Skip to main content

Full text of "Revue de Bretagne, de Vendée & d'Anjou .."

See other formats


Google 


This is a digital copy of a book thaï was prcscrvod for générations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project 

to make the world's bocks discoverablc online. 

It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject 

to copyright or whose légal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books 

are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that's often difficult to discover. 

Marks, notations and other maiginalia présent in the original volume will appear in this file - a reminder of this book's long journcy from the 

publisher to a library and finally to you. 

Usage guidelines 

Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the 
public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we hâve taken steps to 
prcvcnt abuse by commercial parties, including placing lechnical restrictions on automated querying. 
We also ask that you: 

+ Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use thèse files for 
Personal, non-commercial purposes. 

+ Refrain fivm automated querying Do nol send automated queries of any sort to Google's System: If you are conducting research on machine 
translation, optical character récognition or other areas where access to a laige amount of text is helpful, please contact us. We encourage the 
use of public domain materials for thèse purposes and may be able to help. 

+ Maintain attributionTht GoogX'S "watermark" you see on each file is essential for informingpcoplcabout this project and helping them find 
additional materials through Google Book Search. Please do not remove it. 

+ Keep it légal Whatever your use, remember that you are lesponsible for ensuring that what you are doing is légal. Do not assume that just 
because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other 
countiies. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can'l offer guidance on whether any spécifie use of 
any spécifie book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search means it can be used in any manner 
anywhere in the world. Copyright infringement liabili^ can be quite severe. 

About Google Book Search 

Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps rcaders 
discover the world's books while helping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full icxi of ihis book on the web 

at |http: //books. google .com/l 


Google 


A propos de ce livre 

Ceci est une copie numérique d'un ouvrage conservé depuis des générations dans les rayonnages d'une bibliothèque avant d'être numérisé avec 

précaution par Google dans le cadre d'un projet visant à permettre aux internautes de découvrir l'ensemble du patrimoine littéraire mondial en 

ligne. 

Ce livre étant relativement ancien, il n'est plus protégé par la loi sur les droits d'auteur et appartient à présent au domaine public. L'expression 

"appartenir au domaine public" signifie que le livre en question n'a jamais été soumis aux droits d'auteur ou que ses droits légaux sont arrivés à 

expiration. Les conditions requises pour qu'un livre tombe dans le domaine public peuvent varier d'un pays à l'autre. Les livres libres de droit sont 

autant de liens avec le passé. Ils sont les témoins de la richesse de notre histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine et sont 

trop souvent difficilement accessibles au public. 

Les notes de bas de page et autres annotations en maige du texte présentes dans le volume original sont reprises dans ce fichier, comme un souvenir 

du long chemin parcouru par l'ouvrage depuis la maison d'édition en passant par la bibliothèque pour finalement se retrouver entre vos mains. 

Consignes d'utilisation 

Google est fier de travailler en partenariat avec des bibliothèques à la numérisation des ouvrages apparienani au domaine public et de les rendre 
ainsi accessibles à tous. Ces livres sont en effet la propriété de tous et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine. 
Il s'agit toutefois d'un projet coûteux. Par conséquent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources inépuisables, nous avons pris les 
dispositions nécessaires afin de prévenir les éventuels abus auxquels pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des 
contraintes techniques relatives aux requêtes automatisées. 
Nous vous demandons également de: 

+ Ne pas utiliser les fichiers à des fins commerciales Nous avons conçu le programme Google Recherche de Livres à l'usage des particuliers. 
Nous vous demandons donc d'utiliser uniquement ces fichiers à des fins personnelles. Ils ne sauraient en effet être employés dans un 
quelconque but commercial. 

+ Ne pas procéder à des requêtes automatisées N'envoyez aucune requête automatisée quelle qu'elle soit au système Google. Si vous effectuez 
des recherches concernant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractères ou tout autre domaine nécessitant de disposer 
d'importantes quantités de texte, n'hésitez pas à nous contacter Nous encourageons pour la réalisation de ce type de travaux l'utilisation des 
ouvrages et documents appartenant au domaine public et serions heureux de vous être utile. 

+ Ne pas supprimer l'attribution Le filigrane Google contenu dans chaque fichier est indispensable pour informer les internautes de notre projet 
et leur permettre d'accéder à davantage de documents par l'intermédiaire du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en 
aucun cas. 

+ Rester dans la légalité Quelle que soit l'utilisation que vous comptez faire des fichiers, n'oubliez pas qu'il est de votre responsabilité de 
veiller à respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public américain, n'en déduisez pas pour autant qu'il en va de même dans 
les autres pays. La durée légale des droits d'auteur d'un livre varie d'un pays à l'autre. Nous ne sommes donc pas en mesure de répertorier 
les ouvrages dont l'utilisation est autorisée et ceux dont elle ne l'est pas. Ne croyez pas que le simple fait d'afficher un livre sur Google 
Recherche de Livres signifie que celui-ci peut être utilisé de quelque façon que ce soit dans le monde entier. La condamnation à laquelle vous 
vous exposeriez en cas de violation des droits d'auteur peut être sévère. 

A propos du service Google Recherche de Livres 

En favorisant la recherche et l'accès à un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le français, Google souhaite 
contribuer à promouvoir la diversité culturelle grâce à Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet 
aux internautes de découvrir le patrimoine littéraire mondial, tout en aidant les auteurs et les éditeurs à élargir leur public. Vous pouvez effectuer 
des recherches en ligne dans le texte intégral de cet ouvrage à l'adresse fhttp: //book s .google . coïrïl 


ti 


REVUE DE BRETAGNE 


ET DE VENDÉE 


tu 


Saint-Brieuc, Imprimerie L. & H. Prud'homme, Place de la Préfecture, 1. 


REVUE 

DE BRETAGNE 

ET DE VENDËE ^ d'fti^- 


DiRECTBVR : Arthar de la Borii«ri« 
SECRÉTAiEut DE L4 RÉDACTioif : F, I>« BUum 


TRENTE ET ONIÉME ANNÉE 


NOUVELLE PÉRIODE 

TOME II 


1" Livraison. — Juillet i887 


SAINT-BRIEUC 

BURUUX DC RBDACnON ET D'ADMINISTRATION, ] , PLACE DE LA PREFECTURE 





CRÉATION D'UNE CHAIRE 


D'HISTOIRE DE BRETAGNE 


ET DE 


LANGUE CELTO-BRETONWE 


Appel à Messieurs les Conseillers généraux des 
cinq départements de la Bretagne 

Messieurs, 

Permettez-moi de recommander à votre attention, à votre 
sollicitude spéciale, une question d'ordre moral et intellectuel 
d'un intérêt essentiel pour la Bretagne et qui touche dans sa 
fibre intime le patriotisme breton. 

Comme tous les Bretons, Messieurs, vous êtes fiers de votre 
pays, de notre vaillante Bretagne, dont le nom symbolise une 
immortelle tradition d'honneur, de loyauté, de franchise, 
d'obstination passionnée dans le bien : tradition si notoire et 
si appréciée partout que, sous toutes les latitudes, quand on 
dit d'un inconnu : C'est un Breton, — aussitôt les cœurs 
s'ouvrent, les mains se tendent, les sympathies vont d'elles- 
mêmes au-devant du nouveau venu. 

Vous aimez aussi notre Bretagne, vous lui êtes profondé- 
ment dévoués, parce que, mieux que toute autre terre — 
vous le savez — elle garde dans ses vertus, dans ses mœurs, 
dans sa langue nationale, l'empreinte des traits primitifs de 
la race Celtique, cette héroïque aïeule, qui donna son sang, 


6 UNE CHAIRE d'histoire DE BRETAGNE 

son cœur, son esprit, pour former les éléments essentiels du 
génie de la France. 

Vous lui savez gré, enfin, à notre petite patrie de ce que, 
loin de nous faire oublier la grande, elle redouble notre atta- 
chement pour celle-ci et fait des Bretons, ses fils, les meilleurs 
des Français, toujours prêts — l'histoire le prouve — à lutter 
au premier rang, à souffrir et à mourir pour la France, dès 
que la France a crié : Bretagne, en avant ! 

Donc, Messieurs, en excellents Bretons que vous êtes, non 
seulement vous aimez, vous honorez la Bretagne, mais vous 
voulez que tous — notamment tous les Bretons — l'aiment et 
l'honorent comme vous. Vous voulez maintenir et développer 
le sentiment breton ; vous voulez conserver à la Bretagne ce 
qui fait sa force, son honneur, son caractère national, sa vie 
originale. Votre concours est évidemment acquis d'avance, 
dans la limite du possible, à toute mesure qui favoriserait ce 
résultat. 

P^Birmi ces mesures, une des plus efficaces assurément serait 
la création d'un enseignement public, régulier et permanent, 
de l'histoire nationale et de la langue nationale de la Bre- 
tagne. Il y a longtemps qu'un tel enseignement a été pour la 
première fois réclamé par les Bretons soucieux de la gloire 
de leur pays : il le fut dès 1840, lors de la fondation de la 
Faculté des Lettres de Rennes. Mais on nourrissait alors 
d'étranges préjugés : on tenait pour un attentat contre 
« l'unité nationale », pour une entreprise fédéraliste, toute 
mesure, même tout souci tendant à préserver la physionomie 
originale des diverses provinces de la France dans le présent 
comme dans le passé, dans l'histoire et dans la langue, dans 
les mœilrs et les idées, les modes et les coutumes. Tout ce qui 
ne portait point la marque parisienne était proscrit : l'histoire 
provinciale, fadaise I l'étude des patois, sottise ! mais le scan- 
dale sans pareil, l'abomination de la désolation, c'était 
l'existence de la langue bretonne. Se pouvait-il qu'en plein 
xix« siècle, après toutes les conquêtes de 89, il y eût encore 
des sauvages parlant le breton ? Horreur !... 

Ne me demandez pas ce qu'avait à faire là 89, mais positi- 
vement on l'y mettait. Les administrateurs les plus zélés, au 
lieu de tracer des chemins vicinaux, faisaient des croisades 


ET DB LANGUE CELTO- BRETONNE 7 

contre le breton. A leur tête s'était mis un sous-préfet, que le 
Charivari devait peu de temps après immortaliser, — le fameux 
M. Romieu. Les enfants qu'on surprenait à parler breton dans 
les écoles primaires, même pendant les récréations, avaient 
le bonnet d'âne et cent punitions rebutantes. Etc., etc. 

Cette campafîne anti-bretonne et anti-celtique, légèrement 
odieuse, surtout grotesque et absurde, eut le sort qu'elle 
méritait : elle échoua. Devinez contre quoi? Contre deux 
livres qui firent comprendre à tout le monde la beauté, l'im- 
portance de cette langue, de cette littérature, de cette an- 
tique civilisation dont on prétendait proscrire les dernières 
traces. Ces deux livres, c'est le grand recueil de chants popu- 
laires bretons, le Barzaz-Breiz, publié par M. de la Villemarqué, 
ce sont aussi les admirables poésies de Brizeux. En même 
temps, l'Association Bretonne ranimait, dans notre province, 
le goût des études historiques. Mais il ne faut point oublier 
ceci : c'est que, pendant longues années, Brizeux et M. de la 
Villemarqué tinrent seuls la campagne en face du mauvais 
vouloir et de rindifférencu coalisés contre l'idée celto-bre- 
tonne. Seuls ils se préoccupèrent de remettre en honneur la 
langue, la poésie, l'histoire et les mœurs des peuples d'origine 
celtique. Grâce à eux, les préjugés officiels et administratifs 
tombèrent peu à peu, les études celtiques vinrent en faveur. 

On devait encore, néanmoins, attendre longtemps en France 
l'institution d'un enseignement public de la langue, de la 
littérature et de l'histoire des races celto-bretonnes, ensei- 
gnement qui existait déjà et en Angleterre et en Allemagne. 

Enfin il y a une dizaine d'années, sur l'initiative de M. Henri 
Martin, l'un des plus ardents et des plus résolus promoteurs 
des études celtiques, une chaire celtique fut fondée à l'Ecole 
pratique des hautes études, elle eut pour titulaire M. Gaidoz. 
Peu de temps après, M. Henri Martin obtint de plus la création 
au collège de France d'une chaire de même nature, qui depuis 
sa fondation est remplie par M. d'Arbois de Jubainville. — 
L'éloge de ces deux maîtres n'est plus à faire. 

Mais tant que l'enseignement celtique n'était pas fondé dans 
la seule province de Franco où un idiome celtique — notre 
langue celto-bretonne — est encore parlé, l'œuvre était incom- 
plète ou plutôt, pour dire le mot, tout à fait boiteuse. Il y a 


8 UNE CHAIRE D'HISTOIRE DE BRETAGNE 

trois ans, on songea à remplir cette étrange lacune. Un jeune 
et distingué professeur, disciple de M. Gaidoz et de M. de 
Jubainville, avec cela un Breton bretonnant du pays de Vannes, 
très Breton de sentiment, d'idées, de sympathies — un Breton 
jusqu'aux moelles — M. Loth (de Guemené, Morbihan), après 
avoir brillamment conquis son grade de docteur par une belle 
thèse sutV Emigration bretonne en Armorique du v® au vu* siècle, 
fut envoyé à la Faculté des Lettres de Rennes et chargé d'un 
cours d'histoire, de langue et de littérature celto-bretonnes. 

Depuis trois ans, M. Loth fait ce cours avec une clarté, une 
méthode remarquables et une compétence hors ligne. Cette 
année surtout, il a su donner à la partie historique de son 
enseignement un grand intérêt. Cependant cet enseignement 
n'est pas encore définitivement organisé. M. Loth, je l'ai 
dit plus haut, est seulement chargé d'un cours, et la chaire 
n'est pas fondée. 

Pour la fonder, les nécessités budgétaires obligent l'Etat 
de s'adresser aux Conseils généraux de Bretagne et demander 
à chacun d'eux une somme de trois cents francs pour parfaire 
le traitement du titulaire. 


Messieurs les Conseillers généraux, 

je rougirais d'insister. Ce serait vous calomnier que de 
supposer un seul d'entre vous capable, je ne dis pas de rejeter, 
mais simplement d'hésiter à accorder cette demande, quand 
il s'agit de l'honneur même de la Bretagne ; — quand, par le 
don d'une obole, il dépend de vous d'assurer la création, l'exis- 
tence définitive d'une institution destinée à propager la gloire 
des Bretons et à préserver de la destruction la langue d'or 
de nos aïeux ! 

Veuillez agréer. Messieurs, l'expression de mes sentiments 
respectueux. 

Arthur de la Borderie, 

Correspondant de l'Institut, 

Président de la Société de l'Histoire de Bretagne. 

VHré, 18 juiUet 1887. 


UTTÉRATURE BRETONNE 


LE MYSTÈRE GORNIQUE 


DE 


SAINT MÉRIADEC * 


Saint Rfériadec, évoque de Vannes, sur Pépoque duquel on 
n'est pas d'accord, mais dont on fait toujours l'office en Basse- 
Bretagne, le 7 juin, est le sujet d'un Mystère qu'on a jovié dans 
la Gornouaille anglaise tant que cette contrée a conservé sa 
langue et sa foi. Restée inconnue jusqu'à nos jours, la pièce a 
été publiée et traduite en anglais avec des notes par M. Whitley 
Stokes, correspondant de l'Institut de France (1). Elle est inti- 
tulée Ordinale de vita sancti Meriadoci, episcopi et confessoris ; 
en comique Bevnans Meriasek. (Le mot hevnans a son équiva- 
lent ou à peu près dans notre bceton armoricain bevans a manière 
de vivre» (2). Ordinale, c l'ordinaire >, est le titre donné a tous 
les drames religieux ordinairement joués en Gornouaille. Le 
manuscrit est un petit in-4° en papier, de quatre-vingt-dix 
feuillets ; aux versos des feuillets 49 et 90, on trouve deux plans 
grossiers du théâtre ; une note porte que le scribe se nommait 
Hadton, et qu'il acheva de copier la pièce en l'année 1504. 
L'écriture, dont on peut juger par le fac-similé, est en effet de 
cette époque. L'original se trouve à Peniarth, près de Towyn, 


(1) London, Trûbner and co. Pater noster row 1872. 

(2) Colonel Troude. Nouveau dict. français du dialecte de Léon. Brest, 1876. 


10 LE MYSTÈRE CORNIQUB DE SAINT MÉRIADEG 

dans le Merionethshire, au pays de Galles; il faisait partie de la 
célèbre collection de Hengwrt. La pièce contient 4588 vers. 

Le père de Mériadec ouvre la scène (l'indication scénique 
porte : pompahit hic c il paradera ici). > Après la parade en 
question, il prend ainsi la parole : 

C'est moi qu'on appelle le duc de Bretagne : 

Je suis sorti de sang royal, 

Je suis le chef du pays, 

Je suis proche parent d'un grand prince, 

Le roi Conan, 

Et de sa race en droite ligne ; 

Je règne sur les bétes et les hommes (1) ; 

On me craint parmi les seigneurs. 

J'ai un fils, dont le nom est Mériadec (2) ; 

L'envoyer à l'école, dès maintenant, est mon désir, sans mentir, 

Pour qu'il puisse apprendre tout ce qui est bon. 

Si c'est le plaisir de Dieu, je voudrais l'élever, 

Afin qu'il gouverne le pays. 

LÀ MÈRE DE MÉRIADEC. 

Est-ce ton désir de t'en aller d'ici ? 
Ois-le nous, mon doux fils (3). 

MÉRIADEC. 

Oui, mon père, oui, ma mère, mon plaisir 
Serait d'être envoyé à Técole... 

LE PÉRE. 

Que Dieu te bénisse, Mériadec ! 

A toute heure tu es plein de cœur (4)... 

(1) A la lettre « sur les sauvages et les apprivoisés » war gwxjls ha dof ; en 
breton armoricain moderne, war gwez ha don, 

(2) Meriasek y hanow, 

(3) Yu ze voih mos a lemma f 
Lauer zynny^ ov map wek. 

(4) Beneth Du zys, Meriasek î 
Pup vr ty yu colonnek. 


J 


le mystère gorniqub de saint mérudec 11 

(a un messager). 

Va-t-en avec mon très cher fils, 
Vers le maître de grammaire (1). 

L'enfant part avec le messager et la bénédiction de ses parents. 
Le Magister, personnage grotesque, devra le recevoir en grande 
pompe, dit la rubrique [hic magister pompahit], 

LE MAGISTER. 

C'est moi le maître de grammaire. 

J'ai été fait bomlapper (docteur?) dans une petite Université. 

Je suis fort en citations ; 

Quand ma bouche est pleine de vin, 

Je n'aime à parler que latin (2)... 

Approchez, prenez place, Mériadec, parmi ces bons enfants. 
J'aurai bien de la peine à vous instruire, 
Car mon traitement n'est pas fort 1 

Après une première leçon d'A B G D, leçon chantée', comme 

on l'observe, le Magister continue : 

« 

Quand vous voudrez dîner, 
Vous Mériadec, vous viendrez avec nous : 
Les petits enfants aiment à manger ; 
Moi-même c'est ma manière de vivre. 

MÉRUDBC. 

Je dois vous dire, cher maître, 

— Et n'en soyez pas offensé, — 

Que c'est aujourd'hui vendredi : 

Il est bon d'aller un peu penser à notre âme ; 

Par amour de la Passion que Jésus souffrit pour nous, 

(1) Kegy ganê ov mab hei*ra, 
Bys yn mester a grammer. 

(2) Pan ve hten ov zos a wyn^ 
Ny gara cous mes latin. 


12 LE MYSTÈRE CORNEQUE DE SAINT MBRIADEC 

Je voudrais jeûaer un peu aujourd'hui ; 

Je voudrais prier avant de manger ni de boire. 

A la chapelle je veux aller 

Pour faire ma prière au Qirist 

Qui a versé son sang pour nous, 

Et à sa mère Marie, 

Avant de boire ni de manger ; 

C'est mon habitude. 

LE mâgister. 

Mon fils, fais comme tu voudras ; 

Tu dois être un saint, 

Je le vois bien ; Mériadec, 

Va et reviens, quand il te plaira. 

L'enfant se rend seul à la chapelle, descendit solus ad capellam, 
et pendant que le Mâgister est à table, il fait ainsi sa prière : 

Jésus, Seigneur du ciel et de la terre, 

Mon corps et mon esprit 

Et toute ma force et mes pensées 

Je Vous les donne ; je vous honore 

Marie, reine du ciel. 

Qui avez nourri Jésus de votre lait ; 

Tendez la main à l'enfant qui veut s'instruire. 

Sa prière est exaucée, et quand il retourne chez lui, ses parents 
admirent son savoir, sa bonté et sa courtoisie. 

Présenté par eux à la cour de Gonan, il devient page du roi 
de Bretagne, dont il gagne tellement les bonnes grâces que le 
roi veut lui donner pour femme une grande princesse. Naturel- 
lement les parents l'acceptent avec reconnaissance, mais Mériadec 
refuse, en déclarant qu'il s'est consacré à Dieu. 

Vaines tentatives du roi pour vaincre sa résistance ; le père et 
la mère joignent leurs instances à celles de Conan, sans être 
plus heureux ; alors ils le conduisent à l'évêque de Gornouaille 
qui l'ordonne prêtre. 

A peine a-t-il reçu les ordres, qu'il fait deux miracles : il rend la 
vue à un aveugle et l'usage de ses jambes à un boiteux. L'évêque 
reconnaît en lui un saint, et veut le retenir près de sa personne. 


LB ItfYSTÈRS CORNIQUB DE SAINT MÉRIADBC 13 

MÉRIABBG. 

Seigneur évêque je vous rends grâce ; mais ma conscience me 
conseille, pour plus de sûreté, de m'en aller dans un autre pays ; 
que tous les saints et les saintes de celui-ci vous bénissent ! 

Là dessus, l'humble prêtre s'éloigne, et traversant la mer, 
il débarque dans la Cornouaille insulaire, après avoir sauvé du 
naufrage les mariniers qui l'ont pris à bord. Le lieu de son dé- 
barquement est Gambronne, paroisse du canton de Penwith, sur 
la route de Rodruth à Penzance ; il y bâtit une chapelle, et fait 
jaillir une fontaine qui guérit les malades, les estropiés et les 
lépreux. Mais le propriétaire du lieu, Téudar, qui est païen, 
vient lui chercher querelle, et veut le forcer à renier le Christ 
et à adorer ses faux dieux. Sur le refus du saint, Téudar va le 
faire mettre k la torture, quand un avertissement du ciel sauve 
Mériadec, qui se cache sous une grande roche, puis retourne en 
Bretagne, où il vit en ermite, dans un lieu sauvage, près de Pontivi. 

Là, il est en train de bâtir une chapelle, quand il reçoit une 
visite à laquelle il ne s'attendait guère : 

UN BRETON. 

Brave homme, prends bien garde où tu iras ; 
Il y a ici un grand loup ; 
S'il vient à te rencontrer 
Il fera couler ton sang. 
Ah I le voici ! 

MÉRIADEC. 

loup, je te défends de me faire aucun mal, 

Ni à aucun chrétien jamais. 

N'aie pas peur, bonhomme, 

Il va me laisser le dompter ; 

Regarde, voilà qu'il me suit gentiment ; 

Il ne fera plus de mal à personne. 

LB BRBTON. 

Tu es, pour sûr, un homme béni 1 (1) 
Nous te sommes bien obligés. 

(1) Sur ty yu den Hnygays ! 


14 LE MYSTÈRE CORNIQUE DE SAINT MÉRIÀDEC 

Le voilà, comme un agneau : 
Il te suit tout apprivoisé ! 

MÉRIÀDEC (au loup). 

Au nom du Christ, fils de la Vierge, 

Je f ordonne, ô animal, 

De retourner dans les forêts : 

■ ■ 

Moi, je retourne aussi au désert, 

Pour y vivre en ermite, 

Et y adorer mon Dieu.... 

Là, auprès du château 

Qu'on appelle Pontelyne, 

Sur la montagne, assurément. 

Au bord de la rivière de Josselin, 

Je vais bâtir une chapelle 

Dédiée à la Vierge Marie ; 

Quelque froid et sauvage que soit le lieu. 

Et on le voit vêtu d'un manteau grossier, avec une longue 
barbe, bâtir la chapelle en question. 

En attendant que la construction s'achève, la scène est trans- 
portée à Rome où saint Sylvestre est pape. 

L'empereur Constantin, qui est encore païen, a envoyé des 
chevaliers pour persécuter les chrétiens. Deux d'entre eux, mis 
à mort, sont reçus au ciel, tandis que les persécuteurs sont 
frappés de la foudre. Saint Silvestre et son clergé enterrent les 
martyrs, et Constantin attaqué de la lèpre, cherche un docteur 
et un évêque de sa religion qui puissent le guérir. Le docteur 
le berne, et s'esquive ; l'évéque lui ordonne de prendre un bain 
de sang d'enfants : on en réunit trois mille ; mais l'empereur 
s'attendrit aux cris de leurs mères, et renonce à sa guérison. 

Alors saint Pierre et saint Paul lui apparaissent, qui lui con- 
seillent de s'adresser au pape Silvestre. Constantin le fait venir ; 
il est baptisé par lui, et c'est l'eau du baptême qui le guérit. 

L'établissement du Christianisme est la récompense de cette 
guérison. 

Nous revenons en Bretagne, où nous retrouvons saint Mériadec, 
non plus au milieu des loups, mais des brigands. 


LB MYSTÈRE CORNIQUB DE SAINT MÉRIÀDEC 15 

Ces brigands dévalisent un marchand et un prêtre de la vicomte 
de Rohan. 

LE COUTE DE ROHAN. 

C^est moi le seigneur de Rohan, 

Un noble comte sans pareil. 

Mériadec qui est mon parent, 

S^en est allé : 

Il a quitté son père et sa mère ; 

Je ne sais plus où il est maintenant ; 

Je suis bien contrarié de son départ. 

UN PREMIER MESSAGER. 

Seigneur comte, puissant seigneur, 
Mériadec est revenu dans le pays ; 
En effet, près de Pontelyne, 
Il passe ses jours en ermite. 

UN PARENT DU COMTE. 

Oui, il est sur la grande montagne ; 
Et là, sans cesse, nuit et jour, 
Absolument seul, il vit (1). 

(Le comte gravit la montagne avec sa suite). 

MÉRUDEC (à part). 

Dieu soit loué ! 

Ma demeure dans ce désert est bien celle d'un ermite. 

Au lieu d'habits de soie. 

Et de pourpre éclatante. 

Ici je porte un vêtement sordide (2). 

Autour de mes reins une ceinture de crin ; 

Je ne bois ni cidre ni vin (3), 

(1) Yma eff in meneth bras ; 
Hag ena prest, nos ha deth, 
Y honen oU eff a veth. 

(2) Lemen me a wesk gueth los. 

(3) Ny eve cydyr na gxoyn. 


16 LB MYSTÈRE CORNIQUE PB SAINT MÉRUDBC 

Ni d'autre boisson que de Peau pure ; 

Et les herbes des ruisseaux 

Sont ma nourriture, à mes repas (1). 

Le comte de Rohan conjure vainement Mériadec de revenir 
dans le monde. 

Sur le refus du saint, il lui demande de lui rendre au moins 
un service : 

Mériadec, je te prie 

De faire une chose pour moi, 

Puisque tu es mon sang (2) : 

II y a beaucoup de brigands dans ce pays ; 

Ils désolent bien des gens ; 

Force-les à s'en aller, 

Puisque ton pouvoir est grand. 

Personne ne peut aller à la foire (3), 

Sans être volé, bien sûr. 

Et perdu, corps et biens. 

Des foires franches, en Bretagne, 

Je pourrais en établir, certes (4) 

Si tu voulais bien m'aider. 

Au sixième jour de juillet 

Aurait lieu la première foire ; 

La seconde au mois d'août certainement. 

Selon mes désirs, 

Au huitième jour ; 

Et la troisième, au mois de septembre ; 

Celle-ci le jour de la fête de Michel. 

Dans la paroisse de Noyai, à tout jamais, 

Les dites foires auraient lieu (5). 


(1) A veth ov bosy thum preggyou. 

(2) Del oys ov goys, 

(3) Ny yl den mones then fer, 

(4) Certen feryou, in Breten^ 
Cafua y fensen, certen, 

(5) An wehea deth in gortheren 

An kynsefeer; 
Han gela veth mya est, certen 


ut MYSTÈRI CORNIQUt DE SAINT MÉRIÀDIC 17 

MÉRIÀDEG. 

Que cela voub soit accordé, 
Conformément à vos désirs ; 
Par la gr&ce de Dieu, et non autrement. 
Les brigands seront expulsés ; 
Plusieurs deviendront meilleurs, 
suis demandent pardon à Dieu. 

Là dessus, le comte de Rohan, tout joyeux, retourne chez lui. 
Mériadec fait descendre le feu du ciel, et les brigands sont 
affolés : 

UN DBS BRIGANDS. 

Âïe 1 Malheur à nous, grands et petits, 

Le bois est tout en feu ! 

Nous sommes réduits en cendres (1). 

LB CHBF DES BRIGANDS. 

Mériadec 1 Mériadec ! 

Puisque tu es un saint puissant, 

Intercède pour nous, . 

Afin que nous ne soyons point brûlés vifs. 

Je serai ton serviteur 

Assurément pour toujours. 

Chacun des brigands l'invoque aussi ; le saint se laisse 
toucher : 

MÉRIADEC. 

Demandez pardon à Jésus. 
Et souvenez-vous de Dieu ; 

Orth ov deser, 

An eithveth deih; 
Han tresse mys guyn gala, 
Da gol Mihdl yu henna. 
In plu Noala neffrea 
An keth feriau ma a velh, 
(1) Out ! g(Miy^ bras a hyen, 
Yma ol an coys gans laen ! 
The lusu ython léskys ' 

TOMB II. 1887 2 


18 ut HTSTÈRI CORNIQUI DB SAINT MÉRUDIC 

Ayez soin de vous confesser, 

Et ne retournez plus au péché ; 

Je vais prier Jésus-Christ pour vous... 

Le bon Dieu fait miséricorde 

 tous ceux qui le supplient. 

Puisque vous vous repentez 

Je vous bénis, 

In nomine Patris et filu 
Et spiritus sancti. Amen / 

(Et il éteint le feu). 

LB COMTE DE ROHAN. 

Rendons grâce à Dieu, 

Et aussi à Mériadec ! 

Désormais riche et pauvre 

Pourront aller à la foire sans crainte : 

Les brigands ont quitté le pays. 

Après la proclamation des trois foires franches accordées au 
bourg de Noyai, la scène passe en Angleterre. 

Leduc de Gornouaille apprenant que saint Mériadec, l'honneur 
de son pays, a été contraint de s'enfuir par le tyran Téudar, 
mai*che contre le prince païen et le tue ; la défaite du mécréant 
est célébrée par des banquets. Ainsi finit la première journée 
du Mystère. 

Au commencement de la seconde journée nous sommes à 
Rome, à la cour de l'empereur Constantin, qui est en train de 
€ parader > {hic pompahit). Il a en effet établi lè Christianisme 
dans ses états, après sa conversion par saint Silvestre. 

Le comte romain Globus, qui est aveugle, se fait conduire à 
l'ermitage de Mériadec, et lui offre de l'or s'il veut lui rendre la 
vue : le saint refuse les présents et guérit le comte pour l'amour 
de Dieu. Un démoniaque et un sourd-muet sont également guéris. 
Sur ces entrefaites l'évoque de Vannes vient à mourir, et tous 
les Bretons, pauvres et riches, veulent avoir Mériadec pour son 
successeur. Le comte de Vannes envoie une ambassade au pape 
Silvestre. Le pape donne une bulle ; on va chercher l'ermite pour 


LB MTSTÈRS CORNIQtm DE SllNT HÉRIÀDIC t9 

lui annoncer la décision papale. Mais il décline l'honneur qu'on 
veut lui faire. * 

Enfin, il se rend, pressé par le comte Globus et par les évêques 
bretons, et conduit à Dol, il est consacré dans l'église de Saint- 
Samson : 

MÉRIÀDEC (en habits d'évéque). 

La dignité qui m^est donnée, 
Me semble une honte plutôt qu'un honneur ; 
Dieu m'est témoin que j'en suis indigne ; 
De joie, en ce monde, je n'en aurai plus ! 

Et il donne son manteau à un pauvre, puis il touche un 
lépreux qui s'éloigne en louant Dieu et le saint de sa guérison. 

Ici se place une scène d'un caractère fort touchant. 

Le fils unique d'une pauvre veuve se rend à la cour de Maxime, 
compagnon du roi Conan Mériadec : 

LB JBUNB HOMME. 

C'est un devoir pour un jeune homme 

De fréquenter les nobles gens, 

Afin d'apprendre ce qui est bon (1) 

Et à devenir vaillant. 

Et à se rendre meilleur (2). 

Ma bonne mère, adieu ! 

LÀ MÈRE. 

Mon fils, que Marie te bénisse ! 

J'aurais été si heureuse que tu fusses resté 

Avec moi à la maison ! 

Marie, mère de la pitié 

Il faut que j'aille te prier 

De nous assister. 


(1) Ena effa deske dadder. 
(S) Uay fo the gutf). 


20 le mystère gornique de saint mbriadbc 

(agenouillée dans l'Église). 

Marie, je n'ai point d'enfants, 
Je n'en ai plus qu'un pour m'aimer ; 
Douce Mane^ prends ses intérêts ; 
Toute ma confiance est dans toi. 

Le roi Maxime accueille favorablement le fils de la pauvre 
veuve et l'emmène à la chasse. Mais'un certain tyran se présente ; 
il attaque, il disperse ou tue les compagnons de Maxime et fait 
prisonnier le jeune homme. 

A cette nouvelle la mère court se jeter aux pieds de la Vierge ; 

Marie, mère et vierge, 

Je t'en supplie, 

Rends-moi mon enfant ! 

Je t'ai toujours fidèlement servie, 

Bonne mère, brise ses chaînes ; 

Si tu le veux, il sera délivré. 

(Et elle attend). 

Cependant le tyran ordonne de mettre à mort le prisonnier ; 
sa mère redouble ses prières : la Vierge demeure insensible ; 
alors folle de douleur : 

Marie, tu ne veux pas m'écouter ! 

Mes cris ne touchent pas ton cœur ; 

Hé bien, ton petit enfant, 

Marie, je vais l'emporter chez moi. 

Oui, ton petit Jésus, va venir avec moi aujourd'hui (1). 

Viens, viens, cher enfant (2). 

Adieu Marie, 

Je ne veux pas t'ennuyer plus longtemps. 

(Et arrachant des bras de sa mère le divin enfant, elle l'em- 
porte) : 

(1) Effa dre gêna hythyu. 

(2) Dus, dus, a vaby I 


LE MYSTÈRE CORNIQUE DE SAINT MBRIÀDEC 21 

Jésus-Christ, ô joie à vous ! 

Comme je vais vous garder tendrement ! 

Oui, comme mon propre enfant ; 

Je vais vous emmailloter dans si beaux langes ! 

Je vais vous mettre dans mon coflret ; 

Là je vous tiendrai bien enfermé. 

Maintenant je suis heureuse ! (1) 

La mère du Sauveur se laisse toucher; avec la permission du 
Christ elle descend dans la prison ; elle délivre le prisonnier et 
le rend à sa mère qui lui rend son Jésus : 

Marie, joie à vous ! 

Marie, à vous mille grâces ! 

Quand vous m'avez rendu mon fils (2). 

Marie prenez votre enfant. 

J'ai été bien téméraire ; 

Je vous prie de me pardonner. 

(Et elle rentre dans l'église de Notre-Dame, avec le petit Jésus 
qu'elle replace dans les bras de la Vierge). 

Après cet épisode attendrissant l'auteur revient à Mériadec, 
qui rend la raison à un fou, se livre à diverses pénitences et est 
nourri par les anges ; puis il retourne encore à Rome, où il nous 
fait assister au combat de deux princes contre un dragon, dont 
l'apparition vengeresse est due à la conversion de Constantin ; 
mais le pape Sylvestre, qu'on a mis aux fers, arrive, délivré par 
saint Pierre, et tue le dragon. Voyant ce miracle, les deux princes, 
qui sont païens, demandent le baptême, et l'on se rend triom- 
phalement au palais du pape. 

Enfin, Mériadec va mourir. Entouré du clergé de son diocèse, 
il rend son âme à Dieu, et elle est reçue par les anges. Evoques, 
comtes, doyens et chanoines, déposent le corps du saint dans 
un tombeau, fait et orné par tous les gens qu'il a guéris, et 1» 
seconde journée se termine par un discours du comte de Vannes, 

(1) Lemen me yu lowenheys ! 

(2) Maria, lowene dis ! 
Maria, dyso mur grays, 

Ov map dim dry pan vryruiê. 


22 LE MYSTÈRE CORNIQUE DE 'SAINT MÉRIADEC 

OÙ, après avoir appelé sur les spectateurs la bénédiction de saint 
Hériadec, de Notre-Dame de Cambronne et des apôtres, il 
congédie Tauditoire par ces mots : 

Nous avons joué de notre mieux 
Cette vie de Mériadec... 


Maintenant que la pièce est finie, 
Buvez tous, je vous en prie, 
Avant de quitter la place (1). 
Sonnez, ménétriers, gaiement ; 
Allons faire un tour de danse. 


Le même appel à la gaieté avait été fait par le duc de Cor- 
nouaille, à la fin de la première journée : 

Avant de vous en aller d*ici, 

Que la paix soit avec vous ! (2) * 

Buvez tous, après le jeux, 

Je vous en prie d^un cœur joyeux. 

Recevez, hommes et femmes, 

La bénédiction de Dieu et de Mériadec, 

La bénédiction de Notre-Dame de Cambronne, 

Sonnez, ménétriers gaillards. 

Que nous dansions gaiement I 

D'où venaient ces inspirations joyeuses? on le sait : une 
chapelle (capetl^a) est indiquée au centre du cirque qui représente 
le théâtre ; elle doit être là toute prête à s'ouvrir, dit l'ordonna- 
teur du jeu. C'est de l'église même de Noyal-Pontivi qu'il s'agit, 
située près du chasteau du Thélem, comme l'appelle une enquête 
de l'an 1479, touchant les droits de la maison de Rohan, lequel 
château a donné son nom, sous la forme de Pontélaine, dénaturée 
en Pontelynê, dans le Mystère, à une famille dont un membre 

(1) Evugh oll, gans an guary, 

Ny a vyn agis pesy 

Kyna moya an plaeth. * 

Ci) Pey9 voar harth myna 09 omma ! 


LE MYSTÈRE GORNIQUE DE SAINT MSRIADBC 23 

figure, en 1437, parmi les châtelains de la vicomte de Rohan. La 
patronne de la paroisse de Pontivi est précisément Notre-Dame 
de la Joie, Causa nostrœ laetitix, comme la qualifie l'Eglise catho- 
lique. En associant la Sainte- Vierge à saint Mériadec, chez nous, 
comme dans la Cornouaille insulaire, le dramaturge a suivi la 
tradition authentique. 

Quant au thème de son mystère, il l'a tiré de la légende ; il 
est fait de pièces de morceaux qu'il a soudés, dialogues, rimes, 
bariolés, illustrés, historiés par personnages. Le fondj)araît sortir 
du légendaire de Tréguier, probablement du xv« siècle; l'histoire 
du pape saint Silvestre et celle du fils de la veuve, la meilleure 
partie de la pièce, se trouvent dans la Legenda aurea de Jacobus 
de Voragine ; cependant l'auteur prétend qu'il la doit au récit 
des miracles de saint Mériadec (ut invenitur in miraculis de 
beato Mereadoco) ; livre inconnu. 

J'ai dit qu'on n'était pas d'accord touchant la chronologie ; M. de 
la Borderie, notre plus grande autorité historique, a lui-même, 
hésité : « On ne peut douter, écrivait-il en 1862, que ce saint 
évêque n'ait vécu vers la fin Ju vu® siècle ou le commencement 
du suivant. > (Annimire hi$t., p. 219). C'était l'opinion d'Albert Le 
Grand ; dom Lobineau le transportait au xiv® siècle ; il se fiait au 
légendaire de Tréguier qui, fixant à l'an 1302 la mort du saint, 
rendait vraisemblable l'intervention d'un vicomte de Rohan, pour 
débarrasser Pontivi des brigands. Mais, si la date de 656, donnée 
par Albert Le Grand, est inacceptable, celle que donne Lobineau 
ne l'est pas moins ; M. de la Borderie rejette aujourd'hui l'une et 
l'autre. En effet, saint Samson, comme archevêque de Dol, n'a 
pas pu consacrer saint Mériadec, l'archevêché n'existant pas de 
son temps, et le siège de Vannes a été occupé par Henri Le Tort, 
de 1287 à 1306. Mais le fait de la consécration de saint Mériadec 
par un archevêque de Dol quelconque, permet de placer l'épis- 
copat du saint entre l'année 848, date de l'érection de l'évêché 
de Dol en archevêché, et l'année 1200, époque de sa suppres- 
sion. U y a, il est vrai, encore de la marge : 352 ans I Cependant 
on peut arriver, selon M. de la Borderie, à une plus grande 
précision : de 848 à 912, pas de place pour Mériadec dans la liste 
des évéques de Vannes, donnée dans le Cartulaire de Redon. De 
910 à 937, dévastation de la Bretagne par les Normands ; en 970, 
le siège épiscopal de Vannes est occupé par Avriscand ; de l'an 


24 LE MYSTÈRB CORNIQUE DE SUNT MÉRlilDEC 

1000 à Tan 1200, liste coraplèto, terminée par Guéthénoc (1197). 
L'espace resté libre pour l'épiscopat de saint Mériadec se trouve 
ainsi réduit à la dernière moitié du x« siècle, et voici la conclu- 
sion de M. de la Borderie : c Certainement de 940 à 1000; trèa 
probablement 951. > 

A l'appui de son ingénieuse hypothèse, il en appelle aux 
paléographes qui auraient pu lire 951 au lieu de 1302, dans le 
manuscrit^ où la date était sans doute donnée en caractères 
romains. Ellaest confirmée par le sarcophage de Noyal-Pontivi, 
dit tombeau de saint Mériadec, qui est carlovingien, selon 
M. Euzenot. Si les brigands qui pillaient le pays étaient des restes 
de l'invasion normande, expulsés par les Rohan, comme le 
suppose M. de la Borderie, la concordance serait encore plus 
remarquable, et l'établissement par eux des trois foires franches 
de Noyai trouverait son explication. 

L'importance de leur concession ne pouvait manquer de 
frapper le dramaturge Cornouaillais. 

Mais quel intérêt les marchands Cornouaillais de Cambronne 
pouvaient-ils prendre à ces foires bretonnes? Il n'en était pas 
de même pour ceux de Noyal-Ponlivi, intéressés au premier chef 
à la liberté et à la sûreté de leur commerce et de leurs chemins. 
On se demande même si la pièce comique n'a pas été jouée 
dans notre Bretagne. Cela ne serait pas impossible : le langage, 
avec quelques modifications dans l'orthographe et le dialecte, 
aurait été entendu chez nous. La place du château de Pontivi, 
dont la chapelle est dédiée à saint Mériadec, comme celle de 
Traoun- Mériadec, en Plougaznou, évêché de Tréguier, aurait 
bien convenu à la représentation du Mystère. 

Quoiqu'il en soit, nous trouvons partout dans la paroisse de 
Pontivi les traces vivantes du saint : si Noyai garde son tom- 
beau, identifié par l'abbé Euzenot, mais hélas I bien délaissé et 
profané, Stival garde son histoire, peinte sur les murs de la 
nef; et le peintre n'a fait que reproduire la partie essentielle de 
la légende historiée par le dramaturge. Sa fontaine elle-même 
coule à deux pas de l'église, et l'on y venait chercher la santé 
ou du moins l'espoir, comme à la fontaine de la chapelle de Cam- 
bronne. 

Il ne tiendrait même qu'à vous, si vous avez l'oreille dure, 
d'entendre, à défaut des bombardes et des binious du mystère 


LE MYSTÈRE CORMQUE DE SAINT MÉRUDEC 25 

comique (hic mimi ludent melodiam) sonner la cloche mer- 
veilleuse qui porte le nom de bonnet de saint Mériadec, Quelque 
dévot reconnaissant y aura gravé les trois vieux mots bretons 
célèbres : Pirturfic isti, qu'on avait cru pouvoir traduire en latin, 
suaviter sona^is es tUj en anglais, sweet-voiced art thou, en 
français, € comme tu sonnes doucement ! » 

Mais il paraît que l'Académie des Inscriptions et son corres- 
pondant, M. Withley Stokes, se sont trompés. Alors, il ne reste- 
rait plus au pauvre traducteur qu'à répéter, avec M. de Saulcy, 
qu'après le plaisir de faire une découverte, il n'y en a pas de 
plus grand que de reconnaître son erreur. 

Pour en finir avec le Mystère si admirablement traduit et 
annoté par M. Stokes, un vrai Zeuss ressuscité, il faudrait repro- 
duire son travail lexicographique et ses obsei:vations 'sur les 
merveilles rhythmiques de la pièce, sans oublier les Corrigenda, 
further corrigenda, et further corrigenda and Addenda, et les 
Additional Notes du savant et consciencieux celtisant : je ne 
puis qu'y renvoyer les vrais philologues de tous les pays, je veux 
dire les disciples de l'illustre maître. 


Hersart de la Villemarqué. 


LES CARDINAUX DE BRETAGNE 


NOTIONS PRÉLIMINAIRES 

Le cardinalat est la première dignité, dans la hiérarchie ecclésias- 
tique, après la souveraineté pontificale. Le titre de cardinal avait 
d'abord été attribué à tous les prêtres et diacres titulaires des paroisses 
et des hôpitaux de Rome. Au commencement du ix^ siècle, les sept 
évêques voisins de cette ville (1) reçurent plus particulièrement le 
nom de cardinaux en qualité de conseillers du Saint-Siège. Deux 
siècles plus tard, en 1059, Nicolas II confia Télection du Souverain 
pontife au collège des cardinaux, et les constitua définitivement dans 
le rang émincnt qu'ils ont occupé jusqu'à ce jour. Pendant longtemps 
le nombre des cardinaux ne fut pas déterminé ; le concile de Bftle 
l'avait porté à vingt-quatre ; Paul IV en ajouta seize ; ensuite Sixte V, 
par une bulle de Tan 1586, fit un dernier règlement à ce sujet d'aj)rès 
lequel le nombre des cardinaux fut fixé à soixante-dix, à l'imitation, 
dit ce pape, des soixante-dix vieillards choisis par Moïse pour com- 
poser la synagogue. Ce nombre se subdivise en trois ordres : six car- 
dinaux évêques, cinquante cardinaux prêtres et quatorze cardinaux 
diacres ; ce qui ne veut pas dire que ceux qui sont revêtus de cette 
dignité soient évêques ou simplement prêtres ou diacres, mais que \% 
pape leur a attribué, en les créant, des titres épiscopaux, des titres 
presbytéraux ou des diaconies. 

Autrefois, d'après une coutume devenue presque une loi, six puis- 
sances catholiques présentaient alternativement à la nomination du 
Souverain pontife un certain nombre de cardinaux, qu'on appelait 
cardinatuv des couronnes (2). Ces puissances étaient l'Autriche, la 

(1) Les évêques d*Ostie, de Porto, d'Albano, de Sabine, de Frascati, de Pales- 
trina et de Sainte-Hufine. Ce dernier évôché n*existe plus. 

(2) Les candidats n'étaient pas toigours et nécessairement les »jyet8 des 


LES CARDINAUX DE BRETAGNE 27 

Pologne, la République de Venise, la France, FEspagneet le Portugal. 
Ce privilège existe encore pour les quatre Etats qui ont survécu aux 
révolutions, mais avec certaines modifications. La France avait compté 
jusqu^à huit, neuf et dix princes de TEglise vivants simultanément ; 
en 1789, il y en avait cinq : les cardinaux de Bernis, de la Rochefou- 
cault, Loménie de Brienne, de Rohan et de Montmorency. Les trois 
premiers étaient morts lorsque Bonaparte rétablit le culte catholique 
et signa le concordat ; le quatrième avait cessé d'être Français, Stras- 
bourg étant devenu allemand ; le dernier était du nombre des évéques 
qui résistèrent au Pape, lors de la demande des démissions. 

Le premier Consul, afin de donner plus de relief à la restauration 
qu'il avait entreprise et, sans doute aussi, pour satisfaire ses vues 
personnelles, voulut avoir des cardinaux, et il en demanda sept pour 
la France. En 1802, des négociations furent entamées avec la cour 
de Rome ; après quelques difficultés, le Pape consentit à accorder 
cinq cardinaux. Mais, comme il n'y avait pas assez de chapeaux pour 
satisfaire à cette promotion, <l on pria, dit M. Thiers dans son Histoire 
€ du Consulat, les cours d'Autriche, d'Espagne et de Portugal de se 
€ prêter à un ajournement de leurs justes prétentions ; te qu'elles 
« firent avec grâce et empressement. » Le f3 janvier 1803, Pie VI 
créa cinq cardinaux pour la France, du nombre desquels était Mgr de 
Boisgelin. Un sixième chapeau fut accordé à la France à l'occasion du 
c3ncordat entre la Cour romaine et Louis XVIU. Enfin le septième 
a été concédé en 1878, et voici en quelle circonstance. Le gouver- 
nement français, connaissant les intentions de Pie IX à l'égard de 
Mgr Pie, évêque de Poitiers, avait proposé la nomination de ce prélat 
simultanément et d'une manière subordonnée à celle de Mgr Dupan- 
loup. Le Souverain Pontife hésita ; Pie IX vint à mourir, l'évêque 
d'Orléans le suivit d'assez près dans la tombe. Lorsque le maréchal 
Mac-Mahon proposa l'archevêque de Toulouse pour le sixième chapeau 
vacant par le décès de S. Emin. le cardinal Saint-Marc, Léon XIII ne 
voulut pas <'élaisser l'évêque de Poitiers, et fit savoir qu'il agréerait 
la proposition du gouvernement, à condition que celui-ci lui présen- 

priiKes présentateurs. Louis de Rohan-Guémené, par exemple, n^ayant pu 
obtenir la pourpre romaine par l'entremise de la cour de France, se fit recom- 
mander auprès du roi de Polo:^ne, auquel il avait rendu service, et qui le pré- 
senta pour le cardinalat. (R. Kerviler, Revue de Bretagne et de Vendée XLix, 
1H.)D6 même, tout cardinal orig^inaire d'un Etat qui a droit de présentation 
n'est pas pour cela cardinal de la couronne. 


2S LES CARDINAUX DK BRET\GNE 

terait en même temps Mgr Pie, en faveur duquel il était disposé à 
accorder à la France un septième chapeau. 

« Partie par déférence pour l^initiafive personnelle de Léon XIII, 
« partie par déférence pour les réclamations des diverses chancelleries 
«: concernant la composition trop italiennne du Sacré-Collège, la pro- 
< position du Pape fut acceptée, à la date du 13 décembre (1878) ; et 
€ le Saint-Père en fut instruit aussitôt par dépêche officielle (1). » 

Le 12 mai de Tannée suivante, Tévêque de Poitiers était créé car- 
dinal, en même temps que Mgr Desprez, et apportait à la France un 
septième chapeau cardinalice. 

Quelques mots encore, avant de passer à la Bretagne, sur les céré- 
monies qui suivent Télection des cardinaux, et sur les insignes dont 
ils sont revêtus. 

Lorsqu^un candidat a obtenu, dans un consistoire secret, le suffrage 
de la plus grande partie des cardinaux, le Souverain pontife proclame 
le nouveau cardinal en consistoire public. Le cardinal patron envoie 
immédiatement chercher ceux qui sont à Rome, pour recevoir la 
barrette rouge ; et, au Consistoire suivant, le Saint-Père leur donne 
le chapeau .-Quant aux absents, le Pape leur envoie la calotte, et ils 
reçoivent la barrette du' chef de TEtat, s'ils ont été présentés par le 
gouvernement ; mais les uns et les autres doivent aller chercher le 
chapeau à Rome. 

Immédiatement après la proclamation d'un cardinal, un garde- 
noble part de Rome, et porte au nouvel élu, avec la lettre du secré- 
taire d'Etat de Sa Sainteté, qui lui fait part de sa promotion^, la calotte 
rpuge, premier insigne de son éminente dignité (2). Un ablégat, accrédité 
auprès du gouvernement comme ministre plénipotentiaire, apporte au 
chef de l'Etat la barrette cardinalice. Au jour et à l'heure indiqués, 
après le serment d'usage prescrit avant la réception de la barrette 
et prêté en présence du nonce apostolique, le cardinal, l'ablégat, le 
garde-noble et leur suite sont conduits par l'introducteur des ambas- 
sadeurs au palais du gouvernement. Là, après une échange de dis- 
cours et la lecture du bref pontifical, le chef de l'Etat place la barrette 
de pourpre sur la tête du cardinal, et l'introducteur met sur ses 
épaules le manteau rouge. Cette cérémonie se termine par les com- 

(1) Lettre de Mgr Pie au marquis de la Rochejacquelein du 7 février 1879. 

(2) Urbain VIII accorda le titre d'Etninence aux cardinaux pour remplacer 
celui d'Illustrissime qu'on leur donnait antérieurement, et ils prennent ce 
titre sitdt après leur élection. 


LSS CARDINAUX DE BRETAGNE 29 

plîments d* usage et la remise aux envoyés pontificaux de quelques 
insignes honorifiques. 

Désormais le cardinal peut revêtir le costume rouge, concédé par 
Paul II, en 1464 ; mais il lui faut aller à Rome pour le prochain con~ 
sistoire, ou au moins dans le cours de Tannée de sa promotion. Le 
Souverain pontife commence par fermer et ouvrir la bouche au nou- 
veau cardinal, c'est-à-dire que, tout en lui reconnaissant le droit de 
si^er aux consistoires et dans les congrégations, il lui interdit d'abord 
d'émettre et de déposer son vote ; puis il lui donne, peu de temps 
après, le droit d'intervenir dans les délibérations et de faire connaître 
.son sentiment. Ensuite, il lui remet l'anneau cardinalice, lui assigne 
un titre et lui donne le chapeau, principal insigne du cardinalat (1). 

L'anneau est une bague d'or ornée d'un saphir, et portant en émail, 
au-dessous de la ligature, l'écusson du pape créateur. Il est le symbole 
de l'union du cardinal à son titre. 

Le titre est l'église que le Souverain Pontife assigne à un cai'dinal 
de l'ordre des prêtres, lors de son premier voyage à Rome. Les églises 
cardinalices sont, après les basiliques, les plus importantes de la Ville 
éternelle, et celles auxquelles se rattachent le souvenir des faits les 
plus intéressants de l'histoire de l'Eglise romaine (2). 

« Le cardinal est évêque dans son titre, il a son trône près de l'autel ; 
€ il y officie pontificalement avec la mitre et la crosse ; il accorde des 
« indulgences aux fidèles qui ont assisté à l'office ; il y exerce, ainsi 
« que dans l'habitation qui en dépend, certains actes de juridiction 
« spécifiés par le droit canonique (3). > 

(1) Régulièrement, le chapeau ne peut être donné que dans un consistoire 
public. A partir de 1870, Pie IX avait supprimé toute remise de chapeau cardi- 
nalice, parce que cette cérémonie nécessitait, d'après les traditions romaines, 
de grandes fêtes et de brillantes réceptions, incompatibles avec la situation 
faite au Saint-Siège dans la ville de Rome ; mais, en 1877, le Saint-Père, esti- 
mant trop nombreuse la liste des cardinaux ainsi créés, résolut de leur donner 
le chapeau en consistoire secret, mais sans aucun apparat ni fête. C'est ainsi 
que le cardinal Saint-Marc, qui n'avait rapporté de son premier voyage, en 
1876^ que Tanneau et le titre, dut retourner à Rome l'année suivante pour y 
recevoir le chapeau. Pie IX le lui donna le 31 décembre 1877^ dans le consis- 
toire secret qu'il présida de son lit. 

(2) Mgr André, dans son Cour$ alphabétique et méthodique de droit canon, 
donne la liste des diocèses suburbicaires gouvernés par les cardinauz*évéques, 
des titres cardinalices conférés aux cardinaux-prêtres, et des diaconies attribuées 
au} cardinaux-diacres. 

(3) Semaine religieuse de Rennes^ xii« année, 346. 


30 LES CiRDINilUX DE BRETAGNE 

Le chapeau accordé aux cardinaux, en 1245, par le pape Innocent IV, 
au concile de Lyon, est le signe caractéristique de la dignité cardina- 
lice. Le Souverain pontife en le mettant sur la tête du nouveau cardinal 
humblement agenouillé à ses pieds, lui dit ces paroles magnifiques et 
très significatives : A la louange de Dieu tout-puissant et pour 
l'ornement du Saint-Siège apostolique, recevez le chapeau rouge, 
insigne spécial de la dignité du cardinalat ; il vous donne à comr- 
prendre que vous devez vous montrer intrépide jusqu'à la mort 
et mêm^e l'effusion du sang, pour l'exaltation de la sainte foi, la 
paix et la tranquillité du peuple chrétien, l'accroissement et la 
prospérité de la sainte Eglise roinaine, 

€ Ce chapeau est en drap rouge, avec doublure de soie analogue et 
cordon de soie rouge à la coiffe. En dessous pendent des fiocchi ou 
effilés de soie rouge sur quatre ou cinq rangs. Primitivement il 
servait aux cavalcades, et les cardinaux le mettaient sur le capuchon 
de la cappa qui leur couvrait la tète, comme on le voit sur les 
anciens tableaux. Maintenant il n'est plus que pour la parade ; aussi 
le fond est-il des plus étroits et des plus bas, au point qu'il est 
impropre à tout usage. A la mort du cardinal, on le dépose à ses 
pieds sur le lit funèbre ; le jour de l'enterrement on l'attache à 
l'extrémité du catafalque, et après la cérémonie on le suspend à la 
voûte, au-dessus de la tombe du défunt dont il rappelle l'éminente 
dignité (1) > ; il y reste ordinairement jusqu'à ce qu'un autre vienne 
le remplacer (2). 

Après ce long préambule qui nous a promené dans l'Europe catho* 
lique et nous a conduit à Rome, rentrons en Bretagne et cherchons-y 
les prélats revêtus de la pourpre qui appartiennent à cette province, à 
quelque titre que ce soit. Je les divise en trois catégories : 


(X) Semaine religieuse de Rennes, xi« année 772. 

(2) Outre ce chapeau pontifical donné par le Pape lui-même, les cardinaux 
ont droit à quatre sortes de chapeaux : le chapeau noir qui ne se distingue de 
celui que portent les ecclésiastiques que par un ruban rouge garni de passe- 
menterie et terminé par des glands d'or ; le chapeau rouge, semblable au pré- 
cédent quant à la forme, mais relevé par des cordonnets d'or et orné d'un 
ruban et de glands également d'or ; le chapeau parasol plat et rond, à larges 
bords, couvert de soie rouge par dessous et de laine rouge par dessus, avec des 
cordons pour le nouer sous le menton ; le chapeau héraldique qui timbre les 
armoiries du cardinal, dont la forme est toute conventioimelle, et qui porta 
quinze houppes rouges de chaque côté de l'écu, se succédant dans cet ordre : 
1. a, 3, 4, 6. 


LES CARDINAUX DE BRETAGNE 31 

1^ les cardinaux bretons. 

2<^ les cardinaux archevêques ou évéques en Bretagne. 

3® les cardinaux abbés ou prieurs en Bretagne. 


CARDINAUX BRETONS 

Dans cette première série je fais entrer, non seulement les cardinaux 
nés en Bretagne, mais aussi ceux qui, par leur famille, appartiennent 
réellement à notre pays. L'ordre dans lequel je les présente correspond 
à la date de leur promotion au cardinalat. 

EVEN, — religieux de Saint-Florent de Saumur, abbé de Saint- 
Helaine et archevêque de Dol, en 1076, était Breton, mais a-t-il été 
véritablement cardinal ? Pierre Frison, dans son Gallia jmrjmrata, 
et Ciaconius le prétendent et ajoutent même qu'il fut créé cardinal 
par- Grégoire VII, du titre de Saint-Silvestre et de Saint-Martin des 
Monts. L*abbé Tresvaux nous en ferait sérieusement douter, si Tins- 
cription tumulaire qu'il a publiée est authentique (1). Les auteurs 
modernes, — B. Hauréau, dans son Gallia christiana, et M. le cha- 
noine Guillotin de Corson,*dans le Fouillé historique de V archevê- 
ché de Rennes, — ne font aucune mention de cette éminente dignité. 
Je passe donc au suivant, sans insister davantage. 

Bernard de Rennes, — originaire de la ville dont il porte le nom, 
dut être élu chanoine sous Pépiscopat de Hamelin, de 1127 à 1141. Il 
se trouve cité parmi les membres du chapitre dans une charte donnée 
par cet évêque pour faire rentrer les religieux de Saint-Melaine en 
possession de l'église de Notre-Dame de Vitré, église disputée par les 
chanoines réguliers à qui Marbode l'avait enlevée à cause de leur con- 
duite scandaleuse. 

Dans un séjour qu'il fit à Rome, Bernard édifia tellement cette ville 
par ses vertus et la grande pureté de sa vie, qu'Eugène III le créa 
cardinal-prêtre du titre de Saint-Clément, en 1150 (2). Jean de Salis- 

<1) L'Eglise de Bretagne, 410. 

(â) Mélangée d'hieloire et d'archéologie^ II, 55. 


32 LES CARDINAUX DE BRETAGNE 

bury parle de lui et d^ son désintéressement en ces termes : c Ber^ 
nardus Romœ degens, in excelsis singulariter hahitavit, excutiens 
manus suas ab omni munere, ut nondum natus sit, cujus aurum 
vel argentum in manxjis acceperit (1). » Dans un obituaire de 
Rennes du commencement du xiv^ siècle, on lit : c Obiit Beimardus, 
prius canonicvs Redonensis, postea Romanœ ecclesiœ presbyter 
cardinalis. > 

Plusieurs auteurs, entre autres : François Duchesne, dans son His- 
toire des carditiaux f ramais, le G al lia purpurata, et Moréri, ont 
confondu Bernard de Rennes aveo un religieux du même nom, du 
monastère de Clairvaux. 

« 

Yves Begaignon, — issu d'une famille noble de la paroisse de 
Plestin, entra d'abord chez les Dominicains de Morlaix, en 1326, puis 
fut choisi pour évêque de Tréguier, vers 1362. Grégoire XI le créa 
cardinal en 1371 ; Tannée suivante, il se démit de son évêché et se 
rendit à Rome, où il exerça les charges de grand pénitencier et d'audi- 
teur de Rote ; il devint évêque de Palestrina, mourut en 1378, et fut 
inhumé à la Minerve, chez les Dominicains. Une note manuscrite de 
1372, citée par Albert Le Grand, porte : « Frater Yvo, aliàs Evenus 
Begaignon, ordinis Prœdicatorum, cardinalis episcopus Prcenes-- 
tinus, mil go cardinalis de Morlaciâ dictus. » 

Hugues de Montrelais, — fils de Renaud de Montreiais et de Marie 
d'Ancenis, chantre et archidiacre de l'Eglise de Nantes, fut élu pour le 
siège de cette ville en 13S4, mais le pape le nomma à Tréguier, et 
trois ans plus tard il fut transféré à Saint-Brieuc. Partisan passionné 
de Charles de Blois, mal vu du duc de Bretagne Jean IV, il se démit de 
son évêché vers 1370 et se rendit à Avignon, près du pape qui le créa, 
le 20 décembre 1375, cardinal-prêtre du titre des Quatre Couronnés, 
puis évêque de Sabine. 11 s'appelait communément le cardinal de 
Bretagne ; il mourut à Avignon le 26 février 1390. 

Guillaume de Montfort, — fils de Raoul et d'Elisabeth de Lohéac, 
naquit à Dinan et fut pourvu de l'évêcbé de Saint-Malo en 1423. 
Martin V le créa cardinal le 9 novembre 1430, dans un consistoire 
secret. En 1432, Eugène IV le reconnut publiquement comme car- 
dinal-prêtre de Sainte-Anastasie. Il se nommait le cardinal de Dinan. 

(1) In PolycraticOf c. 15. 


LBS CARDINAUX DE BRETAGNX 33 

Guillaume de Montfort mourut à Sienne, en Toscane, le 27 septem- 
bre 1432, et fut inhumé chez les Minimes de cette ville. 

Philippe de Coëtquis, — de la maison de Kernegùez, près de 
Morlaix, fut, dit Albert Le Grand, un homme de grand jugement, 
tf*è8 docte et éloquent. Les Italiens rappelaient le coq des prélats de 
France. Evêque de Léon en 1422, puis d'Embrun, archevêque de 
Tours en 1427, il fut ambassadeur à Rome, eo Allemagne et au 
concile de Bâle. A. cette dernière occasion, il fut compris dans la 
troisième création de cardinaux faite .par Tanti-pape Félix V, le 12 
novembre 1440. Il mourut à Tours le 12 juillet de Tannée suivante. 

Jean de Malestroit ou de Ch\teaugiron, — fils de Hervé de Châ- 
teaugiron et de Jeanne de Dol, président de la Chambre des Comptes 
et chancelier de Bretagne, il fut évêque de Saint-Brieuc en 140H, et 
transféré à Nantes,- en 1419. Il mourut dans cette ville le 14 sep- 
tembre 1443, et fut inhumé à Saint-Pierre. Pendant le grand schisme 
d'Occident, Félix V l'avait nommé cardinal du titre de Saint-Onuphre, 
en 1440. 

Alain de Coëtivy, — fils d'Alain III de Coêtivy et de Catherine du 
Chastel, naquit le8 novembre 1407 au vieux manoir de Coêt-Lcstrémeur, 
en Plouneventer. L'un des plus grands personnages de son temps, dit 
l'abbé Guillotin de Corson, il fut pourvu de nombreuses commendes : 
il était archevêque d'Avignon, évoque de Dol, d'Uzès et de Sabine, 
prévôt de Toulouse et de Saint-Martin de Vertou, abbé de Redon, 
prieur de Béré, du Pcrtre, de la Franceulle, de T Abbaye sous-Dol, de 
Brugny, de Cour&ns et de Mortaigne. Nicolas V le nomma cardinal- 
prêtre du titre de Sainte-Praxède, le 20 décembre 1448 ; et il fut géné- 
ralement connu sous le noin de cardinal d'Avignon,' Il mourut à 
Rome le 21 juillet 1474, et fut inhumé à Sainte-Praxède, où se remar- 
que encore son tombeau surmonté de sa statue en marbre blanc. S'il 
fût mort en Bretagne, son corps aurait été déposé dans la collégiale de 
Notre-Dame du Folgoêt, où se voit son cénotaphe, et près de laquelle 
il avait fait ériger le beau calvaire au pied duquel se trouve son effîgie. 
L'abbé Alain Dumoulin, curé de la cathédrale de Quimper au commen- 
cement de ce siècle, met le cardinal de Coêtivy au rang des élus, dans 
son Abrégé de la vie des Saints de Bretagne, 

TOME II, 1887 3 


34 LES CARDINAUX DB BRETAGNE 

Hugues de Coat-Trédrez, — appartenait à la noble maison de 
Coat-Trédrez. Dès 1466, il fut éhi à Tévêché deTréguier qu'il résigna 
dès 1467 en faveur de Christophe du Chastel. L'année suivante il fut 
créé cardinal par Paul H. M. Potier de Courcy place sa mort en 1468, 
Frison nous dit qu'il fut inhumé dans la cathédrale, du côté de Tévangile. 

André d'Espinay, — fils puîné de Richard d'Espinay et de Béatriz 
de Montauban^ naquit à Champeaux, près Vitré. Il fut d'abord prieur 
de Saint-Martin-des-Champs, à Paris, et archevêque d'Arles en 1476. 
Il monta ensuite sur lô siège archiépiscopal de Bordeaux et devint 
primat d'Aquitaine. Le Pape Innocent VIII le créa cardinal -prêtre du 
titre de Saint-Sylvcstre et de Saint-Mçirtin des Monts, le 14 mars 
1489, ce qui le fit appeler, tant qu'il vécut, le cardhial de Bordeaux, 
bien qu'en 1499, il fût devenu archev(i({ne et comte de Lyon. André, 
mort à Paris, au palais des Tournelles, le 10 novembre 1500, fut 
inhumé dans l'église des Célestins, où l'on voyait, ses armes et son 
épitaphe, près de la chapelle d'Orléans. André d'Espinay était neveu 
de Jacques d'Espinay, évèque de Rennes, et frère des évêques de 
Nantes, de Mirepoix, de Laon, de Valence et d'une abbesse de Saint- 
Georges de Rennes. 

Robert Guibé, — fils d'Adenet Guibé et d'Olive Landais, neveu du 
célèbre trésorier de Bretagne, Pierre Landais, naquit à Vitré vers 
1460. D'abord évècjuc de ïréguier, il fut transféré à Rennes en 1S02, 
et créé cardinal-prêtre du titre de Sainte-Anastasie, le 1®** janvier 1506. 
L'année suivante il monta sur le siège (!e Nantes et porta le titre de 
cardinal de Nantes. Il fut, dit Albert Le Grand, perpétuel admi- 
nistrateur de Vévesché de Vannes, par huile du pape, « considé- 
rations carissiinœ in Christo filiœ Annœ, Francorum reginœ et 
Britonwn di^oissœ, )> Il était encore abbé de Saint-Melaine de Rennes, 
de Saint-Méen, de Saint-Gildas de Rhuis et de Saint-Victor de Mar- 
seille, prieur de Ghâteaugiron, de la Trinité de Fougères, de Batz 
et doyen de Fougères. « // fut homme de mérite et docte, dit 
d*Argentré, envoyé en diverses ambassa^tes par le duc dernier, 
François, vers le pape Innocent huictiesme ; assista au Concile 
de Latran, et mourut à Rome Van 1Ôi3, » victime de sa fidé- 
lité aux Souverains pontifes et dépouillé de tous ses bénéfices par 
Louis XII (1). Il fut inhumé dans l'église de Saint-Yves des Bretons, 

(i) Setnaifie religieuse de Rennes, H«« année. 243. 


LES CARDINAUX DB BRETAGNE 35 

OÙ Ton célèbre encore chaque année un service pour le repos de son 
âme. 

Jean Le Veneur, — fils de Philippe et de Marie Blosset, était d'ori- 
gine bretonne, disent les auteurs des Anciens évêchës de Bretagne (1). 
Grand aumônier de France, en 152H, il fut évéque de Lisieux, abbé du 
Mont Saint-Michel en 1524 et de ce chef prieur de Saint-Méloir, abbé 
de Lantenac en 1452. Clément VII, lors de l'entrevue qu'il eut à Mar- 
seille avec le roi de France, créa Jean Le Veneur cardinal-prêtre du 
titre de Saint-Barthélémy de Tlsle, le 5 novembre 1533. Il mourut à 
Rome le 7 août 1543, et fut inhumé dans la cathédrale de Lisieux. 

• 

Louis dTste, — fils d'Hercule, duc de Ferrare, et de Renée de 
France, seconde fille de Louis XII, était par conséquent petit-fils 
d'Anne de Bretagne. C'est pour cette raison et pour mémoire que je 
le place dans cette liste. Né le 25 décembre 1538, créé par Paul III en 
1561 cardinal du titre des Saints Nérée et Achillée, puis de Sainte- 
Lucie, de Saint- Ange et de Sainte-Marie m Via lata, il fut évéque 
de Ferrare et archevêque d'Auch et mourut à Rome le 30 décembre 
1586. Il est connu sous le nom de cardinal de Ferrare, 

Antoine de Créquy, — fils de Jean de Créquy, seigneur de Cana- 
ples, et de Marie d'Acigné, appartient à la Bretagne par sa mère. Il 
fut évéque de Nantes en 1552, et transféré à Amiens en 1561. Sur la 
demande du roi Charles IX, Pie IV le nomma cardinal du titre de 
Saint-Triphon, le 11 mars 1565. Il mourut le 5 juin 1574, et fut 
inhumé dans l'église de l'abbaye de Moreuil, au diocèse d'Amiens. 

Henri de Gondy, — fils d'Albert, duc de Retz, pair et maréchal de 
France, et de Claude-Catherine de Clermont, appartient à la Bretagne 
par la seigneurie de Retz, en Machecoul, dont il portait le nom et que 
sa mère avait reçue par donation de Jean d'Annebaut, son premier 
mari. II fut évéque de Pans, abbé de Buzay, de la Chaume et de 
Sainte-Croix de Quimperlé. Paul V le créa cardinal le 26 mars 1618. 
Henry de Gondy mourut à Béziers le 2 août 1622, et fut inhumé dans 
le tombeau de sa famille, comme son oncle, le cardinal Pierre de Gondy. 


(1) IV. 242. 


36 LBS CARDINAUX Dl BRETAGNE 

Jban-François-Paul de Gondy, — fils de Philippe-Emmaiiuol, 
comte de Joigny, et de Françoise^Marguerite de Silly, naquit à Hoat^ 
mirel, en Brie ; il fut archevêque de Corinthe, premier archevêque de 
Paris, abbé de Buzay, de La Chaume et de Sainte-Croix de Quimperlé. 
Le 19 février 1653, Innocent X le créa cardinal du titre de Sainte- 
Marie de la Minerve. Comme son oncle, il portait le nom de ca/rdmal 
de Retz. Il mourut le 24 août 1679. Rien de plus célèbre que son rôle 
dans les troubles de la Fronde et ses Mémoires sur ces événements. 

Pierre du Cambout de Coislin, — fils de César du Cambout et de 
Marie Séguier, naquit à Paris en 1637. Evêque d^Orléans en 1666, 
commandeur du Saint-Esprit en 1688, il fut créé cardinal-prêtre du 
titre de la Trinité du Mont, au mois de juillet 1697. En 1701, il fut 
nommé grand-aumônier de France, mourut à Versailles le 5 février 
1706, et fut inhumé dans le chœur de la cathédrale d^Orléans, où il 
ne reste nulle trace de son tombeau. 

Armand-Gaston de Rohan-Soubise, — cinquième fils de François 
de Rohan, prince de Soubise, et d'Anne de Rohan-Chabot, naquit le 
14 juin 1674, Coadjuteur de Strasbourg en 1701, il en devint évoque 
le 10 avril 1704. Il fut abbé de Moustier, de Loigny, de la Chaise-Dieu 
et de Saint-Waast d'Arras. Il fut également Landgrave d^Alsace^ prince 
de TEmpire, grand-aumônier de France, commandeur de Tordre du 
Saint-Esprit, Tun des Quarante de TAcadémie française, et membre 
honoraire de F Académie des inscriptions et des belles lettres. Le 
pape Clément XI, sur la nomination du roi, le créa cardinal-prétre du 
titre de la Trinité du Mont, le 18 mai 1712. Il mourut à Paris le 19 
juillet 1749. 

■ 

Armand de Rohan-Ventadour-Soubise, — petit-neveu du précédent, 
fils de Jules-François de Rohan et d^Armande-Julie-Adélaïde de Melun 
de Werchin, né en 1717, fut, comme son oncle, prince du Saint-Em- 
pire, grand-aumônier et académicien. Coadjuteur de Strasbourg en 
1742, il en devint évéque en 1749. Benoît XIV le créa cardinal au 
mois d^avril 1747 ; et pour se distinguer de son grand-oncle^ il prit le 
titre de cardinal de Soubise, Il mourut à Saverne, où se trouvait le 
palais des évéques de Strasbourg, le 28 juin 1756. 

Louis-Constantin de Rohan, — fils de Charles de Rohan, duc de 


LES CARDINAUX DB BRETAGNB 37 

MoatbazoQ et prince de Guémené, et de Charlotte de Gochefilet de 
Vauvineux, naquit à Paris le 24 mai 1697. D'abord chevalier de Malte, 
il fut sacré évêque de Strasbourg le 7 mars 1757. Clément XIII le 
créa cardinal en 1761. Le cardinal de Rohan, ainsi qu'il s'appelait, 
mourut en 1779, après mille traverses, que lui suscita le fameux 
procès du Collier, 

Louis-René de Rohan-Guémené,. Gis d'Hercule Mériadec, duc de 
Montbazon, et de Louise-Gabrielle de Rohan-Soubise, naquit à Paris, 
le 25 septembre 1734. Le 18 mai 1760, il fut sacré évêque inpartibus 
de Canope (1), et devint coadjuteur de Strasbourg, en attendant de 
monter sur le siège de cette ville, en 1779, à la mort de son oncle. 
Abbé de Saint- Waast, de la Chaise-Dieu, ambassadeur à Vienne, 
grand-aumônier de France, membre de l'Académie. Grâce au concours 
du roi de Pologne, il obtint la pourpre romaine en 1778, et se fit 
appeler le cardinal de. Guémené, En 1789, le clergé du bailliage 
d'Haguenau acclama Louis de Rohan comme son député aux Etats ; 
il vota la constitution civile du clergé, mais bientôt il comprit sa 
faute et refusa nettement de l'appliquer dans son diocèse. Pie VI lui 
adressa, le 16 août 1791 , un bref pour le féliciter de son zèle et de son 
activité en cette circonstance. Il se démit de son évêché en 1801, et 
mourut à Ettenheim, le 16 février 1803. 

Jean-db-Dibu-Raymond de Boisgelin de Cugb, — fils de Renaud- 
Gabriel de Boisgelin et de Jeanne du Roscoêt, naquit à Rennes, le 
27 février 1732, d'une ancienne famille de Bretagne. Grand vicaire 
de Pontoise et de Rouen, il devint évêque de Lavaur en 1764, arche- 
vêque d'Aix en 1770, membre de l'Académie en 1776. En 1789, il 
représenta le clergé de la sénéchaussée d'Aix aux Etats-généraux. 
N'ayant pas voulu prêter le serment à la constitution civile du clergé, 
il se réfugia en Angleterre, au mois d'octobre 1792. Rentré en France, 
en 1801, Mgr de Boi$gelin fut nommé l'année suivante à l'archevêché 
de Tours. Le 13 janvier 1803, Pie VII, sur la proposition de Bonaparte, 
le comprit dans la promotion de cardinaux qu'il fit pour la France. 
Grand-officier de la Légion d'honneur en 1804, nommé sénateur par 
les électeurs des Bouches-du-Rhône à la même époque, le cardinal 
de Boisgelin mourut à Angervilliers, près Paris, le 22 août 1804. 

(1) Canope, valgairement Bochir, en Egypte. 


38 LES Cardinaux de Bretagne 

Louis-François de Rohan-Chabot, — né à Paris le 29 février 1788, 
d' Alexandre-Louis- Auguste de Rohan et de N.... de Montmorency, 
fut prince de Léon, duc et pair de France, et se maria à N.. . . de Sérent. 
Il embrassa ensuite l'état ecclésiastique, fut ordonné prêtre en 1822, 
et devint grand vicaire de Paris, archevêque d'Auch en 1828, et de 
Besançon en 1829. Le 5 juillet 1830, Pie VIII le créa cardinal-prêtre 
du titre de la Sainte-Trinité du Mont. Le cardinal de Rohan mourut 
le 8 février 1833. 

