une  bonne  part  à  rexécution 
du  plan  adopté;  A.  Perron  du  Chesne,  membre  du  conseil  municipal  de 
Dinan  ;  le  comte  de  Lesquen  du  Plessix-Casso  ;  Larére  père .  négociant  ; 
M.  Gagon ,  chef  de  bataillon  en  retraite  ,  et  Quéma ,  maire  de  Saiat-Cast. 

Le  théâtre  de  la  cérémonie  était  magmique  :  en  face  de  la  petite  baie 
pittoresquement  découpée  et  flanquée  de  ses  deux  pointes  hérissées  de 
rochers  qui  encadrent  ses  dunes  de  sable  et  sa  grève  semi-drcnbûre ,  les 
vastes  espaces  d'une  mer  calme  et  éttncelante  sous  les  rayons  du  soleil  : 
cet  astre  sembla  chasser  la  brume  et  les  nuages  du  matin .  juste  à  l'heure 
où,  il  y  a  cent  ans,  suivant  les  récits  du  temps ,  la  victoire  se  déclara  com- 
plète pour  les  drapeaux  de  la  France.  L'emplacement  de  la  colonne  commé- 
morative  a  été  admirablement  choisi  :  eHe  s'élève  à  l'extrémité  de  la  falaise, 
vers  la  mer,  à  peu  près  au  «entre  de  la  baie ,  sur  un  petit  promontoire  a« 
N.-O.  du  village  de  Saint-Cast,  cerné  sur  ses  flancs  par  deux  vallons  dont 
la  pente  va  vers  la  grève  ;  à  gauche ,  vers  le  Nord ,  c'est  le  ravin  par  lequel 
déboucha ,  le  jour  de  la  bataille,  la  cotonoe  conduite  par  M.  d'Aubigny  :  à 
droite ,  vers  le  Sud ,  c'est  le  sentier  suivi  par  les  troupes  formant  la  colonne 
du  centre  sous  les  ordres  de  M.  de  Broc.  Une  enceinte  décorée  de  dra- 
peaux ,  de  flammes  aux  trois  couleurs,  de  guirlandes  de  verdure ,  de  feuil- 
lages de  lauriers  et  de  chêne  avait  été  ménagée  autour  du  monument  :  elle 
contenait  des  tribunes  réservées  aux  personnes  invitées ,  et  une  estrade 
destinée  aux  membres  de  la  Commission  et  aux  représentants  de  l'autorité. 
Quatre  bannières  se  déployaient  devant  cette  estrade  :  la  première  portant 
les  hermines  de  Bretagne ,  une  autre  les  armoiries  de  Dinan ,  une  troisième 
les  armes  du  duc  d'Aiguillon;  enfin,  une  autre  le  blason  impérial.  Sur 
toute  la  voie ,  depuis  la  place  où  s'élève  la  cobnne  jusqu'au  presbytère , 
ainsi  que  le  long  de  la  plage ,  se  dressaient  également  des  mâts  vénitiens  ' 
surmontés  de  flammes  tricolores  (*). 

(I  )  Votcf  le  texte  des  ioBcriptions  gravées  sur  Is  colonne  : 

{Côlé  Eit), 

AnglisadSoDcUiTD  Gatnoduin 

ab  AJguillonio  duce 

et 

BIlKtnin  virtute 


cnomouE.  279 

G'esl  du  presbytère  de  Saiot-Gast ,  à  onze  heures  du  matin ,  que  sortit 
la  procession  composée  du  clergé  de  la  paroisse  et  des  pays  environnants, 
présidé  par  M.  Tabbé  Prud'homme,  vicaire-général  capitulaire  et  suivi  des 
membres  de  la  Commission  d*éreetion  du  monument.  Les  pompiers  de  Dinan 
et  de  Mat^pK»n  formaient  Feseorte  ;  en  tête  marchaient  des  jeunes  garçons 
et  des  jeunes  filles  portant  des  étendards  blancs,  roses  ou  bleus,  les  uns 
étoiles,  les  autres  ornés  de  cœurs  d'or  et  de  gmriandes  de  myosotis. 

Les  mnsif  nés  de  Dinan  et  de  Saint-Malo  alternaient  leurs  accords.  La 
procession,  descendant  la  pente  verte  qui  mène  de  Saint^Cast  à  la  grève, 
oflî*ait  à  l'œil  un  ravissant  aspect.  Elle  se  dirigea  d'abord  vers  une  prairie 
connue  dans  le  pays  sous  le  nom  impropre  de  Cimetière  aux  Anglais,  car 
c'est  là  que  reposent  plusieurs  des  glorieuses  victimes  du  combat,  parmi 
nos  compatriotes.  Ce  champ  du  repos  fut  béni,  et  pendant  le  chant  des 
prières  pour  les  morts,  MM.  les  membres  de  la  Commission  déposèrent 
des  couronnes  de  lauriers  verts  sur  l'humble  croix  de  hoii  érigée  en  ce  lieu. 
La  pensée  d'y  substitner  un  oMmunent  plus  durable ,  une  croix  de  granit, 
occupa  dès-lors  la  pensée  du  vénérable  abbé  Prud'homme  ;  en  arrivant  au 
pied  de  la  colonne,  il  en  exprima  publiquement  le  vœu,  et  une  quête  im- 
provisée dans  ce  but  eut  lieu  pendant  la  célébration  de  la  messe  {% 

Après  l'offrande  du  Saint-Sacrifice ,  une  allocution  pleine  de  dignité, 
d'onction ,  et  où  débordaient  le  zèle  et  la  chanlé  qui  animent  le  cœur  d,u 


Mec  noo  DobUltatis 
et 
Popnll  Annorlddebellitis 
XI  Be^nbris  aiiD«  satatis     ^ 

M  DCC  LVIII. 

Tn  Dem  roagnuB 

et 

HagBB  beii  Uà  lotas  Deus 

(^Côté  Ouest), 

Clapoleone  m  taperante 

Brttones  honoris 

et 

ad  posteritatem  roemotis  causa 

pott  aoBOs  centenos 

Hoc  iQoiiomentiim  fleri  cvraruot 

XI  septembrls  anno  Cbristi 

M  DCCC    LVIII. 

Pacte  feUcita»  ad  Htiumque  solem 

iitniiiMiDe  oceanam 

Terra  et  mari  parta.^ 

(1)  Elle  a  produit  une  aonime  suffisante  pour  faire  les  frais  de  ce  petit  monument. 


280  CHROHIQUE. 

digne  vicaire-général ,  fut  écoulée  avec  an  religieux  intérêt  par  rimmense 
assemblée.  La  bénédiction  du  monument  suivit  ce  discours,  dans  lequel 
Torateur  sa<a*é  rappela  avec  un  tact  remarquable  que  c'est  i  l'Angleterre, 
alors  qu'elle  méritait  le  beau  titre  de  Vlle-desSainU,  que  la  Bretagne  dut, 
au  VI*  siècle ,  ses  principaux  missionnaires ,  les  saints  firieuc ,  Halo, 
Samson ,  firiac ,  Jagu ,  Gast,  etc.  Aussi,  en  terminant,  émit-il  ce  vœn 
«  qu'un  jour  la  Grande-Bretagne  redevienne  notre  sœur  dans  la  foi, 
abjure  l'hérésie  et  ne  forme  plus  avec  ses  anciens  adversaires  qu'un  peuple, 
une  famille,  en  attendant  la  commune  patrie  —  le  ciel  !  » 

M.  le  sous-préfet  de  Dînan  a  pris  ensuite  la  parole  et  s'est  exprimé  en  ces 
termes  : 

«  Messieurs, 

»  Il  y  a  cent  an«i ,  date  pour  date ,  heure  pour  heure  »  deux  grandes 
nations  en  vinrent  aux  mains  sur  la  plage  où  nous  sommes.  Les  Anglais, 
en  guerre  avec  nous,  tentaient  par  surprise  d'envahir  les  côtes  de  France. 
Mais,  au  moment  du  péril,  la  patrie  de  Du  Guesclin-eompte  autant  de 
soldats  que  d'hommes,  et  bientôt  une  armée  fut  prête  pour  vaincre  et  punir 
l'étranger. 

•  L'histoire  a  gardé  les  noms  des  combattants  de  cette  journée  mémo- 
rable. —  D'Aiguillon,  du  Bois  de  La  Hotte ,  d'Aubigny,  de  Broc,  de  Saiot- 
Pem,  Balleroi,  Rioust,  Perron...  (je  ne  puis  nommer  que  les  che&),  la 
postérité  vous  remercie  du  triomphe  qu'elle  doit  à  vos  armes. 

»  Taperçois  parmi  vous.  Messieurs  ,  plusieurs  descendants  des  héros  de 
Saint- Gast.  Nous  sommes  heureux  de  vous  voir  assister  à  cette  fête  natio- 
nale. La  Bretagne  a  voulu  honorer  la  bravoure  de  vos  ancêtres  en  élevant 
un  monument  de  granit  et  de  bronze  à  la  place  où  ils  montrèrent  un  si  glo- 
rieux dévoûment  à  la  patrie  menacée. 

»  Que  tous  ceux  qui  se  sont  faits  avec  nous  les  collaborateurs  d'une 
entreprise  tardive  trouvent  ici  l'expression  de  notre  reconnaissance.  Grâce 
à  vous.  Messieurs,  la  France  compte  un  monument  de  plus  pour  attester 
la  vaillance  bretonne,  qui  ne  faillit  jamais.  PoUàs  mon  quàm  fœdari! 

Les  peuples,  comme  les  familles,  s'instruisent  et  se  fortifient  à  l'exemple 
des  aïeux.  Que  ce  monument  perpétue  chez  nous  les  vertus  qui  conservent 
les  Empires  !  La  colonne  de  Saint-Cast  deviendra  pour  le  matelot  qui  s'é- 
loigne ,  pour  le  soldat  qui  part ,  pour  le  citoyen  qui  reste ,  comme  une 
image  consacrée  du  devoir  de  mourir  pour  la  défense  du  pays. 

p  Mais,  en  célébrant  des  gloires  qui  nous  sont  chères,  gardons-nous  de 
ranimer  les  passions  d'un  autre  âge.  Les  temps  sont  changés;  d'utiles  allian- 
ces succèdent  à  des  guerres  stériles  ;  une  voix  arbitre  et  souveraine  convie 
les  peuples  à  la  concorde,  sous  l'empire  de  la  paix.  Au  pied  d'un  monu- 


CHROniOVB.  ^81 

ment  de  victoire,  élevé  sar  une  terre  «le  guerriers,  on  peut  souhaiter  sans 
faiblesse  la  fin  des  combats!...  C'est  pourquoi  nous  avons  gravé  sur  la 
pierre  de  cette  colonne,  en  regard  de  la  mer,  des  paroles  pacifiques,  après 
la  devise  nationale  {*)  : 

»  Pads  feliciias  ad  ulrumque  iolem 
»  Ulrumque  oceanum  y 
•  Terra  et  mari  porta  (^)  !  » 

Un  autre  discours  a*  été  prononcé  par  N.  Ch.  Rouxin,  maire  de  Saint- 
Malo,  dont  la  voix  trop  faible  ne  permit  pas  à  l'assistance  d'en  saisir  le  sens. 
Il  a  été  publié  depuis  et  se  distingue  par  une  grande  sagesse  d'apprécia- 
tions. 

Mais  le  bouquet  de  la  fête  fut  l'ode  déclamée  avec  un  organe  ému  et 
sonore  par  M.  Frédéric  de  la  Noue. 

Nous  croyons  être  agréable  à  nos  lecteurs  en  la  reproduisant  fci  textuel- 
lement : 

SAINT-CAST. 

Étonné  devant  toi,  libre  et  noble  Armorique , 
J'ai  vu  les^grands  témoins  de  l'âge  druidique , 
Garnac  et  ses  géants  ;  le  mythe  de  granit. 
Des  savants  éperdus  problème  héréditaire , 
Ferme  à  tous  les  regards  son  voile  séculaire  ; 
Je  demande  en  vain  ce  qu'il  dit. 

Hais,  pour  être  éloquent,  ce  splendide  rivage 
N'attendit  pas  de  nous  un  solennel  hommage; 
Ces  vallons,  ces  rochers,  la  voix  des  matelots, 
Robostes  fils  des  mers  que  la  Bretagne  élève , 
Tout  redit  les  exploits  honneur  de  cette  grève 
Et  le  sang  qui  rougit  ces  flots. 

Dieu  fit  à  ce  pays  une  riche  parure  ; 

Voyez! il  lui  donna  l'Océan  pour  ceinture, 

Ici  des  monts  altiers,  là  des  abris  charmants  ; 
Puis,  épanchant  un  jour  les  rayons  de  la  gloire 
Sur  un  front  déjà  beau.  Dieu  mit  d'une  victoire 
Les  magnifiques  diamants. 

(1)  Potiùt  mort  guàm  fœdari. 
{1)  L.  Odoricf. 


282  GHEOniQUE. 

Aux  rivages  heureux  que  le  soleil  inonde 
Des  flots  éblouissants  de  sa  chaleur  féconde. 
Envions  moins  leur  ciel  toujours  limpide  et  bleu  ; 
Le  soleil  de  Thisloire,  irradiant  nos  brumes. 
Sur  les  monts,  sur  les  flots  et  leurs  blanches  écumes  v 
Grave  ces  mots  en  traits  de  (eu  : 

SAINT-GAST I  Ce  nom  proclave  uue^ande  journée  » 
Par  la  fierté  bretonne  aujourd'hui  couronnée  ; 
Forts  par  un  vrai  courage  et  par  le  droit  plus  forts. 
Nos  ancêtres,  chassant  le  Neptune  insulaire. 
Lui  firent  expier  la  superbe  chimère 
D'entrer  souverains  dans  nos  ports. 

Quand  les  fastes  du  monde ,  en  des  pages  funèbres. 
Racontaient  nos  drapeaux  entourés  de  ténèbres , 
Quand  la  France  entraînée  à  travers  les  écueils, 
Dans  la  nuit  du  malheur  descendait  assombrie. 
Un  vif  rayon  de  gloire,  éclairani  h  patrie , 
Fit  trêve  à  ses  immenses  deuils. 

Ce  rayon  de  bonheur»  cet  éclair  de  victoire 
Jaillirent  des  sommets  de  ce  fier  promontoire. 
Sur  un  horizon  froid,  chaudes  sérénités! 
L'Angleterre,  aux  lueurs  de  sinistres  présages , 
D'un  triomphe  impossible  accusa  les*mirages 
Et  maudit  ses  témérités. 

D'un  grand  peuple  qui  rêve,  incroyable  déawnce! 
Oui,  deux  fois  l'An^terre  osa  l'extravagance 
D'arborer  ses  couleurs  au  rivage  breton! 
A  la  voix  de  la  France,  elle  à  peine  docile, 
Quoi  !  h  Bretagne  aurait,  patiente  et  servile , 
Porté  le  joug  de  l'Anglais  ! . . .  Non  ! 

Impossible  !...  L'Anglais  maiiquerait-il  d'espace  ! 
De  ses  navigateurs  la  merveilleuse  audace 
Asservit  dès  longtemps  les  phis  lointaines  mers  ; 
Plus  heureux  que  ce  roi  dans  sa  colère  vaine, 
L'Anglais,  naguère  encor,  d'une  main  souveraine 
Tenait  l'Océan  dans  ses  fers. 


CHRONIQUE.  283 

Mais  dompter  la  Bretagne!  0  songe  ridicule  ! 
-  Ici  l'Anglais,  trouvant  ses  colonnes  d*Hercule, 
Dut  teindre  de  son  sang  un  héroïque  frein  ; 
Car,  cette  fois  du  moins,  les  discordes  civiles 
Ne  lui  ralliaient  pas  k  moitié  de  nos  villes. 
Et  Clisson  contre  Du  Guesclin. 

Tous  firent  leur  devoir,  les  soldats  de  la  France 
Et  les  enfants  d'un  sol  altéré  de  vengeance 
S*élancèrent  pareils  de  courage  et  d'honneur; 
Les  simples  fils  des  champs  prés  des  fils  de  Versailles 
Tinrent  ferme  à  Tenvi  sous  le  feu  des  batailles , 
Pour  toujours  égaux  par  le  cœur. 

De  ces  preux  laboureurs  vaillante  destinée, 
Le  temps  teur  mesurait  une  féconde  année: 
Ceux  qui  la  veille  encor  cueilkdent  les  épis  bUwds , 
Sur  les  sillons  dorés  par  le  sokil  d'automihe , 
Dans  le  feu ,  sous  le  fer,  ici,  d'une  couronne 
Cueillirent  les  sanglants  fleurons. 

Au  bniit  de  ce  combat ,  sur  sa  montagne  altiére , 
SaintrMalo  tressaillit  dans  son  corset  de  pierre, 
Duguay-Trottin  frémit  dans  sa  tombe ,  et ,  le  soir. 
Des  vieux  héros  Bretons  les  ombres  apparurent 
Sur  cette  plage  heureuse ,  et  les  Trente  accoururent 
Au  cri  joyeux  de  Beaumanoir. 

0  nos  braves  aïeux  !  planant  sur  ces  rivages , 
Inspirez  à  vos  fils  d'unanimes  courages  ! 
Que  tous  à  votre  exemple ,  affrontant  le  danger, 
Sachent  braver  la  mort  et  prodiguer  leur  vie  ! 
Sous  les  drapeaux  vainqueurs  il  meurt  digne  d'envie , 
Celui  qui  chasse  l'étranger  I 

Votre  noble  mémoire ,  à  jamais  populaire , 
Imposait  d'un  grand  jour  la  fête  séculaire. 
Cent  ans  passés ,  déjà  sur  ces  monts ,  dans  la  mer, 
Vos  combats  ! . . .  Aujourd'hui  vos  pompes  triomphales , 
Et  les  mâles  échos  de  nos  voix  filiales , 

Aux  champs  des  flots ,  aux  champs  de  l'air. 


284  CHRONIOtfi. 

Vous  noos  apparaissez  radieux  et  splendidés  : 
Par  rhistoire  aflermis,  vos  fronls  D*ont  point  de  rides. 
Mot  que  blanchit  déjà  Tautomne  de  mes  ans, 
Emporté  dans  Thiver  d*nne  obscure  vieillesse , 
Je  sais  de  votre  gloire  envier  la  jeunesse 
Et  l'inaltérable  printemps 

Ces  beaux  vers  ont  été  accueillis  par  des  bravos  répétés  qui  ont  plusieurs 
fois  interrompu  le  poète.  L'ordre  le  plus  parfait ,  la  tenue  la  plus  digne 
n'ont  cessé  de  régner  pendant  toute  la  cérémonie  religieuse ,  et  il  est  juste 
de  répéter  ici  que  cette  belle  manifestation  patriotique  a  offert  un  spectacle 
imposant  dans  la  simplicité  de  son  appareil.  Une  grande  quantité  de  per- 
sonnes notables  étaient  accourues  pour  assister  à  la  fête ,  non-seulement  de 
Dinau ,  de  Saint-Malo ,  de  Saint-Brieuc ,  de  Lamballe  et  des  campagnes 
voisines,  mais  aussi  de  Rennes  et  du  département. 

Les  populations  si  religieuses  de  notre  littoral  breton  étaient  là  avec  leur 
attitude  grave  et  recueillie,  rendant  facile  la  lâche  des  agents  de  l'autorité 
pour  maintenir  l'ordre  et  la  bonne  harmonie  dans  mie  si  nombreuse  réu- 
nion. Tandis  que  la  foule  se  pressait  au  pied  de  la  colonne,  deux  petits 
cutters  garde-côtes  la  saluaient  de  leurs  canons,  et  quantité  d'embarcations, 
sillonnant  au  loin  la  baie,  offraient  un  spectacle  animé  et  pittoresque. 

Les  membres  de  la  Commission  ont  droit  à  la  reconnaissance  de  leurs 
concitoyens  ;  leur  activité,  leur  bonne  volonté  «  leurs  soins  pour  tout  dis- 
poser avec  un  goût  et  unè^  entente  qui  ont  été  généralement  appréciés, 
trouvent  leur  juste  récompense  daùs  le  succès  qui  a  couronné  leurs 
travaux. 


P.  DELABlGNfi-VlLLENEUVE. 


MÉLANGES. 


CoRGRÎs  Dt.QuiMPBR.  —  Les  nombreux  amis  de  l'Association  bretonne 
que  la  Revue  compte  parmi  ses  abonnés  me  sauront  peut-être  gré  de  leur 
faire  part  des  bonnes  nouvelles  qui  me  sont  parvenues  de  dilTérenls  points 
de  la  presqu'île  armoricaine ,  voire  même  du  pays  des  Bretons  d'outre- 
Manche.  De  tous  côtés  on  se  prépare  avec  activité  pour  le  Congrès  dont 
l'ouverture  doit  avoir  lieu  à  Quimper  le  3  octobre  prochain ,  et  tout  annonce 
que  celte  solennité  aura  un  éclat  et  une  importance  inusités. 

Le  programme  de  la  classe  d'archéologie  et  l'invitation  officielle  adressée 
par  la  Direction  de  l'Association  bretonne  à  l'Association  cambrienne  ont 
été  traduits  en  anglais  et  insérés  dans  le  dernier  numéro  de  VArchéologia 
cambrensis,  avec  des  paroles  du  meilleur  augure  pour  la  réunion  projetée. 
Une  députation  solennelle  doit  être  nommée  pendant  le  Congrès  gallois 
dont  l'ouverture  se  fera  à  Rhyl  le  30  de  ce  mois ,  et,  si  nous  ne  craignions 
pas  d'être  accusé  d'avoir  été  écouter  aux  portes  de  la  Direction  de  la  classe 
d'archéologie,  nous  pourrions  citer  certaines  lettres  dont  les  termes  ne 
permettent  pas  de  douter  qu'elle  sera  composée  d'hommes  aussi  savants 
que  dévoués  à  la  vieille  nationalité  bretonne.  On  ajoute  même  que  la  verte 
Erin  et  les  Highlands  d'Ecosse  pourraient  bien  envoyer  des  représentants 
à. l'inauguration  de  la  statue  du  roi  Grallon.  Ainsi  donc,  cher  lecteur,  si 
vous  êtes  tant  soit  peu  désireux  d'assister  à  une  fête  nationale  et  même 
internationale  de  la  race  celtique ,  je  vous  engagerai  à  faire  dès  à  présent 
vos  préparatifs  pour  vous  rendre  dans  la  cité  de  Saint-Gorentin. 


Les  Anglais  a  Saiht-Cast.  —  Pendant  qu'on  pose  les  dernières  pierres 
de  la  colonne  en  granit  destinée  à  rappeler  à  la  postérité  le  souvenir  de  la 
bataille  de  Saint-Cast,  des  ouvriers  d'un  autre  ordre  ont  entrepris  d'élever 
à  la  mémoire  de  leurs  compatriotes  un  monument  historique  qui  ne  con- 
tribuera pas  moins  que  le  premier  à  immortaliser  leur  courage.  M.  Prud- 
homme,  l'éditeur  breton,  vient  de  mettre  sous  presse  un  beau  volume  in-8% 
dans  lequel  ont  été  réunis  tous  les  documents ,  la  plupart  rares  ou  inédits, 
sur  cette  victoire.  11  a,  je  crois,  pour  titre.  Les  Anglais  à  Saint- Cast^ 
et  la  Société  archéologique  des  Côtes*du-Nord  l'a  pris  sous  son  égide  et 
en  fait  les  frais.  A  la  vérité  il  pouvait  parfaitement  s'en  passer  et  les  noms 
si  bien  connus  de  MM.  S.  Ropartz,  J.  GesHn  de  Bourgogne  et  Gaultier  du 


S86  MÉLAIfGES. 

Mottay^  ses  auteurs ,  sufGsaient  bien  pour  kii  ouvrir  le»  portes  de  loules  les 
bibliothèques  des  amateurs  de  livres  bons  et  intéressants.  J'y  reviendrai 
avant  longtemps,  mais  j'ai  pensé  être  agréable  aux  lecteurs  de  la  Revue  en 
leur  annonçant  aujourd'hui  l'apparition  prochaine  de  celte  œuvre  patrio- 
tique (*).  —  Ch^  de  K. 


Abchbvêché  de  Rbrrbs.  —  Nos  lecteurs,  nous  l'espérons,  voudront  bien 
nous  pardonner  de  ne  ribn  leur  dire  du  voyage  que  le  chef  de  TÉUt  vient 
de  faire  en  Bretagne.  La  politique,  on  le  sait,  nous  eèi  interdite  :  Nous  ne 
pourrions  donc  donner  qu'un  récit  sommaire  de  toutes  les  pompes  offi- 
cielles ,  sans  réflexion  ni  commentaire  d'aucune  sorte.  Ce  n'eist  pas  aimi, 
on  l'a  vu ,  que  nous  comprenons  et  pratiquons  la  chronique;  nous  n'éproa^ 
vonB  nul  besoin  de  nous  faire  la  doublure  des  journaux  de  localité,  qui  sans 
doute  ont  publié ,  sur  toutes  ces  cérémonies,  assez  de  détails  pour  satis- 
fiaure  la  curiosité  la  plus  exigeante. 

Il  est  une  seule  circonstance  de  ce  voyage,  que  plusieurs  de  nos  amis 
nous  ont  demandé  de  consigner  ici ,  parce  qu'elle  doit  laisser  une  trace  dv- 
rable  et  importante  dans  l'histoire  ecclésiastique  de  noire  pays.  —  Le  19  aoM 
dernier  en  répondant  au  discours  de  Mgr  l'évéque  de  Rennes,  lediefde 
l'Etat  a  annoncé  và  prélat  l'érection  prochaine  de  son  siège  épiscopd 
en  si^  métropolitain.  Il  y  aura  donc  un  archevêché  à  Rennes,  dont  la  jurt- 
dictioa  (suivant  le  bruit  puliUc)  s'étendrait  sur  les  quatre  autres  diocèses  de 
Bretagne.  Ainsi,  au  point  de  vue  purement  breton  —  et  abstraction  faite  de 
toute  autre  XK>nsidératton ,  —  le  résultat  définitif  de  celte  mesure  serait 
d'uBÎr  en  une  seule  province  ecclésiastique  l'ancienne  province  politique 
dont  les  enfants,  en  dépit  des  subdivisions  adminislraUves  modernes,  ne 
cessent  de  se  r^arder  comme  les  membres  d'une  même  famille.  -^  B.  G. 


Discours  prohongé  par  m.  l'aibs  «jilloux  a  la  distribution  des  pru 
DU  COLLÈGE  SAiNT-sTAiiiSLAs-KOSTKA,  A  PLOBRMBi.  (^).  —  «  Vénérabje  Père  ('), 

«  L'éducation  de  la  jeunesse  n'est  pas  une  affaire  de  vue  ou  de  volonté 

(0  Cet  ou?rfge  a  paru  depuis  que  ces  lignes  ont  été  écrites;  voir  l'aononce  à  la  qua- 
trième page  de  la  couverture. 

(t)  Si  )  eo&tniremeftt  è  nos  baliftiides,  aoM  citons  des  fkvgnents  de  tt  dtoeoort ,  €*«ac 
que  nous  tenons  à  saisir  cette  occasion  de  rendre  liommage  à  H.  Ytàilbé  J.-M.  de  Laneenaia, 
foodaieur  de  rinstitut des  firères  de  la  doctrine  chrétienne.  —  qui  ont  è  Ploemel  levr 
maison-mère ,  dont  le  collège  Saint-Stanislas  est  une  anneie ,  —  et  que  nous  foulons  ainsi 
«émotgner  la  sympathie  que  nous  Inspire  une  ttuire  si  utile  et  si  féconde. 

(3)H.rahbéJ.-H.del 


MÉLANGES.  S87 

(lersonûeile.  Elle  ne  saurait  être  livrée  au  hasard  de  combinaisons  arbi- 
traires. Elle  repose  sur  des  principes  certains  et  dont  on  ne  saurait  se 
départir  sans  fausser  les  voies  de  la  nature,  et  par  conséquent  celles  de 
Dieu  même  qui  en  est  Fauteur.  Qu'est-ce  en  eflfet  que  l'éducation  ?  Inter- 
rogeons le  bon  sens  philosophique  de  toutes  les  langues  anciennes  et  mo- 
dernes :  il  nous  répondra  par  l'étymologie  même  du  mot,  que  l'éducation 
réveille  et  tire  en  quelque  sorte  du  fonds  de  notre  nature  nos  facultés  qui, 
sans  elle ,  resteraient  plus  ou  moins  engourdies  et  stériles  ;  qu'elle  est  par 
èonséquent  pour  l'homme  ce  qu'est,  par  rapport  au  développement  des 
plantes,  l'action  du  soleil  et  des  éléments  ;  en  un  mot,  qu'elle  est  la  conti- 
nuation et  l'épanouissement  de  l'œuvre  de  la  Création  dans  les  ftmes  raison- 
nables. C'est  assez  dire ,  Messieurs,  que  les  lois  fondamentiles  de  l'éduca- 
tion sont  indépendantes  de  la  volonté  de  l'homme,  et  que  Dieu  lui-même 
en  a  posé  les  fondements ,  lorsque  de  son  souffle  divin  il  donna  à  l'homme 
une  âme  faite  à  son  image,  c'est-à-dire,  douée  d'intelligence  et  de  volonté. 
Aussi,  toute  l'éducation  se  résume  en  ces  deux  mots  :  Développer  l'intelU^ 
gence  et  former  le  cœur  conformément  au  plan  divin.  Et  tout  d'abord, 
Messieurs ,  le  premier  et  le  plus  essentiel  objet  de  réducation ,  c'est  de 
former  le  cœur. 

»  Aussi,  nous  l'avouons  sans  crainte ,  si  utile  qu'il  puisse  être  aux  familles 
de  procurer  aux  enfants  une  instruction  solide  et  suffisamment  développée, 
cette  considération  n'aurait  pas  eu  assez  d'empire  sur  nous  peur  nous  arra- 
cher aux  devoirs  ordinaires  de  notre  ministère.  Pour  nous  faire  descendre 
dans  la  carrière  de  l'enseignement,  il  a  fallu  des  considérations  d'un  ordre 
plus  élevé.  Le  prêtre,  par  cela  seul  qu'il  est  appelé  «  sel  de  la  terre  »  ,  a 
mission  et  vocation  pour  se  dévouer,  selon  les  vues  de  Dieu ,  à  toutes  les 
œuvres  qui  tendent  à  préserver  le  monde  des  tristes  suites  de  la  corruption 
originelle.  Cest  pour  cela  que  rÉglL<ie,  depuis  son  origine  jusqu'à  nos 
jours,  exerce,  dans  des  proportions  plus  ou  moins  étendues,  le  ministère  de 
l'enseignement. 

»  Nous  n'ambitionnons  ni  le  bruit  ni  l'éclat  ;  notre  ambition  c'est  de  faire, 
s'il  plaît  à  Dieu,  un  peu  de  bien.  —  Nous  n'ignorons  pas  que  le  bien  souffre 
violence ,  et  que  malgré  tant  d'honorables  sympathies  «  les  jugements  des 
hommes  ne  se  rencontrent  pas  toujours.  C'est  le  sort  des  choses  humaines. 
Que  faire  alors  ?  travailler  toujours ,  et  laisser  dire  ;  les  épreuves  tournent 
à  bien.  Mais  à  côté  de  nous  et  autour  de  nous  il  y  a  one  grande  œuvre  au 
sein  de  laquelle  et  pour  laquelle  nous  vivons  (*).  Cet  institut  qui  rayonne 
aujourd'hui  dans  toutes  les  parties  de  la  Bretagne  et  jusqu'au  delà  des 
mers ,  est  en  ce  moment ,  j'en  suis  sûr,  le  premier  objet  de  toutes  vos 

(t)  L'InsUtQt  det  Frères  de  riottrocUon  Cbrétteane. 


288  MÉLANGES. 

sympathies.  J'en,  puis  dire  librement  ma  pensée ,  car  quelqu*étroils  qoe 
soient  les  liens  qui  nous  unissent ,  cependant  nous  ne  sommes  pas  confon- 
dus. EIi  bien  !  Messieurs ,  quand  je  reporte  mes  souvenirs  vers  les  premiers 
temps  de  notre  civilisation  nationale,  alors  que  des  colonies  religieuses 
ont  défriché  le  sol  de  notre  Bretagne  et  y  ont  jeté  les  premiers  germes  de 
ces  vertus  rigoureuses  qui  la  distinguent  ;  lorsque ,  en  présence  de  ces  sou- 
venirs si  glorieux  à  TEglise ,  je  considère  aujourd'hui  cet  essaim  de  pieux 
instituteurs  qui  s'échappent  chaque  année  de  cette  maison ,  pour  aller  dé- 
fricher les  intelligences  des  enfants  du  peuple,  je  me  prends  à  me  demander 
si  ce  que  nous  voyons  de  nos  yeux  le  cède  de  beaucoup  aux  merveilles  de 
l'antique  foi. 

»  A  Dieu  seul  en  revienne  la  gloire  ;  à  nous  rien  autre  chose  que  l'avan- 
tage de  pouvoir  unir  nos  faibles  efforts  à  ceux  de  ces  laborieux  et  utiles 
instituteurs  de  la  jeunesse.  Et  vous  aussi ,  Messieurs,  vous  nous  tendrez  la 
main ,  car  le  bien  ne  se  peut  réaliser  pleinement  sans  le  concours  de  tous, 
et  c'est  un  bonheur  pour  tous  de  s'y  associer.  >» 


MoinTMERT  A  LA  MKiioiBi  DE  Brizeux.  —  Nos  Icctcurs  savcnt  que  le 
Gouvernement  a  autorisé  par  un  décret  la  ville  de  Lorient,  patrie  du  barde, 
^  ériger  un  monument  sur  la  tombe  d'Auguste  Brizeux.  Un  comité  vient 
d'y  être  institué  pour  recueillir  les  souscriptions.  Nous  lui  transmettrons 
celles  que  Ton  voudra  bien  faire  parvenir  au  bureau  de  la  Revue ,  et  nous 
serons  heureux  de  voir  tous  ceux  de  nos  amis  qui  ne  pensent  pas,  avec 
Brizeux  lui-même ,  —  «  que  toute  poésie  est  une  chose  vaine,  »  —  et  qui  ont 
admiré  ici  V Elégie  de  la  Bretagne,  coopérer  à  cette  œuvre  vraiment  na- 
tionale. 


cmoniHiis  n  ilcmiis  m  u  mvii  iiutaiie. 

LES  ATENTCRES 

DU  BONHOMME  QUATORZE. 


Jamais  pilote  au  milieu  des  écueils,  jamais  mipistre-dirîgeant  d'un 
gouvernement  constitutionnel,  jamais  Tâne  fantastique  de  Buridan 
lui-même  ne  furent  plus  embarrassés  que  ne  Tétait  maître  Michel 
Oiiveau  qui  tenait  en  1792  Fauberge  de  la  Croix-d'Or,  dans  la  petite 
viUedeM*♦^ 

Comme  homme  public  —  c'est  ainsi  qu'il  aimait  à  se  qualifier  —  ii 
se  devait  à  tous  ses  clients  ou ,  pour  emprunter  le  langage  de  ces 
temps  de  ténèbres  et  d'ignorance,  à  toutes  ses  pratiques  ;  mais,  hélas  ! 
malgré  Vattention  la  plus  scrupuleuse  dans  la  distribution  de  ses  com- 
plaisances et  de  ses  sourires,  malgré  des  efforts  continuels  pour  nager 
entre  le  vin  bleu  de  la  patrioterie  et  le  petit  vin  blanc  du  pays,  si  cher 
aux  gosiers  royalistes,  le  pauvre  homme  s'était  déjà  aperçu ,  à  son 
grand  détriment ,  qu'en  temps  de  révolution,  ce  système  de  bascule 
est  le  plus  décevant  de  tous  les  systèmes. 

'  Ge  qu'il  y  avait  de  plus  poignant  pour  lui,  c'est  que ,  dans  son  for 
intérieur,  il  n'était  nullement  indécis  sur  le  chapitre  des  opinions  poli- 
tiques; mais  il  était  aubergiste  avant  tout,  et  son  amour  du  gain  l'en- 
traînait de  plus  en  plus  à  des  capitulations  de  conscience  dont  il 
gémissait  tout  bas.  Il  fallait  voir  avec  quel  air  de  componction  il  se 
résignait  à  allonger  ses  doigts  crochus  pour  ramasser  Técot  des 
buveurs  patriotes  qui  hantaient  sa  maison  !  De  même  que  tous  le$ 
pécheurs  novices,  il  soupirait,  roulait  des  yeux  effarouchés,  toussait 
Tome  IV.  19 


S90  LES  aveutubes 

légèrement  pour  se  donner  une  contenance....  c'était  une  véritable 
comédie  !  Mais  le  diable  n*y  perdait  rien  —  comme  on-  dit,  —  et  le 
bonhomme,  fort  avancé  pour  son  temps,  laissait  peu-à-peu  sa  vertu 
politique  s'endormir  au  doux  bruit  des  espèces  tombant  chaque  jour 
dans  les  abîmes  de  son  comptoir. 

Jusque-là  il  a'y  avait  pas  grand  mal,  et  on  lui  eut  pardonné  volon- 
tiers d*empocher  un  argent  qui  —  suivant  sa  judicieuse  expression  — 
ne  se  connaissait  pas  de  celle  des  autres  ;  mais  Thomme  sait-il  jamais 
s'arrêter  dans  ses  voies  ! 

Le  besoin  d'un  club  s'étant  fait  généralement  sentir  dans  la  ville  de 
M***,  les-patriotes — ou  pour  leur  conserver  leur  nom  vendéen — les 
.  patauds  avaient  décidé  qu'il  était  urgent  de  se  réunir  chaque  soir,  en 
un  lieu  déterminé,  —  pour  aviser,  disaient-ils,  aux  moyens  de  com- 
battre les  ennemis  du  peuple  et  opposer  une  barrière  aux  intrigues  de 
la  Cour, —  mais,  par  le  fait,  pour  faire  une  guerre  à  mort  au  clergé  et 
à  la  noblesse,  ce  qui  était,  à  vrai  dire,  toute  la  politique  de  ces  sau- 
veurs de  la  patrie. 

Cependant ,  quand  il  fallut  trouver  un  local  convencèle  pour  installer 
rassemblée,  il  s'éleva  mille,  difficultés.  Des  gens  d'ordre  et  de  savante 
économie  comme  étaient  ces  Messieurs,  devaient  naturellement  désirer 
que  l'on  pût  trouver  un  lieu  de  réunion  qui  ne  coûtât  rien ,  et,  pour 
cela,  il  fallait  que  l'un  d'eux  voulût  bien  faire  chaque  soir  à  la  patrie 
le  sacrifice  de  son  salon  ou  d'une  chambre  quelcpnque  ;  mais  le  moyen 
d'y  arriver  !  L'épouse  de  M.  le  Maire  était  brouillée  avec  celle  du  Com- 
mandant de  la  garde  nationale  ;  celle-ci  était  en  délicatesse  avec  la 
dame  de  l'ancien  procureur  fiscal  de  la  chàtellenie ,  en  un  mot ,  de 
sourdes  inimitiés  couvaient  au  fond  de  tous  les  cœurs  féminins  de  la 
petite  ville.  Il  y  avait  bien  encore  la  femme  du  notaire  qui  était  née 
à  Nantes — la  JeUe — comme  disent  nos  vieilles  chansons  du  Bocage , 
knais, 

«  Gomme  un  ange  tombé  qui  se  souvient  des  deux ,  » 

cette  vénérable  duègne,  enterrée  jadis  par  les  exigences  de  l'hyménée 
«  an  sein  de  ce  pays  de  sauvages,  «  avait  conservé  toutes  les  délica- 
tesses de  la  ville,  et,  à^ucun  prix,  elle  ne  voulait  entendre  parler  de 


DU  BONHOMBIB  QUATORZB.  «  291 

prêter  «  sa  belle  salle  »  à  des  «  gensses  »  chaussés  en  sabots  les  trois 
quarts  de  Tanaée  et  qui  lui  portaient  sur  les  «  nerfes,  »  à  cause  de 
leurs  allures  grossières  et  du  peu  d*égards  qu'ils  montraient  pour  le 
beau  sexe.  En  outre  elle  avait  un  faible  pour  la  haute  société  et  elle 
n'était  pas  femme  à  compromettre,  pour  les  beaux  yeux  de  ces  Mes- 
sieurs, ses  bonnes  relations  avec  M">e  la  Subdéléguée  et  M™®  la  Lieu- 
tenante  de  la  maréchaussée,  qui  étaient  naturellement  du  parti  de  la 
Cour.  Force  fut  donc  d'établir  ailleurs  la  tribune  populaire  d'où  allaient 
s*élancer  les  philippiques  des  Démosthènes  de  l'endroit. 

Une  proposition  fut  faite  à  l'hôte  de  la  Cr&ix-d' Or  qui,  affriandé 
par  l'espoir  d'un  profit  considérable,  leur  afferma  une  chambre  dans 
son  auberge,  sans  songer  aux  suites  que  devait  avoir  cette  condescen- 
dance dans  l'opinion  du  pays  et  jusque  dans  l'intérieur  de  son  ménage. 

Depuis  ce  temps,  il  voyait  les  paysans  de  la  campagne,  ses  amis 
d'autrefois,  bien  plus,  ses  camarades  de  première  communion  eux- 
mêmes,  passer  le  dimanche  soir,  après  vêpres,  sans  s'arrêter  devant 
sa  porte,  et  se  diriger  avec  un  ensemble  désespérant  vers  un  méchant 
cabaret  borgne  qui  n'avait  seulement  pas  d'enseigne  et  qui  n'avait 
jamais  logé  que  des  Bohémiens  ou  des  marcellots  (*).  Depuis  quelque 
temps,  on  remarquait  que  ce  misérable  bouchon  commençait  à  se 
requinquer;  déjà,  au  lieu  de  la  simple  croix  badigeonnée  au-dessus  de 
la  porte  d'entrée,  on  avait  blanchi  la  maison  d'un  bout  à  l'autre ,  et  le 
messager  de  H^*  à  Nantes  confiaU  à  tous  ceux  qui  voulaient  l'en- 
tendre ,  qu'il  était  chargé  par  le  propriétaire  de  commander  dans  la 
grande  ville  une  magnifique  enseigne  peinte  en  bleu-ciel  avec  une 
touffe  de  lis  ornés  de  banderolles  sur  lesquelles  on  lirait  en  lettres 
moulées  :  A  la  Fïeur  de  Lis,  réunion  des  Bons-Enfants. 

Tous  ces  symptômes  indiquaient ,  à  n'en  point  douter,  qu'il  s'agis- 
sait d'un  complot  formé  contre  la  Croix^'Or;  car  évidemment,  —  «  à 
moins  d'avoir  la  poule  noire  en  sa  possession ,  il  eut  été  impossible 
à  ce  failli  gas  de  Sicot  d'entreprendre  d'aussi  folles  dépenses,  s'il 
n'avait  eu  la  certitude  d'avoir  à  l'avenir  la  pratique  de  tous  l^s 
royalistes.  —  » 

9 

(1)  Colporteort 


292  LB8  AYEIITURSS 

Cest  en  parlant  avec  cette  irrévérence  de  son  heureux  rival  que 
maltreOliveau  cherchait  à  se  consoler  de  sa  disgrâce  ;  mais  quoiqu'il 
se  plaignît  amèrement  du  caprice  des  consommateurs,  il  ne  pouvait  se 
dissimuler  la  cause  de  Téloignement  qu'on  lui  témoignait.  Aussi  était- 
il  quelquefois  tenté  de  faire  un  coup  d*état  et  d'envoyer  les  i^nbistes 
pérorer  ailleurs;  d'un  autre  côté,  les  patriotes,  qui  s'égosillaient 
à  parler  des  heures  entières,  buvaient  sec  d'ordinaire  et  parfois  de 
gros  vins.  Il  est  bien  vrai  qu'ils  chicanaient  toujours  sur  le  prix  ; 
mais,  en  surfaisant  beaucoup,  il  y  avait  toujours  moyen  de  s'y  retrou- 
ver ;  et,  à  tout  prendre,  c'était  une  excellente  pratique  que  celle  de 
ces  messieurs  bourgeois  1  11  eut  été  bien  dur  d'y  renoncer  ;  et  puis, 
que  savait-on  ?  la  bourgeoisie  commençait  à  avoir  les  bras  longs  et  fl 
n'était  peut-être  pas  prudent  de  la  choquer.  ~ 

Toutes  ces  réflexions  tourmentaient  cruellement  l'esprit  du  brave 
homme ,  et  au  lieu  du  joyeux  compère  au  teint  fleuri  que  Ton  voyait 
autrefois  s'avancer  aunlevant  de  la  pratique  avec  un  air  ouvert  et  de 
bonne  humeur,  ce  n'était  plus  qu'une  espèce  d'ours  grognon  se  traînant 
paresseusement  autour  de  l'auberge  avec  son  bonnet  abaissé  sur  ses 
yeux,  comme  pour  ne  pas  voir  les  avanies  journalières  faites  à  sa  maison. 

Ce  qu'il  y  avait  de  pis ,  c'est  qu'il  ne  pouvait  faire  confidence  à  pe^ 
sonne  de  ses  perplexités  et  de  ses  bouleversements  intérieurs.  Sa 
femme ,  royaliste  déterminée  et  qui  était  si  bien  la  maîtresse  dans  le 
ménage  qu'elle  avait  conservé  son  nom  de  fille  même  après  son 
mariage,  sa  femme,  lasse  de  maugréer  inutilement  contre  le  club, 
avait  tout  récemment  déclaré  que  —  «  après  tout,  la  maison,  l'écurie, 
la  grange  et  tout  le  bataclan  lui  appartenaient  et  qu'elle  y  mettrait  plu- 
tôt le  feu  que  de  souffrir  plus  longtemps  de  pareilles  assemblées  dans 
la  maison  de  son  père.  —  »  Et  une  fois  que  Jeanne  Giraudelle  avait  la 
tôle  montée ,  qui  pouvait  dire  où  elle  s'arrêterait? 

Le  malheureux  aubergiste  semblait  encore  plus  abattu  que  d'ordi- 
naire, un  matin  qu'il  était  assis  à  la* porte  de  son  écurie,  regardant 
nonchalamment  panser  un  vieux  cheval  de  renfort  qu'il  avait  cou- 
tume de  louer  aux  conducteur^  de  roulage  plus  ou  moins  accéléré , 
pour  les  aider  à  gravir  la  côte  longue  et  pénible  qui  mène  à  la  ville 
deM*^. 


DU  bouhohhb  ouatorzb.  293 

Avant  d*aller  plus  loin,  il  faut  que  nous  présentions  au  lecteur 
le  garçon  déguenillé  qui  étrillait,  en  sifflant  entre  ses  dents,  la  rosse 
attachée  à  la  muraille;  car  ce  personnage  joue  un  grand  rôle  duns 
notre  histoire. 

Auguste  Faucheron ,  plus  connu  sous  le  nom  de  Gusty,  était  âgé 
d*environ  seize  ans.  Ce  n'était  pas  précisément  un  palefrenier;  c'était 
un  jeune  drôle  fort  indépendant  de  sa  nature  et  de  Thumeur  la  plus 
vagabonde.  H  avait  perdu  ses  parents  de  bonne  heure,  elle  sort  de  ses 
premières  années  eut  été  un  problème  pour  quiconque  n'aurait  pas 
connu  l'inépuisable  charité  des  dames  du  château  de  Montbriant ,  sur 
les  terres  duquel  il  était  né.  Hais  quoiqu'il  eût  conservé  pour  les  habî^ 
tants  du  chSiteau  une  reconnaissance  et  un  dévouement  à  toute  épreuve, 
quoiqu'il  aimât  à  se  vanter,  et  non  sans  raison ,  du  bon  accueil  qu'il- y 
recevait  chaque  fois  qu'il  lui  plaisait  d'y  aller,  il  n'avait  jamais  pu 
s'habituer  à  la  monotonie  d'une  domesticité  régulière,  et  on  ne  le 
voyait  guère  paraître  au  logis  que  dans  ses  moments  de  suprême 
détresse,  ou  les  jours  de  grande  chasse.  Dans  sa  petite  enfance,  il  avait 
étégr^nd  dénicheur  de  merles,  il  connaissait  à  merveille  les  sentiers 
les  plus  soliltaires  des  bois ,  il  avait  étudié  à  fond  toutes  les  musses  et 
\e^ passées  des  lièvres  et  des  renards;  maintenant,  il  était  capable  de 
mener  rondement  une  chasse,  et  c'était  une  véritable* fête  pour  lui 
chaque  fois  que  le  vieux  piqueur  se.  trouvait  incommodé  et  qu'il  était 
mandé  pour  faire  Fintérim. 

Le  reste  du  temps ,  il  le  passait  à  glaner  çà  et  là  quelques  pièces 
de  douze  sous,  rendant  mille  petits  services  aux  gens  de  la  ville,  et  se 
chargeant  volontiers  de  toutes  les  besognes  pénibles  ou  dangereuses 
qui  sont  ordinairement  le  lot  des  enfants  perdus  de  la  société.  Ainsi 
C'était  lui  qui  grimpait  au  haut  du  clocher  toutes  les  fois  que  le  coq , 
rouillé  par  les  longues  pluies  d'automne,  ne  pouvait  plus  tourner  sur 
son  pivot  de  fer.  Quand  on  entendait  retentir  dans  les  métairies  ce  cri 
qui  fait  rentrer  au  plus  vite  les  femmes  et  les  enfants,  ce  cri  sinistre 
et  si  connu  :  «  Àrraïtef  arraïtef  toquez-lou  hé  là-bas,  ioquei-lou 
bé{^)\  »  il  était  toujours  le  premier  à  sauter  sur  son  fusil,  et  il  était  rare 

(I)  Arrête,  srriîtei  gueltex-le  bienl 


294  LES  AVBRTURBS 

qu*il  abandonnât  la  partie  avant  que  le  chien  gM{^)  ne  fût  tomt>é  sous 
ses  coups/Cétait  aussi  un  grand  destructeur  de  martes,  de  belettes, 
de  putois  et  autres  ennemis  des  basses-cours,  dont  il  faisait  un  com- 
merce assez  lucratif.  Il  commençait  par  les  promener  dans  les  villages 
pour  obtenir  quelques  œufs  de  la  générosité  des  ménagères,  puis  il 
vendait  leur  dépouille  aux  marchands  de  peaux  de  lapins  qui  couraient 
le  pays,  ce  qui  faisait  dire  au  gros  meunier  du  bas  de  la  rivière  que  — 
«  ce  diable  de  Gusty  s'entendait  merveilleusement  à  tirer  d'un  sac  deux 
moutures.  » 

Certainement,  il  n'était  pas  un  de  ces  rudes  travailleurs  au  milieu 
desquels  il  menait  cette  existence  de  bohème  qui  eût  souhaité  vpir 
de  pareilles  allures  à  ses  enfants  ;  mais  quoique  la  vie  patriarcbale  eût 
peu  de  charmes  pour  lui,  on  lui  pardonnait  facilement  en  songeant  qu'il 
n'avait  plus  de  famille,  et  qu'après  tout,  il  ne  nuisait  à  personne.  Il  est 
même  à  présumer  que  cette  vie  précaire  et  aventureuse  n'avait  pas  fait 
trop  grand  tort  à  ses  sentiments  religieux  ;  car,  bien  qu'il  eût  fait  sa 
première  communion  un  peu  tard,  comme  toutes  ces  natures  incultes 
et  quelque  peu  désordonnées,  M.  le  Curé  lui  parlait  amicalement,  et 
lui  donnait  de  petites  tapes  sur  la  joue ,  toutes  les  fois  qu'il  le  rencon- 
trait. Le  pauvre  Gusty  n'était  pas  moins  fier  des  honorables  familiarités 
du  Curé  à  son  endroit  que  des  bonnes  dispositions  des  seigneurs  de 
Hontbrlant  qui  «  lui  avaient  toujours  été  amis,  »  comme  il  le  disait 
avec  un  certain  orgueil  ;  en  sorte  que  cet  illustre  personnage  était  tout 
dévoué  à  la  noblesse  et  au  clergé  «.  qui  ne  s'en  doutaieat  guère  assu- 
rément. 

Mais  il  faut  bien  convenir  que,  malgré  rhônnéteté  de  ses  sentiments, 
il  avaU  l'air  du  plus  grand  bandit  qui  fût  au  monde.  Ses  bas, — ^^quand 
par  hasard  il  avait  des  bas,  —  étaient  toujours  en  courcaiUei,  c'est-à- 
dire  tombés  sur  ses  talons,  et  je  ne  sais  par  quelle  fatalité  les  vêtements 
encore  propres  dont  lui  faisaient  cadeau  les  jeunes  Messieurs  du  châ- 
teau ,  prenaient,  dès  qu'ils  étaient  sur  lui ,  un  air  de  délabrement  qui 
les  rendait  méconnaissables.  On  ne  se  souvenait  pas  de  luiavoir  jamais 
vu  de  coiffure  quelconque,  et  si  on  lui  en  faisait  parfois  l'observation, 

(I)  Chleo  enragé. 


BU  BOlfHOMMB  QUATORZE^  ^       !9i95^ 

Il  avait  coutume  de  dire,  en  passant  les  doigts  dans  son  épaisse  che- 
velure —  «  quMl  fallait  être  bien  ninee  pour  mettre  vingt  sous  dans  un 
chapeau,  quand  on  avait  une  si  bonne  perruque  qui  ne  coûtait  rien/» 
Joignez  à  tout  cela  un  grand  corps  maigre  et  fluet,  mais  agile  et  ner- 
veux, deux  petits  yeux  gris,  fins  et  perçants,  le  buste  légèrement 
penché  en  avant  lorsqu'il  marchait,  enfin  Un  nez  explorateur  qui  sem- 
blait toujours  flairer  quelque  proie ,  et  vous  aurez  un  portrait  fidèle  de 
Mons  Gustf  « 

Tous  les  jeudis,  jours  de  marché  dans  la  ville  de  H^*^  il  allait  asses 
régulièrement  à  Tauberge  de  là  Croix-dOr^  où  il  faisait  les  fonctions 
de  valet  d'écurie,  attrapant  quelques  gros  sous  à  tenir  Tétrier  aux 
voyageurs,  et  faisant  tout  tu  moins  ses  quatre  repas,  bonheur  inappré- 
dable  pour  un  garçon  qui  passait  pour  le  plus  gros  mangeur  des  envi- 
rons et  qui  était  toujours  affamé  comme  un  loup  de  quatre  ans. 
Quelques-uns  Taccusaient  même  de  manger  des  hérissons,  des  gre- 
nouilles et  autres  animaux  immondes ,  qui  ne  sont  pas  faits  pour  des 
chrétiens,  —  comme  chacun  sait  —  et,  franchement ,  cela  lui  faisait 
un  peu  de  tort  dans  Topinion  ;  mais  que  voulez-vous  ?  «  la  misère  en 
fait  bien  faire ,  -^  comme  il  disait  quelquefois  —  et  un  bon  appétit 
n'est  pas  un  péché.  » 

Quoi  qu'il  en  soit,  cette  faim  canine,  qu'il  décorait  modestement  du 
nom  de  bon  appétit,  lui  causait  des  tentations  fatigantes  pour  sa  vertu, 
et  les  préoccupations  de  son  estomac  jouaient  un  grand  rôle  dans  sa  vie. 

Ce  faible,  bien  connu  dans  le  pays,  aurait  pu  devenir  un  point 
d'aboidage  commode  pour  entamer  sa  foi  politique;  mais,  outre  que 
personne  ne  s'en  souciait,  Mons  Gusty  était  ferme  dans  ses  croyances. 
Il  détestait  la  bourgeoisie  patriote  qui,  disait-il,  «  allait  toujours  à 
l'épargne,  payait  mal  ses  commissions ,  était  dure  au  pauvre  monde, 
n'allait  jamais  à  la  messe  et  ne  chassait  qu'au  chien  couchant  ; 
pour  ce  qui  était  de  lui ,  s'il  avait  été  obligé  de  brouter  toujours  dans 
le  même  pàtis,  il  aurait  mieux  aimé  rester  d'une  SaintJean  à  l'autre 
chez  les  nobles,  que  non  pas  huit  jours  chez  le  plus  huppé  de  ces 
patauds.  » 

On  ne  comprendra  guère  qu'avep  de  pareilles  di^[>o8itions,  il  eût  con- 
tinué son  service  hebdomadaire  à  la  Croix^'Ùr,  qui  avait  été  mise 


Si96  LES  AVENTUaBS 

au  ban  de  Topinion  royaliste;  mais  noire  jeune  gas  y  trouvait  son 
compte,  dé  toutes  manières.  D'abord,  il  aimait  naturellement  ce  va-et- 
vient  continuel  de  voyageurs  circulant  sur  la  seule  grande  route  qui 
existât  alors  dans  tout  le  Bocage,  et  cette  vie  comparativementbruyante 
des  auberges  de  petite  ville;  mais  ce  qui  était  bien  plus  important,  c'est 
que  son  contact  fréquent  avec  les  sommités  révolutionnaires  qui  se 
rassemblaient  au  logis  de  son  patron ,  le  mettait  à  même  d'apprendre 
souvent  des  nouvelles  qui  n'étaient  point  à  dédaigner  en  ces  temps  de 
troubles,  et  qu'il  portait  immédiatement  aucbàteau,où  les  inquié- 
tudes croissaient  à  chaque  instant. 

Il  tenait  donc  essentiellement  à  cette  position  «  et  voilà  pourquoi 
nous  le  trouvons  encore ,  l'étrille  à  la  main,  dans  la  cour  de  la  Crok^ 
d'Or^  au  moment  où  commence  notre  histoire; 

Quand  il  eut  bien  brossé ,  lavé  et  frotté-le  bidet  qu'il  avait  entre  les 
mains ,  il  déposa  sur  l'appui  d'une  iènêtre  sa  brosse  et  son  étrille  en 
disant  : 

—  Là!...  voilà  qui  est  fait!  et  bien  fait,  je  m'en  flatte!  car  au  jour 
d'aujourd'hui ,  ce  n'est  pas  le  temps  qui  nous  manque. 

Cette  réflexion  faite  d'un  ton  de  bonhomie  que  démentaient  les 
regards  en  dessous  et  l'air  narquois  du  personnage,  cadrait  trop  bien 
avec  les  douloureuses  préoccupations  de  l'aubergiste  pour  que  le  cher 
homme  la  laissât  tomber  sans  y  prendre  garde. 

—  Non,  dit-il  en  secouant  tristement  la  tête ,  ce  n'est  pas  le  temps 
qui  nous  manque  !  et  je  veux  bien  que  tout  mon  vin  devienne  bisaigre 
à  la  fois,  si  je  sais  pourquoi  le  guignon  s'acharne  comme  çà  après  moi 
depuis  quelque  temps  ! 

—  Dam ,  qui  sait,  bourgeois,  vous  avez  peutrôtre  été  enjomine  (*)  ? 

—  Ma  foi,  ça  pourrait  bien  être  tout  de  oiême  qu'on  m'aurait  jeté 
un  sort  ?  Car  enfin,  que  leur  ai-je  fait,  moi,  à  tous  ces  faillis  gas  qui  ont 
déserté  ma  maison?  N'ai-je  pas  toujours  eu  à  leur  service  le  meilleur 
vin  du  pays?  et  quand  il  y  avait  un  brin  de  querelle  entre  les  paroisses, 
et  que  les  bâtons  jouaient  dans  la  grand'salle,  ai-je  jamais  envoyé 
quérir  la  maréchaussée?  leur  ai-je  jamais  dittm  mot  plus  haut  que 
l'autre?  Qu'ont-ils  donc  à  me  reprocher?  le  sais-tu,  toi,  voyons? 

(0  Boflorcelé. 


DU  BOECHOBIHS  QUATORZE.  S97 

—  Dam,  bourgeois!  que  voulez- vous  que  je  vous  dise ,  moi?  Si 
vous  De  le  savez  pas,  comment  voulez-vous  que  je  le  sache,  moi  qui 
ne  suis  qu'un  pauvre  hère? 

-r  Allons,  voyons,  sois  franc  avec  moî  !  il  y  aura  eu  quelques  diries^ 
n*esl-ce  pas? 

Gusty,  pressé  de  cette  manière,  appuya  ses  deux  mains  sur  ses 
hanches  et  releva  par  un  mouvement  brusque  son  pantalon  sans  bre- 
telles —  manœuvre  quMl  ne  manquait  jamais  de  foire,  soit  par  habi- 
tude, soit  par  manière  de  contenance,  toutes  les  fois  qu'il  allait  com- 
mencer un  discours  : 

—  Eh  bien,  écoutez,  l)ourgeois  !  lui  dit-il  enfin,^  il  est  jsûr  et  certain 
que,  depuis  pa^  mal  de  temps,  la  Croix-^'Or  est  dans  la  langue  du 
monde,  je  vous  le  cache  pas  !  Il  y  en  a  qui  disent  comme  çà  que  vous 
êtes....  j'ose  pas  vous  dire  çà,  moi  1 

—  Si  fait!  si  fait  !  dis  toujours. 

—  Eh  bien!  ils  disent  que  vous  êtes....  dam,  vous  m^excuserez 
toujours? 

—  Oui,  oui  !  va  donc  ! 

—  Ils  disent  que  vous  êtes....  que  vous  êtes  barri  (*)  ! 

A  peine  ce  gros  mot  fùt-il  lâché,  que  maître  Gusty  baissa  les  yeux 
vers  la  terre  et  se  mit  à  dessiner  sur  la  poussière  de  capricieuses  ara- 
besques avec  la  pointe  de  ses  pieds  nus ,  comme  un  homme  embar- 
rassé de  la  hardiesse  de  ses  paroles  et  qui  s'attend  à  une  explosion 
terrible. 

Mais  il  fût  bien  surpris, quand,  ayant  levé  timidement  les  yeux  vers 
l'aubergiste ,  il  le  vit  le  coude  appuyé  sur  son  genou,  la  mâchoire  infé- 
rieure emboîtée  entre  le  pouce  et  l'index ,  et  qu'il  l'entendit  répondre 
tranquillement  : 

—  Ah  I  ils  disent  que  je  suis  barré  !  et  pourquoi  donc  cela ,  s'il  vous 
plaît? 

Le  calme  avec  lequel  maître  Oliveau  avait  entendu  cette  révé- 
lation prouvait  évidemment  qu'elle  n'avait  rien  de  nouveau  pour  lui, 
et  le  rusé  Gusty  ne  s'y  trompa  point. 

(1}  Qui  est  de  deux  couleurt. 


LES  AVEIITUBBS 

—  Si  le  bourgeois  ne  se  sentait  pas  morveux,  se  dit-il  à  part  lui ,  il 
aurait  fait  plus  d'esquenardi  que  çà  (*).  C*est  rien  qu'histoire  de  me 
faire  jaser ,  je  vois  bien  çà.  Eh  bien  !  puisqu'il  en  veut,  je  vas  lui  en 
donner,  moi,  qu'il  ne  s'inquiète  pas  1  je  vas  lui  dégoiser  toute  son  affaire, 
comme  il  faut! 

Puis,  s' adressant  à  son  patron  :  —  Que  voulez-vous,  bourgeois  I  ils 
disent  que  vous  affiez  {*)  chez  vous  tous  les  patriotes  de  la  ville  et  que 
vous  faites  bon  ménage  avez  eux  ;  ils  disent  que  vous  avez  tout  à  fait 
viré^  que  vous  dénoncez  les  nobles  et  les  prêtres,  et  que  c'est  vous 
mèmement  qui  avez  vendu  le  pauvre  curé  de  Saint-Hilaire....  que 
aais-je,  moi,  un  tas  d'affaires  enfin  que  tous  les  villages  en  bouillent  I 

—  C'est  une  abomination!  —  s'écria  tout  à  coup  l'aubergiste, 
outré  de  ces  accusations  et  se  redressant  de  toute  sa  hauteur  —  c'est 
une  abomination!  et  ceux  qui  ont  dit  cela  en  ont  menti  Comme  des 
chiens,  entends-tu  7 

—  C'est  bien  ce  que  je  leur  ai  dit,  moi,  reprit  Gusty  d'un  ton  hypo- 
crite ;  —  mais  ils  m'ont  répondu  que  si  vous  ne  l'avez  pas  fait,  vous 
avez  aidé  à  le  faire;, que  si  vous  n'êtes  pas  le  mitron,  vous  avez  tou- 
jours bien  un  doigt  dans  la  pâte;  que  c'est  chez  vous  que  se  dressent 
et  se  manigancent  toutes  lesehéiivères  qui  bouleversent  le  pays,  et  que 
c'est  une  vilenie  de  votre  part  que  de  prêter  votre  maison  à  des  assem- 
blées de  patauds  qui  ne  cessent  é'aguigner  (')  le  pauvre  monde,  et  qui 
nous  rendront  tous  fous  ou  enragés,  si  çà  continue. 

Maître  Oliveau  s'était  tout  à  l'heure  fièrement  élevé  contre  des  accu- 
sations outrées;  mais,  en  ce  moment,  le  reproche  tombait  si  juste, 
que  toute  sa  vaillantise  l'abandonna.  Il  baissa  la  tète  sans  répondre  un 
seul  mot  et  parut  plongé  plus  que  jamais  dans  l'amertume  de  ses  pen-' 
fiées ,  tandis  que  Gusty ,  enchanté  comme  tout  valet  qui  a  découvert  le 
côté  vulnérable  de  son  maître ,  rentrait  à  petit  bruit  le  cheval  à  l'écurie 
el  s'esquivait  par  une  autre  porte. 


(4)  tt  M  serait  bien  totreaientrécrié. 
(3)  Imptanter,  attirer. 
<3)  Bxctter. 


DU  BOHHOMMB  Û¥ATORZ£.  299 

IL 

En  ces  temps  de  troubles  et  d'effervescence  populaire,  les  marchands, 
les  ouvriers  des  petites  villes  et  des  gros  bourgs,  partisans  des  idées 
nouvelles,  vivaient  pour  ainsi  dire  sur  la  place  publique,  tandis  que 
leurs  femmes  ne  quittaient  guère  le  seuil  de  leurs  portes,  dans  Tespoir 
d'être  les  premières  à  apprendre  quelque  chose  de  nouveau.  Comme 
aux  approches  de  Torage ,'  il  y  avait  dans  Tair  quelque  chose  qui  étouf- 
fait et  qui  faisait  peur,  mais  qui  promettait  des  émotions  inconnues  à 
des  gens  déjà  dégoûtés  du  bonheur  tranquille  de  leur  vie  par  la  féconde 
ampoulée  des  apôtres  delà  Révolution. 

Ce  fut  donc  avec  un  sentiment  de  satisfaction  chez  les  uns,  dMn-  ^ 
quiétude  chez  les  autres,  et  de  curiosité  pour  tous,  que  le  lendemain 
de  la  conversation  que  nous  avons  rapportée  plus  haut,  on  vit  arriver, 
le  long  de  la  grande  rue  qui  conduit  à  Nantes,  un  voyageur  comme  il 
en  passait  bien  rarement  dans  la  ville  de  M^^.  Ce  personnage,  monté 
sur  un  bon  cheval,  chaussé  de  grosses  bottes  à  chaudron  et  suivi  d'un 
domestique  sans  livrée,  paraissait  appartenir  à  la  classe  moyenne  delà 
société  ;  mais  à  son  costume  moitié  civil  et  moitié  militaire,  à  la  lar- 
geur de  sa  cocarde  tricolore  d'une  dimension  tout  à  fait  inconnue  dans 
ces  parages  reculés,  à  la  dignité  étudiée  de  son  maintien,  on  devinait 
facilement  que  cet  illustre  étranger  avait  été  envoyé  en  mission  par 
quelque  société  populaire ,  dans  un  but  encore  ignoré  des  habitants 
de  M***. 

En  effet,  il  n'y  avait  pas  une  heure  qu'il  était  descendu  à  la  Croix- 
d'Or^  que  tous  les  membres  du  club  reçurent  l'avis  de  se  rendre  en 
toute  hâte  au  lieu  ordinaire  de  leurs  séances ,  pour  y  entendre  une 
communication  importante. 

Dans  leur  empressement  à  savoir  ce  dont  il  s'agissait,  ces  bourgeois 
de  petite  ville,  si  formalistes  d'ordinaire  et  si  susceptibles  dans  leurs 
relations  sociales,  ne  remarquèrent  même  pas  ce  qu'il  y  avait  d'inso? 
lite  et  d'un  peu  cavalier  dans  cette  convocation  faite  par  un  étranger, 
sans  Tordre,  peut-être  même  sans  l'aveu  du  président,  et  tous  s'em- 
pressèrent de  se  rendre  à  l'appel. 


300  LES  AYENTUBES 

Ce  ne  fut  pas  un  médiocre  aliment  à  la  curiosité  des  bonnes  femmes 
et  des  oisifs  que  ce  déRlé  des  plus  grosses  têtes  de  la  ville  dont  les 
chapeaux  à  trois  cornes  et  les  bas  chinés  débouchaient  à  tous  les  coins 
de  rues,  et  se  mouvaient  avec  une  vivacité  inaccoutumée,  confondus 
avec  des  ouvriers  en  habits  de  travail  et  notamment  avec  le  boucher  de 
Tendreitdont  les  manches  étaient  encore  retroussées,  mais  qui  avait  à 
peu  près  lavé  ses  mains.  On  voit  d'après  cela  que  la  grande  tenue 
n'était  pas  de  rigueur;  c'était  un  charmant  laisser-aller;  mais  outre 
que  la  précipitation  excuse  bien  des  choses ,  rien  ne  pouvait  alors 
donner  une  plus  haute  idée  du  patriotisme  d'un  citoyen  qu'une  barbe 
inculte  et  des  mains  sales  :  protestation  des  plus  éloquentes ,  en  effet, 
contre  le  luxe  et  la  recherche  aristocratique  des  muscadins.  Il  est  vrai 
que  la  bourgeoisie  de  M^"^  n'était  pas  encore  descendue  à  ce  degré  de 
stupidité  démocratique,  et  si  plusieurs  de  ces  messieurs  avaient  cru 
devoir  faire  à  cette  idée  saugrenue,  éclose  dans  le  cerveau  de  Harat,  le 
sacrifice  des  ornements  de  toilette  qui  auraient  pu  choquer  l'égalité 
populaire  ;  si  l'on  voyait  çà  et  là  quelques  tétés  tondues  à  la  Titus;  si 
quelques  queues  enrubannées,  quelques  catogans  se  dissimulaient 
honteusement  sous  le  collet  de  l'habit,  il  est  pourtant  vrai  de  dire  que  le 
plus  grand  nombre,  encouragé  sans  doute  par  l'exemple  de  M.  de  Robes- 
pierre, portait  encore  dans  toi^te  sa  rigueur  le  costumé  bien  connu  de 
l'année  1792.  L'élément  ultra-populaire  ne  dominait  pas  assez  dans  la 
ville  pour  avoir  pu  imposer  des  lois  plus  exclusives  à  la  fraction  bour- 
geoise de  la  Révolution ,  de  sorte  que  les  différentes  modifications 
apportées  par  les  citoyens  à  leur  ancien  costume  représentaient  assez 
fidèlement  la  nuance  d'opinion  à  laquelle  ils  appartenaient.  Tous 
avaient  sans  doute  un  but  commun,  qui  était  l'abaissement  de  la  no- 
blesse et  du  clergé ,  mais  tous  ne  voulaient  pas,  dans  le  principe,  y 
arriver  par  les  mêmes  moyens.  Les  Titus  étaient  les  plus  ardents,  les 
plus  avancés,  comme  on  dit  aujourd'hui,  c'est-à-dire  qu'ils  deman- 
daient au  désprdre  ou  même  au  pillage  une  position  qu'ils  n'auraient 
jamais  pu  espérer  d'un  gouvernement  paisible  et  bien  réglé.  Ceux-là,  on 
les  trouvait  toujours  partisans  des  mesures  acerbes  et  disposés  à 
émettre  les  motions  les  plus  extravagantes  et  les  plus-  anarchiques. 
Pour  les  autres,  que  l'on  {pouvait  appeler  les  Girondins  de  cette  assem- 


DU  BONHOIOQL  QUATOBZE.  3Q| 

blée  provinciale,  la  liberté  ne  fui  jamais  qu'un  drapeau,  Tégalité  seule, 
—  était  une  passion,  —  mais  Tégalité  avec  les  classes  supérieures , 
bien  entendu.  ^ 

lis  s'étaient  faits  les  ennemis  du  roi ,  parce  que  le  roi  était  le  cbef 
naturel  de  Taristocratie;  mais  on  ne  pourrait  pas  dire  précisément 
quMls  fussent  impatients  de  Fautorité,  car  bien  peu  d'entre  eux  avaient 
rôvé  un  changement  aussi  radical  dans  le  gouvernement  que  le  ren- 
versement de  la  royauté. 

Ce  ne  fut  que  plus  tard,  et  sous  l'influence  des  prédications  furi- 
bondes de  la  démagogie,  que  ces  natures ,  encore  honnêtes  quoique 
jalouses  à  Texcès,  en  vinrent  jusqu'à  excuser  les  preftiiers  crimes 
de  ta  Révolution  et  souvent  même  à  y  applaudir.  Ils  trouvaient  bien, 
par  exemple,  qu'on  avait  été  un  peu  loin  dans  les  massacres  de  Sep- 
tembre ;  mais  depuis  huit  jours  que  la  nouvelle  en  était  arrivée  à  M^ 
la  minorité  avait  su  persuader  aux  modérés  que  ce  douloureux  saeri- 
fke  avait  été  rendu  nécessaire  par  la  découverte  d'un  complot  tramé 
dans  les  prisons  :  —  Les  aristocrates  avaient  voulu  égorger  les  pa- 
triotes, ceux-ci  les  avaient  prévenus,  voilà  tout!  —  Et  cet  incroyable 
mensonge  avait  été  accepté  par  les  plus  timorés  qui  excusaient  main- 
tenant la  Révolution  par  ce  dicton  populaire  si  connu  :  —  Dam,  que 
voulez-vous  !  après  tout,  U  vaut  mieux  tuer  le  diable,  que  non  pas  le 
diable  nous  tue  I 

Un  seul  d'entre  eux  avait  à  peu  près  échappé  à  ces  lâchetés  de  tous 
les  jours,  à  ce  honteux  abaissement  des  âmes,  fatale  destinée  des  ma- 
jorités sans  énergie  ;  c'était  le  médecin  Bonneau,  homme  d'étude  et 
d'une  érudition  bien  rare  à  cette  époque  dans  les  petites  villes  de  pro- 
vhice.  Admirateur  passionné  des  républiques  de  l'antiquité ,  il  avait 
rêvé  pour  son  pays  un  gouvernement  calqué  sur  celui  de  Lacédémone, 
comme  si  le  sentiment  chrétien  pouvait  s'accommoder  d'institutions 
fondées  sur  une  pareille  morale  1  Mais  qui  s'inquiétait  alors  du  senti- 
ment chrétien  ? 

Bien  des  faits  cependant,  bien  des  attentats  auraient  dû  le  désabuser 
et  lui  faire  voir  toute  la  vanité  de  ses  espérances  ;  mais  pour  ceux  qui 
connaissent  la  ténacité  et  l'entêtement  d'un  parti  pris,  même  chez  les 
meilleures  natures,  la  persévérance  de  ses  illusions  n'avait  rien  d'ex- 


302  LES  ayeutures^ 

traordinaire.  Il  appartenait  d^ailleurs  à  cette  école  de  politiques  qui, 
tout  en  condamnant  les  excès  d'un  pouvoir,  se  mettent  néanmoins  à 
son  service,  avec  la  prétention  de  le  diriger  dans  des  voies  plus  bon- 
nêtes  et  plus  pures  :  rôle  plein  de  déceptions  et  de  périls  qui  n'aboutit 
jamais  qu'à  les  rendre  victimes  de  leur  modération ,  ou  solidaires  des 
crimes  de  leurs  maîtres  I 

On  pouvait  dire  pourtant,  à  la  louange  du  docteur  Bonneau,  que  ses 
sentiments  n'étaient  pas,  co^nme  chez  tant  d'autres ,  un  vain  étalage 
de  vertu  et  un  masque  commode  pour  son  ambition  personnelle,  pour 
ce  besoin  de  poser  et  d'être  quelque  chose  qui  tourmente  tant  de  bons 
esprits  en  France.  Non,  c'était  bien  une  bonne  et  naïve  illusion  de  son 
cœur,  et,  plus  d'une  fois,  lorsqu'il  apprenait  quelques  nouveaux  forfaits 
de  ses  amis  de  Paris^  on  l'avait  entendu  s'écrier,  les  larmes  aux  yeux  : 

-^  «  Oh!  les  misérables!  les  misérables!  ce  qu'ils  ont  fait  de  aolre 
belle  Révolution  !  » 

Déjà,  malgré  la  considération  qu'inspiraient  ses  talents  et  son  carac- 
tère à  la  partie  saine  de  la  bourgeoisie,  il  avait  éprouvé  l'inconstance 
de  la  faveur  populaire.  On  lui  avait  ôté  la  présidence  du  club  à  cause 
de  sa  modération,  et  c'était  une  majorité  de  modérés  qui  avait  prononcé 
son  exclusion  ! 

Le  docteur,  honteux  de  la  faiblesse  et  de  la  couardise  de  ses  amis, 
mais  respectant  jusque  dans  ses  écarts  l'exercice  d'un  droit  incontes- 
table, s'était  modestement  résigné,  et  continuait  à  prendre  part  comme 
simple  membre  aux  séances  du  club  de  la  ville  de  M^"^. 

A  mesure  que  les  différents  membres  de  l'assemblée  arrivaient  dans 
^  la  salle ,  l'étranger ,  debout  à  la  place  du  président,  le  sabre  sur  la 
cuisse,  les  pistolets  à  la  ceinture,  et  le  chapeau  enfoui  sous  des  flots 
de  plumes  tricolores,  répondait  à  leur  salut  empressé  par  une  légère 
inclination  de  tète  et  avec  un  air  de  réserve  hautaine  tellement  incom- 
patible avec  l'égalité  démocratique,  qu'il  éiait  à  craindre  qu'elle  n'an- 
nonçât un  orage. 

*  Quand  tout  le  monde  fut  placé,  le  grave  personnage,  qui  semblait 
attendre  impatiemment  la  fin  du  brouhaha  inévitable  en  pareille  cir- 
constance, prit  la  parole  avant  même  que  le  président,  modestement 
assis  près  de  lui ,  eût  ouvert  la  séance,  et  annonça  en  termes  pompeut 


DU  BOirHOHHB  QUATORZE.  303 

que  «  Ton  voyait  en  lui  le  délégué  de  la  Société  populaire  de  Nantes , 
laquelle  avait  réchauffé  du  souffle  ardent  de  son  patriotisme  tous  les 
citoyens  de  la  grande  ville,  et  qui  devait  maintenant  rayonner  dans  les 
campagnes»  afin  d'éclairer  la  marche  de  la  Révolution  et  de  sonder  les 
profondeurs  de  Tavenir.  » 

Nous  n'avons  nullement  Tintention  de  suivre  Forateur  dans  toutes 
les  divagations  de  son  éloquence  emphatique;  la  tribune  devait  néces- 
sairement être  sans  mesure  dans  un  temps  où  les  esprits  étaient  sans 
treïû  ;  et  tout  le  monde  connaît  la  faconde  extravagante  ou  sanguinaire 
de  ces  énergumènes  qui  prêchaient  la  fraternité  avec  le  poignard  ou  le 
pistolet  au  poing. 

Les  bons  bourgeois  de  M*^  écoutaient  cette  parole  brûlante,  avec 
admiration  d'abord,  puis  bientôt  avec  la  terreur  secrète  de  gens 
entraînés  dans  les  ténèbres  vers  un  abîme  qu'ils  sentent,  mais 
qu'ils  ne  voient  pas.  Chacun  d'eux  examinait  sa  conscience  pa- 
triotique, et  ne  pouvait  s'empêcher  de  se  trouver  un  pygmée  en 
comparaison  de  ce  géant  révolutionnaire  qui  parlait  de  proscrip- 
tions, de  sang  et  de  ruines  avec  une  si  merveilleuse  midace.  Quelques- 
uns  se  sentaient  humiliés  de  leur  infériorité  dans  le  grand  œuvre  de 
la  régénération  sociale,  et  tous  commençaient  à  redouter  les  suites  de 
ce  que  les  plus  ardents  de  l'assemblée  appelaient  une  halte  dans  le 
chemin  de  la  Révolution. 

Ce  fut  bien  autre  chose  quand  l'orateur,  abandonnant  les  théories 
transcendantes  de  la  politique,  descendit  à  l'application,  et  en  vint  à 
examiner  la  manière  dont  la  Révolution  avait  été  comprise  à  M*^  et 
à  critiquer  amèrement  l'attitude  de  sa  société  populaire;  ce  qui  était 
évidemment  le  but  de  son  voyage  et  de  son  interminable  discours. 

—  «  Enfin  !  s'écria-t-il  d'une  voix  de  tonnerre,  —  qu'avez- vous  fait 
pour  la  Révolution ,  vous  autres  ?  quels  gages  lui  avez-vous  donnés  ?... 
Ce  que  vous  avez  fait?  Je  m'en  vais  vous  le  dire,  moi  :  pendant  que  nos 
intrépides  sans-culottes,  bravant  la  mitraille  et  le  fer  des  tyrans, 
jouaient  à  chaque  instant  leur  tète  pour  débarrasser  la  France  de  la 
race  maudite  des  prêtres  et  des  rois,  pendant  que  les  Sociétés  popu- 
laires de  Nantes  et  de  Rennes  envoyaient  des  députés  à  nos  frères  et 
amis  de  la  capitale,  faisaient  surveiller  et  coffrer  les  ci-devant ,  les 


304  LES  AyEnTURES 

prêtres  réfractaires,  et  répandaient  une  terreur  salutaire  par  tout  le 
pays,  vous,  citoyens!  vous  veniez  ici  vous  réunir  tranquillement 
après  souper,  et  là,  mollement  assis  sous  le  manteau  de  la  cheminée, 
la  tête  calme  et  les  pieds  chauds,  vous  devisiez  sûr  les  affaires  du 
temps  ;  vous  vous  permettiez  peut-être  même  de  clabauder  contre  les 
aristocrates,  mais  vous  laissiez  rouler  tout  doucement  le  char  de  la 
Révolution ,  trouvant  qu'il  marchait  toujours  assez  vite.  Vous  vous 
seriez  bien  gardés  de  pousser  à  la  roue,  comme  les  sublimes  travail- 
leurs de  Septembre  qui  viennent  de  sauver  la  patrie;  oh!  que  non, 
vraiment!  vous  auriez  eu  trop  grand  peur  qu'une  goutte  de  sang  ne 
vint  à  tacher  vos  belles  cravattes  brodées,  vos  jabotières  et  les  man- 
chettes dont  vous  vous  parez  encore  le  dimanche,  saiis  doute!  Oui! 
vous  avez  peur  des éclaboussures,  muscadins  que  vous  êtes!  Comme 
si  le  sang  des  traîtres  pouvait  jamais  souiller  !  ^ 

»  Mais,  que  dis-je?  vous  n'avez  même  pas  su  agiter  les  campa- 
gnes qui  vous  environnent  et  porter  jusqu'au  sein  des  hameaux  les 
plus  reculés  les  lumières  de  la  raison  et  l'amour  sacré  de  la  patrie. 
Depuis  Nantes  jusqu'ici  les  campagnes  sont  tristes,  mornes,  glacées, 
et  pas  un  arbre  de  la  liberté  n'est  venu,  sur  le  bord  du  chemin, 
réjouir  mes  yeux  et  consoler  mon  cœur.  Vos  prisons  sont  vides  et  vos 
mains  vierges,  citoyens!  Et  pourtant,  vous  avez  autour  de  vous  des 
milliers  de  prêtres,  de  moines,  de  nonnes:  noir  bétail  de  la  tyrannie 
qui  se  cache  dans  les  ténèbres  jusqu'au  moment  où  il  viendra,  comme 
les  taureaux  de  Bozan  dont  parle  le  ci-devant  roi  David»  vous  englou- 
tir au  sein  de  vos  demeures  ! 

»  Bien  plus!  les  aristocrates  se  montrent  au  grand  jour  et  dres- 
sent insolemment  la  tête;  ils  sont  là,  à  deux  pas  de  vous,  presque  chez 
vous,  et  vous  laissez  faire!...  Dites-moi,  êtes-vous  Français,  oui  ou 
non?  Êtes-vous  patriotes,  oui  ou  non?  Êtes-vous...?  Mais  à  votre  air 
ébahi  on  dirait  vraiment  que  vous  ne  me  comprenez  pas  !  £h  !  quoi  ! 
faut-il  donc  qu'un  étranger  vienne  mettre  le  doigt  sur  la  plaie  qui 
vous  dévore  1  Faut-il  que  ce  soit  un  citoyen  de  Nantes  qui  vous  ap- 
prenne que  le  château  de  Montbriant  est  encore  debout  et  abrite  encore, 
la  tète  des  ennemis  du  peuple  !  Ne  savez-vous  donc  pas  que  ce  nid 
d'aristocrates  est  un  antre  où  se  forgent  les  armes  de  la  Contre-Révo- 


c 


DU  BQIIHOMHB  QUATORZE.  .  305 

lulion?  IgDoreZ'VOus  qu'il  est  devenu  le  repaire  des  prêtres  rebelles 
et  un  foyer  d&  correspondance  avec  les  émigrés?  0  Béotiens  !  triples 
Béotiens  que  vous  êtes!  vous  n'avez  pas  mènie  le  sentiment  de  vos 
intérêts  et  de  votre  propre  conservation  !  Non  contents  de  rester  Qssis 
sur  le  bord  du  sillon,  pendant  que  les  autres  mettent  vigoureusement 
*1a  main  à  la  charrue,  vous  avez  laissé  croître  Tivraie  dans  le  champ 
de  la  Révolution ,  au  risque  de  voir  étouffer  le  bon  grain,  et  puis, 
comptant  sur  votre  part  de  moisson,  vous  vous  êtes  endormis!...  Oh  ! 
citoyens  de  M***,  réveillez- vous  !  réveillez- vous  de  votre  assoupisse- 
ment, et  conjurez  au  moins  les  dangers  qui  vous  menacent!  secouez 
votre  torpeur,  vous  dis-je,  et  qu'une  vigoureuse  résolution  soit  prise 
à  Finstant  même!  Je  suis  prêt  à  vous  seconder  de  tout  mon  pouvoir. 
Oui!  je  vous  offre  mon  concours,  le  concours  d'un  homme  sans 
faiblesse,  d'un  homme  qui  sait  de  quelle  manière  on  doit  traiter  les 
aristocrates,  et  qui  sera  heureux  et  fier  de  raconter  aux  frères  et  amis 
de  Nantes  comment  les  patriotes  de  M***  savent  se  venger  de  leurs 
ennemis. 

«  En  conséquence,  je  propose  de  rassembler  la  garde  nationale  et 
de  nous  transporter  au  plus  tôt  au  château  de  Hontbriant  pour  y  pro- 
céder à  une  visite  domiciliaire.  » 

Après  avoir  ainsi  formulé  sa  proposition,  l'orateur  fatigué  s'assit 
brusquement,  tandis  que  le  cliquetis  de  son  sabre  contre  le  bureau  du 
président  semblait  donner  à  ses  paroles  une  nouvelle  énergie ,  et  une 
signification  sinistre  à  ces  mots  si  simples  :  Une  visite  domiciliaire. 

III. 

Ce  discours  emporté  et  plein  d'insolence ,  qui  aurait  dû  soulever  les 
justes  susceptibilités  d'une  assemblée  quelque  peu  jalouse  de  sa 
dignité  et  susciter  une  tempête  contre  son  auteur,  fut,  au  contraire, 
accompagné  de  rares,  mais  chaleureuses  approbations.  La  fin  surtout 
en  fut  accueillie  par  les  frénétiques  acclamations  des  Jacobins  de  l'en- 
droit. Ils  triomphaient  à  cette  heure  en  entendant  proclamer  avec  une 
hardiesse  sans' mesure  et  mettre  en  honneur  lesprincipes  qu'ils  avaient 
toujours  professés,  mais  dont  ils  avaient  été  obligés  jusque  là  da  mi- 
Tome  ÏV.  '  310 


306  ^    LES  AVENTURES 

tiger  Texpression ,  pour  ne  pas  effaroucher  les  faibles  et  les  ftmes 
timorées  de  la  majorité. 

Ceux-ci,  au  contraire,  baissaient  les  yeux  d'un  air  contrit,  et  demeu- 
raient immobiles  sur  leurs  bancs  comme  des  écoliers  pris  en  foute. 
Etaient-ils  honteux  de  leur  faiblesse  passée,  ou  mécontents  de  se  voir 
traités  avec  si  peu  de  cérémonie?  Se  sentaient-ils  écœurés  par  Todeur 
de  sang  qui  s'exhalait  des  fleurs  de  cette  réthorique  d'échafaud? 
Il  serait  difficile  de  le  dire.  Peut-être  y  avait- il  un  peu  de  tout 
cela  dans  Tattitude  inquiète  et  humiliée  de  la  bourgeoisie;  toujours 
est -il  que  personne  ne  paraissait  disposé  à  prendre  la  parole  pour 
défendre  le  passé  de  rassemblée ,  attaqué  avec  si  peu  de  ménagement 
et  si  peu  de  courtoisie. 

  la  fin  un  d'entre  eux  se  leva  et  demanda  la  parole  pour  répondre  au 
discours  que  Ton  venait  d'entendre  :  c'était  le  médecin  Bonneau. 

  sa  vue,  le  front  des  modérés  se  rasséréna  un  peu;  mais  on 
trembla  de  son  audace,  et  le  silence,  un  silence  plein  de  terreur  et 
d'angoisses,  s'établit  comme  par  enchantement. 

A  la  parole  incisive,  tranchante  et  passablement  brutale  du  délégué 
de  Nantes  succéda  une  argumentation  calme  et  polie,  déjà  bien  passée 
de  mode  dans  les  clubs  de  province ,  toujours  disposés  à  copier  servi- 
lement les  assemblées  populaires  de  Paris.  U  était  évident  que  Tora- 
teur,  cantonné  dan^  ses  idées  spéculatives,  ne  sortait  pas  du  pays  des 
chimères  ;  ce  n'était  guère,  à  vrai  dire,  qu'un  révolutionnaire  contem- 
platif, mais  du  moins  ses  discours  prouvaient  4me  âme  plus  droite  et 
plus  honnête  que  les  autres,  et  il  ne  craignait  pas  de  stigmatiser  en 
termes  assez  vifs  cette  soif  de  sang  qui  tourmentait  une  fraction  notable 
des  partisans  de  la  Révolution. 

Selon  lui,  l'aristocratie,  contre  laquelle*le  peuple  s'était  si  justement 
soulevé,  était  à  jamai$  renversée  ;  il  ne  pouvait  donc  voir  dans  cette 
rage  de  destruction  que  l'ignoble  acharnement  d'un  vainqueur  qui 
s'oublie  jusqu'à  frapper  son  ennemi  à  terre.  L'ère  de  bonheur  dans 
laquelle  on  allait  entrer,  cette  république  qui  allait  être  proclamée 
devait  être  inaugurée,  sanctifiée,  pour  ainsi  dire,  par  des  sentiments  de 
fraternité  humaine  ;  il  y  avait  eu  assez  de  sang  répandu  ;  il  fallait 
laisser  désormais  le  peuple  à  ses  instincts  généreux ,  et  faire  rentrer 
enfin  le  char  de  la  Révolution  dans  les  voies  tracées  par  la  Philosophie. 


DU  bouhommb  quatorze.  307 

Il  continua  encore  quelque  temps  è  marcher  sur  ce  terrain  brûlant, 
sans  s'inquiéter  des  interruptions  furieuses  delà  minorité  et  dos  regards 
de  tigre  que  lui  lançait  le  Jacobin  nantais;  puis,  arrivant  au  reproche 
dMnertie formulé  par  celui-ci  avec  tant  de  violence  : 

—  «  Tu  te  plains ,  citoyen,  lui  dit-il ,  de  ne  pas  avoir  rencontré  sur 
ton  chemin  un  seul  arbre  de  la  Liberté.  Cette  circonstance  fâcheuse  ne 
t'a-t-etle  donc  pas  fait  déjà  comprendre  que  nous  vivons  au  milieu 
d'une  population  indifférente^  sinon  hostile,  è  notre  belle  Révolution? 
Ne  sais-tu  pas,  toi  qui  sais  tant  de  choses,  que  nos  campagnes  fanatisées 
ferment  obstinément  les  yeux  à  la  lumière?  que  nous  sommes  pour 
elles  un  objet  de  mépris  beaucoup  plus  que  de  terreur  ?  Ne  sais-tu  pas 
qne  cette  aversion  est  plus  forte  que  leur  intérêt  même,  qu'elles  ont 
déserté  nos  marchés ,  qu'elles  nous  enserrent  dans  un  réseau  de  prohi- 
bitions et  de  privations  telles,  que  notre  ville  est  déjà  comme  assiégée, 
et  que  bientôt  nous  serons  affamés  dans  nos  maisons  7  Que  faire  donc  en 
présence  d'une  pareille^ aberration  d'esprit?  Faut-il,  comme  le  tyran 
Mahomet  avec  le  Coran ,  marcher  contre  elles ,  les  Droits  de  l'homme 
d'une  main  et  le  glaive  de  l'autre  ?  Mais  alors,  c'est  la  guerre  civile  !... 
Oui,  citoyens  !...  c'est  la  guerre  civile  avec  toutes  ses  horreurs,  ou  je  ne 
connais  pas  les  honmiesde  ce  pays!  Ces  campagnards,  remarquez-le 
bien,  ne  sont  pas  de  ces  gens  qui  dépensent,  ou  pour  mieux  dire,  qui 
gaspillent  leur  énergie  en  des  émeutes  ou  des  collisions  insignifiantes. 
Oh!  non  !  Â  leur  aird'irritation  silencieuse  etconcentrée  il  est  évident 
pour  moi  qu'ils  se  tiennent  maintenant  sur  la  défensive,  mais  je  ne 
serais  pas  surpris  qu'une  vaste  conspiration  se  tramât  dans  les  téné- 
breuses profondeurs  de  cette  population  si  tristement  abusée;  nul 
doute  qu'une  tempête  se  prépare,  car  l'écume  commence  à  paraître  à 
la  surface.  Les  décrets  de  la  Contention  sont  méprisés  comme  ceux  de 
l'Assemblée  nationale;  les  insignes  de  la  Révolution  sont  bafoués  et 
abattus  aussitôt  que  plantés,  sur  les  édifices  publics ,  et  des  conci- 
liabules nocturnes  se  tiennent  sans  doute  au  fond  des  bois  ou  dans 
les  villages  écartés;  car  aussitôt  que  le  jour  commence  à  tomber,  les 
paysans  armés  montent  la  garde  à  toutes  les  croisées  (')  de  chemins^ 
et  i)  est  impossible  de  circuler  dans  la  campagne  sans  le  bon  plaisir 

<i)  Carreroare. 


308  LES  AVENTURES 

de  ces  étranges  soldats.  Ils  me  laissent  passer,  inoi,  parce  qu*ils  savent 
que  je  voyage  uniquement  pour  soulager  Thumanité  souffrante  ;  mais 
bien  que  j'aie  possédé  autrefois  quelque  influence  sur  ces  hommes 
égarés,  grâce  aux  privilèges  de  mon  art,  toutes  les  fois  que  j'ai  voulu 
les  éclairer,  leur  inculquer  les  vrais  principes  politiques,  leur  prêcher 
enfin  Tamour  sacré  de  la  patrie,  ils  m'ont  impatiemment  montré  de  la 
main  le  chemin  que  je  devais  suivre,  et  ma  présence  était  immédiate- 
ment signalée,  par  des  moyens  connus  d'eux  seuls,  sur  toute  la  ligne 
que  j'avais  à  parcourir. 

«  Bien  que  mes  tentatives  de  propagande  aient  complètement 
échoué,  je  n'en  persiste  pas  moins  à  penser  qu'un  système  de  modé- 
ration mêlé  de  fermeté  est  encore  le  meilleur  moyen  de  ramener  à  la 
raison  ces  populations  fanatiques,  et  j'en  ai  pour  preuve  les  résistances 
ouvertes  qui  se  sont  élevées  dans  le  Bocage ,  toutes  les  fois  que  l'on  a 
essayé  d'employer  la  violence.  Si  donc  vous  décidez  qu'une  visite 
domiciliaire  sera  faite  au  château  de  Montbriant,  je  ne  m'y  oppose 
pas  ;  mais  je  demande  qu'on  y  apporte  tous  les  ménagements  compa- 
tibles avec  la  rigoureuse  mission  que  nous  avons  à  remplir,  et  qu'on 
n'oublie  pas  qu'après  tout  nous  n'avons  affaire  qu'à  des  femmes.  » 

Dans  la  crainte  que  notre  récit  ne  ressemblât  à  un  compte-rendu  de 
séances  parlementaires ,  nous  nous  sommes  abstenu  de  noter  les  inter- 
ruptions ,  les  cris,  les  protestations  qui  accompagnèrent  l'orateur  pen- 
dant qu'il  débitait  son  discours  ;  d'ailleurs  tout  ce  bruit  était  peu  de 
chose  en  comparaison  du  concert  de  huées,  d'injures  et  d'imprécations 
qui  en  accueillit  la  fîn.  La  prévision  sinistre  qu'il  renfermait  mit  en 
révolution  tous  les  fanfarons  de  courage,  qui  se  trouvaient  là,  comme 
partout,  en  grande  majorité ,  et  cette  idée  de  guerre  sembla  pour  le 
moins  ridicule  aux  auditeurs  les  plus  bénévoles, en  songeait  qu'il  s'a- 
gissait de  paysans  en  sabots!  Les  interpellations  les  plus  vives,  les 
railleries  les  plus  piquantes  se  croisaient  en  tous  sens  et  venaieni 
assaillir  le  malencontreux  orateur,  qui  avait  eu  le  tort  de  faire  entendre 
le  langage  de  la  raison  à  une  assemblée  de  peureux  et  d'énergumènes. 
Mais  lui ,  toujours  ferme  et  mesuré  dans  ses  paroles,  il  soutenait  son 
opinion  avec  l'opiniâtreté  que  donne  une  conviction  profonde  et  répon- 
dait à  cette  tourbe  d'aboyeurs  et  de  matamores  qu'il  méprisait  main- 
tenant, mais  devant  laquelle  on  devait  trembler  plus  tard.    . 


DU  BONHOHMB  QUATOBZE.  309 

Cette  lulte  violente  et  inégale  aurait  nécessairement  fini  par  épuiser 
les  forces  du  docteur,  car  ses  amis  politiques  n'osaient  pas  même 
essayer  un  simulacre  de  défense  ou  dire  un  seul  mot  qui  pût  faire  une 
utile  diversion  en  sa  faveur,  si  le  citoyen  de  Nantes,  qui  par  le  fait 
présidait  rassemblée,  n'eût  fait  un  signe  de  la  main,  annonçant  qu'il 
voulait  prendre  la  parole  de  nouveau. 

Composant  alors  s6n  maintien ,  et  affectant  une  modération  hypo- 
crite, il  commença  d'un  ton  doucereux  : 

—  «  S'il  plait  au  citoyen  que  vous  venez  d'entendre  de  cultiver 
dans  son  cœur  la  politique  béate  et  sentimentale  de  la  Gironde,  il  en 
est  assurément  le  maître;  mais  qu'il  n'espère  pas  maintenir  l'assem- 
blée dans  la  voie  pernicieuse  où  de  prétendus  sages  l'avaient  malheu- 
reusement engagée.  Si  j'en  crois  les  témoignages  non  équivoques  qui 
partent  de  tous  les  côtés  de  cette  enceinte ,  vous  avez  hâte ,  citoyens, 
de  sortir  de  l'ornière  où  des  traîtres  vous  ont  laissé  croupir  jusqu'à  ce 
jour.  En  vain  les  reptiles  impurs  qui  rampent  au  pied  de  la  Montagne 
font  entendre  des  sifflements  affreux  et  dressent  contre  elle  leur  tête 
hideuse ,  la  Montagne  les  écrasera  comme  des  vers  de  terre,  et  conti- 
nuera l'œuvre  immense  de  la  régénération  du  monde,  parce  qu'elle  est 
forte,  puissante,  et  que  l'avenir  est  à  elle  !....  » 

—  «  La  question  n'est  pas  résolue ,  interrompit  Bonneau.  ^ 

—  a  Elle  le  sera  bientôt!  vociféra  l'orateur,  et  alors,  malheur  à 
ceux  qui  auront  égaré  le  peuple  par  le  mirage  trompeur  d'une  modé- 
ration coupable  et  enveloppé  la  Révolution  naissante  dans  les  langes 
pourris  de  la  morale  et  de  la  vertu  !  Qu'ils  tremblent  ceux-là,  citoyens  ! 
qu'ils  tremblent,  car  je  le  dis  encore  :  Malheur  aux  vaincus  !  » 

Bien  que  cette  violente  sortie  renfermât  une  menace  assez  directe  à 
l'adresse  du  docteur  Bonneau,  pour  le  cas  probable  du  triomphe  de  la 
Montagne  sur  la  Gironde,  celui-ci  ne  daigna  pas  y  répondre,  et,  déses- 
pérant de  se  faire  comprendre  au  milieu  de  ce  déchaînement  de  toutes 
les  passions  mauvaises ,  il  s'accouda  silencieusement  sur  le  dos  de  sa 
chaise,  et  ne  prit  plus  aucune  part  aux  tumultueuses  délibérations  de 
l'assemblée. 

Toutes  les  motions  proposées  par  le  délégué  de  Nantes  furent  adop- 
tées avec  enthousiasme  même  par  la  fraction    modérée  du  club, 


310  LBS  AVENTUEBS 

entraînée  par  Texemple  ou  fascinée  par  la  terreur.  Il  fut  résolu  que  des 
battues  seraient  organisées  pour  fouiller  les  bois,  les  châteaux  et  les 
presbytères,  afin  de  s'emparer  des  prêtres  rebelles  et  de  les  amener  à  la 
prison  de  la  ville,  jusqu'à  ce  que  le  peuple  en  eût  faitjmtice  autrement. 
Pour  commencer,  et  attendu  Theuredéjà  avancée,  on  arrêta  qu'on  se 
rendrait  ce  jour-là  mêmeaucbâteaudeMontbriant,  qui  n'était  guère 
qu'à  une  demi-lieue  de  la  ville. 

Après  cette  décision,  l'assemblée  se  sépara  pour  se  préparer  à  l'ex- 
pédition ,  et  convoquer  la  garde  nationale  à  domicile  \  car  le  son  du 
tambour  pouvait  «  donner  l'éveil  au  gibier  et  faire  manquer  la  chasse,  « 
comme  disait  plaisamment  lo  délégué  de  la  ville  de  Nantes,  le  héros  de 
la  journée.    ^ 

IV. 

Après  avoir  traversé  sur  un  vieux  pont  de  bois  la  rivière  qui  baigne 
du  côté  de  l'Ouest  les  antiques  murailles  du  château  de  M^  le  chemin 
de'  Montbriant  tourne  brusquement  à  gauche  et  s'enfonce  entre  deux 
buissons  de  houx  entremêlés  d'églantiers  et  de  chèvrefeuilles  sauvages, 
en  suivant  toutes  les  sinuosités  de  la  vallée.  Des  arbres  magnifiques, 
qui  avaient  réussi  à  se  faire  jour  au  milieu  de  ce  fouillis  d'arbustes 
épineux  et  de  plantes  grimpantes,  étendaient  autrefois  leurs  rameaux 
touffus  au-dessus  du  chemin ,  et  c'est  à  peine  si  quelques  pauvres 
rayons  de  soleil,  tamisés  par  la  fouillée,  venaient  miroiter ,  a  midi,  sur 
les  tfaques  d'eau  bourbeuse  qui  le  couvraient  les  trois  quarts  de  Tannée. 
'  Une  longue  suite  de  ces  petits  sillons  creusés  en  travers  par  le  pas 
mesuré  des  bœufs,  et  connus  dans  le  Poitou  sous  le  nom  de  chapelets, 
le  rendaient  à  peu  près  impraticable ,  si  ce  n'est  aux  petits  chevaux  du 
pays  qui  savaient  admirablement  emboîter  ces  chapelets,  pourvu  que 
le  cavalier  s'abandonnât  à  leur  direction.  Là ,  comme  dans  tous  les 
anciens  chemins  du  Bocage  où  deux  charrettes  ne  sauraient  passer  de 
front,  la  circulation  eut  été  impossible  sans  le  bruit  strident  des  batte- 
relies  ou  cercles  de  fer  quiclapottent  comme  des  cymbales  aux  moyeux 
des  charrettes,  ou  la  voix  sonore  des  bouviers  qui  chantent  leurs  bœufs 
à  tue-tête  pour  avertir  les  autres  de  ne  pas  s'engager  à  l'autre  bout  de 
cet  étroit  et  ténébreux  labyrinthe. 


DU  BONHOMUB  QUATOBZE.  311 

Les  gens  à  pied  suivaient  les  petits  sentiers  pratiqués  derrière  la 
haie  dans  les  pàtis  et  les  champs  de  blé  où  ils  n'avaient  guère  qu'une 
vingtaine  d'échaliers  à  franchir  avant  d'arriver  à  ce  que  Ton  pouvait 
appeler  la  terre  ferme.  Là,  le  chemin  déviait  un  peu  sur  la  droite  et 
abandonnait  le  bord  des  prairies  pour  embrasser  les  flancs  du  coteau 
qu'il  gravissait  doucement  en  dessinant  une  courbe  naturelle  au  milieu 
des  taillis  de  chênes,  et  de  châtaigniers  de  la  plus  belle  venue.  On  arri- 
vait ainsi  au  sommet  du  plateau  où  une  triple  rangée  d'arbres  sécu- 
laires conduisait  jusqu'à  la  porte  du  manoir. 

Celui-ci  n'avait  rien  de  remarquable  que  sa  masse  imposante,  com- 
posée d'un  amas  confus  de  tourelles  et  de  pavillons  de  toutes  les  épo- 
ques éclairés  par  des  fenêtres  longues,  étroites ,  qui  semblaient  avoir 
été  percées  après  coup,  sans  aucun  égard  pour  les  règles  de  la  symétrie 
ou  le  plaisir  des  yeux  ;  mais  le  site  était  charmant.  Des  fenêtres  de  la 
grande  salle,  on  voyait  se  dérouler  les  méandres  gracieux  de  la  rivière 
qui ,  après  avoir  contourné  la  colline ,  faisait  brusquement  un  coude 
et  fuyait  devant  le  château  pour  aller  se  perdre  au  loin  dans  de  noirs 
bouquets  d'aunes  ou  des  massifs  de  saules  argentés.  Des  rochers  cou- 
ronnés de  verdure  ou  d'ajoncs  fleuris,  de  longues  et  fraîches  coulées 
de  prairies  tout  émaillées  de  génisses  folâtres  et  de  petits  bœufs  rouges 
du  Poitou  couchés  à  l'ombre  des  vieux  chênes  ;  plus  loin ,  d'immenses 
futaies  où  venaient  se  briser  les  vents  orageux  du  couchant;  tel 
était  Taspect  pittoresque  et  grandiose'  des  environs  du  château  de 
Hontbriant. 

Mais  depuis  longtemps  déjà  les  alentours  du  logis  étaient  tristes  et 
silencieux.  Les  hirondelles ,  abandonnant  aux  passereaux  querelleurs 
les  hautes  corniches  des  pavillons,  faisaient  maintenant  leur  nid  sous 
l'arceau  de  la  porte  d'entrée.  Les  pigeons  du  colombier  s'abattaient  en 
paix  auprès  du  ruisseau  pour  becqueter  le  sable  de  la  rive,  et  venaient 
roucouler  leurs  amours  jusque  sur  l'appui  des  fenêtres  ;  car  ils  ne 
redoutaient  plus  le  fracas  des  piqueurs  et  le  bruit  des  fanfares  :  les 
chevaux  languissaient  dans  les  écuries,  et  les  chiens  au  chenil  se 
lamentaient  en  attendant  leur  maître. 

C'est  que  la  Révolution ,  de  plus  en  plus  menaçante,  avait  flétri  les 
bonheurs  tianquilles  de  la  vie  de  province,  comme  elle  avait  brisé  les 


312  LES  AVBNTUaBS 

grandes  existences  de  la  noblesse  de  Cour,  et  que  le  seigneur  de  ces 
lieux  était  parti  pour  Fémigration,  laissant  à  la  garde  de  Dieu  sa 
femme,  sa  011e  et  ses  vieux  serviteurs. 

Mais  il  est  temps  d'entrer  dans  Tintérieur  du  château  et  de  faire 
connaissance  avec  les  pauvres  délaissées  qui  Fhabitent. 

Dans  Teiâbrasure  d'une  fenêtre ,  donnant  sut  la  campagne  que  nous 
avons  ^sayé  de  décrire,  était  assise  une  dame  âgée  d'une  quarantaine 
d'années.  Sans  la  poudre  qui  couvrait  les  bandeaux  de  son  front ,  et  la 
coiffe  de  dentelle  qui  enfermait  ses  cheveux  ,  on  eut  pu  voir  de  nom- 
breux filets  d'argent  se  dessiner  sur  l'ébène  de  sa  chevelure.  Ses  yeux, 
entourés  de  cercles  noirs,  prouvaient  sufAsamment  qu'elle  avait  passé 
bien  des  nuits  sans  sommeil.  Il  était  évident  qu'après  de  longs  jours  de 
calme  et  de  bonheur,  l'adversité  avait  enfin  franchi  le  seuil  de  son  logis 
et  trouvé  le  chemin  de  son  cœur  ;  mais  son  air  de  noble  souffrance  et 
de  résignation  chrétienne  témoignaient  assez  que  le  malheur  l'avait 
trouvée  forte,  et  qu'elle  n'avait  pas  été  vaincue  dans  cette  lutte  sublime 
contre  les  misères  de  la  vie. 

Cette  dame  était  Marie-Flore- Athénaïs  de  Boisgiraud ,  dame  et  châ- 
telaine de  Montbriant,  la  Primaudière,  Dorinière  et  autres  lieux. 

Un  ouvrage  de  tapisserie  reposait  sur  ses  genoux  ;  car  sa  pensée 
était  ailleurs,  et  son  regard  distrait  errait  vaguement  sur  le  paysage 
qui  s'étendait  en  face  du  château.    - 

Elle  fut  subitement  tirée  de  sa  rêverie  par  une  joyeuse  exclamation 
de  sa  fille  Marguerite ,  charmante  enfant  de  dix-sept  ans  qui  brodait 
au  tambour  en  face  de  la  fenêtre. 

—  Enfin ,  la  voilé  donc  finie,  cette  maudite  fleur  qui  m'a  donné  tant 
de  peine!  encore  une  autre  pareille,  et  mon  ouvrage  sera  terminé. 
Quel  bonheur  I  moi  qui  craignais  tant  qu'il  ne  fût  pas  prêt  pour  le 
retour  de  mon  bien-aimé  père!  Tenez,  voyez-vous ,  maman  ? 

Et  elle  montrait  à  sa  mère,  avec  une  joie  enfantine,  une  de  ces 
grandes  vestes  ou  gilets  à  basques  en  étoffe  de  soie  brodée  que  por- 
taient alors  tous  les  gentilshommes  en  habits  de  gala. 

La  châtelaine,  enveloppant  sa  fille  dans  un  de  ces  longs^regdi*ds  de 
mère  tout  chargés  de  tendresse  et  de  mélancolie: 

—  Cest  bien,  ma  fille,  lui  dit-elle,  ion  pauvre  père  sera  bien  heu- 


DU  bouhommb  quatorze.  313 

reux  sans  doute  de  ton  aimable  sou-venir;  mais,  bêlas!  quand  le 
reverrons-nous? 

—  Mais  bientôt,  ma  mère,  je  vous  assure  ! 

—  Âb!  reprit  la  mère,  d'un  ton  légèrement  ironique,  et  qui  t'a 
donné  une  pareille  assurance? 

—  C'est  que,  voyez- vous,  maman,  continua  Marguerite  en  se  rap- 
prochant de  sa  mère  et  lui  parlant  d'un  ton  confidentiel,  j'ai  fait  un  vœu 
à  Nolre-Dame-de-Pitié,  et  je  prierai  si  bien  la  bonne  Vierge,  qu'elle 
ne  pourra  s'empécber  de  m'exaucer. 