Godefroy Brossais-Saint-Marc, — fils de Godefroy Brossais et 
d'Anne-Françoise Couarde, naquit à Rennes le 5 février 1803. Il était 
vicaire-général de Mgr de Lesquen, depuis 1834, lorsque celui-ci le 
demanda comme successeur sur le siège de Rennes. Nommé le 25 fé- 
vrier 1841, il fut sacré le 10 août de la même année. Pie IX, le 3 jan- 
vier 1859, le nomma archevêque de la nouvelle province ecclésiastique 
de Bretagne, et le 17 septembre 1875, il le revêtit de la pourpre ro- 
maine. Le 3 avril 1876, Mgr Saint-Marc reçut, avec Tanneau cardina- 
lice, le titre de cardinal-prêtre de Sainte-Marie-de-la- Victoire (4), et 
le 31 décembre 1877, le Souverain pontife lui donnait le chapeau, qui 
était le dernier insigne de sa haute dignité. 

Son Eminence le cardinal Saint-Marc, mort à Rennes le 26 février 
1878, a été inhumé le 7 mars dans sa métropole, au milieu du 
sanctuaire. Le 19 septembre 1830 et le 6 mai 1834 ont été inaugurés, 
dans l'église de Boiirg-d es-Comptes et dans le transept septentrional 
de la métropole de Rennes, des cénotaphes en Thonneur du premier 
archevêque-cardinal de la Bretagne. 

L'abbé Paul Paris-Jàllobert. 

(A suivre). 


(1) Sainte-Marie ou Noire-Dame de la Victoire fut désignée par Pie VII pour 
remplacer, comme titre cardinalice, S. Mathieu in Marcelana, dont les derniers 
restes avaient disparu lors de l'occupation française, au commencement du siècle. 


ÉTUDES BRETONNES 


PHYSIONOMIE ET MŒURS DE NANTES 


sous 


LA RESTAURATION 


Dans un précédent travail sur les premières années de la Restaura- 
tion à Nantes (1), j^avais promis à mes lecteurs quelques détails 
complémentaires sur les mœurs et la physionomie particulière de 
notre ville à cette- époque, détails qui eussent. alourdi mon récit. Je 
disais alors : — « Ce sera dans une nouvelle gerbe que je les insére- 
rai : celle-là composée en majeure partie de brins de folle-avoine, 
que ne déparera pas, je l'espère du moins, l'intromission par ci, par 
là, de quelques épis de vrai froment, i» — J'ai lieu de craind're hélas ! 
que mes lecteurs ne trouvent mon avoine un peu creuse ; d'autant 
plus que j'ai joint quelquefois mes souvenirs personnels à ceux des 
contemporains (encore nombreux) de cette époque, auxquels j'ai fait 
largement appel. J'étais bien jeune alors, mais les souvenirs des 
enfants, un peu exagérés, n'en sont pas- moins fidèles au fond. Nous 
avons tous passé par là, et quoiq^uc ma barbe soit devenue bien grise 
depuis, j'aime à me persuader qu'on me gardera un peu de cette indul- 
gence qu'on a généralement pour l'enfance. Je compte aussi sur l'in- 
térêt que mes compatriotes portent à tout ce qui regarde leur ville. 
Par cette double raison, j'espère que ces nouveaux Souvenirs ne seront 
pas trop mal accueillis par le lecteur. 

(1) Souvenir» politiques et anecdoliques de Nantes sous la Restauration, 
1885. — Publiés dans ceUe Revue. Tome VII, p. 126-135, 192-203, 297-309 
367-378. 


40 PHYSIONOMIE ET MCCLRS DE NANTES 


1 


Avant d^aborder mon sujet, il me faut revenir de quelques pas en 
arrière pour rappeler ce qu'était Nantes à la fin du siècle dernier (1). 
De grandes fortunes commerciales avaient été faites par nos armateurs 
nantais, tous propriétaires d'importantes habitations aux Iles, à celle 
de Saint-Domingue en particulier, la plus riche de toutes : habitations 
qu'ils exploitaient eux-mêmes sous la dénomination de planteurs. 
Grâce à cette accumulation de richesses, des maisons splendides, de 
nouveaux quartiers même (par exemple, celui de l'île Feydeaù), dé 
beaux monuments publics, comme le Théâtre, l'ancienne Chambre des 
Comptes (devenue la Préfecture), la Bourse, avaient été construits ou 
commencés. 

La Révolution avait arrêté court ce double mouvement commercial 
et architectonique, en ruinant ceux qui lui avaient donné l'essor, sans 
parler d'une fin plus triste qu'elle réservait à plusieurs d'entre eux. 
Devenus pauvres, nos pères ne purent le reprendre, empêchés d'ail- 
leurs qu'ils en étaient par la clôture des mers pendant une durée d'un 
quart de siècle. Le Gouvernement impérial, avec ses guerres inces- 
santes, avait bien d'autres soucis que celui d'embellir nos villes ; il 
acheva chez nous le palais delà Bourse, commencé sous Louis XVI.... 
et ce fut tout. 

Au moment donc où avait éclaté la Révolution, Nantes était resté 
avec de nouveaux quartiers incomplètement reliés aux anciens ; de 
disgracieuses lacunes se voyaient même à chaque pas, entre les mai- 
sons nouvellement édifiées ; seules, les rues Jean-Jacques et Crébillon, 
comprises entre la place Royale et celle du Théâtre, étaient entière- 
ment terminées. L'ancien Jardin des Capucins, ce beau square, connu 
aujourd'hui sous le nom de Cours Cambronne, n'en comptait encore 
que deux et, le croirait-on ? la place même du Théâtre, celle qui reçut 
si justement le nom de Graslin, son créateur, n'était seulement pas 
pavée et ne le fut que longtemps plus tard. 

Dans les autres quartiers, les rues étaient étroites et laides ; toutes, 
vieilles et neuves, étaient sans trottoirs. Faute dî* abattoir public, les 

(1) Voir notre article Nantes avant la f^êvolution^ publié aussi dans cette 
Revtie, en 1884. 


sous LA RSSTâURJLTION 41 

bouchers saignaient au fond de leurs arrières-boutiques les animaux 
destinés à Talimentation ; et le sang, mêlé aux détritus de toutes 
sortes, allait souvent se perdre dans Tunique ruisseau creusé au 
milieu de la rue. Quelques rares réverbères, trop souvent l'objectif 
des pierres lancées par nos ponëces ou poisses (1), les éclairaient 
seuls le soir; car les magasins, avec leurs quinquets mesquins, n'ajou- 
taient que bien peu à cette clarté tout à fait insuffisante. Les bou- 
tiques, même celles de luxe, étaient alors d'une extrême simplicité : 
telles, qu'on citait comme des modèles d'élégance et de goût, paraî- 
traient aujourd'hui bien modestes. 


II 

C'est dans cet état, qui durait depuis vingt-cinq ans (nous en avons 
dit les causes), que la Restauration trouva Nantes. Mais comme, en 
toutes choses, le changement ne se fait pas du jour au lendemain, il 
fallut quelques années pour que l'aspect de la ville et ses habitudes 
pussent se modifier. De là, une division naturelle qui s'impose à 
notre travail : la première partie comprendra la période de 1814 à 
1825, période, on peut dire, de recueillement et d'incubation ; la 
seconde, de 1825 à 1830, période d'expansion et de rayonnement, 
grâce au retour de la fortune publique et privée. 


III 


Quels furent les agents principaux de ce retour? La paix d'abord, et 
le commerce qui en fut la conséquence. J'ai c^it que la guerre mari- 
time et la perte de nos colonies avaient tué tout le commerce de 
Nantes. Tout est peut-être un peu trop dire ; car le commerce a 
la vie dure : il languit parfois, mais comme le phénix, c'est toujours 
pour renaître de ses cendres. Ne pouvant, comme au temps passé, 

(1) Poisses^ nom qui tend à se perdre et qu'on donnait alors aux gamins 
vagabondant sur la rue. Ils s'amusaient à desceller les pavés à l'aide de ron- 
delles de cuir mouillé, qu'ils poissaient sur eux par le vide et qu'ils attiraient 
avec violence. Telle est l'explication de ce mot donnée par les plus célèbres 
linguistes du crû, inclinons-nous devant leur autorité. 


42 PHYSIONOMIE ET MCEURS DE NANTES 

aller s'approvisionner aux lieux de production des denrées coloniales, 
il se transforma. Sous TEmpire, nos négociants (et je ne les en blAme 
pas, au contraire), avaient armé de nombreux corsaires qui allaient 
hardiment enlever aux Anglais les navires revenant chaînés de 
riches cargaisons. Ma mémoire et mon estomac ont conservé un 
reconnaissant souvenir de certains vins de Madère provenant de prises 
anglaises. Il ne fallait rien moins que la bonté exceptionnelle de ce 
généreux vin pour faire oublier à nos pauvres marins la perspective 
trop probable, hélas ! des pontons anglais. Enfin, quand les aventu- 
reux corsaires étarent capturés, nos négociants faisaient encore venir, 
par Pentremise des neutres, le coton, le café et le sucre dont nous ne 
pouvions plus nous passer, malgré le prix àesix francs la livre dont 
on payait le dernier (1). 

Nantes était donc vraiment pauvre à cette époque, et par la force des 
choses on était contraint d'y vivre bien modestement. Pour donner 
une idée de ce qu'était alors la fortune privée, on considérait comme 
un beau parti la jeune fille qui apportait dans sa corbeille de noces 
l'éventualité d'un revenu de mille écus (3000 fr.). 

Veut-on un autre point de repère pour juger de la simplicité 
de vie de nos grands-pères ? Nous le trouvons dans la mesqui- 
nerie des ameublements qui nous restent de cette époque. Plus de 
ces beaux meubles dorés, à pieds recourbés ; plus de ces éclatantes 
porcelaines de Chine ; plus de ces riches tentures de soie du dernier 
siècle: la mode avait ridiculisé tout cela par l'épithète irrévérencieuse 
de rococo. S'inspirant maladroitement des arts grecs et romains, elle 
n'admettait plus que les formes raîdes et droites de la chaise curule ; 
que des porcelaines nues ou tout uniment dorées, et pour tentures que 
de simples rideaux de mousseline ou de calicot, bordés d'affreuses 
franges à glands. 

La toilette, surtout celle des femmes, est aussi un excellent cri- 
térium de l'état des fortunes. Elle était bien modeste dans les étoffes 
qu'elle employait et affectait même des prétentions à la naïveté; 
mais elle se rattrappait de cette simplicité exagérée par l'éclat criard 
des couleurs. Les robes, étriquées dans leurs formes, avaient reçu le 


(1) Les quelques maisons qui avaient beaucoup de ces marchandises eu 
entrepôt subirent de grandes pertes par suite de la paix et de ravilissement du 
prix qui en était la conséquence, mais alors on avait devant soi Tespérance, et 
jamais espérance ne fut mieux justifiée. 


sous LA RXSTACRAnON 43 

nom mérité de fourreaux. Leurs corsages s'arrêtaient au haut 
de la taille, et s'ils étaient d'autre couleur que la jupe, ils prenaient 
les noms de spencers. Au bal, de nombreuses petites boucles de che^ 
veux dissimulaient à peu près tout le front des élégantes, tandis que 
dans la* rue, leurs chapeaux affectaient volontiers la forme niaise du 
chapeau dit à la Paméla ou celle du shacko, à moins que ce ne fût le 
genre gracieux de la capote de cabriolet. 

La coiffure des hommes n'était guère moins tapageuse^ Au lieu de 
la perruque poudrée de l'ancien régime ou des cadenettes du Direc- 
toire, ils portaient leurs cheveux tombant platement sur le front, 
souvent frisés au moyen d'une serviette mouillée qu'on passait 
chaque matin sur leur surface, et de maigres favoris descendaient 
sur les joues. Quant à leur habillement, un chapeau de forme 
tromblon à ailes retroussées, recouvrait leur tête ; le frac à pans 
étriqués, de couleur claire et à boutons d'or avec un collet remontant 
jusqu'au milieu du crâne, avait succédé à l'élégant habita la fran- 
çaise. La cravate se portait blanche ; la chemise à jabotière ; le petit 
gilet court, découvrant largement le pont du pantalon sur lequel tom- 
baient de larges breloques en or ou en cornaline. Le pantalon de 
tricot collont et de couleur claire tendait à se substituer à la culotte» 
courte, dont on voyait encore dans la rue un assez grand nombre de 
' spécimens, mais la culotte comportait toujours le bas de couleur ou 
la botte remontante à retroussis, enduite de cirage à l'œuf. 

La classe ouvrière, elle, avait conservé et conserva longtemps encore 
ses anciens costumes. Je me souviens en particuher de l'imposant 
chapeau à deux cornes, placé en bataille, des maîtres couvreurs et du 
petit tablier en cuir frisé qu'ils portaient pour soutenir leur marteau. 
Quant aux femmes, aux filles de service spécialement, elles adoptaient, 
dès leurs plus jeunes années, pour leur habillement, une étofte d'une 
couleur particulière qu'elles ne changaient plus de toute leur vie (1). 
C'était généralement une indienne coloriée nommée Jouy^ du nom de 
la grande fabrique qui s'était montée, lors de la paix,- pour la confec- 
tionner. Un petit mantelet de camayeu dentelé couvrait leurs épaules 
et, suivant les fonctions qu'elles remplissaient dans le ménage, elles 

/^ 
(1) J'ai connu chez un grand-oncle deux vieilles servantes, Perrotte et 
Ciltetle, qui faisaient partie intégrante de la maison. Toutes deux avaient un 
costume de coupe identique, seulement Tune Tavait de couleur verte et 
l'autre rouge. 


44 PHYSIONOMIE ET MOBURS DE NANTES 

portaient^ comme coiffes, la dormeuse, la dorlote, le serre-tête ou 
Torgueilleux hergot. Le bergot était toutefois l'apanage exclusif des 
cuisinières, à moins que ces dernières ne fussent du pays où Ton fait 
le sel. Les culs-salés (pardon de ce nom un peu cru qui n'écorche 
cependant aucune bouche ni aucune oreille nantaise) conservaient 
leur pittoresqu6 coiffe guérandaise. Les femmes du peuple et les mar- 
chandes de poissons et de coquillages étaient restées fidèles à la vieille 
câline de frise qu'elles portaient par-dessus leurs coiffes. De dessous 
la ca /me s'échappaient généralement deux étages de gros pendants 
d'oreilles ronds, en or, que l'usage avait baptisés du nom significatif 
de coques. 

Comme l'ameublement et la toilette, la table se ressentait de cette 
simplicité générale. Le diner, dont l'heure recula plus tard, avait 
habituellement lieu alors à midi. II ne se composait guère, même 
dans les meilleures maisons, que d'un potage, d'un plat de viande, 
d'un plat de légumes et d'un frugal dessert et le tout servi dans des 
assiettes de faïence blanche. Souvent, à la table de famille, on voyait 
s'asseoir une ouvrière, habituée de la maison, lingère ou couturière, 
qui venait tailler ou repriser les effets d'habillement du ménage. Elle 
prenait sa part de chacun des plats servis sur la table, mais se retirait 
discrètement au moment du dessert (1). 

Et pour être plus modeste que celle d'aujourd'hui, qu'on ne croie 
point que la chair fût plus mauvaise. En l'absence d'un nombreux 
domestique, la cuisinière, comme feu maître Jacques, cumulait sou- 
vent plusieurs emplois. C'était la maîtresse de maison elle-même qui 
allait faire sa provision au marché. Sans parler de l'économie qu'elle 
y trouvait, il n'y avait pas de danger que le boucher, en faisant la roue 
devant elle, lui passât des paquets d'os déguisés sous le ^nom de 
réjouissa7ice ; elle n'achetait jamais non plus un poisson avant de 
l'avoir consciencieusement flairé ; puis, rentrée chez elle, elle ne 
dédaignait pas à l'occasion de mettre la main à la grande œuvre de la 
préparation culinaire, aUssi, quels chefs-d'œuvre d'un goût exquis 
sortaient de ses habiles mains !. L'estomac a la mémoire ordinai- 
rement plus fidèle que le cœur : j'en appelle à celle de tous 

■ 

(1) Cette frugalité dans l'ordinaire se voit encore en Allemagne, ainsi qu'ont 
pu le constater nos pauvres soldats prisonniers, et que me le rapportait ouïe 
jeune lille qui a résidé, comme institutrice, plusieurs années dans une maÎMO 
princière, où le dessert n'apparaissait sur la table qu'aux jours féri^. 


sous LA RESTAURATION 4K 

les étrangers qui ont eu le bonheur de séjourner en notre ville en 
ce temps-là. Où trouvait-on, ailleurs qu*à Nantes, le pot-au-feu avec 
ce goût fin qu^y donne Tabondance des légumes, ou ces fricandeaux 
au jus résumant les qualités spéciales de la cuisine française, qui, 
d'après la doctrine des maîtres, doit toujours être franche de goût, 
blonde et dégraissée (1) ? 

Il faut dire, par exemple, que le vin rouge paraissait généralement peu 
sur la table, réservé qu'il était aux malades et aux personnes déli- 
cates. D'ordinaire, on ne buvait que le petit muscadet du crû, dont 
on laissait vieillir à la cave quelques bouteilles pour les jours où Ton 
mangeait des huîtres 

Je continue la description des habitudes quotidiennes de nos pères. 
Après le dîner, chacun retournait à ses occupations jusqu'à la chute 
du jour. Les hommes mûrs allaient alors faire un tour à leurs cham- 
bres de lecture ; c'est ainsi qu'on appelait, ce que nous nommons 
aujourd'hui cercles ou clubs. Toutes étaient situées dans de modestes 
appartements bourgeois qui ne ressemblaient guère à ceux de nos 
cercles modernes. On n'y recevait qu'un petit nombre de journaux ; 
mais, par contre, on y achetait beaucoup de livres qui étaient conscien- 
cieusement lus, et qui formaient un vrai fond de bibliothèque. 
Outre les salons de lecture, proprement dits, il y en avait d'autres 
dans lesquels, concurremment avec le billard, le tric-trac et les échecs, 
on jouait, en les intéressant par un modeste enjeu, l'écarté et le piquet. 
L'impériale, à cause de son nom et de son origine, avait quelque peu 

(1) On va me prendre pour un gourmand, malgré ma sobriété habituelle, 
mais je ne puis pourtant pas passer sous silence certains produits particuliers 
à notre ville. Sans parler des humbles civelles et des bigorneaux (montée d'an- 
guilles et limaçons de mer), qui ont bien leur mérite, je dois relater les cre- 
vettes (à Nantes, on dit chevrettes), blanches de rivière et ces ej^quises petites 
huîtres de la baie de Bourgneuf, dignes rivales de celles d'Ostende, qu'on pro- 
menait sur le dos d'un cheval par toute la ville au prix de huit sous le 

cent ! Nous avions encore les sardines fraîches du Croisic qu'on appelait sar- 
dines de Bateau par opposition à celles des Sables qui arrivaient en charrettes. 
Quand on les avait mises sur le gril, leur peau s'enlevait tout entière d'un seul 
coup de fourchette. Hélas I les fabricants de conserves ne nous laissent plus 
aujourd'hui que la dernière qualité de ces délicieux petits poissons. Quant aux 
huîtres, frappons-nous' la poitrine, mes frères ! il faut bien le dire, c'est nous, 
nous, les habitants de Nantes, qui avons tué la poule aux oeufs d'or, en dépeu- 
plant irrémédiablement par notre gourmandise, leur patrie, la baie de Bour- 
gneuf. Aussi la Providence nous en a-t-elle punis en les remplaçant par le$ 
huîtres de Portugal, à la coquille rugueuse et au goût cuivré. 


46 PHYSIONOMIE ET MOEURS DE NANTES 

perdu de sa faveur, car nos cercles étaient généralement royalistes, 
à [^exception de celui dit des Jeunes gens, situé sur la Fosse, qui fit 
un si revéche accueil au duc d^Angouléme. Enfin, vers neuf heures, 
on quittait le cercle. Chacun des sociétaires rentrait chez lui prendre 
son souper, puis, à dix heures, tout le inonde se couchait pour se lever 
au point du jour ; ainsi le voulait la bonne tenue d'un ménage. 


IV 


Qu'on n'aille pas s'imaginer que cette simplicité dans le mode de 
vivre excluait l'amour du plaisir, bien au contraire, car le plaisir n'a 
pas de plus grand ennemi qu'un luxe dispendieux. C'était le temps 
par excellence des parties de campagne. On se rendait en société à 
Loquidi ou à la Jonellière, non pour y luncher, comme on le ferait 
aujourd'hui, au Champagne et au foie gras, mais pour y manger, sous 
forme de guillarées ou de casse-museaux trejiipés dans du lait doux, 
le produit des amendes payées par les sociétaires pris sans vert (1). 
C'était encore les promenades en bateau sur la Sèvre ou sur l'Erdre, 
avec refrains chantés en chœur ou séoénades d'instruments à vent. 
On débarquait sous les vieux châtaigniers de la rive, et l'on y dansait 
de joyeuses rondes. Elles n'étaient interrompues que pour jouer aux 
jeux innocents, dont les gages s'acquittaient généralement sur les 
joues des jeunes filles qui, il faut le dire du reste, s'y prêtaient avec 
beaucoup de complaisance. Puis, la nuit venue, on rentrait à la ville, 
pour le souper.... par couples généralement. 

Mais ces bonnes journées ne se terminaient pas là d'ordinaire. Après 
le souper, on se réunissait de nouveau et l'on dansait au son d'un 
instrument quelconque, rarement d'un piano, qui était alors d'un 
trop grand prix pour être affecté à de vulgaires sauteries. Si une jeune 
fille possédait un filet de voix, si mince qu'il fût, elle se serait fait 


(1) Le vert, dont la célébrité a été grande, était l'obligation pour tout membre 
d'une société de plaisir, de porter constamment sur lui la feuille verte d'une 
plante ou d'un arbrisseau désigné par le suffrage général. Pendant toute la 
durée d'un mois, il était tenu d'exhiber cette feuille à la demande de tout co- 
sociétaire qu'il rencontrait, sous peine d'amende. De là le dicton : prendre 
quelqu'un sans vert, c'est-à-dire en faute. 


sous LA RESTAURATION 47 

bien tort en refusant de soupirer la romance du jour (1) avec un 
simple accompagnement de guitare, voire sans accompagnement (2). 
Sur le coup de onze heures, danses et musique s^arrêtaient pou^per^ 
mettre de servir le thé. Ce n'était pas comme aujourd'hui une fade eau 
chaude ; ce thé portait le nom de tkë-poëlon, en raison du vase dans 
lequel il avait bouilli avec des flots de lait. D'autres fois,, le thé" 
poêlon était remplacé par le lait d'avoine (on prononçait d'aveine), 
excellent breuvage, bien à tort délaissé par la mode. Enfin, pour 
remercier les jeunes filles et avoir l'occasion d!acquitter encore quel- 
ques gages en retard, on reprenait les jeux innocents^ et à minuit on 
se séparait gaiement, tout disposé à recommencer. 

Que les plaisirs de la classe aisée ne nous fassent pas oublier ceux 
du peuple. La dive bouteille a été de tout temps et longtemps encore 
restera pour lui le premier de tous. Ce n'était pas du lait doux, 
comme nos pères, qu'il allait savourer à la campagne, mais du vin, 
la boisson nationale par excellence. Le dimanche (le lundi n'était pas 
encore démise) on voyait des bandes d'ouvriers s'échapper de la ville, 
accompagnés souvent de leurs femmes et de leurs enfants, pour se 
diriger du côté des barrières, où le vin, n'ayant pas de droits à payer, 
était naturellement moins cher. Entre toutes, la Ville-en-Bois, en 
Chantenay, avait conquis une préférence bien marquée, mais aussi 
quel Eden, que cette bonne station, où toutes les maisons étaient des 
cabarets ! On y jouait aux quilles, à la boule, non sans arroser les 
parties d'un nombre fort respectable de chopines ; aussi, le soir, quand 
on rencontrait sur sa route un brave garçon quelque peu titubant et 
chantant la gloire, ce thème favori des ivrognes : Encore un qui revient 


(1) Ah ! les romances'troubcùiour, romances qui avaient bercé mon enfance, 
quel souvenir enchanteur elles avaient laissé dans mon cœur ! Quelques années 
plus tard, pour mon malheur, hélaâ ! j*achetai sur la place Ëretagne (ces 
gémonies de toutes les gloires), quatre kilogrammes de ces fameuses roman- 
ces, au prix de dix sous le kilo I Avec quelle tendresse j'emportai chez moi ce 
trésor, je laisse à le penser, car j'avais Tespoir de révolutionner, grâce à lui, le 
goût moderne, perverti par Wagner et tous les ennemis de la mélodie. Hélas I 
je le découvris, à ma grande déception, la plupart de ces airs que je tenais en 
haute estime étaient aussi plats que les paroles en étaient écœurantes. 

(2) Je connais une vénérable grand'mère qui, à Tépoque de sa belle jeunesse, 
fut contrainte de monter debout sur un tabouret pour chanter sans accompa- 
gnement, au milieu d'un salon, la romance Fleuve du Toge, alors dans toute sa 
nouveauté. Quelle jeune fille de nos jours, en semblable circonstance, oserait 
affronter une épreuve aussi redoutable ? 


48 PHYSIONOMIE ET MOEURS DR NANTES 

de la Ville-en-Bois, — disait-on, et l'on se rangeait avec indulgence 
pour lui faire un plus large passage. 

La mode est aux chansons populaires. C'est donc le cas de rappeler 
la chanson de la Ville-en-Bois, dont le sel, par trop gaulois, ne nous 
permet de citer que les deux premiers couplets : 

Est-il un lieu plus agréable 
Que celui de la Ville-en-Bois ? 
On y rencojitre maints grivois 
Buvant assis, le ventre à table. 
Ces messieurs boivent tout leur saoul 
Du petit vin blanc à six sous. 

Avec leur souper dans leur poche, 
Marchant à l'aide d'un bâton,. 
Cette saus-dents, ce vieux grison, 
Vont encore faire bamboche. 
Bacchus leur promet au retour 
Quelque doux souvenir d*amour. 


De tous ces plaisirs, cependant, le plus en faveur était la musique. 
En tout temps, elle a été en grand honneur à Nantes, mais je doute 
qu'elle Tait jamais été autant que dans les dernières années de FEm- 
pire ou les premières de la Restauration. Si en raison de son prix 
élevé, nous l'avons dit, lé piano n'était étudié que par un petit nombre 
de jeunes filles, beaucoup d'entre elles (par coquetterie peut-être) 
pratiquaient la harpe qui faisait valoir la beauté du buste, des bras et 
même du pied. La plupart se contentaient de la guitare, instrument 
peu difficile et.... économique. Le goût des jeunes gens se portait de 
préférence vers les instruments à vent (si dédaignés aujourd'hui), par 
la raison qu'ils se prêtaient mieux que ceux à cordes aux sérénades 
en plein air. Sous le nom de rnusique d'harmonie, tout opéra était 
arrangé (dérangé conviendrait peut-être mieux), souvent par le com- 
positeur lui-même, pour deux clarinettes, deux cors, et deux bassons. 
Aujourd'hui nous trouverions ces arrangements tout à fait insuffi- 
sants, au point de vue des basses surtout, mais alors on n'était pas 
aussi difficile. 


sous LA RESTAURATION 49 

Oh I que de charmes offraient les belles nuits dé printemps ou d'été, 
pour aller, comme à Sévîlle, donner des sérénades aux gentilles dan- 
seuses de la saison hivernale ! La sérénade était absolument de 
rigueur pour honorer un ami qui disait adieu à la vie de garçon. 
Fendant le repas de noces, la bande des musiciens venait sMnstaller 
sous ses fenêtres, et au dessert il était d'usage qu'on les priât de 
monter pour s'unir à la famille et boire à la prospérité des jeunes 
époux. 

Après 1815, des chanteurs tyroliens eurent un succès de vogue 
avec leui*s airs à battements répétés sur les tons les plus élevés de la 
voix de tète. Ils firent école, et parmi leurs disciples, les frères Guil- 
lemé, Boitard, et autres, 'acquirent une grande réputation. Les La, la, 
i, tou ne réussirent pas cependant à détrôner la musique d'harmonie 
(qui mourut d'une façon plus pitoyable), et ne furent qu'une nouvelle 
richesse ajoutée à celles que nous possédions déjà. 

Dois-je dire la triste fin de ces beaux concerts en plein air? Oui, 
puisque c'est de l'histoire locale. Un soir, que les six exécutants de 
rigueur venaient de donner une sérénade sur la Fosse, ils se virent en- 
tourés par une troupe nombreuse d'hommes à figures peu rassurantes 
qui les engagèrent à les suivre... sous une forme impérative. Résister 
était impossible en présence du nombre, et faire appel à la police était 
bien inutile à une époque où l'on disait d'une chose mal faite : c C'est 
comme la police de Nantes. » Ils grimpent donc avec leur escorte une 
de ces raîdes petites rues qui descendent sur la Fosse, et s'arrêtent 
avec elle en face d'une maison qui s'ouvre avec empressement devant 
eux. Ils se trouvent là en présence d'un équipage de négriers fraî- 
chement débarqués, qui s'ébattait avec quelques beautés chères au 
matelot : 

— € Vous allez nous faire danser, leur dit-on. » — Les pauvres 
musiciens, plus morts que vifs, prirent leurs instruments et, puisqu'il 
le fallait, entamèrent une contredanse d'un ton à porter le diable en 
terre. Dès la première figure, un hourrah formidable les rassura sur les 
intentions qu'on avait à leur égard, mais, à la fin du quadrille, la joie 
était devenue du délire. Danseurs et danseuses se les arrachaient, on 
les embrassait, ou les forçait de trinquer. Après un si cordial accueil, 
pouvaient-ils décemment se refuser à jouer à nouveau ? Heureux d'en 
être quittes à si bon compte et mis en gaieté par l'originalité de la 
situation, nos jeunes gens commencèrent avec plus d'entrain le second 
quadrille. Cette fois, l'enthousiasme ne connut plus de bornes et ce 

TOME II, 1887. 4 


su PHYSIONOMU ET MOEURS DB NANTBS 

ne fut qu'après les serments les plus solennels d'un prompt retour, 
que les harmonistes furent rendus à la liberté. Quoiqu'ils se fussent 
bien promis le secret sur cette aventure, peu glorieuse pour eux, ils 

étaient six et je ne sais comment le bruit en transpira. Faute donc 

de sécurité pour ses sérénades, la pauvre musique d'harmonie mourut 
pour ne plus se relever. Hélas !... 

Mais en dehors des salons particuliers et de la rue, la musique, soit 
symphonique soit vocale, trouvait un temple spécial et hospitalier 
sur la place du Pilori, dans les grands salons du père Rivière, impor- 
tateur à Nantes de la célèbre méthode de chant dite du Méloplaste (1). 
Méritait-il, ce brave père Rivière, ce renom de grand professeur, 
qu'on se plaisait à lui accorder ? Je serais tenté d'en douter d'après 
deux de ses élèves que j'ai connus. Le premier prétendait qu'il lui 
avait brisé une voix, que je le soupçonne un peu de n'avoir jamais 
possédée. Quand au second (une femme), si elle en avait une bien 
douce pour ses enfants (et j'en parle en connaissance de cause), cette 
voix, faute d'avoir été assouplie, était aussi rude qu'elle était puissante. 

Quoiqu'il en soit, le père Rivière donnait chaque année, par abon- 
nement, un certain nombre de concerts, auxquels était conviée l'élite 
de la ville. Les amateurs y exécutaient des ouvertures, quelques sym- 
phonies de Haydn, et les plus forts d'entre eux abordaient bravement 
le classique concerto sur leurs instruments, tant à cordes qu'à vent. De 
leur côté, pris d'une noble émulation et délaissant l'humble romance 
de salon, les chanteurs et chanteuses se lançaient dans les grands 
morceaux d'opéras. Mon père m'avait parlé souvent des succès qu'y 
obtenait une de ses cousines. M"® Boutet, devenue plus tard M™« Lour- 
mand. Jeune et de figure éminemment sympathique, sans être jolie 
elle possédait le charme et justifiait son gracieux nom d^ Aimée. Elle 
avait de plus une magnifique voix que, malgré tous ses efforts, le 
terrible Méloplaste n'avait pu réussir encore à briser. A quelque 
soixante ans de là, j'eus un jour Pidée de lui parler de ses anciens 
triomphes. À ce souvenir, sa bonne figure s'illumina d'un radieux 
sourire, et je la revis telle qu'elle avait dû être dans sa jeunesse : — 
(L Vous me rendez bien heureuse, me dit-elle, en me serrant la main 
après quelques instants de silence. C'était tout au plus si j'avais seize 
ans lorsque je débutai chez M. Rivière. J'étais bien intimidée, je vous 
assure, quand je montai sur l'estrade, en voyant tous les regards 

(1) Cette méthode n'est autre que celle de MM. Galin, Chevé et Paris. 


soos Là restauration 81 

braqués sar moi. Je devais chanter le fameux dlrd^ Œdipe à Colonne : 

m Dieu, ce n'est pas pour moi que ma voix tous implore » 

A p^ae avais-je ouvert la bouche que je perdis complètement cons- 
cience de mon être. Il paraît cependant que je ne chantai pas trop 
mal (au goût de mes auditeurs, du moins), car je fus soudain réveillée 
par une clameur, un bruit formidable. Ouvrant les yeux, je vis la 
salle entière debout et des centaines de mains qui m'applaudissaient 
À tout rompre. Mes jambes, à ce moment, ployèrent sous moi, et je 
serais tombée si je n'avais été soutenue par le bon père Rivière, qui 
pleurait d'émotion en me serrant affectueusement la main. > 


VI 

En raison d'un tel amour pour la musique, on pourrait croire 
que le théAtre, et en particulier le thé&tre lyrique, devait faire de 
brillantes affaires. Il n'en était rien. Nos pères, je l'ai dit, n'étaient 
pas riches, et les places, môme debout au parterre, coûtaient relati- 
vement assez cher. Comme de nos jours, les directeurs, sauf quelques 
rares exceptions, étaient voués traditionnellement à la faillite. Ce n'était 
pas pourtant les appointements qu'ils donnaient à leurs artistes qui 
pouvaient les ruiner, car pendant trente années que l'acteur Joseph 
tint l'emploi de ténor (quelle fraîcheur de voix il devait avoir à la 
fin de sa carrière !), il se contentait de cent louis (2,400 fr.) par an. 
 ce prix, il cumulait les emplois de fort ténor, de ténor d'opéra- 
comique, et au besoin de grande utilité, car il se vantait d'avoir 
rempli tous les rOles dans la Caravane du Caire, à la seule excep- 
tion, disait-il avec regret, de \9l jambe droite de devant du cha^ 
meau. C'était aussi le beau temps de M'^® Pelet, que nous avons vue 
s'éteindre de nos jours dans les pratiques d'une haute piété. Elle 
tenait avec un grand succès le rôle si passionné de Julia, dans la 
Vestale, La Vestale me rappelle aussi le vieux Calcina, si remar- 
quable par la longueur de son nez fleuri : Calcina, l'imposant chef des 
soldats romains et de tous les guerriers qui leur ont succédé pendant 
fespace de cinquante ans ; Calcina enfin, que le public ne voyait 
jamais entrer en scène sans l'honorer d'un c bravo. Calcina ! > 
applaudissement qui allait jusqu'au fond du cœur du vieil artiste I 


52 PHYSIONOMIE .£T MgEURS fiZ NANTES 


VII 

Si les jours ordinaires du théâtre étaient peu brillants, il n'en allait 
pas de jQén)« quand des artistes de renom venaient dans nôtre ville. 
La rareté de leurs visites en faisait événement, une révolution dans 
163 habitudes nantaises ; c'était Tobjet de toutes les conversations, 
et de longues heures avant l'ouverture des portes, une interminable 
queue se formait à l'entrée de la salle de spectacle. J'ai ouï souvent 
raconter la façon ingénieuse dont s'y prit un père de Camille, non 
moins soucieux des intérêts de sa bourse que de ceux de l'art, pour 
faire voir Talma à ses filles sans bourse délier. Gomme elles le sollici- 
taient de les mener au spectacle, affirmant, non sans raison, qu'elles 
étaient peut-être les seules jeunes filles de leur âge qui ne l'eussent 
pas vu, le bon père consentit à la fin à combler leurs vœux. Vêtues 
pour la circonstance de leurs plus frais atours et de leurs robes des 
dimanches, elles prirent joyeusement avec lui le chemin de la place 
Graslin. Tout-à-coup un mouvement s'y produit: c'est le grand artiste 
qui sort de l'hôtel de France, où il était descendu, pour se rendre 
au théâtre... — c Examinez-le bien, mes enfants, leur dit le père, 
en se portant vivement à sa rencontre, car c'est lui, c'est Talma 1 9 
— Puis quand elles lui demandèrent à prendre les billets d'entrée : — 
€ Â quoi bon, leur dit-il d'un air faussement naïf, puisqu'à présent 
vous pouvez assurer à tous, sans mentir, que vous avez vu Talma ? > 


VIII 

Je ne serais pas complet, si après avoir aussi minutieusement décrit 
que je l'ai fait les habitudes extérieures de mes compatriotes, pendant 
cette même époque, je n'essayais de faire pénétrer quelques instants 
mon lecteur dans leur for intérieur. 

Il faut reconnaître que les mœurs étaient un peu dures. Rude avait 
été l'éducation que l'ancien régime donnait à la jeunesse, et cette 
rudesse n^avait pu que s'accroître par le spectacle des horreurs de la 
Révolution ou par les guerres incessantes dont elle était le témoin. 
Elevés dans l'idée de voir un jour leur vie trax>chée sur les champs 
de bataille, les jeunes hommes n'avaient pas eu le temps de s'accom- 
moder aux molles habitudes de la paix. Us reciierchaient le danger et 


sous L\ RESTAURATION 53 

le bravaient avec une insouciance qui eût été héroïque, si elle n^avait 
été insensée. Certains se faisaient un jeu de descendre à cheval les 
deux volées de marche du cours Saint-Pierre, ou bien, lorsque la Loire 
charriait des glaçons, d'autres, plus téméraires, s^amusaient à patiner 
sur la crête, unie par le givre, des parapets des quais, au risque de 
se briser les membres en tombant du côté de la chaussée ou de se 
noyer au milieu des glaces si la chute avait lieu du côté du fleuve. 

Mais, où la jeunesse se dépensait avec le plus de passion, vraisem- 
blablement par un reste inassouvi d'habitudes belliqueuses, c'était 
le duel, surtout quand la politique s'en mêlait ; l'on sait comme elle 
est habile à fourrer son nez partout, nous en avons parlé dans un 
autre travail (1). Nulle géographie ne m'a bien indiqué les régions où 
l'harmonie a jadis régné sur la terre ; à Nantes, les frontières de son 
empire ne dépassaient guère les Salons du Méloplaste. On se battait 
donc, on conspirait même un peu partout, tout cela concurremment 
avec les parties de vert, les jeux innocents, et les bonnes soirées de 
ihé^poëlon. 

Une autre caractéristique de cette époque était la simplicité dans 
les habitudes de la vie usuelle. Au risque de faire faire la grimace 
à quelques-uns de mes concitoyens, devenus millionnaires et grands 
seigneurs par la grâce de Dieu ou la supériorité de leur intelli- 
gence (si une dette envers Dieu pèse d'un poids trop lourd sur leur 
cœur), il faut bien reconnaître que la vie de nos pères, à quelque rang 
qu'ils appartinssent, était celle de très minces bourgeois. S'il était 
besoin d'une goutte d'huile pour adoucir cette légère égratignure faite 
à leur amour-propre, je leur dirais que cette condition vient d'être 
naguère singulièrement relevée. La Providence s'était plu à combler 
un de ses enfants de ses dons les plus rares ; elle n'avait oublié qu'une 
chose : c'était de le faire naître Rohan ou Montmorency. En homme 
d'écrit qu'il était, il s'en consola. Il fit mieux ; chaque fois qu'il mon- 
tait au Capitole, je veux dire à la tribune qui était le sien, il remerciait 
les dieux avec elTusion de l'avoir fait naître petit bourgeois. Pourquoi 
aurions-nous plus d'amour^propre que n'en avait M. Thiers ? 

Francis Lkruyri. 


(i) Voir, dans la Revue de Bretagne et de Vendée de 1885, Souvenin politi- 
queê et aneedoliquea de Nàntôê eaus la Rôstaurationj tome VII^ p. 126-135, 
19M0S, 997-309, 367-378. 


BEAUX-ARTS 


NOS ARTISTES 

BRETONS KT VKNDÉENS 

A roccaslon du Salon de 1887 


II 

Nos artistes ont choisi le mois des fleurs pour nous inviter 
à visiter leur exposition aux Champs-Elysées. A droite et à 
gauche des massifs de fleurs, et cette longue perspective de 
fraîche verdure, de maronniers aux épis blancs, qui conduit 
Tœil jusqu'à l'Arc de triomphe debout sur lé bleu transparent 
du ciel. Douce harmonie des couleurs qui, par les yeux char- 
més, séduit rame. Au dehors, la nature fond, unit les nuances 
les plus vives ; en entrant au Salon, au contraire, on est un 
peu étourdi par une réunion de peintures qui ne s'harmoni- 
sent pas toujours, même à la manière de ces décorations 
violentes du Japon, que relie le choix des tons, des fonds de 
laque et de vermillon. 

Il y a du désordre dans les impressions. Ce n'est plus le 
Salon, comme au xviii« siècle, alors qu'une salle du Louvre, 
du Palais des rois, réunissait quelques œuvres choisies de 
Wateau, de Chardin, de Greuze, de Quentin de la Tour. 
Aimable époque d'un art trop facile, mais si français. Nos 
mères le protégeaient, elles flront sa fortune et ceUes des 
philosophes. Qu'elles ont payé cher leur générosité et leur 
sensibilité ! Mais elles surent mourir l 

Aux Champs-Elysées, tous ces efforts sans but, sans direc- 
tion, tous ces sujets de tableaux sans signiflcation précise, 
fatiguent l'attention. Qu'importe ? on a plaisir à faire son 
choix : choisir, n'est-ce pas l'œuvre du penseur et de l'artiste, 
le plus délicat des plaisirs, la raison des amitiés durables, et 


NOS ARTISTES BRETONS ET VENDÉENS 55 

Ton a ses amis au Salon, sans qu'il soit nécessaire d'avoir vu 
l'homme, que laisse deviner l'artiste ? 

Qu'on me permette de marquer les traits caractéristiques 
du Salon de 1887, pris dans son ensemble, avant de m'occuper 
de nos artistes bretons ou vendéens. 

La sculpture, le portrait, le paysage maintiennent leur 
supériorité. Les portraits de Af"« Mary et de Robert G., par 
M. J. Lefebvre, sont d'une exécution achevée. Le garçonnet, 
•d'une douzaine d'années, debout, entoure d'un geste protec- 
teur sa jeune sœur assise. Ces figures d'enfant, gracieuses non 
sans fierté, sont d'une finesse exquise, et l'ensemble lumineux, 
d'une parfaite élégance. 

Deux petits portraits peints du sculpteur P. Dubois à qui 
nous devons le tombeau de Lamoricière à Nantes, ont toutes 
les qualités de vie, de sincérité, de modelé et de couleur qui 
caractérisent ce maître portraitiste. 

C'est dans le portrait sur le vif que semble le plus à l'aise le 
goût français, simple, naturel, analytique, un peu grave, même 
dans le rire, tel qu'il se révèle déjà dans le sentiment, sinon 
dans la manière de notre plus ancien portraitiste, Clouet dit 
Jehannet. Nous retrouvons chez nos maîtres contemporains 
toutes les qualités de notre portraiture nationale aux xvi® et 
xvii® siècles : la vérité, la candeur de physionomie, l'accent 
profond d'individualité des crayons d'un Dumoustier, d'un 
Nanteuil, jusqu'aux pastels de Quentin de la Tour. 

L'art du portrait est tout français : « au xvi« siècle (écrit 
un savant critique, J. Niel), grâce à nos artistes patriotes, 
ta portraiture résista d'une manière visible à l'invasion et à 
la domination de la peinture italienne. Force est d'admettre 
qu'au moment où l'Italie et le Primatice nous transformaient, 
violemment et nous imposaient la grande manière, le portrait 
continua à se montrer dans ses qualités nationales avec sa 
naïveté, sa finesse, son originalité propres. On dirait que né 
de la miniature des manuscrits, qui fut notre premier genre de 
peinture, que poli par ce délicat labeur, que tout frais éclos 
de ces fines images, il devait garder plus longtemps chez nous 
l'ingénuité de son origine, sa manière et sa couleur natives. 
Aussi, toujours vrai de nature en dépit de la conquête étran- 
gère, le vit-on fleurir à la Cour en face de la grande peinture 


56 NOS ARTISTBS BRETONS ET VENDÉIINS 

qui s'y était triomphalement implantée, et glisser avec hon- 
neur ses petits cadres dans les pompeuses décorations de 
Fontainebleau et du Louvre. » 

Ces aptitudes nous semblent toutes naturelles à la probité bre- 
tonne, et nous les retrouvons dans les portraits de M. Delau- 
nay, qui malheureusement n'a pas exposé cette année. 

En sculpture, voici de M. Falguière une Diane, qui n'a de la 
chaste déesse que l'arc qu'elle vient de bander, mais ce marbre 
d'une beauté toute moderne est frémissant de vie, d'une exé-. 
cution incomparable. De M. Chapu, feu Monseigneur Dupan- 
loup, couché sur sa tombe et le modèle en plâtre d'un guerrier 
superbe le Courage, une des figures qui composeront le monu- 
ment. La statue en marbre et ce modèle disent à quelle 
grandeur dans la simplicité et le calme peut s'élever notre 
sculpture française. 

La peinture d'histoire a fait des efforts considérables, les 
grandes toiles sont nombreuses qui évoquent les souvenirs 
glorieux et voudraient faire vibrer la fibre patriotique. Ces 
habiles ouvriers manquent de l'esprit généralisateur qui peut 
coordonner puissamment, mais sans pédanterie, comme l'a 
fait Delacroix, les parties d'un vaste ensemble. Ils manquent 
de la foi qui réveille les énergies, victimes des influences d'un 
milieu sceptique, énervé, plus souvent blagueur que spirituel ; 
ils entendent mal la voix inspirée qui crie dans le bas-relief 
de Rude, à la face de l'Arc de triomphe, le chant du départ. 

M. Puvis de Chavannes est le premier de nos idéalistes ; ses 
nobles qualités d'invention poétique, nous les retrouvons dans 
le carton de la décoration destinée à l'hémicycle de la nou- 
velle Sorbonne. Au centre, l'antique Sorbonne assise, debout, 
l'Eloquence ; la jeunesse et la vieillesse s'abreuvent aux sour- 
ces du savoir. A gauche, la Philosophie et l'Histoire ; à droite, 
les Sciences, les Muses, la Minéralogie, etc. Le talent incom- 
plet de M. P. de Chavannes se rencontre assez bien ici avec le 
savoir incomplet de notre moderne Aima pareiis. Pauvres en- 
fants 1 avons-nous passé des heures assez tristes dans les 
tortures morales, intellectuelles et physiques que cette maus- 
sade personne inflige à lajeunesse française. Le peintre s'inspire 
directement de l'antique, partout le nu ou de classiques dra- 
peries ; le labeur sera grand de mettre d'ensemble ces formes 


NOS ARTISTBS BRETONS BT VENDÉENS 57 

héroïques, de dessiner savamment pieds, mains, raccourcis. 
Nous admirons beaucoup le maître, mais nous craignons que 
l'esprit Sorbonnesque ne le conseille mal. Ayez donc du cœur 
avec des gens qui citassent de la maison de saint Louis et de 
Richelieu la faculté de théologie catholique, et gardent celle 
de théologie protestante. Faites donc de l'art dans cet hôtel 
de la frappe mécanique, au coin banal du bachot des intelli- 
gences de tous les petits bourgeois français. La meilleure 
figure de la vaste composition de M. Puvis de Chavannes 
représente la philosophie spiritualiste, c'est une femme drapée 
que l'on pourrait prendre pour la religion, mais en Sorbonne 
on n'en a plus. 

' M. F. Flameng expose la d^écoration peinte de l'escalier de 
la même Sorbonne : saint Louis et Robert de Sorbon ; Abélard 
enseigne sur la montagne sainte Geneviève, le prieur Jean 
Heynlin est imprimeur. On comprend que des normaliens 
n'aient pas hésité entre Abélard et ses adversaires saint 
Bernard et Guillaume de Ghampéaux. Des fresques mêmes 
sont plus colorées que la peinture de M. Flameng. La plupart 
des figures nous présentent le dos ; le peintre nous parait 
peu convaincu ; il a cherché le caractère dans l'abus des 
détails archaïques, costumes, architecture, accessoires . et 
réminiscences. 

M. Cormon dit aux Français d'espérer, il nous appelle au 
retour des Vainqueurs de Salamine, Au fond, la flotte nom- 
breuse ; sur le premier plan, des jeunes filles accourent au- 
devant des vainqueurs. Le style n'est pas à la hauteur de 
l'invention ; cette troupe de belles filles joyeuses ressemble 
trop à un corps de ballet. 

Jeanne d'Arc a inspiré plusieurs tableaux! celui de M. Scher- 
rer, la Pucelle victorieuse rentre à Orléans, la population 
Vacclame, nous semble le meilleur. 

Le naturalisme enfin a conservé ses positions, la physiolo- 
gie, la médecine l'attirent. Après les scènes de la misère, 
quelquefois émouvantes de l'année dernière, voici les clini- 
ques, le cadavre et l'épileptique. Il faut trouver l'émotion 
dans ces portraits photographiés de professeurs et d'internes, 
dans la femme déshabillée, le sujet à dissection et à disserta- 
tipns. 


58 NOS ARTISTES BRETONS ET VENDÉENS 

M. Gervex représente le docteur Péan, instruisant ses 
élèves sur une femme anesthésiée, à demie-nue. 

M. Brouillet place le docteur Charcot debout, faisant ses 
expériences, à la Salpêtrière, sur une pauvre épileptique ; le 
savant soutient dans ses bras la jeune femme en corset, devant 
une nombreuse assistance où l'artiste a su grouper des nota- 
bilités appartenant au monde, à la littérature, à la science : 
Au premier plan, M. Jules Claretie et M. Naquet ; plus loin, 
MM. Paul Arène et Burty, les docteurs Ferré et Bourne- 
ville, etc., etc. Tous ces portraits sont de grandeur naturelle. 

Mais ces grandes peintures sont froides, d'un effet pénible. 
Le caractère n'en est relevé ni par le sentiment et l'imagina- 
tion, comme dans La Leçon d'anatomie de Rembrandt, ni par 
le choix et l'arrangement, l'exécution consciencieuse et sa- 
vante, comme dans les réunions de portraits de citoyens par 
Hais et les Hollandais. 

Les artistes et les poètes ont-ils grand profit à demander 
l'inspiration à la science médicale ? L'aiguille de cette der- 
nière commence à s'affoler. L'humanité ne peut se passer de 
foi, les incrédules ont avidement cherché la satisfaction de 
ce Ti)esoin, comme au xviii« siècle, dans les névroses et l'hypno- 
tisme ; déjà l'extraordinaire, l'inexplicable les fait tomber 
dans un mysticisme étrange, et les plus compétents avouent 
qu'ils ne savent plus rien. L'art doit s'élever au-dessus des 
maladies de la matière. 

Quittons les murs froids de l'hôpital, les odeurs de clinique, 
nous irons poétiser sur les bords de l'Océan, y respirer les 
parfums balsamiques qui embaument l'âme. Un peintre breton 
va nous conduire. M. A. Guillou, de Concarneau, expose deux 
bonnes peintures, le Berceau du mousse montre une jolie 
pêcheuse de crevettes à Concarneau : la jeune mère, avant 
d'aller à son travail, dépose soigneusement son marmot sur un 
lit de varech ; la composition est charmante et colorée. Une 
grande toile. L'arrivée du pardon de Sainte-Anne de Fouesnant, 
est une des meilleures peintures du Salon : des bateaux rem- 
plis de jeunes filles vêtues de blanc et de bleu, arrivent à la 
suite les uns des autres ; les voiles brunes des embarcations, 
les bannières de couleur de cette procession se détachent, 
d'une manière toute pittoresque, sur un ciel clair et sur la 


NOS ARTISTES BRBTONS ET VENDÉENS 59 

mer teintée des dernières roses du matin. L'effet est gracieux, 
la peinture habile et franche. 

M. Luminais, de Nantes, le peintre bien connu des person- 
nages celtiques, a peint dans Sauvetage, deux grandes acadé- 
mies, un marin rapportant le corps d*un noyé, celui-ci en 
caleçon de bain ; les dimensions de ce tableau de genre nous 
paraissent exagérées. Nous lui préférons le petit tableau, 
Un ami blessé : un beau coursier a été blessé à la jambe, et 
pendant que le maître, un guerrier franc, puise de l'eau dans 
son casque et soigne son ami, une jeune femme, aux longues^ 
tresses, caresse et baise le noble animal. On retrouve dans 
cette composition les qualités originales qui ont fondé la légi- 
time réputation de M. Luminais. 

Sans gîte, de M. Bellet, né à Chateaubriand^ représente une 
fillette et sa grande sœur en antes sur le pavé de Paris. Cette 
scène de misère est touchante, peinte avec relief et facilité, 
La physionomie colorée de l'enfant est sympathique. Nous 
souhaitons une nouvelle récompense à ce jeune peintre, dont 
les travaux furent remarqués à la dernière exposition de 
Nantes. Le musée de Morlaix acheta de lui une jolie idylle. 

M. Lansyer, né à l'Isle-Bouin, a quitté les plages ensoleil- 
lées et les vagues bleues. Cette année, il se consacre à un 
travail de conservation, il nous donne les portraits de monu- 
ments parisiens menacés par les entreprises des constructeurs 
contemporains, ou ruinés par la barbarie de notre nouvelle 
civilisation. Ces représentations sont d'une parfaite exacti- 
tude : voici la cour de la Sorbonne avec son triple étage et 
sa belle église à coupole, telle que Richelieu, proviseur de la 
Sorbonne de 1629 à 1642, la fit construire sur les plans de 
l'architecte, J. Lemercier ; puis, les ruines de la grande salle 
de la Cour des Comptes du palais du quai d'Orsay, et les 
ruines encore du château de Saint-Cloud, cet admirable spé- 
cimen d'une architecture royalement française. 

De M. Le Sénéchal de Kerdréoret, né à Hennebont, une 
vigoureuse peinture, d'un beau relief : le Fïambard 487, au 
radoub. Le navire hors de l'eau occupe toute la toile ; les 
radoubeurs, dominés par les vastes proportions de la machine 
noire et jaune, besognent sous sa coque. 

Nous retrouvons M. Toulmouche, de Nantes, avec ses qua- 


60 NOS ARTISTES BRETONS ET VENDÉENS 

lités â*ingéûiosité, d'élégance féminine et de joliesse dans son 
petit tableau : Une sultane parisienne. Cette jolie femme, assise 
dans un riche intérieur, est travestie en grecque moderne : 
burnous blanc de satin, fez rouge orné de sequins d'or. 

M. Tillier, né à La Boupère, expose le portrait de Mademoir 
selle J. L.y peinture large et colorée, d'un sentiment distingué. 

De M. Vail, né à Saint- Malo, une grande figure triste mais 
attachante : La Veuve. Cette pauvre femme de pécheur tra- 
verse la plage sombre, traînant par la main son malheureux 
enfant. 

M. Douillard, de Nantes, continue ses travaux de grande 
peinture religieuse. Cette année, son carton : Mater Redemp- 
toris, est la préparation de la peinture qu'il destine à la cha- 
pelle des Dames de Marie Réparatrice à Nantes. La Vierge 
est assise au milieu de la composition, portant l'Enfant Jésus. 
La tète est d'un dessin large et grave sans banalité. La mère 
semble prévoir ce que lui coûtera le rachat de l'humanité. 
Une volée de grands anges aux 'ailes déployées encadre le 
Sauveur et Marie ; à droite et à gauche, des théories de 
Saints, debout, dans le style de Flandrin. Ce sont des apôtres 
et dos martyrs, des rois, des évêques et des vierges, saint 
Pierre, saint Louis, sainte Geneviève. Le caractère général 
de cette composition est le calme, l'élévation de la pensée, la 
piété avec les préoccupations d'un dessin correct. Nous nous 
retrouvons avec M. Douillard dans un monde idéal dont nou9 
a complètement détourné le naturalisme contemporain. 

Notre contrée et son histoire ont, comme toujours, inspiré 
des artistes de talent et des œuvres de mérite. Le Pardon de 
M. Dagnan-Bouveret est d'une vérité parfaite .: ces paysans 
du Finistère, ces mendiants implorant la pitié avec des cris 
lamentables, sont l'exactitude même, et cette peinture est 
une des plus habiles du Salon, quant à l'exécution. Avec 
M. Bernier, point n'est besoin de sortir de son cabinet pour 
ressentir les fortes impressions des champs bretons, si on est 
l'heureux possesseur de la Clairière ou de la Matinée en Ere- 
tagne, — Le pinceau de M. Berteaux a répandu de la terreur 
dans cette nuit noire, à travers laquelle s'enfuit toute une 
population, hommes et bêtes, après la déroute de Savenay, 
en 1793. — Et ces vieux Brctorw révoltés de Fouesnant en 1782 


NOS ARTI6TB8 8RBT0NS CT VINDÉENS 61 

que la garde nationale ramène à Quimper, par M. J. Girardet, 
sont énergiques et intéressants. Le Charette d'e M. Bloch, 
Combat de la Guyannière, 27 pluviôse anlV, arrête l'attention : 
le général, blessé à la tête, se tient debout dans une fière atti- 
tude, il commande les trente-deux fidèles qui lui sont restés. 
La scène se passe devant l'église, la composition est excel- 
lente, le désespoir de ces Bretons dramatique. 

Nous avons regretté de ne point retrouver cette année au 
Salon M. Luzeau-Brochard, né à Cholet; ce jeune artiste peint 
avec conscience dans un sentiment élevé nos moines persé- 
cutés. Il avait deux bons tableaux à la dernière exposition 
de Nantes ; nous comptons sur lui pour l'année 4)rochaine. 

Le sculpteur Valentin travaille dans son atelier au marbre 
de la statue de saint Yves, que Monseigneur Bouché destine 
à la cathédrale de Tréguier. Saint Yves, sentant sa fin appro- 
cher, s'était fait coucher sur la terre ; c'est le moment que 
l'artiste a choisi, deux anges soutiennent la pierre sur laquelle 
repose la tête du saint, un lion est couché à ses pieds, la main 
gauche tient un livre. 

La tête est belle, pieuse, très expressive, d'une exécution 
particulièrement soignée. Les draperies peut-être un peu 
saillantes, sont bien disposées. Cette œuvre fait honneur au 
sculpteur et au goût du prélat qui a choisi l'artiste. 

Au Salon de sculpture, M. Astruc, d'Angers, expose un 
Hamlet se traînant à terre et épiant sa mère dans la scène 
des comédiens, celui-ci se cache et dissimule sa curiosité der- 
rière un éventail. La statue est bien construite, le statuaire 
aurait pu mettre plus d'anxiété et aussi d'originalité sur le 
masque de l'étrange prince de Danemarck. 

Il y a de la piété et de l'innocence dans la figure de fillette 
que Mademoiselle Casini, de Dinan, appelle VAngelns. Le 
buste en marbre de M. Chemellier, d'Angers, est aristocrati- 
que, d'un bon modelé ; le cou qui supporte cette jolie tête, 
les blanches épaules sortent élégants des draperies. La Diane 
chasseresBe, de M. Denécheau, d'Angers, n'est pas sans mérite, 
le sculpteur qui a cherché le style Louis XV, eût pu étudier 
avec profit pour la souplesse la figure de la jeune duchesse 
de Bourgogne on Diane, par Antoine Coysevox. Le portrait à 
cheval, petites dimensions, d'une élégante amazone, par M. le 


62 NOS ARTISTES BRITONS KT VKNBÉBNS 

comte G. de Ruillé, d'Angers, est fort agréable, le cheval bien 
vu, d'une allure vraie. 

La grande statue de plâtre de Joachim du Bellay, par 
M. Léofanti, de Rennes, mérite d'arrêter l'attention. Le jeune 
poète de la pléiade, 

« Divin Bellay, 

Oy ton Ronsard, qui sanglote et lamente, 
Pâle, agité des flots de la tourmente. 

est debout, costume xvi* siècle, méditant, un livre à la main. 
La tête est Jjelle, fine et pensive. Peut-être le nu, sous les 
détails du vêtement, demanderait-il à être .mieux compris, plus 
solide. Avec ce plâtre on est en droit d'attendre un beau 
marbre. 

Dans son atelier, M. Caravaniez, de Saint-Nazaire, conduit 
avec ardeur ce grand travail du monument d'Auray, à la 
mémoire de Monseigneur le comte de Chambord. La statue 
du roi, à genoux, d'une parfaite ressemblance, revêtu du 
grand manteau fleurdelisé, les deux statues de sainte Gene- 
viève, debout, priant sur deux brajiches en croix, et de 
Bayard, dans une flère attitude, casque en tête, les mains 
croisées sur le glaive, attendent d'être fondues en bronze. Le 
jeune sculpteur s'occupe maintenant de donner la vie aux 
deux figures de Jeanne d'Arc et de du Guesclin. On voit 
combien est français et patriotique le sentiment qui anime 
les souscripteurs et l'artiste qui élèvent ce beau monument. 

Nous avons encore vu dans l'atelier de M. Caravaniez une 
excellente figure de la patronne des Bretons, de sainte Anne ; 
cette statue, don d'une généreuse Quintinaise, est destinée à 
la chapelle de Sainte- Anne, dans la nouvelle église de Quintin. 
La sainte a une physionomie expressive ; revêtue de draperies, 
belles dans leur simplicité, elle tient d'une main le bâton 
pastoral, de l'autre elle appelle les bénédictions du Oiel sur 
ses Bretons. Cette statue est grave et pieuse, d'un sentiment 
élevé, sans aucune banalité dans l'exécution. 


0. MOUROUX. 


LA CHASSE AUX VANDALES 


I 


Saint Gohard 
et la crypte de la cathédrale de nantes 

Le 24 juin 843, dans la matinée, — il y a de cela bientôt 
dix siècles et demi — la ville de Nantes fut surprise par les 
pirates normands. Lorsque ces brigands y pénétrèrent, une 
grande partie de la population était déjà dans la cathédrale, 
occupée à célébrer la fête de saint Jean-Baptiste ; le reste 
des habitants s*y réfugia en toute hâte pour échapper au fer 
des bandits. On barricada les portes de l'édifice ; les Nor- 
mands les enfoncèrent, brisèrent les fenêtres, envahirent le 
temple de toutes parts et se mirent, avec la stupide furie 
qui leur était propre, à massacrer cette foule sans défense. 
L'évêque de Nantes, Gunhard chantait la messe ; impassible, 
il continua le divin sacrifice, redoublant Tardeur de sa prière, 
exhortant son peuple à mourir courageusement, chrétienne- 
ment, jusqu'au moment où, levant les mains au ciel en chantant 
Sursum corda ! lui-même à son tour tomba sous les coups des 
bêtes féroces. 

L'image sanglante de ce pontife, se faisant massacrer sur 
l'autel au milieu de ses ouailles en présentant à-Dieu l'âme de 
son peuple, laissa une forte et radieuse empreinte dans la 
mémoire des hommes. Gunhard — que l'on appelle aujour- 
d'hui Gohard — non seulement fut sacré saint et martyr ; il 
reçut de plus le titre glorieux et touchant de « père des 
Nantais, pater Nannetensium. » Aujourd'hui encore, le sou- 
venir de son dévouement et de son sacrifice, son nom et 
son culte, sont toujours vivants, chéris, toujours populaires 
à Nantes. 


64 Là chasse aux yandalss 

C'est pourquoi les contempteurs de nos monuments antiques, 

— appelons-les de leur nom dont ils rougissent — les vandales, 
qui ont juré la destruction ou tout au moins V enterrement an 
plus ancien monument religieux de toute la Bretagne, la belle 
crypte du x« siècle si heureusement retrouvée dans le nou- 
veau chœur de la cathédrale de Nantes, — c'est pourquoi ils 
s'acharnent à prouver qu'entre cette crypte et saint Gohard 
il n'y a rien de commun. 

Nous allons voir. 

La secte des misocryptes (1) nous crie d'un air de triomphe : 

— Saint Gohard n'a point été martyrisé dans la crypte (2) ! — 
Vraiment nous nous en doutions : la crypte datant seulement 
de la fin du x« siècle et la mort de saint Oohard du milieu 
du ixs il est facile de deviner que le lieu de ce martyre ne put 
être une construction qui n'existait pas encore. Pour démon- 
trer cette lapalissade et pour enfoncer cette porte ouverte, 
les misocryptes ont fait jouer toute leur érudition : autant 
de perdu. Car la question n'est pas là. 

La question, c'est que, pendant tout le moyen-âge et jus- 
qu'au xviii® siècle, le seul lieu de la cathédrale de Nantes où 
est demeuré attaché le souvenir de saint Gohard, le seul lieu 
où s'est pratiqué le culte de saint Gohard, le seul lieu où est 
restée exposée à la vénération des Nantais une relique insigne 
de saint Gohard et du terrible massacre de 843, — c'est la 
crypte. 

Transféré de très bonne heure à Angers, le corps de saint 
Gohard y demeura conservé en entier, sauf quelques par- 
celles, dans l'église collégiale de Saint-Pierre. Nantes possédait 
néanmoins plusieurs souvenirs matériels de ce généreux pas- 
teur : d'abord le calice et la chasuble dont il s'était servi 
pour son suprême sacrifice ; nos misocryptes ne mentionnent 
que cela, cependant il y avait autre chose, comme l'atteste un 
témoin oculaire, le P. Albert Legrand, qui en 1687 écrivait : 

« Ils ont à Nantes, au trésor de l'église cathédrale, un chef 
d'argent dans lequel est enchâssé l'os du col de ce saint martyr, 

(1) Ennemis de la crypte, du grec pdoç, haine, et xpuimj, crypte. Celte 
expression est plus juste que celle de cryptophobes^ employée jusqu'à présent ; 
c'est pourquoi je risque ce néologisme. 

(2) Voir Semaine religieuse du diocèse de Nantes du 25 juin 1887, p. 604-605. 


^ J 


LA CHASSE AUX VANDALfCS 65 

le chasuTDle dont il disoit la messe quand il fut égorgé, et ils 
montrent une chapelle souterraine, où se void la pierre de V autel 
sur lequel il célébroit la messe (i), y> 

, — Mais cette chapelle souterraine, disent les misocryptes, 
on ne sait où elle était. 

En vérité ? Pourtant le langage d'Albert Legrand, entendu 
dans son sens naturel, montre assez qu'elle devait faire partie 
de la cathédrale ; et dans une église du moyen-âge, il n'y avait 

— c'est bien connu — d'autre chapelle souterraine que la 
crypte absidale placée sous le chœur et se prolongeant plus ou 
moins vers l'Ouest. Impossible d'en trouver d'autres sous la 
cathédrale de Nantes. 

Mais si l'on veut chicaner, nous ayons réponse. Voici ce que 
dit Pierre Biré — en 1637 aussi, comme le P. Albert, — à propos 
de la basilique gallo-romaine d'où provenait (selon lui) la 
célèbre inscription DEO VOLIANO, trouvée en 1580 dans les 
murs de Nantes, tout près de la cathédrale : 

« Notre palais de Volianus très assurément estoit basti et 
situé droitement vers la porte de la ville, au lieu auquel est 
à présent la chapelle ou grotte de saint Gohard, et sur cette 
grotte (qui jadis pouvoit estre le vieil et premier temple dudit 
Volianus) les Romains ârent construire ce beau temple, qui 
puis après fut, à la poursuite de saint Félix, voiié et dédié au 
service de Dieu sous l'invocation des bienheureux apostres saint 
Pierre et saint Paul (2). » 

Ecartant les hypothèses plus ou moins sérieuses de Pierre 
Biré sur le temple de ] Volianus, il résulte clairement de ce 
texte que la « chapelle ou grotte de saint Gohard » était sous 
la cathédrale de Nantes, puisque — tout le monde en convient 

— bien que cette église ait été plusieurs fois reconstruite 
depuis saint Félix, elle a toujours gardé, sinon les mêmes 
dimensions, du moins le même emplacement, le même axe. 
Or, dans une cathédrale du moyen-âge, nous le répétons, par- 
ticulièrement dans celle de Nantes, il n'y eut jamais d'autre 
chapelle souterraine que la crypte absidale. 


(1) Vies des Saints de Bretagne, 1" édit. p. 163-161, 3« édit. p. 233. 

(2) Episémasie^ Nantes, Sébastien de Hucqueville, 1637, édit. orig., p. 79 
réimpression de 1882, p. 86-87. 

TOMB II, 1887. 5 


66 LA CHASSE AUX VANDALES 

Enfin nous avons un témoignage de notre siècle, qui s'appli- 
que directement, incontestablement, à la crypte exhumée, à 
demi-ruinée, que nous avons sous les yeux. C'est le mémoire 
descriptif de M. Athénas sur la cathédrale de Nantes, écrit 
en 1820. 

Cette crypte, on le sait, se compose de deux parties : une 
partie centrale figurant en quelque sorte le chœur de l'église 
supérieure, et autour, une galerie représentant le collatéral 
du chœur. En 1733, le chapitre de Nantes découronna de ses 
Toutes et combla toute la partie centrale de la crypte, et une 
portion de son collatéral (vers le Nord) ; mais en 1820, il res- 
tait encore de ce collatéral plusieurs travées (trois au moins) 
couronnées de leurs voi^Jes, et que l'on pouvait visiter. 
M. Athénas les décrit ainsi : 

a En avançant dans ce souterrain, on voit sur la droite 
des portiques correspondant à chaque voûte en arc de cloître ; 
ils donnaient communication avec la partie souterraine du 
chœur, qui est comblée, et qui devait être également supportée 
par des colonnes. Cette suite de portiques et de galeries n'est 
praticable que dans les trois premiers (1). Les gens attachés 
au service manuel de la cathédrale la désignent aux étrangers 
sous le nom de Cave Saint-Gohard. Cette galerie, comme celle 
qui existe au-dessus, suit la partie circulaire du chœur (2). » 

Ici plus de place pour le doute, pas même pour la chicane : 
la Cave Saint-Gohard, c'est notre crypte. Impossible aussi de 
contester que cette Cave Saint-Gohard^ « la chapelle ou grotte 
de Saint-Gohard » de Pierre Biré, et « la chapelle souterraine 
où se voit (dit Albert Legrand) la pierre de Vautel de saint 
Gohard, » sont une seule et même chose — toujours la crypte. 

Donc, pendant tout le moyen-âge et jusqu'à la profanation 
inqualifiable perpétrée en 1733, la pierre d'autel teinte en 843 
du sang précieux de saint Gohard a été conservée dans la crypte 
pour y être vénérée par les fidèles ; la crypte a été pendant 
tout ce temps « la chapelle de saint Gohard, > c'est-à-dire un 
sanctuaire, et le seul dans la cathédrale, exclusivement con- 


(1) Les trois premières travées. 

(2) Archives curieuses de la ville de Nantes^ publiées par Verger, t. II (iS38>, 
coL 296. 


LA CHASSE AUX VANDALES • 67 

sacré au culte du saint, le seul où Ton soit venu invoquer 
son nom, honorer son sacrifice et sa mémoire. 

Dira-t-on encore maintenant que « le souvenir de saint 
« Gohard n'appartient aucunement à la crypte. » 
C'est précisément le contraire du vrai. 
Et — après ce qui vient d'être démontré — replonger dans 
la nuit et dans la poussière, dans le silence et dans le mépris 
le sanctuaire traditionnel de saint Gohard, ce serait pis que du 
vandalisme et qu'une profanation ordinaire. Ce mépris d'un 
lieu consacré pendant huit siècles par la présence* du sang 
d'un martyr et par les milliers d'hommages populaires versés 
devant cette sainte relique ; ce dédain pour le souvenir de 
tout un peuple victime de l'affreux massacre de 843, ce serait 
une insulte grave aux traditions religieuses, au sentiment 
populaire et patriotique de la ville de Nantes. 

Il y avait encore beaucoup à dire, notamment sur la ques- 
tion de savoir en quel lieu de la cathédrale fut tué saint 
Gohard ; le texte invoqué par les misocryptes a en cette ma- 
tière une bien faible autorité ; il est très possible de soutenir, 
au moins à titre de conjecture, que l'évêque périt dans la 
crypte primitive, c'est-à-dire sur l'emplacement de la crypte 
actuelle. 

Cela et autre chose, nous le gardons pour en parler au 
Croisic où le Congrès Breton ouvrira, le 19 septembre prochain, 
sa session annuelle. 

L'an dernier, l'Association Bretonne traita la question de 
la crypte de Nantes et émit un vœu formel pour sa restaura- 
tion. Ce vœu fut incriminé.... parce qu'il avait été émis à 
Pontivi !.... 

Cette année, on n'aura plus ce grief, le Congrès siégera 
tout près de Nantes. Les misocryptes sont prévenus, ils y 
pourront facilement venir défendre leur thèse. Ils y trouve- 
ront un accueil courtois, une discussion sérieuse, des adver- 
saires fermes dans leurs convictions mûrement raisonnées, 
mais qui s'estimeraient heureux d'arriver à une entente et 
de découvrir un terrain de conciliation. 


Arthur de la Borderie. 


68 « LA CHASSE AUX VANBALIS 


II 


Vitraux de Malestroit. — Porje de Bécherel — 

Château de Rustéphan. 

Les vandales ! de nos jours surtout, c'est un gibier qui 
foisonne... Il y en a de tout poil, de toute plume et de toute 
robe. — Passons à une autre catégorie, — la catégorie 
municipale. L'automne dernier, à propos de la Porte-Prison 
de Vannes, j'ai déjà eu affaire î\ cotte tribu vandalique, je 
puis vous assurer qu'elle est jolie. Oh ! messieurs les maires 
surtout, comme le suffrage universel nous les donne, si prêts 
(la plupart) à poser en pachas ridicules, avec tels et tels d'entre 
eux quels attelages on ferait I (1) Pour l'instant, si vous le 
voulez, nous allons coupler ensemble le maire de Malestroit 
(Morbihaïf) et celui de Bécherel (lUe-et-Vilaine) : les deux 
font la paire. D'autant que tous.deux — sympathie touchante ! 
— viennent de s'acharner sur doux monuments, qui l'un 
comme l'autre rappelaient la même et la plus illustre époque 
de l'histoire de Bretagne, la guerre de Blois et de Montfort. 

Depuis que Malestroit couché au fond do sa vallée regarde 
paresseusement couler les flots de l'Out, un seul événement 
célèbre, appartenant à l'histoire générale de la Bretagne et 
do la France, a eu pour théâtre cette petite ville. 

En janvier 1343 le roi d'Angleterre Edouard III assiégeait 
Vannes en personne. En personne le roi de France Philippe de 
Valois, avec 40,000 hommes, était à Ploërmel at poussait son 
armée sur Edouard. Les avant-postes se touchaient, un choc 
était imminent, une bataille sanglante, décisive, probable- 
ment une boucherie, comme furent plus tard Crécy et Poitiers. 
Mais le 19 janvier 1343, dans la petite église du prieuré de la 
Magdeleine de Malestroit, les doux rois se rencontrèrent et, 
grâce à l'intervention de deux légats du pape, ils signèrent 

(1) Inutile de dire que tout ceci ne s'applique point à la majorité des maires, 
mais à une minorité trop nombreuse. 


LA CHASSE AUX VANDALES 69 

là une trêve de quatre ans, qui rendit pour quelque temps la 
paix à la France et modifia fortement, surtout en Bretagne, 
le cours des événements. 

L'humble église qui a vu ce grand fait historique subsiste 
encore et renferme des parties fort anciennes. Elle est, ou 
plutôt elle était ornée de vitraux de couleur, dont un archéo- 
logue fort expert, Cayot-Delandre, dans son ouvrage sur le 
MorhiJian, dit ceci : 

« Dans cette petite église, pauvre et nue, se trouve Vune des 
« plus belles verrières que j'ai vues. Elle est divisée en huit 
« compartiments ou tableaux au-dessus desquels est placé 
« récusson de Malestroit. Parmi les scènes, admirablement 
<L exécutées, de ce beau vitrail, y slï surtout remarqué les quatre 
« derniers, dont le sujet est indiqué par les légendes suivantes : 
« Comme Nostre Seigneur apparut à la Madalene, etc., (1). » 

Vous avez entendu : a Un beau vitrail, — Tune des plus 
belles verrières de Bretagne, — admirablement exécutée. » — 

Hé bien ! le maire de Malestroit vient de la vendre : c'est 
odieux. Savez-vous combien il Ta vendue? Mille francs — et 
à un Normand. Elle en valait dix mille. Voyons, la main sur 
la conscience, et sans le moindre fanatisme archéologique — 
est-ce assez... ? Je trouve bien le mot — le mot propre — seu- 
lement il n'est pas parlementaire ; je ne l'écris pas, chacun 
le dira à ma place. 

Ce maire étonnant, ce vitrier trop désintéressé, a su, on 
le voit, saccager du même coup les gloires et les finances de 
sa commune. Ces finances, d'ailleurs, il ne se gêne pas avec 
elles : le vaillant journal de Vannes, le Petit Breton (du 
19 juillet), où nous trouvons cette histoire, donne tout au 
long le compte administratif de ce maire -phénomène au 
31 marsderniei:(2). En dépense, ce compte accuse 2.368 francs : 
mais le conseil municipal, après examen, ne veut admettre 
que 1.611 francs de dépense réelle : la note à payer est enflée 
d'un tiers. Le conseil crie, il a raison, et même bien plus 

(1) Cayot-Delandre, Le Morbihan, son histoire et ses monuments (Vannes, 
1847), p. 297. 

(2) Voici Tarticle de ce compte qui concerne les vitraux de la Magdcleine de 
Malestroit : < Recettes.... Reçu directement de M. Foucaud, propriétaire à 
c Fiers (Orne), pour la vente amiable des vitraux de laMagdeleine... 1000 fr. n 


70 LA CHASSE AUX VANDALES 

qu'il ne croit, puisque ce drôle de financier a donné, pour 
dix fois moins que sa valeur vénale, un trésor — au point de 
vue de l'art, de l'histoire et du patriotisme — vraiment inesti- 
mable, et qui, pour l'honneur de la commune, pour c^lui de 
la Bretagne, n'eût jamais dû être vendu. 

Passons à un autre. 

Si Malestroit dort dans sa vallée, au bord de sa rivière, 
Bécherel debout veille perché sur sa montagne, dominant et 
inspectant sans cesse dans toutes les directions l'horizon loin- 
tain. Grâce à son assiette si forte avant le développement 
de l'artillerie, cette petite ville a toujours joué dans notre 
histoire un grand rôle, jamais plus grand que dans la guerre 
de Blois et de Montfort. Pendant les vingt-trois années de 
cette longue lutte, sans cesse assiégée mais vaillamment 
défendue, souvent prise et reprise, maintes fois elle vit com- 
battre, en dedans ou en dehors de ses murailles, les du Guesclin, 
lesBeaumanoir,lesClisson,d'Audrehen,Knolles,Calverly,etc., 
bref tout ce qu'il y avait de plus vaillant et de plus illustre 
dans les deux camps. Un jour entre autres, en 1303, quand 
Charles de Blois assiégeant Bécherel en personne se vit lui- 
même bloqué par son rival Jean de Montfort, l'énergique 
résistance de la place, en forçant les deux adversaires de 
prendre rendez-vous aux landes d'Evran, décida du sort de la 
Bretagne : car, tout autant que la victoire d'Aurai, les suites 
de cette journée d'Evran — qui pourtant ne fut pas sanglante 
— donnèrent la Bretagne à Montfort. Ajoutez enfin que les 
remparts si disputés de Bécherel furent, en Bretagne, les pre- 
miers à se voir défendus et battus par l'artillerie (en 1371). 

Mais, direz-vous, si ces remparts subsistent encore, la 
population de Bécherel devrait les faire enchâsser comme 
une relique, comme un précieux titre de famille, ces murs, 
témoins de tous ces grands faits d'armes, assaillis et défendus 
par tant de héros, et dont, par leur seule présence, les débris 
attesteraient le rôle vaillant, important, héroïque de leur 
petite ville, la gloire et l'honneur de leurs ancêtres. 

Il y a deux mois à peine, à l'entrée de Bécherel, se dressait 
encore fièrement une haute ruine, une tour carrée, saillante, 
de bel appareil, flanquée aux angles de deux puissants contre- 
forts, entre lesquels s'ouvrait une porte, surmontée de deux élé- 


LA GHASSB AUX VANDALES 71 

gantes arcades ogivales prises dans l'épaisseur de la muraille, 
Tune en décharge au-dessus de la voûte de la porte, l'autre beau- 
coup plus haut, au-dessus des longues fentes verticales ména- 
gées pour faire jouer le pont-levis. Le sommet lierru et 
ébréché de cette vieille tour lui donnait l'air d'un vieux brave 
au front balafré, posté à l'entrée de la ville pour dire aux 
passants : 

— Ce n'est plus ici aujourd'hui qu'un petit chef-lieu de can- 
ton. Mais, prenez-y garde, nous avons été autrefois une des plus 
fortes, une des plus batailleuses places de Bretagne. On a fait 
ici autre chose jadis que vendre du sucre et de la canelle ; 
nombre d'hommes s'y sont fait tuer face en tête pour défendre 
leur drapeau, leur prince, leur patrie, et le sol où nous 
sommes a bu bien souvent, à grandes gorgées, le sang des 
vaillants. Donc saluez, car il y a dans cette bourgade un 
grand morceau de l'honneur de la France et de la Bretagne, 
et qui ne salue pas l'honneur de sa race est un sans-cœur. — 

Aussi les gens de Bécherel, croyez-le, tenaient énergique- 
ment à leur vieille porte Saint-Michel, l'unique et suprême 
témoin de leur gloire. Et pour les en dépouiller il a fallu user 
de ruse. Mais les maires vandales sont si malins I Celui-ci a 
tramé son complot dans l'ombre, enveloppé du plus profond 
mystère. Tout à coup la bombe a éclaté. On a appris que, 
de par M. le Maire, pour renflouer maigrement le budget 
municipal, la porte Saint-Michel était condamnée, vendue, 
allait tomber. Tous les Bécherelais se sont mis à rédiger des 
protestations; mais avant qu'on eût eu le temps de les signer, 
les bourreaux, je veux dire les démolisseurs, avaient achevé 
leur honteuse besogne. La porte Saint-Michel avait vécu. 

DU Guesclin jadis échoua contre elle ; là où du Guesclin 
échoua, M. le Maire triomphe !... Obligé par ses fonctions et 
expressément chargé de défendre l'honneur de Bécherel, il 
s'acquitte de cette obligation en anéantissant le dernier 
témoin, le dernier monument de la gloire de Bécherel ! 
. Voilà à quoi servent les maires — du moins certains maires, 
— et les préfets, à quoi servent-ils, s'ils n'empêchent pas ces 
insanités ? 

En vérité je n'en sais rien. Pourtant je n'en dirai pas. trop 
de mal, car il y en a qui agissent bien : celui de la Loire- 


72 LA CHASSE AUX VANDALES 

Inférieure, par exemple, qui défend énergiquement la crypte 
de Nantes, et aussi celui du Finistère qui soutient résolument 
la vaillante campagne entreprise par la Société Archéologique 
de ce département pour sauver de la destruction les ruines 
du charmant manair do Rustéphan, en Nizon, près Pontaven. 
Je vous en conterai l'histoire un autre jour, je recueille à ce 
sujet des renseignements. Et puis, si déterminé chasseur qu'on 
soit, il faut bien de temps en temps prendre haleine. 


Arthur de la Borderie. 


CHRONIQUE 


Service et oraison funèbre de Mgr Nouvel. — Nécrologie. — Le monument de 
M. Rieffel. — Une statue bretonne et une statue annamite. — Singulière res- 
tauration d'un dolmen. — La bénédiction de la mer. — Jersey. — Le Congrès 
Breton au Croisic. 

Le jeudi 7 juillet a eu lieu dans la cathédrale de Quimper, le grand 
service pour le repos de Tâme de Mgr Nouvel, évéque de Quimper et de 
Léon. Cérémonie imposante qui a rappelé celle des funérailles (8 juin) : 
toute Téglise tendue de noir, débordant de foule, garnie d'un nombreux 
clergé, dans le chœur cinq prélats : S. Em. le cardinal Place, arche- 
vêque de Rennes, qui présidait la cérémonie ; NN. SS. Bécel, évêque 
de Vannes, Trégaro, évêque de Séez, Mélizan, évêque de Jaffna (Ceylan) ; 
les RR. PP. dom Etienne, abbé de la Pierre-qui-Vire, dom Guépin, 
prieur de Silos. Mgr Févêque de Saint-Brieuc, pour cause de santé, 
n'avait pu se rendre à Quimper. 

Après la messe, Toraison funèbre de Mgr Nouvel a été prononcée par 
Mgr l'évoque de Vannes. Ce discours est 'un chef-d'œuvre, non pas 
seulement d'éloquence chrétienne — quoique l'éloquence y tienne 
une grande place — mais, si j'ose dire, de peinture, — oui, de pein- 
ture morale, chrétienne, chaude, émouvante, sympathique, vraie 
avant tout. Mgr Bécel peint avec son cœur, il a été l'ami du pontife 
dont il ressuscite pour nous la forte et attrayante physionomie , l'âme 
si généreuse, si bretonne, si sainte, et la haute intelligence. Son dis- 
cours est une cire ihoulée sur le vif, mais une cire animée, une pho- 
tographie parlante ; on ne peut le lire sans aimer, pleurer, admirer 
Mgr Nouvel. Nous reviendrons sur cette oraison funèbre, qui vaut la 
peine d'être goûtée et étudiée à loisir. Aujourd'hui, nous n'en pouvons 
citer que la péroraison, adieu d'un accent si chrétien et si touchant, 
adressé au saint évêque que Dieu vient de rappeler à lui : 

€ Cher et vénéré Pontife, dormez en paix votre mystérieux som- 
meil sous ces voûtes sacrées, qui ont souvent retenti de vos chants, 


74 CHRONIQUE 

de vos discours et de vos bénédictions, au milieu d'un peuple privi- 
légié qui, grâce à la vigilance et au dévouement d'un clergé des plus 
recommandables, conserve les croyances et les vertus de ses pères, en 
dépit de la haine, de Tastuce et des complots de tous les ennemis du 
nom chrétien. 

< vous qui Tavez connu et aimé, vous qui l'avez vu passer c en 
faisant le bien, i> vous, pour qui il a sacrifié ses goûts, tout ce qu'il 
possédait, sa vie même, venez souvent, venez avec confiance verser 
vos larmes avec vos prières sur son tombeau. Ecoutez attentivement 
la voix de l'ange préposé à sa garde. Il vous semblera l'entendre mur- 
murer tout bas : Ici repose ^ le serviteur fidèle et prudent que son 
Maître avait établi sur ses serviteurs pour leur distribuer la nourriture 
selon le temps. > Vénérez sa mémoire ; pratiquez ses enseignements ; 
consolez-vous de l'avoir perdu ; vous le retrouverez dans un monde 
meilleur, où les obscurités et les épreuves de la foi feront place aux 
splendeurs et aux délices de la gloire ! » 




On annonce, à Saint-Malo, la mort de M. Thierry du Fougeray, 
décédé à l'âge de 85 ans. M. du Fougeray était un des rares survivants 
de cette pléiade d'hommes distingués dans tous les genres, qui con- 
tribuèrent à faire de la Restauration l'époque la plus glorieuse et la 
plus réellement florissante du xix^ siècle. Nommé consul en Egypte, 
puis plus tard en Algérie, M. du Fougeray accompagna le corps expé- 
ditionnaire contre le dey d'Alger ; il assista à la première victoire 
remportée par nos troupes le 14 juin 1830. 11 se trouvait au milieu de 
l'Etat-major du général de Bourmont, au moment du débarquement 
et pendant la bataille. Il suivit toute la campagne et eut la joie, lé 
5 juillet, de voir le drapeau de la France flotter sur la Kasbah, gage 
suprême donné à la gloire de sa patrie par le dernier représentant 
de la branche aînée des Bourbons, quelques jours seulement avant de 
partir pour l'exil où il devait mourir, 

— Nous apprenons avec un vif regret, la mort d'un jeune mission- 
naire, le R. P. Léon Descot, notre compatriote, de la Congrégation du 
Saint-Esprit et du Saint-Cœur de Marie, qui a succombé le S mai, à 
Para (Brésil), à la fleur de Tâge, après quelques mois de profession. 


CHRONIQUE 75 

n est allé plaider près de Dieu la cause de ces chrétientés nouvelles, 
auxquelles il avait dévoué sa vie. 

A la fin du mois dernier, la ville de Redon tout entière rendait les 
honneurs de la sépulture chrétienne à une femme de bien par excel- 
lence, M°»« la Comtesse Paul de Gibon. M"^ de Gibon était arrière- 
petite nièce par sa mère du chevalier de Kéralio, né à Rennes le 
47 septembre 1781, gouverneur des éceles militaires de France sous 
Louis XVI et qui fut un des examinateurs de Bonaparte à sa sortie de 
Brienne. 

Dimanche dernier (11 juillet), une foule nombreuse et recueillie 
accompagnait à sa dernière demeure M. César de Boisflcury, décédé à 
Plessé (Loire -Inférieure), dans sa quatre-vingt-huitième année. 
M. César de Boisfleury, né en août 1799, s^est trouvé mêlé à tous les 
événements politiques comme à toutes les transformations économiques 
et agricoles de Tépoque si troublée pendant laquelle il a vécu. A 
quinze ans (en 1815), il s'échappa sans le sou du collège de Rennes, 
joignit près de Ploërmel une troupe de Tarmée royale, et, sous la 
direction de quelques chefs énergiques aidés de paysans mal armés, 
il contribua à enlever de la mairie de Ploërmel 1200 fusils gardés 
par des fédérés trop occupés à bien dîner. Plus tard, en 1832, il fut 
compromis avec le marquis de Coislin, se cachant avec lui pendant ie 
jour dans la forêt du Pont*, et en sortant la nuit pour guider à travers 
la grande lande les chefs des insurgés. 

— Enfin, nous avons dans ce mois à déplorer la mort de M. Caro, 
un des membres les plus illustres de TAcadémie' Française et de 
rAcàclémie des Sciences morales et politiques. Les mortelles erreurs 
du siècle — matérialisme, positivisme, athéisme, pessimisme — ont 
été éloquemment et victorieusement combattues par lui ; les cham- 
pions les plus célèbres ont éprouvé plus d'une fois, de sa part, combien 
est redoutable la puissance de la raison éclairée par la foi. M. Caro, 
quoique né à Poitiers le 4 mars 1826, était d'une famille bretonne, 
établie à Ploërmel et à Josselin, où il est venu pendant longtemps 
passer ses vacances. 




Dimanche dernier a été inauguré, à Técole d'Agriculture de Grand- 
Jouan, le monument élevé à la mémoire de Jules Rieffel, le créateur 


% CHRONIQUE 

de cette école renommée, dont il fut le directeur pendant cinquante- 
deux ans, comme il fut aussi Tun des fondateurs de notre belle et si 
féconde Association Bretonne. 

Parmi les discours qui ont été prononcés, nous devons signaler celui 
de M. Huon de Penanstcr, le sympathique sénateur des Côtes-du- 
Nord, président de la Section d'Agriculture de TAssociation Bretonne, 
qui remplaçait à cette solennité M. de Kerdrel, directeur général de 
l'Association, qu'un deuil récent et douloureux appelait à Quimper. 

Dans son discours si plein de sentiment et d'éloquence, M. Huon de 
Penanster a pris la physionomie de Rieffel sur le vif; il a rendu hom- 
mage au grand agronome, digne continuateur de Mathieu Dombasie, 
et en termes émus, dans cet Alsacien devenu tout Breton (l'Alsace 
n'est-elle pas la Bretagne de l'Est?), il a salué un des hommes qui 
ont le plus fait à notre époque pour l'agriculture. Aussi l'assistance 
entière a-t-elle couvert de ses applaudissements les paroles de M. Huon 
de Penanster, lui prouvant ainsi combien il avait été bien inspiré en 
analysant si heureusement la science agricole du grand laboureur 
dont on célébrait le souvenir, et en faisant revivre si fidèlement sa 
physionomie originale. 




Le sculpteur briochin bien connu, M. Pierre Ogé, dont on peut 
admirer le. Baptême Gaulois à l'Exposition des Beaux-Arts de Rennes, 
met en ce moment la dernière main, dans son atelier de Paris, à 
l'exécution d'une excellente statue de Brizeux. l\ n'était que vraiment 
temps de rendre cet hommage au grand barde moderne de la Basse- 
Bretagne. Bientôt, espérons-le, une des grandes villes de Bretagne 
sera le théâtre d'une belle fôte, d'où l'affreuse politique sera bannie,' 
et où l'on pourra voir tous les cœurs bretons unis dans un même 
sentiment de sympathique admiration autour de la noble image d'une 
des gloires les plus pures de notre pays. 

— La commune de Carhaix a célébré les 28 et 29 juin la fête com- 
mémorative en l'honneur de la mort glorieuse de La Tour d'Auvergne, 
tué, on le sait, en combattant comme volontaire dans les rangs de 
l'armée française à Oberhausen, près Neubourg, le 28 juin 1800. 

— Le Musée archéologique de Nantes vient de s'enrichir d'une pièce 


CHRONIQUE 77 

digne d^ôtre signalée aux amateurs de curiosités exotiques. M. Gui- 
berteau, lieutenant de vaisseau, vient de faire hommage à sa ville 
natale d'une statue annamite. Cette statue a été enlevée au temple de 
Na-Tsang, pendant l'expédition de la province de flank-Hoa, en 
Ânnam. Elle mesure un mètre de haut et représente une femme nue, 
coiffée d'une couronne ou tiare à deux étages. C'est une véritable 
œuvre d'art et l'un des plus beaux spécimens que nous ayons vu de 
l'art indo-chinois. 

M. de la Borderie a, dans ce numéro de la RevuCj signalé, flétri^ 
divers actes de vandalisme, et diverses catégories de vandales. En 
voici une autre que nous dénonçons au public, moins coupable peut- 
être mais non moins malfaisante. C'est celle des vandales par mala- 
dresse, dont voici un exploit. — A Erdeven (Morbihan), l'admi- 
nistration, il y a peu de temps, a voulu faire restaurer un dolmen 
(le dolmen de Mané-Gro'h) dont une des tables de recouvrement 
était tombée. Au lieu de la faire relever et replacer sur ses supports, 
les agents chargés de l'opération l'ont piquée en terré comme un 
menhir, en dehors de la galerie, c^ qui est tout à fait grotesque, et ne 
manquera pas d'intriguer fortement les archéologues à venir. C'est 
dans l'espoir de leur être utile que nous notons le fait. 




Le 24 juin, jour de la saint Jean-Baptiste, a eu lieu à Port-Louis 
la traditionnelle cérémonie de la bénédiction de la mer, touchant 
hommage rendu dans leur foi par nos populations maritimes à Celui 
aux mains duquel nos marins remettent si souvent le soin de les pro- 
téger contre les dangers de leur périlleuse existence. 

Le soleil était légèrement voilé par la brume^ la mer très belle : 
conditions excellentes pour donner à cette fête des pêcheurs un éclat 
plein de charme et de poésie. Le Tony, bateau à vapeur, accompagné 
d'une nombreuse fiotille de barques, ayant à son bord le clergé où 
l'on remarquait le R. P. Le Doré, supérieur général des Eudistes, aborda 
tour à tour à Port-Louis, Gâvre, Larmor, et se dirigea vers l'île de 
Groix. Le clergé entonna alors VAve maris Stella et, après le chant 
du Veni Creator^ procéda à la bénédiction de la mer. A cette mani- 
festation de foi et d'espérance, le Te Deum répondit. Après une allô- 


78 CHRomouB 

cution fort éloquente du P. Le Doré, la cérémonie se termina par 
VAve maris Stella, cette invocation sublime à Celle qui est l'espoir de 
tous les chrétiens, mais plus particulièrement encore celui des marins 
dont elle est le refuge suprême au jour du péril. 

Il y a quelques années, la marine de TËtat s'associait à cette belle 
fête. Mais, nos maîtres d'aujourd'hui sont assez aveugles, ou plutôt 
assez absurdes, pour ne pas vouloir comprendre que Dieu est la seule 
force capable de ftyre vivre les nations. 

Tout autre est la façon dont un grand pays voisin comprend la 
question religieuse et les devoirs qui s'imposent à tous vis^-vis de 
leur Créateur. Nous en avons été le témoin récemment, sur un point 
de son territoire, dans les îles Anglo-Normandes. Nous aurions voulu 
en parler ici, malheureusement le défaut d'espace nous oblige à re- 
mettre au mois prochain ce que nous aurions à dire sur le passé et la 
situation politique actuelle de ces îles fortunées et notamment de Jersey, 
où vient de se produire une^manifestation désormais historique. 

Pour terminer cette chronique, nous pouvons annoncer à nos lec- 
teurs que le Congrès de l'Association Bretonne s'ouvrira cette année 
au Croisic, le 19 septembre. Le choix de ce lieu de réunion est des 
plus heureux ; le Croisic est une agréable station balnéaire et une 
curieuse petite ville que la voie ferrée met tout près de Nantes. Le 
pays est pittoresque, le port charmant, surtout quand 'aux premières 
brises du matin, on voit s'envoler, comme autant de mouettes gra- 
cieuses, les innombrables barques de pêche qui reviendront tantôt 
chargées de ce précieux petit poisson aux écailles d'argent que la Pro- 
vidence jette tous les ans par centaines de mille sur nos côtes. Les agri- 
culteurs et les savants de l'Association Bretonne se trouveront donc au 
Croisic dans les meilleures conditions et vous ne manquerez point, 
sans doute, a>mi lecteur (comme on disait autrefois)^ d'aller leur faire 
une petite visite. 

Louis de Keiubân. 


CHRONIQUE 79 

P. S. Voici le programme des questions de la Classe d^ Archéologie 
DE l'Association Bretonne pour le Congrès du Croisic. 


Archéologie. 

i. — Monuments préhistoriques du département de la Loire-Inférieure ; 
— statistique et description ; — mesures prises pour leur conservation, 
efficacité de ces mesures. 

2. — Tableau d'ensemble de Toccupalion gallo-romaine dans le terri- 
toire formant aujourd'hui le département de la Loire-Inférieure. — 
Monuments gallo-romains récemmenis découverts ou signalés. — Etude 
spéciale des voies romaines entre la Vilaine et la Loire. 

3. — Monuments chrétiens antérieurs au xi® siècle existant dans le 
département de la Loire-Inférieure. 

4. — Signaler^ décrire, classer les principales fortiflcations, soit de 
terre, soit de pierre, existant dans le môme département ; rechercher 
leur origine, leur destination, leur rôle dans les événements militaires 
et politiques de notre histoire. -- Etude spéciale des fossés de Saint- 
Liphard, des murs de Guérande, du château de Ranrouët. 

5. — Faire connaître les documents imprimés ou manuscrits relatifs 
à l'architecture et à l'art militaire dn moyen-âge, en Bretagne. 

6. — Décrire les pièces curieuses de mobilier ancien, civil, religieux 
ou militaire, existant dans le département de la Loire-Inférieure. 

7. — Signaler les actes de vandalisme (dans l'ordre artistique, archéo- 
logique et historique) commis en Bretagne, notamment dans la Loire- 
Inférieure. — Signaler les monuments restaurés et le système suivi dans 
les restaurations. 

Histoire. 

8. — Limites des tribus gauloises et des cités gallo-romaines de la 
péninsule armoricaine. — Y a-t-il lieu d'attribuer aux Vénètes le terri- 
toire situé entre l'embouchure de la Vilaine et celle de la Loire ? 

9. — Origines du diocèse de Nantes ; ses plus anciens monastères et 
ses plus anciennes paroisses. — Liturgie ancienne. — Histoire et culte 
des saints : documents écrits, usage et traditions populaires. 

iO. — Histoire, organisation, institutions du pays Nantais aux époques 
mérovingienne et carlovingienne. 

il. — Les invasions normandes en Bretagne, spécialement dans le 
bassin delà Loire et celui de la Vilaine ; leurs conséquences historiques. 

iâ. — Réorganisation politique et sociale de la Bretagne après l'ère 
des invasions normandes. — Grandes divisions du duché. — Le comté 


80 GHRONIQDB 

de Nantes et ses principaux fiefs. — Redevances et usages curieux de 
la féodalité en Bretagne. 

13. ~ Nantes, Guérande, et la comtesse de Montfort dans la première 
période de la guerre de la succession de Bretagne au xiv® siècle (1341 
à 1343). 

U. — Marins et corsaires du comté nantais ; leurs origines, leurs 
familles, leurs exploits, leur rôle historique. 

15. — Biographie des hommes remarquables du comté de Nantes et 
de la Loire-Inférieure : savants, écrivains, artistes, hommes d'église, 
hommes de guerre, etc. 

16. — Etude des ouvrages récemment publiés et pouvant jeter on 
jour nouveau sur Thistoire. de la Bretagne au moyen-âge. 


Littérature et usages populaires. 

' 17. — Etude du patois de la Haute-Bretagne et de ses diverses varié- 

tés dans le département de la Loire-Inférieure. 

18. — Littérature populaire (contes, chansons, proverbes), mœurs 
et usages des pays nantais et guérandais ; leurs origines, causes de 

/ leur disparition. 

19. — Mœurs et usages populaires de la Haute-Bretagne au xvi« siècle, 
d'après les documents et les écrivains de ce temps. 


Questions spéciales sur le Groisio et la presqu'île guérandalse. 

20. — Histoire des villes du Croisic, de Guérande et de Saint-Nazaire. 

2i. — Déterminer, en tenant compte des documents historiques, 
d'après la nature et Torigine des noms de lieux, la part de l'élément 
breton et de l'élément français dans la presqu'île guérandaise (pays 
compris entre la Vilaine, la Loire et le Brivé). 

22. — Rapports de la presqu'île guérandaise et du comté Nantais avec 
les éti'angers, notamment avec les Espagnols. — Commerce, influence, 
établissements des Espagnols en Bretagne. 

23. — Mœurs et usages des paludiers ; description et origine des 
costumes bretons du bourg de Batz. 


J 


LES ANGLAIS EN BRETAGNE 


ATTAQUE DES ANGLAIS 


CONTRE LA VILLE DE LORIENT 


oo'tolare 1 


RELATION DE DAVID HUME 


Préambule. 

Le souvenir de Tattaque infructueuse dirigée par les Anglais, en 
1746, contre la ville de Lorient est encore très vivant en Bretagne. Il 
est consacré par une cérémonie religieuse qui se renouvelle tous les 
ans, et par un couplet d'allure et d'origine populaire qui se chante 
beaucoup plus souvent : 

Les Anglais, remplis d'arrogance. 
Sont venus attaquer Lorient, 
Mais les Bas-Bretons, 
À coups de bâtons, 
Les ont renvoyés hors de ces cantons I 

Plusieurs relations de cet événement, émanant de contemporains 
présents à Lorient pendant le siège, ont déjà été publiées ou analysées, 
savoir, à notre connaissance, 

10 Une relation écrite par le s^" Lemoué, dit Durand, lieutenant de la 
milice garde-côte, ancien lieutenant d'infanterie ; relation d'où M. Mancel 
déclare avoir « fidèlement extrait » le récit du siège de Lorient inséré 
dans sa Chronique Lorientùise (Lorient, 186 J, in-12), p. 102 à 115 et 
spécialement p. lia; 

2o La relation de l'abbé de Pontvallon Hervouet, recteur de Pleuca- 

TOHB II, 1887. 6 


82 ^TTàQVM DE$ ANGUI3 

deuc, publiée (par M. Pabbé Marot, curé de Rochefbrt-en-Terre) dans 
ie Bulletin de la Société Polymathique du Morbilian, année 1860, p. 6 
à 11; 

30 Celle du s^ Barbarin, lieutenant de maire à Lorient en 1746, publiée 
(par M. du Ghalard) dans la Bévue de Bretagne et de Vendée^ année 1863, 
2« semestre, p. 171 à 178. 

Toutes ces relations sont, on le voit, de source française, aucune 
d^origine anglaise, et ainsi ne font-elles voir qu'un côté de l'histoire de 
cette expédition. Il serait cependant d'autant plus utile d'en connaître 
toutes les faces que son singulier dénouement ei:t resté un problème à 
éclaircir. 

Après huit jours d'une attaque assez mollement menée par l'assaillant, 
les défenseurs de la ville, qui n'avaient eu à subir que des pertes insi- 
gnifiantes, envoyèrent, le soir du 7 octobre, des parlementaires porter 
leur capitulation au camp anglais, — (ju'ils trouvèrent abandonné. 
Pourquoi les envahisseurs, qui n'avaiiuit pas dû eux-mêmes souffrir 
beaucoup de la défense de la place, avaient-ils subitement renoncé au 
but de leur invasion pour se remban|uer (lare dare ? Voilà ce que les 
Lorientais ignoraient absolument, ce que leurs relations ne disent point, 
et ce que des relations anglaises, au contraire, ne pourraient manquer 
de nous faire connaître, ainsi que beaucoup d'autres détails intéressants 
sur là préparation de l'expédition, l'ori^anisation du corps expédition- 
naire et les incidents du camp anglais. 

Par tous ces motifs, je m'étais mis à la recherche de quelque relation 
de l'affaire de Lorient publiée en Angleterre ; je n'avais rien trouvé de 
satisfaisant, lorsque, il y a quelques années (en 188â), un de mes amis, 
l'excellent et si regrettalile M. Jules Garron, alors conseiller général 
d'Ille-et-Vilaine, ancien consul-général de France k Edimbourg, me fit 
connaître un livre contenant ce que je cherchais. 

C'est une Vie de David Hume, composée par John Hill Burton, avocat, 
publiée à Edimbourg en 18()G, chez le libraire William Tait, et formant 
deux volumes grand in-80. 

Mais pourquoi une relation de l'affaire de Lorient dans la Vie de 
David Hume ? Parce que ce célèbre historien et philosophe, alors âgé 
de trente-cinq ans, pris part à cette expédition dans un poste où il pou- 
vait tout voir, tout savoir, celui de secrétaire du général en chef et de 
jvkge avocat ou commissaire civil attaché au. corps expéditionnaire. 

Non seulement Hume a laissé une lettre tout intime, adressée à son 
frère, où il lui rend brièvement compte des péripéties de l'attaque contre 
Lorient ; mais on a trouvé dans ses papiers un mémoire manuscrit con- 
tenant une relation détaillée de cette entreprise et qui semble destinée 
au ministère anglais. Ces deux pièces sont fort curieuses, fort impor- 
tantes pour l'histoire de l'expédition de 1746 contre Lorient. M. Jules 


CONTRE Là TILLtt DE LORIENT 83 

Carron voulut bien prendre la peine de les traduire lui-même (1), et en 
les publiant aujourd'hui c'est un devoir pour moi de joindre à l'expres- 
sion de ma reconnaissance celle des regrets vifs et profonds causés à 
tous ses amis, c'est-à-dire, à tous ceux qui l'ont connu, par la perte de 
cet homme de cœur, doué d'un esprit si fin et si élevé à la fois, si dis- 
tingué et si littéraire. 

Arthur de la Borderie. 


EXTRAIT DE LA. VIE DE DAVID HUME (2) 


Au commencement de l'année 1746, Hume reçut une invitation (3) 
du général Saint-Clair, c de l'accompagner comme secrétaire pendant 
c son expédition, qui devait d'abord être dirigée contre le Canada, 
€ mais se termina par une incursion sur la côte de France (4). » Avant 
son départ et au moment où il s'attendait à traverser l'Atlantique, il 
écrivit la lettre suivante adressée à c M. Alexandre Hume, avocat, 
€ procureur de Sa Majesté pour l'Ecosse, & Edimbourg. > 

c Porsmouth, 23 mai 1746. 

€ Mon cher Procureur général, 

IL Vous devez certainement compter sur une lettre de moi avant 
mon départ pour l'Amérique, mais vous ne pouvez guère compter 
qu'elle sera longue si vous considérez que je n'ai eu avis de tout ceci 

(1) Il joignit même à sa traduction des notes fort utiles pour réclaircissement 
du texte et que nous imprimons en les signant de ces mots : Note du traducteur , 
ou en abrégé Trad. . 

(2) Tome I" de cet ouvrage, p. 208. 

(3) Hume, né en 1711, avait alors 33 ans. Il n'avait encore publié que des 
traités philosophiques et pas d*oavragês historiques. {Note du traducteur.) 

(4) Ce passage guillemeté est tiré de Touvrage de Hume, intitulé : Ma vie, 
{Trad.) 


84 ATTAQUE DES ANGLAIS 

que dimanche dernier au soir ; que nous allons nous embarquer dans 
deux ou trois jours et que je me trouve entièrement dépouillé, car 
j^avais expédié tout mon bagage pour TEcosse dimanche matin. 
Pareille aventure romanesque et pareille hâte sont choses nouvelles 
pour moi. L^emploi que je vais occuper est convenable. J^aurai dix 
shillings (12 fr. 50) par jour, je suis défrayé de tout, aucune dépense 
à faire à bord Je suis, etc. » 

Le personnage auquel Hume devait servir de secrétaire, était Thono- 
rable James Saint-Clair, un de ces commandants dont la destinée est 
de passer leur vie dans le service actif, sans avoir une seule occasion 
de se distinguer par une action d^éclat ; car quoiqu^il eût alors le 
chemin du succès ouvert devant lui, ce succès lui fut refusé par la mau- 
vaise direction qu'il re^çut de ses supérieurs. C'était le second fils de 
Henry lord Saint-Clair. Son frère aîné, ayant pris part à la révolte de 
1715, fut décrété par acte du Parlement. Le père laissa les biens 
de famille au général Saint-Clair, qui, par un généreux dévouemenl 
au principe d'hérédité, les rendit à son frère aîné quand celui-ci 
obtint son pardon et un vote du Parlement accordant main-levée du 
décret. Il obtint le rang de colonel le 26 juilkt 1722, de major-générah 
le 15 août 1741 et de lieutenant-général le 4 juin 1745. Pendant cette 
dernière année, il fut quartier-maître général des forces britanniques 
en Flandre. Il fut pendant bien des années membre du Parlement, 
ayant été élu pour les bourgs de Dysart en 1722, et ensuite pour les 
comtés de Sutherland et Fife. Il mourut à Dysart le 30 novembre 1762. 

Les forces maritimes de l'expédition projetée étaient sous les ordres 
de l'amiral Richard Lestock, un homme dont la destinée militaire a 
été à peu près la même que celle de son collègue. L'objet prétendu de 
l'expédition était une attaque sur les possessions françaises du Canada, 
où un corps d'armée britannique devait aller seconder les elTorts des 
troupes coloniales. Mais l'indolence ou la négligence des autorités de 
la métropole retarda le départ de la flotte, jusqu'à ce qu'il fût trop tard 
pour une telle entreprise, et alors, comme pour fournir un exemple 
frappant des projets vains et incertains du ministère, afin que tous 
ces préparatifs ne fussent pas perdus, les forces préparées en vue de 
r Amérique, reçurent pour destination une descente sur les côtes de 
France. 

La force navale consistant en seize vaisseaux de ligne, huit frégates 
et deux bombardes, portant 5,800 hommes de débarquement, y com- 


CONTRE LA VaLE DE LORIENT 85 

pris les artilleurs et bombardiers, mit à la voile de Plymouth le 
14 septembre 1746. Le fameux Rodney, depuis amiral, commandait 
un des vaisseaux, V Aigle (1). Le but de l'expédition était la ville et 
le port de Lonent, aiors florissant, siège de la Compagnie des Indes 
françaises, bien déchu comme port de commerce depuis la décadence 
de cette Compagnie. L'histoire et le résultat de cette expédition ne 
peuvent être mieux exposés que par Hume lui-même. Elle ne fut, au 
point de vue militaire, glorieuse pour aucun des deux pays. Nos his- 
toriens la mentionnent à peine, et les historiens français la passent 
aussi à peu près sous silence. 

Dans cette expédition, Hume ne figurait pas seulement comme 
secrétaire du général, il avait aussi été désigné par lui comme juge^ 
avocat (2) des forces réunies sous son commandement, en vertu d'une 
commission, donnée à bord du vaisseau de Sa Majesté, le Superbe, 
le 3 août 1746, par suite du pouvoir reconnu aux commandants 
d^armée de pourvoir à cet office. Les devoirs, à la fois administratifs 
et judiciaires, à^ un juge-avocat demandent une connaissance générale 
des grands principes des lois et de la justice, avec une liberté d'action 
dégagée de formalité et pouvant s'adapter à la rapidité des opérations 
militaires, et il n'est pas douteux que ces (délicates et importantes 
fonctions ne fussent confiées, en cette circonstance, à un homme 
parfaitement capable de les remplir. 

Quelques amitiés durables paraissent avoir été formées par Hume 
pendant cette expédition. Le général Abercromby, avec lequel nous le 
verrons correspondre plus tard, était quartier-maître général ; Harry 
Erskine, lieutenant du quartier-maître général ; Edmondstoune, de 
Newton, capitaine dans Royal-Ecossais. Concernant les opérations de 
l'expédition et divers incidents très intéressants qui y ont rapport. 
Hume écrivit à son frère, John Home (3) ou Hume deNinewells, dans 
les termes suivants : 

(1) Il est dit, dans la Relation autographe de David Hume publiée ci-dessous, 
que six transports, séparés de la flotte par la tempête, privèrent Tarmée de 
800 hommes : cela fait 135 hommes ou une compagnie par transport. A. ce 
compte, il y aurait eu, pour 5,800 hommes, 43 transports ; et de plus 16 vais- 
seaux, 8 frégates, 2 bombardes : ensemble 69 bâtiments ; ce qui fait une flotte 
très imposante. (Trad.) 

(2> Commissaire civil, car la juridiction de la prévôté ne regarde que la dis- 
cipline des troupes. (Trad.) 

(3) On appelait indifféremment cette famille Home ou Hume. Le philosophe 
signait David Hume et appelait son frère John Home, selon Tancienne ortho- 


86 ATTAQDB DSS ANGLAIS 


Lettre de Hume à son frère. 


Baie de Quiberon en Bretagne, 4 (14) octobre 1746. 

( Notre première tentative guerrière n*a pas eu de succès, sans 
perte toutefois, ni déshonneur. La rumeur publique vous a certaine- 
ment appris que, retenus dans la Manche trop tard pour passer en Amé- 
rique, le ministère, qui voulait tirer parti de forces si importantes 
de terre et de mer, nous a envoyés chercher aventure sur les côtes de 
France. Quoique le général et Tamiral ne connussent pas du tout ces 
côtes, quMls n^eussent ni pilotes, ni guides, ni relations d^aucune sorte, 
pas même des cartes ordinaires du pays, cependant ayant reçu Tassu- 
rance quMl n^y avait dans ces parages aucune troupe régulière, ils 
pensèrent quUl n^était pas possible, dans ces conditions, de ne pas 
faire quelque heureux coup. Ils se dirigèrent donc vers Lorient, une 
belle ville de la côte de Bretagne, le siège de la Compagnie française 
des Indes, qui n^était, il y a vingt ans, qu'un misérable village. Ils 
n'avaient aucune notion de la force de la ville, du chiffre de la gar- 
nison, de la nature des côtes et du pays, sauf ce qu'ils pouvaient en 
avoir entendu dire à Plymouth. Cependant, nous fîmes un heureux 
voyage de trois jours, nous débarquâmes en présence d'environ 3,000 
hommes de milice le 20 septembre (1), nous marchâmes le lendemain 
jusqu'aux portes de Lorient et primes connaissance de la ville. 

€ Elle est située au fond d'une belle baie de deux lieues de long, 
dont l'entrée est commandée par la ville ou citadelle de Port-Louis ou 
Blavet, place très forte située sur une péninsule. La ville de Lorient 
elle-même n'est pas très forte, quoiqu'elle soit entourée d'un mur neuf 
d'environ trente pieds de haut, fortifié par des demi-lunes et garni 
<le quelques canons. Les habitants furent prodigieusement eiïrayéfl 
d'une attaque aussi inattendue [par des troupes dont leur crainte exa- 
géra le nombre, et ils offrirent immédiatement de capituler, quoique 

graphe. Us étaient gentilshommes et portaient dans leurs armes neufo puits ou 
sources, traduction du nom de leur petit fief, Nine wells. (Trad.) 

(i) C'est-à-dire, dans la manière actuelle de compter, le 30 septembre ; car 
l'Angleterre n'ayant pas encore à cette époque adopté la réforme grégorienne 
du calendrier, les dates de Hume sont de dix jours en retard sur les dates véri- 
tables en style grégorien, qui est le style actuel. {Trad.) 


CONTRE LA VILLE DE LORISNT 8? 

avec des conditions qui auraient rendu cette conquête insignifiante 
pour nous. Ils firent, quelques heures après, de nouvelles avances 
pour rabattre de leurs premières demandes, mais le général refusa 
positivement d'admettre des termes de capitulation ; il voulait que la 
ville se rendît à discrétion. Il avait de très bonnes raisons pour user 
de ce semblant de rigueur hautaine. Les armées anglaises ont souvent 
été fort mal pourvues en ce qui est de Tarme du génie, et dans cette 
occasion en particulier ce service était confié à des officiers grossiè- 
rement ignorants et incapables. Ils affirmèrent d'abord qu'avec un 
obusier et deux pièces de douze ils viendraient facilement à bout, 
en dix heures, de réduire en cendre les magasins de la Compagnie 
des Indes et d'ouvrir une brèche suffisante pour l'entrée de nos 
troupes. Ceci ayant été. dit devant le général et l'amiral, ils en conclu- 
rent qu'ils seraient facilement maîtres de la ville et qu'il n'y avait 
pas lieu de lui accorder des conditions. Ils craignaient de plus que, 
s'ils accordaient des conditions et stipulaient une forte rançon, le 
bon peuple d'Angleterre, qui aime la bataille (1), ne s'empressât de 
dire qu'on avait trafiqué de la gloire de nos armes moyennant finances. 
Enfin, aucun coup ne pouvait être plus fatal au commerce français 
que la destruction de cette ville ; aucun ne pouvait imprimer aux Fran- 
çais une plus salutaire terreur de la marine britannique, et par suite 
les obliger, pour garder leurs côtes, à retirer bon nombre de troupes de 
leurs frontières. Mais lorsque les ingénieurs en vinrent à l'exécution, 
ils ne purent tenir aucune de leurs promesses. Aucune de leurs fusées, 
aucun de leurs boulets rouges ne fit le moindre effet. 

« Comme la ville ne pouvait être investie ni par terre ni par mer, on 
y rassembla facilement une garnison de troupes régulières et irrégu- 
lières en nombre double des nôtres, et on commença à tirer sur nous 
avec 35 pièces de canon, auxquelles nous n'en pouvions opposer que 
quatre. Des pluies abondantes survinrent, causant des maladies parmi 
nos hommes qui avaient été entassés tout l'été sur des transports. 
Nous étions à dix milles de la flotte, avec des chemins complètement 
rompus, tout devant être traîné par nos hommes, les chevaux du pays 
ayant été emmenés dans l'intérieur. Tant de fatigues épuisèrent rapi- 
dement notre petite armée. Le mouillage de la flotte dans la baie de 

(1) Le duc de Wellington disait : — Quand John Bull, pendant son déjeûner, 
apprend que j'ai livré une bataille, il ne cherche pas à se faire une idée de son 
importance ou de ses conséquences ; non, il va droit à la note du boucher, et 
s'il n'y a pas eu beaucoup d'hommes tués, il n'est pas content. (Trad.) 


88 àTTAQOI des ANGLiaS 

Quimperlé (1) n'était pas du tout sûr. Pour ces motifs et d'autres 
encore, il fut unanimement résolu de lever le siège le 27 septembre 
(7 octobre), et sur ce point il n*y eut pas une seule voix discordante 
dans Tarmée ou la marine. 

c Nous n'avons pas perdu plus de dix hommes par le feu de Tennemi 
pendant l'expédition, et nous ne fûmes en rien molestés, soit pendant 
notre retraite, soit pendant le réembarquement. Nous essuyâmes une 
violente tempête le l^'^ octobre (11 octobre), pendant que nous étions 
encore près de la côte. "Nous sommes maintenant dans la baie de 
Quiberon, au sud de Belle-Isle, où nous attendons d'Angleterre un 
renfort de trois bataillons. Cinq ou six transports sont disparus pour 
le moment. Quand notre équipée en France aura pris fin, ce qui ne 
peut tarder à cause de la mauvaise saison, nou^ nous dirigerons sur 
Cork ou Kingsale. 

c Pendant que nous étions à Plœmeur, village situé à environ une 
lieue de Lorient, il est arrivé dans notre famille un accident des plus 
tragiques, qui m'a beaucoup accablé. Je ne sais si vous avez jamais 
entendu parler du major Forbes, frère de sir Arthur Forbes. Il passait 
pour ôlre et il était un homme des plus estimables, plein de sens, 
d'honneur, de modestie, de douceur, de la plus grande égalité de ca- 
ractère. Son savoir était grand pour un homme de n'importe quelle 
profession, prodigieux pour un militaire. Comme bravoure, il avait 
fait ses preuves. Il s'était exténué de fatigue et de faim pendant deux 
jours, de sorte qu'il avait été obligé de quitter le camp et de venir à 
notre quartier, où je pris le plus grand soin de lui, car nous étions 
très bons amis. Il était très tourmenté de l'idée qu'il avait quitté son 
poste et que son honneur pourrait en souffrir ; je m'efforçai de le 
rassurer et je crus l'avoir laissé, le soir, calmé sur ce sujet. Mais en 
retournant à sa chambre, le lendemain matin, je le trouvai n'ayant plus 
qu'un souffle de vie, baigné dans son sang, les artères du bras coupées. 
J'envoyai de suite chercher un chirurgien, je fis bander sa plaie, il 
revint promptement à lui-même et recouvra toute sa raison, toute son 
intelligence. Il vécut encore vingt-quatre heures, et j'eus plusieurs 
conversations avec lui. Je n'ai jamais vu un mépris de la vie plus ar- 
rêté, des raisonnements plus suivis, plus fermes, que ceux qu'il fit 
au sujet de sa fin. Il me pria de défaire son bandage et de hftter sa 


(1) G*est-à-dire dans la baie du Pouldu, où s*embouche la rivière de Quim- 
perlé. (Trad,) 


CONTRE LA TILLE DE LORIENT 89 

mort, comme deraier signe d'amitié. Mais liélas I nous ne sommes 
plus au temps des Grecs et des Romains. Il me répéta quMl savait 
bien qu'il pouvait survivre à peine quelques jours, mais que s'il en 
réchappait, il saurait bien exécuter son projet d'une manière plus sûre 
et que personne ne pourrait empêcher. 

c — Je meurs, dit-il, victime d'un point d'honneur peut-être 
< excessif ; mais croyez-vous que, s'il m'était possible de survivre, 
c j'y consentisse pour devenir la risée d'un monde de sots? Je suis 
c trop avancé pour reculer, et si la vie m'était odieuse auparavant, 
€ elle me Test deux fois plus à présent. ]» 

t 11 fut pri3 du délire quelques heures avant sa mort. Dix heures 
environ avant de se couper les artères, il avait écrit à son frère une 
courte lettre que nous trouvâmes sur la table. 

<f P. S. Le général n'envoie ses dépêches qu'aujourd'hui, de sorte 
que je puis ajouter un mot. Notre armée a débarqué de nouveau le 4 
octobre (14 octobre) et pris possession sans résistance de la péninsule 
de Quiberon. Nous sommes restés là, sans être molestés, huit jours, 
quoique l'ennemi eût formé sur la terre ferme une puissante ou au moins 
une nombreuse armée. La dispersion de nos transports et la non-arrivée 
des renforts nous ont décidés à nous rembarquer et retourner chez 
nous, en nous flattant d'avoir atteint le but de notre démonstration, qui 
était, paraît-il, de forcer des Français à rappeler des troupes de Flandre. 
Les Français prétendent avoir remporté une grande victoire, mais nous 
ne savons ce qu'il en est. L'amiral a débarqué quelques marins et a 
pris possession des deux îles d'Houat et d'Hédic, où se trouvent de 
petits forts. Le gouverneur d'un de ces petits forts, quand il se rendit, 
confia sa bourse à l'officier de marine qui commandait le détache- 
ment, en le priant d'en avoir soin et de la sauver du pillage. Cette 
bourse contenait dix sous (1), six pence de notre monnaie. — Ce 
17 octobre, > 

(1) Sans compter, peat-étre, ce qu'on y avait pris. (Trad.) 


90 ATTAQUE DES ANGLAIS 


RELATION AUTOGRAPHE DE DAVID HUME (D 


Les forces sous les ordres du lieutenant-général Saint-Clair consis- 
taient en cinq bataillons, à savoir : l^''* bataillon du régiment Royal, 
5™« bataillon du régiment ('es Highlanders, 3°*® de Brag, 4"« de 
Richbell, 2""® de Harrison, une partie de celui de Frampton, et quel- 
ques compagnies d'infanterie de marine, en tout environ 4,500 hommes. 

La flotte consistait en (2) Quoique cette armée et cette flotte eussent 

été équipées pour entrer en campagne pendant Tété de 1746 et s'em- 
parer du Canada, il se trouva, après d'inutiles efforts pour sortir de la 
Manche, d'aborJ sous les ordres du commodore Cotes, puis sous 
l'amiral Listock, qu'on avait perdu tellement de temps, soit parles 
vents, soit par les ordres contraires, qu'il devenait impossible à une 
flotte aussi nombreuse d'appareiller pour cette destination. Le milieu 
de mai avait été d'abord assigné comme dernier rendez-vous à Spithead, 
et à la fin d'août la flotte n'avait pas dépassé Saint-Helcn, à une lieue 
de cette rade. Les marins savent qu'à la fin de l'automne ou au 
commencement de l'hiver, les vents de nord-ouest soufflent furieu- 
sement sur la côte de l'Amérique du Nord, de manière à rendre diffi- 
cile et même impossible d'aborder dans ces parages aussi tard. Il y a 
des exemples de bâtiments qui ont été obligés d'aller chercher un 
abri contre ces tempêtes jusqu'aux Iles sous le Vent. 

Il fallait donc renoncer à aller en Amérique à l'automne ; mais 
comme les transports avaient été réunis et la flotte équipée à grands 
frais, on pensa à l'utiliser en Europe pour cette fin d'été. La détresse 
où se trouvaient les alliés en Flandre, appelait spécialement l'attention 
de la nation et du ministère, et demandait un prompt remède. Il était 
trop tard pour envoyer six bataillons, sous les ordres du général Saint- 
Clair, renforcer le prince Charles de Lorraine qui commandait les 
armées des alliés, et ces troupes étaient trop peu nombreuses pour 

(1) Vie de David Hume, par John Hill Burton, 1. 1, Appendix A , placé après 
la p. 437 du volume. (Trad.) 

(2) En blanc dans roriginal ; on a donné la composition de la flotte ci-dessas, 
note 1 de la p. 85. (TVad.) 


J 


CONTRE LA VILLE DE LORISNT 9.1' 

être d*un grand secours. On comptait plutôt, en tombant à Timproviste 
sur une région de la France dénuée de troupes, faire une diversion et 
obliger Tennemi à dégarnir la Flandre de quelques régiments. Mais 
comme il ne restait guère de temps pour concerter et mûrir ce plan, 
le duc de Newcastle, secrétaire d^Etat, s'imagina que le général Saint- 
Clair pourrait bien avoir déjà formé quelque projet de cette nature. 
Cette. idée lui était venue à la suite d'une conversation qu'il avait eue 
avec le général, et dans laquelle ce dernier avait mis en avant, sans 
y insister, l'idée d'une entreprise de ce genre. Au printemps, quand 
les obstacles et les difficultés de l'expédition en Amérique commen- 
cèrent à se faire sentir, le secrétaire d'Etat, déplorant la grande 
dépense, probablement inutile, qu'allait causer cette entreprise à la 
nation, donna au général l'occasion de produire une idée qui se pré- 
sentait naturellement dans cette circonstance. Il dit : 

€ Mais ne pourrie^vous envoyer l'armée et l'escadre sur les côtes 
€ de France pour y porter l'alarme, comme les Français l'ont fait 
€ vis-à-vis de nous? et leurs troupes étant en Flandre ou sur la 
€ frontière d'Allemagne, n'est-il pas probable qu'ils en rappelleraient 
€ une partie pour nous faire face ? > 

L'entretien n'alla pas plus loin sur ce sujet ; mais le roi (d'Angle- 
terre), ayant été informé de cette ouverture, demanda au général 
s'il avait médité à ce sujet quelque plan qu'on pût mettre à exécu- 
tion. Le général répondit qu'il n'y avait jamais arrêté sérieusement 
sa pensée, mais que si cela pouvait plaire à Sa Majesté, il en confére- 
rait avec sir John Ligonier ou toute autre personne en ce moment à 
Londres, qui pourrait donner quelques informations exactes sur les 
c6tes de France. A quoi le roi répliqua : « Non, non, ne prenez pas 
cette peine. > Et le général ne pensa plus à ce projet, sauf qu'il rendit 
compte au duc de Newcastle de sa conversation avec le roi. Cependant 
le duc, pensant que si l'on revenait à ce dessein, il valait mieux qu'il 
fût étudié par ceux qui auraient à l'exécuter, pour leur en laisser 
l'entière responsabilité, pria le général et l'amiral de formuler un plan 
en vue de cette entreprise et s'adressa plus particulièrement au géné- 
ral qui, ayant eu l'idée, disait-il, de cette diversion, en avait peut- 
être déjà combiné les détails. Ils répondirent tous les deux, dans une 
même lettre, que leur complète ignorance du sujet les rendait inca- 
pables de donner une opinion en matière si délicate, et le général 
rappela ensuite au duc, dans une lettre particulière, les circonstances 
fortuites dans lesquelles cette suggestion s'était produite. 


92 ATTAQUB DES ANGLAIS 

Quoiqu'ils refusassent tous deux de dresser un projet, ils s^em- 
pressèrent d'assurer Sa Majesté que, si elle leur faisait Thonneur de 
leur communiquer un plan de descente, ils feraient de leur mieux 
pour Texécuter. Ils ajoutaient que le secrétaire d'Etat, par sa situation 
en rapport avec tout le monde, et qui vivait à Londres où se trouvent 
les ressources et les nouvelles, était mieux placé qu'eux, séquestrés 
sur leurs vaisseaux, dans un port de mer écarté, pour rédiger un plan. 
Ils n'avaient pas de connaissance spéciale des c^tes de France, ni de 
moyens d'en acquérir. Ils espéraient qu'on ne leur demanderait pas 
leur opinion sans les avoir mis à même de se décider en connaissance 
de cause, et qu'on ne leur imposerait pas la tâche difficile de recher- 
cher des moyens d'information en leur prescrivant en même temps 
un secret inviolable. Il est remarquable que le duc de Newcastle, 
parmi les avantages de cette expédition, mentionne l'appui à donner 
aux protestants, qui sont déjà en armes ou seraient disposés à se lever 
à l'arrivée des Anglais, — comme si l'on était encore au temps de la 
Ligue ou de la période anarchique de la minorité de François II. 

Pleins de ces réflexions, ils revinrent de Saint-Helen le 23 août et 
arrivèrent à Plymouth le 29, pour obéir aux ordres qu'ils avaient 
reçus de rallier ce port afin d'y recevoir de nouvelles instructions. Là, 
ils trouvèrent des ordres formels de mettre à la voile immédiatement, 
au premier vent favorable, pour la côte de France, et de faire une ten- 
tative sur Lorient, Rochefort ou La Rochelle, ou de remonter la rtviëre 
de Bordeaux, ou, s'ils jugeaient ces entreprises impraticables, d'opérer 
leur débarquement sur la côte occidentale là où ils jugeraient à pro- 
pos. Un pouvoir discrétionnaire aussi illimité n'était pas de nature à 
plaire aux commandants, quand même il eût été accompagné de plus 
d'informations ou même d'une information quelconque. Comme le vent 
en ce moment était contraire, ils eurent tout le loisir de répondre par 
leurs lettres du 29 et du 30 août. Us représentèrent ensemble qu'il 
était impossible de songer à attaquer Lorient, Rochefort ou La Rochelle, 
places fortifiées, et cela sans préparation, sans guides, sans pilotes, 
absolument nécessaires en de pareilles opérations. 

Le général, dans une lettre particulière, appuya sur ces arguments 
et y ajouta beaucoup de réflexions importantes. Il dit que, de toutes 
les places mentionnées dans les ordres, Bordeaux lui paraissait la plus 
facile à attaquer, que c'était une ville extrêmement riche et impor- 
tante, située à la plus grande distance possible de Flandre et par 
conséquent bien placée pour y faire une diversion. Il ajoutait qu'il con- 


^^ 


CONTRK Là VaLS DE LORIENT 93 

naissait la ville comme étant sans défenses, sauf le château Trompette, 
qui, comme la plupart des citadelles, était plutôt dirigé contre les 
habitants pour les retenir dans le devoir que contre Tennemi. Mais 
quoique ces circonstances parussent favorables, il voyait s^élever de 
tous côtés beaucoup de difficultés. D'abord, il doutait qu'il y eût une 
seule personne sur la flotte, sauf lui, qui eût jamais vu Bordeaux, et 
encore, quant à lui, il n'avait aucune idée du pays à traverser entre 
la mer et cette ville ; il n'avait à bord aucune carte de France et il ne 
pouvait guère compter sur les renseignements à tirer des gens du pays, 
qui avaient intérêt à le tromper. Que s'il lui fallait de l'argent pour se 
procurer des nouvelles, faire un établissement, payer les officiers, il 
n^en avait pas d'autre que quelques caisses de piastres qui avaient une 
autre destination ; que s'il fallait avancer un peu dans l'intérieur, il 
n'avait pas de chevaux pour son artillerie ; qu'évidemment les habi- 
tants feraient disparaître les chevaux du pays, et qu'il n'avait ni hus- 
sards ni dragons pour les poursuivre. Quanta conserver les conquêtes 
qu'il pourrait faire (le duc faisait allusion à cette éventualité), il faisait 
observer (en supposant qu'avec sa petite troupe il pût prendre une 
place) qu'il lui serait impossible de la conserver. Après tout, il ne 
s'engageait qu'à une chose : l'obéissance ; il ne promettait pas le succès, 
il professait l'ignorance la plus absolue des circonstances de l'entre- 
prise et ne pouvait même indiquer à laquelle il s'arrêterait ; que 
cependant il avait ordre de faire voile, au premier vent favorable, 
pour aborder une côte inconnue, marcher dans un pays inconnu, et 
attaquer les villes, à lui inconnues, de la plus puissante nation de 
l'univers... 

Pendant ce temps, l'amiral Anson, qui était aussi retenue Plymouth 
par les vents contraires, eut avec le général et l'amiral une conversa- 
tion au sujet de leur entreprise. Il leur dit qu'il se rappelait avoir 
entendu dire à W. Hume, membre du Parlement pour Southwark (1), 
qu'il avait vu depuis peu la ville de Lorient, qui lui avait paru très 
forte du côté de la mer, mais pas du côté de la terre. Quoique ce 
W. Hume (2) fût un commerçant et non un militaire, que les rensei- 
gnements émanés de lui n'arrivassent que de seconde main, cependant 
le général et l'amiral furent heureux de percevoir un rayon de lumière 


(i) Quartier sud de Londres. (Trad.) 

(2) Le nom de Hume est assez commun en Ang^leterre. Je ne crois pas que 
celui-ci fût parent de David Hume. {Trad.) 


94 ATTAQUX DKS ANGLAIS 

dans rignorance et Tobscurité où ils étaient, et cette circonstance les 
détermina à fixer leurs idées sur Lorient. Ils écrivirent au duc de 
Newcastle, le 3 septembre, que c'était sur Lorient qu'ils avaient résolu 
de se diriger aussitôt que le vent serait favorable. Pour remédier à 
rignorance où il était des abords de la côte et au manque de pilotes, 
Tamiral dépêcha le commodore Cotes sur le Rubis et le capitaine 
Stewart sur le Hastings, avec un sloop et un chaland, pour prendre 
connaissance de Lorient et des environs, sonder les approches et les 
lieux d'ancrage pour la flotte. Le général, lui, ne trouvait pas de 
remède au défaut d'informations et à l'absence de guides. Mais comme 
le vent continuait à être contraire pour naviguer en flotte et de con- 
serve, quoique des navires isolés pussent faire leur chemin, le général 
eut le temps de voir encore ses projets changés par le ministère. 

Le duc de Newcastle, qui avait d'abord dit au général que, s'il par- 
venait à s'établir sur quelque point de la côte de France, on lui expé- 
dierait deux bataillons de la garde et le régiment (1) du général 
Huske, lui écrivit alors (3 septembre) que ces trois bataillons le sui- 
vraient immédiatement. Il ajoutait que, si le général ne trouvait pas 
moyen de débarquer, soit à Lorient, soit plus au sud vers la baie de 
Biscaye, on lui enverrait, avec des renforts, l'ordre de se porter à son 
retoursurlescôtesdeNormandie. Dès le jour suivant, leduc change en 
oiTet d'avis, il envoie au général un plan conçu par le major Mac Donald 
pour une descente en Normandie, et dans sa lettre d'envoi il donne la 
préférence à ce nouveau plan sur celui arrêté depuis quelque temps, 
avec le général et l'amiral, de faire une démonstration sur la côte ouest. 

Les deux commandants examinèrent ce nouveau projet et en con- 
férèrent avec le major Mac Donald,- qui vint exprès à Plymouth quel- 
ques jours après. Ils découvrirent que ce plan, déposé au ministère 
de la Guerre depuis quelques années, n'était pas du tout calculé pour 
l'emploi de leurs troupes, car il supposait un corps de cavalerie, qu'ils 
n'avaient pas, comme pivot essentiel d'exécution. Ils virent facilement 
que le major Mac Donald était assez novice en art militaire, et qu'il 
serait dangereux de suivre, sans autre conseil, son tracé d'opérations. 
Ils observèrent qu'il prétendait seulement connaître la force des villes 
de Normandie et la nature du pays, mais qu'il ne désignait aucun 
point de débarquement. Ils ajoutèrent qu'il y avait déjà commen- 


(1) Hume parait user indifTéremment et avec la même signification des mots : 
régiment et bataillon. (TradJ < 


CONTRB LA YILLB DE LeitlENT 95 

Ciment d'exécution du côté de la Bretagne, puisqu'on avait envoyé le 
Commodore Cotes explorer la côte, et que si on changeait d'avis, il 
faudrait faire des côtes de Normandie un pareil examen préalable, 
pour lequel il était bien tard. Ils répétèrent enfin que, si on désirait 
faire une diversion pour attirer les troupes qui étaient en Flandre, 
ce but serait mieux atteint par une démonstration sur les côtes de 
Bretagne, plus éloignées de la Flandre et, par suite de l'absence de 
garnisons, plus faciles à effrayer. Ils firent toutes ces représentations 
au secrétaire d'Ëtat, tout en exprimant leur intention d'attendre à 
Plymouth, avant de lever l'ancre, les derniers ordres de Sa Majesté. 

Le duc dépêcha immédiatement un messager leur apportant pleins 
pouvoirs d'aller où il leur plairait. Pendant cet intervalle, le général 
fut, à son grand regret, obligé de demeurer à peu près inactif. Ply- 
mouth est une ville écartée, où il ne pouvait recueillir aucune infor- 
mation utile. Il était par ses instructions obligé d'observer un profond 
secret, de sorte qu'il ne pouvait ni rechercher ostensiblement des 
renseignements, ni provoquer indirectement des communications. Le 
secrétaire d'Etat lui avait envoyé le major Mac Donald et un certain 
Cooke, capitaine de corsaire, mais ils ne purent lui rendre aucun 
service pour la préparation de son entreprise. C'était là, avait dit le 
secrétaire d'Etat, les deux seules personnes qu'il eût pu trouver è 
Londres connaissant les côtes de France, — comme s'il eût été ques- 
tion de la côte du Japon ou de celle de la Californie. Le général dési- 
rait avoir des cartes de France, principalement de la Bretagne et de 
la Gascogne. Il reçut une carte de la Gascogne et une de Normandie, 
mais pas de carte de Bretagne, pas de carte de France. Il fut obligé 
de partir pour cette importante expédition sans renseignements, sans 
pilotes, sans guides, sans carte du pays, sauf une petite carte du 
royaume de France, que son aide de camp avait pu acheter dans une 
boutique à Plymouth. Le général représenta toutes ces difficultés au 
ministère, et l'avertit de n'attendre aucun succès d'un chef qui avait 
de tels obstacles à surmonter et qui devait forcément se fier plus à 
l'aventure qu'à la prudence. On lui répondit qu'on n'attendait rien 
de lui que de débarquer où il lui plairait en France, pour y produire 
une panique, et revenir ensuite en Angleterre avec la flotte et les 
troupes saines et sauves. Quoiqu'il sût très bien que le peuple exige- 
rait davantage, il était résolu à dédaigner les critiques pour ne penser 
qu'à obéir à ses ordres et à remplir son devoir. 

La flotte mit à la voile de Plymouth le 15 septembre (25 septembre), 


96 àttàqcs des anglais 

et après une courte traversée de trois jours, arriva dans la soirée du 18 
(28) devant Tîle de Groie, où on trouva le commodore Cotes et le capitaine 
Stuart, qui rendirent compte du résultat de leur exploration de la côte 
près de Lorient. L'endroit où ils avaient fixé le point de débarque- 
ment était situé à environ dix milles de la ville (1), à Tembouchure 
de la petite rivière de Quimperlé. Ils assurèrent que le rivage était plat 
et ouvert de tous côtés, avec un^irant d'eau suffisant aux approches, 
et que par cela même, quoique favorable à un débarquement, ce point 
serait un très mauvais mouillage, à cause des nombreux rochers qui 
en obstruent Taccès et de la forte houle qui s'y brise, quand les vents 
d'ouest ou de sud-ouest y chassent le flot de la baie de Biscaye. 

U était alors huit heures du soir, pleine lune, ciel clair, avec une 
faible brise poussant à la côte. On se demanda si on devait débarquer 
de suite ou attendre au matin. Les deux officiers de marine qui avaient 
examiné les lieux furent d'un avis différent ; l'un voulait agir de suite, 
l'autre représentait que sans pilote, au milieu de tous ces rochers, 
les manœuvres de nuit étaient dangereuses. L'amiral fut d'avis 
d'attendre jusqu'au matin. Cette question parut alors peu importante, 
parce qu'il ne s'agissait que de quelques heures, mais elle était en 
réalité d'une importance majeure, car c'est de cette décision que 
dépendit l'échec de l'expédition. 

Le grand Age de l'amiral Listock (2) et son expérience consommée 
doivent rendre prudents ceux qui ont à juger sa conduite ; mais on 
peut cependant soupçonner qu'étant au déclin de la vie, il inclinait 
plutôt vers la prudence, convenable dans les entreprises mûrement 
combinées, que vers la témérité, nécessaire dans les coups de main 
d\i genre de celui-ci. Les f&cheuses conséquences de cette hésitation 
apparurent immédiatement. L'amiral avait pensé que quatre ou cinq 
heures de délai procureraient aux troupes un débarquement sûr et 
expéditif ; mais le vent changea le matin, venant de terre assez fort 
pendant toute la journée et une partie de la nuit suivante. Cela retarda 
beaucoup le débarquement, et quelques navires ne purent même 
arriver à la côte que deux jours après. 

Pendant ce temps, là flotte était pleinement en vue de la côte, et on 
se préparait à Port-Louis, à Lorient, dans tout le pays, à recevoir 
l'ennemi qui menaçait le littoral d'une invasion. 

(1) Le mille anglais a 1,610 mètres de longueur. {Trad.) 

(2) Il rappelle autre part Lestock. {Trad.) 


CONTRE Là Ville dk lorient 97 

Les forces de la Fraace, soit pour l'attaque, soit pour la défense, 
consistent en trois sortes de troupes. D'abord, une nombreuse armée 
de ligne, qui était alors entièrement employée en Italie ou sur les 
autres frontières, sauf quelques régiments disséminés dans l'intérieur 
et réduits à leurs dépôts pour opérer le recrutement, au nombre 
desquels étaient deux régiments de dragons alors en Bretagne. En 
second lieu, une milice régulière et bien disciplinée, répartie dans les 
places fortes, le long de la côte et aux frontières, partout où on pouvait 
craindre une attaque immédiate. Quelques-uns de ces corps de milice 
avaient fait campagne avec les troupes régulières et s'étaient acquis 
quelque honneur, ce qui inspirait aux autres du courage et de la 
confiance en eux-mêmes. Troisièmement, un nombreux corps de 
milice côtière ou gardes-côtes, montant à 200,000 hommes, mal armés, 
mal disciplinés, formidables seulement par leur nombre, en Bretagne 
surtout, province connue par la sauvagerie de ses habitants, regardés 
autrefois et aujourd'hui comme les plus guerriers et les moins civilisés 
de tous les paysans français. Ces forces furent convoquées par des 
signaux concertés d'avance, canons d'alarme, drapeaux, feux sur les 
hauteurs, et le matin du 20 septembre (30 septembre), au point du jour, 
un corps considérable de différentes troupes, mais surtout des der- 
nières (les gardes-côtes), montant à environ 3,000 hommes, était réuni 
sur le rivage pour s'opposer à notre débarquement. -On dut prendre 
des dispositions pour rendre cette opération possible, et comme le 
vent était alors très fort et venant de terre, cela ne put être effectué 
que dans l'après-midi. 

Il y avait en vue de la flotte trois endroits qui semblaient propices 
à un débarquement, et qui étaient séparés l'un de l'autre soit par un 
mouvement de terrain soit par une petite anse. Les miliciens français 
s'étaient pointés dans les deux endroits les plus rapprochés de Lorient, 
et ne se trouvant pas assez nombreux pour tout occuper, ils avaient 
laissé le troisième point, qui était sous le vent, tout à fait libre. Le 
général ordonna de prendre ce troisième point pour rendez-vous, mais 
il vit alors les troupes françaises quitter le second point et venir 
prendre position vis-à-vis de lui. Elles se placèrent dans des replis 
sablonneux, de manière à se mettre entièrement à l'abri du feu des 
navires anglais chargés de protéger le débarquement, et à pouvoir se 
jeter sur les troupes qui aborderaient les premières au moment où 
l'arrivée des nôtres sur la grève obligerait nos navires à cesser le feu. 
Le général comprit bien leur plan de défense et se mit en mesure de 

TOME II. 1887 7 


98 ATTAQUE DES ANGLAIS 

le déjouer. Il observa que la seconde crique était dégarnie et que les 
troupes postées d'abord devant la première, quoiqu'cn marche autour 
de la petite baie pour venir remplacer celles qui s'étaient portées 
à la troisième, n'étaient pas encore arrivées : il saisit de suite Tocca- 
sion. Il ordonna à ses bateaux de ranier droit devant eux, comme pour 
débarquer de force juste en face, puis, à un signal donné, de tourner 
subitement et de se porter vivement vers la crique inoccupée. Afin 
de mieux protéger le débarquement, il avait fait placer deux chalands 
garnis d'artillerie, de façon à gêner les feux d'une batterie que les 
Français avaient placée à droite sur une élévation, d'où elle donnait 
en plein sur nos bateaux qui s'approchaient. Ces chalands par>'inrent 
à déloger les Français de leur position, et les bateaux purent prendre 
terre avant qu'aucune troupe française fût sur les lieux pour s'y 
opposer. Les soldats débarquèrent au nombre de six cents (1) et se 
formèrent de suite ; alors toute la milice se dispersa et se mit à fuir 
dans le pays. Les Anglais les sui\ircnt, marchant régulièrement et en 
bon ordre, tirant de cet heureux début d'heureux pronostics pour 
la suite de leur expédition. 

Il y avait une crique ou petit bras de mer, asséchant à marée basse, à 
droite du lieu de débarquement, et au travers de laquelle passait la 
route la plus rapprochée allant à Lorient, la seule par laquelle on pût 
faire passer des troupes, du canon et de lourdes voitures. Conmie en 
ce moment la marée était haute, les fuyards français furent obligés de 
faire le tour de celte crique, détour de plusieurs milles, et par là ils 
induisirent en erreur le général qui, pensant avec raison qu'ils allaient 
chercher un refuge dans la ville de Lorient, en conclut qu'en les 
suivant il prendrait le chemin le plus court pour arriver à cette ville. 
Il détacha donc à la poursuite de cette milice en fuite environ mille 
hommes sous les ordres du brigadier O'Farrcl, qui après avoir été 
harcelés par quelques tirailleurs embusqués derrière les haies (le 
lieutenant-colonel Erskinc, vice-quartier-maître général, fut en cette 
occasion gravement blessé) arrivèrent le soir (2) à Guidel, village situé 
à environ une lieue du point où l'on avait abordé. Le général était resté 
sur la grève pour surveiller le débarquement du reste des forces. Au 
point du jour, il les conduisit à Guidel pour rejoindre le détachement 

(1) Les Anglais débarquèrent à Taiise du Loc*h, entre celle du Pouldu et la 
pointe du Talul, vers deux heures après-midi, le 30 seplenïbre i7iC. (Trad.) 
fi) Le soir du 30 septembre 17i6. (Trad.) 


J 


CONTRE LA VILLE DÉ LOftïENT 99 

OTarrel. Là, il apprit de quelques paysans fait prisonniers qui par- 
laient français (ce qui est assez rare dans le peuple de cette partie de 
la Bretagne) que la route qu'il avait suivie, par la raison mentionnée 
ci-dessus, était de 4 ou 5 milles plus longue que Tautre pour gagner 
Lorient. Il apprit aussi (ce qu'il avait pu voir) que cette route était dan- 
gereuse et difficile, passant par des défilés étroits, entre des haies très 
hautes, souvent revêtues de pierres et couronnées de bois et de brous- 
sailles, où quelques hommes braves et disciplinés pourraient facilement 
arrêter toute une armée, où même quelques hommes sans discipline 
ni bravoure pourraient aisément, par quelques coups de feu, jeter 
parmi leurs ennemis une grande confusion. 

Afin de prendre mieux connaissance de la topographie du pays, que 
lui et son armée ignoraient absolument, il divisa ses troupes en deux 
corps égaux qui devaient marcher ensemble sur Lorient par deux 
routes diflerentes qu'on lui indiqua. Le premier corps, sous ses 
ordres, marcha sans être molesté ; l'autre, sous les ordres du brigadier 
O'Farrel, n'eut pas autant de chance. Deux bataillons de ce détache- 
ment, ceux de Richbell et de Frampton, soit par défaut d'expérience, 
soit par suite de la terreur qu'inspirait aux soldats un pays inconnu à 
eux et à leurs officiers, soit peut-être par un de ces accidents auxquels 
le courage des hommes est exposé, se mirent en désordre pour avoir 
essuyé le feu d'une poignée de paysans postés derrière les haies. 
Malgré tous les efforts du brigadier, beaucoup jetèrent leurs armes et 
s^enfuirent, d'autres tirèrent au hasard et se blessèrent les uns les 
autres, et s'il y avait eu là quelques troupes régulières pour tirer 
parti de cette confusion, les conséquences auraient pu en être fatales. 
Et quoiqu'ils se fussent ensuite ralliés et fussent venus rejoindre le 
général sous Lorient, la panique continua dans ces deux bataillons 
et se communiqua aux autres. L'armée était ainsi dans une anxiété 
continuelle, même en l'absence de tout danger, et cette impression 
fâcheuse diminua singulièrement l'espoir du succès final de l'expédition. 

Lorient, assez récemment encore simple village, est maintenant une 
ville considérable sur la côte de Bretagne, au fond d'une grande baie, 
dont l'entrée étroite est gardée par la forte citadelle de Port-Louis. 
Cette ville est devenue le centre du commerce avec les Indes, le siège 
de la' Ck)mpagnie fondée pour exploiter ce commerce, et le magasin 
d'où sont distribuées les marchandises venant de l'extrême Orient. 
Les prises considérables faites par les Anglais pendant le cours de la 
guerre avaient un peu arrêté ce commerce ; la ville cependant était 


lOO ATTAQUE MS ANGLAIS 

considérée comme valant bien la peine d^une conquête, n^eût-ce été 
que pour les richesses qu'elle contenait, les dépôts de marchandises 
de la Compagnie et le$ beaux et vastes bâtiments publics ou privés 
qui s'y trouvent. Cette ville est loin d'être forte. Les deux côtés 
non protégés par la mer ne sont entourés que d'un mur d'une tren- 
taine de pieds de haut, pas très épais, sans 'fossés ou parapets ; mais 
l'eau qui baigne les deux autres côtés en rend l'investissement 
impossible et offrit à la nombreuse population des environs toute 
facilité pour s'y jeter, et quoique ces foules sans discipline ne pussent 
être d'aucun secours en rase campagne, cependant, à l'abri des forti- 
iications, elles pouvaient travailler à des retranchements, dresser des 
batteries, faire des terrassements pour mettre la ville à l'abri du coup 
de main tenté par une armée peu nombreuse. La Compagnie des Indes 
avait des canons dans ses magasins, quelques ingénieurs à son service 
pour sa marine et ses établissements d'outre mer. On pouvait encore 
emprunter des canons aux navires ancrés dans le port, ainsi que des 
marins accoutumés à en faire uingc, et tout ce qui eût pu manquer 
en artillerie ou en munitions pouvait être facilement tiré par eau de 
Port-Louis, qui est en communication constante avec Lorient. 

Mais comme ces ressources, quoique très grandes, demandent 
quelque temps pour être mises en œuvre contre un ennemi, il n'est 
pas improbable que, si l'amiral avait eu des pilotes et le général des 
guides qui eussent conduit les Anglais plus promptement à la côte 
et devant la ville, la terreur occasionnée par une irruption aussi 
soudaine eût paralysé la force de résistance des habitants, qui se 
seraient rendus à discrétion. Le manque de plan avait fait perdre 
deux jours, et il devait s'écouler encore plus de temps avant que l'on 
commençât quoique ce soit ayant l'apparence d'une attaque. On n'avait 
pas de canon, et la route qu'avaient suivie les troupes était imprati- 
cable aux voitures. Le général dut donc se borner â expédier une 
escouade avec un officier pour trouver une meilleure route, le 22 
septembre (2 octobre), et retourna en personne au bord de la mer 
dans le même but* de découvrir une meilleure route et aussi pour 
s'entendre avec l'amiral sur la plus sûre manière d'amener rartillcric, 
puisque tous les chevaux du pays, d'ailleurs faibles et chétifs, avaient 
été emmenés par les paysans dans l'intérieur des terres. Enfin on 
trouva une route plus courte, quoiqu'elle eût encore dix milles de 
long, et beaucoup meilleure, quoique facile à dégrader par la pluie, 
comme la suite le prouva. 


CONTOE LA VILLB DE LORIENT lOt 

Un conseil de guerre fut tenu à bord de la Princesse^ auquel assis- 
tèrent le général, Tamiral, le brigadier OTarrcl et le coramodore Cotes. 
Les ingénieurs Armstrong, directeur-général du service du génie dans 
le corps expéditionnaire, et le capitaine Watson qui avait levé à vue 
d'œil le plan de la ville de Lorient, furent appelés, et on leur demanda 
leur opinion sur la question de savoir si une attaque était praticable, 
combien de temps, de canons, de munitions seraient nécessaires? Leur 
réponse fut qu'avec deux pièces de douze et un mortier de dix pouces, 
établis sur l'emplacement qu'ils avaient indiqué pour une batterie, 
ils s'engageaient, soit à faire une brèche dans les murs, soit, avec des 
fusées, des bombes et des boulets rouges, à mettre la ville en cendres 
dans les vingt-quatre heures. Le capitaine d'artillerie Chalmers, qui 
n'avait pas vu la ville, fut du même avis, pourvu, ajouta-t-il, que l'ar- 
tillerie soit abonne portée. Quand même les ordres du roi, prescrivant 
une démonstration vigoureuse, n'eussent pas été aussi positifs, le 
succès facile ainsi promis par des hommes du métier était fait pour 
tenter le général et l'amiral, et pour les déterminer à risquer l'attaque. 
Il fut donc décidé, pour rendre encore plus certain le succès promis 
par les ingénieurs, qu'on ferait traîner par les marins jusqu'à Lorient 
quatre pièces de douze, un mortier de dix pouces et trois pièces de 
campagne. Ces pièces d'artillerie, avec leurs munitions, malgré toutes 
les difficultés, furent traînées au camp en deux jours (1), excepté deux 
piôces de douze qui ne purent arriver que le lendemain (2). Le tiers 
des marins de la flotte et toute l'infanterie de marine furent débar- 
qués pour cette corvée. L'amiral donna toute l'assistance possible au 
général, et le public put voir en cette circonstance qu'il n'est pas 
impossible aux officiers de terre et de mer de vivre en bonne harmonie 
et de concourir au succès d'une même entreprise. 

Le général, à son retour au camp, trouva revenu de sa mission 
l'officier qu'il avait envoyé faire les sommations à la ville de Lorient. 
Il rapportait que les habitants étaient si effrayés de cette invasion 
soudaine (3) qu'ils étaient prêts à capituler, mais à des conditions 

• 

(1) Les 3 et 4 cclobre. (Trad.) 

(2) Le 5 octobre. {Tmd.) 