—  Elle  te  l'a  promis  sans  doute? 

< —  Oh  !  non,  mère,  mais  vous  savez  bien  qu'on  ne  l'invoque  jamais 
en  vain.  La  pauvre  Marie-Jeanne ,  de  la  Roullière ,  a  suspendu  ses 
béquilles  de  paralytique  à  la  voûte  de  la  chapelle,  il  n'y  a  pas  buit 
jours;  ma  sœur  de  lait  a  fait  bier  soir  un  tour  de  jardin  appuyée  sur 
mon  bras  ;  on  dit  que  l'épileptique  du  Moulin-Fleuri  n'a  pas  tombé  une 
seule  fois  depuis  la  dernière  Notre-Dame;  et  cela,  parce  que  leurs 
parents  ont  fait  un  voyage  à  la  chapelle  de  Pitié.  Eh  bien!  pourquoi 
n'aurais-je  pas  autant  de  bonheur  que  ces  pauvres  gens? 

Bien  que  la  mère  n'eût  pas  sans  doute  une  confiance  aussi  ingénue 
que  sa  fille ,  elle  se  donna  bien  de  garde  de  le  laisser  voir,  et,  quittant 
le  ton  un  peu  railleur  que  l'air  d'assurance  de  Marguerite  lui  avait 
d'abord  inspiré,  elle  lui  dit  avec  une  gravité  douce  et  pleine  de 
tristesse  : 

—  A  Dieu  ne  plaise,  chère  enfant ,  que  je  cherche  à  ébranler  ta  foi 
en  l'efficacité  de  la  prière  !  H  faut  prier,  prier  sans  cesse  ;  mais  il  ne 
faut  pas  croire  pourtant  que  Dieu  soit  obligé  de  nous  exaucer,  et  trop 
compter  sur  les  faveurs  du  ciel.  Pour  moi,  je  ne  puis  m'empêcher  de 
voir  que  l'horizon  s'assombrit  de  jour  en  jour.  Les  peines  les  plus 
sévères,  les  plus  cruelles  même  sont  portées  contre  nos  cbers  émigrés  ; 
les  prêtres  sont  proscrits  ;  le  roi ,  le  roi  lui-même  —  que  le  bon  Dieu  le 
protège!  —  a  été  jeté  en  prison ,  et  ce  n'est  que  par  une  protection 
toute  spéciale  de  la  divine  Providence  que  nous  n'avons  pas  été  nous- 
mêmes  inquiétées  dans  notre  maison.  Je  ne  voudrais  pas  faire  pâlir  les 
roses  de  tes  joues,  mon  cber  cœur,  ajouta-l-elle ,  —  en  écartant  les 
boucles  de  cheveux  de  Marguerite  et  lui  déposant  un  baiser  sur  le 


314  LES  AVSHTURSS 

froot,  —  mais  je  crains  que  nous  n'ayons  à  redouter  des  malheurs 
encore  plus  grands. 

—  Bonne  mère  chérie ,  ne  voyez  donc  pas  les  choses  si  en  noir  ! 
moi,  j'ai  meilleure  espérance ,  je  Ta  voue,  et.... 

—  C'est  que  tu  es  jeune,  mon  enfant  !  —  interrompit  la  châtelaine. 

—  Je  suis  jeune,  c'est  Vrai  ;  mais  je  vous  assure,  mère,  que  j'ai 
bien  ma  petite  politique  aussi,  allez! 

—  Ah  !...  voyons  donc  cette  politique! 

— Eh  bien!  je  rencontre  quelquefois  sur  mon  chemin  Labranche, 
celui  qu'on  appelle  le  beau  Labranche,  vous  savez?  le  garde  de  M.  le 
chevalier  de  la  Boulaie. 

Ici  une  légère  rougeur  vint  colorer  le  charmant  visage  de  Uargue- 
rite  ;  mais  elle  continua  : 

—  Ce  garçon,  qui  aime  à  causer,  vous  parle  toujours  d'un  ton  de 
mystère,  mais  en  même  temps  avec  un  air  de  si  grande  conûance, 
qu'on  ne  peut  se  défendre,  quand  on  l'entend,  de  partager  au  moins 
une  partie  de  ses  espérances.  Figurez-vous,  ma  mère,  que  rien  ne 
l'épouvante,  cet  homme,  rien  ne  l'étonné,  et  quand  on  raconte  devant 
lui  toutes  les  horreurs  commises  par  les  patriotes,  il  rit  sous  cape  et 
souvent  même  il  se  frotte  les  mains  en  disant  :  —  «  Tant  mieux  !  tant 
mieux!  ils  n'en  font  pas  encore  assez!  c'est  bon!  ils  nous  paieront 
tout  è  la  fois  I  »  —  Je  n'avais  guère  compris  jusqu'ici  le  langage 
étrange  de  cet  homme,  lorsqu'hier  è  la  brune,  en  revenant  de  visiter 
mes  nialades,  je  l'ai  heureusement  rencontré  à  Téchalier  du  grand 
pâtis. 

—  Heureusement!...  et  pourquoi  heureusement,  ma  chère fllle? 
La  jeune  fille  embarrassée  hésita  un  moment,  puis  elle  sembla  avoir 

pris  une  résolution  subite,  car  elle  répoddit  presque  aussitôt  : 

—  Tenez,  chère  mère!  j'aime  mieux  tout  vous  dire.  J'ai  fait  hier 
une  rencontre  que  je  voulais  vous  cacher  d'abord,  dans  la  crainte  de 
vous  alarmer  davantage;  mais,  tout  bien  considéré,  il  vaut  mieux  que 
vous  le  sachiez. 

La  mère  écoutait  avec  une  attention  presque  fébrile. 
*—  Je  revenais  tranquillement ,  continua  Marguerite ,  par  le  petit 
sentier  du  bois  qui  descend  à  la  fontaine ,  lorsque  j'ai  découvert  dans 


DU  BONHOMM  BQUATORZE.  315 

la  clairière  è  gauche  un  groupe  de  paysans  qui  paraissaient  tellement 
occupés  et  recueillis  qu'ils  ne  se  sont  pas  aperçus  de  ma. présence.  Ils 
étaient  tous  à  genoux  en  cercle  autour  de  quelque  chose  ou  de  quel- 
qu'un que  je  n'ai  pas  vu.  Trois  ou  quatre  femmes  avec  leurs  capots 
noirs  sur  la  tête  poussaient  des  sanglots  étouffés ,  et  le  sacristain  de  la 
paroisse,  que  j'ai  parfaitement  reconnu  parce  qu'il  était  resté  debout, 
lisait  à  demi-vx)ix  dans  un  gros  livre  qui  m'a  semblé  pareil  au  bréviaire 
de  notre  pauvre  Curé.  —  Vous  sentez  bien ,  ma  bonne  mère,  que  je 
ne  suis  pas  restée  le  à  les  regarder  faire  ;  j'étais  un  peu  effrayée ,  je 
l'avoue,  et  j'avais  grande  envie  de  me  mettre  à  courir^  quand  je  me 
suis  trouvée  tout  à  coup  en  face  de  maitre  Labrancbe. 

^  Eh  bien  !  que  t'a-t-il  dit  ? 

—  Quand  je  lui  ai  eu  raconté  ce  qui  venait  de  m*'arriver,  il  m'a 
répondu  avec  son  sang-froid  ordinaire:  — *«  Bon,  Mademoiselle!  je 
sais  ce  que  c'est  ;  faut  pas  avoir  peur  ;  c'est  ce  pauvre  diable  de 
Chaillou  qui  s'est  laissé  mourir  hier  au  soir.  »  —  Eh  bien!  lui  ai-je  dit, 
quel  rapport  la  mort  de  Chaillou  a-t-elle  avec  cette  apparition  ?  — 
«  Oh  !  ce  n'est  pas  yne  apparition,  Mademoiselle,  vous  m'excuserez!  » 
—  Mais  qu'est-ce  donc  enfin?  —  «  Voilà,  Mademoiselle  :  c'est  que 
défunt  Chaillou  était  de  la  paroisse  de  M^^,  où  vous  savez  bien  qu'ils 
ont  mis  un  prêtre  jureur;  de  manière  qu'il  n'y  a  plus  moyen  de  mettre 
les  morts  en  terre  sainte.  Alors  les  pauvres  gens  du  Bocage  aiment 
mieux  les  enterrer  eux-mêmes  dans  les  bois,  en  attendant  que  les 
intrus  puissent  être  chassés  des  paroisses.  Le  sacristain,  les  Chantres 
ou  les  autres  qui  savent  lire  disent  les  prières  comme  de  vrais  prêtres  ; 
on  met  une  croix  sur  la  fosse,  on  fait  des  marques  aux  troncs  des 
arbres  à  l'entour,  et  puis  tout  est  dit!  »  -—Ainsi  donc,  c^était  tout 
simplement  un  enterrement  dont  j'avais  été  le  témoin. 

V, 

Mme  de  Montbriant  n'avait  point  encore  entendu  parler  de  cette 
sorte  de  cérémonies  mystérieuses,  devenues  pourtant  à  peu  près  géné- 
rales à  cette  époque, dans  la  plus  grande  partie  du  Bocage;  aussi 
demeura-t-elle  silencieuse  et  pensive  après  le  récit  de  sa  flUe ,  se  con- 


316  LES  AVEirrURES 

tentant  de  répéter  à  demi-voix  :  —  C'est  étrange,  c'est  véritablement 
étrange!  dans  quel  temps  vivons-nous,  mon  Dieu! 
Puis,  s'adressant  enfin  à  Marguerite  : 

—  Tout  cela  est  à  merveille,  mon  cœur  ;  mais  cela  ne  m'explique 
pas  les  insinuations  un  peu  obscures  de  maître  Labranche ,  ton  pro- 
fesseur de  haute  politique. 

—  Moquez-vous,  chère  mère,  moquez-vous  si  vous  voulez;  mais 
cela  n'empêche  pas  que  cet  homme  sait  beaucoup  plus  de  choses 
qu'il  ne  veut  en  dire.  J'ignore  où  il  prend  ses  informations,  je 
conviens  même  qu'il  n'est  pas  toujours  très-clair  dans  ses  explications 
et  dans  ses  commentaires  ;  mais  il  est  évident  que  la  langue  lui 
démange  à  ce  pauvre  garçon,  et  je  crois  qu'il  s'ouvrirait  beaucoup 
plus  s'il  n'était  retenu  par  quelque  considération  importante  dont  je  ne 
puis  me  rendre  compte. 

—  Tout  cela  est  bien  vague,  ma  bonne  fille,  reprit  M™*  de  Mont- 
briant;  mais  enfin  de  quoi  te  parle-t-il?  A-t-il  reçu  des  nouvelles  du 
chevalier? 

—  Oh!  ma  mère!  fit  la  jeune  fille  d'un  air  de  dignité  offensée,  vous 
pensez  bien  que  je  ne  le  lui  ai  pas  demandé! 

—  Je  le  crois,  mon  enfant  !  je  le  crois ,  dit  la  mère  en  souriant ,  mais 
ne  puis-je  savoir...? 

—  Eh  bien  !  il  a  parlé  de  bonnes  nouvelles...  il  m'a  dit  que  mon 
père  et  le  chevalier  de  la  Boulaie  allaient  revenir  au  pays,  parce  qu'on 
y  avait  besoin  d'eux,  et  qu'alors....  dam!  alors....  nous  serions  tous 
heureux...  il  y  aurait  des  fêtes,  des que  sais-je,  moi? 

Et  la  pauvre  enfant ,  devenue  tout  à  coup  d'un  rouge  cramoisi ,  ne 
pouvait  plus  retrouver  le  fil  de  ses  idées  et  s'embarrassait  de  plus  en 
plus  dans  ses  phrases  si  étourdiment  commencées. 

Sa  mère,  qui  comprenait  parfaitement  les  allusions ^du  garde,  et 
qui  se  sentait  elle-même  fortement  émue  en  souvenir  de  certains 
projets  de  mariage  entre  le  chevalier  et  Marguerite,  vint  charitable- 
ment au.secours  de  sa  fille  et  lui  dit  : 

—  Dieu  sait,  mon  cher  ange,  si  je  serais  heureuse  de  partager  les 
espérances  de  ce  brave  homme!  mais,  hélas!  à  moins  que  la  Provi- 
dence ne  fasse  un  miracle,  je  n^  vois  pa^  sur  quoi  nous  pourrions  rai- 
sonnablement les  fonder  ? 


DU  BORHOUMB  QUATORZE.  317 

—  Je  ne  le  sais  pas  ivop  moi-même,  chère  mère,  mais  Labrahcbe 
parle  sans  cesse  de  Tagitation  qui  règne  parmi  les  paysans,  de  réu- 
nions armées  dans  les  bois,  de  projets  de  vengeance  et  d'une  foule  de 
choses  qui  prouvent  combien  le  peuple  des  campagnes  est  monté 
contre  la  Révolution.  Il  m'a  raconté  qu'à  Challans,  à  Aizenay,  à 
Machecoul,  les  drapeaux  tricolores  avaient  été  jetés  à  bas  et  déchirés 
en  mille  morceaux ,  que  les  paysans  du  Bocage  étaient  convenus 
partout  comme  ici  de  garder  leurs  denrées  chez  eux  afin  d'affamer  les 
villes,  et  comme  il  parait  qu'une  grande  levée  doit  avoir  lieu  prochai- 
nement pour  les  frontières,  il  prétend  que  les  jeunes  gens  ont  juré  de 
ne  pas  partir  et  de  se  faire  plutôt  tuer  dans  leur  pays.  Il  ne  parle  de  rien 
moins  que  de  soulèvement  et  de  guerre  civile  ;  mais  je  ne  puis  le 
croire,  vraiment!  et  j'ai  peine  à  me  figurer  une  armée  composée  de 
nos  pauvres  paysans  en  sabots  et  en  pantalons  barrés ,  commandés 
sansidoute  par  M.  Hubelin,  avec  son  petit  tricorne,  ses  mollets  bleus 
et  ses  besicles  sur  le  nez. 

Et  à  cette  pensée  la  jeune  folle,  oubliant  la  gravité  des  circons- 
tances, partit  d'un  immense  et  joyeux  éclat  de  rire. 

La  mère  allait  peut-être  la  gronder  doucement  pour  cette  gaité  in- 
tempestive, lorsque  la  réprimande  fut  arrêtée  subitement  par  l'entrée 
du  personnage  même  auquel  la  maligne  enfant  venait  de  faire  une 
si  plaisante  allusion. 

Une  figure  maigre,  tirée ,  couleur  de  vieux  parchemin ,  des  cheveux 
gras  collés  sur  les  tempes,  une  échine  légèrement  voûtée  et  couverte 
d'un  habit  noir  avec  des  culottes  de  ratine  de  la  même  couleur,  des 
bas  de  coton  blanc  à  côtes  terminés  par  de  gros  souliers  à  boucles  de 
cuivre,  tel  était  l'ensemble  de  messire  Nicolas  Hubelin ,  sénéchal  feu- 
diste  et  procureur  fiscal  de  la  châtellenie  deMontbriant. 

Il  entra  avec  la  même  discrétion  qn'un  chat  dans  une  cuisine  étran- 
gère; avec  une  attention  des  plus  exemplaires  «  il  referma  la  porte 
après  lui,  et  s'avança  vers  les  dames  qu'il  salua  profondément;  puis, 
sur  un  geste  de  la  maîtresse  de  la  maison,  il  s'assit  sur  Je  bord  de  la 
chaise  la  plus  modeste  qu'il  put  trouver  sous  sa  main ,  et  attendit 
humblement  qu'on  lui  adressât  la  parole. 

*<-Ëh!bien,  monsieur  Hubelin,  lui  dit  Ja  ehàtelaine d'un  air  de 
bienveillance  encourageante ,  qu'y  a-t-il  de  nouveau  ? 


318  LES  AVENTURES 

—  Oh!  mon  Dieu,  rien  de  bien  nouveau,  madame,  répondit  le 
pauvre  gratte-papier,  en  toussant  légèrement,  et  rougissant  jusqu'aux 
oreilles,  —  j'étais  seulement  venu  pour  avoir  l'honneur  de  vous  dire 
que  les  rentrées  de  la  Saint-Michel  se  sont  faites  cette  année  avec 
plus  de  régularité  que  jamais;  Madame  a  réellement  lieu  d'être  satis- 
faite de  ses  tenanciers. 

—  Les  pauvres  geni»  !  dit  Mm^  de  Montbriànt ,  leur  bon  cœur  n'est 
jamais  en  défaut,  et'il  semble  qu'ils  cherchent  par  leur  empressement 
à  nous  dédommager ,  autant  qu'il  est  en  eux,  des  tribulations  qui  nous 
environnent. 

—  Madame  a  parfaitement  raison,  reprit  le  feudiste  en  s'inclinant, 
et  pourtant ,  il  y  a  des  personnes  qui  prétendent  que  le  peuple  se  déta- 
che tous  les  jours  de  ses  seigneurs  naturels,  et  que  dans  certaines  pro- 
vinces il  va  même  jusqu'à  leur  refuser  les  droits  féodaux. 

Mme  de  Montbriànt  ne  put  s'empêcher  de  sourire  de  cette  réflexion 
naïve  qui  était  peut-^tre  la  première  invasion  que  le  brave  homme 
eût  jamais  hasardé  dans  le  domaine  de  la  politique.  Travailleur  infa- 
tigable et  toujours  enterré  dans  ses  parchemins  —  ou  ses  perchas, 
comme  on  dit  dans  le  pays  —  c'était  à  peu  près  tout  ce  qu'il  savait 
de  la  Révolution.  Il  avait  si  peu  de  rapports  avec  le  monde  extérieur, 
les  questions  de  science  héraldique  ou  féodale  le  préoccupaient  telle- 
ment, qu'il  n'accordait  qu'une  attention  fort  distraite  au  récit  des  évé- 
nements actuels  que  l'on  faisait  souvent  «n  sa  présence.  D'ailleurs 
l'empressement  des  tepanciers  à  payer  les  redevances  était  plus  grand 
que  jamais,  le  blé  abondait  dans  les  greniers,  les  chapons  dans  la 
basse-cour,  et  si  ce  n'eût  été  la  messe  qui  lui  manquait  le  dimanche, 
il  ne  se  fût  aperçu  d'aucune  perturbation,  dans  le  cercle  borné  où 
s'écoulait  sa  vie. 

Cette  bonne  et  honnête  créature ,  timide  comme  un  lièvre,  mais 
attachée  comme  un  chien ,  ne  voyait  rien  sur  la  terre  au-dessus  de  ses 
nobles  patrons,  et  elle  eut  volontiers  donné  son  sang  pour  eux  si  elle 
eût  eu  le  courage  d'affronter  la  mort.  Cependant  on  voyait  peu  le  cher 
homme  en  leur  compagnie,  quoique  ce  fût  le  privilège  de  ses  hono- 
rables fonctions.  Cette  position  de  serviteurs  amphibies,  souvent  gênés 
au  salon  et  toujours  jalousés  à  l'office,  n'était  pas  plus  agréable _que 


BU  BOIiHOMMB  QUATOBZE.    ,  319 

celle  des  précepteurs  de  nos  jours,  et,  la  sauvagerie  de  notre  homme 
aidant ,  il  ne  paraissait  guère  qu'aux  heures  des  repas,  après  lesquels  il 
s'esquivait  doucement  pour  regagner  son  antre ,  ou  pour  pêcher  soli- 
tairement à  la  ligne,  si  le  temps  était  favorable  à  cet  innocent 
plaisir. 

La  conversation  commençait  à  languir,  et  déjà  le  digne  sénéchal 
méditait  la  grande  question  de  sa  sortie  du  salon  —  question  toujours 
si  difficile  à  résoudre  pour  les  gens  timides —  lorsqu'une  porte  s'ouvrit 
et  donna  passage  à  la  gouvernante  des  enfants,  autre  personnage 
plus  important  sans  doute  par  ses  prétentions  personnelles,  mais  dont  la 
position  officielle  avait  la  plus  grande  analogie  avec  celle  du  feudiste. 

Grande,  sèche,  horriblement  serrée  dans  sa  carapace  de  baleine ,  elle 
portait  une  robe  d'indienne  semée  de  ramages  éclatants,  et  sa  tête 
était  à  peine  cachée  sous  un  petit  bonnet  à  pavillon ,  derrière  lequel 
s'étalait  un  chignon  dont  l'opulence  était  des  plus  suspectes. 

Elle  s'avança  avec  majesté  jusqu'à  trois  pas  de  madame  de  Mont- 
briant,  à  laquelle  elle  fit  une  révérence  étudiée,  puis,  se  retournant 
tout  d'une  pièce  vers  «  Mademoiselle  »,  —  elle  la  salua  avec  un  mé- 
lange de  respect  et  d'affectueuse  protection.  Enfin ,  apercevant  le  feu- 
diste, qui  s'était  levé  à  son  aspect,  elle  se  contenta  de  lui  faire  un  signe 
de  tête  accompagné  d'un  regard  vainqueur  auque)  le  stoïque  philoso- 
phe ne  parut  pas  faire  la  plus  légère  attention. 

Madame  ou  plutôt  Mademoiselle  La  Roselière  —  car  c'est  ainsi 
qu'on  appelait  alors  les  femmes  mariées  d'un  rang  inférieur  —  était 
une  intéressante  veuve  qui  n'avait  pas  longtemps  savouré  les  douceurs 
de  l'hyménée.  Son  mari ,  ancien  employé  des  gabelles ,  avait  attrapé 
une  pleurésie  eb  courant  après  les  faux-sauniers,  et  le  pauvre  cher 
homme  était  mort  dans  les  bras  de  son  épou&e  éplorée,  avec  la  con- 
viction intime  qu'il  laissait  après  lui  une  femme  à  jamais  inconso- 
lable. 

Cependant,  depuis  qu'elle  avait  été  attachée  à  W^  de  Montbriant, 
alors  âgée  de  quinze  ans,  les  mauvaises  langues  du  pays  prétendaient 
qu'elle  avait  complètement  oublié  le  défunt.  Nous  n'oserions  nous 
prononcer  dans  une  affaire  aussi  délicate, mais  nous  ne  pouvons  dissi* 
muler  à  nos  lecteurs  que  les  apparences  étaient  un  peu  contre  elle.  La 


3910  LES  AVEIiTURES 

chère  demoiselle  distillait  le  sentiment  jusqu^à  la  quintessence  la  plus 
raffinée  ;  ses  agaceries  è  Thonnête  procureur-fiscal,  quoique  contenues 
dans  les  bornes  d'une  dignité  pleine  de  condescendance,  étaient  aussi 
claires  que  réjouissantes  pour  les  gens  du  château,  et  ce  n'était  assu- 
rément pas  sa  faute,  si  Tingrat  berger  se  montrait  rebelle  à  ses  déli- 
cates attentions. 

Cette  respectable  momie ,  la  tête  farcie  de  vers  et  de  romans,  avait 
embaumé  son  cœur  dans  les  souvenirs  de  sa  brillante  jeunesse,  afia 
d'échapper  aux  désenchantements  de  Tàge  mûr  qu'elle  prétendait 
n'avoir  pas  encore  dépassé.  Elle  avait  devancé  l'époque  des  femmes 
incomprises ,  et  on  l'entendait  gémir  sens  cesse  sur  la  décadence  du 
bon  goût  et  les  traditions  perdues  de  la  vieille  galanterie  française. 

En  mère  prudente,  Mm«  de  Montbriant  avait  senti  de  bonne 
heure  la  nécessité  de  prémunir  sa  fille  contre  une  pareille  exaltation  de 
l'âme;  mais  heureusement  la  tournure  d'esprit  de  Marguerite  ne  res- 
semblait nullement  à  celle  de  sa  vieille  gouvernante.  On  pourrait 
même  dire  que,  par  suite  d'une  pente  naturelle  à  l'esprit  humain,  le 
spectacle  journalier  de  ces  exagérations  sentimentales  l'avait  jetée 
dans  une  extrémité  contraire.  Elle  affectait  souvent  sur  certains  sujets 
une  légèreté,  une  indifférence  qui  étaient  assurément  bien  loin  de  son 
cœur,  et  la  crainte  du  ridicule  où  mademoiselle  la  Roselière  tombait 
continuellement  comme  dans  un  péché  mignon,  l'aurait  fait  quelque- 
fois se  cabrer  mal  à  propos  contre  les  affections  les  plus  légitimes. 

L'infortunée  gouvernante,  ne  trouvant  aucun  écho  à  ses  pensées 
romanesques  et  à  ses  gémissements  intérieurs,  avait  fini  par  prendre 
en  pitié  tout  le  genre  masculin  de  ce  siècle  vulgaire,  et  comme  le  mal- 
heureux sénéchal  avait  servi  le  plus  souvent  de  but  à  ses  traits  enflam- 
més, c'était  lui  surtout  qui  avait  à  porter  le  poids  de  ses  amertumes  et 
de  ses  piquantes  railleries. 

Après  avoir  fait  toutes  ses  révérences  et  ses  évolutions,  comme  une 
vieille  chouette  qui  cherchée  se  poser ,'  l'antique  demoiselle  s'assit  sur 
»une  chaise  basse  en  étalant  sa  robe  avec  une  ampleur  majestueuse, 
puis,  après  en  avoir  arrangé  les  plis  pour  les  faire  tomber  avec  plus 
de  grâce,  elle  prit  son  ouvrage  sur  un  guéridon ,  et  se  mit  à  tricoter 
avec  ardeur. 


DU  BONHOMMB  QUATOBZB*  3^1 

—  Savez-vou8  bien,  ma  chère  Hermance,  lui  dit  H^e  de  Montbriant 
en  Uappelant  par  son  petit  nom  selon  son  usage,  ce  qu'on  dit  dans  le 
pays,  et  ce  que  nos  paysans  ont  fait? 

—  Madame  sait  bien,  reprit  dédaigneusement  la  duègne,  que 
je  n*ai  pas  Thabitude  de  m'occuper  de  ce  que  disent  ou  de  ce  que  font 
cesgens-lè. 

—  A  la  bonne  heure!  mais  moi  je  suis  moins  philosophe  ou  plus 
curieuse  que  vous,  car  j'ai  appris  depuis  ce  matin  beaucoup  de  choses 
intéressantes  sur  ce  sujet.  Savez-vous  bien  que  la  haine  de  nos  bonnes 
gens  du  Bocage  contre  la  Révolution  est  arrivée  à  un  tel  point,  qu'elle 
prend  fous  les  caractères  d'une  révolte  et  qu'elle  pourrait  bien  se  tra- 
duire un  de  ces  jours  en  coups  de  fusil? 

—  Grand  Dieu,  madame!  que  me  dites- vous  là  ! 

—  Rien  que  je  sache  bien  positivement,  sans  doute,  car  il  parait 
que  ces  braves  gens  ne  font  confidence  à  personne  de  leurs  projets, 
mais  il  en  a  transpiré  quelque  chose,  et  je  ne  vous  cacherai  pas  que 
j'éprouve  les  plus  vives  inquiétudes.  Nous  connaissions  déjà  l'effet 
produit  dans  le  pays  par  les  bouleversements  accomplis  en  France  pen- 
dant ces  trois  dernière^  années;  mais  dans  l'isolement  où  nous  vivons 
ici  j'étais  bien  loin  de  penser  que  nous  eussions  jamais  à  redouter  la 
guerre  civile. 

—  La  guerre  civile!...  s'écria  la  gouvernante ,  en  laissant  tomber 
son  tricot  sur  ses  genoux ,  et  en  joignant  les  mains  avec  une  véritable 
terreur.  — Hé,  que  deviendrons-nous,  faibles  femmes  que  nous 
sommes,  exposées  à  toute  la  licence  des  armées,  et  sans  protecteurs 
sur  la  terre?  Où  fuir?  où  se  cacher?  Que  faire  enfin,  madame? 

—  Hélas,  ma  bonne  Hermance  !  je  ne  sais  que  vous  dire.  Il  nous 
est  aussi  impossible  de  sortir'  de  France  maintenant  qu'à  nos  amis  d'y 
rentrer,  et  nous  n'auons  probablement  d'autre  ressource  que  de  nous 
déguiser  sous  des  habits  de  paysannes  jusqu^à  ce  que  l'orage  soit  passé. 

—  Gomment!  madame  pourrait  se  résoudre  à  se  vêtir  d'une  bure 
grossière ,  à  coucher  dans  une  sale  métairie ,  et  à  manger  peut-être  du 
pain  noir? 

—  Eh  !  mon  Dieu,  oui,  ma  chère!  et  je  trouve  que  c'est  encore  la 
moindre  des  choses. 

Tome  IV.  21 


3i^         LES  AVENTURIS  DU  BONROMMB  QUATORZE. 

—  Oh  !  madame  !  pour  moi  j'avoue  que  cette  pensée  me  porte  sur 
les  nerfs,  et  je  prévois  que  si  jamais  il  faut  en  arriver  là,  la  répugnance.... 
le  dégoût....  Je  me  trouverai  mal, cela  est  sûr! 

—  Eh  !  non ,  non  !  vous  ne  vous  trouverez  pas  mal  !  Songez  donc 
que  ce  sont  les  petites  misères  de  la  vie ,  cela  !  Pour  moi  je  les  accep- 
terais de  grand  cœur  si  la  Providence  daignait,  après  ces  petites 
épreuves,  nous  rendre  la  paix  ainsi  que  nos  pauvres  exilés. 

—  Et  moi  donc!  dit  Marguerite  avec  enthousiasme;  tenez,  ma 
mère,  nous  irons  nous  réfugier  chez  ma  nourrice;  voulez-vous?  je 
ferai  de  bonnes  galettes  aux  anis,  comme  autrefois  avec  Marie- 
Jeanne.  Elle  me  prêtera  une  de  ses  coiffes,  et  puis  nous  irons  garder 
les  moutons  sur  la  lande....  Oh  !  ce  sera  charmant  !  n'est-ce  pas,  ma 
bonne  mère? 

Mademoiselle  la  Roselière  regardait  tour  à  tour  la  mère  et  la  fille 
d'un  air  stupéfait,  presque  scandalisé,  ne  comprenant  pas,  comme 
toutes  les  personnes  d'un  rang  et  d'une  fortune  médiocre,  le  peu  d'im- 
portance que  les  véritables  grands  seigneurs  attachent  aux  recherches 
du  luxe  et  de  la  vie  matérielle. 

Elle  n'avait  pas  encore  trouvé  le  plus  petit  mot  à  dire,  lorsqu'un 
domestique  vint  annoncer  à  madame  de  Montbriant  que  Gosty ,  notre 
ancienne  connaissance  Gusty,  demandait  à  lui  parler  sur  le  champ. 

—  Gusty  l  fit  la  châtelaine  étonnée,  et  que  me  veut-il? 

—  Je  ne  sais  ptis  ce  qu'il  veut  à  Madame,  répondit  le  valet  de 
chambre,  mais  il  parait  que  c'est  pressé,  car  il  est  tout  en  nage,  et.... 

—  Faites-le  rafraîchir  à  l'office,  et  vous  me  l'amènerez  à  l'instant. 

—  C'est  que...  Madame...  fit  le  domestique  embarrassé. 

—  Eh  bien!  quoi? Qu'y a-t-il? 

—  Cestque,  selon  sa  coutume,  le  pauvre  garçon  n'est  pas  dans  une 
tenue.... 

—  NMmporte!  je  veux  qu'il  vienne,  allez  vite! 
Et  le  domestique  sortit. 

A.  DE  BREM. 

(  La  suite  au  prochain  numéro.  )     ^ 


yARCeiTECTUeE  DE  LA  RENAISSANCE 

DANS    LE   BAS -POITOU. 


LBS  GBAnGES-CATHUS.  —  APIIBMORT.  —  C0UL0II6BS-LES-R0YAVX. 
LE  pur  DU  FOU,  ETC. 


PREMIERE    PARTIE. 


O  Français  !  respectons  cet  resles  ! 
Le  ciel  bénit  les  fils  pieux 
Qui  gardent ,  dans  les  Jours  funestes , 
L'héritage  de  leurs  aïeux. 
Comme  une  gloire  dérobée 
Comptons  chaque  pierre  tombée; 
Que  le  temps  suspende  sa  loi; 
BendoDS  les  Gaules  à  la  France , 
Les  souvenirs  à  l'espérance. 
Les  vieux  palais  au  Jeune  roi  I 

▼icroft  Hvoo. 


INTRODUCTION. 

Le  XV®  siècle  allait  finir,  et,  en  même  temps,  Tarchitecture  chré- 
tienne éteignait  le  flambeau  qui,  pendant  cinq  cents  ans,  avait  éclairé 
le  monde  catholique.  Commencée  au  XI®  siècle  avec  quelque  éclat , 
elle  atteignait,  cent-cinquante  ans  plus  tard,  son  suprême  degré  de 
perfection.  Le  sol  de  la  France  s'était  couvert,  comme  par  enchante- 
ment, d'œuvres  pleines  de  sève,  de  grandeur  et  d'étonnante  harmo- 
nie; r Allemagne  bâtissait,  avec  le  même  enthousiasme,  de  merveil- 
leuses cathédrales;  Cologne  nous  montre  que  les  architectes  d'Outre- 
,  Rhin  pouvaient  donner  la  main  à  ceux  des  bords  de  la  Seine  ;  l'An- 
gleterre  et  l'Espagne  avaient  suivi  la  même  impulsion  ;  mais  dans  la 
patrie  de  Gonzalve  de  Cordoue  la  domination  des  Maures  avait  laissé 


â24  l'abchitectueb 

des  traces ,  sinon  d'un  goût  parfait ,  au  moins  d^un  style  origînaJ ,  très- 
fin  ,  très-varié,  qui'étonne  l'imagination  plus  qu'il  ne  Tentraine.  Cette 
arcbitecture ,  qui  résume  dans  F  Albambra  ses  plus  séduisantes  beautés, 
influença  pendant  de  longues  années  TËspagne  catholique  et  déteint 
encore  sur  ses  monuments  :  Tesprit  dMmitation  a  toujours  dominé  les 
nations  qui  n'ont  pas  assez  de  puissance  et  de  g(§nie  pour  inventer  des 
types  nouveaux. 

Dans  le  midi  de  la  France,  et  en  Italie  surtout,  la  civilisation  ro- 
maine avait  laissé  des  traces  trop  profondes  ;  la  religion  nouvelle  ne 
pouvait  les  arracher  facilement  ;  le  temps  seul  devait  agir ,  et  encore 
la  révolution  archilectouique  ne  s'accomplit-elle  que  très-imparfaite- 
ment en  Italie  et  sur  les  rives  de  la  Méditerranée.  Rome  était  trop 
romaine  pour  àubir  l'influence  française  et  germanique  ;  l'ogive  chré- 
tienne n'y  pénétra  jamais  sérieusement.  La  ville  des  papes  resta  donc 
païenne  par  ses  monuments ,  et,  quelques  siècles  plus  tard,  les  ordres 
grecs,  qu'elle  avait  si  obstinément  conservés ,  devaient  encore  une 
fois  marquer  de  leur  froide  empreinte  tous  les  monuments  du  monde. 
Examinons  ici  dans  quelles  circonstances  et  par  quels  motifs  cette 
rénovation  architecturale  s'accomplit. 

Dès  la  prejnière  moitié  du  XV®  siècle,  nous  voyons  les  architectes 
chrétiens  se  livrer  à  tous  les  écarts  d'une  imagination  puissante ,  mais 
mal  réglée.  Ils  ne  recherchaient  plus  la  sévérité ,  la  grandeur,  la  pureté 
dans  les  lignes  ;  l'architecture  du  règne  de  Saint  Louis  ne  servait  plus 
de  modèle  et  paraissait  trop  froide.  Toutes  les  fois  que  le  vrai  goût  du 
beau  s'éteint  chez  une  nation ,  on  lui  substitue  forcément  une  forme 
plus  tourmentée;  on  recherche  les  tours  de  force  (*);  l'audace  rem- 
place la  vigueur  ;  la  sobriété  et  la  belle  exécution  des  détails  font  place 
à  une  exubérance  d'ornementation  dont  l'exécution  est  souvent  maigre, 
étiolée ,  incomplète.  On  s'attache ,  en  un  mot ,  bien  plus  à  flatter  les 
yeux  qu'à  satisfaire  la  pensée. 

Adrien  faisait  construire  par  ses  architectes  romains  des  temples 
-corinthiens  auprès  du  Parthénon  d'Athènes;  il  croyait  surpasser 

(I)  «  à  la  an  du  XV*  liècle ,  dit  VIoUet-LeDac ,  un  pas  de  plus  et  la  matière  m  déclaritt 
rebelle.  LeaiDonumenU  n'auraient  pa  exlater  que  tor  les  épures  on  dans  le  cerveau  des 
coBstructenrs  »  (Dict  d'Arckitêeturé). 


DANS  LE  BAS-POITOU.  32i5 

l'œuvre  de  Phidias el  d'Iclinus.  Les  conslrucleurs  de  Toul,  de  Sainl- 
Maclou,  à  Rouen,  de  la  tour  Saint-Jacques,  à  Paris,  regardaient 
sans  doute  avec  mépris  les  tours  de  Maurice  de  Sully,  les  façades 
d^Amiens,  de  Reims  et  de  Chartres  (').  Ils  marchaient,  il  est  vrai, 
mais  leurmarehe  était  rétrograde  ;  ils  acquéraient  une  sûreté  de  main, 
une  rectitude  dans  le  tracé,  qui  dépassent  tout  oe  que  Timagination 
peut  se  figurer  ;  et  pourtant  ils  périssaient  justement  par  cet  excès 
d*habileté  ;  ils  ne  sentaient  pas  qu'en  retranchant  Timagination  de 
Tarcfaitecture  et  en  y  substituant  le  compas,  c'était  retourner  inévita-- 
blement  aux  fk*oides  théories ,  aux  simples  questions  de  chiffres  qui 
ibntnent  à  elles  seules  presque  tous  les  éléments  de  Tafcbitecture 
grecque  et  romaine,  tels  que  nous  les  ont  transmis  Vitruve  ('}  et  les 
auteurs  plus  récents  de  la  Kenaissance. 

Malgré  cette  marche  rapide  vers  les  formes  purement  géomélrales, 
Tarchiteclure  chrétienne  pouvait  vivre  encore;  elle  évitait  avec  soin 
tout  ce  qui  rappelait  le  chapiteau  corinthien  ou  le  fronton  triangulaire 
de  la  Grèce  ;  un  homme  pouvait  surgir  qui  reconstituerait  fart  ogival 
sur  des  formes  plus  simples  et  plus  monumentales  ;  mais  Dieu  avait 
abandonné  la  France ,  qui  commençait  à  douter  de  lui.  Le  Parthénon , 
toujours  debout  sur  les  ruines  de  TÂcropole  d'Athènes ,  renfermait  dans 
les  flancs  de  sa  eella  de  marbre  les  divinités  sensuelles  de  TOlympe. 
Le  XVI®  siècle  s'apprêtait  à  les  en  faire  sortir;  les  immortels  lutteurs 
sculptés  par  Phidias  sentaient  la  force  revenir  dans  leurs  muscles  af- 
faiblis par  leur  étemel  combat ,  et  le  temple  de  Minerve  lui-même ,  le 
puissant  athlète,  relevant  sa  tête  mutilée,  mais  encore  vierge  de  la 
profanation  de  lord  Elgin ,  imposa  de  nouveau  ses  lois  au  monde  ar- 

(1)  Ceci  ne  proaverett-il  pas  que  le  progrès  Indéfini  des  utopistes  du  XIX*  siècle  n'est 

qu'une  iberratlon  d'esprit?  Le  progrès  dans  tout  a  une  limite  ;  cette  limite  atteinte .  il  j  a 

'  chute  ;  fesprit  humain  se  relève  ensuite ,  pour  retomber  encore,  n  est  fiicile  de  constater 

la  aarche  que  nous  Indiquons  Id  sommairement,  pour  rarchitecture ,  qui ,  de  mèipe  que 

hi  llUératdre ,  Indique  l'état  moral  et  Intellectuel  des  peuples. 

(9)  Les  ^chltectes  de  la  Renaissance  et  du  XVill*  siècle  ont  tellement  additionné ,  divisé 
on  mnlilplléles  membres  d'architecture  les  uns  par  les  antres,  que  tous  leurs  traités  se  ré- 
doiaent  à  la  même  nleur  :  le  meilleur  devra  être  celui  qui  aura  le  mieux  compté.  Abaisser 
rarchitecture  à  un  td  niveau,  c'est  la  détruire;  on  la  met  ainsi  à  la  portée  de  tous;  un 
enfint  pourra  bâtir  un  temple.  Parcoures  nos  villes  et  nos  campagnes,  vous  verrez  le  ré- 
sultat qu'a  produit  l'arithmétique  appliquée  à  rarchitecture. 


326  l'arghitegturb 

tistique.  La  foi  s'éteignant  dans  le  cœur  des  hommes,  Tarchitecture 
qu'elle  avait  créée  devait  mourir  avec  elle  ;  on  la  vit  à  son  tour ,  comme 
le  roi  céleste  auquel  elle  éleva  des  temples  incomparables  et  sans 
nombre,  traverser  de  longs  jours  de  douleur  et  d'opprobre.  Le  troisième 
jour  avait  été  témoin  de  la  résurrection  du  Fils  de  Dieu ,  Tœuvre  des 
hommes  du  XIII^  siècle  mettra  près  de  trois  siècles  à  sortir  du  tom- 
beau que  lui  ont  creusé  les  artistes  de  la  Renaissance  ;  mais  ce  réveil, 
que  notre  époque  voit  heureusement  s'accomplir ,  peut  être  suivi  d'une 
longue  vie  et  produire  des  édifices  dignes  de  ses  meilleures  années. 

La  Réforme  contribua  beaucoup  à  introduire  en  France  l'art  des 
Sansovino,  des  Pisani,  des  Bramante,  des  Robbia,  des  Gbiberti  et  des 
Michel-Ange  :  amener  les  esprits  à  considérer  comme  barbares  et 
absurdes  les  constructions  inspirées  par  le  génie  chrétien  desMontreuîl 
et  des  Jehan  de  Chelles,  des  Erwinsde  Stinbaçk,  des  N.de  Calmis  et 
des  Yallerenfroy ,  c'était  à  coup  sûr  un  excellent  moyen  pour  battre  en 
brèche  les  dogmes  les  plus  sacrés  du  catholicisme;  aussi  verrons-nous 
bientôt  les  protestants ,  comme  les  cannibales  de  93 ,  déchirer  avec 
fureur  ces  sublimes  pages  sculptées  devant  lesquelles  barons  et  vas- 
saux allaient  s'inspirer  et  prier. 

Cependant,  que  les  disciples  de  Luther  et  de  Calvin  ne  s'attribuent 
pas  seuls  l'honneur  d'avoir  conduit  au  tombeau  l'architecture  de 
Philippe-Auguste  et  de  Saint  Louis.  Le  mouvement  existait  depuis 
longtemps  déjà,  ils  ne  firent  que  l'activer.  Les  premières  guerres 
d'Italie  avaient  appris  à  la  noblesse  française  le  chemin  de  Na- 
pies,  de  Rome,  de  Florence;  elle  avait  admiré,  envié  ces  pelais 
resplendissant  de  dorures,  dont  les  voûtes  et  les  pavés  scintillaient 
des  marbres ,  des  mosaïques  les  plus  habilement  travaillés.  Elle  avait 
pu  voir  sous  les  voûtes  du  Vatican,  dans  les  jardins  et  les  portiques 
des  villes  romaines ,  ces  blanches  statues  de  marbre ,  aux  formes  pures 
et  sensuelles;  la  Rome  antique  renaissait  sous  leurs  yeux,  en  même 
temps  que  Virgile,  Horace  et  Tibulle  faisaient  vibrer  à  leurs  oreilles 
les  sons  les  plus  harmonieux  de  leur  lyre  enchanteresse,  sous  les  doigts 
de  Pétrarque,  de  l'Arioste  et  du  Tasse.  Tous  ces  voluptueux  souvenirs 
de  l'Olympe  s'animaient  encore  sous  le  soleil  ardent  de  Tltalie;  c'était 
le  cœur  plein  de  ces  pensées  brûlantes  que  nos  preux  chevaliers  rega- 


BANS  LS  BAS-POITOU.  327 

gnaienl  le  sol  froid  de  la  patrie.  Il  n'est  donc  pas  surprenant  que  cette 
élite  delà  nation  française ,  a,vec  sa  mobilité  d'imagination  ,  son  ardeur 
à  s'approprier  tout  ce  qu'elle  aime  chez  les  autres  peuples,  se  soit 
trouvée  mal  à  l'aise  sous  les  voûtes  sombres  des  tours  féodales  bâties 
par  ses  pères.  Pendant  les  règnes  de  Charles  VIII  et  de  Louis  XII ,  les 
seigneurs  firent  babiller  à  neuf  les  vieux  donjons  du  moyen  âge;  leurs 
allures  belliqueuses  furent  remplacées  par  des  airs  jîlus  pacifiques. 
Quant  aux  constructions  nouvelles,  elles  offrent  déjà  un  parti  pris  qui 
rappelle  singulièrement  le  style  de  décoration  employé  dans  le  nord  de 
l'Italie  (').  L'ornementation  extérieure  resta  néamoins  française  dans 
beaucoup  de  ses  parties ,  mais  quelque  chose  d'indécis  dans  tes  mou- 
lures ,  dans  l'exécution  des  chapiteaux  et  des  frises ,  faisait  pt^ssentir 
que  très-prochainement  les  clochetons  étayés  du  XV©  siècle  céderaient 
la  place  aux  pilastres  surchargés  d'arabesques  de  la  Renaissance. 

A  la  fin  du  règne  de  Louis  XII ,  la  révolution  architecturale  était  à 
peu  près  accomplie.  «  Arrière  peiit-flls  du  duc  d'Orléans ,  par  qui  le 
sang  italien  commença  à  couler  dans  les  veines  de  nos  monarques,  il 
fit  monter  avec  lui  sur  le  Irône  le  goùl  des  arts  de  l'Italie.  Il  le  com- 
muniqua à  ses  successeurs  ;  ceux-ci ,  quoique  légers  et  romanesques, 
furent  braves,  intelligents,  mêlèrent  la  civilisation  à  la  chevalerie,  tes 
fahs  d'armes  aux  amours,  à  l'étude  des  classiques  celle  des  lois 
romaines  (*).  » 

Les  règnds  de  Louis  XII  ,^de  François  l^^  et  de  Henri  II  consti- 
tuèrent donc  complètement  les  éléments  de  V art  franco-italien. 

On  avait  déjà  vu  le  cardinal  d' Amboise ,  nouveau  Mécène  de  la 
France,  envoyer  à  ses  frais  en  Italie  le  sMilpteur  Jean  Juste,  afin  de 
lui  faire  étudier  le  style  italien  sur  les  lieux  mêmes  où  il  avait  produit 
son  ornementation  la  plus  fine  et  la  plus  capricieuse.  Jean  Bullant  et 

(1)  A  GoolalBe,  prêt  de  Nantes,  on  peut  remtrqner  dans  les  clochetons  qni  cantonnent 
les  fenôtres  dn  rex-de-ctiaossée,  la  forme  prismaUque  dans  les  premières  assises  du  clo- 
cheton; les  ardtes  s'émonssent  peu  à  peu  et  finissent  par  disparaître  dans  le  tronçon  cjlin- 
driqne  d'une  colonne*  chapiteau  orné  de  feuilles  d'acanthe.  C'est  un  essai  timide  de  l'ar- 
chitecture da  la  Renaissance;  nous  savons  gré  à  l'architecte  de  ne  l'avoir  pas  contioué.  car 
le  château  de  Goulaine,  af ec  sa  décoraUon  ogivale,  a  plus  de  caractère  que  s'il  eût  été 
enUèrement  construit  dans  le  stjle  du  XVI*  siècle. 

(:»)  Chateaubriand.  Stuées  hiitoriquêi. 


3%8  L^ARCHITBCTUBB 

Delorme  avaient  été  s*inspirer  eux  mêmes  sources.  Hais  il  était  réservé 
à  François  I^^'  de  développer  pluB  complètement  encore  cette  fièvre 
artistique  qui  venait  de  s'emparer  de  la  France. 

Malgré  les  attaques  violentes  qui,  depuis  quelques  années,  ne  cessent 
de  s'élever  contre  son  nom ,  il  n'en  portera  pas  moins  éternellement  le 
titre  glorieux  de  Père  des  Arts  et  des  Lettres.  Sa  statue  n'a  pas  les  pieds 
d'argile,  et  c'est  en  vain  que  des  dents  acharnées  s'obstinent  à  la 
mordre:  l'airain  qui  la  compose  saura  les  user  en  bravant  leurs 
morsures. 

Ce  n'est  point  en  effet  un  vain  titre  ou  un  hommage  flatteur, décerné 
par  son  siècle  et  conservé  par  la  postérité,  que  celui  de  Père  des  Lettres 
etdesArts. 

n  l'a  mérité  comme  Saint  Louis  celui  de  saint,  de  brave,  et  de 
sage,  comme  Henri IV  et  Louis  XIV  ont  su  conquérir  celui  de  grand. 
Et  qu'on  ne  vienne  pas  nous  dire  :  C'est  par  l'effet  d'un  hasard  heu- 
reux qu'il  s'est  trouvé  entouré,  en  montant  sur  le  trône ,  de  tous  ces 
hommes  de  valeur  qui  font  la  gloire  et  la  renommée  d'un  peuple.  — 
Qu'on  sache  bien  que  ces  hommes,  il  ne  suffit  pas  de  les  posséder,  il  faut 
encore  tes  comprendre,  les  encourager,  leur  fournir  les  moyens  d'ar- 
river, chacun  dans  sa  sphère,  à  cette  limite  extrême  que  le  génie  seul 
peut  atteindre.  Cette  pensée  a  été  la  préoccupation  constante  du  grand 
roi  François  1»^  ;  il  n'a  cessé  de  persévérer  dans  cette  voie,  et  le  but 
n'a-t-il  pas  été  atteint,  puisque  son  époque  porte  le  nom  de  Renais- 
sance? 

Ce  n'est  pas  seulement  en  faisant  venir  des  artistes  d'Italie  ;  ce  n'est 
pas  seulement  en  encourageant  de  ses  paroles  et  de  ses  commandes 
ceux  que  la  franco  possédait;  en  élevant  ces  splendides  demeures, 
qu'aucune  autre  nation  n'a  su  égaler,  qu'il  croyait  accomplir  son 
œuvre  intellectuelle;  sa  protection  était  encore  assurée  à  tout  ce  qui 
pouvait  élargir  le  cercle  des  idées  et  porter  au  loin  la  renommée  du 
grand  peuple  qu'il  avait  le  bonheur  de  gouverner. 

En  même  temps  qu'il  instituait  l'enseignement  du  grec  au  Collège 
de  France ,  il  ordonnait  que  les  actes  fussent  rédigés  en  français.  Il 
faisait  tous  ses  efforts  pour  attirer  Erasme  à  Paris;  Doria  devenait 
amiral  de  ses  flottes  dans  la  Méditerranée ,  et,  non  content  de  posséder 


DANS  LB  BÂS-POlTOt.  329 

Ambroise  Paré  et  Canapé  à  Lyon,  il^e  mettait  à  la  tête  du  progrès  chi- 
rurgical en  appelant  de  Toscane  le  célèbre  Guido  (*). 

Il  fondait  à  Fontainebleau  une  superbe  manufacture  de  tapisseries, 
où  Ton  mariait  avec  tant  d'art  Tor  et  l'argent,  pour  reproduire  les  des- 
sins du  Primatice  qu'exécutait  Babou  de  la  Bourdaisière.  Les  poètes, 
les  romanciers  naissaient  en  foule ,  et  Timprimerie  atteignait  sa  plus 
haute  splendeur  dans  les  ateliers  de  Robert  Estienne. 

Il  avait  donc  sagement  compris  que  le  bruit  des  victoires  ne  sufAt 
pas  à  assurer  la  prépondérance  et  la  renommée  d'un  peuple ,  si  l'on  n'y 
joint^ncore  cette  culture  de  l'intelligence  que  la  force  seule  ne  saurait 
remplacer.  Il  voyait  Athènes  et  Rome  :  ce  n'était  pas  uniquement  la 
valeur  d'une  poignée  d'hommes  courageux  qui  avait  pu  soumettre  la 
Grèce  et  l'Europe  presque  entière  à  deux  villes  à  peine  aussi  grandes 
que  sa  capitale.  Les  Phidias,  les  Praxitèle,  les  Hellénius,  les  Apollo- 
dore,  les  Apelle  ;  Homère,  Pindare,  Socrate,  tous  les  artistes,  tous  les 
poètes,  tous  les  sages  du  pays  des  Hellènes  passaient  devant  ses  yeux. 
Alors  il  frappa  la  France  du  pied  et  l'on  en  vit  sortir  comme  par  enchan- 
tement celle  nuée  de  sculpteurs ,  de  peintres,  d'architectes,  de  littéra- 
teurs; qui  fit  de  nous  les  Athéniens  du  Nord. 

Son  nom,  franchissant  nos  frontières ,  était  célébré  par  les  vers  de 
Tun  des  plus  grands  poètes  qu^ait  produits  l'Italie.  Dans  le  Boland 
furieux  ('),  Merlin  prononce  ces  paroles  prophétiques  :  a  Le  plus  ter> 
»  rible  de  tous  ces  guerriers  sera  François  I®' ,  sans  égal  en  puissance 
»  et  en  valeur  ;  par  ses  vertus  et  sa  royale  magnificence  il  effacera  le 
»  souvenir  des  plus  brillantes  renommées  ;  à  l'âme  courageuse  de 
»  César  il  joindra  la  prudence  du  vainqueur  de  Cannes  et  de  Ti^asy- 
»  mène  ;  nul  autre  souverain  ne  l'égalera  en  générosité.  » 

Un  autre  homme,  et  celui-là  un  grand  artiste,  n'écrit  pas  un  cha- 
pitre de  sa  vie  aventureuse  sans  invoquer  comme  son  génie  protecteur 
le  nom  de  François  I^r  ;  et  lorsque  celui-ci  disait  au  Florentin,  avec  sa- 
gracieuse  bienveillance  :  «  Mon  ami,  je  ne  sais  quel  est  le  plus  heureux, 
»  du  prince  qui  trouve  un  homme  selon  son  cœur,  ou  de  l'artiste  qui 


(I)  Le  Moyen  fige  et  la  Reiudssaiice;  arUcle  Chirurgie. 
(3)  Roland  furieux,  Âriostê,  chant  XVI*. 


330  l'arghitectubb 

»  rencontre  un  prince  qui  lui  fournisse  toutes  les  focilités  nécessaires 
»  pour  réaliser  les  sublimes  conceptions  de  son  génie  (')  ?  »  de 
telles  paroles  adoucissaient  ce  naturel  viojent  et  irascible;' le  lion 
se  faisait  agneau ,  et  les  moindres  désirs  de  son  intelligent  protec- 
teur devenaient  des  ordres  pour  lui.  Aussi  ne  cessa-t-^il,  même  au 
milieu  de  ses  œuvres  les  plus  glorieuses ,  de  regretter  les  quelques 
années  passées  à  Paris  et  à  Fontainebleau.  £coulona-le  pendant  le 
rude  labeur  que  lui  imposa  la  fonte  de  son  Persée  :  «  Je  retournai  à 
j>  mon  malheureux  Persée,  avec  le  cœur  navré  et  les  yeux  en  larmes, 
»  car  je  songeais  à  la  brillante  position  que  j'avais  à  Paris ,  lorsque 
»  j'étais  au  service  de  ce  merteiUeux  François  I^r  qui  ne  me  laissait 
»  rien  à  désirer,  tandis  qu'ici  tout  me  manquait  (').  »  Benvenuto 
mourut  quelques  années  après  avoir  écrit  ces  lignes,  et  on  Tentendit 
à  son  heure  dernière  fépéter  encore  le  nom  de  la  France  et  de  son 
glorieux  monarque. 

Si  François  I^r  a  laissé  de  tels  souvenirs  chez  ses  contemporains, 
ne  craignons  pas  de  le  défendre  et  de  le  maintenir  dans  le  rang  élevé 
qu'il  occupe  parmi  les  illustres  représentants  de  notre  antique  mo- 
narchie. 

Je  Fai  déjà  dit ,  François  I«r,  en  appelant  à  sa  cour  un  grand  nombre 
^'artistes  italiens,  donna  un  élan  tout. nouveau  à  Tarchitecture,  à  la 
peinture  et  à  la  sculpture  ;  mais  il  ne  faut  pas  conclure  de  l^  que  tout 
ce  qui  s'est  fait  en  France,  pendant  cette  période ,  l'ait  été  par  les 
Italiens  ou  sous  leur  influence.  Les  architectes  qui  consentaient  à 
quitter  l'Italie  n'étaient  presque  tous  que  des  hommes  d'une  valeur 
secondaire,  peu  employés  dans  leur  pays,  et  par  conséquent  plus  dis- 
posés à  en  sortir  que  les  Brunellescln,  les  Bramante,  les  Micbel-Ânge, 
les  Pisano,  les  Luca  délia  Robbia  et  les  Ghiberti.  Arrivés  en  France, 
ils  se  trouvèrent  mat  à  l'aise  au  milieu  d'hommes  habiles,  rompus  à 
Joutes  les  difficultés  du  métier.  Ceux-ci,  jaloux  de  se  voir  commandés 
par  des  étrangers  dont  ils  surpassaient  souvent  l'habileté  d'exécution, 
ne  tardèrent  pas,  en  profitant  des  motifs  de  décoration  apportés*  pt^r 


(1)  Vie  de  BèDTenato  Cellini,  écrite  par  lul-môme.  Livre  Ul,  chapitre  VI. 
(9)  Mémoires  de  Benvenuto.  livre  IV,  chapitre  IV. 


DANS  i£  BàS-POlTOU.  331 

les  nouveaux  venus,  à  composer  cette  Renaissance  française,  mélange 
gracieux  et  grandiose  des  lignes  perpendiculaires  de  Tari  ogival  et  de 
Tentablement  horizontal  des  monuments  grecs  et  romains ,  de  la  flore 
murale  de  nos  cathédrales  et  des  frises  du  temple  de  Jupiter  Stator, 
des  griffons  du  temple  de  Faustine,  des  figurines  des  Thermes  de 
Titus  et  des  Loges  du  Vatican. 

Dès  lors  l'art  italien  était  vaincu  ;  Técole  de  Tours,  qui]  comptait 
Jean  Juste  et  Pierre  de  Valence,  celle  de  Nantes,  qui  possédait  Michel 
Columb,  celle  de  Paris,  Jean  Cousin,  Jean  Bullant,  Delorme,  Lescot, 
Prieiir,  P.  Bontemps  et  Jean  Goujon  n'avaient  que  faire  des  conseils 
et  des  plans  de, maitre  Roux,  du  Primatice  ou  de  Serlio.  Aussi  ce 
dernier,  exhalant  sa  douleur  dans  son  traité  d'architecture,  condamnait 
les  projets  de  ses  adversaires  et  partait  mécontent  de  ne  pas  voir  pré- 
férer les  siens. 

Nos  plus  belles  constructions  françaises  ne  furent  donc  point  bâties 
sur  les  plans  d'artistes  italiens.  Philibert  Delorme  fit  Anet,  Lescot,  le 
Louvre,  ùu  artiste  blaisois,  Chambord.  C'est  surtout  pendant  cette 
période  que  les  pilastres  se  couvrent  d'arabesques  sculptées  avec  une 
variété,  une  finesse  et  un  noodelé  remarquables;  les  cheminées  et  les 
lucarnes  portent  dans  les  airs  un  luxe  de  décoration  qui  les  relie  par- 
faitement avec  les  combles  élevés  de  l'édifice. 

A  la  mort  de  François  1er  il  y  eut- un  temps  d'arrêt  dans  les  con- 
structions; sous  Henri  II  les  artistes  français  reviennent  à  un  style 
moins  charge  d'ornementation  ;  Jean  Goujon  et  Germain  Pilon  rallient 
autour  d'eux  tout  ce  que  la  France  possède  comme  intelligence  artis- 
tique. C'est  surtout  sous  Henri  H  que  les  plafonds  et  les  cheminées  en 
pierre  sculptée  sont  prodigués  dans  les  constructions  :  Coulonges  nous 
en  offre  un  des  plus  beaux  types  quenous  connaissions.- 

Soùs  Charles  IX  et  Henri  lU  les  troubles,  dont  ces  monarques  ne 
purent  délivrer  la  France,  arrêtent  l'élan  artistique  ;  l'art  de  la  Renais- 
sance tend  à  s'effacer  pour  retomber  dans  le  style  classique  grec  ou 
romain  ;  l'art  se,  matérialise  et  devient  lourd  ;  on  croit  chercher  la 
ligne  et  on  la  prodigue  trop  ;  les  bossages,  les  colonnes,  les  pilastres 
à  Jfçrtes  saillies  couvrent  le  nu  des  murs,  produisant  un  papillotage  qui 
nuit  considérablement  à  l'effet  d'ensemblow  Ce  style  fut  appliqué-  pen- 


33%  l'architecturb 

dant  tout  te  règne  de  Henri  lY  et  de  Louis  XIII.  H  y  a  cependant 
encore  beaucoup  d'originalité  et  une  grande  habileté  d'exécution  dans 
la  portion  du  Louvre  bâtie  sur  la  rivière  par  Ducerceau,  Dupeyrac 
et  Thibeau  Melezeau ,  ainsi  que  dans  la  belle  frise  sculptée  par  Pierre 
et  François  Lheureux. 

A  la  mort  de  Louis  XIII,  la  Renaissance  proprement  dite  avait  cessé 
d'exister. 

Louis  XIV  imprima  à  son  siècle  un  caractère  de  grandeur  que  l'ar- 
chitecture ne  suivit  pas  complètement.  Elle  redevint  alors  essentielle- 
ment romaine;  on  crut  faire  un  pas  énorme  en  copiant,  sur  tous  les 
points  de  la  capitale  et  de  la  France,  le  dôme  de  Sainte-Pierre,  que 
Hichel-Ânge  avait  lui-même  servilement  enlevé  au  Panthéon  de 
Rome;  le  style  ampoulé  du  Bemin,  de  FAlgarde,  de  Borromini,  achève 
d'empâter  par  ses  œuvres  de  mauvais  goût  tout  ce  que  l'art  élégant  du 
XVI*  siècle  avait  produit  d'original  et  de  varié.  Louis  XIV  ne  traitait 
pas  les  artistes  comme  François  I^^;  ce  n'étaient  pour  lui  que  des  ou- 
vriers d'un  ordre  un  peu  plus  relevé  que  les  autres.  En  rejettant  ainsi 
l'homme  de  génie  dans  une  condition  inférieure,  la  décadence  archi- 
tecturale ne  pouvait  manquer  de  faire  de  nouveaux  progrès.  Louis  XV 
acheva  ce  que  Louis  XIV  avait-commencé  :  l'art  romain  fut  noyé  dans 
le  style  rocaille  et  les  roses  pompons  qu'une  courtisane  allait  mettre  à 
la  mode.  Le  Panthéon  proteste  seul  contre  cette  décrépitude  de  l'art 
archilectonique,  qui  suivait  forcément  l'abaissement  moral  de  la 
France. 

Sorti  des  salons  et  des  ameublements  où  il  est  commode,  le  style 
rocaille  est  un  non-sens  ;  c'est  un  corps  parasite  qui  s'attache  aux 
chapiteaux,  court  sur  les  frises,  grimpe  jusqu'au  sommet  des  fh>ntons, 
couvrant  le  tout  de  coquilles,  de  fleurs  étiolées^  fort  surprises  de  se 
trouver  en  compagnie  des  oves  et  des  bucranes  de  l'antiquité  grecque 
et  romaine. 

Louis  XVI  monta  sur  le  trône  en  1774.  Prince  honnête,  possédant 
toutes  les  vertus  et  les  qualités  du  cœur,  il  chercha  à  relever  l'esprit 
pubtic  en  rétablissant  autour  de  lui  la  morale  la  plus  sévère  ;  cette 
impulsion,  quoique  bien  courte,  fût  immédiatement  ressentie  par  l'ar- 
chitecture :  on  y  constate  un  retour  vers  des  formes  plus  calmes  et 


DAKS  LB  BAS-BOITOV.  333 

plus  sévères;  T'^ineublement  de  cette  époque,  dont  il  nous  reste  un 
plus  grand  nombre  de  types,  en  offre  un  exemple  bien  sensible.  Aux 
pieds  contournés  des  consoles  Louis  XV,  on  substitue  immédiatement 
le  pied  droit  cannelé  rapperant  la  colonne  corinthienne  ;  s'il  n'y  a  pas 
perfection ,  c'est  déjà  un  progrès  réel ,  et  nous  le  signalons  avec  em- 
pressement, puisque  cet  exemple  prouve  que,  dans  quelques  années 
de  règne,  Louis  XYI  avait  su  déjà  diriger  les  arts  dans  une  voie  meil- 
leure; mais  il  n'eut  pas  le  temps  de  mettre  la  main  aux  améliorations 
qu'il  méditait  ;  les  bas-fonds  de  la  démagogie  s'agitaient ,  le  roi  martyr 
montait  au  ciel,  et  la  France  subissait,  pour  la  première  fois,  l'inva- 
sion des  barbares;  Paris  était  inondé  du  sang  répandu  sans  remords 
par  les  séides  du  moderne  Attila.  Si  les  arts,  en  général,  si  l'architec- 
ture, en  particulier,  avaient  pu  s'incarner  dans  la  personne  d'un  être 
animé ,  la  République  eut  fait  tomber  sa  tète;  et  l'on  viendra  me  dire  : 
^-Hais  vous  ne  lui  avez  pas  donné  le  temps  de  s'occuper  de  questions 
artistiques  (*)!  — Ah!  qu'eut-elle  donc  fait,  si  la  vengeance  divine  lui 
eût  laissé  quelques  années  d'existence  encore?  Dans  quelques  mois 
seulement  n'a-t-elle  pas  trouvé  le  temps  d'anéantir  la  Royauté ,  la  Re- 
ligion, les  Arts,  les  Lettres,  la  gloire  militaire  et  parlementaire? 
JLouis  XVI,  Custine,  Chénier,  Malesherbes,  sont  là  pour  vous  répon- 
dre! N'a-t-elle  pas  trouvé  le  temps  de  mitrailler,  de  noyer,  à  Lyon,  à 
Nantes,  les  hommes,  les  femmes  et  les  enfants  par  milliers?  Elle 
avait  les  cent  bras  du  géant  Briarée,  quand  il  s'agissait  d'étouffer  ses 
enfants.  Elle  trouvait  même  le  temps  de  faire  des  idylles,  d'habiller 
de  blanc  des  jeunes  filles  et  de  leur  ceindre  le  front  de  guirlandes  fleu- 
ries; elle  dorait  les  cornes  des  bœufs,  composait  des  hymnes  où  l'on 
chantait  l'innocence,  et  Cérès,  et  Bacchus;set,  pendant  ce  temps,  on 
fabriquait  en  masse  des  bonnets  rouges  et  des  guillotines,  on  renver- 
sait ou  on  brûlait  Anet,  Gaillon,  Bonnivet,  Madrid,  Richelieu,  Cou- 
longes,  Apremont,  etc.,  etc.  Nos  belles,  nos  saintes  cathédrales,  on 
en  faisait  moins  que  des  temples  de  voleurs ,  on  les  convertissait  en 
lupanars  où  des  filles  sans  pudeur  venaient  étaler,  aux  yeux  d'une  po- 
pulace en  démence,  leur  honteuse  nudité.  Demandez  à  Notre-Dame  de 

(I)  CoDtldènttont  turlei  monnaies  de  Franoe,  dupUre  Vi,  Bévohitton,  par  B.  FUlon. 


.334  l'abghitegture 

* 

Paris,  à  ce  sublime  monument,  qui  a  brisé  sur  les  dalles  de  son  parvis 
les  glorieuses  statues  d£s  fondateurs  de  la  monarchie  française  ;  quels 
sont  les  hommes  qui  ont  dévasté  les  autels  de  Van  tique  abbaye  de 
Saint-Denis,  profané  les  tombeaux  qu'elle  abritait  dans  le  silence  de 
ses  caveaux?  Ils  sont  faciles  à  reconnaître,  ces  hommes",  ils  ont  les 
mots  Btmg  et  ruim  gravés  sur  le  front  en  lettres  ineffaçables.  Aussi  la 
France  indignée  les  repousse;  depuis  plus  de  cinquante  ans,  elle  ré- 
pare les  ruines  que  la  démagogie  a  faites,  et,  malgré  sa  courageuse 
activité,  elle  n'a  p(K faire  disparaître  encore  les  stigmates  impures  qui 
rappellent  sa  honte  et  ses  malheurs.  Mais  ne  marchons  pas  plus  long- 
temps dans  ce  chemin  rempli  de  fange  et  de  sang,  car  je  ne  me  trou* 
verais  plus  ni  assez  de  haine  dans  le  cœur  pour  détester  de  tels  hommes, 
ni  assez  de  mépris  pour  flétrir  de  tels  crimes! 

Robespierre  était  mort  (*);  la  Révolution  était  lasse,  comme  ce 
vieux  licteur  de  Rome  corrompue  qui ,  è  force  d'abattre  de  nobles 
tètes ,  fut  obligé  de  demander  un  peu  de  repos  pour  son  bras  et  pour  la 
hache,  tant  il  se  trouvait  fatigué.  Cependant  la  France  avait  encore  du 
sang  è  répandre  ;  elle  voulut  par  le  bruit  de  ses  victoires  couvrir  la 
voix  vengeresse  des  victimes  de  la  Terreur.  Ses  soldats  parcouraient 
le  monde,  ses  artistes  firent  conmie  eux.  Le  génie  artistique  s'était 
envolé;  on  crut  le  retrouver  au  pied  des  Pyramides,  au  milieu  des  obé- 
lisques et  des  sphinx  du  temple  de  Loucsor  ;  c'était  une  erreur.  Nous 
ne  nous  appesantirons  pas  longtemps  sur  les  productions  artistiques  de 
l'Empire;  le  bon  goût  en  a  fait  justice.  Sans  doute  l'architecture  égyp- 
tienne, avec  ses  blocs  énormes,  ses  profils  mâles  et  sévères,  son  gra- 
nité coloré  par  un  soleil  ardent,  ses  colonnes  puissantes,  couronnées 
par  les  larges  feuilles  du  lotus,  avait  quelque  chose  de  séduisant  pour 
une  imagination  disposée  à  comprendre  tes  grandes  choses  ;  mais  il 
fallait  alors  l'appliquer  en  lui  conservant  ses  dimensions  colossales; 
amoindrir  ses  proportions,  c'était  lui  ôter  sa  valeur  réelle,  puisque  son 
élément  principal  consiste  dans  la  grandeur  des  matériaux ,  élevés  sur 
une  grande  échelle. 

(1)  Après  de  Dombreuses  rechercbet,  nous  avons  découvert  que  Robespierre  fit  coo- 
slmire  un  banc  de  marbre  blanc  autour  du  grand  bassin  des  Tuileries.  Peut-être  voyali-on 
de  là  les  tôtes  tomber  sur  VéchaCaud  de  ia  place  Louis  XV7 


DAHS  LE  BAS-POITOU.  335 

Louis  XVIII,  en  sMnterposant  entre  la  France  et  l'étranger  et  en 
terminant  nos  désastres,  put-enfin  rendre  à  notre  patrie  la  paix  si  favo- 
rable au  développement  de  tous  les  arts.  C'est  sous  son  règne,  par  la 
plume  savante  et  poétique  de  Chateaubriand,  que  le  sentiment  artis- 
tique se  développe  rapidement.  La  peinture,  la  littératu/'e,  l'architec- 
ture font  de  rapides  progrès.  Ecoutons  M.  de  Lamartine,  dans  son 
Histoire  de  la  Restauration;  son  témoignage,  à  coup  sûr,  ne  saura 
être  suspecté  de  partialité.  «  Les  Bourbons,  dit-il,  contemporains  de 
«  notre  littérature,  se  firent  gloire  de  la  ramener  avec  eux.  Le  siècle 
«  de  François^  1er  est  plein  d'originalité ,  le  siècle  de  Louis  XIV  est 
«  plein  de  gloire;  ni  Fun  ni  l'autre  n'eurent  plus  d'enthousiasme  et 
«  de  mouvement  que  les  premières  années  de  la  Restauration  »  (*). 
En  regard  de  cette  apipréctation  impartiale  de  l'illustre  auteur  des  Har- 
monies, je  ne  puis  résister  au  désir  de  citer  les  opinions  d'un  de  mes 
compatriotes  sur  la  même  question,  en  laissant  au  lecteur  le  soin  d'en 
juger  et  la  forme  et  Tespril, 

«  La  chute  de  l'Empereur  ramena  les  Bourbons  à  la  suite  des 
«  Cosaques,  qui  remportaient  en  échange  le  germe  de  révolutions 
«  futures.  Privilège  glorieux  de  la  France  de  marquer  à  son  empreinte 
«  vainqueurs  et  vaincus.  La  Restauration  assista  au  revirement 
«  littéraire  et  artistique  que  le  Génie  du  Christianisme  avait  préparé; 
«  mais,  incapable  de  comprendre  et  les  idées  de  l'écrivain  et  les  en- 
«  seignements  de  l'histoire,  elle  mit  Vhypocansie  à  l'ordre  du  jour, 
«f  et  courba  la  nymphe  de  l'école  impériale,  couverte  du  manteau  de 
«  la  béguine,  au  pied  du  jésuite  (').  » 

Sous  les  successeurs  de  Louis  XVHI ,  le  retour  aux  traditions  du 
moyen  âge  devient  une  véritable  passion ,  et  comme  tout  ce  qui  est 
passion  se  trouve  en  général  peu  réglé,  il  y  eut  bien  des  erreurs  de 
commises. 

A  notre  époque  l'éclectisme  existe  dans  les  arts  ;  on  rencontre  des 
écoJies  pour  tous  les  styles;  le  XHI^  et  le  XIY®  sièèles  sont  défendus 
par  des  hommes  de  la  plus  haute  intelligence.  L'art  grec  et  la  Renais- 


(t)  Lamartine,  Histoire  de  la  Restauration,  tome  II ,  livre  XV,  paragraphe  11. 
Cl)  B.  FiHon ,  Considérations  sur  (es  monnaies  de  France,  page  309. 


336  ii'ARGHITBCTUBB 

saDce  ont  aussi  leurs  architectes.  Si  le  génie  de  la  conception  leur 
maqque,  Thabileté  d'exécution  laisse  peu  de  chose  >a  désirer. 

Nous  terminerons  ici  ce  rapide  aperçu  de  la  Renaissance  et  des  mo- 
difications architecturales  qui  Tont  suivi.  Nous  allons  rentrer  plus 
complètement  dans  la  question,  en  nous  occupant  uniquement  de  la 
Renaissance  proprement  dite,  en  l'étudiant  dans  les  différents  types 
que  nous  offrira  la  province  que  nous  habitons,  en  recherchant  son 
époque  la  plus  brillante  et- le  moment  où  le  caractère  qui  lui  était 
propre  tend  à  s'efTacer  de  plus  en  plus.  Si  cette  étude  ne  reste  pas  tou- 
jours dans  les  limites  du  Bas-Poitou,  il  ne  faudra  pas  s'en  étonner  :  la 
Renaissance  n'a  point  eu ,  comme  notre  belle  architecture  ogivale, 
d'écoles  différentes;  elle  se  trouve  la  même  partout,  aussi  bien  dans 
l'Ile  de  France  que  dans  la  Bourgogne,  dans  la  Bretagne  et  la  Nor- 
mandie que  dans  le  midi  de  la  France.  Il  n'en  était  pas  ainsi  de  l'ar- 
chitecture ogivale  ;  elle  varie  suivant  la  province  où  elle  est  appliquée. 
Étant  née  sur  le  torritoire  français ,  elle  appartenait  k  chaque  artiste  en 
particulier  ;  elle  se  combinait  suivant  l'imagination  de  chacun  d'eux 
et  d'après  les  matériaux  à  employer  ;  et  ce  n'est  pas  là  une  de  ses 
moindres  qualités.  L'architecture  du  XVI^  siècle,  au  contraire,  ap- 
portée toute  faite  d'Italie,  avec  ses  ordres,  ses  proportions  exactes, 
ne  pouvait  se  prêter  aux  modifications  multiples  de  l'art  chrétien  ;  l'or- 
nementation seule  pourrait  varier,  et  encore  le  thème  est-il  toujours  à 
peu  près  le  même.  Lorsque,  dans  l'architecture  de  la  Renaissance,  ua 
nouvel  élément  de  décoration  est  appliqué',  la  même  chose  a  lieu  sur 
tous  les  points  du  territoire;  elle  est  donc  une  dans  ses  détails  et  dans 
son  ensemble  ;  toute  étude  que  l'on  pourra  faire  sur  elle  sera  donc  for^ 
cément  générale. 

Chatbàu  BBS  Gbangbs-Cathus. 

La  date  de  1525,  sculptée  dans  un  cartouche  sur  la  frise  de  la  porte 
d'entrée  de  l'escalier  ('),  nous  évite  le  soin  de  rechercher  l'époque 
précise  de  la  construction.  C'est  donc  quelques  mois  seulement  après 

{{)  Voir,  à  la  foe  du  château,  la  lettre  A,  où  te  troave  le  détail  de  cette  porte. 


DAHS  LB  BASh-POITQV.  337 

son  retour  d'Italie,  où  il  avait  servi  sous  les  ordres  du  célèbre  Louis 
de  la  Trémouille  (*),  que  Jean  Cathua,  seigneur  des  Granges  et  gou- 
verneur de  Talmont,  fit  jeter  les  fondations  du  château  dont  il  ne 
reste  à  peu  près  que  la  moitié. 

Il  y  a  évidemment  dans  la  partie  de  la  construction  qui  nous  reste 
une  influence  italienne  facile  à  constater,  m^is  elle  est  loin  d'être  aussi 
complète  qu'on  pourrait  le  supposer  au  premier  abord.  Le  plan  et 
l'exécution  de  la  sculpture  appartiennent  certainement  à  des  mains 
françaises  et  peut-être  même  aux  artistes  de  4a  localité.  Sans  doute  ils 
ont  eu  sous  les  yeux  des  modèles  apportés  d'Italie,  car  rappelons-nous 
qu'à  cette  époque  déjà  l'imprimerie  et  la  gravure  sur  cuivre  ou  sur  bois 
mettaient  à  la  portée  des  artistes  les  compositions  des  maîtres;  il  n'y 
aurait  donc  rien  d'étonnant  à  ce  que  Jean  Cathus  eût  apporté  des  des- 
sins ou  des  croquis  originaux  d'artistes  italiens  ;  mais,  je  le  répète,  le 
plan  et  l'exécution  appartiennent  au  pays  où  le  château  s'est  élevé. 

Les  constructions  italiennes,  de  quelque  dimension  qu'elles  soient, 
affectent  presque  toutes  la  forme  d'un  carré  parfait,  inscrivant  dans  l'in- 
térieur de  leurs  murailles  une  cour  également  carrée  ;  c'est  encore  la 
tradition  romaine  ;  transportez-vous  à  Pompeï ,  et  vous  verrez  quelle 
confraternité  existe  entre  les  ai/rium  de  la  maison  d'Ariane,  de  Sal- 
luste  ou  des  poètes  tragiques ,  et  les  cours  intérieures  des  palais  Hu- 
nicipia,  Spada,  Farnèse,  Borghèse,  à  Gênes  et  à  Rome. 

Dans  le  château  des  Granges  les  bâtiments  se  développent  au  con- 
traire sur  une  ligne  droite ,  sans  aucun  retour  d'équerre;  deux  tours 
rondes  cantonnaient  les  angles  du  mur  septentrional,  tandis  qu'une 
troisième  tour  à  pans  abattus  flanque  le  centre  de  la  façade  au  midi  et 
contient  l'escalier.  Ce  plan  est  complètement  français  ;  vous  le  retrou- 
verez dans  la  plupart  des  constructions  féodales  qui  précédèrent  fe 
XYIe  siècle.  En  Italie,  c'est  le  pavillon  qui  remplace  la  tour  cylin- 
drique; mais  il  n'y  est  que  rarement  employé.  Aux  Granges,  les  lu- 
carnes et  les  baies  ouvertes  dans  les  façades  sont  décorées  d'élégantes 
croix  de  pierre,  souvenir  récent  des  meneaux  employés  dans  les  ou- 
vertures gothiques.  L'anse  de  panier  forme  la  voussure  des  portes  ;  les 

(1)  M  LéoD  Aude ,  dans  une  notice  publfée  en  18£5 ,  a  trailé  d'une  manière  fort  intérêt-  ^ 
tante  la  partie  blttoiiiiue. 

Tome  IV.  912 


338  l'architbctube 

lucarnes  des  toits  sont  surmontées  de  légers  amortissements.  Vous 
chercheriez  en  vain  dans  tous  les  monuments  que  contient  la  haute 
Italie,  vous  n'y  trouveriez  aucune  baie  inscrivant  la  croix  de  pierre, 
aucune  porte  ayant  la  forme  du  cintre  surbaissé,  aucune  lucarne  dé- 
coupant la  corniche  et  la  toiture.  A  la  Chartreuse  de  Pavie,  où  Fart 
italien  a  développé,  avec  un  abus  p^esque  voisin  du  mauvais  goût, 
toute  la  richesse  de  décoration  que  comporte  le  style  dont  nous  par- 
lons, les  grandes  fenêtres  de  la  façade  sont  séparées  par  une  svelte  co- 
lonnette  découpée  en  forme  de  candélabre,  mais  il  n'y  a  là  aucun 
rapprochement  à  faire  avec  la  croix  de  pierre.  Dans  Ténorme  façade 
intérieure  du  palais  des  Doges  à  Venise ,  la  lourde  corniche  qui  le 
couronne  règne  sans  interruption  sur  toute  la  longueur  des  murs  :  il 
en  est  de  même  dans  tous  les  palais  de  Gênes,  de  Rome,  de  Venise, 
de  Bologne,  etc.  L'Italie  n'a  jamais  connu  cette  merveilleuse  décora- 
tion qui,  s'étalant  aux  derniers  étages  de  l'édifice,  leur  prête  une  grâce 
et  une  élégance  indéfinissables ,  en  même  temps  qu'elle  rompt  l'effet 
monotone  qu'auraient  produit  les  hautes  toitures  d'ardoise,  malgré 
leurs  girouettes,  leurs  épis  fleuronnés,  et  les  crêtes  de  plomb  dentelé 
qui  surmontent  leurs  faitages.  Les  artistes  italiens  se  sont  contentés 
d'espacer  de  larges  ouvertures  sur  les  murs  de  leurs  façades,  en  les 
surmontant  de  frontons  triangulaires  soutenus  par  d'énormes  consoles. 
Nulle  part,  à  Rome  ou  a  Gênes,  vous  ne  trouvez  ces  pilastres  chargés 
de  tiges  fleuries,  d'où  s'échappent  des  oiseaux,  des  chimères,  des 
trophées  d'armes,  des  masques  grimaçants,  ou  tout  un  monde  de  gé- 
nies et  d'amours.  Quelques  tombeaux  de  Santa  Maria  in  paee,  ceux 
d'une  église  sur  la  place  du  Peuple  et  au  mont  Janicule,  contiemient 
seuls  de  charmants  spécimens  en  ce  genre. 

Ce  n'est  donc  guère  que  dans  les  autels  ou  les  monuments  funèbres 
qu'il  faut  chercher,  dans  l'Italie  méridionale ,  cet  art  qui  s'est  épanoui 
avec  tant  de  vigueur  sur  tous  les  édifices  civils  et  religieux  de  la 
France,  pendant  le  XVI®  siècte.  Les  constructions  italiennes  n'offrent 
à  l'œil  qu'une  suite. de  lignes  horizontales;  famais  vous  n'y  verrez 
cette  série  d'ouvertures  resserrées  entre  deux  rangs  de  pilastres  étages 
les  uns  sur  les  autres,  et  ne  s'arrêtant  qu'aux  derniers  amortissements 
de  la  lucarne.  C'est  ainsi  que  tout  pyramide  à  Chambord,  à  Cbenon- 


DAHS  LB  BAS-POITOU.  339 

ceaux,  à  Apremont,  à  Anet,  à  Craillon;  tandis  que  tout  rampe  hori-^ 
zontalement  au  palais  Faroèse,  à  celui  des  Doges  et  à  la  Chartreuse 
de  Pavie.     • 

La  plupart  de  nos  châteaux  français,  sous  Charles  VIII,  Louis  XII 
et  François  I«^  présentent  ce  parti  pris  dans  le  plan  ;  c'est  encore  la 
tradition  ogivale  conservée  malgré  les  éléments  de  décoration  em- 
pruntés à  Part  romain. 

Si,  au  premier  abord,  on  ne  se  rend  pas  facilement  compte  du  parti 
pris  qui  caractérise  le  style  français  daiîs  le  château  des  6ranges-Ca- 
thus,  il  faut  Remarquer  sur  le  dessin  (*)  que  les  lucarnes  ornées,  sem- 
blables à  celles  qui  subsistent  encore  dans  la  tour,  ont  toutes  disparues 
en  même  temps  que  la  haute  toiture  d*ardoise  qui  couronnait  Tédiflce. 
n  suffît^  pour  se  convaincre  de  ce  que  j'avance,  d'examiner  attentive- 
ment Tentablement  qui  surmonte  les  murs  :  on  y  retrouve  encore  à 
^  Vaplomb  des  fenêtres  inférieures  de  petits  encorbellements  qui  soute- 
naient jadis  les  pilastres  des  lucarnes.  Ajoutons  encore  que  le  château 
des  Granges  n'est  pas  d'un  seul  jet.  Les  baies  du  rez-de-chaussée 
appartiennent  par  les  profils  de  leurs  moulures  à  la  période  qui  a  pré- 
cédé l'invasion  de  la  Renaissance. 

ExistaitMl  une  construction  plus  ancienne  dans  laquelle  on  a  plaqué 
ou  encastré  des  portes  et  des  fenêtres  appartenant  au  XVIe  siècle  par 
leur  style,  comme  cela  s'est  pratiqué  si  souvent  sous  Louis  Xn  et 
François  I^  («),  ou  l'édifice  s'est-il  modifié  en  même  temps  qu'il  s'é- 
levait? Cest  ce  que  nous  ne  saurions  définir.  Il  n'en  est  pas  moins 
évident  pour  nous  que  le  château  des  Granges,  de  même  que  celui 
d'Apremont,  appartient  à  cette  période  de  transition  pendant  laquelle 
l'art  ogival  laisse  encore  son  admirable  empreinte  dans  les  lignes  prin- 
cipales de  l'édifice,  tandis  que  le  style  italien  s'empare  seulement  de 
tout  ce  qui  est  ornement  dans  la  construction.  On  peut  néanmoins  dans 
certaines  crosses  végétales  qui  ornent  le  rampant  des  frontons  de  la 
lucarne  et  de  la  porte  ('),  retrouver  le  galbe  et  la  forme  des  sculptures 
françaises  du  XVe  siècle.  Ce  nouvel  exemple  suffit  surabondamment  à 
prouver  l'emploi  ^'artistes  nationaux. 

(0  Planche  i**,  vue  extérieare  du  château. 

f3)  Vlol1et-L«-Doç,  Dictionnaire  d' Architecture,  page  I89,  toiuelll. 

(3)  Planche  i",  TOlr  en  A  et  fi. 


340  l'abchitecture 

X  ESCALIEE  DU  ChATBAU. 

L*escalier  placé  dans  la  tour  è  pans,  élevée  autrefois  au  centre  du 
château ,  en  est  la  partie  la  plus  Intéressante  par  sa  conservation  et  son 
ensemble  complet  ;  mais  il  laisse  beaucoup  à  désirer  sous  le  rapport 
de  la  disposition  et  de  Texécution  des-ciselnres  qui  ornent  à  profusion 
son  plafond  en  spirale.  Tout  ce  travail  a  été  eiécuté  par  une  main  peu 
iiabile,  car,  bien  que  là  matière  ait  été  tendre  et  facile  au  ciseau  qui  a 
dû  la  fouiller,  le  galbe  est  mal  senti  ;  un  relief  d'un  centimètre  à  peine 
détache  les  fleurons,  les  armoiries,  les  médaillons  à  bustes  mal  dessinés, 
qui  s*enlacent  avec  trop  de  confusion  jusqu'au  sommet  de  la  dernière 
raiiipe  où  Tescalier  s'arrête  devant  une  pièce  d'appui,  qui  est  pour 
nous  le  morceau  le  plus  savamment  compris  comme  exécution  et 
comme  dessin  (*). 

Cette  balustrade  pleine  se  divise  en  trois  compartiments  indiqués 
par  des  pilastres,  sur  lesquels  s'appliquent  des  candélabres  omfe  de 
moulures  perlées  ou  à  oves,  et  dont  la  corbeille  des  chapiteaux  sou- 
tient des  groupes  de  fleurs  et  de  fruits.  Trois  archivoltes  à  cintre  sur- 
baissé, inscrivant  des  coquilles  dans  leur  tympan^  recouvrent  le  triple 
emplacement  laissé  dans  l'intervalle  des  pilastres.  Au  centre,  une 
guirlande  fleurie  autour  de  laquelle  s'enroulent  des  rubans  plissés  (un 
des  principaux  motifs  de  décoration  de  la  Renaissance  que  nous  ver- 
rons employé  avec  abus  sous  Louis  XV),  encadre  un  lion  passant  sur 
un  champ  semé  d'azur  ;  ces  armoiries,  qui  sont  celles  de  Jean  Catbus, 
se  répètent^ouvent  sous  les  marches  de  l'escalier  avec  celles  de  Marie 
Duvergier,  sa  femme.  (De  sinople  à  la  croix  d'argent  cantonnée  de 
quatre  coquilles  de  même  et  chargée  en  cœur  d'une  coquille  de  sino- 
ple) (').  Nous  les  retrouvons  encore  au-dessous  de  la  jolie  sculpture 
dont  je  viens  de  faire  la  description.  Plus  bas,  la  décoration  change  et 
des  erreurs  grossières  d'appareil  dans  les  pierres  nous  prouvent  que, 
de  même  qu'aux  XII®,  Xm®,  XIV  et  XV®  siècles^  la  plus  grande  portion 
des  sculptures  de  la  Renaissance  était  exécutée  par  les  artistes  avant 
d'être  mise  sur  tas,  et  que  souvent  l'appareilleur  ne  conservant  plus 
aux  pierres  la  place  qu'elles  occupaient  lorsqu'on  les  avait  sculptées, 

(1)  Voir  la  planche  3. 

(a)  Pfanche  i**,  en  G  et  en  D.       > 


DANS  LB  BAS-POITOU.  341 

produisait  cas  intemipUoDS  dans  le/ dessin  ou  dans  le  profil  des  mou^ 
lures,  ainsi  qu*on  peut  s*en  convaincre  aux  Granges  et  à  Couionges. 

Je  n'entreprendrai  point  de  décrire  les  emblèmes  répétés  qui  se  trou^ 
vent  sur  le  plafond  de  Tescalier.  Ces  cœurs  pressés  ou  percés  de  flè- 
ches (')  d'où  s'échappent  une  tige  de  lys  en  fleur,  ces  sphères,  ces 
panoplies,  ces  iqstruments  de  musique  ou  de  science ,  tout  ceia  ne  me 
semble  guère  rappeler  f  histoire  amoureuse  du  seigneur  des  Granges, 
ainsi  que  Ta  pensé  M.  Aude  dans  sa  notice.  J'y  vois  simplement  l'em- 
ploi peu  intelligent  de  ceà  nombreux  caprices  artistiques  que  le  sculp- 
teur trouvait  dans  les  dessins  qu'il  avait  sous  les  yeux.  Ces  divers 
types  d'ornementation,  vous  les  rencontrerez  à  peu  près  les  mêmes  sur 
tous  les  pilastres  de  la  Renaissance  française,  et  la  Renaissance  est 
peut-être  de  toutes  les  époques  celle  qui  a  le  moins  songé  au  symbo- 
lisme. (  Delorme  et  Du  Cerceau  peuvent  fournir  la  preuve  de  ce  que 
j'avance.  ) 

En  tout  cas,  il  est  un  dilemme  bien  concluant^  ce  me  semble,  et 
qui  détruit  tout  ce  roman  échafaudé  sur  quelques  cœurs  comprimés 
dans  une  presse  ou  percés  de  flèches.  Si  Jean  Cathus  a  fait  exécuter 
l'escalier  du  vivant  de  sa  première  femme,  Marie  Duvergier,  ce  qui  est 
à  peu  près  certain ,  puisque  son  écusson  s'y  trouve  sculpté  partout  et 
souvent  mi-partie  avec  celui  de  Jean  Cathus,  il  est  bien  évident  qu'il 
n'a  pu  y  fbire  ciseler  l'emblème  de  son  futur  mariage  avec  Marie  de 
Nuchèze.  Comme  M.  Aude  croit  devoir  l'interpréter  par  ce  cœur  don- 
nant naissance  à  des  lys,  il  n'a  pas  davantage  pu  prévoir  les  malheurs 
de  ce  second  mariage,  indiqués  suivant  l'auteur  de  la  notice  par  des 
sirènes  et  des  chimères.  Admettrons-nous  que  l'escalier  a  été  construit 
du  vivant  de  Marie  de  Nuchèze  (');  mais  alors  il  n'eût  pas,  du  vivant 
de  cette  seconde  femme,  prodigué  Técusson  de  sa  première  à  l'exclu- 
sion des  armoiries  de  la  dernière.  —  Je  n'appuierai  pas  plus  longtemps 
sur  cette  interprétation  donnée  aux  sculptures  de  l'escalier  ;  bien  qu'in- 
génieuse et  poétique,  j'y  crois  difficilement  et  je  m'arrête  avec  le  même 
sentiment  d'incrédulité  devant  la  jolie  cheminée  sculptée  (planche  1'%  E), 

(I)  Planche  i**,  A  et  B. 

(3)  Cette  tuppotlUon  n'est  pes  adralstible,  d'après  M.  de  Preasac  (Biographie  de  du  Foull- 
loiu).  BUe  ne  devint  TeoTe  qn'en  i&40;  elle  ne  put  donc  épouser  Cathus  qu'après  cette 
époque,  et  l'escalier  a  été  bâU  en  is9&.  Ce  rapprochement  de  date  sufllt  seul  à  détruire  le 
'  sjmboUsme  supposé  des  Kulplures  de  rescaller. 


342  L*AECHlTECTUftB 

dont  la  frise  et  le  manteau  offrent  de  gracieux  enroulements  où 
se  mêlent  des  griffons ,  des  génies  d*un  style  élégant  et  d*une  exécu- 
tion habile,  quoique  un  peu  molle.  Ici  encore  je  retrouve  le  thème 
éternel  d'ornementation  employé  par  la  Renaissance  :  en  haut,  sur  le 
manteau,  la  pensée  est  facile  à  saisir;  Toiseau  qui  mange  les  fruits 
supportés  par  ce  candélabre,  c'est  la  tradition  dégénérée  des  colombes 
buvant  dans  le  calice  :  fô  on  a  fait  jaillir  de  la  queue  de  Toiseau  de 
charmants  enroulements  de  feuilles  d'acanthe  au.  milieu  desquelles  se 
jouent  jdes  génies  aux  formes  souples  et  gracieuses. 

Je  pourrais  vous  montrer  les  mêmes  enlacements,  les  mêmes  en- 
fants sur  le  tailloir  d'un  chapiteau  roman  à  l'église  de  HaiUezais;  le 
travail  est  grossier,  incorrect,  il  est  vrai,  mais  qu'importe,  c'est  tou- 
jours la  même  donnée,  le  point  de  départ  est  semblable.  L'architecture 
romaine  a  enfanté  l'art  roman  (*);  mais  elle  était  alors  à  sa  décadence 
et  n'avait  pour  l'interpréter  que  des  mains  malhabiles.  Quelques  siè- 
cles plus  tard,  l'art  romain  crée  celui  de  la  Renaissance;  comme  il 
avait  alors  des  artistes  de  premier  ordre  à  sa  disposition,  les  résultats 
ont  été  plus  complets.  Nous  les  admirons  et  nous  les  imitons  à  peine; 
mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'il  y  a  une  confraternité  très-sérieuse 
entre  l'art  des  XI^  et  XU^  siècles,  et  celui  du  XVI«. 

SMl  m'était  permis,  dans  les  limites  de  cette  courte  description, 
d'aborder  la  comparaison  de  ces  deux  époques,  je  prouverais  que  la 
différence,  dans  les  formes  décoratives,  n'existe ^n  partie  que  par  la 
maladresse  et  l'incapacité  des  ouvriers. 

Il  me  reste  encore  à  vous  parier  de  la  porte  qui  donne  entrée  dans 
l'escalier,  et  de  la  lucarne  découpant  la  toiture  en  tuiles  creuses  de  la 
grosse  tour  cylindrique.  La  porte  d'entrée  est  un  des  plus  jolis  spéci- 
mens de  la  construction.  Ses  chapiteaux,  ses  frises,  son  fronton,  formé 


(1)  Dans  UD  grtnd  nombre  de  rerert  des  médiUIet  données  ptr  dn  Ghoul  dUM  son  llfie 
De  la  Religion  dei  anciens  Romains ,  on  trou? e  les  premiers  élémenU  de  la  décoraUon 
•rchltectonique  employée  par  les  Romains,  et  plus  tard  par  les  artistes  des  Xll«  et  XVI* 
siècles.  On  trooTe  également  sor  plusieurs  peintures  de  Pompeletd'Hercalannm  des  olauui 
buTant  dans  une  coupe  ;  la  Bible  de  Gharles-le-Chauve  reproduit  ce  type,  que  les  erUstea  du 
XU«  siècle  ont  fréquemment  taillé  sur  leurs  chapiteaux.  Faut-il  j  f  oir,  comme  le  prétendaient 
bon  nombre  de  symbolistes,  l'Image  de  la  pureté  chrétienne  7  II  serait,  ce  me  semble,  per- 
mis d'en  douter.  La  filiation  que  nous  venons  d'établir  en  ferait  simplement  un  motif  d'or- 
nementation calqué  avec  quelques  fartantes  sur  les  modèles  anUqnes  dont  nous  ettons  tes 
sources. 


DANS  LB  BAS-POITOU.  343 

de  sections  de  cercle,  annoncent  la  main  d*un  dessinateur  habile;  il 
est  à  regretter  que  les  médaillons  de  Lucrèce  et  de  Cléopâtre,  placés  è 
droite  et  à  gauche  de  cette  porte  (A ,  planche  1^^^ ,  ainsi  que  ceux  qui 
sont  sculptés  au-dessus  du  linteau  des  fenêtres  éclairant  Tescalier, 
soient  d^une  exécution  aussi  lâchée. 

L'application  de  ces  quatre  médaillons  sur  la  façade  et  des  deux  on 
trois  qui  se  rencontrent  dans  Tescalier  est,  è  mon  avis,  une  importa- 
tion essentiellement  italienne.  Aux  Granges,  c'est  Lucrèce  et  Gléo- 
pâtre,  Pyrame  et  Thisbé;  quoi  de  plus  romain  et  de  plus  mytholo- 
gique que  ces  quatre  représentations?  Un  fait  assez  singulier,  c'est  que 
l'emploi  de  cette  décoration  italienne  a  pris  naissance  au  moment  où 
la  forme  des  constructions  était  surtout  française,  et  n  a  cessé  d'exister 
dans  les  façades  qu'à  l'instant  où  un  retour  complet  vers  les  traditions 
de  l'art  romain  se  fait  sentir  d'une  manière  très-sérieuse.  Ajoutons 
qiie  les  artistes  français  ont  souvent  employé  le  médaillon,  mais  n'en 
ont  jamais  abusé.  Il  n'en  est  pas  ainsi  aux  façades  de  la  cour  des 
Doges  à  Venise,  à  la  Chartreuse  de  Pavie,  à  l'église  Délia  Grazie  à 
Milan.  Dans  les  édifices  que  je  cite,  on  a  copié  servilemîent  des  types 
d'empereurs  romains  :  c'est  une  médaille  antique  ciselée  dans  le  mar- 
'  bre  et  la  pierre  ou  moulée  dans  la  brique  qui  a  été  appliquée  à  profu- 
sion sur  le  nu  des  murs.  Benvenuto  lui-même,  dans  son  beau  bouclier 
conservé  à  la  galerie  de  Florence,  a  reproduit  des  médaillons  d'empe- 
reurs romains  que  ne  pourraient  désavouer  les  plus  célèbres  graveurs 
de  l'époque  d'Adrien. 

La  lucarne  (indiquée  en  B,  planche  i'^),  répète  le  même  ensemble 
que  la  porte  d'entrée  ;  Texécution  en  est  habile,  et  la  figurine,  enlevée 
en  ronde  bosse  dans  le  tympan  du  fronton ,  est  d'un  excellent  sentiment. 

Si  le  château  des  Granges  a  eu ,  comme  presque  toutes  les  ruines 
féodales,  ses  jours  de  dévastation  et  de  deuil,  il  sort  aujourd'hui  des 
décombres,  et  bientôt,  sous  la  main  intelligente  et  infatigable  de  son 
propriétaire  actuel,  il  retrouvera,  sinon  toute  sa  splendeur  passée,  au 
moins  la  certitude  de  conserver  longtemps  à  l'admiration  des  archéo- 
logues et  des  artistes  ses  intéressantes  sculptures. 

Octave  DE  ROCHEBRUNE. 
(  La  suite  proehainemmt,  ) 


POÉSIE. 

DANS  UN  BOIS. 


A  M.  CHARLES  DE  KERARPLEC  H. 

Au  pied  d'un  châtaignier  je  suis  allé  m'asseoir  ; 
Midi  sonnait  au  bourg  ;  je  ne  rentrai  qu'au  soir. 
J'avais  pHs  en  partant  un  poëte  que  j'aime  ; 
Le  livre  est  resté  clos ,  car  un  autre  poëme, 
Le  poëme  de  Dieu ,  le  beau  livre  des  champs 
Déroulait  devant  moi  ses  ineffables  chants. 
Le  ciel  était  tout  bleu ,  le  ciel  était  en  fête, 
Et  du  bois  le  soleil  illuminait  le  faite  ; 
Lal)rise  se  taisait  et  soufflait  par  moment, 
Et  les  feuilles  alors  ondulaient  mollement  ; 
Alors  il  s'élevait  un  paisible  murmure , 
Et  sur  le  sol  flottait  l'ombre  de  la  ramure. 
Les  herbes  et  les  fleurs  dont  s'embaument  les  prés 
Envoyaient  leurs  parfums  à  mes  sens  enivrés  ; 
Des  vaches  se  tenaient  debout  auprès  d*un  hêtre , 
Et  d'autres  se  couchaient,  nonchalantes  de  paître  ; 
A  l'entour  de  leurs  flancs  un  essaim  bourdonnait , 
Et  leur  queue  agitait  son  fouet  qui  résonnait. 
Aux  mille  bruits  des  chants  mon  oreille  attentive 
Recueillait  la  chanson  ou  joyeuse  ou  plaintive 
Qui  descendait  des  bois,  qui  montait  des  sillons  : 
Celle  qu'incessamment  poursuivent  les  grillons. 
Les  beaux  coups  de  gosier  que  le  loriot  lance , 
Et  ceux  qu'avec  tant  d'art  la  fauvette  balance, 
Les  refrains  du  linot,  les  refraiqs  du  pinson , 
Les  sifflements  du  merle  en  fuyant  le  buisson , 
Les  cris  âpres  du  geai,  du  pivert,  d.e  la  pie, 
Qui  des  autres  oiseaux  semble  rire,  l'impie  ! 
Enfin  la  tourterelle  et  son  gémissement. 
Qui  ressemble  au  soupir  d'un  cœur  brisé  d'amant. 

Quand  le  printemps  sourit,  ce  concert  doux  et  tendre. 
C'est  au  bois  de  Beaulieu  qu'il  faut  aller  l'entendre. 

EnLB  GRDIAUD. 


LA  BRETAGNE  A  SAINT-CAST  ^ 

Il  SEPTEMBRE  1758  —  Il  SEPTEMBRE  1858. 


Pugnai  cantatquê  vieiuim. 


Lb  Guildo  (*). 

En  ce  temps«là  Ton  vit  une  tache  au  soleil  ; 
On  eût  dit  que  la  France ,  hélas  !  avait  sommeil 
Et  semblait,  de  Voltaire  adorant  le  génie. 
Languir  dans  une  triste  et  stérile  agonie. 
La  royauté  mourait  et  le  peuple  était  las. 
—  Mais ,  pendant  que  la  France  humiliée ,  hélas  1 
Comme  un  aigle  déchu  laissait  tailler  son  aile , 
Bretons,  une  intrépide  et  noble  sentinelle, 
Portant  la  dague  au  poing,  aux  mains  les  gantelets , 
Pour  elle  ici  veillait.  —  Un  jour  on  dit  :  L'Anglais  ! 
Voici  l'Anglais!  —  Il  vient ,  fier  de  ses  cent  vingt  voiles , 
insulter  notre  hermine  et  narguer  nos  étoiles;    . 
11  ouvre  contre  nous  la  gueule  du  sabord , 
Il  nous  invite  ;  —  allons  le  visiter  à  bord  ! 


(I)  Ud  Journal  breton  ayant  déjà,  à  notre  grand  regret,  publié  le  poème  de  La  Bre- 
tagne à  Saint'Casty  noot  nous  voyons  forcéa  d'en  priver  nos  lecteurs;  nous  voulons 
cependant  leur  en  offrir  un  extrait,  pour  montrer  que  si.  conune  l'a  ditHIllevoje,  tet 
beUeê  actions  ont  besoin  des  beaux  vers  y  cette  consécration  n'a  pu  manqué  à  llm- 
merteDe  Journée  de  Saint-Cast,  et  qu^elle  a  trouvé  dans  H.  du  BreU  de  Pontbriand  un 
poète  digne  de  la  célébrer.  iliote  de  la  Bédaction). 

(3)  En  tout  ce  qui  concerne  les  bits  historiques  rappelés  dans  cette  pièce,  nous  avons 
iuM  la  narration  écrite  par  M.  Bioust  des  Fiiles-Judrains  t  précisément  parce  que  cette 
relation  est  la  moins  connue  et  peut-être  la  plus  intéressante  de  toutes  celles  que  des 
témoins  oculaires  nous  ont  laisséet  iur  la  brillante  afhlre  de  Saint-€ast.  Ce  rédt  Ait  pubUé 
par  l'Annuaire  Dinannals  de  1S3S ,  qui  dut  cette  précieuse  communication  à  H.  Bioust  de 
r Argentaye ,  petlt-ills  du  brave  volonlaire  du  Guildo  et  de  Saint-Cast. 


346  LA  BEBTAGNB 

Improvisant  soadaiii>  ses  bandes  agqerries , 
Ainsi  parle  à  ses  gens  nn  chef  sans  armoiries  ; 
Car  au  bruit  des  clairons  et  du  tambour  qui  bat, 
•   Tout  Breton  devient  noble  à  Tbeure  du  combat. 
Et  les  trous  des  rochers  qu'habitent  les  colombes 
Se  changent  en  mortiers  qui  vomissent  les  bombes. 

Pour  chasser  les  vautours  de  Tile  des  Marins , 
Tout  répond  à  la  voix  de  des  YiHes-Audrains, 
11  part;  —  à  chaque  pas  il  grossit  sa  recrue; 
L'habitant  du  manoir,  Thomme  de  la  charrue , 
Les  mariniers,  les  vieux  avec  les  jeunes  gars , 
Laissant  chevaux  et  bœufs  attachés  aux  hangars , 
Gomme  pour  un  pardon ,  comme  pour  une  fête 
Vers  le  grand  ennemi  marchent  bannière  en  tète , 
Gomme  d'autres  bientôt,  avec  la  même  ardeur. 
Suivront  Cathelineau  le  saint  et  le  cardeur. 

G'était  le  huit  septembre;  —  heureux  jour  pour  la  France, 
Jour  de  grand  souvenir  —  alors  jour  d'espérance. 
De  tous  côtés  chantaient  les  clochers  du  saint  lieu 
Pour  la  Nativité  de  la  Mère  de  Dieu. 
A  genoux  *  dit  le  chef  ;  —  à  l'autel  de  la  Vierge , 
Avant  d'aller  au  feu,  nous  brûlerons  un  cierge, 
£t  puis  nous  répondrons  à  la  voix  du  canon 
Par  notre  cri  d'honneur  :  Goyon  de  Matignon  (')  ! 

11  dit  et  va  ranger  au  bord  de  la  rivière 
Sa  rustique  cohorte,  audacieuse  et  fière; 
Là,  tantôt  en  carrés  «  tantôt  en  pelotons, 
Jl  exerce  au  combat  ses  novices  Bretons, 
Joyeux  comme  un  rayon  dans  un  ciel  mêlé  d'ombre. 
Pour  effrayer  l'Anglais  et  figurer  le  nombre , 

<i)  Le  lut  ett  enct  et  menUonDé  dans  la  relatton  de  M.  Rlomt  des  VUlea-Aodralnf ,  q«i , 
lo  s  lepteBlnre,  après arotrniaeaiblé  dans  les  oivIfODs  le ptat  grand aonbre  poaalMeëf 
ffen$  de  àonmê  volonté f  voûtait  d'abord  eoleiidre  la  messe  qui  bit  célébrée  deni  heares 
avant  le  joor,  par  l*abbé  FéUi ,  dans  l'église  de  MaUgoon ,  dédiée  à  EtoUré-DaiBe.  (Voir 
l'Ane.  Dlnn.,  année  isas,  p.  ita.) 


A  SAIRT-GAST.  347 

Le  long  de  panpets  par  le  temps  échadcrés 
Il  aligne  les  siens  sur  deux  rangs  peu  serrés. 
Et  place  habilement,  sous  le  drapeau  sans  tache. 
Prés  du  conscrit  sans  barbe  une  vieille  moustache. 
Sur  la  falaise,  au  fond  des  taillis  et  des  fleurs, 
11  niche  ses  oiseaux,  ses  adroits  tirailleurs. 
Et  dit  :  BraTO  !  —  je  vois  que  vous  êtes  de  taille 
A  regarder  l'Anglais;  —  vienne  donc  la  bataille  ! 

Aux  modestes  guerriers  postés  dans  les  détours. 
Le  château  du  Guildo  montrait  ses  vieilles  tours 
Où  déjir  s'assemblaient,  avec  de  gais  coups-d'ailes. 
Pour  l'heure  du  départ ,  des  milliers  d'hirondelles. 
Le  val  de  l'Arguenon  au  vieux  géant  des  eaux 
Envoyait  ses  rayons  et  ses  jeunes  oiseaux , 
Gomme  des  messagers ,  pour  préluder  à  l'heure 
Du  barde  qu'il  attend  et  qu'à  présent  il  pleure  (*}. 

La  vie  et  la  gatté  respiraient  à  l'entour; 
L'agneau  sur  la  colline  et  l'oiseau  sur  la  tour, 
La  mer  d'azur,  les  champs  dorés,  les  beaux  villages 
Qui  miraient  dans  les  flots  leurs  toits  de  coquillages. 
Le  soleil  radieux,  les  buissons,  les  rameaux. 
Tout  s'animait,  vivait...  si  ce  n'est  les  hameaux. 

Des  femmes  cependant,  les  yeux  sur  la  marée, 
Disent  avec  effVoi  :  La  mer  s'est  retirée  ; 
L'ennemi  qui  menaee  est  au  dernier  relais. 
Et  le  flot  qui  s'en  va  fait  arriver  l'Anglais  (')  ! 
Partout  on  crie  au  feu  I  Bon  Jésus ,  quel  vacarme  I 
Les  voilà  devant  nous  qui  garottent  un  Carme  ! 

(1)  rappolyto  de  la  Horvooiialt ,  riuteur  ti  resrené  de  la  Tkébatde  des  Grè0§i ,  fonda- 
teur de  la  paroiflse  de  Notre-Dame  du  Guildo  et  de  sa  gracieuse  église. 

(9)  H.  des  ymei-Aadralns  gardait  avec  sa  troupe  la  rire  gauche  de  la  ri?lère  d' Argue- 
non  ,  et  avait  en  Cice  les  ruines  du  château  cle  Gilles  de  Bretagne  et  un  couvent  de  Garmet, 
altnés  sur  la  rive  droite.  La  mer  ce  Jour*tt  s'éudt  i^tlrée  de  bonne  heure ,  et  c'eirrinstant 
que  choisit  rtrmée  anglaise  pour  tenter  le  passage  qu'il  lui  importait  de  fbrcer  pour  rega- 
gner aa  flotte  à  Safnt-Cast  et  s'y  rembarquer  atant  rarrlfée  dn  doc  d'AIgnIUon ,  lequel  ne 
put  eue  sur  les  Heuk  que  le  11  septembre ,  I  neuf  heures. 


348  LA  SRBTAGNB 

Ils  vont  forcer  le  gué  ;  —  fuyez  !  gare  aux  dragons  ! 
—  L'hôte  8*est  fait  attendre;  —  eh  bien!  nous  le  narguons. 
Dit  une  voix;  —  s'il  passe  au  château ,  qu'il  y  tombe! 
Qu'auprès  de  hi  ruine  on  lui  creuse  une  tombe  ! 
A  la  vierge  aujourd'hui  nous  avons  lait  un  vœu; 
Gayon  de  Matignon!  Mort  à  l'Anglais,  et  feu! 

Au  cri  du  commandant,  comme  d'une  bastille, 
L'Anglais  reçoit  la  mort  sans  voir  qui  le  fusille.     . 
Il  n'est  plus  dans  les  fleurs ,  il  n'est  plus  aux  bosquets 
Que  des  oiseaux  de  flamme  et  des  nids  de  mousquets. 
£n  vain  Blight  étonné ,  de  toute  sa  mitraille 
Accable  des  Bretons  la  débile  muraille; 
Partout  dans  les  buissons ,  comme  des  vers  luisants 
Brillent  des  yeux  de  feu  ;  nos  braves  paysans 
Avec  leurs  gros  fusils  font  taire  dans  l'arène 
Le  canon  qui  mugit  de  sa  voix  souterraine. 
Et  Villaudrains  s'écrie  :  Enfants,  à  nous  le  gué, 
A  nous  l'Anglais  !  —  A  vous  le  prix  du  papegai  ! 

Pourtant  sur  les  hauteurs  l'armée  au  loin  fourmille  ; 
Deux  jours  sur  ce  rivage  on  a  vu  les  trois  mille 
Contenus  par  un  homme  et  par  cent  vingt  soldats 
Fils  des  trente  Bretons  ou  de  Léonidas. 
Sous  le  château  de  Gille>  où  son  bras  les  arrête^ 
Des  dunes  de  Saint-Cast  il  prépare  la  fête , 
Puis  il  part  quand  il  sait  que  la  Bretagne  accourt 
Criant  :  France ,  avec  moi  ne  crains  pas  Azincourt  ! 

Le  Boiy  deux  mois  après  ce  glorieux  fait  d'armes, 
Becevait  du  guerrier  un  récit  plein  de  charmes. 
C'est  un  brave,  dit-il;  on  lui  doit  des  fleurons. 
Car  il  a  noblement  gagné  ses  éperons  ; 
Demain  de  ma  Noblesse  il  aura  le  diplôme , 
C'est  dit;  —  le  Boi  !  —  Bientôt  le  nouveau  gentilhomme 
Lut  sur  son  écusson,  digne  fruit  d'un  beau  jour  : 
QUnre  au  coq  qui  combat  et  chante  tour  à  tour  (*)  ! 

(I)  Sur  récuMon  tl  noblement  conquit  ce  Jour-là  ptr  le  bnve  du  FiUeS'jâudrainty 
figure  un  coq  de  bataille  dignement  caractérttô  ptr  cette  beUe  et  poétique  devite  : 

Pugnat  cantatque  vicissim. 


A  SAurr-CAST.  349 

n. 

Le  champ  bb  bataii.le  et  le  chant  des  Bbetons. 

Cependant  nous  alHoqs,  avec  nos  volontaires, 
Ajouter  un  grand  jour  à  nos  jours  militaires. 

Du  côté  de  Lesrots  (^),  en  légers  pelotons, 
Défilent  Tarme  au  bras  nos  cofps  de  Bas-Bretons; 
An  large  bragou-bras,  à  la  tournure  antique 
On  reconnaît  les  fils  de  la  race  celtique, 
Néf  parmi  les  dolmens  ;  —  ils  portent  aux  combats 
Leurs  bras  habitués  aux  joutes  du  pen-bas. 
En  traversant  au  pas  la  grève  de  la  Garde, 
Précédés  de  leur  chef  qu'accompagne  un  vieux  barde , 
De  l'antique  patrie  il»  disent  la  chanson 
Et  de  ces  mille  voix  sort  un  cri  :  Saozon  ! 

Ils  chantaient  :  Bravons  l'Angleterre , 
Mort  aux  Saxons  !  mort  aux  Anglais! 
Vive  celui  qui  les  enterre  ! 
Vivent  la  bombe  et  les  boulets  ! 
Guerre  sans  merci  'ni  sans  trêve 
A  ceux  qui  souillent  notre  grève, 
Sur  nos  rochers  au  bord  des  eaux 
Suspendons  ces  oiseaux  de  proie 
Et  faisons  un  grand  feu  de  joie 
Avec  leurs  glorieux  vaisseaux  ' 

Chevaliers  de  la  Jarretière, 
Nos  bras  vous  Heront  sur  nos  tours! 
Nous  creuserons  un  cimetière  . 
Qui  va  réjouir  les  vautours. 
Mais  nous  n'enverrons  pas  nos  balles 
Aux  fils  des  montagnes  de  Galles, 
Vieux  frères  prisonniers  chez  vous , 
Dont  le  cœur  à  nos  chant?  tressaille , 
Et  qui  marchent  à  la  bataille 
En bretonnant  ainsi  que  nous! 

(1)  Rom  tfan  lUage  d'où  pwttt  l'aile  gauche  de  notre  armée. 


350  LA  bhbtaghb  a  sairt-gast. 

Sur  les  rives  de  l'Armorique, 
Oiseaux  des  mers  et  des  haubans , 
£û  vain  vous  cherchez  une  crique 
Où  jeter  vos  nids  de  forbans  ! 
Les  habits  rouges  d'Angleterre 
Ne  verront  point  le  Finistère; 
La  musique  de  nos  canons 
Va  chanter  votre  sépulture  ; 
Ici  l'on  couche  sur  la  dure , 
Car  nous  sommes  bons  compagnons  ! 

Jurons  haine  à  la  conquérante  ! 
Par  Glisson ,  par  le  vieux  Bertrand . 
Par  Beaumanoir  et  par  ses  Trente, 
Jurons  que  ce  jour  sera  grand  ! 
Vous  fûtes  Bretons  ;  —  nous  le  sommes. 
Venez  revoir  vos  gentilshommes, 
Vos  paysans  et  vos  bourgeois . 
La  Normandie  et  la  Bretagne 
Qui  vont  donner  sur  la  montagne 
Une  joute  de  notre  choix  ! 

Bientôt ,  lorsque  Therbie  fleurie 
Étendra  sur  ces  noirs  galets 
Sa  verdoyante  draperie  y 
On  diraj:  C'est  qu'un  jour  FAnglais , 
Dans  le  mais  de  la  paille  blanche , 
Se  rua  comme  Tavalanche 
Que  pousse  le  vent  des  hivers , 
Et  ceux  qu'ici  l'on  vit  descendre 
Ennemis,  y  restèrent  cendre... 
Voilà  pourquoi  nos  champs  sont  verts  ! 


> 


DU  6REIL  DE  PONTBRIAND,  de  Marzan. 


k 


MOBILIER  D'UN  PAYSAN  BAS-BRETON 

AU  XVne  SIECLE. 


Il  y  a  deux  choses,  pour  lesquelles  je  professe  une  méfiance  presque 
égale  :  les  systèmes,  qui  sont  trop  vagues;  la  statistique,  qui 
est  trop  positive.  Parce  que  j'ai  mis  la  main  sur  un  parchemin 
rare  et  curieux  (*),  qui  contient  Tinventaire  de  la  fortune  mobilière 
d'un  paysan  breton  en  1818,  je  n'ai  pas  la  prétention  d'écrire  une  dis- 
sertation ex-professo  sur  l'état  de  l'agriculture  et  la  position  des  cul- 
tivateurs en  Bretagne  au  XYIo  siècle,  comme  les  géologues  qui 
reconstruisentun  mastodonte  avec  Aine  molaire.  D'un  autre  côté,  je  trou- 
verais peu  séant  de  me  contenter  d'offrir  aux  lecteurs  une  simple  et 
sèche  copie  de  cet  inventaire,  tel  que  le  griffonna  sur  quatre  bandes 
de  vélin  les  plus  longues  qu'il  put  rencontrer,  maître  Charles  de  La 
Boessière,  greffier  de  la  juridiction  du  Cludon.  Je  voudrais  tenir  un 
juste  tempérament  entre  ces  deux  extrêmes  et  traduire  d'une  manière 
à  la  fois  exacte  et  intéressante  le  document  que  j'ai  entrepris  de  faire 
connaître  ici. 

Le  Coz-Parc,  dans  la  paroisse  dePlougonver  était,  jusqu'à  la  Révo- 
lution, une  tenue  convenancière  dépendante  du  Cludon.  Il  n'est  per- 
sonne, en  Bretagne,  qui  ne  sache,  au  moins  à  peu  près,  qu'elle  est  la 
différence  entre  le  colon,  tenancier  d'un  convenant,  et  le  fermier  ordi- 
naire. Le  colon  est  propriétaire  temporaire,  jusqu'à  ce  qu'il  soit  rem- 
boursé à  dire  de  priseurs ,  des  édifices  et  superfices  de  la  tenue  ;  et 
sous  ce  nom  l'on  comprend,  dit  un  commentateur  du  viel  usement  de 
Rohan  :  «  Les  maisons  destinées  pour  l'habitation  du  vassal,  les 
granges,  les  greniers ,  les  autres  bâtiments  de  quelque  espèce  qu'ils 
soient,  les  fours,  les  puits,  les  aires  à  battre,  les  fossés,  les  gourglais, 

(I)  Les  in? entalres  da  mobUler  des  églises  et  des  princes  se  tronTent  pins  aisément  que 
ceux  des  pajsans^  J'en  ai  relevé  nne  dsni-douiaine,  tous  da  XVI*  siècle  et  dont  celui  que 
isnalyse  id  est  le  plus  vieux  et  le  plus  complet 


352  MOBUJEE 

le  premier  défrichement  des  terres  mises  en  valeur,  leurs  engrais 
actuels,  les  prairies  et  cours  d'eau ,  les  arbres  fruiliers,  les  émondes  des 
arbres  émondables ,  les  bois  puinais  et  les  bois  taillis  avec  leurs  sou- 
ches: D  Le  colon ,  on  le  voit ,  tient  le  milieu  entre  le  simple  métayer  et 
le  propriétaire  incommutable.  Je  n'insiste  pas  sur  ce  point  qu'il  me 
suffit  d'indiquer. 

Le  Coz-Parc  était  donc  un  convenant  du  Cludon ,  convenant  fort 
ordinaire  qu'il  ne  fallait  ranger  ni  parmi  les  plus  grands,  ni  parmi  les 
moindres.  H  payait,  en  1789,  au  seigneur  foncier,  une  redevance 
annuelle  de  soixante-douze  livres  ;  c'est  aujourd'hui  une  ferme  de  sept 
cents  francs. 

Au  commencement  du  XVf®  siècle,  le  Coz-Parc  avait  pour  colons 
deux  frères  :  Guillaume  et  Henry  Kermen,  qui  l'exploitaient  en  commun. 
Guillaume  vint  à  mourir,  laissant  une  veuve,  Isabeau  Le  Guichoux  et 
deux  enfants  mineurs ,  Tvon  et  M^rie.  Henry  Kermen  fit  dresser  un 
minutieux  inventaire  de  tout  le  mobilier  qui  garnissait  l'habitation , 
pour  sauvegarder  à  la  fois  les  intérêts  des  mineurs  ses  neveux,  dont  il 
était  tuteur,  et  ses  propres  intérêts,  à  cause  de  l'association  qui  avait 
existé  entre  son  frère  et  lui.  En  conséquence,  le  onzième  jour  de  mars 
l'an  1518,  on  vit  arriver  au  Coz-Parc,  msùtre  Blaurice  de  la  Boessière, 
sieur  de  Kerazlouant,- sénéchal  du  Cludon,  maitre  Pierre  de  Coat- 
goureden,  procureur  fiscal  de  la  même  juridiction ,  maitre  Charles  de 
la  Boessière,  greffier  d'icelle ,  puis  Morice  Olivia ,  Geffroy  Lancien  et 
Yvon  Olivier,  priseurs  jurés  quant  au  prisage  auquel  on  allait  pro- 
céder. 

—  Si  vous  le  voulez,  dit  le  sénéchal,  nous  priserons  en  «  premier 
les  biens  qui  communs  et  en  indevis  sont  entre  la  veuve  et  enfants  du 
décédé  et  Henri  Kermen ,  dans  lesquels  lesdits  mineurs  et  leur  dite 
mère,,  sont  fondés  jouir  d'une  moitié  et  Henry  Kermen  de  l'autre 
moitié?  «  . 

—  Ainsi  soit,  dirent  lest)riseurs« 

Voici  d'abord  cent  charretées  ou  environ  de  fumier  froid,  bon  signe 
et  bonne  note  pour  un  laboureur.  Cela  vaut  bien  huit  deniers  la  char- 
retée; soit  :  66  sous  —  8  deniers* 

Ici  je  confesse  que,  maitre  Charles  de  la  Boessière  écrivant  comme 


D'un  PATSAU  BAS-BIBTON.  3S3 

un  chat,  j^ai  deviné  plutôt  que  lu  quMI  était  cas  de  ftimier  :  je  ne  crains 
guère,  néanmoins  d'avoir  fait  erreur,  car  le  fumier  est  la  seule  chose 
agricole,  mesurable  par  charretées,  qui  se  distingue  en  chaud  et 
froid. 

Les  experts  prisèrent  ensuite  «  le  fient  »  récemment  tiré  des  étables 
et  crèches  et  trouvèrent  qu'il  y  en  avait  pour  60  sols. 

Dans  récurie,  voilà  un  cheval  en  poil  gris;  il  est  médiocre  et  ne 
vaut  que  6S  sous  :  à  côté,  un  cheval  «  en  poil  biard  » ,  c'est-à-dire  bai, 
vaut,  au  contraire,  105  sous.  La  jument  noire  a  pu  être  une  vaillante 
bête ,  mais  elle  a  quatorze  ans  ;  on  Testime  30  sous  ;  la  pouliche  grise 
ne  compte  que  trois  ans  :  elle  est  prisée  70  sous. 

Dans  les  étables  ruminent  deux  paires  de  bœufs;  la  plus  belle,  celle 
où  l'on  voit  un  bœuf  rouge  et  l'autre  «  bis  »  vaut  10  livres  10  sous  : 
la  seconde,  celle  dont  les  deux  bœufs  sont  noirs,  ne  se  vendrait  que 
8  livres  10  sous. 

Passons  aux  jeunes  taureaux.  Le  grand  rouge  vaut  85  sous  ;  les 
trois  rouges,  de  deux  ans,  ensemble  4  livres  10  sous  ;  les  deux  tauril- 
Ions  d'un  an,  dont  l'un  noir  et  l'autre  rouge,  45  sous. 

Les  génisses  sont  en  nombre  égal  :  il  y  en  a  une  dont  la  robe  rouge 
tire  sur  le  jaune;  on  l'estime  40  sous;  les  trois  rouges,  de  deux  ans, 
l'une  pour  l'autre,  30  sous;  ensemble  :  4  livres  10  sous;  les  deux 
vêles  d'un  an,  noires,  ensemble  :  30  sous. 

Je  compte  sept  vaches<  laitières.  —  Et,  compères,  à  combien  la 
rouge  ?  —  C'est  la  meilleure  :  65  sous. — Et  l'autre  rouge?  —  55  sous. 
— La  noire,  avec  son  veau? — 65  sous. — L'autre,  noire — 55  sous.  — 
Celle-ci,  noire  encore  ?  —  50  sous.  —  Et  cette  autre,  noire  seulement 
sur  la  queue  ?  —  55  sous.  —  Puis,  cette  dernière  vache  «  en  poil  roux, 
ô  son  veau?  »  —  Au  plus  juste,  et  pour  ne  faire  tort  à  personne,  elle 
vaut  52  sous  6  déniera. 

N'oublions  poiqt  «  quinzechieffs  de  brebis,rung  dans  l'autre  chacun 
prisse  3  sous  4  déniera ,  soit  :  50  sous  »  ni  tme  truie,  prisée  15  sous. 
C'est  là,  si  je  ne  me  trompe,  tout  le  bétail  de  Ja  ferme. 

Dans  les  couro  et  sous  les  granges,  on  a  empilé  «  certaine  cantité 
de  bois  de  chèsne  sec  »  que  les  priseura  ont  jugé  valoir  115  sous,  d'au- 
tres «  bois  et  merrains  de  chesne  »  qu'ils  cotent  à  4  livres  10  sous  et 
Tome  IV.  43 


3S4  MOBILIEE 

cinq  planches  de  bois  de  «  fou  »  c^est-ànlire  de  hêtre,  qu'ils  prisent 

3  sous  4  deniers. 

On  ne  laissera  pas  de  coté  34  charretées  de  pierres  de  taille, 
bien  qu'elles  ne  valent  quq  2  sous  et  6  deniers  la  charretée,  ensemble 

4  livres  10  sous. 

^  Dans  Taire,  il  y  a  un  mulon.de  méteil,  seigle  et  froment  mêlé, 
non  battu  :  lespriseurs  estiment  qu'il  rendra  quarante  renées,  ou  vingt 
boisseaux  mesure  de  Callac,  chaque  boisseau  devant  peser  soixante  et 
dix  livres  :  le  froment  est  au  seigle  dans  la  proportion  de  six  quaran- 
tièmes. Les  autres  grains  sont  serrés  dans  les  greniers  :  il  y  a  de  Ta- 
voine  grosse,  sèche,  dont  je  n'ai  pas  pu  déchiffrer  les  quantités  ;  onze 
renées  d'avoine  menue  et  deux  renées  et  demie  de  a  pilatte  seiche.»  — 
Qu'est-ce  que  ceci?  —  Ce  n'est  pas  de  la  filasse  d'une  plante  textile 
quelconque,  puisque  cela  se  mesure  à  la  renée  et  figure  au  chapitre  des 
graines,  ou  mieux  des  grains.  Il  est  impossible  de  ne  pas  lire  «  pilatte» 
et  le  mot  revient  trois  fois.  Serait-ce  de  la  graine  d'ajonc  à  piler? 

Avant  de  pénétrer  dans  la  maison ,  où  sont  les  meubles  et  dans  les 
granges  où  sont  les  instruments  aratoire,  nous  allons,  si  vous  le 
voulez  bien ,  suivre  les  experts  dans  les  divers  champs  du  convenant, 
afin  d'en  apprécier  les  trempes  et  engrais. 

Le  Parc-Coz  Alain  an  Garn  est  plein  de  seigle  vert ,  qui  produira  à 
l'août  prochain ,  tout  labour  rabattu  (c'est  au  moins  l'opinion  des  pri- 
seura)  huit  sommes  et  demie  de  seigle.  Après  le  seigle  on  sèmera  dans 
ce  même  champ  de  l'avoine  grosse  «  estimée  à  l'aoust  prochain  eo  ung 
an  (1^19)  labour,  despens  et  semences  rabattus,  »  onze  sommes  d'a- 
voine grosse.  Après  la  grosse  avoine  notre  Parc-Coz  recevra' de  l'a- 
voine menue  qu'on  récoltera  dans  deux  an.s  (1520)  et  qui  rendra 
labour,  dépens  et  semences  rabattus,  s'il  plait  à  Dieu,  huit  sonunes  d'a- 
voine menue. 

Dans  le  Parc  Ben  an  Ker,  on  voit  aussi  du  seigle  vert  dont  on 
récoltera  bien  à  l'août  prochain  trois  sommes  et  trois  renées.  La 
grosse  avoine  «  qui  sera  gagnée  audit  parc  »  après  le  seigle  et  pour 
seconde  semence,  produira  quatre  sommes  et  deux  renées.  On. espère 
en  avoine  menue,  tierce  semence  qui  sera  mise  en  terre  audit  parc 
après  le  seigle  et  l'avoine  grosse,  pour  toute  gagnerie,  toutes  choses 
rabattues,  trois  sommes  et  trois  renées. 


D'un  patsau  bas-bbbton.  3SS 

On  n*a  plus  à  attendre  du  Parc-Nevez  que  la  double  récolte  d*avoine. 
Il  produira ,  toutes  choses  rabattues,  quarante-huit  renées  d*avoine 
grosse  et  trente-huit  de  menue. 

Le  Parc-Nevez  Pelhaff  est  dans  le  môme  cas  :  on  y  récoltera  succes- 
sivement trois  sommes  et  trois  renées  de  grosse  avoine  et  vingt  renées 
d'avoine  menue. 

Le  plus  petit,  hélas  !  des  champs  labourés  contiendra  seul  un  peu  de 
froment  :  on  y  récoltera  è  Taoût  prochain ,  labour,  semence  et  autres 
dépenses  rabattues,  trois  renées  de  froment.  Quel  récolte  !  il  est  vrai 
qu'avec  le  même  engrais  et  deux  ans  de  patience  on  en  retirera  encore 
six  renées  de  grosse  avoine  et  six  renées  de  menue. 

Si  je^'ne  me  trompe,  voilà  des  renseignements  précieux  et  qu'on 
trouverait  difficilement  ailleurs  sur  Tétat  de  notre  agriculture  au  com- 
mencement du  XVIe  siècle.  L'assolement  triennal,  dont  l'usage  s'est 
perpétué,  ne  comprend  que  le  seigle  et  deux  sortes  d'avoine.  Le  fro- 
ment n'est  évidemment  qu'une  exception ,  sans  importance  dans  la 
rotation  générale,  et  que  l'on  réservait  pour  les  courtils,  les  petits 
champs  voisins  de  l'habitation  et  dans  lesquels  on  fait  aujourd'hui 
un  peu  de  culture  maraîchère.  Que  si  l'on  veut  étendre  ce  renseigne^ 
ment  et  lui  appliquer  la  maxime  :  «  Ab  uno  disce  omnes  »  il  ne.  faut 
pas  oublier  que  Plougonver  est  déjà  dans  la  Comouaille  montagneuse, 
le  pays  de  l'agriculture  pastorale.  Si  les  champs  sont  vides  et  les 
semailles  maigres,  les  étables  sont  pleines  et  les  bœufs  sont  gras. 

Revenons^  s'il  vous  plaît,  au  village.  Voilà  deux  charrettes,  a  ô  leurs 
chartils  et  harnais,»  l'une  «  poujr  aoûster  »,  l'autre  «  pour  framboyer.  > 
La  première  beaucoup  plus  grande,  à  claire-voie  est  destinée  au  trans- 
port des  pailles,  foins,  etc.,  elle  vaut  15  sous;  la  seconde,  plus  petite, 
est  un  tombereau  qui  sert  au  transport  des  fumiers  et  n'est  estimée 
.que  10  sous.  La  «  charue  ô  ses  soc  et  coultre,  rouett  (avant  train)?  et 
autres  abillements  de  charue  »  est  prisée  pareillement  10  sous.  Une 
c  tune  {funis,  funiciUus  en  latin,  fun  en  breton)  et  corde  pour  char- 
rette »  vaut  trois'' sous  quatre  deniers  :  un  autre  «  cordaige  et  abille- 
ment  »  pour  charrette  veut  quatre  sous.  Deux  choses  indéchiffrables 
«  pour  mètre  sur  chevals  »  sont  cotées  4  deniers. 

Je  transcris  littéralement  la  longue  liste  des  divers  instruments  ara- 
toires : 


356  MOBIUBB 

Une  fourche  de  fer  de  trois  dents S  sous  6  deniers. 

Item.  Deux  petites  fourches  de  fer  pour  foin ,  cha- 
cune 18  deniers  soit 3  » 

U.  Un  croq  à  fient 4  6 

IL  Autre  croq  à  fient »  12 

IL  Un  maillet  de  fer 5  » 

IL  Une inarre(houe)  defer.  •  « # .  3  » 

IL  Autre  marre  de  fer / 3  » 

Il  Deux  faillies  (sic)  marres 3  » 

IL  Une  tranche  de  fer • .  •  •  «  SO 

IL  Autre  tranche  de  fer  usée 9  10 

IL  Une  pâlie  (pelle)  de  fer 3  »' 

11  Autre  palle  de  fer 3  » 

IL  Une  marre  pour  escdhuer. 3  4 

Voici  trois  «  poilles  d'airain  »,  la  première  vaut  IS  sous,  la  seconde 
U  sous  8  deniers,  la  troisième  12  sous  6  deniers.  Deux  trépieds  de 
de  fer  ;  Tun  à  3  sous  4  deniers,  Tautre  è  20  deniers  seulement  Je 
compte  quatre  charniers  de  bois  de  fou  (hêtre)  :  ils  sont  cotés,  les  deux 
meilleurs,  chacun  2  sous  6  deniers  ;  et  les  deuxisutres  1 S  deniers  chacun. 
Je  compte  aussi  deux  vieux tùts^e  pipe  et  une  demi  pipe  :  ils  sont  d'an 
usage  peu  fréquent,  car  je  ne  trouve  ni  pommes,  ni  pressoir.  Leur  valeur 
respective  est  représentée  par  les  grosses  sommes  de  20, 12  et  10 
deniers.  La  «  mée  à  pâte  »  vaut  20  deniers,  et  si  je  ne  me  trompe,  c^est 
bien  un  «  teslier  et  métier  de  cesle  »  que  Ton  prise  en  ce  moment  12 
sous  6  deniers.  Dans  tous  les  manoirs  bretons  de  cette  époque  vous 
trouvez  «  la  tixanderîe  »  ou  «  chambre  Â  tixier  »  :  dans  les  chaumières, 
le  métier  du  tisserand  tient  aussi  son  coin. 

Je  n'aperçois  que  deux  vieux  châlits  «dent  le  meilleur  est  prisé 
2  sous  6  deniers,  et  l'autre  20  deniers. 

Qu'est-ce  que  «  une  bouge  et  baston  d'armes  9  que  je  vois  estimés 

12  sous  6  deniers?  —  Une  bouge,  txmge  ou  wulge,  était  un  court 
épieu  armé  d'un  fer  très-large.  Au  XIY«  siècle,  -on  appelait  les  canons 
tt  gros  bastons  »  ainsi  que  nous  l'apprennent  les  rimes  de  Guillaume 
de  Saint-André,  secrétaire  du  duc  Jean  lY.  Le  bâton  àfm,  le  bâUm 


D^UN  PATSAN  BA8-BHET09.  357 

à  poudre  éUtient  les  armes  à  léu  de  moindre  calibre  (*).  Ainsi  notre 
«  bouge  et  baston  d^armes  »  ne  sont  autre  chose  que  la  panoplie  rustique 
des  colons  du  Coz-Parc.  La  veiUe  du  mariage  de  la  reine  Anne,  la 
Bretagne  tout  entière,  depuis  le  vicomte  de  Roban,  jusqu'au  dernier 
des  vilains  n'était-elle  pas  sous  les  armes?  Hélas  !  ce  n'était  pas  pour 
longtemps  que  «  bouge  et  baston  »  étaient  suspendus  aux  murs  enfu- 
més des  cabanes  :  la  Ligue  n'était  pas  loin. 

Mais  acbevens  notre  inventaires 

Le  foyer  est  flanqué  de  deux  «  huges  dossen  de  chesne ,  6  leurs  clés 
et  clavuresf  »  deux  de  ces  vieux  bahuts,  noirs  comme  de  l'ébène,  où  le 
capricedu  patient  menuisier  se  joue  en  mille  arabesques  dévotes  ou  fan- 
tastiques, et  qui  font  aujourd'hui  l'envie  des  archéologues  de  bric-à-brac. 
Le  XVIe  siècle  fut  le  siècle  des  bahuts.  Je  pense  qu'on  trouverait  aisé- 
ment le  prix  que  les  souverains  payaient  les  leurs  aux  ciseleurs  floren- 
tins, ou  aux  émailleurs  de  Limoges  :  ceux  des  frères  Kermen  étaient 
estimés,  chacun ,  40  sous;  le  prix  d'une  vache. 

Je  ne  vois  plus  rien  dans  la  maison,  qui  puisse  être  commun  aux 
deux  frères,  si  ce  n'est  pendus  aux  solives,  lustre  ordinaire  des  pla- 
fonds de  Basse-Bretagne, «  frois  cotés  de  lard.  y>  Les  priseurs,  non 
sans  un  soupir  de  convoitise,  estimèrent  que  les  trois  quartiers  enfu- 
més et  rances  valaient  ensemble  40  sous. 

Puis  ils  se  reposèrent ,  pendant  que  M*  Charles  de  la  Boessière  usant 
de  toute  son  arithmétique  consignait  les  résultats  suivants  : 

«  Les  queulx  biens  et  chosses  sus  déclarées  montent  pat  somme 
cent  onze  livres  ;  par  seigle  quatre-vingt-quatre  renées  ;  par  avoine 
grosse  trente-neuf  sommes;  par  forment  neuf  renées;  par  avoine 
mynue  trantosomes  deux  renées  et  par  pilatte  deux  renées  et  demye  : 
apartient  la  moitié  comme  dit  est  aux  dits  myneurs  et  leur  dite  mère 
qui  est  :  par  somme  quarante-cinq  Hvres  dit  sols;  par  seigle  quarante- 
quatre  renées  (la  moitié  de  84  est  pourtant  42^;  où  est  l'erreur?)  par 
forment  quatre  renées  et  demye;  par  avoine  grosse,  trente-neuf  demy- 
sommes  ;  par  avoine  mynue  saize  sommes  deux  renées  (encore  une 
erreur  l)  et  par  pilatte  une  renée  et  quart  de  renée  ;  et  sont  desmourés 
en  la  garde  du  dit  Henry  Kermen.  » 

(1)  Voyes  un  excellent  travail  de  M.  Pol  de  Courcy  daes  les  Mémoirei  de  l'a  Société 
mr^héotogiqu»  deë  Côtêi^du-Nord^  i*  iy  ptg.  a^i-et  aeqv 


358  MOBILIfift 

—  Voyons,  fit  le  sénéchal  les  «  autres  biens  appartenant  à  cet 
inventouer  des  quels  Henry  Kermen  ne  y  a  que  voir  ;  ains  sont  aux 
dits  mineurs  et  leur  mère.  » 

Les  priseurs  virent  d'abord  un  coffre  de  chêne  sans  clavure,  qui  leur 
parut  néanmoins  valoir  45  sous  ;  un  second  coffre  de  chêne,  avec  sa  clef 
et  clavure  ne  fut  prisé  que  22  sous  6  deniers;  mais  un  troisième  coffre, 
de  chêne  encore,  muni  de  ses  serrures,  atteignit  le  prix  de  50  sous  ;  un 
petit  coffre  de  fou ,  ne  monta  qu'à  3  sous  4  deniers  et  une  vieille 
huche  «  platte  4  (  par  opposition  aux  huches  à  dossier)  fut  trouvée  ne 
valoir  que  2  sous  6  deniers. 

Voilà  bien  des  réceptacles  et  qui  peuvent  contenir  d'énormes  richefises. 
La  veuve  de  Guillaume  Kermen  a-t-elle  de  quoi  les  remplir? 

Elle  a  trois  aunes  et  demie  de  drap  bureau  blanc,  prisées  10  sous 
10  deniers  Taune,  en  somme  37  sous  10  deniers.  Le  drap  bureau  dont 
saint  Yves  se  vêtait,  deux  siècles  plus  tôt,  ne  coûtait  que  2  soos 
6  deniers  Faune.  Isabeau  Le  Guichoux ,  bonne  ménagère,  possède 
encore  six  linceuls  d'une  toile,  que  le  greffier  désigne  par  un  griffon- 
nage inextricable ,  et  que  les  experts  prisent  à  4  sous  7  deniers  le 
linceul ,  plus  trois  linceuls  —  draps  de  lit  —  de  toile  de  chanvre  valant 
chacun  5  sous.  Elle  a  même  des  provisions  d'avenir  :  «  quatre  pois  et 
demi  de  fil  de  chanvre,  »  estimés  ensemble  4  hvres  S  sous  6  deniers 
et  un  pois  et  demi  de  chanvre,  prisé  15  sous  10  deniers.  Je  ne  puis 
préciser  la  quantité  exacte  désignée  par  ce  mot  «  pois  ;  9  il  appert,  par 
le  prix,  qu'elle  est  considérable  :  cent  livres,  je  suppose.  Isabeau 
ramassera  encore  dans  ses  huches  et  ses  coffres  les  bardes  de  son  fèu 
mari,  en  attendant  qu'elles  puissent  servir  à  son  fils  Yves.  Je  ne  trouve 
dans  l'inventaire  que  «  une  jacquette  de  drap  bureau  blanc  pr^rée 
(toute  neuve,  sans  doute)   pour  homme  »,  et  estimée  16  sous 

8  deniers  ;  «  et  une  vieille  robe  de  drap  gris  pour  homme,  >  estimée 
12  sous  6  deniers.  Si  la  garde-robe  dti  défunt  n'était  pas  riche ,  son  lit 
était  meilleur  que  ne  le  sont,  aujourd'hui  encore  ,ceux  de  la  plupart 
de  nos  paysans.  Il  avait  «  trois  ballins,  »  prisés  9  sous  2  deniers  ;  une 
couverture  de  drap  bureau  valant  10  sous  et  «  une  coette  et  traversier 

9  de  plume  »  valant  30  sous.  Le  reste  ne  vaut  guère  la  peine  qu'on 
s'y  arrête;  on  trouve  :  «  une  certaine  cantité  d'outils  pour  tessier,  à 
3  sous 4  deniers;  une  fourche  de  fer,  à  2  sous  1  denier;  deux  haches 


D'un  PAYSAN  BAS-BBBTOII.  359 

de  fer,  à  3  sous  4  deniers  ;  un  crocq  à  poiser  (peser)  à  3  sous  et  enfln 
une  piecze  de  bois  à  W  deniers.  » 

J'allais  oublier  six  chefs  de  brebis,  prisés  comme  les  brebis  com- 
munes aux  deux  frères,  3  sous  4  deniers  par  tête  et  en  somme  33  sous 
4  deniers. 

—  Est-ce  tout,  dit  le  sénéchal? 

—  Moi,  dit  Henry  Kermen ,  j'ai  vendu  certaine  quantité  de  beurre 
appartenant  aux  mineurs  et  duquel  la  veuve  a  eu  son  tiers.  Il  appartint 
pour  ce  aux  mineurs ,  une  somme  de  13  sous  8  deniers. 

—  Ecrivez,  dit  le  sénéchal  au  greffier. 

—  Voici,  fit  à  son  tour  la  veuve,  «  les  noms  des  débteurs  du  décédé, 
desquels  il  me  fit  report  avant  son  déoeis.  Et  premier ,  Jehan  Le  Bon, 
que  voilà  céans,  pour  V7  sous  6  deniers.  » 

—  «  C'est  vray,  dit  Jehan  Le  Bon  qui  effectivenaent  était  présent,  je 
suis  cognoissant  devoir  pareille  somme  et  m'oblige  les  paier.  » 

—  U  est  encore  dû,  poursuivit  la  veuve,  «par  Philippe  Le  Guichoux, 
10 sous  ;  avecques  Anne  Kermen  25  sous;  avecqués  Yvon  Tourquis  15 
deniers  ;  avecques  Jehan  le  Joliff ,  le  vassal,  12  deniers  ;  à  Guill.  Tou- 
boulic  12  deniers,  et  ô  Morice  Olivier  Kerguezou  3  sou^  8  deniers.  » 

—  Tout  étant  inventorié  et  déclaré,  il  nous  reste,  dit  le  sénéchal,  à 
voir  les  lettres  et  contrats,  s'il  en  est. 

Henry  Kermen  apporta  une  liasse  assez  volumineuse  de  titres  qui 
formaient  les  archives  de  la  famille.  Ds  ne  remontaient  pas  très-haut 
et  ne  contenaient  que  les  partages  et  traités  en  vertu  desquels  Henry 
et  Guillaume  Kermen  avaient  rempli  leurs  frères  et  sœurs  de  leurs 
parts  dans  la  succession  des  auteurs  communs.  Henry  reconnut  que 
son  frère  Guillaume  avait  payé  sa  part  des  frais  et  mises  desdits  con- 
trats et  qu'ils  lui  étaient  communs  avec  lui  ;  puis,  il  prit  de  nouveau 
charge  de  toutes  les  valeurs  appartenant  à  ses  neveux,  s'obligeant  à 
les  conserver  pour  les  leur  rendre,  et  l'inventaire  fut  clos. 

Les  priseurs  reçurent  entre  eux  trois  15  sous  pour  deux  journées, 
M.  le  sénéchal  prit  33  sous,  le  procureur  fiscal  10  sous  et  le  greffier 
25  sous,  sur  lesquels,  si  j'avais  eu  voix  au  chapitre ,  j'aurais  voulu 
rogner  cinq  sous  pour  sa  mauvaise  écriture  et  pour  l'encre  détestable 
dont  il  s'est  servL 


360.  MOBILIER  D*UII  PATSAlf  BAS-BRBTOll. 

Que  si  quelqu'un  était  curieux  de  se  rendre  compte  d^  valeurs  mo- 
nétaires de  notre  inventaire,  en  les  comparant  à  notre  monnaie,  sans 
recourir  aux  calculs  de  H.  Le  Ber  que  leur  généralité  rend  fofcéoient 
inexacts  ;  je  crois  que  Ton  trouverait  une  base  eertaine,  et  tout  natu- 
rellement indiquée,  puisqu'il  s'agit  de  choses  agricoles,  dans  ce  qu'un 
orateur  de  comice  ne  manquerait  pas  d'appeler  la  base  même  de  l'agri- 
culture :  le  fumier.  Le  prix  de  la  charretée  de  fumier,  une  fois  adopté 
par  les  experts,  ne  varie  pkis  et  vous  le  retrouvez  le  même  dans  tous 
les  inventaires  de  la  même  époque.  Or ,  aujourd'hui,  la  charretée  de 
fumier,  en  prisage,  vaut  un  franc  cinquante  centimes  :  les  cent  char- 
retées «  pilées  »,  nous  dirions  tassées,  seraient  estimées  cent  cinquante 
francs  :  les  experts  du  XVI«  siècle  les  cotaient  66  sous;  donc  vingt 
sous  ou  une  livre  de  ce  temps  là  représenteraient  à  peu  près  cinquante 
francs  de  notre  monnaie. 

A  ce  compte,  le  meilleur  des  chevaux  aurait  valu  S61  fr.  50  ;  la  paire 
de  bœuf  525  fr.  ;  les  vaches  de  120  à  150  fr.  ;  les  brebis  10  fr.,  tous 
prix  qui  paraiss^t  fort  logiques  et  qui  ^nt  à  peu  près  les  nôtres.  ' 

Je  ne  pousse  pas  plus  loin  ces  rapprochements  et  je  déclare  en  finis- 
sant, que  ce  Guillaume  Kermen ,  propriétaire  de  sa  maison  et  des  édi- 
fices qui  l'entourent,  ce  paysan  bas-breton ,  qui  un  siècle  avant  que 
Henri  IV  parlât  de  la  poule  au  pot,  dormait  sur  la  plume  ;  qui  avait 
quatre  chevaux ^  vmgt  et  quelques  bètes  à  cornes,  vingt  bête» à  laine, 
un  porc  et  demi  pendu  à  ses  solives  ;  une  jacquette  de  bureau  blanc 
pour  ses  dimanches  et  une  robe  de  drap  gris,  pour  ses  hivers;  qui 
trouvait  moyen  d'acheter  les  parcelles  de  terre  à  sa  convenance,  et 
qui  prêtait  encore  par  ci  par  là  quelques  sous  et  quelques  deniers  à  ses 
amis,  ne  me  donne  pas  une  bien  féroce  idée  de  l'horrible  régime  féodal 
sous  lequel  il  a  vécu. 

S.  ROPARTZ. 


KOTE  mu  BmiLiE  mm  de  mnm. 


Tout  le  monde  connatt  les  faits  principam  des  guerres,  souvent  malheu- 
reuses, que  la  France  eut  à  soutenir  sur  terre  et  sur  mer«  vers  le  milieu 
du  siècle  dernier.  11  n'est  donc  pas  besoin  d*en  rappeler  ici  les  exploits  et 
les  désastres,  consignés  dans  l'histoire  du  temps  :  il  sufBt  d'y  renvoyer. 

M.  de  Préminville ,  dans  ses  Anliquilés  des  Câies-du-Nard,  à  l'occasion 
des  faits  relatifs  au  château  du  Guiido  et  de  ses  environs,  raconte  la  descente 
qu'y  firent  les  Anglais,  le  II  septembre  1758.  L'escadre  anglaise,  com- 
mandée par  l'amiral  Hewe ,  y  débarqua  un  corps  de  40,000  hommes,  sous 
les  ordres  du  général  Harlborough. 

Le  duc  d'Aigudlon ,  gouverneur  de  Bretagne ,  réunit  promptement  une 
armée,  composée  surtout  de  volontaires,  et  força  les  Anglais  à  se  rem* 
barquer. 

Quoique  l'histoire  de  notre  pays  paraisse  se  taire,  par  ailleurs,  sur  les 
attaques  de  nos  voisins  contre  nos  côtes  à  la  même  époque ,  à  l'exception 
de  la  bataille  navale  perdue  par  Dupleix  non  loin  de  Brest,  il  y  eut  cepen- 
dant d'autres  afEsiires  bien  sérieuses.  L'abbé  Delalande,  dans  son  Histoire 
des  îles  d^Houal  et  d*Hœdic,  en  parle  dans  les  termes  suivants  :  «  Pen- 
dant les  travaux  de  fortification  des  îles  d'Houat  et  d'Hœdic  eut  lieu  la  hon- 
teuse déroute  du  maréchal  de  Gonflans.  On  sait  que  le  20  novembre  1759, 
pendant  qu'à  la  tête  des  escadres  réunies  de  Rochefort  et  de  Lorient,  il 
essayait,  par  une  fuite  simulée ,  d'attirer  l'ennemi -sur  les  bas- fonds,  il 
aperçut  bientôt  son  arrière-garde  elle-même  attaquée  à  une  lieue  d'Hoedic. 
La  déroute  devint  générale ,  et  dans  la  confusion  avec  laquelle  elle  se  fit , 
les  vaisseaux  du  centre  vinrent  se  briser  sur  les  rochers  d'Hœdic  et  de 
Houat,  ou  entrèrent  dans  la  Vilaine.  Le  souvenir  de  cet  événement  nous 
est  resté  sous  le  nom  flétrissant  de  bataille  de  M.  de  Conflans,  » 

L'abbé  Delalande  a  raison.  Le  souvenir  de  ce  fait  est  demeuré  gravé  dans 
la  tradition  de  cette  partie  du  littoral  du  midi  de  la  Bretagne.  Un  vieux 
boutet  rouillé,  trouvé  quelque  part  dans  les  terres  ou  sur  le  rivage,  est 
un  reste  du  fait  susdit,  —  un  pan  de  fortifications,  telles  qu'on  peut  en  voir 
à  Feutrée  de  la  Vilaine ,  est  un  vestige  des  précautions  prises  alors,  quoi» 
que  peut-être  renouvelées  depuis. 

Des  noms  propres  de  familles,  étrangers  au  pays,  donnent  à  entendre 


362       NOTE  SUR  LA  BATAILLE  HAVALB  DB  GOUFLABS. 

qae  plusfetm  militaires,  dont  les  navires  étaient  détniîls.  se  fixèrent  alors 
sur  les  lieux,  —  des  carcasses  de  gros  vaisseaux  enfoncées  surtout  dans  la 
petite  baie  de  Vieille-Roche ,  à  environ  trois  kilomètres  de  Tembouch^re 
de  la  Vilaine,  ont  longtemps  été  l'effroi  des  navires  marchands,  qui  re- 
montent et  descendent  cette  rivière,  et  se  verraient  encore,  au  moins 
aux  marées  basses ,  remplies  désormais  de  coquillages  et  de  vase.  —  ii 
n'y  a  encolle  que  quelques  années ,  d'autre  débris  gisaient  non  loin  dans 
rOcéan,  en  lace  de  la  rade  dé  PénerfT,  et  présentaient  les  mêmes  dangers. 
liCs  vieillards  du  pays  donnaient  une  commune  origine  à  tous  ces  vestiges, 
et  leur  mémoire  était  remplie  des  péripéties  de  la  mémorable  bataille. 

Après  les  souvenirs  de  la  tradition  locale,  nous  pouvons  donner  quelque 
chose  de  plus  satisfaisant  sur  le  combat  de  M.  de  Conflans.  C'est  une  noie 
écrite  à  cette  /époque  et  conservée  parmi  les  vieux  papiers  d'une  église 
située  assez  près  de  l'embouchure  de  la  Vilaine.  Son  auteur  avait  pu  être 
témoin  oculaire  du  combat.  Nous  la  donnons  ici  dans  son  entier.  EUe  est 
la  cause  de  la  présente  communication. 

«  Le  20  novembre  i759  eut  lieu  le  combat  entre  la  flotte  française, 
composée  de  21  vaisseaux  de  ligne  et  5  frégates,  et  la  flotte  anglaise, 
composé  de  45  vaisseaux  de  ligne.  La  première  était  commandée  par  le 
maréchal  de  Conflans,  vice-amiral  de  France,  la  seconde  par  l'amiral  Howe. 
Comme  la  flotte  anglaise  était  de  beaucoup  supérieure  en  nombre  et  en 
force  à  celle  de  France,  la  flotte  française  a  été  dispersée;  sept  de  nos 

-  vaissseaux  ont  abordé  à  Eochefort-en-Mer,  huit  se  sont  retirés  dans  la  Vi- 
laine ,  ainsi  que  quatre  frégates  ;  ils  se  sont  plapés  dans  la  petite  rade  de 
Vieille- Rodie  en  Arzal.  Un  de  nos  vaisseaux,  nommé  le  Formidahle.  a 
été  pris  par  les  Anglais ,  deux  autres  ont  été  brûlés,  le  Héros  par  les  An- 
glais et  le  SoleilrRoyal  par  ordre  de  M.  de  Conflans;  et  cela  après  qu'ils 
ont  été  échoués  sur  les  côtes  du  Croizic.  Deux  auM'es  ont  coulé  à  fond, 
grâce  à  la  quantité  d'eau  qui  est  entrée  par  les  sabords  de  la  batterie  basse, 
et  desquels  il  ne  s'est  sauve  personne  Un  antre  vaisseau  nommé  le  Juste, 
est  allé  se  perdre  dans  la  rivière  de  la  Loire,  après  avoir  été  criblé  de 

,  coups  de  canon,  et  duquel  il  ne  s'est  sauvé  qu'environ  150  honmies.  —  Les 
vaisseaux  qui  se  sont  retirés  dans  la  Vilaine,  sonV  li*  Le  Glorieux  »  de 
74  canons;  2<'  Le  Mobusie,  de  74  canons;  5"*  Le  Brillant,  de  64  canons; 
4*"  L'Éveillé,  de  64  canons;  5<'  Le  Sphinx,  de  64  canons;  6*  Le  Dragon, 
de  64  canons;  7*  Le  Bizarre,  de  64  canons;  8"*  U Inflexible,  de  64  ca- 
nons. Les  frégates  sont  :  i*  La  Vestale  ^  de  32  canons,  2*  L* Aigrette, 
de  32  canons;  3*  Le  Calypso,  de  46  canons;  4*  Le  Prince  Noir^  de 


NOTE  SUR  LA  BATAILLE  RAVALE  DE  COHFLAKS.       363 

4  canons.  —  Le  présent  combat  s'est  livré  im  pea  au  delà  de  File  du 
Met.  » 

.  Telle  est  la  note  inédite  relative  à  la  bataille  de  M.  de  Gonflans.  J'ignore 
si  son  auteur  ne 'se  trompe  point  en  disant  qu'une  des  frégates  françaises 
se  nommait  le  Prince  iVotr,  et  que  H.  de  Gonflans  était  à  la  fois  maréchal 
et  vice-amiral.  Du  reste,  cela  importe  peu  à  la  vérité  de  l'ensemble  du 
récit.  On  voit,  qu*eu  égard  à  h  disproportion  très-considérable  des  forces 
respectives,  on  pourrait  se  montrer  moins  sévère  que  M.  l'abbé  Delalande 
envers  la  flotte  dePrance  et  envers  son  chef.  Six  vaisseaux  de  ligne  et  une 
frégate  périrent  de  notre  côté.  Nous  ne  voyons  pas  qu'elles  furent  les 
pertes  des  Anglais.  Quant  aux  navires  entrés  dans  la  Vilaine ,  ils  devaient 
eux-mêmes  être  bien  endoribnagés,  soit  par  suite  du  feu,  soit  par  suite 
du  frottement  sur  les  rochers  et  les  bas-fonds ,  puisque  plusieurs  au  moins 
n'ont  jamais  pu  être  retirés  et  sont  demeurés  perdus  dans  cette  rivière.  Il 
paraît  que  les  Anglais  n'opérèrent  pas  de  descente  générale  sur  la  côte 
après  leur  victoire.  Sans  doute  l'amiral  Howe  n'avait  pas  perdu  le  sou- 
venir de  ce  qui  était  arrivé  l'année  précédente  à  ses  troupes  de  débar- 
quement 

L'abbé  PIÉDERRIÈRE. 


CHRONIQUE. 


LE  CONGRÈS  DE  QUIMPER. 


Après  rindulgente  bienveilUnce  avec  laquelle  les  lecleurs  de  la  ReToe 
ont  bien  voulu  accueillir  par  le  passé  mes  modestes  causeries ,  la  polilesse 
exigerait  que  je  leur  expliquasse  la  façon  cavalière  avec  laquelte  j*ai  pris 
la  liberté  de  garder  le  silence  depuis  deux  mois.  Je  pourrais  leur  présenter 
pour  excuse  le  délabrement  de  ma  santé  exigeant  ou  n'exigeant  pas  les 
bains  de  mer,  mes  foins,  mes  récoltes  à  recueillir  et  toutes  autres  occu- 
pations auxquelles  le  commun  des  mortels  est  soumis  ;  mais  la  vérité  est 
que,  tout  comme  les  hommes  politiques,  les  savants,  les  magistrats  etc., 
les  chroniqueurs  ont  besoin  d'aller  se  retremper  de  temps  en  temps  dans 
Fair  natal.  J'étais  donc  il  y  a  quelques  jours  tranquillement  assis  dans  mon 
petit  manoir  bas-breton,  la 'tête  entre  les  mains  ,  cherchant,  en  face  de  ma 
corbeille  entièrement  vide ,  comment  je  me  présenterais  convenablement 
devant  vous ,  lorsque  l'annonce  du  Congrès  que  l'Association  Bretonne 
devait  ouvrir  le  3  octobre  à  Quiipper  ^t  venue  me  tirer  d'embarras.  Je 
n'avais  pas  oublié  l'abondante  moisson  de  nouvelles  que  j'avais  faite  Tannée 
dernière  à  Redon ,  et  cette  fois  le  programme  était  plus  séduisant  encore. 
Une  députation  de  savants  bretons  du  pays  de  Galles  et  l'inauguration  de 
la  statue  du  roi  Grallon  devait  donner  à  la  fête  une  physionomie  tout  ori- 
ginale. J'enfourchai  donc  mon  bidet  de  Cornouaille  et  quelques  heures 
après  je  faisais  mon  entrée  dans  la  cite  de  Saint-Corentin  où  tout  avait  pris 
un  air  de  fête.  Sur  la  promenade  en  face  de  la  Préfecture  décorée  de  fais- 
ceaux ,  étaient  déjà  rangés  des  instruments  de  labour  de  toute  sorte.  Grâce 
à  la  complaisance  de  M.  le  président  des  Assises  qui  avait  bien  voulu 
retarder  de  quelques  jours  l'ouverture  de  là  session ,  M.  le  président  du 
tribunal  civil  avait  pu ,  avec  une  courtoisie  exquise ,  céder  à  l'Association 
Bretonne  le  palais  de  justice,  ornée  par  ses  soins  avec  un  entente  et  un 
goût  parfait.  La  grande  salle  tendue  de  soie  verte,  avec  le  modèle  en  plâtre 
de  la  statue  du  roi  Grallon  élevé  sur  un  piédestal  richement  décoré,  placé 
au  f(md  de  l'hemycicle  où  devait  siéger  le  bureau ,  offrait  un  aspect  im- 
posant. 

Le  dimandie  3  octobre,  à  9  heures  du  matin,  le  bureau  et  les  membres  de 


-CHBONIQtJB.  365 

l'Association,  conduits  par  M.  le  baron  Richard,  jiréfet  du  Finistère,  par  le 
maire  et  les  principales  autorités,  partaient  en  cortège  de  la  mairie  pour 
aller  à  la  cathédrale  entendre  une  messe  du  Saint-Esprit  que  Mgr  l'évéque 
a  voulu  célébrer  lui-même. 

A  une  heure  c'était  la  séance  solennelle  d'ouverture  commune  aux 
deux  classes  d'AgricuHure  et  d'Archéologie.  Le  directeur-général  de  l'As- 
sociation comte  Gaflarelli  en  a  Tait  l'ouverture  par  un  remarquable  discours 
"dans  lequel  il  s'est  efforcé  d'étudier  l'existence  et  l'organisation  de  la 
société  qu'il  dirige  avec  tant  de  dévouement ,  et  d'appeler  l'attention  de  sca 
confrères  sur  les  réformes  qu'il  croit  nécessaires  d'opérer  pour  qu'elle  puisse 
se  consolider  et  se  développer.  Il  a  rendu  témoignage  &  la  haute  bienveil- 
lance qu'il  a  trouvée  près  des  ministres  et  des  autorités  supérieures. 

M.  de  Pompery.  chargé  de  suppléer  le  comte  Louis  de  Kergorlay,  secré- 
taire-général, retenu  chez  lui  par  des  devoirs  de  famille ,  a  présenté,  dans 
une  allocution  d'une  clarté  et  d'une  justesse  remarquable ,  l'exposé  des 
progrès  faits  par  l'agriculture  dans  le  Finistère  depuis  le  dernier  Congrès 
^e  Quimper.  Il  a  constaté  un  changement  radical  auquel  les  travaux  de 
l'Association  Bretonne  ont  puissamment  contribué. 

Mgr  Tèvèque  de  Quimper,  nommé  par  acclamation  président  d'honneur 
'du  Congrès ,  a  prononcé  un  discours  dans  lequel  il  a  félicité  en  termes 
^chaleureux  les  membres  de  l'Association  de  leur  dévouement  à  l'intérêt 
public  qui  leur  a  fait  quitter  leurs  familles  et  abandonner  leurs  affaires 
pour  venir  étudier  ensemble  des  questions  si  importantes  pour  la  prospérité 
"du  pays.  Il  a  applaudi  aussi  aux  études  de  la  classe  d'archéologie.  C'est  une 
haute  et  noble  pensée,  a-t-il  dit,  d'apprendre  aux  jeunes  générations  le 
respect  du  passé.  L'ignorance  et  l'oubli  du  passé  ont  eu  une  grande  part 
dans  les  maux  et  les  hontes  que  les  révolutions  nous  ont  fait  subir.  Les 
études  archéologiques,  les  travaux  de  tant  de  savants  personm^ges  ont 
rendu  de  grands  services  à  l'Église  ;  elle  leur  en  garde  une  vive  reconnais- 
sance; le  clergé  s'est  toujours  fait  un  honneur  de  donner  son  concours  aux 
travaux  archéologiques  et  plusieurs  de  ses  membres  ont  acqub  dans  cette 
^ence  une  illustration  méritée. 

Le  directeur  de  la  classe  d'Archéologie,  M.  le  vicomte  de  la  Villemarqué, 
membre  de  l'Institut,  a  pris  la  parole  à  son  tour  pour  entretenir  l'assemblée, 
dans  ce  style  poétique  et  plein  de  distinction  qu'on  lui  connait ,  du  charme 
toujours  croissant  qu'on  éprouve  à  se  retrouver  en  famille,  dans  les 
<2oDgrès.  Au  surplus  voici  le  discours  lui-même  : 

MoiYSEiGifEUR ,  Messieurs, 

.«  Ce  mois  ramène  chaque  année ,  avec  les  fruits  de  l'automne,  une  Dite 
«on  moins  féconde  en  fruits  encore  plus  précieux.  L'agriculture  y  expose 


366  GHRomouB. 

868  gerbes ,  la  science  y  rouvre  ses  livres,  les  coBors  y  ^^porteat  la  joie.  La 
joie  !  mes  chers  compatriotes ,  comment  ne  bnUerait-elle  pas  ici  dans  tous 
les  yeux  et  sur  tous  les  visages?  Nous  sommes  en  fainille.  C'est  au  foyer 
paternel,  je  puis  le  dire  »  c'est  au  cœur  même  du  pays  breton  que  nous  noua 
trouvons  réunis ,  et  aux  causes  ordinaires  qui  concourent  à  donner  du 
charme  à  nos  Congrès  et  à  nous  les  faire  aimer,  %*ea  joint  une  nouvelle  : 
Nous  assisterons  à  une  cérémonie  qui  couronnera  des  vœux  que  «m» 
formions  depuis  longtemps.  Mi^is ,  pour  dianter  notre  réunion  dans  la 
capitale  de  la  Comouaille,  où  est  le  poète  4ont  M.  de  Chateaubriand  pré^ 
disait  la  mission  en  m'écrivant  un  jour  :  «  11  chantera  ces  bois  de  notre 
»  Bretagne  que  je  n'ai  fait  que  traverser  ;  >•  où  est  celui  qut  joignait  i  une 
âme  si  tendre  un  accent  si  mâle  et  si  franc  ?  Celui  qui  a  retrouvé ,  dans  les 
fibres  mêmes  de  son  cœur,  les  cordes  brisées  de  la  harpe  des  anciens 
bardes  ?  Où  est  notre  poète  national  ?  Hélas  !  nous  ne  le  verrons  plus  saluer 
cette  ville  hospitalière,  nous  ne  Tentendrons  plus  lui  dire  : 

«  0  perle  de  TOdet,  fille  du  roi  Gradlon, 

»  Qui  de  saint  Corentin  portes  aussi  le  nom, 

»  Réjouis-toi ,  Quimper ,  dans  tes  vieilles  murailles  !  » 

»  Messieurs,  n'attristons  pas  "cette  fête  par  des  larmes;  parions  de 
ceux  que  Brizeuxa  aimés,  de  ceux  qu'il  est  allé  rejoindre,  selon  ses  pro- 
pres expressions  : 

«  Dans  une  autre  Bretagne,  en  des  mondes  meilleurs  !  • 

»  11  y  a  deux  mois,  assis  à  la'pointe  de  CornouaiUe,  j^assistais  k  un 
grand  spectacle.  Une  escadre  entrait  dans  la  rade  de  Brest,  étincelante  des 
feux  du  soleil.  En  tête  s'avançait,  au  bruit  du  canon ,  le  vaisseau  la  0re- 
lagne,  et  de  la  ville  comme  du  port,  comme  de  tous  les  forts  du  rivage, 
trente  mille  marins  ou  soldats  saluaient  du  geste  et  de  la  voix  le  second 
Empereur  français  qui  ait  visité  l'Ârmorique. 

»  Quiconque  eût  été  assis,  il  y  a  quatorze 'siècles,  au  bord  du  même 
rivage ,  eût  été  témoin  d'un  spectacle  bien  différent.  Par  un  ciel  sombre 
et  pluvieux ,  une  flottille  arrivait  de  l'île  des  Bretons,  et  on  entendait 
monter  vers  le  ciel ,  à  travers  les  cordages ,  ce  chant  lugubre  du  psalmiste  : 
«  Vous  nous  avez  livrés ,  Seigneur,  comme  les  brebis  pour  un  festin ,  et 
»  vous  nous  avez  dispersés  parmi  les  nations.  »  Le  commandant  de  cette 
flottille  s'appelait  Gradlaun,  nom  qui ,  dans  la  langue  de  son  clan«  signi- 
fiait rempli  dé  grâce ,  et  il  le  justifiait,  selon  la  tradition,  par  une  beauté 
incomparable.  Présage  heureux  !  Un  ange  avait  donné  ce  nom  à  la  Vierge 
inunortelle,  dont  le  sourire  sèche  les  larmes,  et  qui  est,  on  l'a  dit,  «  la 
»  divinité  de  l'innocence ,  de  la  faiblesse  et  du  malheur.  •• 


CHROIHQUB.  36T 

n  Consolatear  armé  des  faibles  et  des  malheureoz .  Gradion  vint  aborder 
avec  ses  compagnons  au  confluent  de  FOdet  et  du  Steir,  il  y  jeta  les  fon- 
dements de  la  capitale  de  la  GomouaiUe.  La  religion  lui  prêta  son  appui, 
comme  à  tous  lès  rois  fondateurs.  Dans  le  voisinage  vivait  solitairement  un 
"saint  prêtre ,  parti  lui-même  de  Tile  des  Bretons.  Les  émigrés  le  choisirent 
pour  leur  chef  ecclésiastique ,  et  leur  roi  lui  donna  sa  propre  demeure 
pour  la  convertir  en  église. 

»  Peu  à  peu  les  larmes  de  l'exil  cessèrent  de  couler;  la  patrie  n'était  plus 
perdue  ,  elle  était  retrouvée.  Avec  la  prospérité ,  de  nouvelles  villes  furent 
fondées ,  Tune  au  bord  de  TA  von ,  qui  est  maintenant  Cbâteaulin  ;  l'autre 
an  confluent  de  l'Izol  et  de  l'Ellé.  La  gloire  vint  à  son  tour  :  des  barbares 
païens  de  race  germanique ,  ayant  à  leur  tête  cinq  de  leurs  fameux  rùit  de 
mer,  avaient  fait  une  descente  sur  le  territoire  des  Nantais  «  et  menaçaient 
la  ville  et  toute  TArroorique.  Élu ,  on  le  croit ,  généralissime  des  Bretons  et 
des  Armoricains-confédérés,  Gradion  attaqua  les  envahisseurs,  et,  parla 
mort  de  leurs  rois ,  la  prise  de  leurs  vaisseaux  et  le  gain  de  plusieurs 
batailles ,  il  fit  reculer  de  trois  siècles  les  invasions'  barbares.  Après  cette 
victoire,  vous  le  savez,  le  défenseur  de  TArmorique fut  appelé  Gradlonr 
Meur,  c'est-à-dire  Gradlon-le-Grand ,  et  les  rois  Mérovingiens»  qui  s'en- 
tendaient en  héroïsme,  nouèrent  avec  lui  des  rapports  de  voisinage  et 
d'amitié.  Depuis  ee  jour  aussi,  les  nouveaux  venus  dei'île  de  Bretagne, 
en  apercevant  nos  rivages,  n'entonnèrent  plus  le  chant  de  la  tristesse, 
mais  ce  chant  de  triomphe ,  que  nous  a  conservé  un  cartulaire  gallois  : 

t  Salut,  florissante  contrée.  Contrée  triomphante,  puissante  par  les 
»  armes,  victorieuse  Armorique,  salut! 

•  Nulle  n'est  plus  célébrée  que  toi  par  ceux  qui  chantent  les  louanges  des 
»  guerriers  vaillants  i 

»  A  une  mère  bretonne,  tu  dois  le  jour,  tu  dois  l'instruction  à  une  mère 
»  bretonne  :  la  victoire  te  suit  partoqt  (*)  !  » 

»  Ces  accents  de  reconnaissance  et  de  joie  sortaient  en  même  temps  du 
cœur  des  bardes  d'Armorique,  dont  Gradion  était  le  protecteur  ;  ils  reten- 
tissaient des  forêts  à  la  mer,  dans  les  assemblées,  dans  les  festins,  dans 
les  chemins,  sous  tous  les  loits,  dans  la  cabane  des  pasteurs  comme  dans 
la  salle  des  guerriers,  fatiguant  les  cordes  sonores  de  la  harpe  nationale  ; 
ils  se  transmirent  des  aïeux  aux  enfants,  sous  diflérenls  symboles  touchants 
et  poétiques;  ils  inspirèrent  la  légende  qui  fit  de  Gradion  le  compagnon 
d'immortalité  d'A^rthur  ;  ils  se  traduisirent  en  granit  pour  durer  à  jamais 
avec  la  race  de  granit  ;  et  tandis  que  la  piété  des  Bretons  plaçait  dans  la 

(1)  Gambro-Brltisb  Siints ,  p.  i  S9. 


368  CHBOHiQtm. 

cathédrale  de  Quimper  le  saint  coopérateor  da  héros ,  ils  aéraient  à  Ten* 
Crée  du  temple,  pour  en  garder  les  abords,  leur  grand  chef  de  guerre  cou- 
ronné; ils  rélevaient  sur  son  cheval  de  bataille  et  de  victoire,  comme  d'autres 
Bretons  avaient  mis  Arthur  au  fronton  d'une  église,  comme  les  Françaisdu 
midi  avait  représenté  Rolland  sur  le  portail  d'une  cathédrale.  Au  vainqueur 
des  hommes  du  nord,  la  reconnaissance  populaire  rendait  les  mêmes 
honneurs  qu'au  vainqueur  des  Saxons  et  qu'au  vainqueur  des  Sarrasins,  et 
c'était  justice  ;  Gradlon  représentait  aussi  bien  qit'Arthur  et  que  Rolland 
la  civilisation  triomphante  de  la  barbarie. 

»  Aujourd'hui,  Messieurs,  les  sentiments  généreux  des  pères  sont  encore» 
grâce  à  Dieu ,  partagés  par  les  fils. 

»  Le  souvenir  des  bienfaits  demeure  dans  le  cœur  des  Bretons  comme  le 
coin  d*acier  dans  le  cœur  du  chêne;  le  temps  peut  bien  abattre  le  cliêne, 
mais  n*èn  peut  arracher  le  fer.  11  en  sera  ce  que  Dieu  voudra  de  la  noble 
race  qui  a  donné  au  monde  et  au  ciel  tant  d'âmes  hérefques ,  mais  aussi 
longtemps  qu'un  souffle  lui  restera ,  ce  souffle  sera  pour  les  hommes  qù 
ont  usé  leur  vie  à  la  servir  et  à  l'aimer. 

»  11  l'a  bien  prouvé ,  l'évêque  simplement  grand  qne'nous  pleurons  toa- 
joura.  Voyant  inachevées,  après  plusieurs  siècles,  les  tours  bâties  ea 
l'honneur  du  patron  delà  Cornouaille,  Monseigneur  Graverand  disait  avec 
tristesse ,  en  les  niontrant  à  son  architecte  qui  lui  parlait  de  réparations  â 
faire  à  la  demeure  épiscopale  :  «  Mon-  ami ,  ne  me  parlez  pas  de  ma 
M  demeure,  mais  des  flèches  de  cette  église  »  Et  l'architecte,  homme  de 
cœur  autant  que  de  talent,  entreprit  ces  deux  tours,  rivales  des  plus  belles 
de  France  ;  ces  tours  que  de  son  lit  de  mort  notre  bon  prélat  regardait 
s'élever  avec  tant  d'amour ,  et  vers  lesquelles  maintenant ,  pour  nous 
bénir,  il  se  penche  du  haut  du  ciel  ;  ces  tours  que  le  pauvre  mendiant  qui 
a  ofi'ert,  pour  les  bâtir,  son  sou  pieux  et  patriotique,  peut  saluer  de  loin 
en  disant  avec  vérité  :  «  Et  moi  aussi,  j'ai  mis  là  ma  petite  pierre  à  la  gloire 
»  de  saint  Gorentin  !  » 

•  Monseigneur,  en  montant  sur  le  siège  des  évèques  de  Cornouaille, 
vous  avez  adopté  des  œuvres  qui  sont  le  charme  des  yeux  et  le  bonheur 
du  cœur  de  vos  diocésains.  En  devenant  breton,  en  devenant  le  pasteur 
d'un  peuple  qui  donne  à  la  France  les  meilleurs  soldats  de  notre  vaiUanle 
armée ,  vous  ne  pouviez  oublier  le  premier  soldat  du  pays! 

»  Grâce  à  vous.  Monseigneur,  grâce  au  patriotisme  comouaillais,  grâce 
au  concours  de  M.  le  Préfet  du  Finistère  et  au  zèle  intelligent  d'une  com- 
mission dirigée  par  M.  le  Président  honoraire  de  l'Association  bretonne,  tou- 
jours si  dévouée  ;  grâce  A  deux  artistes  bretons  qui  ont  bien  voulu  nous 
prêter  leurs  savants  et  ingénieux  ciseaux ,  notre  vieux  roi  va  reprendre 
sur  son  piédestal  séculaire  la  place  qu'il  a  conservée  dans  nos  coBurs. 

»  Que  Votre  Grandeur,  que  chacune  des  personnes  qui  l'ont  si  bien  seeon- 


GHmoiiiovB.  369 

dée»  daigne  agréer  nos  remerciements!  Nous  ne  cesserons  jamais  d'honorer 
ceux  qui  faonoreni  les  héros  de  notre  calle  et  de  notre  pays  ! 

y  Avant  de  finir ,  Messieurs  et  chers  confrères ,  je  dois  répondre  à  une 
pensée  qui  vous  préoccupe  certainement.  Vous  vous  attendiez  à  trouver  ici 
des  étrangers  distingués  ou,  pour  mieux  dh*e,  des  compatriotes,  des  Bre- 
tons da  pays  de  Galles.  Ils  voulaient  nous  apporter,  avec  le  tribut  de  leurs 
lumières  »  le.gage  d*une  sympathie  que  ni  le  temps  ni  Tespace  n'ont  pu 
refroidir.  Nous  nous  faisions  un  bonheur  de  les  voir  fêter  avec  nous  un  fils 
de  leur  terre  natale ,  qui  va  de  nouveau  régner  sur  nous  en  ne  cessant  pas 
d'avoir  les  yeux  tournés ,  comme  les  nôtres ,  vers  leurs  rivages  fraternels. 
Une  lettre  écrite  à  M.  le  Directeur  de  F  Association  bretonne  par  le  très- 
révérend  lord  évéque  gallois  de  Saint- Asaph,  nous  force  de  renoncer  à  notre 
espoir.  Des  cireonstances  fprttiites  et  tout  é  faitindépendantesdela  volonté 
des  membres  de  la  députation  cambrienne ,  les  empêchent  d'etécuter  leur 
projet,  pour  cette  année.  '  ' 

»  L'an  prochain ,  Messîears ,  ces  empêchements  n'existeront  phis  et  nous 
pouvons  espérer  voir  à  notre  Congrès  ,  non-seulemeut  les  Bretons  de  la 
Gambrie ,  mais  encore  nos  frères  de  la  Gomouatlle  insulaire,  et  même  nos 
coosins  d'Ecosse  et  d'Irlande.  La  réunion  représentera  ainsi ,  au  lieu  des 
deux  seules  branches  armoricaine  et  galloise  de  la  famiHe  celtique ,  notre 
matàùû  tont  entière.  Alors,  par  un  phénomène  vrahnent  inoui  dans  l'histoire 
des  races  humaines,  se  réalisera  une  prédiction  audacieuse  que  fit,  il  y  a 
douze  cents  ans ,  un  barde  des  peuples  bretons  : 

»  Un  jonr  en  Armoriqne,  dit-il,  les  Mandais  et  les  Ecossais,  les  €am- 
briens,  les  Gomouaillais  et  les  Armoricains  s'associeront  par  une  ferme 
aHiaace ,  sociabwit  fasdetefirmo.  Ge  jourlà  les  montagnes  désolées  de  Gambrie 
tressailleroBt  d'allégresse  !  Les  fontaiiies  taries  d'Armorique  jailliront  de 
bonheor!  Les  chênes  dépouillés  de  Gomonaille  reverdiront  de  joie  (*)! 
MagB^que  Congrès  ;  Messieurs ,  Congrès  national  et  archéologique  à  la 
fois!  Je  vous  y  donne  rendez-vous.  » 

•^Après  les  élections,  qui  ont  donné  le  résultat  suivant  :  le  baron  Richard, 
préfet  du  Finistère ,  président  général  ;  MM.  Le  Gall ,  Ed.  Porquier  , 
Lianrd ,  Briot ,  vice- présidents  —  th.  de  Pompery ,  de  Ghampagny , 
Ghi  Rabot,  de  Saisy,  secrétaires ,  et  Guyot,  ancien  président  du  conseil 
.  général,  vice-président  d'honneur  (•).  —  M.  le  Préfet  du  Finistère  a  reme^ 
dé  le  Congrès  de  la  marque  de  confiance  qu'il  lui  a  accordée.  11  a  rappelé 
avec  bonheur  la  coopération  qu'il  a  autrefois  donnée  aux  travaux  de  l'As- 


(1)  DlesagenvoDlferdbin. 

(2)  Le  burean  spécial  de  la  classe  d'Archéologie  a  été  ainsi  composé  :  —  Le  comte 
LonlA  de  Carné,  président;  HM.  Bizeut,  Lallemand,  Saullay  deLalstre  et  Bigot,  vice- 
prMdMila;  —  alibé  Secnec,  VilNn ,  Le  Hecle  dn  Poraon  et  Goupil,  secrétaires. 

Tome  IV.  24 


.370  CHBONIOUB. 

socialion  normande ,  travaux  dont  ccfux  de  FAssocialion  bretonne  Ini  rap- 
pellent agréablement  le  souvenir.  Inutile  de  dire  que  tous  ces  discoors  ont 
été  couverts  d'applaudissements. 

Ainsi  s*est  passée  la  première  journée.  Il  resterait  maintenant  à  intro- 
duire les  lecteurs  de  la  Revue  dans  les  salles  où  pendant  huit  jours  les 
agriculteurs  et  les  archéologues  ont  agité  les  problèmes,  les  plus  intéres- 
sants ,  lâche  bien  lourdei  pour  un  homme  dont  la  science  archéologique  est 
bien  minime  et  les  connaissances  agricoles  tout  à  fait  nulles.  A  force  d*étre 
obligés  de,  savoir  de  tout ,  les  chroniqueurs  finissent  presque  toujours  par 
ne  rien  savoir.  Heureusement  pour  nVoi  et  surtout  pour  mes  lecteurs  que  le 
comte  Olivier  de  Sesmaisons  ,  a  eu  la  bonne  pensée  de  faire,  à  la  dernière 
séance  du  Congrès,  un  charmant  compte-rendu  des  travaux  de  la  session, 
qu'il  nous  a  généreusement  permis  de  reproduire.  Il  s*est  exprimé  ainsi: 

«  11  parait  malheureusement  que  le  Congrès  de  Quimper  devait  finir 
comme  celui  de  Redon  par  un  temps  déplorable,  par  une  pluie  à  tout 
submerger  :  mais,  si  les  deux  Congrès  se  ressemblent  en  ce  point,  ils 
diffèrent  en  beaucoup  d*autres.  Vous  souvenez-vous  ,  mes  chers  collègues, 
qu'en  cherchant  à  définir  notre  demiei"  Congrès  par  son  caractère  saillant . 
nous  l'avions  surnommé ,  avec  votre  assentiment,  le  Congrès  du  défriche- 
ment des  landes  :  nous  pourrions  appeler  celui-ci  le  Congrès  du  défriche- 
ment des  vieilles  terres.  Il  ressort  en  effet  des  discussions  de  nos  collègues, 
des  réponses  à  l'enquête ,  d'un  remarquable  mémoire  de  M.  Francis  de 
Eerjégu ,  de  l'ensemble  de  l'exposition  végétale  enfin ,  que  l'agriculture  ici 
s'efforce  et  doit  s'efforcer  de  conquérir  et  de  défricher  pour  ainsi  dire  le 
vieux  sol.  Elle  ne  peut  plus  se  contenter  ni  des  prairies  en  mauvais  état 
que  défigure  la  tourbe,  sur  lesquelles  on  voit  séjourner  une  eau  croupis- 
sante ,  où  le  bétail ,  si  léger  qu'il  soit ,  s'enfonce  au  plein  ocBor  de  l'été 
jusqu'au  poitrail ,  ni  de  ces  pâtures  formées  sur  les  champs  livrés  à  eux- 
mêmes  pendant  la  période  du  repos;  elle  tend  à  drainer  ces  prairies,  elle 
tend  à  les  niveler  et  à  les  irriguer,  et  nous  avons  vu  dans  le  voisinage  de 
bien  beaux  travaux  en  ce  genre;  elle  tend  à  fouiller  ce  sol ,  et  par  la  char- 
me ,  et  par  le  travail  souterrain  du  pivot  de  ces  superbes  betteraves ,  de 
ces  panais,  de  ces  carottes,  dont  chacun  admirait  l'appétissante  rotondité 
ou  la  pointe  hardie  qui  va  solliciter  les  sucs  perdus  dans  le  sous-sol  arable  ; 
elle  tend  enfin  à  substituer,  jusqu'à  un  certain  point,  au  veillon,  les  trèfles 
dont  nous  avons  pu  remarquer  la  dernière  coupe  si  plantureuse.  N'est-œ 
pas  dire ,  Messieurs ,  que  votre  agriculture  est  en  progrès ,  que  vous  avez 
un  bel  élan ,  et  que  rien  ne  sera  refusé  des  biens  de  cette  terre  à  ceux  qui 
les  sollicitent  par  un  travail  assidu  et  réfléchi.  Les  nouveautés  mêmes  ne 
nous  sont  pas  étrangères  :  en  présence  de  superbes  tiges  de  sorgho ,  cette 
culture  toute  nouvelle ,  je  dégustais  le  sirop ,  puis  l'eau-de-vie^qu'en  avait 
extraits  un  chimiste  habile  que  nous  comptons  parmi  les  phis  andens 


ClIROIflQCE.  371 

tefianU  de  nos  Congrès.  Ailleurs,  nouvelle  surprise.  —  Goûtons  aux  alcools 
d^un  nouTeau  genre  ;  mais  prenez  garde  de  vous  égarer  ;  votre  alTreute 
grimace»  Messieurs,  me  prouve  que  vous  auriez  dtl  d'abord  mettre  votre 
nez  en  exercice,  pour  ne  pas  avaler  du  vinaigre  avec  un  empressement 
impmdent,  en  croyant  déguster  une  délicieuse  eau-de-vie.  Merveilles  ou 
empoisonnements  de  la  chimie!  s'écriera  chacun  suivant  ses  goûts  ou  ses 
préjugés.  On  a  dit  un  jour  à  la  betterave:  Deviens  sucre!  elle  s'est  faite 
sucre;  fais-toi  vin ,  fais-toi  eau-de-vie ,  la  voici  devenue  alcool.  On  a  dit  â 

-cette  douce  pomme  de  terre ,  dont  la  fécule  innocente  est  le  plus  anodin  de 
nos  mets  :  Toi  aassi  tu  deviendras  un  produit  chimique,  lu  seras  amidon  ou 
deztrine  ;  mais  non  contente  de  te  prêter  sous  cette  forme  à  Tapprét  ou  au 
soutien  des  membres  cassés  des  jupons  et  des  autres  pièces  de  la  toilette 
de  ces  dames ,  tu  viendras  sous  forme  d'eau-de-vie ,  racler  à  fond  les  gosiers 
des  intrépides  ivrognes  ;  nourriture  bénigne  de  l'enfant,  tu  achèveras  d'em- 
poisonner le  malheureux  qui  demande  au  cabaret  l'oubli  de  ses  travaux  e| 
de  sts  misères.  — Un  navire  chargé  de  grains  se  perd  sur  les  côtes,  on  en 
fera  au  besoin  de  l'alcool  ou  du  vinaigre.  Mais  est-ce  à  moi  de  vous  raconter, 
en  passant ,  ces  transformations  variées  dont  une  autre  voix ,  une  voix  que 
la  science  a  prise  ponr  organe,  aurait  dû  vous  expliquer  ici  les  merveilles? 
Pourquoi  faut-il  que  ragriculture-bretonne  n'ait  pu  par  un  éclatant  hom- 
mage reconnaître  les  services  d'un  homme  qui  s'efforce  encore  chaque  jour 
d'appliquer  la  science  aux  opérations  agricoles,  et  de  mettre  entr^  les  mains 
de  l'agronome  cette  balance  sensible  an  moyen  de  laquelle  il  cherchera  à 
établir  l'équilibre  entre  la  production  végétale  et  animale  !  J'ai  nommé 
M.  Malaguti«  j*ai  dit  nos  regrets  ;  c'était  pour  vous  rappeler  quesi  la  science 
nous  a  fait  défaut,  ce  n'est  ni  la  bienveillance  «  ni  l'urbanité,  m  un  appui 
sinèère,iii  une  présence  assidue  et  dévouée  qui  ont  manqué  au  Congrès  , 
heureux  de  remercier  son  président. 

»  {/exhibition  d'instruments  a  été  sans  doute  moins  belle  qu'à  Redon , 
mais  vous  voici  aussi  vous,  habitants  du  Finistère,  venus  aux  machines  à 
battre;  rares  encore  comparativement,  bientôt  elles  inonderont  le  pays; 
et  quand  la  ferme  aura  fini  son  battage  de  bonne  heure,  que  ne  fera-t-elle 
pas  pour  la  préparation  des  terres,  et  pour  les  cultures  dérobées  de  four- 
rages ?  Enfin ,  n'est-ce  pas  un  élément  de  progrès  qne  ce  manège  que  l'on 
ne  voudra  pas  sans  doute  laisser  inactif  toute  l'année,  hors  le  temps  du 
battage,  et  qui  pourra  écraser  les  pommes,  trancher  les  racines,  couper 
la  paille  et  broyer  l'ajonc? 

-  »  Heureusement  le  beau  temps  a  favorisé  nos  deux  concours.  Ah  !  que  j'ai 
plaint  ces  pauvres  laboureurs  transformés  en  perreyeurs  et  leurs  socs  en 
pics  à  tirer  des  pierres.  Imprudents  que  vous  êtes ,  de  vouloir  fouiller  la 
terre  jusqu'aux  entrailles  !  Elle  s'est  mise  en  défense  contre  vos  attaques 
et  le  soc  rebondit  et  sa  brise  sur  cette  cuirasse  de  cailloux  dont  elle  s'est 


37^  GHAoniQU^. 

année.  C'est  une  leçon  pour  favenir  :  dorénavant  qous  sonderont  le  sol, 
avant  de  partager  le  champ.  Mais  le  concours  des  charrues  à  un  seul  con- 
ducteur, mais  le  concours  d*honneur,  n'ont-ils  pas  été  un  adinirable  spé- 
cimen de  bonté  et  de  régulari^?  A  vous.  M.  ikmolon,  l'honneur  d'atoir 
démontré  le  répiquage  du  col^a  à  la  charrue  !  A  vogs,  &eroas  de  Boanoén, 
l'honneur  d'avoir  élevé  un  fils  digne  de  marcher  sur  ks  traces  de  son  père, 
et  après  avoir  été  le  lauréat  de  tant  de  concours  de  charrues»  'à  vous  It 
joie  de  voir  couronner  l'enfant  »  le  jeune  et  vigoureux  laboureur  que  vous 
avez  nourri  de  bonnes  leçons ,  non  moins  que  de  bonne  soupel  J'aime , 
Messieurs ,  cette  transmission  de  bonne  tradition  de  génération  en  géné- 
ration, j'aime  cet  orgueil  bien  placé,  qui  retient  le  fils  aux  mancherons  de 
la  charrue  qui  ont  honoré  le  père;  jeune  homme,  gardes  hien  ce  bon 
héritage  d'honneur  ;  ne  le  laisse^jamais  se  dissiper  daips  les  entralnemenis  à% 
la  jeunesse  ou  de  l'oisiveté ,  et  vous  passerez  un  jour  à  vos  enfants  Thev* 
reux  nom  qui  s'attache  totyqurs  k  une  laborieuse  carrière  fidèlement  par> 
courue,  et  non  sans  profil. 

»  La  curiosité  publique  ne  vous  a  pas  fait  défaut ,  et  je  pourais  dier 
l'ardeur  d'une  de  nos  plus  jolies  dames  que  nous  avons^  vue  franchir,  avec 
une  légèreté  de  biche  et  la  grâce  de  Diane  chasseresse,  les  plus  formi* 
dables  fossés,  pour  courir  encourager  4^  ses  vœux  el  de  ses  yeux  nos 
laboureurs  empêtrés. 

»  Je  ne  veux  dire  qu'un  mot  du  concours  des  bestiaux.  Appdez  donc 
retardataire  un  pays  où  il  vous  est  donné  de  voir  et  des  brebis  sputhdows 
sorties  des  bergeries  de  l'illustre  Jonas  Wobb,  et  des  porcs  anglais  si 
merveilleux  par  l'engraissement,  et  des  taureaux  d'Ayr^  de  Durham,  et  une 
si  complète  exhibition  de  petite  race  pie-noir  du  sud  de  la  Bretagne.  Quant 
à  moi,  j'appelle  cela  un  pays  en  progrés.  11  y  sera  tout  à  fait,  quand  il 
aura  agrandi ,  éclairé  et  aéré  ses  étables  et  ses  maisons  d'habitati^».  Pour- 
quoi n*ai-je  rien  à  dire  des  chevaux  ?  je  ne  les  ai  pas  vus.  Distrait  aii  milieu 
des  manœuvres  que  le  jury  faisait  faire  aux  bêtes  à  cornes,  j'ai  perdu  l'oo- 
casion  de  les  observer  :  je  comptais  les  retrouver  ce  matin,  les  voir  défiler 
en  notre  présence;  que  voulez^vous ,  j'ai  compté  sans  mon  hôte!  Une  antre 
fois,  je  ne  remettrai  pas  au  lendemain. 

»  J'aurais  encore  bien  des  choses  à  raconter,  ne  fût-ce  qu'une 
excursion  aux  environs  de  Quimper,  dans  un  lieu  où  le  propriétaire 
applique  à  l'agriculture  les  jouissances  d'une  élégance  rurale,  remarqaahle 
dans  la  distribution  des  eaux ,  dans  la  construction  des  étables  et  4ans 
mille  autres  détails;  ne  fût-ce  que  les  entretieqs  de  l'enquête,  ne  fût-ce 
que  les  discours  des  groupes,  sous  les  portç&«  au  sortir  des  séances.  Que 
serait-ce  donc,  si  je  me  lançais  dans  les  soirées  de  l'Archéologie,  achevai, 
en  croupe  derrière  le  roi  GralLon,  pour  jeter  aussi  mon  obole  dans  son 
escarcelle.  Tout  le  monde  y  a  versé.  Celui-ci  y  mot  itn  mém^fire ,  cet  autre 


csBonocB.  373 

unebcUade,  un  troiaiéme  uee  légende  r  qôelqn'iui,  que  sa  modestie  nrem- 
péehe  de  nommer,  y  met  une  confiance,  une  certitude  de  succès  «  tine 
provoeatioo  chaleureuse ,  un  zèle  publie  que  ^inauguration  du  monument 
élevée  ce  rokt  des  aneteDS  jours  va  Goorooner  lout  à  Theure.  Pour  nos  col- 
lègues de  i'Ârch^ologîe.  ea  Cmigrès^  sera  donc  celui  du  rdi  Grallon  :  il  en  a 
fût  te  foBtfl,  et  qui  n'a  pas  empêché  de  parier  d'autre  chose,  de  faire 
parkiitre  au  jour  ses  recherches  sur  les  antiquités,  je  n*ese  plus  dire  drui- 
diques, mais  gauloises»  dont  M.  de  Keranflec'h  dessine  les  restes  avec  une 
si  scrupuleuse  et  si  habile  exactitude.  Gc  qui  n*a  pas  empêché  le  président 
du  Congrès  archéologique  de  vous  t^ir  sous  le  charme  de  sa  parole,  sur 
un  sujet  bien  plus  près  de  nous  que  les  anciens  Gaulois  et  les  anciens  rois 
de  te  Comoaaillf ,  el  un  professeur  distingué  de  la  faculté  de  Bennes  de 
donner,  à  te  suite  d'nn  intéressant  mémoire  sur  les  origines  de  la  rime,  une 
direction  éclairée  aux  recherches  philologiques  à  estreprenére  sur  te  langue 
brelODse. 

»  Un  chroniqueur  esiril  obh'gé  de  tout  iNre?  Si  j'étais  ici  devant  la  justice, 
comme  me  le  rappelle  ce  lieu  où  nous  siégeons ,  j'entendrais  cette  auguste 
parole  :  rien  que -la  vérité  et  toute  la  vérité.  L'histoire  et  te  chronique  sont 
moins  austères;  devant  elles  on  ne  doit  dire  que  la  vérité  ;  d'accord,  mais 
l'histoire  même  se  refuse  à  dire  toujours  toute  te  vérité.  Or,  qu'ai-je  besoin 
de  raconter  qu'il  y  avait  eu  peut-être  un  moment  de  découragement,  quand 
tous  tes  échos  apportent  les  plus  encourageantes  nouvelles ,  quand  des 
efforts  généreux  se  font  et  se  concertent ,  quand  un  règlement  qui  nous 
mAquait  a  été  délibéré  et  va  nous  mériter,  nous  TespéroBS,  Tautorisation 
déinîkive  ée  ce  qui  n'était  tfae  temporaire. 

»  Je  me  renferme  dans  l'enceÎBte  du  Congrès .  mais  de  ce  heu  de  «os 
séances,  oà  vous  veniez,  Mesdames,  écouter  aven  tant  de  bienveillance 
les  nouveautés  antiques ,  oè  vous  revenez  aujourd'hui  écouter  nos  adieux, 
il  noos  était  comme  impossible  de  ne  pas  vous  suivre  parfois  dans  ces 
réunions  animées  et  charmantes,  où  la  plus  aimable  hospitalité  nous  accueil- 
lait, et  où  BOUS  retrouvions  sous  tes  plus  élégants  atours  ,  et  non  moins 
anioiées ,  les  jeunes  dames  qui  couraicBl  si  bien  au  concours  de  charrues. 
Mais  ceci  sort  des  limites,  de  la  chronique;  j'y  rentre  pour  dire  toUt  sim- 
plement que  tout  ici  a  été  disposé  avec  une  entente  et  une  facilité  d'action 
dont  nous  ne  saurions  trop  remercier  tous  ceux  qui  ont  concouru  à  cet 
ensemble fte  me^ure  et  de  dispositions,  dont  on  connaft  d'autant  moins  le 
secret,  qu'il  a  eu  les  plus  heureux  effets.  Le  discours  de  notre  directeur 
l'a  dit,  te  procètf*verbal  de  la  première  séance  l'a  répété ,  je  m'y  réfère  en 
y  i^ontaut  nos  actioBs  de  grâces^  à  te  musique  ,  à  la  gendamterie  ,  aux 
troupes  de  la  garnison  et  à  toutes  les  personnes  que  nous  ne  connaissons 
pas,  mais  qui»  de  près  eo  de  loin ,  nous  ottC  aidés  de  leur  bon  vouloir  et  de 
leurs  boni  offices,  depuis  l'ouverture  jusqu'^  te  fin  du  Congrès.  » 


374  CHmomoiTB. 

Pour  compléler  cet  excellent  résumé ,  que  les  applaudissements  chaleu- 
reux du  brilûnt  auditoire  devant  lequel  il  a  été  lu  me  dispensent  d'appré- 
cier, M.  le  comle  de  Sesmaisons  voudra  bien  me  permettre  de  dire  deax  o« 
trois  mots  de  plusieurs  communications  capitales  laites  aux  séances  parti- 
culières de  la  classe  d'Archéologie  »  et  dont  la  part  active  qu'il  a  prise  aax 
travaux  de  la  classe  d'Agriculture  ne  lui  a  pas  permis  d^avoir  connaissance. 

En  première  ligne  nous  placerons  un  mémoire  de  M.  Bigot  sur  les  do- 
cliers  du  Finistère ,  dans  lequel  l'habile  architecte  des  tours  de  Saint-Coren- 
lin  a  fait  preuve  d'une  hauteur  de  vues\  d'une  justesse  d'apprédatioii  et 
d'un  profond  sentiment  de  l'art  chrétien  qui  ont  prouvé  à  tons  qu'il  connait 
aussi  bien  la  théorie  que  Ta  pratique  de  l'architecture  religieuse. 

Le  roi  Grallon  n'a  pas  non  plus  été  oublié,  et  M.  Lallemand,  venu  avec 
tout  un  arsenal  de  citations  et  d'arguments  solides  pour  lui  disputer  la 
souveraineté  de  toute  la  Bretagne ,  a  trouvé  dans  M.  de  Blois  un  adversaire 
bien  préparé  pour  la  défense.  11  revenait  de  droit  au  restaurateur  du  vieux 
chef  breton  de  défendre  Timportance  de  son  héros,  et  il  l'a  fait»  aux  applau- 
dissements de  la  salle. 

La  question  des  Gonsopiti  a  aussi  été  traitée  à  fond  par  MM.  Lallemand 
et  BizeuL 

M.  le  docteur  Halleguen  a  tracé  les  voies  romaines  du  Finistère  à  l'aide 
des  investigations  auxquelles  il  se  livre  depuis  de  longues  années. 

Enfin»  M.  le  comte  Louis  de  Camé  a  payé  sa  bienvenue  au  Congrès  par 
une  éloquente  dissertation  sur  le  caractère  des  guerres  civiles  bretomies 
du  XV1«  au  XVIIl*  siècle,  dont  le  rang  élevé  qu'il  occupe  parmi  les  écri- 
vains français  nous  dispense  de  faire  l'éloge.  Nous  dirons  seulement "qn'il  a 
démontré  qu'à  aucune  de  ces  époques  nos  ancêtres  n'ont  eu  l'idée  de  se 
séparer  de  la  France  ;  conclusion  conforme  à  celles  émises  dans  la  Bevne 
par  M.  de  Kerdrel,  que  le  Congrès  a  eu  d'ailleurs  la  bonne  fortune  d'en- 
tendre le  lendemain,  sur  la  Fronde  et  ses  rapports  avec  les  troubles  de 
Bretagne. 

Si  je  voulais  entrer  dans  le  détail  de  toutes  les  communications  faites  au 
Congrès,  inscriptions  romaines,  bretonnes,  françaises,  etc.,  je  n'en  finirais 
pas.  Il  y  aurait  toutefois  ingratitude  à  oublier  la  délicieuse  excursion  faite 
par  le  Congrès  à  Bouarnenez,  et  son  consciencieux  et  élégant  narrateur, 
M.  Vincent  de  Kerdrel. 

Mais  il  est  temps  de  parler  du  bouquet  de  la  fête,  de  l'inauguration  de 
la  statue  du  roi  Grallon  sur  la  plate- forme  qui  couronne  la  façade  de  la 
cathédrale,  entre  les  deux  bijoux  de  granit  que  M<'  Graverand  a  légués  en 
mourant  à  son  diocèse,  et  que  son  digne  successeur  a  pris  à  tâche  de  com- 
pléter. Le  dimanche,  10  octobre,  à  quatre  heures  du  soir,  une  foule  im- 
mense couvrait  la  place  S*-Corentin,  les  yeux  fixés  sur  la  statue  qu'un  voile 
dérobait  aux  regards.  Au  moment  où  elle  a  été  découverte ,  les  cloches  ont 


CHBoniouB.  37^ 

sonné  à  toute  volée  pour  saluer  le  vieux  souverain,  et,  comme  si  les  éléments 
eux-mêmes  eussent  voulu  prendre  part  à  la  joie  publique,  le  ciel  s'est  tout 
à  coup  tapissé  d'un  nuage  bleuâtre  pour  former  un  fond  aux  fantastiques 
découpures  de  la  vieille  basilique;  puis,  comme  par  enchantement,  un 
magnifique  arc-ennsiel  a  couronné  de  son  auréole  la  ville  et  la  statue  du 
roi.  C'est  en  présence  de  cet  imposant  spectacle  que  M<'  Sergent  est  monté 
sur  la  plate'forme,  entouré  de  son  clergé,  du  préfet,  du  bureau  et  des 
membres  du  Congrès.  S.  G.  a  prononcé  im  discours  dont  nous  regrettons 
de  ne  pas  avoir  le  texte,  auquel  M.  Aymar  de  Blois,  le  promoteur  et  on 
peut  dire  le  réalisateur  de  la  no^le  pensée  de  rétablir  la  statue  du  fondateur 
de  la  ville  et  du  diocèse ,  a  répondu  en  quelques  mots.  Pendant  que  la  céré- 
monie de  la  bénédiction  s'accomplissait  entre  ciel  et  terre,  un  excellent 
orchestre  d'amateurs,  placé  au  pied  des  tours,  exécutait  une  cantate  com- 
posée avec  talent  pour  la  circonstance  par  M.  Alphonse  Darnault.  C'était 
un  spectacle  des  plus  saisissants. 

La  fête  s'est  terminée  par  l'antique  cérémonie  de  la  coupe  du  roi  Gral- 
lon.  Un  page  richement  vêtu  est  monté  sur  la  croupe  de  son  cheval ,  lui  a 
servi  à  boire  dans  un  hanap  d'argent,  après  lui  avoir  passé  une  serviette 
au  cou ,  a  bu  lui-même  une  rasade  à  sa  santé,  puis  a  lancé  le  vase  dans 
l'espace.  La  manière  dont  la  foule  a  accueilli  cette  plaisanterie  rappebit 
cette  vieille  et  franche  gaieté  du  vieux  peuple  français,  devenue  presque 
inconnue  de  nos  jours. 

Pour  terminer  ce  qui  concerne  les  honneurs  rendus  au  royal  ami  de 
Saint-Corentin,  je  dirai  qu'il  a  été  chanté  sur  tous  les  tons,  en  breton  et  en 
françab.  Les  membres  du  Congrès  conserveront  le  souvenir  de  la  traduction 
du  chant  du  Barzàz-Breiz,  intitulé  Submersion  de  la  ville  d*!s,  si  bien 
lu  par  M.  le  V**  Jules  de  Francheville,  ainsi  que  des  beaux  vers  de  M.  La- 
fage.  Je  citerai  encore  les  noms  de  MM.  Duseigneur,  Duval.  etc.,  qui  ont 
fait  des  vers  pour  la  circonstance  ('). 

Bref,  malgré  l'absence  des  Gallois,  expliquée  par  une  lettre  du  lord 
évêque  de  S*-Asaph,  dont  il  a  été  donné  lecture  à  l'assemblée,  malgré  les 
vides  sensibles  que  difiérentes  circonstances  avaient  faits  dans  le  personnel 


(I)  La  statue  de  Granon  est  en  granit  breton.  Le  roi,  le  cercle  royal  en  tête,  le  sceptre 
royal  &  la  main  et  le  cou  orné  dn  collier  d'or  des  vienx  souverains  bretons,  est  inonté  sur 
nn  cheTal  dont  les  formes  laissent  reconnaître  la  race  brelonoe.  Afin  d'éviter  l'Inconvénient 
de  voir  d'en-bas  la  tête  du  cheval  masquer  le  personnage  lui-même  »  l'arUste  a  en  l'in- 
génieuse idée  de  l'abaisser  vers  le  pourâil}  comme  si  son  cavalier  serrait  les  rênes  pour 
rempêcber  de  s'élancer  dans  l'espace.  M.  Amédée  Méoard,  devantes,  aidé  de  l'habile  ciseau 
de  M.  Lebrun,  de  Lorient ,  a  parbitement  répondu  en  cette  circonstance  &  ce  qu'on  atten  - 
dait  de  son  beau  talent.  Il  a  surtout  admirablement  eiprimé,  dans  les  traits  du  visage  et  dans 
la  pose ,  ce  repos  cahtfe  et  ma)estneus  que  les  taillenra  d'imaisea  du  moyen-âge  a'efitesdaient 
si  bien  à  rendre. 


376 


€BROinOU£. 


de  la  clisse  d'Archéologie-,  le  Congrès  de  Quimper,  soutenu  pur  les  eacou- 
ràgemeots  des  aulorités  ecclésiastiques  «t  civiles  et  des  habitants,  a  été 
digne  de  ses  devanciers,  et  tous  l'ont  quiaé  emportant  la  ferme  espérance 
que  Tannée  prochaine  verra  l'Association  bretonne  prendre  une  nouvelle 
extension. 


Nous  apprenons  que  Madame  de  Ghanlreau,  née  Poictevin  de  la  RocheUe, 
vient  de  mourir  à  Luçon.  Nous  dirons ,  le  mois  prochain ,  la  part  que  prit 
Madame  de  Ghanlreau  au  grand  drame  de  la  Vendée  et  les  vertus  qui  ont 
rempli  cette  longue  et  pieuse  extstenee. 

Lotis  DE  RBIUBâN. 


CHRONIIHIKS  ET  HCBNDES  DB  LA  VBNDÉB  IILITAI«E. 
LES  ATENTVRES 

DU  BONHOMME  QUATORZE  . 


VL 


Ce  n'était  pas  la  première  fois  que  l'illustre  Gusty  avait  apporté  des 
nouvelles  au  château  ;  mais  il  se  contentait  ordinairement  de  les 
raconter  à  la  cuisine  d'où  elles  ne  tardaient  pas  à  arriver  au  salon , 
tandis  que,  cette  fois,  il  avait  voulu  parler  à  Madame  elle-même;  et 
cette  circonstance  avait  assez  frappé  la  compagnie  qui  s'y  trouvait , 
pour  qu'elle  attendit  avec  une  certaine  impatience  rentrée  du  courrier 
mal  peigné  qui  demandait  audience.  L'attente  ne  fut  pas  longue  :  on 
entendit  d'abord  une  espèce  de  contestation  entre  le  valet,  qui  tenait  à 
exécuter  sa  consigne,  et  l'honnête  Gusty  qui,  par  un  sentiment  de 
honte  instinctive ,  se  débattait  contre  la  nécessité  d'entrer  dans  le 
salon;  puis,  la  porte  s'étant  ouverte  brusquement,  celui-ci  tomba 
plutôt  qu'il  n'entra  dans  l'appartement,  poussé  par  la  main  vigoureuse 
du  domestique  qui  referma  la  porte  sur  lui. 

Le  pauvre  gas,  abasourdi  et  tout  ébloui  des  splendeurs ,  pourtant 
fort  ordinaires,  qu'il  n'avait  jamais  aperçues  qu'à  la  ijérobée,  regardait 
autour  de  lui  sans  rien  voir,  ne  sachant  que  îdÀre  de  ses  longs  bras  et 
de  ses  pieds  nus  ;  tandis  que  M"e  la  Roselière ,  à-demi  suffoquée  par 
celte  apparition  hétéroclite,  sentait  avec  affectation  un  flacon  d'odeurs 
pénétrantes  qu'elle  avait  tiré  des  mystérieuses  profondeurs  de  son 
maigre  corset. 

(I)  Voir  le  lome  IV  de  la  Bévue,  p  289-322. 

Tome  IV.  25 


378  LES  AVENTURES 

Mme  de Montbrîant,  voyant  rembarras  du  jetind  garçon,  lui  dit  avec 
bonté  : 

—  Eh  bien  !  mon  enfant,  il  parait  que  tu  as  quelque  chose  à  me 
communiquer?  parle  librement  ;  voyons!  qu'as-tu  à  me  dire? 

—  Madame....  c'est  que  voyez-vous  !^.  çà  chôme  ('),  Madame!... 
ils  seront  ici  avant  la  fin  de  la  resciée  ('). 

—  Qui  ça  ?  de  qui  parles- tu  ?  qu'est-ce  qui  sera  ici  de  resciée  ? 

—  Les  patauds ,  Madame,  sauf  votre  respect  ! 

—  Comment,  les  patauds!  et  d'où  viennent-ils?  Que  viennent-ils 
faire  ici? 

—  Dame!  —  répondit  Gusty  qui  commençait  à  s'acclimater  —  il 
est  arrivé  ce  matin  à  la  ville  une  manière  de  général  qui  a  rassemblé 
îretotis  les  citoyens  du  club  —  comme  ils  l'appellent  —  et  puis  ils  ont 
ro/Qé  plus  de  deux  heures  durant  dans  la  chambre  de  la  Crùkxhd'Or; 
et  puis  voilà  que  moi  j'étais  dans  la  grange  à  côté  à  faire  la  mariennée  (*), 
de  sorte  que  je  les  ai  entendus  qui  ont  dit  comme  çà  qu'il  fallait  réso- 
lument aller  au  château  de  Montbriant  faire  une  visite....  une  visite.... 
Comment  donc  qu'ils  ont  appelé  çà?... 

—  Une  visite  domiciliaire  ?  dit  M™e  de  Montbriant  ! 

—  Oui,  oui.  Madame!  c'est  comme  çà  qu'ils  ont  dit;  oui,  c'est 
bien  çà!  une  visite  domiciliaire!...  de  façon  que  je  suis  venu  vite  au 
galop  pour  vous  en  avertir. 

—  C'est  bien ,  mon  garçon  !  je  me  souviendrai  de  ton  dévouement  ; 
en  attendant  rends-toi  à  la  cuisine  et  va  faire  un  bon  diner. 

—  Oh!  que  nenni.  Madame  !  bien  honnête  !  —  répondit  Gusty  d'un 
air  de  regret  —  je  n'ai  pas  encore  fini  de  galoper  ;  il  faut  à  cette  heure 
que  j'aille  avertir  le  monde  des  métairies. 

—  Avertir  le  monde!  et  pourquoi?  nous  n'avons  aucune  envie  de 
résister,  je  t'assure. 

—  Oh  !  c'est  égal ,  Madame  !  je  ne  voudrais  pas  pour  vingt  repas  de 
noces  leur  manquer  de  parole!  à  cause  que  ce  serait  vilain  à  moi 
d'abord,  et  puis  ils  me  tueraient,  voyez-vous,  s'ils  savaient  que  les 
patauds  sont  venus  au  château  sans  que  je  les  aie  avertis!  Oh!  non, 

(1)  Çk  presse^ 
(a)  Soirée. 
(3^  A  dormir. 


DU  BONHOHVB  OUATOBZE.  379 

non  !  je  suis  bien  pauvre  d*argent ,  mais  je  ne  suis  pas  un  pataud , 
allez! 

Et  en  disant  ces  mots,  mons  Gusty  tira  la  jambe  en  arrière  comme 
il  avait  coutume  de  faire  à  Téglise  devant  le  Saint-Sacrement,  et 
disparut  lestement  du  côté  de  la  cuisine. 

En  ce  moment,  la  cuisinière  était  occupée  à  tirer  de  la  marmite  un 
morceau  de  lard  aux  choux  tellement  appétissant  que  le  pauvre  Gusty 
ne  put  résister  à  Toffre  séduisante  qu'elle  lui  en  fit.  Il  s'arrêta  une 
minute,  mais  une  minute  seulement,  pour  en  accepter  un  morceau  — 
histoire  de  ne  pas  faire  affront  à  rhospitalilé  du  logis  —  puis,  avisant 
sur  le  cofn  de  la  table  un  pain  de  six  livres  tout  entier,  il  y  fit  une 
croix  avec  son  couteau  avant  de  Tentamer,  en  coupa  près  de  la  moitié 
et  se  mit  à  le  manger  en  marchant,  sans  sMnquiéler  si  cet  exercice  un 
peu  forcée  ne  nuirait  pas  à  sa  digestion. 

En  passant  près  des  servitudes  du  château ,  il  dit  quelques  mots  au 
vieux  piqueur,  au  cocher  et  à  quelques  autres  qui  se  dispersèrent  aussi- 
tôt chacun  de  son  côté  vers  les  métairies  environnantes.  Pour  lui ,  il 
gagna  un  grand  village  dont  les  toits  rouges  apparaissaient  au  loin  à 
travers  la  feuillée,  abordant  en  chemin  tous  les  métayers  qu'il  apercevait 
aux  champs.  A  peine  leur  avait-il  dit  un  mot  que  ceux-ci  se  hâtaient  de 
dételer  leurs  bœufs  et  de  rentrer  chez  eux,  abandonnant  le  sillon  com- 
mencé sans  commentaires  et  sans  la  moindre  hésitation. 

Nous  le  laisserons  continuer  sa  campagne  mystérieuse,  et  nous 
reviendrons  au  château  où  tout  était  en  rumeur  depuis  qu'on  y  avait 
appris  une  nouvelle  si  alarmante. 

MUe  la  Rodelière,  incapable  de  donner  aucun  conseil  en  pareille  con- 
joncture, aspirait  plus  fortement  que  jamais  les  senteurs  de  son  vinaigre 
parfumé,  se  perdait  dans  les  points  d'exclamation  et  menaçait  à  tout 
moment  de  se  trouver  mal.  Le  candide  sénéchal,  qui  ne  se  doutait  pas 
des  allures  violentes  de  la  Révolution ,  parlait  de  procès- verbal,  d'assi- 
gnation, de  prise  de  corps,  et  faisait  appel  à  tout  l'arsenal  des  lois 
portées  contre  les  violateurs  du  domicile,  en  sorte  que  tout  le  poids 
d'une  décision  à  prendre  reposait  uniquement  sur  M™®  de  Montbriant 
et  sa  fille,  qui  heureusement  n'avait  pas  perdu  la  tête. 

—  Allons ,  mes  amis ,  du  courage  !  dit  tout  à  coup  la  châtelaine ,  je 


380  LES  AVENTURES 

ne  sais  vraiment  pas  moi-même  comment  cette  nouvelle  a  pu  me  sur- 
prendre ;  car  je  m'y  attendais  depuis  longtemps.  Ma  fille,  ajouta-t-elle, 
allez  dans  ma  chambre  et  apportez-moi  la  petite  cassette  où  j'ai  serré 
les  lettres  de  votre  père,  vous  savez  bien?...  Ah!...  un  instant!  prenez 
aussi  te  reliquaire  de  mon  oratoire  et  le  vôtre  ;  nous  les  porterons  sur 
nous  :  c'est  le  seul  moyen  de  les  soustraire  aux  profanations  de  ces 
impies.  Allez  vite ,  mon  enfant  ! 

—  Ah!  mon  Dieu!  s'écria  la  gouvernante,  et  moi  qui  n'ai  pas  mon 
alliance  !  je  cours  la  chercher,  car  ils  me  prendraient  bien  pour....  — 
elle  n'osa  pas  dire  une  jeune  fille.  —  Ces  gens-là  respectent  si  peu  le 
beau  sexe! 

Cette  réflexion  si  comique  dans  la  bouche  de  la  vieille  demoiselle, 
qui  n'avait,  à  coup  sûr,  besoin  d'aucun  porte-respect,  fit  pourtant  naître 
une  pensée  subite  dans  l'esprit  de  ti^^  de  Montbriantqui,  s'adressant  à 
sa  fille,  lui  dit  : 

—  Marguerite!  écoute,  mon  enfant!  tu  vas  partir  à  l'instant,  mais 
à  l'instant  même,  avec  Mtie  la  Roselière  pour  la  maison  de  ta  nourrice, 
et  tu  y  resteras  jusqu'à  ce  que  je  l'envoie  chercher. 

—  Oh  1  non,  non ,  ma  mère  !  ma  chère  mère!  ne  me  renvoyez  pas  ! 
je  ne  veux  pas  vous  laisser  seule  au  milieu  de  tous  ces  bandits. 

—  Je  le  veux ,  ma  fille  I 

La  pauvre,  enfant,  le  cœur  brisé,  se  jeta  en  sanglotant  dans  les  bras 
de  sa  mère  et  la  tint  longtemps  embrassée  ;  mais  elle  n'insista  plus, 
tant  l'habitude  de  l'obéissance  était  grande  et  paraissait  naturelle  en 
ce  temps-là. 

—  Eh  i)ieu  !  je  pars  —  dit-elle  enfin  au  milieu  de  ses  larmes  ;  mais 
je  me  tiendrai  à  la  petite  fenêtre  du  grenier  d'où  l'on  voit  parfaitement 
le  château,  et  promettez-moi,  bonne  mère,  oh!  oui,  promettez-moi, 
si  vous  êtes  en  danger,  de  suspendre  à  la  grande  tour  un  mouchoir 
blanc  pour  que  je  puisse  venir  mourir  avec  vous  !  N'est-ce  pas,  chère 
petite  mère!  que  vous  me  le  promettez?  dites  ! 