(3) La floUe anglaise composée de IG vaisseaux de ligne, 8 frégates, 2 bonn- 

birdes et de nombreux transports, devait avoir un aspect fort imposant et faire 

supposer des forces de débarquement beaucoup plus considérables. Elle était 

mouillée, il est vrai, à cinq lieues de Lorient par mer, et tout à fait hors d'état, 

non-seulement de forcer, mais même de menacer rentrée de la rade. ÇTrad.) 


102 ÀHAQUE DES ANGLAIS 

qui rendaient la possession de la ville inutile à leurs ennemis. Les 
habitants exigeaient le respect absolu de leurs personnes, de leurs 
maisons et de leurs biens, et la Compagnie des Indes stipulait les 
mêmes conditions pour ses magasins et marchandises. La garnison, 
composée d'environ 700 hommes de ligne ou de milice, sans compter 
tous les irréguliers, demandait à sortir de la place avec tous les hon- 
neurs de la guerre. Une ville sans défense, ouvrant ses portes à de 
telles conditions, ne valait pas la peine d'être prise, car il aurait fallu 
Tabandonner de suite et recueillir pour tout profit le reproche d'avoir 
sottement accordé de telles conditions, et peut-être même l'accusation 
de trahison. C'est pourquoi le général, fort des promesses de nos 
ingénieurs et du désir de tirer quelque fruit des risques qu'il avait déjà 
courus, — quand les députés de la ville revinrent le lendemain 23 sep- 
tembre (3 octobre) de la part du gouverneur et de la Compagnie des 
Indes, — refusa de discuter les articles de capitulation avec d'autres 
personnes que celui qui commandait la place au nom de sa Majesté 
très chrétienne et même d'accorder la sortie de la garnison, attendu 
que la ville n'étant pas investie, elle pouvait sortir quand elle voudrait. 
Dans le même temps, tout concourait à faire avorter l'entreprise 
des Anglais. Quelques déserteurs entrés en ville firent connaître à la 
garnison la véritable force des assiégeants qu'on avait beaucoup exa- 
gérée à cause de l'importance de la flotte. La petite armée diminuait 
chaque jour, par suite des fatigues et des pluies^ qui avaient commencé 
à tomber. Il n'y avait guère plus que 3,000 hommes valides, ce qui 
augmentait le poids du service pour ceux qui restaient ; les alarmes 
étaient fréquentes, d'autant plus fréquentes que les hommes étaient 
restés sous l'empire de la panique des premiers jours. Les pluies 
avaient tellement dégradé les routes qu'il ne fallait plus songer à faire 
traîner d'autres canons par les marins. Mais ce qui surtout faisait déses- 
pérer de l'entreprise, c'est qu'on commença à s'apercevoir de l'ignorance 
des ingénieurs, surtout du directeur-général, qui n'avait montré ni 
habileté, ni méthode, ni diligence. Son manque de capacité et d'ex- 
périence l'empêchait de former des plans utiles, son obstination le 
privait du secours qu'il eût trouvé dans les lumières d'autrui. Quoique 
le général lui eût offert de faire établir et de soutenir une batterie 
partout où il jugerait à propos de la placer, il la posta à 600 yards (1) 
du mur, distance où des canons de si faible calibre ne pouvaient 

(1) Vyard anglais répond à 0"» 914 millimètres. (Trçid,) 


CONTRE LA VILLB DE LORIENT 103 

produire aucun effet. De plus il faisait tirer à un angle tellement 
oblique que les boulets des plus gros canons, dans de pareilles condi- 
tions, eussent ricoché sans faire aucun dégât. Il avait mis grande 
confiance dans les boulets rouges, qui, disait-il, devaient réduire la 
ville en cendres en vingt-quatre heures ; mais, par sa négligence ou 
celle des autres, le fourneau dans lequel on devait chauffer ces boulets 
n'avait pas été débarqué. Quand le fourneau fut amené, on s'aperçut 
qu'on avait oublié le soufflet, les pinces et autres accessoires. On 
amenait les munitions de la côte dans des tombereaux avec une peine 
infinie, et ce ne fut que plus tard qu'on sut qu'il y avait, à bord, des 
caissons qui auraient rendu ce travail beaucoup plus facile. Les 
ordres aux officiers du train étaient si confus ou si mal obéis, que les 
munitions n'arrivaient pas régulièrement au camp pour servir le petit 
nombre de canons et le mortier qui tiraient sur la ville. Non seule- 
ment on donna à l'ingénieur des fascines, des piquets et tout ce qui 
était nécessaire pour dresser la batterie, mais aussi des hommes de 
corvée tant qu'il en demandait pour les terrassements, malgré les 
grandes fatigues supportées par les soldats : on laissait sans ordre ces 
hommes de bonne volonté, faute de savoir à quoi les occuper. 

Pendant ce temps-là, la garnison française, si mollement attaquée, 
avait le loisir de préparer sa défense et de faire usage des nombreux 
ouvriers à sa portée, à défaut de soldats, et des approvisionnements 
de son arsenal. Les Français avaient entassé de la terre derrière leur 
mur et y avaient établi six batteries pour répondre à la seule que 
nous avions. Quelques-uns de leurs canons étaient de plus fort calibre 
que les nôtres ; mais la distance où se trouvait notre batterie la 
mettait à peu près à l'abri de leurs coups, de même qu'elle rendait 
notre attaque absolument vaine. Si l'on avait rapproché la batterie 
à cent pas du mur, par exemple, il aurait fallu la faire communiquer 
avec le camp par des tranciiécs et un chemin couvert, ce qui eût été 
un travail de plusieurs jours pour une si petite armée. Pendant ce 
temps-là, les assiégés, voyant la direction qu'auraient prise les ouvrages 
d'attaque, eussent aisément fortifié leurs retranchements en dedans 
des murs et, opposant dix canons à un, auraient fait taire en peu 
d'heures notre petite batterie. On ne pouvait même pas faire brèche 
dans le mur si faible que nous avions devant nous ; d'ailleurs si l'on 
avait fait une brèche, elle n'eût servi de rien, car environ 18,000 
hommes, acmés par la compagnie des Indes, enhardis par leurs rem- 
parts et leurs canons, pouvaient aisément tenir tête à 3,000 hommes 


104 ATtAQUE DES ANGLAIS 

découragés par les fatigues et les maladies et démoralisés par une 
lutte si inégale. 

Les ingénieurs, voyant que leurs bombes et boulets rouges n'obte- 
naient aucun effet et qu'il n'y avait moyen ni de faire brèche, à 
cause du grand éloignement de la batteiîe, ni de rapprocher les canons 
d'attaque, à cause de la grande supériorité du feu des Français, dépa- 
rèrent unanimement au général qu'ils n'avaient plus aucun espoir de 
succès et que même toutes les munitions, apportées avec tant de peine, 
étaient épuisées. On ne pouvait songer à les renouveler, à cause de 
l'état des routes. Le conseil de guerre réuni pour délibérer sur cette 
déclaration balança les raisons pour et contre, si cela peut s'appeler 
balancer que d'avoir d'un côté extrême désir de servir son roi et de 
l'autre toutes raisons de prudence et de nécessité pour ne pas agir 
contre ses intérêts. Tous les membres du conseil furent d'accord pour 
abandonner l'attaque et rembarquer les troupes, ce qui s'opéra le 
28 septembre (8 octobre), avec une perte d'environ vingt hommes tués 
et blessés pendant tout le cours de l'entreprise. 

Certain écrivain étranger (1), plus désireux de rendre ses récits 
piquants que d'y mettre de la vérité, s'est efforcé de tourner cette expé- 
dition en ridicule ; mais comme il n'y a pas une seule circonstance de 
sa narration qui soit vraie ou même seulement vraisemblable, inutile 
de perdre son temps à le réfuter. Vis-à-vis des préventions du public 
quelques questions pourront suffire. 

L'entreprise a-t-elle été, dès son origine, impraticable ? — Le général 
ne l'a ni projetée, ni proposée, ni approuvée, et n'a point répondu de 
son succès. 

L'échec est-il venu d'un défaut de diligence? — Le général n'avait 
ni pilote, ni guide, ni informations, et ne pouvait se procurer ces res- 
sources indispensables à une opération militaire de ce genre. 

Les ingénieurs sont-ils à bldmer ? — Ce service a toujours été con- 
sidéré comme une branche spéciale de l'art militaire, dirigée, mais 
non immédiatement, par le commandant en chef et confiée à ceuxqu. 
en font leur profession. 

Grâce à l'énergie du général pour calmer les vaines terreurs qui 

(1) D'après une lettre de Hume à sir Harry Krskine, du 20 janvier 1756, 
publiée par extrait dans la Vie de Hume, il parait qu'il fait ici allusion à Voltaire. 
Toutefois M. Hill Burion déclare n'avoir pu trouver dans les œuvres de Voltaire 
le passage vi:é ici par Hume, et il pense qu'il s'agissait de quelqu'un de ces 
pamphlets anonymes, que Voltaire désavouait si aisément, ijrad.) 


CONTRE LA VILLE DE LORIENT 105 

s*élaicnt répandues parmi les troupes, grôce à la prudence qu'il a 
montrée en se désistant à temps d'une entreprise sans issue, ce 
mauvais succèâ s'est réduit à un désappoinlemenl, sans perte et sans 
déshonneur pour les armes britanni(|ues. D'autres chefs, plus favo- 
risés par les circonstances, ont pu acquérir plus de gloire ; aucun n'a 
été aussi exempt de reprocher. 

Le !•'' octobre (10 octobre), la flotte quitta la rade de Quimperlé, 
mouillage des plus dangereux pour un aussi grand nombre de bâti- 
ments à une épo({ue si avancée de la saison et dans les parages si 
orageux de la. baie de Biscaye. La crainte de ces dangers maritimes 
fut une des principales causes qui hâtèrent lo rembarquement, d'autant 
plus que le secrétaire d'Etat avait expressément recommandé de ne 
pas exposer la flotte. La prudence de cette décision fut prouvée par 
l'événement, car le jour même où on leva l'ancre, éclata une très 
violente tempête du sud-ouest, qui aurait certainement jeté à la côte 
et brisé contre les rochers les navires qu'elle eût trouves sur cette rade. 
La flotte fut dispersée, et six transports, séparés du reste du convoi, 
arrivèrent de leur côté en Angleterre, ayant à bord 800 hommes (1). 
Le reste se réfugia dans la baie de Quiberon, et le général débarqua 
son petit corps de troupes sur la péninsule de ce nom. En établissant 
une batterie sur l'isthme étroit qui relie cette presqu'île au continent, 
il rendit sa situation à peu près inexpugnable, tandis que la flotte 
était en parfaite sûreté dans la baie qui est bien fermée. 

L'industrie et le courage du général l'ont soutenu, ainsi que l'armée, 
dans ces circonstances fâcheuses tant qu'il y a eu quelque espoir de 
succès. Mais sa prudence l'a déterminé à abandonner l'entreprise 
quand il l'a jugée désespérée. 


(I) Huit cents hommes sur tix transports, cela fait environ 133 hommes ou 
une compagnie par transpoil, et pour 5,800 hommes phis de 40 transports. 
Devant aller au Canada, on les avait mis un peu au large. — En définitive, le 
général, au lieu de recevoir trois bataillons de renfort, se trouva privé de 800 
hommes. {Ti-ad,) 


CHANSON 


DU SIÈGE DE LORIENT 


Le siège de Lorient inspira, à Lorient même et aux témoins 
de révénoment, plus d'une chanson satirique. Il n'y a pas lieu 
de s'en étonner. Le dommage était peu de chose et, malgré 
le courage montré par tout le monde en cette occurrence, 
certaines circonstances avaient un côté plaisant, entre autres, 
ce merveilleux accord des deux parties adverses, qui avait 
poussé juste au même instant la place à se rendre, l'assiégeant 
à décamper. Ces chansons n'ont pas été imprimées, on les 
trouve dans quelques recueils manuscrits formés en Bretagne 
au dernier siècle. De là vient la pièce suivante, que M. le 
comte de Palys a bien voulu nous communiquer, et dont trois 
couplets, sur douze, avaient été publiés en 1803 dans la pré- 
sente Revue par M. du Chalard (1). 

Ce n'est pas, à proprement parler, une chanson populaire, 
puisque l'auteur, qui cite Plutus et Thémis, devait avoir 
quelque teinture de mythologie, quoiqu'il fût, comme on le 
verra, assez peu au fait des exigences de la prosodie française. 
Ce qui est évident, c'est que sa rimaille défectueuse à ce point 
de vue, mais d'ailleurs pas mal tournée et pleine de traits 
piquants, représente bien l'opinion moyenne, bourgeoise si 
l'on veut, do l'époque sur l'événement. C'est par là surtout 
qu'elle est curieuse. 


(4) Voir Revue de Bretagne et de Vendée, année 18G3, vol. du 2« semestre, 
p. 181. 


CDANSOlSr DU SIEGE DE LORIENT 107 


Sur la descente des Anglais à Lorient, commandés par le 
général Saint-Clair, le l«r octobre 1746. 


Messieurs de Lorient, ne songeant point à mal, 
Allaient se promener à Tentour du Fanal, 

Quand, sur le grand canal. 

Ils virent Tamiral 

Du roi électoral (1) 

Leur préparer le bal. 


Pour aller au devant n'avaient pas un esquif. 
Ni pour les recevoir aucun préparatif ; 

Plus d'un soldat rétif 

Et plus d'un chef craintif ; 

Pour tout préservatif 

Un mur des plus chétifs. 

3 

Bientôt de tous côtés on sonne le tocsin, 
Et chacun alarmé tremble pour son butin. 

L'un, la fourche à la main, 

D'un air de paladin. 

Au rivage prochain 

Va narguer le destin. 


L'autre, avec une pioche, autour de son terrain. 
Tourne un retranchement, que dessine un robin. 

On monte sur son train 

Un canon assassin. 

De loin, le citadin 

Tranche du spadassin. 

(1) Le roi d'Angleterre était aussi électeur de Hanovre. 


108 CHANSON DU SIKGE PK tORISIfT 


C*en est fait, renncmi débarque en ce moment ; 
Ce téméraire An^lois avance eiffrontément. 

Trois mille paysans, 

Avec doux régiments, 

Dans la ville, en courant. 

Rentrent... fort prudemment. 



L'on craint que, sur leurs pas, TAnglois vif et brutal 
Ne brusque Lorient malgré son arsenal. 

Mais (ce n'est pas un mal !) 

En cet instant fatal, 

Il manque un général.... 

Mais voici L'Hôpital (1) 


Ce héros emporté... sur un cheval fort doux, 
A l'autre bout du pont s'arrête parmi nous : 

€ Aux genoux des Anglois, 

Dit-il, prosternez-vous ! 

Demandez-leur la paix 

Pour éviter leurs coups. » 

8 

Prévoyant le succès d'un si funeste avis. 

Dont chacun — jusqu'au Maire — eut lieu d'être surpris. 

Et Plutus et Thémis 

Ont fuy, crainte de pis, 

Non des fiers ennemis. 

Mais des lâches amis. 

9 

L'Anglois obligeamment fait la sommation. 
Pour prévenir du moins la députation. 

(1) Colonel d'un régiment de dragons, qui commandait la place de Lorient. 




CHANSON Dlî SI£â£ X>É LORlENt 100 

De composition 
Il n'est pas question : 
Se rendre à discrétion 
Est la condition. 

10 

Le Conseil assemblé, chacun parle à son tour : 

— « Quittons, dit L'Hôpital, ce dangereux séjour. » 

— « Quel étrange discours 1 
Répondit d'Heudicourt (1) 
Ah, plutôt do nos jours 
Voyons trancher le cours ! » 

11 

Des deux côtés Ton craint le plus funeste sort ; 
Le soir venu. Ton fait un généreux effort. 

Mais quand L'Hôpital sort 

Portant les clés du fort. 

Par un divin accord, 

Saint-Clair fuit vers son bord I 

12 

François et vous, Anglois, réunissez vos vœux ; 
Remerciez le Ciel d'un secours merveilleux : 

Les cœurs trop généreux 

Font un carnage affreux. 

En vous rendant peureux. 

Il vous sauva tous deux ! 


(1) Colonel d'un régiment de cavalerie. 


LA RETRAITE ET SES FONDATEURS ''' 


Les préoccupations morales de son nouvel établissement 
n'avaient point fait perdre de vue à Catherine de Franche- 
ville les arrangements matériels qui devaient en sauvegarder 
l'avenir. Cette femme forte suffisait à tout et menait tout de 
front avec une sagesse men'eilleuse. A peine les retraites, un 
temps interrompues, eurent-elles repris faveur, que l'active 
directrice jeta les fondements de la maison où son œuvre 
allait se fixer définitivement, après avoir erré de provisoire 
en provisoire, sous le coup des contradictions humaines. Elle 
choisit pour cela, auprès de l'église paroissiale Saint-Salomon, 
un emplacement vaste et salubre qui dominait la ville et avait 
encore l'avantage de fournir les pierres et le sable pour la 
construction. Elle conclut les marchés nécessaires avec le 
maître-architecte (21 mai 1016) (2), le charpentier (5 juillet 
1677) et le couvreur (18 mars 1676). Ils nous ont été conservés 
et ils nous prouvent son esprit d'ordre et d'économie. 

Les travaux commencés au mois de mars (1677) ne marchè- 
rent pas d'abord aussi promptement qu'elle en était convenue, 
et elle fut obligée de poursuivre M. François Cosnier, l'archi- 
tecte, devant le présidial de Vannes (19 août) (3). D'autres 
difficultés plus sérieuses entravèrent la construction du nouvel 
édifice; on en avait jeté les fondements et les murs atteignaient 
déjà une hauteur de dix pieds quand M"« de Francheville 
reconnut la défectuosité du plan. Elle l'avait adopté par pru- 
dence, pour ne pas excéder ses ressources, et encore plus, 
par soumission au conseil de ses supérieurs. Elle voyait main- 

(1) Voir la livraison d'août 188G, p. 122-127. 

(2) Archives de la Communauté de Latinioti (carton xvu« siècle). Marché 
avec François Cosnier, maître-architecte, au prix de 42 livres par toise de ma^ 
çonne. Marché avec Julien Vestiot, maître-couvreur, pour la couverture en 
ardoise, au prix de 12 livres la toise, fourni chevrons, lattes, ardoises, clous, etc. 
Marché avec Claude Vincent et Jean Philipot, maitre-charpentier pour la char- 
pente c en bon bois de chesne loyal et marchand > au prix de 2,230 livres. 

(3) Idem. 


Là retraite et ses fondateurs m 

tenant qu'il serait trop réduit pour les besoins futurs de la 
Retraite ; elle résolut de l'agrandir. Son frère aîné, M. Claude 
de Francheville, premier magistrat au présidial de Vannes, 
étant venu lavoir sur ces entrefaites, elle lui confia sa décon- 
venue et son embarras. Quoiqu'il dût être son unique héritier, 
ce gentilhomme blâma son épargne avec un désintéressement 
tout chrétien ; il approuva son changement do vues et ils 
trouvèrent ensemble un moyen de le réaliser, sans déranger 
la construction commencée : c'était de faire un double corps 
de logis qu'on séparerait par un mur de refend. Ce projet eut 
encore l'assentiment de leur frère cadet, M. Thomas de Fran- 
cheville, seigneur de la Motte-Rivaul, lieutenant au régiment 
de Navarre, et non moins dévoué au service de Dieu qu'au 
service du roi. Il est probable que les deux frères ne bornèrent 
pas leur concours à cet appui moral déjà si précieux pour 
Catherine, et qu'ils contribuèrent aux frais de la nouvelle 
entreprise (1). Quoiqu'il en soit, celle-ci fut poursuivie avec 
célérité, grâce à l'énergique impulsion de la fondatrice. Elle 
surveillait elle-même les travaux, encourageant les ouvriers 
par sa présence et ses largesses, recevant leurs plaintes et y 
faisant droit au besoin. 

Il y avait à peine huit mois que la première pierre de l'édi- 
fice avait été posée, et déjà on plaçait la charpente. Au 
commencement de novembre. M"® de Francheville fut invitée 
à mettre la première cheville, honneur qu'elle voulut partager 
avec M'»o de Salleuve-Marot, une coopératrice ou une amie. 
Ces dames donnèrent généreusement aux charpentiers « une 
pistole ou environ en louis et demi-louis d'argent pour le vin 
de la leveure du bois (2). » Déjà « les sept fermes et la croupe 
garnye » de la charpente étaient dressées, lorsque survint un 
ouragan épouvantable qui les enleva d'un coup de vent furieux 
en rompant les ferrures et tordant les pièces de bois comme 
des liens de fagot avec un tel fracas qu'on crut la maison 
renversée (13 décembre 1677) (3). M. de Kerlivio voulut porter 

(1) Nous n'en avons pas trouvé la preuve dans nos documents, mais Térudit 
M. Lallemand, la donne à entendre dans les Origines historiques de la viîlc de 
Vannes, p. 135. 

(2) Archives de la Retraite de Lannion^ déjà citées. 

{3) Idem, — Voir aussi l'ouvrage du P. Champion, p. 338. 


112 LA Retraite et ses fonda tECRS 

lui-même à M"* de Francheville cette fâcheuse nouvelle, afin 
de Texhorter en même temps à la résignation. Mais elle lui 
demanda simplement si quelqu'un avait été blessé et, sur sa 
réponse négative : « Dieu soit béni l dit-elle. Je ne suis que 
la fermière de Notre Seigneur : il est le maître de son bien ; 
quand tout le bâtiment serait renversé, j'aurais toujours con- 
fiance en Lui. » 

L'édifice fut achevé sans autre alerte. Spacieux et confor- 
table, on y pouvait loger commodément plus de quatre cents 
personnes. Des jardins distribués avec goût oflraient aux 
retraitantes l'air et la distraction nécessaires ; une superbe 
terrasse (1) régnait sur toute la façade, d'où l'on découvrait 
une grande partie de la ville, les campagnes environnantes 
et le golfe du Morbihan, figure mobile du monde qui invitait 
l'âme religieuse à porter ses désirs vers l'éternité immobile ; 
enfin une chapelle dans le style du temps, qui fut plus tard 
somptueusement décorée, complétait l'établissement. 

C'est là que le 5 mai 1079, Catherine de Francheville et ses 
compagnes entrèrent en chantant au Seigneur un cantique 
de reconnaissance. 

Au moment même où elles quittaient le séminaire, ses nou- 
veaux hôtes étaient, pour ainsi dire, aux portes. Dieu leur 
avait aplani les voies d'une manière meirveilleuso deux ans 
auparavant. Ms*" de Vantorte avait prié M. de Kerlivio de 
reprendre ses lettres de grand vicaire. Il s'était aperçu en 
effet qu'un pareil homme ne se remplaçait pas, et la conduite 
humble et patiente de celui-ci dans la disgrâce, avait dissipé 
peu à peu ses anciennes préventions, a 11 n'est pas des plus 
complaisants, disait-il, mais il va droit en affaires et ne 
cherche purement que l'intérêt de Dieu. » L'évêque inclinait 
donc sa crosse devant les mérites du saint prêtre, sachant 
très bien d'avance qu'il ne ferait pas plier cette âme d'airain 
aux moindres concessions en désaccord avec sa conscience. 
Il lui accorda tout d'abord de renouveler son projet de sémi- 
naire et de convoquer un synode pour en délibérer. Le grand 
vicaire y proposa de lever sur le clergé une certaine somme, 

(1) Le mur de cette terrasse iie fut bâti qu'en 16^i d*après un marché en date 
du 'i janvier. 


Là ftBTftÀlTE ET SES FONDATEURS 113 

afin de subvenir à l'entretien des directeurs. Sous Tinfluenco 
de sa vertu et l'action de la grâce, les esprits avaient bien 
changé, si on en juge par l'adhésion unanime qu'il rencontra 
on cette circonstance. Un seul recteur refusa d'abord la sub- 
vention demandée, mais voyant que M. de Kerlivio s'offrait 
à payer sa cote-part, il eut lionte rie son isolement et se 
rallia au sentiment commun. 

Le bon et fidèle intendant qui avait présidé à la construction 
du séminaire n'était plus là, hélas, pour en prendre la direc- 
tion spirituelle. Jean de Tlsle, ce prêtre austère, pieux, cha- 
ritable, ce frère des orphelins, ce convertisseur des âmes 
désespérées, cet instituteur des clercs, cet ami, cet émule de 
Louis de Kerlivio, — Jean de l'Isle était mort, dans la force 
de l'âge, après une longue maladie qui le tint cloué sur son 
lit l'espace de deux ans, paralysé de tous ses membres, souf- 
frant et humilié, mais néanmoins surabondant de joie comme 
saint Paul au milieu des tribulatiojis qu'il avait lui-même 
demandées en grâce au Seigneur (3 mai 1075). On dut confier 
à d'autres la mission qu'il eût si parfaitement remplie, ce 
semble, mais les pensées de Dieu ne sont pas nos pensées. DU 
moins notre vénéré grand vicaire ayant choisi lui-même le 
supérieur et les directeurs du nouveau séminaire, on peut 
être assuré que les choix furent bons. Do concert avec eux, 
il dressa les règles spéciales de l'établissement, et, la veille 
de la Pentecôte (1080), il leur amena les premiers ordinands. 
Le lendemain, il chanta la grand'messe avec une sensible 
consolation de voir enfin, après une attente de quinze ans, 
son premier dessein accompli. Ce même jour, quatre cents 
femmes et une foule d'hommes, peut-être aussi nombreuse, 
imploraient à la Retraite, les lumières de l'Esprit-Saint. Ainsi 
Dieu couronnait la vaillante persévérance de son serviteur par 
un double triomphe qui devait illustrer à jamais sa mémoire 
dans l'église de Vannes. 

On se demande pourquoi l'œuvre du séminaire n'avait pas 
précédé l'œuvre de la Retraite et comment les brebis avaient 
montré la voie aux pasteurs. On ne discute pas le plan divin : 
comme il est arrivé plus d'une fois, dans l'histoire de l'Eglise, 
l'exemple des laïques devait faire honte aux clercs et leur 
donner un nouveau zèle. En vovant ceux-là se soumettre 

TOME II, 1887. 8 


il 4 LA HETRirfK KT SES FO?(DAtEURS 

passagèrement à une règle de vie qui eût convenu aux cloîtres, 
ceux-ci n'osèrent plus refuser un joug et une épreuve appro- 
priés à leur vocation et que les Saints Conciles leur avaient 
imposés, dans une certaine mesure. Mais d'autre part, en 
expérimentant eux-mêmes les effets de la Retraite, ils pres- 
sentirent ceux du séminaire qui n'est qu'une retraite plus 
longue et plus spéciale. Cependant, un prêtre avait eu l'ini- 
tiative des deux œuvres. 

Louis de Kerlivio ne se reposa point sur ses lauriers. En 
reprenant la tête de l'administration diocésaine, il entendait 
être à la peine bien plus qu'à l'honneur. « Il n'est pas con- 
cevable combien son zèle avait d'activité, écrit le P. Cham- 
pion (1). On peut dire qu'il était toujours en action dans 
tous les divers lieux du diocèse où, par ses soins, par ses 
ordres, par ses lettres, il appliquait sans ces.so les ouvriers au 
travail, il les animait, il les soutenait, étant comme l'amc de 
tout le bien qui s'y faisait. » Il comprenait l'avantage capital 
d'être en relation assidue avec ses administrés: sa correspon- 
dance était énorme. Jamais il ne manquait de répondre à 
toutes les lettres qu'il recevait, et, pour n'en oublier aucune, 
il avait sur sa table un agenda où il en prenait note. D'après 
son propre témoignage, il écrivait par an plusieurs rames de 
papier. « Nous étions surpris de voir, rapporte encore le 
biographe déjà cité (2), comment il pouvait supporter tant de 
travail, expédier en quelques heures tant d'affaires, donner 
audience à tant de personnes à la fois et faire tout cela avec 
tant d'ordre et de présence d'esprit qu'il n'oubliait rien et ne 
se méprenait en rien. » Mais ce qui rendait la chose possible, 
« c'est le soin qu'il avait de ménager son temps, de ne rien 
écrire ni rien faire de superflu, de ne s'attacher qu'au solide 
et au pur nécessaire. Ses entretiens étaient courts, ses lettres 
succinctes. 11 avait le talent de dire beaucoup en peu de 
paroles et de le dire avec f>)rce et avec onction. Une personne 
digne de foi qui a traité avec lui près de quarante ans, 
assure ne l'avoir jamais ouï parler de choses inutiles ni de 
nouvelles curieuses. » — « 11 était si prudent qu'on ne lui a 


(1) Vie de M, de Kerlivio, p. iH. 
^2) Idem, p. 74. 


Là HEÎTRAITB et ses FONDAtBUftâ 11 S 

jamais vu faire de fausses démarches. 11 évitait également la 
précipitation et la lenteur, ces deux ennemis d'un bon gou- 
vernement. Il ne se laissait point prévenir, et on ne pouvait 
aisément le surprendi:e (1). » — 11 avait en un mot toutes les 
qualités d'un administrateur habile, vigilant, actif, inflexible 
sur les principes, conciliant avec les personnes, d'une pru- 
dence extrême dans ses décisions, mais d'une constance 
inébranlable dans ses entreprises, s'inspirant dans toute sa 
conduite des leçons de la Divine Sagesse, qui est pleine de 
lumière, (Liv. de la Sagesse, ch. VI, v. 13.) 

Malgré son éloignement momentané des affaires, on ne 
s'étonnera pas de l'ascendant qu'il avait pris sur le clergé, 
pendant quinze ans d'une pareille administration. Les ecclé- 
siastiques vertueux l'aimaient et le vénéraient comme un 
père, les vicieux le craignaient comme un maître auquel on 
ne peut refuser son estime, et presque tous lui étaient volon- 
tiers soumis. Il les envoyait d'une paroisse à l'autre, il chan- 
geait leurs emplois à son gré et il disposait d'eux comme un 
provincial dispose de ses religieux, dans les ordres les plus 
sévères. Il ne leur cachait pas, à l'examen qui précède l'ordi- 
nation, qu'on en userait ainsi à leur égard et que leur pro- 
messe d'obéissance à l'évéque les obligeait en quelque sorte 
d'être comme des religieux, entre ses mains, prêts à remplir la 
place qu'il leur assignerait. D'ailleurs sa douce fermeté savait 
au besoin triompher de toutes les résistances. 

Un prêtre qu'il avait suspendu de ses fonctions, à cause de. 
son ignorance, vint un jour lui demander la permission de 
dire la messe et, sur son refus péremptoire, il se vanta inso- 
lemment de le faire malgré lui : « Non, monsieur, lui répondit 
le grand vicaire, vous ne la direz pas malgré moi : je vous 
permettrai volontiers de la dire, quand vous l'aurez dite au 
séminaire et que vous saurez les cérémonies. » Et l'autre 
n'osa pas désobéir. 

En même temps qu'il travaillait d'une main si courageuse* 
à la réforme du clergé, il propageait dans le peuple un mou- . 
vement religieux déjà bien commencé mais qui avait besoin 
d'être entretenu pour produire des effets durables. Le véné- 

(1) Vie de M. de Kerlicio, p. ^. 


416 LA ftETRAItK KT SES FONDATEUflâ 

rable P. Rigoleuc avait formé, dans le diocèse, une vraie 
légion de missionnaires. Ils devinrent si nombreux, après 
lui, qu'on en comptait quarante et cinquante prêchant à la 
fois les diverses stations du carême. Louis de Kerlivio fut 
leur nouveau chef. Il les disciplina en quelque sorte ; il leur 
donna des règles pratiques et opportunes (1) et il leur fit 

(4) Voici les règles qu'il avait prescrites à ses missionnaires : 

I. — Ceux qui ont l'honneur d'être appelés au ministère é\îiiigétique des 
missions doivent s'adonner à l'oraison pour être bien unis à Dieu. 

II. — Dés qu'un prêtre sera invité par ses supérieurs à une mission, il s'y 
rendra le jour qui lui aura été marqué avec une intention pure de la gloire de 
Dieu et du salut des âmes. 

III. — Qu'ils prennent garde, par les chemins, soit en allant, soit en reve- 
nant, de ne boire et de ne manger qu'avec sobriété donnant partout témoignage 
des fonctions apostoliques qu'ils exercent. 

IV. — Etant arrivés au lieu de la mission, ils se résigneront à la volonté de 
Dieu et à la conduite du supéiieur ou directeur. 

V. — Qu'ils tâchent toujoui*s, durant la mission, d'agir dans l'esprit de la 
grâce et ne laissent échapper aucune des occasions que Dieu leur présentera 
d'ôter le mal et de procurer le bien qu'il leur fera contvaitre. 

VI. — Tous les missionnaires, s'il est possible, se logeront «ensemble. 

VII. — Ils réciteront ensemble, le soir, matines et laudes de ToTice divin et 
puis les prières, et se coucheront à la même heure. 

Vlil. — Ils se lèveront à 5 heures du matin, feront pour le moins une demi- 
heure d'oraison, et puis diront primes et le reste des petites heures. Ensuite 
ils iront à l'église dire la messe, selon Tordre qu^uira établi le directeur. 

IX. — Le signal pour aller à l'église le matin et pour en sortir, le soir, sera 
le son de VAngelus, A quoi le directeur donnera ordre comme à tout le reste. 

X. — A l'entrée de table, on fera une petite lecture, pendant laquelle on ne 
mangera ni ne boira. 

XI. — Qu'ils traitent leurs pénitents avec une grande douceur, à l'exemple 
de Notre-Seigneur. 

XII. — Quelque foule de pénitents qu'il y ait, qu'ils ne se pressent jamais. 

XIII. — Pour donner plus grande liberté à leurs pénitents, ils éloigneront du 
coniessionnal ceux qui attendent leur rang pour se confesser. 

XIV. — Qu'ils diffèrent l'absolution à ceux qui sont dans l'occasion prochaine, 
jusqu'à ce qu'ils aient donné des preuves de leur amendement. Qu'en cela, ils 
agissent avec douceur, faisant voir au pénitent la nécessité de cette conduite 
et la lui faisant agréer. 

XV. — Quand il se rencontre des cas douteux, qu'ils en diffèrent la décision, 
pour s'en éclairer et pour les consulter en secret, mais qu'ils ne se lèvent 
point, sur le champ, pour aller consulter. Ils attendront la première commo- 
dité. 

XVI. — Ils ne proposeront jamais leurs difTicultés devant les laïques, ni 
devant des prêtres du lieu où se fait la mission. 


U. RETRAITE ET SES FONDATEURS 117 

composer à eux-mêmes un diroctoirc qui devait mettre au 
service de tous, rexpérience de chacun. Il les assujettit d'une 
manière plus étroite au joup: ecclésiastique par une surveil- 
lance incessante. C'est lui qui les expédiait comme à l'assaut 
des paroisses les moins soumises à la loi du Seigneur ; c'est 
lui qui fournissait à leurs dépenses, soit en leur assurant des 
bénélices, soit en leur^procurant des donations ou des aumô- 
nes qu'il tirait parfois de sa bourse ; c'est lui enfin qui les 
encourapreait par dos exhortations chaleureuses à combattre 
énergiquement les abus et les vices qu'ils rencontraient, et 
souvent on l'a va payer ainsi de sa personne, à l'ouverture 
d'une mission. 

Il se servait encore dVux pour établir les bonnes œuvres 
qu'il favorisait en toutes circonstances : l'Adoration perpé- 
tuelle, la Con^rrép-ation de Notre-Dame, les différentes confré- 
ries et les autres pratiques de dévotion si nombreuses de son 
temps. — « Ce que le zèle du P. Huby inventait pour la ploire 
de Dieu et le salut «les âmes, le zèle et l'autorité de M. de 
Kerlivio le Hiisaient exécuter (1). » — Le prrand vicaire ne 
cessait d'encourajr(?r les fondations charitables ou pies qui 
surgissaient dans le diocèse. Homme d'initiative, il donnait 
l'impulsion aux personnes et aux choses. 

Les Ordres Religieux avaient part à sa sollicitude. Il leur 
témoignait son estime et son affection, chaque fois qu'il en 
trouvait l'occasion. Loin de leur disputer leurs privilèges, il 
était lui-même jaloux d'en maintenir l'usage. Il savait à 
propos leur ménager la faveur de l'évéque et conserver entre 
eux et le clergé séculier cette union si facile à rompre. 

XVII. — Ils ne prendront point d'argont des pénitents pour quelque cause 
que ce soit. 

XVill. — lis s'emploieront, avec toutes les adresses d'un saint zèle à tirer les 
péchés cachés des pénitents et à les exciter à une vraie contrition et à un ferme 
propos d'éviter les occasions. 

XIX. — Quils aient une liste des meilleurs moyens et des remèdes les plus 
efficaces pour empêcher les rechutes. {Vie des fo}idateur8 de la retraile, 
p. 41 et suivantes). 

A ces règles générales, M. de Kerlivio avait joint des instructions particu- 
lières pour le hon oriire et le succès des missions : elles sont frappées au coin 
du môme sens pratique et du même esprit de religion. 

(1) Les f onduleurs de la retraite, p. 92. 


118 Là betraite £T ses fondateurs 

Son action pénétrante se faisait sentir jusque dans les com- 
munautés de femmes où comme supérieur et confesseur il 
exerçait une heureuse influence. Il y rendait les services les 
plus signalés au temporel et au spirituel. Il était attentif au 
choix des directeurs : ses relations et sa correspondance 
assidues avec les supérieures lui permettaient d'intervenir dis- 
crètement dans leur administration et de remédier aux abus 
qui pouvaient s'y être glissés. Il leur communiquait son esprit 
de simplicité, de prudence et de force au service de Dieu. Il 
faisait la visite avec un soin minutieux ; il voyait en parti- 
culier toutes les religieuses, écoutait patiemment ce qu'elles 
avaient à lui dire, éclaircissait leurs difficultés, apaisait leurs 
griefs, consolait leurs chagrins. Il laissait enfin, après lui, la 
paix du Ciel. 

Malgré tant d'occupations et de préoccupations, il trouvait 
le temps de visiter les prisonniers, les malades, les pauvres 
honteux et il leur apportait toujours le secours temporel 
avec la consolation spirituelle. Il passait encore des heures 
entières au confessionnal où les pécheurs et les justes venaient 
également l'îittendre. Animé de l'esprit de saint François de 
Sales, qu'il s'était proposé pour modèle, il avait, comme lui, 
le secret de convertir par la douceur les dmes les plus en- 
durcies dans le vice. Sa direction tendait au détachement 
absolu de soi-même, mais d'une manière douce et engageante, 
par des pentes insensibles avec une mesure et des tempéra- 
ments proportionnés à la diversité des esprits. Il vous élevait 
peu à peu au-dessus des sentiments de la nature, profitant, 
pour cela, de vos dispositions particulières, comme l'oiseau 
apprend à ses petits a se servir de leurs ailes. Sa maxime pre- 
mière était qu'un directeur ne doit jamais, dans la conduite, 
des âmes, prévenir la grdce, mais seulement la seconder, sans y 
mêler rien de lui-même. Du reste, il connaissait par expérience 
les voies intérieures qui éloignent l'homme de terre et le 
rapprochent du ciel. Dépouillé des désirs humains, abandonné 
au bon plaisir divin, il était mort au monde et vivait en Dieu 
seul. « C'est pourquoi il était toujours égal, écrit le P. Iluby, 
son directeur. Ni la variété, ni la multitude des affaires ne 
lui causaient jamais d'altération. Faire ou ne pas faire, bon 
et mauvais succès, tout lui était indiflTérent et le fond de son 


LA RETRAITE ET SES FONDATEURS 119 

âme était toujours le même. » Mais Louis de Kerlivio a peint 
lui-même son intérieur en traits sublimes : « Il me semble, 
« dit-il dans un de ses écrits, que pour pratiquer la* foi, Tes- 
« pérance et la charité, selon la grâce qui m'est donnée, je 
« dois voir sans yeux, croire sans lumière, m'abandonner sans 
c appui, aimer sans attrait, me tenir simplement dans mon 
« union à Dieu, sans rien goûter que Dieu, sans rien vouloir 
« que la volonté de Dieu. Cotte mort à moi-même, pour le 
« regard de l'intérieur, m'oblige â plus forte raison de mourir 
« à tout ce qui est hors de moi, d'être indifférent à tout, 
« insensible à tout comme un mort. » Perinde ac cadaver : 
nous reconnaissons la le disciple de saint Ignace et le fils 
spirituel des PP. Jésuites. 

Les épreuves ne devaient pas manquer â une vertu si héroï- 
que. Elle fut presque toujours privée» de cette ardeur sensible 
et de ces consolations surnaturelles qui pouvaient la fortifier 
contre les attaques du deliors ; mais le serviteur de Dieu ne 
résistait pas moins u celles-ci avec une patience qui ressem- 
blait à de rimpassibilité. Les contradictions, les injures, les 
calomnies, les coups mêmes ne l'émouvaient pas. On l'a vu 
s'arrêter en public pour écouter les invectives grossières des 
pauvres qu'il nourrissait. Quand ses subordonnés s'emportaient 
contre lui, il laissait passer tranquillement le flot de leur 
colère, comme a ses pieds. Vax prêtre se plaignant un jour 
d'être calomnié : « Ah ! monsieur, lui répondit-il, vous ne mé- 
ritez pas l'honneur que Dieu vous fait de.souff"rir quelque chose 
pour lui. » T:n gentilhomme, non content de l'injurier, osa 
lever la main sur lui, en présense d'un témoin qui Ta rapporté. 
Le grand vicaire reçut le soufflet sans en paraître nullement 
offensé, mais plutôt avec un mouvement de satisfaction, 
comme une marque d'honneur. 11 se glorifiait des mépris et 
méprisait la gloire. 

Simple dans ses manières et ses paroles, il évitait de se 
produire au dehors ; il n'aimait pas les compliments ; il dissi- 
mulait volontiers la part qu'il avait eue â la réussite d'une 
bonne œuvre, mais s'en attribuait hautement l'insuccès. Il 
ne disait jamais «je ferai » mais « nous ferons, » comme pour 
partager avec autrui ses mérites personnels. Loin de se com- 
plaire dans les honneurs, il cherchait à s'anéantir et à faire 


120 LA RETRAITE ET SES FONDATEURS 

oublier son rang. Il ne prenait pas parde à l'étiquette ni au 
cérémonial quand sa personne était en cause, et, quoiqu'il 
fût d'une politesse exquise pour le dernier de ses administrés, 
jamais il ne parut froissé d'un manque de respect à son é^ard. 

Il était désintéressé des biens terrestres : ses aumônes 
absorbaient la plus grosse part de son revenu. Cependant il 
se fut fait scrupule d'entamer le fond de l'héritage paternel 
qu'il crut devoir laisser à sa famille. Il fuyait les procès, et, 
s'il en avait un malgré lui, il ne faisait aucune démarche pour 
le conduire à bien ; il aimait mieux perdre que plaider et 
remettait à la Providence le soin do ses intérêts temporels. 
Quelqu'un lui dit un jour, afin de l'éprouver, qu'il venait de per- 
dre un procès où toute sa fortune était en jeu : « Dieu soit béni, 
répliqua-t-il, je ne serai plus en état de faire l'aumône, mais 
de la recevoir ou de vivre de la rétribution de mes messes. » 

Vêtu comme le plus pauvre prêtre, il ne voulait posséder h 
la fois qu'une soutane et un manteau de serge très commune, 
mais il racommodait lui-même ses vêtements de dessous qui 
n'étaient qu'un amas de pièces. Il vivait en anachorète dans 
une vraie cellule de religieux. Atteint d'une maladie de foie 
presqu'au début de sa carrière administrative, il suivait, moitié 
par hygiène, moitié par mortification, un régime effrayant 
d'abstinence. « Deux sous de lait et deux liards de pain, écrit 
son biographe contemporain, faisaient chaque jour toute la 
dépense de sa table. Et parce qu'il trouvait le lait trop délicat, 
il y mêlait de l'eau. Quelquefois il ôtait tout le lait de l'écuelle 
après y avoir mis le pain, et versait de l'eau à la place. » 11 
mangeait dans une écuellc de bois et prenait ses repas soli- 
tairement, comme un Chartreux, ayant devant les yeux la 
Bible ouverte, pour donner en même temps h son âme la nour- 
riture spirituelle. 

Ce jeûne d'ascète, des infirmités douloureuses, entre autres 
une hernie très pénible, les latigues de sa charge équivalant 
à un épiscopat le consumeront au point qu'il n'avait plus 
que la peau et les os, .semblable à saint Basile, d'austère mé- 
moire. La maigreur presque transparente de son visage frappe, 
au premier abord, dans ses portraits. 

V»« Hip. Lk Ctouvello. 
(A suivre,) 


^A 


NOTRE-DAME DU RONCIER 


En lisant, dans la Semaine religieuse du diocèse de Vannes, 
un article de M. Tabbé Nicol qui la dirige, et avec quel talent 
on le sait, j'ai été pris d'un tel remords de n'avoir pas encore 
parlé aux lecteurs do la Revue de Bretagne de son histoire du 
pèlerinage de Notre-Dame du Roncier, que je me hâte de 
réparer ma lenteur, et de recommander la lecture d'un déli- 
cieux ouvrage (1). 

L'auteur y était préparé par d'autres écrits du même 
genre : qui n'a lu sa monographie de Sainte- Anne d'Auray? En 
vérité, je la goûte presque autant que l'opuscule du P. Arthur 
Martin, l'illustre iconographe rje dirais : que celui de Mgr Le 
Joubioux, rédigé en breton, si une comparaison était pos- 
sible : le vieux barde vannctais est on effet sans pair quand 
il parle sa langue. 

Mais j'apprends que M. Prud'homme prépare une splendide 
édition du livre de ^L ISicol en l'honneur de Sainte-Anne : 
elle trouvera, j'ose le lui prédire, une terrible concurrence 
dans les Monuments originaux de Vhisioire de saint Yves, du 
mémo éditeur ; ici, d'ailleurs, toute comparaison est encore 
impossible : c'est une œuvre monumentale et d'un caractère 
exceptionnel. 

Quant au pèlerinage de Notre-Dame du Roncier, je ne con- 
naissais rien sur le même sujet que l'opuscule du P. I : de I : 
(Isaac de Jésus Maria), de l'ordre de Carmes, qui a pour titre : 
Le Lys fleurissant au milieu des épines, un vol. in-16 de 75 pages. 


(l) Notre-Dame du lioncier, par M. labbé Max Nicol ; un vol. in-8», illustré, 
Vannes, Eugène Lafolye, éditeur, 1886. 


122 NOTRE-DAME DU RONaSR 

imprimé à Josselin, en 1666, avec approbation de ses supé- 
rieurs et du vicaire général de Saint-Malo. Celle de Tévéquc 
de Vannes ne pouvait manquer non plus à Tabbé Nicol ; elle 
est datée du 10 juin 1886. 

« Il appartenait i\ Thistoriographe de Sainte- Anne d'Auray, 
dit réminent prélat, de recueillir et de coordonner, d'après 
les règles d'une sago critique, les trop rares témoignages 
transmis sur Toriginc et \-es merveilles du sanctuaire de 
Notre-Dame du Roncier ; ces pages sont pleines d'intérêt et 
portent la marque d'un esprit sérioux, délicat et distingué. » 

On ne saurait mieux dire, ni rien de plus juste en moins 
de mots. 

Un prêtre digne de son éveque, le curé de Josselin, m'écrit 
de son côté que le livre do M. Nicol a pour but d'obtenir des 
aumônes, à l'effet do restaurer l'église de Josselin si recom- 
mandable à tant d'égards, et qu'il se vend au profit de ce 
remarquable sanctuaire. Nouvelle raison pour qu'on l'achète ; 
les fidèles n'y manqueront pas plus que les amis des belles 
œuvres. 

L'origine du pèlerinage est touchante. 

« Longtemps auparavant que la ville de Josselin fust bastie.. 
il arriva que un laboureur, cultivant la terre où est mainte- 
nant l'église do Nostre-Dame, et coupant des ronces, fist 
l'heureuse rencontre d'une image do Nostre-Dame, dans un 
lieu rempli do ronces, d'où vient qu'elle est nommée Nostre- 
Dame du Roncier. » 

Voilà ce qu'écrivait l'auteur du Lys fleurissant au milieu 
des épines, plus de 850 ans, dit-il, après l'événement. Quoi 
qu'il en soit de la date, on raconte que lo laboureur en ques- 
tion avait une fille aveugle dont les yeux s'ouvrirent pour 
admirer la découverte de son père. 

A l'endroit où cette découverte eut lieu, un oratoire s'éleva, 
puis le château appelé Josselin, du nom do son fondateur fils 
de Guéthenoc, et tout autour, peu à pou, la ville qui se rem- 
plissait de pèlerins au jour anniversaire. 

Ils abondaient surtout le mardi de la Pentecôte. La Pente- 
côte était l'époque où les Rohan, au moyen-iige, « fesoietit 
leur barnage assembler » et tenaient cour plénière : la fête 
religieuse ouvrait toutes les fêtes. Si les tournois, les joutes et 


NOTRE-DAME DC RONCIER 123 

autres cérémonies profanes attiraient principalement les 
chevaliers et les dames, la masse des vassaux venait par 
piété. Traitée de superstition et violemment comprimée au 
temps de Vhuguenoterie, comme elle devait Tètre au temps de 
la Révolution, la foi populaire brillait de tout son éclat à la 
procession du gi'and Pardon accordé parle pape Alexandre VII 
à tous ceux ^ui visitaient l'église de Notre-Dame et y com- 
muniaient. 

La multitude était parfois si considérable qu'un grand 
nombre de ceux qui arrivaient du fond de la Basse-Bretagne 
étaient obligés de camper hors de la ville, et de passer la 
nuit en plein air. La plaine où ils s'établissaient porte encore 
aujourd'hui un nom que les Gallos, qui ne le comprennent plus, 
expliquent assez drôlement, et l'abbé Nicol lui-même, d'après 
eux : ils l'appellent « le Camp des Boutonnés, » à cause des 
boutons, disent-ils, dont se paraient les pèlerins, entendant 
boutonnés au lieu de Bretonet, comme certains maçons fran- 
çais appellent le ciment anglais de Portland, du ciment 
parlant. 

Ces Bretonet, de pur sang et de pure langue, trouvaient 
d'ailleurs à la procession deux ou trois cents Bretons du 
Léon, vassaux des Rohan, venus à .Josselin pour y apprendre 
le français et y faire le commerce, lesquels formaient dans le 
cortège une compagnie placée à la suite des six compagnies 
urbaines et commandée par un gentilhomme. Us étaient très 
crânes ces Léonards, avec leur habit bleu, leur bonnet sur 
la tète, leur galant ou nœud de rubans sur l'oreille, leur 
chupenn et leurs bragou-braz, Tépéc au côté et la hallebarde 
à la main. On voyait encore h la procession des pèlerins de 
Saint-Jacques avec leur large chapeau retroussé, leurs coquilles 
sur la poitrine et leur bourdon de Compostelle. 

Gravissant la colline, de Notre-Dame à Saint-Martin, le 
cortège s'avançait au son des tambours, des trompettes, des 
violons et des bombardes, salué de moment en moment par 
des salves d'artillerie. Trente à quarante bannières d'autant 
de paroi.sscs du pays, des milliers de torches de toutes cou- 
leurs, surtout vertes, jaunes et rouges, portées par des pèle- 
rins appartenant aux confréries bretonnes, chaque torche de 
dix-huit pieds de haut et du poids de cent livres, assure-t-on, 


124 NOTRE-DAME DD RONCIEB 

achevaient de donner à la fête une splendeur Traimént digne 
de ceux qui en sont encore l'àme et qui abaissaient leur fière 
devise devant la Dame du Roncier. Par une pieuse inspiration 
de leur foi et comme pour unir dans un même symbole TOrient 
et l'Occident, Tislamisme et le christianisme aux pieds de la 
reine du ciel, un géant breton, coiffé d'un turban, vêtu et 
armé à la turque, suivait l'image de Notre-Dame, se proster- 
nant de place en place, sur un signe du héraut d'armes. 

Les aboiements étranges, qu'on entendit longtemps ^ cette 
célèbre procession, sont plus difficiles à expliquer : les 
ahoyeuses de Josselin re.stcnt toujours un mystère. Mais elles 
ont eu des milliers de témoins : l'un d'eux, dans un procès- 
verbal daté de l'an 1728, les représente « tombant par terre 
comme évanouies, la bouche ouverte, et criant en forme 
d'aboy comme des chiens. » Un autre, — celui-ci de nos jours 
et même professeur à la Faculté des Lettres de Rennes, — 
trouve que la langue n'a pas de termes pour exprimer la nature 
de leurs cris mêlés de râles, de suff'ocation et d'aboiements ; 
pour peindre les contorsions furieuses de créatures pâtis- 
santes rassemblant en désordre les dernières ressources de la 
vie pour chasser un mal inconnu. » 

Inconnu en effet, et â qui la science n'a pu encore a.ssigner 
sa place parmi les phénomènes nerveux : réel toutefois et 
guéri, soit temporairement soit définitivement, dit l'abbé 
Nicol, quand la malade, après une lutte effroyable contre les 
gens qui la tenaient, avait touché de ses lèvres le pied de 
Notre-Dame du Roncier. 

Des guérisons moins dramatiques et purement surnaturelles 
sont attestées par d'autres témoins encore vivants ; pour les 
nier, il faudrait nier les principes mêmes de la critique. Mais 
quoi ? Est-ce que la Critique et la Religion ne sont pas incon- 
ciliables ? On l'affirme ; c'est entendu ! 

Quoiqu'il en soit, la reconnaissance des pauvres gens qui 
viennent en pèlerinage à Josselin réclamait depuis longues 
années pour leur bienfaitrice une couronne. Après l'indul- 
gence plénière ou Pardon, accordée aux pèlerins bretons par 
le pape Alexandre VII, Pie IX a bien voulu répondre au 
désir de leur cœur, et il a permis à Mgr l'évêque de Vannes 
de couronner solennellement Notre-Dame de Josselin. La 


NOTRE-D.VMÈ Dlî ftONCÎEft l28 

cérémonie eut lieu le 8 septembre 1868 ; M. Tabbé Nicol Ta 
décrite, en poète qu'il est. Ne Ta-t-il pas même chantée ? En 
tout cas j'espère bien chanter moi-même, si Dieu le permet, 
quelque cantique de sa façon, comme à Sainte-Anne, et sur 
quelque vieil air du pays, lors de l'inauguration de l'église de 
Josselin, quand elle aura été restaurée grâce à lui : « indus- 
trieux maçon, » comme l'Amphion breton, il pourra dire à 
Notre-Dame du Roncier : 

Moi-même, avec mes vers, j'ai bâti la maison. 


H. DE LA ViLLEMARQUÉ [de VInstitut), 


LITTÉRATURE POPULAIRE DE LA BRETAGNE 


CHANSONS BRETONNES 


INEDITES 


Les chansons qui suivent ont été recueillies par M. de Penguern 
et le texte breton est de sa main. Nous avons dû y faire quelques 
corrections, mais nous avons toujours signalé en note la leçon 
du manuscrii, 

J. L. 


MARI-LOÏZ 

1 

D'ar sul, en offern brecl, e rannas he galon 
E klevet ar mandat e len gant ar person. 


(( Arsa ta, potret iaouank, setu an ordrenans, 
Ma zo rod soudardet evid ar roue Frans 

3 

« Ar re o deveus tenet bars ar bloavez presant 
A renko partial a mond d'o rejimant. » 

4 

E kornik ar verret e renkontras he blac'h, 
He galon kontrlstet hag en glac'haret (1) bras ! 

(l) Manuscnt, klaharet. 


CHANSONS ÈRETONNÈâ 127 


— « Petra fel did, e mez-i, bea ken kontristet ? 

— Allas, va dousik koant, o kuitat a zo red. 

6 

Red eo din partial, kuitat va c'haranté 
A moned eur penad da jervich ar Roué. 


— Ahan ta, e mezl, petra zo evit se, 
N'e ket eun dizenor servija ar Roué. 

8 

Ma vez our soudard mad, a ne vez ket poltron, 
Te vezo rokompanset gant ar Roué Bourbon. 

9 

Discriw lizero din pa vi or rejimant 

Hag e veli neuze eun darn va santimant. » 

10 

E bars tri mis goude pa wa er rejimant, 

E tigassas (1) eul lizer d'ar ger d'he vestres koant, 

11 

Da lavaret e voa kontant evel eur roue, 

« Penevert ho koelet (2), va dous, va c'haranté.- » 

12 

Hi ne lavar netra, kemer alc'houez he bank. 
En pini voa he dillad ag e noubeudik arc*hant. 

13 

Kass ganti tri c'hant skoet a monnet da Bors-Louis (3), 
Lakat (4) ober dezi eun habit en bourc'his. 

(1) M%. E digassas. 

(2) Ms. Ho goelet, 

(3) Ms. Da PorS'Louis. 

(4) Ms. Nakaf. 


12B CftANSONS BRETONlOid 

14 

Pa eo gret an habid en deus i bed guisket 
Hag eo ed da gad (1) kabiten ar soudardet. 

15 

— Bonjour, otrou kabiten, a c'houi a receofe 
Eun den a zo kontant da serrij ar Roue ? 

16 

Evel ma'z e (2) eun den brao, ag ive den vaillant, 
Ez e bed recevet ebars ar rejiraant 

17 

A kerkent e voa kasset da zelc'hel (3) garnizon 
Ar memeus korps-de-gard lec'h ma voa he mignon. 

18 

Gantan e vije bemde, beb noz en he goste 
E kouske en he woele (4), eb na vouie doaré. 

19 

Aben seiz via goude e c'houlen daou gonjé (5) 
Unan vit-hi e hunan, eun al d'he c'haranté. 

20 

a Servijet mom ar Roue, seiz via a wir (6) galon 
Roït dimp konje breman da retorn d'on c'hanton. 

21 

Dre ma tostae d'ar ger ar plac'h (7) a gane (8) ge : 

— Erru omp tost d*ar ger tost deuz on harante (9). 

(i) Ms. Da Kad. 

(2) Ms. Ma ze. 

(3) Ms. Da delc'hel. 

(4) Ms. He goele. 

(5) Ms. Konje. 

(6) Ms. A gwir galon 

(7) Ms. Ar blac'h. 

(8) Ms. A kane. 

(9) Ms. Om garante. 


.-_J 


CËàNSONS BRfifONNES i29 

N'o c*heus hu ket aman eur vestrezik iaouank 
E komzec'h (1) anezi pa voac'h er rejiraant ? 

23 

— O, eo sur, e me-au, va dous Mari-Loïs, 

A garant a wir galon (2) nag evel m'he c'haris (3>. 

24 

Fini, serten a garan a garante parfet 
Abaoue ar seiz via n'émeus hi ket goelet. 

— Gaou a leveres (4), goelet e teus aneï : 

Ne anavees ket anon, sel ouzin ta, e rae-i (5). 

20 

Me eo Mari-Loïz, ta dous, ta garante, 

Zo bed en pad seiz via deus ta heuil(6) en arme. 

27 

~— Na penos Mari-Loiz, pa wac'h er rejimant, 
Em lezec'h (7) c'houi keit se en poan ag en toarmant ? 

28 

— la, dre sur, e me-i, gwir e, me ho karie 
Mez karet a ren c'hoas mui an otrou Doue. 

29 

Allon ta, e me-i, dem da gaout (8) ar person (0). 
Da c'houd ag hen endeus studiet e leson. 

(1) Ms. A gomzer. 

(2) Ms. A gwir galon. 

(3) Ms. M'he garia, 

(4) Ms. Lèverez, 

(5) Ms. Emeï, 

(6) Ms. EuilL 

(7) Ms. Lezer, 

(8) Ms. Da kaotU. 

(9) Ms. Af ber9on. 

TOXS II, 1887 9 


130 CHANSONS BRETONNES 

30 

Ma n'aneus i studiet, me en (1) graï estonnet, 
Marteze biskoas plac*h n'endeus an respontet. 

31 

— Bonjour, otrou person, ni a zo deud aman 
Evid on eureuji, nin a (2) vank demp bremam 

32 

— Hola, e me ar person (3), se ve eur c'hoari sod : 
Biskoas n'émeus goelet eureuji daou bod (4). 

ai 

Me skrivo d'ar Roue kent ive d*an escop 
Ken evid ma... (5) da eureuji daou bod (6) 

34 

— Penos ta, otrou person, ne anaveet ket anon-rae? 
Me eo Mari-Loïz, ginidik (7) deus o kontre (8), 

Ginidig deus ho pares (0), badeet en ho hilis ; 
Sellit ouzin, otrou person, me eo Mari-Loïz. 

30 

— O ia, Mari-Loïz me anve (10) te brema. 
Me reï te eureuji, na gousto (11) did netra, 

37 

A c*hqas a skrivo ovidout eul lizer da Baris. 
Evid mas pezo (12) an enor da velet ar roue Louis. 


(1) Ms. Me a graï. 

(2) Ms. JVim. 

(3) Ms. Ar herson. 

(4) Ms. Daoii pod. 

(5) Ms. Ici un mot indéeliiffrable. 

(6) Ms. Daoupod. 

(7) Ms. Guinidik, 

(8) Ms. c^hontre. 

(9) Ms. Ho bares. 

(10) Ms. Me n'ave. 
vil) Na kousto. 
(12) Ms. Ma spezo. 


CHANSONS BtlSTONNKS 131 

38 

Galvet voa ar paîsantes a kasset d*ar palez (1) 
Prezantet (2) e d*ar Roue koulz a d'ar Rouannez. 

39 

Biskoas ne wa bed goelet ken kaer fumelen, 

Vouie c'hoari eun toi sabren koulz ag e c'habiten (3) 

40 

« Servijet e teus anon a galon, me ar Roue, 

Me raï (4) did eur bansion a bem kant skoet levé. > 

41 

Rak se (5) ta, plac'het iouank, ma it-u (6) d'an arme, 
C'houi a vo recompanset ive gant ar Roue. 

(PoTiKf kemener en Montroulez, 25 octobre 1850.) 


MARIE-LOUISE * 

1 

Le dimanche, à la grand'messe, son cœur se déchira en 
entendant lire le mandat par le recteur. 


« Allons, jeunes gens, voici l'ordonnnance qui réclame des 
soldats pour le roi de France. 

(1) Ms. jyar balet, 

(2) Ms. Brezantet, 

(3) Ms. Ag e gabiten, 

(4) Ms. Me Krai. 
(,5> Ms. Bag^e. 
(6) Ms. Ma H lu. 


i32 CHANSONS BRETONNES 

3 

« Ceux qui ont tiré cette année-ci devront partir et aller 
au régiment. » 


Dans un coin du cimetière, il rencontra sa jeune fille, lui, 
le cœur centriste et en grande douleur. 

5 

— « Qu'y a-t-il, dit-elle, pour que tu sois si contristé ? — 
Hélas, ma douce jolie, il faut vous quitter. 


« 11 me faut partir, quitter mon amour, et aller quelque 
temps servir le roi . » 


— « Eh bien, dit-elle, qu'est-ce que cela ? Ce n'est pas 
un déshonneur de servir le roi. 


« Si tu es un bon soldat, si tu n'es pas poltron, tu seras 
récompensé par le roi Bourbon. 

9 

« Ecris-moi des lettres, lorsque tu seras au régiment, et tu 
verras alors un peu mon sentiment. » 

10 

Trois mois après qu'il entra au régiment il envoya une 
lettre à la maison à sa jolie maîtresse, 

11 

Pour dire qu'il était content comme un roi, « n'était le 
désir de vous voir, ma douce, mon amour. > 

12 

Elle ne dit rien, prend la clef de son banc, dans lequel étaient 
ses habits et son peu d'argent, 


»» 
■^ 


> 


CHANSONS BRETONNES 133 

13 

Elle emporte trois cents écus, va à Port-Louis faire faire 
un habit de bourgeois. 

14 

L'habit fait, elle le revêt et va trouver le capitaine des 
soldats ; 

15 

— « Bonjour, Monsieur le capitaine, recevriez-vous un 
homme qui est content de servir le roi ? » 

16 

Comme elle était bel homme et de bonne mine, on Ta reçue 
dans le régiment. 

17 

■ 

Et aussitôt on l'envoya tenir garnison au même corps-de- 
gardo que son ami. 

18 

Elle était tous les jours avec lui, toutes les nuits à son côté, 
sans qu'il sût rien. 

19 

Sept ans après, elle demande deux congés, un pour elle- 
même, un autre pour son amour. 

20 

— « Nous avons servi le roi, sept ans, de grand cœur; 
donnez-nous <\ présent congé pour retourner à notre canton. » 

21 

Gomme elle approchait de la maison, la jeune fille chantait 
gai ! — € Nous sommes arrivés près de la maison, près de 
notre amour. 

« N'avez-vous pas ici une jeune maîtresse dont vous parliez 
lorsque vous étiez au régiment ? » 


134 CHANSONS BRETONNES 

23 

— a Oh oui certainement, dit-il, ma douce Marie-Louise, 
que j'aime de vrai cœur comme je Tai aimée, 

24 

« Que j'aime, certes, d'un amour parfait après les sept ans 
que je ne l'ai pas vue. » 

25 

— « Tu mens, tu l'as vue ; tu ne me reconnais pas, regarde- 
moi donc ! dit-elle, 

26 

C'est moi qui suis Marie-Louise, ton amour. J'ai été pendant 
sept ans à ta suite, à l'armée. » 

27 

— « Comment, Marie-Louise, lorsque vous étiez au régi- 
ment, me laissiez-vous si longtemps en peine et en tourment? » 

28 

— « Oui, certes, dit-elle, je vous aimais, mais j'aimais 
encore plus le seigneur Dieu. 

29 

— « Voyons donc, dit-elle, allons trouver le recteur, pour 
voir s'il a étudié sa leçon. 

30 

« S'il ne l'a pas étudiée, je l'étonnerai bien, peut-être que 
jamais une fille ne lui a tenu tète. 

31 

- — « Bonjour, monsieur le recteur, nous sommes venus ici 
pour nous marier, voilà ce qu'il nous faut. » 

32 

— « Holà, dit le recteur, ce serait là un sot jeu : jamais je 
n'ai vu marier deux garçons. 


CHANSONS BRETONNES 135 

« J'écrirai au roi, auparavant aussi à révèque avant de 
songer à marier deux garçons. > 

— « Comment donc, monsieur le recteur, vous ne me 
reconnaissez pas ? Je suis Marie-Louise, native de votre pays, 

« Native de votre paroisse, baptisée dans votre église : 
regardez-moi, monsieur le recteur, je suis Marie-Louise ! » 

— « O oui, Marie-Louise, je te reconnais maintenant ; je 
te ferai te marier, et il ne t'en coûtera rien. 

« FA même j'écrirai pour toi une lettre à Paris, pour que 
tu aies l'honneur de voir le roi Louis. » 

:38 

La paysanne fut appelée et envoyée au palais, présentée au 
roi aussi bien qu'à la reine. 

39 

Jamais on n'avait vu une si belle fille jouant du sabre aussi 
bien que son capitaine. 

40 

— « Tu m'as servi de cœur, dit le roi, je te ferai une pen- 
sion de cinq cents écus de rente. » 

41 

Ainsi donc, jeunes filles, si vous allez à l'armée, vous serez 
aussi récompensées par le roi. 

(Chanté par Potik, tatUear à Morlaix, le 25 octobre 1850). 

J. LOTH, 
Professeur à la Faculté des Lettres de Bennes, 

(A suivre.) 


r » 


VARIETES LITTERAIRES 


TÊTE DE SAPEUR 


— Giraud ? dit le général en allumant sa pipe... c'était un 
sapeur — et un caporal-sapeur encore I — Je le vois d*ici, 
avec sa haute taille, ses chevrons de laine et sa grande barbe 
en broussailles qui lui montait jusqu'aux yeux et lui descen- 
dait jusqu'à la ceinture. De son visage on n'apercevait guère 
que le nez, qui émergeait en rouge sous le bonnet à poil, et des 
petits yeux gris qui lançaient des étincelles comme de la braise. 
Quand il ouvrait la bouche, on croyait, à sa voix, que le ton- 
nerre venait d'éclater. Brave homme au reste et pas fier... 
Je lui fus recommandé par sa vieille colonelle, au moment où 
je m'engageai dans l'ancien régiment de mon oncle, et il jura 
par tous les diables, sur la tête du p'tit — comme il m'appela — 
qu'il ne m'arriverait aucun mal. 

Dans ce temps-là on ne connaissait pas les chemins de fer. 
Nous faisions à pied tous les changements de garnison, et 
Ton mettait cinquante-deux jours pour aller de Brest à Toulon. 
A peine rendus à l'étape, Giraud venait me chercher, m'obli- 
geait à m'asseoir sur un des bancs de la mairie, prenait mon 
billet de logement et partait pour inspecter la maison. Si elle 
ne lui plaisait pas, il revenait avec le billet, faisait une scène 
au fourrier et n'était content que quand il m'avait casé à son 
gré... Eh bien ! j'ai passé par tous les grades et je suis devenu 
officier ; Giraud était toujours caporal-sapeur, il continuait à 
m'appeler son p'tit, et je restais encore son protégé ! Ça vous 
étonne peut-être ; pourtant c'était ainsi, et je vous jure que 
la discipline n'y perdait rien. 


TÉTB DB SAPEUR 137 




Je me souviens qu'un jour, étant alors sergent-major, je 
rencontrai dans la rue, à la porte de la caserne, un sapeur 
que j'avais consigné le matin — un grand gaillard bien 
planté, qui no passait pas pour commode. Je lui donnai Tordre 
de rentrer. Comme il était un peu gris, il me prit par le bras 
et me souleva de terre, en grommelant* entre ses dents qu'il 
fallait autre chose qu'un petit sergent pour empêcher un 
sapeur de se promener. Je ne sais trop ce qui serait arrivé si 
des soldats du poste n'étaient venus l'arrêter et le conduire 
à la salle de police. 

Giraud ne punissait jamais ses hommes : il les battait lors- 
qu'ils étaient en faute, mais il ne souffrait pas qu'on les 
punit. Je le trouvai dans la cour de la caserne et je lui racon- 
tai tout. 

Il me regarda d'un air stupéfait : 

— Tu as mis un de mes hommes dedans ? me dit-il, comme 
s'il ne pouvait en croire ses oreilles. 

— Mais oui, répondis-je. Il le fallait bien. 

— Tu vas le faire sortir. 

— Non, par exemple. 

— Voyons, p'tit,,. 

— Ah ! mais non, il m'a insulté. C'est trop fort, à la fin. 

— Tu ne veux pas ? répliqua Giraud... Attends un peu ! 
C'est moi qui vais le faire sortir, alors ! 

Deux minutes après, il entrait dans mon bureau, traînant 
le sapeur par la gorge. 

— Mets-toi à genoux ! commanda Giraud. 
Et sous la poigne du caporal le sapeur obéit. 

— Maintenant, continua l'autre, tu vas demander pardon 
à ce garçon-là... qui pourrait te faire passer en conseil de 
guerre, canaille !... et qui veut bien ne pas to faire condamner 
à mort, fichu jean f... de gredin !!! 

Et à chaque mot, Giraud secouait son malheureux sapeur 
en l'étranglant de plus en plus. Je dus intervenir pour faire 
lâcher prise. Le sapeur se releva ; c'est à peine s'il pouvait 


138 TÊTB DB SAPEUR 

respirer. Mais Giraud ne paraissait pas tenir la leçon pour 
suffisante, et je vis bien, à son regard, quand il se retira, 
que cela n'était pas fini. 

En effet, j'entendis bientôt des éclats de voix, des cris qui 
partaient de l'escalier de la chambrée ; et comme le vacarme 
ne cessait pas, je descendis pour me rendre compte de tout 
ce tapage. 

Le sapeur, étendu sur le dos, ne remuait plus ni bras ni 
jambe. Giraud remit tranquillement sa veste, en s'épongeant 
le front, et s'en alla boire un vcrro h la cantine. 


• • 


Le jour où je fus nommé sous-lioutenant, Giraud arriva dans 
ma chambre, rayonnant de joie et d'orgueil. 

— Eh bien ! p'tit, s'écria-t-il, nous voilà officier ! 

Et il contemplait d'un œil ravi l'uniforme que le tailleur 
était en train de m'essaver. 

— Tiens ! poursuivit-il en éclatant, donne-moi cinq francs, 
que je prenn'e une culotte en ton honneur ! 

Et à tous les grades, il en fut ainsi. Après sa culotte de sous- 
lieutenant, Giraud eut sa culotte de lieutenant et sa culotte de 
capitaine. Seulement, le prix montait à chaque fois. 

Giraud avait, du reste, au régiment, une' position particu- 
lière. Il y avait si longtemps qu'on le voyait sous le bonnet à 
poil, qu'on aurait cru volontiers qu'il était né caporal-sapeur. 
Et puis, il fallait bien quelqu'un pour ne pas laisser perdre 
les traditions du corps et pour les enseigner aux jeunes. 
Giraud s'en chargeait. De là son ascendant. Nous l'invitions 
très bien à notre table d'officiers ; et q«and nous le trouvions 
dans la rue, en allant à l'hôtel, nous ne manquions jamais de 
lui dire : 

— Giraud !... as-tu déjeûné ? 

A quoi il répondait invariablement, d'un ton que j'entends 
encore : 

— Oui, mais mal ! 

Il venait avec nous et se tenait parfaitement à sa place. 




ïs^ 


TÊTE DS SAPEUR 139 

Un matin, je lui versais à boire pour la dixième fois depuis 
le commencement du repas : 

— Voyons, Giraud l lui demandai-je, en le voyant vider 
son verre comme un canonnier qui allume sa pièce, combien 
te faudrait-il de bouteilles pour te déranger seulement ? 

Giraud réfléchit quelques instants, et me répondit, après un 
profond calcul : 

— Au moins vingt... Et encore ? ajouta-t-il au bout d'une 
seconde, en relevant la tête avec un certain air de fierté. 

Un jour pourtant, il faillit avoir ce qu'il appelait du désa- 
grément. On l'avait mandé au rapport, et le colonel se tordait 
la moustache : signe d'orage. Je craignais que mon pauvre 
Giraud n'eût fait une sottise. Quand il se fut arrêté réglemen- 
tairement à trois pas, le petit doigt sur la couture du panta- 
lon, le colonel nous le montra de la main : 

— Figurez-vous, nous dit-il, que cet animal-là a trouvé 
moyen de dépenser hier, dans une auberge, vingt-sept francs 
cinquante !... Quant à payer, c'est autre chose. Voici la note : 
cinquante centimes de pain et de saucisson, vingt-sept francs 
de vin ! 

A cette époque, le vin coûtait quatre sous le litre. C'était 
plus d'une demi barrique. 
Giraud ne parut pas déconcerté : 

— Mon colonel, fit-il sans sourciller, nous avons reçu les 
sapeurs du ?!•. 

Devant une raison comme celle-là, il n'y avait rien à dire. 
— Une bienvenue, que diable ! — Giraud se retira aussi ma- 
jestueusement qu'il était entré. 


• • 


La dernière fois que je l'ai vu, c'était à Lyon, quand je fus 
nommé chef d'escadron dans la gendarmerie de la garde. 
J'avais écrit à un de mes anciens camarades du régiment, 
pour lui annoncer que je m'arrêterais vingt-quatre heures au 
passage, et je lui avais recommandé d'envoyer Giraud 
ra'attendre au bateau. En arrivant au débarcadère, j'aperçus 


140 TETE DE SAPEUR 

mon vieux caporal, avec toute sonescouade rangée sur le quai. 
Les sapeurs se partagèrent mes bagages et vinrent me recon- 
duire le lendemain matin. Au moment de partir, je glissai 
vingt francs dans la main de Giraud ; mais je vis bien qu'il 
gardait quelque chose sur le cœur. Il avait Tair embarrassé 
et tournait entre ses doigts la pièce que je lui avais donnée. 
Enfin, il me prit le bras, comme s'il se décidait à un grand 
effort : 

— Saprebleu ! mon commandant, me dit-il tout bas... je ne 
t/ai jamais rien offert... Tiens, veux-tu me faire plaisir ? Viens 
prendre un petit verre... Et ce sera moi qui paierai ! ajouta- 
t-il, en m'entraînant. — 


... Fameux soldat! murmura le général, après quelques 
instants de silence. C'est au feu qu'il fallait le voir !... Ah ! si 
,nous en avions eu beaucoup comme lui en soixante-dix !... 
Mais le moule est perdu, on n'en fabrique plus de ce calibre 
là... Ce brave Giraud î j'aurajs été content de lui serrer la 
main. Et lui donc!... Quelle cuîoUc, le jour où il aurait retrouvé 
son p'tit, général ! 

Henri FixiSTtiRK. 


RIMES GROISIGAISES 


INÉDITES 


L'annonce de la prochaine session deTAssociation Bretonne, 
qui se tiendra au mois de septembre au Croisic, nous a paru 
donner de Tà-propos, une sorte d'actualité, à la publication 
de quelques pièces inédites d'un des enfants les plus spirituels 
et les plus connus do cette petite ville, le poète Des Forges 
MaiUard (1). — L. de K. 


Chanson chantée a table au Croisic 

Au sujet des réjouissances faites pour la naissance du Dauphin^ 

en septembre il 29 

Toutes les villes de France 

Pour le Dauphin 
Marquent leur réjouissance : 

Chantons sans fin. 
Et, comme eUes, faisons aussi 

Charivari (2) î 

(1) Né en 1099, mort en 1772. 

(2) Ce mot signiGe essentiellement un bruit tumultueux, désordonné, qui le 
plus souvent exprime le mécontentement, Tindignation de la foule auteur de 
ce tapage. Plus rarement — c'est ici le cas — ce bruit est la manifestation d'une 
allégresse qui, ne pouvant se contenir, s'abandonne aux plus bruyants éclats. 


142 RIMES CftOISlCAlSES 

Notre ville s'illumine ; 

Mais, vertubleu ! 
C'est surtout à la cuisine 

Qu'on fait grand feu. 
Je vois qu'on veut faire aujourd'hui 
Charivari ! 


Amis, qu'à boire on s'apprête ! 

N'épargnons rien. 
Quand Bacchus est de la fête. 

Que tout va bien ! 
Les plaisirs viennent avec lui, 
Charivari I 

Doublant trois fois la mesure. 

Les Capucins (1) 
Chantent la bonne aventure, 

Leurs hanaps pleins. 
Disant au Dauphin : Grand merci ! 
Charivari ! 


Le salpêtre fait merveille 

Dans le couvent ; 
Saint François, prêtant l'oreille 

Du firmament, 
A crié : « Frères, qu'est ceci, 
Charivari ? » 

— « Un Dauphin, réplique un Frère, 
Nous est venu » 

Des cieux alors le bon Père 
A répondu : 

— « Recommencez, s'il est ainsi, 

Charivari ! » 

(i) Les Capucins du Croisic allumèrent des feux de joie et tirèrent du canon 
dans leur enclos. (^Note de des Forges Maillard.) 


t»MES CROISICAISBS 143 

Dans le temps de la vendange 

Ce prince est né : 
Saison digne de louange. 

Temps fortuné, 
Tu nous fais braver le souci, 
Charivari ! 

Vive la reine de France t 

vive Louis ! 
Vive l'illustre alliance 

Des Leczinski l 
Vive le Roi 1 vive son fils î 
Charivari ! 


Croisicais et Croisicaises 
en il Si. 

Les Croisiquois n'ont le vilain renom 

— Je le proteste et m'en donne pour plége (1) — 

D'être sorciers : bien sont-ils gens imbus 

D'arts libéraux, forts sur les impromptus. 

Le sel piquant qu'exhalent nos salines. 

Raréfié par petites bruines. 

Porté en leur sang cette vivacité 

D'où naît en eux la cointe urbanité. 

Quant.au beau sexe, il n'a d'autre magie 

Que l'air divin de ses appas charmans 

Et les beautés d'un merveilleux génie. 

Ses yeux actifs sont les fins nécromans, 

Dont un regard prend et rend asservie 

La liberté des moins tendres amans 

Mieux qu'aucun philtre ; et ces aimables Muses, 

J'en suis garant, ne sont point des Méduses. 


(i) Pour caution. 


H4 ItlMES CROiSICMSfiS 

Leur Caractère est surtout la douceur, 
Que suit de près la franchise de cœur. 
Table de jeu faite en façon gentille 
Est leur Parnasse, et cartes de quadrille (1) 
Les livres sont, qu'elles ont dans les mains. 
Le fier Plutus (2), dieu respecté de maints. 
Est l'Apollon, Fortune est la Minerve 
Dont leur ferveur implore le secours, 
Les conjurant de seconder leur verve. 
Point on n'y gronde, et chez elles toujours 
Joyeuse humeur se voit entrer en danse, 
Fors quand du jeu la quinteuse inconstance 
Vient par malheur déranger leur finance (3). 


Epitapiies diverses (4) 


1. 


D^une fille qui mourut de regret de la mort d'un petit épagneuL 

Ci gît la plaintive Isabelle, 
Morte subitement du trépas de son chien. 
Son amant, encor plus fou qu'elle. 
Trois mois après, mourut du sien. 


D'un usurier. 

Ci gît un usurier célèbre en son espèce : 

Son corps est dans la terre, et son cœur... dans sa caisse, 


(1) Sorte de jeu de cartes. 

(2) Plutus, dieu des richesses. 

(3) n résulterait de là que les Croisicaises, en 1731, étaient jolies, aimables, 
de belle humeur, mais qu'elles aimaient un peu trop te jeu et l'argent. 

(\) Epigrammes sous forme d'épitaphes. 


BtMES CROISiCAISIâ 145 

3. 

D'un pauvre musicien. 

Ci gît de la Musique un suppôt malheureux. 

11 mourut en chantant les beaux yeux de Nicole, 

Sans flamme tout Thiver dans un coin ténébreux. 

Et la tête et le ventre creux 

Comme sa basse de viole. 

4. 
Dialogue d'un capitaine enseveli sous une mine avec ses soldats. 

Le Capitaine 

Vous m'accablez, soldats ; écartez-vous, canaille. 
Diable soit des marauds qui pèsent sur mon corps t 

Les Soldats 

A qui parles-tu donc, capitaine de paille ? 
Tu commandois dans la bataille : 
Tu n'es qu'un goujat chez les morts. 

5. 
Uun auteur qui composoit des satires pour vivre. 

Ci gît qui vivoit de satire. 
Et qui louoit ou condamnoit 
Selon l'argent qu'on lui donnoit. 
Pendant sa longue vie on n'osoit rien en dire, 
On craignoit son pinceau malin, 
U est mort : ci gît un coquin I 

Réponse d*un sylphe. 

Toi qui lis en passant l'épitaphe caustique 
Du redoutable Lycophron 
A qui de ronce et de chardon 

TOME II, 1887 10 


146 RIMSS CROISIGAISES 

La Nature a dressé ce tombeau symbolique, 
N'en ris point... Changée en frelon. 
Son âme erre en ces lieux : crains qu'elle ne te pique ! 

G. 
D*un fameux bretaillenr. 

Je fus un fendeur de naseaux, 
Ti, ta, ta, proposant aussitôt l'estocade. 
Mais la Mort m'a fait voir, — mettant sous ces carreaux 

Mon audace en capilotade, — 
Que je ne savois pas parer les coups de faulx. 

7. 
Dhin poète grand fumeur. 

Ci gît l'un des plus grands fumeurs. 
Le tabac gâta son haleine. 
Si bien qu'après lui les neuf Sœurs 
Craignoient de boire à l'Hippocrêne. 

8. 
D'un médecin. 

Gi gît un médecin. Le jour qu'il expira, 
La Nature humaine, joyeuse. 
Au lieu d'un triste Libéra, 
Chanta d'une voix glorieuse 
Un triomphant Alléluia ! 
— Mais la Mort gémit et pleura.,. 

. 9. 
D'un athée. 

Dans la bourbe do ce marais 

Gît un athée abominable, 

Qui ne croyoit ni Dieu ni diable. 


i 


RIMES CROISICAISES iAl 

A présent il croit Dieu — qu'il ne yerra jamais. 

Le diable, dont il est la proie, 
Puisqu'il le voit toujours, il faut bien qu'il y croie. 

10. 
D'un poète dramatique. 

Ci gît dont les vers dramatiques. 

Froids, languissans et narcotiques. 

N'eurent que de tristes succès. 
L'infortuné, cédant à sa douleur secrète, 

S'endormit au bruit des sifflets. 

Et sous ces tranquilles cyprès, 
11 ne s'éveillera qu'au son de la trompette. 

n. 

D'un faiseur de romans. 

De romans ennuyeux pondeur infatigable. 

Il écrivoit au lit, il écrivoit à table. 

Tandis qu'en se creusant l'imagination. 

D'une frivole histoire — insipide antienne — 
Il cherchoit la conclusion, 
La Mort vint — qui trouva la sienne. 

Epigramme. — Envoi. 

Troupe de morts, tranquille ou vagabonde 

Suivant votre demeure et votre qualité, 

Je vous souhaite en l'autre monde, 

Autant qu'il est possible, une bonne santé. 
Mais fasse le Ciel que la mienne 
En ces lieux longtemps se maintienne î 


Paul des Forges Maillard, 


NECROLOGIE 


i> 


M. EUGENE DE LA GOURNERIE 


Le mois dernier, lorsque notre livraison de Juillet était déjà presque 
entièrement tirée, nous arrivait la triste nouvelle de la mort de M. de 
la Goumerie. A notre grand regret, il ne fut même pas possible de la 
mentionner dans ce numéro. Nous réparons aujourd'hui ce silence 
involontaire. 

Cette mort est pour la Revue de Bretagne et de Vendée un deuil 
profond, une douleur des plus sensibles. M. de la Goumerie a été, au 
vrai sens du mot, le fondateur de la Revue : c'est lui qui, il y a trente 
ans, nous encouragea à entreprendre cette œuvre, à laquelle il voulut 
bien prêter tout l'appui de son influence si respectée, et de son talent 
littéraire si élégant et en même temps si solide, si ingénieux, si élevé, 
si distingué. Pendant de longues années il resta le plus fidèle, le plus 
assidu des collaborateurs de la Revue, et cette précieuse collaboration 
ne s'arrêta que le jour où les infirmités de l'âge la rendirent impossible. 
Pour nous ce ne fut pas seulement un collaborateur ; pendant que 
nous habitions Nantes, il voulut bien, malgré la différence d'âge, nous 
admettre dans son amitié ; et bien que les circonstances, en nous 
éloignant de lui, eussent mis obstacle à la fréquence des relations 
personnelles, cette affection est toujours restée chez nous aussi forte, 
aussi respectueuse qu'au premier jour, car, à qui a pu connaître cet 
homme excellent, ce chrétien parfait, si plein de cœur, d'esprit, d'in- 
telligence, il est bien impossible de l'oublier. 

La Bretagne perd en lui un de ses enfants qui l'honoraient le plus 
par la hauteur du talent et par la noblesse du caractère. La notice 
suivante, qu'un de nos amis de Nantes nous envoie, permettra au lec- 
teur d'apprécier toute l'étendue de cette perte. — A. de la Borderie. 


149 


M. Eugène de la Gournerie. 


(( Un homme de bien, qui fut un écrivain do grand mérite, 
« M. Eugène de la Gournerie, vient de s'éteindre à Tâge de 
« 80 ans, le 18 juillet dernier. 

« Son nom demeurera parmi ceux des Nantais qui ont 
« honoré leur ville par la droiture du caractère, la solidité 
« de la conscience et l'éclat du talent. 

€ Il y aura ici unanimité pour déposer un légitime et sin- 
« cère tribut de sympathies et de regrets sur la tombe de l'émi- 
« nent auteur do Rome chrétienne. » 

Avec I'Uniùn Brktonxe du 21 juillet 1887, qui nous fournit 
ces lignes si justes et si vraies, nous répéterons : Il y aura ici 
unanimité pour rendre un profond et cordial hommage à la 
douce mémoire du charmant écrivain auquel ses travaux, 
remarquables à tant de titres, ont depuis longtemps acquis 
au milieu de nous une place émineute et distinguée. 

Eugène-Charles-René Maillard de la Gournerie naquit à 
Nantes, le 25 mars 1807. Son père était M. Jacques-Antoine 
Maillard de la Gournerie, issu d'une ancienne et bonne famille 
du comté nantai.^, qui a donné des auditeurs à la Chambre des 
Comptes de Bretagne, un échevin à la ville de Nantes en 1614, 
et sa mère était M"« Marie-Julio-Catherino de Talhouet-Gra- 
tionnays. 

Un de ses frères, Antoine-Paul, officier d'avenir, sorti de 
Saint-Cyr, capitaine de grenadiers au 0° régiment de ligne, 
chevalier de la légion d'honneur, tomba à la tète de sa com- 
pagnie frappé par cinq balles arabes, pendant l'expédition de 
la petite Kabylie, le 13 mai 1851, au moment de passer chef 
de bataillon, à l'âge de 41 ans. 

Un autre, Jacques-Henri, fut longtemps chef d'escadron 
d'état-major, à Nantes. 

Un troisième, Jules-Antoine-René, fut un ingénieur habile et 
instruit, dont la Revue a publié plusieurs travaux intéressants. 

Ses études terminées d'une façon brillante, le jeune de la 
Gournerie aborda le droit et entra dans les bureaux du 
Ministère de la Justice, qu'il quitta bientôt, désireux de 
s'adonner à la littérature et à l'histoire. 


150 M. EUGÈNE DE LA GOURNERIE 

Son début, Rome chrétienne, oxi Tableau historique des 
souvenirs et des monuments chrétiens de Rome (Paris, Debé- 
court, 184-3, 2 volumes iii-8<»), appela sur lui rattention et le 
classa de suite parmi les écrivains de talent. Ce sujet si beau 
et si attrayant, a été depuis magistralement traité par plu- 
sieurs auteurs, . Mgr Gerbet et Mgr Gaume, entre autres ; 
mais le premier sillon était tracé, et l'ouvrage de M. de la 
Gournerie soutient parfaitement la comparaison sans aucun 
désavantage. 

Dans VHistoire de François I®' et de la Renaissance (Tours, 
A. Mame, 1847), il retrace la vie chevaleresque de celui que 
la France a salué du beau nom de Père des Lettres, et qu'elle 
associe à Léon X dans la gloire d'avoir fait fleurir en Europe 
les sciences et les arts. 

VHistoire de Paris et de ses monuments (Tours, A. Mame, 
1852), prouve que M. de la Gournerie tenait à faire, pour la 
capitale de la France, ce qu'il avait fait pour la capitale de 
la chrétienté. Avec son style coulant, agréable, imagé, il a 
peint les vicissitudes nombreuses et diverses de la magnifique 
cité qui eut nom Lutèce. 

N'oublions pas Nantes et la Loire- Inférieure, 1850-1851 ; la 
Bretagne contemporaine, 1805, auxquels il eut une large part ; 
Rome dans sa grandeur, ou Monuments anciens et modernes, 
descriptions, institutions : dessins d'après nature, par Félix 
Benoist, texte par MM. Franz de Champagny, E. de la Gour- 
nerie, etc., Nantes et Paris, 1867-1809. Ces trois ouvrages 
sont sortis des belles presses de la maison H. Charpentier, de 
Nantes, et, le dernier principalement est en majeure partie 
écrit par M. de la Gournerie. 

Quoique préoccupé de ces grands travaux, il adressait 
souvent à de nombreuses revues, des articles toujours par- 
faitement accueillis, tant pour la gracieuseté de sa plume 
que pour le choix du sujet traité à fond et, pourrions- 
nous dire, ex professo ; c'était l'ancien Correspondant ^ VU- 
niversité Catholique, les Annales de philosophie, la Revue 
d'Ai*morique, la Revue des Provinces de l'Ouest, la Revue de 
Paris, etc, etc.. 

Son œuvre dans la Revue de Bretagne et de Vendée est 
considérable. Comme importance, elle est à peu près égale à 


M. EUGÈNE DE Là GOURNERIB 151 

celle de notre dévoué directeur, M. de la Borderie. C'est 
l'histoire de Clisson, de Machecoul, Savenay et ses environs; 
une substantielle étude sur la Commune de Nantes et les biens 
de main morte avant i789. Ses comptes-rendus, ses notices 
biographiques et bibliographiques ne se chiffrent pas. Nous 
trouvons encore qui sont de première importance : les Har» 
diesses de la chaire aux XVII^ et XVIII'^ siècles ; — Rome sous 
Pie IX; — la Guerre de iSlO-iSli ; — le Passé, le Présent; — 
les Débris de Quiberon, suivis de la liste des victimes et d'un 
pèlerinage au Champ des martyrs, travail de patience et de 
consciencieuses recherches, dont le tirage à part est arrivé à 
plusieurs éditions, etc., etc.... 

L'un des premiers et des plus fidèles collaborateurs de la 
Revue, sa perte laisse un grand vide dans la rédaction. Les 
lecteurs aimaient à retrouver son nom ami sur les sommaires, 
et allaient de suite et de préférence à la page écrite par lui, 
certains d'éprouver plaisir et profit en parcourant ces pen- 
sées si agréablement exprimées, ces appréciations si justes, 
qui contribuent au succès d'une publication heureuse de 
compter parmi ses écrivains un homme de cette valeur. 

Empruntons, en terminant, à un journal nantais (l'Es^ 
pé^ance du Peuple) les vers que, dans une nuit d'insomnie, 
l'auteur de Rome chrétienne dictait, peu de temps avant 
sa mort, à M™" de la Gournerie ; car, depuis longtemps 
privé de la vue, l'oreille devenue complètement paresseuse, 
il se servait de sa compagne comme d'un secrétaire aimant 
et dévoué, qui ne lui fit jamais défaut. C'est ainsi qu'il 
saluait ses quatre vingts ans, et cette strophe nous montre 
comment M. de la Gournerie comprenait l'affection de la 
famille : 


Salut à mes quatre vingts ans ! 
Et salut sans vaine tristesse. 
Si triste est-elle la vieillesse 
Qn'entourent une amie et de joyeux enfants ? 
Enfants aimés, doux charme de ma vie. 
Que Dieu vous garde un heureux avenir ! 
Et vous, des vieux parents partis pour la Patrie, 
Gardez toujours, ô famille chérie, 
Le souvenir ! le souvenir ! 


l52 M. EUGÊNB DS LA GOURNERIB 

Nous aussi, ses amis de la Revue de Bretagne et de Vendée, 
cette autre famille qui l'entourait de sa vive et respectueuse 
sympathie, nous garderons au fond du cœur le souvenir pro- 
fond, ineffaçable, de cet écrivain si distingué, si charmant et si 
modeste, de ce chrétien solide et éclairé, de cet homme 
vraiment accompli. 

Raymond du Pra. 


NOTICES ET COHPTËS-RENDIS 


ORAISON FUNÈBRE DE S. G. Mgr NOUVEL, ÉVÊQUE DE QUIMPER 
ET LÉON, prononcée dans l'église cathédrale de Quimper, le 7 juillet 
1887, par Mgr Bégel, évêque de Vannes. — Vannes, Galles, imprimeur 
de M«r' l'Evêque, 1887. — In-8o de 63 pages. 

Pour compléter ce que la Revue a déjà dit du discours de 
Mgr Bécel (1), il faudrait presque nécessairement reprendre H résumer 
les grandes lignes de la biographie, les traits caractéristiques de la 
physionomie morale et de la haute vertu de Mgr Nouvel. Cela nous 
est interdit, car nous ne pourrions que répéter ce qui a été, ici même, 
bien mieux exprimé que nous ne saurions le faire par M. le président 
Trévédy. Nous devons donc nous borner à quelques citations. Tout 
d*abord nous rencontrons cette peinture exquise du patriotisme et du 
sentiment breton chez Mgr Nouvel : 

€ Pendant le cours de son existence, il se glorifia toujours de son 
titre de Bas-Breton. Il aimait les hommes et les choses de son pays 
natal, où le sol est dur, où le cœur est fort. Si, comme le soldat de 
la légende, il ne s'oubliait pas à le proclamer le plus beau de la ten^e, 
il en admirait les paisibles campagnes, les montagnes agrestes, les 
fraîches vallées, les landes arides mais non sans fleurs et sans parfums, 
les rochers et les falaises qui bordent l'Océan. Tout cela le faisait rêver 
à l'infini, et, voyant passer au large ces superbes navires qui sillon- 
nent les mers, il regretta peut-être de ne pas s'embarquer pour pro- 
pager la foi jusqu'au bout du monde. Il aimait surtout les monuments 
religieux, les églises gothiques avec leurs gracieux clochers à jour, les 
traditions, les croyances, les méfturs, et jusqu'aux costumes variés et 
pittoresques au milieu desquels son habit de moine ne fut pas déplacé. 
Cet ensemble lui rappelait les anciens âges, durant lesquels la reli- 
gion et le patriotisme se prêtaient un mutuel appui et opéraient tant 
de prodiges, i^ (p. 5.) 

(1) Voir notre livraison de juillet dernier, p. 73, 


154 NOTICES ET COMPTES-RENDUS 

Avant cle montrer Tévêque de Quimpcr dans les grandes rertus du 
sacerdoce, du cloître et de Tépiscopat, Mgr Bécel a voulu nous le 
peindre dans sa famille ; tournez-vous donc maintenant vers ce por- 
trait d'une touche si juste, si délicate, qui est celui d'un des proches 
alliés de Mgr Nouvel : 

€ Un beau nom, toujours bien porté, une haute et respectueuse 
considération que justifient un mérite peu commun, une vertu qui ne 
s'est jamais démentie ni dans la vie publique ni dans la vie privée, 
une parfaite loyauté de caractère, des services rendus avec intelligence 
et générosité a la France et à l'Eglise, notamment le sacrifice d'un fils 
unique, mort à la suite d!une campagne dirigée contre les ennemis du 
Saint-Siège. » (p. 8.) 

Tout le monde reconnaît là Tun des hommes de notre temps qui 
font le plus d'honneur à la Bretagne et aussi — qu^il nous soit permis 
de le dire avec quelque orgueil — à la Rcime de Brelayjie, à laquelle 
M. V. Âudren de Kcrdrel veut bien dans ses loisirs (trop rares au gré 
de nos lecteurs) accorder sa collaboration. 

Dans la famille de Mgr Nouvel existait, entre autres, une vieille 
grand'tante qui, lorsque le père du futur évéque émigra à Rennes, 
voulut garder près d'elle à Qniniper l'enfant, qu'elle faisait escorter 
dans ses sorties (quand elle-même ne pouvait l'accompagner) par une 
vieille bonne c rigoriste » qui n'entendait pas raillerie et qui, un beau 
jour, d'un air morose, vint recommander à la bonne grand'tante de 
€ surveiller son neveu !» — < Eh pourquoi donc? dit celle-ci. — Ah î 
« Mademoiselle, vous n'avez donc pas remarqué que monsieur Charles 
< (c^était le futur prélat) chante on allant ù confesse !... et qu'il danse 
« en revenant !!... > (p. 9.) 

Si Mgr Bécel eût été aussi « rigoriste » que la vieille bonne*, il ne 
nous aurait peut-être pas conté cette jolie anecdote, et c'eût été grand 
dommage, car elle révèle un trait de caractère qui persista chez 
Mgr Nouvel pendant toute sa vie : au dehors, non-seulement l'égalité 
d'humeur, mais la gaieté et souvent la plaisanterie ; au fond, toutes 
les austérités et toutes les réalités d'une haute et parfaite vertu. 

Toutefois, dans le héros de cette anecdote on ne pouvait guère 
deviner l'homme dont un jour le monachisme serait la passion — une 
passion contrariée, il est vrai, car sur soixante-treize ans de vie, sur 
quarante-six années de sacerdoce, Mgr Nouvel en a pu passer dans le 
cloître deux à peine (1869-1871), mais certes ce ne fut pas sa faute. 
Mgr Bécel a très bien rendu cette lutte, qui a fini, — on peut le dire 


NOTICES ET COUFTES-RENDUS 15S 

•^ par devenir comme le trait essentiel, dominant, original, de cette 
belle figure d'évêqiie. 

Quand, en ISTJ, après la mort de Mgr Sergent, dom Anselme (c'est- 
à-dire Tabbé Nouvel, dont c'était là le nom monastique) apprit que le 
diocèse de Quimper le demandait pourévêque, il eut d'abord très peu 
d'inquiétuf'e, car le supérieur de la Pierre-c|ui-Vire (et on le comprend) 
ne se souciait nullement de le lâcher. Mais il avait compté sans le 
visiteur bénédictin de la province, le R. P. Bernard, qui tout à coup 
vint lui dire « qu'après y avoir bien pensé devant Dieu, malgré toute 
€ la peine qu'il en éprouvait, il ne pouvait pas s'opposer à sa nomi- 
« nation. — Coup de foudre pour le pauvre dom Anselme ! > Cette 
sentence heureusement n'était pas sans appel ; le R. P. Casaretto, 
général de l'Ordre bénédictin, la réforma : < Le clergé séculier en 
€ France, écrivit-il, ne manquant pas de prêtres dignes de l'épiscopat, 
€ je ne vois pas pourquoi je priverais notre Congrégation des services 
€ qu'elle est en droit d'attendre de dom Anselme.* > (p. 25.) 

Voilà dom Anselme ressuscité, mais pas pour longtemps : car on fait 
comprendre au révérendissime général combien il est important pour 
l'église de France d'interrompre la prescription qui alors, depuis près 
d'un siècle et au grand détriment de la religion, tendait à exclure les 
moines de l'épiscopat. Le révérendissime, convaincu, passe à l'ennemi 
et si complètement qu'il notifie de sa main à dom Anselme « sa vo- 
lonté expresse :> de lui voir accepter l'épiscopat et lui i/idique même 
« les armes > qu'il devra prendre comme évoque. 

Reste le tribunal suprême, la haute cour de cassation de l'univers 
catholique, le Souverain Pontife. Dom Anselme lui écrit une grande 
et belle lettre latine, où il développe toutes ses objections, énumère 
tous les motifs de sa prétendue indigniié, et termine par ce cri : « Au 

< nom du bien des âmes et de la paix de cette belle église de Quimper, 

< je supplie Votre Sainteté de ne pas me faire évêque ! > (p. 26). 
Pie IX, insensible à toute son éloquence, lui répondit qu'il le serait. 
C'était le dernier coup. 

Pas tout à fait, cependant ; dom Anselme eut encore une lueur 
d'espoir. On lui imposait l'épiscopat pour protester contre l'interdic- 
tion dont étaient frappés en France depuis plus d'un siècle, dans cet 
ordre de fonctions, les ordres religieux. Or, le pouvoir civil — sous la 
forme de M. Thiers, alors président de la République — voulait bien 
nommer évêque un moine, mais non le dire tout haut, et le décret de 
nomination devait être libellé au profit de « M. l'abbé Nouvel, ancien 


156 NOTICES ET COMPTES-nSNOnS 

c vicaire^éiiéral du diocèse de Rennes. > Dom Anselme refusa avec 
raison de l^acccpter dans ces ternies et exigea le remplacement de 
cette qualification par celle de « religieux bénédictixt du monastère 
f de la Pim^re-qui-Vire, » Il y eut sur cette question un conseil des 
ministres, car M. Thiers hésitait, il craignait qu^on ne le traitât de 
< revenant du moyen-âge n ou quelque chose de ce genre, et cela lui 
était sensible. Dom Anselme alors se reprend à espérer et écrit au 
supérieur de la Pierre-qui-Vire : « C'est demain que doit avoir lieu le 
<c conseil des ministres. Oh ! si mon saint état allait faire échouer 
« tant de démarches et de combinaisons ! Priez bien pour qu'il en 
c soit ainsi ! » (p. 27.) — Le Père supérieur pria sans doute, mais... 
M. Jules Simon fut exaucé. Il était ministre des cultes : esprit moins 
timoré que M. Thiers, plus large et plus élevé, plus libéral et plus 
généreux, il comprit que le nom de moine n'était point là une résurrec- 
tion du moyen-âge mais une forme de la liberté de conscience — et 
il le fit admettre dans le décret. 

Dom Anselme subit donc Tépiscopat. Il ne s'y résigna pas. Evéque, 
évêque excellent et admirable de zèle pour tous ses diocésains, — pour 
lui-même il resta moine, rien que moine, non seulement dans son 
for intérieur, mais dans toute sa personne ; il garda le costume noir 
des Bénédictins, le froc, la coule, etc., à grand'peine un gland violet 
À son chapeau. Dans le jeûne et la prière, le coucher, la nourriture, 
dans toute sa vie, il observa constamment avec la dernière rigueur la 
règle monastique. Quand, après son avènement à l'épiscopat, il allait 
revisiter sa chère Pierre-qui-Vire, il se présentait là en simple moine, 
courait à la cuisine prendre un tablier et éplucher les légumes, de- 
mandait avec le doigt la permission de parler, se jetait à genoux en 
plein chapitre pour battre sa coulpe, etc. (p. S6.) 

Ce n'est rien encore. Evéque, il alla trois fois à Rome ; trois fois il 
supplia le Saint-Père de le libérer de l'épiscopat. Mgr Bécel conte à ce 
propos une charmante anecdote de Pie IX. Le 7 octobre 1874, le 
Pape avait reçu Mgr Nouvel ; le lendemain, donnant audience ^ trois 
prêtres du pays de Vannes, entre le Saint-Père et eux ce dialogue 
s'établit : 

— « De quel diocèse êtes-vous, mes enfants ? 

— « Du diocèse de Vannes, Très Saint-Père. 

— € Ah, oui ! Oh ! je connais le diocèse de Vannes. Où demeurez- 
vous ? 

— c A Lonent, Très Saint-Père. 


NOTICES ET COMPTES-RENDUS 157 

— «A Lorient 1 Mais c'est tout près de Quimper. L'évoque de 
c Quimper est ici, mes enfants ; il est venu me voir hier; il est bien 
c bon... Il est moine... Quand votre gouvernement m'a proposé un 
c moine, je l'ai accepté tout de suite. Il est le seul moine dans l'épis- 
<c copat de France. Mais, ce bon évêque, il ne voulait pas rester à 
€ Quimper ; il m'a proposé sa démission : je lui ai dit que je suis 
« plus vieux et plus occupé que lui, et cependant je reste pape ; et je 
€ n'ai pas voulu accepter sa démission. Il est houmile l'évèque de 
« Quimper, il est houmile, mes enfants ; il m'obéira et il restera à 
< Quimper. > (p. 44-45.) 

11 resta en elTet, — et il restera. 

Oui, l'évoque moine, l'évoque noir (comme on l'appelait), l'évoque 
si Breton {teiiacissimiis Brilo, comme il s'appelait lui-môme) qui, 
par ses vertus, par sa profession religieuse, par son amour profond de 
la Bretagne, a relié le dernier anneau de la série épiscopale c!c Cor- 
nouaille au premier anneau, à l'anneau d'or qu'au fond des cieux tient 
toujours la main de saint Corentin, — oui, cette douce, forte et sainte 
figure de Mgr Nouvel, dans le souvenir, dans le cœur de la Cornouaille 
et de la Bretagne, elle restera... 

Et quiconque voudra la bien connaître la retrouvera vivante dans le 
beau discours consacré à sa mémoire par un autre évéque, l'ami de 
celui que nous pleurons, digne de son amitié, et comme lui un vrai 
Breton. 

Arthur de la Bordbrie. 


LE BULLETIN LE SAINT-YVES 

Créée il y a un peu plus d'un an, cette publication, grâce à l'intel- 
ligente activité de M. le docteur Petit qui l'a fondée, grâce aussi à 
l'habile et intéressante collaboration des étudiants catholiques de 
Rennes, a été accueillie avec tant de faveur que sa transformation s'est 
de suite imposée, afin de faire profiter la Bretagne entière du bienfait 
de ses enseignements dont jusqu'ici la ville de Rennes avait seule 
bénéficié. 


i58 NOTICES ET COMPTES-RENDUS 

Le titre du Bulletin Le Saint-Yves, indique suffisamment Tidée 
religieuse et patriotique qui préside à sa rédaction ; disons cependant 
qu^il est destiné à donner, en Bretagne, une plus vive impulsion et 
une activité plus féconde aux œuvres si hautement recommandées par 
Notre Saint-Père Léon XIII et par Nos SS. les Evêques. Auxiliaire très 
humble de notre excellent clergé breton, respectueux de son autorité 
sacrée, il seconde ses vaillants efforts avec une courageuse énergie. 

Il paraît dix fois par an, en brochures in-8^ de 32 pages ; des 
dessins artistiques, encadrés dans le texte, représentant des sujets 
bretons, viennent distraire et instruire en même temps le lecteur 
charmé. Enfin la modicité du prix d'abonnement (4 fr. par an) (1) 
met le bulletin Le Saint-Yves à portée de toutes les bourses et permet 
de former chaque année un volume de quatre cents pages, intéressant 
au point de vue du style, édifiant au point de vue religieux, très utile 
au point de vue social, précieux pour tous ceux qui ont à cœur 
l'amour de la religion et de notre chère patrie bretonne. 

Louis DE Kerjean. 


SAINT PAUL, d'après les Actes des Apôtres et ses Epttres, par M. Cop- 
palle. Saint-Brieuc, Imprimerie-Librairie-Lilhographie L. et R. Pru- 
d'homme, 4887. 

S'il est un sujet qui soit admirablement propre à exciter l'enthou- 
siasme dans une âme religieuse et poétique, c'est bien la vie de saint 
Paul. Sans doute les vérités exprimées par le grand apôtre sont si 
sublimes qu'il faut, pour les saisir, une intelligence supérieure, et 
pour les faire comprendre aux autres, une connaissance peu commune 
des dogmes de la religion, de la propriété des termes et des règles du 
langage. Il y avait certes là de grandes difficultés à vaincre, et elles 
semblaient suffisantes. Cependant l'auteur a voulu revêtir encore de 


(i) L'abonnement se fait en envoyant son adresse exacte et un mandat ou un 
bon sur la Poste dont le talon tient lieu de récépissé, soit à M. le docteur K. 
Petit, rue Baudrairie, n® 1, à Rennes, soit à M. Le Couturier, libraire, n® 6, rue 
Lafayette, à Bennes. 


NOTICES ET COMPTES-RENDUS 159 

la forme poétique et plier aux exigences de la versification Texpression 
de vérités que la prose, plus libre dans son tour, est quelquefois 
impuissante à rendre. Disons de suite qu'il s'en est fort heureusement 
tiré et qu'il s'est acquitté avec un réel talent de la tâche ardue qu'il 
s'était imposée avec un religieux enthousiasme. Aussi nous nous faisons 
un devoir et un plaisir de recommander le poème de Saint Paul à tous 
ceux qui ont à cœur d'encourager les hommes — malheureusement 
bien rares, hélas ! — qui savent occuper leurs loisirs en cherchant 
dans les distractions de l'esprit un aliment substantiel pour leurs 
âmes et ne craignent pas, dans de certaines positions, d'affirmer hau- 
tement leur foi, on s'écriant, comme M. Coppalle, en terminant son 
poème : 

Je vous aime, Seigneur, autant que je le puis : 
Je veux que votre esprit en moi toujours demeure. 
J'espère ainsi pouvoir, quand s'approchera Theure, 
Où le dernier soupir de mon sein aura fui, 
Dire : Mon âme, allons ; Diexi te rappelle à lui. 

Louis DE Kerjeàn. 


ETUDES SUR LA MORT DE CLÉOPATRE, par le Dr Viaud-Grand-Marais, 
Professeur à Técole de Médecine de Nantes. Nantes, Mellinet, 1887, 
in-8o de 20 pp. 

■ 

« La femme vaut-elle mieux que nous? — dit le sympathique pro- 
fesseur en débutant. — C'est une question souvent posée et non 
résolue ; mais personne de nos jours n'oserait appeler, comme Aristote, 
quid. imperfectum, quelque chose d'imparfait, l'être charmant que 
Dieu nous a donné pour nous servir de compagne, d'appui et souvent 
de guide, et qui porte le doux nom de mère, d'épouse, de fille et de 
sœur... :» 

Avec la compétence que ses études spéciales sur les vipères lui ont 
depuis longtemps acquise, l'auteur s'attaque à un point d'histoire que 
dès l'enfance nous avons appris non sans une certaine répugnance 


160 NOTICES ET COMPTES-RENDUS 

mêlée d^admiration : la mort de Cléopâtre par une piqûre d*aspic. 
c Douter du rôle du serpent dans sa fin tragique, est presque un crime 
de lèse-histoire, continue notre docteur, c^est enlever du front de la 
fille des Ptolémées le diadème que Charmion mourante s'efforçait d'y 
maintenir... i^ 

Après avoir examiné et pesé la valeur sérieuse des opinions des 
auteurs qui parlent de la mort de Cléopâtre, M. Viaud-Grand-Marais 
incline à penser que cette mort est due « à l'empoisonnement par 
l'oxyde de carbone ; » et, ses déductions sont parfaitement raisonnées. 

Cette brochure traite un fait d'histoire secondaire, mais connu de 
tous. Les recherches en sont faites avec soin, la lecture en est agréable 
et tout doucement on se laisse aller à partager les idées de l'auteur ou 
à se dire tout au moins qu'il peut bien avoir raison ; et l'on ne voit 
plus dans cette reine-courtisane qu'une grande charmeuse dont la 
c vie de femme commence par un crime, la mort de son frère, qui la 
gênait dans l'exercice de sa toute puissance, et se termine par un 
autre crime, le suicide. :» 

S. DE LÀ Nicollière-Teueiro. 


•a - 


!>■ 


ETUDES HISTORIQUES BRETONNES 


LA GUERRE DE BLOIS & DE MONTFORT 

Compétiteurs au Duché de Bretagne (1) 


1341 A 1364 


VI. 


LE DÉNOUEMENT 
(1362-1364) 

Pour la première fois depuis la fin de la première période de 
cette longue guerre, c'est-à-dîre depuis vingt ans, les deux 
prétendants, les doux chefs de parti vont se trouver en face, 
luttant personnellement l'un contre l'autre, chacun dirigeant 
lui-même sans intermédiaire sa guerre, sa politique, son parti : 
condition très favorable à un rapide dénouement. 

Pour comprendre cette dernière phase de la lutte et comment, 
à ce dernier moment, la question se trouva posée entre les deux 
rivaux, il est indispensable d'indiquer le caractère, la situation 
réciproque des deux ou trois personnages dont l'action détermina 
le cours des événements. 

Jean de Montfort, né en 1339, avait alors près de vingt-trois 
ans (2). Jusque là sa vie avait été dure et froide. Privé de son 

(i) Voir la livraison de Mai 1B87, p. 335 à 353. 

(2) Edouard lU, dans un acte du i*' janvier 1360, nous apprend qu*à celte 
date Jean de Montfort^ duc de Bretagne, était encore mineur et sous sa garde : 
c Johannis de Monteforli, ducis Britanniae, infra astoUem et in cu$todia nosira 
existentiê » (Rymer, éd. 1740, III, part, i, p. 192). Un autre acte du même roi 

TOME II, 1887 11 


162 LA GUERRE 

père à deux ans, de sa mère à quatre, jalousement gardé en 
Angleterre par Edouard III, qui l'isolait des Bretons pour le tenir 
à sa merci et ne voyait en lui qu'un prétexte pour ses guerres 
ou un instrument de sa politique, il n'avait même pas autour de 
lui le luxe et le train de maison commandé par sa qualité de 
prince. Avec lui Edouard III en usait comme un tuteur économe 
et très prudent avec un pupille dont l'héritage dépend du gain 
d'un procès douteux, et qui en cas de perte pourrait bien être 
incapable de rembourser les frais de son éducation. Il l'avait, 
lui et sa sœur la princesse Jeanne de Bretagne, relégué dans 
un domaine royal au fond de l'Angleterre, loin de Londres 
et loin de la cour, où le jeune duc ne venait presque jamais. Il 
l'y oublia si bien qu'un jour — nous l'avons vu plus haut — il 
sacrifia complètement la cause, les intérêts de ce pupille fiés à 
sa loyauté et passa avec armes et bagages dans le camp de son 
ennemi, Charles de Blois. Et cela arriva juste au moment où 
l'esprit du jeune Montfoit, mûri par la solitude, s'ouvrait à 

du 8 décembre 1360, nous apprend que Jean, duc de Bretagne, par lettres 
l'écemment émanées de lui ks lUteris nuper factis »), venait d'établir Guillaume 
Latimer pour son lieutenant dans le duché de Bretagne (Rymer 1740, III, part. 
% p. 35). Jean de Montfort à cette date était donc majeur, puisqu'il faisait acte 
de gouvernement sans l'assistance de son tuteur. Mais le 30 septembre précé- 
dent, Edouard III, parlant de ce même Latimer, nous le donne comme étant 
alors en Bretagne son propre lieutenant (c W. Latymer, capitaneus et Xocum 
notiTU'm tenens in ducatu prœdicto s), sans aucune mention de pouvoirs à lui 
conférés par Jean de Montfort. Donc, c'est entre le 8 décembre et le 30 septem- 
bre 1360 que, Montfort ayant atteint sa majorité, le mandat donné à Latimer 
par Edouard III prit fin et dut être remplacé par une délégation émanée du duc 
majeur, et comme on dit dans l'acte du 8 décembre que cette délégation venait 
d'être récemment donnée à Latimer /7iffer)«nuper/'ac/i«y/, il y a lieu de croire 
que Jean de Montfort avait atteint sa majorité depuis peu de temps, sans doute 
vers la fin de novembre ou le commencement de décembre. Donc, il était né 
en 1339, certainement entre le 30 septembre et le 8 décembre, probablement 
vers la fin de novembre. Cette date concorde très bien avec l'assertion de Guil- 
laume de Saint-André, suivant lequel ce prince aurait eu c trois ans ou envi- 
ron, » lorsque sa mère < l'emporta hors du pays, » c*est à dire en Angleterre 
(voir édit. Charrière, p. 4^6, vers 243-245, 255-256 ; et D. Morice, Fr. II, 309), 
ce qui eut lieu vers la fin do janvier 1343, époque à laquelle Montfort aurait eu 
en effet trois ans et deux à trois mois. Mais la Chronique de Saint^Brieuc se 
trompe d'un an, quand elle nous donne le jeune Montfort comme âgé de deux 
ans et demi lors de la mort de Jean III, c'est à dire le 30 avril 1341 (D. Morice, 
Preuves I, 42), car cela reporterait sa naissance à novembre 1338, date incon- 
ciliable avec les actes authentiques d'Edouard III cités ci-dessus. 


DE BLOIS ET DE MONTFORT 163 

rintelligence des hommes et des choses, et où son âme, pétrie 
par l'adversité, était assez pénétrable pour recevoir des impres- 
sions profondes, assez ferme pour les retenir longuement : la 
trahison de son tuteur ne put manquer d*y laisser une trace 
indélébile. 

Pour l'efTacer, pour lier irrémissiblement Montfort à la monar- 
chie anglaise, on le maria très jeune encore, dès 1355 (1), à une 
fille d'Edouard III, à cette même Marguerite promise deux ans 
plus tôt au fils de Charles de Blois : union éphémère, brisée au 
bout de quelques mois (2) par la mort prématurée de la princesse. 
Après comme avant ce mariage, le roi oe cessa de le traiter en 
petit garçon. En 1356, il l'appelait t l'enfant Montfort i, il refusait 
de le laisser se mettre en Bretagne à la tète de son parti (3). 
Revenu en Angleterre, il le séquestrait de nouveau au fond d'un 
comté et ne le mandait que très rarement à Londres, en des 
occasions exceptionnelles, — où il lui faisait remettre par son 
trésorier de petites gratifications, comme aujourd'hui on donne 
un peu d'argent de poche, les jours de sortie, à un écolier : 
en 1358 (6 juillet), vingt marcs pour venir à Westminster voir 
l'ouverture du Parlement ; en 1359 (8 mars), 13 livres 8 sols 
11 deniers pour ses dépenses aux joutes de Smithfield, etc. (4) 
Celui qu'on traitait de la sorte avait vingt ans, se disait le souve- 
rain d'une puissante principauté ; il était brave, fier, volontaire; 
mais, par suite de sa séquestration ne se voyant d'autre soutien 
au monde qu'Edouard III, il rongeait son frein. \ 

Aussi le roi en prenait à son aise. Montfort avait beau devenir 
majeur (novembre 1360), Edouard continuait de traiter la Bretagne 
comme sa chose, de l'administrer et pressurer à sa guise, sans 
même consulter Montfort. Bref, il ne lâcha sa proie que contraint 
et forcé, à l'expiration des délais fixés par le traité de Bretigni 
pour les négociations relatives à la Bretagne, après l'échec final 

(i; Chroniques de Froissart, édit. Luce, IV, p. 352, Af«. B 6, 

(2) Trente semaines, selon Guillaume de Saint-André, Chronique rimée de 
Jean IV, édit. Charrière, vers 3i5-d69; dansDom Morice, Preuves II, 310. Mais 
Guillaume de Saint-André a tort d*appeler la princesse Marie, car Jean de Mont- 
fort la nomme lui-même Marguerite, dans un acte publié par Hymer, édition 
1740, III, part. % p. 66 et par D. Morice fPr. 1, 1551) qui imprime à tort Marguere* 

(3) Voir la présente Revue, livraison de Mai 1887, p. 3Îi. 

(4) Rymer, éd. 1740» III, part. 1, p. 170 et 180. 


164 LA GUBRRS 

des négociations, lorsque, ce traité l'empêchant de prendre offi- 
ciellement parti pour l'un des deux prétendants, il ne lui restait 
d'autre alternative que de voir Blois triompher sans adversaire, 
ou de lui jeter dans les jambes « l'enfant Montfort, > extrait de 
la geôle où on l'avait tenu jusqu'alors et lâché en Bretagne la 
bride sur le cou. 

Il se résigna enfin à cette nécessité : par acte solennel du 22 
juin 1362, il remit à Jean de Montfort l'administration et la 
jouissance de son duché (1), en même temps qu'il l'enlaçait dans 
une série d'engagements (curieux à étudier en détail, qui en 
aurait le loisir), par lesquels il s'efforçait de le retenir sous une 
étroite dépendance : il y avait là, entre autres, bien entendu, un 
traité d'alliance intime ; une obligation de ne point se marier 
sans le consentement d'Edouard III ; une reconnaissance de 
64,000 nobles (128,000 êcus) prêtés par celui-ci à Montfort, qui 
livrait en nantissement les places de Trogoff et de Bécherel ; un 
quitus général donné au roi — dont la conscience s'inquiétait ! 
— de toutes les usurpations commises par lui au détriment de 
son pupille (2), etc. Montfort signa tout sans y regarder, tant il 
avait hâte d'échapper à cette terrible serre. 

Il passa en Bretagne avec quelques troupes, du 10 au 24 août 
1362 (3). Mais sa liberté n'était qu'apparente : tant que la guerre 
durait, il restait le serf d'Edouard III, car sans Edouard III 
comment la faire? Pour ôtre libre, pour monter de la condition 
de chose et d'instrument à l'état de personne et de personnalité 
politique indépendante, il fallait à Jean de Montfort la paix : pour 
l'avoir vite, il fallait réduire ses prétentions, couper en deux cette 
couronne ducale qu'il réclamait tout entière, se contenter de la 
moitié de la Bretagne. Avec sa vive et nette intelligence, Montfort 
vit de suite cette nécessité; avec sa forte volonté — en dépit de 


(1) Rymer, éd. 1740, III, part. 2, p. 62; D. Morice, Pr. 1, 1546. 

(2) Rymer, édit. 1740, Ul, part. 2, p. 64, 65, 66, 70 ; et D. Morice, Preuves I, 
1549, 1^1 , 1553-1554, 155G-1 557 . 

(3^ Lettres d*£douard III, du 10 août 1362, ordonnant expressément de ramener 
en Angleterre les navires qui voni passer en Bretagne Jean de Montfort et sa 
suite, dès que ce prince sera débarqué, en sorte que ces navires soient dans le 
port de Plymouth le jour Saint-Barthilémi (24 août) ou dans les trois jours 
suivants, afm de transporter en Guienne le prince de Galles, fils aîné d*£douard III : 
dans Rymer, édit. 1816, III, part. 2, p. 675. 


DE BLOIS ET DE MONTFORT 165 

sa bravoure et de sa jeunesse qui le poussaient à se battre, de 
son ambition qui n'eût rien voulu céder — il l'accepta ; il arriva 
en Bretagne décidé à toutes les concessions raisonnables pour 
avoir la paix le plus tôt possible. D'ailleurs, après sa dure et 
longue compression sous la tutelle pneumatique d'Edouard III, 
la moitié du duché, avec le titre, l'état de prince indépendant, 
n'était-ce pas pour lui le ciel ouvert? 

Ces pacifiques aspirations devaient, semble-t-il, trouver de 
l'écho dans le cœur de Charles de Blois. Sainteté à part, ce 
prince reste l'un des hommes les meilleurs, les plus attachants, 
qu'on rencontre dans l'histoire du moyen-âge. Comme notre 
vieux roi breton Judicaël, il était « de prime face doux et amiable 
à toutes gens, d aux moyens et aux petits comme aux grands. 
( Jamais on ne vit seigneur plus affable, plus bienveillant et plus 
accessible à tous, j> disent en chœur les témoins de l'Enquête 
pour sa canonisation, et plusieurs ajoutent : « jamais aucun moine 
si humble avec le prochain (i). ^ Il ne tutoyait personne, pas 
même ses valets, si ce n'est parfois en signe de satisfaction et de 
douce familiarité. Môme devant les petites gens (^^arra^ jjcrso- 
nas), pour les aborder, pour les saluer, il se découvrait (2). Une 
modeste bourgeoise de Saumur, chez qui il logeait de temps à 
autre quand il allait de ce côté en pèlerinage, il l'appelait par 
honneur c ma belle-mère, » et la voyant un jour dans une rue 
large et boueuse, il traversa cette boue pour la saluer, l'aborda 
le chaperon à la main, et comme la digne femme, toute confuse 
d'un tel honneur, voulait se jeter à ses genoux, il la relint gra- 
cieusement par le bras et l'en empêcha (3). De même, quand de 
pauvres gens lui présentaient des suppliques à genoux, il les 
relevait de suite disant : c Levez-vous, mes bons amis, que vous 
a-t-on fait? je vais expédier votre affaire (4). > Et quand il ne 


(1) Enquête pour la canonisation de Charles de Blois, 21* témoin : c Nunquam 
vidit religiosum Prœdicatorem, Minorem scu Heremitam, vel alium quemcum- 
que, ita huxnilem et benignum sicut (Carolus) erat. » Bibl. Nat., ms. lat. 5381, 
I, f. 113 V». 

(2) Ibid., 16« témoin, dans D. Morice, Pr. 1, 11 ; ms. lat. 5381, 1, f. 83. 
(3)lbid., 29« témoin, dans D. Moiîce, Ibid., 18 ; mais D. Morice omet la partie 

la plus intéressante de cette disposition, qu'il faut voir dans ms. lat. 5381, 1, f. 186 
v» et 187. 
(4) Ibid., 26* témoin, ms. lat. 5381, 1, f. 168. 


166 LA GUERRE 

• 

pouvait accorder l'objet de la requête, il mettait dans son refus 
tant de bienveillance, que quiconque avait affaire à lui ne revenait 
jamais mécontent (1). 

Parmi les barons de son parti, plus d'un, du haut de son blason, 
lui eût volontiers reproché de s'encanailler : Charles laissait dire. 
Il aimait vivement, tendrement son peuple. Jaloux de lui procurer 
le bienfait d'une bonne justice, il ne voulait nommer pour magis- 
trats que des hommes savants, intègres, et s'efforçait de diminuer 
les frais imposés aux justiciables (2). Malgré les réclamations de 
son trésorier, il se refusa presque toujours à augmenter l'impôt, 
préférant faire près du pape et du roi de France des emprunts, 
qu'il espérait rembourser facilement à la paix (3). Les souffrances 
de la Bretagne torturée par la guerre l'émouvaient cruellement : 
un jour, pendant sa captivité, après un petit séjour en Bretagne, 
obligé de retourner en Angleterre et de prendre la mer par un 
gros temps, il disait : t Peu m'importe la tempête ou la rigueur 
de mes ennemis aux mains desquels je vais retomber ; ce qui 
m'effraie, ce sont les calamités et les misères de mon peuple (4). » 
Le seul moyen de mettre fin à ces misères, la paix, il la désirait 
vivement. Dans toutes ses prières, dans toutes les messes qu'il 
faisait dire, jamais il n'oubliait l'oraison pour la paix ; souvent 
on l'entendait répéter : « Dieu nous doînt sa paez I > Si chevau- 
chant par la campagne il trouvait des hommes du peuple, il ne 
manquait pas de leur dire en leur donnant quelque argent : t Mes 
amis, priez pour la paix, pour que Dieu accorde la paix au pays 
de Bretagne, et qu'il nous assure la paix à tous ! (5) > Il était 
d'ailleurs bien éloigné de cette intolérance politique, dont souvent 
les prétendants se font un point d'honneur ; quand il entendait 
ses partisans crier contre Montfort, il leur disait : « Vous avez 
tort; mon adversaire croit avoir le droit de son côté, comme je 
crois l'avoir du mien ; il défend sa cause, et moi la mienne. (6) » 


(1) Ibid., 35^ témoin : 9 Nunquam \idit aliquem, qui cum domino Carolo ha- 
buisset agere, maie contentum ab eo recedere. k Ms. lat. 5381, 1, f. 137. 

(2) Ibid.) voir entre autres 12« et 21« témoins, D. Morice, Ibid. 10 et 14-15; 
ms. lat. 5381, I, f. 7.3, et 121 v«-122. 

<3) Ibid., 49* témoin. D. Morice, Ibid,, 24; ms. lat. 5381, 1, f. 325 vo et 326. 
(4> Ibid., 39« témoin, ms. lat. 5381, 1, f. 2G3 v». 

(5) Ibid., 26% 35» et 55« témoins ; ms. lat. 5381, 1, f. 158 vo, 226 v» et 353. 

(6) Ibid., 31* témoin, dans D. Morice, Pr. 1, 19; ms. lat. 5381, 1, f. 195. — 


DE BLOIS ET DE MONTFORT 167 

Etant données ces dispositions des deux prétendants, la paix 
semble, sinon facile, du moins certaine. 

Oui — si Charles eût été le maître. Mais il ne Tétait pas. 

Le droit ducal de Bretagne appartenant à sa femme, Charles — 
quelle que fût sa volonté personnelle — se croyait tenu en cons- 
cience de respecter etd*exécuter celle de Jeanne dePenthièvre. Et, 
nous l'avons déjà dit, la volonté de Jeanne, inflexible et infrangible, 
était de ne pas céder une ligne de son droit : en ce point l'opinion 
des chroniqueurs est unanime, nul ne l'exprime plus énergique- 
ment que le plus impartial d'entre eux, favorable même au parti 
deBlois, le contemporain Cuvelier, auteur de la Chronique rimée 
de du Gue$clin; il rend Jeanne seule responsable de la reprise 
de la guerre, contre la volonté de son mari, et il dit de celui-ci : 

Malgré lui ei à force a guerroie tousdis. 

Et de la mort de Charles à Aurai il tire cette moralité : 
Qui trop sa femme croit en la fin s'en repent (i). 

Disons-le aussi : depuis vingt ans, en réalité, il n'y avait en 
Bretagne d'autre duc et d'autre duchesse que Charles et Jeanne ; 
le prétendant qu'on leur opposait, caché au fond de l'Angleterre, 
ignoré de tous, n'existait pas pour la foule et semblait un être 
de raison ; pendant toute cette période (sauf quatre mois de l'an 
1345), quand on parlait en Bretagne du duc de Bretagne sans 
autre explication, tout le monde, ou peu s'en* faut, de l'un et de 
l'autre parti comprenait qu'on voulait désigner Charles. Pour 
Charles et surtout pour Jeanne, partager ce titre de duc avec le 
jeune Montfort, le reconnaître comme maître légitime de la 
moitié du duché, lui céder l'une des deux villes capitales, c'était 
déchoir de la situation acquise dont ils étaient en possession 
depuis vingt ans : la résignation à un tel partage devait leur être 

Nous ii*avons pas eu la prétention de tracer ici un portrait de Charles de Blois ; 
c'est une simple esquisse ayant pour but de mettre en relief quelques traits de 
sa physionomie, propres à faire mieux apprécier son rôle dans cette dernière 
pérîode. 

(1) Chronique rimée de du Guesclin, édit. Charrière, t. I, p. 230, vers 6270 
et note 1 ; cf. p. 207, v. 5568 à 5579. 


168 LA GUERRE 

très difficile, — très facile, au contraire, au jeune Montfort, qui 
de sa vie n'avait mangé que du pain sec. 

Après ces explications, on comprendra aisément l'action de cette 
dernière période : un des rivaux ne cessant de proposer la paix 
à l'autre qui la refuse et court ainsi, tète baissée, à la catastrophe. 

A — 1362. 

Avant même de quitter l'Angleterre pour passer en Bretagne, 
Montfort avait fourni des gages publics de son désir d'arriver à 
un accord. 

D'abord, il avait donné (1) à quatre négociateurs très qualifiés, 
les évèques d'Ely, de Winchester, le comte d'Arondel et Gautier 
de Masni, pouvoir de traiter avec Charles de Blois de la prolon- 
gation pour un an (jusqu'au 29 septembre 1363) delà trêve encore 
en vigueur mais qui devait expirer à la Saint-Michel, 29 sep- 
tembre 1362. Puis, ce qui a bien plus d'importance, il fit, le 
7 juillet 1362, en forme très solennelle, en présence et sous la 
garantie du roi d'Angleterre et de plusieurs hauts personnages, 
une déclaration destinée à être rendue publique où, après avoir 
constaté qu'il n'était pour rien dans l'échec des conférences 
de Calais et de Saint-Omer, rendu inévitable (disait-il) par la 
non-comparution de son rival, il ajoutait : 

c Afin que chascun ait bonne connaissance que nous avons 
€ bonne volonté et corage (désir) de prendre bonne paiz et accord 
€ avec nostre ennemi, à l'honneur de Dieu, et pour eschever 
€ (éviter) les guerres et autres maux qui longuement ont duré 
< par celle cause, » — nous nous soumettons à la sentence qui 
sera portée sur la querelle de Bretagne par le roi d'Angleterre, 
sous la condition que notre adversaire déclarera de son côté se 
soumettre à celle du roi de France, et que la décision finale 
(combinée entre les deux rois) sera prononcée dans le délai de 
deux ans à partir de la Saint-Michel 1362, c'est-à-dire tout au 
plus tard le jour de la Saint-Michel 1364 (2). 

(1) Par lettres du 7 juillet 13G2; dans Rymer, éd. 1740, III, part. 2, p. 64, 
Littera ducis Britanniae de treugis cum Carolo de Bloys prorogandis ; et dans 
D. Morice Pr. 1, 1548-49. 

(2) Voir dans Rymer, éd. 1740, III, part. % p. 64, « Super qusestione inter 


DE BLOIS KT DB MONTFORT 169 

En réalité Montfort proposait par là de proroger de deux ans 
le pouvoir arbitral donné aux deux rois par le traité de Bretigni 
pour terminer la querelle de Bretagne : proposition sérieuse, 
très acceptable par la partie adverse si elle avait eu désir de 
s'accorder, mais, comme il n'en était rien, destinée à rester sans 
résultat, sans suite, et même sans réponse. Il n'en est pas moins 
curieux de voir Montfort, à la veille de passer en Bretagne, mar- 
quer pour dernier terme au débat successoral engagé depuis 
vingt et un ans le jour précis (29 septembre 1364) où l'épée devait 
le trancher définitivement sur le champ de bataille d' Aurai. 

Montfort étant passé en Bretagne, comme on l'a vu plus haut, 
du 10 au 24 août 1362, et voulant au moins à défaut de mieux 
obtenir la prolongation de la trêve, fit intervenir le roi Edouard 
III qui, le 23 septembre, six jours avant l'expiration, envoya 
directement des ambassadeurs pour cet objet vers Charles de 
Blois (1) ; mais malgré toutes leurs instances, on ne voit point 
qu'ils aient rien obtenu. 

Le parti de Blois croyait en effet avoir à ce moment, pour une 
nouvelle campagne, de fort belles chances de succès. Il espérait 
que la paix entre les deux rois permettrait à beaucoup de sei- 


_ • 

ducem Britanniœ et Carolum de Bloys de submiltendo ad arbilrium régis; » et 
dans D. Morice, Pr. 1, 1547-48. 

(1) Rymer, édit. 1740, III, part. 2, p. 69 ; D. Moiice Pr. 1, 1556. — Quant à la 
prétendue trêve entre Blois et Montfort, qui aurait été conclue à Châteauneuf 
de la Noë en août 1362 pour durer jusqu'à la Saint-Michel 13C3, c'est une erreur 
évidente de Guill. de Saint-André (édit. Charrière, p. 448, v. 658-664, et D. Morice 
Pr. III, 314); car si cette trêve avait été prolongée en août, comment Edouard 
m eut* il nommé, le 23 septembre suivant, des ambassadeurs, pour obtenir 
cette prolongation conclue depui*> un mois ? Les lettres d'iîdouard pour cet objet 
sont données c au Chaslel Noef en Shepeye. » Shepey est une île dans l'em- 
bouchure de la Tamise sur la côte du comté de Kent, où Edouard III venait de 
faire construire un fort beau château, dit alors « ChastelNoefou Neuf, » et qui 
a fnii par se nommer Queensborough. Ce « Chasteî Noeft ne ser^iit-il pas pour 
quelque chose dans Terreur de G. de Saint-André, qui aurait cru voir là Châ- 
teauneuf de. la Noë (dans notre Bretagne), et la conclusion d'une trêve dans cet 
acte qui parle seulement d'une négociation à engager en vue de cette conclu- 
sion (qui n'eut pas lieu) ? Et s'il met le tout en août, c'est sans doute parce 
qu'il savait que Je;»n de Montfort revint en ce mois d'Angleterre en Bretagne 
et que, de là^ il présuma une coïncidence (d'ailleurs as^ez naturelle) ei>tie la 
prétendue trêve et ce retour? Quoi qu'il en puisse être de ces conjectures, la 
prétendue trêve d'août 1363 doit être rejetée. 


170 LÀ GUERRE 

gnieurs français, parents ou amis de Charles, de lui prêter leur 
concours, tandis que Tinterdiction à Edouard III d*appuyer offi- 
ciellement la cause de Montfort leur semblait devoir i)eaucoup 
affaiblir celle-ci. 

Toutefois la guerre entre les deux prétendants ne semble pas 
avoir commencé dès 1362; on passa les derniers mois de cette 
année à chercher des secours, des recrues, à faire des prépara- 
tifs; dès le début de l'année suivante, la lutte éclata. 


B — 1363. 

A ce moment advint au parti de Blois la plus belle de toutes 
les chances sur lesquelles il pût compter : Bertrand du Guesclin 
prit place dans ses rangs. Au commandement de la place de 
Pontorsonil joignait alors la lieutenance-générale du Maine, de 
l'Anjou et de la Basse-Normandie. La rude guerre qu'il menait 
dans ces parages contre les brigands des Grandes Compagnies 
lui laissant quelque loisir, il vint offrir son bras à Charles de 
Blois, qui lui remit la direction de la campagne prête à s'ouvrir. 
Bien lui en prit. 

Pour toute instruction, le bon duc recommanda au grand 
capitaine c d'aimer le pauvre peuple, de ne pas le laisser piller 
« ni maltraiter par ses gens d'armes (1), » Guesclin suppléa au 
reste. 

Il improvisa un plan des plus hardis. On était en mars. Mont- 
fort, toujours rêvant de paix et de trêve, n'avait point de troupes 
prêtes à marcher (2). Le véritable objectif de Bertrand était 

(1) Enquête pour la canonisation de Charles de Blois, ms. lat. 5381, II, f. 293 ; 
cité par Luce, Du Guesclin, p. 379, note 4. 

(2) On a soutenu récemment (Revue hist. de V Ouest , 2« année, i" partie, 
p. 99-100) que, dans cette campagne de 1363, c'est au contraire Montfort qui 
prévint et attaqua Blois. On lui attribue, à ce moment, la prise de Conc tCon- 
carneau) et la défuite dans le pays de Retz d*un parti de Blaisiens aux ordres 
de Maurice du Parc, — deux faits d*armes mentionnés sans aucune date dans 
TEnquéte pour la canonisation de Charles de Blois. Mais Conc était aux Anglais 
dés 1355 (Rymer 1740,111, part. 1, p. 113) et Ton ne voit pas qu'ils Talent perdu 
depuis cette date. Pour Maurice du Parc, dans le pays de Retz, c'est-à-dire, au 
sud de Nantes et de la Loire complètement au pouvoir de Blaisiens, il n'avait 


DE BLOIS BT DE MONTFORT 171 

Bécherel, place si nuisible de toute façon aux Français en Haute- 
Bretagne et en Basse-Normandie, surtout depuis qu'elle était 
aux mains de cet habile capitaine et maitre pillard, Guillaume 
Latimer, et combinait ses coups avec un autre nid de bandits 
anglais dominant la Rance, le fort de la Roche aux Anes. De 
1354 à 1360, Bertrand avait (on Ta vu plus haut) trop bataillé 
contre cette garnison de Bécherel pour n'avoir pas hâte d'en 
finir avec elle. D'autre part, les habitants du pays de Guingamp 
à Morlaix sollicitaient Charles de les délivrer des maux de toute 
sorte dont les affligeaient depuis longtemps les deux postes 
avancés de Roger David, les châteaux de Pestivien et de 
Trogoff. 

Combinant ces éléments, du Guesclin résolut de faire jusqu'au 
fond de la Basse-Bretagne une pointe rapide, désastreuse pour 
les Anglo-Bretons, qui attirât de ce côté toutes les forces de 
Montfort dès qu'il aurait pu les réunir. En même temps, un 
autre corps de Biaisions enlèverait la Roche aux Anes, et pendant 
que Montfort s'enfoncerait en Basse-Bretagne pour s'opposer à 
l'armée de Charles de Blois, Bertrand la ramenant en Haute-Bre- 
tagne à marches forcées irait assiéger et prendre Bécherel avant 
que les Anglo-Bretons, fourvoyés au fond de la péninsule, eus- 
sent le temps de secourir la place. 

Toute la partie de ce plan que du Guesclin put conduire lui- 
môme, fut exécutée avec une promptitude c foudroyante » et avec 
un plein succès. Il fondit comme un lion sur Pestivien et TrogoflF, 
prit le premier de ces châteaux après plusieurs jours d'attaque, 
le second dès qu'il le somma de se rendre. Puis il assiégea 
Carhaix, clef de la haute Cornouaille, qui se rendit après une 
vigoureuse résistance (1), et il fît de là vers Nord-Ouest une 


pu rencontrer d*autres ennemis que les garnisons anglaises de la frontière 
poitevine : or par suite de la neutralité imposée par le traité de Bretigni au roi 
d'Angleterre dans la guerre de Bretagne, l'action de ces garnisons depuis le 
K mai 1360, était paralysée. U en était tout autrement dans la péiiode de guerre 
qui avait immédiatement précédé le traité de Bretigni, en 1359- 1360 ; aussi est-ce 
à cette époque qu*on doit rapporter Téchec de Maurice du P.irc. 

(1) < Les Françoys aiivez ô les Bretons de la partie monseigneur Charles, il 
eut si grant ost que grant terre pourprenoient ses gens d'aï mes. Et lors les mena 
asseoir (assiéger) la ville de Karahès, qui se tenoit de la pailie de son aversaire 
le comte de Montfort : laquelle ville de Karuhès fut par gre\eulx assaulx telle- 


172 L\ GUERHE 

pointe fort allongée jusqu'à Saint-Pol de Léon, quMl occupa et 
où il arma des barques pour courir sur les navires anglais 
qui fréquentaient beaucoup ces parages. Il voulait ainsi faire 
croire à son intention de tenter la conquête complète du Léon, 
et Montfort, dès qu'il eut pu rassembler quelques troupes, dut en 
effet les diriger de ce côté. Mais alors Bertrand, informé de la 
prise de la Roche aux Anes par Robin de Vaucouleur, un de ses 
lieutenants, ramena (vers la fin d'avril 1362) l'armée franco- 
bretonne vers la Haute-Bretagne pour faire le siège déBécherel. 
A ce moment même il fut contraint, parles devoirs de sa charge 
en France, de faire un voyage à Pontorson, où il se trouvait 
le l*^*" mai (1). Mais Pontorson n'est pas loin de Bécherel, et nul 
doute qu'il ne soit revenu de la première de ces places pour pré- 
sider à l'installation autour de la seconde du siège franco-breton, 
qui y fut certainement mis dans le courant de mai (2). Malheu- 
reusement Guesclin fut bientôt rappelé définitivement par le 
dauphin en Normandie, où sa présence était nécessaire, et même 
jusqu'à Rouen. 

La position de Bécherel est forte et les Anglais l'avaient beau- 
coup fortifiée; pour en venir à bout promptement sans siège 
régulier, l'audace endiablée de Bertrand était nécessaire. Lui 
parti, Charles de Blois dut bientôt changer le siège en blocus : 
ce qui donna le temps à Montfort de venir au secours de la 
place : il n'arriva pas, ce semble, avant la mi-juin ; il était temps, 
la garnison souffrait de la disette. Impossible pourtant d'attaquer 
les assiégeants étroitement groupés sur la montagne que cou- 
ronne la ville, couverts par les profonds ravins qui l'entourent. 
Mais on pouvait aisément les contre-assiéger, leur couper les 
viyres ; ils furent bientôt affamés. Il leur était aussi difficile, 
aussi désavantageux d'attaquer l'armée de Montfort qu'à celle-ci 
de les attaquer eux-mêmes ; le site ne se prêtait nullement à une 

ment tourmentée que ses habitans enfm furent contrains à la mectre en son 
ohôissance. ••(Pierre Le Baud, Croniques de Bretagne, version inédite, Biblioth. 
Nat. ms. fr. 8266, f. 251.) 

(1) Voir Luce, Du Guesclin, p. 383 et 571-572, pièces justificatives n» XL. 

(2) Id. Ibid. p. 387, note 2. — La Chronique Normande du XIV* siècle dit 
formellement : « Environ ce temps (1362), mist Charles de Blois et Bertran du 
Guesclin le siège devant Bécherel, à tout bien il» combatans » (Edit. Molinier, 
p. 161). 


DE BLOIS ET DE MONTFORT 173 

bataille (1). Mais Montfort ne pouvait afTamer les assiégeants 
sans affamer en même temps la garnison de Béciierel : il fut donc 
convenu que les deux armées délogeraient de devant la place, 
sauf à se retrouver quelques jours après face à face et à se livrer 
bataille en un lieu des plus commodes pour ce genre d'exercice, 
et qu'on appelait les landes d'Evran. La date fixée pour ce 
rendez-vous fut le 12 juillet 1363 (2). 


C — Suite de 1363. 

A ce jour, à ce lieu, les deux armées se trouvèrent rangées en 
bel ordre l'une vis à vis de l'autre. Déjà les trompettes avaient 
sonné ; pour engager l'action on n'attendait plus que le signal 
qui allait être donné par deux chevaliers choisis, un de chaque 
côté, pour jouer en cette circonstance le rôle de hérauts d'armes : 
car tout, dans cette rencontre arrêtée d'avance, devait se faire, 
comme en un tournois, selon les règles de la chevalerie. Au 
moment où allait éclater ce signal, des évêques venus du camp 
de Charles de Blois, se plaçant entre les deux armées, inter- 
posent leur médiation, Montfort l'accepte. Chaque prétendant 
nomme deux négociateurs pour arrêter les bases d'un traité. 
Après une courte délibération les quatre délégués arrivent à 
s'entendre et formulent ces bases, en quelques articles, qui sont 
accordés et même jurés par les deux prétendants (3). 

Avant de dire ce qu'il y avait dans ces articles, voyons ce que 
pouvait être, en droit, ce compromis. Etait-ce un traité définitif, 


(1) Pendant que les deux prétendants étaient là en fïice Tun de Tautre, un 
hardi capitaine montfortiste, appelé Pierre Maluur, forma un complot pour 
prendre Nantes par surprise le 25 juin 1363 ; mais la mèche fut éventée, le coup 
manqua. Voir CroniquesArwaulx dans D. Morice (Pr, 1, 114) qui a, par méprise, 
imprimé * par fnalheur » au lieu de « Pierre Malour % ; mais Le Baud, d'Ar- 
gentré et tous nos vieux chroniqueurs font de ces deux mots un nom propre, 
écrit comme dessus. 

(2) Sur celte datS voir Chronic. Brioc. dans D. Morice Pr. I, 43. Sur le siège 
de Bécherel il y a de curieux renseignements dans la Chronique Normande 
du XIV^ siècle, édit. Molinier, p. 161-162. 

(3) Voir D. Morice, Preuves, 1, 1565 et 1567. 


174 Là GUSIIRS 

parfait, complet et immédiatement obligatoire, sauf à régler les 
détails de l'exécution ? 

Impossible : car une des parties dont le concours était indis- 
pensable pour constituer un contrat de ce genre n'en avait môme 
pas eu connaissance : nous voulons dire Jeanne de Penthièvre ; 
et ce serait absolument méconnaître le caractère de Charles de 
le croire, lui simplement associé par son mariage au droit succes- 
soral de Bretagne, capable d'en vouloir disposer d'une fagon 
irrévocable, sans l'assentiment du véritable propriétaire, c'est- 
à-dire de sa femme. 

La ratification par Jeanne de Penthièvre des articles arrêtés à 
Evran fut donc nécessairement réservée comme condition sus- 
pensive et, en cas de refus de sa part, comme clause résolutoire 
de ce compromis, qui dès lors ne pouvait être définitif. Aussi, 
quelques mois après, dans une procédure très solennelle suivie 
devant le Parlement de France, du Guesclin par la bouche de son 
avocat définissait ainsi le traité d'Evran : 

t Bien que certaines conventions (disait-il) eussent été là 
discutées et ébauchées, moyennant lesquelles la paix devait être 
ensuite établie, cette paix n'avait point été conclue en forme, au 
moyen d'un consentement portant un effet définitif (1). » 

S'il n'y eut pas à Evran traité définitif, mais seulement ce qu'on 
peut appeler préliminaires de paix, sur quoi portait le serment 
prêté en cette circonstance par les deux prétendants ? à quoi 
donc s'engageaient-ils? 

Chacun d'eux s'engageait personnellement, à son pouvoir, 
c'est à dire autant qu'il pouvait le faire, à donner à ces préli- 
minaires force définitive et prochaine exécution, et sans doute 
Charles s'obligeait à tout faire pour obtenir le consentement de 


(1) Du Guesclia, l'un des otages du traité d'Evran, était accusé par un 
Anglais d'avoir manqué à ses obligations et d'être de ce chef < un perturbateur 
de la paix ; » il répondait : < Ad hoc quod [c. à d. Pour que] aliquis turbator 
pacis dici deberet sive posset, necessario requiritur quod pax formaliter, finali- 
ter et'e&pressè jurata, approbata, ballata et conQrmata perfectè et eiïect ualiter 
exhiaX:quod,tantennonfueratinca8UsupradicLo. Nam, lix^et aliqui tractatus, 
pro pace (hiis tractatibus mediantibus) secuturâ et firmandâ fuissent in et super 
pi*aemissis prolocuti et initi, — nondum tamen fuerat vel erat paac formata, 
cùncors^ effectualis et finalis. Et sic tanquam perturbator pacis insequi vel 
accusari (Bertrandus du Gweclin) nequibat. » D. Morice, Preuves, l, col, 1575. 


0B BLOIS ET DE MONTFORT 175 

Jeanne. Mais sans ce consentement rien de fait, le compromis 
était nul. 

Que contenait-il? D'après un système récent, rien de plus 
qu'une trêve, avec indication d'un délai dans lequel les deux 
prétendants devaient se présenter ensemble devant le prince de 
Galles, pour tâcher de trouver là un accommodement. 

Ce système n'est pas soutenable. Depuis vingt-deux ans, dans 
le cours de la guerre de Bretagne, il y avait eu nombre de 
trêves ; jamais aucune n'avait donné lieu à un échange d otages. 
Ici, pour assurer autant que possible l'exécution du compromis 
d'Evran, Charles de Blois reçut de Jean de Montfort huit otages, 
et il lui en livra douze, des plus grands noms de Bretagne, entre 
autres du Guesclin (1). 

Du Guesclin lui-même a pris la peine de réfuter le système en 
question. En audience solennelle du Parlement, en présence du 
dauphin de France remplaçant le roi, il affirma, nous venons de 
le voir, que ce qui avait été discuté, ébauché à Evran, ce n'était 
pas une trêve, mais des conventions, des articles de traité (trac- 
tatuBJ, au moyen desquels on eût établi sans retard une paix 
définitive (pro pace seeuturâ et firmandâ) s'ils avaient reçu de 
part et d'autre une consécration valable et complète. 

Le compromis d'Evran contenait donc les bases d'un traité de 
paix. Quelles bases ? Là dessus le doute n'est pas possible. Le 
traité stipulait le partage de la Bretagne entre les deux préten- 
dants : à Montfort, Nantes et le Sud de la presqu'île, les évêchés 
de Nantes, de Vannes et de Quimper ; à Charles, Rennes et le 
reste du duché ; à l'un et à l'autre, par égalité, le titre et le pou- 
voir de duc (2). Les deux princes convinrent d'envoyer chacun, 
dans le délai d'un mois, dès députés au chêne de Mi-Voie, pour 
échanger les ratifications définitives de ce traité et arrêter les 
mesures d'exécution (3). 

Là, les députés de Montfort se déclarèrent prêts à exécuter 


(i) Voir D. Morice, Pr, 1, 1567, et Guill. de S. André, Chronique rimée de 
Jean IV, vers 023 à 940, édit. Charrière, p. 456-157, et dans D. Morice, Pr. Il, 
p. 3i8. 

(2) D. Morice Pr. 1, 1565. et 1567 ; Chronique rimée de du Guesclin, vers 
2805 à 2826, édit. Charrière, I. p. 102-103. 

(3) D. Morice, Ibid. 1565, et Guill. de S. André, v. 941 à 980, édit. Charrière, 
p. 457-458, et dans D. Morice, Pr. U, 318-319. 


176 LA GUERRE 

dans toute sa teneur le compromis d'Evran ; mais ceux de Blois 
annoncèrent au nom de leur maître qu'il n'y pouvait donner 
aucune suite. Jeanne de Penthièvre, toujours enfermée dans 
l'intégrité de son droit comme dans un donjon inébranlable, 
avait, malgré toute instance, refusé de céder une seule pierre 
de cette forteresse. Que le refus vînt d'elle, le fait est attesté 
par une tradition constante, exprimée dans la Chronique de 
Saint'Brieuc (1), dont l'auteur était contemporain, recueillie 
ensuite par Le Baud et d'Argentré, qui avaient sur cette époque 
plusieurs relations aujourd'hui perdues, également contempo- 
raines (2). 

Que le compromis arrêté à Evran le 12 juillet 1363 eût pour 
base le partage de la Bretagne entre les deux prétendants, cela 
n'est pas douteux. Bertrand Du Guesclin, quoique très probable- 
ment absent de Bretagne ce jour-là (3), fut, nous l'avons dit, du 
nombre des otages donnés par Charles de Blois en vue de l'exé- 
cution de ce. compromis; eu égard aux obligations antérieure- 
ment (îontractées par lui envers le roi de France, il ne put accep- 
ter que pour un mois cette honorable mission. Confié à la garde 
de Robert Knolles, au bout d'un mois il le quitta sans opposition. 
Mais l'un des négociateurs du compromis d'Evran, un Anglais 
appelé Guillaume Felton, s'avisa de soutenir qu'en cette occur- 
rence Bertrand avait agi déloyalement, manqué à la foi promise, 
attendu qu'il devait rester otage jusqu'à la remise de la ville de 
Nantes au comte de Montfort. Démenti immédiat de Bertrand. 
Requête de Felton pour soutenir son dire par le combat judiciaire. 


(i) a Karolus contra juraroentum per ipsum factum et prestitum venitf uxore 
sua et sliis suis consiliariis, ut dicebatur, instigantibus. » Biblioth. Nat. ms. lat. 
6003, f. 103, col. 2. — D. Morice (Pr. I, 42), en imprimant le passage de celte 
chronique relatif au traité d'Evran, a omis cette partie du texte. 

(2) Le Baud, Hiat. de Dret. p. 321 ; d'Argentré, Hisl. de Bret. \^* édit. p 473, 
3<i édit. p. 419-V20. Dans ce dernier auteur les reproches de Jeanne de Penthièvre 
à son mari sont d'une curieuse véhémence. Entre autres chroniques contempo- 
raines consultées par d'Argentré sur Thistoire de ce temps et actuellement 
perdues, il cite lui-même celle de Hervé de Kaermadiou (HUt, de Bret. 3* édit. 
p. 429.) 

(3) M. Luce a publié un acte de du Guesclin daté de Rouen 10 Juillet 1363 
(Du Giiesclin, p. 574) ; toutefois certains passages de la procédure entre Felton 
et du Guesclin donneraient à croire que ce dernier était à Evran lors du traité 
(12 juillet), mais Tacle du 10 juillet semble rendre la chose impossible. 


DB BLOIS ET DE MONTFORT 177 

Et Bertrand, qui se fût fait un plaisir d'embrocher cet Anglais, 
mais tenait avant tout à ne laisser sur sa loyauté aucun doute, 
soumit la cause à la cour du Parlement de France, présidée par 
le dauphin régent du royaume, en l'absence du roi. Devant cet 
illustre tribunal le débat fut agité pendant trois jours (27, 28, 29 
février 4364), et du Guesclin l'emporta. La procédure nous a été 
conservée, elle couvre quinze colonnes in-folio des Preuves de 
l'Histoire de Bretagne (1). 