—  Oui,  oui,  mon  amour,  je  te  le  promets!  dit  la  pauvre  mère  à 
bout  de  forces  et  se  sentant  près  de  défaillir,  —  mais  va  vite,  et  que  le 
bon  Dieu  te  protège  !...  Où  est  ta  gouvernante? 

La  triste  Marguerite  fit  quelques  pas  pour  sortir,  revint  embrasser 


DU  BOUHOBIMK  QUATORZE.  381 

sa  mère  encore  une  fois ,  et  partit  enfin  pour  aller  trouver  sa  vieille 
gouvernante  et  lui  faire  part  des  ordres  qu'elle  avait  reçus. 

Nous  devons  dire  à  la  louange  de  MUe  La  Roselière  que,  malgré  les 
dangers  qu'elle  prévoyait  pour  sa  vertu  dans  son  contact  avec  les  gens 
grossiers  et  mal  élevés  qui  allaient  arriver  au  château ,  elle  fît  tout  son^ 
possible  pour  partager  la  fortune  de  Mme  (je  Montbriant,  à  laquelle  elle 
était  profondément  attachée  ;  mais  celle-ci  lui  fit  comprendre  d'un  mot 
la  nécessité  d'éloigner  Marguerite  en  un  pareil  moment,  et  toutes  deux 
partirent  pour  la  maisonnette  habitée  par  la  nourrice. 

En  chemin ,  elles  rencontrèrent  Labranche  qui  les  salua  et  dit  rapi- 
dement à  Marguerite  : 

—  Je  sais  tout,  Mademoiselle,  mais  n'ayez  pas  peur!  je  me  rendsi 
au  château,  et...  n'ayez  pas  peur!  —  et  il  s'éloigna  sans  ^'expliquer 
davantage. 

Arrivée  chez  sa  nourrice,  Marguerite  monta  au  grenier  ^l  se  portant 
en  face  de  la  bouèïe  ou  petite  fenêtre  qui  donnait  sur  le  château  ,  elle 
attendit,  en  disant  le  chapelet  avec  Mariannette,  la  fille  aînée  delà 
maison,  ce  qu'il  plairait  à  Dieu  d'ordonner. 

Cependant  les  hommes  étaient  tous  absents  du  logis  sans  que  sa 
nourrice  pût  lui  dire  exactement  ce  qu'ils  étaient  devenus.  Elle  voyait 
au  loin  des  paysans  affairés  passer  et  repasser  dans  les  clairières  sans 
pouvoir  se  rendre  compte  de  oe  mouvement  inaccoutumé ,  et  son  esprit 
flottait  au  milieu  de  toutes  sortes  d'inquiétudes  et  de  noirs  pressen- 
timents. 

'  On  n'était  pas  plus  tranquille  au  château  où  Mme  de  Montbriant 
persistait  pourtant  à  rester,  dans  l'espoir  que  sa  présence  pourrait  peut- 
être  le  sauver  du  pillage  et  de  la  dévastation. 

Mais  il  est  temps  que  nous  retournions  à  la  ville  pour  apprendre  à 
nos  lecteurs  ce  qui  s'était  passé  à  la  suite  de  la  séance  orageuse  que 
nous  avons  rapportée  plus  haut. 

vn. 

Deux  raisons  principales  concouraient  à  relarder  le  départ  de  la 
garde  nationale  de  M***,  commandée  pour  l'expédition,  La  première, 


382  JLBS  ATBRTURBS 

c'est  qu'une  garde  civique  ne  se  met  pas  en  marche  aussi  facileBienI 
qu'une  troupe  régulière  ;  la  seconde,  c'est  que,  n'étant  plus  soutenue 
par  la  présence  du  boute-feu  qui  l'avait  si  fort  exaltée,  l'ardeur  com- 
mençait à  se  calmer  devant  la  réflexion  et  les  représentations  des 
femmes.  Un  grand  nombre,  songeant  malgré  eux  aux  mauvais  bruits 
"qui  couraient  sur  le  Bocage  et  aux  révélations  faites  par  le  citoyen 
Bonneau ,  regardaient  le  soleil  d'un  air  d'inquiétude  et  le  trouvaient 
déjà  bien  bas.  Quelques-uns  môme,  ne  pouvant  bannir  de  leur  cœur  le 
souvenir  des  bienfaits  qu'ils  avaient  reçus  des  habitants  du  château , 
commençaient  à  sentir  quelque  Qhose  comme  un  remords ,  et  ne  pou- 
vaient se  dissimuler  qu'ils  feraient  une  sotte  figure  dans  cette  malen- 
contreuse expédition.  Hais  —  comme  dit  le  proverbe  —  le  vin  étaU 
tiré,  U  faUaU  bien  le  boire;  et  c'est  avec  cette  maxime  triviale  que 
s'étourdissent  ou  se  consolent  tous  les  gens  engagés  dans  les  engre- 
nages de  la  machine  révolutionnaire,  quand  ils  s'aperçoivent  trop  tard 
qu'il  leur  faudra  nécessairement  y  passer  tout  entiers.  Le  re^)ect 
humain  d'ailleurs ,  ce  tyran  des  âmes  vulgaires,  ne  leur  permettait  plus 
d'écouter  la  voix  de  leur  conscience ,  et  les  plus  timorés  se  contentaient 
de  composer  avec  elle,  en  se  promettant  bien  tout  bas  de  rester  au 
second  plan  dans  la  scène  odieuse  qui  allait  se  passer. 

Cependant  on  finit  par  se  rassembler,  et  ce  ne  fut  pas  sans  un  mé- 
diocre étonnement  que  Ton  aperçut  le  docteur  Bpnneau  rendu  l'un  des 
premiers  avec  armes  et  bagages ,  —  le  docteur  Bonneau  dont  l'oppo^ 
sition  aux  mesures  de  rigueur  avait  été  tout  à  Tbeure  si  éclatante.  Les 
patriotes  avancés,  qui  le  respectaient  au  fond  et  qui  étaient  bien  fàdiés 
de  ne  pas  l'avoir  pour  eux ,  le  félicitèrent  hautement  sur  son  zèle  ; 
mais  lui  recevait  leurs  éloges  d'un  air  froid  et  presque  méprisant, 
comme  un  homme  qui  aurait  eu  honte  de  les  avoir  mérités  et  qui  n'en- 
viait nullement  leur  approbation. 

Nous  avons  dit  que  le  médecia  Bonneau  était  du  nombre  de  ces 
politiques  obstinés.qui,  loin  de  chercher  à  s'effacer  dans  les  troubles 
civils ,  de  laisser  passer  la  tempête  ou  de  lui  résister  carrément ,  s'y 
jettent,  au  contraire,  à  corps-perdu  pour  tâcher  d'en  extraii:^  la  mince 
parcelle  de  grandeur  ou  de  bon  sens  qui  peut  s'y  trouver  :  sorte  d'al- 
chimistes candides  qui  s'imaginent  faire  de  l'or  avec  de  la  boue  et  qui 


DC  BOHIOVMS  QUATORZE.  383 

pi^réest  leur  temps  et  parfois  leur  considéralîoo  à  ces  rudes  et  iDgratff 
labeurs.  C'était  chez  lui  une  idée  fixe,  née  sans  doute  de  la  pratique 
conscieiicieuse  de  son  art  et  de  Thabitude  de  lutter  sans  cesse  contre  le 
mal  physique-et  les  cruels  envahissements  de  la  mort.  Elle  eut  certai- 
nement suffi  pour  le  décider  à  prendre  part  è  une  expédition  qui  devait 
pourtant,  selon  toute  apparence,  dégénérer  en  saturnaie;  mais  le 
docteur  avait  encore  une  autre  raison,  et,  cette  fois^du  moins,  il  obéis- 
sait à  une  pensée  pluls  pratique  et  à  un  sentiment  plus  naturel. 

Quoique  profondément  imbu  des  idées  philosophiques  et  révolu- 
tionnaires de  répoque  dont  11  repoussait  seulement  les  sanglantes 
applications,  le  docteur  Bonneau  avait  conservé  pour  les  dames  de 
Ifontbriant  un^  attachement  quMl  ne  cherchait  nullement  à  vaincre  ou 
à  se  dissimuler.  Médecin  de  la  maison  depuis  longues  années  déjà ,  il 
avait  vu  naître  Marguerite ,  et  avait ,  pour  ainsi  dire ,  assisté  aux  déve- 
loppements de  cette  âme  si  noble  et  si  pure.  En  des  temps  plus  heu- 
reux, quand  il  était  encore  pour  elle  «  le  cher  docteur,  »  il  Tavait  cent 
fois  rencontrée  au  chevet  de  ses  malades  ;  et  bien  que  le  philosophe 
incroyant,  qui  avait  pénétré  sans  fruit  pour  lui-même  dans  le  sanctuaire 
de  la  famille  chrétienne,  ne  vit  dans  cette  charité  de  Marguerite  que 
le  triomphe  de  la  philanthropie,  il  n'avait  pu  s'empêcher  d'éprouver 
pour  cette  aimable  enfant  un  sentiment  d'admiration  et  de  tendresse 
véritablement  paternelle. 

C'était  donc  par  une  sorte  d'instinct  du  cœur,  et  sans  trop  savoir 
comment  il  s'y  prendrait  pour  la  protéger,  qu'il  avait  résolu  de  jouer 
un  rôle  dans  cette  odieuse  agression  contre  les  habitantes  du  chftteau. 

La  garde  nationale  se  rassembla  enfin ,  et  après  une  patriotique  et 
chaude  allocution  du  délégué  de  Nantes,  qui  avait  pris  le  commande- 
ment,  on  se  mit  en  route  avec  assez  de  résolution. 

Les  soldats  citoyens,  gênés  dans  leurs  mouvements  par  la  difficulté 
descheBiins,  obligés  de  marcher  à  la  file  dans  les  petits  sentiers  des 
champs,  embarrassés  de  leurs  fusils  et  de  leurs  sabres  qui  s'accro- 
chaient à  tous  les  échaliers,  auraient  offert  une  proie  bien  facile  aux 
gens  mal  intentionnés  du  pays ,  s'il  fût  entré  dans  leurs  projets  de  se 
débarrasser  à  bon  marché  de  leurs  ennemis  ;  mais  rien  n'annonçait 
qu'ils  eussent  cette  pensée.  Quelques-^uns  des  plus  familiers  avec  les 


384  LBS  AVENTURES 

habitudes  des  paysans  remarquaient  bien  çà  et  lu  des  charrues  encore 
enfoncées  en  terre  et  demeurées  au  milieu  du  sillon,  comme  on  en  voit 
le  samedi  soir  et  les  jours  de  fête  ;  mais  cette  circonstance,  quoique 
dirHcile  à  expliquer,  n'était  pas  absolument  des  plus  alarmantes.  En 
traversant  les  taillis  qui  entouraient  le  château ,  plusieurs  crurent  aper- 
cevoir des  yeux  étincelants  qui  les  suivaient  à  travers  le  feuillage ,  et 
eurent  un  moment  froid  au  cœur;  mais  en  voyant  Tappareil  militaire 
qui  les  entourait,  le  grand  panache  du  délégué  de  Nantes  et  son  air 
décidé,  ils  reprirent  courage  et  arrivèrent  sur  Tesplanade  du  château 
avec  une  contenance  comparativement  assez  martiale. 

A  leur  entrée  dans  la  cour ,  dont  la  porte  était  ouverte  à  deux  bat- 
tants, les  chiens  de  chasse  que  Ton  avait  fait  sortir  pour  prendre  Tair' 
et  qui  depuis  plus  d'un  quart  d'heure  annonçaient  en  hurlant  d'une 
façon  lamentable  l'approche  de  cette  foule  d'étrangers ,  les  chiens  se 
levèr'ent  d'un  bond  et  se  précipitèrent  en  avant  en  aboyant  avec  fureur^; 
les  pigeons  effrayés  prirent  bruyamment  leur  volée  vers  les  grands 
bois;  une  ou  deux  figures  effarées  se  montrèrent  nn  instant  aux 
fenêtres;  mais  ce  fut  tout.  Personne  ne  parut  pour  s'opposer  à  leur 
entrée  ou  pour  les  recevoir. 

En  voyant  cette  paix  profonde  et  ce  calme  rassurant,  le  délégué 
jeta  sur  le  docteur  un  regard  de  triomphe,  comme  pour  lui  dire  :  <  Tu 
le  vois ,  tes  appréhensions  n'avaient  pas  le  sens  commun  ?  »  Puis,  en 
liomme  expérimenté,  il  plaça  des  factionnaires  tout  autour  du  château, 
et  ayant  envoyé  des  sentinelles  perduçs  du  côté  des  taillis,  il  entra 
bravement  dans  le  vestibule,  çuivi  du  docteur  Bonneau  et  des  autres 
notabilités  de  la  ville. 

Ce  dernier,  qui  connaissait  les  êtres  du  logis  et  qui  possédait  ce 
savoir-vivre  qui  nait  d'un  sentiment  naturel  des  convenances,  se  diri- 
geait déjà  vers  la  cuisine  pour  prier  quelqu'un  de  les  annoncer,  lorsque 
le  délégué,  ayant  aperçu  une  porte  à  sa  droite ,  en  leva  brusquement  le 
loquet, et  se  trouva  en  face  de  la  maîtresse  de  la  maison. 

A  sa  vue ,  elle  se  leva  de  son  fauteuil  avec  un  si  grand  air,  que  le 
révolutionnaire  ne  put  s'empêcher  de  porter  légèrement  la  main  à  son 
chapeau,  en  lui  disant  : 

—  Salut,  citoyenne!  nous  te  rencontrons  fort  à  propos;  car  nous 


DU  BONHOMME  QUATORZE.  385 

veDODS  ici  pour  faire  une  visite  domiciliaire  dans  les  bâtiments  de  ta 
maison. 

Domptant  Témotion  qu'elle  éprouvait  à  la  vue  de  cet  liomme  tout 
chamarré  des  couleurs  de  la  Révolution,  et  pariant  ce  langage  grossier 
qu'elle  entendait  alors  pour  la  première  fois,  Mme  de  Montbriant  lui 
répondit  : 

—  C'est  bien,  messieurs!...  Vous  avez  sans  doute  des  ordres  supé- 
rieurs pour  cela  7 

.  —  Des  ordres  supérieurs!  répliqua  le  démocrate  d'un  ton  insolent. 
Apprends,  citoyenne,  que  lé  peuple  n'a  plus  de  supérieurs,  et  qu'il  se 
fait  justice  lui-même. 

—  C'est  plus  commode  i  dit  la  châtelaine  d'un  ton  de  tranquille 
ironie  qui  échappa  complètement  à  l'honorable  inquisiteur. 

—  Ah  !  çà,  continua  ce  dernier,  tu  vas  nous  livrer  toutes  tes  clefs  et 
nous  conduire  par  toute  la  maison,  afin  que  nous  puissions  procéder 
avec  fruit  et  saisir  les  pièces  de  la  conspiration.... 

—  Mais  au  moins,  interrompit  Mm«  de  Montbriant,  me  ferez-vous 
la  grâce  de  m'apprendre  de  quoi  je  suis  accusée  7 

—  Tues  accusée,  citoyenne,  de  cacher  chez  toi  des  prêtres  réfrac- 
taires,  d'entretenir  une  correspondance  clandestine  avec  les  émigrés, 
et  de  conspirer  contre  la  Nation. 

Mme  de  Montbriant  fit  un  mouvefment  d'épaules  presque  imper- 
ceptible, et  s'approchant  de  la  cheminée,  elle  tira  la  sonnette  avec  force. 

^—  Eh  bien!  eh  bien!  que  fais-tu  dlonc,  citoyenne 7  —  s'écria  le 
brave  patriote  un  peu  alarmé. 

—  Ne  m'avez-vous  pas  demandé  à  être  conduit  dans  le  château  7 
dit  la  châtelaine,  en  laissant  tomber  sur  le  personnage  un  regard  plein 
d'une  dignité  glaciale. 

—  Il  me  semble,  répliqua  celui-ci  d'un  ton  hargneux,  que  tu  aurais 
bien  pu  nous  accompagner  toi-même  7 

—  Monsieur!  reprit  M^e  de  Montbriand  avec  fermeté,  vous  venez 
ici  envahir  ma  maison,  au  nom  de  je  ne  sais  quelle  autorité,  sous  pré- 
texte de  je  ne  sais  quels  complots  ;  je  n'ai  ni  le  pouvoir  ni  la  volonté  de 
m'y  opposer,  mais,  du  moins,  je  ne  participerai  en  rien  à. cet  acte 
inqualifiable;  j'y  suis  très-décidée,  monsieur! 


386  LBS  AVBVTUEBS 

—  ]$t  c'est  avec  raisoo  !  dit  le  docteur  Bonneau  qui  était  entré  dis- 
crètement pendant  ce  dialogue.  Une  maîtresse  de  maison  peut  avoir 
des  devoirs  à  remplir,  et  d'ailleurs  la  loi  n'oblige  pas  le  patienta  aider 
l'exécuteur.  Tu  dois  savoir  cela,  toi,  citoyen  ! 

Le  citoyen,  un  peu  désappointé,  tourna  brusquement  les  talons  et, 
faisant  un  signe  impérieux  au  domestique ,  il  sortit  du  salon  avec  ses 
dignes  acolytes. 

Le  docteur  Bonneau  s'approcha  alors  de  H^ne  de  Hontbriantetia 
salua  profondément 

^  —  Ah  !  monsieur  !  lui  dit^lle  eh  s'inclinant ,  je  ne  m'attendais  pas 
à  vous  voir  aujourd'hui  et...  pourquoi  ne  le  dirais^je  pas?  à  vous  voir 
en  pareille  compagnie  ! 

—  Ni  moi  non  plus ,  madame,  je  vous  assure  I 

—  Je  croyais,  ajouta-lr^lle  sans  faire  attention  à  la  réponse  assez 
singulière  de  son  interlocuteur,  je  croyais  que  le  docteur  Bonneau, 
quoiqu'il  fût  malheureusement  entaché  des  idées  du  jour,  avait  trop  de 
dignité  dans  le  caractère,  je  croyais  qu'il  avait  trop  bien  la  mémoire 
du  cœur ,  —  s'il  m'est  permis  de  parler  ainsi  —  pour  s'associer  à  un 
ac(e  de  violence,  et  contre  ma  maison  encore!  je  pensais.... 

-^  Et  vous  m'aviez  bien  jugé,  madame!  dit  le  docteur  visiblement 
ému,  et  se  hâtant  dMnterrompre  la  phrase  commencée.  Oui,  vous 
m'aviez  bien  jugé  !  car  je  suis  toujours  digne  de  votre  bienveillante 
estime ,  soyez-en  bien  persuadée  ! 

-—  C'est  possible  !  mais  vous  avouerez,  monsieur,  que  votre  pré- 
sence ici,  dans  un  pareil  moment,  peut  faire  naître  au  moins  quelques 
doutes  sur  la  sincérité  de  vos  protestations. 

—  J'en  conviens ,  madame  !  je  conviens  que  les  apparences  sont 
«contre  moi  ;  mais  si  vous  saviez..*,  si  vous  connaissiez  les  exigences,... 
ies  embarras  de  ma  position  !  Si  vous  pouviez  vous  faire  une  idée  du 
rôle  difficile-que  je  me  suis  tracé  au  milieu  de  ces  terribles expéfimen^ 
étions  de  la  philosophie  nouvelle  !...  Ah  !  vous  auriez  pitié  de  moi,  et 
vous  n'auriez  jamais  le  courage  de  me  condamner! 

—  Mon  Dieu!  monsieur,  fit  Hne  ()e  Montbriant  d'un  ton  de  légère 
impatience ,  je  ne  doute  pas  de  vos  bonnes  intentions  ;  mais  vous  me 
parlez  en  termes  si  obscurs,  et  mon  esprit  a  toujours  été  si  r^lle  è 


BU  BOHHOMHE  QUATORZE.  387 

comprendre  le  langage  et  les  idées  de  la  Révolution ,  que  je  crains  de 
ne  pouvoir  apprécier  convenablement  toutes  les  explications  que  vous 
voudriez  bien  me  donner.  Ainsi  donc  ^  monsieur ,  bri8ons-là,8i  vousle 
voulez  bien. 

—  Ob  !  non ,  non ,  madame  1  dit  le  pauvre  docteur  aux  abois  —  je 
ne  voudrais  pas  pour  tout  au  monde  vous  laisser  sous  Timpression  d*un 
sentiment  si  défavorable  pour  moi!  Et  puisqu'il  ne  m'est  pas  permis 
d'entrer  dans  le  développement  de  mes  pensées  et  de  mes  projets, 
qu'il  me  suffise  de  vous  dire  que,  si  je  me  suis  décidé  à  accompagner 
chez  vous  la  force  armée ,  c'était  uniquement  parce  que  je  craignais 
que  la  violence  de  ces  hommes....  leur  indiscipline.... 

—  Ainsi  donc,  c'était  pour  nous  protéger  que  vous  avez  pris  la 
peine  de  venir  7  —  dit  la  châtelaine  avec  un  peu  de  hauteur. 

—  Mon  Dieu!  madame,  je  serais  désolé  que  vous  pussiez  trouver 
dans  mes  paroles  une  intention  que  je  n'ai  pas ,  que  je  n'aurai  jamais; 
mais  vous  devez  comprendre  que  ces  hommes  grossiers  et  un  peu 
fanatisés,  j'en  conviens ,  auraient  pu  vous  manquer,  et  se  porter  peut- 
être  à  quelque  extrémité  que  mon  influence  aurait  pu  conjurer  ;  j'en 
avais  du  moins  l'espérance, 

•^  Mais  ces  hommes,  qui  les  a  égarés  ?  qui  les  a  fanatisés,  comme 
vous  le  dites  si  bien  vous  même,  monsieur? .Qui?  si  ce  n'est  vous,  ou 
du  moins  les  principes  que  vous  professez  et  que  vous  proclamez  à 
tous  les  vents  du  ciel!  Qui  les  a  perdus?  sinon  les  prêcheurs  de  cette 
liberté  que  vous  aimez  tant!  Qui  donc  a  déchaîné  les  passions  hideuses 
et  réveillé  les  instincts  sanguinaires  de  la  populace  qui  feront  bientèl 
de  notre  belle  France  un  pays  de  fous  et  de  coupe-jarrets  ?  Dites  !  ne  le 
savez-vous pas,  monsieur?...  Tenez,  mon  pauvre  docteur, ajouta-t-elle 
en  prenant  un  ton  plus  doux,  je  ne  vous  remercie  pas  moins  de  vos 
bonnes  intentions  ;  mais  vous  avez  raisson,  vous  me  faites  pitié!  Vous 
étescomsie  un  homme  —  pardon  de  la  comparaison — qui,  grâce  à  une 
certaine  communauté  dUdées,  s'est  associé  à  une  troupe  de  brigands; 
vous  voulez  bien  les  suivre  jusqu'à  un  point  déterminé  d'avance  dans 
votre  e^rit  ;  mais  vous  voulez  vous  arrêter  là  ;  vous  espérez  même,  à 
l'aide  de  je  ne  sais  quels  arguments  philosophiques,  les  arrêter  eux- 
mêmes  sur  la  pente  rapide  du  crime  ;  eAi  bien  !  vous  mourrez  à  la  peine. 


388  LBS  AVBMTURES 

mon  cher  docteur  !  vous  êtes  trop  honnête  pour  aller  jusqu'au  bout,  je 
le  sais,  et  alors  ils  vous  tueront  !  £t  qui  sait?  vous  serez  peut-être 
traîné  avant  nous  sur  les  marches  de  la  guillotine? 

—  Que  voulez-vous,  madame?  j'aurai  fait  mon  devoir. 

—  Votre  devoir,  docteur!...  Mais  à  quoi  bon  prolonger  wn  pareil 
entretien  ?  ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  que  nous  ne  pouvons  nous  en- 
tendre, et  j'avoue  que  je  l'ai  regretté  bien  des  fois. 

La  conversation  prit  alors  un  ton  plus  amical;  le  docteur  demanda 
des  nouvelles  de  Marguerite,  et  témoigna  plusieurs  fois  à  W^^  de 
Montbriant  son  étonnementde  ce  qu'elle  n'eût  pas  cherché,  elle  aussi,à 
se  soustraire  à  ces  pénibles  scènes. 

—  Mais,  docteur,  lui  dit-elle,  je  pourrais  répondre  comme  vous  tout 
à  l'heure  :  je  fais  mon  devoir!  J'ai  cherché,  par  ma  présence  ici,  à 
conserver  à  M.  de  Montbriant  et  à  ma  fille  la  petite  portion  de  nos 
biens  que  la  Nation  voudra  bien  nous  laisser,  et  j'avoue  qu'ayant  vécu 
jusqu'ici  avec  assez  de  sécurité,  je  me  figurais  que  la  Révolution  m'a- 
vait oubliée;  mais,  hélas!  je  vois  bien  le  contraire  aujourd'hui! 

•  —  Ah  !  madame,  répondit  le  docteur,  ce  n'est  pas  ma  faute,  croyez- 
le  bien,  si  une  pareille  mesure  a  été  prise  contre  vous!...  Mais,  au 
moins,  vous  n'avez  rien  qui  puisse  vous  compromettre,  n'est-ce  pas? 
—  ajouta-t-il  avec  un  air  d'inquiétude  et  de  véritable  intérêt. 

—  Non,  docteur....  j'étais  avertie, 

-^  Bien,  bien,  madame  !  je  ne  demande  pas,  je  ne  veux  pas  de  con- 
fidences ,  je  me  réjouis  seulement  de  ce  que  les  inquisiteurs  en  seront 
pour  leurs  frais. 

vm. 

Pendant  qu'ils  causaient  ainsi  dans  le  salon,  les  patriotes  de  M*** 
bouleversaient  le  château  d'un  bouta  l'autre,  et  rien  n'échappait  à 
leurs  brutales  investigations.  Les  recoins  les  plus  obscurs,  la  chambre 
à  coucher  des  dames  et  leur  secret  oratoire ,  tout  était  violé,  sali, 
fouillé  de  fond  en  comble,  au  milieu  des  propos  les  plus  atroces  et  les 
plus  dégoûtants,  tandis  que  le  délégué  de  Nantes ,  altéré  de  sang  et  le 
sabre  à  la  main ,  sondait  les  murailles  avec  l'ardeur  d'une  hyène 
affamée  qui  gratte  la  terre  en  flairant  un  cadavre. 


DU  bouhommb  qdatobze.  389 

Ils  allaient  ainsi  de  chambre  en  chambre,  laissant  partout  des  traces 
de  leur  passage.  Les  armoires  béantes,  les  tiroirs  arrachés  de  leurs 
coulisses,  pêle-mêle  avec  le  linge  damassé,  traîné  sur  le  parquet  et 
portant  encore  Tempreinte  dés  gros  souliers  des  citoyens,  des  chaises 
renversées,  les  portraits  de  famille  horriblement  lacérés,  des  fragments 
de  papier,  soulevés  par  Pair  passant  des  fenêtres  ouvertes  et  volti- 
geant au-dessus  de  tous  ces  débris  :  tel  ëtait  le  spectacle  offert  p^r 
cette  espèce  d'orgie,  qui  ressemblait ,  à  s'y  méprendre,  à  une  invasion 
de  voleurs  surpris  par  la  maréchaussée. 

Mais  pourquoi  s'appesantir  sur  ces  détails  odieux?  Qu'il  nous 
suffise  de  dire  que  la  rage  des  inquisiteurs  allait  toujours  en  augmen- 
tant ,  à  mesure  que  l'inutilité  de  leurs  perquisitions  devenait  plus 
évidente*  Où  donc  étaient  ces  prêtres  cachés  ?  Où  donc  ces  correspon- 
dances avec  les  émigrés?  ils  n'avaient  pas  aperçu  même  l'ombre  d'un 
proscrit.,  et  les  seuls  papiers  qui  fussent  entre  leurs  mains  étaient  des 
lettres  fort  étrangères  à  la  politique  assurément,  mais  sur  lesquelles 
ces  honnêtes  bourgeois  de  petite  ville  avaient  néanmoins  fait  main- 
basse,  afin  de  trouver  dans  la  connaissance  des  secrets  du  prochain  un 
agréable  passe-temps  pour  les  heures  de  loisir. 

Ils  avaient  ainsi  exploré  une  grande  partie  du  château,  lorsqu'ils 
arrivèrent  à  un  petit  escalier  de  pierre  qui  se  trouvait  dans  la  tour  de 
l'ouest.  Cet  escalier*  les  conduisit  droit  à  la  chambre  du  feudiste,  où 
étaient  déposées  toutes  les  archives  de  la  maison.  Ils  auraient  eu  beau- 
coup de  peine  à  découvrir  le  maître  de  ce  caphamaûm  parmi  les  piles 
d'in-folios  et  les  liasses  de  parchemins  dont  l'appartement  était  en- 
combré, si  le  digne  homme ,  étonné  de  ce  bruit  inaccoutumé  à  la 
porte  de  son  asile ,  ne  se  fût  levé  tout  d'une  pièce  en  s- écriant  : 

—  Qui  va  là . 

—  C'est  la  force  armée,  citoyen,  qui  vient  examiner  tes  papiers, 
répondit  brusquement  le  délégué  ;  ainsi  aie  la  bonté  de  nous  exhiber 
tout  ce  fatras,  et  dépêchons-nous  ! 

—  Examiner  mes  papiers!..  Personne  que  moi  ne  touche  à  ces 
papiers,  messieurs,  répliqua  le  feudiste  qui,  dans  l'innocence  de  son 
cœur,  ne  comprenait  pas  de  quoi  il  s'agissait.  Mais  si  vous  avez  besoin 
de  notes  et  éclaircissements  au  sujet  des  droits  et  devoirs  attachés  à  la 


390  LBS  ÀVBlfTUlBS 

châtellenie  de  Montbrianl  et  autres  seigneuiles  dépendantes  dMeelle,  je 
suis  prêt  à  vous  les  fournir,  comme  c'est  mon  devoir. 

—  Ah  !  çà,  d'où  vient-il  donc,  celui-là?  —  fit  le  démocrate  d'un  air 
de  mépris.  —  Crois-tu  bonnement  que  je  me  soucie  de  tout  ce  gri- 
moire infernal,  de  ce  ramas  de  sottises  et  de  vanités? 

— .  Un  ramas  de  sottises  I  —  s'écria  le  feudtste  exaspéré  en  enten- 
dant parler  avec  cette  irréférence  de  ses  parchemins  vénérés.  —  Mais 
vous  ne  savez  donc  pas  que  nous  avons  les  plus  belles  archives  de  la 
province?  Tenez  —  ajouta- t-il  en  frappant  sur  une  liasse  qui  se  trou- 
vait à  sa  portée  —  voilà  iei  la  charte  du  roi  Louis  XII  qui  confère  aux 
seigneurs  de  Montbriant  le  droit  de  haute,  moyenne  et  basse  justice. 
Dans  ce  carton  vert,  là,  sur  cette  chaise,  à  votre  droite,  sont  les  let- 
tres-patentes de  sa  majesté  Louis  XV ,  d'heureuse  mémoire,  qui 
nomme  Aymon  de  Montbriant  pour  commander  Tarrière-ban  du 
Poitou.  Je  pourrais  vous  montrer  encore.... 

— •  Que  le  diable  t'emporte  avec  tes  parchemins,  vieux  bélitre!  — 
hurla  le  délégué  en  donnant  un  coup  de  pied  dans  le  vénérable  carton 
vert.  —  Crois-tu  donc  encore  une  fois  que  nous  sommes  ici  pour  t'eti- 
tendre  défiler  ton  chapelet  de  niaiseries  aristocratiques?  Non!  non! 
mille  fois  non  !  nous  sommes  venus  céans  pour  découvrir  et  appré- 
hender au  corps  les  ennemis  du  peuple  qui  se  cachent  dans  ce  repaire, 
et  saisir  la  correspondance  que  vous  entretenez  avec  les  ci-devants  qui 
se  sont  fait  justice  à  eux-mêmes  en  purgeant  de  leur  présence  le  sol 
sacré  de  la  patrie.  Comprends-tu  maintenant? 

—  Ah  !  —  fit  le  pauvre  sénéchal  en  lui-même  en  se  rappelant  tout 
ce  qu'il  avait  entendu  dire  sur  la  Révolution  -^  c'était  donc  bien 
vrai  ! 

Malgré  la  détresse  Secrète  qu'il  éprouvait  en  ce  moment,  il  crut 
devoir  à  sa  dignité  d'homme  de  loi  de  ne  pas  abandonner  trop  facile- 
ment le  champ  de  bataille  et  il  se  hasarda  à  dire  : 

—  Dans  tous  les  cas,  vous  ne  pouvez  agir  sans  un  mandat  de  Mes- 
sieurs de  la  Cour. 

—  Un  mandat!...  Messieurs  de  la  Cour!...  —  répéta  lentement  le 
révolutionnaire  véritablement  surpris  d'une  pareille  ingénuité.  — ^Mais, 
mon  bon  ami,  d'où  viens-tu?  d'où  t'arraches-tu?...  dans  quel  trou  de 


DU  BOMHOMMS  QVkTO^ZE,  391 

^  muraille  as-tu  donc  vécu,  vieux  hibou  que  tu  es!  pour  oe  pas  savoir 
qu'il  n'y  a  plus  de  Messieurs, qu'il  n'y  a  plus  de  Cour,  et  que,  par  con- 
séquent, le  peuple  n'a  pas  besoin  de  mandat? 

—  Pardonnez-moi,  pardonnez-moi,  —  reprit  l'opiniâtre  feudiste, 
bien  décidé  à  défendre  ses  cbers  parchemins  jusqu'à  la  dernière  extré- 
mité — T  en  vertu  d'un  arrêt  du  Parlement  en  date  du.... 

—  Citoyens!  s'écria  le  démocraie  impatienté,  nous  perdons  notre 
teoïps  ici  ;  à  la  besogne  !  à  la  besogne  !  et  fourragez-moi  ça  comme  il 
faut! 

Alors  se  passa  une  scène  de  désordre  et  de  véritable  désolation  pour 
le  malheureux  feudiste,  qui  voyait  son  trésor  aux  mains  des  infidèles, 
et  quelles  mains,  grand  Dieu?  des  mains  sales,  grossières,  inintelli- 
gentes, qui  brouillaient  et  confondaient  tout,  qui  mêlaient  le  livre cen- 
sier  avec  le  tableau  des  mouvances,  le  registre  des  aveux  et  des 
dénombrements  avec  les  déclarations  de  francs-fiefs  :  c'était  à  n'y  pas 
tenir!  Aussi  le  pauvre  homme  allait  de  Tun  à  l'autre,  les  suppliant 
d'épargner  ces  papiers,  rangés  par  lui  avec  tant  de  soin,  et  on  le  voyait 
courir  en  gémissant  après  les  feuilles  volantes  qui  se  détachaient  de 
tous  côtés,  pareil  à  une  poule  en  détresse  qui  voit  sa  jeune  couvée 
dispersée  par  un  épervier  maraudeur. 

Enfin,  après  avoir  mis  le  désordre  le  plus  complet  dans  ce  sanctuaire 
de  la  science  féodale,  cette  horde  de  barbares  se  retira,  et  le  feudiste, 
tombant  anéanti  sur  son  fauteuil  de  cuir,  demeura,  seul  et  désolé,  sur 
les  débris  de  sa  gloire  et  de  ses  chères  amours  ! 

—  Maintenant  —  dit  le  héros  de  l'expédition  à  son  escouade  de 
vauriens,  quand  ils  furent  au  bas  de  la  tour  —  il  nous  faut  fouiller 
l'autre  côté  de  la  maison ,  nous  serons  peut-être  plus  heureux. 

—  Mais,  citoyen!  —  fit  un  bourgeois  de  la  troupe  après  avoir  re- 
gardé l'ombre  du  soir  qui  semblait  monter  du  fond  de  la  vallée  —  il  est 
un  peu  tard  et  nous  n'y  verrons  bientôt  plus. 

-<-  Tu  as  ma  foi  raison,  toi  !  reprit  le  premier.  Eh!  bien,  citoyens! 
nous  allons  suspendre  nos  opérations,  e,t  nous  coucherons  ici  pour  être 
prêts  à  recommencer  demain  matin  de  bonne  heure.  Nous  aurons  soin 
de  nous  faire  donner  tout  ce  qu'il  faut,  et  ne  manquerons  de  rien, 
soyez  tranquilles!  Ces  maisons  d'aristocrates  sont  de  vrais  paradis  ! 


39Si  ^    LBS  AVBNTURBS 

En  attendant,  rendons-nous  chez  la  Montbriant;jo  crois  qu'il  est  à 
propos  de  lui  faire  subir  un  interrogatoire. 

L'annonce  de  cette  détermination  fit  faire  la  grimace  à  la  plupart 
de  ces  citadins  qui  ne  découchaient  guère,  et  auxquels  ne  souriait  pas 
du  tout  la  perspective  d'une  nuit  passée  dans  ce  Bocage  tout  plein 
d'embûches  et  de  vagues  épouvantements.  Mais,  pourtant,  ils  n'osèrent 
réclamer  et  ils  suivirent  en  silence  leur  chef  de  file  chez  la  maîtresse 
de  la  maison,  qu'ils  trouvèrent  causant^ranquillement  avec  le  docteur 
Bonneau. 

—  Nous  avons  parcouru  une  partie  de  ta  maison,  dit  le  citoyen  de 
Nantes  en  entrant;  mais  il  parait  que  tu  es  une  fine  mouche,  car  nous 
n'avons  encore  rien  trouvé.  Maintenant,  tu  feras  bien  —  et  c'est  un 
conseil  que  je  te  donne  en  ami  —  de  nous  dire  franchement  où  tu  as 
caché  les  personnes  suspectes  que  je  vais  te  nommer,  ainsi  que  ta 
correspondance  avec  les  émigrés;  sans  cela,  vois-tu,  tu  cours  grand 
risque  de  ne  pas  coucher  ce  soir  dans  ton  lit,  et  je  te  déclare  que  nous 

f. plutôt  le  feu  à  ta  barraque  que  de  nous  en  retourner  les  mains 

vides!  Ainsi, explique-toi  catégoriquement. 

—  Ah  !  nous  y  voilà  !  se  dit  intérieurement  le  docteur,  je  me  dou- 
tais bien  que  cette  visite  domiciliaire  n'était  qu'un  prétexte,  et  qu'elle 
finirait  comme  les  autres.  Mais  ce  serait  une  honte!  et  il  faut  l'empê- 
cher à  tout  prix  !  Tâchons  de  gagner  du  temps. 

Puis ,  ayant  pris  la  parole  aussitôt  : 

—  Permets,  citoyen!  dit-il.  Il  me  semble  qu'avant  d'en  arriver  à 
de  pareilles  extrémités ,  il  faudrait  bien  s'assurer  de  la  véracité  des 
rapports  qui  ont  été  faits,  et  procéder  avec  prudence  et  mesure  à  l'in- 
terrogatcire  des  personnes  qui  habitent  cette  maison.  Il  me  semble.... 

—  Il  me  semble  à  moi,  interrompit  aigrement  le  délégué,  que  puis- 
que tu  aimes  mieux  rester  ici  à  faire  la  roue  devant  les  dames  du  châ- 
teau que  de  servir  utilement  la  cause  de  la  Nation ,  tu  n'as  nen  à  voir 
à  nos  affaires,  et  tu  ne  dois  pas  te  permettre  de  critiquer  ceux  qui  ont 
toute  la  peine  ;  soit  dit  sans  t'oWenser,  citoyen  ! 

Le  docteur  se  sentit  violemment  tenté  de  châtier  comme  il  le  méri- 
tait cet  impertinent  coquin  ;  mais,  dans  l'intérêt  même  de  Mm®  de  Mont- 
briant,  il  crut  devoir  se  contenir,  et  sans  même  relever  le  reproche  qui 


DU  BOUHOMME  QUATORZR.  393 

lui élait adressé  en  termes  si  grossiers,  il  reprit  avec  une  modération 
apparente  : 

—  Enfin,  citoyen,  toujours  est-il  qu'une  détermination  si  violente 
ne  saurait  être  prise  de  cette  manière.  Pour  moi,  je  croirais  ma  part 
de  responsabilité  trop  engagée  dans  cette  affaire ,  si  tous  ceux  qui  font 
partie  de  l'expédition  ne  sont  pas  appelés  à  donner  leur  avis  en  cette 
circonstance.  On  n'arrête  pas  ainsi  les  gens  .et  surtout  on  ne  met  pas 
le  feu  à  leur  maison  sans  avoir  de  bonnes  preuves  contre  eux,  ou  bien 
on  déshonore  les  meilleureâ  causes  ;  et  ici  j'en  appelle  à  tous  les  gens 
de  cœur  et  de  raison  ! 

Il  parlait  ainsi  parce,  qu'ail  avait  remarqué  le  soin  avec  lequel  les  plus 
modérés  de  la  troupe  étaient  restés  autour  du  château,  ou  s'étaient 
offerts  pour  monter  la  garde  à  distance,  ne  se  souciant  pas  de  paraître 
aux  yeux  des  habitants  du  logis  dont  ils  étaient  tous  connus;  et  cette 
circonstance,  dont  il  espérait  pouvoir  tirer  parti  en  désespoir  de  cause, 
lui  avait  suggéré  le  moyen  que  nous  venons  d'indiquer.  Ce  moyen  était 
fort  constitutionnel,  du  reste,  mais  il  avait  peu  de  chances  de  succès. 

Effectivement,  les  sourcils  du  Jupiter-démocrate  commençaient  à 
se  froncer  violemment,  et  il  allait  faire  sans  doute  une  réponse  fou- 
droyante, lorsqu'un  domestique  entra  et  remit  au  docteur  Bonneau 
une  lettre  sans  cachet  et  simplement  entourée  d'un  brin  de  laine 
noire. 

La  souscription  était  d'une  écriture  à  peine  formée  et  portait  l'adresse 
suivante  : 

-7-  «  A  Messieurs,  Messieurs  les  patriotes  présentement  au  château 
de  Montbriant»  » 

'  Le  docteur,  pensant  que  cette  étrange  missive  lui  élait  particulière- 
ment adressée,  en  prit  lecture  aussitôt ,  et  la  passa ,  sans  mot  dire,  au 
délégué  de  Nantes. 

Voici  ce  qu'elle  contenait  : 

—  «  5i  vom  faites  tomber  un  seul  cheveu  de  la  tétedes  habitants 
du  château,  pas  un  de  vous  ne  retournera  à  AP**.  » 

La  lettre  était  signée  :  Fleur-de-Lys ,  Marche-à-Terre ,  Brin- 
d'Amour,  etc.,  et  de  grosses  croix  faites  avec  une  plume  écrasée 
tenaient  lieu  des  autres  signatures. 

Tome  IV.  Sl6 


^94  LES  AVBNTURBS 

—  Qui  a  apporté  cette  lettre?  —  s'écria  le  délégué  dans  la  plus  vio- 
lente agitation. 

—  C'est  Gusty  !  répondit  le  domestique. 

—  Qui  çà,  Gusty?  qu'est-ce  que  c'est  que  çà?  voyons!  parie  dooc, 
imbécile! 

— Imbécile?...  reprît  le  domestique  Je  n'ai  jamais  été  traité  comme 
ça  par  mes  maîtres  ;  je  m'appelle  Jean  Robineau,  dit  La  Fleur,  et  ce 
n'est  pas  pour  vous  servir,  entendez-vous? 

Heureusement  pour  Jean  Robineau ,  dit  La  Fleur,  sa  réponse  uo 
peu  hardie  ne  fut  pas  entendue  par  le  bouillant  citoyen  qui,  se  tournant 
vers  ses  compagnons  : 

—  Au  nom  du  diable!  répondez-moi  donc,  vous  autres!  quelqu'un 
de  vous  connait-il  ce  Gusty? 

—  Oh  !  oui,  répondirent  plusieurs  voix,  nous  le  connaissons  parfai- 
tement. 

—  Eh  bien,  courez  vite,  vite  !  et  qu'on  me  l'amène  sur  le  champ. 


IX. 


Au  bout  de  quelques  minutes,  qui  parurent  un  siècle  au  comman- 
dant de  l'expédition,  on  lui  amena  le  pauvre  Gusty  que  l'on  avait 
trouvé  assis  tranquillement  à  la  cuisine  où  il  attendait  sans  doute  la 
réponse,  sans  se  douter  du  danger  qu'il  avait  à  courir. 

Il  entra  d'un  air  moitié  insolent,  moitié  contrit,  comme  un  repard 
pris  au  piège,  mais  disposé  encore  à  montrer  les  dents.  Il  promena 
avec  une  certaine  assurance  ses  petits  yeux  perçants  tout  autour  de 
l'assemblée,  mais  son  juge  ne  le  laissa  pas  observer  ou  se  recueillir 
bien  longtemps,  car,  l'apostrophant  d'une  voix  de  tonnerre: 

—  C'est  donc  toi,  petite  vipère,  qui  te  fais  ainsi  le  messager  des 
aristocrates  et  des  ennemis  de  la  Nation? 

—  Qu' est-il?  —  répartit  le  fin  matois  qui  fit  semblant  de  ne  pas 
comprendre. 

—  Je  te  demande  s!  ce  n'est  pas  toi  qui  as  apporté  l'espèce  de  lettre 
quevoici'î 


BU  BONPOMMB  QUATOBZE-  391) 

—  Eh  bien ,  oui ,  c'est  moi...  et  après? 

—  Sais-tu  bien  à  quoi  tu  t'exposes,  misérable  vaurien  !  en  te  char- 
geant ainsi  des  missives  cl*un  ramassis  de  brigands  contre^révolution- 
naires?...  Ecoute!  tu  n'as  qu'un  moyen  d'éviter  la  corde  qui  t'attend, 
c'est  de  parler  franchement,  et  de  me  dire  qui  t'a  donné  cette  lettre. 

—  Dame!  que  voulez-vous  que  je  vous  dise,  moi?  ont-ils  pas  mis 
leur  paraphe  au  bas?  / 

—  Ne  cherche  pas  à  biaiser  avec  moi,  canaille!  et  prends  garde  à 
caque  tu  vas  dire  !  Je  te  demande  encore  qui  t'a  donné  la  lettre  que  tu 
viens  d'apporter. 

—  Dame  !  qui  ?...  qui?  ils  sont  bien  plus  d'un,  bien  sûr!  il  y  a  ceux 
de  la  Saivrie  «  ceux  de  la  Primevère,  ceux  des  Granges ,  toute  la  pa- 
roisse, allons!  pour  mieux  dire. 

—  Mais  où  se  tiennent-ils?  où  étaient-ils  quand  ils  t'ont  donné  ce 
papier  ? 

—  Ils  étaient  là,  dans  l^s  bois,  dans  les  genêts,  dans  les  buissons, 
partout  ! 

—  Combien  sont-ils  donc,  à  ton  compte? 

—  Ha  foi  !  je  ne  les  ai  pas  comptés,  moi ,  mais  ils  pouvaient  bien 
être  environ  six  cents. 

—  Tu  mens,  fils  de  chien  !  ils  ne  peuvent  pas  être  autant  que  ça. 

—  Dame!  si  vous  ne  me  croyez  pas,  allez-y  voir  —  répliqua  Gusty 
d'un  air  boudeur  —  ils  sont  bien  plus  aisés  à  voir  que  le  roi,  allez  ! 

—  Citoyens  !  dit  le  délégué  à  ses  gens,  assurez- vous  de  ce  petit  misé- 
rable, je  vais  donner  un  coup  d'oeil  aux  environs,et  je  reviens  à  l'instanL 

Le  citoyen  nantais  grimpa  lestement  au  haut  de  la  tour  de  l'ouest, 
et  ouvrant  une  fenêtre  qui  donnait  sur  les  collines  boisées  des  environs, 
il  se  mit  à  examiner  la  campagne,  et  ne  tarda  pas  à  reconnaître  la  vé- 
racité de  l'honnête  Gu^y. 

Des  groupes  nombreux  de  paysans  armés  de  fusils,  de  fourches  et 
dé  faux  étincelantes  aux  derniers  rayons  du  soleil,  se  tenaient  à  demi 
cachés  dans  les  clairières  ou  se  montraient  de  temps  en  temps  aux 
orées  (')  des  bols,  tandis  que  quelques  hommes  affairés,  qui  semblaient 

(1)  LIsIèret. 


i%  £b6  AVBIfTÙftBâ 

être  les  chefs  de  cette  armée  improvisée,  allaient  et  venaient  conti- 
nuellement de  Tun  à  Tautre  comme  pour  donner  le  mot  d'ordre  ou 
pour  encourager  leurs  gens.  Mais  pas  une  clameur  ne  se  faisait  eo- 
tendre  parmi  eux,  et  ils  ressemblaient  à  dés  ombres  démesurément 
grandies  par  les  brumes  vaporeuses  du  soir  qui  envahissaient  déjà  les 
coteaux  et  les  bois. 

Il  était  évident  qu'une  collision  violente  ne  tarderait  pas  à  éclater, 
et  le  vaillant  capitaine  des  patriotes  de  M^**  descendit  tout  pensif  du 
haut  de  son  observatoire. 

Arrivé  dans  le  salon  où  tout  le  monde  était  rassemblé,  il  fit  un 
signe  au  docteur  Bonneau  qui  le  suivit  dans  un  autre  appartement. 

' —  Eh  bien ,  citoyèh  !  —  lui  dit-il,  quand  ils  se  trouvèrent  seuls  — 
je  viens  d'examiner  notre  position,  et,  franchement,  elle  n'est  pas 
belle  ! 

—  Comment  cela?  —  fit  le  docteur,  étonné  de  Tair  humble  et  con- 
sterné du  grand  homme  —  qu'y  a-t-ii  donc  de  nouveau  ? 

—  Il  y  a...  que  nous  sommes  cernés ,  mon  -cher,  et  je  veux  que  le 
diable  m'emporte  si  je  sais  quelle  pièce  coudre  à  cela  ! 

Alors  il  expliqua  au  docteur  ce  qu'il  avait  vu  du  haut  de  la  tour,  et 
termina  l'exposé  de  la  situation  par  ces  mots  qui  sentaient  fort  l'homme 
démoralisé  :  0 

—  Et  que  faire  à  présent?...  que  faire? 

Le  docteur  monta  à  son  tour  au  haut  de  la  tour  de  l'ouest,  et  put 
se  convaincre  par  lui-même  que  son  collègue  n'avait  rien  exagéré.  Il 
descendit  pas  à  pas  les  marches  de  l'escalier,  et  quand  il  fut  arrivé  à  la 
dernière,  sa  détermination  était  prise. 

—  Citoyen!  dit-il  à  son  compagnon,  je  crois  que  dans  notre  posi- 
tion un  peu  de  diplomatie  est  absolument  nécessaire  ;  je  suis  connu 
de  la  plupart  de  ces  hommes  égarés ,  et  je  suis  décidé  à  entrer  en  pour- 
parlers avec  eux. 

—  Quoi  î  lu  voudrais  traiter  avec  des  rebelles? 

—  Si  tu  connais  un  autre  moyen  de  sortir  d'embarras,  citoyen,  — 
répliqua  le  docteur,  avec  le  plus  grand  sang^froid,  — je  ne  t'empêche 
pas  de  l'essayer;  mais  pour  moi ,  je  n'en  vois  pas. 

Le  farouche  démocrate  baissa  la  tète  et  ne  répondit  rien.  Il  lui  en 


BU  BONHOMME  QUATOBZB.  397 

coûtait  de  traiter  avec  «  les  vils  suppôts  de  la  tyrannie;  »  mais,  de 
même  que  son  ami  Carrier  et  tant  d'autres  démagogues  sanguinaires, 
il  n'était  pas  des  plus  braves,  et  la  perspective  d'un  combat  n'avait  rien 
de  réjouissant  pour  lui.  Faisant  donc  de  nécessité  vertu,  il  laissa  le 
docteur  travailler  comme  il  l'entendait  au  salut  commun.  Quant  à  lui, 
il  s'assit  dans  un  coin  d'un  air  boudeur  et  parut  ne  vouloir  prendre 
aucune  part  à  ce  qui  allait  se  passer. 

Le  docteur,  sentant  bien  qu'il  était  maintenant  le  seul  espoir  de  la 
troupe  compromise,  n'hésita  pas  à  prendre  toute  l'autorité,  que  per- 
sonne, du  reste,  ne  songea  à  lui  contester.  Il  commença  par  faire  éva- 
cuer le  salon  où  Mme  de  Montbriant  se  trouvait  comme  une  prison* 
nière  au  milieu  de  ces  grossiers  personnages,  et,  emmenant  Gusty  avec 
lui,  il  sortit  du  château  et  se  dirigea  du  côté  des  bois. 

Chemin  faisant,  il  sonda  son  compagnon  et  s'assura  qu'il  n'avait  à 
redouter  aucun  danger  personnel  de  la  part  des  paysans  qui  ne  lui  en 
voulaient  pas  trop  après  tout,  et  <\m  n'avaient  pu  oublier  les  soins 
attentifs  et  le  plus  souvent  gratuits  qu'il  donnait  aux  pauvres  gens. 

—  Oh!  dame,  nenni  !  disait  Gusty,  ils  ne  veulent  point  vous  faire  de 
misère,  allez  !  Il  yen  a  plus  de  quatre  là-bas  qui ,  sans  vous,  ne  se^ 
raient  pas  sur  leurs  jambes  à  l'heure  qu'il  est. 

Puis,  s'arrètaot  tout  à  coup  et  considérant  le  docteur  d'un  air  de 
regret  ; 

—  Quel  dommage,  Monsieur  le  docteur,  dit-il,  quel  dommage  que 
vous  soyez  pataud! 

Le  docteur  ne  put  s'empêcher  de  sourire  de  cette  naïve  exclamation  ; 
mais  il  ne  crut  pas  devoir  y  répondre,  et  bientôt  ils  arrivèrent  aux 
avant-postes  de  la  troupe  des  paysans* 

Ils  y  trouvèrent  Labranche  en  grand  uniforme  de  garde-chasse,  qui 
reçut  le  docteur  avec  une  certaine  politesse  un  peu  hautaine,  comme 
tout  valet  de  bonne  maison  se  devait  à  lui-même  vis-à-vis  des  bour- 
geois, mais  néanmoins  avec  une  bienveillance  assez  marquée. 

Il  serait  trop  long  d'entrer  dans  tous  les  détails  de  la  négociation  qui 
eut  lieu  entre  ces  deux  puissances,  bien  qu'elle  n'eût  guère  duré  plus 
d'un  quart  d'heure.  Les  paysans  du  Bocage,  patients  comme  tous  les 
hommes  forts,  ne  prenaient  guère,  à  celte  époque,  l'initiative  des  hos- 


398  L£S  âvbntdees 

V 

tilités,  et  so  cootentaient  de  se  défendre  contre  les  violentes  attaques 
des  patriotes.  Aussi  se  montrèrent-ils  assez  disposés  à  laisser  les  o- 
toyenn  retourner  tranquillement, chez  eux,  sous  la  condition  d^évacuer 
le  château  au  plus  vite,  et  de  ne  faire  aucune  tnsuUe  aux  gens  de  la 
maison.  Ce  point  une  fois  réglé,  Labrancbe,  qui  était  un  ancien  soldat 
et  qui,  en  cette  qualité,  avait  sans  doute  attrapé  quelques  bribes  de 
diplomatie  militaire,  ajouta  en  manière  de  post^scriptum  au  traité  : 

—  Et  pour  être  plus  sûr  que  nos  conditions  seront  fidèlement  obser- 
vées,  les  dames  du  château,  et  les  serviteurs,  jusqu'aux  valets  de 
chiens  et  aux  laveuses  de  vaisselle  seront  présents  sur  resplanade,afin 
qu'on  puisse  bien  les  voir  tous  au  moment  où  la  garde  nationale  quit- 
tera le  château. 

Tout  étant  parfaitement  convenu,  les  sentinelles  des  patriotes  furent 
rappelées  et  se  replièrent  à  Tinstant  sur  le  château  à  la  suite  du  doc- 
teur. De  leur  côté ,  les  paysans ,  ceux  d'entr'eux  surtout  qui  avaient 
des  fusils  et  qui  en  étaient  tout  fiers,  vinrent  se  ranger  sur  Tesplanade 
de  chaque  côté  de  la  porte,  afin  de  voir  passer  les  patriotes  sous  les  four- 
ches-caudines,  et  de  se  mettre  en  rapport  avec  les  habitants  du 
logis. 

Mme  de  Montbriant,  prévenue  de  ce  qui  se  passait,  parut  sur  le 
perron  avec  tous  ses  gens,  et  désirant  par  dessus  tout,  prévenir  une 
collision  qui  aurait  pu  devenir  sanglante,  elle  assura  les  paysans  qu*au- 
cune  insulte  ne  lui  avait  été  faite,  et  que  nul  dégât  n'avait  été  commis 
chez  elle. 

—  Mais,  madame,  lui  dit  Labrancbe,  nous  nô  voyons  point  made- 
moiselle; où  est-elle? 

—  Mademoiselle  est  en  sûreté,  mon  ami,  répondit  M*»»  de  Mont- 
briant ;  je  vous  remercie  tous  mille  fois  de  votre  attachement  pour  elle; 
mais  n'ayez  aucune  inquiétude. 

Le  moment  était  arrivé  pour  les  patriotes  de  commencer  leur  défilé, 
et  pourtant  ils  ne  s'ébranlaient  pas  encore.  Une  certaine  agitation  parais- 
sait même  se  manifester  parmi  eux  ;  ils  cherchaient  des  yeux  et  appe- 
laient de  tous  côtés  sans  doute  quelques  traînards,  qui  n'arrivaient 
pas,  et  qu'on  ne  voulait  pas  laisser  en  arrière.  Tout  à  coup,  on  vit  le 
délégué  de  Nantes  sortir  de  l'intérieur  avec  une  douzaine  de  ses  plus 


BU  BONSOHIIE  QUATOBZE.  3d9 

dévoués  satellites,  la  fine  fleur  des  révolutionnaires  de  M^^^,  et  se  perdre 
au  plus  vite  dans  la  foule  des  patriotes  rassemblés  pour  le  départ. 

Malgré  la  promptitude  de  leur  manœuvre,  les  paysans  crurent 
remarquer  chez  ces  hommes  un  air  de  triomphe  contenu  et  de  satis- 
faction secrète  un  peu  extraordinaire  dans  la  position  humiliante  où  ils 
^   se  trouvaient  ;  mais  ils  n'eurent  aucun  soupçon  sérieux  et  laissèrent 
tranquillement  partir  la  colonne  expéditionnaire. 

Parmi  les  citoyens  qui  la  composaient,  quelques-uns ,  il  est  vrai, 
marchaient  la  tête  levée  et  le  regard  assuré  ;  mais  c'était  le  petit 
nombre.  Les  autres  cherchaient  à  se  dissimuler  de  leur  mieux,  se  sen- 
tant mal  à  Taise  sous  les  regards  de  cette  foule  hostile  qui  les  toisait  de 
haut  en  bas,  qui  semblait  les  compter  et  les  examiner  avec  soin, 
comme  pourles  reconnaître  plus  tard.  Cependant  aucune  injure  ne  fut 
proférée  contre  eux  et  pas  un  mot  malséant  ne  fut  prononcé,  par  respect 
pour  la  foi  des  traités  et  la  présence  de  la  dame  du  château  ;  en  sorte 
que  les  patriotes  défilèrent  au  petit  pas,  et  disparurent  bientôt  au 
milieu  des  bois. 

Il  n'y  avait  pas  vingt  minutes  qu'ils  étaient  partis,  et  les  paysans 
répandus  par  groupes  sur  l'esplanade  devisaient  enco;  e  sur  les  événe- 
ments de  la  journée,  lorsque  tout  à  coup  une  fumée  épaisse  se  fit  jour 
à  travers  les  fenêtres  des  combles,  et  qu'une  langue  de  feu,  brillante 
et  rapide  comme  un  éclair,  illumina  tous  les  environs. 

Tout  fut  expliqué  alors,  et  l'apparente  modération  des  patauds ,  et 
la  manœuvre  secrète  des  retardataires,  et  l'expression  diabolique  de 
leurs  sinistres  figures. 

Les  plus  jeunes  et  les  plus  agiles,  transportés  de  fureur,  avides  de 
vengeance,  se  précipitèrent  à  la  poursuite  des  citoyens  ;  mais  ceux-ci, 
avertis  déjà  par  l'indiscrétion  vantarde  de  ceux  qui  avaient  fait  le  coup, 
avaient  instinctivement  pressé  le  pas,  pensant  bien  qu'ils  allaient  avoir 
bientôt  tous  les  paysans  sur  leurs  ialons,  de  sorte  qu'ils  étaient  rendus 
bien  près  de  la  ville  quand  ceux-ci  parvinrent  à  les  atteindre. 

En  entendant  le  bruit  des  pas  et  les  clameurs  de  ceux  qui  les  pour- 
suivaient, les  honorables  citoyens  de  M^^^  s'enfuirent  à  toutes  jambes 
et  se  débandèrent  à  travers  champs,  jetant  leurs  fusils  pour  courir  plus 
vite  et  se  cachant  dans  les  buissons  pour  laisser  passer  l'avalanche. 


400  LES  AVENTUIŒS 

Contre  toutes  probabilités  ea  pareil  cas,  ce  fut  leur  couardise  qui 
les  sauva.  Les  paysans,  perdus  dans  Tobscurité  du  cbemin  creux  que 
nous  connaissons  déjà  et  n'entendant  plus  devant  eux  leurs  ennemis 
dispersés,  comprirent  bien  vite  que  leur  vengeance  était  manquée. 
Avec  cet  instinct  guerrier  dont  ils  donnèrent  depuis  tant  de  preuves, 
ils  coururent  se  poster  à  la  tète  du  pont,  dans  Tespoir  d'arrêter  les 
fuyards  au  passage  ;  mais  il  était  trop  tard.  Une  partie  de  la  colonne 
Tavait  déjà  franchi,  et  les  autres  se  glissant  dans  Tombre,  vers  les 
gués  nombreux  delà  petite  rivière,  arrivèrent  chez  eux  plus  ou  moins 
avant  dans  la  nuit. 

L'illustre  délégué  des  sociétés  populaires  de  la  ville  de  Nantes  entra 
tout  haletant  à  la  Croix-d'Or,  fit  seller  immédiatement  son  cheval, 
oublia  dans  sa  précipitation  de  payer  sa  dépense ,  et  partit  au  grand 
galop  pour  retourner  dans  la  ville  où  il  fut  se  vanter  de  sa  belle  expé^ 
dition ,  et  recevoir  les  félicitations  de  ses  ^mis. 
,  On  chercha  vainement  à  sauver  le  château  des  ravages  de  Tin- 
cendie.  Le  démocrate  avait  profité  du  moment  où  tout  le  monde  se 
trouvait  réuni  sur  l'esplanade ,  pour  mettre  à  exécution  l'abominable 
projet  qu'il  avait  formé  tout  d'abord,  mais  dont,  il  fout  bien  le  dire,  la 
grande  majorité  des  gardes  nationaux  n'avait  nul  soupçon.  En  voyant 
la  tournure  pacifique  que  prenaient  les  affaires,  il  avait  désespéré  un 
moment  de  la  réussite  de  son  lâche  complot  ;  mais  comme  ce  résultat 
ne  faisait  pas  son  compte,  et  qu'il  n'était  pas  homme  à  accepter  une 
pareille,déception,  il  avait  fait  un  signe  à  ses  fidèles ,  dès  qu'il  avait 
trouvé  jour  à  pouvoir  agir  ,  et  il  était  trop  habile  en  ce  genre  d'expér 
ditions  pour  faire  les  choses  à  demi. 

Tout  fut  donc  a  peu  près  consumé.  On  ne  put  sauver  que  les  objets 
les  plus  précieux  ainsi  que  les  papiers  de  famille  que  le  féudiste  avait 
arrachés  aux  flammes  au  péril  de  sa  vie ,  et  qu'il  apporta  entre  ses  bras, 
enfermée  dans  une  boite  de  fer-blanc  préparée  de  longue  main  à  tout 
événement. 

Les  paysans  passèrent  toute  la  nuit  à  garder  les  objets  échappés  à 
l'incendie,  pleurant  des  larmes  de  sang  sur  les  débris  du  vieux  château, 
ce  sanctuaire  béni  de  l'antique  hospitalité,  cet  asile  bien-aimé  des 
pauvres,  cette  merveille  de  la  paroisse,  enfin  !  la  joie  de  leurs  cœurs  et 


DU  BONHOMMB  QUATOEZB.  401 

Tamour  de  leurs  yeux  !  Puis,  quand  tout  fut  terminé,  ils  se  jetèrent 
à  genoux  et  se  mirent  à  prier  comme  on  prie  sur  la  tombe  d'un  ami 
perdu  pour  jamais. 

Mme  de  Montbriant,  accompagnée  de  ses  femmes,  avait  pris  le  che- 
min de  la  maison  de  la  nourrice  où  Marguerite  avait  cherché  un  refuge. 
La  mère  et  la  fille  se  rencontrèrent  en  route  et  se  jetèrent  dans  les 
bras  Tune  de  l'autre,  heureuses  encore  de  se  revoir  après  Forage  ! 

Elles  arrivèrent,  en  se  donnant  la  main,  à  la  maisonnette  où  elles 
trouvèrent  la  nourrice  qui  se  tenait  sur  le  seuil  en  pleurant  amèrement. 

L'entrevue  fut  touchante  et  digne  des  temps  antiques. 

—  Ma  bonne  Marie-Jeanne!  dit  la  grande  dame,  je  viens  te  de- 
mander un  asile,  car  je  ne  sais  plus  ou  reposer  ma  tête,  et  me  voilà 
désormais  aussi  pauvre  que  toi! 

—  Non,  non,  madame!...  ma  chère  maîtresse!  —  s'écria  la  bonne 
femme  en  se  jetant  sans  hésiter  au  cou  de  M"®  de  Montbriant  —  non , 
vous  n'êtes  pas  pauvre  !  non,  vous  n'êtes  pas  abandonnée!  vous  êtes  ici 
chez  vous  !  tout  ce  qu'il  y  a  dans  la  maison ,  les  bœufs,  les  vaches,  notre 
pain,  le  cœur  des  femmes  et  le  bras  des  hommes,  tout  cela  est  à  vous  !... 
ne  le  saviez- vous  pas? 

—  Oh!  je  le  sais  !  je  le  sais,  ma  chère  .nourrice!  et  la  preuve,  c'est 
que  je  suis  venue  prendre  place  à  ton  foyer. 

En  disant  ces  mots,  la  noble  dame,  brisée  par  tant  d'émotions,  se  laissa 
tomber  sur  un  vieux  tabouret  de  jonc,  dans  un  des  coins  de  la  cheminée. 

La  bonne  femme,  attendrie  et  ne  trouvant  plus  rien  à  dire,  demeura 
comme  en  extase  au  milieu  de  la  place ,  les  mains  croisées  sur  son 
tablier  de  bure  et  contemplant,  à  travers  ses  larmes ,  «  sa  chère  mai- 
Iresse  »  assise  soqs  les  poutres  enftimées  de  son  vieux  toit,  tandis  que 
Marguerite,  un  bras  passé  autour  du  cou  de  sa  mère  bien-aimée,  ne 
pouvait  s'empêcher  de  jeter  un  regard  Klésolé,  par  la  petite  fenêtre 
ouverte,  sur  les  décopubres  fumants  de  ce  qui  était,  la  veille,  le  château 
de  ses  pères. 

X. 

La  campagne  de  la  garde  nationale  de  M^^  et  la  catastrophe  qui  en 
fut  la  suite  n'eurent  pas  un  grand  retentissement  en  dehors  du  district. 


403  LES  AVBNTUEES 

Ce  n^èlail,  dprès  tout,  qu'une  page  de  plus  jians  les  annales  delà  Révo- 
lution déjà  si  riches  en  faits  de  celte  nature.  Depuis  Tincendie  du  châ- 
teau de  la  Proutière  en  1791 ,  il  n'était  pas  un  district,  parmi  ceux  qui 
avaient  le  bonheur  de  posséder  pour  chef-lieu  la  moindre  petite  ville 
ou  même  un  gros  bourg,  qui  n'eût  à  déplorer  de  pareils  excès.  Si  les 
patriotes  de  M^^  avaient  résisté  si  longtemps  k  la  tentation ,  ce  n'était 
que  par  une  protection  toute  particulière  de  la  Providence  sur  la  famille 
de  Montbriant;  car  tous  les  détails  que  nous  avons  cru  devoir  donner 
sur  les  tripotages  intérieurs  du  club  de  la  petite  ville  seraient  impuis- 
sants à  expliquer  une  si  rare  longanimité. 

Maintenant  la  guerre  était  ouvertement  déclarée  entre  les  paysans 
et  les  citadins.  Ceux-ci  avaient  commencé  les  hostilités  par  l'incendie 
et  la  trahison,  et  ce  n'était  pas  leur  faute  s'il  n'y  avait  pas  eu  de  sang 
répandu  entre  eux  et  leurs  ennemis. 

Malgré  l'extrême  patience  des  villageois  qu'ils  auraient  bien  voulu 
prendre  sérieusement  pour  de  la  faiblesse,  les  bourgeois  de  M***  n'o- 
sèrent plus  s^aventurer  danç  la  campagne  après  leur  belle  expédition, 
6t  les  dames  de  Montbriant  purent  demeurer  on  paix  dans  l'humble 
loaisonnette  où  elles  avaient  cherché  un  refuge. 

Les  paysans  veillaient  encore  plus  assidûment  que  par  le  passé  et 
les  gardaient  comme  un  véritable  trésor.  Non  seulement  il  n'en  était 
pas  un  seul  qui  ne  se  fût  fait  volontiers  tuer  pour  elles,  mais  le  dévoue- 
pient  inspirait  à  ces  hommes  de  fer  des  attentions  et  des  délicatesses 
jque  l'on  eût  à  peine  osé  attendre  des  raffinés  de  la  civilisation.  Ainsi, 
les  femmes  de  la  maison,  après  avoir  humblement  reconnu  dans  une  sé- 
rieuse conférence  tenue  entre  elles,  la  nullité  de  leurs  talents  culinaires, 
avaient  fait  venir  la  cuisiiiière  du  château  ;  mais  comme  il  n'y  avait  ptus 
âe  lits,  les  deux  jeunes  filles  couchaient  bravement  sur  la  paille  de  la 
grange,  à  l'insu  de  M°i«  de  Montbriant.  De  leur  côté,  les  hommes 
avaient  trouvé  le  moyen  de  pénétrer  dans  le  camp  ennemi ,  c'est-è- 
xiire  dans  la  ville  de  M***,  où  ils  s'étaient  abouchés  avec  le  boulanger 
^ui  déposait  chaque  matin  dans  un  buisson  convenu  de  la  miche  —  ce 
nec  plus  uUrà  des  aspirations  gourmandes  des  paysans  d'autrefois, 
cette  bienheureuse  miche  dont  l'usage  habituel  donnait  plus  que  toute 
autre  chose  droit  au  titre  de  Monsieur.  Comme  ^  au  dire  des  campa- 


^  DU  BONHOMME  QUATORZE.  403 

gnards ,  le  susdit  boulanger  «  ne  valait  pas  grand  chose,  »  ils  couraient 
à  chaque  instant  le  risque  d'être  trahis  lorsqu'ils  allaient  prendre  le 
pain  dans  le  buisson ,  mais  que  leur  importait,  pourvu  que  «  la  bonne 
maîtresse  »  ne  fût  pas  exposée  à  manger  du  pain  de  seigle  ! 

Nous  n'en  finirions  pas  si  nous  voulions  raconter  en  détail  les  com- 
binaisons ingénieuses  ou  hardies  de  ces  esprits,  si  lents  d'ordinaire , 
pour  tâcher  de  rendre  la  vie  un  peu  moins  dure  et  moins  amère  aux 
pauvres  exilées  du  château  de  Montbriant.  C'était  surtout  la  tâche  des 
femmes  du  logis  ;  pour  les  quatre  vigoureux  garçons  de  la  vieille  Ma- 
rie-Jeanne, ils  marchaient  toujours  armés  et  ne  perdaient  pas  la  maison 
de  \ue,  tandis  que  Gusly,  l'infatigable  Ousty,  dégoûté  pour  jamais 
de  la  fréquentation  des  villes,  passait  tout  son  temps  à  épier  les  mou- 
vements de  l'ennemi. 

Tout  l'hiver  s'écoula  ainsi  :  la  Révolution  grandissant  toujours  sur 
la  terre  de  France  couverte  de  sang  et  de  ruines;  les  habitants  du 
Bocage  toujours  frémissants  de  colère,  jusqu'au  jour  mémorable  où  le 
tocsin  de  six  cents  paroisses  sonna,  dans  nos  paisibles  vallées,  l'heure 
si  longtemps  attendue  de  la  vengeance  et  de  la  mort. 

Les  paysans  — quoique  leurs  habitudes  sédentaires  et  la  difficulté 
des  communications  ne  leur  permissent  guère  de  connaître  la  disposi- 
tion des  esprits  dans  un  rayon  un  peu  étendu  —  les  paysans  partout 
persécutés  avaient  partout  résolu  de  ne  pas  obéir  à  la  réquisition  et  de 
défendre  leur  indépendance  jusqu^à  la  mort.  Ce  fut  comme  une  étincelle 
électrique!  Seulement,  ceux  de  cette  partie  du  pays  étaient  encore 
indécis  sur  la  manière  dont  on  devait  protester.  I^es  jeunes  gens,  que 
cette  affaire  concernait  plus  particulièrement,  étaient  d'avis  de  «  piarr 
cher  sur  la  ville  de  M^^  de  foncer  tretous  à  la  fois  sur  les  gendarmes, 
de  brûler  les  papiers  où  leurs  noms  étaient  couchés,  et  d'envoyer  au 
diable  la  séquelle  des  patriotes  avec  tout  leur  bataclan.  » 

C'était,  comme  on  le  voit,  de  la  stratégie  primitive,  s'il  en  fut  ja- 
mais, et  quoique  l'avenir  ait  prouvé  que  ce  n'était  pas  toujours  la  plus 
mauvaise,  les  plus  âgés  trouvaient  le  moyen  un  peu  trop  expéditif.  Ils 
voulaient  «  durer  encore  un  petit  »  et  conseillaient  aux  conscrits  de  se 
contenter  de  ne  pas  paraître  au  tirage  «  pour  voir  ce  qu'il  en  serait  ;  » 
en  sorte  qu'il  n'y  avait  rien  de  bien  arrêté  dans  leurs  projets. 


404  LES  ÂTEHIXUSS 

AvaDt  de  rien  conclure,  il  fut  coq  venu  que  Too  irait  en  masse  à  la 
foire  de  L*^,  où  Ton  se  rendait  de  dix  lieues  à  la  ronde  et  où  il  serait 
plus  facile  de  s'entendre  pour  arriver  à  une  détermination.  On  arrêta 
aussi  que  la  moitié  des  hommes  de  la  paroisse  seulemait  partirait  pour 
la  foire,  tandis  que  les  autres  resteraient  à  la  garde  des  villages  et  des 
dames  de  Hontbriant. 

Le  bourg  de  L**^  était  à  cette  époque  Tun  des  plus  importants  du 
pays.  Sa  situation  avantageuse  à  deux  pas  des  marches  du  Poitou,  à 
une  distance  raisonnable  du  g^rand  Marais  de  Fouest,  en  faisait  un 
point  central  pour  le  commerce  intérieur  qui  ne  consistait  guère  à  la 
vérité  qu'en  bétail,  en  laines  et  autres  productions  du  sol,  mais  où 
affluaient  les  marchands  forains  de  la  ville  de  Nantes  qui  venaient 
vendre  aux  paysans  les  objets  manufacturés  dont  ils  avaient  besoin. 

Dès  la  plus  petite  pointe  du  jour,  on  vit  donc  toutes  les  routes  qui 
mènent  à  L***  couvertes  de  gens  qui  s'y  rendaient  un  peu  pour  leurs 
affaires  et  beaucoup  pour  apprendre  des  nouvelles  dont  tout  le  monde 
est  si  avide  en  ces  heures  d'attente  solennelle  qui  précèdent  les  grandes 
crises  de  la  vie  des  peuples. 

Cest  à  peine  si  quelques  paires  de  bœufs,  quelques  maigres  mou- 
tons apparaissaient  çà  et  là  au  milieu  de  la  foule,  qui  pourtant  n'avait 
jamais  été  aussi  grande  que  ce  jour-là.  A  toutes  les  virées  (*)  de  che- 
mins on  voyait  déboucher,  comme  les  affluents  d'une  large  rivière,  les 
gens  du  Bocage  avec  leurs  gros  sabots,  leurs  chapeaux  ronds  ornés  de 
chenilles  éclatantes  et  de  médailles  de  Saint-Hubert  contre  les  chiem 
gâtés,  tous  marchant  à  pied,  le  bâton  à  la  main,  ou  montés  sur  leurs 
petits  chevaux  de  lande  dont  on  ne  voyait  que  les  jambes  grêles  et  la 
petite  tète  éveillée  sortir  à  travers  les  plis  de  leur  ample  manteau  de 
bure  grise. 

Du  côté  de  l'ouest ,  on  remarquait  aussi  quelques  maraîchers  des 
environs  de  Hachecoul,  reconnaissables  à  leur  carnation  brillante,  à 
leurs  gilets  de  flanelle  blanche,  et  surtout  à  leurs  ceintures  bariolées 
que  les  bacheliers  (^)  étalent  dans  toute  leur  largeur  avec  une  cer- 
taine prétention,  tandis  qu'elles  paraissent  simplement  roulées  en 

(0  Détoun. 
(3)  Céllbttalres. 


DU  BONHOMMB  QUATOEZE.  405 

corde  autour  des  reins  des  geos  mariés  ou  revenus  pour  toujours  des 
vanités  du  monde. 

Toute  cette  population,  divisée  par  groupes  plus  ou  moins  nom- 
breux, causait  avec  une  animation  peu  ordinaire  en  pareille  circon- 
stance où  Tobligation  de  veiller  au  bétail  occupe  tous  les  instants.  Quel- 
ques jeunes  gas  portaient  même  leur  cbapeau  sur  Toreille  d'un  air 
assez  crâne,  mais  on  ne  remarquait  point  ce  jour-là  ce  sentiment  de 
malveillance  innée  qui  subsiste  toujours  entre  les  deux  races ,  et  pas 
une  mauvaise  plaisanterie  ne  fut  échangée  entre  les  Maraichins  et  les 
Daniom  (').  Au  contraire,  ils  se  firent  tous  un  excellent  accueil,  et  ce 
fut  avec  toutes  les  marques  d'une  intelligence  parfaite,  née  sans  doute 
sous  Tempire  des  mêmes  sentiments ,  qu'on  les  vit  faire  leur  entrée 
dans  le  bourg. 

Les  marchands  étrangers,  déballés  sous  la  halle,  avaient  orné  leurs 
bancs  de  drapeaux  tricolores  et  de  cocardes  de  la  même  couleur  qu'ils 
offraient  en  même  temps  que  leurs  marchandises  aux  citoyennes  en 
coiffes  et  aux  citoyens  en  chapeaux  ronds  qui  circulaient  au  milieu  de 
la  foire.  On  était  alors  en  Carême,  et  il  ne  manquèrent  pas,  à  leur 
repas  de  midi,  d'étaler  sur  leur  comptoir  la  viande  qu'ils  avaient  ap- 
portée et  de  la  manger  à  la  barbe  des  paysans,  au  milieu  des  propos 
les  plus  grossiers  et  des  railleries  les  plus  offensantes. 

Cette  affectation  de  patriotisme  et  d'impiété  ressemblait  fort  à  une 
provocation,  et  bien  des  yeux  les  regardaient  faire  avec  indignation, 
bien  des  mains  nerveuses  se  crispaient  autour  des  bâtons  ;  mais  grâce  à 
cette  circonspection  naturelle  ou  à  cette  longanimité  chrétienne  de  nos 
Poitevins,  qui  n'éclatent  jamais  qu'à  la  dernière  extrémité,  les  étran- 
gers purent  impunément  se  moquer  d'eux  une  bonne  partie  de  la  journée. 

Sur  le  soir,  et  au  moment  où  les  marchands,  de  mauvaise  humeur  à 
cause  de  l'insuccès  de  leur  vente  et  de  leurs  prédications  politiques,  se 
disposaient  à  plier  bagage,  quelques  jeunes  filles  s'étant  approchées 
d'un  banc  pour  acheter  de  la  dentelle,  le  marceto^  leur  offrit  des  cocardes 
rouges,  comme  disaient  les  paysans  —  et  sur  leur  refus,  il  trouva  plai- 
sant de  les  leur  attacher  de  force  à  la  pièce  de  leurs  tabliers.  Celles-ci 
indignées  de  leur  audace  arrachèrent  les  cocardes  et  les  foulèrent  aux 

(1/  Tenne  de  mépris  p«r  lequel  les  mariichins  déAlgneot  les  gens  du  Bocage. 


406  LES  AVBI9TURSS 

pieds.  Une  rumeur  épouvantable  s'ensuivit  :  les  paysans  furieux  se 
précipitèrent  sur  les  boatiques,  les  renversèrent  sur  la  tête  des  mar- 
cbands,  rouèrent  ceux-ci  de  coup  de  bâton,  et —  suivant  l'expression 
d'un  vieux  conteur  de  notre  connaissance,  «  ils  les  oûrent  à  la  porte  de 
la  paroi^e.  » 

Après  ce  coup  de  main,  les  Poitevins  restés  maîtres  du  cbamp  de 
bataille  posèrent  des  gardes  autour  de  la  balle,  qui  n'était  plus  qu'un 
vaste  cbaôs  de  plancbes  brisées ,  de  ballots  écrasés  et  d'étoffés  enche- 
vêtrées les  unes  dans  les  autres.  Ils  voulaient  que  rien  ne  fût  dérobé  et 
qu'on  ne  pût  pas  dire  que  leur  vengeance  n'avait  été  qu'un  pillage.  Ils 
ne  se  rendaient  pas  encore  bien  compte  du  moyen  qu'ils  emploieraient 
pour  restituer  toutes  ces  marchandises  à  leurs  propriétaires;  mais 
c'était  chez  eux  un  mouvement  instinctif  de  probité  et  une  satUfée- 
tion  de  conscience  naturellement  chère  à  tous  les  cœurs  bien  nés. 

Cependant,  un  rassemblement  tumultueux  ne  tarda  pas  à  se  former 
sur  la  place  de  l'église.  Les  esprits,  échauffés  par  l'approche  du  tirage 
qui  devait  avoir  lieu  les  jours  suivants  et  parla  scène  violente  qui  venait 
de  se  passer,  étaient  dan^  un  éhit  d'exaspération  impossible  à  décrire. 
On  ne  parlait  que  de  révolte ,  de  combats,  de  vengeance  et  de  mort  ; 
mais  personne  n'avait  d'idées  arrêtées  et  ne  présentait  un  plan  prati- 
cable d'insurrection. 

Au  milieu  de  la  confusion  qui  régnait  de  toutes  parts,  im  homme 
s'élança  à  la  fin  sur  une  tombe  placée  à  côté  de  la  grande  porte  de 
l'église,  et  ût  signe  qu'il  voulait  parler.  C'était  un  jeune  paysan  de  vingt- 
cinq  ans  à  peine;  son  air  était  grave,  son  maintien  modeste,  et  l'exal- 
tation de  ses  yeux  noirs  avait  quelque  chose  de  pensif  et  pres(|Qe  rdt- 
gieux.  On  pouvait  aisément  deviner  à  son  aspect  que  ce  n'était  pas  là 
un  orateur  populaire,  entraîné  par  la  turbulence  de  ses  passions  ou  les 
excitations  du  moment  présent,  mais  bien  plutôt  une  de  ces  natures 
fortes  et  méditatives  inspirées  par  la  profondeur  et  Fénergie  de  la  pensée. 

—  Un  moment,  les  enfants,  un  moment!  —  s'écrfa-t-il  dans  son 
patois  pittoresque  que  nous  regrettons  d'être  obligé  de  franciser  —  si 
tout  le  monde  parle  à  la  fois,  il  y  aura  pas  moyen  de  s'entendre.  Vaut 
autant  se  croiser  les  bras  que  de  faire  de  la  besogne  comme  ça.  C'est 
pas  le  tout  que  de  parler,  il  faut  bien  dresser  notre  plan.^  Ecoutez-moi 


DU  BONHOMMB  QVkTOfitU.  407 

donc  I  Nous  sommes  ici  tretous  d'une  mode,  à  ce  que  je  petrx  croire,  et 
aussi  soûls  les  uns  que  les  autres  de  toute  cette  patauderieend^^e; 
eh  bien  !  ce  que  nous  venons  de  faire  ici,  il  faut  le  faire  dans  toutes  les 
paroisses,  il  faut  chasser  les  patriotes,  sans  quoi  nous  n^aurons  jamai» 
la  paix  et  ils  viendront  nous  manger  la  pire  un  de  ces  jours.  En  un  mot 
comme  en  dix,  il  faut  les  envoyer  au  diable!  qu'en  dites-vous,  les  gas? 

—  Oui!  oui!  —  vociféra  la  foule,  dont  cette  proposilion  caressait 
les  plus  ardents  désirs.  —  A  bas  les  patauds!  Vive  le  Roi!  Vive 
Vincent  Bernard  ! 

—  Us  ont  chassé  nos  prêtres,  pousuivit  Vincent,  et  ils  les  galopent 
commodes  chiens  gâtés;  ils  ont  chassé  nos  seigneurs,  nos  amis  à 
tretous ,  vous  le  savez?  ils  ont  haché  notre  pauvre  Roi...  (  Ici  Torateur 
souleva  son  chapeau  en  signe  de  respect  ;  ce  qui  fut  imjté  par  toute 
Tassistance  )  oui  !  ils  ont  haché  notre  pauvre  Roi  !  et  ils  auraient  tué 
le  bon  Dieu,  s'ils  avaient  pu  le  faire!  Et  puis  voilà  qu'au  jour  d'aujour- 
d'hui ils  veulent  nous  faire  tirer  à  la  milice  pour  aller  les  défendre  et 
envoyer  les  braves  gens  à  la  boucherie  !  C'est  trop  fort  aussi,  ça  !  et  je 
vous  jure  bien  que  pas  un  des  gas  de  chez  nous  ne  partira  et  n'ira  se 
faire  tuer  en  compagnie  de  ces  damnés  huguenots  ! 

—  Cest  pas  le  chemin  du  paradis ,  bien  sûr  !  —  interrompit  maître 
Gusty  qui  se  fourrait  partout. 

Cette  saillit  fit  partir  l'auditoire  d'un  immense  éclat  de  rire,  et  l'ora- 
teur s'emparant  de  la  judicieuse  réflexion  du  jeune  gas  : 

—  Non  ce  n'est  pas  le  chemin  du  paradis  !  continua-t-il  ;  mourir 
pour  mourir,  vaut-il  pas  mieux  cent  fois  mourir  dans  sa  paroisse,  avec 
le  prêtre  à  son  chevet,  son  chapelet  autour  du  cou ,  l'eau  bénite  et  la 
petite  croix  de  bois  à  la  virée  du  chemin,  que  non  pas  s'en  aller  crever 
à  la  frontière  pour  être  enroché  comme  un  chien,  dites? 

—  Oui!  oui!  tu  as  raison  Vincent.  Nous  ne  partirons  pas  — 
s'écriait-on  de  toutes  parts,  et  les  cris  de:  Vive  le  Roi!  Vive  Bernard  ! 
recommençaient  de  plus  belle. 

—  C'est  bon  reprit  l'orateur  satisfait,  nous  voilà  tretous  (Tassent^*)  ; 
mais  à  cette  heure,  il  y  a  une  chose  qui  m'embarasse,  voyez- vous  I 
c'est  pas  malaisé  de  tirer  un  coup  de  fusil  ;  mais  c'est  pas  le  tout;  il  faut 

(L)  D'accord. 


408         LBS  AVEHTURES  DU  BONHOMME  QUATOIZE. 

en  savoir  un  petit  plu$  long  pour  mener  la  troupe  comme  il  faut,  et  nous 
ne  sommes  pas  assez  fins  pour  çà  nous  autres.  Il  nous  faut  un  chef,  il 
n'y  a  pas  à  dire  !  Ah  !  —  continua-t-il  en  levant  les  yeux  au  ciel  — 
faut-il  avoir  de  la  maie  chance?  Si  M.  de  Hontbriand  avait  pu  deviner 
ce  qui  se  passe  aujourd'hui,  et  voir  ce  que  je  vois  devant  mes  yeux,  il 
ne  serait  pas  parti,  bien  sûr  !  Cest  lui  qui  nous  aurait  bien  convenu  !... 
Hais  enfin,  puisqu'il  n'y  est  pas,  il  faut  bien  en  choisir  un  autre.  Eh 
bien  les  enfants  !  que  diriez-vous  de  M.  de  Rbyrand? 

—  M.  de  Royrand  !  dit  un  homme  du  pays  d'Âizenay  —  nous  ne 
connaissons  pas  ça ,  nous  autres.  —  Et  nous  non  plus  !  —  répétaient 
une  foule  de  voix. 

—  C'est  un  bon  et  brave  officier  des  environs  qui  a  la  croix  de  Sainte 
Louis,pa3moinsqueçà,etquiestunfameuxroyalistepardessuslemarché. 

—  Cest  possible!  reprirent  ies^  mêmes  voix,  mais  nous  ne  le  con- 
naissons pas. 

—  Nous  avons  chez  nqus  M.  Joly  qui  est  un  brave  aussi ,  reprit  le 
premier  interlocuteur,  qui  saute  sur  sa  monture  sans  mettre  les  mains, 
et  qui,  d'un  coup  de  pistolet,  vous  tue  à  quinze  pas  une  mouche  sur  un 
papier  blanc  :  voilà  ce  qu'il  nous  faut! 

—  Mais  nous  ne  le  connaissons  pas  I  —  disaient  tous  ceux  qui 
étaient  d'un  autre  canton ,  et  cet  éternel  refrain  revenait  invariablement 
après  chaque  nom  proposé.  Chacun  cherchait  à  faire  prévaloir  le  grand 
homme  de  sa  paroisse  à  l'exclusion  de  tous  ceux  dont  le  nom  lui  était 
inconnu ,  et  ce  sentiment  de  défiance  envers  les  étrangers  est  telle- 
ment inné  chez  les  paysans  de  l'ancienne  Vendée  militaire,  que  les 
vieux  soldatsde  Charelle  disaient  encore  en  1830  :  «  Ah  !  dame,  ma  foi  !  si 
le  Roi  veut  nous  envoyer  des  cordons  rouges  pour  nous  commander,  nous 
resterons  chez  nous,  parce  que,  résolument!  nous  n'en  voulons  pas.» 

Ainsi  donc,  quoique  la  proposition  de  Vincent  Bernard  fût  des 
plus  sages,  il  fut  impossible  de  s'accorder,  et  l'on  se  sépara  sans  avoir 
rien  concerté,  comme  pour  prouver  une  fois  de  plus  que  la  guerre  de 
la  Vendée  ne  fut  pas  la  suite  d'un  complot  longuement  organisé,  mais 
bien  le  fruit  de  l'enthousiasme  et  de  l'entraînement. 

A.  DE  BREM. 

(  La  suite  au  prochain  numéro.  ) 


LES  CLASSES  SOUFFRANTES 

AUX  PREMIERS  SIÈCLES  DU  CHRISTIANISME  ('). 


PERIODE  DE  TRANSFORMATION. 


IIL  —  La  FEMiiB. 

SoMMAiBB.  —  La  femme  Urée  de  la  condition  humiliante  et  de  la  dégrada- 
tion morale  où  elle  était  tombée.  —  Gage  de  réhabilitation  :  naissance 
d'un  type  admirable  qui  rappelle  et  surpasse  même  le  type  primitif  de  la 
femme.  —  Figure  de  Marie.  —  Réhabilitation  de  tépouse  et  de  la 
mère,  —  Doctrine  de  TÉvangile  sur  les  droits  et  le  rang  de  la  femme 
placée  à  côté  de  Thomme  pour  être  sa  compagne  et  non  son  esclave. 
—  Pouvoir  protecteur  et  non  tyrannique.  —  Type  de  Tunion  du  Christ 
avec  son  Eglise.  —  Reauté  et  spiritualité  de  Tunion  chrétienne  fondée 
sur  ce  modèle.  —  Unité.  —  Indissolubilité  du  lien  conjugal.  -^  Création 
de  la  vierge,  type  inconnu  jusque-là.  —  L*état  le  plus  méprisé  dans  la 
femme  païenne  devient  le  plus  excellent  et  le  plus  admiré  dans  la  femme 
chrétienne.  —  Consolation  apportée  même  à  la  femme  tombée.  —  La 
Madeleine.  —  Mission  sociale  reconnue  à  la  femme.  —  Influence  des 
femmes  dans  la  société  chrétienne.  —  Transformation  de  la  législation 
civile  au  sujet  de  la  fenune. 


Pour  Ténfant  le  Chriâtiënisme  a  été ,  nous  venons  de  le  voir,  cette 
fille  du  roi  d'Egypte  qui  sauve  le  jeune  Moïse  exposé  sur  les  eaux  du 
Nil  ;  pour  la  femme,  il  est  ce  patriarche  hébreux  qui  recueille  la  pauvre 
veuve  abandonnée,  et  qui  fait  de  Tinfortunée  Rulh  la  reine  de  son  foyer 
domestique  et  la  mère  de  ses  nombreux  enfants.  En  un  mot  le  Christia- 
nisme a  d'une  main  relevé  Tenfant,  de  Tautre  il  va  relever  la  mère. 

La  femme  en  effet  fut  réhabilitée,  et  c'est  pour  elle  surtout,  on  peut 
le  dire,  que  la  religion  nouvelle  fut  non  seulement  un  bienfait,  mais 

(OVfrir  la  Revue,  t  H,  p*  lw-iSiet3M*34S.  elT.IV,  p.  ii5-i3î. 

Tome  IV.  .  27 


410  LB8  CLASSES  SOUFFEANTBS 

encore  une  résurrection  véritable.  Quel  pouvait  être,  eo  effet,  au  milieu 
d'une  société  où  Ton  n'exaltait  que  la  force  et  le  vice,  le  sort  de  cette 
frêle  créature  donV  toute  la  puissance  est  dans  sa  vertu ,  sa  faiblesse  et 
son  amour?  Aussi ,  comme  nous  Tavons  vu,  elle  était  tombée  bien  bas 
au  sein  des  sociétés  païennes,  plus  bas  que  Thomme  sans  aucun  doute, 
et  rien  n'avait  égalé  Texcès  de  ses  malheurs  si  ce  n'est  Texcès  de  sa 
dégradation. 

La  première  chose  que  devait  faire  fauteur  du  Christianisme  pour 
réhabiliter  cette  infortunée  moitié  du  genre  humain ,  c'était  de  lui 
donner  un  modèle  d'une  admirable  beauté,  comme  il  l'avait  été  lui- 
même  pour  rhomme,  de  nous  montrer  la  femme  telle  qu'il  l'avait  for- 
mée'au  premier  jour,  pleine  de  grâce  et  de  vertu ,  type  vénérable  qui 
pût  rappeler  à  l'humanité  le  souvenir  de  sa  haute  origine  et  l'excel- 
lence des  dons  qui  lui  avaient  été  accordés. 

C'est  ce  que  fit  le  divin  Sauveur  en  nous  donnant  l'admirable  figure 
de  Marie ,  cette  femme  incomparable,  si  chaste  et  si  pure,  que  le  sou- 
venir de  sa  vertu  sans  tache  s'est  perpétué  à  travers  les  âges,  les 
hérésies  et  les  impiétés,  sans  qu'une  voix  se  soit  jamais  élevée  pour 
contredire  ce  témoignage  universel. 

Il  devait  ensuite  la  présenter  à  l'homme,  comme  à  la  naissance  de 
l'humanité,  et  lui  montrant  la  femme  telle  qu'il  l'avait  faite,  bien  plus, 
telle  qu'il  l'avait  réhabilitée,  lui  indiquer  ainsi  quels  devaient  être  pour 
elle  désormais  son  respect  et  sa  tendresse. 

Ce  fut  l'objet  des  dernières  paroles  du  Dieu  rédempteur,  alors  que 
du  haut  de  sa  croix,  s' adressant  au  disciple  qui  représentait  l'humanité 
tout  entière  et  à  sa  divine  mère,  il  leur  dit  :  Femme ^  voUà  wtre  (Us! 
FUs,  voilà  mire  mire! 

Ces  paroles  tombées  du  Calvaire  sont  la  charte  d'émancipation  de  la 
femme,  et  bientôt  nous  en  verrons  les  admirables  effets  :  Les  disciples 
du  cruciâé  ont  porté  au  loin  la  parole  de  leur  maître  ;  les  f;3mmes  ont 
entendu  la  bonne  nouvelle,  et  partout  le  foyer  domestique  a  tressailli. 
Pénétrez  au  sein  de  la  famille  chrétienne  :  tout  a  changé,  les  tradi- 
tions primitives  se  sont  réveillées.  La  femme  a  repris  auprès  de  son 
époux  la  place  que  Dieu  et  la  nature  lui  avaient  faite.  La  femme,  c'est 
<]e  nouveau  la  compagne  de  l'homme,  compagne  pour  lui  si  intime 


AUX  PREMIERS  SIÈCLES  DU  CHKIStlANISMB.  41 1 

que  Dieu  l'a  tirée  de  la  substance  même  de  son  époux,  pour  indiquer 
qu'ils  sont  deux  parties  d'un  même  tout ,  qu'ils  doivent  être  pour  ainsi 
dire  devuc  dans  une  menu  chair;  emnt  duo  in  came  unâ. 

Jésus-Christ  ajoute  encore  aux  paroles  de  l'ancienne  loi  :  Il  compare 
l'union  de  l'homme  et  de  la  femme  à  son  union  avec  la  sainte  Eglise, 
c^est-à-dire  à  tine  union  étemelle ,  une  union  qui  ne  peut  être  trou- 
blée, d'où  il  ne  peut  sortir  qu'une  volonté ,  qu'un  amour. 

En  même  temps,  saint  Paul,  digne  interprète  de  son  maître,  qui  en- 
tend sainement  sa  doctrine  et  qui  avec  la  liberté  ne  veut  pas  porter  le 
désordre  au  foyer  domestique,  saint  Paul  indique  la  hiérarchie  dans  la 
famille  :  la  femme  doit  obéissance  au  mari.  Mais  ce  sera  une  obéissance 
douce  comme  l'amour,  comme  la  reconnaissance  ;  car  l'autorité  qu'il 
donne  au  mari ,  c'est  pour  qu'il  en  couvre  la  femme ,  pour  qu'il  pro- 
tège celle-ci  contre  sa  faiblesse  et  ses  entraînements. 

Ainsi ,  par  le  mariage ,  la  femme  ne  deviendra  plus  l'esclave ,  la 
propriété  de  son  époux.  Le  mari  dans  cet  acte  solennel  ne  simulera 
plus  un  enlèvement  ou  une  vente,  souvenir  odieux  d'un  régime  brutal 
et  païen.  Ils  montent  à  l'autel,  ces  deux  jeunes  gens  libres  l'un  et 
l'autre,  pour  ne  recevoir  d'autre  chaîne  que  celle  d'une  mutuelle  fidé^ 
lité  dont  ils  consacrent  la  jouissance  comme  le  mérite  au  Dieu  qui  va 
les  unir  ;  ils  s'épousent  à  jamais ,  l'un  pour  avoir  un  protecteur,  l'autre 
pour  satisfoire  à  ce. besoin  de  protéger  et  de  défendre,  qui  est  l'apa- 
nage de  la  fèrce,  tous  les  deux  pour  répondre  à  ce  puissant 
instinct  de  dévouemeni  et  d'amour  qui  est  un  des  éléments  de  la 
nature  humaine,  et  pour  former  comme  un  fai^au  plus  puissant  à 
triompher  des  épreuves  de  la  vie ,  épreuves  dont  la  plus  heureuse  exis- 
tence ici-bas  ne  saurait  être  à  l'abri. 

Rien  de  phis  naturel,  ensuite,  en  présence  des  mœurs  si  pures  des 
premiers  ehrétiens,  que  l'homme,  trouvant  dans  sa  jeune^compagne, 
avec  une  fidélité' à  toute  épreuve,  une  tendresse  et  une  abnégation 
jusque-là  inconnues,  ait  vu  dans  cet  être  si  faible  en  apparence ,  mais 
si  fort  par  la  foi  et  par  le  cœur,  la  consolatrice  de  sa  vie ,  l'ange 
gardien  de  sa  famille,  et  se  soit  incliné  devant  elle  dans  un  involontaire 
hommage  au  dévouement  et  à  l'amour. 

Voilà  la  doetrine  du  Christianisme  relativement  au  mariage  ;  voilà 


412  LES  CLASSES  SOUFFRANTES 

ridée  qu'il  en  a  doonée  aux  époux  ;  mais  il  fallait  assurer  riosiilutioa 
coDtre  la  faibleise  ci  riocoDstance  du  cœur  humain.  L'Eglise  y  satisfit 
en  posant  le  dogme  de  l'unité  et  de  VindissolubiUlé  du  lien  conjugal 

Certes  ce  double  précepte  était  un  juste  hommage  rendu  è  la  dignité 
de  la  femme;  il  faut,'  indépendamment  des  conséquences  sociales  et  de 
Tordre  dans  les  familles,  que  celle  qui  a  donné  tout  son  amour  puisse 
compter  également  sur  un  amour  sans  fin  et  sans  partage  ;  il  faut 
qu'après  une  vie  de  démuemerU,  une  rivale  effrontée  ne  vienne  pas 
triompher  à  ses  yeux  d'un  oubli  immérité  ;  mais  cette  heureuse  con- 
trainte était  quelque  chose  d'inouï,  d'impossible  à  réaliser  au  sein  des 
sociétés  païennes.  Ce  précepte  avait  quelque  chose  de  trop  immatériel, 
de  trop  élevé  pour  qu'il  pût  être  en  harmonie  avec  les  mœurs  de  l'an- 
tiquité. Les  plus  vertueux  Romains  répudiaient  leurs  épouses  et  nous 
avons  vu  pour  quels  motifs.  Il  fallut  que  le  Christianisme  élevât  le  ma- 
riage è  la  dignité  de  sacrement,  qu'il  spiritualisàt  celte  institution  qui 
tient  de  la  terre  et  du  ciel,  qu'il  en  fit  l'union  des  âmes  encore  plus 
que  des  corps ,  pour  arriver  à  l'abolition  de  la  polygamie  et  surtout  du 
divorce.  Mais  le  Christianisme  avait  opéré  d'autres  merveilles,  il  fit 
encore  celle-là,  et  c'est  le  plus  grand  bienfait  qu'il  ait  pu  rendre  à  la 
femme,  à  l'enfant ,  à  la  famille  tout  entière. 

On  peut  dire,  en  effet,  que  la  famille  est  fondée  de  nouveau,  les 
liens  y  sont  resserrés,  l'ordre  y  est  rétabli.  L'enfant  peut  se  réjouir  en 
voyant  son  sort  assuré,  mais  la  femme,  la  femme  surtout  a  reconquis 
la  position  que  la  Providence  lui  avait  assignée  ;  désormais  elle  peut 
se  .consacrer  à  sa  famille,  à  ses  enfants,  à  son  époux,  ^e  peut  se 
dévouer  à  leur  bonheur  ;  elle  ne  sera  plus  chassée  du  foyer  conjugal, 
au  mépris  de  l'amour,  au  mépris  des  serments,  au  mépris  de  l'huma- 
nité ;  car  le  lien  qui  l'attache  à  son  mari  n'est  plus  seulement  le  lien 
de  la  chair  et  du  sang  ;  c'est  aussi ,  c'est  avant  tout  un  lien  moral  et 
celui-là  est  scellé  au  ciel.  Ainsi ,  quand  les  grâces  de  la  jeunesse  sont 
passées,  elle  fieut  rester  sans  crainte  auprès  de  son  époux,  car  son 
époux  est  chrétien  ;  il  conserve  le  souvenir  de  tout  ce  qu'elle  lui  a 
sacrifié,  de  la  fidélité  qu'elle  lui  a  conservée,  du  bonheur  qu'elle  lui  a 
donné  ;  d'ailleurs  entre  elle  et  lui  n'y  a-t-il  pas  et  les  enfants,  fruit  de 
leur  union  bénie,  et  cette  amitié  qui  succède  à  l'amour,  sentiment 


AUX  PRBMIEE8  SIÈCLES  DU  GHRISTIANISHB,  413 

moins  vif  et  moins  passionné ,  mais  qui  dure  comme  l'estinne  et  ta 
reconnaissance  sur  lesquelles  il  est  basé. 

Voulez-vous  contempler  quelques-unes  de  ces  unions  transformées 
par  le  Christianisme ,  quelques-unes  de  ces  épouses  telles  que  FEglise 
les  a  faites  :  je  ne  parle  pas  de  l'union  de  Joseph  et  de  Marie ,  union 
toute  chaste  et  toute  pure  dont  Timage  nous  est  proposée  moins  comme 
un  exemple  fait  pour  être  imité  que  comme  un  type  moral  dont  nous 
devons  seulement  nous  rapprocher  ;  mais  dans  les  rangs  des  fidèles  et 
surtout  parmi  les  saints  de  TEglise ,  voyez  comment  sont  comprises 
déjà  la  dignité,  la  spiritualité,  Féternelle  durée  du  lien  conjugal.  Toutes 
ces  grandes  saintes  que  je  représentais  naguère  comme  les  modèles 
des  mères  sont  en  môme  temps  les  modèles  des  épouses.  L^  pères  et 
les  mères  des  Grégoire  et  des  Basile  sont  les  types  de  Tunion  chré- 
tienne. Sainte  Monique,  la  plus  sublime  expression  de Tamour  maternel, 
ne  se  fait  pas  moins  admirer  par  son  dévouement  conjugal.  Pendant 
qu'elle  gémit  sur  les  égarements  de  son  fils,  elle  supporte  héroïque^ 
ment  les  infidélités  de  son  mari  encore  païen.  Puis  Dieu  prend  pitié  de 
tous  ses  sacrifices,  et  Tamour  conjugal  finit  par  remporter  le  même 
triomphe  que  Tamour  maternel. 

Enfin,  pour  que  l'exemple  soit  plus  entraînant ,  la  religion  veut'nous 
montrer  sur  ce  trône  même  qu'avaient  souillé  tant  d'outrages  faits  aux 
lois  de  la  nature ,  tant  d'atteintes  portées  à  l'honneur  à  la  sainteté  du 
lit  nuptial ,  la  religion  veut  nous  montrer  un  double  et  admirable  mo- 
dèle. Je  veut  parler  du  grand  Théodore  et  de  sa  vénérable  épouse, 
Timpératrice  Flaccille.  Sans  doute  tout  le  monde  connaît  les  grandes 
vertus  publiques  et  privées  qui  ont  fait  de  Théodore  une  des  plus  belles 
figures  des  temps  anciens  et  modernes,  mais  ce  qu'on  sait  moins 
généralement  c'est  que  ceprmceeut  une  épouse  en  tout  digne  de  lui, 
une  épouse  qui  fut  toujours  le  plus  bel  ornement  de  ses  triomphes 
comme  elle  lui  offrit  les  plus  douces  consolations  dans  les  épreuves 
dont  son  règne  si  glorieux  ne  fut  pas  toujours  exempt. 

Cette  illustre  femme  ne  borna  pas  son  rôle  à  celui  d'une  épouse  ordi- 
naire. Elle  se  souvint  encore  qu'elle  était  l'épouse  de  l'empereur  et, 
après  avoir  donné  à  son  mari  tout  le  bonheur  domestique  que  l'on  peut 
désirer,  elle  sut  trouver  de  plus,  dans  son  âme  généreuse  et  chrétienne, 


414^  LBS  CLASSES  SOUFFaAHTBfi   • 

tes  moyens  de  seconder  puissamment  les  grands  desseins  que  formait 
Théodore  pour  le  bonheur  de  ses  sujets. 

Les  païens  eux-mêmes  ont  donné  des  éloges  à  sa  piété,  à  sa  bonté, 
à  son  amour  de  la  justice;  elle  était  la  protectrice  des  opprimés  et  la 
mère  de  tous  les  malheureux  ;  elle  visitait  les  pauvres  et  les  malades  et 
les  soignait  elle-même  soit  à  domlcile,soitdan6  les  hôpitaux;  et  comme 
on  lui  représentait  un  jour  que  ces  fonctions  s'accordaient  mal  avec  la 
majesté  impériale  et  qu'il  lui  suffisait  d'assister  les  pauvres  de  ses 
aumônes:  Ce  que  je  leur  donne,  dit-elle,  c'est  pour  le  compte  de 
l'empereur  à  qui  l'or  et  l'argent  appartiennent;  il  ne  me  reste  que  le 
service  de  mes  mains  pour  m'acquitter  envers  celui-ci  qui  bous,  a 
donné  l'empire  et  qui  leur  a  transporté  ses  droits  (*). 

Quoi  d'étonnant  après  cela  que  la  fomme  chrétienne  ait  reconquis 
cette  dignité  de  mère  de  fomille  si  vénérable  déjà  dans  les  rares  exem- 
ples laissés  par  l'antiquité  païenne,  mais  que  nous  pouvons  admirer 
tous  les  jours  dans  nos  mères  et  dans  nos  sœurs.  A  la  maison  du 
pauvre  comme  à  celle  du  riche  la  mère  de  famille  est  partout  honorée, 
respectée;  elle  est  comme  le  dieu  du  foyer  domestique,  et  l'on  pourrait 
dire  aussi  le  dieu  de  la  société,  car  si  dans  ces  siècles  d'impiété  et  de 
corruption  le  dépôt  des  saines  traditions,  des  idées  morales  et  religieuses 
s'est  conservé  quelque  part,  c'est  dans  le  cœur  de  la  jnère  de  famille, 
c'est  dans  le  cœur  de  nos  mères,  sublime  façon  de  témoigner  leur 
reconnaissance  au  Christianisme  qui  les  a  émancipées,  et  à  la  société 
qui  a  accepté  cette  émancipation  chrétienne. 

Hais  ce  n'était  pas  assez  de  réhabiliter  l'épouse  et  la  mère ,  il  fallait 
réhabiliter  la  femme  en  général.  C'est  ici  que  la  puissance  de  l'idée 
chrétienne  est  plus  admirable  encore.  C'est  le  Christianisme  qui  par- 
vient à  donner  à  la  femme  une  valeur  personnelle.  L'épouse  par  ses 
rapports  avec  son  mari,  avec  le  chef  de  famille,  lui  empruntait  quel- 
quefois une  certaine  considération  ;  mais  la  femme  seule,  la  vierge, 
c'est-à-dire  la  faiblesse  au  point  de  vue  matériel  et  la  faiblesse, isolée 
de  tout  appui,  quelle  devait  être  sa  position  au  sein  d'une  société  qui 
n'admettait  que  la  force? 

(0  V.  BhorNcber,  t.  VH,  p  ovjdtoivMies. 


AUX  PUUHBBS  ^GLBS  DU  CHBISTIAmSlIB.  415 

AU  reste  la  vierge,  elle,  n'existait  pas  dans  la  société  païenne;  la 
femme  qui  n'avait  pas  d*époux  n'était  que  la  courtisane  ou  que  réponse 
abandonnée  de  son  mari.  Je  ne  parle  passes  vestales  romaines;  leur 
virginité  à  terme  n'était  que  le  fruit  de  Torgueil  de  leurs  familles  et 
aussi  de  cet  effroyable  supplice  qui  les  menaçait  si  elles  venaient  à 
«éillir  (•). 

Mais  le  Christianisme  s'était  posé  comme  la  glorification  de  la  fai- 
blesse contre  la  force,  comme  le  triomphe  de  l'esprit  sur  la  chose  ; 
aussi,  chose  admirable!  la  vierge  chrétienne ,  la  personniOcation  de  là 
force  morale  comme  de  la  faiblesse  matérielle ,  la  vierge  chrétienne 
est  placée  au  premier  rang,  au-dessus  de  l'épouse,  au-dessus  de  la 
mère  bénie  dans  une  nombreuse  postérité. 