Felton, par son avocat, fait l'historique des négociations 
d'Ëvran. € Là, dit-il, chacun des deux prétendants nomma deux 
€ personnes pour traiter de la paix ; ces quatre personnes, après 
€ quelque discussion, convinrent que la ville de Nantes avec son 
€ diocèse et une moitié du duché de Bretagne appartiendrait au 
« comte de Montfort, l'autre moitié de la Bretagne à Charles de 
€ Blois. Les deux parties (les deux prétendants) ayant approuvé 
€ cet accord, Charles, pour en assurer l'exécution, promit de 
€ remettre à Montfort un certain nombre de chevaliers, dont 
€ Bertrand du Guesclin, qui tous jurèrent de rester otages jus- 
c qu'au moment où la ville de Nantes serait livrée effectivement 
€ aux mains du comte de Montfort. » Du Guesclin étant sorti 
d'otage avant ce terme, Felton l'accusait d'avoir trahi sa parole, 
troublé la paix publique, etc. (2). 

Si (comme on le veut aujourd'hui) le compromis d'Ëvran n'avait 
porté ni sur la cession de Nantes à Montfort ni sur le partage de 
la Bretagne, la réponse de du Guesclin à son agresseur eût été 
bien simple ; il se serait borné à dire : 

— Anglais de malheur, vous mentez épouvantablement. 11 a été 
question à Evran d'une simple trêve ; mais de partager la Bre- 
tagne? de remettre la ville de Nantes à Montfort ? jamais I Dès lors, 
comment pouvez-vous soutenir que, pour assurer l'exécution du 
traité d'Ëvran, j'aie pu m'engager à demeurer en otage jusqu'à 
l'accomplissement d'une condition dont ce traité ne parle pas ? 

Au lieu de cela, du Guesclin, dans sa procédure comme dans 
ses lettres, acquiesce entièrement par son silence aux assertions 
de Felton sur les bases du compromis d'Ëvran. Il ne conteste 
rien que sur deux points : 1^ l'étendue de ses obligations per- 

(1) D. Morice, Pr. 1, col. 1566 à 1581. 

(2) id. Jbid. 1567, 1568. 

T0MSii,1887. 12 


178 LA GUERRE 

sonnelles d'otage, limitées à un mois; 2<> le caractère du compro- 
mis d'Evran, présenté par Felton comme un traité parfait, 
définitif, mais ramené avec raison par du Guesclin à la nature 
de préliminaires de paix, non encore revêtus de l'approbation 
finale de toutes les parties appelées à y concourir. 

En face des assertions de Felton sur les bases du compromis 
d'Evran, le silence de du Guesclin est déjà une adhésion formelle. 
Mais il y a plus : quand il parle des « conventions discutées et 
c ébauchées à Evran en vue d'une paix future, * Bertrand ajoute 
qu'elles portèrent super prxmisais, « sur les points ci-dessus 
marqués, » c'est-à-dire sur les points mêmes indiqués par Felton, 
car — dans toute la procédure — touchant le contenu du traité 
d'Evran il n'y a que cela. 

Donc, par son acquiescement implicite et explicite aux asser- 
tions de Felton, c'est du Guesclin môme qui nous renseigne 
i^ sur l'objet du compromis d'Evran : partage du duché entre 
les deux princes ; 2^ sur son véritable caractère : préliminaires 
de paix soumis à une ratification, sans laquelle le traité était nul. 
Cette ratification ayant manqué, le traité fut rompu : rupture 
qui ne pouvait d'aucune façon constituer Charles en violation de 
U parole jurée, car il avait juré, à Evran, sous la réserve d'une 
condition qui ne se réalisait pas. 

Aussi à quelques mois de là — comme pour montrer qu'il 
n'avait contre lui nul grief de cette nature, — Montfort n'hésits^ 
point à accepter de nouveau le serment de son adversaire comme 
garantie d'une nouvelle trêve conclue entre eux. • 

L'insuccès du compromis d'Evran n'avait point amené la re- 
prise des hostilités : les deux princes, tous deux de bonne foi 
ayant compté sur la paix, avaient laissé se disperser leurs 
troupes, non astreintes pour la plupart au service permanent. 
L'hiver approchait. Des amis de part et d'autre tentaient de re- 
nouer les négociations. A la requête du prince de Galles, les 
deux rivaux consentirent à s'avisager, le 26 novembre 1363, en 
sa présence, à Poitiers, où ils conclurent et jurèrent une trêve, 
durable jusqu'à Pâques suivant, 24 mars 1364. 

On a fort exagéré l'importance de cette trêve, dont l'instrument 
a été retrouvé et publié récemment (1). On y a cru découvrir la 

(1) Par M. Luce, Du Guesclin, p. 579-381, Pièces justificatives n« ZLVUt. 


DB BLOIS KT DE MONTFORT 179 

réfutation, la négation du projet de partage de la Bretagne for- 
mant, selon tous nos chroniqueurs, tous nos historiens (selon du 
Guesclin lui-même, on vient de le voir), la base du compromis 
d'Evran. J'ai beau étudier, éplucher ce texte, je n'y trouve rien 
de pareil. 

Cette trêve prouve sans doute que le traité d'Evran, quelle 
qu'en fût la teneur, était rompu, les hostilités rouvertes au moins 
en droit entre les deux princes, car on ne fait de trêve qu'en cas 
de guerre. Le texte ressemble à tous les textes de ce genre, 
— laissant de côté absolument le droit des deux adversaires, 
les conditions de paix passée ou future, prenant l'état de fait 
comme il est, et s'occupant uniquement de régler en quelques 
articles les conditions de la suspension d'armes, afin d'en tirer 
le plus de profit possible et d'esn réprimer promptement les vio- 
lations. A ce propos, un des articles de cette trêve stipule que 
ces infractions seront réparées par l'un ou par l'autre prétendant 
€ par l'ordonnance et à la volonté du seigneur Prince (de Galles), 
« un mois après qu'il les en requerra ctferasavoir, à l'un à Nantes. 
« et à l'autre à Vannes (1). » 

Là-dessus on s'écrie : Voyez, Nantes ici est reconnue comme 
résidence habituelle et possession légitime de Charles de Blois : 
si le traité d'Evran eût attribué cette ville à Montfort, celui-ci 
n'eût pas accepté cela, il aurait protesté. 

Raisonnement étrange. On oublie que, quel que pût être le 
traité d'Evran, il était alors rompu ; que Montfort était en guerre 
contre Blpis puisqu'ils concluaient une trêve; que par cette guerre 
Montfort contestait à Blois la légitime possession et de Nantes et 
de toute la Bretagne, que c'était là la plus forte des protestations, 
mais qu'en dépit de toutes les protestations, Charles en fait pos- 
sédait Nantes, habitait Nantes, et qu'il fallait bien lui faire à 
domicile, c'est-à-dire à Nantes, les notifications du prince de 
Galles. Or c'est là exclusivement tout ce que dit cet article, tout 
ce qu'il veut dire : rien de plus à en tirer. 

I^ seule clause particulière de cette trêve est celle où Mont- 
fort et Blois s'engagent à venir en propre personne, à Poitiers, 
devant le prince de Galles, au jour de Carême prenant prochain 
(6 février 1364), accompagnés des otages d'Evran, € chacun 

(i) Luce, Ibid. p. 580. 


180 LA GUERRE 

K garni de leurs conseils et autres choses pour traiter de paix 
« entre eux (4). » Nous verrons bientôt ce qui sortira de cette 
dernière conférence. 


D - 1364. 

L'année 4363, en mettant les deux rivaux en présence, ne 
semblait, pas les avoir beaucoup rapprochés du dénouement. 
Après une belle entrée en campagne qui semblait promettre des 
événements décisifs, Charles de Blois avait fini par le siège 
avorté de Bécherel, où il s'était vu assiégé lui-même et contraint 
de décamper assez piteusement. 

Montfort s'était laissé surprendre, tromper, au commencement 
de la campagne ; mais en dégageant Bécherel il avait mieux fini. 
Le tout, il est vrai, pour aboutir à une bataille manquée, à une 
paixmanquée, — soit, avec le siège manqué de Bécherel, trois 
avortemenls : tel est le bilan de Tan 1363. 

En février 4364, selon l'engagement pris dans la trêve du 
^6 novembre précédent, les deux prétendants se présentèrent à 
Poitiers devant le prince de Galles, non le 6, mais le 24 de ce 
mois. 

Un procès-verbal de cette entrevue, rédigé par un notaire 
public assisté de témoins et pour ainsi dire en la présence du 
prince anglais, nous a été conservé. Sur le compromis d'Evran 
il ne nous apprend rien que nous ne sachions déjà par la pro- 
cédure entre Felton et du Guesclin. Le mandataire de Montfort 
rappela les bases de ce traité, le projet de partage de la Bretagne 
entre les deux princes, le serment prêté par eux ; il déclara que 
Montfort était toujours prêt à se conformer à cette convention et 
demanda à Charles si de son côté il ne voudrait pas enfin l'exé- 
cuter. — Sur quoi Charles fît dire par l'évoque de Saint-Brieuc 
qu'il s'adressait uniquement au prince de Galles, < qu'il n'estoit 

< point venu pour respondre aux ditz proposez par M. le Comte 
« (de Montfort) mais pour obéir à Monsieur le Prince, et que 

< ni temps ni lieu n'estoit d'en respondre devant lui (2). > 

(i) Id. Ibid. p. 579. 

(2) D. Morice, Pr. I, 150G. 


DE BLOIS ET DE MONTFORT 181 

Réponse hautaine ou plutôt vraie déclaration de guerre. Mais si 
en réalité il n'eût été question à Evran ni de partager la Bretagne 
ni de céder Nantes à Montfort, nul doute que Charles, tout eu 
ne s'adressant qu'au prince anglais, n'eût pas perdu une aussi 
belle occasion de protester publiquement contre ce gros men- 
songe et de confondre le menteur. 

Bien mieux. Charles ûvait avec lui neuf de ses otages d'Evran, 
les sires de Rohan, de Rochefort, de Montfort, de Retz, de Rieux, 
de Beaumanoir, etc. Le mandataire de Montfort les interpella 
directement et les pria de répondre si, oui ou non, à Evran, 
€ les choses furent ainsi faites et gréées comme il les a exposées 
€ ci-dessus. » En leur nom Beaumanoir répondit : < Que loyau- 
( ment ils avoient tenu leurs ostaiges et entendoient encore les 
€ tenir en tant comme en eux estoit (i), * — Une telle réponse 
est un aveu. 

Le procès-verbal que nous résumons, dressé à la requête de 
Jean de Montfort, peut bien être dans le détail rédigé de façon 
à favoriser un peu la cause de ce prince : ainsi il dissimule soi- 
gneusement la véritable nature du compromis d'Evran et laisse 
croire qu'il était un traité définitif. Mais en ce qui touche la 
matérialité des faits de l'entrevue de février 1364, le sens et la 
substance des paroles qui y furent prononcées, il nous semble 
impossible d'arguer de faux une pièce de cette nature, dont le 
récit, dans ses grandes lignes, n'a été contredit ni par les contem- 
porains ni par les historiens. 

Mais, dira-t-on, pourquoi Charles ne proclamait-il pas bien 
haut ce qu'il étiit si facile de répondre pour dissiper cette 
apparence de parjure qu'on semblait vouloir lui imputer? 

Charles se taisait par une haute délicatesse de cœur, pai* un 
sentiment élevé, peut-être exagéré de ses devoirs de chevalier 
et d'époux. Il se tût reproché sans doute, comme un acte peu 
honorable, de chercher à se dérober aux traits lancés contre lui 
en séparant dans cette circonstance sa responsabilité de celle de 
sa femme et en laissant cette princesse seule en butte aux attaques 
du parti opposé. Scrupule très haut, très chevaleresque, mais 
peut-être moins politique. Beaucoup d'ailleurs ne s'y trompèrent 
pas, et le vieux Le Baud qui trouva encore toutes chaudes les tradi- 

(1) Ibid. 


18î LA GUERRE 

lions de ce temps, ne manque pas de dire : c Coururent parotea 
€ que ce fut à l'instigation de la comtesse de Penthièvre que 
« monseigneur Charles alla contre ledit accord; car il avoit 
€ tesmoignage d'estre bon prince, véritable et loyal ; mais le 
€ droit qu'il chalengeoit (qu'il réclamait) estoit à cause d'elle : 
c pourquoi il lui vouloit obtempérer (1). » 

Après le refus tranchant, hautain, opposé à Poitiers par Charles 
de Blois aux sollicitations de Jean de Montfort, tenter de nouveau 
entre eux une conciliation eût été un jeu stérile, presque enfan- 
tin. On veut que le pape Urbain V et le roi Charles V de France 
s'y soient amusés (2) ; mais les preuves alléguées sont si vagues 
qu'elles ne prouvent rien. Entre eux, en réalité, il n'y avait plus 
place que pour la guerre. A voir l'attitude des deux partis, celui 
de Blois semblait, bien plus que l'autre, avoir confiance dans 
l'issue d'une nouvelle lutte. La haute aristocratie bretonne, 
groupée autour de Charles, animée de l'esprit de Jeanne àfi 
Penthièvre, se croyait sûre du triomphe. Dans le parti de Mont- 
fort, sauf Clisson et du Chastel,ilyavaitpeu de grands seigneurs 
bretons, mais pas mal de petite noblesse, entre autres, des Kaer, 
des Callac, des Bazvalan, des Lannion, des Saint-Gilles, des 
Saint-Goëznou, Kermavan, Cadudal, Trésiguidi (3), etc. Quelques 
villes, par tradition locale, étaient très dévouées, les unes à Blois, 
comme Guingamp, Lamballe, les autres à Montfort, comme Gué- 
rande et Hennebont. Mais en réalité, dans la masse du tiers-état 
urbain et rural, on peut même dire, dans la masse de la nation 
bretonne épuisée par les souffrances de la guerre, ce qui domi- 
nait, c'était l'horreur de cette impitoyable et interminable lutte, 
le désir violent de la paix, une profonde indifférence pour l'un 
et l'autre prétendant. 

Ni l'un ni l'autre ne semblait pressé d'entrer en campagne ; 
cinq mois passèrent après l'entrevue de Poitiers, on était déjà 


(\)Hi8t. de liret,, impr. p. 321, et nis. fr. 82G6 de la Bibliothèque Nationale, 
f. 25iJ vo. 

(2) Urbain V, pape depuis septembre 1362 (mort en 1370) ; Charles V, roi depuis 
le 8 avril 13(>i (mort en 'i;>80) ; on renvoie, pour les preuves, à Touron, Vie des 
hommes illustres de VOnirc dominicain, H, p. r.8 — et à L. Delisle, Mande- 
ments de Charles V, p. 30-31. ' 

(3) Voir Rymer, édit. 1740, 1[I, part, i, p. 215 ; pai-t. 2, p. 6i ; - Bihliothèque 
Nationale, ms. lat. 90d3 ; — Titres du château de Nantes, I. C. 17. 


DE BLOIS ET DE MONTFORT 183 

en plein été (1364), les hostilités n'avaient pas repris. De la 
part de Montfort, qui toujours protestait vouloir la paix, c'était 
assez naturel. De celle de Charles, qui s'était si hautement refusé 
à toute transaction, cette inaction était plus singulière. Montfort 
y flaira un piège, et ne voulant piis se laisser surprendre par son 
advei'saire, comme Tan passé, vers la fin de juillet seulement il 
^'occupa de recruter des troupes soit en Bretagne, soit en Angle- 
terre (1), et réunit une petite armée. 

Son plan de campagne, fort peu compliqué, consistait à net- 
toyer la côte sud de Bretagne et en particulier le pays de Vannes 
des rares places fortes qui, dans ces parages, tenaient pour 
Charles de Blois . Eni:359-1360, les Franco-Bretons — nous l'avons 
dit plus haut (2) — avaient pris les châteaux de Sucinio et de 
la Roche-Périou ; le proche voisinage du premier surtout gênait 
fort Montfort qui d'habitude résidait à Vannes ; il les reprit l'un 
et l'jiutre sans grand peine (3^ Puis il alla assiéger Aurai, place 
bien plus forte, qui depuis 1342 avait toujours suivi le parti de 
Blois, bien plus importante surtout par son port et sa situation 
dans le golfe du Morbihan, qui donnait aux Blaisiens, sur la côte 
sud, une communication avec la mer. Aussi Montfort eut-il soin, 
pendant qu'il attaquait cette ville par terre, de rinvestir en même 
temps par mer, avec « bon nombre de naviresduhavre du Croisic, 
c qu'avoit amenez messire Nicolas Bouchart, lors sous ledit 
c Montfort admirai de Bi'etaigne, lequel avec ses navires tenoit 
c le siège par mer devant la place (4). ^^ 

L'inaction de Charles de Blois pendant les sièges de Sucinio 
et de la Roche-Périou s'explique par une maladie dont il était 
atteint. Mais quand il vit Aurai attaqué, en passe d'être pris, 
malade ou non, il voulut agir. 

Arthur de la Borderie. 
(La fin prochainement,) 

(1) Voirdans Rymer (édit. 1816, III, part. 2, p. 745), lettres d'Edouard III t Dé 
securitate capienda de hominibus ad arma et sagittariis ad partes Britannîaê 
profectuiis. i» 

(2) V. la présente Revue, livraison de Mai 1887, p. 3i6. 

(3) Voir Guillaume de Saint-André, Chron. rimée de Jean IV, dans D. 
Morice, Pr. II, 319. 

(4) Alain Bouchart, Grandes chron. de Bretaigne, édit. 1514, f. 170 ▼•. Tous 
nos historiens ont omis de relever ce fait pourtant assez curieux. 


•LA RETRAITE ET SES FONDATEURS 


Louis de Kerlivio était grand, d'une taille élégante et d'une 
physionomie distinguée. Il avait le visage oval mais un peu 
allongé, le front vaste et superbe, des yeux intelligents, vifs, 
pénétrants, le nez aquilin, la bouche mince et le menton 
extraordinairement développé, indice d'énergie. L'expression 
naturelle était ferme et imposante; elle aurait eu quelque 
chose de sec, de hautain, d'ironique même sans l'onction de 
la piété acquise qui adoucissait le regard et atténuait le 
sourire. La vertu donne un charme aux figures les plus sévères. 

Malgré un air de dignité qui n^ le quittait point, le véné- 
rable grand vicaire accueillait tout le monde d'une manière si 
simple et si affable, qu'à première vue, il gagnait les cœurs. Il se 
faisait vraiment tout à tous. Il causait avec agrément et savait 
adroitement changer une conversation profane en un pieux 
entretien, plein d'instruction pour les auditeurs. La charité 
inspirait ses moindres actions et la sagesse dictait ses paroles. 

Ainsi on le voyait familièrement à l'évèché od une foule 
de gens venaiont le consulter, au séminaire où il allait sou- 
vent prêcher les jeunes clercs, à la Retraite qui fut toiyours 
le lieu de sa demeure, et dans les visites diocésaines dont 
l'évèque lui confiait ordinairement la délégation. Nous nous 
souvenons dans quel train modeste il faisait d'abord celles-ci, 
monté tout bonnement sur un bidet et sans aucune escorte. 
Plus tard, ses infirmités l'obligèrent à se servir d'une voiture, 
mais il la commanda exprès pour lui, si pauvre et si exiguë 
qu'elle était unique en son genre., Afin de ne point perdre 
de temps, il ayait établi dans ce cofl*re roulant un espèce 
de bureau où il pouvait prendre ses notes pendant le voyage 
que le mauvais état des chemins rendait toujours lent et 
pénible. Un cheval lunatique et un cocher gagé à la course 
formaient tout l'équipage du grand vicaire. Jamais il ne 
commençait une visite sans l'avoir mise sous la protection 
de la Sainte Vierge et des archanges gardiens des paroisses. 


LÀ RETRAIT! ET SES FONDATEURS 185 

C'était aassi sa pratique habituelle d'invoquer les saints 
anges des prêtres ou des laïques auxquels il avait affaire. 

Nous ne redirons pa% avec quelle conscience il remplissait 
sa mission pastorale, quelle attention il apportait dans les 
moindres détails de son inspection, comment il instruisait le 
clergé» édifiait le peuple, encourageait ou fondait les bonnes 
œuvres. Il laissait encore aux églises des dons très généreux 
d'ornements ou de vases sacrés. Il établissait à ses frais des 
écoles pour les garçons et pour les filles, et, au su du public, 
il employa cinquante mille écus en fondations diverses. En un 
mot, il passait en faisant le bien. 

Jusqu'à la fin de sa vie, tout infirme et tout languissant 
qu'il était, Louis de Kerlivio parcourut le diocèse, affrontant 
intrépidement les fatigues physiques et morales de cette 
course apostolique. Le changement de nourriture ajoutait 
à ses soufirances ordinaires : faute de trouver du lait préparé, 
suivant son régime, il était obligé de tremper son pain dans 
du vin, quoiqu'il eût bien de la peine à le supporter. Mais il 
n'était pas homme à se plaindre d'une mortification de plus : 
il prêchait volontiers de parole et d'exemple à ses confrères 
l'esprit de pénitence. Ce fut le sujet d'un de ses derniers en- 
tretiens avec eux. 

Son extrême faiblesse et peut^-être une inspiration intérieure 
lui faisant pressentir que sa fin était proche, il prit pour texte 
ces paroles touchantes de la seconde épitre de saint Pierre : 
€ tndpiam voa semper commonere de his. Justum autem arbitrer, 
quandiu sum in hoc tabemaculo suscitare vos in commonitiane, 
eertus quod velox est depositio tabemaeuli mei (Ch. II, v. 12, 
13 et 14). — Taurai toujours soin de voust rappeler mes avis. 
En effet, je crois juste, tant que je suis dans ce corps mortel, 
comme dans une tente, de vous exciter au bien par mes conseih, 
car, je le sais, sotis peu de temps, je dois quitter cette tente. > — 
Et il montra l'obligation spéciale où sont les prêtres de se 
mortifier dans les choses même qui ne sont pas défendues. 
« Sans cela, disait-il, ils exposent leur salut, car la pente de 
la nature corrompue nous entraîne toigours au mal : si on 
lui donne une entière liberté au regard des choses licites et 
innocentes, elle n'en demeurera pas là, mais elle ira plus 
avant à celles qui sont illicites et criminelles. Si l'on donne 


186 L\ RETRAITS ET SES FONDATEURS 

à ses yeux la liberté de regarder tous les objets qui de soi né 
sont pas mauvais, on viendra ensuite à regarder quelque 
objet dangereux qui, par les yeux, passera dans l'imagination 
et puis excitera du plaisir dans l'appétit auquel enfin la vo- 
lonté se joindra. Si l'on donne à sa langue la liberté de dire 
des choses inutiles, on viendra ensuite à faire des médisances. 
Si Ton donne à la chair toutes ses aises, elle deviendra rebelle. 

C'est par cette facilité à trop accorder au corps que Von 
tombe dans les péchés d'impureté. » 

Revenu à Vannes, Louis de Kerlivio déployait le même zèle 
invincible dans son administration, ne se ménageant pas plus 
que s'il eût joui d'une santé robuste, multipliant les récep- 
tions, écrivant quantité de lettres, expédiant ses affaires avec 
un calme imperturbable. Comme si tant de travaux et d'œuvres 
ne lui eussent p:is suffi, il cherchait à élargir le champ de 
ses pieuses entreprises. Vers la fin de sa laborieuse carrière, 
il avait forrn:^ le projet et dressé les règlements d'une asso- 
ciation de prêtres et de laïques choisis parmi les plus notables 
de chaque quartier pour terminer les procès, réconcilier les 
ennemis, convertir les femmes perdues, remédier aux scan- 
dales et à tous les désordres publics. Mais il n'eut pas le temps 
de réaliser cette sainte Ligue dont l'opportunité ne le cédait 
pas aux difficultés pratiques. 

Malgré l'activité extérieure de sa vie, le vénérable grand 
vicaire était un homme aussi intérieur que possible et il 
marchait toujours en la présence de Dieu. Bien que son 
oraison fut comme il le disait lui-même « sans goût, sans 
lumière, sans appui sensible, » il y consacrait, chaque jour, 
plusieurs heures ou plutôt il était continuellement en oraison; 
se tenant devant Dieu, prêt à exécuter ses ordres, dans l'atti- 
tude d'un pauvre ouvrier qui travaille sous l'œil du maître, 
et c'est dans la prière qu'il puisait les forces nécessaires pour 
soutenir les charges accablantes de son infatigable ministère. 
Mais, après s'être usé à ce labeur, il se fût volontiers regardé 
comme un serviteur inutile. 

Quoique la Providence éprouvât cet homme fort par des 
délaissements habituels (plus il avançait dans la perfection, 
plus il se trouvait sec et dénué des dons célestes), elle lui fit 
quelquefois des faveurs extraordinaires pour le récompenser 


LA RETRAITS BT SES FONDATEURS 187 

de sa parfaite abnégation. Elle guidait ses pas et le protégeait 
miraculeusement à travers les obstacles. Nous avons vu 
comment ceux-ci s'étaient aplanis sur sa route et à quels 
attentats il avait échappé au début de la réforme cléricale. 
Un mauvais prêtre, qui s'était embusqué, pour le tuer, aux 
environs d'Auray et qui le tint à portée de ses coups, a con- 
fessé depuis qu'il sentit son bras arrêté par une vertu divine. 

M. Mé'nard de la Contay, un vénérable prêtre qui Ta sou- 
vent accompagné dans ses visites, a raconté que, faisant 
voyage avec lui, ils s'égarèrent le soir dans un bois. Ils étaient 
fort en peine do retrouver la route, au milieu du fourré et des 
ombres croissantes, lorsque deux tourterelles s'abattirent 
devant eux, voletant, puis se posant à terre, comme pour les 
inviter à suivre. Louis de Kerlivio les fit remarquer à son 
compagnon : « Suivons, dit-il, ces petites tourterelles : ce 
« sont les guides que Dieu nous envoie pour nous mettre en 
« notre chemin. » Et, en effet, ayant marché sous leur con- 
duite, ils sortirent bientôt du bois. 

Il eut parfois des lumières surnaturelles pour discerner 
rintérieur d'une âme. Un jour, pendant qu'il se tenait au 
confessionnal, il vit entrer à l'église une personne qui avait 
l'inspiration de s'ouvrir à lui mais qui ne voulait pas le faire 
et souffrait, à cause de cela, un grand trouble d'esprit. De ce 
regard perçant que Dieu ne donne qu'aux saints, il découvrit 
la disposition de cette âme et il alla lui dire ce qui l'embar- 
rassait, quoique la chose fut entièrement secrète, au témoi- 
gnage de la personne intéressée. 

Une autre, dont la vertu ni l'imagination n'étaient suspectes, 
a rapporté que, privée de ses conseils par certaines circon- 
stances involontaires, et ne sachant comment le consulter, 
il lui arriva souvent de se trouver transportée en esprit devant 
lui, de lui confier ses doutes, et de recevoir ses décisions. 
Ce qui prouvait la réalité du miracle, c'est que, recommençant 
plus tard sa confession, quand.elle venait à rencontrer M. de 
Kerlivio, il lui donnait exactement les mêmes avis. Après ces 
communications prodigieuses, elle n'était moins éclairée, 
consolée, fortifiée que si elle avait eu l'avantage de l'entre- 
tenir en personne. 

Les âmes qui se montraient rebelles à sa direction étaient 


188 L\ RETRAITE ET SES FONDATEURS 

punies par des peines extraordinaires. Celle dont nous venons 
de parler ayant abandonné ses exercices de charité pour se 
retirer dans la solitude, malgré le sentiment contraire du 
confesseur, y endura des peines insupportables et la privation 
des grâces qu'elle goûtait auparavant. On cite encore l'exemple 
d'une autre personne qui lui avait désobéi en pratiquant 
certaines pénitences. Le démon la tourmenta par diverses 
tentations et une obsession horrible dont elle ne fut délivrée 
qu'après avoir confessé sa faute. 

Les prières du saint prêtre avaient une grande efficacité. 
Nous nous rappelons la guérison miraculeuse de M"*> de Ker- 
derf : le P. Huby leur attribuait le succès de plusieurs entre- 
prises presque désespérées, et d'autres eflFets étonnants qui 
auraient pu passer pour des miracles ; mais lui-même guérit, 
plus d'une fois, M. de Kerlivio, par ses prières. 

Le grand vicaire avait, de temps à autre, de graves mala- 
dies qui le réduisaient à l'extrémité et dont il se relevait 
comme par miracle. Los médecins ne comprenaient pas qu'il 
pût résister à ces crises avec une santé si délabrée et conti- 
nuer ensuite une règle de vie capable d'épuiser l'homme le 
plus robuste. Il était devenu si maigre et si décharné qu'il 
eût ressemblé à un mort, sans l'éclat pénétrant de son regard. 
Il succomba enfin à tant de maux et de labeurs. 

Sa dernière maladie fut longue et douloureuse, mais pleine 
de consolations spirituelles. C'était une fièvre continue et 
une inflammation de poitrine qui, redoublant ses infirmités 
ordinaires, le faisaient souffrir cruellement dans toutes les 
parties de son corps ; mais en même temps son âme fut inondée 
d'un torrent de délices. Privé de ces ardeurs sensibles et de 
ces doux transports qui animent quelquefois la vie des saints, 
le serviteur de Dieu avait presque toujours marché au milieu 
des ténèbres. Maintenant il sortait des froides ombres de la 
nuit et il jouissait de la lumière du jour avec une sorte 
d'enivrement : c'était l'aurore dç l'éternité qui se levait pour 
lui. Le mourant avait peine à s'expliquer ce changement : 
« Ce n'est plus moi, disait-il; Dieu me traite comme un enfant. 
€ Il semble être tout occupé à me combler de douceurs. » Et il 
sentait des désirs impétueux qui l'emportaient vers Dieu et 
paraissaient devoir briser les liens du corps. Mais mortifié en 


LA RETRAITS BT SES FONDATEURS 189 

tout jusqu'à la fin, le saint prêtre les réprimait, avec une énergie 
surhumaine pour se rendre indifférent à la vie et à la mort. 

Sa maladie avait commencé le 21 février (1685). Le lundi 
12 mars, il demanda le Saint Viatique. Pendant qu'on allait 
le chercher à la chapelle de la Retraite, son cœur s'enflamma 
tellement des feux de l'amour divin qu'il en avait des palpi- 
tations. Au même instant il eut une vision béatifique de la 
Vierge Marie et de saint François Xavier qui lui tendaient 
les bras, l'invitant à venir à eiix. On l'entendit s'écrier : 
« Quelle consolation ! » avec un accent de joie inexprimable. 
La venue de son Dieu le tira de l'extase mais pour lui inspirer 
de nouveaux élans. 

Après avoir reçu le Saint Viatique, il conjura Notre-Sei- 
gneur, les larmes aux yenx, de l'emmener avec lui au Ciel, 
et puis s'étant tourné de l'autre côté de son lit, peut-être pour 
cacher aux assistants ses pieux transports, il vit encore, dans 
un rayonnement céleste, la Sainte Vierge et le bienheureux Père 
Jésuite François Xavier qui fut sans doute un de ses patrons 
d'adoption. Il connut alors clairement qu'il ne mourrait pas 
si tôt, mais souffrirait beaucoup auparavant. L'assurance de 
souffrir beaucoup le consola de ne pas mourir si tôt. Son mal 
diminua sans cesser d'être douloureux. Il passa quelques jours 
dans un recueillement admirable et un profond silence, comme 
un homme qui médite. Si on lui demandait comment il se trou- 
vait, il répondait seulement ces deux mots : « Grande paix I » 

Le jeudi, 15 du mois, son âme ne pouvant contenir les divines 
effluves de la grâce, il dit à sa cousiqe, Marguerite de Kerderf, 
qui était venue l'assister : « Quelles grâces, quelles miséri- 
« cordes de Dieu sur moi I Dieu me fait des faveurs si parti- 
« culières I » Paroles qu'il répéta deux ou trois fois, le visage 
baigné de larmes, la poitrine soulevée par les battements du 
cœur et comme ravi hors de lui-même. 

Le vendredi, cette même dame de la Retraite s'étant appro- 
chée de son lit : « Tout va bien ! » lui dit-il. Et comme elle 
lui eût répondu : « Dieu soit béni 1 » il répartit : « Bien plus 
que cela 1 » voulant marquer la surabondance des biens spi- 
rituels dont il avait à rendre grâce. 

Le samedi, on lui donna l'Ëxtrème-Onction. Le dimanche, 
la fièvre augmenta et il sentit des maux extraordinaires : 


190 L\ HETRAITE ET SES FONDATEURS 

« Je souffre effroyablement, disait-il, mais je jouis d'une 
grande paix. » L'excès des biens et l'excès des maux se par- 
tagèrent son agonie. 

Le soir du 19 mars, fête de saint Joseph, on le communia 
en Viatique pour la dernière fois. Il se fit apporter les lettres 
d'affiliation à la Compagnie do Jésus et une bulle d'indul- 
gence in articulo mortis qui lui avait été concédé3 personnel- 
lement. Il se croyait rendu au terme de la vie et voulait tenir en 
main ces précieux papiers, comme un passeport pour le ciel. 

La nuit -suivante fut affreuse et le mardi matin Louis de 
Kerlivio parut entrer en agonie. Les Pères Jésuites qui le 
veillaient commencèrent la recommandation de l'ame. Cepen- 
dant la vie et la mort se livraient un combat terrible dans 
le corps du pauvre mourant. A côté de son chevet, les prêtres 
disaient : « Sortez de cj monde, âme chrétienne... Que voire 
séjour soit aitjoiirdliui dans la paix et votre dtunctire dans la 
sainte Sion. » Mais ailleurs d'autres prêtres et des personnes 
pieuses, agenouillés au pied des autels, imploraient avec larmes 
la guérison du grand vicaire. L'agonisant eut l'intuition de 
ces prières qui disputaient son âme au ciel et, tout d'un coup, 
il s'écria d'une voix forte : « Qu'on aille dire au P. Huby l'état 
« où je suis. Je le conjure de ne plus faire violence à la volonté 
« de Dieu et de me laisser partir de ce monde. » 

Un des Jésuites présents lui recommanda de s'offrir à Dieu 
comme une victime d'amour, pour souffrir autant qu'il lui 
plairait, et de s'abandonner à sa miséricorde et à sa justice : 
« Je m'y abandonne, répoivlit-il. Dieu soit béni ! Voilà qui est 
fait, n Puis s'exclamant douloureusement : « Ah ! quel orage ! 
Je souffre des peines inconcevables, mais je souffre en paix 1 » 

Le lendemain matin, il déclara que ses souffrances étaient 
si excessives qu'il ne savait où il en était, qu'il fallait deman- 
der à Dieu l'accomplissement de sa sainte volonté, qu'il ne 
pouvait mourir, et que les portes de l'éternité lui restaient 
fermées jusqu'à ce qu'on se fût soumis aux ordres de Dieu, 
touchant sa mort. On lui apprit que le P. Huby et ses autres 
amis unissaient leurs prières aux siennes et que le P. Huby 
allait dire la messe à ses intentions. Il répondit d'un ton de 
voix ferme : « Bon, bon, Dieu soit béni ; c'en est fait I » Il 
semblait qu'on lui eût accordé la permission de mourir et, 


Là retraits et ses fondateurs 191 

pénétré d'un tendre sentiment de reconnaissance et de joie, il 
répéta plusieurs fois : « Yoilà qui est fait ; Dieu soit béni, je 
m'en vais. » Ce fut sa dernière parole. Avaat que le P. Huby 
eût achevé sa messe, Louis de Korlivio expira tranquillement, 
entre sept et huit heures (21 mars 1685). Il avait soixante- 
trois ans. 

Tel fut le couronnement de sa laborieuse carrière. Prêtre 
accompli, sage administrateur, conseil et bras droit des évo- 
ques, il avait réformé le clergé de tout un diocèse, fondé des 
œuvres immortelles, accru le mouvement religieux qui renou- 
velait la Bretagne. 

« Sa vie fut une continuelle mort, écrit éloquemment lo 
« P. Champion, et sa mort un sacrifico d'obéissance. Il joignit 
« en sa personne les choses les plus difficiles à concilier ; do 
« grands biens avec la plus rigoureuse pauvreté ; de grands 
« talents et de grandes actions avec la plus profonde humilité ; 
c Faction et la contemplation ; une foule d'affaires et de soins 
« avec le recueillement intérieur; la prudence et la simplicité; 
tt la force et la douceur. Personne de son temps ne Fa sur- 
« passé dans l'exercice de la charge pastorale ; il ne lui a man- 
« que que le caractère épiscopal, pour qu'on puisse le comparer 
« aux plus saints évèques des premiers siècles (1). 
. On lui rendit des honneurs funèbres que Vannes n'avait vu 
décerner à aucun mort, depuis les obsèques triomphales de 
saint Vincent Ferrier. L'église des Pères Jésuites, où il avait 
désiré d'être enterré, fut magnifiquement tendue. On sonna 
toutes les cloches de la ville, durant les trois jours que son 
corps demeura exposé à la vénération publique. Le peuple lui 
coupait ses habits et ses cheveux. Chacun voulait avoir de 
ses reliques : la foi bretonne ne connaît pas d'obstacle. Les 
prêtres qui veillaient à leur garde ne savaient plus com- 
ment les défendre contre l'indiscrétion de la foule. C'était 
une canonisation anticipée. Au milieu d'une telle affluence 
et de cet enthousiasme religieux si difficile i\ contenir, il 
fallut renoncer à un enterrement solennel qui aurait exigé le 
concours de la force armée, il fallut dérober de nuit le pré- 
cieux corps à la vénération populaire. A la lueur de quelques 

(1) Vie de M. de Kerîivio, p. 142. 


192 LÀ RETRAITE ET SES FONDATEURS 

cierges, les Pères Jésuites le descendirent dans leur caveau 
où, après l'avoir contemplé longuement comme une mère 
contemple son enfant endormi, ils Tensevelirent à regret. 

La crypte fut ensuite ouverte aux pèlerins ecclésiastiques 
et laïques qui s'y rendirent en grand nombre des différents 
points du diocèse, pour prier sur la tombe de celui que la voix 
publique appelait déjà le bienheureux KerliviO. 

Des révélations, dignes de foi, ajoutèrent encore au crédit 
du saint personnage. Une vertueuse flUe qui avait beaucoup 
exercé son zèle et sa patience, pendant huit ou neuf ans, 
rapporta qu'au moment où elle apprit sa mort, elle s'offrit à 
la justice divine pour satisfaire à ce qu'il pouvait lui devoir, 
malgré sa vertu angélique. Dieu ne découvre-t-il pas des 
taches dans ses anges même, suivant la parole des Saints- 
Livres ? — « A l'instant je tombai, dit-elle, dans une certaine 
obscurité et d^s ténèbres intérieures que je ne puis guère 
expliquer. Je ne souffrais point d'autre peine. J'avais*toujours 
dans l'esprit une forte idée de ce cher défunt, sans aucune 
frayeur. Je me sentais portée à prier pour lui jour et nuit. 
Les deux jours que cela dura, je ne pus prendre aucun repos. 
Le troisième, au matin, je me trouvai dans une dilatation de 
cœur et une espèce de jouissance de Dieu, avec une entière 
confiance que notre bon père était entré dans la joie du Sei- 
gneur. Je fus en même temps pleinement affermie sur certains 
points de ma conduite que je lui avais fait proposer avant sa 
mort, et je sentis un renouvellement de tout mon intérieur. » 

Une autre personne pour laquelle il avait eu beaucoup 
d'estime était on butte à une persécution qui lui causait une 
vraie peine. JJn jour qu'elle priait Dieu de la délivrer de ce 
trouble, elle tomba dans un sommeil très paisible et son vé- 
néré directeur lui apparut distinctement : « Ne vous mettez 
en peine de rien, dit-il. » Comme cette courte réponse ne la 
contentait pas : « Hé quoi I mon Père, répliqua-t-elle naïve- 
ment, vous autres qui êtes dans la gloire, vous ne dites qu'un 
mot ? » Mais aussitôt, étant revenue'à elle-même, elle comprit 
que cette parole avait une grande portée et lui faisait entendre 
bien des choses dont elle ne devait pas se mettre en peine. 
Une paix et une consolation surnaturelles se produisirent en 
même temps dans son âme. 


LA RETRAITS ET SES FONDATEURS 193 

Un prêtre du diocèse de Vannes, très vénéré de ses con- 
frères, ami intime des fondateurs de la Retraite, homme si 
détaché qu'il préféra l'emploi de chapelain dans leur maison 
à une fonction considérable, Messire Guillaujjie Le Merdy a 
témoigné, par acte signé de sa main, qu'ayant, depuis plus de 
huit jours, une colique et un mal de rate qui l'empêchaient de 
prendre aucun repos et lui causaient de continuelles agita- 
tions, il tomba enfin dans un assoupissement profond : il crut 
voir M. de Kerlivio entrer dans sa chambre : « Si vous voulez, 
lui disait-il, vous pouvez me guérir en touchant mon mal. » 
Le saint homme le regardant d'un visage serein, le toucha 
et puis disparut. A son réveil, le malade se trouva guéri. 

On cite encore une autre guérison non moins miraculeuse. 
Une bonne villageoise, Anne Tangui, de la paroisse de Moréac, 
s'était dévouée au service des missionnaires, d'après le conseil 
du grand vicaire. Depuis deux jours elle était malade d'une 
dyssenterie, sans cesser cependant son travail. Le troisième 
jour, son mal s'accrut tellement, qu'étant sortie dehors et 
s'étant couchée à terre, elle ne pouvait plus se relever. Dans 
cette extrémité, elle se souvint de son directeur et implora 
soîi assistance. Au même moment elle sentit comme deux 
bras invisibles qui la soulevèrent et l'aidèrent à regagner sa 
demeure où elle se jeta sur son lit. Elle y dormit fort tran- 
quillement pendant quatre heures: à son réveil, elle était 
guérie et elle se mit à préparer le dîner des missionnaires. 
Pendant les douze jours suivants que dura la mission elle ne 
ressentit aucune incommodité. 

Si des mains impies et barbares n'avaient détruit les ar- 
chives de la Retraite et de l'Evêché de Vannes, nous y aurions 
trouvé sans doute d'autres lumières qui entoureraient d'une 
auréole plus éclatante encore la figure ascétique et vénérable 
de Louis-Eudo de Kerlivio. Mais ses œuvres le louent assez 
dignement : le séminaire et la retraite de Vannes proclament 
assez haut sa vertu. Son nom brille à jamais dans les annales 
de la Bretagne, auprès des noms les plus illustres et les plus 
sanctifiés. 

• v*« Hipp. Le Gouvello, 

TOME n, 1887. 13 


VARIÉTÉS HISTORIQUES 


LE CAS DU DRAGON 


RÉPLIQUE A M. L'ABBÉ CAHOUR 


A Monsieur Robert Oheix. 

Il paraît, mon cher confrère, que nous sommes, tous deux, 
de bien grands criminels ! Eh quoi ! dans cette Revue même, 
nous avons osé imprimer : vous, que la manie des églises 
neuves et des ornements à la moderne avait entraîné plus d'un 
acte de vandalisme (1) : moi, qu'il n'était guère admissible de ca- 
noniser les gens malgré eux (2). Malheureux que nous sommes ! 
Il m'est revenu que nous avions encouru de la sorte un nombre 
assez considérable d'anathèmes. 

Toute vérité n'est donc pas bonne à dire. — C'est pourtant 
la vérité. La chercher, la poursuivre, la découvrir et, quand 
elle ne donne pas matière à scandale, la divulguer — exîste-t-il 
donc un moyen plus loyal et plus pratique pour forcer l'estime 
de ses adversaires et se concilier la sympathie des honnêtes 
gens ? Et puis, n-arrive-t-il pas fréquemment que les fautes 
commises par certains de nos amis nous permettent de mettre 
en relief le beau rôle joué par certains autres ? A votre 
exemple, on s'élèvera contre les vandales qui ont fait abattre 
l'if séculaire du temple de Lanleff, sans songer qu'ils ôtaient 
ainsi beaucoup au charme mystérieux du monument et pro- 
voquaient l'écroulement d'une partie de l'enceinte ; contre 

(1) Le Vandalisme contemporain en Bretagne (N« du 25 mars 1886). 

(2) Pissemil, Episodes de la RévoliUion dans la Loire-Inférieure (N<>* du 
25 novembre et du 25 décembre 1884). — Un Trait de la vie de M, Orain 
(N« du 25 janvier 1886). 


LB CAS DU DRAGON 198 

d'autres qui jettent en pâture aux rats, sans souci de la valeur 
documentaire du tableau, la curieuse toile où un digne recteur, 
massacré pendant la Révolution, était représenté, offrant au 
bon Dieu une pamierée de cœurs des habitants de sa paroisse. 
Mais on sera heureux de placer en regard et de louer sans 
restriction l'intelligente initiative de M. le chanoine Brune, 
éditant, après l'avoir professé, au séminaire de Rennes, son 
excellent cours d'archéologie religieuse (1) ; ou la haute pré- 
voyance de Mgr l'évêque de Saint-Brieuc, quand il prescrit 
à ses curés de dresser un état de tous les objets d'art existant 
dans les églises, se fait envoyer un double de cet état, et leur 
défend de disposer, sans autorisation, des pièces inventoriées. 
Qu'on le sache bien, du reste l vous suivre dans la voie que 
vous tracez, ce n'est pas attaquer, c'est se défendre ; il n'y a 
d'anti-vandales que parce qu'il y a eu des vandales ; et l'on 
aurait assurément mauvaise grâce, si l'on accusait le lapin 
d'avoir commencé. 

En voilà bien assez, mon cher confrère ; bien trop même. 
Tout ce que j'écris là, vous l'avez déjà dit, et mieux. Vous 
êtes, en outre, de plume à tenir tête à une armée d'assaillants ; 
et j'aurais, en continuant cette antienne, l'air de vous inviter 
à faire partie d'une société d'admiration mutuelle : ce qui ne 
sera jamais dans vos cordes ni dans les miennes. — Je passe 
donc tout de suite à mon cas, qui est celui d'un dragon, et je 
viens vous demander ce que vous en pensez. Vous ne serez 
pas étonné de mon insistance, quand je vous aurai appris 
que ce militaire touche de près à M. l'abbé Cahour. Voilà un 
dragon qui va être disséqué par des gens bien peu compé- 
tents : un archéologue, un chanoine et un financier sont 
hommes d'ordinaire peu ferrés sur la cavalerie. Mais il est 
des grâces d'état, et l'on admet communément aujourd'hui, 
que tout barbouilleur de papier blanc se trouve, de par son 
encrier, apte à discuter de omni re sdhili et quibmdam aliis. 

(1) Cours d'archéologie, suivi de notices historiques et descriptives sur les 
principaux monuments religieux du diocèse. — Ouvrage spécialement destiné 
à répandre les connaissances nécessaires pour la conservation et la restauration 
des édifices et objets d'art consacrés au culte. — Rennes, Vatar et Jausions, 
1846, in-8<». — U serait à désirer que l'exemple donné par M. Brune fût suirt' 
partout, et un semblable cours professé dans chaque séminaire. 


196 LE CAS DU DRAGON 




M. Tabbé Cahour est, comme chacun le sait et comme il le 
constate lui-même, non sans une certaine satisfaction, en tête 
du dernier opuscule édité sous ses auspices (1), « chanoine 
« honoraire, aumônier de la Grande Providence, ancien pré- 
« sident de la Société archéologique de la Loire-Inférieure, 
€ membre de la Société française d'archéologie, officier d'aca- 
« demie, etc. » Cela me rappelle l'excellent bibliophile Jacob 
qui, sur le titre de ses ouvrages de jeunesse, mettait inva- 
riablement, après son nom, la qualité imposante de membre 
de « toutes les académies. » M. l'abbé Cahour préfère spéci- 
fier ; chacun son goût. Je vois bien pourtant qu'en osant — 
moi qui n'appartiens à aucune — m'attaquer à un personnage 
aussi décoratif, je me suis exposé à quantité de périls ; et 
en lisant dans sa réponse combien son épiderme a souffert 
des égratignures de son « peu gracieux contradicteur, » je 
regrette de m'être laissé aller à employer à son égard des 
termes analogues au fond (quoique plus mesurés en la forme) 
à ceux dont il gratifiait naguère M. Arthur de la Borderie. 
Meâ culpâ, je me repens ; et pour mériter par ma modération 
à venir l'absolution du courtois champion de l'apostolicité nan- 
taise, je prends ici l'engagement solennel de n'employer désor- 
mais, en parlant de lui, que les périphrases les plus flatteuses. 

Or donc, il y avait une fois un dragon... 

— Halte làl s'écrie « l'officier d'académie, » ce dragon 
n'était qu'un fantassin 1 

Je ne sais vraiment trop sur quel ton répliquer au « membre 
de la Société archéologique française. » Un savant ecclésias- 
tique dont l'amitié m'est des plus chères et des plus précieuses, 
M. l'abbé Duchesne — ce membre prédestiné d'une acadé- 
mie (2) qui, malheureusement pour elle, s'est privée jusqu'à 

(1) Document» pour servir à VhUtoire du diocèse de Nantes, édités par 
M. l'abbé Cahour. — Nantes, Mazeau, 1886. 
Ci) Celle des Inscriptions et Belles Lettres. 


LB G\S DU M.VGON 197 

ce jour des lumières de V « ancien président de la Société 
€ archéologique de la Loire-Inférieure » — rae disait, en 
pensant à M. Ernest Renan, qu'il valait mieux tympaniser 
certains adversaires que discuter leurs fantaisies. On peut 
cependant allier Tun et l'autre ; témoin la dissertation de 
de M. l'abbé Duchesne sur la Crypte de Afellébaude et les pré- 
tendus martyrs de Poitiers (1). Que le « membre de la Société 
« française d'archéologie, officier d'académie, etc. » prête 
donc l'oreille : je vais le suivre sur son terrain d'élection. 




Si j'ai bien lu les quinze pages que M. l'abbé Cahour a con- 
sacrées à maintenir le sauvetage d'un bleu par M. Orain (2), 
la réponse de mon contradicteur se résume en trois séries 
d'arguments. 

I. — L'enquête, dit-on, a été sérieuse. Vous avez tort de 
critiquer, en l'enquêteur, vicaire à Fégréac depuis dix-huit 
ans, « un jeune ecclésiastique à peine sorti sans doute du 
€ séminaire ; » en Julienne Jouan et Joseph Mercerais, « des 
« témoins vieux et illettrés. » Vous avez tort enfin, quand 
vous m'accusez de ne pas les avoir entendus moi-même. 

— Je reconnais volontiers que M. l'abbé Cahour a raison sur 
le dernier point, et que la phrase où il dit avoir personnelle- 
ment interrogé L'^s témoins Jouan et Mercerais (3) m'avait 
échappé. Je m'étais contenté de celle où il déclare, en termes 
généraux, « avoir prié M. Vrignaud, chargé de l'enquête sur 
« la vie de M. Orain à Fégréac, de s'informer avec un soin 
« particulier du fait (4) » du sauvetage. 

M. l'abbé Cahour a encore raison sur le premier point ; 
mais mieux vaudrait pour lui qu'il eût tort. Sans parler des 
témoins, on sait que la valeur d'une enquête est entièrement 
subordonnée à celle de l'enquêteur. Il en est exactement de 

(1) Revue Poitevine et Saintongeoise, 1885. 

(2) Documents, p. G3 à 77. 

(3) Vie de M, Orain, par M. Tabbé Cahour, p. 79-80. — Nantes, Maieau, 1860. 

(4) Ibid., p. 73. 


198 LB CAS DU DRAGON 

même qu'en matière d'exorcisme. Eh bien I dès la publication 
de la Vie de M. Orain, M. Tabbé Cahour aurait dû nous édifier 
sur le compte de M. Vrignaud, au lieu d'attendre à 1886 pour 
faire connaître que le vicaire de Fégréac avait dix-huit ans 
de prêtrise à l'époque de l'enquête. Quand on a des préten- 
tions à l'exactitude historique, le premier devoir consiste à 
être complet... Et puis, aurait-il eu cent ans d'exercice, cet 
enquêteur « embaumé par le récit de suaves vertus (1) » est 
trop lyrique pour me convaincre. M. Cahour aussi croit trop 
facilement au merveilleux, et je recommande à qui mettrait 
en doute cette tendance du biographe, la lecture des pages 
où il est question de voix miraculeuses et de M™« de Saint- 
Esprit (2). 

J'arrive aux témoins entendus. C'étaient, ai-je écrit, deux 
paysans illettrés, âgés l'un de soixante-quatre, l'autre de 
soixante-deux. Julientie Jouan était la fille, et Mercerais, 
l'ancien domestique d'un certain Pierre Jouan qui, plus de 
soixante auparavant, peu de temps après leur naissance à 
tous deux, aurait assisté à la poursuite. 

J'ignore, répond M. l'abbé Cahour, si les calculs de M. Finistère 
sont plus exacts que ses critiques. Je veux bien les admettre sous 
réserve. Mais je me demande pourquoi, au lieu de torturer ainsi sa 
phrase, il ne dit pas clairement et simplement, comme Julienne Jouan, 
nous expliquant les faits sur les lieux, et s'arrétant dans le champ 
que labouraient les deux frères Jouan, etc. (3). 

Je remercie tout d'abord M. l'abbé Cahour de la bienveil- 
lante sollicitude qu'il manifeste à l'endroit de mon éducation 
littéraire ; et pour ne pas demeurer avec lui en reste de bons 
offices, je lui serai reconnaissant d'avoir l'obligeance de me 
déclarer au juste ce qu'il a entendu exprimer dans la phrase 
suivante : 

Il (M. Vrignaud) apprend lui-même au'il interrogea plus de qua- 
rante vieillards des plus respectables, aans le cours des deux mois 
que dura son enquête, et leur âge est une garantie de plus de leur 
maturité, et de la véracité de leurs témoignages reliés qu^ils étaient 

(1) Vie, p. 74. 

(3) D)id., p. 98 à 100. 

9) DocumentSj p. 68. 


LE CAS DU DRAGON 199 

fwr un encfuiinement non interrompu de V époque où se passèrent 
les faits à celle où ils furent appelés à l'enquête (1). 

Mais il ne s'agit pas ici d'une querelle de grammaire, et je 
me permettrai de faire observer à M. l'abbé Cahour qu'il 
élude une question embarrassante. A quelle époque M. Orain 
a-t-il sauvé un bleu ? Son biographe se garde bien d'en 
souffler mot ; les témoins non plus n'en disent rien ; et ce 
manque de précision suffirait, seul, à rendre suspectes leurs 
affirmations. Pour établir l'existence d'un fait, il est indis- 
pensable d'en spécifier tout au moins la date, et M. Orain, 
dans ses Mémoires, observe en général ce principe élémentaire 
de véracité. Mais je suppose que le fait allégué ou un autre 
similaire se soit passé au moment où M. Orain était, de la 
part des sans-culottes, l'objet des plus vives poursuites, c'est- 
à-dire de 1794 à 1798. Julienne Jouan et Joseph Mercerais 
étant, lors de l'enquête (présumée faite en 1859) (2), âgés l'un 
de soixante-quatre ans, l'autre de soixante-deux, le fait serait 
vraisemblablement antérieur à leur naissance ; et je ne sais 
comment qualifier le raisonnement de mon contradicteur, 
quand il ose traiter leur témoignage de « contemporain (3) l » 
« L'époque de M. Orain commence à s'éloigner de nous, 
« avait pourtant ailleurs judicieusement remarqué M. l'abbé 
« Cahour, et en passant de bouche en bouche, ses actes ont 
a pu s'altérer en quelques points (4). » — Voilà bien le prin- 
cipe théorique : où en sont les applications ? 

« Les souvenirs (des familles Jouan et Mercerais) étaient, 
if continue mon contradicteur, incessamment remémorés et 
« contrôlés par les lieux mêmes qui avaient peu changé (5). » 

(4; Documents, p. 69. 

(2) J'ai vainemeut cherché Tépoque de l'enquête dans la Vie de M. Orain. 11 
ne faut pas, du reste, trop chicaner M. Tabbé Cahour sur les questions de 
dates : il ignore jusqu'à Tannée de la première impression de son ouvrage I 
c Je le publiai en 1861, i lit-on dans la préface de sa réponse. Or, la Vie de 
M. Orain a été imprimée deux fois, en 1860 et en 1861. — Une remarque à oe 
propos. Les deux éditions ne sont pas paginées de la même façon, ce qui cons- 
titue une source de malentendus. Les renvois de la présente réplique se 
réfèrent à l'édition de 1860 ; ceux de mes précédents articles, à Tédition de 1861. 

(3) Documents, p. 69. 

(4) Vw, Préface, p. xili. 

(5) Documents, p. 69. 


200 LE CAS DU DRAGON 

— Le « contrôle par les lieux » est-il donc si décisif ? Ernest 
Bellecroix raconte quelque part l'histoire d'un garde qui lui 
rendait compte de sa tournée du matin : 

— J'ai aperçu dans un chaume un gros oiseau qui s'est 
envolé trop loin pour que j'aie pu le tirer, disait le brave 
homme. Je crois que c'était une outarde. 

Trois mois après : 

— L'outarde que j'ai vue. 
Six mois plus tard : 

— L'outarde que nous avons vue. 
Au bout d'un an : 

— La belle outarde que j'ai tuée. 

Tout ceci pour prouver à M. l'abbé Cahour : d'abord que le 
« contrôle par les lieux » n'est pas toujours efficace ; ensuite, 
que je ne suis pas seulement « poète (1), » comme il le dit 
avec dédain, en songeant au Ne sutor ultra a^epidam, mais 
chasseur encore, et que mon article sur la vie de M. Orain 
pourrait bien avoir été écrit entre un sonnet et une battue. 
Est-ce donc un crime — une fois n'est pas coutume — que 
de braconner sur les terres d'un chanoine ? 

IL — MM. Sorin et Daniel, anciens curés de Guérande et 
de Guémené Penfao sont venus « depuis l'apparition (2) » de 
mes articles, apporter à M. l'abbé Cahour l'appui de leur 
témoignage. Tous deux ont connu M. Orain, l'un en 1822, 
l'autre de 1816 à 1829 ; tous deux constatent l'existence de la 
tradition locale ; tous deux ont entendu raconter le fait 
devant M. Orain, demeuré sérieux et silencieux. 

En ce qui concerne l'origine de la tradition populaire et le 
silence de M. Orain, je ne puis que me référer à mon précé- 
dent article(3), et je n'ai pas besoin de répondre davantage aux 
deux respectables ecclésiastiques dont l'autorité est invoquée. 
Il m'a été cependant pénible de me voir accuser par M. Daniel 
d'avoir essayé de « déprécier les vertus d'un prêtre aussi vénéra- 
« ble et aussi justement vénéré que le digne M. Orain (4). » 
Que M. Daniel veuille bien prendre la peine de se faire relire 

(1) Documents^ p. 69. 

(2) Ibid., p. 74, 

(3) Un ti-ait de la vie de M. Orain, p. 70 et 71. 

(4) Documents, p. 77. 


LE CAS DU DRAGON 20f 

mes études sur Pissemil et sur le curé de Derval, qu'il pèse 
mes termes à l'égard de ce dernier, et il reconnaîtra que, « en 
« m'efforçant de dégager des broussailles de la légende un trait 
« de la vie du saint prêtre (1), » j'ai eu pour but principal de 
rétablir, après M. Orain lui-même, la vérité méconnue ; que 
je n'ai pas a tenté de rapetisser une grande figure (2). » Au 
XVII* siècle, Jean de Launoy mérita le surnom de dmicheur de 
saints par l'ardeur qu'il mit à démasquer les apocryphes. Je 
n'aspire aucunement à lui succéder dans ce rôle, et je laisse à 
d'autres le soin de revendiquer le titre vacant. Mais j'estime 
que l'historien doit prendre garde de sacrifier au penchant trop 
naturel qui le porte à auréoler ses héros. 

III. — Nous voici enfin au cas du dragon. Trois versions se 
présentent, entre lesquelles choisir. 

La première est celle du vicomte Walsh (3). M. Orain dit la 
messe à l'église de Fégréac ; deux dragons de la République 
se montrent à la grande porte ; le vicaire s'échappe, traverse 
à la nago une petite rivière, et remonte un coteau. Arrivé au 
haut, il entend des cris de détresse : l'un des dragons est 
tombé dans la^ rivière et se noie. Le prêtre redescend la colline, 
se jette à l'eau, plongeant et replongeant jusqu'à ce qu'il ait 
arraché son persécuteur à la mort. Un colloque touchant 
s'engage entre eux. 

Le second récit émane de M. Orain ; le troisième, que 
M. l'abbé Cahour s'approprie, vient des témoins discutés. 
Tous deux sont reproduits in extenso dans mon étude (4), et 
je n'en retiendrai que les points importants par où ils se 
séparent de celui du vicomte Walsh. 

M. Orain parle de cavaliers et non de dragons, de douve et 
non de rivière, et nie, dans les termes] suivants, la scène 
ca,pitale du sauvetage : 

C'est, je pense, dans cette circonstance qu'on m'a supposé plus de 
charité que ie n'en avais, et assez de générosité pour aller retirer le 
cavalier et l'empécher de se noyer. Le fait est que cela ne fut pas 

(1) Un TraU, p. 74. 

(2) Ibid., même page. 

(3) Lettres Vendéennes, XLIÎ. 

(4) Un TraU, p. 67 à 69. 


202 LE CAS DU DRAGON 

nécessaire ; son camarade lui aida à se retirer ; et d'ailleurs il n'y 
avait pas assez d'eau pour s'y noyer (1). 

Quant à M. l'abbé Cahour, il commence par préciser les 
lieux auxquels se réfère M. Orain, c'est-à-dire le bourg de 
Fégréac et le marais du Motais ; il les distingue du village do 
Barisset et du marais de TEtrie, cités par les témoins. Trois 
soldats sont à la recherche du prêtre ; l'un deux, l'apercevant 
dans le marais, s'y jette et tombe dans la douve; M. Orain le 
sauve en lui tendant une branche d'arbre, et le quitte, après 
lui avoir adressé quelques paroles bienveillantes (2). 

La version du vicomte Walsh remonte à 1825, date de la 
première édition des Lettres vendéennes; celle de M. Orain, à 
l'époque de la rédaction des Mémoires (3) ; celle de M. Cahour, 
à 1860. 

Je vais maintenant démontrer à mon contradicteur que 
son récit, malgré plus de sobriété dans la mise en scène, 
forme en réalité le reflet de celui du comte Walsh ; qu'il était 
dès lors infirmé d'avance par le démenti consigné dans les 
Mémoires de M. Orain ; et que, si j!ai confondu les deux, comme 
on me le reproche, c'est en pleine connaissance de cause. 

Quel est le fait principal ? Le sauvetage d'un bleu. — Dans 
les deux récits, le bleu est sauvé. 

Quelles sont les circonstances accessoires ? Le lieu, le cours 
d'eau, le mode de sauvetage, l'épilogue. 

Sur le premier point, je cite textuellement l'enquête : 

Tous (les vieillards entendus en témoignage) ne s'accordait pas 
stir le lieu où ce fait s'est accompli. Les uns le placent à la digue 
du Motais ; mais ce sont les moins bien informés (4). Il est impos- 
sible, d'ailleurs, en présence de la dénégation de M. Orain et des 
circonstances qu'il raconte, de persister dans cette opinion. Et comme, 
d'un autre côté, le courageux prêtre a été souvent poursuivi sur cette 
digue et que le fait du cavalier embourbé s'y est passé, il n'est pas 
surprenant qu'on ait confondu ce lieu avec un autre plus éloigné du 

(1) Vie, p. 53 et 54. 

(2) Vie, p. 77 et 78. 

(3) Il est profondément regrettable que, dans Tintroduction à la Vie de 
M. Orain, M. Tabbé Cahour n*ait pas fourni des explications détaillées sur 
répoque à laquelle furent écrits les Mémoires et sur la méthode employée pour 
la composition de ce document. 

(4) C'est le cerde vicieux dans toute sa rigueur. 


LB CAS DU DRAGON 203 

bourg et plus isolé. D'autres, en effet, placent cet événement à deux 
kilomètres du botirg, dans le marais de TEtrie^ près du village de 
Barisset et de Tancienne cure... J'en citerais deux : Joseph Mercerais 
et Julienne Jouan (1). 

Il y a donc doute sur le lieu. — Je passe au cours d'eau, le 
vicomte Walsh a parlé d'une « petite rivière. » 

• 

... Mais arrivé à la douve (continue Tenquête) soit quMl ne Teût 
point remarquée^ couverte qu'elle pouvait être par les eaux que 
déversait l'Isa^c, etc. (2). 

Il n'est (déclame solennellement M. Tabbé Cahour dès les premières 
lignes du livre) personne qui n'ait pu lire ou entendre raconter l'his- 
toire de ce prêtre qui, pendant la Révolution, fuyant des soldats 
acharnés à sa poursuite, et voyant l'un d'eux sur le point de périr 
dans des eaux profondes, vola à son secours et lui sauva la vie (3). 

Petite rivière, douve couverte par l'Isaac, eaux profondes : 
je ne saisis pas la distinction pratique. 

Il n'existe guère quelque différence que si l'on passe au 
mode de sauvetage. D'après le vicomte Walsh, M. Orain 
redescend une colline et se jette à l'eau ; selon M. l'abbé 
Cahour, il sort d'un bois et se contente de tendre une branche 
d'arbre au soldat. Là dessus, l'hagiographe triomphe. Il a 
découvert dans les Mémoires du curé de Derval, un passage où 
celui-ci « faisant évidemment (?) allusion au récit « des Lettres 
vendéennes^ » s'exprime ainsi : 

€ Je vois que ce qu'on a dit de moi, dans certaines circonstances, 
« n'a pas toujours été bien exact. Les faits que l'on m'a attribués 
€ ont été quelouefois amplifiés un peu, pour y mettre du merveil- 
€ leux et me aonner apparemment un encens que je ne demande ni 
€ ne mérite, i Mais, là où l'on n'a pas toujours été bien exact, où 
l'on a quelquefois amplifié un peu, pour y mettre du merveilleux, 
évidemment (?) il y a un fond de vérité ; et auelle est ici la vérité, si 
ce n'est le fait plus simple, mais non moins héroïque en soi, raconté 
d'une manière si authentique (?) et si précise (?) par Julienne Jouan 
et Joseph Mercerais (4). 

Ainsi donc, le merveilleux, c'est le dragon, c'est la colline, 


(1) Vie, p. 75. 

(2) Vie. p. 77. 

(3) Vie, Préfece, p. ix. 

(4) Vie, p. 81 et 83. 


204 LE CAS DU DRAGON 

c'est le plongeon ; l'évidence, c'est le fait à démontrer. Que 
de merveilles, que d'évidence pour les initiés I 

Quand on se hasardait à parler de cette histoire à M. Orain (continue 
Tauteur) si on faisait allusion au récit de M. Walsh, il n^hôsitait pas 
à reproduire la réponse de son Mémoire. Mais si on l'interrogeait sur 
le fait en lui-même, ou bien il gardait le silence, ou bien ses réponses 
étaient évasives et de nature à couper court à toute instance indiscrète. 
Jamais nous ne l'avons entendu nier ou repousser ce fait d^une manière 
absolue (1). 

Et sans plus se préoccuper de concilier naturellement les 
deux passages des Mémoires — ce qui est pourtant bien facile, 
en appliquant les mots amplifiés et merveilleux à l'acte hé- 
roïque dont se défend M. Orain — M. l'abbé Cahour conclut : 
Le fond est vrai, les détails seuls sont inexacts. M. Walsh « a 
« confondu l'affaire du Motais avec celle de l'Etrie. » ajoute- 
t-on ; et dans la même page, on déclare que ]« ces inexacti- 
« tudes sont involontaires, et après tout acce%soire$, » qu'il 
faut « savoir gré à M. le vicomte Walsh d'avoir, le premier, 
« su apprécier l'acte héroïque du saint prêtre, et de l'avoir 
« sauvé de l'oubli (2). » — Franchement, est-ce là une discus- 
sion sérieuse ? Peut-on admettre que tantôt on rejette une 
version, et que tantôt on s'en prévale? Et s'il ne suffisait pas 
de ces contradictions pour anéantir le système de M. l'abbé 
Cahour, le doute subsisterait-il un instant quand la déclara- 
tion de M. Orain est là : C'est je pense, dans cette circonstance 
qu*on m'a supposé plus de charité que je n'en avais. Je ne sais 
pas d'infirmation plus nette et plus décisive dans la généra- 
lité de sa formule. 

Qu'importe, dès lors, l'épilogue? « Colloque touchant, » dit 
M. Walsh; « paroles bienveillantes, » reprend M. l'abbé 
Cahour. — Il y a toutefois dans la petite histoire du dernier 
quelque chose de plus que dans celle de l'autre. Le vicomte 
Walsh avait inventé le dragon ; M. Tabbé Cahour a fait la 
trouvaille du gendarme. Que serait devenu le soldat, en suppo- 
sant qu'il ait existé et qu'il ait été sauvé ? Il aurait été gen- 
darme à Derval, après la Révolution. L'enquête nous édifie à 


(1) Vie, p. 82, 

(2) Vie, p. 83. 


LB CAS DU DRAGON 205 

ce sujet dans quelques lignes qui doivent être citées sans 
commentaires : 

... Un autre témoin, Joseph Bocquel, Agé de quarante ans, a déclaré 
(à M. Tabbé Vrignaud) qu'étant fort jeune, à Derval, il avait appris 
aun très honnête homme de la localité, qu'il avait connu ce 
gendarme, et quHl l'avait entendu raconter comment il avait été 
sauvé par M. Grain (1). 

Inutile d'ajouter que le « gendarme » et le « très honnête 
« homme » sont morts» comme tous les témoins oculaires» et 
que leurs noms mêmes n'ont pas été retrouvés t 


* • 


J'en ai fini, mon cher confrère, avec ce long, trop long cas 
du dragon. Si je n'ai pas été plus bref, la faute en est à 
M. l'abbé Cahour qui a intitulé l'opuscule où il m'a répondu : 
« Documents pour servir à Vhistoire du diocèse de Nantes. » 
J'ignore, n'ayant feuilleté que mon cas, si les autres « docu- 
ments » sont d'une valeur « historique » analogue à celle de 
la partie qui concerne ce trait de la vie de M. Orain ; mais 
je ne pouvais laisser passer, sans en réfuter les principales 
erreurs, un morceau dételle dimension. — Un mot seulement 
pour terminer. Parmi les griefs accumulés contre moi par 
mon aimable contradicteur, il en est un que j'ai négligé. 
M. l'abbé Cahour me reproche « le soin que je prends de me 
« couvrir d'un pseudonyme (2). » Il m'est impossible de de- 
meurer sous le coup d'une insinuation pareille. Le voile qui 
me protégeait, je vais donc le soulever pour cet auguste Joad, 
mais pour lui, pour lui seul, et sous le sceau d'un secret absolu. 
— Mystère et discrétion 1 

J'ai nom Eliacin, 
et c'est par un reste d'habitude que je signe encore aujourd'hui 

Henri Finistère. 

(1) Vie, p. 79. 

(2) Document», p. 64. 


LES ANGLAIS EN BRETAGNE AU XVIIIe SIÈCLE 


DESCENTE DES ANGLAIS 


A CANCALE ET SAINT-SERVAN 


Au mois de Juin 1758 


PRÉAMBULE 


Les Anglais, pendant la guerre de Sept-Ans« firent deux descentes 
en Bretagne, toutes deux dans la môme année, en juin et en septembre 
1758, toutes deux aux environs de Saint-Malo. 

La dernière de ces descentes se termina, pour les envahisseurs, par 
le désastre de Saint-Cast (11 septembre 17a8), qui leur ôta le goût de 
revenir insulter nos côtes. 

La première, celle du mois de juin, a été beaucoup moins étudiée 
que Tautre ; elle est beaucoup moins célèbre, et cependant, au point 
de vue des dommages subis par les Bretons, elle fut bien plus 
désastreuse. Les Anglais, débarqués le 5 juin à Cancale au nombre 
d'environ 13.000 hommes, poussèrent jusqu'à Saint-Servan, où ils 
détruisirent tous les magasins, tous les navires marchands mouillés 
dans le port : perte énorme pour le commerce ; puis ils se rembar- 
quèrent à Cancale le 11 du même mois, au moment où la concentration 
aes troupes françaises rendait leur situation très dangereuse : danger 
auquel ils surent, cette fois, échapper par l'habileté de leur général, 
le auc de Marlborough. 

Nous avons déjà nous-môme publié quelques récits contemporains, 
relatifs à cette descente. Les documents que nous allons produire ont 
un caractère plus certain encore, plus précis, plus authentique, et ils 
nous fournissent aussi plus de détails : ils sont tirés de la corres- 
pondance de l'Intendant de Bretagne concernant les diverses phases 
de cet événement. Les originaux existent aux Archives départemen- 
tales d'Ille-et-Vilaine, fonds de V Intendance de Bretagne, Sauf indi- 
cation contraire, tous ces documents proviennent de la liasse cotée 
C 1086. — A. DE LA B. 


207 


CORRESPONDANCE DE ^INTENDANT DE BRETAGNE 


I. 

Le Maire de Saint-Malo a l'Intendant de Bretagne 

(Samt-MaU), Si mai i758) 


Monseigneur, vdus êtes sans doute informé de l'armement 
considérable que font les Anglois, qu'on croit destiné pour les 
costes de France. M. Scott (1), qui désireroit prendre quelques 
précautions pour la sûreté et la défense de la ville et des forts 
extérieurs, se propose d'envoyer du monde sur ces forts, et M. le 
duc d'Aiguillon lui a marqué de s'entendre avec M. Guillot pour 
leur subsistance. Mais le changement arrivé dans le ministère 
de la Marine ne permettant pas à M. Guillot de rien prendre sur 
lui dans cette circonstance ni, sans des ordres exprès, les fonds 
nécessaires pour cette dépense, M. Scott s'adresse aujourd'hui à 
moy pour cet object, dans lequel la situation des affaires de cette 
ville ne me permet pas de pouvoir entrer, vu les dépenses con- 
sidérables de l'année passée et les avances que nous avons faites 
pour la Marine, dont nous ne sommes pas remboursés. Je prends 
lo liberté. Monseigneur, de vous en prévenir, afin que vous puis- 
siez prendre les arrangements que vous croirez nécessaires, si 
vous pensez que cet armement puisse regarder cette ville. 

Je suis, avec le plus profond respect, Monseigneur, votre très 
humble et très obéissant serviteur, 

Le Breton de la Yieuville, 

Maire. 

Saiul-Malo, le 31« may 1758. 
(i) Commandant du château de Saint-Malo. 


<208 DESCENTE DES ANGLAIS 


IL 

L'Intendant de Bretagne au Maire de Saint-Malo (1) 

(Rennes, 2 juin i758) 


J'ai reçu, Monsieur, votre lettre du 31 du mois dernier, sur ce 
que M. Scott vous a témoigné désirer prendre quelques précau- 
tions pour la sûreté de la défense de la ville, ainsi que des forts 
extérieurs, et de l'embarras où vous vous trouvez pour fournir 
à la dépense que ces précautions vont occasionner. Je crois qu'il 
n'est pas douteux que la dépense, au moins pour ce qui regarde 
les forts extérieurs, ne doive être à la charge de la Marine: mais 
comme les circonstances ne permettent pas de disposer de ces 
fonds, il me paroit très naturel que la ville fasse les avances né- 
cessaires pour y pourvoir, en réglant toutes les dépenses sur le 
pied de ce que la marine du Roy les payeroit si elle étoit en état 
d'y fournir dans ce moment, afin que le remboursement qui sera 
dû à la communauté (2) ne fasse pas dans la suite de difficulté. 

Mais vous m'observes que, la ville n'ayant pas été remboursée 
des dépenses qu'elle a fait l'année dernière, elle se trouve elle- 
même sans fonds pour frayer aux nouvelles dépenses qu^il est 
question de fair^ aujourd'huy. A cela. Monsieur, je ne vois pas 
d'autre expédient que de recourir à la générosité de vos œnci- 
toïens, et de leur demander de prester à la communauté une 
somme qui puisse vous mettre à portée de remplir les vues et 
les projets que l'on forme pour leur propre sûreté et leur avan- 
tage. Je suis persuadé que tous l'ont trop à cœur pour ne pas 
s'empresser d'y concourir et d'y contribuer par des avances vo- 


(i) En tête de cette pièce on lit : < Copie de la lettre écrite par M. Le Bret à 
c M. Le Breton de la Vieuxville, maire de la ville et communauté de Saint-Malo, 
c Ie2jninl758. 9 

C2) La communauté de ville, c*est-à-dire le corps de vi)le, la municipalité de 
Saint-Malo. 


A gàngàle et SàINT-SERYAN 209 

lontaires, dont la communauté deviendra responsable, et dont 
elle les remboursera avec la plus grande fidélité. 

Je commencerois donc, k votre place, par assembler la commu- 
nauté, j'y exposerois la nécessité des dépenses à faire pour la 
propre sûreté et la défense de la ville, l'impossibilité de pouvoir 
compter dans ce moment sur les fonds de la Marine ni sur la 
caisse de la communauté que les précédentes dépenses ont 
épuisée, et je conclurois que chacun des membres de la commu- 
nauté se taxât pour prester à la caisse de la ville les fonds dont 
elle a besoin, afin qu'elle pût demander eûsuite aux principaux 
négocians et armateurs de se taxer aussi pour frayer à la dépense 
commune, sous la promesse de rendre avec la plus grande exac- 
titude, et par préférence à tout, les sommes qui auroient été 
prestées. 

Je ne puis me persuader qu'on ne fût pas touché d'une pareille 
délibération et que les trésors qui sont dans votre ville ne vous 
fussent pas ouverts. Rien nesôroitplus glorieux pour la ville de 
Saint-Malo. 

Enfin, pour que tout fût utilement employé, je croirois qu'on 
devroit former une caisse particulière des sommes qui seroient 
données à titre de prest, afin qu'elles ne fussent point diminuées 
par les droits dûs au miseur de votre communauté. A l'égard 
des objets auxquels ces sommes pourroient estre employées, 
vous en avez de trois sortes : la ville, les forts extérieurs, et 
l'hôpital. 

Je suis persuadé que Sa Majesté vous aidera dans ces parties, 
soit des fonds de la Marine, soit de ceux de l'Extraordinaire des 
guerres; mais comme ils ne sont pas assés abondants pour 
pouvoir être également répandus sur toutes les parties auxquelles 
il est nécessaire de pourvoir dans ce moment, vous devez com- 
prendre combien il est indispensable que vos propres concitoyens 
-y suppléent, et je ne doute pas que tout le monde ne s'y porte 
avec ce zèle généreux qui a toujours jusqu'icy distingué les Ma- 
louins. Je suis etc. 


TOMB n. 1887 14 


210 -nésciNTB tas àmiLki& 


m. 

Le Mârquib de la. Châtre a l'Intendant de Bretagne (1). 

(Sfmt'Ualo, 4 /um 1758.) 