En  effet,  aux  yeux  d'une  doctrine  éminemment  spiritualiste ,  il  y  a 
quelque  chose  au-dessus  de  la  femme  qui  consacre  à  son  époux  sa 
jeunesse,  son  amour  et  sa  fidélité,  en  échange  des  honneurs  de  la  ma- 
ternité chrétienne,  c'est  la  femme  qui  renonce  à  ce  sacrifice  racheté 
pat  tant  de  jouissances,  qui  itfoule  dans  son  cœur  les  sentiments  les 
plus  légitimes,  qui  dédaigne  en  un  mot  toute  affection  terrestre  pour 
se  dévouer  tout  entière  à  un  Dieu  qu'elle  ne  connaît  que  par  les  yeux 
de  la  foi,  près  duquel  elle  se  consacre  à  line  vie  toute  d'intelligence, 
d'abnégation  et  de  sacrifice  dans  une  immortelle  fidélité. 

Qui  de  nous  ne  s'est  approché  quelq.uefoi8  d'une  de  ces  saintes  et 
chastes  filles  qui  ont  dédaigné  les  bornes  étroites  de  la  famille  pour  se 
dévouer  à  Dieu  et  à  l'humanité  tout  entière?-  Qui  de  nous,  sous  ce 
costume  si  simple,  ^ans  ces  yeux  où  respire  un  autre  amonr  que  celui 
de  la  terre,  n'a  deviné  l'existence  de  ce  qu'il  y  a  déplus  pur  et  de  plus 
aimable  au  monde,  et  lie  s'est  dit  :  voilà  la  plus  haute  expression  de  la 


(t)  Sept  vestales  dont  la  chasteté  à  terme  est  payée  par  de  t>eaux  folles,  des  cooronnes, 
des  rotMîs  de  pourpre ,  par  la  pompe  des  licteurs,  par  la  multitude  des  esclaves  et  par 
d'immeoses  revenus,  voilà  tpul  ce  que  Rome  païenne  put  donner  k  la  vcrlu  chaste  I  D'Innom- 
brables vierges  évangéliques,  d'une  vie  cachée,  humble,  austère,  consument  leurs  Jours 
dans  les  veilles,  les  JeAûcs  et  la  pauvreté.  —  St  Ambrolse,  11b.  II.  contre  Sjmm. 

Prudence  nie  même  leur  chasteté  morale  :  «  La  vestale  ce  trouve  point  de  repos  sur  sa 
couche.  Une  invisible  blessure  fait  soupirer  cette  femme  sans  noces  pour  les  torches  nup- 
tiales.» Le  même  auteur  «e  moque  de  leur  mariage  qu'elles  contractent  après  quarante  ans 
de  virginité,  ce  qui  leur  était  permis.  —  Voy.  Chateaubriand.  Étud  Hist.  t.  V.  p.  200. 


416  LES  CLASSES  SOUFFRANTES 

femme  dans  notre  société  nouvelle.  Eh  bien!  ce  type  complètement 
inconnu  des  païens,  c*est  le  Christianisme  qui  Ta  réalisé. 

Dès  les  premiers  siècles  de  TÉglise,  le  sang  du  Calvaire  avait  fait 
germer  une  multitude  de  ces  âmes  généreuses.  Aux  lieux  mêmes  où  le 
désordre  moral  éCail  le  plus  grand,  dans  cette  Rome  païenne  où  la 
pudeur  n*élait  plus  qu*un  nom,  de  jeunes  patriciennes  accouraient  se 
consacre!*  à  Jésus-Christ  au  pied  des  autels.  Le  monde  s'étonnait, 
rintolérance  les  .persécutait;  elles  se  multipliaient  néanmoins  et  nous 
les  retrouvons  dans  chaque  ministère  hérotqqe  de  la  charité  naissante, 
comme  aux  combat  les  plus  glorieux  des  martyrs. 

Sans  vouloir  parler  ici  de  toutes  ces  vierges  chrétiennes  qui  ont 
continué,  de  former  à  tous  les  âges  une  des  plus  gracieuses,  mais  des 
plus  longues  pages  des  annales  de  TÉglise,  je  ne  puis  en  oublier  une 
qui  les  résumera  toutes  dans  son  admirable  personne  ;  je  veux  parier 
de  cette  jeune  et  touchante  Romaine,  martyre  comme  tant  d*autres  de 
la  fidélité  qu'elle  avait  promise  à  son  divin  époux ,  de  cette  jeune  Ro^ 
maine  en  faveur  de  qui  le  ciel  fit  un  mfiracle  pour  lui  conserver  jus-r 
qu'aux  apparences  de  cette  chasteté  qu'elle  avait  tant  aimée  (') ,  sou- 
veilir  Immortalisé  parle  ciseau  d'un  grand  artiste  (*),  mais  immortalisé 
plus  encore  par  la  voix  de  l'Église  qui,  depuis  quinze  siècles,  vénère 
cette  illustre  vierge  Sous  le  nom  de  sainte  Agnès. 

Hais  le  Christianisme  connaissait  trop  bien  l'humanité  pour  ne  sV 
dresser  qu'à  l'épouse,  à  la  mère,  à  la  vierge,  typeà  qu'il  avait  élevés 
si  haut  dans  l'ordre  de  la  nature  et  de  la  grâce;  il  eut  aussi  une  parole 
de  consolation  pour  la  femme  tombée,  il  lui  ouvrit  la  porte  du  pardon 
à  la  condition  du  repentir.  Lui  dont  la  doctrine  est  si  pure,  lui  qui  a 
créé  la  vierge,  il  est  plus  indulgent  pour  l'épouse  déchue  que  les  doc- 
teurs de  l'ancienne  loi.  Il  protège  la  femme  adultère  que  les  Juifs  veu- 
lent lapider;  il  reçoit  les  larmes  de  la  Madeleine;  enfin  c'est  lui  qui 


(1)  Une  pieuse  tndiUon  raconte  qae  Minte  Agnès,  après  avoir  résisté  aoi 
comme  aux  sédolsanies  promesses  de  ses  Juges,  fut  condamnée  à  être  exposée  toute  noe 
dans  on  lieu  iofflme;  mais  le  ciel  prit  la  défense  de  la  cliatte  épouse  de  Jésus-Christ:  elle 
▼It  tout  d'un  coup  croître  ses  longs  cheveux  qui  enveloppèrent  tout  son  corps  et  hit  servi- 
rent de  vêtement;  et  pas  un  des  jeunes  gens  qui  étaient  venus  avec  des  intentioiis  po^? 
pables  n'osa  l'approcher. 

(3)  LeBemin. 


AUX  PlBMlBmS  8IÈCLBS  DU  CHRISTIAIIISIIB.  417 

prononce  cette  parole,  étemelle  espérance  pour  ces  âmes  tombées  : 
ic  II  lui  sera  beaucoup  pardonné,  parce  qu'elle  a  beaucoup  aimé;  » 
voulant  indiquer  sans  doute  que  Tamour  du  ciel  peut  consumer  et  faire 
disparaître  tous  les  stigmates  de  Tamour  de  la  terre. 

La  femme  est  donc  réhabilitée  dans  réponse  et  dans  la  mère  ;  elle 
est  élevée  à  la  dignité  de  vierge,  elle  est  consolée  et  relevée  dans  sa 
chutes  en  un  mot,  voilà  pour  elle  dans  Tordre  privé  une  nouvelle  vie 
dont  elle  est  redevable  au  Christianisme. 

Mais  la  femme  a  également  une  mission  sociale  à  remplir  ;  le  paga- 
nisme la  lui  avait  presque  toujoursiléniée.  «  Jamais  la  femme  n'inter- 
venait dans  le  gouvernement  de  la  famille  ni  dans  les  entreprises  com- 
merciales ou  industrielles.  Il  ne  fallait  pas  même  qu'elle  cherchât  à 
savoir  quelles  lois  se  discutaient  au  Sénat  ou  quelles  émotions  agi- 
taient le  forum  (').  »  (Test  le  Christianisme  qui  devait  restituer  à  la 
femme  l'influence  légitime  qui  lui  appartient  dans  la  société;  et  à  cet 
égard  je  ne  saurais  mieux  faire  que  de  répéter  les  belles  paroles  du 
jurisconsulte  éminent  auquel  j'ai  empnmté  déjà  tant  de  détails.  «  Dans 
le  système  du  Christianisme  la  femme  a  une  mission  à  remplir;  elle 
doit  travailler  comme  l'homme  pour  le  service  du  Seigneur,  elle  a  la 
même  dignité  morale  que  l'homme;  si  elle  lui  est  inférieure  en  force, 
elle  le  surpasse  en  foi  et  en  amour.  Il  faut  donc  qu'elle  sorte  de  cette 
inutilité  à  laquelle  l'ancienne  Rome  la  réduisait,  renfermée  qu'elle 
devait  être  dans  une  vie  monotone  et  étrangère  à  la  marche  du  mou- 
vement social.  La  doctrine  nouvelle  lui  fait  au  contraire  un  devoir 
d'agir,  d'exhorter,  d'user  de  son  ascendant  communicatif,  de  partager 
\eà  combats  des  martyrs,  de  monter  intrépide  comme  eux  sur  le  bû- 
cher. Elle  va  connaître  le  Fonim  et  le  prétoire,  jadis  interdits  à  son 
sexe  ;  car  il  faudra  qu'elle  sache  y  parler,  s'y  défendre,  et  y  braver  le 
glaive  de  la  puissance  païenne.  Jetée  désormais  dans  la  vie  militante, 
elle  doit  s'y  tenir  avec  le  courage  des  héros,  avec  la  ferveur  des  mis- 
sionnaires. Esclave,  on  la  verra  forte  contre  le  maître  qui  voudra  l'avi- 
lir; épouse,  elle  sera  l'interprète  de  la  foi  auprès  de  son  mari;  elle 
obtiendra  son  adhésion  ou  saura  résister  à  ses  ressentiments.  Mère, 

(I)  V.  TroploDg.  ob.  sop  p.  303. 


418  LES  GLAS8BS  SOUPFaAHTBS 

veuVe,  vierge,  dans  toutes  les  positions  elle  a  des  devoirs  nouveaux  à 
remplir.  La  charité  sera  surtout  son  partage  et  deviendra  entre  ses 
mains  une  branche  do  Uadministration  de  la  première  société  chré- 
tienne. Il  y  aura  même  des  dignités  pour  elle  dans  TÉ^se  :  diaco- 
nesse, elle^era  chargée,  chose  inouïe  jusqu'alors,  d'une  partie  de  Tin- 
struction.  Elle  partagera  Tapostolat,  elle  prêchera  aux  femmes  et 
revêtira  un  caractère  officiel.  » 

Le  premier  usage  que  fait  la  femme  reconnaissante  de  cette  hante 
influence ,  c'est  de  propager  au  sein  des  familles  la  doctrine  à  laquelle 
elle  doit  son  émancipation  et  sa  nouvelle  dignité.  Tous  les  monuments 
des  premiers  siècles  de  rÉglise  s'accordent  à  dire  que  le  Christianisme 
pénétra  dans  l'ancien  monde  par  le  moyen  des  femmes  et  des  enfants  ; 
c'est  une  femme  en  particulier,  Timpératrice  Hélène,  qui  prépara  le 
règne  si  glorieux  pour  l'Église  du  preânier^empereur  chrétien. 

La  femme  ne  se  renferme  pas  dans  cette  sphère  morale  où  une  si 
belle  place  vient  de  lui  être  faite;  son  zèle  s'étend  encore  à  son  pays, 
è  son  territoire,  à  ses  lois,  è  la  société  tout  entière.  Quand  l'empire 
romain  penche  vers  sa  ruine,  il  y  a  des  femmes  qui  le  soutiennent  de 
leurs  faibles  mains;  il  y  en  a  qui  arrêtent  les  barbares  et  ae  font  les  émules 
des  ministres  de  l'Église  dans  oette  Uitte  suprême.  En  Orient,  Pul- 
chérie  dès  l'âge  de  seize  ans  prend  les  rênes  de  l'empi? e  que  son  jeune 
frère  Théodose  est  impuissant  à  teni^  encore.  Elle  s'impose  et  remplit 
d'une  manière  admirable  deux  missions  capables  d'effrayer  l'homme 
le  plus  éminent,  celle  de  diriger  et  de  défendre  ud  empire  tombant  en 
ruines,  et  celle  de  former  le  cœur  et  l'esprit  du  jeune  souverain  qui 
doit  le  gouverner  un  jour.  Plus  tard,  à  la  mort  de  son  Jrère,  proclamée 
impératrice  sans  partage  de  l'empire  d'Orient,  ellè;joignit,  dit  Ttoplongt 
aux  vertus  de  la  vierge  chrétienne  le  génie  d'un  souverain.  En  Occi- 
dent, Placidie,  soeur  d'Honorius,  emmenée  captive  après  le  sac  de 
Rome  par  Alaric,  adoucit  les  mœurs  féroces  de  son  vaitiqueur;  elle 
fit  naitre  chez  Âtaulf ,  le  successeur  d' Alaric ,  le  respect  et  Fadmiration 
pour  les  institutions  romaines,  et  loi  persuada  de  les  défendre,  lui  bai^ 
bare  qui  sortait  des  forêts  de  la  (jermanie  pour  les  renverser.- «  Noble 
et  touchant  enseignement  de  la  fille  de  Théodose  dans  les  fers  (dit  Am. 
Thierry) ,  convertissant  le  frère  d' Alaric  à  l'amour  de  Rome  et  conju- 


AUX  PBRMUBS  SIÈGLSS  DU  CHRISTIANISHB.  419 

raot  par  la  puissance  même  ée  sa  faiblesse  les  maux  que  la  folie  dé- 
loyale de  son  frère  pouvait  déchaîner  sur  l'empire  (*).  »  Plus  lard,  mère 
et  tutrice  de  Yalentinien  III,  la  même  femme  gouverne  TOccident 
pendant  la  longue  enfance  de  son  fils,  au  milieu  des  intrigues  de  ses 
généraux  et  des  formidables  invasions  des  Vandales  et  des  Huns. 

Ces  héroïnes  chrétiennes  seront  suivies  de  bien  d'autres  :  Geneviève, 
la  protectrice  de  Paris,  Clotilde,  la  fondatrice  de  la  religion  dans  le 
royaume des-Francs,Théodelinde  qui  convertit  les  Lombards,  Blanche 
de  Castille  qui  gouverne  la  France  au  milieu  de  la  lutte  des  grands 
vassaux,  et  qui  nous  donne  surtout,  dans  la  personne  de  son  auguste 
fils,  le  véritable  modèle  du  roi  clH>étien,  Jeanne  d'Arc,  enfin,  qui  sauve 
son  roi  et  son  pays.  Voilà  des  types  admirables  qui  nous  montrent 
suffisamment  comment  la  femme,  entre  les  mains  de  Dieu,  va  devenir 
l'instrument  souvent  héroïque  de  ses  plus  grands  desseins. 

Voilà  donc  la  femme  vraiment  émancipée  par  l'esprit  et  les  mœurs 
du  Christianisme;  la  législation  civile  suivait, quoique  lentement,  cette 
divine  influence.  Ainsi  Ton  voyait  disparaître  peu  à  peu  les  anciens 
droits<fui  pesaient  sur  la  femme  et  elle  en  acquérait  en  même  tempede 
nouveaux  conformes  à  ses  prérogatives  naturelles. 

Le  droit  le  plus  odieux,  celui  dont  l'^stence  était  incompatible  avec 
l'idée  d'une  union  intime,  d'une  union  véritable,  le  droit  de  vie  et  de 
mort»  en  un  mot,  était  tombé  en  désuétude  dès  le  temps  des  premiers 
empereurs,  et  Troplong  croit  que  sous  Néron  déjà  il  n'^istait  plus. 
Cette  heureuse  transition  avait  coïncidé  sans  doute  avec  la  naissance  de 
la  société  chrétienne.  Les  autres  effets  de  la  puissance  maritale 
vont  s*effocer  aussi  complètement  avec  les  formes  civiles,  qui  seules 
peuvent  les  transmettre.  La  confarréaUon  antique  et  la  eœmpéion  ('), 
condition  et  symbole  à  la  fois  de  ce  mariage  païen  qui  faisait,  de  la 
femme,  la  fille ,  l'esclave  du  mari  plutôt  que  sa  compagne ,  disparais- 
sent tout  a  fait;  elles  sont  remplacées  par  la  bénédiction  religieuse 

(1)  Histoire  de  Pltcldle,  par  Am.  Tblerrj. 

(2)  La  coofarréation  étaHuDe  forme  solenneUe  qu'employaient  les  tamllles  palricieDoes. 
On  y  voyait  figurer  dix  témolot  et  Ton  y  oArait  im  gAtçau  de  fleur  de  froment  et  de  ^el  et 
d'etu,  symbole  de  l*iint0O  de  la  sagesse  et  delà  poreté. 

La  ooemption  représentait  dans  toute  sa  crudité  rtcbai  de  la  femme  romaine  par  celui  qui 
voulait  Tacquérlr  pour  épouse. 


420  LBS  GLASSBS  SOUFF|LiNTBS 

qui,  sous  Tempereur  Léon,  devient  le  mode  légal  de  constater  Tunion 
des  époux. 

En  même  temps  qu'elles  étaient  délivrées  d'une  tyrannie  odieuse,  les 
femmes  recouvraient  peu  à  peu,  comme  nous  le  disions  tout  à  Theure, 
la  plupart  de  leursMroils  naturels.  On  a  peine  à  croire,  aujourd'hui  que 
nous  sommes  loin  des  idées  et  des  formes  d'une  organisation  sociale 
puissante  et  remarquable  sans  doute,  mais  arbitraire  et  contre  nature, 
on  a  peine  à  croire  à  la  suppression  de  droits  que  nous  regardons 
comme  imprescriptibles  et  sacrés  ;  cet  état  odieux  et  bizarre  n'en 
existait  pas  moins.  Ainsi  les  femmes  avaient  été  pendant  longtemps 
considérées  comme  des  étrangères  vis-à-vis  de  leurs  enfants.  Elles  ne 
prenaient  point  de  part  à  la  succession  de  ceux  auxquels  elles  se  ratta- 
chaient cependant  par  des  liens  si  intimes  (*)  ;  elles  n'avaient  point 
d'autorité  sur  eux  et  jamais  on  ne  leur  en  confiait  la  tutelle. 

Dès  le  règne  d'Anlonin  le  pieux ,  c'est-à-dire  au  temps  où  les  idées 
chrétiennes  commencent  à  pénétrer  dans  l'empire,  un  sénatus-con* 
suite  célèbre  (*)  était  venu  porter  la  première  atteinte  sérieuse  à  ce 
régime  contre  nature.  La  mère  dans  certains  cas  fut  appelée  à  la  suc- 
cession de  ses  enfants  ;  mais  ce  n'était  qu'une  récompense  accordée  à  la 
fécondité  de  celles  qui  avaient  été  assez  heureuses  pour  donner  un  cer- 
tain nombre  d'enfants  à  la  patrie.  Cette  heureuse  innovation,  dévelop- 
pée un  peu  plus^  tard  par  Constantin  et  ses  successeurs,  fût  enfln  étendue 
à  toutes  les  mères  par  Justinien,  quel  que  fût  le  nombre  de  leurs  enfants. 
Ce  même  prince,  rendant  hommage  à  la  haute jK>sition  que  leur  a  faite 
la  providence  dans  la  famille ,  leur  accorda  la  tutelle  légitime.  Il  appar- 
tenait à  celui  qui  transforma  le  vieux  droit  païen  de  Rome ,  qui  l'épura 
de  tout  ce  qui  lui  restait  encore  d'odieux  et  de  suranné  pour  l'enrichir 


(1  )  Ceci,  du  moins,  dans  la  léglslaUon  intermédiaire,  alors  que  la  femme  avait  cessé  d'être 
complètement  sons  \tt  puissance  du  mari,  in  manu  viri.  Précédemment,  au  contraire,  sous 
l'eipptre  de  la  loi  des  douze  tables,  quand  elle  était  sous  la  puissance  maritale  dans  toute  son 
étendue,  la  femme,  entrée  dans  la  famille  au  môme  litre  que  ses  enCuits,  héritait  bien  de 
ceux-ci,  mais  ce  n'était  pas  comme  miref  c'était  comme  agnate,  comme  sœur  seulement  de 
ceux  auxquels  elle  avait  donné  le  jour.  —  Voir  les  InsUt.  de  Justinien  et  Ortolan,  t.  9,  p.  i. 

(3)  Le  séoatus-consulte  Tertullien,La.  femme  est  appelée  à  la  succession  quand  elle  a 
trois  enfants,  si  c'est  une  ingénue,  et  quatre,  si  c'est  une  alfranchie.  —  V.  Inst.  de  Just  et 
Ortolan,  t  9.  page  63 1. 


AUX  PBBMIEIS  SIÈCLES  DD  CHRISTIANISHB.  421 

au  contraire  de  toutes  les  conquêtes  de  Tesprit  deTévangile,  il  lui 
appartenait,  dis-je,  de  consacrer  au  profit  de  la  femme,  au  profit  de  la 
mère,  ce  double  triomphe  de  l'équilé. 

Restaient  deux  institutions  civiles  qui  devaient,  par  leur  abolition, 
compléter  Témaucipation  morale  de  la  femme  :  le  concubinat  et  le 
divorce.  Hais  elles  étaient  profondément  enracinées  dans  les  entrailles 
de  cette  société  païenne  et  il  n'était  pas  facile  de  les  en  arracher. 

Aux  yeux  de  TËglise,  il  n'y  a  pas  de  degrés  dans  la  perfection  du  lien 
conjugal ,  et  tout  commerce  que  la  bénédiction  nuptiale  n'a  pas  légi- 
timé est  une  débauche.  Constantin ,  l'empereur  chrétien ,  plein  de  zèle 
pour  l'Eglise,  dut  chercher  èiiétruire  le  concubinat,  mais  il  ne  put  que 
l'attaquer  indirectement  «  par  la  triple  influence,  dit  Troplong,  des 
récompenses ,  des  peines  et  de  l'exemple.  »  Encore  fut  il  en  cela  plus 
loin  que  les  moeurs  du. temps  ne  le  pouvaient  permettre,  et  ses  succes- 
seurs furent  obligés  d'abroger  les  lois  qu'il' avait  faites.  Ce  fut  Léon  le 
philosophe  qui,  en  Orient,  eut  l'honneur  de  porter  le  coup  mortel  à 
cette  honteuse  institution. 

En  Occident,  le  concubinat  se  perpétua  longtemps  au  milieu  du 
désordre  des  mœurs  apportées  par  les  barbares,  et  il  fallut  tout  le  génie 
et  toute  la  persévérance  d'un  Grégoire  VU  pour  l'extirper  complè- 
tement. 

Quant  au  divorce,  Constantin  lui  ôla  tout  prétexte  en  abolissant  les 
lois  caducaires  d'Auguste  (*),  et  en  rendant  ainsi  le  mariage  à  sa  liberté 
naturelle,  mais  il  ne  put  complètement  le  détruire;  il  dut  se  contenter 
d'en  limiter  les  causes  et  d'enlever  aux  époux  tous  Iqs  prétextes  frivoles 
ou  peu  graves  de  répudiation.  Encore  son  zèle  l'emporta-t-il  trop  loin; 
ses  successeurs  furent  obligés  de  céder  davantage  à  la  faiblesse  et  à  la 
corruption  du  temps;  et  sous  Justinien ,  dont  la  législation  atteste 
cependant  le  triomphe  des  idées  chrétiennes,  le  progrès  n'était  pas 
assez  réel  pour  que  ce  prince  pût  effacer  cette  dernière  trace  du  paga- 
nisme et  de  ses  mœurs  dépravées.  En  Occident,  les  premiers  temps  du 

(1)  Ces  Toit  avalent  pour  effet  de  rendre  caduques  les  succcssIods  auxquelles  auraient 
été  appelés  les  céUbataires.  Noua  avons  vu  plus  haut  comment  Auguste,  devant  une  ten- 
dance générale  à  se  soustraire  aux  lois  du  mariage  et  aux  cliargea  de  la  bmille,  avait  été 
contraint  de  prendre  cette  mesure  sévère. 


422  LBS  CLASSES  SOUVFEAKTBS 

moyen  âge  voient  le  même  désordre  moral  ;  mais  les  évèqiies ,  et  sur- 
tout les  papes,  luttent  avec  tant  d'énergie  que" Tidôe  chrétienne  Unit 
par  triompher. 

Ainsi,  cette  réhabilitation  de  la  femme,  qui  fût  acceptée  dèsTorigine 
du  Christianisme  dans  la  famille  et  dans  TEglise,  rencontra  plus  de  diffi- 
cultés pour  se  faire  consacrer  par  la  législation  de  Tempire ,  et  cela 
alors  même  que  le  pouvoir  fut  tombé  aux  mains  des  empereurs  chré- 
tiens. Ceux-ci ,  en  effet ,  malgré  leur  zèle ,  trouvèrent  dans  ce  vieux 
monde  qu^ils  étaient  appelés  à  gouverner  trop  d'éléments  païens,  trop 
de  corruption  morale  pour  lui  imposer  toutes  les  prescriptions  de  Ja 
doctrine  chrétiemte.  Néanmoins,  pour  être  lentes  et  laborieuses,  1^ 
réformes  que  la  législation  civile  subit  sous  Tinfluence  du  Christianisme 
n'en  furent  pas  moins  réelles  et  progressives,  et  déjà  01»  potrvait  prévoir 
le  jour  où  de  cette  antique  organisation  de  la  famille  païenne  il  ne  res- 
terait plus  qu'unsouvenir  d'horreur  pour  les  coutumes  barbares  qu'elle 
consacrait,  et  de  reconnaissance  pour  le  religion  qui  les  a  fait  dis- 
paraître. 


IV.  —  Le  Pbolétaieb. 


SoMUAiAB.  —  L'Eglise  n'affiranchit  pas  Thorome  pour  le  faire  moarir  de 
faim  :  rémancipalion  du  travail  suit  rémaDclp&lion  de  Tesclave.  —  Le 
travail  dans  la  doctrine  catholique  ,  c'est  une  expiation ,  une  épreuve^ 
un  moyen  de  réhabilitation  et  de  progrès,  —  Jésus-Christ  consacre 
cette  doctrine  par  son  exemple,  il  se  fait  ouvrier.  —  Les  apôtres  marchent 
sur  ses  traces.  —  Le  Christianisme  crée  la  propriété  et  la  liberté  du 
travail.  —  Lois  du  travail  chrétien.  —  La  repos  du  dimanche.  — 
Avenir  du  travailteur  chrétien. 


Mais  ce  n'étaitpastoutqued'avoir  émancipé  l'esclave,  d'avoir  protégé 
Tenfant  et  réhabilité  la  femme;  il  fallait  encore,  eux  libres,  leur  donner 
le  moyen  de  vivre  et  de  vivre  sans  s'humilier.  Le  Christianisme  ne  pou- 
vait pas  leur  dire,  comme  le  monde  païen  à  l'ancien  affranchi  :  — Val 
désormais  tu  es  libre ,  pourvois  comme  il  te  plaira  à  ta  subsistance  ; 
mais  garde-toi  de  travailler  :  Souviens-toi  quetu  eseitoyenl  — Le  Chris- 


AUX  PEBHinS  SIÈGUS  DU  CHllSTIAinSMB.  423 

tianisme  quand  il  accorde  un  bteofait  ne  le  fait  pas  à  demi ,  et  surtout 
jamais  il  ne  se  joue  par  de  pompeuses  et  vaines  paroles  de  la  misère 
humaine. 

Le  Christianismte,  qui  avait  réhabilité  Tesdave,  TenCant  et  la  femme, 
devait  donc  réhabiliter  le  travail.  Aussi ,  dès  Taf rivée  de  la  doctrine 
évangélique ,  tout  change  à  cet  égard  :  Toisiveté  n'est  plus  ua  droU 
pour  le  citoyen  et  le  travail  une  œuvre  d'esclave.  L'oisiveté  est  ttn  vice, 
le  principe  de  tous  les  vices ,  et  le  travail  est  élevé  au  rang  des  vertus^ 
Le  caractère  du  travail  découle  d'ailleurs  du  dogme  de  la  chute  de 
rhooime  que  vient  nous  rappeler  TËglise.  D'après  ce  dogme,  le  travail 
c'est  pour  l'bomme  une  expiation ,  une  épreuve,  c'est-à-dire  la  voie 
non  plus  de  l'abaissement  et  de  la  dégradation ,  mais  de  la  réhabilita- 
tion et  de  la  vie. 

Ce  n'est  donc  plus  un  crime  pour  le  citoyen  de  consacrer  ses  bras 
et  son  inteiligepcè  à  sa  famille  et  à  son  pays.  Le  travail  devient  au 
contraire  une  loi  et  ua  devoir  dans  la  société  nouvelle.  Chacun  doit 
travailler  à  la  vigne  du  Seigneur,  c'est  la  condition  du  mérite  et  de  la 
récompense.  Les  rôles,  il  est  vrai,  ne  sont  pas  les  mêmes  pour  tous;  la 
Providence  divise  le  travail  selon  les  capacités  et  les  positions  sociales; 
il  y  a  les  travailleurs  de  la  pensée  et  les  travailleurs  de  la  matière  ; 
mais  tous  sont  les  ouvriers  du  Seigneur  ,  tous  convergent  au 
même  but;  tous  marchent,  k  travers  la  môme  épreuve,  au  progrès^  à 
la  réhabilitation,  à  la  vie;  tous  auront  la  même  récompense. 

Et  ceci  n'était  pas  une  doctrine  stérile  ;  ce  n'était  pas  une  dérisoire 
consolation,  pareiUe  à  celles  que  la  philosophie  antique,  du  sein  de  soa 
oisiveté  patricienne,  jetait  à  l'humanité  souffrante  ;  Jésus-Christ  consa- 
crait sa  doctrine  par  l'autorité  de  l'exemple.  U  s'était  fait  homme  pour 
réhabiliter  l'homme,  il  se  Ht  ouvrier  pour  réhabiliter  l'ouvrier.  Il  connut 
pendant  trente  années  la  sueur  et  la  fatigue ,  et  pour  qu'on  ne  l'accusât 
pas  de  ne  s'être  adressé  qu'aux  artisans  les  plus  élevés  dans  l'échelle 
du  travail,  il  choisit  un  des  métiers  les  plus  infimes  :  «  N'est-ce  pas  là 
le  charpentier,  le  fils  de  Marie?  »  demandaient  dédaigneusement  les 
Gentils  en  parlant  du  Sauveur.  Ce  charpentier,  c'était  le  divin  auteur 
de  la  religion  des  pauvres  et  des  affligés,  réhabilitant,  dans  sa  per-? 
sonne,  l'homme  du  peuple,  le  travailleur. 


424  LES  CLASSES  SOUFFRANTES' 

Les  apôtres  marchent  sur  les  traces  de  leur  maître;  eux  les  ouvriers 
de  la  pensée  par  excellence,  eux  les  messagers  de  la  divine  parole,  qui 
annoncent  partout  la  bonne  nouvelle  et  qui  ont  bien  droit,  à  cet  égard, 
qu'on  leur  donne  le  pain  matériel,  quand  ils  distribuent  le  pain  de  la 
vie  morale,  ils  ne  dédaignent  pas  le  travail  manuel.  Saint  Paul,  qui  s'est 
fait  entendre  dans  FÂréopage,  saint  Paul ,  quand  il  ne  prêche  pas,  fait 
des  corbeilles  pour  gagner  sa  nourriture  et  ne  pas  être  à  charge  à  ses 
frères.  Les  évéques,  les  prêtres,  les  clercs  de  la  primitive  Eglise 
suivent  ce  mémorable  exemple.  Non  seulement  ils  travaillent  pour 
eux-mêmes,  mais  ils  travaillent  encore  pour  faire  vivre  les  malheu- 
reux ,  et  quand  ils  ont  prélevé  ce  qui  leur  est  rigoureusement  néces- 
saire ,  le  reste  est  le  trésor  de  la  charité. 

Du  reste  dans  tous  les  âges ,  depuis  la  naissance  du  Christianisme 
jusqu'à  nos  jours,  ceux  de  la  grande  famille  chrétienne  qui  se  réuniront 
en  communauté  pour  aspirer  au  plus  haut  degré  de  la  perfection  reli- 
gieuse, auront  toujours  soin,  comme  JésusXhrist  et  ses  premiers 
disciples,  de  joindre  le  travail  à  la  prière  et  de  vivifier  Tun  et  l'autre 
par  ia  charité. 

^  Si  le  Christianisme  a  réhabilité  le  travail ,  on  peut  dire  aussi  qu'il  a 
créé  pour  le  travailleur  la  propriété  du  travail. 

Sous  le  4)aganisme,  nous  l'avons  vu,  le  travailleur,  c'est-à-dire 
l'esclave,  était  privé  non  seulement  du  domaine  de  la  terre,  mais 
encore  de  tout  droit  sur  son  propre  labeur.  On  lui  jetait  sa  nourriture 
comme  au  cheval  qui  a  fourni  sa  course  ;  c'était  là  tout  ce  qu'il  devait 
attendre.  Le  Chûstianisme,  au  contraire ^  en  proclamant  la  liberté  de 
l'homme  lui  garantit  aussi  les  fruits  de  cette  liberté.  La  même  main 
qui  lui  rendit  la  propriété  de  lui-même ,  lui  rendit  la  propriété  de  son 
travail  ;  son  travail  en  effet  c'est  son  intelligence,  c'est  son  activité, 
c'est  sa  vie.  «  Lemonde  antérieur  à  Jésus-Christ,  dit  un  grand  orateur 
chrétien ,  n'avait  pas  su  que  la  propriété  du  travail  était  essentielle  à 

l'homme Le  riche  avait  dit  au  pauvre  :  —  Je  suis  le  maître  du  sol,  il 

faut  que  je  le  sois  de  ton  travail  sans  lequel  le  sol  ne  produirait  rien. 
Le  sol  et  le  travail  ne  font  qu'un.  Je  ne  veux  pas  travailler  parce  que 
cela  me  fatigue,  et  je  ne  veux  pas  traiter  avec  toi  parce  que  ce  serait 
me  reconnaître  ton  égal»  et  te  céder  une  partie  de  ma  propriété  ea 


AUX  PRBMIBIIS  SIÈCLES  DU  CHRISHAHISHB.  425 

échange  de  tes  sueurs.  Je  ne  veux  pas  avoir  besoin  de  toi  ;  je  ne  veux 
pas  reconnaître  qu'un  homme  m'est  nécessaire  pour  chausser  mes 
pieds ,  et  pour  ne  pas  aller  nu  ;  tu  seras  donc  à  moi  ;  tu  seras  ma 
chose  aussi  bien  que  la  terre,  et  tant  qu'il  me  conviendra  j'aurai 
soin  que  tu  ne  meures  de  faim  !....  — Après  cela  était-ce  donc  peu  de 
chose,  que  d'établir  dans  le  monde  ce  grand  principe  ;  l'homme 
n'est 'jamais  sans  la  propriété;  l'homme  sans  la  propriété  n'existe 
pas;  ta  propriété  et  la  personnalité  solit  tout  un  !  ,N'était-ce  pas  faire 
une  révolution  dans  le  principe  de  la  propriété,  et  une  révolution 
dont  aucun  législateur  n'avait  eu  la  pensée  ?  Eh  bien  !  Jésus-Christ 
l'a  faite  ,  il  a  rendu  l'homme  à  jamais  propriétaire  de  son  travail,  le 
pauvre  nécessaire  au  riche  et  entrant  en  partage  avec  lui  de  la  liberté 
et  des  sources  de  la  vie ,  et  nulle  terre  n'a  plus  fleuri  que  sous  la  main 
du  pauvre  et  du  riche,  unis  par  un  traité  et  stipulant  par  leur  alliance 
la  fécondité  de  la  nature  (*}.  » 

Une  autre  loi  sortait  de  l'enseignement  chrétien  :  c'était  la  liberté 
dans  le  travail  même.  Le  travail,  en  effet,  par  cela  qu'il  est  une  expiation 
et  une- épreuve,  doit  être  accepté  volontairement.  Au  point  de  vue 
économique  et  progressif  il  faut  aussi  que  le  travail  se  développe  dans 
la  sphère  des  goûts,  de  l'aptitude ,  de  l'intelligence  du  travailleur.  Mais 
cette  loi,  chrétienne  dans  son  origine  en  même  temps  que  sage  aux 
yeux  d'une  saine  économie  sociale,  aura  de  la  peiné  à  se  dégager  au 
sein  de  l'organisation  du  vieux  monde  romain.  Sous  les  premiers 
empereurs  chrétiens  eux-mêmes,  comme  je  l'ai  dit  déjà,  on  sera 
obligé  d'appliquer,  contre  la  vieille  doctrine  de  l'oisiveté  païenne, 
un  remède  presque  aussi  dangereux  que  le  mal.  Mais  c'est  le  temps 
où  l'Empire  penche  vers  sa  ruine;  le  sort  de  toutes  les  classes 
devient  insupportable.  L'Empire ,  pour  conserver  unis  tous  ces  élé- 
ments près  de  se  séparer,  resserre  les  liens  de  sa  centralisation  despo- 
tique. C'est  le  temps  où  tout  devient  forcé.  Chacun  est  rivé  à  un  service 
public.  On  est  contraint  à  la  cwrée,  c'est-à-dire  à  l'administration 
municipale,  à  la  perception  des  impôts ,  à  ses  risques  et  périls;"  quoi 
d'étonnant  qu'on  soit  aussi  contraint  au  travail ,  à  telle  industrie,  à  tel 

(1)  Lacordaire,  Conf.,  t.  \\\înfL%LWCB  de  la  toeiété  catholique  quant  à  la  prO' 
priété,  p.  317  à  390. 

Tome  IV.  28 


426  LBS  CLASSES  SOUFFAAMTBS. 

métier  bérédilaire?  Cest  la  loi  générale  l  tous  partagent  le  même  mal- 
heur. Mais  cette  vieille  société  va  s'écrouler  sur  elle-même,  et  du  seio 
de  ses  ruines  on.  verra  sortir,  avec  le  triomphe  de  la  Croix,  le  triomphe 
de  ridée  bienfiaisante  qu'elle  a  apportée  avec  elle,  c'est-à-dire  Téman- 
cipation  de  Tbomme,  la  dignité,  la  propriété,  et  la  liberté  du  travail. 

Mais- le  Christianisme,  en  rendant  à  l'homme  avec  le  travail  une 
source  de  progrès  matériel  et  moral ,  ne  voulait  pas  l'écraser  sOus  le 
poids  du  bienfait.  Si  le  travaifest  nécessaire  à  Thorome,  il  ne  peut 
pas  être  incessant;  il  Tant  que  l'ouvrier  ait  un  moment  pour  s'arrêter 
sur  la  route  qu'il  a  parcourue  et  pour  reprendre  haleine  avant  de  con- 
tinuer son  chemin.  Il  faut  qu'il  puisse  de  temps  à  autre  se  recueillir 
pour  remercier  la  Providence  de  la  protection  qu'elle  lui  a  prêtée ,  et 
l'implorer  encore  pour  la  nouvelle  épreuve  qu'il  va  subir. 

L'Eglise  chrétienne  comprit  ce  besoin  du  tiavailleur,  et,  par  son  en- 
tremise, celui  qui  mesure  les  jours  et  les  nuits  selon  les  forces  de 
l'homme ,  chaque  semaine ,  aussi ,  ménagera  pour  loi  le  jour  du  repos. 
Le  Christianisme,  en  un  mot,  consacra  la  loi  du  dimanche,  qui  répond 
dans  une  si  admirable  mesure  aux  besoins  matériels  et  moraux  de  l'ou- 
vrier, loi  vraiment  sage,  prévoyante  et  humanitaire,  devant  laquelle 
les  philosophes  et  les  économistes  se  sont  inclinés,  en  y  reconnaissant 
les  caractères  d'une  institution  que  l'homme  n'a  pas  inventée. 

Le  s6rt  du  travailleur. est  donc  complètement  changé;  dans  l'an- 
cienne société,  que  le  travailleur  fût  esclave  ou  qu'il  fût  le  prolétaire 
nourri  des  secours  de  FEtat,  c'était  toujours  l'immobilité  dans  la  ser- 
vitude ou  l'immobilité  dans  la  misère.  Aujourd'hui  le  travailleur  part 
de  la  pauvreté,  mais,  s'il  a  de  la  conduite  et  de  l'énergie,  il  peut  s^élever 
au  bien-être,  il  peut  s'élever  à  la  richesse.  Dans  tous  les  cas,  le  travail 
pour  lui  est  une  arène  où  l'attend  toujours  une  victoire  morale  ;  s'il 
n'arrive  pas  à  la  fortune,  il  arrive  toujours  à  la  vertu,  c'est-à-dire  à 
quelque  chose  qui  vaut  mieux  que  la  richesse,  à  quelque  chose  qui 
l'ennoblit  aux  yeux  de  Dieu  et  aux  yeux  des  hommes  et  qui  lui  attire 
des  hommages  enviés  souvent  de  ceux  qui  nous  paraissent  plus  fortu- 
nés que  lui. 

Edouabd  de  la  BASSETIÉRE. 


LETTRES  D'ITALIE 

Troisième  lettre  (*). 


IV. 


La  voie  appienne,  —  Tombeau  de  Cécilia  Métella.  —  Cirque  et  temple 
de  Romulus.  —  La  plaine  des  aqueducs. 

Je  marchais  depuis  une  heure  déjà  ;  j'avais  laissé  derrière  moi  le  colum- 
barium de3  Scipions  et  la  basilique  de  Saint-Sébastien  ;  j'apercevais  au 
sommet  d'un  mamelon  traversé  par  la  voie  appienne  ,  à  droite ,  une  ruine 
crénelée,  à  gauche ,  le  mausolée  de  la  fille  de  Quintus-Crétius ,  femme  de 
Crassus,  entouré  de  murailles  et  de  tours  carrées  également  crénelées;  sa 
masse  prodigieuse,  sa  conservation  également  parfaite ,  sa  forme  ronde, la 
couronne  de  créneaux  dont  il  est  surmonté  en  font  le  donjon  de  la  forteresse 
dont  il  est  le  plus  solide  élément  de  défense.  Cette  singulière  destruction  n*a 
pas  peu  contribué  à  lui  faire  traverser  les  siècles  où  s'accomplit  la  ruine  de 
tant  de  monuments  funèbres  qui  lui  servaient  de  cortège.  Dans  ce  nouvel 
âge  de  fer  on  ne^  conservait  que  ce  qui  pouvait  facilement  se  transformer 
en  citadelle.  A  cette  même  époque  la  moles  Adriana  (aujourd'hui  château 
Saint- Ange)  perdit^  comme  le  mausolée  de  Métella,  sa  riche  colonnade  sou- 
tenant le  toit  conique  sur  lequel  l'empereur  Adrien  était  emporté  dans  un 
superbe  char  de  bronze.  Ils  durent  tressaillir  de  honte  et  de  douleur  dans 
leur  sarcophage  de  marbre ,  les  os  blanchis  de  ces  fier^  Romains,  en  enten- 
dant résonner  sur  leur  tête  les  pas  répétés  des  Barbares  qui  violaient 
ainsi  la  demeure  sacrée  des  morts.  La  tour  de  Gécilia  renferme  encore 
une  chambre  sépulcrale,  mais  le  sarcophage  a  étà  emporté;  il  gtt  oublié 
et  exposé  aux  mutilations  des  enfants  dans  la  cour  intérieure  du'  palais 
Farnése.  Au-dessous  de  la  corniche  sur  laquelle  s'élevaient  jadis  les  colonnes 
soutenant  le  ddme  régne  une  belle  fri^e  composée  de  bucranes  rehés  entre 
eux  par  des  draperies  ;  cette  sculpture  est  d'un  bel  effet  et  rappelle  parfai- 
tement la  destination  du  monument  qu'elle  entoure. 

(I)  VoirlaRerue,  T.  lU,  p.  4M-439,  cl  T.  IV,  p.  i^^-iss. 


428  LBTTBRS 

J'a?aîs  remarqué  dans  ta  ?allée  qui  précède  ce  mamelen  une  enceinte 
considérable  et  rectangulaire  ;  désirant  en  connaître  la  destination  ayant 
de  poursuivre  mes  r^erches  sur  la  voie  appienne,  je  m'y  dirigeai  ei  ne 
tardai  pas  à  me  trouver  au  centre  d'un  cirque  assez  bien  conservé  pour 
qu*il  me  fût  facile  d'y  reconnaître  les  galeries  du  pourtour  sous  lesquelles 
dii-huit  mille  spectateurs  pouvaient  se  passionner  à  la  course  des  chars  et 
des  chevaux.  Je  voyais  encore  la  place  où  la  roue  frisait  la  borne  en  l'évi- 
tant (metaque  fervidis  evitata  rotis)«  celle  où  des  joueurs  de  flûte  placés  sur 
de  hautes  tours  animaient  les  lutteurs  par  le  son  de  leurs  instruments.  Non 
loin  de  là ,  sur  le  penchant  d'une  colline  qu'attristait  le  feuillage  grb  des 
oliviers,  se  massaient  d'autres  murs  et  d'autres  tours  de  brique;  c'étaient 
la  villa  de  Uaxence ,  et  le  temple  dédié  par  lui  à  Romulus.  Les  voûtes  tom- 
bées de  toutes  ces  constructions  m'offraient  dans  leur  arrachement  une  sin- 
gularité encore  inexpliquée  :  elles  étaient  remplies  de  grandes  urnes  de  terre 
noyées  dans  le  blocage,  était-ce  pour  les  rendre  plus  légères  ou  plus  sonores? 
je  vous  livre  ces  deux  appréciations,  libre  à  vous  de  décider.  Je  sortais  par  la 
porte  cintrée  donnant  entrée  dans  le  cirque  lorsqu'un  spectacle  inaliendo 
vint  frapper  mes  regards  ;  de  là  je  dominais  la  campagne  désolée  qui  côtoie  la 
voie  appienne  à  l'horizon  ;  les  montagnes  bleues  de  la  Sabine  et  du  Latium 
festonnaient  le  ciel  de  leurs  crêtes  arides  ;  sur  leurs  pentes  je  voyais  se 
grouper,  au  milieu  des  arbres  et  de  la  vapeur,  les  villages  de  Tivoli,  de  Fras- 
cati  et  d'Albano  ;  leurs  maisons  blanches  scintillaient  au  soleil  comme  des 
pierres  précieuses,  enchâssées  qu'elles  étaient  au  milieu  d'une  sombre  verdure; 
plus  bas  d*énormes  aqueducs  profilaient  leurs  lignes  souvent  interrompues 
dans  hi  plaine  déserte  que  je  foulais  aux  pieds.  Leurs  grands  cintres  de 
briques  s'enlevaient  tantôt  rouges  et  lumineux,  tantôt  noires  et  sombres  sur 
l'azur  adouci  et  lumineux  des  montagnes.  Quelques  peupliers,  quelques 
ormeaux  penchés  par  les  vents  du  nord  sur  cette  terre  qui  ne  peut  les 
nourrir ,  n'avaient  plus  assez  d'ombrage  pour  que  le  berger  et  ses  chiens, 
seuls  habitants  de  ces  landes  sauvages ,  pussent  y  trouver  un  abri  contre  les 
ardeurs  du  soleil.  A  quelques  pas  de  moi  sur  la  droite,  des  terres  rouges  et 
fraicbement  remuées,  des  fûts  de  colonne  des  sarcophages,  et  des  cippes  en 
marbre  ou  en  brique  me  tirent  souvenir  que  depuis  quelques  temps  les 
fouilles  commencées  sur  ce  point  avaient  fait  découvrir  une  nouvelle  voie 
romaine  (via  appia  nuova)  enfouie  à  vingt-cinq  pieds  sous  terre  avec  des 
temples,  des  maisons  et  de  nombreux  tombeaux.  La  tristesse  et  la  gran- 
deur de  ce  spectacle  me  rappelant  une  autre  nation,  je  m'écriais  avec  Cha- 
teaubriand :  — quel  désert  I  Quel  silence  !  infortuné  pays  !  malheureux  Grecs! 


d'italib.  ^29 

—  La  France  perdra-t-elle  ainsi  sa  gloire,  sera-t-elle  ainsi  dévastée  et  foulée 
aux  pieds  d^ns  la  suite  des  siècles  ?  Pour  mettre  en  fuite  toutes  ces  lugubres 
pensées,  qui  ne  m'étaient  que  trop  inspirées  par  la  mélancolie  du  pays  qui 
Bi'en?ironnait,  je  me  levai  en  prenant  la  direction  ^'un  petit  bois  de  chênes 
verts  que  j'apercevais  à  quelques  centaines  de  pas  de  moi  sur  le  sommet 
d'un  plateau.  La  mousse  que  j'arrachais  en  marchant  me  découvrait  à  chaque 
instant  quelque  nouvelle  substruction  de  briques  ;  ces  mamelons  répétés 
n'ét«^ent  que  les  débris  entassés  des  villas  romaines.  J'approchai  du  massif 
de  chênes  verts,  une  voûte  obscure  était  là  devant  moi,  j'y  plongeais  mes 
yeux  scrutateurs,  quand  le  sifflement  d'une  couleuvre  me  fit  relever  la  tête  : 
elle  glissait  lentement  sous  ce  cintre  qui  s*enfonçait  dans  )a  terre  :  était-ce 
la  gardienne  de  ces  ruines ,  ou  l'esprit  du  Dieu  qui  habitait  le  petit  bols  vers 
lequel  je  dirigeais  mes  pas?  Un  Romain  eut  peut-être  reculé  ,  je  continuai 
ma  route.  Au  milieu  de  la  petite  enceinte  de  chênes  séculaires  un  espace 
rond  de  quelques  métrés  existait  encore  ;  mon  guide  prononçait  à  voix 
basse  le  nom  de  Numa  et  d*Égérie  :  j'y  aurais  cru  volontiers,  tant  le  lieu 
me  paraissait  bien  choisi  pour  écouter  les  jnystérieuses  paroles  de  la 
nymphe  charmante.  Un  poète  eut  entendu  le  bruit  de  ses  pas  sur  la  mousse 
fine  et  moelleuse,  il  eut  vu  sa  main  blanche  soulever  la  draperie  légère, 
retenue  par  une  ceinture  d'or  autour  de  sa  taille  noble  et  flexible  :  pour 
moi  je  ne  voyais  rien  qu'un  sol  aride  et  sauvage  ;  je  n'entendais  que  le  bruit 
du  vent  dans  le  non*  feuillage  des  chênes  ;  les  savants  me  disaient  que  la 
vraie  nymphée  à*Égérie  était  près  de  la  porte  Capène;  faisant  taire 
mon  imagination ,  j'écoutais  la  science  et  l'archéologie  ;  puis  je  me  remet- 
tais en  route  vers  la  voie  appienne  que  j'ai  trop  oubliée,  ce  me  semble.  Après 
avoir  passé  le  tombeau  de  Gécilia  Hétella  ,  on  marche  encore  pendant  un 
long  espace  sans  rencontrer  d'autres  mausolées,  puis  ils  s'entassent  et  se 
groupent  tout  â  coup  ,  offrant  à  vos  yeux  surpris  des  columbarium  sans 
nombre,  remplis  de  niches  et  de  vases  cinéraires  encastrés  dans  ces  niches , 
de  beaux  sarcophages  de  marbre  blanc,  des  bustes,  des  statues,  des 
mosaïques.  Des  inscriptions  en  belles  majuscules  romaines  vous  apprennent 
que  jadis  comme  aujourd'hui  encore  l'orgueil  ne  s'arrêtait  point  sur  le 
seuil  du  sépulcre,  et  que  la  mort  impitoyable  moissonnait  à  tout  âge.  On 
m'a  montré  le  tombeau  de  Sénèque  :  c'est  dans  sa  villa  placée  à  côté  quHl 
dut  se  couper  les  veines;  plus  loin  j'apercevais  celle  des  frères  Quintilii, 
assassinés  par  Commode  qui  désirait  leurs  biens,  puis  enfin  je  m'arrêtais 
devant  trois  tumulus  que  Ton  croit  être  les  tombeaux  des  Horaces  et  des 
Guriaces.  Je  m'étais  retourné,  les  tombeaux  étant  devenus  plus  rares  et  san9 


430  LETTRÉS 

inlérêt;  le  soleil  se  couchait,  rougissant  de  fies  derttiers  rayods  les  sd- 
houeltes  fantastiques  de  tous  ces  monuments  de  la  mort  ;  je  voyais  sur  les 
dalles  irréguliéres  de  la  voie  qui  s'étendait  plane  et  droite  jusqu'à  l'horizon 
les  traces  des  chars  romains  qui  y  avaient  creusé  leurs  traces,  dix-huit  siècles 
avant  celui  où  je  vivais  ;  je  ne  regrettais  pas  les  campagnes  désertes ,  elles 
prêtaient  leur  sombre  harmonie  à  cette  nécropole  de  la  Rome  antique  ;  mais 
je  saluais  avec  transport  le  ddme  lumineux  de  Sàinl- Pierre,  car  bien  qu'il 
m'arrachât  au  charme  des  souvenirs ,  il  me  rappelait  qu'une  civilisation 
nouvelle ,  qu'un  nouveau  culte  et  d'autres  hommes  avaient  remplacé  ceux 
dont  les  cendres  remplissaient  encore  les  vases  des  columbariam  en 
ruine. 

V. 

ta  colonne  Trajane  et  Antonine.  ^-  Le  Panthéon. 

J'ai  peine  à  en  finir  avec  les  monuments  de  la  Rome  des  Césars  ;  beau- 
coup découpent  le  ciel  de  leurs  cintres  monotones ,  mais  le  pavé  de  la  ville 
moderne  en  recouvre  un  plus  grand  nombre  encore  ;  en  remodtantle  forum, 
à  partir  de  l'arc  de  Septime-Sévère,  on  laisse  sur  la  gauche  la  prison  Momer- 
tine  et  le  mont  Capitolin  ;  il  faut  alors  se  rejeter  sur  la  droite,  on  ne  tarde 
pas  à  rencontrer  la  place  des  CoUonace  ;  sur  l'un  des  côtés  s'élève  enfoui 
aux  deux  tiers  un  portique  d'une  belle  architecture  corinthienne  avec  frise 
remarquable  représentant  les  arts  de  Pallas.  Ce  portique  à  dO  faire  partie 
d'un  système  suivi  de  décoration  qui  entourait  le  forum  de  Nerva. 

Plus  loin  ,  au  milieu  du  forum  de  Trajan ,  la  colonne  Trajane  ;  comme 
son  nom  l'indique ,  elle  fut  élevée  par  Trajan  lorsque  les  Daces  eurent  été 
vaincus  par  les  Romains  ;  elle  fut  pour  eux  le  souvenir  d'une  de  leurs  plus- 
belles  victoires  en  même  temps  qu'un  de  leurs  pIiLs  beaux  monuments.  Bien 
supérieure  à  la  colonne  Antonine,  comme  détails  et  comme  moulures ,  elle 
la  surpasse  surtout  par  4'élégance  de  ses  proportions;  la  colonne  Antonine, 
d'un  travail  incorrect  et  lourd,  monte  sans  diminution  jusqu'aux 
lourdes  ovîes  du  chapiteau.  La  colonne  Trajane  se  renfle  au  tiers  de  sa 
hauteur  et  s'amoindrit  légèrement  avant  d'arriver  aux  belles  moulures  qui 
la  termment;  mais,  moins  heureuse  que  sa  rivale,  le  colqui  l'entoure 
domine  les  premières  assises  de  sa  base.  Cette  base  quoique  mutil<!e ,  sur- 
tout vers  les  arêtes ,  vous  montre  encore  de  curieux  bas-reliefs  représen- 
tant les  vêtements  et  les  armes  de  guerre  des  vainqueurs  et  des  vaincus.  Le 


d'italib.  431 

travail  en  est  fin,  d'ane  exécution  savante  et  habile,  bien  que  d'un  faible 
relief:  il  a  de  la  saillie  et  ne  nuit  pas  à  TefTet  d'ensemble ,  en  laissant  la 
plus  grande  importance  aux  compositions  en  spirale  qui  entourent  le  fût 
en  en  faisant  vingt-trois  fois  le  tour.  H  est  difficile  d'étudier  une  à  une  les 
2500  figures  qui  vous  représentent  les  événements  principaux  de  l'expédi- 
tion de  Trajan  contre  les  Daces  ;  il  suffit  de  quelques  heures  d'examen  pour 
se  convaincre  de  la  perfection  de  chaque  groupe  et  de  chaque  personnage; 
les  Romains  ne  nous  ont  rien  laissé  de  plus  complet,  c'est  de  l'histoire* 
ciselée  dans  le  marbre.  Raphaël  et  Michel-Ange,  le  Rramanle  et  San 
Sovino  sont  venus  tour  à  tour  y  chercher  des  inspirations,  et  la  France 
guerrière  a  vouhi  couler  en  bronze  sa  copie  pour  que  l'avenir  se  souvint 
de  ses  triomphes.  Serait-il  possible  d'en  faire  un  plus  bel  éloge  ?  Quelques 
autres  débris  sont  encore  disséminés  dans  les  environs  de  la  colonne 
Trajane,mais  les  antiquaires  jettent  une  telle  confusion  dans  les  ruines  de 
Rome  par  une  quantité  de  noms  appliqués  au  même  objet,  que  je  préfère 
m'abstenir  d'en  choisir  un  (jans  la  crainte  de  commettre  une  erreur  ;  an 
reste,  les  débris  dont  je  vous  parle  sont  si  peu  importants  qu'il  ne  faut  pas 
trop  regretter  de  les  voir  subsister  sans  acte  de  naissance.  Passons  donc 
promptement  devant  le  temple  de  Vesla  et  de  la  Fortune  virile,  reproduction 
médrocre  de  la  maison  carrée  de  Nîmes ,  traversotis  rapidement  le  Circus 
maximus,  où  a  peut-être  eu  lie\i  l'enlèvement  des  Sabines  et  où  l'on  vient 
d'établir  un  gazomètre...  et  arrivons  enfin  au  Panthéon,  le  seul  monument 
bien  conservé  dont  je  ne  vous  aie  point  encore  entretenu. 

Le  Panthéon,  construit  sous  le  règne  d'Agrippa,  n'est  point,  comme  la  plu- 
part des  ruines  antiques,  renfermé  dans  Tenceinte  bâtie  par  Tarquin  ;  il  se 
trouve  donc  enveloppé  de  constructions  modernes,  puisque  la  ville  nouvelle 
a  presque  abandonné  les  sept  collines  pour  se  rejeter  dans  la  direction  du 
fort  Saint- Ange  et  du  Vatican;  son  portique  seul  fait  face  à  la  place  de  la 
Rotonde,  ce  qui  permet  d'en  saisir  les  détails  et  les  diverses  proportions. 
Je  ne  me  chargerai  point  de  Vous  les  transcrire  ici,  le  premier  Guide  venu 
vous  réduira  le  monument  en  pieds«  en  pouces,  en  lignes,  ne  vous  fera 
grâce  ni  des  profils  des  architraves,  ni  de  ceux  des  bases  et  des  chapiteaux  ; 
pour  moi  qui  déteste  cette  singulière  façon  d'apprécier  une  construction, 
je  rechercherai  seulement  si  l'ensemble  du  temple  offre  des  lignes  pures  et 
harmonieuses  sans  avoir  le  compas  à  la  main  pour  m'assurer  si  cette  mou- 
lure n'a  point  un  centimètre  de  plus  ou  de  moins  qu'elle  ne  doit,  singulière 
aberration  du  génie  qui,  en  ramenant  toujours  rarchiteclure  antique  à  des 
proportions  exactes,  a  constamment  arrêté  l'imagination  des  artistes  en  les 


432  LBTTB£S 

obligeant  à  se  renfermer  dans  un  cercle  étroit,  qui  né  leur  permettrait  m 
de  varier ,  ni  d'étendre  leurs  monuments  à  de  grandes  proportions,  sans 
violer  les  régies  fondamentales  de  leur  art.     * 

Le  Panthéon  comme  la  plupart  des  monuments  antiques  m'a  paru  beau- 
coup trop  voûté  ;  les  colonnes  de  granit  du  portique  sont  certainement  profi- 
lées d'une  façon  trés-habile,  les  chapiteaux  corinthiens  sont  finement  taillés, 
mais  pourquoi  ce  feuillage  maigre  surmonte«t-il  une  colonne  si  robuste  et  si 
simple  ?  C'est  le  tronc  d'un  chêne  donnant  naissance  aux  feuilles  de  la  fou- 
gère. Je  l'ai  toujours  pensé»  le  chapiteau  corinthien  ne  peut  s'harmoaiser 
qu'avec  un  fût  cannelé  ;  s^  on  l'établit  sur  une  colonne  lisse«  il  faut  alors  le 
galber  simplement  comme  au  Golisée,  et  encore  conserve-l-il  toujours  son 
étemelle  monotonie;  voyez-en  un,  vous  connaîtrez  tous  les  autres.  Éta- 
bti.xsez  de  suite  une  comparaison  avec  nos  chapiteaux  du  XIlI*  siéde,  si 
Taries,  si  élégauls,  si  largement  compris  dans  leur  savante  exécution;  il 
sera  impossible  de  nier  dans  le  rapprochement  de  ce  simple  détail  la  supé- 
riorité de  l'architecture  du  nord  sur  celle  des  pays  méridionaux  ;  je  reviens 
au  Panthéon.  Le  fronton  est  beaucoup  trop  élevé  relativement  à  sa  lon- 
gueur, il  écrase  les  colonnes  sous  sa  masse  disgracieuse  ;  les  Romains  n'ont 
point  imité  en  cela  les  heureuses  proportions  des  frontons  des  temples  de  la 
Grèce,  qui  •ont  en  élévation  une  hauteur  presque  moitié  moindre  de  celui 
du  Panthéon.  En  pénétrant  à  l'intérieur  je  ne  pourrai  m'empécherde  vous 
dire  que  la  coupole  pèse  beaucoup  trop  sur  les  maigres  colonnes  qui  la 
supportent.  Mais  il  faut  néanmoins  en  admirer  la  savante  construction  ; 
depuis  des  siècles,  elle  a  résisté  aux  incendies  répétés  qui  n'ont  pu  ébranler 
sa  puissante  courbure»  et  l'architecte  romain  a  fait  preuve  d audace  et  de 
génie,  en  projetant  pour  la  première  (bis  une  voûte  aussi  massive  sur  un 
vide  si  énorme.  La  décoration  intérieure  du  Pantliéon  est  sim^e  et  sévère, 
lés  caissons  de  la  voûte  ont  vu  enlever  leurs  ornements  de  bronze,  les  dalles 
de  porphyre  et  de  vert  antique  qui  forment  le  pavé  sont  brisées  et  disjointes, 
les  colonnes  de  jaune  de  Sienne  çt  ^e  granit  oriental  ont  perdu  leur  poli, 
mais  la  croix  de  Jésus- Christ  bnlle  dans  la  niche  profonde  où  Jupiter  lan -s 
çait  sa  foudre,  la  Vierge  de  Bethléem  surmonte  l'autel  où  l'on  adorait  l'im- 
pudique Vénus.  Jean  d'Udinc,  Perrio  del  Vaga,  Balthazar  Peruzzi,  Annibal 
Carrache  remplacent  les  illustres  Romains;  Raphaël  y  fait  oublier  les  noms 
des  artistes  les  plus  glorieux  de  la  Grèce  et  de  Rome.  C'est  en  eOet  sous  la 
protection  de  celle  dont  la  douce  et  suave  figure  nous  est  si  connue  par  ses 
oeuvres  merveilleuses  qu'il  dort  enveloppé  dans  son  linceul  de  gloire.  Une 
simple  plaque  de  marbre  blanc,  scellée  dans  le  mur  du  côté  d^  l'Évangile, 


d'italib.  433 

nous  rappelle  ce  jour  de  deuil  où  l'ou  vit  s'éteindre  à  trente-sept  ans  le 
plus  puissant  génie  artistique  des  temps  modernes;  Rome  entière,  agenouillée 
autour  du  monument  funèbre ,  pleurait  son  artiste  bien-aimé  et^,  au  moment 
où  la  dallé  de  marbre  allait  pour  toujours  recouvrir  son  pâle  et  beau 
visage,  on  vit  arriver  le  pape  Léon  X  ;  «  il  se  prosterna  dans  une  ardente 
prière,  bénit  Raphaël  et  lui  prit  une  dernière  fois  la  main  qu'il  arrosa  de 
ses  larmes.  »  (Âudin,  Hist.  de  Léon  X). 

Venise  a  élevé  à  Michel-Ange,  au  Titien,  à  Canova  des  sarcophages 
superbes  où  des  figures  allégoriques  rappellent  les  diverses  branches  de 
l'art  dans  lesquelles  ont  excellé  ces  hommes  célèbres.  Ces  pompeux  mau- 
solées ne  m'ont  point  fait  regretter  la  simple  épitaphe  du  peintre  d*Urbin« 
Je  trouve  même  de  trop  ce  distique  ampoulé,  ciselé  dans  le  marbre  par  le 
cardinal  Bembo  : 

llle  hic  est  Raphaël  timuit  quo  sospite  vinci 
Rerum  magna  parens  et  moriente  mori. 

Le  doux  nom  de  Raphaël  ne  suffit-il  pas  pour  rappeler  à  la  mémoire  les 
Stanze  et  les  Loges  du  palais  des  Papes ,  la  Transfiguration ,  les  portraits 
et  les  vierges,  fleurons  sans  nombre  de  sa  brillante  couronne  d'artiste. 


VI. 

Les  églises  de  Rome  —  St^Pierre.  —  Le  Vatican.  —  Le  Musée  du 

Capitale, 

J'ai  terminé  i  la  coupole  du  Panthéon  mes  pérégrinations  dans  la  ville 
des  consuls  et  des  empereurs;  une  autre  coupole  plus  élevée,  plus  légère 
dans  ses  proportions  s'élève  au  delà  du  Tibre  ;  celle-là  me  rappelait  les 
dieux  de  la  mythologie  et  leurs  cérémonies  cruelles,  celle-ci  supporte  dans 
les  airs  le  signe  du  salut  des  hommes .  de  Thumanité  et  de  la  grandeur  du 
dieu  des  Chrétiens.  Si  l'antiquité  païenne  avait  couvert  le  sol  de  Rome  de 
monuments  sans  nombre,  la  religion  triomphante  de  J.-C.  a  su  conserver 
tout  ce  qui  avait  échappé  aux  destructions  répétées  des  barbares.  Elle  n'a 
pas  tardé,  sous  le  gouvernement  éclairé  de  ses  pontifes,  à  reconstruire  sur 
tous  les  points  de  l'antique  capitale  des  basiliques,  des  églises,  dont  on 
viendra  toujours  fouler  les  pavés  de  marbre,  pour  admirer  les  merveilles 
artistiques  qu'elles  contiennent. 


434  L£Tnss 

Vous  avez  Uni  de  fois  lu  des  descriplioss  de  Saiot-Piem  que  je  o'eotre- 
prendni  point  de  passer  en  rerae  les  tombeaux,  lesslatoes.  les  mosaïques, 
les  dontres  qui  garoissenl  ses  murs,  ses  voûtes,  ses  frises  et  ses  coupoles. 
Je  chercherai  seulement  à  vous  faire  partager  les  diverses*  impressions 
que  j'ai  éprouvées  en  parcouiant  cet  énorme  monument.  Mais  je  dois 
Tavouer,  ma  tâche  devient  ici  délicate  et  fort  difficile.  Je  vais  heurter  bien 
des  opinions  contradictoires  et  me  faire  appliquer  par  vous-même  peol- 
étre,  comme  à  l'alouette  si  poétiquement  chantée  par  on  enfant  de  la 
Vendée  (*},  ces  vers  spirituels  et  naïfs  : 

Que  me  dites- vous  là?  quel  bizarre  langage? 

Alouette,  je  vous  engage 
A  ne  pas  le  tenir  devant  un  autre  oiseau: 
11  publierait  partout  qu'en  montant  au  nuage 
Vous  avez  du  bon  sens  perdu  rentier  usage,    • 
Que  vous  êtes  enfin  malade  du  cerveau. 

Mais  je  vous  ai  promis  de  ne  point  modifier  mes  sensations  artistiques 
par  le  contact  d'une  opinion  différente  de  la  mienne ,  et ,  an  risque  d*être 
entendu  par  d*autres  oiseaux ,  voici  ce  que  je  pense  de  Saint-  Pierre. 

C'est  une  église  et  ce  n*en  est  pas  une  ;  c'est  le  plus  vaste  temple  du 
monde  et  il  parait  petit  ;  pendant  trois  siècles  les  plus  grands  artistes  ont 
concouru  à  la  construction  et  à  Tembellissement  de  Tinter ieur,  et  cependant 
aucun  monument  n'est  plus  pauvre  en  objets  d'art  d'une  valeur  réelle. 

Lorsque  vous  êtes  arrivés  à  l'entrée  de  la  place  circonscrite  par  la  riche 
colonnade  du  Bemin,  votre  œil  suit  avec  admiration  les  contours  harmonieux 
de  la  belle  coupole,  création  de  Michel-Ange;  mais,  à  mesure  que  vous 
approchez  de  l'obélisque  égyptien  élevé  par  Fontano  au  centre  de  cette 
place,  vous  voyez  disparaître  peu  à  peu  celte  coupole,  seule  portion  réel- 
lement admirable  de  l'édifice.  Enfin  la  boule  et  la  croix  qui  la  surmonleùt 
s*efl*acent  derrière  la  déplorable  façade  de  Maderne.  Elle  apparaît  seule 
avec  ses  fenêtres  carrées ,  ses  lourdes  colonnes,  son  attique  sans  caractère 
surchargé  dès  plus  colossales  et  des  plus  médiocres  statues  qui  se  puissent 
voir.  Cette  triste  façade  ne  peut  s'appliquer  à  rien  :  ce  n'est  ni  celle  d'un 
palais  ni  celle  d'une  salle  de  spectacle,  encore  moins  celle  de  la  maison  de 
Dieu.  Au  reste,  j'en  dirai  autant  des  portiques  de  Saint-Jean  de  Lalran  et 
de  Sainte-Marie  Majeure.  La  nouvelle  basilique  de  Saint- Paul-hors-les-murs 

(1)  N.  Emile  Grimaud  ^Fleurs  de  Vendée. 


d'itâlib.  435 

a  au  moins  le  triste  avantage  de  ressembler  à  quelque  chose  :  c'est  une 
fort  belle  gare  de  chemin  de 'fer.  Les  noms  de  Maderne,  du  Bernin,  de 
Marchionni,  devraient  être  maudits  par  tous  les  amateurs  de  la  belle  archi- 
tecture du  XVI*  siècle.  Ils  ont  à  eux  seuls  défiguré  Saint-Pierre  et  entraîné 
Tarchitecture  dans  celle  voix  déplorable  ou  Borromini  devait  commettre 
les  plus  monstrueuses  extravagances.  L*un  d'eux,  Blademe,  comme  je 
vous  l'ai  dit ,  a  gâté  l'œuvre  de  Michel-Ange  en  masquant  par  son  affreuse 
façade  l'œuvre  si  grandement  conçue  de  l'architecte  florentin  ;  le  second  a 
perdu  l'intérieur  de  la  coupole  en  y  élevant  un  édifice  de  bronze  du  plus 
mauvais  goût  que  l'on  appelle  le  baldaquin  de  Saint-Pierre.  Par  ses  propor- 
tions démesurées  il  amoindrit  celles  de  la  coupole ,  tranche  en  deux  parties 
la  longueur  de  la  nef  et  ne  permet  plus  d'en  saisir  d*un  seul  coup  d'œil 
l'immense  étendue.  N'est-ce  pas  lui  qui  a  fait  cette  ridicule  chaire  de  Saint- 
Pierre  ?  assemblage  indescriptible  d'évêques ,  de  pontifes  empanachés  de 
mitres  «  de  costumes  sacerdotaux  surchargés  de  lourdes  broderies ,  que  le 
vent .  ce  me  semble,  ne  devrait  pas  si  facilement  tourmenter  et  coller  autour 
de  leurs  jambes  :  ils  soutiennent  de  l'extrémité  de  leurs  doigis,  gracieuse- 
ment arrondis,  une  chaire  qui  pèse  plusieurs  milliers  de  livres.  Et  celte 
sainte  Véronique  s'enfuyant  au  milieu  d'une  tempête  qui  va  lui  arracher 
ses  vêlements,  n'h-t-elle  pas  l'air  de  crier  au  voleur?  Et  toutes  ces  statues 
sans  nombre  qui  grimpent  le  long  des  pilastres,  qui  s'accrochent  par  le  bas 
des  reins  aux  écoinsons  des  arcades  des  nefs  latérales  en  agitant  leurs 
bras  et  leurs  jambes,  qui  pendent  dans  le  vide  des  cintres  ,  ne  croirait-on 
pas  quelles  s'apprêtent  à  exécuter  quelque  ronde  de  ballet?  Celle  exagéra- 
tion des  reliefs  de  la  statuaire  appliquée  à  la  décoration  architectonique,  et 
si  en  dehors  de  toutes  les  règles  de  l'art  et  du  bon  goût ,  a  été  poussée  à 
un  tel  degré  dans  la  chajpelle  du  chœur,  que  les  cardinaux  et  les  évêques, 
inquiets  des  gestes  désordonnés  auxquels  se  livraient  une  multitude  de 
figures  en  marbre  de  dix  pieds  de  haut ,  mal  assises  sur  la  saillie  des 
corniches,  ont  pris  la  sage  précaution  de  fkire  attacher  par  des  liens  de  fer 
ces  jambes  et  ces  bras  de  Damoclès  toujours  suspendus  sur  leurs  têtes. 
Si  j'abordais  un  à  un  les  nombreux  tombeaux  qui  décorent  l'intérieur  de 
l'église ,  vous  verriez  que  la  plupart,  s'ils  étonnent  les  regards  par  leur 
prodigieux  amas  de  marbre  de  toute  couleur,  sont  bien  loin  de  le  séduire 
par  la  beauté  des  fotmes  architecturales,  ou  des  statues  qui  les  décorent. 
Je  fais  cependant  des  réserves  pour  le  superbe  tombeau  de  bronze  de 
Sixte  IV,  couvert  de  gracieuses  figurines  exécutées  par  Ant.  Pallajuolo , 
pendant  cette  période  du  XVI*  siècle»  qui  a  produit  en  Italie  de  si  admirables 


436  LBTTBBS 

chefs-d'œuvre  de  statuaire ,  et  pour  le  tombeau  —  de  h  même  période  — 
de  Paul  III  Farnèse,  par  Guillaume  Delaporte.  Sa  statue  de  la  Justice 
excitant  une  admiration  trop  passionnée ,  on  la  fit  couvrir  d'une  tunique  en 
métal  par  le  Bemin,  surnommé  \eculoUier  à  la  suite  de  ce  travail.  (C'est 
lui  également  qui  a  déshonoré  le  fronton  du  Panthéon  par  ces  deux  clochers 
spirituellement  comparés  à  deux  oreilles  d'âne).  11  faut  également  s'arrêter 
devant  le  tombeau  de  Clément  XIII ,  par  Ganova  ;  la  figure  du  pape  est 
belle;  les  lions  couchés  entre  le  génie  de  la  mort  et  la  religion  sont  sans 
contredit  ce  qu'il  y  a  de  plus  remarquable  comme  exécution  ;  puis  enfin 
devant  celui  de  Pie  Vil,  par  Thorwaldsen.  La  statue  de  Yelléda  ,  par 
Maindron,  rappelle  singulièrement  celle  de  la  Sagesse,  placée  à  la  gauche  du 
pontife.  N'oubliez  pas,  avant  de  quitter  Saint-Pierre,  de  vous  agenouiller 
longtemps  devant  la  Pieta  de  Michel-Ange  ;  vous  comprendrez  difficilement 
tant  de  science  et  d*énergie  dans  un  ciseau  de  vingt-quatre  ans  ;  je  consi- 
dère cette  œuvre  comme  une  des  plus  remarquables  du  grand  sculpteur  :  la 
vue  n'y  est  pas  fatiguée  par  ces  excès  de  la  forme  matérielle  et  par  ces 
mouvements  forcés  que  l'on  retrouve  dans  les  tombeaux  des  Médicis.  Je  ne 
vous  enlretienUrai  pas  longtemps  des  grandes  mosaïques  qui  décorent  les 
autels  de  Saint-Pierre ,  reproduisant  les  œuvres  les  plus  remarquables  de 
divers  artistes;  c'est  une  tentative  louable,  puisqu'elle  conservera  sinon  la 
ligne  et  la  couleur  exacte ,  au  moins  l'ensemble  des  œuvres  merveiHenses 
que  renferme  la  Pynacothèque  du  Vatican. 

J'ai  dit  en  commençant  que  l'église  dédiée  à  Saint-Pierre  était  énorme 
et  paraissait  petite  ;  cette  impression  est  réelle ,  et  se  produit  sur  tous  ceux 
qui  soulèvent  l'énorme  rideau  qui  voile  la  porte  de  la  nef  centrale.  Voici,  ce 
me  semble,  à  quelle  cause  on  doit  l'attribrer  :  les  piliers  rectangulaires  qui 
soutiennent  les  voûtes  et  la  coupole  de  Saint-Pierre  sont  si  énormes  (quel- 
ques-uns'  présentent  une  surface  de  plus  de  17  mètres  carrés)  que  l'œil  du 
visiteur  ne  peut  pénétrer  dans  les  bas  côtés  ;  puis,  comme  je  vous  l'ai  déjà 
dit ,  le  baldaquin  du  Bemin  ferme  l'église  au  centre ,  sous  la  coupole  ;  il 
faut  donc  visiter  tour  à  tour  chaque  travée ,  chaque  chapelle  ,  chaque  nef, 
pour  se  faire  une  idée  exacte  des  proportions  gigantesques  de  tout  l'édifice; 
votre  imagination ,  en  réunissant  une  suite  nombreuse  de  comparaisons , 
finit  par  se  convaincre  de  l'immense  étendue  du  monument ,  mais  cette 
immensité,  vous  ne  pouvez  ni  l'apprécier,  ni  lavoir  d'un  seul  coup  d'œil. 
Saint-Pierre  est  plutôt  une  réunion  d'églises  considérables  qu'une  basilique 
unique  et  formant  un  tout  complet.  Si  je  pouvais  ici  vous  développer  une 
longue  théorie  artistique ,  vous  comprendriez  promptement  combien  nos 


D*ITALIS.  437 

monuments  du  XIII*  siècle,  où  vous  embrassez  d'un  seul  regard  tontes  les 
parties  de  Téditice,  où  les  légères  piles  des  nefs  permettent  de  plonger 
dans  les  profondeurs  les  plus  reculées  des  voûtas,  des  chapelles,  des 
absides  et  des  transepts,  l'emportent  en  harmonie  d'ensemble  et  en  élégance 
de  proportions  sur  la  célèbre  métropole  romaine  ;  vous  regrettriez,  comme 
moi,  de  voir  tant  de  trésors  enfouis ,  tant  de  génie  employé  pour  n'arriter 
qu'à  un  résultat  fort  incomplet.  Pénétrez  dans  n'importe  quelle  église 
gothique ,  votre  pensée  lui  donnera  toujours  ime  étendue  plus  considé- 
rable qu'elle  n'en  a  réellement  ;  en  entrant  dans  SaintrPierre  vous  réduisez 
de  suite  le  monnment  â  la  moitié  de  sa  dimension  exacte  ;  on  répondra 
à  cela:  mais  c'est  un  effet  de  l'harmonie,  ce  n'est  qu'une  qualité  de  plus 
dans  la  construction.  Je  ne  saurais  croire,  cependant ,  que  ceux  qui  ont  élevé 
Saint-Pierre  aient  appliqué  toutes  les  ressources  de  leur  génie  artistique  à 
couvrir  un  espace  énorme  de  voûtes  et  de  coupoles,  pour  que  leur  réunion 
manquât  de  grandeur  ;  s'ils  ont  fait  grand ,  c'est  qu'ils  espéraient  obtenir 
un  grand  résultat  d'ensemble;  ils  n'avaient  pas  compris,  sans  doute,  que 
l'architecture  romaine  elle-même ,  lorsqu'elle  s'applique  à  des  proportions 
gigantesques,  nécessite  par  une  logique  rigoureuse,  de  même  que  l'archi- 
tecture grecque ,  des  formes  massives  qui ,  en  alourdissant  l'édifice ,  lui 
enlèvent  entièrement  son  caractère  de  grandeur.  Pourquoi ,  en  eflfet ,  ces 
piles  énormes,  dont  la  moindre  occupe  l'emplacement  d'une  chapelle ,  et 
qui,  toutes  réunies^  rempliraient  la  plus  grande  de  nos  églises  gothiques? 
Pourquoi  ces  murailles  cyclopéennes  de  quinze  pieds  d'épaisseur ,  si  ce 
D*est  pour  résister  à  la  pous.<(ée  des  voûtes  si  partantes  de  cette  coupole 
si  lourde,  qui  néanmoins  écrase  et  chasse  piliers  et  murailles  hors  de  la 
perpendiculaire?  Saint-Pierre  a  été  en  partie  copié  sur  le  temple  de  la  Paix, 
dont  les  ruines  se  voient  encore  dans  le  Forum.  Les  hauteurs  de  ses  nefs 
dépassent  de  quelques  pieds  seulement  celles  du  temple  romain.  Mais 
ses  architectes,  plus  habiles  que  ceux  de  Saint-Pierre,  n'ont  employé 
que  des  briques  dans  tout  le  monument  ;  ils  ont  pu  dès  lors ,  ayant  des 
matériaux  légers ,  élever  leurs  voûtes  sur  des  piles  beaucoup  moins  grosses, 
qne  celles  de  Saint-Pierre ,  mais  ils  sont  restés  encore  bien  en  arrière  de 
nos  artistes  chrétiens  du  Nord,  qui,  sur  des  faisceaux  de  colonneltes  légères 
ne  mesurant  pas  plus  de  deux  mètres  de  surface,  ont  souvent  porté  leurs 
voûtes  à  plus  de  cent  pieds  de  hauteur,  constructions  sveltes  et  magni- 
fiques ,  où  ridée  rehgieuse  .se  retrouve  dans  les  moindres  détails  et  qui 
depuis  plusieurs  siècles  ont  résisté  droites  et  perpendiculaires  aux  ruines 
des  hommes  et  du  temps.  Ma  conclusion,  vous  la  comprenez  facilement: 


438  LETTRES 

c'est  la  snpériorité  ioconlesUble  de  rarchHeclure  o^vale  sar  celle  des 
Romains  et  des  Grecs  ;  si  yous  doutez  encore ,  entrez  avec  moi  dans 
Téglise  de  la  Minerve ,  et  vous  verrez  si  Ton  est  en  droit  tie  nier  que  l'archi* 
tectore  du  Nord  soit  applicable  aux  climats  méridionaux.  Voyez  ces 
piliers  délicats,  formés  de  colonnes  accouplées  qui  reflètent  dans  le  poli  de 
leurs  marbres  précieux  Téclat  des  lumineuses  verrières  :  voyez  ces  solides 
Yoûtes  d*aréte  dont  chaque  section  de  mosaïque  vous  rappelle  les  faits 
miraculeux  du  Nouveau-Testament;  cette  douce  et  harmonieuse  lumière,  qui 
circule  dans  les  nefs ,  né  vous  inspire- 1- elle  pas  un  plus  profond  recueille- 
ment, que  toutes  ces  nudités  de  marbre,  que  tous  ces  caissons  dorés  qui 
tapissent  les  yoûtes  et  les  murailles  de  Saint-Pierre  où  un  soleil  ardent 
trouve  des  verres  sans  couleur,  enlevant  ainsi  au  monument  ce  charme  indé- 
finissable et  religieux  que  Ton  ressent  toujours  dans  les  nefs  assombries  de 
nos  catliédrales  chrétiennes.  Ne  croyez  pas  néanmoins  que  cette  critique 
sévère  (*)  s'étende  au  monument  lout  entier.  La  coupole  de  Saint-Pierre 
restera  toujours  comme  un  trait  d'audace  plutôt  que  de  génie  «  mais  on 
admirera  éternellement  les  superbes  proportions  de  sa  courbure,  Télégance 
de  ses  colonnes  accouplées  et  de  sa  décoration  intérieure. 

Je  suis  presque  tenté  d'abandonner  la  métropole  romame  sans  vous 
parler  des  cérémonies  de  la  Semaine  Sainte .  qui  attire  tous  les  ans  une  si 
grande  affluence  d'étrangers  dans  la  capitale  du  monde  chrétien.  Les  offices 
religieux  de  Saint-Pierre  et  de  la  chapelle  Siiljue  ont  été  trop  fréquemment 
décrits  par  des  plumes  célèbres ,  pour  que  j'ose  marcher  dans  ce  sentier 
si  souvent  parcouru.  Vous  savez  ,  du  reste ,  aussi  bien  que  moi ,  que  ces 
pompeuses  cérémonies  sont  recherchées  comme  un  spectacle  extraordi- 
naire où  l'on  court  plutôt  avec  l'intention  d'y  satbfaire  ses  yeux  qu'avec  le 
désir  d'assister  avec  recueillement  au  service  divin.  Si  les  chants  y  sont 
beaux  et  savants,  ils  n'ont  point,  à  mon  avis ,  celte  suavité  simple  et  grave 
que  je  m'attendais  à  y  rencontrer.  La  bénédiction  pontificale  urbi  et  orbi 
a  cependant  un  caractère  imposant  et  solennel  qui  rachète  tout  ce  que  la 
fâcheuse  tenue  des  étrangers  ,  qui  peuplent  Saint-Pierre  pendant  ces  jours 
de  deuil  et  de  prière,  a  pu  vous  laisser  de  désagréable  dans  le  cœur.  Pour 
bien  juger  l'eflet  de  cette  cérémonie  grandiose ,  il  faut  choisir  un  point  con- 
venable d'où  l'on  puisse  voir  Rome  entière  s'incliner  sous  la  niain  du  pape 
et  la  loge  d'où  partira  cette  bénédiction  qui  doit  s'étendre  au  monde  eatho- 


(1)  Hlchel-Ange,  dans  une  lette  écrite  *  BiaUrê  Barthofomée,  critique  Tivement  in 
plans  de  StiDt-Pleire.  ' 


P'ITALIB.  439 

lique  tout  entier.  J.*avais  rencontré  ces  deux  conditions  réunies.  L'année 
française  se  groupait  dans  un  ordre  admirable  autour  du  grand  obélisque 
d*Héliopolis  ;  ces  quelque  mille  hommes  ainsi  ranges  n'occupaient  qu'un 
bien  petit  espace  sur  cette  surface  immense  ;  j'en  étais  effrayé  en  songeant 
que  c'était  la  seule  digue  à  opposer  au  flot  impur  de  la  révolution  qui,  avec 
l'aide  de  Dieu,  viendra  se  briser  impuissante  au  pied  du  meilleur  et  du 
plus  saint  des  pontifes.  Le  peuple  de  la  ville  et  celui  des  campagnes  avait 
déjà' envahi  les  degrés  qui  conduisent  au  péristyle,  les  colonnades  elliptiques  < 
du  Bernin ,  et  les  rues  adjacentes.  Celte  foule  innombrable  s'entassait,  se 
pressait,  mais  restait  silencieuse  et  recueilhe  ;  un  soleil  radieux  dardait  ses 
brûlants  rayons  sur  cet  océan  de  têtes,  au  milieu  desquelles  les  coiffures 
blanches  des  femmes  de  Frascati  ou  d'Âlbano  offraient  un  piquant  contraste 
bvec  la  chevelure  noire  des  antiques  descendants  de  Romulus.  Enfin  les 
cloches  agitent  l'air  de  leurs  vibrations  sonores ,  toutes  les  fenêtres  de  la 
façade  de  Saint-Pierre  se  peuplent  de  brillants  uniformes  ;  les  mitres  des 
cardinaux  et  des  évêques  apparaissent  bientôt  derrière  le  balcon  pontifical. 
,  Une  attente  in^licible  fait  taire  toutes  les  bouches,  le  silence  le  plus  complet 
s'étend  sur  cette  multitude  immense  :  une  figure  blanche  et  lumineuse  se 
montre  soudain  portée  sur  un  trône  ;  c'est  le  pape  assis  sur  le  siège  de 
Saint-Pierre;  il  lit  pendant  quelques  secondes  dans  un  livre  qui  lui  est 
présenté,  puis,  se  levant  de  toute  sa  hauteur,  il  étend  les  bras  comme  s'il 
voulait  embrasser  le  monde  entier  dans  cette  ardente  étreinte.  Ce  geste 
était  sublime  ;  (au  mUieu  de  cette  grande  ouverture  sombre  et  profonde, 
on  eut  cru  à  une  apparition  surnaturelle):  puis,  ramenant  ses  deux  mains 
devant  lui ,  il  bénit  longuement  toutes  ces  têtes  inclinées  par  l'émotion  et 
le  recueillement;  alors  les  cl(»ches  reprirent  leurs  bruyantes  volées,  les 
canons  du  fort  Saint-Ange  ébranlèrent  l'athmosphère  de  leurs  détonations 
répétées,  et  la  foule  s'écoula  lentement,  pour  revenir  dans  quelques 
heures  assister  au  coup  d'œil  fantastique  de  la  basilique  entièrement  illu- 
minée. C'est  en  effet  un  spectacle  unique  au  monde  que  ces  milliers  de 
petites  flammes  brillantes  qui  dessinent  toutes  les  lignes  architecturales 
de  l'église  et  de  la  colonnade  du  Bernin;  à  huit  heures  précises  une 
multitude  de  globes  lumineux  viennent  s'ajouter  comme  par  enchantement 
aux  guirlandes  d'étoiles  attachées  aux  flancs  de  l'œuvre  de  Michel-Ange. 
Cette  illumination  est  féerique  et  ce  changement  i  vue  ne  s'explique  que 
lorsqu'on  sait  que  quatre  ou  cinq  cents  San  Petrini  (ouvriers  chargés  du 
soin  d'entretenir  Saint-Pierre)  sont  placés  sur  tous  les  points  de  cette 
énorme  construction  et  peuvent,  sans  être  vus,  à  un  signal  donné,  mettre 


440  LBTTBE8  D^ITALIB. 

le  feu  à  des  vases  remplis  de  matières  inflammables  ;  pour  jouir  complè- 
tement de  ce  lumineux  coup  d*ϔl ,  il  faut  monter  sur  les  terrasses  de 
la  Villa  Mèdicis;  de  ce  point  de  vue  qui  domine  Rome,  on  croirait  à  un 
vaste  incendie  ;  on  peut  alors  sans  exagération ,  comme  le  fameux  diamant, 
des  Anglais ,  comparer  Saint-Pierre  à  une  montagne  de  lumière. 


OCTAVB  D£  ROCHEBRUNE. 


NOTICES  ET  COMPTES-RENDUS. 


LE    DEVOIR, 

COMÉDIE  EN  DEUX  AC^ES  ET  EN  VERS  ; 

POÈMES     ET     BLUETTES, 
PAR  M.  CH.  DE  BATZ-TRENQUELLÉON  ("). 


Quand  on  songe  que  les  Odes  funambulesques  sont,  de  toutes  les 
poésies  publiées  d^uis  longtemps,  celles  qui  ont  fait  et  font  encore  le 
plus  de  bruit,  et  que  Fauteur  de  ces  fariboles  humouristiques  porte  à 
sa  boutonnière  un  témoignage  de  haut  encouragemeat ,  on  doit  com- 
prendre que  le  moment  est  mal  choisi  pour  mettre  au  jour  de  beaux 
veP6  où  palpitent  de  généreux  sentiments,  d'émouvantes  strophes  qui 
évoquent  de  pieux  souvenirs,  de  hardis  alexandrins  qui  arrachent  le 
masque  à  la  félonie  ou  la  pourpre  au  vice  triomphant. 

Voilà  pourtant  ce  que  vient  de  faire  M.  Ch.  dé  Batz-Trenquelléon  ; 
—  et  il  a  bien  fait!  —  seulement,  il  ne  faut  pas  qu'il  compte  sur  un 
succès  étourdissant.  Il  n'aura  pas  la  vogue  pour  lui.  — r  La  vogue 
affectionne  les  tréteaux;  elle  a  loué  sa  grosse  caisse  et  son  cornet  à 
pislOD  aux  acrobates  delà  foire  littéraire. 

Des  vers  qui  soupirent  et  prient,  qui  pensent  et  raisonnent,  qui  se 
souviennent  et  espèrent,  qui  s'enthousiasment  pour  le  bien  et  se  cour- 
roucent contre  le  mal,  de  pareils  vers  ne  sont-ils  pas  évidemment  hors 
de  saison?  —  Croit-on  la  génération  actuelle ,  cette  génération  décré- 

(1)  Vol.  la- 18  Jésus,  à  paris,  chez  Dentu;  prii  :s  fir. 

Tome  IV.  29 


44^  NOTICES  £T  COnPTES-BENDUS. 

pite  avant  Tâge,  capide  et  sensuelle,  qui  fait  du  hasarâ  son  Dieu,  de  la 
Bourse  son  temple,  qui  piétine  dans  la  boue  de  Tagiotageet  des  spécu- 
lations viles,  n'aspirant  qu'à  posséder  vite  pour  jouir  plus  tôt,  la  croit- 
on  disposée  à  prêtef  Toreille  à  la  voix  du  poète  qui  vient,  intempes- 
tivement,  lui  parler  de  religieuses  traditions,  de  chastes  amours,  d*en- 
gagements  sacrés,  de  morate,de  probité,  de  courage,  de  patrie  et 
d'honneur? 

Une  muse  vertueuse!  dîra-t-on  ;  et  les  uns  de  hausser  les  épaules, 
et  les  autres  de  lui  souhaiter  le  prix  Monthyon,  et  tous  —  ou  presque 
tous  —  de  lui  tourner  le  dos. 

M.  de  Trenquellébn  ne  se  fait  pas  d'illusions  à  eei  égard.  —  Il 
n'ignore  pas  combien  notre  époque  est  dédaigneuse  pour  toute  produc- 
tion littéraire  qui  n'est  pas  une  apologie  de  ses  folies  ou  de  ses  erreurs  ; 
il  sait  très-bien  que  sa  poésie  n'obtiendra  pas  le  sourire  de  Turcaret; 
qu'elle  ne  voltigera  pas  dans  les  boudoirs  du  demi-monde;  que  son 
vers  ne  sera  ni  blanc,  ni  flamboyant^  ni  rutilant  aux  yeux  du  prince 
de  la  critique;  —  il  sait  tout  cela  ;  eh  !  que  lui  importe  !  —  il  a 
sacrifié  d'avance  les  bravos  de  la  foule  aux  sympathies  du  petit  nombre, 
à  l'estime  des  hommes  de  goût  et  de  cœur;  —  elles  ne  lui  feront  pas 
défaut;  etlà^est  le  véritable  succès! 

La  première  partie  du  recueil  que  vient  de  faire  paraître  M.  de 
Trenquelléon,  se  compose  d'une  comédie  en  deux  actes  et  en  vers.  Le 
Devoir.  —  Cet  ouvrage,  présenté  au  concours  de  poésie  ouvert  |)ar 
l'Académie  de  Bordeaux  en  1856,  y  remporta  le  premier  prix. —  Une 
médaille  d'or  fut  décernée  à  l'auteur. 

Rapporteur  de  ce  concours,  nous  avons  déjà  porté,  sur  la  comédie 
de  M.deTrenquelléon,  un  jugement  dont  le  lecteur  voudra  bien  nous 
permettre  de  reproduire  ici  le  texte.  Notre  opinion  n'ayant  point  varié, 
nous  ne  ferons  subir  aucun  changement  aux  termes' dans  lesquels  nous 
l'avons  exprimée.  Les  voici  : 

«  Le  Devoir;  comédie  en  deux  actes.  —  La  maxime  :  Fais  ce  que 
dois,  est-elle  si  généralement  suivie,  qu'un  acte  de  loyal  désintéres- 
sement ou  de  noble  sacrifice  ne  cause  aucune  surprise,  n'inspire  aucun 
intérêt,  et  que  l'accomplissement  d'un  devoir,  exposé  au  théâtre,  soit 
sans  fruit  pour  la  morale? —  Telle  est  la  question  que  l'auteur  s  est 


LB  UYO».     .  443 

posée  et  à  laquelle  il  a  essayé  de  répondre  par  la  comédie  qu'il  vous 
a  envoyée.  » 

«  Vous  connaissez  Tidée;  il  faut  maintenant  que  vous  sachiez 
comment  cette  idée  a  été  mise  en  action,  el  quel  est,  de  tous  les  devoirs 
sociaux,  celui  qui,  dans  ce  poëme  dramatique ,  a  triomphé,  après  une 
lutte  vive  et  douloureuse.  » 

«  Maurice  de  YilUers  et  Roger  de  Yaubert,  anciens  amiade  collège, 
appartiennent  Tun  et  Tautre  au  monde  doré  de  la  capitale.  —  Ils  sont 
tous  les  deux  admis  dans  Tintimité  de  M.  d'HarviUe,  riche  banquier, 
mari  d'une  jeune  et  jolie  femme,  et  père  de  M»*  Henriette,  fruit  d'un 
premier  hymen.  » 

«  Maurice  aime  sincèrement  la  fille  du  banquier,  mais  il  se  cache 
cet  amour  au  fond  de  son  cœur,  la  main  de  M^ie  Henriette  ayant  été 
demandée  par  Roger.  —  Celui-ci ,  caractère  changeant  et  léger, 
séduit  par  la  grâce  et  l'esprit  de  M™«  d'Harville,  oublie  Henriette  et 
les  promesses  de  mariage  qu'il  a  échangées,  et  devient  follement  amou- 
reux de  la  femme  du  banquier.  » 

(c  Maurice,  qui  a  compris  cette  passion  coupable,  loin  de  l'attiser 
et  d'en  profiter  pour  ouvrir  son  cœur  à  Henriette,  cherche  à  rappeler 
Roger  à  de  plus  dignes  sentiments,  et,  ne  réussissant  pas,  il  s'adresse 
hardiment  à  M.^^  d'Harville,  dont  la  vertu  est  au  moment  de  se  laisser 
vaincre.  Il  lui  fait  entrevoir  l'abime  où  elle  va  tomber.  M^^  d'Harville 
reconnaît  le  danger;  elle  est  sauvée.  » 

«  Quand  Roger  se  présente,  il  reçoit  de  Mm«  d'Harville  un  accueil 
dont  la  froideur  est  trop  éloquente  pour  qu'il  puisse  garder  une  espé- 
rance. —  Roger,  blessé  dans  sa  fatuité,  s'éloigne  et  quitte  Paris,  à  la 
grande  joie  de  Henriette  qui  l'eût  épousé  par  soumission  à  la  volonté 
de  son  père,  mais  qui  ne  l'aimait  pas.  —  Le  cœur  de  la  jeune  fille 
appartenait  tout  entier  à  Maurice  qui  l'ignorait.  On  comprend  le  dénoû- 
ment  :  Maurice  épouse  Henriette;  tous  les  vœux  sont  comblés.  » 

<c  Maurice,  prompt  à  sacrifier  à  l'amitié  les  plus  chers  intérêts  de  son 
cœur,  Maurice  a  vaillamment  rempli  son  devoir,  et  il  a  été  récompensé 
de  sa  noble  et  généreuse  conduite  par  un  mariage  qui  fait  son  bonheur. 
-^  N'hésitez  jamais  devant  le  devoir,  et  ,à  défaut  des  hommes,  Dieu  vous 
en  tiendra  compte.  —  Telle  est  la  moralité  de  cette  œuvre  charmante.» 


444  noTiCBS  bt  comptes-rendus. 

«  Sans  doute,  dans  cette  petite  comédie,  la  mise  en  cmvre  laisse 
parfois  à  désirer;  —  l'opposition  entre  les  caractères  n'est  pas  toujours 
assez  sensible  ;  quelques  scènes  sont  trop  longues,  et  je  dénouement,  à 
partir  de  la  moitié  du  second  acte,  est  trop  prévu  ;  —  mais,  ces  réserves 
faites,  nous  n'avons  que  des  éloges  à  donner.  —  L'intrigue  intéresse 
dès  le  début  ;  le  dialogue  est  toujours  du  meilleur  ton  ;  les  réparties 
sont  spirituelles,  les  réflexions  justes  ;  le  vers  est  correct,  élégant,  cha- 
leureux à  propos.  En  un  mot,  d^ns  cet  ouvrage  qui  n'est  pas  inférieur 
à  plus  d'une  pièce  en  vogue  au  théâtre,. la  pensée  est  toujours  excel- 
lente et  le  style  à  la  hauteur  de  la  pensée.  »  —  Faut-il  vous  le 
prouver? 

ACTE  PREMIER,  scèwe  i. 


HENRIETTE. 

Pourquoi  ne  pas  venir  vous-même  ? 

VAURICB. 

Je  ne  puis. 

HENRIETTE. 

Kl ais  nous  vous  attendrons. 

MAURICE. 

Mille  grâces...  et  puis , 
Je  vais  diner  en  ville  aujourd'hui  chez  ma  mère. 

.     HENRIETTE. 

Ah  !  j'y  renonce  alors... 

'  MAURICE,  souriant. 

Un  repas  très-austère  : 
Des  convives  perclus,  toujours  sentencieux, 
Qui  blâment  notre  époque  et  vantent  nos  aïeux. 

Mine  D*HARVILLB. 

Ce  n'est  pas  gai. 

MAURICE. 

D^accord.  Mais  je  les  laisse  dire 
Et  réprime  avec  soin  jusqu'au  moindre  sourire. 


LE  DEVOIB.  445 

Pourquoi  les  attrister  par  mes  discussions? 
Ils  ont  leurs  préjugés;  moi,  mes  illusions. 
Respéictons  les  vieillards  :  ils  ont  vu  la  tempête  ; 
Et  quand  leurs  pas  tremblants  traversent  notre  fête , 
Courbons-nous,  jeunes  gens  !  —  Ces  hommes  ont  véeu  ; 
Et,  pour  rire,  attendons  que  nous  ayons  vaincu  ! 
—  Je  me  fais  un  devoir  de  ne  point  leur  déplaire  : 
S*ils  ma  froissent,  eh  bien  !  un  regard  de  ma  mère, 
Un  mot  parti  du  cœur  m'enlève  tout  souci  ; 
Et  quand  je  me  relire,  elle  me  dit  :  Merci  I. 
Je  suis  heureux. 

vj^e  d'harville,  avjsc  malice. 

Malgré  tout  votre  esprit  j'ai  peine  à  concevoir 
Que  Ton  mène  de  front  la  mode  et  l§  devoir. 

MAUBiGE,  s'animant. 

Devoir  !  tout  est  devoir  pour  celui  qui  raisonne  : 
Soit  quMl  vole  aux  plaisirs  ou  bien  qu*il  s'emprisonne  ; 
Dans  les  salons  peuplés  de  mensonge  et  de  bruit. 
Dans  son  humble  mansarde  où  Fétude  le  suit  ; 
Dans  le  monde  élégant,  splendide  comédie, 
Dans  l'ombre  où  son  esprit  médite  sur  la  vie  ! 

nme  b'harvtllb,  amecune  gravUé  comique. 
Vous  êles  effrayant  !  !  —  Je  vais  faire  atteler.  , 

MAURICE,  8e%U^ 

Ils  sont  tous  mes  amis,  tous,  dans  cette  maison , 
Et  ne  les  point  servir  ce  serait  trahison. 
Oh!  pour  moi  l'amitié  n'est  pas  ce  mot  vulgaire 
Que  la  foule  prodigue  en  ne  l'estimant  guère! 
Je  tiens  qu'il  faut  aimer  plus  par  ses^actions 
Que  par  les  vains  dehors  des  protestations  ; 


446  MOTIGES^ST  COlffTBS-BEIlDUS. 

Qu'il  faul  souffrir  parfois  du  bien  que  Von  fait  ùailre , 
Et  faire  des  heureux  quoiqu'on  ne  puisse  Tètre  ! 

ACTE  IL  —  sciME  I. 

MAURICE ,  àM,  et  Jfroe  d'HarvUle, 

Je  n'ai  jamais  aimé  ces  joyeux  sans  souci 
Qui,  ne  comprenant  pas  quel  devoir  les  engage, 
Acceptent  en  riant  le  joug  du  mariage 
Pour  unir  une  dot  aux  débris  de  la  leur , 
Et  consultent  la  bourse  au  détriment  du  coeur. 
Doublez  votre  fortune,  oui  !  —  Mais  quand  une  femme 
Vous  accorde  sa  main,  vous  avez  charge  d*ème. 
Le  luxe,  la  toilette  et  les  plaisirs  mondains 
Ne  sont  que  des  hochets  misérables  et  vains. 
Ce  qu'il  lui  faut  d'abord,  c'est  une  amitié  franche , 
Un  cœur  où  librement  son  cœur  loyal  s'épanche , 
Une  estime  sans  borne,  un  appui  généreux 

Le  véritable  amour,  ami  de  la  sagesse , 

Survit  à  la  beauté,  survit  à  la  jeunesse  ; 

Ce  n'est  pas  un  volcan,  ravageur,  insensé, 

Qui  laisse  un  vide  affreux  où  sa  flamme  a  passé  : 

C'est  un  feu  pur  et  vif  dont  l'égale  lumière 

Projette  ses  rayons  sur  une  vie  entière. 

Ce  n'est  pas  un  éclair  qui  brille  et  qui  s'enfuit  : 

C'est  un  astre  innocent  qui  veille  jour  et  nuit , 

Et  dans  deux  cœurs  soumis  à  sa  chaste  influence, 

Verse  comme  un  reflet  d'immortelle  espérance. 

Trouverait-on  de  plus  beaux  vers  d^nt  la  meilleure  pièce  du 
théâtre  contemporain? 


LE  DBVOIR.  447 

Et  cette  souplesse  dans  te  style,  cette  élévation  daiis  les  idées,  cette 
grâce  et  pette  vigiieifr  se  reprodaisent  dans  les  Pûé'mes  et  Bluettes  qui 
forment  la  seconde  partie  du  volume.  —  C'est  toujours  au  même  foyer, 
—  le  sentiment  du  devoir,  —  que  s*allume  l'inspiration  du  poète  ; 
son  thème  ne  varie  pas ,  mais  sa  voix ,  —  et  voilà  ce  qui  en  fait  le 
charme,  — change  de  ton  a^^ec  la  plus  heureuse  facilité. 

Mélancolique  dans  la  Fleur  plébéienne,  joyeuse  dans  Plaisir  et 
Charité,  sombre  dans  les  Assassins,  carressante  dans  Enfantine,  elle 
prend,  dans  Pa^m^  un  accent  solennel  qu'elle  quitte  un  instant  dans 
Simplette^  pour  le  ressaisir,  avec  plus  de  puissance  et  d'éclat,  dans  les 
Aïeux. 

Cette  pièce,  qui  clôt  magnifiquement  le  recueil  de  M.  de  Trenquelléon, 
suffirait,  à  elle  seule,  pour  placer  son  auteur  au  rang  des  poètes  de 
premier  ordre  ;  —  et  les  quelques  vers  que  l'espace  accordé  à  cet 
article  nous  permet  de  détacher  de  cette  admirable  élégie,  prouveront 
au  lecteur  que  notre  amitié  ne  s'enthousiasme  pas  sans  raison.  — 
Ecoutez  : 

LES  aïeux.  —  A  man  père. 

Hélas  !  tu  me  l'as  dit^  je  sais  que  l'avenir 

D'avoir  compté  sur  lui  saura  bien  me  punir. 

Que  la  mer  où  je  cours  est  grosse  de  tempêtes. 

Que  ce  siècle  n'est  pas  le  siècle  des  poètes, 

Et  qu'un  brin  de  laurier  qu'on  butine  au  printemps 

S'effeuille  avant  l'hiver  sous  l'étreinte  du  temps. 

Je  le  sais,  ô  mon  père  !  et  je  sais  plus  encore. 

—  Je  sens  le  poids  du  jour  à  peine  à  mon  aurore  : 

Novice  voyageur,  envisageant  le  but. 

Je  déplore  souvent  le  destin  qui  m'échut, 

Et  parfois  murmurant  contre  les  défaillances  . 

Qui  viennent  ébranler  mon  cœur  et  mes  croyances, 

Des  antiques  vertus  follement  envieux , 

Je  voudrais  remonter  aux  jôtitrs  de  nos  aïeux  I 


448  NOTICES  ET  COMSTES-BERDtJS. 

Les  voilà  l  les  voilà  !  —  Leurs  armes  colossales 
FoDt  gémir  en  passant  Técho  des  vastes  salieâ  : 
Mon  cœur  a  tressailli  d'un  légitime  orgueil. 
Venez,  ô  chevaliers  !  venez,  sacrés  fantômes  ! 
Quand  les  mâles  vertus  manquent  parmi  les  hommes, 
On  les  redemande  au  cercueil  ! 

Venez  J  ce  rejeton  d'une  race  amoindrie , 

Quoique  déshérité  de  la  chevalerie , 

Se  ressouvient  toujours  des  preux  dont  il  descend  ; 

Il  a  plus  d'une  fois,  feuilletant  Votre  histoire , 
Senti  comme  un  souffle  de  gloire 
Dans  son  théorbe  frémissant  ! 

Venez  !  nous  parlerons  d'assauts  et  de  batailles. 
Et,  courbant  jusqu'à  moi  vos  vertus  et  vos  tailles, 
—  Comme  aux  jeux  d'un  enfant  se  prête  un  vieux  soldat. 
Vous  laisserez  ma  main,  débile  et  sans  vaillance, 
Ma  main  que  briserait  le  poids  de  votre  lance , 
Raconter  les  jours  de  combat  ! 

Hélas!  pour  buriner  cette  noble  épopée. 

Il  faudrait  un  burin  taillé  sur  votre  épée. 

Un  cœur  vaillant  et  fort,  digne  de  vos  grands  cœurs. 

Âh  !  versez  dans  le  mien  le  feu  d'un  saint  délire. 
Et  que  votre  épée  et  ma  lyre 
Fraternisent  comme  deux  sœurs  ! 


Et,  dépassant  le  seuil,  la  phalange  héroïque 
Lentement  se  rangeait  autour  de  mon  foyer  ; 
Et  moi,  seul  au  milieu  de  celte  foule  épique. 
Je  sentais  mes  genoux  ployer. 

C'étaient  de  beaux  vieillards,  blanchis  dans  la  mêlée. 
Et  qui,  mûrs  pour  la  gloire  et  pour  l'éternité , 
S'étaient  couchés  un  soir  dans  leur  froid  mausolée, 
Croix  en  main  et  glaive  au  côté. 


LB  DEVOlIt.  449 

Celaient  des  jeunes  gens  dévorés  par  la  guerre , 
Qui,  pages  de  la  veille  et  tout  à  coup  héros, 
S*indigQaient,  sous  les  plis  du  linceul  militaire, 
D'être  condamnés  au  repos. 

G^étaient,  c'étaient  surtout,  parmi  ces  chères  ombres, 
De  pieux  conquérants,  intrépides  croisés, 
Aux  croix  rouges  brillant  sur  des  armures  sombres. 
Aux  écussoQS  fleurdelisés. 

Puis  c'étaient  des  martyrs  tombés  loin  des  bataille», 
Quand  Téchafaud  dressait  son  bras  ensanglanté, 
Qui  n'avaient  pas  voulu  survivre  aux  funérailles 
Des  rois  et  de  la  royauté! 


Je  vous  adjure  ici ,  fantômes  séculaires , 
Vous  qu'on^vit  traverser  Tabime  et  ses  colères  ! 
Dénonçant  les  écueils  à  la  postérité , 
Qui  donc  la  soutiendra  dans  sa  course  nouvelle?... 

—  Et  les  preux  répondaient  d'une  voix  solennelle  : 

«  Courage ,  amour,  fidélité  !  » 

Sous  lo  niveau  du  temps  ont  disparu  vos  traces, 
Et ,  depuis ,  c'est  en  vain  que  nos  jeunes  audaces 
Creusent  au  plus  profond  de  ce  sol  tourmenté  : 
Nos  bras  sont  défaillants,  et  notre  foi  chancelle... 

—  Et  les  preux  répétaient  d'une  voix  solennelle  : 

«  Courage ,  amour,  fidélité!  ^ 

Quand  nous  pleurons  sur  toi,  fugitive  patrie, 
Si  souvent  méconnue  et  si  souvent  meurtrie 
Et  par  la  tyrannie  et  par  la^  liberté , 
Qui  donc  nous  ouvrira  la  patrie  éternelle?... 

—  Et  les  preux  répétaient  d'une  voix  solennelle  : 

«  Courage,  amour,  fidélité  !  » 


450  NOTICES  ET  COMPTES-RENDUS. 

Et  puis  tout  disparut  avec  un  bruit  d'armure , 
Que  récho  renvoyait  comme  un  vague  murmure, 
Comme  un  adieu  du  rêve  à  la  réalité  ; 
Et,  tombant  à  genoux,  dans  un  élan  suprême 
Je  dis  ce  que  les  preux  m'avaient  dit  à  moi-même  : 
«  Courage,  amour,  fidélité!  » 


Oui ,  ces  atetix,  ces  hommes  de  vieille  et  forte  race,  ils  méritaient 
réclatant  hommage  que,  par  une  bouche  inspirée,  leur  rend  aujour- 
d'hui la  piété  filiale.  —  N'est-ce  donc  pas  à  un  Trenquelléon  que 
Henri  iy,en  train  de  conquérir  son  royaume ,  écrivait  ceci  : 

a  Mon  faucheur,  mets  des  ailes  à  ta  meilleure  bête  ;  j'ai  dit  à  Mon- 
D  tespan  de  crever  la  sienne  :  Pourquoi  ?  tu  le  sauras  de  moi  à  Nérac  ; 
n  bàte-toi^  cours,  viens,  vole!  C'est  l'ordre  de  ton  maître  et  la  prière 
»  de  ton  ami.  »  ^ 

Dormez  votre  glorieux  sommeil,  aïeux  du  poète!  L'éclat  de  votre 
blason  n'a  point  pâli.  Bon  sang  ne  peiU  mentir  —  La  lyre  de  votre 
petit-fils  est  noble  comme  votre  épée. 

HippoLTTE  MINIER. 


IL 

'       ANNUAIRE 

STATISTIQUE,  HISTORIQUE  ET  ADMINISTRATIF 

DU  DlâPAEtEMSKT  DU  MORBIHAN, 
PAR    M,    AX,FRED    LALLEMAND. 


La  publication  sur  laquelle  nous  venons  appeler  Tattention  de  ceux 
de  nos  lecteurs  qui  ne  Tout  pas  déjà  entre  les  mains,  contient  sous  ce 
titre  modeste  —  presque  cefui  d*un  almanach  —  une  série  d^études 
historiques  et  archéoligiques  qui  lui  donnent  rang  parmi  les  œuvres 
utiles  au  progrès  intellectuel  dans  notre  province.  En  présence  du 
mouvement  effréné  de  centralisation  qui  tend  à  faire  chaque  jour  da- 
vantage un  monopole  des  sciences  et  des  arts  au  profit  de  la  capitale, 
quand  chaque  année  voit  s'effacer  quelques-uns  des  souvenirs  locaux 
dont  nos  pères  étaient  si  fiers  et  qu'ils  se  plaisaient  à  apprendre  par 
ccBur  à  leurs  enfants  pour  leur  inculquer  Tamour  du  sol  natal,  quand 
toute  cette  poésie  traditionnelle,  véritable  littérature  populaire  à  la  portée 
de  tous,  est  menacée  de  disparaître  pour  foire  place  aux  produits  fades 
et  uniformes  de  la  presse  industrielle,  on  est  heureux  de  voir  des 
hommes  de  science  véritable  dévouer  leur  talent  à  Télucidation  et  à  la 
vulgarisation  des  annales  de  nos  villes  et  de  nos  provinces.  Dans  Tin- 
térêt  du  présent  et  de  Tavenir,  il  est  bon  de  savoir  ce  qu'ont  fait  nos 
devanciers.  Or  il  n'est  peut-être  pas  de  plus  puissant  moyen  de  con- 
server à  chaque  contrée  son  patrimoine  historique^  que  de  le  renfermer 
dans  des  petits  livres  comme  les  Annuairt^f  dont  l'utilité  pratique 
sert  de  passeport  pour  les  faire  circuler  dans  toutes  les  classes  de  la 
société.  Ce  point  de  vue  n'a  échappé  ni  au  Conseil  général  du  Morbihan , 
dont  l'appui  n'a  jamais  fait  défaut  à  l'œuvre  dont  nous  nous  occupons, 
ni  aux  hommes  d'étude  de  la  Bretagne,  dont  bon  nombre  des  plus 
connus  ont  inscrit  leurs  noms  dans  ses  pages. 

Sans  parler  de  la  première  série  (de  ^833  à  184Ç) ,  dans  laquelle 
M.  Cayotr-Délandre  sut  réunir  plusieurs  notices  historiques  et  arehéo- 


iSi  HOTICBS  ET  COMPTfiS-REimUS.      ' 

logiques  intéressantes,  les  six  volumes  publiés  depuis  18S3  contieiH 
nent,  outre  les  savants  travaux  du  directeur  actuel,  M.  Alfred  Lalle- 
mand,  une  foule  d^articles  très -importants  signés  des  noms  de 
MM.  Â.  de  là  Borderie,  Bizeul  (de  Blain),  L.  Galles,  Âurélien  de 
Courson ,  de  Frémin ville,  etc.,  etc. 

Le  volume  de  1858  a  un  attrait  particulier,  à  cause  de  la  suite  que 
présentent  ses  différentes  parties.  M.  Lallemand  y  a  condensé  la  quin- 
tessence des  dissertations  consacrées  par  lui  depuis  plusieurs  années  à 
éclaircir  les  différents  points  de  Thistoire  religieuse,  civile  et  politique 
du  pays  de  Vannes. 

«  L'histoire  de  la  contrée,  de  la  province,  de  la  ville  natale  est  la 
seule  où  notre  âme  s'attache  par  un  intérêt  patriotique  ;  les  autres 
peuvent  nous  sembler  curieuses,  instructives,  dignes  d'admiration, 
mais  elles  ne  touchent  pas  de  cette  manière.  »  Notre  confrère  n'a  pas 
eru  pouvoir  mieux  exprimer  le  noble  mobile  de  ses  travaux,  qu'en 
citant  ces  paroles  d'un  illustre  écrivain.  Aussi,  à  la  première  lecture  de 
ses  dissertations,  reconnait-on  de  suite  le  travailleur  infatigable  et  con- 
sciencieux, fouillant  son  terrain  avec  une  intelligence  et  une  ténacité 
qu'on  rencontre  trop  rarement  chez  les  écrivains  de  nos  jours.  L'époque 
celtique  via  conquête  et  la  domination  romaine,  l'émigration  bretonne, 
la  part  que  lesVannetai^  prirent  aux  combats  livrés  par  nos  pères  contre 
les  envahisseurs  Franks  et  Northmans  jusqu'au  Xl«  siècle,  sont  exposés 
avec  une  clarté  parfaite. 

M.  Lallemand  nous  permettra  pourtant  de  lui  soumettre,  sur  un 
point  de  détail,  quelques  observations  qui  n'êteront  rien  à  la  valeur  de 
nos  éloges.  Nous  pensons  comme  lui  que  l'appellation  de  monutnents 
druidiqties  appliquée  aux  plus  anciennes  œuvres  de  l'homme  restées 
sur  le  sol  de  l'Europe,  est  tout  à  fait  impropre,  puisque  rien  ne  prouve 
qu'ils  aient  eu  pour  auteur  la  caste  sacerdotale  des  Druides,  et  qu'il 
est  même  démontré  aujourd'hui  qu'un  grand  nombre  d^entre  elles  (fes 
sépultures  connues  vulgairement  sous  le  nom  de  dolmens)  n'ont  même 
jamais  servi  à  un  usage  hiératique.  Mais  dans  l'ignorance  complète  où 
nous  sommes  de  l'histoire  des  peuples  qui  les  ont  élevées,  et  en  pré- 
sence de  la  nécessité  où  les  observations  concordantes  des  archéo- 
logues Scandinaves,  anglais  et  bretons  nous  met  de  distinguer  dans 
l'époque  antérieure  à  l'introduction  dés  arts  romains  dans  les  Gaules 


ANNUAIRE  DU  MORBIHAN.  453 

au  moins  deux  périodes ,  caractérisées  par  Tignorance  et  Ja  connais- 
sance de  Tusage  du  fer  et  du  bronze,  ne  serait-il  pas  plus  rationnel 
d'appeler  la  première  tout  simplement  époque  primUwe  que  de  lui 
con^rver  le  nom  de  celtique,  d'une  acception  beaucoup  trop  générale 
dans  rétat  actuel  de  nos  connaissances?  Nous  ne  nous  arrêterons  pas 
plus  longtemps  à  cette  remarque  d'une  importance  secondaire  et  nous 
poursuivrons  notre  examen  de  la  partie  historique  de  V Annuaire. 

Le  second  chapitre  s'ouvre  par  une  recliûcation,  pleine  d' a-propos 
au  moment  où  le  gouvernement  parait  vouloir  essayer  de  rétablir 
l'ordre  dans  l'affreux  chaos  où  les  révolutions  ont  fait  tomber  les 
connaissances  héraldiques.  «  Les  villes  ne  sauraient  conserver  avec 
trop  de  soin  les  emblèmes  dont  se  compose  leur  blason,  soit  qu'elles 
les  aient  adoptés  elles-mêmes  fK)ur  y  perpétuer  le  souvenir  de  quelques 
circonstances  de  leur  fondation  ou  de  leur  histohre,  soit  que  ces  no- 
bles marques  leur  aient  été  attribuées  par  concession  du  prince  en 
récompense  de  la  part  prise  par  leurs  habitants  à  la  défense  du  terri- 
toire, ou  pour  quelque  autre  service  rendu  à  la  chose  publique.  »  C'est 
ainsi  que  s'exprime  M.  Lallemand,  et  la  Mairie  de  Vannes  pensait 
probablement  comme  lui  quand ,  pour  profiter  du  bénéfice  de  l'ordon- 
nance du  26  septembre  1814,, laquelle  autorisait  les  villes  à  reprendre 
leurs  anciennes  armoiries,  elle  se  mit  en  devoir  de  retrouver  son  blason. 
Les  édiles  d'alors  eurent  recours  aux  souvenirs  de  personnes  d'un  grand 
âge,  et,  à  l'aide  d'un  vieux  bouton  de  la  livrée  du  dernier  gouverneur, 
qu'ils  prirent  pour  un  reste  de  la  défroque  de  l'ancien  héraut  de  la 
communauté,  ils  vinrent  à  bout  de  tourner  en  cor  de  chasse  la  queue 
de  la  vieille  hermine,  souvenir  du  séjour  des  ducs  dans  leurs  murs,  de 
la  transformer  en  levrette,  et  d'affubler,  contre  toutes  les  règles  hé- 
raldiques, leur  écu  de  manteau  de  pair  et  d'-une  couronne  de  comte. 
Après  tout,  on  ne  peut  pas  trop  leur  reprocher  cette  bévue  :  ils  n'é- 
taient pas  payés  pour  avoir  des  connaissances  techniques  dans  la  ma- 
tière. Hais  on  a  lieu  de  s'étonner  que  les  fonctionnaires  gagés  pour 
enregistrer  les  armoiries  n'aient  pas  même  songé  à  ouvrir  l'armoriai 
dressé  en  1696  par  ordre  de  Louis  XTV  et  où  lé  blason  de  Vannes  est 
décrit  avec  celui  de  toutes  les  autres  villes  de  France.  En  présence 
d'un  document  aussi  authentique,  tous  les  boutons  et  même  les  sceaux 
qu'on  pourrait  produire,  ornés  de  cariins  quelconques,  ne  sauraient 


4S4  HOTICBS  ET  COMPTBA-mBHIMJS. 

prouver  autre  chose,  sinon  qu'autrefois  eoiBoie  MÔ<)urâ'hul  il  y  a  eu 
des  graveurs  maladroits.  La  démonslratioD  est  des  plus  complètes  ei 
nous  avons  trop  bonne  opinion  du  discernement  de  TadiBinistratioa 
actuelle  du  eheMieu  du  Morbihan  pour  ne  pas  croire  qu'elle  se  hâtera 
de  reprendre  son  ancien  emblème,  si  honorable  pour  la  cité. 

Malgré  toute  notre  bonne  volonté,  nous  ne  pouvons  en  dire  autant 
du  chapitre  suivant,  consacré  à  rechercher  la  manière  dont  Féeusson 
doit  être  rétabli.  Nous  regrettons  que  M.  Lalleroand  n'ait'poini  com- 
pris que  lorsqu'on  prêche  le  respect  et  la  tradition,  il  faut  commencer 
par  la  respecter  soi-même.  Si  la  proposition  qu^il  fait  d'ajouter  à  l'écu 
de  gueules  à  Thermioe  passant  un  chef  d'hermine — ce  qui,  soitditentre 
parenthèse,  ressemble  beaucoup  à  un  pléonasn^e  héraldique,  — si  cette 
proposition ,  dis-je,  était  acceptée,  il  n'y  aurait  pas  de  raison  pour  que 
toutes  nos  villes  ne  se  missent  à  changer  leurs  armoiries  selon  leurs 
raprices ,  et  on  arriverait  au  désordre  le  plus  déplorable  (  *  ).  Ce  a'est  pas 


^  (1)  Nous  ne  saurions  nous  empêcher  de  saisir  ceUe  occasion  de  Joindre  notre  faible  toIx 
aux  «éloquentes  protestaUons  de  plusteiurs  des  coUahorateors  de  la  Bévue  contre  Tin^naioB 
canine  dont  la  symbolique  naUonale  de  la  Bretagne  est  menacée.  Dussions-nous  nous 
exposer  à  la  bile  de  certain  rédacteur  d'un  petit  Journal  d'un  pays  très-voisin  de  la  cité 
eôlèhre  par  son  culte  pour  les  molotses,  nous  devons  déclarer  que  notre  esprit  «e  révolte 
i  ridée  de  voir  un  non-sens  remplacer  la  noble  bermlne  que  nos  aieux .  quoiqu'on  en  dise, 
ont  toujours  reconnu  pour  le  seul  emblème  de  leur  patrie. 

Nous  avons  bien  vu  la  levrette  da  tombeau  de  François  II ,  maiscommc^ntea  les  statues 
tumulaires  des  dames  du  moyen  flg,e  de  tous  les  pays  en  ont  une  semblable  sous  les  pieds, 
nous  avons  eu  J  tsqu'à  présent  la  simplicité  d'y  voir  un  emblème  des  plus  généraux  de  la 
AdéUté  conjuga'e,  de  même  que  nous  avons  pris  le  lion  coucbé  au  pied  des  chevaliers,  ducs 
de  Bretagne  ou  auhres ,  pour  l'image  du  courage. 

Quant  à  la  vignette  de  la  carte  d'Ogée,  les  quadrupèdes  qui  souUennent  Técu  de  Bretagne 
n'avaient  frappé  notre  atten  ion  que  par  l'imperfection  de  leurs  formes,  et  lût^il  avéré  qollt 
appartiennent  &  la  race  canine,  cet  auteur  est  d'une  Inexactitude  trop  connue  pour  être 
admis  comme  autorité  par  aucun  homme  sérieux.  Si  l'auteur  de  l'arlicle  en  quesUqp  n'avait 
pas  un  air  st  doctoral,  nous  prendrions  la  liberté  de  le  prier  de  Jeter  les  yeux  autovr  de  lui, 
d'ouvrir  les  livres  les  plus  élémentaires,  et  il  nous  pardonnerait  sans  doute  notre  entête- 
ment et  reconnaîtrait  la  Justesse  des  critiques  de  notre  ami  M.  de  Kerjean. 

On  avait  eu  l'idée  d'élever  sur  le  lieu  de  la  victoire  de  Salnt-Cast  trois  colonnes  unies  em 
toisceau,  ponant  chacune  les  attributs  d'un  dea  trois  ordres  des  États  de  Bretagne  et  rappe- 
lant le  fatcicuiut  triplex  difficile  rumpiturùe  la  Prairie  blanche  de  Goingamp.  Cette  base 
pulsaanto  aurait  supporté  Técu  de  Bretagne  surmonté  d'une  grande  épée  dont  la  garde  an- 
rolt  figuré  la  croix.  C'était  simple  et  expressif,  et  nous  regrettons  que  l'omnipotence  pari- 
sienne ait  empêché  l'adoption  de  celte  belle  idée,  car,  malgré  tous  les  efforts  du  journal 
dinanoais  pour  nous  persuader,  (en  essayant  de  jusUfler  l'étrange  loomacble  adoptée),  que 
la  commission  locale  se  sent  coupable  de  ce  crime  de  lèse-majeslé  artistique  et  nationale, 
nous  avons  trop  de  confiance  dans  le  bon  sens  et  dans  le  respect  de  nos  compatriotes  poiir 
les  trf  iillons  sacrées  de  notre  patrie,  pour  consentir  à  les  en  reodre-respoosables. 


ÂNIIIJAIBB  DU  MOBBIHAN.  455 

que  nous  ne  goûtions,  jusqu'à  un  certain  point,  les  raisons  de  notre  con- 
frère ;  nous  avouons  même  que  si,  vivant  au  XV^  siècle,  nous  faisions 
partie  du  corps  des  nobles  bourgeois  de  la  bonne  ville  de  Vannes,  nous 
serions  irè&-porlé  à  voter  pour  que  M.  Lallemand  soit  député  vers  le 
duc,  notre  gracieux  souverain,  afin  de  les  soutenir  au  nom  de  tous  et 
d'obtenir  des  lettres  patentes  concédant  cette  distinction  ducale  ;  mais 
puisqu'il  est  bien  avéré  qu'elle  n'a  jamais  existé  et  qu'il  n'y  a  en  Bre- 
tagne aucune  règle  fixant  le  rang  de  toutes  les  villes  entre  elles  et  le 
blason  qu'elles  doivent  porter,  nous  déplorerions  sincèrement  une  in- 
novation de  cette  espèce. 

En  voilà  déjà  bien  long  pour  un  tout  petit  volume  ;  mais  il  est  si 
plein  de  bonnes  choses,  la  lecture  en  est  si  agréable,  qu'on  ne  peut  s'en 
séparer.  Origines  historiques,  communautés  religieuses,  établissements 
d'instruction  et  de  bleafaisance,  tout  y  est  traité,  bien  qu'en  peu  de 
mots ,  avec  une  érudition  et  un  soin  remarquables.  L'auteur  cite  à  pro- 
fusion les  dates  et  les  documents,  en  grande  partie  inédits  et  exhumés 
par  lui  de  la  poussière  des  archives. 

Après  être  entré  dans  des  détails  pleins  d'intérêt  sur  l'origine  des 
anciens  noms  des  rues ,  il  termine  sa  série  de  notices  en  émettant  le 
vœu  «  devoir  reparaître  sur  les  écriteaux  les  noms  glorieux  quL  rappel- 
lent aux  Vannetais  l'histoire  de  leur  antique  cité,  au  lieu  de  tous  ces 
noms  de  vertus  :  la  Bonne  Foi^  la  Confiance,  la  Concorde,  la  Jus- 
tice, la  Bienfaisance,  V Amitié,  etc.  Toutes  vertus  que  les  bons  ci- 
toyens pratiquent  et  portent  dans  leur  cœur,  mais  qui  ne  s'affichent 
pas  au  coin  des  rues.  »  Tous  les  hommes  de  bon  sens  s'uniront  à  lui 
pour  demander  l'anéantissement  de  tous  ces  tristes  souvenirs  d'une 
époque  à  jamais  néfaste.  Après  avoir  lu  V Annuaire  du  Morbihan,  ils  y 
joindront  bien  certainement  un  autre  vœu, par  lequel  nous  terminerons 
nous-mème  cet  article  ;  c'est  que  M.  Lallemand  veuille  bien  produire 
sans  retard  au  grand  jour  l'important  monument  qu'il  a  entrepris  d'é- 
lever à  la  gloire  de  son  pays  et  dont  les  mémoires,  qu'il  a  déjà  fait  con- 
naître ,  ne  sont  qu'une  partie  des  assises.  Nous  serions  bien  trompé  si 
le  succès  ne  couronnait  pas  ses  généreux  efforts. 


C.  DE  KERANFLEC'H. 


m. 
VIE  DU  R.  P.  LOUIS-MARIE  BAUDOUIN^", 

FONDATEUB    DE    LA    SOCIÉTÉ    DES    URSULIMES    DE  CHAV AGNES,  ETC. 


Lorsque  TÂssemblée  législative  rendit,  en  1792i,  la  loi  barbare  qui 
condamnait  à  l'exil  un  si  grand  nombre  de  prêtres  fidèles,  elle  pea- 
sait  porter  un  coup  mortel  à  la  religion  catholique  en  France,  et, 
dans  les  desseins  de  Dieu ,  elle  conservait  de  nouveaux  Néhémies , 
destinés  à  foire  sortir  notre  Eglise  de  ses  ruines  et  à  rétablir  le  culte 
divin.  Du  nombre  de  ces  respectables  proscrits  était  M.  Louis-Marie 
Baudouin,  alors  vicaire  de  Luçon.  Né  à  Montaigu,  dansce  diocèse, 
le  Si  août  1765 ,  il  avait  annoncé  de  bonne  heure  sa  vocation  à  Tétai 
ecclésiastique.  Sa  piété  et  son  intelligence  étaient  remarquables ,  ei 
tout  faisait  présager  qu'il  serait  un  digne  ministre  du  Seigneur. 
Placé,  après  son  ordination,  en  qualité  de  vicaire,  dans  la  ville  de 
Luçon ,  il  y  travaillait  avec  zèle  au  salut  des  âmes ,  sous  la  direction 
de  son  frère,  qui  en  était  curé,  lorsque  la  loi  de  la  déportation  Tat- 
teignit  et  l'obligea  de  partir  pour  l'Espagne.  Il  en  revint  en  1797, 
pressé  par  le  désir  de  se  rendre  utile  aux  fidèles.  La  persécution  l'at- 
tendait dans  sa  patrie  :  pendant  plusieurs  années  il  se  vit  obligé  de 
se  Cacher  pour  consesver  sa  liberté,  ce  qui  ne  l'empêchait  pas 
d'exercer  pendant  la  nuit  les  fonctions  du  saint  ministère.  A  l'épo- 
que du  Concordat ,  il  devint  curé  de  Chavagnes ,  une  des  paroisses 
ies^plus  maltraitées  pendant  la  guerre  de  la  Vendée.  Il  la  renouvela 
par  ses  travaux  et  en  rendit  le  peuple  édifiant.  C'est  pendant  son 
séjour  à  Chavagnes ,  qu'aidé  par  une  sœur  hospitalière  de  La  Ro- 
chelle, la  Mère  Saint-Benoit,  il  établit  les  Ursulines  de  Jésus,  con- 
grégation qui  s'est  propagée ,  et  qui  compte  aujourd'hui  un  .assez 
grand  nombre  de  maisons.  Il  établit  également  dans  la  même  pa- 
roisse un  séminaire,  qui  fut  une  grande  ressource  pour  ce  pays,  où 
le  clergé  fidèle  avait  été  cruellement  décimé.  M.  l'abbé  Baudouin 
quitta  sa  cure  en  1805 ,  pour  s'occuper  exclusivement  de  son  sémi- 
naire. Il  y  resta  jusqu'en  181%,  époque  à  laquelle  le  décret  Impérial 
qui  créait  l'Université  supprima  les  écoles  ecclésiastiques  qui  se  trou- 

(1)2  volumes  io-s*  avec  portrait,  chez  Dideaux.  ft  Lucon. 


VIE  DU  R.  P.  LOUIS-MARIE  BAUDOUIN.  457 

vaient  dans  les  campagnes.  11  se  rendit  à  La  Rocbetle,  où  TévAque 
le  chargea  de  la  direction  du  grand-séminaire,  poste  de  confiance, 
dans  lequel  il  répondit  entièrement-  a  l'attente  du  prélat.  Pendant 
neuf  ans  il  dingea  avec  sagesse  cet  établissement,  et  il  l'aurait  gou- 
verné plus  longtemps,  si  le  siège  épiscopal  de  Luçon ,  réuni  depuis 
le  Concordat  à  celui  de  La  Rochelle,  n'avait  pas  été  rétabli  en  i821. 
MgrSoyoc,  qui  venait  d'en  être  nommé  évèque,  voulut  avoir,  pour 
organii^er  son  séminaire,  M.  Tabbé  Baudouin ,  qui ,  étant  né  dans  son 
diocèse,  lui  appartenait.  Le  digne  prêtre  quitta  donc  La  Rochelle ,  au 
grand  regret  de  Tévèque  de  cette  ville,  qui  fit  tous  ses  efforts  pour 
le  retenir,  et  se  rendit  à  Luçon,  où  il  apporta  cet  esprit  de  piété,  de 
sagesse  et  de  douceur  qui  le  rendait  si  estimable.  Au  bout  de  cinq 
ans  ses  infirmités  Tobligèrent  à  se  démettre  de  la  charge  de  supérieur. 
Il  se  retira  chez  un  de  ses  neveux,  curé  de  Luçon,  et  y  passa  trois  ans. 
Etant  allô  à  Chavagnes  pour  y  prêcher  le  jubilé  de  1838,  les  Ursulines 
réussirent  à  le  retenir  auprès  d'elles.  Le  petit  séminaire  y  avait  été 
rétabli,  et  M.  Tabbé  Baudouin  en  dirigeait  les  professeurs.  Excités  par 
ses  pieux  discours ,  ils  lui  témoignèrent  le  désir  de  former  une  So- 
ciété religieuse ,  et  le  prièrent  de  leur  donner  une  règle.  Il  y  consentit, 
et.voulut  qu'ils  portassent  le  nom  é' Enfants  de  Marie,  L'évêque  de 
Luçon  approuva  cette  nouvelle  institution.  Accablé  par  les  infirmités, 
le  vénérable  ministre  de  Jésus-Christ  et  son  fidèle  disciple,  regardé 
comme  un  saint  par  tous  ceux  qui  avaient  eu  le  bonheur  de  le  con- 
Qaitre,  rendit  son  âme  à  Dieu ,  à  l'âge  de  soixante-dix  ans,  le  12  février 
1835,  dans  le  petit  séminaire  de  Chavagnes.  —  Sa  vie  est  bien  écrite. 
L'auteur  a  un  style  correct  et  coulant  ;  il  narre  avec  facilité  et  se  fait 
lire  avec  intérêt.  Son  livre  est  un  monument  précieux  pour  le  dio- 
cèse de  Luçon.  A  la  vie  de  M.  l'abbé  Baudouin ,  qui  forme  le  premier 
volume,  il  a  ajouté  une  seconde  partie,  qui  contient  l'esprit  et  les 
vertus  du  serviteur  de  Dieu.  Nous  pensons  qu'il  aurait  pu  se  resser- 
rer et  entrer  dans  moins  de  détails  sans  nuire  à  son  ouvrage.  Telle 
qu'elle  est,  cette  vie  est  très-édiflante,  surtout  pour  les  ecclésias- 
tiques, et  nous  les  engageons  beaucoup  à  la  lire.  —  La  seconde 
partie  est  terminée  par  une  notice  sur  la  Mère  Saint-Benoît,  qui  fut 
la  coopératrice  de  M.  l'abbé  Baudouin  dans  l'établissement  des  Ursu- 
lines de  Jésus,  et  une  âme  d'une  grande  vertu. 

Tri^svaux. 

(Bibliographie  catholique). 

Tome  ÏV.  30 


PHILOSOPHIE  A  L'OMBRE  DU  CLOCHER. 


••  Unitas  io  Tarietate,  vaiietat  in  unliate. 
(DicksoB.) 

«  H«c  ett  cymba  qui  tati  veblmor. 
«  Hec  columna  que  flmi  niUonir, 
M  Hoc  OTile  quo  tecU  condinur. 


(ÀodeDne  proae  de  la  Dédicace.) 

«  Le  plus  sûr  est  encor  de  soirre 
«  Le  prône  de  notre  Curé. 

Entre  le  vaisseau  et  le  port  indiqué  par  la  lumière  du  phare,  il  y  a 

les  tempêtes,  les  écueils,le  courant,  mais  surtout  il  y  a  la  négligence 

ou  rivresse  des  navigateurs  :  Des  obstacles  et  des  périls  semblables 

'  séparent  et  éloignent  notre  âme  du  port  indiqué  par  la  croix  du 

clocher. 


Le  génie ^t  le  levier  qui  peut  soulever  le  monde,  mais  il  a  besoin 
d*un  point  d'appui  qui  ne  se  trouve  que  dans  la  foi  :  Si  ce  point  d'appui 
fait  défaut,  tous  les  calculs  et  tous  les  efforts,  la  tète  et  le  bras  d'Âr- 
chimède,  demeurent  inutiles. 


-  Tant  que  le  sentiment  religieux  reste  vague  et  indéfini,  il  n'est  pas 
plus  une  croyance  que  des  couleurs  ne  sont  un  tableau ,  mais  c'est  de 
ce  sentiment  que  la  croyance  se  compose  et  se  détermine,  comme  un 
tableau  se  dessine  et  s'achève  à  l'aide  des  couleurs.  Si  ce  travail  qui 
précise  les  formes  et  fixe  les  teintes  ne  se  fait  pas,  l'homme  avec  des 
sentiments  religieux  sans  croyance  positive  est  un  peintre  avec  une 
riche  palette,  mais  sans  toile  et  sans  pinceaux. 

« 

Dans  les  siècles  où  l'esprit  4'examen  et  d*analyse  a  détruit  et  remplaça 


PHILOSOPHIE  A  L'OMBBB  DU  CLOCHER.  459 

Tesprit  d'enthousiasme  et  de  foi ,  on  disserte  sur  les  idées  sans  s'en 
inspirer,  on  explique  leurs  causes  et  leurs  effets  sans  les  sentir,  on 
discute  la  vérité,  mais  on  ne  s'en  nourrit  pas.  Les  raisonnements  qui 
subtilisent  les  opinions  et  les  sentiments  sont  de  la  chimie  intellec- 
tuelle, et  la  chimie  décompose  tout,  mais  ne  donne  la  vie  à  rien. 


Les  luttes  et  les  fureurs  du  moyen  âge  étaient  préférables  à  nos 
passions  basses  et  même  à  notre  absence  de  passions,  comme  la  fièvre 
est  préférable  à  la  gangiène. 


Nous  entendons  dire  que  le  Christianisme  ayant  duré  près  de  deux 
mille  ans  est  vieux,  caduc,  usé,  et  que  le  monde  a  besoin  de  renou- 
veler sa  croyance  :  Les  hommes  changent-ils  donc  de  religion  par 
les  mêmes  raisons  qu'ils  changent  de  manteau  ?  Des  dogmes  et  des 
préceptes  ne  sont  ni  jeunes  ni  vieux,  ils  sont  vrais  ou  faux,  funestes 
ou  salutaires,  et  les  dates  n'ont  rien  à  faire  dans  cette  question. 


La  croyance  catholique  n'est  plus^  dit-on,  qu'une  ruine.  Sans  dis- 
cuter ici  celte  opinion /remarquons  seulement  qu'une  pareille  ruine 
est  aux  édifices  construits  d'hier  ce  que  les  magnifiques  et  éternels 
débris  de  Thèbes  et  de  Palmyre  sont  aux  misérables  cabanes  qui  s'é- 
lèvent aujourd'hui  aux  mêmes  lieux. 


Ce  n'est  pas  parce  qu'il  ignorait  les  chemins  du  monde,  mais  au 
contraire  parce  qu'il  les  avait  examinés,  sondés,  et  jugés  d'un  coup 
d'œil ,  que  Pascal  a  voulu  s'abriter  et  demeurer  à  l'ombre  du  clocher. 


Dieu  a  mis  notre  cœur  plus  près  de  sa  grâce  que  notre  esprit  n'est 
près  de  sa  lumière  :  Aussi  la  piété  qui  naît  d'une  espèce  de  tendresse 


460  PHILOSOPHIE 

est  à  la  fois  celle  qui  dqnne  le  plus  de  confiance  et  de  repos  à  notre 
âme  et  celle  qui  touche  le  plus  irrésistiblement  Tàme  d'autrui.  Cest 
ce  genre  de  piété  qui  fait  le  bonheur  des  prosélytes  et  le  succès  des 
missionnaires. 


L'homme  est  un  être  mixte,  matériel  et  immatériel;  pour  le  saisir 
dans  son  ensemble  et  suffire  à  tous  ses  instincts,  sa  religion  doit  être 
appropriée  à  sa  double  nature  ;  or,  le  catholicisme  nous  dégage  des 
choses  de  la  terre,  nous  transporte  dans  le  monde  des  fdées  et  parle 
avant  tout  à  Tâme ,  mais  il  ne  dédaigne  pas  de  frapper  nos  sens  par  la 
majesté  de  ses  cathédrales,  Tharmonie  de  ses  hymnes,  la  pompe  de 
ses  cérémonies;  c'est  donc  le  culte  le  plus  complet,  et,  par  consé- 
quent, le  plus  nécessaire  et  le  plus  vrai.  Le  protestantisme  et  les  au- 
tres sectes  font  de  ta  religion  une  simple  abstraction,  une  théorie  plutôt 
qu'on  fait,  ne  la  revêtent  d'aucune  forme,  ne  répondent  qu'à  des  be- 
soins partiels  de  l'homme  et  ne  sauraient  l'envelopper  dans  son  être 
entier;  la  vérité  n'est  donc  pas  là. 


Le  scepticisme  en  infirmant  notre  félicité  à  venir  confirme  nos 
maux  présents. 

Ce  qui  serait  attaquable  dans  le  Christianisme  est  ce  que  les  hommes 
y  ont  introduit,  et  ce  qui  y  est  attaqué  est  ce  qu'il  y  a  de  divin. 


Il  est  aussi  difficile  de  ne  rien  désirer  qu'impossible  de  tout  pos- 
séder. 


La  vieillesse  a  bien  des  malheurs!  elle  a  aussi  des  torts  :  Elle  se 
croit  sage  quand  elle  n'est  qu'insensible,  voit  un  juste  courroux  contre, 
les  vices  dans  son  incapacité  pour  les  plaisirs,  donne  le  nom  de  juge- 
ment à  sa  froideur,  de  gravité  à  sa  pédanterie,  et  prend  ainsi  pour  un 


A  l'ombre  d€  clocher.  461 

trésor  de  bon  aloi  ce  qui  n'est  que  la  fausse  monnaie  des  vertus.  Il 
n'y  a  de  remède  à  ces  malheurs  et  à  ces  torts  que  dans  une  piété  qui 
amène  en  même  temps  le  calme  pour  soi^  et  Tindulgençe  pour  les 

autres. 

* 

m 

Dans  sa  séparation  du  monde,  le  prêtre  peut  ignorer  ce  que  les 
hommes  font,  mais  il  lui  est  permis  d'étudier  ce  qu'ils  sont  :  cela 
explique  comment  des  moines  tirés  de  ta  solitude  du  cloître  ont  tout  à 
coup  révélé  la  plus  profonde  connaissance  de  la  nature  humaine. 


Sur  l'océan  du  monde,  la  jeunesse  fait  naufrage  faute  de  savoir  car- 
guer  les  voiles,  et  la  vieillesse  faute  de  pouvoir  les  hisser. 


C'est  à  la  jeunesse  qu'il  est  utile  et  nécessaire  de  démontrer  l'inanité 
de  toutes  choses;  la  vieillesse  n'en  sait  que  trop  à  cet  égard. 

Même  dans  la  retraite  la  plus  calme  et  la  vie  la  plus  uniforme,  ce 
n'est  qu'extérieurement  que  les  jours  se  suivent  et  se  ressemblent  : 
les  agitations  de  notre  àme  et  les  inégalités  de  notre  esprit  y  produisent 
de  perpétuelles  différences.  Les  heures  de  doute  et  de  foi,  de  zèle  et  de 
langueur,  ballotent  un  ermite,  comme  les  faveurs  ou  les  disgrâces  de 
la  fortune  ballolent  un  ambitieux. 

Pour  sentir  et  adorer  la  puissance  du  Créateur,  il  ne  paraît  pas  né- 
cessaire de  nous  enfermer  derrière  une  grille  claustrale.  La  magnifi- 
cence de  Dieu  éclate  dans,  le  monde  :  Tout  l'y  révèle  à  nos  pensées 

Oui,  si  dans  le  monde  on  pensait  à  Dieu,  mais  c'est  ce  qui  n'arrive 
guère. 

¥    * 

Le  discernement  des  lecteurs  est  aussi  peu  commun  que  le  génie 


4^  PHILOSOPHIE 

des  écrivains  :  D  y  a  plus  de  passions  basses  que  de  nobles  inslincts, 
plus  d'inteHigences  médiocres  que  d^esprits  vastes  :  aussi  le  livre  ou 
le  journal  qui  interprète  le  mieux  et  flatte  le  plus  c^  passions  basses 
et  ces  intelligences  médiocres  est  celui  qui  doit  réunir  le  plus  de  -suf- 
frages. 

Les  réputations  sont  des  ballons  qui  s*élèvent  ou  retombent  au 
gré  d'un  vent  variable  :  Le  même  bomme  peut  tour  à  tour  être  ap- 
plaudi ou  sifflé,  non  pas  parce  quMl  a  changé,  mais  parce  qu'il  est 
resté  le  même,  tandis  que  les  goûts  et  les  opinions  du  public  passaient 
d'un  caprice  à  un  autre. 

On  conquiert  moins  de  célébrité  par  une  suite  régulière  de  succès 
constants  que  par  une  victoire  qui  efface  de  longs  revers  :  C'est  ainsi 
qu^une  sainteté  exemplaire  a  moins  d'éclat  qu'une  conversion  son- 
daine. 

L'héroïsme  du  soldat  nous  charme  et  nous  enthousiasme  en  nous 
inspirant  l'idée  que  nous  serions  capables  des  mêmes  hauts  faits  et 
nous  permet  de  nous  admirer  en  lui.  La  finesse  d'un  écrivain  nous  pro- 
cure Toccasion  d'apprécier  notre  intelligence,  et  c'est  notre  pénétra- 
tion d'esprit  que  nous  goûtons  en  goûtant  la  sienne. 

liies  apôtres  du  scepticisme  se  donnent  pour  des  législateurs  de 
doctrines  et  des  fondateurs  de  systèmes  :  Est-ce  qu'où  a  le  droit  de  se 
dire  architecte  parce  qu'on  a  rasé  quelques  maisons? 

Lire  de  bonnes  pensées  écrites  d'un  mauvais  style,  c'est  regarder 
le  soleil  à  travers  un  verre  enfumé  qui  le  dépouille  de  ses  rayons. 


Les  rapports  étant  relatifs  et  la  vérité  étant  indépendante,  les  lois 


as  L^OMBiUS  DU  CLOCHER.  463 

etviles  el  politiques  peuvent  et  même  doivent  être  spéciales  et  varia- 
bles, tandis  que  les  lois  religieuses  (»inon  pour  la  discipline,  du  moins 
pour  le  dogme)  sont  universellies  et  immuables.  Par  une  raison  ana- 
logue, les  philosophes  peuvent  ne  pas  être  d'accord ,  mais  les  géo- 
mètres ne  sauraient  différer  sur  les  principes  el  les  résultats  de  leurs 
calculs. 


Celui  qui  écrit  ces  lignes  a  passé  trois  ans  de  sa  vie  en  prison  ;  ce 
sont  trois  ans  retranchés  de  la  vie  d'action,  mais  trois  ans  ajoutés  S 
la  vie  de  réflexion  ;  le  mal  est  plus  que  compensé  et  on  aurait  tort  de 
se  plaindre. 

Les  âmes  chrétiennes  ont  des  trésors  de  tendresse  inconnus  à  toute 
autre  :  Il  en  est  qui  s'inquiètent  à  la  pensée  que,  puisque  la  félicité 
doit  être  parfaite  dans  le  séjour  des  Bienheureux,  on  y  sera  insensible 
aux  souffrances  de  ceux  qu'on  avait  aimés  sur  la  terre  et  qui  n'arrive- 
raient pas  au  même  séjour.  Elles  se  troublent  et  s'affligent  de  l'idée 
de  devenir  indifférentes  au  sort  des  réprouvés.  Quel  amour  humain 
aurait  de  ces  vues?... 


Le  Christianisme  seul  a  établi  entre  la  civilisation  et  la  barbarie  une 

différence  autre  que  celle  qui  existe  entre  une  corruption  polie  et  une 

corruption  brutale. 

* 
»  * 

Dans  les  plus  brûlantes  et  les  plus  stériles  contrées  de  l'Afrique, 
dans  des  vallées  où  les  pierres  mêmes  sont  calcinées  par  un  soleil  dé- 
vorant, dès  qu'on  rencontre  la  moindre  fontaine  et  le  plus  humble 
ruisseau ,  on  admire  le  laurier-rose  déployant  l'éternelle  verdure  de 
son  feuillage ,  multipliant  ses  tiges  élégantes,  et  se  couronnant  en 
toute  saison  de  gniriandes  vermeilles.  C'est  ainsi  que  dans  un  cœur  où 
le  monde  a  fait  pénétrer  la  sécheresse,  dans  une  àme  où  les  passions 
ont  porté  leurs  ravages,  tant  qjue  la  source  du  sentiment  religieux 


464  PHILOSOPHIE  A  l'ombbb  du^cloghbe. 

n'est  pas  tarie,  tant  que  la  foi  circule  encore,  on  retrouve  ça  et  là  des 
prodiges  de  fécondité  morale  et  on  voit  fleurir  de  touchantes  vertus. 


Refuserait-on  d'aller  habiter  un  palais  parce  qu'au  nombre  des  gar- 
diens de  ce  séjour  il  y  aurait  quelques  invalides?  C'est  là  ce  qu'on  fait 
en  s'éloignant  de  la  religion  à  cause  des  fautes  ou  des  torts  de  quel- 
ques membres  du  clergé. 

Vte  Chables  de  NUGENT. 


CHRONIQUE. 


SoMMAiBE.  —  1.  Un  Chroniqueur  qui  n'a  poinl  le  don  d'ubiquité.  — r  Béné- 
diction de  la  chapelle  du  couvent  de  Sainte-Croix,  à  Saint-Florent4e- 
Vieil.  —  Le  tombeau  de  Cathelineau.  —  Où  l'on  se  demande  quel  est  le 
Walter-Scott  de  la  Vendée.  —  II.  Nécrologie  :  Madame  de  Ghantreau, 
par  M.  A.  de  Brem. 

I. 

Ne  vous  est-il  pas  arrivé  mainte  fois ,  cher  lecteur ,  de  regretter  de 
n'avoir  pas  été  doué  au  berceau,  par  une  fée  bienfaisante  ,  du  don  d'ubi- 
quité? Cette  faculté,  malheureusement  impossible,  me  semble  dix  fois 
plus  précieuse  encore ,  depuis  que  j'ai  l'honneur  de  remplir  l'humble  rôle 
de  chroniqueur  de  la  Revue.  Quel  charme  et  quel  avantage  de  pouvoir  se 
trouver  à  la  fois  en  chair  et  en  os  à  Constantinople  et  à  Pékin  et  à  New- 
York  et  à  Rome  et  à  Paris  !  de  pouvoir  dire,  comme  le  pigeon  de  h  fable  : 
Télais  là ,  teAle  chose  nC advint ,  ou  advint  ;  vous  y  croiriez  être  vous- 
même!  —  Sans  parler  cependant  de  points  aussi  éloignés  les  uns  des 
antres ,  je  me  contenterais  bien ,  je  l'avoue ,  de  jouir  du  rare  privilège  de 
l'omniprésence  dans  nos  deux  chères  provinces;  et  tenez,  il  ne  faut  pas  être 
trop  ambitieux ,  je  serais  satisfait  si  le  bon  Dieu  m'accordait  la  faveur  d'être 
de  corps  et  d'esprit ,  ou  rien  que  d'esprit ,  en  deux  endroits  à  la  fois. 

J'aurais  «  pour  sûr,  usé  de  ce  pouvoir,  le  mois  dernier,  et  l'on  aurait  vu , 
de  ses  propres  yeux  vu ,  ce  qui  s'appelle  vu  votre  très-obéissant  serviteur, 
Louis  de  Kerjean,  à  Quimper,  depuis  le  3  jusqu'au  40  octobre ,  c'est-à-dire  ^ 
depuis  l'ouverture  du  Congrès  jusqu'à  l'inauguration  de  la  statue  du  bon 
roi  Grallon  ,  comme  on  l'y  a  vu  en  effet,  mais  encore  à  Sainl-Florenl-le- 
Vieil ,  le  5  octobre ,  jour  où  l'on  a  consacré  le  monument  à  la  mémoire  de 
Cathelineau,  dont  je  vous  ai  entretenu  dans  l'une  des  dernières  chro- 
niques. Le  récit  de  cette  touchante  -cérémonie ,  que  j'aurais  eu  tant  de 
plaisir  à  vous  faire ,  permettez-moi  de  l'emprunter  à  ÏUnion  de  VOuest , 
et  de  compléter  ainsi  les  détails  que  je  vous  ai  donnés  à  propos  du  Saint, 
d*  Anjou. 

«  A  Saint-Florent,  vivait  une  pieuse  et  charitable  femme.  M"*  Baudoin, 
dont  le  revenu  était  depuis  longtemps  le  patrimoine  des  pauvres.  Or»  comme^ 
elle  n'avait  d'autres  enfants  que  ces  malheureux ,  et  que  les  choses  ne  pou- 
vaient plus  se  faire  comme  en  ces  temps  de  charité  et  de  foi ,  elle  chercha 


i66  CHUORIQUfi. 

un  homme  dont  le  cœur  fût  le  gardien  des  saintes  traditionis  do  passé;  et  le 
noble  comte  de  Quatrebiirbes ,  k  sa  grande  surprise ,  apprit  un  jour  qu'il 
était  légataire  universel  de  M"**  Baudom»  dont  il  n'avait  jamais  entendu 
parler. 

•  Dés  lors,  M.  de  Quairebarbes  se  mit  en  de  voir  de  remplir  les  intentions 
présumées  de  la  donatrice.  Nous  disons  présumées»  car  M**'  Baudoin  n'avait 
indiqué  aucune  bonne  œuvre  à  faire.  Ikis  la  charité  allait  de  soi  entre  le 
don  d'une  pareille  femme  et  un  tel  légataire.  M.  de  Quatrebarbes  n'anit 
pas  bien  lom  à  chercher  des  inspirations  ;  il  les  trouvait  dans  sa  vie  passée 
et  dans  les  traditions  de  sa  famille. 

»  Il  voulut  d'abord  assurer  l'avenir  chrétien  du  pays,  en  complétant  la 
dot  des  frères  de  Sainte-Croix  du  Mans ,  de  Tinstitut  du  vénérable  abbé 
Moreau ,  établis  déjà  par  M"*  Baudoin ,  et  en  leur  élevant  un  pensionnat 
dans  les  ruines  incendiées  du  vieux  monastère  de»  Bénédictins  attenant  à 
Féglise.  Une  école  peur  les  filles  et  une  salle  ^*asile ,  sous  la  direction  des 
pieuses  religieuses  de  la  congrégation  de  Saint-Charles,  furent  fondées 
dans  la  maison  même  habitée  par  la  bienfaitrice. 

»  Un  souvenir  précieux  était  attaché  è  cette  demeure.  C'était  là  que 
Cathclineau ,  généralissime  de  l'armée  cathofique  et  royale .  fut  transporté 
mourant  après  le  siège  de  Nantes.  Une  admirable  femme  ,  Jeanne  Russon- 
neau,  dont  Saint- Florent  bénit  encore  la  mémoire,  y  pansa  ses  blessures. 
Ce  fut  dans  ce  lieu  même  qu'il  rendit  sa  belle  âme  à  son  Créateur. 

»  Ce  souvenir  ne  pouvait  échapper  à  M.  le  comte  de  Quatrebarbes ,  en 
élevant  la  chapelle  de  l'étabhssement  des  sœurâ. 

•  Nouk  ne  décrirons  pointée  gracieux  édifice,  bien  qu'il  soit  un  modèle 
par  l'harmonie  de  ses  proportions  ,  le  fini  des  détails ,  les  sculptures  de  ses 
clefs  de  voûte  ,  la  délicatesse  de  ses  nervures .  peintes  à  la  façon  du  moyen 
âge  et  soutenues  par  des  anges .  enfin  par  l'éclat  de  ses  vitraux  aux  bor- 
dures fleurdelisées  (*)  ;  c'est  dans  le  transept ,  du  côté  de  l'évangile ,  que 
sous  l'inspiration  d'une  sainte  pensée,  M.  de  Quatrebarbes  a  voulu  réunir 
les  précieux  restes  des  deux  héio!ques  victimes.  Le  généralissime  et  son  fils, 
assassiné  en  4832,  reposent  dans  deux  tombes  juxtaposées,  qu'enveloppent 
de  leurs  plis,  comme  un  glorieux  linceul,  des  drapeaux  aux  amies  de 
France.  La  première  de  ces  tombes  porte  pour  unique  inscription  le  nom 
de  Cathelineau  ;  l'aulre  le  nom  de  son  fils ,  la  date  des  combats  où  il  se 
dblingua,  et  celle  de  sa  mort.  Au  chevet  s'élève  un  socle,  orné  de  Técusson 
que  le  roi  Louis  XV III  se  plut  à  composer  lui-même  :  d'azur,  è  la  hampe 
d'or  fleurdelisée,  à  la  banderolle  d'argent  chargée  d'un  sacré  cœur  et  pour 
devise  ;  Dieu  et  le  Roi,  et  supports,  deux  drapeaux,  nobles  armes  gagnées 
sur  le  champ  de  bataille  ,  comme  celles  des  croisés.  Tout  autour  sont  gra- 

(I)  L.e  bon  el  modeste  M.  Aroault ,  archilccte  d'Aogen ,  a  dirigé  tou»  les  trtvaui. 


CHRONIQUE.  467 

vées  les  dates  mémorables  de  la  courle  et  immortelle  carrière  du  général. 
Une  statue ,  confiée  au  talent  de  M.  Molcknecht,  semblable  à  celle  qui  git, 
mutilée ,  au  Pin*en-Mauges ,  non  loin  de  son  monument  dévasté ,  couron- 
nera bientôt  le  piédestal.  Ce  tombeau,  touchant  et  digne  dans  sa  simpli- 
cité (^) ,  serre  le  cœur  tout  à  la  fois  de  joie  et  de  tristesse.  On  y  prie  le 
saint  d* Anjou ,  canonisé  par  la  voix  du  peuple ,  on  y  pleure  son  brave  et 
modeste  fils.  Car  de  ces  deux  tombes  doit  s'élever  sans  cesse  une  prière 
pour  la  France ,  aimée  jusqu'au  martyre.  On  y  bénit  la  pieuse  pensée  de 
celui  qui  n'a  pas  voulu  que«  dans  le  même  lieu,  le  général  paysan  fut  moins 
honoré  que  Bonchamps ,  le  général  gentilhomme. 

»  Halheureusement  la  statue  n'était  pas  terminée  le  5  octobre,  jour  ûxé 
pour  la  bénédiction  de  la  chapelle  ;  ce  jour  était  une  fête  pour  la  petite 
Yîlle  de  Saint- Florent.  Ses  habitants  avaient  orné  leurs  maisons  et  dressé 
des  arcs  de  triomphe.  Les  noms  illustres  et  chers  à  la  Vendée  avaient 
répondu  à  l'appel  de  M.  le  comte  de  Quatrebarbcs  et  à  celui  de  la  géné- 
reuse compagne  de  sa  vie  de  dévouement  et  de  charité. 

»  Les  vénérables  filles  <lu  généralissime  étaient  venues  toutes  les  quatre, 
malgré  leur  grand  âge.  Chacun  voulait  contempler  ces  reliques  de  la  Vendée, 
si  humbles  devant  la  gloire  de  leur  maison.  L'ainée,  pendant  soixante  ans. 
s'était  laite  la  servante  des  pauvres  et  Finstitutnce  des  petits  enfants.  Chicun 
voulait  encore  entendre  de  leurs  bouches  le  récit  toujotirs  touchant,  quoique 
mille  fois  répété,  du  départ  de  leur  père.  lorsque  cédante  l'inspiration  de  Dieu , 
il  laissa  le  pain  qu'il  pétrissait  dans  le  moment  pour  prendre  le  mousquet 
du  soldat  et  bientôt  Tépée  du  généralissime  ;  leurs  larmes  attestaient  la 
vivacité  de  leurs  souvenirs  :  «  11  semble  que  c'était  hier,  disaient-elles.  » 
Ah  !  dans  des  cœurs  aussi  pieux ,  la  religion  des  souvenirs  doit  être  fidè- 
lement gardée.  Elles  se  placèrent  auprès  du  monument  de  leur  père  ,  et 
toute  la  famille  Cathelineau  s^  groupa  autour  d'elles. 

»  Mgr  l'évèque  de  Moulins  avait  été  invité  k  bénir  la  chapelle  ;  nul 
n'était  plus  digne  d'une  pareille  mission  que  l'auguste  frère  du  grand 
orateur  dont  le  cœur  et  l'éloquence  avaient  arraché  en  1855  au  gouverne- 
ment de  juillet  l'ordonnance  qui  levait  la  mise  en  état  de  siège  de  la  Vepdéc. 
Mgr  l'évèque  d'Angers ,  retenu  par  la  maladie ,  avait  désigné  pour  le 
remplacer  M  l'abbé  Boropois.  vicaire  général,  et  M.  l'abbé  Raveneau, 
secrétaire  de  l'évêché.  Après  la  bénédiction  de  la  chapelle ,  faite  sous  le 
vocable  de  la  sainte  Vierge  et  de  saint  Jacques ,  le  saint  sacrifice  com- 
mença ,  et  Monseigneur,  assisté  de  tous  les  prêtres  des  environs,  revêtit 
pour  le  célébrer  une  chasuble  brodée  par  M"*  la  comtesse  de  Chambord, 
et  envoyée  à  M.  le  comte  de  Quatrebarbcs  pour  cette  cérémonie.  Le  îrè^ 
supérieur  accompagnait  les  chants  sacrés  sur  l'harmonium.  —  A  la  corn- 

(1)  Ouvrage  de  H.  Chapeau.  «Gntptenr  à  ÀDgers. 


468  CHRoniQUE. 

mnnion  on  vil  avec  cmolion  s'avancer 'à  la  table  sainte  M.  Uenri  de  Cathe- 
lineau  et  sa  digne  et  noble  femme.  Ah!  c'est  qu*ils  avaient  bien  des  grâces  à 
demander  à  Dieu ,  car  lenr  plus  jeune  fils .  leur  huitième  enfant ,  devait , 
ce  jour  la  même,  sur  la  tombe  de  son  aïeul  et  de  son  bisaïeul,  recevoir  le 
signe  du  chrétien .  ce  signe  arrosé  tant  de  fois  du  sang  de  ses  pères. 

»  La  messe  était  terminée.  M.  le  curé  de  Saint-Florent  venait  de  retracer 
brièvement  l'histoire  du  Christianisme  dans  la  contrée ,  depuis  saint  Moroo 
et  saint  Florent,  ses  premiers  apôtres,  jusqu'au  martyre  de  la  Vendée, 
là  mort  de  Cathelineau  et  le  rétablissement  en  France  du  catholicisme; 
Monseigneur  de  Moulins  *  en  lui  répondant ,  avait  laissé  tomber  de  ces 
paroles  qui  élèvent  le  cœur  et  Tâme ,  lorsque  tous  les  yeux  se  tournèrent 
avec  amour  vers  un  petit  enfant  porté  sur  les'bras  de  sa  mère.  L'Anjou  éi 
la  Breti^gne  ,  représentés  par  M.  le  comte  de  Quatrebarbes  et  M**  la  com- 
tesse de  TrogoJT ,  répondirent  devant  Dieu  que  le  descendant  des  Cathe- 
lineau serait  fidèle  à  la  foi ,  pour  laquelle  tous  les  siens  étaient  morts. 
Après  la  cérémonie  du  baptême ,  des  tables  furent  dressées  da^s  la  salle 
d'asile  et  près  de  deux  cents  convives  y  prirent  place,  le  cœur  joyeux.  A 
la  fin  du  déjeuner,  M.  Henri  de  Cathelineau  s'avança,  et  d'une  voix  vibrante 
et  profondément  émue,  adressa  à  Mgr  de  Brezé  des  remerciments  du  fond 
de  rame ,  suivie  d'un  touchant  hommage  à  la  mémoire  de  l'illustre  mar- 
quise de  La  Rochejaquelein  ,  bienfaitrice  de  sa  famille ,  el  des  paroles 
pleines  de  cœur  à  M.  de  Quatrebarbes.  Puis  se  tournant  vers  ses  enfants 
dont  le  visage  était  baigné  de  larmes  ,  il  leur  retraça  la  vie  d'abnégation  et 
la  mort  héroïque  de  leurs  pères .  les  conjura  de  conserver  la  même  foi, 
d'imiter  les  mêmes  vertus .  ajoutant  qu'il  n'y  avait  de  bonheur  réel  et  de 
vraie  gloire  que  dans  le  devoir  accompli.  Les  cœurs  battaient ,  les  yeux 
étaient  humides  .  les  applaudissements  seuls  révélaient  les  sentiments  que 
les  livres  ne  pouvaient  exprimer;  et  chacun  disait  :  «  En  vérité  il  parle 
aussi  bien  que  son  grand  père  se  battait.  •• 

»  M.  de  Quatrebarbes  se  leva  à  son  tour,  et  s'adressant  à  Monseigneur 
de  Moulins  :  »  Je  vous  remercie ,  Monseigneur .  au  nopi  de  notre  Vendée, 
»  d'avoir  bien  voulu  bénir  cette  chapelle  et  les  saintes  reliques  qu'eUe 
»  renferme.  Les  petits-fils  du  général  Cathelineau  viennent  de  vous 
M  prouver  qu'ils  ne  l'oublieront  jamais.  Le  noble  chef  de  cette  famille  de 
**  héros  et  de  martyrs  le  redira  à  cet  enfant  que  vous  venez  de  baptiser  sur 
»  ces  tombes  sacrées  ;  le  récit  de  cette  fête  touchante  sera  la  première 
f*  leçon  que  sa  courageuse  mère  lui  apprendra ,  dès  qu'il  sera  en  âge  de  la 
•»  comprendre.  Cet  enseignement  se  joindra  à  des  traditions  impérissables 
!>  comme  son  glorieux  nom. 

»  Ce  souvenir  restera  aussi  gravé  dans  le  cœur  de  ces  pieuses  femmes, 
>*  filles  du  saint  d'Anjou.  Ce  sont  elles  que  leur  père  a  serrée^  dans  ses 
f  bras  et  couvertes  de  ses  baisers  le  jour  où,  poussé  par  le  fouflle  de 


CHRONIQUE.  469 

»  Dieu ,  il  quitta  son  humble  chaumière  du  Pin-en-Hauges  ,  el  partit  avec 
»  ses  frères  et  vingt-sept  de  ses  parents  pour  tenter  la  plus  sainte  lutte 
»  dont  rhistoire  des  peuples  chrétiens  fasse  mention. 

»  Nous  garderons  aussi.  Monseigneur ,  mémoire  de  votre  présence.  Car, 
»  giâce  à  Dieu  ,  la  Vendée  est  restée  chrétienne,  vous  la  voyez  ici  repré* 
»  sentée  en  quelque  sorte  tout  entière  dans  ses  plus  illustres  noms.  Le 
«•  sang  de  nos  martyrs  a  consené  notre  foi. 

»  C'est  là  l'immortelle  victoire  de  nos  pères,  qui.  à  l'exemple  des  Mâcha - 
»  bées,  préférèrent  mourir  dans  le  combat,  plutôt  que  de  voir  la  ruine  de 
»  leur  peuple  et  la  destruction  de  toutes  les  choses  saintes. 

»  C'est  pour  cela,  Monseigneur,  que  cette  fête  est  cYclusivcment  chré- 
»  tienne.  Elle  ne  peut  avoir  d'autre  caractère,  et  c'est  dans  ce  seul  but  que 
»  vous  êtes  venu  la  bénir.  Ici,  à  saint  Florent,  près  des  tombes  de  Cathe- 
»  lineau  et  de  Bonchamps ,  il  n'y  a  place  que  poqr  la  prière,  le  pardon,  le 
»  dévouement  et  le  sacrifice.  >» 

»  De  nouveaux  applaudissements  saluèrent  ces  généreuses  paroles  et  les 
larmes  disaient  encore  mieux  la  sympathie  de  tous  les  cœurs.  L'heure  du 
retour  était  sonnée  :  il  fallutsc  séparer ,  chacun  emportant  le  souvenir  de  ce 
qu'il  avait  vu  et  entendu.  Puisse  le  Dieu  qui  inspira  le  saint  d'Anjou  et  ses 
intrépides  compagnons  d'armes,  maintenir  la  même  foi  et  les  même& 
vertus  dans  la  contrée  où  ils  reposent!  Puisse-t-il  en  bénir  le  bienfaiteur, 
et  exaucer  les  vœux  que  tous  ont  formé  pour  lui  1» 

—  Après  les  morts  anciennes,  hes  morts  récentes.  Le  mois  passé,  cher 
lecteur,  j'ai  promis  de  vous  esquisser  la  vie  de  l'un  des  derniers  témoins  et 
des  derniers  acteurs  des  guerres  de  géants.  J'ai  eu  l'honneur,  il  est  vrai , 
de  voir  quelquefois  M*"*  de  Chantreau  et  de  m'entretenir  avec  elle  des 
grandes  et  terribles  scènes  qui  se  passèrent  sous  ses  yeux  ;  mais  il  est,  en 
Vendée ,  un  homme  qui  l'a  beaucoup  plus  et  mieux  connu  que  personne  ;  je 
veux  parler  de  celui  de  nos  collaborateurs  qui  nous  raconte  en  ce  moment 
même  —  avec  quel  talent,  on  le  sait!  —  les  Aventures  du  Bonhomme 
Quatorze, 

A  ce  propos ,  j'ai  besoin  d'ouvrir  ici  une  parenthèse  pour  citer  quelques 
lignes  d'une  lettre  qu'un  ami,  juge  des  plus  compétents  en  cette  matière, 
nous  adressait  il  y  a  peu  de  jours ,  —  quelques  lignes  que  tout  le  monde 
pourra  lire ,  excepté  celui  qu'elles  concernent  et  dont  la  modestie  serait 
mise  à  une  trop  rude  épreuve  :  —  «  J'ai  reçu ,  hier,  nous  disait-on ,  le 
numéro  de  la  Revue;  j'ai  lu  les  premières  pages  du  Bonhomme  Quatorze 
qui  débute  à  merveille  ;  je  suis  vraiment  enchanté.  M.  de  Pontmartin  disait 
dernièrement ,  dans  un  de  ses  articles ,  qu'il  y  avait  dans  la  guerre  de  la 
Vendée  une  mine  précieuse  de  romans  à  la  Walter-Scott ,  en  quoi  il  avait 
raison;  et  il  ajoutait  que  personne  ne  lui  paraissait  plus  propre  à  exploiter 
ce  Fiche  filon  que  M.  Jules  d'Herbauges ,  (l'auteur  des  Esquisses  et  Récits) , 


470  CHRONIQUE. 

en  quoi  il  avait  lort.  A  l'heure  qu'il  est,  le  véritable  Walter-Scoil  de  la 
Vendée  est  M.  de  Brem.  »  —  Je  ne  sais  si  je  m*abuse,  mais  il  me  semble 
q  ue  mon  correspondant  ne  sera  pas  seul  de  son  avis. 

Laissons  donc  U.  A.  de  Brem  nous  dire  ce  que  fut  M*"*  de  Chantreau, 
dont  la  noble  existence  se  résume  si  bien,  elle  aussi,  dans  ces  belles 
paroles  que  M<'  TËvêque  de  Poitiers  appliquait  à  M"*  ia  Marquise  de 
La  Rochejaquelein  :  Manum  suant  misil  ad  forlia  el  digiti  ejus  appre* 
henderunt  fusum.  —  Elle  a  mis  sa  main  à  de  grandes  entreprises ,  et  ses 
doigts  ont  saisi  le  fuseau. 

Louis  DE  KEBJEAN. 


IL 

NÉCROLOGIE. 

MADAME  DE  CHANTREAU. 


L'histoire  a  fait  connaître  au  monde  ce  que  furent  les  hommes  de  la 
Vendée  ;  mais  c'est  dans  les  récits  du  foyer  et  les  traditions  de  la  famille 
qu'il  faut  chercher  la  part  des  femmes  dans  celte  incomparable  épopée. 

Qu'il  nous  spit  donc  permis  d'esquisser  ici  la  vie  de  l'une  de  ces  femmes 
fortes,  nous  allions  dire  de  ces  héroïnes  qui,  —  selon  l'expression  reçue 
dans  notre  pays  —  ont  fait  la  guerre  de  la  Vendée. 

Suzanne ,  Thérèse ,  Adélaïde  Poictevin  de  la  Roehette  que  Dieu  vient 
d'appeler  à  lui  appartenait  à  Tune  des  plus  anciennes  familles  du  Poitou. 
Contrainte,  en  4793,  de  fuir  son  pays  de  Saint-Florent-des-Bois  où  tout 
était  à  feu  et  à  sang ,  elle  se  réfugia  avec  sa  mère  et  sa  sœur  au  quartier- 
général  de  la  grande  armée  vendéenne  qu'elle  suivit  dans  toute  la  cam- 
pagne d'Outre-Loire.  Après  avoir  partagé  les  dangers  et  les  privations  de 
la  guerre  civile,  après  avoir  été  forcée  d'abandonner  sa  sœur,  morte  de 
fatigue  et  de  misère  sur  le  bord  d'un  sillon  ,  elle  finit  par  être  prise  avec 
sa  mère  dans  les  bois  voisins  de  la  petite  vdle  de  Nort.  Conduite  i  Nantes, 
elle  dut  à  son  extrême  jeunesse  de  ne  pas  suivre  sa  mère  dans  les  prisons 
de  Carrier  :  elle  n'était  pas  mûre  pour  la  guillotine.  Placée  comme  ouvrière 
chez  une  citoyenne  de  la  ville ,  la  petite  brigande  eut  à  endurer  des  humi- 
liations et  des  mauvais  traitements  inouïs ,  jusqu'au  jour  de  la  pacification 
de  la  iaunaie  qui  la  rendit  à sen  pays..  .  mais  seule  et  orpheline! 


CHRORIQirE.  471 

A  la  reprise  des  hostilités ,  Xharette .  qui  était  son  subrogé  «tuteur,  ne 
pouvant  mieux  faire  pour  elle,  l'engagea  à  suivre  son  armée,  lui  fit  donner 
un  cheval ,  et  elle  recommença  cette  vie  de  périls  et  d'angoisses  qu'elle 
avait  bravée  tant  de  fois. 

Le  20  février,  Charelte  n'ayant  plus  que  2(M)  cavaliers  et  80  fantassins, 
est  assailli  par  Travot,  et  voit  tomber  autour  de  lui  son  frère  et  son  cousin, 
Gharette  de  la  Coliniére.  M'^*  de  la  Rochetle,  blessée  dans  le  combat  d'un 
coup  de  sabre  à  la  tête,  se  laisse  glisser  à  bas  de  son  cheval  et  se  sauve 
dans  les  bois;  mais  réfléchissant  bientôt  qu'elle  allait  y  périr  de  faim  et  de 
froid ,  elle  prend  le  parti  de  revenir  sur  ses  pas  et  de  se  rendre  aux  Bleus. 
Ceux-ci,  instruits  par  la  rameur  publique  que  Charette  était  resté  parmi  les 
morts,  mais  n'osant  croire  encore  à  tant  de  bonheur,  accueillirent  leur 
prisonnière  avec  empressement  et  la  conduisirent  toute  sanglante  sur  le 
théâtre  du  combat,  puis,  la  plaçant  en  face  des  cadavres  encore  chauds  qui 
gisaient  sur  le.  terrain ,  ils  lui  dirent  : 

—  Regarde  bien,  citoyenne!  connais-tu  ces  brigands-lA? 

La  noble  jeune  fille,  domptant  son  émotion  et  ne  voulant  pas  les  dé- 
tromper dans  l'espoir  de  ralentir  ainsi  la  poursuite  de  Charette,  répondit 
avec  le  plus  d'indiflerence  possible  :  «  Non,  je  ne  les  connais  pas.  » 

Conduite  au  château  de  la  Chabotrie,  elle  y  trouva  N"*  dé  Couétus,  fille 
du  général ,  qui  avait  été  blessée  en  même  temps  qu'elle.  Toutes  les  deux 
furent  emmenées  à  cheval  au  château  de  Pont-de-Vie ,  dans  la  paroisse  du 
Poiré-sous-1a*Roche  d'où  on  les  transféra  en  charrette  aux  Sablcs-d'Olonne. 
Durant  le  trajet,  un  officier  républicain  passant  au  galop  leur  jeta  son  mou- 
choir comme  pour  élancher  le  sang  qui  coulait  de  leurs  blessures  ;  dans  ' 
un  coin  du  mouchoir  étaient  enveloppés  deux  louis  que  sa  généreuse  pitié 
avait  trouvé  le  moyen  de  leur  offrir  d'une  manière  aussi  ingénieuse  que 
délicate. 

Deux  jours  après ,  Charette  était  pris  et  la  guerre  à  peu  près  finie.  La 
Révolution  crut  donc  pouvoir  épargner  les  deux  prisonnières.  M"*  de 
la  Rochelte,  rendue  enfin  â  la  liberté,  revint  dans  le  Bocage  où  elle  épousa 
le  chevalier  de  Chantreau,  ancien  officier  de  Lescure  et  de  Charette. 

De  ce  moment  elle  crut  pouvoir  se  confier  à  Tavenir.  Si ,  comme  tant 
d'autres,  elle  avait  laissé  aux  serres  de  la  Révolution  quelques  douces  parts 
de  son  cœur ,  de  riants  horizons  s'ouvraient  maintenant  devant  elle ,  et 
tout  semblait  lui  promettre  de  longues  années  de  paix  et  de  bonheur. 

Mais  cette  espérance  fut  vaine.  Dieu,. qui  avait  si  rudement  éprouvé  son 
enfance ,  réservait  à  son  âge  mûr  et  à  sa  vieillesse  des  douleurs  plus  poi- 
gnantes encore....  Son  cœur  de  mère  et  d'aïeule  fut  brisé  tant  de  fois  par  Ja 
mort,  tant  de  vides  se  firent  autour  d'elle,  qu'elle  put  craindre  un  moment 
de  ne  savoir  plus  où  reposer  les  tendres  affections  de  ses  derniers  jours,  et 
pour  comble  de  martyre,  elle  perdit  complètement  les  yeux. 


475  CHRONIQUE. 

«  Ail!  mes^bons  amis!  — nous  disait-elle  quelquefois  avec  cet  accent  de 
résignation  sereine,  particulière  aux  âmes  longuement  éprouvées,  il  n'est 
pas  étonnantqueje  sois  devenue  aveugle:  j*ai  tant  pleuré  dans  ma  vie!  » 

Voilà  toute  la  plainte  de  ce  cœur  si  profondément  affligé  ,  et  ses  amis 
les  plus  intimes  ne  s'aperçurent  jamais  que  son  égalité  d'humeur  en  eût 
souffert  la  moindre  atteinte.  M  semblait  môme  que  la  nuit  qui  s'était  faite 
autour  d'elle  eût  rendu  plus  vifs  et  plus  palpitants  encore  ses  souvenirs  de 
guerre  et  de  chevaleresques  aventures ,  dont  le  récit  charmait  souvent  les 
heures  tle  la  veillée  dans  son  manoir  de  la  Barre- Blanchérc,  ce  sanctuaire 
de  l'antique  hospitalité  vendéenne ,  plus  cher  encore  aux  pauvres  qu'aux 
heureux  de  ce  monde. 

Maintenant  que  Dieu  a  ouvert  à  cette  âme  lassée,  mais  non  vaincue ,  le 
suprême  refuge  contre  les  tribulations  de  la  vie  .  c'est  à  nous  qui  l'avons 
connue  et  qui  l'avons  aimée,  c'est  à  nous  de  conserver  religieusement  la 
mémoire  de  cette  noble  femme;  car  ^elle  nous  a  laissé,  avec  les  traditions 
précieuses  de  nos  gloires  immortelles ,  les  grands  exemples  d'un  monde 
qui  s'efface  et  d'une  société  qui  n'est  plus. 

A.  DE  BREM. 


lES  itms  El  us  siiiiis  II  l'nsmi  k  miiciiii. 


NOMINOE 

(826-851). 


INTRODUCTION. 

C'est  vers  le  milieu  du  V®  siècle  (environ  460)  que  les  Bretons, 
c'est-à-dire  les  indigènes  de  l'ile  de  Bretagne,  contraints,  poussés  et 
chassés  par  les  invasions  barbares  et  particulièrement  par  celles  des 
Angles  et  des  Saxons,  quittèrent  leur  patrie  originelle,  et  vinrent 
chercher  un  refuge  dans  la  péninsule  armoricaine.  Cette  immigration, 
opérée  par  bandes  et  troupes  successives,  chacune  pour  la  plupart 
assez  peu  considérable,  dura  plus  d'un  siècle  et  demi.  La  péninsule 
était  à  ce  moment  fort  dépeuplée.  On  sait,  par  les  historiens  et  même 
par  les  panégyristes  du  Bas-Empire,  combien  les  exactions  du  fisc 
impérial  et  les  ravages  des  barbares  avaient  creusé  de  vides,  vastes  et 
nombreux,  dans  la  population  de  la  Gaule  entière.  Or  un  écrivain  du 
VI®  siècle,  Procope,  renseigné  par  les  Francs,  témoigne  que  le  pays 
où  s'habituèrent  les  émigrés  venus  de  l'ile  de  Bretagne  était  le  moins 
peuplé,  le  plus  désert  même,  dit-il ,  de  toute,  la  Gaule.  On  ne  s'éton- 
nera donc  point  que  ces  nouveaux  venus  y  aient  trouvé  où  se  loger;  et 
ces  arrivages  se  renouvelant,  se  succédant  presque  sans  interruption 
pendant  plus  de  cent  cinquante  ans,  le  nombre  des  émigrés  finit  par 
surpasser  de  beaucoup  celui  des  indigènes  de  l'Armorique.  Aussi  sans 
guerre,  presque  sans  tumulte,  par  une  conséquence  toute  naturelle  de 
leur  supériorité  numérique,  les  émigrés  changèrent  le  nom  du  pays, 
qui  d'Armorique  devint  Bretagne  —  notre  Bretagne,  —  et  le  nom  du 
peuple,  qui  de  Gaulois  ou  d'Armoricains  devint  les  Bretons. 

Ils  changèrent  les  noms  et  les  limites  des  circonscriptions  territo- 
riales; ils  changèrent  presque  partout  l'assiette  des  villes  et  en  fondè- 
TomelV.  31 


474  ifOHimoh. 

rent  dd  nouvelles  ;  enfin,  ou  plutôt  d'abord,  ils  changèrent  la  religion  : 
Tencens  s'éteignit  sans  retour  aux  autels  de  Tentâtes  et  s'alluma  pour 
jamais  devant  ceux  du  Christ. 

D'ailleurs,  la  région  où  ces  changements  s'accomplirent  du  V«  au 
IX®  siècle  —  car  la  période  des  émigrations  et  de  rétablissement  des 
émigrés  embrasse  ces  trois  siècles  et  demi  (de  460  environ  à  Tan  800) 
—  la  région  occupée  et  dominée  avant  le  IX®  siècle  par.  la  race  bre- 
tonne n'embrassait  point  la  province  do  Bretagne  comme  elle  était 
en  1789 ,  mais  seulement  de  cette  province  la  partie  comprise  à  Fouest 
d'une  ligne  idéale,  qui  de  l'embouchure  du  Couesnon  irait  buter  sur 
la  côte  méridionale,  un  peu  à  Foccident  de  la  ville  de  Vannes.  La  ville 
de  Vannes  et  les  pays  de  Renneà  et  de  Nantes  étaient  aux  Francs. 
Entre  Vannes  et  la  Vilaine,  un  triangle ,  dont  Ploërmel  marquerait  à 
peu  près  aujourd'hui  la  pointe  septentrionale,  formait  un  territoire 
disputé  entre  les  Francs  et  les  Bretons,  où  ceux-ci,  avant  Nomînoè, 
ne  réussirent  à  fonder  ni  une  colonisation  épaisse  et  compacte  ni  une 
domination  stable  et  permanente.  Ils  y  firent  souvent  des  courses,  ils 
y  jetèrent  comme  avant-postes  beaucoup  de  petites  colonies  plus  ou 
moins  clair-semées  ;  mais  ce  fut  toujours  là  le  point  faible  et  vulné- 
rable, le  défaut  de  leur  frontière,  suffisamment  protégée,  de  Ploërmel 
à  la  mer,  par  l'impénétrable ,  la  mystérieuse  forêt  de  Brécilien ,  et  p» 
le  triple  cours  du  Couesnon ,  de  la  Rance  et  de  TArguenon. 

Quand  les  Francs  voulaient  entrer  en  Bretagne,  au  temps  des  Mé- 
rovii^iens,  c'est  par  là  qu'ils  dirigeaient  toujours  leur  attaque.  Ils 
avaient  toujours  grande  chance  de  franchir  la  Vilaine  sans  obstacle, 
car  pour  venir  la  défendre  les  bandes  bretonnes  avaient  un  long  che- 
min à  faire,  et  une  fois  le  fleuve  passé,  Tarmée  des  Francs  arrivait 
tout  droit  à  Vannes,  place  franque,  leur  citadelle  et  leur  quartier-gé- 
néral, d'où  leurs  colonnes  s'élançaient  au  cœur  du  pays  breton.  Quand 
les  Bretons  venaient  à  temps  pour  couvrir  la  Vilaine ,  le  succès  était 
d'habitude  tout  différent,  — Waroch  l'avait  bien  prouvé,  — les  Francs 
restaient  le  plus  souvent  ensevelis  dans  les  fondrières  et  les  marais  qui 
bordaient  alors  cette  rivière  et  celle  de  TOust.  On  voit  donc  combien  il 
importait  aux  Bretons  de  se  donner  la  Vilaine  pour  limite  fttuùédiate, 
et  aux  Francs  de  s'y  opposer. 


NOMINO£.  475 

EnfiD,  sur  le  territoire  qu'ils  possédaiept  avant  le  1X<^  siècle,  les 
Bretons  n'avaient  d'autre  lien  que  la  oommunau té  de  race,  de  langue  et  de 
mœurs,  ou  Tunité  nationale.  Loin  de  former,  comme  on  Ta  prétendu, 
une  seule  monarchie,  on  peut  dire  qu'il  n'existait  parmi  eux  nul  genre 
d'unité  politique  et  que  leur  caractère  y  répugnait.  Ils  vivaient  divisés 
en  petites  principautés  dont  quatre  ou  cinq,  les  plus  importantes,  non 
peut-être  les  seules,  ont  légué  à  l'histoire  leurs  noms  que  j'ai  cités 
plus  haut;  les  souverains  de  ces  petits  états,  rois  ou  comtes,  n'importe 
le  titre,  ne  semblent  guère  avoir  exercé  leur  souveraineté  que  dans 
l'ordre  militaire.  Hors  de  là,  dans  l'ordre  civil  et  judiciaire,  l'autorité 
pleine  était  entre  les  mains  des  chefs  de  clans, ou  plutôt  —  par  suite  de 
l'émigration  qui  avait  presque  forcément  dispersé  les  anciens  clans  — 
elle  appartenait  aux  chefs  de  plous.  Le  plou^  ploué,  plouef,  c'est  primiti- 
vement la  bande  émigrée,  s' établissant,  au  sortir  de  ses  barques  fugitives, 
sur  un  coin  dépeuplé  de  la  terre  d' Armorique,  sous  la  direction  d'un  prêtre 
ou  d'un  moine,  chef  spirituel,  et  sous  la  protection  de  quelque  vail- 
lant guerrier,  chef  temporel  de  celte  petite  société,  formée  dans  l'exil 
par  la  communauté  du  malheur.  Le  plou,  c'est  la  paroisse  bretonne 
primitive,  mais  la  paroisse  religieuse  et  civile  tout  à  la  fois,  dont  le 
chef  tendrai,  —  prince  de  paroisse  (princeps  plebis),  tyem  ou  mach- 
tyem,  il  a  reçu  tous  ces  noms,  —  mais  en  tout  cas  magistrat  héré- 
ditaire, exerçait  sur  ses  subordonnés  une  sorte  d'autorité  patriarcale, 
pleine  en  tout,  sauf  dans  la  guerre.  C'est  à  mes  yeux,  en  un  mot,  la 
molécule  élémentaire,  si  j'ose  dire,  de  la  société  bretonne-armori- 
caine, comme  c'en  est  aussi  le  trait  distinctif.  On  la  trouve  bien  déve- 
loppée dans  les  chartes  carlovingiennes  de  l'abbaye  de  Redon  ;  mais 
ce  n'est  point  trop  présumer  que  d'ea  mettre  l'origine  au  premier  mo- 
ment de  l'émigration. 

Les  Bretons  du  continent,  ainsi  divisés  en  quatre  ou  cinq  petits  états 
au  moins ,  et  sans  unité  même  dans  la  guerre,  ne  pouvaient  offrir  aux 
agresseurs  un  front  serré  ni  une  résistance  compacte,  générale,  formée 
des  forces  unies  de  toute  la  nation.  Pourtant  contre  les  Mérovingiens 
ils  se  soutinrent,  et  firent  plus  d'une  fois  repentir  les  envahisseurs. 
Le  conseil  de  leurs  évêques  aida  souvent  dans  celte  tâche  le  glaive  de 
leurs  princes:  saint  Samson,  évèque  de  Dol,  Waroch,  comte  de 


476  IfOMINOB. 

Browerech ,  personnifient  mieux  que  d'autres ,  peut-être,  cette  double 
force.  D'ailleurs,  chez  les  Francs  eux-mêmes,  au  temps  des  Mérovin- 
giens ,  Tempire  était  partagé  entre  plusieurs  rois,  les  forces  de  la 
nation  divisées,  et  les  assaillants  avaient  ainsi  contre  eux-mêmes,  au 
moins  en  partie ,  la  même  cause  de  faiblesse  que  les  assaillis. 

Il  en  fut  autrement  sous  Cbarlemagne.  Les  forces  de  Tempire  Franc 
s'unirent  en  faisceau  compact  et  s'accrurent  dans  des  proportions  con- 
sidérables :  aussi  quand  cette  masse  tomba  de  tout  son  poids  sur  la 
Bretagne,  toujours  partagée  et  subdivisée  entre  ses  principicules,  elle 
dut  nécessairement  triompher.  Il  fallut  pourtant  deux  expéditions ,  la 
première  en  786,  fort  incomplète, «emble-t-il,  dans  son  résultat;  la 
seconde  treize  ans  plus  tard  (en  799) ,  qui  acheva  l'œuvre  ;  et  les 
Francs  se  vantèrent  alors  d'avoir  subjugué  toute  la  Bretagne,  C0çut 
jamais,  marquent-ils  dans  leurs  chroniques,  ne  s'était  fait  jus- 
qiies'là.  Les  mêmes  chroniques  marquent  bien  aussi  la  persistance  de 
cette  division  des  Bretons  entre  plusieurs  chefs,  si  fâcheuse  et  si  fu- 
neste devant  une  agression  étrangère.  Elles  nous  disent  que  le  comte 
Gui ,  le  vainqueur  de  la  Bretagne ,  présenta  à  Cbarlemagne  pour  trophée 
de  victoire  les  armes  des  chef  Bretohs  qui  s'étaient  soumis,  sur  lesquelles 
ils  avaient  inscrit  leurs  noms  :  car^  ajoutent  les  chroniques,  en  livrant 
ses  armes,  chacun  des  chefs  {unusquisque  dtumm)  livrait  aussi,  par 
là  même,  sa  terre  et  son  peuple.  B  n'y  a  point  là  de  chef  commun, 
point  de  roi  des  Bretons,  mais  un  bataillon  de  petits  chefs  ind^)en- 
dants  :  chacun  d'eux  (unusquisque  illorum)  se  soumet  à  part,  après 
s'être  aussi  sans  doute  défendu  séparément. 

Le  joug  est  dur  aux  Bretons  ;  bientôt  ils  remuèrent,  même  du  vivant 
du  grand  empereur  (en  811)  :  audace  excessive,  promptement  répri- 
mée. A  sa  mort ,  un  de  leurs  chefs ,  dans  le  pays  de  Vannes ,  se  sou- 
leva en  prenant  le  titre  de  roi  (Jarnithin,  en  814)  :  il  semble  avoir 
réuni  peu  de  partisans,  et  sa  levée  de  boucliers  n'eut  point  de  suites 
sérieuses.  La  révolte  de  Morvan ,  en  818 ,  fut  bien  plus  grave  ;  l'his- 
toire en  est  bien  connue  par  le  poëme  curieux  d'Ermold  le  Noir.L^em- 
pereur  Louis-le-Débonnaire  dut  venir  en  personne  combattre  les  Bre- 
tons avec  une  grosse  armée  ;  d'abord  il  fut  repoussé,  mais  il  revint  à 
la  charge ,  etHorvan  ayant  péri  dans  un  petit  combat,  la  révolte  tomba 


ifOMUiOB.  477 

avec  lui.  Tous  les  auteurs  Francs  lui  donnent  le  titre  de  roi  des  Bre- 
tons et  montrent  toute  la  Bretagne  levée  à  sa  suite  ;  mais  il  y  a  peut-être 
en  ce  point  quelque  exagération,  car,  dans  le  poëme  d*Ermold  le  Noir, 
Horvan  lui-même  se  plaint  de  certains  guerriers  Bretons,  qui 
lui  ayant  promis  leur  concours  lui  font  défaut  justement  au  jour  du 
combat.  En  8221,  un  autre  soulèvement  éclate,  conduit  par  Wiomarch, 
autre  comte  breton  :  d'abord  ce  n'est  qu'un  mouvement  isolé,  indi- 
viduel, peu  considérable  et  vite  apaisé;  mais  deux  ans  après  (en  824) 
la  bannière  de  l'indépendance  bretonne  flotte  de  nouveau  aux  mains  de 
Wiomarcb,  qui  en  celte  circonstance  reçoit  de'tous  les  chroniqueurs, 
comme  Morvan  avant  lui,  le  titre  de  roi  des  Bretons,  et  l'on  ne 
peut  douter  que  la  Bretagne,  presque  entière  ne  soit  derrière  lui, 
quand  on  voit  l'empereur  contraint  de  venir  encore  dans  cette  pro- 
vince avec  une  grande  armée  comprimer  la  rébellion ,  dont  le  pre- 
mier chef,  au  reste,  finit  par  se  soumettre,  mais  pour  éclater 
de  nouveau  l'année  suivante  (825).  La  trahison,  cette  fois,  eut  raison 
de  son  indomptable  énergie;  il  fut  surpris  et  tué  dans  sa  propre  de- 
meure. Au  printemps  d'après  (en  826),  les  principaux  chefs  Bretons, 
conduits  par  les  comtes  Francs  de  la  Marche  bretonne,  se  rendirent  à 
Ingelheim,où  l'empereur  tenait  son  plaid  général,  et  y  firent  leur 
soumission. 

L'empereur  prit,  dans  cette  assemblée ,  une  mesure  pleine  d'habi- 
leté et  en  même  temps  de  bienveillance  pour  les  Bretons.  Il  pensa  sans 
doute  que  les  guerriers  Francs,  préposés  jusqu'alors,  sous  le  titre  de 
comtes  de  Vannes,  au  gouvernement  de  la  Bretagne,  avaient  peut- 
être  plus  que  tout  fomenté  la  révolte  dans  cette  province,  par  des 
vexations  brutales  infligées  à  une  nation  obstinée  et  généreuse.  Il 
voulut  sans  ôter  le  joug  l'alléger,  en  donnant  aux  Bretons  pour 
gouverneur  un  homme  de  leur  race,  de  leur  langue  et  de  leurs  mœurs. 
Il  choisit  pour  ce  haut  poste  un  des  chefs  venus  à  Ingelheim,  dont  le 
rôle  antérieur  échappe  à  l'histoire ,  et  que  quelques  chartes  de  Redon 
nomment  seulement  comme  un  personnage  considérable ,  peut-être 
même  comme  un  héritier  des  anciens  comtes  bretons  du  pays  de 
Vannes.  L'empereur  lui  donna  le  titre  de  missus  ImpercUoris  ou  com- 
missaire impérial,  et  la  puissance  de  duc  sur  toute  la  nation  bre- 


478  noaiNOE. 

tODDO  :  ce  qui  revient  à  dire  qu'il  lui  aUribua  sur  les  Bretons  rexercîce 
plein  et  entier  de  Tautorité  impériale  sous  Timmédiate  surveillaiice  de 
Fempereur  lui-même,  sans  aucun  intermédiaire. 
Le  Breton  investi  de  cette  grande  (onction  était  Nominoë. 


PREMIÈRE  PARTIE. 


A  étudier  de  près  la  conduite  de  Nominoë  depuis  sa  nomination  au 
gouvernement  de  la  Bretagne  en  826 ,  jusqu'à  sa  mort  en  851,  on 
croira  difficilement  qu'il  n'ait  pas  eu  dès  le  principe  la  ferme  résolu- 
tion de  délivrer  son  pays.  Pourtant  quand  on  voit  aussi  les  belles  occa- 
sions qu'il  eut  de  tenter  cette  entreprise  sous  le  règne  du  Débonnaire, 
surtout  en  830  et  833 ,  lors  de  la  déposition  de  l'empereur  par  ses 
mauvais  (ils,  et  à  la  faveur  des  troubles  que  cet  attentat  produisit  dans 
tout  l'empire ,  on  vient  à  penser  que  Nominoë  se  faisait  une  religion  de 
ne  point  tromper  la  confiance  du  vieux  monarque,  et  surtout  de  ne 
point  rompre  la  fidélité  que  lui-même  lui  avait  jurée  à  Ingelheim. 
Envisager  sous  cet  aspect  le  caractère  de  Nominoë  me  plait  mieux  et 
me  semble  plus  juste  que  de  voir  en  lui  simplement  un  fourbe  déter- 
miné. Dans  tous  les  camps,  dans  toutes  les  causes,  les  fourbes  et  les 
parjures  affligent  Tème  des  honnêtes  gens.  Hais  suivant  les  idées  do 
IX*  siècle,  le  serment  de  fidélité  prêté  par  Nominoë  à  Louis-le- 
Débonnaire  était  tout  personnel  à  eelui-ei,  et  ne  liait  nullement  le 
Breton  envers  l'héritier  de  l'empereur.  Il  avait  donc  droit  de  prévoir  le 
cas  où  l'empereur  mort  lui  rendrait  la  liberté  de  servir  exclusivement 
la  Bretagne ,  et  de  tout  préparer  pour  ce  moment.  Il  n'y  manqua  point 

Autant  qu'on  en  peut  juger  par  les  documents  historiques  venss  à 
notre  connaissance ,  la  politique  de  Nominoë  jusqu'à  la  mort  de  Louis- 
le-Débonnaire  (840)  poursuivit  un  triple  but. 

Il  voulut  premièrement  accoutumer  les  Bretons  à  recosnaitre  l'au- 


NOMUIOB.  479 

torité  d*un  seul  chef,  issu  de  leurs  vieilles  races  princières ,  et  com- 
mandant souverainement,  en  certains  cas  du  moins,  à  toute  la  nation  ; 

En  second  lieu ,  empêcher  les  Francs  de  remettre  le  pied  en  Bre- 
tagne et  de  la  ravager  de  nouveau  sous  quelque  prétexte  que  ce  fût; 
et  d'autre  part,  empêcher  de  même  les  Bretons  de  tenter  avant  Theure 
aucune  de  ces  révoltes  imprudentes ,  propres  seulement  à  les  affaiblir 
et  à  redoubler  leur  misère >  en  ramenant  dans  leur  ^ys  le  fer  et  la 
flamme  des  Francs  :  à  ses  yeux  la  Bretagne,  épuisée  de  tant  d'efforts 
malheureux,  ressemblait  à  un  malade  qui  ne  manquerait  point  de  se 
tuer  en  s'obstinant  à  soulever  un  poids  trop  lourd  pour  ses  forces. 
Nominoê  était  résolu  de  ne  lui  permettre  aucun  mouvement  avant 
qu'elle  eût  pris  le  temps  de  se  refaire. 

Enfin  «  il  sentait  aussi  la  nécessité  de  fortifier  Toccupation  bretonne 
entre  Vannes  et  la  Vilaine,  afin  de  porter  sur  ce  fleuve  la  frontière  de 
la  Bretagne ,  et  c'est  à  quoi  il  parvint  par  un  moyen  que  les  auteurs 
modernes  n'ont  guère  aperçu. 


Rien  n'était  plus  propre  à  faire  insensiblement  accepter  de  tous  les 
Bretons,  au-dessus  de  leurs  comtes  ou  chefe  particuliers,  une  autorité 
unique  et  suprême,  que  l'exercice  même  du  pouvoir  confié  par  Louis- 
le-Débonnaire  à  Nominoë,  Au  nom  de  l'empereur,  Nominoë  en  Bre- 
tagne commandait  à  tous-,  et  tous  lui  obéissaient.  Le  jour  où  il  jugerait 
à  propos  de  rejeter  le  joug  impérial  et  de  commander  en  nom  per- 
sonnel ,  l'habitude  lui  garantissait  déjà  en  partie  la  continuation  de 
cette  obéissance  :  et  pour  s'en  assurer  tout  à  fait,  il  lui  suffisait  de 
faire  aimer  aux  Bretons  et  sa  personne  et  son  commandement  lui- 
même  par  la  manière  dont  il  savait  l'exercer.  C'est  à  quoi  l'événement 
prouve  qu'il  réussit  à  merveille. 

IL 

Il  eut  plus  de  peine  à  accomplir  son  dessein  de  procurer  à  la  Bre- 
tagne la  tranquillité  dont  elle  avait  tant  besoin.  H  semble  que  les  Bre- 


480  NOMIIIOE. 

tons  et  les  Francs  y  fussent  également  intéressés;  Francs  et  Bretons  y 
firent  également  obstacle. 

Les  guerriers  Francs  revendiquaient  comme  un  droit  le  monopole 
(sifose  dire)  de  la  Bretagne  :  province  à  gouverner <  métairie  à 
exploiter,  terre  conquise  à  dévaster  à  plaisir  par  le  fer  et  par  le  feu , 
elle  leur  appartenait  à  tous  ces  titres,  et  tout  le  monde  chez  em  y 
trouvait  son  ^ain,du  comte  au  goujat.  Le  choix  d'un  Breton,  d*an 
vaincu  pour  gouverneur  de  la  race  vaincue  fut  à  leurs  yeux  one 
criante  iniquité,  une  sorte  de  trahison  envers  la  race  conquérante,  qui 
ayant  conquis  devait  gouverner  et  même  opprimer;  Mais  quand  le 
nouveau  gouverneur  montra  sa  résolution  d'interdire  absolument  la 
Bretagne  aux  pillages  et  aux  vexations  des  Francs,  la  colère  de  ces 
derniers  ne  connut  plus  de  bornes  ;  les  comtes  des  marches  résolurent 
d'exciter,  de  dessein  formé,  par  leurs  provocations  et  leurs  courses  un 
soulèvement  en  Bretagne,  afin  d'y  rentrer  de  haute  lutte ,  pour  perdre 
le  gouverneur  et  regagner  le  pays.  Les  Bretons  n'étaient  malheu- 
reusement que  trop  enclins  à  donner  dans  le  piège  en  répondant  aux 
provocations  par  la  révolte;  même  sans  provocation ,  ils  ne  portaient 
déjà  le  joug  qu'en  frémissant  et  toujours  prêts  à  le  secouer.  L'amour 
de  la  liberté  l'emportait  sur  la  prudence.  Et  cependant ,  à  tout  prix,  il 
fallait  les  empêcher  de  compromettre  encore  une  fois  l'avenir  de  leur 
cause  par  quelque  folle  équipée.  Nominoë  était  pris  entre  ces  difficultés, 
dont  l'auteur  contemporain  de  la  Vie  de  saint  Convoion  donne  en 
quelques  lignes  une  juste  idée  :  «  Au  temps  de  l'empereur  Louis  (dit 
»  l'hagiographe)  la  discorde  se  mit  entre  les  Francs  et  les  Bretons, 
»  parce  que  ceux-là  voulaient  de  nouveau  exercer  leurs  violences  par 
»  toute  la  Bretagne ,  comme  ils  avaient  acoutumé  de  faire  aupara- 
»  van!  ;  mais  le  très-vaillant  prince  Nominoë  s'y  opposait  de  tout 
»  son  pouvoir ,  et  prit  enfin  le  parti  d'envoyer  des  députés  à  l'empe- 
»  reur  pour  lui  demander  si  ces  entreprises  se  faisaient  d'après  ses 
»  ordres.  »  Ceci  se  rapporte  au  commencement  de  l'an  836.  Loui»-le- 
Débonnaire,  en  cette  occasion  et  dans  toutes  les  autres,  soutint 
Nominoë  avec  une  constance  et  une  confiance  qui  honorent  tout  aussi 
bien  l'empereur  que  le  gouverneur. 

{Ine  fois  seulement  l'empereur  se  laissa  surprendre ,  en  l'an  830 , 


NOMINOB.  481 

par  soD  chambellan  Bernard,  qui  avait  toute  sa  faveur  et  celle  de  Tim- 
pératrice  Judith ,  et  qui  voulait  s'emparer,  pour  lui  ou  Tune  de  ses 
créatures ,  du  gouvernement  de  Bretagne.  L'empereur  partit  d'Aix- 
la-Chapelle,  le  mercredi  des  Cendres,  pour  rejoindre  son  armée  dans 
la  marche  bretonne;  mais  l'excessive  faveur  de  Bernard  excitant 
les  murmures  des  Francs,  une  révolte  éclata,  l'armée  n'alla  pas  plus 
loin  que  Paris ,  et  l'empereur  abandonné  de  ses  fidèles  et  emprisonné 
ne  reprit  l'exercice  de  son  autorité  que  quelques  mois  plus  tard,  pour 
le  reperdre  de  nouveau  trois  ans  après  (en  833)  et  subir  alors  l'affront 
d'une  déposition  solennelle.  Mais  dans  ces  deux  circonstances  la  fidé- 
lité de  Nominoë  se  soutint  sans  une  seule  hésitation;  et  même,  au 
commencement  de  834,  elle  semble  avoir  attiré  sur  la  Bretagne  une 
expédition  de  comtes  des  marches,  qui  d'ailleurs  n'alla  pas  loin, 
et  ne  put  ni  affliger  gravement  la  Bretagne  ni  entraîner  le  gouverneur 
dans  la  sédition.  Cette  loyauté  du  Breton  eut  sa  récompense,  dont  saint 
Convoion  et  les  moines  de  Redon  recueillirent,  cette  année  même,  les 
prémices ,  comme  nous  le  dirons  tout  à  l'heure.  Mais  l'année  suivante 
(835) ,  les  Francs  ayant  renouvelé  leurs  provocations  et  leurs  courses 
finirent  par  exciter,  de  la  part  des  Bretons,  des  actes  de  représailles 
que  Nominoë  parvint  promptement  à  comprimer.  Mais  les  Francs 
pourtant  voulurent  s'en  autoriser  pour  envahir  encore  la  Bretagne  et 
la  remettre  à  feu  et  à  sang.  C'est  alors  que  Nominoë  envoya  à  l'empe- 
reur (au  commencement  de  836)  des  députés,  dont  l'auteur  dç  la  Vie 
de  saint  Convoion  parle  dans  le  passage  cité  plus  haut,  afin  d'invoquer 
son  autorité  contre  ces  artisans  de  troubles.  Le  Débonnaire  donna 
raison  à  Nominoë.  Mais,  au  mépris  de  la  volonté  impériale,  les  comtes 
des  marches,  qui  se  sentaient  soutenus  par  un  fort  parti  à  la  cour 
même  de  l'empereur,  reprirent  en  837  leurs  irruptions  déloyales  ; 
cette  fois  encore  les  Bretons  irrités  de  ces  provocations  incessantes,  se 
laissèrent  aller  à  repousser  la  violence  par  la  violence.  Ils  ne  faisaient 
que  se  défendre ,  on  les  peignit  en  rebelles  ;  on  arracha  à  l'Empereur, 
trop  éloigné  et  trop  circonvenu,  l'ordre  de  diriger  sur  la  Bretagne  une 
nouvelle  expédition.  Nominoë  n'avait  pu  prévenir  cet  orage ,  il  sut  en 
arrêter  les  effets.  Les  Bretons  s'étaient  emparés,  en  dehors  de  leurs 
firontières,  de  quelques  terres  des  comtés  voisins;  Nominoë  les  fit 


482  HOMIHOB. 

rendre.  Il  donna  des  otages,  il  redoubla  d'as^rances  de  fidélité ,  il 
conserva  le  gouveraement  des  Bretons,  et  cette  épreuve  fut  la  der- 
nière: la  Bretagne  ne  fut  plus,  depuis  lors,  inquiétée  et  troublée, 
jusqu'à  la  mort  de  Louis-le-Débonnaire  (840). 

Ainsi  Nominoe,  sur  ce  point  encore,  à  travers  des  difficullés  inextii- 
cables,  parvint  à  atteindre  son  but.  Entre  les  féroces  convoitises  des 
Francs  et  les  aspirations  ardentes  des  Bretons,  il  lui  fallut  se  tenir  et 
marcher  comme  sur  un  petit  sentier  étroit,  bordé  de  précipices  des 
deux  côtés  ;  malgré  tout  il  arriva ,  et  sut  garder  la  Bretagne  intacte 
et  tranquille  pendant  plus  de  quatorze  ans.  Au  jour  des  grandes  lattes 
et  du  combat  décisif,  cette  pauvre  nation,  frappée  de  tant  de  blessures 
capables  d*éteindre  à  tout  jamais  une  vie  moins  tenace ,  se  retrouva 
guérie ,  dispose  et  saine,  plus  forte  et  plus  ardente  que  jamais. 

Elle  se  trouva  aussi  posséder  en  ce  jour,  et  presque  sans  s'en  douter, 
la  forte  et  solide  frontière  de  la  Vilaine.  Comment  Tavait-elle  acquise? 
Cest  ici  que  je  m'imagine,  à  tort  peut-être,  avoir  fait  une  petite  décou- 
verte. Les  inventeurs,  comme  on  sait,  ont  pour  leurs  inventions  une 
complaisance  toute  paternelle  :  si  je  m'étends  un  peu  longuement  sur 
la  mienne,  on  voudra  bien  pardonner  ce  travers  à  une  faiblesse  trop 
commune  pour  être  sévèrement  jugée.  D'autant  qu'il  s'agit  ici  de  la 
fondation  d'une  des  plus  curieu^^es  villes  de  Bretagne,  —  la  ville  de 
Redon. 


m. 


Pour  qui  connaît,  Hième  en  gros,  la  capitale  importance  que  TEgUse 
catholique  possédait  dans  la  société  du  moyen-àge,  —  j'ose  ajouter, 
qu'elle  devrait  avoir  dans  tous  les  temps ,  —  il  est  assez  superflu 
d'expliquer  le  genre  et  le  degré  d'influence,  non- seulement  dans 
i'ordre  religieux,  mais  même  dans  l'ordre  civil  et  politique,  exercée 
par  une  graiide,  pieuse,  savante  et  riche  abbaye  sur  toute  la  contrée 
dont  elle  était  le  centre.  Centre  véritable  et  alors  sans  -rivaux ,  f6yer 


NOMlIfOE.  483 

de  la  vie  morale  et  de  la  vie.  matérielle  :  de  là  sortaient  à  la  fois  ren- 
seignement des  lettres ,  les  livres  et  les  histoires,  et  les  hardies  entre- 
prises, les  belles  méthodes  de  culture  et  d'industrie  ;  les  conseils  et  les 
exemples  de  la  perfection  chrétienne,  pain  de  Tâme  ;  les  secours  intel- 
ligents et  les  abondantes  aumônes,  c'est-à-dire  le  pain  du  corps.  Nul 
lieu  donc  de  s'étonner,  si  je  dis  que  la  frontière  de  la  Vilaine  fut  assurée 
aux  Bretons  par  la  fondation  d'un  grand  monastère,  breton  d'esprit  et 
de  cœur,  sur  les  bords  de  cette  rivière,  qui  n'est  autre  que  l'abbaye 
de  Sain^-Sauveur  de  Redon. 

Redon  n'est  point  une  de  ces  villes  dont  l'origine ,  suivant  une  for- 
mule banale,  se  perd  dans  la  nuit  des  temps.  Rien  de  plus  clair,  rien 
de  plus  certain ,  mais  aussi  rien  de  plus  chrétien  et  de  plus  breton  que 
son  origine.  Elle  est  sortie  tout  entière  de  son  abbaye ,  et  sur  ce  berceau 
sacré  la  poésie  de  nos  vieilles  légendes  et  la  vérité  de  notre  vieille 
histoire  s'unissent  pour  lui  tresser  une  couronne.  Le  côté  chrétien  de 
ces  origines  a  été  souvent  mis  en  lumière,  le  côté  breton  est  resté  dans 
l'ombre  :  c'est  sur  celui-ci  que  j'insisterai. 

Saint  Convoion  naquit  vers  la  fln  du  VlUe  siècle,  dans  la  paroisse 
de  Comblessac,  d'une  race  illustre,  ex  génère  senaUmo,  dit  son  ha- 
giographe  ;  le  nom  de  son  père  Conon  marque  une  origine  bretonne. 
De  bonne  heure  il  entra  dans  l'église;  sa  piété,  sa  science  et  son  génie 
l'y  firent  distinguer;  Renier,  un  Franc  d'origine,  dévoué «ux  intérêts 
de  sa  nation,  qui  monta  en  820  sur  le  siège  épiscopalde  Vannes, 
choisit  le  jeune  Convoion  pour  son  archidiacre,  et  à  cette  époque  l'ar- 
chidiacre était,  comme  on  sait,  l'oeil  et  le  bras  droit  de  l'évèque.  Après 
quelques  années  passées  dans  ces  importantes  fonctions,  Convoion, 
tendant  davantage,  toujours  à  la  perfection  chrétienne,  se  résolut 
d'embrasser  la  vie  monastique.  Ayant  remis  à  l'évèque  son  titre  et  sa 
charge,  il  se  mit  à  parcourir  le  diocèse  de  Vannes  avec  cinq  prêtres, 
complices  de  son  pieux  dessein,  «n  quèle  d'un  territoire  écarté,  favo- 
rable pour  servir  Dieu  dansia  solitude.  Sorti  de  Vannes  en  se  dirigeant 
vers  le  nord-est,  il  passa  la  Vitatne  près  de  son  confluent  arec  TOust, 
et  résolut  enfin  de  s'établir  dans  le  lieu^  alors  tout  désert,  où  s'élèvent 
encore  maintenant  l'église  et  l'abbaye  de  Saint-SauveOT  de  Redon.  Ce 
territoire  appsrrtenait  à  un  seig«eur  breton,  un  machtyem,  du  nom  de 


484  IIOMINOE. 

Ratwili,  qui  faisait  alors  sa  résidence  et  tenait  sa  cour  de  justice  dans 
un  lieu  appelé  Lis-Fau ,  ou  la  Cour  des  Hêtres,  en  la  paroisse  de  Sixt, 
si  je  ne  me  trompe.  Le  bon  tyern  avait  porté  les  assises  de  sa  juridic- 
tion patriarcale  au  bord  d'une  fontaine,  oùGonvoion  le  rencontra  quand 
il  s'envint  solliciter  de  sa  piété  le  don  de  la  terre  de  Rokm  ou  Redon, 
pour  y  mettre  son  monastère.  Ratwili  était  un  bon  chrétien  et  un  bon 
Breton,  Gonvoion  et  ses  cinq  prêtres  de  même;  il  accorda  sans  difficulté 
ce  qu'on  lui  demandait,  et  le  monastère  commença  par  des  cabanes  de 
branchages,  vers  Tan  830.  Il  rencontra  dès  le  principe  desenneaiLs 
dans  certains  seigneurs  voisins,  cousins  de  Ratwili  selon  Tapparence, 
mais  assez  mauvais  chrétiens,  qui  soutenaient  que  la  terre  de  Redon 
venait  d'être  donnée  à  Gonvoion  sans  leur  consentement,  à  leur  détri- 
ment ,  que  le  don  était  nul ,  et  les  moines  bons  à  chasser.  Le  comte  de 
Vannes,  envoyé  de  l'empereur,  était  le  juge  naturel  de  ce  procès.  Gon- 
voion lui  députa  l'un  de  ses  moines,  Louhemel,  à  sa  maison  forte  ou 
cour  de  Botnumel,  non  loin  de  Vannes,  croit-on,  où  il  avait  à  ce  mo- 
ment son  tribunal. 

A  peine  Louhemel  eut  ouvert  la  bouche ,  qu'un  des  adversaires  des 
moines,  appelé  Illoc ,  se  prit  à  crier  que  ces  prêtres  étaient  de  vrais  en- 
jôleurs (séducteurs)^  établis  sur  une  terre  lui  appartenant  et  qu'ils  de- 
vaient lui  rendre.  Nominoë  indigné  coupa  ce  flot  d'injures  de  cette 
apostrophe  foudroyante  :  «  Oserais-tu  bien  prétendre,  ennemi  de  Dieu, 
»  qu'il  vaut  mieux  livrer  cette  terre  à  des  libertins  et  à  des  voleurs 
»  qu'à  des  prêtres  et  à  des  moines,  qui  vivent  saintement  et  passent 
»  tout  leur  temps  à  prier  Dieu  pour  le  salut  du  monde?  »  La  cause  des 
moines  était  gagnée.  Mais  Nominoë  se  fit  expliquer  en  outre  toutes  les 
circonstances  de  cette  nouvelle  fondation,  dont  il  écouta  le  détail  avec 
un  vif  intérêt;  il  voulut  surtout  connaître  le  nom,  la  race,  la  patrie  et 
la  personne  des  six  premiers  fondateurs  ;  tous  étaient  de  race  bretonne 
(Gonvoion,  Louhemel,  Guencalon,  Gondeloc,  Gonhoiarn  et  Thelvnn); 
plusieurs  avaient  servi  avec  honneur  aux  emplois  du  siècle.  Ainsi  cette 
colonie  monastique  s'élevait  sur  la  triple  base  de  la  piété,  du  talent  et 
de  l'amour  de  la  Bretagne.  Nominoë  prévit  qu'avec  de  pareils  fonde- 
ments, ce  monastère  pourrait  bien  un  jour  valoir  mieux  pour  les  Bretons 
qu'une  grosse  citadelle  :  dès-lors  toute  sa  protection  lui  fut  acquise. 


noMUfOE.  485 

Par  malheur,  il  fallait  plus  pour  assurer  définitivement  Texistence 
de  l'abbaye  :  Noroinoë  n'était  que  le  lieutenant  de  l'empereur;  il  fal- 
lait l'approbation  de  l'empereur  même.  Quelque  temps  après  l'audience 
de  Botnumel,  Louis-le-Débonnaire  étant  venu  dans  le  Limousin,  an 
commencement  de  l'an  8321 ,  Convoion  se  rendit  près  de  lui  (au  palais 
de  Joac)  pour  avoir  cette  confirmation  suprême  du  don  de  RatwiK. 
Admis  devant  le  prince,  Convoion  expose  sa  demande  ;  deux  person- 
nages aussitôt  se  lèvent  pour  lui  répondre,  un  guerrier  et  un  prêtre, 
Ricouin  (fîû;ou7inttô),  alors  comte  de  Nantes,  et  Renier,  évêque  de 
Vannes,  dont  Convoion  était  naguère  l'archidiacre.  Si  le  comte,  à  titre 
de  guerrier  Franc,  doit  être  hostile  au  protégé  de  Nominoë,  l'évêque  au 
moins  va  parler  pour  son  ancien  archidiacre,  pour  le  pieux  moine  qui 
enrichit  son  diocèse  d'un  nouveau  couvent.  Point;  l'évêque  et  le  comte 
s'accordent  dans  le  même  sentiment,  et  tous  deux  d'une  même  voix 
crient  à  l'empereur  :  «  0  seigneur  Auguste,  nous  vous  en  prions,  fermez 
»  vos  oreilles  et  n'écoutez  point  tous  les  discours  de  ces  moines  :  le  lieu 
»  qu'ils  vous  demandent  est  trop  important  pour  la  force  et  la  sécurité 
»  de  votre  empire.  »  Et  l'empereur,  persuadé  par  ce  double  témoi- 
gnage, ordonne  de  les  chasser  de  sa  présence,  en  déclarant  que  jamais 
ils  n'obtiendront  l'objet  de  leur  demande.  En  effet  quelques  mois  plus 
tard,  dans  la  même  année,  Louis-le-Débonnaire  étant  venu  à  Tours, 
Convoion  va  de  nouveau  vers  lui;  il  entre,  avec  quelques  seigneurs 
bretons  venus  là  aussi  pour  leurs  affaires,  dans  la  salle  où  se  tient 
l'empereur;  mais  à  peine  le  prince  i'a-t-il  aperçu  qu'il  ordonne  de  le 
chasser  du  palais,  sans  même  lui  permettre  d'ouvrir  la  bouche  ni  de 
déposer  au  pied  du  trône  impérial  les  présents  qu'il  lui  destine. 