11 parolt dans ce moment, Monsieur, une flotte angloise de cent 
voiles qui paroît faire route pour icy. Je dépêche un courier à 
M' le duc d'Aiguillon pour l'en prévenir. Qui nous nourira et nos 
forts? J'ay l'honneur d'être, Monsieur, votre très humble et très 
obéissant serviteur. 

La Chastre. 


IV. 


L'Intendant de Bretagne au maréchal de Belle-Isle, 

ministre de la guerre 


(Renneê, 5 juin 4758,) 


A Rennes, le 5 juin 1758. 

Monseigneur, j'ai l'honneur de vous informer que M. le mar- 
quis de la Châtre, ayant laissé M. le duc d'Aiguillon près Vannes 
.pour venir prendre le commandement à Saint- Malo, a passé le 
mardy 30 may à Rennes, où j'ai conféré avec luy des mesures à 
prendre pour la sûreté et la deffense de Saint-Malo ; je lui ai 
communiqué tous les arrangemens qui furent pris l'année der- 
nière pour le même objet ; il m'a paru les approuver et en desi- 

(i) Lettre autographe, datée sur l'original du c 5 juin à 6 heures du soir. » Il 
faut lire le 4, car Tlntendant marque qu'il a répondu à cette lettre le c 5 juin 
& 2 heures après minuit. » 


k CANCikUS IfiT SàINT-SBMàN '2tl 

* * 

rer une copie que je lui ai remis. Il est parti le mercredi 31 may, 
et le même jour j'écrivis à M. de Morlat, commissaire des guerres 
à Saint-Brieuc, de se rendre à Saint-Malo, pour y exécuter tout 
ce que M. de la Ch&tre désireroit pour la sûreté de la ville. — 
(Minute.) 


V. 

M. DE LA Châtre a l'Intendant de Bretagne (t). 

(Saint-Malo, 5 juin 1758.) 


A Saint-Malo ce 5 juin 1758. 

Je reçois à l'instant, Monsieur, votre courier ; je ne puis que 
vous remercier des ordres que vous avez donnez ; il est plus 
temps que jamais. La flotte angloise, après avoir mouillé cette 
nuit à cinq lieues au large, a apareillé vers les cinq heures et a 
fait route vers la baye de Cancale, longeant celle du Guesclin et 
du Verger, ils vont sans doute y faire leur descente ce soir ; je 
vais m'y porter pour tâcher de les observer, car je ne pense pas 
m'y opposer. Il est essentiel, Monsieur, que vous fassiez partir 
par un courier exprès d'icy à la cour les trois lettres cy-jointes ; 
si j'avois un domestique je l'enverrois. Je vous prie avec instan- 
ces de donner le meilleur courier qu'il sera possible ; cela est 
bien intéressant, et qu'il aille jour et nuit. L'escadre est de 115 
voiles, 21 gros vaisseaux, 5 frégates, 14 bâtiments à un mât dont 
trois bombardes ; le reste de transports. Songez à nous pour tous 
les secours de la viande. J'ay l'honneur d'être. Monsieur, votfe 
très humble et très obéissant serviteur. 

La Ghastre. 

. • • • 

lies ennemis mouillent dans la baye de Cancale. Vite mon 
courier pour, la cour et oeluy de M. le duc d'Aiguillon. 

» 

(i) Lettre autographe, Archives dllle-et-Yilaine, Intendance de Bretagne, 
liasse G l(Xr7. . 


212 DSSCSNTB DBS ANGLAIS 


VL 

Le maire de Saint-Malo a l'Intendant de Bretagne^ 

{Samt-Malo, 5 juin i758.) 


Monseigneur, j'ai l'honneur de vous donner avis que la flotte 
angloise parut hier l'après midy à la vue de cette ville, au nombre 
de 60 vaisseaux de guerre et de transport. Le calme les empescha 
d'approcher, et j'ay voulu voir ce que deviendroit cette flotte. 
Pendant la nuit elle n'a point changé déposition. Ce matin, elle s'est 
mise en mouvement, on les a distingués plus particulièrement ; 
on compte plus de 100 voiles, parmi lesquelles on remarque 
quelques galiottes à bombes. Ils sont tous à la voile et paroissent 
diriger leur route vers Cancale, où nous craignons qu'ils n'ayent 
dessein de faire une descente. Nous avons été toute la nuit en 
mouvement à munir nos forts d'hommes et de vivres et à prépa- 
rer toutes les batteries de la ville. Mais, avec toutes ces précau- 
tions, nous manquons de pain, et il seroit à souhaiter qu'il nous 
viendroit des farines de dessus le terrain (1). On transporte celles 
du munitionnaire au château, et on prend les arrangements que 
vous aviez désigné l'an passé. 

Nous ne sommes pas en état, avec le peu de troupes que nous 
avons, de nous opposer à une descente si elle devient considé- 
rable. S'il y en avoit sans destination, il seroit à souhaiter 
qu'elles vinssent icy avec les milices bourgeoises des villes voi- 
sines. M. le marquis de la Châtre donné^ ses ordres aux milices 
gardes-costes, et nous rassemblons le plus de force qu'il nous 
est possible. Procurez-nous en, Monseigneur, et tous les secours 
qui pourront dépendre de vous. 

Je suis, avec le plus profond respect. Monseigneur, votre très 
humble et très obéissant serviteur. 

Le Breton de la Vieuville 
Maire. 
A Saint-Malo le 5* juin 1758, à 7 heures du matin. 

(1) De rintérieur du pays. 


À CANCÂLB BT SAINT-SERYAN 213 

(L*adresse porte : € A Monseigneur, Monseigneur Le Bret, 
Intendant de Bretagne, en son hôtel, à Rennes, en diligence. — 
La présente partira sur le champ de poste en poste par les pos- 
tillons seulement. (Signé) Le Breton de la Vieuville, maire. ») 


VIL 
M. DE LA Châtre a l'Intendant de Bretagne. 

{Saint'Malo, 6 juin i758.) 


A Saint-Malo, ce 6 juin 1758. 

Ainsy que je Tavois prévu. Monsieur, les Anglois ont com- 
mencé leur débarquement sur les 7 heures 1/2 du soir hier. J'y 
étois présent, mais avec la meilleure volonté j'étois trop foible 
pour m'y opposer. Je crois qu'ils peuvent être en état de mettre 
dix ou douze mille hommes à terre. Je travaille à force à m'appro- 
visionner, ne pouvant épargner l'argent dans ce moment. Je n'ay 
point encore M. de Morlat, dont bien me fâche. 

Je vous demande, Monsieur, un exemple du brigadier de la 
maréchaussée de Dinan, qui malgré mes ordres ne s'est point 
rendu icy. Je compte que vous le ferez casser : c'est au moins 
sa juste punition, pour avoir contrevenu à mes ordres et pour le 
mal qui s'en est suivi. 

Tout ce que j'ay ramassé de monde icy a bonne volonté. La 
mienne est entière, et je ne sçais ce que c'est que de capituler 
Une grâce : efforcez-vous pour me faire venir des vivres par 
Dinan et la côte jusques au cap (1). Ne pouvant placer ny me 
servir icy des quatre compagnies de dragons du régiment de 
Marbœuf, je leur donne ordre de rester à Dinan jusqu'à ce qu'il 
plaise à M. le duc d'Aiguillon d'en ordonner autrement. 

J'ay l'honneur d'être bien sincèrement, Monsieur, Votre très 
humble et très obéissant serviteur. 

[La Ghastre ] 

(1) Le cap FréheL 


2l4 DBScxirrB des anglais 

roubliois, Monsieur, de vous prier de faire passer par un 
courrier exprès les lettres cy jointes pour la cour. Elles sont de 
la dernière importance. Oserois-je vous supplier de vouloir bien 
faire remettre cette lettre à un domestique à moy, qui doit arri- 
ver aujourd'huy ou demain à Rennes m'amcnant ma vaisselle 
d'argent ; il sera sûrement dans le caresse de Laval. Je vous en 
auray une obligation infinie. — (Copie.) 


VIII. 


Des Prairies, secrétaire de la mairie de Saint-Malo, 

A l'Intendant de Bretagne. 

{Samt'Malo, 6 juin 1758,) 


Monseigneur, depuis la lettre que M. de la Vieuville eut l'hon- 
neur de vous écrire hier au matin par un courrier extraordinaire, 
les ennemis ont fait leur débarquement à Cancalie, qu'on juge 
devoir monter à environ 12,000 hommes. Le régiment de Bou- 
lonnois s'étoit en partie avancé pour observer ces mouvements, 
ainsi que les milices gardes-côtes et deux compagnies de volon- 
taires de cette ville. Mais n'étant point en force pour chicaner 
ce débarquement qui étoit soutenu par le feu de toute la flotte, 
ou a été forcé de le leur laisser faire. Le fort de Cancalie, contre 
lequel on détacha deux vaisseaux de guerre qui lui ont tiré plus 
de 1000 coups de canon, a été détruit. On a endoué le canon et 
on l'a abandonné. Tout ce débarquement et la destruction du 
fort se passa de 6 à 8 heures du soir. 

. Un capitaine de dragons, qui est resté en observation toute la 
nuit aux environs de Cancalie, vient de rapporter à M. le mar- 
quis de la Châtre que les ennemis s'étoient bornés toute la nuit 
à demeurer dans Cancalie et à s'emparer d'une petite hauteur 
qui est à proximité du bourg, et ne se sont pas étendus davantage. 

M. le marquis de la Châtre a envoyé ce matin ordre aux 
paroisses de Saint-Servan, de Paramé et de Saint-Ideuc de faire 


A GA5GALB BT SAINT^SERVAN 21$ 

entrer dans la ville tous les bestiaux et fourrages qui s*y trou- 
veront. 

Nous faisons au surplus toutes les dispositions nécessaires pour 
soutenir un siège en régie. Le régiment de Boulonnois est entré 
dans la ville ; on y recevra toutes les compagnies de milice garde- 
costes qui se présenteront, ainsi que le régiment de Fontenay- 
le-Gomte que nous attendons et que M. de la Chastre a demandé. 
Si nous ne sommes secourus par des troupes, malgré l'ardeur 
que nous avons de nous bien défendre, nous courons de grands 
risques. 

M. de la Vieuville, qui est avec MM. les commandants, a receu 
la lettre que vous lui fites l'honneur de lui écrire hier au matin 
et celle que vous lui avez écrite hier au spir, dont il suivra 
toutes les dispositions, autant que les circonstances pourront le. 
permettre. 

M. Odoul, qui est icy, se donne, avec le garde-magazîn, tous 
les mouvements nécessaires pour le pain et les farines. Mais nos 
moulins ne peuvent moudre, faute de vent. 

M. Emault, exempt de la maréchaussée de Dinan, et deux 
cavaliers sont icy aux ordres de M. de la Châtre, 

Je vous remets cette lettre par mes filles qui vont à Rennes» 
auxquelles je vous prie d'accorder l'honneur de votre protection. 

Je suis avec le plus profond respect. Monseigneur, votre très 
humble et très obéissant serviteur. 

Des PRÂmiES. 

A Saint-Malo, le 6 juin 1758, à 10 heures. 

Je n'ay rien à adjoutter au contenu dans la présente, sinon de 
vous exhorter, Monseigneur, à nous envoyer pi:pmptement des 
secours, s'il est possible, vous assurant qu'au reste rien ne man- 
quera à l'envie que nous avons de nous bien défendre. 

J'ay l'honneur avec un profond respect, Monseigneur, votre 
très humble et très obéissant serviteur, 

Le Breton de la Vieuville, 
Maire, 


216 DESCENTE DES ANGLAIS 


IX. 


Le maréchal de Belle-Isle, ministre de la guerre, 

A l'intendant de Bretagne. 

(Versailles, 7 juin 1758.) 


A Versailles, le 7 juin 1758. 

Votre Courier m'a remis hier à H heures du soir, Monsieur, 
les lettres de M. de la Châtre et la vôtre, commencée le 5 matin 
et finie à huit heures du soir. Je vous suis très obligé de la dili- 
gence avec laquelle vous m'avez instruit de tout ce qui étoit 
venu à votre connoissance depuis le 30 may, et de toutes les 
dispositions que vous avez faites pour concourir à la sûreté de 
la ville de Saint- Malo. Je ne puis trop louer ces mêmes disposi- 
tions et vous exhorter à les continuer, en écrivant au maire 
d'exécuter ponctuellement toutes les instructions que vous lui 
avez données, tant l'année passée que celle-cy. 

J'espère qu'il aura trouvé de l'argent pour fournir aux dépen- 
ses les plus pressées tant de la Marine que de l'Extraordinaire 
des guerres 

J'ay l'honneur d'être très parfaitement, Monsieur, votre très 
humble et très obéissant serviteur. 

Le Mal duc de Belleisle. 

Le 7, à 3 heures da soir. 

P. S. — Je viens de recevoir votre lettre du 6 à 11 heures du 
matin avec celle de M. de la Châtre du même jour à 4 heures du 
matin, qui confirme le débarquement des ennemis parCancaile. 
Je vois avec plaisir toute l'activité que vous mettez pour luy 
procurer toutes les subsistances nécessaires pour les habitans et la 
garnison de Saint-Malo. Si, contre toute attente, les ennemis en 
entreprennent le siège en règle, il est essentiel que l'on ne 
manque de rien dans la place, pour qu'elle puisse faire une 


À CiNGALE ET SAINT-SBRVÀN 217 

longue defiense et donner le loisir à M. le duc d'Aiguillon de la 
secourir efficacement. Je vous adresse cy-joint une lettre pour 
luy, que je vous prie de luy faire passer sur le champ par un 
Courier. 

M. le comte de Coëtlogon vient aussy de me dépêcher un courîer 
de Grandville pour me confirmer la môme nouvelle. Il assemble 
des troupes dont il sera à portée de faire passer une bonne 
partie à M. le duc d'Aiguillon, si les ennemis s'attachoient tout 
de bon au siège de Saint-Malo. C'est pourquoy vous ne sçauriez 
apporter trop de soin et de diligence à préparer ce qui pourra 
être nécessaire pour le corps de troupes qu'il faudra faire mar- 
cher et assembler de ce côté-là si les circonstances l'exigent. 

récris à M. le Contrôleur général, qui est à Paris, pour luy repré- 
senter la nécessité indispensable et pressante de vous faire 
passer sans délay une somme d'argent, proportionnée à tous les 
besoins que de pareilles circonstances exigent d'un moment à 
l'autre. Je ne doute pas qu'il n'y fasse attention. Et en atten- 
dant, je compte bien que vous employerez tout votre crédit pour 
qu'aucune partie du service ne manque faute d'argent. 

Le Mal de B. 


L'Intendant de Bretagne au maréchal de Belle-Isle. 

(Rennes,? juin il 58.) 


Le 7 juin 1758. 

Monseigneur, j'apprends, par un courrier que M. de la Chastre 
a depesché à M. d'Aiguillon et qu'il a trouvé à Rennes, où il étoit 
arrivé depuis deux heures, que les ennemis ont brûlé l'église 
de Cancalle et pillé le village (1) ; qu'ils ont à une bonne demie 
lieue de Cancalle un camp de 7 ou 8 mille hommes et des gardes 

(1) Erreur. Le Journal Circonstancié de la descente des Anglais dit, sous 
la date du 5 juin, en parlant des Anglais : < Ils entrèrent en force à Cancalle, 
c y firent peu de dommage, nullement à l'église. » Ce renseignement est exact. 


218 DE9CSNTB DBS ANGLÂlS^ 

avancées à une demie lieue, et qu'on assure qu'ils débarcpient 
du canon et ont déjà des dragons montés et qu'ils travaillent à 
retrancher Cancalle et les environs. Il (1 ) compte avoir dans le jour 
le bataillon de milice de Fontenay, outre celuy de Boulonois, 
350 hommes de la milice garde-côte de Dol, avec la milice bour- 
geoise et des gentilshommes du pays qui sont venus se joindre ; 
que tout est plein de bonne volonté, mais qu'il luy manque 
encore des farines. Je vais faire l'impossible pour luy en faire 
passer par Dinan ; il en a déjà reçu par cette voye. Au surplus, 
M. le duc d'Aiguillon m'ayant dit que son projet étoit de ras- 
sembler les troupes qui sont dans la province à Dinan, et qu'il 
falloit pourvoir à leur subsistance en pain, viande, et ne pas 
oublier les fourrages pour les dragons, je vais. Monseigneur, faire 
mes dispositions en conséquence, et lorsqu'elles seront faites, 
mon projet est d'aller joindre M. le duc d'Aiguillon à Dinan. 

Je rappelle à cette occasion M. Josset de Brest, et je le fais 
revenir à Dinan. Mais je ne puis assez vous demander de m'en- 
voyer un munitionnaire et des employés subalternes pour fournir 
à ce service qui sera considérable, fort coûteux et mal fait, si des 
gens du métier ne s'en meslent pas. Je suis, etc. — [Minute). 


XL 

liE Duq. DE Penthièvre a l'Intendant de Bretagne (2). 

{i3jumi758.) 


[Le 7 juin 1*^, rintendant de Bretagne écrivit au duc de Penthièvre presque 
littéralement dans les mômes termes qu'il Tavait fait au maréchal de Belle* 
Isle, pour lui annoncer la descente des Anglais ; il reçut de lui cette réponse :] 

ACrécy, i3juinl758. 

J'ay reçu, Monsieur, la lettre que vous avez pris la peine de 
m'écrire du 7 de ce mois, par laquelle vous me faites part de ce 

(1) II, c'est M. de la Châtre. 

(2) Lettre autographe. 


qui concerne là descente des Anglois à Cancale. Je vous suis 
très-obligé de cette attention et vous prie de continuer à me donner- 
des nouvelles de ce qui se passera d'intéressant. Je profite avec 
plaisir de cette occasion de vous assurer, Monsieur, de Testime 
toute particulière que j'ay pour vous. 

L. J. M. DE Bourbon. 
J'ai reçu aussi votre lettre du 9, je vous en remercie^ 


XII. 


Le maréchal de Belle Isle, ministre de la guerre, 

A l'Intendant de Bretagne 

{Versâmes, 8 juin 1758.) 


A Versailles, le 8 juin 1758, 10 heures du soir. 

J'ay reçu, Monsieur, la lettre que vous m'avez fait l'honneur 
de m'écrire hier 7. M. le duc d'Aiguillon et M. le marquis de la 
Chastre m'ont fait part en môme tems de toutes les dispositions 
qu'ils f aisoient, relativement à celles que les ennemis annoncent 
par leur descente et leurs opérations à Cancale et à la sûreté 
des différents postes et places de la Bretagne où ils pourroient 
se porter. Je ne puis trop louer le zèle avec lequel vous vous 
occupez de pourvoir à tous les besoins des troupes, conformé- 
ment aux arrangements qu'ils ont concertés et continueront de 
concerter avec vous. 

Je mande à M. le duc d'Aiguillon que, aussy tost qu'il sera 
physiquement décidé que ce sera sur Saint-Malo ou sur quelque 
place de la Bretagne qu'ils tenteront une expédition, il se fera 
joindre par un renfort de troupes que M. le comte de Raymond 
luy mènera do Basse-Normandie par Pontorson. Ainsy je vous 
recommande de vous concerter avec M. de Fontette pour faire 
préparer les subsistances, chariots, chevaux, etc., dont ces 


22(T DBSCBNTB DIS ANGLAIS A CANCALB BT SAINT-SIRVAN 

troupes auront besoin sur cette route. M. le duc d'Aiguillon 
concertera le tout avec vous, et je suis persuadé qu'au moyen de 
tous ces préparatifs les troupes arriveront à tems et en force pour 
empêcher les ennemis de se rembarquer. 

M. le Contrôleur général vous fait passer, par le courier qui ac- 
compagne celuy-cy qui m'arriva hier de votre part, une somme 
d'argent assez considérable pour pourvoir aux premiers besoins. 
Il vous donne les moyens d'en rassembler encore, et je vous 
promets de tenir la main à ce que vous n'en manquiez point 
Cette ressource si nécessaire, jointe à toutes les autres que vous 
êtes plus capable que personne de mettre en usage, sauvera la 
Bretagne et mettra M. le duc d'Aiguillon en état de faire repentir 
les ennemis d'une pareille entreprise. 

M. Duverney me mande qu'il vous fait passer des principaux 
commis du munitionnaire pour vous soulager, comme de raison, 
de tous les détails inséparables de la subsistance qu'il y aura à 
fournir aux troupes. Vous faites très bien de vous ayder du 
s*" Capet, qui dans la circonstance ne vous est plus trop néces- 
saire à Brest. 

Au surplus, je n'auray plus nulle inquiétude sur tous ces 
objets aussy tost que vous aurez joint M. le duc d'Aiguillon à 
Dinan, comme vous vous le proposez. 

J'ay l'honneur d'être, avec tous les sentimens que vous me con- 
noissez, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. 


Le MÀJi DE Belleisle. 


(A suivre.) 


VARIÉTÉS UTTÉRAIRES 


UNE FABLE DE LA FONTAINE 


ET UN SERMON 


DE SAINT VINCENT FERRIER 


Tout le monde a lu la fable XVII du livre I«' de La Fontaine, 
VHomme entre deux âges et ses deux maîtresses : 

Un homme de moyen fige 
Et tirant sur le grison 
Jugea qu'il étoit saison 
De songer au mariage. 
Il avait du comptant, 
Et partant 
De quoi choisir ; toutes vouloienl lui plaire : 
En quoi notre amoureux ne se pressoit pas tant ; 

Bien adresser n*est pas petite affaire. 
Deux veuves sur son cœur eurent le plus de part, 
L'une encor verte, et l'autre un peu bien mûre, 
Mais qui réparoit par son art 
Ce qu'avoit détruit la nature. 

S'il n'était impertinent de commenter La Fontaine, surtout 
pour le contredire, je serais tenté de faire observer que « la 
veuve un peu bien mûre » n'était point aussi acharnée à 
réparer ses pertes que le Bonhomme semble le croire, ou que 
l'industrie des réparations féminines était encore alors bien 
peu avancée, puisque, comme on va le voir, l'infortunée n'avait 
même pas réparé la couleur de ses cheveux, — ce qui est au- 
jourd'hui l'enfance de l'art — et ce qui, du même coup, aurait 
sauvé la tête du pauvre homme, dont la lamentable histoire 
continue ainsi : 


222 vm FABiJB KT vn ssraoïr 

Ces deux veuves, en badinant, 

En riant, en lui faisant fête, 

L*alloient quelquefois testonnant, 

C'est à dire, ajustant sa tête. 
La vieille, à tous moments, de sa part emportoit 

Un peu du poil noir qui restoit, 
" Afin que ison amant en fût plus à sa guise. 
La jeune saccageoit les poils blancs i son tour. 
Toutes deux firent tant que notre tête grise 
Demeura sans cheveux, et se douta du tour. 
— > Je vous rends, leur dit-il, mille grâces, les belles, 

Qui m*avez si bien tondu. 

J*ai plus gagné que perdu, 

Car d'hymen point de nouvelles I 
Celle que je prendrois voudroit qu'à sa façon 

Je vécusse, et non i la mienne. 

Il n'est tête chauve qui tienne : 
Je vous suis obligé, belles, de la leçon. 


La Fontaine avait trouvé le thème de cet apologue dans 
ses devanciers; mais toute la mise en scène, tout ce joli déve- 
loppement est de lui, car dans les fabulistes grecs et latins, 
notamment dans Esope et dans Phèdre, rien de plus sec que 
le récit. Quant à la moralité, chacun a la sienne. Celle d'Esope 
est fort simple : « En toutes choses, l'inégalité (des âges, des 
c conditions, etc.) est nuisible (1). » Phèdre, moins philoso- 
phique mais plus réaliste, tire de là la conclusion que, « quoi 
« qu'il arrive, les hommes sont toujours plumés par les 
« femmes (2). » Un poète latin de la Renaissance qui a traité 
ce sujet dit à son lecteur avec plus de recherche : Apprends 
par là à « ne point aller t'empètrer en des intrigues qui se 
< contrarient, car tu n'en pourrais retirer que honte et dom- 
€ mage (3). » Enfin, le premier traducteur ou imitateur fran- 
çais d'Esope, frère Julien Macho, du couvent des Augustins 
de Lyon, nous présente une affabulation dont il n'y a point 


(1) OvTuç irovToi^ou To avwfioXov (}Xoc$cpov 'c9Tcv. (Fab. XCIX). 

(2) « A feminis utcumque spoliari viros. » (Lib. II, fab. 2.) 
{B) « Gontrariia ne te implica negotiis, 

Ne cum pudore damna dira sentias. y 
(Pantaleonis Gandidi FoImIk, dans Delitm poetarwn Ger/notioriim^ Fjraui«o* 
furli, 1612, 2» part. p. 109). 


ycm PABLB ET UN SERMON ^223 

trace dans son auteur : « C'est grant foUye (dit-il) aux anciens 
« d'eulx remarier, car àeulx est mieulx de non estre mariés 
€ que d'avoir trouble et maie femme dans leurs maisons : car 
« le temps qu'ils se devoyent repouser, ilz se mettent en peyne 
« et en labeur (1). » 

Avec plus d'observation, avec beaucoup plus d'art et de 
finesse, la conclusion de La Fontaine diffère peu au fond de 
celle de Macho. Mais si Ton veut rencontrer dans le récit 
même de l'apologue un développement tout nouveau, plus 
étendu que celui de La Fontaine et non moins original, ce 
n'est pas à un fabuliste ni à un poète qu'il faut le demander ; 
c'est à un orateur de la chaire, à un célèbre prédicateur du 
XV* siècle, dont le nom originairement étranger à la Bretagne 
est entré intimement dans notre histoire, parce que ce grand 
apôtre daigna consacrer à notre province les dernières années 
de sa vie et lui confier son tombeau. 

Il s'agit de saint Vincent Ferrier, dont les sermons, on le 
sait, furent recueillis et imprimés en latin. Ces sermons sont 
remplis de « similitudes, » c'est à dire de véritables apologues. 
L'une de ces similitudes est une version développée de This- 
toire de l'homme entre deux âges : version qui n'a jamais été 
traduite en français ni même citée dans son texte, et qu'on 
lira, croyons-nous, avec intérêt (2). 

Ici les deux femmes, les deux rivales, sont vis à vis du 
pauvre homme dans une situation tout autre que chez La 
Fontaine. Saint Vincent Ferrier, né en 1357 à Valence en 
Espagne, prêcha d'abord longtemps dans ce pays, dont plu- 
sieurs régions étaient encore sous le joug des Maures musul- 

(i) Edit. de 1484, Bibl. Nat. Impr. Y 480, f. 1 4 v. 

(2) M. Robert, auteur des Fables de La Fontaine rapprochées de celles des 
auteurs qui avaient traité les mêmes sujets (1825, 2 vol. 8«), dit avoir parcouru 
un grand nombre d'éditions des Sermons de saint Vincent Ferrier sans réussir 
à y découvrir un conte analogue à la fable 17 du livre W de La Fontaine, conte 
dont il avait trouvé l'extrait dans une note de son père (le père de M. Rober^, 
où il était indiqué comme faisant partie du « second sermon sur la luxure. » 
Cette indication n'est pas tout à fait exacte : le sermon où ce conte se trouve 
est le troisième d'une série de sept sermons sur l'Oraison Dominicale, placée à 
la suite des prédications De Sattctis de saint Vincent Ferrier, qui forment la 
3" partie du recueil complet de ses sermons, il est vrai toutefois que oette hp- 
mélie est consacrée au sujet indiqué par Robert. 


224 UNB FABLE ET UN SERMON 

mans et polygames, aux mœurs desquels l'illustre prédicateur 
fait souvent allusion : entre autres, dans ce récit. Les deux 
féroces épilatrices ne sont point des prétendantes à la main 
de leur victime, elles sont déjà l'une et l'autre ses femmes — 
à la turque, — et le cas du pauvre diable n'en vaut pas mieux. 
Voici comme nous l'expose saint Vincent : 

« Un marchand fort riche avait depuis peu perdu sa femme. 
Ses amis et ses parents vinrent l'engager à en prendre une 
autre, il refusa. 

— « Pourquoi ne voulez-vous pas vous remarier ? dirent-ils. 

— « Parce que la femme que vous me donnerez sera néces- 
sairement jeune ou vieille. Jeune, elle se moquera de moi 
qui suis vieux et m'enrôlera, j'en ai peur, dans certaine con- 
frérie... (1). Vieille, avec moi qui suis vieux et déjà chauve, 
de quel secours serons-nous l'un à l'autre ? 

— n Compère, reprirent ses amis, ne vous tourmentez donc 
point. Nous ne vous donnerons pas une vieille, mais une jeune. 
Si elle vous met dans une confrérie, vous serez quitte pour 
la mettre dans une autre (2). 

— « Non, répliqua-t-il, je me moque des femmes, je n'en 
veux point. 

c Là dessus, ses amis le laissèrent, mais ils n'étaient pas 
encore sortis de sa maison qu'il les rappela : 

— « Ecoutez, dit-il, il m'est venu une idée. 

— « Laquelle, Monsieur ? 

— « Hé bien, je suis décidé à me remarier, mais je veux 
avoir deux femmes, l'une vieille et l'autre jeune. Si la jeune 
me dédaigne, j'irai à la vieille qui me consolera et me don- 
nera de bons conseils. Si la vieille m'ennuie, je me réfugierai 
auprès de la jeune. 

— m Oh, Monsieur, s'écrièrent-ils, à la bonne heure I Vous 
aviez bien raison de vous faire prier pour en prendre une, 
puisqu'il vous en fallait deux. 


(1) c Timeo ne faceret me de confratria Sancti Cuculi. » {Semumum sancli 
Vincentii, pars tertia, edit. Lugdun., 1539, f.-207 v».) 

(2) « Si faciat vos de confratria cuculorum, faciatis eam de confratria sancti 
Luce. » (Ibid.) 


tNfi FABLE ST UN SSRVON 225 

« Et ils lui donnèrent deux femmes» comme il voulait. Mais 
ees deux femmes furent bientôt en querelle et en dispute 
perpétuelle. La jeune se moquait de la vieille et lui disait : 

— ^ « Va-t-en, vieille ; c'est moi qui dois être maîtresse ici, 
car je suis la vraie femme. 

« La vieille répliquait, tout au contraire, qu'elle devait 
comme plus âgée commander, et la plus jeune .obéir. Là dessus 
grand tapage. Elles ne pouvaient plus s'envisager, et surtout 
ni l'une ni l'autre ne pouvait souffrir la moindre caresse du 
mari à sa rivale. Il fallut les séparer. 

a Voici alors ce que fit la jeune. Elle invita le mari à dîner 
chez elle ; après dîner, comme il était ivre, elle lui mit la tête 
dans son giron et pendant son sommeil elle arracha de sa 
barbe, avec des pincettes, tous les poils blancs. 

(c Quand il s'éveilla, il alla voir son autre femme, qui le 
regardant se dit : 

— « Ho I qu'est cela ? On a fait de mon mari un jeune 
homme, il n'a plus un poil blanc dans la barbe. 

« Elle l'invita à son tour pour le lendemain, et il accepta. 
A ce dîner, comme la veille, il s'enivra, s'endormit, et alors la 
méchante vieille, lui prenant la tête et l'attirant sur son sein, 
se mit à lui brûler avec une chandelle tout ce qu'il avait de 
poils noirs au crâne et au menton. Sa tête n'eût bientôt plus 
pour enveloppe qu'un cuir pelé (1). 

a A son réveil, s'étant regardé au miroir : 

— Que vois-je ? dit-il, il paraît qu'il y a ici des barbiers 
d'un nouveau genre. 

<c Et ayant rencontré par la ville quelques-uns de ses amis 
qui lui demandèrent : 

— « Hé bien. Monsieur, comment vous va de vos deux 
femmes ? 

— a Mal, très mal, répondit-iL Je vous avais demandé deux 
épouses, et vous m'avez donné deux barbiers. Voyez ce qu'elles 
ont fait de ma tête I 

« Et il finit par les mettre toutes deux à la porte. » 

Cette esquisse de mœurs mauresques est bien peinte, bien 

> 

(i) c Caput remansit sicut corium depilatiim. » (JInd. t. 908.) 

TOMS II, 1887 1$ 


226 unb fablb bt un sbrmon 

enlevée, fort amusante ; elle révèle dans le saint un vrai talent 
de conteur, vif, plaisant, original, qui — humainement par- 
lant — devait fort aider au succès de ses prédications. L'his- 
toire, comme il la raconte, est même par un côté plus vrai- 
semblable et plus naturelle que celle de La Fontaine. Chez 
celui-ci, les deux femmes visent l'une et l'autre à la main de 
l'homme entre deux âges ; pour avoir sa main, il faut tout 
d'abord gagner son cœur ; et pour gagner le cœur — on aura 
beau dire — c'est un singulier moyen que d'arracher les che- 
veux. Dans le sermon, les deux rivales sont déjà en possession 
de la main de leur marchand ; de ce côté elles n'ont rien à 
ménager, et d'autre part la familiarité où elles vivent avec 
lui explique et facilite extrêmement l'opération — délicate 
et cruelle à la fois — que chacune d'elles à son tour lui fait 
subir. 

Quant à la moralité que le prédicateur tire de ce récit, elle 
est fort imprévue : pour la faire bien comprendre, il faudrait 
de longues explications. Mieux vaut simplement la citer en 
note au bas de la page dans son texte latin (1), où les curieux, 
s'ils le veulent, Tirent chercher. 

Yves le Pennec. 


(1) c Sic accidii iinaliter tenentibus concubinas, qui non sunt content! suis 
uxoribus. Quia uxor juveniSy id est concubina, depilat iUis barbam albam, 
Bcilicet, bona temporalia, petendo camisias, tunicas et jocalia et talia hii^usmodi, 
quia lenonem ]ena non diligit absque crumeua, et nunquam est contenta, et 
sic finaliter destruit eum. Et post venit anliqua uxor^ id est diabolus, et depilat 
barbam nigram, id est animam nigram et tenebrosam propter peccata, et portât 
secum ad infemum. Ecce quomodo accidit et accidet talibus. » {Sermon. 
S. Vincent. 3* part. f. 208). Le récit est d'ailleurs précédé de cet avertissement : 
c Nota contra multos qui non solum frangunt matrimonium secrète, imo pobUce 
tenent concubinas et suut excommunicati. » {Jbid, f. 207 v«.) 


NÉCROLOGIE 


LE MARQUIS DE PLŒUG 


L'Âme et PHonneur. 

Devise des de Plœug. 


M. le Marquis de Plœuc, ancien sous-gouverneur de la Banque de 
France, est mort, le 2S août dernier, après trois jours de maladie, au 
château de Guerguelegan, paroisse de Landrévarzec (Briec), à trois 
lieues de Quimper. Né en 1815, il allait accomplir sa soixante-douzième 
année. 

Le Marquis de Plœuc n^est pas de ceux dont la perte n*est sentie 
que de leur famille et de leur proche entourage. Il a rempli dMmpor- 
tantes fonctions ; il a représenté la France dans les conseils de nations 
amies ; il a, dans des jours néfastes, rendu un signalé service à la 
Patrie ; et ce n'est pas seulement à son fils bien aimé, mais aussi à ses 
compatriotes qu'il laisse Texemple d'une vie gouvernée par l'honneur. 
Celte vie mériterait d'être écrite. Mais ce n'est pas ce travail que 
j'entreprends aujourd'hui. Il ne s'agit que de rendre un hommage 
sincère à l'homme éminent dont la mort inattendue vient de causer 
parmi nous une si vive émotion. 


I 


Saint Simon a écrit de Fénélon qu'il avait des c yeux dont le feu et 
c l'esprit sortaient comme un torrent. » Je ne pouvais voir M. le 
marquis de Plœuc sans que cette poétique exagération ne me revint 
en mémoire. 

Il y a des hommes qui, ayant de l'esprit, ne savent pas en prêter 
aux autres : quelques-uns, au contraire, plus heureusement doués, 


228 LB MARQmS DB PLGBDC 

rayonnent, si j'ose le dire, autour d'eux ; et leurs interlocuteurs réflé- 
chissent cette lumière d'emprunt. M. de Plœuc était de ces privilégiés. 

Mais il était bien plus qu'un homme d'un vif esprit et d'une intelli* 
gence élevée : c'était un homme de cœur et d'honneur. 

Issu des Plœuc et des Kergorlay, deux anciennes familles dont les 
noms se lisent à chaque page de notre histoire Bretonne, il avait 
trouvé dans l'héritage de ses pères cette noble devise : VAme et 
V Honneur! Il y resta fidèle. 

Il n'avait qu'un modeste patrimoine ; mais un beau nom sans tache, 
une généreuse ardeur au travail servie par une intelligence d'élite.... 
n'est-ce pas assez ? 

Entré dans l'administration des Finances, M. de Plœuc devint Ins- 
pecteur Général. Plusieurs missions importantes lui furent confiées. 
En 18S7, il était chargé de régler la dette de la Grèce à l'égard des 
trois Puissances protectrices. Le succès de cette mission le fit appeler, 
en 1859, au Grand Conseil du Trésor Ottoman, dont il réorganisa les 
finances. Cette mission terminée, en 1863, il resta à Constantinople et 
fonda la Banque Ottomane qu'il administra jusqu'en 1868. 

Rentré en France à cette époque, M. de Plœuc fut nommé sous- 
gouverneur de la Banque. Lors de l'insurrection du 18 mars 1871, le 
gouverneur, M. Rouland, avait suivi le ministère à Versailles, et H. de 
Plœuc, resté à Paris, remplissait les fonctions de gouverneur intéri- 
maire. C'était, en ces jours terribles, une eflfroyable responsabilité ;.. . 
mais qui n'était pas trop lourde pour lui. 

Aux réquisitions impérieuses de la Commune, le gouverneur oppo- 
sait le règlement de la Banque ; aux menaces de violence, il répondait 
froidement qu'il était armé et prêt à soutenir un siège. Le descendant 
de nos preux Bretons aurait tenu parole. De l'hôtel de la Banque, il 
avait fait une forteresse, et de chaque employé un soldat... On se le 
tint pour dit ; l'assaut ne fut pas tenté ; le gouverneur resta maître de 
la place et la Banque fut sauvée-du pillage. 

En ce moment, personne ne contestait à M. de Plœuc le titre de 
sauveur de la Banque de France. 

Les actionnaires anglais, de la Banque Ottomane lui adressaient, en 
témoignage d'admiration, un présent presque royal. Le commerce pari- 
sien attestait sa reconnaissance dans une adresse couverte de milliers 
de signatures, que le Marquis de Plœuc gardait au rang de ses titres 
de noblesse. Paris répubUcain l'appelait, lui monarchiste, à l'Assemblée 


LE MARQUIS DB PLOEUC , 229' 

Nationale. Eofio il recevait la Croix de Commandeur de la Légion 
d'honneur. 

Très grands honneurs, sans doute, mais qu'en France ni même en 
Europe, personne n'estima trop grands... personne, excepté peut-être 
celui auxquels ils étaient rendus. 

Après la délivrance de Paris, M. de Plœuc seul se demandait s'il 
avait strictement accompli son devoir. Devant la Commission d'enquête 
parlementaire du 18 mars (un des députés enquêteurs nous révélait ce 
fait sur le bord de sa tombe), il s'excusait, il s'accusait presque de 
faiblesse pour avoir abandonné aux insurgés seize millions, afin de 
sauver près de deux milliards et demi qui allaient devenir la principale 
ressource de la France. Et devant ce meâ culpâ, le comte Daru, 
président de la Commission, se levait avec émotion, et, prenant les 
mains de M. de Plœuc, s'ériait : « Comment, mon cher Monsieur, vous 
semblez vous accuser, c'est vous glorifier qu'il faut. » 

Il est bon de rappeler ces faits : chacun de nous, en Bretagne, doit 
être fier qu'un Breton ait rendu un tel service à la France, qui ne 
l'oubliera pas. 

Sept ans après (janvier 1878), M. Léon Say, devenu ministre des 
Finances, proposait un décret nommant < M. le Marquis de Plœuc 
sous-gouverneur honoraire. > Cet euphémisme voulait dire remplacé. 
Jamais il ne fut mieux démontré comment les plus éclatants services 
peuvent être vite oubliés par le pouvoir. 

M. de Plœuc sortit de la Banque la tête haute, mais non sans tris- 
tesse, parce qu'il se sentait encore utile. II se renferma dans cette 
dignité silencieuse ^- faut-il dire un peu dédaigneuse? — qui ne 
messied pas aux victimes de l'arbitraire. Le noble gentilhomme savait 
bien qu'une disgrâce n'est pas une dérogeance : et que l'honneur est 
bien au-dessus de ces caprices de l'aveugle Fortune ! 

Eloge vrai, rare de nos jours, et qui, on le peut craindre, va devenir 
avec le temps, plus rare encore : M. de Plœuc a été supérieur aux 

fonctions qu'il a exercées Pourquoi faut-il qu'il n'ait pas fourni 

toute sa carrière ?... C'est pitié que d'avoir vu priver ainsi le pays des 
lumières, du dévouement, de l'expérience d'un financier, d'un admi- 
nistrateur, d'un organisateur comme lui I 

M. de Plœuc rendu à la vie privée mit son activité au service 
d'œuvres charitables. A Paris, il était membre fondateur de VHospita^ 
lité de nuit ; et il présidait le conseil d'administration de l'Orphelinat 


230 LE MARQUIS DE PIXBUC 

fondé par M. Tabbé Roussel. — A Landrévarzec, où il passait une 
partie de l'été, il avait fondé et il entretenait une maison de religieu- 
ses qui donnent Finstruction aux enfants et visitent à domicile les 
malades pauvres. 

M. de Plœuc, en acceptant la succession de son père, avait accepté 
l'obligation d*ôtre le bienfaiteur de Landrévarzec ; mais Taffection, 
la reconnaissance, le respect de tous faisaient aussi partie de cet 
héritage. 

Le marquis de Plœuc père avait réparé Téglise de Landrévarzec : 
{] avait obtenu qu'elle redevint paroissiale comme avant la Révolu* 
tion. En 1858, âgé de quatre-vingt-douze ans, il mourut à Guergué- 
légan ; et on annonça qu'il serait inhumé à Quimper. Cette nouvelle 
jeta la consternation parmi les habitants de Landrévarzec. Ces braves 
gens, si rudes d'apparence, ont des tendresses de cœur que des étran- 
gers ne soupçonneraient pas. La famille se rendit à leurs instantes 
prières, et le cœur du bienfaiteur de la paroisse leur fut laissé, et 
déposé dans l'église où ils l'avaient vu si longtemps prier au milieu 
d'eux. — Nous allons voir la sympathie populaire passant du père an 
fils se manifester d'une manière touchante aux obsèques de celui-ci. 

Voilà comment M. de Plœuc a été fidèle dans sa vie à cette partie 
de sa devise : VHonneur, En mourant il justifiera l'autre terme de 
la devise : VAme. 


II 


M. de Plœuc était venu, comme chaque année, passer une partie de 
l'été sous les ombrages de Guerguélégan. Le 16 et le 17 août, il avait 
assisté aux courses de Quimper, joyeux de retrouver à ce rendez-vous 
ses amis de Basse-Bretagne. Dans la nuit du 22 au 23, il se sentit 
gravement atteint. Il lui fut proposé d'aller chercher son médecin à 
Quimper. c Le prêtre d'abord, dit-il. » Le malade était devant la mort 
le même qu'avait été le gouverneur de la Banque devant les menaces 
de la Commune. 

Le prêtre arriva bientôt. Ce ne fut pas le curé de la paroisse, déjà 
vieilli dans le sacerdoce, ami de M. de Plœuc, souvent son conseil et 
le comf)/ic6 discret de ses charités. En l'absence du curé, le vicaire, 
un jeune prêtre à ses premiers débuts, arriva en toute hâte. Que ce 


LE MARQUIS DE FLOEUC 231 

digne ecclésiastique me pardonne de répéter ce qui nous a été révélé 
au jour des obsèques. — L'heure de la nuit, Timminence du danger ; 
peut-être même son respect pour le malade qu'il avait jusqu'à ce jour 
à peine entrevu, troublaient le timide vicaire. M. de Plœuc fut touché 
de son émotion et lui dit avec une gravité sereine : « Monsieur l'abbé, 
c vous êtes jeune pour la tâche que je vais vous imposer ; mais vous 
« êtes prêtre. J'adore Dieu ; je me soumets avec résignation à toutes 
c ses volontés. Je fais appel à votre charité ; et je me remets entre 
€ vos mains pour mourir en chrétien. » 

Le lendemain et le surlendemain passèrent ; le danger semblait 
conjuré. Le soir, M. de Plœuc causait avec une de ses filles, lorsque 
tout à coup étendant les bras, il jeta vers elle un dernier regard ; ses 
yeux se fermèrent, et il demeura immobile ; le lendemain soir, il 
rendait son âme à Dieu. 

Les obsèques du marquis de Plœuc ont été célébrées le dimanche 
28 août dans l'église de Landrévarzec. Guerguélégan est à deux 
kilomètres du bourg, et un char funèbre avait été préparé : mais les 
cultivateurs du voisinage sont venus en troupe supplier qu'il leur fût 
permis, eh témoignage de respect et d'affection, de porter le cercueil. 
Des escouades de huit d'entre eux remplissaient ce pieux office : les 
autres formaient autour du cercueil une garde d'honneur. «Quatre 
frères des Ecoles chrétiennes tenaient les coins du poêle. Le deuil 
était conduit par MiM. René de Plœuc et de ÇagarrigQ, fils et gendre 
du défunt, et par l'amiral du Frctay, sénateur, son beau-frère. Au 
milieu de la famille marchait M. l'abbé Roussel. 

Après les dernières prières, M. de Chamaillard, ami de M. de Plœuc, 
et son collègue à l'Assemblée Nationale, a mis en lumière, dans une 
improvisation émue, le caractère et les mérites du marquis de Plœuc, 
les services par lui rendus et surtout la leçon qui ressort pour chacun 
de nous de sa vie toute d'honneur et de sa mort toute chrétienne. 

Pendant ces funérailles si modestes mais si religieuses dans une 
humble église de village, la pensée se reportait à un siècle en arrière. 
Il y a cent ans, le marquis de Plœuc eut été inhumé en grande pompe 
dans celui de ses cnfeux qu'il aurait choisi, soit dans une des églises 
ou chapelles dont il était fondateur et patron, soit dans l'élise des 
Cordeliers de Quimper, le Saint-Denis de ht noblesse de ce pays, soit 
dans la Cathédrale de Cornouaille. 


232 LE MARQUIS DE PLOBnC 

Comme nous sortions après avoir jeté l'eau bénite, jVntendais dire : 
c La France a accordé des funérailles nationales à des hommes qui 
ont fait plus de bruit ; mais qui ne Tont pas servie aussi utilement 
que le sous-gouverneur de la Banque en 1871. » 

Mais que sont pour le chrétien ces vains et stériles honneurs? 
Mieux vaut pour lui la prière du pauvre et de Torphelin montant du 
cœur vers Dieu... Ce suffrage n'a pas manqué au marquis de Plœuc. 


J. Trévédt, 
Ancien président du TrUnmal civil de Quimper. 


CHRONIQUE 


Nécrologie. — Victor Massé. — Pardons de Sainte- Anne et de Guingamp. 
Pardons où l'on conduit des bœufs, pardon des poulets, etc. — His- 
toire d'une bande de fuyards. 

Les mois d'août et de septembre sont généralement des mois de 
chômage et nous pourrions donner à ce sujet des développements aussi 
pittoresques que justificatifs, si la mort se décidait aussi à prendre 
quelque repos, mais hélas ! il n'en est rien, le triste nécrologe s'al^ 
longe toujours, sans qu'on puisse jamais y inscrire le mot Fin. Donc, 
un mot de souvenir à ceux qui, depuis un mois, nous ont quittés. 

Dans le Finistère, l'arrondissement et la ville de Brest, ainsi que la 
magistrature, ont fait une perte irréparable en M. Hamonno, président 
du Tribunal de première instance de Brest. M. le président Hamonno 
fut un grand chrétien, un grand cœur et un grand esprit. Il eut dû 
être appelé depuis longtemps à occuper les premiers postes de la 
magistrature, mais il était de ceux qui, en raison même de leurs hautes 
qualités^ sont nécessairement condamnés, dans ce triste temps, à voir 
leur valeur méconnue. 

Non loin de Brest, à Guipavas, vient aussi de s'éteindre un brave 
officier de marine, M. le capitaine de vaisseau. Cadiou, frère de l'avocat 
si distingué et si sympathique de Lannion, et dont la fille, M^^* Des- 
chart, est si connue dans la presse littéraire et catholique, sous le 
nom de Maryan (1). 

M. Cadiou, étant capitaine de frégate, et commandant la Cërès, 
avait été chargé, en 1858, de conduire un convoi de condamnés à la 
Guyane. Pendant la traversée, il remarqua un malheureux dont les 
manières et l'éducation semblaient trancher sur le milieu brutal et 
grossier où il se trouvait : il s'intéressa à lui, l'isola de ses compa- 
gnons et fit son possible pour atténuer en sa faveur les rigueurs de 
la traversée. Quelques années plus tard, en 1871, à Bordeaux, deux 
députés bretons (2), en prenant place à l'Assemblée nationale, se 
virent tout à coup interpellés avec de vives marques de satisfaction 

(1) Abréviation de ses prénoms Marie- Anne. 

(2) MM. Huon de Penanster et de Kéridec. M. de Kéridec était député du 
Morbihan, mais sa famille a des attaches à Lannion. 


234 CHRONIQUB 

par un député siégeant à c6té d^eux, qui leur dit : c J'ai connu un 
breton de Tréguicr, ic Commandant Cadiou, le connaissez-vous? > 
Sur la réponse affirmative qui leur fut faite, il ajouta aussitôt : c Ah ! 

quel brave marin ! Dites-lui bien que je ne Toublierai jamais il a 

été si bon pour moi et j'étais si malheureux alors J'ai gardé 

depuis son nom dans mon cœur. » Cet ancien condamné, ce député, 
est mort quelques mois plus tard, victime de nos dissensions poli- 
tiques, emporté dans les dernières convulsions de la commune : il 
s'appelait Delescluze. 

Ne pouvant nous étendre malheureusement sur tout ce qui recom- 
mande la mémoire de M. le Commandant Cadiou, nous terminerons en 
disant que cette personnalité si vivace et si bretonne n'a jamais eu 
qu'une seule préoccupation et un seul but : — Remplir ses devoirs 
envers Dieu, envers sa patrie et envers les siens. — 

Ce fut à bord de la Cérès qu'embarqua pour la première fois l'abbé 
Bouché, aujourd'hui évéquc du diocèse de Saint-Brieuc. 

Avant de sortir de l'ilIe-et-Vilaine, nous ne pouvons passer sous 
silence le général de Sonis qui vient de mourir à Paris et qui, à Patay, 
conquit si héroïquement des droits à l'admiration universelle, en par- 
ticulier à celle des vrais bretons. M. le général de Sonis a longtemps 
habité l'Ille-ct-Vilaine, où il a commandé une subdivision ; il avait 
fixé sa demeure dans la propriété VAmélia, près Saint-Servan. Inutile 
de reprendre ici l'éloge de ce vaillant, de ce héros que tout le monde 
connaît, et qui, nouveau Daumesnil, après avoir subi l'amputation de 
la cuisse, n'en continua pas moins de servir son pays, sans rien abdi- 
quer de ses convictions religieuses et politiques. 

Dans la Loire-Inférieure, est mort, le 27 août, à Pornic, M. Adolphe 
Rousse, enlevé prématurément aux arts et à l'affection des siens, à 
l'âge de 43 ans. M. Adolphe Rousse était un aquarelliste d'un grand 
mérite, dont le talent se développait rapidement et prenait, chaque 
jour, plus de largeur, de légèreté et de souplesse. C'était le digne frère 
de M. Joseph Rousse, le poète (bien connu des lecteurs de cette Reviié)^ 
qui sait revêtir d'une forme exquise des inspirations si pures et si 
délicates. 

Dans les Côtes-du-Nord, nous apprenons la mort, à Erquy, de 
M. Adolphe Le Mordan de Langourian, frère aîné du général, membre 
correspondant de plusieurs sociétés savantes, nature d'élite, haute 
intelligence, cœur d'or, dont la perte a été vivement ressentie de tous 
dans le pays d'Erquy. 


GfiRONIQUB 285 


II 


La ville de Lorient vient d'ériger une statue à un de ses enfants les 
plus célèbres, le compositeur Victor Massé, mort il y a trois ans à 
peine. L'inauguration a eu lieu le 4 septembre, au milieu de fort 
belles fêtes. 

Mercié, le sculpteur, a représenté Victor Massé assis sur un tertre, 
la main gauche étendue, la tête penchée, et semblant écouter des 
harmonies lointaines : c'est le chœur de Galatée^ qui s'exhale pour 
lui d'un bas-relief antique ; c'est le rossignol des Noces de Jeannette, 
qui module ses chansons ; ce sont les blés jaunissants, qui lui parlent 
des saisons ; c'est le lotus de Cléopâtre, et enfin l'dme de Virginie^ 
portée sur la vague qui vient mourir à ses pieds. 

La statue est élevée sur la principale promenade de la ville, le cours 
de la Bove. 

Des discours ont été prononcés par cet autre illustre lorientais, 
Jules Simon, de l'Académie française ; Léo Délibes, Massenet, Saint- 
Saêns, etc. 

Victor Massé ne fut pas seulement un grand compositeur, mais ce 
fut encore un bon fils : A son retour de Rome, il rapporta le montant 
de la pension de sa dernière année et consacra cette somme à l'achat, 
à Maisons-Laffite, du terrain où s'éleva la maison où sa mère mourut. 

Nous ne pouvons donc qu'applaudir la ville de Lorient qui s'est 
ainsi honorée hautement, en consacrant la mémoire de son illustre 
enfant ; et à tous ceux qui voudront connaître plus intimement la vie 
et les œuvres de Victor Massé, nous conseillerons de lire une étude 
très substantielle, en même temps très élégante et très artistique, 
écrite par un juge très compétent (1) et qui, malgré sa jeunesse, est 
en train, lui aussi, d'acquérir dans la musique une juste célébrité, 
M. J.-6. Ropartz, qui joint à ses autres mérites celui de continuer 
dignement un nom, que son père si regretté a su rendre cher à tous 
les amis de la Bretagne. 

Si Victor Massé n'a pas attendu longtemps sa statue, voici en re- 
vanche une grande figure historique qui a attendu la sienne pendant 

(i) J.-G. Ropartz, Victor Massé, mars 182*2. — Juillet 1884. Paris , librairie 
Ed. Sagot, 1887, pet. in-8« de 32 pages. 


236 CHRONIQUE 

huit cents ans ; nous voulons parler d'Urbain II, le pape des croisades, 
qui brille d'un si vif éclat dans Thistoire du xi^ siècle, et à la voix 
duquel des masses humaines se précipitèrent à la conquête du sol 
évangélique. La statue du grand pape, en granit de Bretagne, a été 
inaugurée sur le plateau de Châtillon, au-dessus duquel elle s'élève à 
une hauteur de vingt-trois mètres. Vingt-cinq évéques ou prélats, 
parmi lesquels Mgr Gonindard, coadjuteur du cardinal Place, et 
Mgr Bécel, évéque de Vannes, ont pris part à cette imposante cérémonie. 


III 


Bien des fêtes religieuses ou pardons, comme nous le disons en 
Bretagne, ont eu lieu pendant la belle saison qui vient de s'écouler. 
C'est d'abord le pardon de Sainte-Anne d'Auray, pardon si célèbre, si 
cher surtout à notre catholique Bretagne qui, cette année, comme 
toujours, a été aussi magnifique, tant par l'affluence énorme des pèlerins 
que par le nombre et la haute distinction des prélats qui y ont assisté. 

Mgr Richard, archevêque de Paris, a vivement intéressé les assis- 
tants et fait un grand honneur à la Bretagne, en racontant que lors 
de la bénédiction des premières locomotives de la ligne d'Orléans à 
Nantes, il avait entendu MgrJacquemet, qui a montré tant de courage 
sur les barricades près de Mgr AfTre, son archevêque, dire que la 
France catholique viendrait un jour retremper sa foi et son courage 
au sein de la Bretagne. 

Mgr l'Evêque de Vannes, avec la plus exquise délicatesse, a com- 
plimenté et remercié l'éminent archevêque de Paris. 

Notons encore, parmi les épisodes les plus intéressants de ce superbe 
pardon, un très éloquent discours de M. l'abbé Daniel, curé de Saint- 
Sauveur de Dinan, et deux charmantes pièces de vers, l'une de 
M. Tresvaux du Fraval, l'autre de M. l'abbé Nicol, qu'on peut juste- 
ment appeler le gracieux poète de Sainte-Anne. 

Comment parler de pardons sans mentionner celui du sanctuaire 
vénéré de Notre-Dame-de-Bon-Secours de Guingamp, l'un des plus 
fameux pèlerinages de toute la Bretagne ? Ce pèlerinage ayant fait 
l'objet de descriptions nombreuses et magnifiques de la part d'écri- 
vains savants et habiles, nous n'insisterons pas. 

Nous avons eu encore le pardon de Plussulien, en l'honneur de 
saint Cornély. Cbrnély, poursuivi par une légion romaine, étendit la 


■« 


CHftONiQmt 237 

main et changea tous les soldats en pierre. Au pardon de Plussulien, 
comme à celui de Carnac, qui a aussi pour patron saint Cornély, on 
conduit tous les bœufs du pays en souvenir de ceux qui traînaient le 
char du saint breton. Au pardon de Saint-Herbot, vont aussi tous les 
bœufs de la Cornouaille. 

Gtons encore, entre beaucoup d'autres, le pardon de Saint-Gilles- 
Vieux-Marché, près Mûr, où tous les pèlerins assistent à la grand'messe, 
ayant sous les bras de jeunes poulets qu'ils abandonnent ensuite à la 
fabrique, — le pardon de Saint-Gildas de Carnoêt, celui de Saint- 
Laurent du Pouldour, de Rumengol, de Saint-Jean-du-Doigt, en 
l'honneur du doigt de saint Jean-Baptiste, que Ton promène dans une 
belle chflsse où tout le monde peut le voir, etc. 

En ce temps de septicisme épidémique et d'athéisme officiel, c'est 
un spectacle touchant que celui de cette Bretagne entêtée dans ses 
traditions et dans sa foi. Elle a la religion plantée solidement au 
cœur, comme ses menhirs enfoncés dans son granit. Elle a des poésies 
charmantes dans l'âme, et court à ses calvaires bénits, à ses vieilles 
chapelles gothiques, elle va prier devant les reliques sacrées de ses 
antiques patrons, tout comme y allaient jadis les aïeux et comme iront 
nos enfants, si nous avons l'énergie et la volonté de conserver intacte 
au fond de leur cœur la foi de nos pères. 


IV 


Finissons sur une note gaie, voulez -vous? Vous connaissez la 
chanson : 

Ds étaient quatre 
Qui voulaient se battre, 

Dont y avait trois 
Qui n*le voulaient pas. 

Voilà justement le plaisant spectacle que donne à Nantes une fou- 
gueuse petite escouade de cryptotaphes — car n'en déplaise à notre 
Directeur, j'ai de la peine à m'accoutumer à misocrypte, qui a un air 
rechigné et manque de sonorité ; mon mot sonne mieux, et puisque 
ces vandales-là veulent enterrer la belle et si curieuse crypte de la 
cathédrale de Nantes, ce mot là dît bien la chose (xpuim?, crypte, 


338 CHRONiQtn 

Tttfoç, tombeau). Donc : genre, vandale; espèce, cryptotaphe, — 
voilà la détermination scientifique de ces barbares. 

Or, Tan dernier, le Congrès de TAssociation Bretonne aéuni à Pontivy, 
avait protesté contre les complots cryptotaphiques de ces messieurs 
et demandé instamment la conservation et restauration (très facile à 
exécuter exactement) de ce vénérable monument, le plus ancien de 
tous les monuments religieux existant en Bretagne. — Quand les 
cryptotaphes connurent le vœu émis par le Congrès de Pontivy, ils 
prirent leur plus grosse voix et crièrent en brandissant leur épée : 

— En voilà des braves ! Ils s^en vont pour nous combattre à qua- 
rante lieues de Nantes, là où ils savent bien qu'ils ne nous trouveront 
pas, et ils ne nous avertissent même pas. Ils ne seraient pas venus 
nous dire cela ici, ils savent comment nous les aurions reçus et mis 
en capilotade. — 

Et là dessus, force lardons des plus piquants sur Texcessive pru- 
dence de TAssociation Bretonne, qui avait eu soin de mettre une 
honnête distance entre elle et les gens à qui elle avait affaire. 

Cependant le temps marchait, la protestation lancée par TAssocia- 
tion Bretonne faisait son chemin ; toutes les Sociétés historiques et 
archéologiques de Bretagne s'y associaient, celle de Nantes en tête qui, 
le 14 décembre 1886, dans une mémorable séance, choisissait pour 
son président M. Henri Lemeignen, le porte-drapeau des partisans de 
la crypte et de sa restauration, celui-là même qui, à Pontivy, avait 
brillamment défendu cette cause et déterminé, par ses lumineuses 
explications, le vote de l'Association Bretonne. En vain les crypto- 
phobes (j'aime autant revenir à ce mot décidément, quoiqu'il rime à 
hydrophobes), en vain donc les cryptophobes, qui se disaient sûrs du 
triomphe, avaient donné avec toutes leurs forces contre l'honorable 
M. Lemeignen ; non seulement il fut nommé président, mais tout le 
bureau porté par les partisans de la crypte passa d'emblée, et le chef 
des cryptophobes arriva bon premier, à la queue, avec un chiffre de 
voix tout à fait piteux. 

La secte cryptophobique ainsi rabrouée garda le silence pendant 
plusieurs mois. 

Le 25 juin 1887, elle rouvrit la campagne par un article de la 
Semaine religieuse de Nantes, où elle avait l'audace d'affirmer que 
c le souvenir de saint Gohard n'appartient aucunement à la crypte, i 
La Semaine religieuse eut soin de faire parvenir ce numéro à notre 
directeur, qui n'est pas son abonné. 


-^ 


CH&ONIQUS 23d 

Pour reconnaître cette politesse, M. de la Borderie se fit un devoir 
de démontrer à la Semaine et à la secte cryptophobique, que Taffir- 
mation ci-dessus, dont elle était si vaine, est c précisément le con- 
traire du vrai. » (Voir notre n» de juillet 1887.) 

En même temps paraissait le Programme de la classe dWrchéoIogÎB 
de TAssociation Bretonne pour le Congrès du Croisic, où figure une 
question (la question 3^) ainsi conçue : c Monuments chrétiens anté- 
c rieurs au XP siècle existant dans le département de la Loire- 
€ Inférieure. » Comme la crypte est justement du x® siècle et quMl 
n^y a pas d^autre édifice religieux de ce siècle dans la Loire-Inférieure, 
nul besoin d^étre sorcier pour deviner que cette question 3 visait la 
crypte. Mais comme les cryptotaphes s'étaient plaints de n'avoir pas 
été prévenus de la discussion cryptologique du Congrès de Pontivy, 
M. de la Borderie pensa sincèrement leur faire plaisir en leur annon- 
çant, à la fin de son article sur Saint Gohard, qu'il serait question 
de la crypte au Congrès du Croisic, et en les invitant à y prendre part : 
€ Vous y trouverez, leur disait-il, un accueil courtois, une discussion 
c sérieuse, des adversaires fermes dans leurs convictions, mais qui 
<c s'estimeraient heureux d'arriver à une entente et de découvrir un 
c terrain de conciliation. » 

C'était bien poli, bien engageant A cet article, à ce courtois 

avertissement, nos bons cryptophobes, pendant six semaines, n*ont 
pas répondu un traître mot. On se disait : — Ils se recueillent, ils 
fourbissent leurs armes pour le combat, la rencontre sera terrible !.... 
— Pas du tout^ ils graissaient leurs escarpins pour fuir et pillaient 
leur poudre d'escampette. 

— Pas possible ! direz-vous, vous plaisantez. 

— Point du tout, c'est comme j'ai l'honneur de vous le dire. 

— Comment ! ces braves à trois poils, qui se plaignaient si aigre- 
ment de n'avoir pas été prévenus de la discussion de Pontivy, sans 
quoi ils y seraient allés pour tout casser... aujourd'hui ils recule- 
raient ! 

— Précisément. Us l'ont annoncé solennellement urbi et orbi dans 
la Semaine religieuse de Nantes, du 10 septembre. Ils voulaient 
bien se battre quand leurs adversaires étaient à quarante lieues ; 
maintenant que ces adversaires viennent chez les cryptophobes leur 
offrir à domicile une joute courtoise, serviteur, les cryptophobes n'en 
veulent plus, ils rentrent leur colichemarde et mettent, en guise de 
casque, leur bonnet de coton. C'est l'histoire de ce terrible duelliste. 


240 CHROinQUB 

qui voulait absolument se battre à Tépée à quinze pas, et qui refusait 
fièrement à son antagoniste d'en rabattre d'une semelle. 

Quant aux prétextes qu'ils allèguent, ils sont risibles, ou plutôt ils 
ne sont pas (on le leur a démontré) : ils sont de la force de leurs 
assertions sur saint Gohard (voyez ci-dessus). 

Ce qu'il y a de plus curieux, c'est qu'ils se sont mis en bande 
pour exécuter ce mouvement militaire. D'ordinaire, quand on se serre 
en bataillon, c'est pour se battre ; mais ici, c'est pour filer. 

Nous pouvons les compter, ils sont vingt et un, la fleur du panier 
cryptopbobique. Mais c'est là un joli nombre pour livrer une bataille 
de Congrès. Que craignent-ils donc ? Ce qu'ils craignent, je vais vous 
le dire. La semaine dernière, les vingt et un s'étaient rassemblés pour 
se préparer à la bataille, se distribuer les rôles, combiner tous les 
coups de leur artillerie, afin d'écraser définitivement les audacieux 
cryptophiles. Dans ces vingt et un, s'il y a des membres de la Société 
archéologique, il n'y a pas un seul archéologue, mais il y a des hommes 
d'esprit. Quand ceux-ci virent que, pour attaquer pas plus que pour 
riposter, ces terribles cryptophobes n'ont pas un fusil qui parte^ je 
veux dire pas un argument spécieux, pas une raison qui tienne 
debout, rien, rien, rien — quand ils virent cela, le plus avisé tînt ce 
discours : 

— Cryptophobes, mes frères, si nous allons au Croisic, non seule- 
ment ce sera pour nous une défaite certaine, ce sera un écrasement, 
un anéantissement. Nous n'aurons rien à dire, rien à répondre, 
absolument comme sur la question de saint Gohard, où nous n'avons 
pas seulement pu dire ouf! Prévenons ce désa&tre pendant qu'il est 
encore temps : au lieu d'aller au combat... replions-nous en bon 
ordre/ 

— Mais, hasarda un voisin, ce sera ridicule. 

— Qu'importe ? Mieux vaut être ridicule avant qu'après. 

Ce mot profond les convainquit — et ils se sont repliés — en 
mauvais ordre. 

Tant est-il qu'ils ont bien mérité des amis de la vieille gaité 
française. Tout le département s'esclaffe de rire en voyant ce nouveau 
genre de vaillance, et — comme me disait un jour un brave paysan 
— c'est vraiment une rierie universelle. 

Louis ds Ksrjban. 




^ j 


X 


LES POÈTES DE LA SOCIÉTÉ PATRIOTIQUE DE BRETAGNE 


OLIVIER MORVAN 


( 


Dans une étude fort intéressante qu'il a récemment publiée 
sur le dernier sénéchal de Corlay (Barthélemy-Pelage Geôr- 
GELiN, poète et secrétaire perpétuel de la Société patriotique 
de Bretagne), M. Trévédy a douné de curieux renseignements 
sur cette académie du dernier siècle, qui avait plus d'un rap- 
port avec notre Association Bretonne : mais les papiers de 
Georgelin, dont s'est servi mon honorable collègue de la 
Société archéologique du Finistère, avaient été déjà en partie 
dispersés et présentaient des lacunes regrettables, en sorte 
que la physionomie de la Société patriotique n'a pu encore 
être mise en pleine lumière. Telle quelle cependant, elle pré- 
sente un relief déjà bien accusé et d'un puissant intérêt pour 
les Bretons : j'espère pouvoir ajouter quelques nouveaux 
traits à cette esquisse et la compléter assez pour engager 
tous les membres de l'association qui s'occupent de l'histoire 
littéraire de notre province, à rechercher attentivement et 
le plus tôt possible (car une foule de papiers précieux se 
perdent tous les jours), les documents épars dont l'ensemble 
constituera un jour le tableau achevé. Une des pièces les plus 
intéressantes, retrouvées par M. Trévédy, est la liste des mem- 
bres de la Société patriotique, telle qu'elle existait en 1784, 
divisée en ses deux sections ou tribus, la tribu des vertus et la 
tribu des talents. Dans cette dernière, à côté des noms reten- 
tissants de Thomas, Necker, La Harpe, Rochon, Ginguené, de 
Pommereul, Ogée, Bagot, Graslih, etc., je rencontre le nom 

TOMB u, 1887. 16 



242 OLIVIER MORVAN 

beaucoup plus humble d'un avocat de Quimper, Olivier Morvan, 
poète à ses heures, qui fut lauréat de TAcadémie française 
en 1787, et qui devait, plus tard,. en juin 1794, monter sur 
réchafaud dressé par le tribunal révolutionnaire de Brest, 
avec ses 25 collègues de Tadministration centrale du Finistère. 
La Bretagne a eu en lui, je ne dirai pas son Chénier, mais au 
moins son Roucher. Or, une "heureuse circonstance a mis 
entre mes mains tous ses papiers littéraires, pieusement 
conservé's par une de ses descendantes, M"« Adrienne Morvan, 
fille du général de division du génie, mort à Lorient en 1873, 
à 87 ans, après avoir pris paçt à onze campagnes, neuf sièges 
et plus de cinquante actions da guerre. Dans ces papiers, se 
trouve une curieuse correspondance au sujet d'une ode que 
Morvan composa en 1784 en l'honneur de lïiSociété patriotique 
qui venait de l'admettre parmi ses membres, et j'imagine que 
l'on prendra quelque intérêt dans la connaissance intime du 
poète avocat, si malheureusement fauché par le tribunal révo- 
lutionnaire, et dans un petit voyage autour de la Société qui 
tenait ses assises, il y a juste cent ans, au château de Keralier, 
dans la presqu'île de Rhuys. 


I 


Premières Poésies. — L'Ode sur le Jeu. 


Descendant d'une ancienne famille de robe, Olivier^Jean 
Aforvan naquit à Pont-Croix le 15 mai 1754 et fit de bonnes 
études au collège de Quimper, où l'on conservait, en 1770, sous 
des maîtres ecclésiastiques, les traditions do l'ancienne direc- 
tion des jésuites, dispersés au moment où le futur poète com- 
mençait ses classes. Le souvenir du P. Hardouin et du P. 
Bougeant, tous deux nés à Quimper, y était encore très 
vivace ; Morvan le rappela plus tard dans une de ses épîtres, 
et le professeur de rhétorique, l'abbé Noël d'Aulny, en relation 


OLIVIER MORVAN 243 

avec le directeur de V Année littéraire, Elie Fréron, encore un 
Quimpérois, initiait ses élèves à tous les secrets enviés de 
ceux qu'on appelait alors les nourrissons du Parnasse. Avant 
de se faire recevoir avocat et de s'inscrire au barreau du 
présidial, Morvan songea d'abord au séminaire et même au 
couvent. J'en trouve la preuye dan's une épître inédite qu'il 
adressait vers 1775 à l'un' dé ses camarades, nommé Migeot, 
qui venait d'entrer dans les'ordres, et j'en extrais tout de suite 
ce fragment qui donnera une idée de son caractère et de ses 
sentiments : elle est écrite dans la manière de Gresset et d'une 
allure assez vive, mais dans le ton de scepticisme religieux 
qui caractérisait alors la littérature même provinciale : 


9 • * 


Sortant de philosophie 
Où je fus toujours heureux, 
D'abord la théologie 
Parut sourire à mes vœux ; 
Mais mon esprit téméraire 
Ne pouvant par ses efforts 
Percer l'ombre salutaire 
Dont Dieu couvre ses trésors, 
Ne pouvant d'aucun mystère 
Saisir la sublimité. 
Je laissai le séminaire 
A sa sainte obscurité. 

Depuis, mon cœur en balance 
A flotté pendant six mois 
Entre Bernard et François (1). 
Bernard m'offrait l'opulence 
Avec le soucis rongeur ; 
François m'offrait l'indigence 
Et le solide bonheur : 
Mais que l'ftme est indécise, 
Quand par des vœux solennels 
Il faut épouser l'Eglise 

(1) C'est-à-dire entie Tordre des Bernardins et celui des Franciscains. 


244 OLIYIER MORYAN 

Et s'attacher aux autels !... 
A force d'être agitée 
Par une sainte terreur, 
Mon ftme est précipitée 
Dans une triste langueur. 
Adieu Paimable folie 
Qui m'accompagnait toujours : 
La sombre mélancolie 
Vint obscurcir mes beaux jours ! 
Pour moi, la nature entière 
Devint un objet affreux : 
Aux rayons de la lumière 
A regret j'ouvrois les yeux. 
Quand de ses voiles funèbres 
La déesse des ténèbres 
Venait chasser le soleil, 
Quand la nature en silence 
Goûtait l'heureuse influence 
Des doux pavots du sommeil, 
Moi seul assiégé d'alarmes 
Sur le trône du repos 
Versais des torrents de larmes 
Sur l'image de mes maux ; 
Et mes pleurs coulaient encore 
Quand de son premier rayon 
La tendre et fidèle aurore 
Venoit dorer l'horizon. 

A cette histoire touchante 
Je te vois verser des pleurs : 
[' Ton ftme compatissante 

S'attendrit sur mes malheurs. 
Mais de mon sort déplorable 
Pourquoi plaindre la rigueur ? 
Enfin le ciel favorable 
A terminé ma douleur. 
Cependant ne va pas croire 
Que je suis aux Capucins, 
Ou qu'infidèle à la gloire 


OUVIBR MORYÀlf 245 

Je végète aux Bernardins : 
Thémis possède mon ftme, 
Elle a jeté dans mon cœur 
Un trait brûlant qui Tenflamme 
De la plus sincère ardeur. 
Depuis une année entière 
J'entends le son de sa voix, 
Dans un brillant sanctuaire 
Elle me dicte ses lois : 
Déjà la faible innocence 
Vient implorer ma puissance 
Contre ses fiers agresseurs : 
Lancé par ma main novice 
La foudre de la justice 
Terrasse ses oppresseurs.... 

Voilà donc maître Olivier Morvan, avocat militant au pré- 
sidial et s'y fixant bientôt définitivement par son mariage avec 
Jeanne- Marie Danguy des Déserts, fille d'un ancien maire de 
Quimper, député aux Etats de Bretagne en 1775. Mais les 
causes n'étaient pas très nombreuses et lui laissaient des 
loisirs pour hanter le Parnasse, comme on disait avec Boileau 
et Delille, et courtiser la muse. Je ne citerai point, mémo par 
extraits, les nombreuses pièces inédites que j'ai rencontrées 
pour cette époque dans le dossier de Morvan ; tout cela sent 
trop l'école, et respire une honnête médiocrité : et puis ce 
style n'est plus de notre temps : la littérature épicée de nos 
jours n'y trouverait aucun sel : je pourrais y rencontrer, 
par exemple, un épithalame débutant par ces vers : 

Enfin le tendre hyménée 
Vous entraîne sous sa loi. 
Une épouse bien aimée 
Vient de vous donner sa foi. 

On y pourrait contempler 

.... Ce front que colore 
Le rouge de la pudeur ; 
Ces lèvres où semble éclore 
Le souris de la candeur. 


246 OLinXR MORYiN 

Ame y rime avec flamme, désirs avec plaisirs ; tout échappé 
de rhétorique pourrait écrire de ces stances à la douzaine : 
c'est du poncif du meilleur aloi : mais cela n'est plus de mode. 
Je choisirai cependant, au milieu de tout ce fatras sans 
consistance, une adresse à Louis XVI pour lui demander la 
reconstruction du présidial, de Thôtel de ville et des prisons 
de Quimper qui tombaient en ruines. Outre que cette pièce 
présente un intérêt particulier pour l'histoire locale» il n'est 
pas mauvais de constater ces protestations de dévouement 
absolu, de la part d'un futur membre de l'Assemblée départe- 
mentale de 1793. C'est une épître en grands vers alexandrins, 
dans le ton noble et soutenu : 

Au Roi, 

Louis, c^en est donc fait, tu poses ]e tonnerre 

Qui jusqu^au bout du monde a fait mugir la guerre, 

L^olive de la paix a brillé dans tes mains : 

Quel présage plus beau du bonheur des humains ! 

Je vois de toutes parts nos cités renaissantes 

Relever à ta voix leurs têtes languissantes, 

Et Neptune abreuvé du sang des matelots. 

Enchaîner la discorde errante sur les flots. 

Dans ces jours fortunés où ta main paternelle 

Verse à chaque moment quelque faveur nouvelle, 

Un doux espoir m'arrache à mon obscurité : 

Je viens pour ma patrie implorer ta bonté. 

Que ne puis-je, ô grand Roi, te retracer Timage 

Du séjour où Thémis nous voit lui rendre hommage (1), 

Que je voudrais fixer tes augustes regards 

Sur cet affreux réduit croulant de toutes parts, 

Réduit où le soleil au haut de sa carrière 

Fait luire faiblement un rayon de lumière. 

Où ces hommes sacrés, organes de tes lois. 

Où Thémis dont le trône est le trône des rois, 

Où le lys immortel qui couronne la France, 

Offrent à peine aux yeux l'ombre de ta puissance. 

(1) Le présidial. 


OLIVIER moryân 247 

— Ce corps de citoyens créé par tes aïeux (1) 
Pour porter à nos rois notre hommage et nos vœux, 
Ce corps dont le destin fut toujours d^étre utile 
Pour tenir ses conseils ne trouve point d'asile. 

— Je porte mes regards'sur ces lieux pleins d'horreur (2) 
Lieux qu'habitent la faim, le crime et la douleur. 

C'est peu que tous les maux y déployant leur rage 
S'unissent pour venger les lois que l'on outrage. 
J'y vois le malheureux aux fers abandonné 
S'abreuver à longs traits d'un air empoisonné !... 
Parle, on verra bientôt les mains de l'industrie 
D'utiles bâtiments embellir ma patrie. 
Qu'il sera doux pour toi de combler nos souhaits ! 
Le règne de Louis est celui des bienfaits, 
Tout le bonheur des rois n'est pas dans la victoire 
D'augustes monuments parlent mieux de leur gloire. 
Que l'un de tes aïeux (3) brille au rang des guerriers, 
L'humanité gémit sur ses sanglants lauriers ; 
Qu'il prépare un asile aux victimes des armes (4), 
Sa bonté nous pénètre et fait couler les larmes. 
Princes, par vos exploits vous êtes immortels 
Mais c'est par des bienfaits qu'on obtient des autels. 