Déconcerté  par  ce  double  échec,  Convoion  revient  à  Redon ,  et  là 
la  faveur  publique,  qui  de  tous  côtés  se  déclare  pour  son  entreprise, 
lui  rend  le  courage.  Si  les  Francs  sont  décidés  à  combattre  par  tous 
moyens  le  nouveau  monastère ,  les  Bretons  semblent  résolus  à  le  sou- 
tenir de  leur  mieux. 

Cest  d'abord  le  bon  tyern  Ratwiii,  qui  vient  visiter  affectueusement 
les  pauvres  moines  affligés ,  et  joindre  à  son  premier  don  de  nouvelles 
libéralités;  c'est  son  fils  Catworet,  qui  prend  à  Redon  l'habit  monacal. 
Quantité  de  Bretons  de  tous  rangs,  jusqu'aux  plus  élevés ,  imitent  les 


486  HOHIHOB. 

uas  Texemple  de  Ratwili,  les  autres  celui  delCatworet,  plusieurs  celui 
de  Fun  et  de  Tautre  ;  les  prêtres  les  plus  renommés  pour  leur  sdeoee 
et  leur  vertu  y  vienoent  se  perfectionner  dans  la  vie  évangélique  ;  les 
donations  se  multiplient,  et  en  augmentant  Timportance  temporelle  dn 
monastère,  elles  attirent  autour  de  lui,  sur  Tun  et  Tautre  bord  de  la 
Vilaine,  de  nouveaux  habitants,  tous  Bretons,  qui  bientôt  vont  s'étendre 
de  proche  en  proche,  et  assurer  sur  cette  ligne  d'une  manière  déÛDÎ- 
tive  la  prépondérance  de  leur  nation ,  en  couvrant  tout  le  pays  d^une 
population  bretonne  unie  et  compacte. 

Aussi  Nominoe,  loin  de  suivre  la  volonté  impériale  si  fortement  pro- 
noncée contre  rexietence  du  monastère,  lui  continue  ou  plutôt  lui 
redouble  toute  sa  faveur.  L'empereur  a  chassé  de  sa  présence  le  fon- 
dateur de  Redon  ;  hé  bien ,  moins  d'un  an  après  (  en  833),  vcmcI  que 
Nominoë,  lieutenant  de  Tempereur,  «  s'en  vient ,  suivant  sa  promesse, 
»  visiter  avec  les  principaux  seigneurs  de  Bretagne  le  saint  lieu  de 
»  Redon.  Les  moines,  nous  dit  le  vieil  hagiographe,  s'avancèrent  à  sa 
»  rencontre  dès  qu'ils  surent  sa  venue,  le  reçurent  avec  les  pUis  grands 
»  honneurs  et  le  conduisirent  au  monaslère  au  chant  des  psaumes  et 
»  des  hymnes  ;  et  Nominoë,  ajoute  notre  auteur,  sentit  en  ce  jour  une 
»  grande  joie  dilater  son  cœur  {gœoiêus  est  gaudio  magno)  ;  il  s'efforça 
»  de  consoler  les  pieux  serviteurs  de  Dieu ,  promit  de  leur  faire  du 
»  bien  tous  les  jours  de  sa  vie ,  et  unit  par  se  recommander  à  leurs 
»  prières.  »  Il  fit  plus  encore.  Ayant  reçu ,  pendant  son  séjour  à  Redon, 
la  nouvelle  de  la  captivité  où  les  méchants  fils  du  Débonnaire  rédui- 
sirent leur  père  sur  la  fin  du  mois  de  juin  833 ,  et  qui  fut  bientôt  suivie 
de  sa  déposition  solennelle  à  Saint-Médard  de  Boissons,  il  prit  Jésuite 
son  parti  ;  et  puisque  l'empereur  était  mis  dans  l'impuissance  d'exercer 
à  ce  moment  son  autorité,  lui ,  le  délégué  de  l'empereur  («ttssu^ 
hnpercUoris) ,  et  dans  le  nom  même  de  l'empereur,  il  donna  solennel- 
lement aux  moines  de  Redon  œ  que  l'empereur  avant  sa  captivité 
leur  avait  refusé  obstinément,  c'est-à-dire  le lerritoiretOÙ  s'élewMlteur 
abbaye,  et  en  outre  tout  un  canton  appelé  Ros,  où  était  compris  le 
monastère,  détaché.depuif  iore  deHantique  paroisse »de Bain. 

La  charte  de  cette  donatioUiest  peut-être,  de  tous  les  actesde  Nominoe, 
celui  où  le  caractère  de  sa  .politique  se  découvre  le  mieux.  M\miii 


nomiioB.  487 

directement  à  rencontre  de  la  volonté  de  Temperenr,  il  paraissait 
naturel  et  presque  forcé  qu'il  prit  parti  pour  ses  ennemis,  alors  au  plein 
de  leur  triomphe.  Tout  au  contraire,  du  même  coup  il  se  prononça 
hautement  contre  eux,  et  sut  donner  à  cet  acte  de  dés(^issance  le 
caractère  d'une  touchante  protestation  de  fidélité  envers  le  vieux  sou- 
verain détrôné.  Il  déclare  dans  sa  charte  faire  cette  pieuse  aumône  «  à 
»  raison  des  tribulations  et  des  angoisses  que  supporte  présentement 
»  notre  souverain  seigneur  Tempereur  Louis  «  (coraiderans  que-- 
rélam  oc  iribulationem  qitam  hdbet  domnus  noster  imperatar  Hlo- 
dowictis.)  Il  la  faii  au  nom  et  pour  le  compte  de  Tempereurlui-iBème, 
«  aûn  que  Dieu,  se  laissant  toucher  aux  prières  des  moines  de  Redon 
»  pour  leur  bienfaiteur,  lui  veuille  bien  venir  en  aide  ».  (in  eleemosina 
Hlodotcid  Imperatoris ,  ui  eum  Dommus  per  orationes  eoruim 
monachorum  adjuvare  dignetur.)  Ainsi,  si  Louis-le-Débonnaire 
reprend  son  pouvoir,  voilà  de  quoi  couvrir  et  au-delà  la  désobéissance  de 
Nominoë.  Si  au  contraire  Timpiété  des  fils  de  Tempereur  triomphe 
jusqu'au  bout,  voilà  qui  dit  clairement  aux  Bretons,  aux  Francs  aussi, 
que  Nominoë,  après  Tempereur  Louis,  est  décidé  à  ne  plus  recon* 
naître  de  souverain  étranger  à  la  Bretagne.  La  politique  de  Nominoë, 
—  toute  dévouée  aux  intérêtsde  la  Bretagne,  et  cependant  très-décidée 
(selon  moi)  à  observer  loyalement  la  fidélité  jurée  à  Louis-le-Débon- 
naire ,  mais  à  lui  seul ,  —  cette  politique  est  toute  entière  dans  cette 
charte,  et  sous  ces  protestations  d'un  dévouement  véritable  à  la  per- 
sonne de  l'empereur,  je  vois  déjà  poindre  pour  l'avenir  la  déclaration 
d'indépendance.  Notons  comme  un  dernier  trait,  qui  présage  aussi 
l'avenir,  que  Nominoë  força  l'évêque  de  Vannes,  ce  même  Rénier  si 
hostile  aux  moines  de  Redon  l'année  précédente,  à  souscrire  la  charte 
de  donation  de  l'an  833.  L'éyéque  dans  Nominoë  sentait  dès  ce 
moment  un  maître^  et  comprenait  que  contre  une  volonté  aussi  tenace 
qu'habile  la  lutte  serait  promptement  impossible. 

L^empereur  Louis  reprttsa  pmissaDoedans  les  premiers  mois  de  834, 
et  fut  solennelleffient  rétabli  le  1»^  mars  de  cette  année.  Nominoë 
ne  perdit  pas  de  temps  et  l'envoya  aussitôt  complimenter  par  un  sei- 
gneur breton  appelé  Worwdrei,  qui  menait  avec  lui  saint  Gonvoion. 
Ils  rencontrèrent  l'empereur  à  Attigni ,  et  dans  le  palais  impérial  deux 


488  NomnoE. 

évèques  de  Bretagne,  Félix  de  Quimper  et  Ermor  d'Aletb.  Félix, 
Franc  d'origine,  ne  prit  aucun  intérêt  aux  démarches  deConvoion  : 
Ermor,  Breton,  Tappuya  de  tout  son  pouvoir;  Worworet,  au  nom  de 
Nominoë ,  en  fit  autant,  et  la  résistance  du  Débonnaire  tomba  aussitôt 
Par  un  solennel  diplôme  il  donna  aux  moines  de  Redon  «  sur  la 
»  prière  et  Tintervention  de  notre  fidèle  Nominoë  » ,  dit-il  formelle- 
ment, les  deux  paroisses  de  Bain  et  de  Langon.  Deux  ans  plus  tard , 
en  836,  Nominoë,  comme  je  Tai  déjà  dit,  envoya  à  Tempereur  une 
autre  députation,  pour  le  prier  de  faire  cesser  les  entreprisesdes  comtes 
Francs  voisins  des  marches,  qui  prétendaient  envahir  derechef  la  Bre- 
tagne. Convoion  s'était  encore  joint  à  cette  députation  pour  solliciter  de 
nouveau  les  largesses  de  l'empereur.  A  Aix-la-Chapelle,  où  les  Bretons 
se  rendirent  d'abord,  saint  Convoion  rencontra  un  jour  dans  le  palais 
impérial  un  comte  Franc  du  nom  de  Gonfroi,  «  qui  espérait,  nous  dit  le 
n  vieil  historien  de  Redon ,  obtenir  de  l'empereur  le  gouvernement  de 
»  toute  la  province  de  Vannes»,  c'est-à-dire  de  la  Bretagne,  eu 
d'autres  termes  >  la  charge  de  Nominoë.  Quand  il  apprit  que  c'était  là 
ce  moine  breton  ,  à  qui  l'empereur  avait  donné  le  territoire  de  Redon, 
il  se  mit  à  l'accabler  de  menaces  et  d'injures,  «  parce  qu'il  ne 
»  voulait  point,  dit  l'hagiographe ,  que  tes  saints  moines  de  Convoion 
t  habitassent  en  ce  lieu.  »  Ce  fut  là  le  dernier  effort  de  la  rage  fraoque 
contre  l'abbaye  bretonne.  L'étoile  de  la  Bretagne  l'emportait  définiti- 
vement, et  peu  de  temps  après  avoir  essuyé  le  dépit  courroucé  du  brutal 
Gonfroi ,  saint  Convoion  obtint  de  l'empereur  —  et  toujours  sur  la 
prière  et  Tintervention  «  de  son  fidèle  Nominoë  »  —  la  donation  de 
trois  autres  paroisses,  Renac,Platz  (aujourd'hui  Brains)  et  Aidon 
(Arthon). 

La  prospérité  de  Redon  et  son  importance  s'accrurent  depuis  lors  de 
plus  en  plus  ;  tous  les  effets  que  j'ai  indiqués  cinlessus  comme  en 
devant  découler  se  produisirent  et  se  développèrent  rapidement;  et  à 
la  mort  de  l'empereur  Louis-le-Débonhaire,  —  les  chartes  de  Redon 
en  font  foi ,  —  toute  la  basse  Vilaine,  au  moins  depuis  Langon ,  était 
à  la  lettre  un  fleuve  breton. 

On  me  reprochera  peut-être  de  m'être  trop  longtemps  arrêté  sur  la 


homucob.  489 

fondation  de  Tabbaye  de  Redon;  mais  du  moins,  après  le  récit  qui 
précède ,  ne  me  reprochera-t-on  pas,  je  l'espère,  d'avoir  exagéré  le 
caractère  et  l'importance  de  cet  établissement.  C'est  bien  là  une  véri- 
table lutte  nationale  entre  Francs  et  Bretons;  de  part  et  d'autre,  on 
comprend  toute  l'importance  du  poste  qu'il  s'agit  pour  ceux-ci  de  con- 
quérir, pour  ceux-là  de  défendre;  en  fin  décompte,  la  victoire  reste 
non  au  plus  fort  mais  au  plus  habile,  et  surtout  au  meilleur  droit. 

Toujours  est-il  qu'en  840,  à  la  mort  du  Débonnaire,  Nominoë  avait 
atteint  le  triple  but  de  ses  longs,  patients,  et  habiles  efforts.  Les  Bre- 
tons étaient  tout  prêts  à  marcher  sous  un  seul  chef  à  la  conquête  de 
leur  liberté  perdue  ;  ils  avaient  dans  la  Vilaine  une  frontière  solide; 
quatorze  ans  de  calme  presque  complet  leur  avaient  permis  de  réparer 
leurs  forces  et  d'amasser  dans  leur  cœur  un  trésor  de  haine  contenue 
contre  la  domination  étrangère,  qui  bouillonnait  comme  une  lave  prête 
à  partir  et  n'attendait  plus  pour  éclater  que  le  signal  du  chef.  (') 

Â.  DE  LA  BORDERIE. 
(La  suite  prochainement.) 

(I)  Les  notes  qui  doivent  accompagner  et  antoriser  cette  première  partie  de  l'histoire  de 
RomlDoê  ajant  été ,  par  erreur,  omises  an  bas  des  pages,  sont  rejetées  à  la  fin  du  trafall, 
arec  celles  de  la  seconde  partie. 


Tome  IV.  32 


CHMRIQOe  IT  UfillMS  N  LA  fimll  liUTAill. 


LES  ATBNTCBES 

(1) 


DU  BONHOMME  QUATORZE 


XL 


Si  nous  avons  reproduit  un  peu  minuUeusement  peut-être  tous  les 
détails  qui  remplissent  le  chapitre  précédent,  c*est  qu'ils  sont  parfai- 
tement historiques,  et  qu'ils  nous  semblent  earaetériser  à  merveille 
Tesprit  des  hommes  du  Bocage  et  la  nature  des  luttes  partielles  qui 
ont  précédé  la  grande  guerre.  Il  ne  saurait  entrer  dans  notre  pensée 
de  suivre  pas  à  pas  la  marche  et  les  progrès  de  finsurreetion,  et  d'é- 
crire ici  rhistoire  de  la  Vendée.  Pauvre  chroniqueur  que  nous  sommes^ 
nous  cherchons  seulement  à  recueillir  les  traditions  de  village  qui  se 
racontent  encore  au  foyer  de  quelques  chaumières ,  mais  que  personne 
n'écrira  jamais;  et  nous  pensons  fermement  qu'une pareiQe histoire, 
si  elle  se  fonde  uniquement  sur  des  documents  écrits,  ne  rendra  ni  le 
caractère  sublime,  ni  la  poésie  naïve  et  grandiose  de  cette  incompa- 
rable épopée. 

Nous  avons  entendu  cent  fois  raconter  par  quelques-uns  de  nos 
vieux  amis,  gentilshommes  ou  paysans  de  la  vieille  roche,  comment 
les  chefs  avaient  été  improvisés ,  comment  ils  avaient  été  arrachés  à 
leurs  châteaux,  à  leur  charrue,  à  leur  atelier;  et  tout  cela  avec  des 
détails  si  dramatiques  et  si  curieux,  qu'ils  formeraient  sans  nul  doute 
un  des  chapitres  les  plus  intéressants  de  cette  chronique  ;  mais  nous 
avons  hâte  de  revenir  aux  environs  de  H*^^  et  de  savoir  ce  que  de- 
viennent les  dames  de  HoBtbriant. 

(I)  Voir  le  UHDe  IV  de  It  Revui,  p.  M9-339  et  377-40». 


LES  AVBIlTtmES  BtJ  BONHOHBIB  QUATORZE.  491 

Depuis  la  catastrophe  qui  les  avait  forcées  de  chercher  ud  refuge 
chez  la  nourrice  de  Marguerite,  elles  n'avaieut  pas  cessé  d'habiter  sa 
maison ,  et  les  domestiques  s'étaient  établis  comme  ils  avaient  pu  dans 
les  servitudes  du  château  qui  avaient  échappé  à  Fincendie.  On  vivait 
ainsi  dans  une  demi-sécurilé,  sans  cesse  troublée  par  les  appréhensions 
du  dehors  et  le  voisinage  assez  fâcheux  de  la  ville  de  M***,  lorsque, 
le  surlendemain  de  la  foire  de  L^^^,  ces  dames  virent  arriver  à  la  mai- 
sonnette une  foule  de  paysans  armés  qui  s'en  allaient  enlever  un  chef 
dans  les  environs.  Ils  leur  demandèrent  en  passant  un  morceau  d'é- 
toffe pour  en  faire  un  drapeau. 

Mme  de  Montbriant  leur  donna  une  robe  de  soie  blanche  dont  les 
mains  habiles  deMUe  la  Roselière  eurent  bientôt  fait  un  magnifique 
étendard  tout  parsemé  de  fleurs  de  lis  découpées  avec  du  papier  doré, 
et  Marguerite  ayant  attaché  au  haut  de  la  hampe  le  nœud  d'épée  de 
son  père  orné  de  franges  d'or,  ils  partirent  aux  cris  répétés  de  Vive  le 
Roi  !  et  s'en  furent  à  la  grâce  de  Dieu. 

Dans  les  deux  premiers  mois  de  l'insurrection ,  les  révolutionnaires 
ou  les  Bleus,  comme  on  commençait  à  les  appeler,  avaient  été  chassés 
de  presque  tous  les  lieux  qu'ils  occupaient,  et  ceux  qui  s'étaient  jetés 
dans  le  château  de  M^*^,  bien  qu'ils  n'eussent  pas  encore  été  attaqués, 
n'osaient  sortir  de  l'enceinte  de  leurs  murailles,  en  sorte  que  la  cam- 
pagne était  libre  comme  en  pleine  paix. 

Les  gens  des  villages  voisins,  qui  revenaient  du  camp  le  samedi  soir 
pour  embrasser  leur  famille  et  chercher  le  pain  de  la  semaine,  contaient 
des  choses  étranges,  merveilleuses,  qui  faisaient  le  bonheur  de  la  veil 
lée,  et  notre  ami  Gusty,  dont  l'humeur  indépendante  s'accommodait 
fort  de  cette  vie  aventureuse,  allait  sans  cesse  de  la  maisonnette  au 
camp  et  du  camp  à  la  maisonnette  ;  si  bien  que  les  dames  de  Mont- 
briant étaient  parfaitement  au  courant  de  tout  ce  qui  se  passait. 

Il  était  véritablement  transformé,  ce  brave  Gusty;  ce  n'était  plus 
ce  pauvre  chétif  gas  que  nous  avons  connu  si  grêle,  si  sauvage  et  si 
mal  peigné.  Il  avait  grandi  et  pris  un  certain  air  d'importance  avec  sa 
carabine,  ses  pistolets,  et  son  grand  sabre  attaché  avec  une  peau 
d'anguille  à  son  côté. 

Il  avait  au  moins  une  bretelle  à  son  pantalon  de  bonne  toile  grise, 


492  IBS  AySHTUlBS 

«DpniDté  à  qnelqDe  pearre  diable  oceis  de  sa  main  ;  il  portait  une 
énorme  cocarde  de  papier  Mane  à  son  chapeau  —  car  il  avait  nn  cha- 
peau ,  maintenant  —  et,  n'eût  été  fordinaire  du  camp  qui  laissait  son* 
vent  à  désirer,  mons  Gusty  eût  été  Thonmie  le  plus  heureux  de  la 
terre. 

Grâce  à  sa  sagacité  naturelle,  à  son  humeur  vagabonde  et  à  son 
formidable  appétit,  qui  le  poussait  continuellement  à  fureter  de  tous 
côtés  dans  Tespoir  d'augmenter  la  maigre  pitance  qu'on  lui  servait  an 
camp,  il  était  devenu  un  éclaireur  des  plus  distingués,  et  avait  été 
plusieurs  fois  employé  comme  tel  dans  différentes  expéditions.  Per- 
sonne n'aurait  pu  dire,  et  il  ne  savait  pas  trop  lui-même  à  quelle  di- 
vision il  appartenait.  Malgré  cela ,  ou  peut-être  à  cause  de  cela  même, 
il  était  bien  connu  dans  l'armée  du  Bas-Poitou ,  mais  seulement  sous 
le  sobriquet  peu  poétique  et  peu  harmonieux  de  QtuUorxe,  Voici  ce 
qui  avait  donné  lieu  à  ce  nom  bizarre  : 

Un  jour  qu'il  avait  vainement  exploré  tous  les  environs  pour  tâcher 
de  se  procurer  un  bon  diner,  et  qu'il  n'avait  trouvé  —  affreuse  dérision 
du  sort!  —  qu'un  magnifique  couteau  bien  affilé,  il  fut  obligé  de  se 
rabattre  sur  le  maigre  pot  au  feu  de  la  division.  L'heure  de  la  distri- 
bution des  vivres  étant  arrivée,  il  se  présente  hardiment  devant  l'officier 
chargé  de  la  répartition,  et  réclame  pour  sanplcU. 

—  Combien  êtes-vous  à  votre  plat?  dit  l'officier. 

—  Quatorze ,  répond  intrépidement  l'affamé  Gusty. 

L'officier  sans  défiance  lui  fit  délivrer  les  quatorze  portions  deman- 
dées, et  maître  Gusty  les  engloutit  toutes  en  un  seul  repas. 

Depuis  ce  temps,  ce  f ut-là  son  nom  de  guerre,  nom  qu'il  porte  en- 
core aujourd'hui  et  dont  il  cache  avec  grand  soin  l'origine  qui  nous  a 
été  révélée  par  les  mauvaises  langues  de  son  temps. 

Quoi  qu'il  en  soit,  c'était  un  garçon  solide  au  feu  et  insouciant  du 
danger,  un  tirailleur  ingénieux  dans  le  choix  d'un  poste  ou  dans  ses 
moyens  d'attaque  contre  les  Bleus,  et  nous  allons  bientôt  le  voir  chargé 
d'une  mission  des  plus  difficiles  et  des  plus  délicates  pour  un  hoaune 
de  sa  condition. 

Après  la  bataille  de  Luçon,  le  14  août,  les  Vendéens  étaient  promp- 
tement  rentrés  dans  le  Bocage  et  l'on  avait  appris  que  le  pays  était 


DU  BOUHOMMS  QUATORZE.  493 

menacé  par  une  armée  de  cent  quarante  mille  hommes  de  troupes  ré- 
glées, sans  compter  les  innombrables  bataillons  de  garde  nationale. 
Mme  de  Montbriant,  la  tète  appuyée  sur  une  de  ses  mains,  rêvait  triste- 
ment au  milieu  des  paysans  assis  sur  les  coffres  ou  appuyés  contre  les 
grandes  arches  qui  contenaient  la  provision  de  blé  des  gens  de  la  maison. 

—  Oui,  Madame l  disait  Vincent  Bernard,  Tancien  oraieur  de  la 
foire  de  L^^  aujourd'hui  aide*de*camp  de  Joly,  le  commandant  de  la 
division  des  Lues,  —  le  général  nous  a  fait  assavoir  que  les  Bleus 
allaient  tomber  sur  nous  comme  la  grêle,  et  le  rassemblement  est  pour 
vendredi  qui  vient,  veille  de  la  Sain t-Louis>  dans  les  bois  de  la  Copecha- 
gnière.  Nous  devons  y  trouver  M.  Charette,  et  puis,  dame!  après,  je 
ne  sais  pas  où  nous  irons  ;  ça  dépendra  des  Bleus.  Sans  vous  com- 
mander. Madame,  vous  ne  pouvez  plus  rester  ici,  voyez-vous!  il  faut 
partir  résolument  l 

—  J'en  vois  bien  la  nécessité,  mes  bons  amis,  répliqua  M^e  de  Mont- 
briant ,  je  la  sens  comme  vous,  et  je  suis  toute  disposée  à  partir;  mais 
hélas!  où  me  réfugier,  où  aller,  pour  trouver  un  peu  de  paix  et  de 
repos  en  ce  malheureux  temps? 

—  Tenez,  Madame!  voulez-vous  que  je  vous  dise?  il  n'y  a  pas 
d'endroit  plus  sûr  pous  vous  que  le  quartier-général  à  M.  Charette.  Il 
y  a  déjà  une  belle  fois  (')  de  dames  nobles  qui  s'y  sont  réfugiées,  et 
ma  grand'foi  de  Dieu  !  je  vous  y  mènerais  moi-même,  si  je  n'étais  pas 
forcé  de  me  rendre  vendredi  au  rassemblement.  Mais  soyez  tranquille! 
nous  trouverons  bien  quelqu'un  pour  vous  conduire,  et  avec  la  grâce 
du  bon  Dieu,  vous  arriverez  lâchas  sans  qu'il  y  ait  de  malheur.  Quand 
voulez^ous  partir? 

—  £h,  mon  Dieu!  tout  desuite,  s'il  le  faut,  mon  bon  Vincent. 

—  Oh!  nenni,  nenni  !  il  n'y  a  rien  qui  presse, Madame  !  vous  pouvez 
tarder  encore  quelques  jours.  Je  pourrais  bien  —  ajouta-t-il  en  se  ca- 
ressant le  menton ,  comme  un  homme  qui  réfléchit  mûrement  — *  vous 
donner  quelques-uns  de  uqs  gas  pour  vous  garder  au  long  du  che- 
min....>  mais  non ,  non  !  Tout  bien  examiné,  ça  ne  vaut  rien  !  nos  jeunes 
gens  ont  —  sauf  votre  respect.  Madame!  —  le  diable  au  corps  pour 

(1)  Une  grande  quaDlilé. 


494  LES  AVENTURES 

faire  du  tapage  quand  ils  sont  ensemble.  Ils  ne  sont  pas  capables  de 
faire  un  bout  de  cbemin  sans  houper  (*)  ou  tirer  des  coups  de  fusil,el  ça 
éveillerait  les  Bleus  de  Rochetreûière  (*)  qui  font  des  patrouilles  jusque 
vers  la  forôt  des  Brouzils.  —  Écoule  ici,  Quatorze!  ajouta-t-il  en  se 
tournant  vers  notre  ami  Gusly  que  nous  n'appellerons  plus  désormais 
que  par  son  nom  de  guerre —  tu  connais  le  pays,  pas  vrai? 

—  Si  je  connais  le  pays  !  s'écria  Quatorze,  ah  !  oui,  je  le  connais!  el 
ça  ne  me  ferait  pas  plus  de  peine  d'aller  de  nuit  d'ici  à  Legé,  que  d^a- 
valer  un  verre  de  muscadet. 

-*  C'est  bon!  mais  es-tu  un  homme,  là,  voyons? 

—  Je  m'en  ilatte,  capitaine! 

—  Eh  bien  !  c'est  toi  qui  iras  conduire  notre  dame  au  quartier- 
général  à  H.  Charette,  allons!  veux-tu,  gas? 

—  Si  je  le  veux ,  mille  milliom  de  noms  (Tun  bois!  s'écria  Qua- 
torze transporté.  Oh  mon  pauvre  petit  Vincent!  vous  m'auriez  mis 
pendant  huit  jours  à  botmhe  que  veva>^u  dans  la  cuisine  du  Roi,  que 
vous  ne  m'auriez  pas  fait  si  grand  plaisir!  Oui ,  je  la  conduirai,  notre 
chère  bonne  dame  !  à  moins  donc  que  tous  les  diables  de  l'enfer  se- 
jraient  d^ épave  et  encore!...  Je  la  mènerai  partout  où  elle  voudra  aller, 
bien  sûr!  ou  je  perdrai  mon  nom  et  la  dernière  goutte  de  mon  sangl 
Donnez-moi  seulement  avec  moi  le  cousin  Miraheau,  pour  aider  les 
dames  à  passer  les  échaliers ,  les  porter  dans  les  mauvais  chemius.^, 
et  je  suis  tout  prêt  ! 

—  Emmène  Mirabeau,  répliqua. le  capitaine,  emmène  qui  tu  vou- 
dras, tu  n'as  qu'à  parler;  mais  moins  vous  serez  de  monde  et  pluail 
vous  sera  aisé  de  vous  cacher  et  de  musser  (')  à  travers  les  bois.  Ça 
fera  trois  hommes  ;  m'est  avis  que  c'est  assez. 

—  Trois  hommes!...  heuch!  —  fit  Quatorze  avec  une  espèce  de 
ricanement  intérieur  impossible  à  traduire,  tout  en  regardant  d'un  air 
de  pitié  le  pauvre  feudiste  accroupi  sur  un  escabeau ,  et  se  ohaufliuit 
les  pieds  au  mois  d'août  —  trois  hommes!...  enfin  n'importe,  nous 
aurons  toujours  Mirabeau  ! 

(1)  Crier. 

(2)  Bochesenrlèro ,  que  les  payians  appellent  Rochetrevtire. 

(3)  Se  glfaaer. 


DU  BOHHOMMB  QUATORZE.  496^ 

Le  cousin  Mirabeau,  auquel  maitre  Quatorze  paraissait  tenir  d'une 
façon  si  particulière,  était  une  manière  de  géant  à  la  crinière  longue 
et  touffue,  qui,  non  content  de  frapper  fort  dans  le  combat,  se  livrait 
durant  les  loisirs  du  bivouac  à  des  considérations  pofitiques  de  la  plus 
baule  portée,  et  avait  sans  cesse  à  la  bouche  le  nom  de  Mirabeau.  A 
cause  de  cette  manie  sans  doute,  et  grâce  à  une  certaine  faconde  ali- 
mentée par  quelques  phrases  de  proclamations  qu'il  ântichait  passa- 
blement, grâce  aussi  à  une  ressemblance  éloignée  avec  le  colosse  de 
la  tribune  révolutionnaire,  il  avait  reçu  le  surnom  de  Mirabeau,  au^ 
quel  il  répondait  parfaitement.  Aussi,  à  Tappel  de  son  nom,  il  s'élança 
de  son  coffre  avec  la  légèreté  d'un  bœuf  de  Stllertaine,  bondit  jus- 
qu'à la  poutre  de  la  toiture,  et  battant  un  rapide  entrechat  avec  ses 
sabots  de  vergne,  retomba  sur  la  terre  avec  un  bruit  formidable,  m 
criant  :  Vive  leBoi! 

Après  une  pareille  manifestation,  il  n'.y  avait  plus  à  demander  au 
jeune  gts  si  cette  mission  lui  convenait,  et  Vincent  Bernard  se  mit 
iBussitèt  k  leur  donner  ses  dernières  instructions. 

Il  s'adressait  de  préférence  à  Quatorze ,  dont  il  connaissait  rintelU- 
gence  et  qu'il  avait  nommé  implicitement  le  chef  de  l'entreprise,  sans 
que  l'honnête  Mirabeau,  qui  était  pourtant  un  homme  lettré,  se  mon- 
trât offensé  le  moins  du  monde  de  la  position  subalterne  qui  lui  était 
faite.  C'est  que  le  dévouement  de  ces  pauvres  gens  était  pur  de  tout 
calcul,  exempt  de  toute  passion  mesquine,  et  que  cette  mission  de 
confiance  flattait  à  la  fois  leur  amour-propre  et  les  plus  chères  affec- 
tions de  leurs  cœurs. 

Après  leur  avoir  mis  sous  les  yeux  l'importance  du  dépôt  qui  leur 
était  confié,  et  leur  avoir  représenté  quel  honneur  ce  serait  pour  eux 
d'avoir  ainsi  sauvé  la  mère  des  pauvres  et  la  fleur  de  la  paroisse  — 
c'est  ainsi  qu'il  désigna  M™*  de  Montbriant  et  Marguerite  —  le  capi- 
taine leur  recommanda  la  plus  grande  prudence,  puis,  détachant  de 
son  chapeau  une  médaille  de  plomb  à  l'effigie  de  la  bonne  Vierge,  il 
l'embrassa  dévotement  par  trois  fois,  l'attacha  au  chapeau  de  Quatorze 
afin  de  prévenir  toute  mauvaise  rencontre  en  chepain,  et  saluant  les 
dames  avec  un  profond  respect  il  leur  souhaita  bon  voyage,  et  sortit 
4e  la  maisonnette  avec  une  partie  des  paysans  qui  s'y  trouvaient. 


49&  tES  AVBHTUKBS 


XIL 


Quelques  jours  après  cette  conversation,  les  dames  de  HoDtbriani 
ayant  appris  que  Charette  était  revenu  de  son  expédition  et  rentré  à 
son  quartier-général,  résolurent  de  s'y  réfugier  le  plus  tôt  possible. 
Quatorze  et  Mirabeau  avaient  exploré  le  pays  avec  le  plus  grand  soin, 
et  nulle  part  on  n'avait  entendu  parler  des  Bleus.  Il  n'y  avait  donc  pas 
un  moment  à  perdre;  aussi  on  disposa  tout  pour  le  départ 

Les  préparatifs  furent  bientôt  faits,  car  on  ne  pouvait  emporter  que 
tes  choses  les  plus  indispensables.  La  prudence  ne  permettait  pas  de 
suivre  bien  longtemps  les  chemins  frayés  ;  il  fallait  se  mettre  en  route 
à  la  brune  et  cheminer  à  pied  le  long  des  sentiers  perdus  dans  les  bois 
et  les  genêts,  malgré  l'inconvénient  de  ce  mode  de  locomotion  pour 
les  dames  habituées  à  ne  voyager  qu'à  cheval  dans  les  mauvais 
chemins  du  Poitou. 

Mais  on  n'avait,  après  tout,  que  cinq  lieues  à  faire,  et  avec  un  peu 
de  courage  et  le  secours  de  la  Providence^  on  devait  arriver  bientôt 
au  quartier-généraL 

Par  une  belle  soirée  de  la  fin  d'août ,  la  petite  caravane  se  mit  donc 
en  route  à  travers  le  Bocage.  £l1e  se  composait,  outre  les  deux  hommes 
de  guerre,  de  M^^  de  Montbriant  et  de  Marguerite,  de  Mariannette, 
fille  aînée  de  la  nourrice,  qui  portait  quelques  effets  dans  sa  devan- 
tère  (*)  relevée  et  nouée  autour  de  sa  taille  ;  de  M^^^  la  Roselière  qui 
ne  portait  rien  que  sa  figure  de  vieille  cigale  éplorée;  enfin  de  M.  Hu- 
belin  le  feudiste  avec  son  coffret  de  ferblanc  passé  en  bandoulière  —  ce 
mystérieux  coffret  qui  faisait  l'objet  de  l'ardente  curiosité  de  Quatorze. 

—  Que  diable  porte-il  là  dans  celte  boite  si  bien  ficelée?  se  disait-41 
à  lui-même,  il  faut  que  ce  soit  quelque  chose  de  bon;  car  il  ladorlotte 
et  il  la  couve  sous  son  habit  ni  plus  ni  moins  que  si  c'était  un  poulet 
rôti  l  et  pourtant  !  j'ai  dans  ma  ceinture  le  petit  (')  d'argent  à  Madame, 
c^est  Mirabeau  qui  porte  le  pain  et  le  fricot:  qu'est-ce  donc  que  ça 
peut-être? 

(1)  TabUer. 

(2)  Le  peu. 


I»U  BOUHOMMB  QVATOBZB.  497 

Il  est  bon  de  dire  ici  que  notre  ami  Quatorze,  en  sa  qualité  de  chas- 
seur forcené ,  professait  le  plus  profond  mépris  pour  la  science  et  les 
occupations  sédentaires  du  vieux  gratte-papier,  comme  il  l'appelait 
irrévérencieusement  par  derrière,  et  quMl  ne  manquait  jamais  l'occa- 
sion de  lui  décocher  quelques  épigrammes.  Cependant  ses  plaisan- 
teries ne  dépassaient  jamais  les  bornes  permises  ;  car  il  avait  un  fond 
de  véritable  respect  pour  Texcellent  homme,  d'abord ,  et  puis  une  cer- 
taine crain.te  vague  et  superstitieuse  dont  il  ne  pouvait  se  défendre  ; 
car,  à  ses  yeux,  la  science  et  la  magie  étaient  bien  proches  patentes, 
si,  toutefois,  elles  n'étaient  pas  sœurs. 

De  son  côté,  M^e  La  Roselière,  outrée  de  l'inutilité  de  ses  œillades 
assassines,  ne  lui  épargnait  pas  les  réflexions  piquantes,  de  sorte  que 
le  pauvre  homme  eût  été  cruellement  tourmenté  par  tous  ces  coups 
d'épingle,  si  sa  candeur  lui  eût  permis  de  s'en  apercevoir.  Hais  il  par- 
lait peu,  répondait  à  peine,  et  semblait  toujours  plongé  dans  les  ab- 
stractions de  sa  science  favorite. 

—  Dites  donc,  M.  Hubelin  —  fit  tout  à  coup  Quatorze  après  deux 
heures  de  marche  —  aurons-nous  de  la  lune  ce  soir? 

—  Comment,  de  la  lune  ?  répondit  le  feudiste  préoccupé. 

—  Oui ,  de  la  lune  !  Je  vous  demande  si  la  lune  dairtera  ce  soir. 
, —  Mais....  je  ne  sais  pas  trop. 

—  Comment ,  vous  ne  savez  pas  !  vous  qui  êtes  un  savant ,  vous  qui 
lisez  dans  les  armanaehs,  vous  ne  savez  pas  ça?  £h  bien!  regardez 
donc  là ,  à  votre  gauche ,  ce  qui  treluise  entre  les  arbres,  qu'est-ce  que 
c'est  que  ça? 

—  Âh!  ça  pourrait  bien  être  la  lune!  dit  le  savant  ingénu. 

—  Vous  croyez?...  ricana  Quatorze  ;  puis  s'approchant  de  M^e  de 
Montbriant  d'un  air  respectueux  : 

— Voilà  la  lune  qui  se  lève^  notre  dame,  lui  dit-il,  il  n'y  a  pas  de  fiance 
à  aller  plus  loin  pour  le  quart  d'heure;  il  faut  vous  reposer  un  petit, 
s'il  vous  plait,  durant  que  Mirabeau  on  moi  nous  irons  à  la  découverte. 

—  Dieu  du  ciel!  s'écria  la  gouvernante,  et  que  voulez-vous  que 
nous  fassions  ici  à  la  belle  étoile,  au  milieu  de  ces  bois?  Vous  ne 
voulez  assurément  pas  que  nous  passions  la  nuit  ici?  moi  qui  crains 
tant  les  fraîcheurs! 


498  u 

—  DaiBe!  ma  bonne  deoioiseik  !  reprit  le  guide  eo^MniMé,  je  ae 
sais  pas  qoe  faire  laoi  !  Je  Tondrais  de  toat  moo  eoenr  aroîr  one  belle 

chambre  poar  tous  mettre  ;  mais  c^est  qoe  malbenreoMaMot Ak 

tenez!  attendez  one  minole;  je  connais,  pas  loin  d'ici,  one  inricnne 
botte  de  charbonniers  on  tous  serez  très-bien.  Etpéranm  (*)  h 
moment,  je  vais  voir  si  die  est  encore  ddxHit 

Et  en  disant  ces  mots  il  partit,  laissant  les  dames  assises,  à  fabri 
do  serein,  sons  les  grands  arbres  de  U  forêt 

D  ne*tarda  pas  à  revenir,  annonçant  hi  bonne  nooreUe  qœ  la  hntle 
était  en  bon  état  et  qoe  toot  le  monde  poorrait  s*y  loger  convenable- 
ment. On  y  arriva  ao  boot  de  cinq  minotes,  et  les  doix  gnides  ayant 
coopé  avec  leors  sabres  on  énorm&tas  de  foogère,  l'éten&eiit  ea 
cooche  épaisse  sor  le  sol  de  la  cabane,  qoe  nos  pauvres  voyageuses 
barrassées  occupèrent  aussitôt 

—  Dame,  notre  maîtresse  !  —  disait  Qoatorze  tout  en  arrangeant  de 
son  mieux  ses  brassées  de  fougère  —  ça  ne  vaudra  pas  les  beaox  lits 
du  château ,  pas  même  les  bonnes  couëtes  à  la  vieille  Marie-Jeanne, 
mais  que  voulez-vous?  à  la  guerre  eomme  à  la  guerre,  comme  dit 
ce  gueux  de  commis  aux  vivres  en  nous  donnant  rien  que  du  pain  sac 
Âh  !  si  nous  avions  eu  le  temps,  je  vous  aurais  cueilli  des  fouilles  de 
noisetier;  vous  auriez  été  là-dessus  commodes  reines. 

—  Hélas!  mon  pauvre  ami,  dit  M^e  de  Montbriant,  je  crains  bien 
que  la  reine  de  France  ne  soit  encore  plus  mal  que  nous  à  cette 
heure! 

La  conversation  en  resta-là ,  et  Mme  (je  Montbriant  ayant  annoncé 
qu^elle  allait  commencer  la  prière  du  soir,  tout  le  monde  s*y  prépara 
sur-le-champ.  Les  deux  guides  s'agenouillèrent  de  chaque  côté  de  la 
porte,  et  bientôt  on  n'entendit  plus  que  la  voix  contenue  des  pauvres 
voyageurs  murmurant  le  chapelet  dans  le  silence  solennel  des  bois. 

La  prière  finie,  Quatorze  envoya  Mirabeau  battre  les  environs.  Pour 
lui,  il  demeura  à  la  garde  des  dam^  et  s'établit  au  pied  d'un  chêne 
voisin ,  malgré  toutes  les  instances  qui  lui  furent  faites  pour  qu'il  vini 
partager  l'abri  de  la  cabane. 

(I)  Attendez-moi. 


BU  BOHHOMKB  QUATORZE.  49d 

—  Nenni,  nenni  !  dit-U ,  un  homme  de  ma  mode  n^est  pas  fait  pour 
entrer  dans  la  chambre  des  dames ,  et  puis  je  n'aurais  qu*à  m'endormir 
à  mon  poste!  ça  serait  joli  ça,  pour  un  soldat  du  roi!...  Allons,  bien 
le  bonsoir,  notre  dame  et  la  compagnie  !  Et  en  disant  ces  mots,  notre 
homme  s'accouda  sur  une  grosse  racine ,  ouvrant  les  yeux  tant  grands 
qu'il  pouvait,  dans  la  crainte  de  céder  au  sommeil,  et  prêtant  une 
oreille  attentive  à  toutes  les  brises  incertaines  de  la  nuit. 

Les  pauvres  fugitives,  peu  habituées  à  la  marche ,  ne  tardèrent  pas  à 
trouver  un  peu  de  repos ,  malgré  ta  nouveauté  de  leur  situation  et  les 
inquiétudes  qpi  vinrent  les  assaillir.  MU®  La  Roselière  elle-même,  à 
force  de  se  tourner  et  de  se  retourner  sur  sa  couche  champêtre ,  finit 
par  trouver  à  peu  près  son  aise  et  à  s'endormir  en  songeant  malgré 
elle  à  cette  ariette  û  connue  : 

Que  ne  mis-je  la  fougère!  etc.. 

Cette  première  nuit  se  passa  aussi  bien  que  possible,  et,  sur  les  deux 
heures  du  matin,  Mirabeau,  de  retour  de  sa  course  nocturne,  ayant 
fait  un  rapport  favorable,  et  la  lune  s' étant  couverte  de  nuages,  Qua- 
torze résolut  d'en  profiter  pour  avancer  un  peu ,  avant  que  le  jour  ne 
vint  à  paraître. 

—  Allons,  Madame!  cria-t-ii  à  haute  voix,  il  faut  vous  lever,  s'il 
vous  plaît  ;  nous  avons  toute  la  lande  à  traverser  avant  d'arriver  aux 
bois  de  Grammont,  faut  tâcher  d'y  être  avant  soleil  levé,  et  puis  après, 
nous  pourrons  rêpi/r  (')  toute  la  journée. 

Les  voyageurs  furent  debout  en  un  instant,  et  l'on  se  remit  en  route 
à  travers  la  forêt. 

En  général  habile.  Quatorze  fit  faire  halte  avant  d'entrer  sur  la 
lande,  de  crainte  qu'un  rayon  de  lune  indiscret  ne  vint  à  les  trahir,  et 
bien  lui  en  prit,  car  on  entendit  alors  assez  distinctement  un  bruit  de 
pas  qui  s'approchaient  sur  le  sentier  que  l'on  suivait. 

Quatorze  mit  son  oreille  contre  terre  ;  mais  il  se  releva  à  l'instant  et 
dit  à  Mirabeau: 

(i)KepoMr. 


500  LB8  ▲▼Bsnmift 

—  Iln^y  apasdedanger,  moDfilsl  cesonldesamis. 

— Mdls  en  es-tu  bien  sûr,  mon  garçon?  dit  M ■«  de  M onlbriantalamiée.- 

—  Oh!  dame  oui,  madame!  ils  ne  vont  point  an  pas  comme  les 
Bleus,  et  puis  il  y  en  a  une  belle  fois  qui  ont  des  sabots.  Allons  à  leur 
reneourse  {^),  nous  saurons  peutr-ètre  des  nouveUes. 

Ils  ne  tardèrent  pas  à  rencontrer  les  royalistes,  et  les  deux  troupes 
s'étant  abordées  avec  toutes  les  précautions  d*usage.  Quatorze  fui 
reconnu  à  Tinstant  au  son  de  sa  voix. 

—  Tiens  !  c'est  Quatorze  !...  Eh  !  où  vas^^u  comme  ça,  mon  valet 7 
lui  dit  le  chef  des  paysans  ;  tu  n'étais  pas  avec  nous,  Tautre  soir,  du 
côléd'Âizenay?  Nous  avons  tapé  une  brûlée  aux  Bleus,  que  ça  en 
fumait!  £t  il  n'y  avait  pas  deux  jours  que  nous  étions  rentrés  chez 
nous  quand  le  général  nous  a  rappelés  pour  aller  à  Palluau.  Ils  disent 
que  les  Bleus  viennent  à  pleins  chemins,  et  s'en  vont  foncer  sur  nous, 
faut  donc  bien  tâcher  de  les  acoter  (*).  Hais  toi,  m'est  avis  que  tu  fois 
comme  le  chien  de  Jean-de-Nivelle  et  que  tu  vires  l'échiné  au  rassem- 
blement ?  c'est  pourtant  pas  ta  coutume  ! 

—  C'est  que  voyez-vous,  capitaine!  Vincent  Bernard  m'a  chargé 
de  conduire  à  Legé  Mm®  de  Monlbriant  que  voilà  avec  sa  demoiselle, 
et  vous  comprenez  bien.... 

—  C'est  juste!  c'est  juste,  mon  brave!...  votre  serviteur,  mes- 
dames, de  tout  mon  cœur!  et  comment  se  porte  H.  de  Montbriant?  en 
avez-vous  des  nouvelles? 

—  Hélas!  non,  mon  ami,  dit  Mme  de  Montbriant;  plût  au  ciel  qu'il 
fût  maintenant  parmi  vous  ! 

—  Oh!  le  voudrais-je!  — répliqua  chaleureusement  le  capitaine, — 
c'est-y  dommage  que  tous  nos  gentilshommes  soient  partis  comme  ça! 
mais  enfin,  ils  ne  pouvaient  pas  savoir  ce  qui  allait  arriver! 

—  Dites  donc,  capitaine!  flt  Quatorze,  qu'est-ce  qu'il  y  a  de  nou- 
veau par  ici?  les  Bleus,  où  sont-ils  à  cette  heure? 

—  Les  Bleus!  dame,  les  Bleus  sont  Xouiours iiBocheiTetnère.  Us 
n'osent  pas  encore  beaucoup  sortir;  mais  défiez-vous  tout  de  môme 
dans  les  bois  de  Grammont;  on  dit  qu'ils  ne  sont  pas  sûrs,  et  samedi 

(1)  BencoDtre. 

(3)  Arrêter ,  prêter  le  collet. 


DU  BOirHOMMB  QUATOBZB.  SOI 

dernier ,  qui  n'est  pas  vieux^  ceux  de  Mormaison  en  ont  tué  une  demi 
douzaine  qui  rôdaient  aux  alentours. 

—  C'est  bon;  nous ro^ftierons /.•.(')  allons,  bonsoir,  capitaine!  à 
revoir! 

—  Adieu ,  mon  valet  !  Votre  serviteur,  mesdames!  Bon  voyage  que 
je  vous  souhaite! 

Et  tous  les  paysans  ayant  ôté  respectueusement  leur  chapeau,  les 
deux  troupes  partirent  chacune  de  son  côté. 

La  petite  caravane  traversa  la  lande  heureusement  et  vint  camper 
sous  les  grands  arbres  du  bois  de  Grammont  où  elle  devait  se  reposer 
toute  la  journée ,  pour  reprendre  sa  jnarche  à  rentrée  de  la  nuit. 

Aucun  incident  remarquable  ne  se  passa  durant  ceslonguesheuresdu 
jour.  A  cette  époque,  la  guerre  déclarée  aux  campagnes  de  la  Vendée 
n'avait  pas  encore  pris  ce  caractère  de  dévastation  sauvage  qu'elledevait 
acquérir  plus  tard.  Le  pillage  et  Tincendie  n'avaient  pas  été  érigés  en 
système,  et  les  fameuses  colonnes  infernales  n'étaient  pas  encore 
inventées.  H  avait  donc  été  possible  jusque-là  de  faire  la  récolte  dans  les 
lieux  écartés,  en  dehors  des  grandes  voies  de  communications,  seules 
connues  des  colonnes  révolutionnaires.  Ce  soin  avait  été  laissé  aux 
femmes,  aux  vieillards  et  à  une  partie  des  hommes  valides  dont  un 
tiers  au  moins  devait  toujours ,  dans  les  commencements ,  rester  à  la 
garde  des  villages.  Du  sein  de  leur  asile  solitaire,  nos  pauvres  réfugiées 
entendaient  la  voix  chevrotante  des  laboureurs  qui  menaient  leurs  bœufs 
aux  champs,  et  le  bruit  cadencé  des  fléaux  battant  les  dernières  gerbes 
de  la  moisson  relardée  par  les  événements  de  la  guerre.  Les  coqs  chan- 
taient au  loin,  trahissant  ainsi  l'existence  des  métairies  enfouies  sous  la 
verdure  ;  les  perdrix  rappelaient  dans  les  chaumes  inondés  de  grains 
tombés  de  la  main  des  moissonneurs  ;  c'était  une  scène  enipreinte 
d'une  majesté  sereine  et  toute  pleine  de  ces  lointaines  harmonies  des 
champs  qui  font  rêver  de  paix  et  de  bonheur. 

Quatorze  profita  de  ces  heures  de  tranquillité  pour  aller  s'étendre  sur 
l'herbe  et  faire  un  bon  somme  qui  pût  remplacer  la  nuit  blanche  qu'il 
avait  passée  ;  Mirabeau  en  fit  autant  de  son  côté;  Hn^  de  Montbriant 

(1)  Root  prendrons  gtrde. 


502  LES  AVBHTtlRBS 

et  sa  fille  causaient  tout  bas  ensemble ,  en  sorte  que  IfUe  de  la  Roee^ 
Hère  qui  comptait  pour  rien  Mariannette ,  se  trouva  dans  une  espèce  de 
tête  à  tête  avec  Tbonnéte  sénécbal.  La  sensible  duègne  qui  était  un  peu 
familiarisée  avec  sa  position  depuis  que  les  fraicheursde  la  nuit  s'étaient 
dissipées ,  et  qui  y  trouvait  même  certains  rapprochements  avec  les 
situations  les  plus  intéressantes  de  ses  étemels  romans ,  aurait  ïAexk 
voulu  faire  passer  dans  Tâme  du  savant  une  partie  de  ses  rêveries  sen- 
timentales ;  mais  le  pauvre  homme  n*y  comprenait  rien ,  et  c'était 
vraiment  à  désespérer  de  lui  !  Pour  se  venger ,  la  vieille  demoiadie  se 
mit  à  le  persiffler  «  sur  sa  galcinterie  chevaleresque,  sur  son  empree* 
sèment  à  écarter  les  ronces  du  chemin ,  et  à  donner  la  main  aux  dames 
dans  les  passages  difficiles;  »  —  toutes  choses  auxquelles  lephilo^ 
sophe  ne  songeait  jamais  —  si  bien  qn'eanuyé  à  la  fin  de  tout  ce  ver- 
biage ,  il  prit  sa  boite  de  ferblanc  déposée  près  de  lui  et  s'en  fut  se  ré^ 
fugier  dans  une  clairière,  à  deux  pas  des  guides  endormis  sur  la  pelousa 

Le  bruit  de  ses  pas  réveilla  Quatorze  qui  ne  dormait  que  d'un  oui, 
et  qui  voyant  le  feudiste  s'asseoir  par  terre  et  se  disposer  à  ouvrir  son 
coffret,  ne  fit  pas  un  mouvement  sur  son  lit  de  mousse,  mais  écarquilla 
ses  petits  yeux  de  toute  sa  force  pour  savoir  enfin  quel  était  le  contenu 
de  la  mystérieuse  cassette.  Le  feudiste  ayant  regardé  de  tous  côtés 
comme  s'il  craignait  d'être  surpris ,  ouvrit  enfin  l'arche  sainte  et  en 
tira....  une  énorme  liasse  de  parchemins  ! 

A  cette  vue,  notre  ami  Quatorze  ouvrit  une  bouche  immense  et  se 
mit  à  rire  de  tout  son  cœur ,  mais  de  ce  rire  étranglé  et  presque  silen- 
cieux que  commande  la  prudence. 

—  Oh!  dame,  aussi,  c'est  trop  fort!  se  dit-il  à  lui-même,  le  pauvre 
diable  est  détourné  (^)^  il  y  a  pas  de  bon  sens!  fautai  qu'un  homme  soit 
nince^  tout  de  même,  pour  s'embâter  de  tous  ces  perchas^  quand  il 
aurait  pu  loger  là-dedans  deux  ou  trois  bonnes  bouteilles  de  vin  ! 

Ayant  fait  cette  réflexion  mentale,  maître  Quatorze  laissa  retomber 
sa  tète  et  se  rendormit  en  rêvant  de  toutes  les  bonnes  ciioaes  qui 
auraient  pu  régner  (')  dans  la  cassette  de  cet  innocent  de  sénéch^L 


(1)  Ttmbré. 
(3)  Tenir. 


DU  BOnHÛMMB  QUATORZE.  $03 

xni. 

Il  serait  trop  long  pour  le  lecteur,  et  tout  à  fait  superflu  d'ailleurd^ 
de  raconter  minutieusement  les  conversations  qui  eurent  lieu  entre  nos 
voyageurs  durant  cette  journée.  Comme  on  doit  le  penser,  les  craintes 
du  moment  présent ,  les  incertitudes  de  Taveoir ,  le  souvenir  des  amis 
absents  en  firent  tous  les  frais.  Mme  de  Montbriant  et  sa  fille,  bien 
qu'elles  eussent  toujours  vécu  à  la  campagne,  n'étaient  cependant  pas 
habituées  à  la  vie  rude  et  aventureuse  des  brigands,  comme  il  plaisait 
aux  rmiwfoixi  républicmns  de  les  appeler  ;  mais  comme  la  Providence 
réservait  aux  feomies  un  rôle  si  sublime  dans  les  émouvantes  péripé- 
ties de  la  guerre  civile  et  les  drames  sanglants  de  Téchafaud,  nous 
pensons  qu'elle  les  avait  douées,  à  l'avance,  d'une  vertu  toute  parti-* 
eulière  afin  de  les  armer  contre  toutes  les  défaillances  et  toutes  les 
terreurs. 

Pour  Marguerite,  elle  avait  cette  galté  du  jeune  âge  qui  rend  tout 
facile,  et  une  bonne  part  de  cet  enthousiasme  de  jeune  fille  qui  donne 
une  teinte  rose  à  tous  les  horizons  de  la  vie.  Mais  on  ne  savait  ce  qu'on 
devait  le  plus  admirer  chez  Mm«  de  Montbriant,  ou  de  sa  résignation  chré- 
tienne, de  sa  fermeté  inébranlable  au  milieu  des  fatigues,  des  inquié- 
tudes et  des  privations  d'une  pareille  campagne,  ou  bien  de  sa 
patience  exemplaire  à  supporter  les  continuelles  jérémiades  de  MUe  la 
Roselière  qui  ne  se  trouvait  jamais  bien ,  se  montrait  d'une  humeur 
massacrante,  et  se  lamentait  sans  cesse.  La  mère  et  la  fille,  quand 
elles  venaient  à  se  regarder ,  ne  pouvaient  pas  toujours  s'empêcher  de 
rire  des  grimaces  de  la  duègne  ou  de  ses  minauderies  à  l'endroit  du 
sénéchal;  mais  pleine»  d'indulgence  pour  ses  petits  ridicules ,  elles 
avaient  soin  qu'elle  ne  les  aperçût  pas;  car  la  chère  demoiselle ,  en  sa 
qualité  de  femme  sensible,  avait  toutes  les  susceptibilités  du  cœur, 
comme  elle  en  avait  tous  les  tendres  sentiments. 

Dans  la  soirée  les  deux  guides  ayant — comme  disent  les  chasseurs — 
faU  le  bois  du  côté  qu'ils  croyaient  le  plus  exposé  aux  incursions  de 
l'ennemi,  revinrent  au  campement ,  et  la  nuit  étant  survenue  sur  ces 
entrefaites ,  on  se  remit  en  route  è  travers  la  forêt. 


504  LBS  AVEHTUIES 

Quoiqu'il  D*eût  aperçu ,  dans  sa  tournée,  aucune  trace  de  danger 
prochain,  Quatorze  semblait  plus  préoccupé  qu'à  Tordinaire,  et  comme 
il  marchait  avec  Mirabeau  à  une  vingtaine  de  pas  en  avant  des  autres, 
il  s'arrêtait  de  temps  à  autre  et  semblait  écouter  avec  attention^ 

—  Eh!  diamouri  dit-il  tout  à  coup  à  son  compagnon,  qu'est-ce 
donc  qu'ont  les  chiens  de  métairies  ce  soir?  ils  ne  font  que  japper  de 
tous  les  côtés,  et  pourtant,  ce  ne  sont  pas  des  loups  qu'ils  sentent,  îb 
bauleraient{^)  autrement  que  çà,  et  puis,  tiens!  entends-tu  ces  merles 
qui  se  sauvent  en  criant  vers  nous?  ils  devraient  être  couchés  à 
l'heure  qu'il  est. 

—  Quelque  renard  peut-être?  dit  Mirabeau  nonchalamment 

—  Un  renard!  un  renard!  c'est  possible,  mais  soit  renard,  soit 
loup,  soit  le  diable  et  ses  cornes  !  j'en  aurai  le  cœur  net,  et  je  vas 
voir  ce  que  c'est  :  reste  un  peu  ici  avec,  les  dames,  toi. 

En  achevant  ces  mots ,  Quatorze  fit  glisser  de  son  épaule  dans  sa 
main  la  carabine  qu'il  portait  en  bandoulière,  s'assura  d'un  geste  que 
sa  bonne  Vierge  de  plomb  tenait  encore  à  son  chapeau ,  et  disparut  en 
avant  sous  les  ténébreux  arceaux  de  la  grande  futaie. 

Il  n'y  avait  pas  un  quart  d'heure  qu'il  était  parti,  lorsqu'il  reparut 
avec  son  arme  rejetée  sur  son  dos  et  ses  sabots  à  la  main  pour  courir 
plus  vite  et  faire  le  moins  de  bruit  possible. 

—  Qu'est-ce  qu'il  y  a?  —  lui  cria  Mirabeau  quand  il  futà  qud- 
ques  pas. 

—  n  y  a  !...  Il  y  a  que  voilà  les  Bleus  qui  viennent  par  ici....  alloos 
mesdames  1  ôtons-nous  de  la  voie,  cachons-nous  vite!  vite! 

—  Âh  !  mon  Dieu  !  s'écrièrent  les  femmes — nous  sommes  per- 
dues! 

—  Chut!  chut!  fit  Quatorze,  ils  sont  sur  mes  talons,  venez, 
venez. 

Et  l'imminence  du  danger  lui  donnant  de  la  hardiesse,  il  prit 
Mmo  deMontbriant  par  le  bras  et  l'entraina  hors  du  sentier  dans  l'é- 
paisseur du  bois  où  tous  le  suivirent  avec  précipitation.  Bientôt,  avisant 
sur  le  bord  d'une  clairière,  un  gros  arbre  creux  qui  lui  avait  vingt  fois 

(1)  Bnrleralent. 


DU  bouhomiib  quatorze.  505 

servi  de  refuge  lorsque  Torage  le  surprenait  à  la  chasse ,  il  éoarta  les 
branches  de  houx  qui  en  cachaient  rentrée  en  disant  à  Mme  de  Mont- 
briant  :  —  Tenez,  madame  !  cachez-vous  là  ;  vous  régnerez  (*)  bien 
toutes  trois  en  vous  gênant  un  petit.  Quant  à  Mariannette ,  elle  a  bon 
pied,  bon  œil,  elle  va  décamper  avec  nous...  Allons,  M.  Hubelin, 
venez-vous? 

Ce  fut  bien  malgré  lui  qu'il  abandonna' ces  trois  malheureuses 
femmes  à  leur  triste  position;  mais  que  pouvait-il  faire?  il  partit  avec 
les  autres,  et  ayant  tait  un  détour  avec  Mirabeau ,  ils  attendirent,  cou- 
chés dans  la  fougère,  le  passage  de  la  colonne  républicaine. 

Les  Bleus  avançaient  lentement  et  en  silence,  comme  des  gens  qui 
redoutent  quelque  surprise.  On  pouvait  cependant  entendre  leur  marche, 
et  voir  leurs  baïonnettes  briller  de  temps  en  temps  dans  ces  petites 
échappées  de  clair  de  lune  qui  tremblent  sur  le  gazon  à  travers  le 
feuillage  découpé  des  grands  chênes  ;  mais  il  était  impossible  de 
deviner  si  leur  intention  était  de  fouiller  le  bois ,  ou  simplement  de  le 
traverser  pour  se  rendre  plus  loin.  Enfin,  quand  ils  furent  à  peu  près 
vis  à  vis  de  Tarbre  où  les  dames  étaient  cachées,  le  mot  de  halle!  se 
fit  entendre,  et  les  soldats  s'arrêtèrent. 

—  Que  le  diable  emporte  ce  chien  de  pays  !  —  fit  tout  à  coup  une 
voix  de  mauvaise  humeur  qui  était  sans  doute  celle  du  commandant  — 
cette  maudite  forêt  ne  finira  donc  jamais?..  Lieutenant!  tgouta-t-il, 
prends  une  douzaine  d'hommes  avec  toi  et  avance  encore  quelques  cen- 
taines de  pas,  pour  que  nous  puissions  savoir  si  elle  a  un  bout 
enfin! 

Le  lieutenant  obéit,  et  à  la  grande  satisfaction  de  son  capitaine,  il 
revint  bientôt  annoncer  qu'on  n'était  guère  qu'à  trois  ou  quatre  cents 
pas  de  la  lisière  du  bois. 

—  Â  la  bonne  heure  donc  !  —  fit  le  capitaine  en  poussant  un  soupir 
d'aise  accompagné  d'un  bâillement  prolongé.  —  Ce  n'est  pas  qu'on 
aoit  trop  mal  sous  ces  arbres  pour  passer  le  reste  de  la  nuit;  mais,  à 
vrai  dire,  je  ne  me  souciais  pas  de  bivouaquer  au  beau  milieu  de  la  forêt 
où  Ton  ne  voit  pas  à  cinq  pas  ;  tandis  qu'ici,  au  moins,  nous  aurons  un 

(1)  Vous  tiendrez. 

Tome.IV.  33 


506  LBS  AVBRTURBS 

aussi  bon  abri,  et  de  plus,  nos  coudées  francbes  de  ce  côté  là,  puisque  ta 
dis  que  la  campagne  est  tout  près.  Justement  !  voilà  une  clairière  qui 
nous  fera  un  excellent  bivouac. 

En  disant  ces  derniers  mots,  il  se  dirigea,  suivi  de  ses  bommes,  du  côlé 
où  nos  pauvres  recluses  se  serraient  dans  leur  cachette ,  et  s'établit  à 
moins  de  quinze  pas  du  gros  arbre.  Heureusement  celui-ci  se  trouvait 
un  peu  dans  Tombre ,  et  Touverture  était  à  peu  près  complètement 
cachée,  comme  nous  Tavons  dit,  par  une  touffle  de  houx  de  la  plu» 
belle  venue. 

—  Ah  çà  !  dit  le  républicain ,  qu'on  mette  les  armes  en  faisceanx, 
qu'on  batte  le  briquet ,  et  qu'on  allume  un  bon  feu  ;  les  nuits  sonf 
fraîches  en  diable  maintenant  ! 

—  Hais  —  dit  un  jeune  sergent  nouvellement  arrivé  dans  la 
Vendée  —  nous  courons  risque  dé  mettre  le  feu  à  la  forêt. 

—  Tiens  !...  eh!  qu'est-ce  que  çà  me  fait  à  moi  !  reprit  le  capitaine; 
si  )e  propriétaire  n'est  pas  content ,  il  n'a  qu'à  venir  se  plaindre  à  moi, 
je  m'en  charge! 

—  A  la  bonne  heure,  capitaine  !  mais  c'est  que  nous  pourrions  bien 
-  rôtir  aussi  nous  avec  tout  çà? 

—  Va  donc  te  coucher,  blanc-bec  !  est-ce  que  tu  ne  vois  pas  que  le 
vent  porte  à  l'ouest  et  que,  par  conséquent,  nous  n'avons  rien  à 
craindre? 

Il  n'y  avait  pas  de  réplique.  On  ramassa  tout  le  bois  mort  qui  se 
trouvait  aux  environs ,  et  le  feu  s'éleva  bientôt  en  pétillant  au  milieu 
de  la  clairière. 

Le  danger  était  grand  pour  les  pauvres  femmes  enfermées  à  quel- 
ques pas  de  là  dans  le  creux  du  vieux  chêne  ;  elles  entendaient  au- 
dessus  de  leurs  tètes  crépiter  les  feuilles  d'arbre  qui  grillaient  en  se 
tordant  sous  l'action  de  la  flamme  ;  elles  sentaient  même  la  chaleur  de 
cet  immense  foyer  arriver  jusqu'à  elles,  ei  s'attendaient  àtoutmo- 
ment  à  voir  s'enflammer  le  buisson  de  houx  protecteur  qui  les  dérobait 
aux  regards  des  républicains.  La  mort,  une  mort  atroce ,  épouvantable, 
se  présentait  à  elles  sous  deux  faces  effrayantes  :  périr  dans  les  flammes 
ou  tomber  entre  les  mains  d*une  soldatesque  sans  frein  et  sans  pitiés 
telle  était  l'alternative! 


Du  IsONItOMME  QUATORZE.  S07 

Les  malheureuses  se  lenaienl  embrassées  en  attendant  la  dernière 
lieure.  La  peur  avait  heureusement  paralysé  leurs  mouvements ,  et 
toutes  les  trois  offrant  à  Dieu  le  sacrifice  de  leur  vie,  priaient  menta- 
lement avec  une  indicible  ferveur. 

Cependant  les  grandes  herbes  et  les  feuilles  de  fougères  déjà  con- 
sumées n'offraient  plus  d'aliment  à  la  flamme  ondoyante;  le  houx 
vert  résistait  bravement  à  la  chaleur  intense  qui  rayonnait  autour  du 
brasier ,  et  Ton  pouvait  raisonnablement  espérer  d'échapper  au  moins 
àlMncendie;  mais  toutes  leurs  tortures  morales  n'étaient  pas  encore 
terminées. 

Au  moment  où  elles  commençaient  à  revenir  à  elles  presque  éton- 
nées de  ne  pas  être  encore  en  Paradis,  elles  entendirent  un  soldat  dire 
à  son  camarade  : 

— Tiens,  regarde  donc,  Brutus,  ce  gros  arbre  là;  on  dirait  une  guérite. 

—  C'est  ma  foi  vrai!  répondit  Brutus;  tiens,  Parisien,  si  fêtais  le 
Brigand ,  je  le  prendrais  tous  les  soirs  pour  ma  chambre  à  coucher. 

—  Alors,  reprit  le  Parisien  ,  tu  partagerais  ton  lit  avec  les  hiboux 
ou  les  sangliers,  et  çà  t'irait  comme  un  gant;  car  çà  m'a  tout  l'air 
d'une  véritable  bauge  de  bête  sauvage. 

—  Méchant  farceur,  va  !  il  n'y  a  pas  plus  de  bête  sauvage  là-dedans 
que  dans  le  jardin  des  Tuileries. 

—  Eh  bien!  je  te  parie  que  tu  ne  vas  pas  voir  ce  qu'il  y  a  ! 

—  Parions  que  si! 

—  Parions  que  non  ! 

—  Tu  vas  voir  !  répliqua  Brutus. 

En  même  temps  il  se  leva ,  et  s'approchant  de  l'arbre  en  question, 
il  appliqua  sur  le  tronc  un  grand  coup  de  crosse  de  fusil. 

Les  trois  femmes  terrifiées  s'affaissèrent  dans  leur  cachette. 

Au  môme  instant  une  effroyable  détonation  retentit  dans  les  bois, 
et  le  soldat,  faisant  un  bond  prodigieux,  laissa  échapper  son  fusil  et 
tomba  mort  sur  le  dos  de  ses  camarades  accroupis  autour  du  feu. 

—  Aux  armes!  aux  armes!  —  s'écria  le  commandant  en  rejetant 
son  manteau  et  tirant  son  sabre  —  lieutenant!  prends  vingt  hommes 
avec  toi,  et  va  reconnaître  Tennerai,  mais  avec  précaution  ,  entends- 
tu?  Tiens ,  c'est  de  là  que  le  coup  est  parti. 


SOS  LES  AVBNTUBES 

Le  Heutenant  8*empressa  d'obéir,  et  pendant  que  le  capitaine  ftisaïf 
ranger  ses  hoimnes  et  prenait  position,  il  fVt  une  minutieuse  battue 
dans  les  environs  ;  ce  fut  ea  vain  ;  il  sentit  seulement  Poseur  de 
la  poudre  à  quelque  distance  du  campement;  meis  il  ne  put  rien  décoa- 
vrir ,  et  fut  contraint  de  se  replier  sur  le  ^ros  delà  troupe ,  pour  ne  pas 
courir  le  risque  d'être  coupé  par  les  ennemis  invisibles  qu*il  ne  poa^ 
vait  parvenir  à  dépister. 

Il  y  avait  à  peine  cinq  minutes  qu'ils  étaient  arrivés ,  et  le  capitaine 
écoutait  encore  le  rai^x>rt,  lorsque  deux  coups  de  feu  partis  d'un  antre 
point  du  fourré  vinrent  emporter  une  branche  d'arbre  à  deux  pas  el 
casser  le  bras  du  lieutenant  qui  gesticulait  devant  lui. 

—  C^  se  gâte  l  murmura  le  capitaine  en  soutenant  l'officier  qui 
chancelaît. — Nous  ne  pouvons  pas  rester  ici.  Arrivez  donc,  vous  autres, 
—  ajouta-tr-il,  en  se  tournant  vers  ses  hommes  frappés  de  stupeur.  — 
Vous  ne  voyez  pas  que  le  lieutenant  est  blessé  ?  Allons  I  asseyez-le  sur 
rherbe ,  là  !...  doucement  donc,  imbéciles !...  fendez  la  manche  de  son 
habit...  boni...  une  cravate  maintenant!...  un  mouchoir!.., n'importe 
quoi  pour  étancher  le  sang  !...  c'est  çà  !...  à  présent ,  faites  un  brancard 
avec  vos  fusils  et  jetez  mon  manteau  par-dessus 

—  Oh  1  je  marcherai  bien!  dit  le  lieutenant  d'une  voix  feiMe. 

—  Non ,  non  l...  soldats!  faites  ce  que  je  vous  dis  et  en  route! 

Le  capitaine,  sérieusement  alarmé  et  ne  sachant  quel  était  le  nombre 
des  ennemis  auxquels  il  avait  affaire,  avait  jugé  qu'il  était  plus  pru- 
dent de  battre  en  retraite  et  d'aller  prendre  position  en  dehors  de  la 
forêt,  afin  de  n'être  pas  surpris  ;  si  bien  qu'ils  décampèrent  tous, 
emportant  l'officier  blessé  et  le  cadavre  du  pauvre  diable  tué  d'une 
manière  si  funeste  et  si  inopinée. 

Cette  retraite  faisait  tout  à  fait  le  compte  de  Quatorze,  qui  avait 
manœuvré  de  manière  à  les  inquiéter  et  à  les  forcer  d'abandonner  un 
poste  si  dangereux  pour  les  dames  enfermées  dans  leur  étroile  prison. 
Après  les  avoir  quittées,  il  avait  trouvé  avec  son  imagination  inventive 
une  autre  cache  pour  Mariannette  et  le  feudiste,  puis  s'étant  concerté 
avec  Mirabeau ,  il  s'était  tapi ,  comme  nous  l'avons  dit ,  à  cent  pas  des 
républicains.  A  la  lueur  du  brasier  allumé  par  eux,  il  avait  aperçu  le 
soldat  bleu  se  diriger  vers  la  cachette  des  dames,  et  voyant  qu'il  était 


DU  BOmroMMB  0CATORZB.  909 

^rand  temps  d'intervenir,  il  avait  lâché  le  coup  de  fusil  dont  nous  avons 
raconté  les  suites.  Se  doutant  bien  qu'ils  allaient  être  poursuivis,  nos 
deux  hommes  avaient  changé  de  place  au  plus  vite,  et  grimpé  lestement 
dans  des  arbres  touffus  pour  mieux  dérouter  toutes  les  perquisitions, 
La  chasse  finie,  ils  étaient  revenus  à  pas  de  loup  par  un  autre  cdté, 
«t  craignant  que  les  Bleus  ne  se  décidassent  pas  i  lever  le  pied,  ils 
avaient  fait  feu  de  nouveau ,  et  tous  deux  à  la  fois» 

Quand  ils  furent  bien  assurés  que  les  Bleus  avaient  complètement 
abandonné  la  forêt,  ils  se  hâtèrent  d'aller  délivrer  les  prisonnières 
qu'ils  trouvèrent  plus  mortes  que  vives ,  mais  qui  furent  proaiptement 
ranimées  par  la  vue  de  leurs  libérateurs. 


XIV. 


Quatorze  les  fit  sortir  de  leur  secret  asile  où  elles  commençaient  à 
étouffer,  et  l'on  s'éloigna  rapidement  du  côté  opposé  à  celui  qu'avaient 
pris  les  républicains,  mais  pas  un  mot  ne  fut  prononcé  :  ce  n'était 
pas  le  moment  des  commentaires  et  des  explications.  On  prit  en  pas- 
sant Hariannette  et  le  feudiste,  de  sorte  que  la  compagnie  se  trouva 
au  grand  complet. 

Us  suivirent  pendant  quelque  temps  les  petits  sentiers  du  bois  prati- 
qués par  les  chevaux  des  charbonniers ,  n'osant  prendre  la  grande 
charrière  qui  allait  d'un  bout  à  l'autre,  dans  la  crainte  de  faire  encore 
quelque  mauvaise  rencontre.  Mais  comme  chaque  pas  qu'ils  faisaient 
les  éloignait  probablement  du  danger,  la  langue  ne  tarda  pas  à  revenir 
à  notre  ami  Quatorze. 

—  Par  ma  foi,  notre  maîtresse!  dit-H  à  Mme  de  Montbriant,  vous 
devez  toujours  bien  une  belle  chandelle  au  bon  Dieu!  J'ai  vu  le 
moment  où  les  enfants  du  diable  —  au  respect  que  je  vous  dois  — 
allaient  vous  dénicher  dans  votre  creux,  et  dame,  alors!... 

—  C'est  grâce  à  toi ,  mon  cher  enfant  !  c'est  grâce  à  ton  courage  et 
à  ton  sang-froid  que  nous  vivons  encore — s'écria  Mme  de  Montbriant  ; 
—  tu  es  notre  sauveur  à  tous  !  et  je  ne  l'oublierai  jamais ,  sois-en  bien 
sûr! 


510  LES  AVENTURES 

—  Oui,  jeune  homme!  ajouta  Mii<^  La  Roselière,  vous  êtes  un 
véritable  paladiD  ! 

—  Tant  qu'à  çà,  Mam'selle!  je  connais  pas  çà  aucunement;  mais 
pour  ce  qui  est  de  parler  de  cette  affaire-là,  c'est  pas  la  peine,  c*esl 
un  coup  bien  ajusté,  c'est  vrai,  mais  aussi  la  mire  était  superbe. 

Cette  réponse,  qui  dut  paraître  bizarre  à  la  sentimentale  gouvernante, 
était  cependant  bien  conforme  aux  idées  de  Quatorze,  le  déterminé 
chasseur.  Beaucoup  plus  jaloux  de  sa  réputation  de  bon  tireur  que  du 
titre  de  paladin  dont  elle  se  plaisait  à  l'affubler,  il  ne  voyait  dans  son 
dévouement  que  la  chose  la  plus  simple  du  monde  ;  il  n'y  avait  même 
pas  songé,  et  il  croyait,  de  bonne  foi,  que  son  adresse  seule  lui  attirait 
tous  ces  compliments. 

—  C'est  vrai  que  la  mire  était  belle,  allons!  dit  Mirabeau  ;  mais 
qu'est-ce  que  çà  sert?  Je  vous  dirai ,  moi ,  tel  que  vous  me  voyez ,  que 
dans  le  premier  principe,  quand  je  tenais  un  Bleu  au  bout  de  mon 
fusil,  je  pouvais  jamais  le  trouver  à  l'œil,  et  je  le  manquais  souvent. 
Çà  me  faisait  tic-tac  entre  le  cœur  et  le  ventre,  et  çà  me  farfouiUait 
depuis  le  pot  de  la  tête  jusqu'aux  talons...  il  me  semblait  toujours  avis 
que  c'était  un  chrétien.... 

—  Pour  chrétiens  !  interrompit  Marguerite  en  souriant,  je  conviens 
qu'ils  ne  le  sont  guère  ;  mais  enfin  ce  sont  des  hommes,  cependant. 

—  Dame,  Mam'selle!  siçà  vous  fait  plaisir?... 

—  Comment  si  çà  me  fait  plaisir  !  mais  ce  ne  sont  pas  des  chiens , 
toujours? 

—  Des  chiens!  Oh!  Jésus!  non,  les  pauvres  bêtes !.....  Tenez, 
Mam'selle,  ce  ne  sont  pas  des  chrétiens  ;  ce  ne  sont  pas  des  hommes  ; 
ce  ne^ont  pas  des  chiens  ;  ce  sont  des  patauds!...  et  voilà!... 

Il  n'y  eut  pas  moyen  de  le  faire  sortir  de  là,  et  il  rentra  dans  la  taci- 
^turnité  qui  lui  était  habituelle  quand  il  se  trouvait  en  présence  de 
personnes  d'un  rang  supérieur. 

Cependant  le  jour  commençait  à  poindre  et  Marguerite  ayant  aperçu 
à  quelques  pas  sur  la  droite  une  petite  chapelle  surmontée  d'une  simple 
croix  de  pierre ,  demanda  à  Quatorze  ce  que  ce  pouvait  être. 

—  Mais  Mam'selle!  répondit-il,  çà  doit  être  la  chapelle  de Notre- 
Dame-dC'-Pîtié...  pas  vrai,  Mirabeau? 


DD  BORHOMMB  QUATORZE.  511 

—  Oui  !  reprit  celui-ci ,  je  la  reconnais  bien.  U  n'y  a  pas  quinze 
jours  que  j'y  ai  entendu  prêcher  le  curé  de  Legé.  Ah  I  on  dit  que 
Ifirabeau  parle  si  bien  !  c'est  possible;  je  ne  dis  pas  I...  mais  jamais  de 
sa  damnée  vie  il  n'est  capable  d'avoir  Vaudessus  du  prêtre  de  Legé  ! 
Imaginez-vous  que  le  brave  homme  a  prêché  plus  d'une  heure  durant 
sans  s'arrêter,  et  sans  bourder  une  seule  fois  !  Jamais  de  ma  vie  ni  de 
mes  jours  j'avais  entendu  un  si  beau  sermon  ! 

—  Oh  !  ma  bonne  mère  !  dit  alors  Marguerite ,  vous  savez  que 
j'avais  promis  un  voyage  à  Notre-Dame-de-Pitié  ;  la  chapelle  est  à 
deux  pas  :  permettez-moi  d'y  entrer  un  instant. 

—  Je  ne  demande  pas  mieux ,  mon  cœur,  répondit  Mm®  de  Mont- 
briant;  mais  je  ne  sais  pas  trop  si  cela  serait  bien  prudent 

Et  en  même  temps,  elle  consultait  Quatorze  du  regard. 

—  Tant  qu'à  présent,  répondit  celui-ci,  je  crois  bien  qu'il  n'y  a  pas 
grand  danger.  Le  bourg  de  Legé  n'est  pas  loin  déméais  (')  ;  d'ailleurs , 
le  cousin  Mirabeau  et  moi  nous  ferons  le  guet  ;  pas  vrai ,  Mirabeau? 

D'après  cette  assurance ,  les  femmes  et  le  sénéchal  se  détournèrent 
un  peu  du  chemin  et  se  dirigèrent  vers  la  petite  chapelle.  La  porte  en 
était  simplement  fermée  au  loquet.  Marguerite,  qui  marchait  à  quelques 
pas  en  avant  des  autres,  l'ouvrait  déjà  pour  laisser  entrer  sa  mère, 
lorsque  tout  à  coup  Quatorze  l'entendit  pousser  un  cri  perçant  et  la  vit 
reculer  d'épouvante  jusque  dans  les  bras  de  Mme  de  Montbriant. 

Prompt  coQune  l'éclair,  il  s'élança  de  leur  côté  et  se  plantant  devant 
elles  le  jarret  tendu ,  la  baïonnette  en  avant ,  il  attendit  bravement 
l'ennemi  Mais  rien  ne  paraissant  sur  le  seuil,  notre  héros  allongea  le 
cou  avec  précaution,  entre  les  battants  de  la  porte  ouverte  et  plongea 
son  regard  jusqu'au  fond  du  sanctuaire  ;  mais  il  se  retira  aussitôt  et 
referma  brusquement  la  porte  en  s'écriant  : 

—  Oh!  les  abominables  gueux!...  les  démons  incamés  de  l'enfer!... 
faut-il  !...  oh  !  que  j'ai  grand  regret  de  n'en  avoir  pas  tué  davantage  ! 

—  Mais  qu'est-ce  donc? —  dit  M™«  de  Montbriant  épouvantée,  — 
qu'y  a-t-il? 

—  Oh!  n'entrez  pas,  Madame!  n'allez  pas  là,  —  reprit  Quatorze, 

(I)  DésiMnoais. 


512  LB8  AVEHTrmBS 

eo  étendant  le  bras  pour  s'opposer  à  son  passage,  —  Mam'selle  en  a 
déjà  trop  vu! 

Le  fait  est  que  le  spectacle  était  horrible ,  et  des  plus  navrants  pour 
les  yeux  et  le  c<Bur  de  ces  pauvres  femmes  chrétiennes.  La  chapelle 
avait  été  entièrement  saccagée,  sans  doute  par  le  détachement  auquel 
elles  venaient  d'échapper.  Trois  paysannes  gisaient  égorgées  à  quelques 
pas  de  la  porte ,  et  le  sang  qui  coulait  de  leurs  blessures  encore  béantes 
avait  formé  une  large  mare  arrêtée  par  le  seuil.  Mais  ce  n'était  pas 
tout  encore:  sur  Tautel  resté  debout  «  on  voyait  deux  cadavres  déjeunes 
filles  entièrement  nus,  et  disposés  avec  un  art  infernal  dans  Fattitude 
de  la  prière.  Elles  étaient  à  genoux ,  les  mains  jointes  et  la  tète  penchée 

sur  leur  poitrine  sanglante Cétait  quelque  chose  de  si  affreux  que 

le  seul  témoin  encore  vivant  de  ce  drame  lugubre  ne  peut  en  parler 
sans  frémir,  et  quMl  voit  encore,  après  plus  de  soixante  ans,  cette  scène 
de  mort  passer  quelquefois  dans  ses  rêves  et  se  dresser  devant  lui  ! 

La  pauvre  Marguerite  était  trop  émue  pour  aller  plus  loin,  et  Ton 
fut  obligé  de  la  faire  asseoir  sur  le  gazon,  le  dos  tourné  à  la  chapelle, 
pour  qu'elle  ne  vit  plus  ce  lieu  plein  d'épouvante  et  de  désolation. 
Bientôt  les  caresses  de  sa  mère  lui  rendirent  un  peu  de  calme,  et, 
sous  cette  douce  influence,  elle  finit  par  révenir  à  elle  tout  à  fait.  H  lui 
sembla  qu'elle  venait  d'échapper  à  un  horrible  cauchemar  ;  mais  ce  qui 
prouvait  combien  son  esprit  était  préoccupé  de  cette  sinistre  aventure , 
c'est  qu'elle  n'en  parla  pas  une  seule  fois  à  sa  mère ,  et  qu'elle  évita 
toute  allusion ,  même  éloignée,  à  ce  moment  pénible  de  sa  vie. 

Par  une  sorte  de  délicatesse  instinctive  qui  est  indépendante  de 
l'éducation.  Quatorze  lui-même  sentit  qu'il  ne  fallait  point  aborder 
ce  sujet;  il  se  contenta  de  se  mordre  les  poings  et  de  gesticuler  d'un 
air  de  menace  en  causant  à  l'écart  avec  le  cousin  Mirabeau. 

Cependant  les  oiseaux  éveillés  chantaient  sous  la  fouillée;  les  brises 
du  (natin  commençaient  à  glisser  sur  le  tapis  rose  des  bruyères  nou- 
velles, et  le  son  du  tambour,  battant  la  diane  dans  les  murs  de  Logé, 
arrivait  distinctement  à  l'oreille  des  voyageurs,  encore  assis  sous  les 
ombrages  de  la  grande  futaie. 

—  Allons,  Mesdames ,  du  courage  !  dit  Quatorze  en  se  rapprochant, 
nous  voilà  quasiment  arrives;  nous  allons  sortir  du  bois  incontinent; 


BU  BONHOMME  O^ATOBZB.  5i3 

Cl  c'est  uo  hasard  si  nous  ne  rencontrons  pas  quelques  patrouilles  qui 
rondent  à  l'entour  du  quartier-général. 

—  Oui ,  mon  ami  !  répliqua  M«>«  de  Montbriant  ;  c'est  que ,  vois-tu , 
ma  pauvre  fille  est  encore  toute  tremblante,  et  je  crains  qu'elle  ne 
puisse  marcher. 

—  ressaierai ,  mère,  dit  Marguerite  en  se  levant.  Elle  voulut  faire 
quelques  pas,  mais  elle  chancelait  comme  un  jeune  bouleau  agité  par 
le  vent,  et  il  devint  évident  qu'elle  ne  pouvait  parcourir  la  petite  lieue 
qui  restait  encore  à  faire  avant  d'arriver  à  Legé. 

—  Saperlottel  —  dit  Quatorze  en  passant  la  main  sous  son  cha- 
peau, et  grattant  d'un  air  pensif  son  inculte  chevelure  —  comment 
faire  donc?  Moi,  je  ne  puis  pas  vous  laisser  d'abord,  Mesdames,  et  puis 
Mirabeau  n'est  pas  connu  comme  moi  là-bas  pour  avoir  une  charrette 
et  tout  ce  qu'il  faut.  Si  vous  lui  donniez  un  petit  mot  d'écrit ,  notre 
dame...?  mais  qu'est-ce  que  je  dis  !  il  n'y  a  pas  moyen  ici...  mon  Dieu , 
mon  Dieu ,  qu'est-ce  qui  pourrait  donc  bien  nous  tirer  d'embarras  ? 

—  Moi!  s'écria  tout  à  coup  d'un  air  de  résolution  le  paisible 
feudiste,  qui  jusque-là  avait  suivi  machinalement,  sans  prendre  une 
part  bien  vive  à  tout  ce  qui  s'était  passé. 

—  Vous  !...  —  fit  Quatorze  d' un  ton  de  surprise  tant  soit  peu  ironique. 

—  Oui,  moi!...  répliqua  l'homme  de  plume;  je  n'ai  rien  fait  encore 
pour  la  famille,  et  puisqu'une  occasion  se  présente ,  je  suis  trop  heu- 
reux de  la  saisir  ! 

—  Enfin  !...  pensa  M"e  La  Roselière,  voilà  son  âme  qui  s'éveille  et 
qui  s'exalte. 

Le  fait  est  que  le  brave  homme  ne  s'exaltait  pas  du  tout  ;  ce  moi,  si 
accentué  et  prononcé  d'un  ton  si  ferme,  n'était  autre  chose  que  le  cri 
d'un  cœur  dévoué,  aussi  dévoué  sans  doute  que  celui  de  Quatorze,  et 
qui  regrettait  de  n'avoir  pas  trouvé  jusqu'ici  de  place  pour  son  sacrifice. 

En  entendant  les  paroles  prononcées  par  le  sénéchal ,  Quatorze  lui 
ôta  gravement  son  chapeau ,  et  lui  tendant  sa  main  osseuse,  il  lui  dit  : 

—  La  main  de  votre  serviteur,  M.  Hubelin  !...  je  l'avais  toujours  dit, 
moi ,  que  vous  étiez  un  galant  homme  au  fond  !  et  si  vous  voulez 
quitter  là  toutes  vos  paperasses ,  on  pourrait  encore  faire  quelque  chose 
de  vous  1 


"514  LBS  AVEHTUISS 

Il  fut  doDc  convenu  que  11  Hubelin  irait  en  avant  faire  préparer 
une  charrette  pour  venir  chercher  les  dames.  Sa  position  plus  élevée 
que  celle  des  deux  guides  et  les  nombreuses  connaissances  qu'il  avait 
Klans  Tarmée  lui  rendaient  cette  mission  facile,  et  il  n'était  pas  à  pré- 
sumer qu'à  si  peu  de  distance  du  quartier-général,  il  fût  exposé  à 
quelque  danger.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  digne  sénéchal  n'avait  nullement 
calculé  les  chances  qu'il  pouvait  courir,  et  c'était  tout  à  fait  en  homme 
de  cœur  qu'il  avait  pris  sa  résolution. 

Au  moment  où  il  se  disposait  à  partir,  M^^  de  Montbriant  s'appro- 
cha de  lui,  et  lui  prenant  la  main  avec  un  sentiment  de  véritable 
affection  : 

—  Mon  bon  M.  Hubelin ,  lui  dit-elle ,  il  y  a  longtemps  que  je  con- 
naissais votre  attachement  pour  nous  dans  nos  jours  de  prospérité  ;  je 
vois  avec  bonheur  qu'il  ne  se  dément  point  dans  la  mauvaise  fortune; 
mais  je  ne  sais  si  je  puis  en  conscience  accepter  votre  offre  généreuse  ; 
il  y  a  peut-être  encore  du  danger,  et  je  ne  voudrais  pas..... 

—  Oh  !  Madame  !  —  interrompit  le  feudiste  embarrassé  de  sa  gloire 
et  des  marques  d'affection  de  M^^  de  Montbriant  —  je  ne  mérite 
pas...  vous  Ates  mille  fois  trop  bonne  !  et  mon  devoir...  ma  vie...  enfin 
je  suis  et  serai  toujours  votre  très-humble  serviteur  ! 

—  Laissez-le  partir,  notre  dame!  —  dit  Quatorze  coupant  court 
aux  phrases  entortillées  du  brave  homme,  —  il  n'y  a  pas  de  risque  à 
présent....  mais  un  moment  s'il  vous  plaît!  Auriez- vous  du  papier  blanc 
sur  vous  par  hasard  ? 

—  Je  ne  sais  pas,  dit  Mme  de  Montbriant  en  cherchant  dans  ses 
poches  ;  mais  qu'en  veux-tu  faire?...  Ah  !  tiens,  en  voilà  un  morceau  ! 

—  C'est  bon  !  fit  Quatorze. 

£t  prenant  le  papier  des  mains  de  sa  maîtresse,  il  se  mit  à  l'instant 
à  le  plier  et  replier  avec  une  dextérité  qui  dénotait  une  grande  habi- 
tude de  la  chose.  En  deux,  minutes ,  il  en  eut  fait  une  magnifique 
cocarde  blanche  qu'il  remit  au  sénéchal  en  lui  disant  : 

—  Tenez,  mon  brave  M.  Hubelin  !  mettez-moi  çà  à  votre  chapeau; 
c'est  le  meilleur  de  tous  les  passeports ,  et  du  diable  si  quelqu'un  vous 
dit  un  mot  plus  haut  que  l'autre  à  présent  ! 

M"e  La  Roselière  s'avança  alors ,  et  prenant  une  épingle  à  son 


DU  BONHOHBIB  QUATORZE.  515 

corset,  elle  attacha  d'un  air  triomphant  la  cocarde  au  chapeau  du 
nouveau  preux. 

Ainsi  armé  chevalier  des  mains  de  la  grâce  et  de  la  beauté,  Thomme 
de  loi  s'inclina  profondément,  et  partit  sur-le-champ  pour  s'en  aller 
en  guerre. 

—  Oui,  oui!  — dit  Quatorze  en  le  voyant  disparaître  derrière  les 
buissons,  —  je  l'ai  toujours  dit  !  ce  ne  sont  pas  ceux  qui  font  le  plus 
de  bruit  qui  font  le  plus  de  besogne...  ;  pas  vrai ,  Mirabeau  ? 

Gomme  on  le  pense  bien,  le  cousin  Mirabeau  fut  complètement  de 
son  avis;  mais  nous  ferons  grâce  au  lecteur  des  commentaires  inter- 
minables des  deux  philosophes  sur  ce  texte  banal ,  et  nous  dirons  que 
le  légiste ,  complètement  réhabilité  désormais  dans  l'esprit  de  ses  deux 
compagnons  d'aventures,  arriva  sans  encombre  au  quartier-général. 

Il  n'eut  pas  de  peine  à  s'y  faire  reconnaître  ,'et  à  trouver  une  char- 
rette à  bœufs  pour  le  service  de  la  famille  de  Montbriant.  Il  y  fit  jeter 
de  la  paille  fraîche,  et  des  cercles  recouverts  d'un  drap  blanc  y- ayant 
été  adaptés ,  ces  dames  purent  se  vanter  d'avoir  le  plus  somptueux 
équipage  qu'il  fût  alors  possible  de  se  procurer. 

Elles  firent  donc  leur  entrée  dans  un  monde  si  nouveau  pour  elles, 
et  y  rencontrèrent  une  fbule  de  leurs  parents  et  de  leurs  amis ,  qui 
avaient  cherché  comme  elles  un  refuge  au  foyer  même  de  la  guerre 
civile.  La  présence  de  tout  ce  beau  monde  au  camp  de  Charette  en 
avait  fait  une  charmante  oasis  pour  quelques  mondains  acharnés,  véri- 
tables besoigneux  du  plaisir,  qui  le  poursuivaient  jusque  sur  les 
marches  de  Téchafaud  ;  pour  les  autres  c'était  un  refuge  à  peu  près 
assuré,  et  presque  le  seul  point  de  la  Basse-Vendée  où  l'on  pût  se 
promettre  un  peu  de  sécurité. 

A.  DE  BREM. 

FIN  DB  LA  PE£MIÈR£  PARTIE. 

(  La  suite  prochainement,  ) 


L'ARCHITECTURE  DE  LA  RENAISSANCE 

DANS   LE   BAS- POITOU  (')• 


LB8  GRAII6BS-CATHUS.  —  APBBHOIIT.  —  COULOHCTS-LBS-BOTAUX. 
LE  PUT  DU  FOU,  ETC 


DEUXIEME    PARTIE. 


Dans  notre  étude  sur  les  Granges-Calhus ,  on  a  pu  se  convaincre 
que,  dès  les  premières  apparitions  de  la  Renaissance  sur  le  sol  français, 
son  influence  s'était  fait  sentir  dans  le  Bas-Poitou.  Le  domaine  royal 
n'était  plus  circonscrit,  comme  dans  les  premiers  temps  de  la  Monar- 
chie,  aux  quelques  provinces  qui  avoisinaient  Paris  ;  Tinvasion  d'un 
nouveau  type  architectural  se  faisait  alors  rapidement  sur  tous  les 
points  du  territoire ,  transporté  quMl  était  par  des  moyens  de  locomo- 
tion plus  faciles,  et  par  des  artistes  non  moins  nombreux  qu'aux  plus 
belles  périodes  du  moyen  âge.  D'autre  part  il  ne  faut  pas  être  surpris 
de  la  perfection  extraordinaire  où  s'élève  cette  architecture  dans  nos 
provinces  les  plus  reculées;  les  communications  avec  la  capitale 
étaient  très-fréquentes  parmi  les  membres  de  la  noblesse,  et  les 
artistes,  les  premiers  surtout,  ne  regardant  leur  éducation  comme 
complète  qu'après  un  voyage  en  Italie,  rapportaient  peut-être  eux- 
mêmes  les  modèles.  Ceci  explique  l'uniformité  d'ornementation  qui 
existe  sur  tous  les  points  du  territoire  et  nous  fait  comprendre  égale- 
ment comment  l'art  de  la  Renaissance ,  parvenue  sur  notre  sol  sans 
tâtonnements ,  sans  enfance ,  pour  ainsi  dire ,  s'élève  promptement  à 
son  apogée,  pour  atteindre  aussi  rapidement  son  époque  de  décadence. 

<l)  Voir  le  torac  IV  de  la  Revue,  p.  323-34;». 


L'aBCHITSCTURB  dans  le  BAS-POITOU.  S17 

ApremoDt ,  comme  les  Granges ,  appartient  à  la  période  la  plus 
brillante  de  la  Renaissance,  celle  de  Louis  XU  et  de  François  I^r.Ses 
dimensions  considérables  auraient  dû  lui  faire  occuper  la  première 
placQ  dans  cette  notice;  mais  veuf  aujourd'hui  de  sa  magnifique 
façade  (*),  et  n'ayant  plus  conservé  que  les  deux  tours  qui  la  termi- 
naient ,  il  n'a  qu'une  importance  secondaire  au  point  de  vue  architec- 
tural; je  ne  puis  cependant  m'empêcher  de  recommander  à  l'attention 
des  artistes  les  dimensions  colossales,  les  formes  puissantes  et  harmo- 
nieuses de  ces  deux  tours  qui  rappellent  d'une  façon  singulière ,  par 
leurs  baies  accostées  de  pilastres  et  découpées  de  croix  de  pierre ,  par 
leurs  lucarnes  à  frontons  élevés,  par  leurs  balustrades  surmontant 
d'épaisses  corniches  à  coquilles  et  à  consoles,  celles  de  l'admirable 
construction  de  Chambord. 

La  Renaissance  de  François  I^r  a  encore  laissé  de  charmants  spéci- 
mens de  son  passage  dans  le  Bas-Poitou,  au  cloître  de  Luçon,  à  la 
sacristie  de  N.-D.  de  Fontenay ,  à  Mouzeuil  où  l'on  voit,  dans  les 
appartements  d'un  ancien  prieuré,  deux  cheminées  sculptées  par  des 
mains  habiles,  puis  enfin  dans  le  chœur,  maintenant  détruit,  de 
l'abbaye  de  Maillezais. 

Mais  il  appartenait  à  la  seconde  période,  qui  commence  sous 
Henri  II,  d'élever  dans  notre  province  une  de  ses  plus  belles  œuvres 
et  comme  plan  et  comme  sculpture.  Le  château  de  Coulonges-les- 
Royaux,  dont  nous  allons  chercher  à  faire  connaître  l'importance  au 
lecteur ,  peut  sans  contredit  prendre  place  parmi  les  plus  considéra- 
bles constructions  de  cette  époque.  Ici ,  comme  au  château  des 
Granges-Gathus,  plusieurs  dates  parfaitement  conservées  nous  indi- 
quent l'année  précise  où  l'édifice  fut  commencé,  et  celle  où  les  der- 
nières pierres  sculptées  vinrent  compléter  l'ornementation  de  cette 
demeure  presque  royale.  Sur  l'une  des  portes  d'entrée  on  voit  la  date 
de  1544;  sur  une  autre,  ouvrant  dans  la  chapelle  et  qui  a  dû  être 
l'œuvre  dernière  des  habiles  sculpteurs  appelés  par  Louis  d'Estissac, 
celle  de  1851.  Les  chroniques  cependant,  restent  muettes  sur  le  nom  des 

(t)  H.  de  Wiames,  dans  son  ouvrage  siïr  la  Vendée,  a  pablié  une  fort  bonne  liUiograpbie 
dn  chftteau  d'Apremont.  H  possède  égalemant  une  longue  bande  de  parchemin  où  se  trouve 
le  plan  complet  de  la  lèçade  aujourd'hui  détruite. 


S18  l'arghitegtue£ 

artistes  et  derarchitecte.  Ce  ne  sera  donc  que  par  des  rapprochements 
de  dates  et  de  style  que  nous  pourrons  rattacher  cette  construction  à 
récole  que  Serlio  dut  former  pendant  son  séjour  à  Paris  et  à  Fontai- 
nebleau ,  au  moment  où  Coulonges  se  construisait.  Nous  sommes 
loin,  en  indiquant  cette  supposition,  de  vouloir  considérer  Serlio 
comme  Tarchitecte  du  château  de  Coulonges  ;  mais  Louis  d*Estissac, 
alors  grand  officier  de  la  Couronne ,  a  pu  lui  demander  des  indications 
pour  un  plan ,  ou  le  mettre  en  rapport  avec  des  artistes  poitevins, 
dirigés  par  un  sculpteur  de  première  force,  amené  sans  doute  de  Paris, 
car  rétonnante  perfection  des  sculptures  et  de  la  taille  dans  toutes  les 
moulures  extérieures  des  façades  ne  permettent  pas  de  douter  qu'une 
main  habile  et  exercée  ait  dirigé  le  travail,  en  imposant  une  facture 
uniforme  à  cet  ensemble  considérable  d'architecture  et  d'ornementation. 

A  Coulonges  l'influence  italienne  se  fait  sentir  d'une  façon  bien  plus 
sensible  qu'aux  châteaux  des  Granges  et  d'Apremont.  Il  ne  faut  pas 
s'en  étonner  :  plus  de  cinquante  ans  se  sont  écoulés  depuis  son  invasion 
en  France ,  —  les  traditions  de  l'art  ogival  tendent  de  plus  en  plus  à 
disparaître,  et  cependant,  malgré  le  plan  qui  est  complètement  itali^, 
malgré  les  moulures  qui  appartiennent  toutes  au  dorique  le  plus  pur, 
j'affirme  de  nouveau  qu'un  artiste  français  a  mis  la  main  à  l'œuvre,  car 
ce  ne  peut-être  Serlio  qui  a  tracé  la  courbure  des  délicates  voûtes 
ogivales,  qui  recouvrent  le  dernier  étage  de  l'escalier;  ce  n'est  pas  lui 
qui  a  dessiné  ces  belles  voûtes  d'arêle  de  la  chapelle  et  des  soubasse- 
ments ;  c'est  un  dernier  hommage  rendu  à  la  légèreté  et  à  la  solidité 
des  nervures  du  XV®  siècle  par  un  architecte  qui  en  avait  certaine- 
ment déjà  élevé  d'autres  dans,  des  monuments  rehgieux  peut-être, 
car  il  est  impossible  de  rien  voir  de  plus  parfait  comme  épure  et  comme 
exécution. 

Après  avoir  cherché  à  démontrer  que  le  style  développé  par  Serlio 
dans  son  livre  d'architecture  (*) ,  a  dû  influencer,  comme  donnée 
archilectonique,  le  constructeur  de  Coulonges,  mais  qu'une  main  autre 
que  la  sienne  a  très-certainement  tracé  les  plans  du  château,  nous 
allons  faire  pénétrer  le  lecteur  au  milieu  de  celte  grande  cour  carrée 

(t)  Cinque  tibri  d'Architettura  di  Sebattiano  Serlio  Bolonete.  —  Al  chrislia- 
nitsimo  Re  di  Francia.  —  In  Fenetia,  1559  et  1562. 


DANS  LB  BAS-POITOU.  819^ 

autrefois  circonscrite  par  de  superbes  façades,  à  présent  presque 
détruites ,  et  que  nous  nous  efforcerons  de  relever,  pour  lui  faire  corn- 
prendre  Tancienne  splendeur  de  Coulonges-les-Royaux. 

«  Un  château  bien  fait,  dit  Didron  ('),  se  compose  de  quatre  corp» 
de  logis  qui  regardent  à  l'extérieur  les  quatre  points  cardinaux  et  qui  b 
rintérieur  encadent  une  grande  cour.  Chaque  corps  de  logis  a  trois- 
étages  :  rez-de-chaussé,  premier  et  combles;  un  autre  étage  est 
perdu' dans  le  sol  même ,  et  recèle  les  caves,  les  bas-celliers,  etc.  Le 
rez-de-chaussée  contient  les  cuisines,  offices,  magasins,  bains;  le 
premier  étage  est  occupé  par  le  logement  des  maîtres  et  les  salles 
diverses  ;  dans  les  combles  le  premier  étage  verse  son  trop-plein  et 
loge  les  domestiques.  L'ornementation  s'attache  aux  façades  exté-^ 
rieures,  à  la  grande  porte,  à  la  fontaine  de  la  cour,  aux  arcades  qui 
entourent  cette  cour.  »  Tels  sont  les  caractères  généraux  qui,  d'après 
le  savant  directeur  des  Annales  archéologiques,  constituent  un 
château  complet  aux  XV^  et  XVI^  siècles;  nous  verrons  comment 
Coulonges  remplit  ces  diverses  conditions  et  quelles  sont  les  parties  où 
il  s'en  écarte  essentiellement. 

Huit  années  s'étaient  écoulées  depuis  que  Louisd'Estissac  avait  posé, 
en  1544,  la  première  pierre  de  l'édifice.  Le  travail  avait  marché  rapi- 
dement, sous  une  direction  savante  et  uniforme,  puisqu'on  ISSOet  1551, 
nous  voyons  sculpter  les  superbes  bucrânes  et  les  caissons  si  variés 
qui  resplendissent  aux  plafonds  des  \estibules,  des  escaliers,  et  déco- 
rent les  frises  et  les  voussures  des  fenêtres  et  de  la  remarquable  porte 
de  la  chapelle.  Quel  était  donc  le  plan  adopté  par  l'architecte  pour  loger 
le  puissant  seigneur  avec  sa  suite  et  ses  domestiques?  Il  s'éloigne  bien 
peu  de  celui  que  je  viens  d'indiquer  ci-dessus. 

Autour  d'une  enceinte  carrée,  d'à-peu  près  quarante-cinq  mètres  sur 
chaque  face,  s'élevaient  en  1552  les  blanches  murailles  du  château  de 
Louis  d'Estissac.  En  regardant  au  levant,  le  spectateur  avait  en  face  de 
lui  le  corps  de  logis  principal,  avec  ses  hautes  toitures  festonnées  de 
crêtes  de  plomb ,  avec  ses  immenses  tuyaux  de  cheminées  ornés  de 
pilastres  soutenant  des  architraves  aux  profils  fins  et  sévères.  Sept 

(I)  Iconographie  des  châteaux,  vol.  XVII.  Annales  arrhéologiques. 


S20  L'AACnTBCTniB 

ouTerturestrèft' vastes  dans  leurs  proportions  avec  meneaux  craeîlkes, 
et  eontouroées  à  droite  et  à  gaoche  par  des  pilastres  doriques  soute- 
nant le  palatrage  de  la  fenêtre  formé  d^one  ardiîtrave  à  trigiypbes, 
perçaient  au  rez-de-chaussée  et  au  premier  la  belle  muraille  coostniîle 
en  excell^ts  matériaux  de  grand  ai^reîL 

  Taplomb  de  chaque  ouverture  s'élevait  une  riche  lucarne  égale 
ment  accostée  des  pilastres  doriques ,  qui  s'entablant  Tun  dans  Fautre 
depuis  le  rez-de-chaussée,  conservaient  par  leur  ensemble  de  lignes 
perpendiculaires  la  tradition  ogivale  constatée  à  Âpremont  et  aux 
Granges.  L'amortissement  de  ces  lucarnes  dilTérait  néanmoins  beau- 
coup de  ceux  employés  dans  les  châteaux  indiqués  ci-dessus.  L^arl 
roumain  envahissait  de  plus  en  plus  notre  architecture  de  la  Renais- 
sance; le  constructeur  de  Coulonges,  plus  classique  que  celui  des 
Granges,  avait  terminé  ses  lucarnes  par  des  frontons  triangulaires  sur 
les  extrémités  desquels  s'élevaient  comme  amortissements  d'élégantes 
aiguières  découpées  dans  la  pierre  ;  une  figure  en  grand  relief  sortait 
du  tympan  de  chaque  fronton. 

Après  la  quatrième  fenêtre,  en  partant  de  gauche,  un  vaste  pavillon 
carré,  très-peu  saillant  sur  le  nu  du  mur  de  la  façade  (40  centimètres) 
découpait  Tentablement  du  corps  principal,  en  élevant  ses  corniches 
presque  à  la  hauteur  du  faîtage  de  la  toiture  recouvrant  la  façade  dont 
je  viens  de  donner  la  description.  Une  charmante  tourelle  en  encor- 
bellement suspendue  à  Fangle  gauche  de  ce  pavillon  permet  de  monter 
encore  sur  la  voûte  qui  recouvre  Tescalier.  Les  deux  extrémités  de 
cette  longue  façade  étaient  terminées  par  deux  énormes  pavillons  carrés 
de  douze  mètres  sur  chaque  face  ;  c'est  à  cette  hauteur  que  prenaient 
naissance  deux  ailes  en  retour  d'équerre,  qui  se  reliant  à  la  façade  cen- 
trale, circonscrivaient  avec  elle  la  cour  intérieure.  Un  quatrième  corps 
de  logis,  qui  s'élevait  entre  les  deux  ailes  de  droite  et  de  gauche,  a 
tellement  été  ruiné  qu'il  n'en  reste  aucun  vestige  qui  nous  permette 
de  le  reconstruire,  même  par  la  pensée.  Tel  était,  au  milieu  du  XYI^ 
siècle,  l'ensemble  extérieur  du  château  de  Coulonges-les-Royaux. 
Pénétrons  maintenant  sous  ses  plafonds  sculptés,  sous  ses  voûtes 
ogivales  et  légères  »  nous  nous  rendrons  plus  facilement  compte  de  la 
richesse  de  sa  décoration  intérieure. 


DANS  LE  BAS-POITOU.  S2i 

C'est  dans  le  pavillon  carré  dont  j'ai  parlé  plus  haut  que  s'ouvre  la 
porte  d'entrée  principale;  un  porche  élégant,  soutenu  par  des  arcades 
géminées,  ayant  quelqu'analogie  par  son  style  avec  la  fontaine  des 
Innocents  de  Jean  Goujon,  précède  et  recouvre  cette  porte  d'entrée 
sous  les  voussures  de  laquelle  s'épanouissent,  grosses  et  nerveuses,  des 
fleurs  d'eau  aux  pétales  finement  galbées.  Ainsi  que  dans  toutes  les 
constructions  civiles  de  cette  époque,  elle  est  fort  basse;  l'écusson  à 
trois  pals  de  Louis  d'Estissac  ,  soutenu  par  de  gracieux  amours,  la 
surmonte  et  relie  ses  vigoureux  lambrequins  aux  caissons  moulurés 
qui  forment  le  plafond  du  porche.  La  porte  en  bois  qui  se  replie  en 
quatre  venteaux  a  encore  conservé  quelques  reliefs  usés  par  le  temps. 
Ces  sculptures  indiquent  par  leurs  formes  accentuées  la  fermeté  du 
crayon  et  du  ciseau,  qui  a  donné  et  exécuté  ces  dessins. 

Poussons- la,  cette  vieille  porte ,  car  elle  est  lourde,  épaisse ,  et  ses 
gonds  sont  rouilles;  elle  s'ouvre;  nous  entrons  de  plain-picd  dans  le 
pavillon  renfermant  l'escalier  par  lequel  on  parvient  aux  appartements 
divers  que  contient  ce  corps  de  logis.  De  même  que  dans  la  plupart 
des  châteaux  de  la  Renaissance,  l'escalier  de  Coulonges  était  le  morceau 
capital  de  la  construction;  les  artistes  du  XYIe siècle  y  faisaient  courir 
sous  le  dessous  des  marches  les  arabesques  aux  enlacements  multiples 
ou  ciselaient  avec  amour  dans  un  entourage  parallélogrammique  de 
riches  moulures  (') ,  des  cartouches  avec  cuirs,  masques  ou  fleurons  ; 
c'est  ce  dernier  style  qui  fut  adopté  à  Coulonges. 

L'escalier  se  composait  de  quatre  volées  reliées  entr'elles  par  des 
plafonds  ;  chaque  volée  était  formée  de  quatorze  marches ,  chaque 
plafond  de  dix  pierres  posées  en  plate-bandes  ;  quatre  caissons  de 
dessin  différent  s'épanouissent  sous  chaque  marche  et  chaque  pierre 
des  plafonds  ;  leur  ensemble  s'élevait  à  200  caissons  environ.  Plu- 
sieurs de  ces  caissons  sont  formés  de  chiffres  enlacés  formant  les  mo- 
nogrammes Louis  et  Ane,  Ailleurs ,  ce  sont  des  masques  grimaçants, 
les  tempes  ceintes  de  bandelettes,  des  enfants  supportant  des  cartouches 
ou  s' enlaçant  au  milieu  de  feuilles  d'acanthe.  Mais  ce  qu'il  faut  surtout 
admirer,  c'est  une  longue  suite  de  fleurons  reproduisant  un  grand 

(I)  GeUe  fornie  a  bit  donner  aux  sculptures  ainsi  dlspos^us  le  nom  de  caltioot. 

Tome  IV.  34 


522  L' ARCHITECTURE 

nombre  de  feuilles  diverses,  qui  paraissent,  tant  le  galbe  en  est  i 
veilleusement  compris ,  s'ôtre  épanouies  sous  un  chaude  rayon  de 
soleil  ;  Tartiste  les  a  fait  sortir  si  saillantes  et  si  légères  de  cette  ma- 
tière  dure  et  polie  qu'elles  semblent  s'agiter  au  moindre  souflle  de 
la  brise.  L'architecture  simple  et  sévère  (')  encadre  admirablement  ce 
riche  tableau  que  complète  la  jolie  voûte  à  deux  nets  mix  nervures 
ogivales  qui  recouvre  les  dernières  volées  de  Tescalier. 

Si  Ton  redescend  Tescalier ,  sur  le  premier  vestibule ,  à  gauche, 
s'ouvre  une  porte  très-basse  (  1  mètre  73  cent.).  Est-ce  un  calcul  de 
l'architecte,  afln  de  surprendre  d'avantage  le  regard  lorsqu'il  lui  est 
donné  de  contempler  ce  magnifique  vestibule,  séparé  en  deux  parties 
égales  dans  le  sens  de  sa  largeur  par  quatre  colonnes  doriques  d'une 
seule  pierre,  reliées  entr'elles  par  des  palatrages  à  grecques  continues, 
sur  lesquelles  repose  le  plus  admirable  plafond  sculpté  qui  se  puisse 
voir.  Il  se  compose  de  72  caissons  séparés  par  des  bossages  peu  sail- 
lants. Chaque  caisson  est  varié  et  cette  variété  infinie  n'empêche  pas 
néenmoins  la  complète  harmonie  de  tout  l'ensesible.  Ici,  c'est  un 
masque  joyeux  qui  semble  narguer  le  spectateur  ;, ailleurs  des  enlace- 
ments indéfinissables  de  fruits  et  d'enfants;  partout  des  tètes  d'hommes^ 
de  femmes,  d'animaux,  sculptés  avec  une  franeliise  de  ciseau,  une. 
liberté  de  main  inexplicable  dans  cette  pierre  dure  et  souvent  semée 
de  nœuds  aussi  fermes  que  le  marbre.  On  Croirait  de  l'argile  qui  se 
serait  pétrie  avec  la  plus  grande  facilité  sous^  la  main  de  l'artiste  ('). 

Je  resterais  longtemps  les  yeux  fixés  s(|r  cet  étonnant  ensemble,  si 
je  ne  voyais  devant  moi  un  escalier  qui  parait  s'enfoncer  dans  les 
entrailles  de  la  terre. 

(1)  Hicfael-Ange  a  dit  :  —  Bappelez-Toas  qu'il  ne  faut  pas  négliger  les  bagalefles  pour 
atteindre  la  perfection  et  que  la  perfecUon  n'est  point  une  bagatefle.  —  L'archlleete  de 
Gookmges  a  été  fidèle  ft  ce  principe  ;  cela  proufe  qu'il  n'en  était  pas  ft  sen  coup  d'essai  ^daua 
la  plupart  des  moulures  de  l'escalier  la  taille  est  coanblnée  sul? ant  Vendrolt  d'où  elles  sont 
fues.  Celles  qui  se  présentent  obliquement  sont  plus  larges  que  celles  qui  sont  de  Im»;  c'est 
la  première  fols  que  Je  consiste  ce  paru  pris  qui  annonce  une  langue  eipérlenoe  et  le  désir 
d'arrlferft  celte  perfecUon  que  les  grasds  artistes  ont  seuls  pu  atteindre. 

(3)  Un  plafond,  également  composé  de  caissons  Oeuronnés,  au  nombre  de  S4,  eziatail 
encore  dans  la  salle  du  Trésor  ou  des  Archives;  U  a  été  transporté  et  replacé  arec  le» 
autres  plafonds  sculptés  de  Goulonges  dans  le  cblteau  de  Terre-Neuve,  andennedemearfr 
de  Nicolas  Bapin. 


DANS  LB  BAS-POITOU.  S33 

Posons  avec  précaution  le  pied  sur  ces  marches  devenues  glîssanles 
sous  la  mousse  humide  qui  les  recouvre,  et  bientôt  nous  pénétrerons 
dans  une  vaste  pièce  de  25  pieds  carrés.  Les  ^rres  rapportées  à  Tex- 
lérieur  de  la  construction  et  qui  bouchent  à  peu  près  les  ouvertures 
par  où  pénétrait  la  lumière,  nous  plongeront  d'abord  dans  une  obscu- 
rité à  peu  près  complète ,  mais  bientôt  nos  yeux  familiarisés  avec  les 
ténèbres  nous  permettront  de  suivre  avec  intérêt  la  courbure  régulière 
des  nervures  lozangées  qui,  retombant  toutes  sur  une  svelte  colonne, 
soutiennent  la  voûte  d'arête  ogivale.  Une  vaste  cheminée  occupe  le 
fond  de  cette  salle  bas^  ;  deux  portes  s'ouvrent  de  chaque  côté  de  la 
cheminée;  elles  communiquent  avec  deux  autres  salles  semblables 
à  celle-ci  ;  c'étaient  les  ofGces  et  cuisines.  D'autres  soubassements, 
supérieurement  voûtés  en  berceau  avec  pierres  de  moyen  appareil,  s'é- 
tendent sous  les  pièces  dont  je  viens  de  parler  ;  ce  qui  porte  à  plus  de 
35  pieds  de  profondeur  les  constructions  souterraines  sur  lesquelles 
s'élevait  le  logement  des  seigneurs  d'Estissac.  L'humidité  est  telle 
dans  ces  substructions  privées  d'air  que  l'on  se  hâte  de  retrouver  la 
lumière  et  la  chaleur  du  soleil.  Hetournons  donc  dans  le  vestibule  au 
plafond  sculpté  ;  de  là  il  nous  sera  facile  de  pénétrer  dans  les  vastes 
salles  du  rez-de-chaussée.  Elles  étaient  sans  doute  consacrées  aux 
gardes  et  aux  réceptions,  mais  rien  dans  leur  décoration  n'indique  une 
destination  positive.  A  chaque  extrémité  de  ce  corps  de  logis  un  cor- 
ridor conduit  de  la  cour  méridionale  dans  les  jardins  placés  au  nord. 
Mais  il  faut  toujours  revenir  à  l'escalier  placé  dans  le  pavillon  du  centre 
pour  parvenir  aux  appartements  du  premier  étage.  C'est  là  que  devait 
s'étaler  le  luxe  exagéré  qui,  depuis  le  XV^  siècle,  n'avait  cessé  de  cou- 
vrir des  tentures  les  plus  riches  les  murs,  le  carrelage  et  les  meubles 
des  appartements.  C'était  dans  la  chambre  de  la  dame  châtelaine  que 
les  tapisseries,  tissées  d'or  et  d'argent,  offraient  aux  yeux,  éblouis  par 
le  chatoiement  des  plus  riches  couleurs,  l'histoire  des  dieux  et  des 
déesses  de  la  mythologie,  ou  bien  les  actions  glorieuses  du  maître  du 
château.  Sur  la  vaste  cheminée  de  pierre,  si  elle  n'était  pas  sculptée, 
on  voyait  presque  toujours  un  tableau  représentant  quelque  person- 
nage important  de  la  famille,  le  faucon  sur  le  poing,  l'épée  à  la  cein- 
ture- et  lé  casque  damasquiné  d'or  sur  la  tête.  Le  peu  qui  nous  reste 


524  l'arghitbgtubb 

des  splendeurs  passées  de  Coulonges  ne  laisse,  ce  me  semble,  aucun 
doute  sur  ce  que  devait  être  le  mobilier  du  cbâteau  ;  je  n'ai  point  Fin- 
tention  d'indiquer  ce  que  chaque  chambre  pouvait  contenir  en  coffres, 
bahuts»  dressoirs ,  huches  et  vessailes,  de  grand  prix.  Si  le  lecteur  veut 
se  faire  une  idée  des  folies  ruineuses  faites  par  les  seigneurs  des 
XV«  et  XVI*  siècles ,  qu'il  Use  le  livre  de  Legrand  d'Âussy,  puis  cer- 
taines descriptions  faites  par  Rabelais,  descriptions  en  général  fort 
curieuses,  car  elles  nous  font  pénétrer  au  milieu  d'appartements  que 
l'auteur  avait  certainement  visités  au  moment  où  il  a  écrit  son  livre  (*). 
Et,  sans  aucun  doute,  si  Coulonges,  dont  il  parle  dans  Pantagruel  (^ 
eût  possédé  son  château  à  l'époque  (')  où  l'ouvrage  fut  imprimé,  nous 
aurions  un  détail  intéressant  de  son  mobilier  intérieur.  Voici  au  reste 
ce  qu'écrivait  en  1587  un  auteur  anonyme  à  Catherine  de  Médicis;  (on 
nous  pardonnera  la  longueur  de  cette  citation  en  faveur  des  détails 
curieux  qu'elle  donne  sur  un  château  au  XVI®  siècle). 

«  Il  n'y  a  que  trente  ou  quarante  ans  que  celte  excessive  et  superbe 
»  façon  de  bastir  est  venue  en  France.  Jadiz  noz  pères  se  contentaient 
»  de  faire  bastir  un  bon  corps  d'hostel,  un  pavillon  ou  une  tour  reade, 
»  une  basse-cour  de  meoasgerie  et  autres  pièces  nécessaires  à  loger  eux 
»  et  leur  famille  sans  faire  de  bastiments  superbes  comme  aujourd'huy 
1»  on  fait  grands  corps  d'hostels,  pavillons,  cours,  arrières-cours,  basaea- 
»  cours,  galleries,  salles,  portiques,  perrons  et  autres.  On  n'obaervail 
»  point  tant  par  dehors  la  proportion  de  la  géométrie  qui  en  beaucoup 
»  d^édifices  a  gâté  la  commodité  du  dedans.  On  ne  savait  que  c'esloît 
»  de  faire  tant  de  frizes,  de  comices,  de  frontispices,  de bazes,  de 
»  piedestals,  de  chapiteaux,  d'architraves,  de  soubassements,  de  ca- 
»  neleures,  de  moulures  et  de  colonnes.  Brief,  on  ne  cognoissolt  toutes 
»  ces  façons  antiques  d'architecture  qui  font  despendre  beaucoup  d'ar- 
»  gent  et  qui ,  le  plus  souvent ,  pour  trop  vouloir  embellir  le  dehors 
«  enlaidissent  le  dedans.  On  ne  sçavait  que  c'estoit  de  mettre  du  marbre, 

(1)  Babelalt  doime  aoe  descripUoo  tort  loléressaole  de  Chanbord  e&  de  boo  nagnlAqae 
escalier.  GargdOtua ,  chapitre  UU. 

(9)  Bt  ptrlaot  de  PoicUert  ayecqnes  aolcuns  de  ses  coupatgnons  pesaèrent  par  Legiig6> 
par  ColoDges,  par  Fontenaj-le-Comte,  etc. 

(3)  Les  premières  édiUonsdo  Garganlua  et  dn  Pantagmelsootde  isss  et  tS33  ;  GooloDce» 
ne  fat  commencé  qu'en  ii44. 


DANS  LB  BAS-POITOU.  525 

»  du  porphyre  aux  cheminées  oy  sur  les  portes  des  maisons,  ni  de 
»  dorer  ies  faites ,  les  poutres ,  les  solives  ;  on  ne  faisaft  point  de  belles 
»  galleries  enrichies  de  peintures  et  riches  tableaux  ;  on  ne  dépensait 
»  point  comme  on  fait  aujourd'huy  en  Tachai  dkin  tableau ,  on  n'a- 
»  chetait  point  tant  de  riches  et  précieux  meubles  pour  accompagner 
»  la  maison.  On  ne  voyait  point  tant  de  lits  de  draps  d*or,  de  velours, 
»  de  satin,  de  damas,  ny  tant  de  bordures  exquises  ny  tant  de  vais- 
I»  selle  d'or  et  d'argent,  on  ne  faisait  point  faire  aux  jardins  tant  de 
9  beaux  parterres,  compartiments,  cabinets,  allées,  canal  at  ton-' 
r^  taines.  »  (^)  On  voit  par  ce  récit  combien  le  luxe  avait  pénétré  dans 
toutes  les  demeures  particulières;  cela  s'explique  facilement  par  l'u- 
sage où  l'on  était,  longtemps  ngtên^e  avant  le  XVI^  siècle,  d'envoyer  eu 
service  du  suzerain  les  enfants  nobles  des  deux  sexes;  ils  y  contrac- 
taient le  goût  des  beaui(-arts,  des  lettres  et  les  habitudes  polies  d'une 
société  d'éUte.  Comment  concilier  cette  aptitude  pour  les  arts  et  la  lit- 
térature qu'a  toujours  eue  la  noblesse  française,  avec  cette  réputation 
d'ignorance  qu'on  cherche  n^éebamn^ent  è  luj  io)pp8#r7 

On  ne  veut  donc  pas  se  rappeler  que  les  châteaux,  de  même  que  les 
monastères,  furent  les  premiers  asiles  de  la  science  ('}.  «  Dès  le 
Xn^  siècle,  soit  au  oiidi,  soit  au  nord  de  la  France,  beaucoup  de  che- 
valiers ont  écrit  des  chants  d'amour  qui  annonçât  une  certaine  cul- 
ture de  l'esprit  chez  eeui:  qui  les  ont  jCQmposés.  Philippe^Âuguste  avait 
été  instruit  par  Clén^eot  de  Metz,  l'un  des  homjnes  savants  de  ce 
siècle,  et  il  faisait  de  la  poésie  sous  l'inspiration  de  sa  mère,  Alix  de 
Champagne;  depuis  le  ^Ile  siècle  la  cour  de  France  ne  le  cède  en  rien 
à  celle  du  midi.  » 

Les  chroniques  poitevines  restent  à  peu  près  muettes  sur  Lauis 
d'EsUssac  ('),  n^ais  le  monument  qu'il  nous  a  légué  me  fait  supposer 
qu'il  n'était  pas  un  homme  ordinaire.  Si  l'architecture  exprime,  comme 
ion  l'a  dit  quelquefois  (^),  la  vie  morale  des  peuples,  pourquoi,  lorsqu'elle 

(!)  Le  raoyen  Ige  «t  la  peQaiMVûce,  vie  dtns  les  chlteaui ,  pf r  Leroux  de  Lin^. 
(a)  Vie  daçs  le|  djâ^ax  moyen  Ige  et  de  la  renalseance. 

(3)  On  retrouve  son  n<^i9  dans  quelques  chartes  de  8ati|t-9ililre  de  Poitiers,  publiées  par  la 
%»clété  des  AnUquaIres  de  rOnest. 

(4)  BoBsuet,  dans  son  Histoire  universelle,  en  parlai^t  des  arts  de  VÉgjpte  aborde  celte 
.question  avec  l'ôléfation  de  vues  et  la  magnificence  de  langage  qui  lui  eçC  |^r<^naire. 


516  L'AmCHlTECTUBB 

est  excellente,  n^iDdiqueraît-ene  pas  la  grandeur  et  rinteiligeiice  de 
rhomme  qui  a  fait  construire?  Soyez-en  sûr,  il  n*eût  pas  suffi  à  Loois 
d'Estissac  d^avoir  sous  sa  main  de  For  en  abondance,  des  artistes  et 
un  architecte  habile;  s'il  n>ût  pas  été  lui-môme  homme  de  génie, 
Tœuvre  aurait  été  médiocre,  le  travail  eût  langui;  on  ne  trouverait 
pas  à  Coulonges  cette  perfection,  ce  fini  extraordinaire  dans  les  moQ- 
lures  et  les  sculptures,  si  l'œil  du  maître  ne  s'était  reposé  dessus  en 
disant  :  c'est  bien. 

Au  reste,  Louis  d'Estissac  n'eût  pas  été  le  seul  à  posséder  le  goût 
des  arts  et  de  l'architecture  ;  ne  voyons-nous  pas  dans  le  centre  da 
Bas-Poitou ,  à  quelques  lieues  de  distance,  un  gentilhomme  poitevin, 
appartenant  à  l'une  des  plus  anciennes  familles  du  pays,  se  livrer  com- 
plètement à  cet  art  et  publier  sous  ce  titre  :  «  Première  planche  des 
»  œuvres  de  Julien  Mauclerc,  gentilhomme  Poitevin,  seigneur  du  Li- 
»  gneron  Mauclerc,  contenant  sa  devise  et  effigie  en  l'an  de  son  sage 
»  53,  de  son  invention  dépeinte  de  sa  main  et  parat^hevée  d'être  tail- 
»  lée  au  burin  au  mois  de  septeinbre  1566  ;  »  un  livre  fort  rare  oà  les 
planches  bien  dessinées  accusent  le  maniement  facile  du  crayon  eC 
du  compas  (*}. 

Ces  exemples  prouvent  une  fois  de  plus  Tinfluence  de  l'architecture 
de  la  Renaissance  dans  nos  contrées;  non-seulement  la  plus  grande 
partie  des  nobles  aimaient  les  arts,  mais  quelques-uns  d'entr'eux  les 
cultivaient  avec  succès,  et  Mauclerc  pouvait  prendre  sans  orgueil 
cette  superbe  devise  :  «  Prêt  è  tout  (èire  »,  qu'il  enlaçait  autoiir  de  deux 
mains,  tenant  l'une  une  épée,  l'autre  un  compas  ('). 

Nous  avons  déjè  vu  par  son  plan  général  combien  Coulonges  se 
rapproche  de  celui  indiqué  par  Didron;  le  resté  des  constructions  s'è- 
cartera  très-peu  du  thème  adopté  pour  les  édifices  civils;  ainsi  la  cha- 

(1)  CoBune  texte  le  livre  manqqe  eMeoliellemeot  d'Intérêt,  Il  nerenfeniie «ncni  tf^ça 
nouveau.  C'est  rétemelle  difltlon  de  rarcbltecture  romaine  en  pieds,  en  pouces,  en 
lignes.  Hauderc  a  été  plus  loin  que  ses  devanciers,  II  en  est  arrivé  aux  infiniments  petite 
en  sous-divisant  des  membres  de  monlnres  qnl  restent  entiers  dans  Vitmve,  Vlgnole, 
Palladio,  Serllo.  etc.  N'est-ce  pas  étoolfer  le  génie  que  de  le  soumettre  è  des  règlea 
aussi  minutieuses  que  celles  contenues  dans  le  livre  des  Banclerc? 

(3)  Un  autre  artiste  de  la  renaissance,  Jacques  Prévost  de  Thiré,  a  laissé  des  travanx 
assez  remarquables  |M>ur  que  nous  revendiquions  l'honneur  de  le  placer  parmi  les  poite- 
vins. Archives  de  B.  Flllon. 


DANS  LE  BAS-POITOU.  5%7 

pelle  sera  également  placée  dans  Taile  orientale,  une  longue  galerie 
communiquera  à  celle-ci  par  une  porte  remarquablement  décorée. 
L'aile  de  gauche,  presque  entièrement  disparue,  sera  reliée  au  reste  de 
la  ^construction  par  un  escalier  en  hélice,  appelé  pavillon  de  Saint- 
Gilles,  avec  portiques  ouverts  sur  la  cour.  Puis  enfin  rentrée  de  cette 
cour,  comme  celle  de  Fontainebleau,  sera  fermée  par  un  arc  de  triom- 
phe ('),  œuvre  admirable  qui  n'existe  plus  que  dans  le  souvenir  de  ceux 
qui  ont  assisté  à  sa  démolition,  il  y  a  bientôt  une  trentaine  d'années, 
alqrs  que  les  pierres ,  sculptées  ou  non ,  se  vendaient  quinze  centiines 
et  servaient  à  construire  les  maisons  du  village  où  Ton  en  retrouve 
encore  quelques  riches  débris  encastrés  dans  les  parements  des  mu- 
railles. Cest  avec  un  véritable  sentiment  de  tristesse  que  nous  allons 
continuer  cette  description,  car  de  Fancien  Coulonges,  combien  peu 
reste-t-il  aujourd'hui.  Les  deux  ailes  de  droite  et  de  gauche  et  celle  qui 
faisait  face  au  corps-de-logis  principal  ontentièrementdisparu.  Sa  belle 
galerie  à  deux  nefs  avec  ses  voûtes  d'ar^  bandées  de  nervures  à  grec- 
ques continues  n'offre  plus  que  quelques  pans  de  murailles  où  la  mousse 
ae  cramponne  au  milieu  des  pierres  disjointes.  Ce  joyau  d'architecture 
mutilé  et  presqu'è  moitié  caché  sous  une  ignoble  toiture  de  tuiles 
noircies  par  la  pluie,  c'est  la  porte  de  la  chapelle  (*)  avec  ses  bu- 
crânes  ornées  de  bandelettes  perlées,  avec  ses  voussures,  ses  plates- 
bandes  enrichies  de  grecques,  d'acanthes,  de  caissons  d'une  exécution 
et  d'une  composition  charmante;  la  beauté  de  ses  formes,  la  finesse 
et  le  modelé  de  ses  gracieuses  sculptures  n'en  ressortent  que  mieux 
au  travers  de  toutes  ces  ruines  qui  l'entourent;  l'imagination  se  plait 
au  milieu  des  débris  qu'elle  relève  en  leur  prêtant  souvent  une  beauté 
qu'ils  avaient  è  peine  dans  leur  première  splendeur. 

Où  retrouver  la  chapelle  »\x  n^ilieu  des  matériaux  qui  l'obstruent? 
voij&i  cependant  l'autel  ,Ja  place  de  l'autel  derrière  lequel  t^ourne  la 
haute  lènètre,  è  meneaux  rayonnants,  et  à  voussure  festonnée  de  nom- 
ci)  Oo  a  conservé  le  nom  du  donjon  à  celte  porte  d'entrée.  Il  est  probable  que  sa  hauteur 
dépassait  celle  .dea  jcopstryotVvis  en?ironnantes,  puis  elle  était  entourée  de  douves  et  formée 
S0T  un  pont-levls. 

(2)  Nous  avons  pv.  malgré  son  état  de  détérioration,  enlever  et  reconstruire  cette  porte 
dan»  la  salle  où  est  plaicé  le  plus i>eau  plafond  de  Coulonges,  élevé  en  bce  de  la  cheminée 
qui  eiistalt  autrefois  dans  la  demeure  du  gouverneur  du  cbfileau  de  Fontenaj;  elle  cofopVk)^ 
Ip  décoration  architecturale  de  cet  appartement. 


S28  l'abghitectubb 

breux  caissons;  voici  les  arrachements  des  voûtes  ogivales  et  les 
beaux  chapiteaux  des  colonnes  sur  lesquels  reposait  la  tribune  où  Louis 
d*Estissac  venait  s'agenouiller  en  s*appuyant  sur  cette  jolie  rampe  à 
arcatures  découpées  à  jour,  dont  quelques  débris  gisent  pêle-mêle  au 
milieu  des  décombres.  De  beaux  caissons  comme  ceux  du  vestibule 
décoraient  le  plafond  du  dessous  de  la  tribune;  on  les  a  retaillés  pour 
en  faire  le  manteau  et  les  jambages  d'une  cheminée. 

Si  nous  passons  dans. Taile  gauche  du  château,  nous  trouvons  les 
ruines  plus  complètes  encore.  Le  pavillon  de  Saint-Gilles,  où  se  trou- 
vait un  escalier  en  hélice  au  moins  aussi  orné  que  celui  dont  j'ai  déjà 
donné  la  description,  ne  se  devine  que  par  quelques  restes  de  pilastres 
ou  de  caissons  attachés  au  flanc  des  murailles  *de  la  façade.  Mais  qui 
donc,  me  dira-t-on,  a  apporté  la  ruine  et  la  désolation  au  milieu  de 
toutes  ces  œuvres  d'art?  qui  donc  a  démoli  ces  toitures,  ces  hautes 
cheininées,  brisé  ces  lucarnes,  ces  verrières,  impuissantes  maintenant 
à  résister  aux  ouragans  qui  en  ébranlant  les  derniers  restes  de  l'édifice, 
usent  et  transpercent  les  dalles  et  les  voûtes  par  les  torrents  d'eau 
qu'ils  déversent  sur  elles?  qui  donc  a  dévasté  tous  ces  appartements, 
enlevant  et  brûlant  les  tentures ,  les  meubles,  tout,  jusqu'aux  archives 
par  lesquelles  nous  aurions  pu  découvrir  le  nom  aujourd'hui  perdu  de 
l'auteur  de  toutes  ces  merveilles?  J'ouvre  le  registre  des  ventes  du 
district  de  Niort.  Il  va  me  faire  connaître  les  Vandales.  C'est  l'acte  mor- 
tuaire du  Château  de  Coulonges;  je  le  copie  littéralement;  on  y  verra 
comment  la  République  traitait  les  œuvres  d'art  qui  faisaient  la  gloire 
du  pays  ;  si  je  n'avais,  au  moment  pu  j'écris,  cette  pièce  sous  les  yeux, 
je  ne  pourrais  lyouter  foi  à  tant  de  stupidité  et  d'infamie. 

«  Le  4  du  mois  de  floréal  an  ii  de  la  République,  nous,  René  Robin 
»  et  André  Lavergne,  administrateurs  du  directoire  du  district  de 
»  Niort,  avons  mis  en  vente  un  ci-devant  château,  appelé  le  château 
»  de  Coulonges,  composé  de  logemenl  pour  le  fermier,  grand  jardin, 
»  une  grande  cour  avec  le  puits  attenant  au  mur  de  l'habitation  dudît 
»  fermier,  des  souUerrains  tous  couverts  et  régnant  sous  les  dits  bâti- 
»  ments;  beaucoup  de  vieux  bâtiments  inutiles  C),  le  tout  n'étant 
»  propre  qu'à  étredétnoli,  plus  deux  arpents  de  terre  labourable  tenant 

(1)  On  a  accusé  la  noblesse  de  nu  pas  savoir  signer  ;le«  administrateurs  «Je  la  RépuMIqne 
auraient  souvent  eu  besoin  d'aller  à  Técole. 


DANS  LB  BA5-P0IT0U.  S29 

»  d'uo  côté  de  Variant  aux  domaines  acquis  aujourd'hui  par  le  citoyen 
»  Thévin ,  de  Tautre  au  quéreux  commun  qui  est  devant  le  dit  châ- 
»  teau ,  estimé  le  tout  dix-neuf  cent  quatre-vingts  livr€i3  et  venant 
»  de  rémigré  Lusignan  (').  Observé  avant  la  dite  adjudication  que 
n  les  fers  qui  exisle  sur  la  dit  (^hàteau  et  qui  peuvent  être  enlevés  sans 
»  détériorer  le  dit  domaine  appartiendront  à  ta  nation,  en  ayant  besoin 
)»  pour  son  arsenal  de  Niort. 

»  Le  château  a  été  adjugé  è  René  Bouteillier,  maire  de  Coulonges, 
»  Jacques  et  Antoine  Guiotton ,  le  premier,  agent  national;  Je  second , 
»  juge  de  paix,  pour  six  mille  cent  livres.  »  Voici  donc  la  description 
du  château  de  Coulonges  :  «  Beaucoup  de  vieux  bâtiments  inutiles,  le 
»  tout  n'étant  propre  qu'à  être  démoli.  »  La  République  ne  se  contentait 
pas  d'abattre  les  tètes;  les  tofir^  et  les  pavillons  qui  les  avaient  abritées 
devaient  tomber  avec  elles  ;  Coulonges  ne  fut  dpnc  pas  épargné ,  la 
pioche  éventra,  broya  ses  voûtes  et  ses  murailles;  pendant  vingt  ans  le 
château  devint  une  carrière,  il  eut  le  sort  de  Gaillon,  d'Ânet,  de  Ma- 
drid, de  Bonnivet,  de  cent  autres.  Malheur  à  qui  n'eût  pas  exécuté  les 
ordres  de  la  nation  :  la  guillotine  et  le  bourreau  surveillaient  les  ac- 
quéreurs; ils  avaient  acheté  à  la  condition  de  démolir,  ils  devaient 
démolir;  le  marché,  il  est  vrai ,  se  faisait  en  conséquence;  les  six  mille 
cent  livres  d'assignats,  réduites  en  argent  véritable,  équivaudraient 
peut-être  à  un  millier  de  francs.  Cependant  la  destruction  poursuivait 
son  œuvre  détestable.  Trois  des  corps-de-logis  venaient  de  disparaître, 
mais  heureusement  Jacques  Guiotton,  avec  bonne  intention  sans  doute, 
piochait  moins  vite  que  ses  confrères.  Grâce  à  lui,  la  grande  façade  du 
château  nous  est  restée  complète  jusqu'à  l'entablement;  l'escalier,  le 
vestibule,  la  salle  des  archives  ont  pu  échapper  presque  miraculeu- 
sement à  cette  ruine  effroyable.  M^e  Marie  Guiotton,  sa  fille,  désirant 
voir  sauver  d'une  ruine  imminente  toutes  ces  pierres  sculptées,  s'est 
empressée  de  nous  les  céder  en  exprimant  le  désir  qu'elles  fussent  réta- 
blies dans  leur  état  primitif.  La  planche  que  nous  mettons  sous  les 

(I)  Dans  UD  acte  daté  do  si  notembre  1779,  nous  trooTons  metaire  PfaUippe-Haguen- 
Anne-BoIlaDd- Louis,  comte  de  Loslgoan  et  Luaignem ,  et  de  Lezay,  maréchal  de  camp  et 
armées  du  roi ,  seigneur  de  la  châtellenie  de  Goulonges-ies-Royauz,  Benêt,  IHagné  et  autres 
places. —  Le  chflteau  de  Coulonges  était  donc  pa^sé,  par  on  mariage  sans  doute,  delà 
maison  de  L.  d'Estiasac  en  celle  des  Lusignans;  aucun  acte  malheureusement  i^e  nous 
donne  l'époque  précise  de  cette  mutation. 


530  L'AmCHlTBCTtJU  DANS  LE  BAS-POITOU. 

yeux  des  lecteurs  représente  la  plus  belle  portion  de  ces  plafonds  res- 
taures,  ainsi  qu'une  cheminée  fort  remarquable  par  la  variété  et  le 
nombre  infini  des  sculptures  qui  la  décorent  ;  un  des  caissons  du  haut, 
celui  de  gauche  en  regardant  la  planche,  est  entièrement  copié  sur  un 
.dessin  d'Etienne  Delaune,  comme  j'ai  pu  m'en  convaincre  en  retrou- 
vant le  même  motif  dans  Tunique  exemplaire  de  son  œuvre  (*),  con- 
servée à  la  Bibliothèque  royale  ;  ce  rapprochement  prouve  que  la  plupart 
«du  temps  les  artistes  du  XVI«  siècle  ne  composaient  point  eux-mêmes 
leurs  motifs,  mais  se  contentaient  de  les  choisir  parmi  les  modèles 
nombreux  que  la  gravure  mettait  à  leur  disposition  (*). 

Les  constructions  de  la  même  époque  que  Coulonges  abondent  encore 
dans  la  Vendée;  c'est  donc  entre  1540  et  1580  qu'il  faut  placer  la 
plus  brillante  période  de  la  Renaissance  dans  le  Bas-Poitou.  Ces  quel- 
ques années  virent  éelore  le  château  de  la  Guignardière,  celui  du  Puy- 
du-Fou  et  du  Puy-Gre(fier.  Des  constructions  moins  importantes  s'éle- 
vaient en  même  temps  à  Poussais,  è  la  Fosse,  à  la  Cressonière,  près  la 
Chataigneraye ,  à  Fontenay  dans  la  Grande-Rue  (*) ,  la  rue  des  Loges, 
à  l'abside  de  l'église  N.-D.  et  à  la  grande  fontaine  à»  la  ville.  Mais 
peu  à  peu  les  dernières  traditions  de  la  Renaissance  allaient  en  s'effa- 
çant ,  les  châteaux  du  Poiré,  de  la  Citardière,  de  la  Baugisière  ne  surent 
plus  rappeler  cette  belle  architecture,  si  brillamment  inaugurée  dans  les 
nobles  façades  et  dans  les  riches  plafonds  de  Coulonges-les-Royaux. 

Octave  m  ROCHEBHUNE. 

(1)  1S73,  Btlenne  Delanoë,  œtatit  tua  S4. 

(3)  Jacques  4u  FoulUonx,  l'antear  de  la  Fénerie^  habita  quelque  temps  la  maison  oîp 
était  placée  cette  dieralnée.  A-t-elle  été  construite  et  sculptée  è  ceUe  époque?  il  serait 
permis  de  le  supposer  à  la  vue  du  caisson  représentant  une  chasse  au  cerf  et  au  sanglier 
que  ce  célèbre  chasseur  aurait  pu  inspirer  ft  l'artiste  ;  une  autre  cheminée,  démolie  il  7  a 
quelques  années,  représentait  éêriement  sur  une  échelle  plus  considérable  toutes  les  péri> 
péties  d'une  chasse  è  courre;  le  livre  de  la  yéneriê.  imprimé  en  issi,  a  pu  développer  00 
genre  d'ornementation. 

(3)  Sous  la  voûte  d'un  vestibule  placé  dans  une  maison  de  la  Qrande-Boe ,  on  voit  trois 
caissons  exactement  semblables  ft  quelques-uns  du  grai^d  vestibule  de  Coulonges  ;  l'escalier 
lui-même  rappelle  la  forme  et  les  profils  de  cehii  de  Louis  d'Estlss^c;  c'est  évidemment 
l'œuvre  d'un  artiste  employé  aui  travaux  du  château.  Ceci  n'aurplt  rien  de  surprenant; 
les  Archives  de  M.  B.  Fillon  prouvent  qu'une  école  artistique  assez  habile  existait  è  Fontenay, 
sous  la  direction  de  Llénard  et  de  Louis  Robin.  Ces  deux  artistes  firent  preuve  d'habileté 
(|ans  les  sculptures  de  l'abside  N.-D.  et  à  la  fonlaine  de  la  ville;  ils  ont  dû  jconooiirif 
/lans  une  certaine  mesure  aux  caissons  de  Coulonges. 


POÉSIE. 


LA  FEMME  DE  MONTSIREIGNE. 


LiÉgknde:  vendéenne  (O. 


I. 

Un  jour,  je  fus,  à  Montsireigne , 
Le  plus  haut  point  de  ce  terrier  (^), 
Qui  sur  (es  Champs  et  les  prés  règne  ; 
Car  moi ,  j*étais  roche  en  premier. 

La  corne  du  démon  tomba  dans  mon  panier. 

Un  jour,  j'allai  dans  ta  prairie, 
Dévalant  au  bas  du  terrier, 
J'allai  dresser  tète  fleurie  ; 
Car  je  fus  rose  (l'églantier. 

La  corne  du  démon  tomba  dans  mon  panier. 

m. 

Un  jour,  j'entrai,  chez  ma  voisine. 
Furtivement  dans  le  grenier, 
Et  là ,  je  mangeai  sif  farine  ; 
Moi ,  souris;  pourquoi  le  nier? 

La  corne  du  démon  tomba  dans  mon  panier. 

(1)  Celle  légende,  traduite  do  patois  vendéen,  est  très-ancienne  :  lespliases  par 
lesquelles  l'Ime  devait  passer  dans  la  métempsycose,  pour  arriver  ft  la  béatitude  finale,  y 
sont  parEaltement  marquées. 

(*i)  Monticule  de  terre. 


^32  LA  FBinU  DB  MOHTSIHBIOHE. 


IV. 

Un  jour,  au  sein  de  la  graDdMaode , 
Je  gravis  le  petit  sentier, 
Tout  en  picorant  dans  la  brande  ; 
Je  fus  bique  (*)  de  mon  métier. 

I^a  corne  du  démon  tomba  dans  mon  panier. 


Un  jour,  j^aimai  ;  —  le  mariage 
  mon  ami  vint  n^  lier  ; 
Puis  arriva  TafTreux  veuvage  : 
Femme!  pourquoi  me  macier  ? 

La  corne  du  démon  tomba  dans  mon  panier. 


VI. 

Du  monde  un  jour  —  jour  de  victoire  !  — 

Sortant,  sans  souffrir,  sans  crier, 

Je  laisserai  la  robe  noire. 

Pour  être  esprit ,  mon  sort  dernier^ 

La  corne  du  dén^on  cheoira  de  mon  panier. 

Emile  GRIMÂUp, 


(I)  Ghèyre. 


NOTICES  ET  COMPTES- RENDUS. 


fiODRS  ELEimTAlRK  rHORTlCOLTDRE 

A  l'USAGB  BBS  icOLBS  PRIMAIRES, 

PAR    M.    SAUVAGET,    INSTITUTEUR, 

D  APRÈS  LES  ROTES  DE  M.  B05CBRKB  (*). 


M.  BoDcenne ,  prenant  au  sérieux  ses  fonctions  Irés^nodesles  mais  très- 
importantes  de  délégué  cantonal  pour  l'inspection  des  écoles  primaires  , 
visitait  souvent  celles  qui  lui  étaient  désignées  par  la  Commission. 

Il  fut  frappé  de  la  fâcheuse  tendance  qu'ont  les  habitants  de  la  campagne 
^  faire  instruire  leurs  enfants  pour  les  envoyer  à  la  ville  et  poor^n  faire 
fies  commis  de  but*eau ,  des  huissiers ,  des  clercs  d'avoués,  des  notaires , 
etc.  Il  vit  plusieurs  jeunes  gens .  ainsi  jetés  dans  le  cabinet  d'un  homme 
d'aflaire,  d'un  comptable  ou  d'un  administrateur,  s'étioler  auprès  du  poêle 
et  devenir  impropres  à  toute  espèce  de  travail  manuel  ;  il  vit ,  de  plus ,  ces 
jeunes  cœurs,  encore  purs,,  se  gâler  au  souffle  infect  des  lieux  de  débauche. 

Dès  lors  il  pensa  qu'il  est  d'une  mauvaise  morale  d'engager,  de  pousser 
ces  pauvres  enfants ,  par  une  instruction  mal  appropriée  ,  i  abandonner 
la  charrue  et  les  champs  ;  que  c'est  une  idée  fausse  de  donner  de  l'édu- 
cation aux  paysans  pour  les  faire. sortir  de  leur  sphère;  qu'il  faut  pour- 
tant les  instruire ,  car  personne  n'est  trop  savant  pour  être  agriculteur,  et 
beaucoup  de  gens  ne  le  sont  pas  assez. 

Il  ne  suffit  pas  de  faire  de  beaux  discours  ^ur  l'agriculture;  il  faut 
nettement  mettre  en  pratique  les  principes  auxquels  ces  discours  font 
allusion.  Il  faut  dire  franchement  aux  laboureurs  :  La  terre  a  besoin  de 
vous ,  restez  laboureurs. 

Un  écrivain  très-spirituel ,  et  dont  les  tendances  ne  sont  pas  suspectes  , 
Alphonse  Karr,  a  dit  quelque  part  : 

.  «  L'égalité  ne  consiste  pas  a  être  tous  la  même  chose  ,  mais  à  arriver  à 
»  la  même  supériorité  et  â  trouver  les  mêmes  droits ,  cliacun  dans  sa 

(t)  Vu  fol  iii-18.  Ches  H.  Vincent  Forest, imprimeur ,  place  du  Commerce,  i,  à  Rtntet. 


S34  cocu  ÉLtenrrAJU 


•  proieswMU  Le  boa  lab— lei  M  ré^ri  ^n  ffné  ptëie  et  r m  graid 

•  boanie  «TEut  :  nais  le  pode  nédiocre  et  le  prreM  sass  UieaC  se 
»  soot  pas  dn  tout  les  égan  iTofl  boa  fabooreor.  » 

M.  BoBcenae  pensa  donc  qoe  le  remède  le  pios  efikaoe  pour  »rèler ,  on 
du  moins  poar  pallier  ces  déplorables  effets ,  serait  d*iospîrer  aux  jevaes 
ealaDls  de  la  campagne,  tovt  â  les  instniisaBl,  r«D0iir  dn  domicile,  le 
goât  des  champs  el  la  dooce  passion  dn  jardinage.  D  s'adressa ,  pour  faire 
ses  premiers  essais  »  i  nn  jeone  insUlnlenr  qn*îl  troora  plein  de  lèle  ci 
d'inlenigeoee  :  mais  ce  jenne  bomme  ne  connaissait  pas  le  premier  mot  des 
principes  de  lliorticoltnre  ;  il  résolat  alors  d'aller  loi-méme ,  den  lois  par 
semaine ,  faire  nn  cours  de  physiologie  Tcgétale  et  de^rdînage  pratiqœ  k 
ses  jeunes  protégés.  Ses  efforts  rnrenteo«roanésd*nn  plein  succès ,  et  dès  la 
fin  de  la  première  année,  les  élères  purent  composer ,  et  mériter  des  prix 
qui  leur  furent  distribués  en  présence  de  leurs  parents. 

L'année  suivante ,  chaque  çnlant  avait  créé  près  de  la  maison  de  son 
père  un  petit  jardin:  le  jour  de  la  distribution  des  prix ,  il  y  eut  une  expo- 
sition bien  intéressante  de  tous  les  produits  de  ces  petits  jardins:  rinsti- 
tuteur  lui-même  avait  exposé  quelques  plantes  de  nouvelle  introduction , 
le  sorgho  sucré ,  l'oxalis  crenata ,  etc. 

Ce  n'est  pas  tout:  l'instituteur  qui ,  pendant  les  leçons  de  M.  Bonoeane . 
avait  pris  des  notes  très-étendues  «  dassa  ces  notes,  les  soumit  à  l'appro- 
bation de  M.  Boncenne ,  et  résolut  de  les  faire  imprimer,  sous  le  titre  de 
Cours  élémentaire  d'HorliculHsre  ,  à  Fusage  des  écoles  fnrimaires. 
C'est  le  petit  livre  que  nous  recommandons  aux  lecteurs  de  la  Revue. 
Nous  ne  croyons  pouvoir  mieux  faire  que  de  citer  l'introduction ,  qui  n'est 
autre  chose  que  l'allocution  faite  par  M.  Boncenne  à  ses  jeunes  élèves,  lors 
de  l'ouverture  du  cours  : 


Chbbs  erfarts, 

Mon  but,  60  vous  donnant  ici  quelques  principes  de  jardinage,  n^est 
PAS  de  faire  de  vous  des  botanistes,  des  savants,  qui  trouvant  trop 
étroit  le  verger  de  leurs  pères,  rêvent  rillustration ,  nourrissent 
d'ambitieux  desseins,  et  unissent  par  quitter  le  village,  pour  s'aven- 
turer dans  les  vijles,  pour  se  jeter  au  milieu  de  ces  agglomérations 
fétides  qui  empoisonnent  le  cœur  et  ruinent  la  santé. 

Je  me  garderai  bien  d'exciter  en  vous  de  pareils  sentiments,  je 
vous  trouve  trop  heureux  dans  votre  humble  et  modeste  position. 
0  mes  amis!  rendez  grâce  à  Dieu  qui  vous  a  fait  nailre  au  milieu  de  ces 


D  HORTIGDLTUBB.  6itl 

belles  campagnes  couvertes  chaque  année  de  moissons ,  de  fourrages, 
de  fruits  de  toute  sorte. 

Vous  êtes  libres  vous;  Tair  pur,  le  soleil,  Tespace  sont  à  votre 
disposition;  comme  Talouette  matinale,  vous  chantez  dès  Taurore, 
vous  sautez  comme  les  agneaux  à  la  suite  de  vos  troupeaux. 

Vous  buvez  le  lait  des  génisses,  vous  mangez  les  fruits  de  vos  jardins, 
et  quand  vient  Fhiver,  vous  avez  du  pain,  des  vêtements. 

L'enfant  des  villes,  lui,  ne  voit  jamais  le  grand  jour, il  étouffe  ou 
grelotte  dans  un  étroit  grenier,  couche  sur  une  poignée  de  haillons  et 
mange  un  morceau  de  pain  sec  que  sa  pauvre  mère  arrose  souvent 
de  ses  larmes.  Chaque  malin  il  sort  de  cette  prison,  non  pour  courir 
aux  champs,  mais  pour  se  renfermer  dans  ces  fabriques  où  des 
hommes  cruels  exigent  de  lui  les  travaux  les  plus  pénibles  ;  ce  n'est 
pas  de  Tair  quMl  respire,  c'est  un  mélange  de  fumée,  de  gaz  délétères, 
d'odeurs  nauséabondes,  on  le  retient  ainsi  dix  heures,  et  ses  maîtres 
impies  ne  lui  laissent  pas  le  dimanche  pour  prier  Dieu  et  prendre  un 
peu  de  repos. 

Restez  donc  aux  lieux  qui  vous  ont  vus  naître,  cultivez  la  terre  qui 
vous  nourrit,  conservez  ces  vêtements,  ces  habitudes  rustiques,  soyez 
laboureurs,  c'est  la  plus  noble,  la  plus  indépendante  de  toutes  les 
professions,  c'est  la  plus  douce,  la  plus  honnête  de  toutes  les  exis- 
tences. 

Bernard  de  Palissy,  pauvre  potier  de  Saintonge,  qui  vivait  en  l'an 
1560,  fut  poussé  par  son  génie,  par  son  ambition  vers  la  capitale;  on 
lui  promettait  qu'il  y  trouverait  richesses  et  triomphes,  il  n'y  trouva 
que  déboire  et  pauvreté.  Dans  son  malheur  il  regrettait  les  champs,  il 
rêvait  un  jardin  et  s'écriait  dans  son  vieux  langage  : 

«  Je  m'esmerveille  d'un  tas  de  fols  laboureurs  que  soudain  qu'ils 
»  ont  un  peu  de  bien  qu'ils  auront  gagné  avec  gr«id  laliettr  en  lenr 
»  jeunesse,  ils  auront  après  honte  de  faire  leurs  enfants  de  leur  estât  de 
»  labourage,  les  feront  du  premier  jour  plus  grands  qu'eux-mêmes 
»  les  faisant  communément  de  la  pratique ,  et  ce  que  le  pauvre  homme 
»  aura  gagné  à  grand'peine  et  labeur  il  en  ëespendra  une  grande 
»  partie  à  faire  son  fils  monsieur,  lequel  monsieur  aura  enfin  honte  de 
»  se  trouver  en  la  compagnie  de  son  père  et  sera  desplsissnt  qu'on 


836  cooms  ÉLËii£ifTAim£. 

«  dira  qu'il  est  fils  d*nn  laboureur  et  si,  de  cas  fortuit,  le  bonhomone  a 
«  certains  autres  enfants,  ce  sera  ce  monsieur  là  qui  mangera  les 
»  autres  et  aura  la  meilleure  part,  sans  avoir  égard  qu'il  a  beaucoup 
»  coûté  aux  échoies  pendant  que  les  autres  frères  cultivaient  la  terre 
»  avec  leur  père,  et  en  cependant  voilà  qui  cause  que  la  terre  est  le 
»  plus  souvent  avortée  et  mal  cultivée.  » 

Vous  le  voyez,  il  y  a  longtemps  que  Thomme  des  champs  est  tour- 
menté du  désir  d'échanger  son  habit  de  bure  et  sa  douce  liberté,  poar 
des  vêtements  qui  le  gênent,  pour  des  professions  qui  loin  de  relever 
rabaissent  et  Tenchainent  comme  un  esclave. 

Gardez-vous  de  cette  manie  dangereuse,  attachez-vous  au  sol,  au 
patrimoine  de  votre  famille,  cherchez  le  bonheur  dans  les  occupations 
si  intéressantes ,  si  utiles  de  l'agriculture  et  du  jardinage,  oui ,  du  jardi- 
nage, rien  n'est  plus  attrayant,  plus  attachant  que  la  culture  d'un 
jardin. 

La  plus  triste  chaumière,  si  vous  l'entourez  de  fruits,  de  quelques 
(leurs,  prendra  presqu'aussitôt  un  air  de  gaité,  de  propreté,  d'abon- 
dance; au  lieu  de  pierres  amoncelées,  de  morceaux  de  bois  épars,  de 
cloaques,  d'immondices  de  toute  sorte,  vous  apercevrez  un  terrain 
nivelé,  cultivé,  soigneusement  entouré  de  palissades;  au  lieu  de 
ronces  qui  envahissaient  quelques  arbres  rabougris  vous  aurez  des 
liserons,  des  capucines;  au  lieu  de  lierre  tapissant  les  murailles,  vous 
aurez  des  treilles  d'où  pendront  des  grappes  dorées  ;  vous  cueillerez  au 
printemps  la  cerise,  la  fraise,  la  groseille,  un  peu  plus  tard  la  prune 
veloutée,  l'abricot,  la  poire,  plus  tard  encore,  vous  récolterez  des 
pommes  que  vous  grignoterez  Thiver  au  coin  du  feu.  En  tout  temps 
enfin ,  la  ménagère  pourra  trouver  dans  le  jardin  ces  légumes  si  précieux 
pour  la  nourriture  de  la  famille,  sa  main  habile  saura  les  préparer  et 
chaque  matin  vous  aurez  ce  mets  succulent,  savoureux;  cet  aliment 
salutaire,  indispensable,  qui  réchauffe  et  dispose  le  corps  aux  rudes 
travaux  :  vous  mangerez  la  soupe  aux  choux. 

Mais,  direz-vous,  pour  transformer  ainsi  nos  pauvres  demeures, 
pour  changer  en  vergers,  en  jardins  tous  ces  lieux  incultes,  pour  orner 
de  fleurs  ces  abords  pierreux  et  malpropres,  il  nous  faudrait  du  savoir, 
de  la  pratique,  il  nous  faudrait  étudier,  connaitre  les  principes  du 


b'HOBTIGULTUHB.  537 

jardinage,  il  nous  faudrait  enfin  quelqu'un  qui  put  nous  instruire  et 
nous  guider.  Oui,  sans  doute,  et/C'est  pourquoi  je  mets  à  votre  dispo- 
sition le  secours  de  mes  faibles  lumières  et  de  mon  expérience,  je  viens 
vous  offrir  quelques  leçons  amicales,  quelques  conseils,  et  je  «serais 
bien  beureux ,  bien  dédommagé  de  mes  peines,  si  je  vous  voyais  bientôt 
dociles  à  mes  instructions,  cultiver  vous-mêmes  votre  petit  jardin, 
planter  des  arbres,  orner  de  fleurs  les  alentours  de  votre  maison ,  si  je 
vous  voyais  enfin  prendre  ces  goûts  simples  et  honnêtes  qui  répandent 
sur  toute  la  vie  les  charmes  d'une  douce  et  tranquille  uniformité. 
Commençons  donc,  je  tâcherai  d*être  aussi  simple,  aussi  clair  que 


Prêtez-moi  votre  attention.  Nous  allons  d^abord  étudier  les  végétaux 
et  leur  organisation,  il  faut  bien  connaître  ces  êtres  que  vous  voulez 
élever,  cultiver,  voir  prospérer  sous  votre  main. 

Ensuite,  je  vous  parlerai  des  agents  principaux  de  la  végétation,  de 
la  terre,  de  Teau,  de  Tajr,  de  la  chaleur  et  de  la  lumière.  Je  vous 
indiquerai  les  moyens  de  connaître,  de  choisir  et  de  modifier  ces  divers 
éléments. 

Puis  enfin  nous  passerons  aux  opérations  pratiques  du  jardinage, 
et  c'est  alors  que  j'entrerai  dans  quelques  détails  sur  la  manière  de 
labourer,  de  semer,  de  planter,  d'arroser,  de  soigner  enfin  toutes  ces 
plantes,  tou&  ces  arbres  que  le  bon  Dieu ,  dans  sa  grâce  infinie ,  nous 
a  permis  de  multiplier  et  de  connaître,  non  seulement  pour  l'utilité, 
mais  aussi  pour  les  jouissances  et  les  agréments  de  notre  vie. 

F.   BONCENNE. 


Tome  IV.  38 


PHILOSOPHIE  A  L'OMBRE  DU  CLOCHER. 


Pour  avoir  une  idée  de  la  distance  entre  Dieu  et  i'homme ,  il  suffit 
de  penser  à  la  différence  entre  la  justice  divine  et  la  justice  humaine  : 
La  première  nous  absout  quand  nous  avouons  nos  fautes  cachées,  que 
nous  dénonçons  nos  égarements  secrets  et  dévoilons  jusqu^aux  fan- 
tômes coupables  qui  ne  s'étaient  montrés  que  dae»  la  nuil  de  nos 
cœurs;  la  seconde  nous  condamne  quand  nous  ne  savons  pas  excuser 
des  erreurs  palpables ,  dissimuler  d'évidentes  monstruosités  et  nier 
des  crimes  commis  à  la  face  du  soleil. 


Dans  le  xvin«  siècle ,  Rousseau  s'est  chargé  d'enivrer  les  esprits 
sérieux  et  Voltaire  d'empoisonner  les  esprits  enjoués  ;  c'est  ainâ  que^ 
tout  en  se  haïssant  et  en  se  méprisant  avec  une  justice  réciproque,  ces 
deux  hommes  ont  travaillé  à  Is  même  œuvre  et  concouru  au  même 
résultat. 

Dieu  ne  nous  Sfyant  pas  mis  au  monde  pour  être  savants,  mais  pour 
y  remplir  desdievoirs,  la  vie  entière  est  insuffisante  pour  atteindre  è 
la  perfection  dans  la  moindre  scienee;  mais  il  n'est  pas  besoin  d'études 
longues  et  compliquées  pour  devenir  tout  simpiemenit  des  hommes  de 
bien. 

Pour  un  peu  dTor,  qui  sera  bientôt  dévoré,  nous  abandonnons  des 
principes  qui  sont  notre  héritage  moral ,  notre  force  et  notre  richesse 
à  venir  ;  c'est  reitouveler  la  folie  d'EsaQ  et  vendre  notre  droit 
d'aînesse  pour  un  plat  delentilles. 

En  lisant  ce  qui  nous  est  parvenu  des  écrivains  du  Ifoyen- 


pfiaosopfiiB  A  l'ombbb  dv  clogrbr.  S39 

Age ,  on  est  surpris  de  voir  que  les  compositions  littéraires  et  histo- 
riques de  ces  siècles  témoins  des  merveilles  des  croisades ,  des  gigan- 
tesques exploits  des  Paladins,  de  la  fondation-  d'indestructibles 
cathédrales  et  des  joutes  d'un  héroïsme  romanesque,  ne  soient  pas 
fortement  empreintes  d*un  cachet  d'enthousiasme  et  de  grandeur ,  de 
noblesse  et  d'entraînement.  On  trouve  dans  les  pages  de.  nos  chroni' 
queurs  et  dans  les  vers  de  nos  troubadours  plus  d'un  récit  naïf  et  d'un 
tableau  gracieux,  mais  rien  ou  presque  rien  de  sublime  sur  la  religion 
et  la  guerre,  les  deux  passions  de  cette  époque.  Pour  rencontrer  l'élé- 
vation de  la  pensée  et  du  style,  il  faut  la  chercher  dans  les  écrits  de 
saint  Bernard  et  de  saint  Thomas-d'Âquin.  En  ce  temps-là,  les  médi- 
tations du  génie,  les  émotions  de  Téloquence  jaillissaient  du  sein  de 
Tobscurlté  des  cloîtres  ;  les  chevaliers,  les  seigneurs  et  les  rois  fai- 
saient de  leur  vie  une  épopée,  ils  mettaient  la  poésie  en  action ,  mais 
Il  n'en  reste  pas  trace  quand  ils  prennent  la  plume. 


La  faiblesse  de  l'homme  a  besoin  de  croire,  et  son  orgueil  aime  à 
douter  ;  c'est  à  sa  raison  de  prononcer  qu'il  y  a  plus  de  vérité  dans  sa 
faiblesse  que  dans  son  orgueil. 


La  méditation  est  à  l'espnt  ce  qu'est  à  l'œil  la  lentille  du  mi- 
croscope. 

* 

Pour  aimer  les  idées  nouvelles ,  il  ne  faut  pas  craindre  le  déplace^ 
ment  d'esprit,  comme  pour  aimer  les  voyages,  il  ne  faut  pas  craindre 
le  changement  de  domicile. 


Au  dire  de  Rabelais,  Panurge  avait  soixante-trois  manières  de 
gagner  de  l'argent  et  prononçait  ce  magnifique  axiome  :  «  Sinere  ire 
tempus  vJt  vuU  ire,  et  semper  benedieere  de  Domino  Priori.  »  Quelle 
excellente  philosophie  dans  cette  maxime  :  «  Laissez  aller  le  monde 


540  PHILOSOPHIB 

comme  il  veut  aller!  »  Cela  enseigne  à  ne  se  moquer  d'aucune  sottise, 
à  ne  faire  d'opposition  à  aucune  iniquité.  Dire  toujours  du  bien  de 
M.  le  Prieur!  Quelle  sagesse  dans  ce  mot  toujours]  Que  le  Prieur  soit 
cupide,  sournois,  capricieux,  débauché,  menteur,  peu  importe!  louez 
monsieur  le  Prieur,  louez  le  toujours,  et  toujours  il  vous  protégera, 
toujours  il  vous  paiera.  Pour  les  Panurges  de  notre  siècle,  comme  pour 
les  Panurges  des  siècles  passés ,  cette  méthode  est  la  plus  commode 
et  la  plus  infaillible  des  soixante-trois  manières  de  gagner  de 
Targent. 


La  prose  est  futilité  même,  et  la  poésie  représente  la  magniflcence; 
le  bois  dans  le  bûcher,  le  blé  dans  les  greniers ,  le  vin  dans  la  cave , 
voilà  la  prose  ;  les  arbres  sur  la  montagne ,  les  épis  dans  la  plaine, 
les  grappes  aux  vignes,  voilà  la  poésie. 

A  ta  façon  dont  les  hommes  sollicitent  la  louange,  on  la  croirait  la 
plus  précieuse  des  marchandises ,  et  à  la  façon  dont  ils  raccordent,  on 
la  jugerait  la  plus  vile  des  denrées* 


»  * 
L'espérance  ajoute  au  courage,  comme  le  crédit  ajoute  à' la  richesse. 


La  vertu  est  le  précieux  métal  que  travaillent  des  ouvriers  mala- 
droits, et  le  vice  est  la  vile  matière  que  d'habiles  artistes  mettent  en 
œuvre  de  cent  merveilleuses  façons. 


* 
Le  bonheur,  comme  le  mouvement  d'une  montre,  se  compose  de 


A  L'OMBRB  du  GLOGHEft.  $41 

vingt  rouages  différents  dont  Taccord  est  nécessaire ,  et  le  grain  de 
sable  qui  en  arrête  un  seul  les  arrête  tous. 


La  gaité  et  la  générosité  d'un  vieillard  sont  des  rayons  de  soleil  en 
hiver.  L'humeur  chagrine  et  Favarice  d'un  jeune  homme  sont  des 
frimas  en  été. 


Deux  fléaux  désolent  le  monde,  les  sots  et  les  méchants  :  que  le 
ciel  nous  débarrasse  des  premiers,  et  nous  ne  tarderons  guère  II  noud 
débarrasser  des  seconds. 


Dans  la  pharmacopée  sociale,  la  quintessence  de  bassesse  etTélixir 
de  prosteniation  sont  des  drogues  qui  ne  profitent  ordinairement  ni 
aux  patients  qui  les  avalent  ni  aux  docteurs  qui  les  ordonnent. 


L'esprit  de  l'homme,  encore  plus  que  son  corps,  e  besoin  de  \$ 
feuille  de  figuier  d'Adam  pour  voiler  ses  ignominies. 


L'égoïste,  qui  n'entend  pas  la  prière  que  le  pauvre  murmure  à  voix 
basse,  n'entend  pas  davantage  les  éclats  du  tonnerre  que  Dieu  faii 
gronder. 


Quelque  courtoise  et  ingénieuse  que  soit  une  leçon,  le  despotisme  n 
toujours  plus  de  haine  pour  la  vérité  qui  la  lui  donne  que  de  goût  pour 
l'esprit  qui  I9  lui  déguisa. 


Assurément,  il  y  a  de  belles  et  bonnes  raisons  pour  que  la  poésie 
^'inspire  de  la  religion  chrétienne;  mais  les  poètes  de  la  Bretagne  on^ 


oneQx  fiU  eoeore  que  d*eo  aroir  de  bettes ei  booKs  rasons,  itsefl 
ODI  donné  de  beaux  ei  bons  exeoqiles. 


Si  DoosooossoaveooDs  de  DOS  finîtes,  Dîen  les  oublie ,  eC  si 
ooblioos  nos  bonnes  aetions ,  Dîeo  s'en  sonvient 


Dieu  n'exige  pas  de  nous  de  le  comprendre  ei  de  Fexpliquer,  notre 
intelligence  n'y  sufflt  pas,  et  c'est  là  une  des  gloires  de  Dieu.  Il  nous 
demande  seulement  de  le  chercher  et  de  raimer;  le  coeur  humain  y 
sufflt ,  et  c'est  là  une  des  félicités  de  l'homme. 

Une  seule  vérité  enfante  mille  vertus,  comme  un  seul  grain  de  blé 
fait  naître  toute  une  gerbe  d'épis. 

»  * 

La  raison  ne  nous  indique  notre  route  que  lorsque  le  cœur  est  sans 
passions,  comme  le  cadran  ne  nous  Indique  l'heure  que  lorsque  le  ciel 
est  sans  nuages. 

L'ostentation  fait  douter  de  la  réalité  de  la  vertu ,  comme  le  faste 
fait  douter  de  la  réalité  de  la  richesse. 


Les  hommes  de  barme  volonté  possèdent  dans  leur  cœur  la  mysté- 
rieuse échelle  du  songe  de  Jacob,  échelle  que  parcourent  les  anges  et 
qui  unit  le  ciel  et  la  terre  :  Cette  échelle  est  la  prière. 

La  charité  a  tous  les  élans,  tous  les  dévouements,  toutes  les  joies 
de  Tamour,  e^  elle  ne  connaît  ni  les  plaies  qui  le  torturent,  ni  les 


A  l'ombbb  du  clocher.  543 

feibl68ae8  qui  le  déshonoront  Toiyours  itfdente,  ei  ne  demandant 
d'autre  satisfaction  que  son  ardeur  même,  elle  se  prodigue  sans  calcul 
et  sans  intérêt  et  est  heureuse  du  bonheur  qu'elle  répand.  L'Evangile 
la  proclame  la  première  des  vertus ,  et  les  chrétiens  trouvent  en  elle  la 
première  des  félicités.  Il  n'est  donné  à  personne  de  savoir  la  peindre 
et  la  définir,  car  la  charité,  quoiqu'elle  s'exerce  ici-bas  et  habite  parmi 
nous ,  est  bien  plus  un  souffle  de  Dieu  qu'un  des  attributs  du  cœur  de 
l'homme. 


*  * 


La  patience  endure  tout....  en  attendant  le  moment  de  se  venger;  la 
résignation  souffre  tout  et  pardçnne  tout,  sans  arrière-pensée.  La 
patience  n'est  qu'une  qualité  humaine  et  la  résignation  est  une  vertu 
ehrétienne. 


Tout  homme  redeviendra  cendre  et  poussière!....  Oui,  mais  les  u«s 
retournent  en  cendres  comme  le  haillon  qui  se  consume  sans  jeter  de 
clartés  et  en  exhalant  des  vapeurs  infectes,  et  les  autres ,  comme  la 
branche  de  cèdre  qui  brûle  en  lançant  des  flammes  et  en  répandant 
des  parfums. 


*   A- 


Le  calviniste  et  le  luthérien  qui  rentrent  au  sein  de  l'Eglise  romaine 
n'ont  pas  à  cesser  de  croire  ce  qu'ils  croyaient  déjà ,  ils  ont  seulement 
a  y  ajouter  et  à  compléter  leur  foi.  Il  y  a  dans  le  Catholicisme  assez 
d'étoffe  pour  leur  offrir  de  donner  de  l'ampleur  à  leur  costume  et  se 
faire  un  manteau  qui  les  abrite  tout  entiers.  Hais  le  catholique  qui  passe 
à  l'une  des  sectes  protestantes  est  forcé  de  se  dépouiller  de  sa  croyance  ; 
c'est  un  homme  qui  se  choisit  des  vêtements  si  courts,  si  étroits  et  si 
minces ,  qu'autant  vaudrait  déclarer  franchement  qu'on  a  l'intention 
d'aller  tout  nu^ 


On  a  fait  un  crime  au  Catholicisme  des  hommages  qu'il  offre  aux 


544  pBiLOsopMn 

taiiito  et  des  prières  qa*n  leor  adresse;  on  a  voola  y  voir  no  outrage  è 
Diea  et  comme  no  vol  fût  aa  Créateur,  poor  reporter  a  des  erèoÊores 
une  part  da  coite  qui  loi  est  dfl.  Le  Catbolieisme  n^a  pas  voe  tcHe 
aberratioo  à  se  reprocher;  il  a  compris  que  Fàme  de  rbomme,  en  se 
voyant  seale  en  face  de  Dieo  sans  intermédimre  et  sans  appoi,  en 
songeant  è  sa  faiblesse  devant  rincommensurable  puissance  et  à  ses 
misères  devant  les  perfections  infinies,  se  sentirait  découragée,  écrasée, 
anéantie  et  se  parait  dans  les  abîmes  du  dése^KHr  ;  alors  il  a  dit  à 
rbomme  de  pens^  aux  saints,  qui  n'étaient,  eux  aussi,  que  des 
hommes,  et  ont  monté  de  vertus  en  vertus  jusqu'à  la  gloire  céleste. 
En  lui  faisant  contempler  en  eux  des  modèles  et  des  protecteurs  ,  le 
Catholicisme  a  relevé  et  soutenu  la  nature  humaine,  et  n'a  rien  sons- 
trait  à  la  majesté  divine. 


Profitons  des  sages  avis  donnés  par  un  fou,  comme  des  clartés  d'un 
flambeau  tenu  par  un  aveugle. 


Le  feuillet  de  la  mémoire  où  nous  inscrivons  nos  torts  est  à  côté  de 
celui  où  nous  consignons  les  mérites  d'aulrui,  et  ces  deux  pages 
s'effacent  avec  une  telle  rapidité,  qu'il  est  difficile  de  décider  quelle 
est  celle  qui  disparait  la  première. 


Prétendrait-oQ  recueillir  des  moissons  dorées  dans  lé  champ  où  on  se 
retirerait  pour  y  vivre  les  bras  croisés  ?  Cependant  on  voit  des  hommes 
qui  prétendent  récolter  des  trésors  de  tendresse  dans  le  mariage  où  ils 
ne  se  retirent  que  pour  se  reposer  et  tenir  leur  cœur  en  jachère. 


Un  auteur  de  satires  ressemble  plus  à  un  duelliste  qu'à  un  juge. 

*    * 

La  critique  a  des  procédés  tout  contraires  à  ceux  de  l'anatomie  ;  elle 


A  l'ombkb  du  GLOGHBR.  54S 

aime  à  exercer  son  scalpel  sur  des  vivants,  et  tandis  que  le  chirurgien 
ne  promène  tranquillement  le  bistouri  que  sur  des  membres  insensibles, 
le  critique  ne  se  plaît  qu'aux  gémissements  et  aux  cris  des  malheureux 
qu'il  dissèque. 


On  pourrait  faire  un  volume  des  traits  fins  ou  sublimes  épars  dans 
les  auteurs  médiocres,  et  on  ferait  une  bibliothèque  entière  des 
niaiseries  et  des  absurdités  semées  dans  les  œuvres  des  grands 
écrivains. 


Des  réflexions  vagabondes  abrègent  le  temps  et  le  chemin ,  et  en 
jBéme  temps  elles  allongent  la  vie,  car  c'est  surtout  par  la  pensée  que 
nous  jouissons  du  sentiment  de  notre  existence,  et  l'homme  qui  a 
beaucoup  songé  se  trouve  avoir  vécu  autant  que  l'homme  qui  a  beau- 
coup agi. 

Vte  Chaelbs  de  NUGENT. 


CHRONIQUE. 


£oiuiAiu.  —  Uae  Séaoee  acadéniqiie.  —  Oa  Dinoiin  foK  apprécié.  -^ 
Nantes  posant  devant  elle-même.  —  Plos  de  teintes  sombres.  —  La 
Mvue  de  Bretagne  et  de  Vendée  y  trouve  son  compte. —  Une  heureuse 
indiscrétion.  —  Reposons  en  paix ,  la  Faculté  veille.  —  La  Féodalité 
jn*inqniéte.  —  Un  Fils  des  Croisés.  —  Le  revers  de  notre  médaille.  — 
Les  dieux  à  l'Académie. 


J'ai  un  sentiment  de  véritable  gratitude  à  exprimer  à  Messieurs  de 
i' Académie  de  Nantes,  qui  m'ont  envoyé  un  charmant  hûlet  coidcor  de 
4iose,  lequel  m'a.permis,  comme  par  le  passé,  de  venir  prendre  ma  place 
«ur  l'estrade  réservée.  Grand  merci  donc.  Messieurs  de  l'Académie  !  Ceal 
4iue  ce  n'était  pas  chose  facile  que  de  pénétrer  dans  le  grand  $alm  de  la 
Mairie,  le  dimanche  44  novembre  de  Tan  de  grâce  4858;  il  s'agissait 
4'entendre  le  discours  de  M.  l'abbé  Foumier,  président  pour  la  secoedc 
fois  de  la  docte  assemblée ,  et  le  souvenir  de  l'an  passé  rend^  plue  vif 
encore  le  désir  d'écouter  et  d'applaudir  l'aimable  orateur.  C'est  un  beae 
talent,  se  disait-on,  voyons  s'il  sera  toqjours  lui-même ,  un  discours  aca* 
démique  est  souvent  un écneil....  Telles  étaient  les  pensées,  les  questions 
de  chacun,  je  ne  dirai  pas  les  inquiétudes,  allons  donc!  M.  Foumier  est 
un  homme  de  ressources  infinies,  nous  sommes  depuis  longtemps  édifiés  à 
ce  sujet,  nous  connaissons  tous  le  charme  et  la  verve  de  son  intelligeoce 
et  le  sympathique  accent  dont  elle  se  revêt  sur  ses  lèvres.  Le  sujet  choisi 
était  :  Nantes^  son  histoire,  ses  gloires;  Nantes  posant  devant  elle* 
même....  Je  savais  bien  que  nous  aurions  des  applaudissements  à  donner, 
ejl  c*jBst  tout  juste....  11  plaît  d'entendre  parler  de  ce  qu'on  aime. 

Topt  d'abord,  que  sommes  nous  ?  C'est  la  question  que  se  pose  l'orateur, 
e—  Nous  sommes  Bretons  et  nous  voulons  demeurer  Bretons  !  Voilà  qui  eat 
net ,  aussi  la  salle  entière  s'ébranle  et  applaudit  à  outrance.  Décidément,  nous 
ne  sommes  plus  ce  pays  à  l'occident  du  monde  intellectuel ,  comme  il 
Test  du  monde  géographique;  la  teinte  sombre  dont  on  nous  avait 
si  bénévolement  barbouillé  s'est  éclaircie ,  la  feuille  officielle  nous  a  rendu 
avouables ,  nous  sommes  à  la  mode,  ce  qui  nous  flatte  médiocrement,  mais 
|a  Pretagne  a  bon  renom ,  ce  qui  nous  plaît  beaucoup ,  —  à  nous  surtout. 


CHROMIQtIB.  547 

hommes  de  la  Revue,  qui  n'avons  point  hésité  à  apposer  son  grand  nom, 
comme  un  cachet  d'honneur*  à  notre  œuvre,  en  rejetant  ces  dénominations 
astronomiques  aussi  vides  de  sens  pour  Tintelligenee  que  pour  le  cœur  du 
vrai  peuple,  de  celui  qui  tient  encore  à  ses  pères.  La  Bretagne  I  à  h  bonne 
heure*  cela  veut  dire  quelque  chose  pour  tous  ceux  qui  pensent  que  les 
traditions  sont  d'un  grand  poids  et  d'une  grande  nécessité  dans  la  vie  des 
familles,  et  des  peuples  ces  grandes  familles,  et  qui  portent  haut  les  sou- 
venirs de  leur  pays,  —  avant  tout  catholique*  monarchique  et  guerrier.—^ 
Hais  c'est  notre  programme  cela ,  aussi,  ai-je  été  doublement  heureux  de 
voir  nos  Académiciens  nantais  battre  des  maiifs  à  cet  éloge  de  la  Bretagne 
et....  de  notre  Bévue. 

C'est  avec  un  véritable  bonheur  que  j'ai  suivi  M.  Tabbé  Foumier  faisant 
passer  devant  nous  nos  origines  glorieuses,  —  nos  saints  et  nos  héros ,  — 
l'Eglise  et  la  féodalité,  —  l'une ,  comme  toujours ,  fondant  les  sociétés , 
l'autre  les  recevant  à  leur  naissance  pour  les  protéger  el  les  défendre  ;  les 
Clair,  les  Donatien  et  Bogatien ,  les  Similien,  les  Félix,  les  Gohard,  pré- 
cédant les  Alain  Barbe-Torte  et  tous  ceux  qui  comme  lui ,  forts  de  la  force 
d'en-haut,  ont  su,  à  toutes  les  époques,  maintenir  les  droits  du  pouvoir 
éX  sauvegarder  ainsi  les  intérêts  des  peuples  chrétiens. 

Puis,  nous  avons  salué  d'un  même  cœur  nos  gloires  modernes ,  Glles 
elles  aussi  des  temps  chevaleresques,  <  Ce  brave  dont  la  figure  de  bronze 
décore  la  plus  belle  de  nos  places,  Cambronne ,  et  ce  La  Moricière,  que 
nous  avons  vu  dans  les  rues  do  Paris,  au  milieu  des  flammes  et  de  la  fumée, 
faisant  face  à  l'émeute  et  la  domptant ,  et  Bedeau ,  dont  nos  soldats  en 
Afrique  aimaient  la  brillante  valeur  et  les  saged  combinaisons,  —  gloires  à 
l'écart,  mais  non  pas  éteintes,  •»  s'est  écrié  l'orateur,  et  la  foule  a  manifesté  par 
un  long  mouvement,  qui  valait  mieux  encore  que  des  bravos,  qu'elle  s'as- 
sociait à  cet  hommage,  et  que  ces  gloires  du  pays  n'étaient  point  oubliées. 
Nul  B*a  été  omis,  etMellinet,  Dulac,  Forgeot,  Pradal  ont  été  nommés  avec 
Cornulier  et  ceux  dont  le  souvenir  est  encore  grandi  par  la  mort  qui 
grandit  tout. 

Mais  Nantes  n'a  pas  seulement  des  guerriers ,  elle  a  des  marins .  des 
littérateurs,  des  négociants,  des  peintres ,  des  médecins ,  des  architectes, 
des  financiers ,  des  industriels ,  un  barreau ,  une  mairie ,  des  poètes ,  une 
académie*  des  prédicateurs,  des  archéologues,  une  administration,  deux 
revues ,  des  familles  honorables,  mais  un  peu  trop  inabordables  peut-être... 
Nantes  est  surtout  une  ville  honnête  et  bonne  par  excellence ,  une  ville 
où  le  bien  déjà  fait  laisse  toujours  au  cœur  la  même  ardeur  pour  celui  qui 
reste  à  entreprendre;  voilà  ce  que  l'éminent orateur  nous  a  dit,  et  ce  que 
tous  ont  applaudi  avec  l'entrain  que  suscite  le  brillant  tableau  d'une  vérité 
dont  chacun  a  la  conscience.  De  plus,  Nantes  a  de  beaux  monuments  reli- 
gieux, des  quais  superbes,  des  rivières  abondantes,  un  commerce  actif,  un 


548  CHRONIQUE. 

avenir  prospère.  Tel  a  été,  en  somme,  ce  discours,  lort  goûté,  fort  applaudi. 
— 11  y  a  bien  eu  quelques  lacunes,  mais  elles  étaient  volontaires,  quelques 
couleurs  effacées,  mais  sciemment;  M.  Tabbé  Fournier  ne  nous  a  dit  que 
ce  qu'il  a  voulu  et  comme  il  Ta  voulu,  peu  importe, ^;*était  charmant.... 
un  vrai  paquet  de  fleurs  où  chacun  a  pu  choisir  son  bouquet. 

Mais  voici  M.  le  Secrétaire- général  et  son  rapport.  C*est  une  tâche 
difficile  que  celle  là«  une  mission  pénible,  un  vrai  sacrifice  d'amour- 
propre,  on  le  dit,  —  peut-être.  —  mais,  je  ne  sais  pourquoi,  je  me  figu- 
rai qu'il  n'en  serait  pas  ainsi  cette  fois,  et  que  ce  compte-rendu  serait 
également  semé  de  fleurs  abondantes  et  assiisouLé  du  sel  le  plus  fin.  Pour 
moi,  je  l'avoue,  je  n'ai  eu  qu'une  crainte,  mais  réelle,  sérieuse,  c'est  lorsque 
le  Rapporteur,  avec  une  indiscrétion  dont  les  Secrétaires  d'Académies  sont 
seuls  capables,  est  venu  brusquement  appeler  nos  grands  bommes  à  la 
lumière:  encore  si  c'eût  été  une  séance  de  nuit!  Quoiqu'il  en  soit,  j'ai 
appris  que  celle  année,  comme  les  précédentes,  bon  nombre  d'œuvres 
remarquables,  à  plus  d'un  titre,  étaient  éeloses  et  avaient  été  imprimées  à 
fiantes,  et....  cela  m'a  fait  plaisir. 

Je  ne  suis  pas  médecin,  et  j'ai  une  horreur  profonde  pour  ces  mots  grecs, 
qui  viennent  hérisser  notre  pauvre  langue  française  et  menacent  de  la  ren- 
voyer au  village,  où  déjà  tant  de  bonnes  choses  sonl  retournées ,  pour  ne 
laisser  à  nos  Académies  et  à  nous  qu'un  affreux  argot  et  des  lexiques  en 
permanence,  aussi  n'entreprendrai-je  point  de  soulever  le  voile  que  la 
science  a  savamment  tissu  pour  se  dérober  à  nos  yeux.  —  On  a  beaucoup 
travaillé  sur  les  maladies  ,  Dieu  veuille  que  les  malades  ne  s'en  aperçoivent 
pas  trop!  Je  le  souhaite  d'autant  plus  que  si  je  le  deviens  moi-même, 
j'aurai,  je  le  sens  ,  la  faiblesse  d'appeler  mon  docteur....  En  résumé,  il 
paraît  que  l'humanité  est  toujours  le  sujet  des  constantes  préoccupations 
de  la  Faculté .  et  la  Facullé  assure  qu'elle  est  en  bonnes  mains. 

Je  ne  suis  pas  commerçant  non  plus,  c'est  un  malheur  sans  doute  «  mais 
je  suis  trop  léger,  on  m'a  toujours  fait  ce  reproche,  aussi  me  garderai-je 
bien  de  m'engager  dans  la  voie  ouverte  par  M.  Lebœuf.  C'est  un  fort 
savant  livre  ,  parait-il,  que  celui  qu'il  a  écrit  sur  le  commerce  de  Nantes. 
M.  le  Secrétaire -général  me  dit  qu'il  est  très-remarquable ,  cela  me  suffit 
et  au-delà,  et  je  m'en  tiens  àson  rapport;  seulement,  il  semblerait  résulter 
de  ce  travail  que  M.  Lebœuf  n'adopte  pas  les  idées  de  M.  l'abbé  Fournier, 
et  que  la  féodalité  (un  mot  qui  en  dit  plus  qu'il  n'est  gros  celui-là),  que 
nous  avons  vu  tout  à  l'heure  défendant  et  protégeant  le  berceau  des  sociétés 
modernes,  aurait,  au  contraire,  failli  étouffer  le  commerce  en  ses  langes  ! 
C'est  une  grave  accusation,  vous  le  voyez,  et  bien  faite  assurément  pour 
ressusciter  celte  malheureuse  féodalité ,  si  elle  n'était  morte,  et  la  faire  se 
dresser  devant  nous  pour  se  défendre;  après  cela  qui  sait,  elle  n'est  peut? 
^être  pas  bien  morle?  et  puis;  est-on  sûr  qu'il  n'y  ait  pas  de  revenants? 


CHRONIOCB.  549 

Pour  moi,  j'ai  la  faiblesse  de  croire  que  la  fébdalilé  joue  ici  le  rôle  d'un 
honnêle  passeport,  destiné  à  ouvrir  la  barrière  aux  grandes  et  chaleureuses 
félicitations  d'une  école  soi-disant  historique ,  qui  vit  plutôt  de  passions 
envieuses  que  d'impartialité  et  de  bonne  foi.  Au  reste,  il  m'a  semblé  que 
le  public  n'avait  pas  mordu  à  cette  fine  amorce,  et  que  le  trait  malin  était 
tombé  à  terre. 

Sérieusement,  je  trouve  qu'il  y  a  bien  quelque  chose  d'un  peu  osé  à  venir 
nous  affirmer  bravement,  en  pleine  séance  académique  et  devant  gens 
sensés  connaître  quelque  peu  -l'histoire  de  leur  pays,  que  le  commerce  n'a 
eu  que  des  entraves  à  subir  durant  les  siècles  qui  ont  précédé  la  France 
moderne  ;  c'est  à  la  fois  manquer  de  justice  envers  l'histoire  et  envers  le* 
peuple  lui-même,  qui  eût  été  singulièrement  stupide  de  supporter  si  lon- 
guement, lui  nombreux  et  fort,  le  despotisme,  la  tyrannie  et  l'incapacité  du 
petit  nombre.  11  faut  surtout  gratifier  ses  auditeurs  d'une  dose  peu  commune 
d'ignorance,  quand  il  suffit  pour  réfuter  d'aussi  étranges  assertions  d'ouvrir 
nos  historiens  locaux  ;  n'y  voyons-nous  pas  relatés  les  nombreux  traités  de 
commerce  faits  par  nos  ducs  bretons  avec  les  peuples  les  plus  renommés 
par  leurs  entreprises  commerciales  aux  xiv*  et  xv»  siècles,  avec  les  Anglais, 
les  Espagnols,  les  Flamands,  les  villes  anséatiques,  ne  les  voyons-nous  pas 
toujours  soigneux  d'attirer  et  de  fixer  chez  eux>  par  des  privilèges  et  des 
immunités,  les  industries  florissantes  chez  leurs  voisins,  et  fonder  ainsi  la 
prospérité  de  villes  qui  deviennent  des  bourgades  de  nos  jours?  Enfin,  les 
noms  des  Landais,  des  Guiolle,  des  Drouet,  des  André  Bhuis,  bourgeois-  et 
marchands  de  Nantes,  comme  on  disait  alors,  sont- ils  oubliés  chez  leurs 
enfants  ,  quand  leurs  boutiques  et  leurs  riches  hôtels  parlent  encore  à  nos 
yeux  de  leurs  splendeurs  et  de  leur  grande  existence  commerciale  ?  Ces 
négociants  d'alors  donnaient  l'hospitalité  aux  ducs  et  aux  rois,  et  ils  arrivaient 
par  les  hautes  charges  de  leur  ville  à  la  noblesse  et  aux  honneurs,  ce  qui 
prouve  une  fois  de  plus,  que  les  barrières  qui  séparaient  les  Ordres  de  l'Etat 
n'étaient  pas  infranchissables  à  quelque  genre  de  supériorité  que  ce  fût. 
Mais  ne  confondons  pas  ce  commerce  honnête,  source  de  prospérité  et  d'hon- 
neur, et  l'agiotage  ou  la  spéculation  qui,  sous  un  masque  trompeur,  cachent 
le  plus  souvent  la  ruine ,  rarement  la  richesse  et  jamais  la  considération. 

J'avoue  que  je  ne  partage  pas  non  plus  les  idées  de  M.  Lebœuf,  toujours 
d'après  l'honorable  rapporteur,  s'il  nous  dit  que  les  guerres  d'Italie  n'ont 
donné  à  la  France  qu'une  gloire  stérile.  J'avais  toujours  cru,  et  je  crois 
encore ,  que  n'eussent-elles  produit  que  la  Renaissance ,  que  ne  nous 
eussent-elles  donné  que  le  goût  et  la  pratique  des  lettres  et  des  beaux-arts, 
c'était  un  résultat  fort  appréciable  pour...  un  académicien.  Je  me  hâte 
d'ajouter,  pour  être  juste,  que  M.  le  Secrétaire- général  n'apprécie  pas 
autrement  les  œuvres  remarquables  qu'il  énumère ,  qu'en  leur  attachant 
cette  uniforme  étiquette. 


650  CHiioifiotJfii 

Respectons  donc  notre  passé,  ayons  soin  de  rhonnear  de  nos  pères  «  eC 
pour  nous  hausser  à  nos  propres  yeux,  ne  les  abaissotis  pas  trop;  qui  sait 
si  nos  fils  un  jour,  perfectionnant  à  leur  tour  ce  que  nous  leur  aurons 
légué  de  connaissances ,  ne  nous  feraient  pas  descendre  de  ce  piédestal  oà 
nous  nous  serions  placés  si  complaisammenl  ;  et  puis;  il  est  bon  d*afoir 
des  traditions,  ce  fond  commun  où  chacun  puise  l'exemple  des  tenus  €t 
des  œuvres  qui,  en  nous  les  faisant  imiter,  nous  donnent  cette  première 
récompense,  de  penser  que  nos  enfants,  à  leur  tour,  nous  glorificlh)Dt  cl 
seront  glorifiés  par  ce  que  nous  aurons  ajouté  à  ce  trésor  de  la  famille.  El 
ici  M.  le  Secrétaire-général  arrive  à  point  pour  nous  prouver  ce  que 
j*a?ance,  il  rend  un  juste  hommage  k  M.  Urvoy  de  Sainl-Bédan,  ce  grand 
cœur  qui  a  pensé  et  a  réalisé  tant  d'œuvres  charitables,  et  il  a  bien  soin 
de  nous  dire  que  ce  noble  et  pieux  gentilhomme  était  fier  de  trouver  le 
nom  d*un  de  ses  a!eux  parmi  ceux  des  croisés  bretons.  Pourquoi  ?  Parce 
qu'il  se  sentait  dans  les  traditions  de  dévouement  de  sa  famille  et  qu'il  les 
continuait,  afin  d'en  transmettre  le  dépôt  augmenté  à  son  fils  ;  noblesse 
oblige  est  un  dicton  d'autrefois  qu'il  n'avait  pas  oublié,  et  je  souhaite  que 
tous  ceux  dont  le  nouveau  blason  se  prépare,  le  méditent  à  leur  tour  et  le 
mettent  en  pratique. 

11  ne  nous  reste  plus  qu'à  remercier  M.  le  Secrétaire-général  de  l'hon- 
neur qu'il  nous  a  fait  en  accordant  un  de  ses  regards  à  la  Revue^  non 
qu'il  nous  ait  nommé,  —  il  eût  mieux  fait ,  et  son  discours  eût  gagné  en 
clarté,  — mais  il  a  jugé  à  propos  de  relever  une  vieille  querelle,  de  rappeler 
les  incidents  d'un  combat  dont  il  paraîtrait  qu'on  aurait  gardé  le  souvenir... 
à  l'Académie.  L'auditoire,  qui  n'était  point  au  courant  de  l'affaire,  n'a  pu 
prendre  sa  part  des  vives  émotions  qu'éprouvait  M.  le  Rapporteur,  el  je 
constatai  même  avec  regret ,  qu'on  l'a  laissé  fort  tranquillement  écarter 
les  débris  dont  il  était  couvert...  et  se  rasseoir. 

Qu'y  a-t-il  donc?  Y  voyez-vous  quelque  chose?  Comprenez-vous  ?  Voili 
ce  qu'autour  de  moi  j'entendais  répéter,  et  involontairement  je  souriais  en 
songeant  à  celte  fable  connue,  où  Vhomme  qui  montrait  une  lanterne  ma- 
gique n'avait  oublié  qu'une  chose....  de  l'éclairer. 

Voici  le  fait  :  Vous  vous  souvenez  peut-être  d'une  discussion  relative  au 
château  d'Aux  et  à  l'horrible  massacre  lait  en  ce  lieu,  lors  des  expéditions 
des  colonnes  révolutionnaires?  Encore  cela  ,  me  direz-vous?  —  Mais  c'est 
odieux!  n'en  parlons  plus,  c'est  jugé!  —  D'accord,  mais  enfin  il  parait 
que  notre  contradicteur,  peu  content  de  ses  réponses  publiques,  a  senti  le 
besoin  de  triompher  à  huis-clos  !  Il  parait  que  nous  avons  été  tancés  d'im- 
portance, je  suppose  même  quelque  peu  écrasés,  car  M.  le  Secrétaire- 
général  nous  a  dit  qu'il  avait  été  couvert  de  débris,  des  nôtres  apparam- 
ment ,  cela  l'aura  profondément  ému ,  cependant  que  bien  que  mal  il  s'est 
remis ,  et  il  le  fallait,  n'a- 1- il  pas  eu  soin  de  nous  avertir,  dans  un  début 


CHBOIIIQUB.  551' 

tout  à  lait  antique^  qu'il  était  chargé  de  ramasser  les  morts,  de  tresser  les- 
couronnes  et  de  rendre  grâces  auM  dieux,  —  Pauvres  dieux]  exilés  de 
partout,  chassés  de  la  poésie,  bannis  de  la  prose,  repoussés  dé  l'Académie 
française,  en  dépit  des  efforts  de  M.  Viennet,  de  M.  de  Jouy  et  de  M.  Jay, 
vous  fallait-il  trouver  un  dernier  asile  auprès  de  nos  Académiciens.  Ah  ! 
que  leur  prose  vous  soit  légère  I 

Louis  DE  KERJKAN. 


TABLE  GÉNÉRALE  DU  TOIE  OUATRIENE 

ANNÉE    1858.   —   DEUXIÈME    SEMESTRE. 


JUILLET. 

Pagci. 
Les  Hardiesses  de  la  Chaire  aux  XVll*  et  XVllI*  siècles,  par  M. 

Eugène  de  la  Goumerie 5 

Histoire  de  la  Conspiration  de  Pontcallec  (suite  de  la  seconde  partie). 

La  Chambre  royale ,  par  M.  A.  de  la  Borderie 29 

Philosophie  contemporaine.  —  La  Religion  naturelle ,  de  11.  Jules 

Simon,  par  M.  le  V*»  Jules  de  Francheville 55 

Lancelot  de  la  Popelinière ,  hislorien  poitevin  (deuxième  et  dernière 

partie),  par  M.  Alfred  de  Chateigner 73 

Récits  populaires  des  Bretons.  —  Le  Récit  du  Mendiant,  par  M.  E, 

du  Laurens  de  la  Barre 81 

Chronique ,  par  M.  Louis  de  Kerjean.  —  Nécrologie  :  M.  de  Mon- 

doret ,  par  M.  Emesl  de  la  Rochetie 86 

AOUT. 

Etudes  littéraires.  —  Shakspeare ,  par  M.  /.•!/.  Le  Hucrou 97 

Les  Classes  souflVantes  aux  premiers  siècles  du  Christianisme,  par  H. 

Edouard  de  la  Bassetière 445 

Critique  historique.  — Vie  deM*"*  la  marquise  de  La  Rochejaquelein, 

de  M.  Alfred  Nettement ,  par  M.  Edmond  Bivé 435 

Lettres  d'Italie  (deuxième  lettre),  par  N.  Oclave  de  Bochebrune. . .     445 
Critique  littéraire.  —  Poésie  de  Paul  Reynier,  par  M.  P,-S,  VerL  — 

A  la  mémoire  de  Paul  Reynier,  sonnet^  par  M.  Emile  Grimaud.  453 
Poésie  bretonne.  —  Le  Combat  de  Saint-Cast ,  par  M.  F. -M,  Luzel.  4G2 
La  Légende  celtique.  —  Saint-Patrice,  par  M.  Th,  Hersart  de  la 

Villemarquét  membre  de  Tlnstitut 472 

Notices  et  comptes-rendus.  —  Récit  des  funérailles  d'Anne  <ie  Bre- 
tagne ;  —  Lettres  inédites  de  U  duchesse  Anne;  —  Le  Livre  de 
la  chasse  du  grand  Seneschal  de  Normandye,  etc.,  par  M.  Ana- 
tole de  Barthélémy , 483 

Chronique,  par  M.  Louis  de  Kerjean '  189 

Tome  IV.  36 


su  TABIA  6ÉHÉBA1B. 


SEPTEMBRE. 


Etudes  littéraires.  — >  Shakspeare  (seconde  partie) ,  par  M.  J.»M.  Le 

Huérou 193 

lia  Vendée  après  les  Cent  Jours.  —  Récit  du  général  d*Andigné»  par 

M.  Alfred  tellement 209 

De  la  Noblesse  et  des  Usurpations  nobiliaires,  par  H.  Pol  de  Courcy    233 

Poésie.  —  L'Age  d'Or,  par  M.  Hippolyle  Minier 249 

Episodes  de  la  Révolution. — Le  Vendéen  déserteur,  par  M.  le  comte 

de  Saini'Pem 254 

Polémique.  —  Le  Chien  de  Saint-Cast  et  ses  défenseurs ,  par  M.  A. 

de  la  Borderie 2fô 

Notices  et  comptes-rendus.  —  Annuaire  de  la  Société  d'Emulation  de 

la  Vendée,  par  M.  Joseph  Marlineau 273 

Pensées  diverses  ,  par  M.  le  V*»  Charles  de  Nugent 276 

Chronique.  —  La  Fête  de  Saint-Cast,  par  H.  P.  Delabigne-Ville' 

neuve 277 

Jlélanges 285 

OCTOBRE. 

Chroniques  et  légendes  de  la  Vendée  militaire.  —  Les  Aventures  du 

Bonhomme  Quatorze ,  par  M.  A.  de  Brem 289 

L'Architecture  de  la  Renaissance  dans  le  Bas-Poitou ,  par  M.  Octave 

de  Rochebrune 323 

Poésie.  —  Dans  un  bois,  par  M.  Emile  Grimaud.  —  La  Bretagne  à 

Saint-Cast ,  par  M.  du  Breil  de  Ponlbriand 344 

Le  Mobilier  d'un  Paysan  bas-breton  au  XVI*  siècle ,  par  M.  S. 

Roparlz 351 

Note  sur  la  bataille  navale  de  Conflans,  par  M.  l'abbé  Piéderriêre, .  361 
Chronique.  —  Le  Congrès  de  Quimper,  par  M.  Louis  de  Kerjean, . .    364 

.  NOVEMBRE. 

Chroniques  et  Légendes  de  la  Vendée  militaire.  —  Les  Aventures  du 

Bonhomme  Quatorze  (suite),  par  M.  A.  de  Brem 377 

Les  Classes  souflrantes  aux  premiers  siècles  du  Christianisme  (suite), 
par  M.  Edouard  de  la  Basselière 409 

Lettres  d'Italie  (troisième  lettre),  par  M.  Octave  de  Rochebrune. . .    427 


TÀBLB  6ÉIIÉRALB.  S55 

Notices  et  comptes-rendus.  —  1.  Le  Devoir,  de  M.  Ch.  de  Batz-Tren- 
quelléon ,  par  H.  Hippolyie  Minier,  r-  11.  L'Annuaire  du  Mor- 
bihan, de  M.  A.  Lallemand,  par  M.  Charles  de  Keranflec'h. — 
111.  Vie  du  R.  P.  Louis-Marie  Baudouin  ,  de  M**^,  par  M.  Très- 

.  vaux 441 

Philosophie  à  Tombre  du  clocher,  par  M.  le  Y'*  Charles  de  Nugent.    458 
Chronique ,  par  M.  Louis  de  Kerjean.  —  Nécrologie  :  M"**  de  Ghan- 

treau,  par  M.  A.  de  Brem 465 


Les  Héros  et  les  Saints  de  Thisloire  de  Bretagne.  —  Nominoë  (pre- 
mière partie) ,  par  M.  A.  de  la  Borderie > 475 

Chroniques  et  Légendes  de  la  Vendée  militaire.  —  Les  Aventures  du 

Bonhomme  Quatorze  (suite),  par  M.  A.  de  Brem 490 

L'Architecture  de  la  Renaissance  dans  le  Bas-Poitou  (deuxième  et 

dernière  partie) ,  par  M.  Octave  de  Rochebrune 516 

Poésie.  —  La  Femme  de  Montsireigne,  par  M.  Emile  Grimaud, . . .     531 
Notices  et  comptes-rendus.  —  Cours  élémentaire  d'Horticulture,  à 
l'usage  des  Ecoles  primaires ,  par  Vi,  Sauvaget  ^  instituteur, 

d'après  les  notes  de  M.  Boncenne 533 

Philosophie  à  l'ombre  du  clocher,  par  M.  le  V**  Charles  de  Nugent.    538 

Chronique ,  par  M.  Louis  de  Kerjean ! 546 

Table  générale  du  volume 553 

Table  des  articles  par  ordre  de  matières 556 

Table  des  articles  par  noms  d'auteurs 558 

Table  alphabétique  des  ouvrages  appréciés  ou  mentionnés  dans  ce 

volume 560 


TABLE  DES  ARTICLES 

PAR    ORDRE    DE    MATIÈRES. 


RELIGION,  MORALE  ET  PHILOSOPHIE. 

La  Religion  nalurelle,  de  M.  Jules  Simon .  par  M.  le  V*'  Jules  de  Fran- 
cheville^  55-72.  —  Pensées  diverses ,  276.  —  Philosophie  à  Tombre  du 
clocher,  par  M.  le  V**  Charles  de  Nugent,  458-464,  538-545. 


HISTOIRE. 

Etudes  et  documents  histobiques.  —  Histoire  de  la  Conspiration  de 
Pontcallec  (suite  de  la  seconde  partie).  La  Chambre  royale ,  par  H.  A. 
de  la  Borderie,  29-54. —  Les  hardiesses  de  la  Chaire  aux  XVII*  et  XVII h 
siècles,  5-28.  —  Lancelot  de  la  Pupelinière  (deuxième  et  dernière  partie), 
par  Alfred  de  Chaleigner,  73-80.  —  Les  Classes  souffrantes  aux  premiers 
siècles  du  Christianisme,  115-132,  409-426.  —  La  Vendée  aux  Cent-Jours. 
Récit  du  général  d'Andigné,  par  M.  Alfred  Nellement,  209-232.— Note 
sur  la  bataille  navale  de  Conflans,  par  M.  Tabbé  Piederrière,  561-363. — 
Nominoé  (première  partie), par  M.  A.  de  la  Bordene,  473-489. 

Biographie.  —  M.  de  Mondoret,  par  M.  Ernest  de  la  Rochelle,  95-96. 
—  M—  de  Chanlreau,  par  M.  A.  de  Brem,  470-472. 

Abchéologib.  —  L'architecture  de  la  Renaissance  dans  le  Bas-Poitou . 
par  M.  Octave  de  Rochebruney  323-343,  516-530.  —Le  Mobilier  d'uo 
paysan  bas-breton  au  XVI*  siècle ,  par  M.  S,  Ropartz ,  351-360. 

Critique  historique.  —  Vie  de  M*"*  la  marquise  de  Larocbejaquelein  de 
M.  Alfred  Nettement ,  par  M.  Edmond  Biré ,  133-144.  —  De  la  Noblesse  et 
des  usurpations  nobiliaires ,  par  M.  Pol  de  Coucy  ^  233-248. 

Faits  contempobaiiis.  —  Chronique  mensuelle,  par  M.  Louis  de  Kerjean, 
86-95,  189-192,  465-470.—  Le  Chien  de  Saint-Cast  et  ses  défensean, 
par  M.  A.  de  la  Borderie  ,  262-272.  —  La  Fêle  de  Saint-Cast,  par  N.  P. 
Delabigne-Villeneuve,  277-284. —Le  Congrès  de  Quimper ,  par  M.  Louis 
de  Kerjean,  364-376.  —  Mélanges,  285-288. 


TABLE  DES  ARTICLES  PAR  ORDRE  DE  MATIÈRES.       557 

LITTÉRATURE. 

RÉCITS  ET  NoovBLLBs.  —  Le  Récit  (lu  Mendiant,  par  M.  ^.  du  Laurens 
de  la  Barre,  81-85.  — Sainl-Palrice,  par  M.  Hersart  de  laVillcmarqué, 
472-182.  —  Le  Vendéen  déserteur,  par  M.  le  comte  de  Saint-Perriy  254- 
261.  — Les  Aventures  du  Bonhomme  Quatorze,  parM.^.'rfe  Brem^  289- 
322,377-408,490-515. 

Critiqdb  littéraire.  —  Shakspeare»  par  M.  J.-M,  Le  Huêrou,  97- 
114,  193-208.  —  Poésies  de  Paul  Reynier,  par  M.  P.-S.  Vert.  153-160. 
—  Récit  des  funérailles  d*Anne  de  Bretagne  ;  Lettres  inédites  de  la 
duchesse  Anne  ;  le  Livre  de  la  Chasse  du  grand  Seneschal  de  Normandye, 
183-188.  —  Annuaire  de  la  Société  de  la  Vendée»  par  H.  Joseph  Marli' 
neau,  273-275.  —  Le  Devoir,  de  M.  Ch.  de  Batz-Trenquelléon ,  par 
M.  Hippotyte  Minier^  441-450.  —  L*Annuaire  du  Morbihan  ,  de  M.  Lai- 
lemand,  par  M.  de  Keranftec*h ,  451-455.  -—  Vie  du  R.  P.  Louis-Marie 
Baudouin  de  M"*,  par  M.  Tresvaux,  456-457. 

Critique  artistique.  —  Lettres  d'Italie,  par  M.  Octave  de  Rochebrune 
(deuxième  lettre).  145-152 ,  (troisième  lettre)  427-410. 

PoisiE.  —  Le  Combat  de  Saint-Cast ,  par  M.  F.-M.  Luzel,  162-171.  — 
L'Age  d'or,  par  M.  Hippoly te  Minier,  ^id'2^Z^  —  A  la  Mémoire  de  Paul 
Reynier,  sonnet,  par  M.  Emile  Grimaud ,  161.  —  Dans  un  Bois,  par 
M.  Emile  Grimaud,  344.  ^  La  Femme  de  Nonlsireigne  ,  par  M.  Emile 
Grimaud,  531.  —  La  Bretagne  à  Saint-Cast,  par  M.  Du  Breil  de 
Pontbriand,  345-350. 


TABLE  DES  ARTICLES 

PAR   NOMS   D'AUTEURS. 


De  Barthélimt  (Anatole).  —  Récit  des  funérailles  d'Anne  de  Bretagne  : 

Lettres  inédites  de  la  duchesse  Anne  ;  Le  livre  de  la  chasse  du  grand 

seneschal  deNorroandye  ,  etc,  183-488. 
D£  LA  Bassbtièrb  (Edouard).  —  Les  Classes  souffrantes  aux  premiers 

siècles  du  Christianisme,  145-432,  409-426. 
BiBi  (Edmond).  —  Vie  de  M""  la  marquise  de  la  Rochejaquelein ,  de 

M.  Alfred  Nettement ,  435-444. 
BoRCBRNE  (F.).  —  Introduction  du  Cours  élémentaire  d'Horticulture,  à 

l'usage  des  Ecoles  primaires ,  533-537. 
Db  la  Bordebib  (Arthur).  —  Histoire  de  la  Conspiration  de  Pontcallec 

(suite  de  la  seconde  partie).  La  Chambre  Royale ,  29-54.  —  Le  Chien 

de  Saint-Cast  et  ses  défenseurs.  262-272.  —  Nominoë,  473-489. 
Du  Breil  de  PoifTBRiAKD.  —  La  Bretagne  à  Saint-Cast .  345-350. 
De  Brem  (Adolphe).  —  Chroniques  et  légendes  de  la  Vendée  militaire.  — 

Les  Aventures  du  Bonhomme  Quatorze,  289-322.  377-408.  490-545.  ~ 

Nécrologie  :  M—  de  Chantreau ,  470-472, 
Db  Chatbignbr  (Alfred).  —  Lancelot  de  la  Popelinière .  historien  poitevin 

(deuxième  et  dernière  partie).  73-80. 
De  Courct  (Pol).  —  De  la  Noblesse  et  des  usurpations  nobiliaires ,  233-248. 
Dblabigrb  Villeneuve  (P,  ).  —  Chronique  de  la  fête  de   Saint-Casi, 

277-284. 
Db  Frarchbville  (C**  Jules).  —  Philosophie^contemporaine.  iLa  i{e%tan 

naturelle,  de  H.  Jules  Simon,  55-72. 
De  la  Gourrbrib  (Eugène).  —  Les  Hardiesses  de  la  Chaire  aux  XVII*  et 

XVllI*  siècles.  5-28. 
Gbimaud  (Emile).  —  A  la  mémoire  de  Paul  Reynier,  Sonnet,  164.  — 

Dans  un  bois  «  344.  —  La  Femme  de  Montsireigne,  534. 
Db  Kerarflbg'h.  (Charles).  —  L'Annuaire  du  Morbihan ,  de  M.  A.Lalle- 

mand,  454-455. 
De  Kerjrar  (Louis).  —  Chroniques ,  86-95.  489-492.  —  Le  Congrès  de 

Quimper.  364-376.  —  Chroniques ,  465-470,546-551. 
Du  Laurers  de  la  Barre  (C).  ^  Récits  populaires  des  Bretons.  Le  Récit 

du  Mendiant,  84-85. 


TABLE  DES  ARTICLES  PAB  NOMS  D'AUTBUBS.  559 

Lb  Hoêrou  (J.  MO-  —  Shakspeare  ,  97-114,  493-208. 

LuzEL  (F.  M.).  Le  Combat  de  Saint-Gast,  462-471. 

Martikeau  (Joseph).  ^  Annuaire  de  la  Sociélé  d'Ëmulation  de  la  Vendée , 

273-275. 
Minier  (Hippolyte).  —  L'Age  d'or,  249-253.  —  Le  Devoir,  de  M.  Ch. 

de  Batz-Trenquelléon ,  444-450. 
Nettement  (Alfred).  —  La  Vendée  après  les  Cent-Jours.  Récit  da  général 

d'Andigné .  209-232. 
De  Noocrt  (V*« Charles).  —  Pensées  diverses,  276.  —  Philosophie  à 

Tombre  du  clocher ,  458-464,  538-545. 
PiBDERRiÈRB  (abbé).  —  Noie  sur  la  bataille  navale  de  Conflans,  364-363. 
De  Rochebrurb  (Octave).  — Lettres  d'Italie  (Deuxième  lettre),  445-452. — 

L'architecture  de  la  Renaissance  dans  le  Bas-Poitou ,  323-343,  546-530. 

—  Lettres  d'Italie  (troisième  lettre),  427-440. 
De  Là  Rochbite  (Ernest).  Nécrologie  :  M.  de  Mondoret ,  95-96. 
Ropartz  (Sigismond).  —  Le  Mobilier  d'un  Paysan  Bas-Breton  au  XVI* 

siècle.  354-360. 
Ds  Saint-Pern  (Comte).  —  Episode  de  la  Révolution.  Le  Vendéen  déser: 

teur,  254-264. 
Tresvaux.  —  Vie  du  R.  P.  Louis-Marie  Baudouin  de  M***,  456-457. 
Vert  (P.  S.).  -  Poésies  de  Paul  Reynier ,  453-460. 
De  la  ViLLEMARQui  (Th.  Hersart).  —  Saint  Patrice ,  472-482. 


TABLE  ALPHABETIQUE  DES  OUTRAGES 

APPRÉCIÉS  OU  MENTIONNÉS  DANS  CE  VOLUME. 


Annuaire,  stalis tique  historique  et  administratif  du  Morbihan  »  par 
M.  A.  Lallemand,  451-455. 

Brest  et  le  Finistère  sous  la  Terreur  ^  par  M.  A.  du  Chalellier,  192. 

Cours  élémentaire  d* horticulture ,  i  Tusage  des  écoles  primaires  ,  par 
H.  Sauvaget,  d'après  les  noies  de  M.  BoDcenne. 

Devoir  (le)  comédie  en  deux  actes  et  en  vers  et  Poèmes  et  Muettes,  par 
M.  Ch.de  BaU-Trenquelléon ,  441-450. 

Lettres  inédiles  de  ta  Duchesse  Anne,  publiées  par  M.  J.  Gaultier  du 
Hottay,  485. 

Esquisses  et  récils  ^^dit  H.  J.  d'Herbauges,  469. 

Etudes  sur  le  culte  druidique  et  rétablissement  des  Francs  et  des 
Bretons  dans  les  Gaules ,  par  M.  Maurice  de  la  Roche-Macé,  91-95. 

Livre  (le)  de  la  chasse  du  grand  seneschal  de  Normandye  et  les 
dits  du  bon  chien  Souillard ,  etc.  publiés  par  le  baron  Jérôme  Pidion,  183. 

Noblesse  {de  la)  et  des  Usurpations  nobiliaires,  par  M.  Pol  de  Courcy, 
233-248. 

Notice  pomologique ,  par  M.  J.  de  Liron  d'AirolIes,  89-90. 

Poésies  de  Paul  Reynier ,  153-161. 

Récits  des  funérailles  d'Anne  de  Bretagne,  publié  par  MM.  Meriet  et 
deGombert,  183. 

Religion  (la)  naturelle,  par  M.  Jules  Simon,  55-72. 

Rome  chrétienne,  par  M.  Eugène  de  la  Goumene,  90-91. 

SainUCast,  recueil  publié  par  la  société  archéologique  desGôtes-du- 
Nord ,  285-286. 

Société  d  émulation  de  ta  Vendée ,  annuaire  départemental  pour  Tannée 
1857,273-275. 

Souvenirs  de  la  Restauration,  par  M.  Alfred  Nettement ,  209. 

Vie  de  M'^*  la  marquise  de  la  Rochejaquelein ,  par  M.  Alfred  Nette- 
ment, 133-144. 

Vte  du  R,  P.  Louis-Marie  Baudouin ,  fondateur  des  Ursulines  de  Cha- 
vagnes ,  456-457. 

FIN  DU  TOME  QUATRIÈME. 


Nantes,  Imprimerie  de  Vikceki  Foubst,  place  du  Commerce ,  i. 


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