Il y a progrès sensible, on le voit : le vers est sonore et 
bien frappé : je ne connais pas la date exacte de cette pièce, 
mais dans une autre épître à Mf^ le Comte de Montmorin, 
gouverneur pour le roi en Bretagne, à qui elle fut présentée 
lors de son voyage à Quimper vers 1780, je vois qu'elle était 
composée depuis quelque temps déjà : 

A M9' le Comtfi de Montmorin, commandant pour le roi en 

Bretagne* 

Des rives de la Seine aux bornes de la France 
Du plus juste des rois on bénit la puissance ; 

(1) L*hôtel de ville. 

(2) Les prisons. 

(3) Louis XIV. 

(4) Les Invalides. 


248 OLIVIER MORVAN 

QuMl est doux d'habiter le fortuné séjour 

Où son peuple à l'envi lui prouve son amour ! 

Si je pleure de joie au seul nom de mon maître, 

Paris ! que fais-tu donc quand tu le vois paraître? 

Pour nous, hélas ! jamais sur nos tristes remparts 

Louis n^attachera ses augustes regards ! 

Sans relâche occupé des soins du rang suprême 

Il ne peut un moment quitter le diadème : 

Mais jaloux d^assurer notre commun bonheur 

Sa bonté nous envoie un dieu consolateur : 

L^illustre Montmorin, dont la vertu sublime, etc. 

Et répître se termine ainsi, après un long et pompeux éloge 
du commandant en chef : 

L'amour de la patrie 

Retraçant nos malheurs à mon âme attendrie, 
Je voulais à Louis en offrir le tableau. 
Mais le respect toujours arrêta mon pinceau. 
Mes vers, ô Montmorin, condamnés au silence 
Semblaient pour s'animer attendre ta présence. 
Sur le cœur d'un ami tu connais ton- pouvoir, 
Un seul mot et Bourbon couronne notre espoir. 

Aucun de ces vers n'a été publié ; mais ils étaient connus 
de tout Quimper et des villes voisines, où le moindre bour- 
geois de bon ton se piquait alors de poésie, ainsi qu'on peut 
s'en convaincre en lisant les publications récemment consa- 
crées par M. du Chatellier à Théophile Laënnec, et par M. de 
Pompery à sa charmante grand'mère Audouyn. Aussi la répu- 
tation de Morvan s'étendait-elle au delà de la ville, et j'en 
trouve la preuve dans cette lettre bizarre qui lui fut écrite 
du Pont-L'abbé, le 5 octobre 1784, par un avocat nommé Férec, 
et qui nous oflfre un trait de mœurs locales fort piquant. Je 
n'en supprimerai pas un seul mot : ces choses-là veulent garder 
toute leur saveur : 

c Monsieur et cher confrère, 
M. La Fourcade, mon beau-frère, se marie dans huit jours à 


OLIVIER MORTAN 240 

;^me Veuve Le Gat. Nous désirons touç lui faire un charivari. CVst dans 
ce pais un divertissement pour les gens de bien : mais il faut une chan- 
sonnette et vous êtes Thomme le plus propre à la composer. Bien 
entendu que la chose sera secrète et pour vous et pour moi. 

Voici la matière. La future (qui se nomme Pélagie) est une veuve 
de 30 ans, qui a la vocation la plus décidée pour le mariage : cela 
fournit beaucoup de généralités vagues. Le futur a 26 ans : il a fait 
la guerre durant 8 années dans le camp d^Hider-Âly, comme volon- 
taire dans rinde. La veuve doit avoir un ajusté blanc pour ses noces : 
cette couleur, simbole de la virginité, peut faire un contraste avec 
son état de veuve ; elle a fait 7 enfants : elle en a 5 aujourd'hui. Ce 
genre, vous le savez, prête à la gaieté, il faut ce qu'on appelle des 
turlupinades. On désireroit que la chanson fût d'environ 8 couplets et 
sur un air consacré dans ces occasions-là. Voici la mesure des vers. 
Il est inutile de vous dire que c'est un couplet d'une pitoïable chanson 
composée ici : mais la mesure est exacte. 

Peuples, faites silence. 
Ecoutez mes accens : 
De votre impatience 
Calmés les mouvcmens. 
Je chante Rosalie 
Et ses divins appas ; 
Ami^, point de folie 
Ou ne chanterai pas. 

Ne vous gênez point, mon cher Morvan. En cas que vous aiéz la 
complaisance de faire quelques couplets, il faut dans ce genre-là des 
choses gaies, des charades. 

Je suis avec le plus sincère et le plus respectueux attachement, 
Monsieur et ami, — votre très soumis et très affectionné serviteur. 
— Férec. > 

Mais le rôle de ménétrier de charivari ne convenait plus à 
Morvan, dont le Mercure avait récemment accepté une ode, 
lue solennellement par De Saint-Ange au Musée dé Paris qui 
lui avait décerné le titre de correspondant ; et j'imagine qu'il 
n'eut même pas la tentation d'ébaucher la chanson La Four- 
cade, car je n'en trouve pas trace dans ses papiers. Pour lui 
c'eût été désormais déroger. 


250 OUVIER MORVAIf 

C'est en 1783 qu'il composa VOde sur le jeu, qui établit sa 
réputation au delà des limites de sa province. Un livre du 
philosophe Dussaulx, intitulé La passion du jeu et publié en 
1779, lui était tombé sous la main : « En le lisant, écrivait-il 
à Dussaulx le 7 juillet, j'ai été saisi d'un enthousiasme que je 
n'avais jamais éprouvé jusqu'ici : la force et la vérité de vos 
tableaux, l'énergie de votre style, tout m'inspirait des senti- 
ments que je ne saurais exprimer » Il les exprima pourtant, 

car il en fit une ode qu'il adressait au philosophe en le priant 
de lui en indiquer les points faibles et de la corriger. « Je 
vous adresse, Monsieur, une espèce d'ode ou un amas de 
stances que je regarde autant comme votre ouvrage que 
comme le mien : vous verrez, en effet, que je n'ai fait, pour 
ainsi dire, que. versifier vos propres idées. J'étais rempli de 
votre livre ; je suis donc inexcusable si j'ai fait de mauvais 
vers » Et pour mieux s'attirer les bonnes grâces du tra- 
ducteur de Juvénal, il avait composé les deux dernières 
strophes avec son éloge : 

toi, philosophe sublime, 
Toi qui, jeune encor, fus victime 
D'un fléau terrible aux humains, 
Pour peindre ses effets tragiques 
Il faut ces crayons énergiques 
Que la patrie en pleurs a remis dans tes mains. 

Nous voyons les livres futiles 
Tomber dans un oubli honteux ; 
Mais tes écrits toujours utiles 
Instruiront nos derniers neveux. 
Celui dont Taustère éloquence 
Des mœurs attaque la licence, 
Est l'ami de l'humanité : 
Le temps respecte sa mémoire, 
Son nom, sur Tailc de la gloire, 
Volera triomphant à l'immortalité. 

Dussaulx fut très sensible à cet hommage, et il voua désor- 
mais à Morvan une affection qui ne se démentit jamais. Il 


OUTUR MORYAlf 251 

lui envojra un exemplaire de sa traduction de Juvénal, prit 
la peine de corriger deux ou trois fois son ode et de lui donner 
d'excellents conseils : Morvan avait conservé sur ce sujet 
toute une correspondance très littéraire dont je n'ai pas le 
loisir de citer les détails trop techniques, et il gardait pré- 
cieusement un de ses manuscrits corrigé de la main de Dus- 
saulx. Lorsque l'ode fut à point, Dussaulx s'en fit le patron au 
Musée de Paris et au Mercure, et il écrivait à Morvan le 9 
janvier 1784 : 


Paris, le 9 janvier 1784. 

Monsieur, ce fut hier un beau jour pour vous dans le Musée de 
Paris ; votre ode supérieurement lue par M. de Saint-Ange y fut géné- 
ralement applaudie de strophe en strophe. Ce fut aussi un très beau 
jour pour moi, puisque je fus chanté par un poëtc qui réunissait tous, 
les suffrages. Ne croyez pas cependant. Monsieur, que j*aye été là 
pour m^entendre louer en face. Le piège m'avait été habilement tendu 
par M. de Saint-Ange : je me figurois qu'il s'agissoit de ses Métamor- 
phases, et je ne me trompois pas : mais votre ode lui étant parvenue 
pour le Mercure, il en voulut donner la fleur à son Musée. Au reste, 
l'assemblée étoit des plus brillantes : il y avoit au moins deux cents 
personnes. On y a lu bien des pièces ; la vôtre a remporté la palme. 
Courage, Monsieur, vous êtes né pour aller loin tant en prose qu'en 
vers ; et cela, parce que indépendamment de votre valeur vous avez 
beaucoup d'âme et surtout une belle Ame : Pectus est quod disertes 
facit. Quatre heures après la lecture de votre belle ode on en parloit 
encore en sortant ; on en relevoit la noblesse, le nombre, la poésie 
et l'extrême sensibilité. Quelques uns regrettoient que le jeune poète 
fut si éloigné de la capitale : comme s'il étoit interdit aux habitants 
de Quimper d'avoir du goût et du génie. Enfin, Monsieur, votre triom- 
phe a été complet, et je puis vous dire en conscience que mes entrailles 
en ont tressailli. 

Votre ode ne paroîtra dans le Mercure que vers le milieu du mois 
prochain : je suis persuadé qu'elle se fera lire avec autant de plaisir 
qu'en ont déjà éprouvé les auditeurs 

DUSAUT. (sic) 


252 OUYUR MORVÀIf 

L'ode de Morvan fut en effet insérée dans le Mercure de 
mai 1784. En voici le début ; 

Quel est donc ce monstre perfide 
Qui, sous un appÂt séducteur 
Promet de For à Thomme avide 
Et ne lui vend que le malheur ? 
Autour du fantôme sinistre, 
L'avarice, assidu ministre, 
Veille à la lueur des flambeaux : 
Sur ses pas la morne indigence 
Dévorant ses maux en silence 
Traîne, au sein de Thorreur, ses funèbres flambeaux. 

C'est le jeu ! c'est ce Dieu barbare 
A qui les aveugles mortels 
Dévorés d'une soif avare 
En tous lieux dressent des autels 1 
Jeu cruel, quelle est ta puissance I 
L'Age, le sexe, la naissance 
Tout est en proie à tes fureurs I 
Chaque jour étend ton empire, 
Un monde au comble du délire. 
Poursuit, l'or à la main, tes coupables faveurs. 

Il y a dix strophes sur ce ton : je vous en ferai grâce et me 
contenterai de citer encore ces quelques vers où Morvan 
décrivant « les réduits obscurs où le monstre va cacher ses 
forfaits » représente le joueur a l'œil égaré, le front livide, » 
en proie à toute la fureur de sa passion : 

L'or a brillé, le jeu s'anime : 
Chacun dépouille sa victime ; 
Les tigres sont moins furieux. 
Le hasard est le Dieu suprême : 
Sans cesse l'aveugle blasphème 
De sa voix sacrilège épouvante les cieux... 

Il est difficile de tenir pendant cent vers le souffle égale- 


I 


OLIVIER MORVAN 253 

ment puissant, la voix également haute. On peut reprocher à 
l'ode de Morvan quelques répétitions de mots, en particulier 
avarice et avare qui reviennent trop souvent, quelques expres- 
sions faibles : mais le ton est en général soutenu et ce premier 
essai dans le genre lyrique promettait une belle carrière (1). 
Le premier résultat fut pour le poète, outre l'amitié de 
Dussault, son admission immédiate dans la tribu des talents 
de la Société patriotique de Bretagne. Le secrétaire perpétuel, 
Georgelin, lui en expédia le brevet au mois d'août 1784, à la 
suite de sa proclamation dans la séance du 22 avril. Ici je 
dois ouvrir une parenthèse et présenter cette académie. 


René KervIler. 
(A suivre.} 

(1) L'ode sur le jeu a été reproduite dans plusieurs ouvrages, en particulier 
dans les Notices chronologiques de Kerdanet sur les écrivains bretons en 1818, 
et dans la Muse bretonne de 1811. La notice de la Biographie bretonne sur 
Morvan', a ignoré la publication dans le Mercure de France et dans la Muse 
bretonne, et ne cite que celle de Kerdanet qui aurait publié celte pièce comme 
inédite. La révélation du talent poétique de Morvan devant le public parisien, 
a été, dès 1784, cette ode sur le jeu, et je citerai encore d'autres publications de 
notre poète avant VEpître aux Muses que la Biographie bretonne donne comme 
la première en 1786. 


ETUDES HISTORIQUES BRETONNES 


LA GUERRE DE RLOIS & DE MONTFORT 

Compétiteurs au Duché de Bretagne (1) 


1341 A 1364 


VI. 


LE DÉNOUEMENT 
(1362-1364) 

E. — Suite de l'année 1364. 
La bataille <f Aurai. 

Le siège d' Aurai fut long, il dut être formé en août 1364 (2). 
Charles de Blois, averti du péril de cette place, commença par 
semondre les barons de Bretagne de le venir joindre à la tète des 
contingents féodaux, puis il envoya en France lever des soudoyers 
et requérir l'assistance des nombreux seigneurs, ses parents et 
amis, sur qui il croyait pouvoir compter. Il était alors à Guin* 
gamp (3) ; là s'opéra d'abord la concentration des troupes mandées 
par lui. Les barons de Bretagne, comme d'ordinaire, répondirent 

(1) Voir la livraison de Septembre 1887, p. 161 à 183. 

(2) On ne peut toutefois prendre à la lettre le vers de Guvelier disant qu^avant 
la venue de Charles de Blois le siège d*Aurai avait duré plus de trois mois 
(Chronique rimée de Du Guesclin, vers 5048, édition Charriëre, I, p. 209) ; cela 
reporterait le commencement du siège à la fin de juin ; or, il est certain qu*en 
1364 les hostilités se rouvrirent au plus tôt à la fin de juillet. 

(8) Guvelier, Chronique rimée de Du GuescUn, v. 5412 à 5445, édition Char- 
rière, I, p. 202. 


LA GUERRE DE BLOIS ET DE MONTFORT 255 

Sans tarder à son appel; il lui vint aussi de France des secours très 
importants. Nous ne pouvons les énumérer; nommons seulement 
quelques personnages qui devaient jouer à Aurai un grand rôle, 
entre autres, le comte d'Auxcrre, le comte de Joigni son fils, 
son frère Louis de Ghâlon dit le Chevalier Vert, et avant tous, 
le plus illustre capitaine de France, Bertrand du Guesclin, tout 
rayonnant de sa victoire de Cocherel (16 mai 4364), comte de 
Longueville, lieutenant-général du roi en Normandie entre Seine 
et Loire. Le roi, qui avait grand besoin de lui pour purger son 
royaume des nids de brigands laissés derrière elle par l'occupa- 
tion anglaise, ne se souciait nullement de le voir se rendre en 
Bretagne, et il le céda si peu (quoi qu'on en ait dit) à Charles de 
Blois, que quand du Guesclin partit motuproprio pour aller se 
mettre aux ordres de ce prince, Charles V lui retira immédiate- 
ment le titre et les appointements de lieutenant-général (1). 

Du Guesclin laissa le service du roi et entra en Bretagne le 45 
septembre (2). A ce moment Charles de Blois avait déjà dû quitter 
Guingamp ; pour se rapprocher du but de son expédition, il avait 
établi son quartier-général à Josselin (3), situé à une douzaine 
de lieues de ce but, c'est-à-dire d' Aurai. Là s'achevait la concen- 
tration des troupes ; là aussi, entouré de la duchesse, de ses 
barons, de ses capitaines, le prince tenait conseil, discutait, 
préparait son plan de campagne. 

Jean de Montfort avait appris de bonne heure la formation de 
l'armée réunie par Charles pour venir dégager Aurai. De son 
côté il s'était ingénié à grossir la sienne : ce qu'il pouvait tirer 
de Bretagne se trouvant déjà sous ses drapeaux, il s'était adressé 
en Angleterre et en Guienne au prince de Galles. Il était arrivé 
ainsi à former une armée presque égale en nombre à celle de 
Charles, car si celle-ci, d'après les meilleurs témoins, atteignait 
le chiffre de 4,000 hommes, celle de Montfort s'élevait à peu près 
au chiffre de 3,500 (4). Et si les Franco-Bretons avaient à leur 
tête le premier homme de guerre de toute la France, Bertrand 
du Guesclin, les Anglo-Bretons lui opposaient le premier capi- 


(i) Voir Luce, Froissart» VI, p. LXViii, note. 

(2) Bibliothèque Nationale, Mss. Pièces Originales, vol. 1433, Guesclin n« 16. 

(3) Cuvelier, v. 5464 à 5476, édition Charrière, I, p. 203. 

(4) Voir Luce, Froissart, VI, p. lxxi, note 2, et p. lxxii, note 1. 


256 LA GUERRE 

taine anglais de ce temps, Jean Chandos, que le prince de Galles 
avait envoyé soutenir Montfort. 

Les préparatifs de Charles étaient presque entièrement termi- 
nés, il allait partir sous quelques jours, quand arriva à Josselin 
un messager, un héraut envoyé par Montfort pour faire de nou- 
veau à son rival des propositions de paix sur les bases du com- 
promis d'Evran. Montfort ne pouvait guère se dissimuler le sort 
de cette tentative ; probablement il avait surtout pour but de 
prendre par là, dans une heure solennelle et aux yeux de toute 
la Bretagne, le rôle à ce moment très populaire d'ami de la paix ; 
Chandos lui avait, dit-on, conseillé cette démarche, et Charles 
livré à lui-même Taurait très volontiers accueillie ; mais au 
premier mot qu'il en toucha, sa femme et ses barons s'insurgè- 
rent. Jeanne de Penthièvre fut très vive ; selon le bruit du temps, 
elle serait allée jusqu'à dire à son mari : 

Vous n*avez pas le cuer de chevalier vaillant I (1) 

Quant aux barons, ils virent dans cette démarche de Montfort 
un pur effet de sa crainte, un gage certain de sa défaite. Ils 
dirent en plaisantant au héraut de conseiller à son maître de se 
retirer dans son comté de Montfort-l'Amauri, où avaient vécu 
son père et son aïeul et où on n'irait point le chercher; mais 
si on le trouve en Bretagne, ajoutèrent-ils, gare à lui (2) I La 
réponse sérieuse fut que dans quatre jours (on était au 25 sep- 
tembre), si Montfort était encore devant Aurai, on lui livrerait, 
bataille (3). 

Pendant ce temps, Montfort s'était emparé de la ville d'Aurai ; 
le château se défendait énergiquement (4), mais commençait à 
souffrir de la famine. Charles trouva moyen de faire savoir à la 
garnison qu'il venait à son secours et attaquerait les assiégeants 
le jour saint Michel. Les défenseurs obtinrent alors de Montfort 

(1) Cuvelier, vers 5574 et suivants, édition Charrière, I, p. 207. 

(2) Id. V. 5542 à 5556, ibid., p. 206. 

(3) Id. V. 5624, ibid., p. 208. Tout cet épisode occupe dans Cuvelier les vers 
5486 à 5645, édition Charrière, I, p. 204 à 209. 

(4) c En la ville d'Âlroy estoient 11 Engloiz, 

Et dedens le chastel estoient 11 François. » 

(Cuvelier, v. 564647, ibid. p. 209.) 


DE BLOIS BT DI MONTFORT 25? 

une trêve et des vivres sous la condition de se rendre le lende- 
main de la Saint-Michel, s'ils n'étaient secourus d'ici là (1). 

Le 27 septembre, l'armée de Charles quitta Josselin et alla 
prendre son gîte à l'abbaye de Lanvaux : étape d'une dizaine de 
lieues. Lanvaux est seulement à trois lieues d'Aurai ; on avait 
à choisir entre deux routes : par Pluvigner, c'est-à-dire par la 
rive droite du Loch, on débouchait directement sur le plateau 
d'Aurai où étaient campés les assiégeants ; — par Plumergat, 
c'est-à-dire par la rive gauche du Loch, quand on serait arrivé 
en vue d'Aurai, on aurait à franchir cette rivière devant TarméQ 
assiégeante, campée de l'autre côté sur des hauteurs qu'il fau-«^ 
drait ensuite gravir pour l'attaquer. 

C'est cette dernière route qu'on prit le 28 septembre ; vu la 
brièveté de l'étape, l'armée de Charles dut arriver de bonne 
heure aux bords du Loch en vue des Anglo-Bretons, qui s'étaient 
portés à quelque distance de la ville, dans le Nord-Est, sur 
les coteaux bordant la plaine marécageuse où coule la rivière 
d'Aurai. Ce n'est point dans cette plaine, comme on l'a dit 
parfois (2), que se livra la bataille, c'est sur le plateau qui la 
domine à l'Ouest. Là dessus pas de doute possible : tous les titres 
primitifs de la collégiale de Saint-Michel, fondée par le duc Jean IV 
(en 1383), attestent que cette église s'élevait sur le théâtre même 
de la bataille de 1364 (3) ; cette collégiale devint au siècle suivant 
(en 1482) la Chartreuse d'Aurai, dont l'église occupe encore 
aujourd'hui la place de la collégiale. Cet édifice marque donc 
probablement le centre de l'action, on a même dit, le lieu où 
périt Charles de Blois, à tout le moins une portion de la ligne sur 
laquelle se joignirent les deux armées. Or la Chartreuse est sur 
ce plateau, une demi-lieue environ dans le N.-N.-O. de la ville 
d'Aurai. 

Le 28 septembre dans l'après-midi, l'armée franco-bretonne 
s'établit sur la rive gauche du Loch (ou rivière d'Aurai) en face 

(i) Giivelîer, v. 56i8 à 5755, ibid. p. 209 à 213. 

(2) Comme je l'ai dit moi-môme au début d*un travail publié il y a trente ans 
(en Ifô^), à Nantes, dans la Revue des provinces de l'Ouest (2* année, p. 545), 
mais sans avoir sufiUsamment étudié, du moins dans le détail, le^ év^neofient» 
de la guerre de la succession de Bretagne. 

(3) Voir Lobineau, Histoire de Bretagne, II, col. 637, 639, 640, 641 ^Bom 
Morice, Preuves, II, 445 49:), 060, et lU, 378. 

TOMK II, 1887 17 


258 LA GUERRE 

des hauteurs de la Chartreuse ; elle campa dans un pré entouré 
de bois et défendu par des palissades, — ce que la Chronique 
rimee de du Guesclin appelle t un parc > (4). Montfort voulait 
attaquer de suite, preuve que la marée était alors dans son bas et 
la rivière peu profonde, car le flux fait du Loch un bras de mer 
très difficile à franchir. Clisson et Knolles s'opposèrent à l'idée 
de Montfort : Clisson, parce qu'il voulait laisser à l'adversaire, 
dans la situation où il était, le désavantage de l'attaque ; Knolles, 
parce que le campement de l'ennemi lui paraissait, trop bien 
fortifié (2). En revanche, Montfort donna cours une fois de plus 
à la démonstration de ses sentiments pacifiques, il envoya de 
nouveau un héraut presser Charles d'exécuter le compromis 
d'Evran : requête, bien entendu, repoussée avec perte (3). 

L'armée franco-bretonne passa la nuit dans son « parc >, sur 
la rive gauche du Loch (4) ; ses grand'gardes postées le long de 
la rivière ne se contentèrent pas de la côtoyer, leurs arbalétriers 
la franchirent pour mieux reconnaître la situation. Attirés par 
leurs « falots et brandons, » des coureurs ennemis vinrent 
escarmoucher contre eux ; mais Chandos, qui redoutait le désor- 
dre d'une action nocturne, qui tenait à se laisser attaquer, 
rappela les coureurs et interdit tout combat partiel avec 
l'ennemi (5). 

Le lendemain matin, dimanche 29 septembre 4364, du Guesclin 
rangea en bataille l'armée franco-bretonne, dont il fit quatre 
corps ou divisions, que l'on appelait alors des « batailles >, chacune 
de mille hommes ou environ. Il prit la direction de la première, 
composée principalement de petits gentilshommes bretons ; mit 
la seconde, formée presque exclusivement de Français, sous les 
ordres des comtes d'Auxerre et de Joigni, tandis que Charles de 

(1) Chron. rimée de Du Guesclin, v. 5779, 5780 à 5792, édit. Charriére, I, 
p. 214 ; cf. les vers cités au bas de la page comme variante des v. 5772-5782. 

(2) Ibid., V. 5793 à 5820, p. 214-245. 

(3) Voir Guillaume de S. André, Chron. rimée de Jean IV, édit. Charriëre, 
vers 1169-1200, p. 464-465 ; el dans D. Morice, Pr. II. col. 321-322. 

(4) 11 y eut même, vers minuit, une forte alerte dans le camp français, qui se 
crut à tort attaqué par l'armée ennemie ; voir Chron. rimée de du (xuescUn, 
vers 5833 à 5847, édit. Charrière, I, p. 216, et les variantes des v. 5791-92 au 
bas de la p. 214. 

(5) Cuvelier, Chron. rimée de du Guesclin, vers 5853 à 5878, édit. Charrière,' 
p. 216-217. 


DE BLOIS ET DE HONTFORT 2S9 

Blois commandait en personne la troisième, où se groupaient 
autour de lui les astres les plus brillants de l'aristocratie bre- 
tonne : Rohan, Léon, Avaugour, Rochefort, Dinan, Malestroit, etc. 
Le quatrième corps forma la réserve, sous les ordres des sires 
de Retz, de Rieux, de Tournemine et du Pont : peut-être parce 
qu'elle avait trop de chefs, cette réserve ne servit à rien (1). 

Après ce que solaus estoit au ciel levez,... 

Hs ont Teaue passée, pelis estoit li guez. 

Des chevaux descendirent, que nul n'i est remez : 

Tuit se sont mis à pié comme lyons crétez (2). 

Ainsi l'armée de Blois passa la rivière le dimanche matin 29, 
après le soleil levé ; elle la passa à gué, là où elle était peu large, 
c'est-à-dire en remontant vers l'entrée du vallon de Tréaurai, 
par exemple vers le village de Kerzô. La rivière passée, tous les 
cavaliers mirent pied à terre et gravirent, non sans peine, chargés 
de leurs armes, la pente qui menait au plateau sur lequel est 
aujourd'hui bâtie la Chartreuse. Les Franco-Bretons ne furent 
point troublés dans cette opération laborieuse, et une fois sur le 
plateau, leurs divisions s'y déployèrent sur une ligne située à la 
hauteur de la ferme du Merdy, ou même plus reculée encore au 
Nord-Ouest de l'église de la Chartreuse (3). 

L'armée anglo-bretonne était rangée, au Sud-Est de cette même 
église, sur une ligne à peu près parallèle, dont l'extrémité Est 
s'étendait, croit-on, vers le village de Rostevel (4). Chandos, qui 
commandait du côté de Montfort, avait aussi partagé ses troupes 
en quatre divisions : la première conduite par Robert KnoUes, 
la seconde par Olivier de Clisson, la troisième par Montfort et 
Chandos, et la quatrième, formant la réserve, avait pour chef 

(1) Chroniques de Froissart, édit. Luce, VI, p. 154. 

(2) Cuvelier, vers 5907, 5928 à 5990, édit. Charrière, I, p. 218-219. — Solaus, 
soleil ; remez, resté ; tuit, tous. 

(3) C'est-à-dire, de l'emplacement de cette église, qui, comme on Ta dit, 
n'eiistait pas encore. 

(4) Voir la position de ces divers villages sur la carte de France de l'état* 
major, feuille n« 89 ou feuille de Vannes. H est clair d'ailleurs que, sauf le lieu 
de la Chartreuse, on ne peut donner ces localisations que pour des conjectures 
par approximation. Car il n'y a nul fond à faire sur des c chroniques » du 
xvin* siècle, se référant à de prétendues traditions qu'on ne peut contrôler et 
qui n*ont rien d'authentique. 


260 LA GtlIftRJt 

Tun des plus rusés et des plus braves capitaines anglais, Hugues 
de Calverly (4). 

Une distance de 1500 à 2000 mètres environ séparait les 
deux armées, — qui Tune et l'autre (notons-le) combattirent à 
pied. 

Le dimanche matin et même, semble-t-il, après que les 
Franco-Bretons furent établis sur le plateau, il y eut encore des 
négociations en vue d'un accord ou au moins d'un ajournement 
de la bataille. Certaines propositions d'arrangement vinrent du 
camp anglo-breton ; nous n'en connaissons qu'une clause, par 
laquelle les chefs anglais réclamaient le droit de continuer encore 
pendant cinq ans le pillage des campagnes bretonnes organisé 
par eux sous forme de contributions de guerre ou, comme ils 
disaient, de rançons. Prétention à tout égard monstrueuse : car 
du moment que la Bretagne avait un duc, ou même deux, en paix 
avec les Anglais, sous quel prétexte ceux-ci auraient-ils pu con- 
tinuer la levée de leurs contributions de guerre ? Cependant, 
deux des principaux barons et conseillers de Charles de Blois, le 
vicomte de Rohan et le sire de Rochefort, étaient d'avis d'accepter 
(avec les autres propositions que nous ne connaissons pas) cette 
odieuse exigence. Rochefort disait même : <c Plutôt que de coro- 
« battre en ce jour, j'aimerais mieux voir lever sur mes sujets 
« jusqu'à trente mille livres. > Qu'avait donc ce jour pour 
l'effrayer? On a cru qu'il s'agissait d'un scmpule religieux, à 
cause du dimanche et de la fête de l'archange : si c'eût été un 
scrupule de cette nature, Charles l'aurait partagé, et (on va le 
voir) il ne le partageait nullement. Cette crainte ne venait-elle 
pas plutôt de certaines prédictions sinistres faites pour ce jour 
par divers astrologues, entre autres, par Tiphaine Raguenel, 
femme de du Guesclin ('2), et par le médecin de Charles de 
Blois, Michel de Saint^Mesmin (3) ? Inaccessible à cette crainte, 

(1) Chronique de Froissart, édit. Luce, VI, p. 155 à 157. 

(2) Voir Cuvelier, vers 6239-6245, édit. Charrière, I, p. 229. 

(3) « Maistre Michel de Saint-Mesmyn, cirurgien moult estimé à Sfôntpelier, 
vint au service de messire Charles de Blois, et comme prévoiant les choses- ad 
venir, desconseilla à son maistre de non soy combatre contre messire Jean à» 
Montfort : dont U ne fut pas creu. Pour ce, le jour Saint-Michel il se combatit 
Qt pour ce fut desconfit, lui et ses gens, devant le chastel d'Âulroy, i UII lieues. 
d« Venues. » Recueil des plus célèbres astronomes, par Simon Phar»(Bibliotb. 
Nat.ms.fr. 1357, f. 142 V.) 


DE BLOIS St DE MORTFORT 261 

06 prince répondit : c Plutôt que de laisser en proie à de telles 
€ misères et à de telles angoisses mon peuple dont j'ai si grand 
c pitié, je préfère m'en remettre aux chances de la guerre, à la 
c volonté de Dieu, et je veux combattre pour le défendre (1) I % 

Noble cri, dernière parole de ce généreux prince, sortie d'un 
des plus braves cœurs qui aient honoré l'humanité. 

Cela dit, il engagea la bataille. Son armée marcha à l'ennemi, 
mais celui-ci lui épargna une partie du chemin. Nous savons où 
les deux armées se joignirent. 

Le dessin stratégique de cette bataille, comme Froissart nous 
le donne, est si net et si logique qu'il ne peut manquer d'être 
vrai dans toutes ses grandes lignes et émane visiblement d'un 
acteur, non peut être un des moindres (2). 

Selon Froissart, le contact s'établit d'abord entre la division 
anglo-bretonne de Knolles et la division bretonne de du Guesclin, 
— puis entre les corps commandés par les deux prétendants, — 
enfin, entre la division du comte d'Auxerre et celle de Clisson. 

La division de Charles de Blois commença par avoir l'avantage 
sur celle du comte de Montfoil, qui recula, mais qui fut secourue 
et remise en ligne par la réserve de Calverly, laquelle rendit le 
même service aux deux autres divisions de l'armée anglo-bretonne 
quand elles se virent trop foulées, leur donna par là le moyen 
de tenir, puis de rompre leurs adversaires, et procura ainsi la 
victoire. 

Chandos, avec une partie de sa division ou < bataille » ayant 
renforcé celle de Clisson engagée et malmenée par la bataille 
française du comte d'Auxerre, parvint à rompre ce dernier corps 
et à le mettre en déroute. 

Alors la division de Clisson, devenue disponible par la défaite 
de son adversaire, s'unit à celle de Knolles pour combattre et 

(1) Enquête pour la canonisation de Charles de Blois, 56« témoin, dans 
D. Morice, Pr. II, 24 ; plus complet dans Luce, Froissart, YI, p. Lxxii ; 
Ms. lat. 5381, I, f. 360, v« et 361. — Cf. Guill. de S. André, Chron. rimée de 
Jean IV, édit. Charrière, v. 1201-1244, p. 465-466, et dans D. Morice, JPr. U, 
col. 322. 

(2) Chroniques de Froissart, édit. Luce, VI, p. 162 à 168. Mais Taction dut 

s'en^^ajrer plus tard que ne le dit Froissart, qui en place le commencement 

ff un petit devant heure de prime, » c*est-à-dire de six à sept heures du matin. 

Qar, selon Guv^Uer, ainsi qu'on Ta vu plus haut cp*2o0), les Franco-Bretons ne 

passèrent la rivière qu*après le lever du soleil, — et Ton était au 29 septembre. 


262 LA GUERRE 

presser la c bataille » franco-bretonne commandée par du Gues- 
clin, et qui, déjà fatiguée, attaquée de deux côtés par des forces 
supérieures, finit par être à son tour rompue et défaite. Toute- 
fois Froissart ici se trompe en plaçant à ce moment la prise de 
du Guesclin par un écuyer de Chandos (1), elle n'eut lieu que 
tout à la fin de la bataille. Guesclin, au contraire, avec les vail- 
lants de sa division qu'il put retenir et rallier autour de lui, se 
joignit à la c bataille » de Charles de Blois, où nous le retrou- 
verons tout à l'heure. 

Quant à la réserve franco-bretonne, on ne voit nulle part qu'elle 
ait eu une action propre ; il est clair qu'elle ne comprit ni ne 
remplit son rôle, et qu'au cours des incidents de la bataille elle 
se divisa et se fondit dans les autres corps. Ce qui le prouve 
jusqu'à l'évidence, c'est que l'un des chefs de cette réserve, le 
sire de Retz, fut selon Froissart, fait prisonnier dans la déroute 
de la division de Bertrand du Guesclin (2), 

Après la chute des deux premières divisions franco- bretonnes 
(celle du comte d'Auxerre et celle de du Guesclin), tous les braves 
encore vivants de ces deux corps, qui n'avaient point été pris ni 
entraînés dans la fuite, qui ne voulaient point fuir mais se battre 
et résister jusqu'au bout, tous ceux-là, Bertrand en tète, se 
rallièrent à la « bataille » de Charles de Blois, qui seule tenait 
encore, et se vit alors attaquée par toutes les divisions de l'armée 
anglo-bretonne. 

La résistance de Charles et de sa c bataille 9 fut héroïque ; mais 
le nombre des assaillants, qui leur permBttait de se relayer et 
d'attaquer de tous les côtés à la fois, finit par avoir raison de cet 
héroïsme. La « bataille > fut enfoncée sur plusieurs points, la 
plupart des combattants se débandèrent ; quelques groupes de 
braves, entourés de toutes parts, décidés à vendre chèrement 
leur vie, continuèrent de se battre, entre autres, deux petits 
bataillons ralliés l'un autour de Charles de Blois, l'autre autour 
de du Guesclin. Enfin Charles de Blois tomba, son groupe se 
dispersa (3). Celui de du Guesclin fut accablé et Bertrand, appre- 
nant la mort de Charles, s'écria : 

<i) Jbid,, p. 167. 

(2) Ibid. 

(3) Cuvelier, C'iron. rimée de Du Guesclin, v. 6246 à 6204, édit. Gharrière I, 
p. 229-230. 


DE BLOIS ET DE MONTFORT 263 

Mors est li plus prudons qui fut ou siècle vifs... 
Or ne prise ma vie vaillant deux parisis ; 
J*ai plus chier à morir que j'en soie fuis (1). 

Et il continua de combattre et de frapper des coup?, terribles 
tant qu'il lui resta une arme. Ghandos le fît envelopper de toutes 
parts ; Bertrand n'avait plus en main qu'un bout d'épée tordu : 
le lion se rendit. 

Nous avons écarté tous les épisodes (sans parler de toutes les 
fables) pour mettre en relief (ce que l'on n'avait jamais fait) la 
marche stratégique de la bataille, d'après le récit de Froissart. 
Mais ce récit doit être contrôlé ou plutôt complété par quel- 
ques autres (2). Ainsi, dans la première partie de la journée, le 
corps de bataille du comte de Montfort fut presque enfoncé, si 
bien que ce prince, c qui à ilesconfiture cuida estre, à ce point 
€ voulut partir (3). » Ce fut le comte d'Auxerre qui, en attaquant 
Montfort d'un côté avec une partie de sa division pendant que 
Charles de Blois le combattait de l'autre, faillit mettre le préten- 
dant en déroute. Mais Chandos, combinant avec Clisson une 
attaque contre Auxerre, l'arrêta, et dans le même temps Calverly, 
ayant avec sa réserve tourné les Franco-Bretons, prit en queue 
cette même division d' Auxerre, qui surprise par cette attaque 
fut d'abord enfoncée, puis mise en fuite (4). 

C'est le rôle de la réserve anglo-bretonne qui gagna la bataille, 
ce point est incontestable. Mais ce rôle semble surtout avoir été 

(1) c Mort est le plus vaillant homme qui ait été au monde ; maintenant je 
n*estime pas ma vie deux sous, j*aime bien mieux mourir que fuir I i Ibid. 
vers 6268-70 ; voir aussi v. 6265 à 627^*, p. 230. 

(2) Entre autres par celui de Cuvelier (v. 5976 à 0279, p. 221 à 230), très 
décousu, mais qui rapporte beaucoup de faits notables, et par celui de Jean de 
Saint-Paul (Chronique de Bretagne, édit. des Bibliophiles Bretons, p. 19-21). 
L'histoirejuédite de Le Baud (ms. fr. 8266) a un grand récit d'ensemble très bien 
composé, où Ton trouve des traits intéressants qui ne sont que là ou paraissent 
là pour la première fois. Cf. Chronique des quatre prei7iier$ Valois, édit. Luce, 
p. 159-162. 

(3) Jean de Saint-Paul, p. 20*. Cf. Cuvelier, vers 6043, édit. Charrière I, p. 223 ; 
et Froissart édit. Luce, VI, 163, et 165-166. 

(4) ft Lorsqu'il! estuient au plus fort de Testour, missire Hue de Carvallay 
vint au dos de la batailles des comtes d'Auxerre et de Joigny à tout ses cinq cens 
combatans, contre losquelx ne peurent les Françoys avoir longue durée, ains 
fut celle bataille rompue et reboutée arrière. » (Le Baud, ms. fr. 8266 de la 
BibJioth. Nat. f. 263, i<» et v». 


ââ4 LA GtJERRX 

funeste aux Franco-Bretons par suite de leur imprudence, qui 
permit à Caiverly de tourner leui^s lignés et de prendre leurs 
divisions à revers, pendant que les autres corps anglo-bretons 
les combattaient de front : on sait combien il est difficile à une 
troupe quelconque, prise ainsi à dos à l'improviste, de ne pas 
se déconcerter, se débander, se mettre en déroute (l). 

Sur la mort de Charles de Blois il y a deux versions. Suivant 
Tune, il fut tué en combattant au milieu de la mêlée : c'est celle 
de Froissart et de Cuvelier, adoptée par Le Baud et par Jean de 
Saint-Paul. Suivant l'autre, activement propagée au xv® siècle 
parles Penthièvre, Charles se serait rendu à l'un de ses anta- 
gonistes, et assez longtemps après un Anglais l'aurait tué à froid. 
Cette version est généralement suivie par les historiens modernes 
de la Bretagne; cependant elle est fort douteuse. Elle repose sur 
un seul témoignage de l'Enquête pour la canonisation de Charles 
de Blois, celui de Georges de Lesnen, médecin du prince, qui 
était bien à Aurai, mais n'a point vu le fait et le rapporte simple- 
ment sur ouï-dire (2). On ne trouve dans cette Enquête qu'un 
seul témoin qui ait assisté à la mort de Charles de Blois, et il ne 
dit rien de pareil. C'est frère Geofroi Rabin, Jacobin du couvent 
de Nantes. Il déclare « avoir vu monseigneur Charles sur le 
« champ de bataille au moment où il quitta ce monde et lui 
c avoir dit, à cet instant même, de penser à Dieu et à saint Jean- 
c Baptiste en qui il avait grande dévotion ; alors monseigneur 
€ Charles proféra ces mots : Hua, Domine Deus ! Ce fut là ses 
c dernières paroles, peu de temps après il rendit l'âme (3). » 

Rien en cela ne peut donner lieu de supposer, d'une part, une 
reddition préalable, de l'autre un assassinat à froid. On est en 
plein ohamp de bataille, un coup de lance poussé vigoureusement 

(1) Voyez Cuvelier, v. 5956-5976, 59W-5949, et 6106-6117, édil. Charrière, I, 
p. 220-221, 223 et 225, et les variantes des p. 220 et 225; cf. Jean de Saint- 
Paul, p. 20. Froissart si^:<le ausbi le rôle décisif de la résen^e anglo-bretonne, 
quoiqu'il n'en décrive pas les manœuvres tout à fuit dans les mêmes termes : 
voir édit. Luce VI, p. 163, 165, 166-167. 

(2) t Audivit dici à pluribus fide dignis quod, per magnum spatiiim temporis 
postquàm cnptus fuit per inimicos et se reddidit prisoniarium eisdem, ipsi 
inimici eumdein occiderunt. » — Enquête, 9« tém. dans D. Morice, Pr, 11, 7 ; 
cf. ms. lat. 5381, 1, f. 54 v*. 

(3) VoirEnquéle, 30« t^imoin, dans D. Moi-ice, Pr. II, 18; ms. lat. 5381, 1» 
f. 192 V. 


DE BLOIS Vt ht IIONTFORT 265 

abat Charles. Le moine voit le duc chanceler, le sang couler à 
flots et la mort happant sa proie. En hâte il suggère au prince 
une pensée pieuse. Le prince lance à Dieu, pour lui et pour son 
peuple, un suprême appel. Ce cri lancé, il meurt, il tombe face 
en tôte et, comme dit si bien Froissart, c le viaïre (1) sur èes 
ennemis, » 

Voilà la mort d'un vaillant comme Charles de Blois, la seule 
vraisemblable, la seule grande, la seule qu'il ait pu avoir. 

Tournons-nous maintenant vers le vainqueur. Voyons comtne 
il porte son triomphe. La scène a été peinte de main de maître 
par le meilleur peintre d'histoire du xiV« siècle — Froissart, -^ 
et nous pouvons même offrir à nos lecteurs une copie de son 
tableau plus curieuse que l'original, car elle a été retouchée, 
complétée avec des traits recueillis dans la tradition bretonne 
par le meilleur et le mieux disant de nos chroniqueurs bretons, 
Pierre Le Baud, dont Vllistoire de Bretagne inédite porte ceci : 

€ Après ccste grant desconfîture et que le champ (de bataille) fut 
demeuré es gens du comte de Montfort, mesmement que les seigneurs 
bretons et angloîs eurent un peu chacié (2) les fuyants, ilz laissèrent 
le sire de Cliczon avecques ses gens et partie des leurs convenir du 
seurplus (3), et s'en retournèrent et retrairent par devers ledit comte, 
qui encore estoit ou champ à tout (4) sa bannière. Et comme ilz se 
furent tous recuillis ensemble, partirent du champ le comte, missire 
Jehan Chandos, missire Robert Quenolle, missire Eustache d'Âuber- 
cicourt, missire Hue de Carvalay, missire Gaultier Huet et autres 
pluscurs, et s'en vindrent ombrager jonxle (3) me espaisse hayequi 
estoit à l'un des costez du champ, et illecques affichèrent (6) leurs 
bannières et pennons des armes de Bretaigne tout au hault d'un 
buisson, affin que de loign peussent estre veues ; pour leurs gens 
rallier qui dispars (7) estoicnt de çà et là ; puis se desarmèrent en ce 
lieu pour se refroischir ; quar bien véoient que plus n'y avoit qui leur 
contrariast. 

(1) Le visage. — (2) Chassé, poursuivi. — (3) C'est-à-dire, continuer la 
poursuite. — (4; Avec sa bannière. — (5) Vinrent se mettre à Tombrc contre 
(juxla) une haie épaisse, -- (6) Et là fichèrent, plantèrent leurs bannières. — 
(7) Dispersés, 


266 LA GUERRE 

f Etadonc commencèrent missîre Jehan Chandos, Robert Quenolle, 
Hue de Carvalay, et les autres chevaliers qui là estoient à dire au 
comte qu^il louast Dieu et fist chère joyeuse, quar en celui jour avoit 
il conquis Teritaige de Brctaigne. Ausqueulx respondit le comte que 
celle bonne adventurc luy estoit advenue par eulx, dont il les mercioit, 
et principalement missire Jehan Chandos, disant que luy en debvoit 
savoir plus grant gré que à nul homme du monde. Puis demanda 
le vin, dont il beut à tout (1) le flacon, quar il n'avoit lors autre 
vaisseau (2), et après quMl eut beu il le tendit à missire Jehan Chan- 
dos, et le fist boire à celuy mesme flacon, jasoit qu^il relTusast (3). 

€ Et ainsi que ces seigneurs bevoient après avoir osté leurs armes 
et se refroischissoient de leurs sueurs et angoisses qu^ils avoient eues 
et soufiertes en combatant, retourna (4) lesiredeCliczon toutenflambé 
de chaleur, lequel avoit longuement poursseu (S) les annemis, et à 
grant peine s'cstoit peu départir de celle chace (6). Si (7) ramenoit 
avecques luy ses gens et grant multitude de prisonniers qu^il avoit 
attaihs et prins, et vint tout droilement descendre jouxte les bannières 
du comte et des seigneurs de son ost (8), avecques lesquelx il se vint 
refroischir, et fist mettre à point (9) la playe qu^il avoit ou visaige et 
Tœil qu^il avoit blecé, mais il n^y seut oncques tant faire que jamèsil 
en vist goûte. 

« Lors se enquist le comte de Montfort que monseigneur Charles 
de Blois estoit devenu, mais nul ne luy en donna certaine respense, 
et pour ce commanda il sans demeure (10) à deux chevaliers et à deux 
heraulx qu'ilz allassent ccrcher (11) le champ, savoir si entre les morts 
gisoit monseigneur Charles. Lesquelx chevaliers et heraulx, en obéis- 
sant au commandement, se transportèrent au champ, et quant ilz 
vindrent au lieu où avoit esté la bannière de monseigneur Charles 
gectée (12) par terre, ilz trouvèrent assez près de ce lieu son corps 
gisant mort à l'envers. Si (13) le drecicrent d'entre les autres et le 
coupvrircnt d'une large (14), puis retournèrent par devers le comte leur 

(1) Avec, ou si l'on veut, à môme le flacon. — (2) Vase,. coupe. — (3) Quoi- 
qu'il refusât. Ce refus de Chandos n'est pas dans Froissait. — (4) Revint. — 
(b) Poursuivi. — (6) A grand peine avait-il pu abandonner celle poursuite. — 
(7) Aus^i. — (8) Son armée. — (9; Fit panser la plaie. Froissart ne parle point 
de ce pansement. — (10; Sans retard. Froissart ne dit point que ce fut Montfort 
qui s'enquit du soit de Charles de Blois ni qui lit explorer le champ de bataille 
pour voir si on l'y trouverait. — (11) Parcourir, explorer. — (12) Jetée, abattue. 
— (13 Ainsi le dressèrent. ~ (14) D'un boucliert 


DE BLOIS' ET DE MONTFORT 267 

seigneur et luy dirent tout hault, si que (1) checun le pouoit oïr, que 
il fist bonne chère, quar ils a voient veu son adversaire mort. 

c Adonc se leva le comte et dist qu'il le vouloit veoir, et que aussi 
grant désir avoit de le veoir mort comme il avoit eu de le veoir vif. 
Si (2) s'achemina celle part accompagné des seigneurs de son ost, et 
quand il fut arrivé au lieu où monseigneur Charles gisoît, il le Gst 
descoupvrir de la targe dont il estoit couvert et le regarda un temps 
moult piteusement sans rien dire, puis en pleurant tendrement (3) 
dist : € Haa, monseigneur Charles, beau cousin, comme pour vostre 
c opinion maintenir sont en Bretaigne advenus maints griefs mes- 
c chiefs (4) ! Ainsi m'aist (5) Dieu qu'il me desplaist de tout mon cueur 
€ que en ceste manière vous trouve, si faire se pcuist autrement ! » 

€ Mais comme les seigneurs qui estoient avecques le comte le virent 
ainsi piteusement larmoier, ilz le tirèrent arrièi*e et ledit monseigneur 
Charles estèrent de devant ses yeux (6). Et adonc retourna le comte 
à son enseigne (7) et ordonna que le corps de monseigneur Charles 
fust porté à Guingamp et notablement ensepulturé ou couvent des 
Frères Mineurs, jouxte la sépulture de monseigneur Gui de Bretaigne, 
père de sa femme (8), lequel avoit fondé ledit collège (9). Et ainsi 
fut fait (10). > 

Clisson, comme on vient de le voir, s'acharna à la poursuite 
des vaincus. Il avait à régler un vieux compte. Tout jeune en 
1343, lors du supplice ou plutôt du traitreux assassinat ordonné 
par le roi de France sur la personne de son père, sa mère Jeanne 
de Belleville lui avait inculqué profondément, comme un devoir 
filial et comme une mission sacrée, l'obligation de la vengeance. 
Le 29 septembre 1364, les fuyards d*Aurai payèrent la dette de 
Philippe de Valois ; Clisson ne se borna pas à faire des prison- 
niers, il tua beaucoup et ne s'arrêta qu'à bout de forces. 

Les pertes des vaincus furent considérables. Un chroniqueur 

(1) Si bien que. — (2) Ainsi il s*achemina. — La phrase précédentejait allusion 
aux nombreuses demandes d'entrevue faites par Jean de Montfort h Charles de 
Blois pour arriver à un arrangement. — (3) c En pleurant tendrement » — ce trnit 
manque dans Froissart. — ^4) Maints {graves malheurs — (5) Ainsi Dieu me soit 
en aide. — Le sens de la phrase est : Dieu m'est témoin qu*ilme déplait de tout 
monc<eurde vous voir en tel état, alors qu'il pouvait en être autrement. — (6) Cette 
phrase et toute l'action qu'elle indique manquent dans Froissart. ~ (7) Au lieu où 
il avait planté sa bannière. — (H) Père de Jeanne de Penthiëvre. — (9) Ledit 
couvent.-— (10) Bibliothèque Nationale, ms. fr. 8266, f. 265, r» et v*. 


2B8 lA çmwKE 

favorable & la cause française (i) les poite à près deS^OOO hommes^ 
dont 770 tués sur place et 2,000 frappés de blessures mortelles, 
— sans parler des prisonniers qui furent très nombreux. A ce 
compte, l'armée franco-bretonne, forte (on Fa vu) de 4,000 hom- 
mes, eût disparu entièrement. 

Ces chiifres sont exagérés, aucun chroniqueur anglais n'en a 
d'aussi forts. L'un d'eux parle d'un millier de morts du côté de 
Charles de Blois et de 1,500 prisonniers, dont sans doute beau- 
coup de blessés (2). Ces nombres sont très vraisemblables; 
ensemble ils font un total sensiblement supérieur à la moitié de 
refîectif de l'armée vaincue, ce qui dans toute bataille constitue 
une perte des plus notables. 

Ce désastre devait-il sufQre à abattre le parti de Blois? A pre- 
mière vue, la situation de ce parti après Aurai ne semble pas 
beaucoup plus mauvaise qu'en 1347 après la Roche-Derien. 

A Aurai, Charles de Blois est tué, — et à la Roche-Derieil 
prisonnier. 

En 1364, l'héritier de Charles est en Angleterre, en otage pour 
le paiement de la rançon paternelle. En 1347, ce n'est qu'un 
enfant qui ne compte pas. 

En 1364, comme en 1 3 i7, elle reste debout pour soutenir la lutte, 
pour relever et animer son parti, cette femme énergique au cœur 
viril, fièrement obstinée dans son droit — Jeanne de Penthièvre. — 
Son vaste apanage, l'immense domaine de Penthièvre, reste aussi 
toujours fidèle et solide. Les deux grandes citadelles de la Bre- 
tagne, Rennes et Nantes, tiennent toujours pour Blois, leurs gar^ 
nisons ne parlent point de se rendre : où Lancastre a échoué, 
Montfort malgré sa victoire ne peut guère espérer de réussir. 

Et en 1364, la France n*est pas, comme en 1347, au lendemain 
d'un désastre — Créci ; elle est au lendemain de Cocherel — un 
triomphe. 

Et pourtant en 1347, après la Roche-Derien, nul dans le parti 
de Blois ne songea à poser les armes. En 1364, après Aurai, nul 
n'eut l'idée de prolonger la guerre. 

(1) Jean de Venete. continuateur de Guillaume d« Nangis, dans d*Achér.y, 
Spicihg. in-fol., t. III, p. 135; et dans Guillaume de Nattgûty éélL Cénud 
(1843), t. IL p. ^2. 

<2) Thomas de Walsingham, dans Caraden, Anglica, Normannica, etc,^ 
p. 180 et 5-25. 


DE fiLOIâ Bf DS MONTFORt 269 

Et savez-vous qui, en 1364, prit Tinitiative de déserter la lutte? 
Celle-là même qui si longtemps l'avait soutenue avec une obsti* 
nation dont ses adversaires lui avaient fait un crime — Jeanne 
de Penthièvre. Sans être menacée dans Nantes par aucune 
démonstration du vainqueur, elle quitta cette ville, sortit de 
Bretagne, se retira à Angers près de sa fille mariée au duc d'An- 
jou, frère du roi de France (1), et si son gendre fit auprès de 
Charles V quelques.efforts pour l'engager à soutenir par les armes 
le parti de Blois, Jeanne de Penthièvre ne s'associa point aux 
efforts de son gendre (2) : elle accepta comme une sentence sans 
appel l'an^èt porté par le glaive au champ d'Aurai. 

Pourquoi, de la part de Jeanne et de son parti, deux conduites 
si opposées, deux attitudes si contraires en 1364 et en 1347? 
Pourquoi en 1347 une obstination si résolue, — et en 1364 un 
abandon si soudain et une si entière résignation ? 

C'est qu'en 1347 la Bretagne, riche et prospère grâce à la 
paix séculaire dont elle avait joui depuis la mort de Pierre de 
Dreiix, se sentait encore pleine de vie, de sève et de nerf, malgré 
les six premières années de la guerre civile : mais, en 1364, 
après vingt-trois ans de ce fléau terrible, elle était à bout de 
forces, exténuée, à l'agonie. Pour elle la continuation de la 
guerre, c'était la mort prochaine, inévitable. Tout le monde le 
voyait. Cette évidence détermina la conduite de Jeanne et, par 
suite, celle de tout son parti. 

Jusque là, Jeanne avait vu son devoir dans la défense obstinée 
et sans concession aucune de son droit sur la Bretagne. Mais 


(1) c Audiens autem Caroli de Blesis casum seu necem, uxor sua domina 
Johanna de Britannia, .quae tune Nannetis residebat,... statim auditis illis 
rumoribus dolorosis, Castro Nannetensi derelicto, una cum parvulo ejus fillo 
ad civitatem Andegavensem accessit, ubi ejus filia, quse ducem Andegavensem 
despousaverat, in castro Andegavensi saepius moratur. > Continuât. Giiillelmi 
de Nangis (auctore Jo. de Venete;, dans d'Âchéry Spicileg. III, p. 135 ; dans 
Guillaume de NangiSy édit. Géraud, II, p. S52-353. 

(2) Le roi de France, le prudent et habile Charles V, ne voulait point à ce 
moment et dans de telles conditions rouvrir la guerre. Moins d'un mois après 
la bataille d'Aurai, le 25 octobre 1364, il nomma des négociateurs pour 
traiter de la paii avec Jean de Montfoit ; le 3 novembre il le reconnut pour duc 
de Bretagne (sous le nom de Jean IV) et lui donna un délai jusqu'à la saint 
Jean 1364 pour faire Thommage de son duché à la couronne de France. Voir 
D. Morice, Preuve* 1, 1584 et 1585. 


270 Là gubrrk 

au-dessus de son droit sur la Bretagne, il y avait — la Bretagne. 
Le devoir, en 4364, c'était de l'empêcher de périr. Jeanne com- 
prit que pour sauver la patrie il lui fallait immoler son droit : 
vraie Bretonne, vraie patriote, elle n'hésita pas. Elle fit ce sacri- 
fice d'un coup, grandement, sans esprit de retour. 

Après la conclusion définitive de la paix ^^12 avril 1365) elle 
s'enferma dans sa vieille ville de Guingamp, si chère à Charles 
de Blois et qui possédait sa tombe. Là, Jeanne vécut vingt ans 
cloîtrée dans l'exercice de toutes les vertus chrétiennes, dans le 
culte austère des souvenirs et les regrets de l'absence : aussi 
malheureuse comme mère que comme épouse, elle ne put revoir 
près d'elle, avant sa mort, ses deux fils aînés, toujours prison- 
niers en Angleterre. 

Une seule fois, en ces vingt ans, elle sortit de cette austère 
retraite. Le roi de France prétendit un jour confisquer le duché 
de Bretagne et le réunir au domaine royal. Les Bretons, qui 
avaient expulsé de chez eux leur duc comme trop Anglais, le 
rappelèrent unanimement pour repousser l'invasion française ; 
il débarqua à Dinard le 3 août 1379 : tous ceux qui l'avaient 
chassé étaient là pour l'acclamer. A leur tète marchait Jeanne 
de Penthièvre, qui, comprimant tous ses ressentiments, ses 
douleurs toujours saignantes, tint à venir la première saluer 
dans le vainqueur d' Aurai le chef légitime de la Bretagne, le 
représentant, le champion de son indépendance et de sa natio- 
nalité (1). 

Devant un trait pareil il n'y a qu'à admirer et à se taire. 

Heureuse la Bretagne si la postérité de cette grande Jeanne 
eût gardé quelque parcelle de son héroïque patriotisme I 


CONCLUSION 

Notre conclusion sera brève. 

Jusqu'ici, en ce qui touche la guerre de Blois et de Montfort, 
les historiens n'ont eu d'autre méthode que la juxtaposition 
chronologique des faits. 

(i) Voir Chrmiicon Bnocense duns D. Morice, Preuves I, 55. 


Dfi BLOIS ET DE MONTFORT 271 

L*idée-mère de notre étude a été de chercher l'explication de 
cesfaits dans le caractère des hommes, la nature des institutions, 
les nécessités de la politique, et de rétablir ainsi, autant que 
possible, la génération logique des événements. 

On nous permettra donc d'indiquer — non dans un but de 
gloriole personnelle, mais pour attirer sur ces points mêmes la 
discussion — ce que nous croyons avoir mis de neuf dans ce travail. 

D'abord, la division logique de cette longue guerre en quatre 
périodes : début — développement — lassitude — dénouement: 
— division très fondée en raison et qui, croyons-nous, facilitera 
beaucoup l'étude de cette époque. 

Puis^ l'indication des causes qui éternisèrent si étrangement 
cette grande lutte, savoir : 1® l'absence presque constante des 
chefs des deux partis soit hors de Bretagne soit hors de leurs 
armées ; 2® la volonté manifeste du roi d'Angleterre, qui trouvait 
beaucoup plus d'avantage à faire durer la guerre qu'à la terminer, 
même en faveur de son protégé. — Il y eut d'autres causes sans 
doute ; mais pour les mettre au jour, il aurait fallu pouvoir 
creuser plus profondément le terrain historique, entrer dans la 
discussion et s'enfoncer dans le détail. 

Je ne crois pas non plus qu'on ait nulle part indiqué, comme 
je l'ai fait, la distribution géographique des forces des deux partis, 
aux diverses époques de cette guerre, sur le sol de la Bretagne. 
II y a encore sur ce point beaucoup à dire, mais pour aller. plus 
loin, pour préciser davantage, il faudra élucider la géographie 
féodale de la Bretagne, — ce que la nature du présent travail ne 
comportait point. 

En ce qui touche les faits ou les épisodes particuliers, en voici 
quelques-uns, sur lesquelsje crois avoir apporté quelque lumière 
nouvelle : 

L'explication stratégique de la défaite si étonnante de Charles 
de Blois à la Roche-Derien (1347) ; 

La date exacte du combat des Trente (1351) et la justification 
positive de la manœuvre qui décida la victoire des Bretons; 

Le caractère et l'importance des batailles de Cadoret (1345) et 
de Mauron (1352), de cette dernière surtout, l'un des événements 
les plus considérables de toute la guerre et auquel nos histo- 
riens ont accordé jusqu'ici trop peu d'attention. 

Encore moins en ont-ils prêté à l'alliance manquée de Mar- 


272 LA GLIRRI DB BLOIS BT M MONTFORT 

guérite d'Angleterre avec le fils de Charles de Blois (1353; : épi- 
sode si curieux et si caractéristique que je me suis efforcé de 
mettre dans tout son jour. 

La campagne de Lancastre dans le pays de Penthièvre en 
1356; — le détail précis et exact des négociations de 13(50 à 
1362 ; — l'esquisse caractéristique des deux prétendants au 
moment où ils se trouvent face à face {en 13G2) ; — la discussion 
de la valeur et de la nature véritable du traité d'Evran (1363) ; 
— enfin, la description stratégique, comme on vient de la lire, de 
la campagne et de la bataille d'Aurai (1364) : voilà encore, croyons- 
nous, ce qu'on ne trouvera chez aucun de nos devanciers. 

En signalant ces divers points, entre autres, à l'attention de la 
critique, nous devons ajouter un mot. 

Le travail que nous terminons e^t une étude qui dans certaines 
de ses parties s'est étendue au delà de nos prévisions ; mais il 
n'a nullement la prétention d'être une histoire complète et mé- 
thodique. Il s'y trouve, nous le savons, beaucoup de lacunes et 
parfois beaucoup de disproportion. Disproportion évidente sur- 
tout dans le récit de la première période (1341-1343), très briève- 
ment traitée quoique très chargée de gros événements. 

A vrai dire, notre intention a été de réserver cette période, afin 
d'en faire plus tard une étude spéciale ayant pour centre une 
femme héroïque, une autre Jeanne, non moins grande et illustre 
que Jeanne de Penthièvre, — la mère du* vainqueur d'Aurai, 
Jeanne de Montfort. 

• 

Arthur de la Borderie. 


LES CARDINAUX DE BRETAGNE 


GAMINAllX, ARCHEVÊQUES OU fiYfiOlIES EN BRETAGNE 

Rennes. — Robert Guibs, — évêque de Rennesdel502 à 1507. 
Voir la première série. 

ÂRNÀULT d'Ossat, — Blé à la Roque, au diocèse d'Auch, de Bernard 
d^Ossat et de Bertrande Conté, il devint orphelin dès Page de neuf ans» 
et fut obligé de se mettre en service. Grâce à sa vertu, à son mérite, 
à sa rare capacité pour les affaires, d^Ossat parvint à une haute fortune. 
Nommé évoque de Rennes le 25 janvier 1596, il négocia la réconci- 
liation d'Henri IV avec l'Eglise, et fut élu cardinal-prêtre du titre de 
Saint- Eusèbe, par Paul V, le 3 mars 1599, le môme jour que Bellarmin. 
Le nouveau cardinal fut transféré l'année suivante à l'évéché de 
Bayeux. Mort à Rome le 14 mai 1604, il fut inhumé dans l'église de 
Saint-Louis-des-Français, où l'on voit encore son tombeau dans la 
chapelle de Sainte-Jeanne de Valois. 

GoDEFROY Brossàis-Saint-Marc, — évéque de Rennes de 1841 à 
1859 ; premier archevêque de Bretagne de 1859 à 1878. Voirlapre^ 
mière série. 

CHÀRLES-PmuppB Place, — né à Paris le 14 février 1814, com- 
mença sa carrière dans le barreau, devint en 1849, secrétaire d'am- 
bassade à Gaëte, près de M. de Corcelle, puis entra dans le sacerdoce. 
Il fut successivement vicaire-général de Mgr Dupanloup, supérieur du 
petit séminaire de la Chapelle Saint-Mesmin et du petit séminaire de 
Paris, et, en 1863, auditeur de Rote. Promu à l'évéché de Marseille en 
1866, il fut transféré à l'archevêché de Rennes en 1878. Sa Sainteté 
Léon XIII l'a créé cardinal-prêtre dans le consistoire du 7 juin 1886 ; 

Ton u, 1887 18 


274 LBS CARDINAUX DB BRBTA6NB 

puis, dans les consistoires public et secret du 17 mars de Tannée 
suivante, Elle lui a donné le chapeau et remis Tanneau cardinalice, en 
lui assignant pour titre Sainte-Marie-la-NouvelIe et Sainte-Françoise- 
Romaine (1). 

DoL — EvEN ? — Archevêque de Dol de 1076 à 1081. Voir ce 
qu'il en a été dit dans la série des cardinaux bretons, 

Rolland — était originaire de Pise, il devint d'abord doyen de 
Péglise d^Avranches et abbé du Bourg-Dieu, en Berry. Elu archevêque 
de Dol le 11 novembre 1 177, il fut sacré en 1 184, par le pape Luce III 
qui lui avait donné toute sa confiance, et créé cardinal-diacre de 
•Sainte-Marie in porticu. Tannée suivante, le jeudi des Cendres ; il 
mourut le 4 mars 1187 (2). 

« 

Alain de Coktivy, — évèque de Dol de 1456 à 1474. Voir la pre- 
mière série. 

Saint-Malo. — Guillatjms db Montfort, — évêque de 1423 à 
1433. Voir la première série. 

Guillaume Briçonnet — était fils de Jean Briçonnet, seigneur de 
Varennes, et de Jeanne Berthelot. Avant d'entrer dans Tétat ecclésias- 
tique, il avait épousé Raoulette de Beaunc dont il eut entre autres 
enfants, deux fils devenus évêques, Tun de Meaux, l'autre de Lodève 
et de Saint-Malo. Prêtre, il devint évêque de Nîmes et de Toulon, abbé 
de Saint-Germain-des-Prés, de Saint-Nicolas d'Angers et de Grandmont, 
puis fut nommé à Tévêché de Saint-Malo le 10 octobre 1493. Quinze 
mois plus tard, dans le consistoire secret du 16 janvier 1495, Alexan- 
dre VI le créa cardinal du titre de Sain te-Poten tienne. Le cardinal de 
Saint-Malo, comme il se faisait appeler, tout en conservant Tévêché 
de ce nom, devint archevêque de Reims, puis de Narbonne, et était en 
même temps évêque d'Albe, de Tusculum et de Palestrina. Tombé dans 
la disgrâce de Jules II, il fut dépouillé de la pourpre en 1511 ; mais 

(1) Ce titre, supprimé depuis plus de deux siècles, a été rétabli en cette cir- 
constance par le Souverain Poniife. 

(2) Pouillé historique de Rennes, par M. le chanoine Guillotin de Corson, 
403. — Moréri, U, 528. 


LBS CÀta>INÀUX DS BRETAGNE 27S 

Léon X le rétablit dans cette dignité en 1513. Cette même année il 
céda Févêché de Saint-Malo à Tun de ses fils, et mourut le 14 décem- 
bre 1514, à Narbonne, où l'on voit encore son magnifique tombeau 
dans Téglise métropolitaine. Duc, pair et chancelier de France, Guil- 
laume Briçonnet fut un grand ministre d^Etat qui mérita d'être appelé 
par ses contemporains : Oraculum régis et columna regni. 

Nantes. -^ âirard, — d'après B. Hauréau (1), abbé et cardinal 
de Saint-Paul à Rome, fut nommé évéque de Nantes par Léon DC, en 
1049, au concile de Reims, après la déposition de Budik. Chassé par 
son clergé en 1051, il s'intitule néanmoins évêque de Nantes en 1060 
et 1064, et particulièrement dans une charte de l'abbaye de Redon (2). 

Robert Guibé, — évêque de Nantes de 1507 à 1510. Voir la pre- 
mière série. 

Jean de Lorraine, — fils de René de Lorraine et de Philippe de 
Gueldre, naquit en 1498. Il fut évêque de Metz^ abbé de Marmou- 
tier et de Blanche-Couronne, évoque commendataire de Nantes de 
1542 à 1550. Léon X l'avait créé cardinal-diacre de Saint-Onuphre, 
le 28 mai 1518. Il mourut à Nogent-le-Roi, près de Langres, d'une 
attaque d'apoplexie, le 10 mai 1550, et fut inhumé chez les Cordeliers 
de Nancy. 

Charles de Bourbon, — fils de Charles de Bourbon-Vendême et 
de Françoise d'AIençon, né à la Ferté-sous-Jouare, le 22 décembre 1523, 
oncle d'Henri IV, fut créé cardinal-diacre de Saint-Sixte, par Paul III, 
le 9 janvier 1547, purs cardinal-prêtre de saint Chrysogone. Arche- 
vêque de Rouen, il tint l'évêché de Nantes en commende de 1550 
à 1554 ; et fut également abbé du Tronchet quelques années. Le 
cardinal de Vendôme, appelé aussi Charles X, roi des Ligueurs^ 
mourut le 9 mai 1590, à Fontenay-le-Comte. 

Vannes. — Pierre de Foix, — fils de Gaston IV, comte de Foix, 
Qt d'Eléonore d'Arragon, naquit à Pau le 7 février 1449, et se fitreli- 


(1) Gallia ChrUtiana, 810. 

(3) Cartulaire de Vahbaye de Redon, 316. 


276 , IMS CARDINAUX DS BRETAGNE 

^eux cordelic^r, Nommé 4 Tévêché de Vannes en 147o, il fut créé 
Tannée suivante cafdinal-dîacre des Saints Côme et Damien. Eq 
1486, il devint abbé de Saint-Melaine de Rennes. Il réconcilia le duc 
de Bretagne (1), son beau-frère, avec Charles VIII ; puis rétablit la 
paix dans le royaume de Naples. Ayant trempé dans la conspiration 
contre Pierre Landais, il craignit les ressentiments du duc, se retira 
à Rome où il mourut en août 1490, et fut inhumé dans la basilique 
de Sainte-Marie de populo. 

iMtûsm CiBO, — natif de Gènes, fils illégitime de Maurice Cîbo et 
4e Perrette Cibo, neveu d'Innocent Vllt, devint archevêque de Béné- 
vent, cardinal du titre de Sainte-Cécile, puis de Saint-Marc, en mars 
1489, et évéque de Vannes en 1490. Le cardinal de Bénêvent, comme 
on rappelait vulgairement, mourut à Rome, le 22 décembre 1900, et 
ftit inhumé, comme son prédécesseur, à Sainte-Marie de populo (2). 

Robert Guibé, — administrateur de Tévêché de Vannes^ le 
M février 1511, jusqu'à sa mort. Voir la série des cardinaux 
Bretons. 

Alexandre Cesarint, — cardinal^tiacre de Saînt-Eustache, créé par 
Léon X, le 1*' juillet 1517, succéda à André Hamon vers 1528. Il fut 
également évéque d'Albano et de Pampelune ; et mourut à Rome 
le 15 février 1542. 

Laurent Pccci, — originaire de Florence, fils d'Antoine Pucci, créé 
<^rdinal-prétre du titre des Quatre-Couronnés par Léon X, qui Tavait 
envoyé au concile de Latran, comme son légat; il fut nommé, en 1513, 
'évéque de Vannes et abbé de Saint-Melaine de Rennes. Il mourut à 
Home le 26 septembre 1531, âgé de soixante-treize ans, et fut inhumé 
en l'église de Notre-Dame-de-la-Minerve, au pied du tombeau de 
Léon X. Albert Le Grand ('onne son épitaphe. 

Antoine Pucci, — fils d'Alexandre Pucci, et neveu du précédent; 


' • (4) fVançois II, -époux en second mariage de Marguerite de Foîx. 

(2) A. la mort de Laurent Cibo, le pape avait désigné le cardinal d'Albret pour 
Té^èché de Vannes, mais afin de ne pas désobliger la duchesse Anne, il agréa 
la nomination de Jacques de Beaune. 


XK8 CARl>INÀnX DI BMTAORB 277 

• 

il était grand pénitencier de l'Eglise Romaine, proteeteinr de Perdre des 
Minimes et évéque de Sabine. II fut pourvu de révôché de Vannes ^ 
1531, créé cardinal du titre des Quatre-Gouronnés, la même année, 
par Clément VU, et reçu chanoine de Rennes en 1840. Il mourut à 
Rome en 1544, âgé de soixante ans, et fut inhumé près de son oncle (1). 


Saint-Brieuc. -*- Ce diocèse n'a eu comme cardinaux que troii 
compétiteurs, nommés par le Souverain Pontife, qui ne voulait pas 
reconnaître comme évéque Jrançois de Mauny, proposé par le Roi. 
Ces trois cardinaux sont : 

André Cornàro, — vénitien, archevêque de Spalatro, cardinal da 
titre de Saint-Théodore, le 19 décembre 1544, mort à Rome le 
30 janvier 1551. 

Durand de Durantis, — né à Bresse le 5 octobre 1507, évoque 
d'Algeri, puis de Cassano et de Bresse, créé cardinal du titre des Douze 
Apôtres, le 19 décembre 1544 ; nommé par le pape à l'évêché de 
Saint-Brieuc en 1551 ; mort le 18 mai 1558, après avoir donné sa 
démission. 

Jbàn du Bellay, — fils de Louis, seigneur de Langey, et de Mar- 
guerite de la Tour-Landry, était né au château de Glatigny, près 
Montmirail, en 1492. Evéque de Bayonne, Paris, Limoges, Bordeaux, 
Le Mans, abbé de Saint-Gildas, il fut créé cardinal-prétre par Paul III^ 
le 21 mai 1535, du titre de Saint-Vital, puis de Sainte-Cécile et de 
Saint-Adrien. Nommé à Saint-Brieuc après le précédent, il se démit 
en 1553. Il mourut à Rome le 16 février 1560, étant évéque d'Ostie. 
Après la mort du pape Marcel II, il avait été question de Télé ver au 
Souverain Pontificat. 


Tréguier. — Even Begaicnon, — évéque de 1362 à 1372 environ. 
Voir la première série, 

(i) M. Potier de Gourcy, dans le Nobiliaire et armoriai de Bretagne, élève à 
jBi dignité cardinalice Laurent Pueci, neveu et coadjuteur d'Antoine Puccâ, en 
1541 ; mais il n*est pas porté «ur les UBtes de Marén. 


278 LBS CARDINAUX DB BRETAGNE 

Raphabl Galiotto ou Riario (1), — fiU de Yiolentina Riario, sœor 
du cardinal Pierre Riario, naquit & Savonne, le d mai 1451. Sixte IV 
lui fit porter le nom de son oncle, et le créa cardinal-diacre de Saint* 
Georges ad vélum aureum, en décembre 1477. Evêque dlmola, de 
Cuença, de Trente, archevêque de Salerne, il fut pourvu de Tévèché 
de Tréguier en 1480, et s^en démit en 1483. II fut également abbé 
du Tronchet vers 1496, mais il céda ses droits sur cette abbaye à 
Tristan de Vendel. Raphaël mourut à Naples le 7 juillet 1531. 

Louis db Bourbon, — fils de François de Bourbon, comte de 
Vendôme, et de Marie de Luxembourg, naquit à Ham, en Picardie, le 
2 janvier 1493. Créé cardinal-prêtre, du titre de Saint-Sylvestre, par 
Léon X le l^** juin 1517, il fut archevêque et duc de Reims, pair de 
France, abbé de Savigny, et pourvu de Tévêché de Tréguier en 1538. 
11 se démit de ce dernier bénéfice en 1548, et mourut à Paris le 
11 mars 1556. Son corps fut inhumé dans la cathédrale de Laon, et 
ses entrailles déposées dans Tabbaye de Saint-Denis. Il était regardé, 
dit Tabbé Tresvaux, comme l'ornement de TEglise catholique, à Té- 
poque où les nouvelles hérésies commençaient à désoler la France. 

HIPPOLTTB d'Esté, — dit le cardinal de Ferrare, était fils 
d'Alphonse, duc de Ferrare et de Lucrèce-Borgîa. Créé cardinal- 
diacre de Sainte-Marie m acpiiro, puis de Sainte-Marie m via lata 
en 1538, il fut archevêque de Milan, d'Auch, d'Arles, de Lyon, 
évêque d'Autun et administrateur de Tréguier en 1543 et 1544. Il 
mourut à Rome, le 2 décembre 1572, et fut inhumé & Tiburce dans 
l'église des Franciscains. 

Quimper. — Philippe de la Chambre, — originaire de Savoie, 
fils du comte Louis et d'Anne de La Tour, évêque de Bologne, de 
Tusculum et de Frascati, et abbé de Corbie, créé cardinal-prêtre du 
titre de Saint-Martin-des-Monts le 7 novembre 1533, il fut nommé à 
l'évêché de Quimper en 1546 ; il résigna, en 1549 ; mourut à Rome 
l'année suivante, le 20 février, et fut inhumé chez les Minimes de la 
Sainte-Trinité du Mont Pincius. On l'appelait communément le 
cardinal de Bologne. 

(1) Quelqu(^3 auteurs appellent ce cardinal Raphaël de la Rovëre, mais la 
liste de promotion n*en mentionne point de ce nom. 


LBS CARDINAUX DE BRETAGNE 279 

Nicolas-Cajetan Sirmonetta, — naquît à Rome le 24 avril 1S26, 
de Pierre Farnèse et de Janelle Cajetan. Parent de Boniface VIII, il 
arriva promptement aux dignités ecclésiastiques. Dès 1538, Paul lit 
le fit cardinal-diacre de Saint-Nicolas in carcere, puis de Saint- 
Eustache. En 1550, il fut nommé administrateur de Quîmper, charge 
dont il se démit vers 1560. Il devint ensuite évêque de Bisîgnano et 
archevêque de Capoue, mourut à Rome le l^*" mai 1585, et fut inhumé 
dans Téglise de Lorette. 

Saint-Pol-de-Léon — est le seul évéché de Bretagne qui 
n^ait eu quelques-uns de ses prélats revêtus de la pourpre Romaine. 
Philippe de CoêtquiSy évêque de 1422 à 1427, ne fut élevé à cette 
dignité, par Tanti-pape Félix V, qu'en 1440. 


GARDIKAIIX, ABBfiS OU PlllEURS EN BRETAGNE 

Cette troisième série est nécessairement incomplète, surtout dans 
sa seconde partie. Nous possédons, sans doute, dans les divers ouvrages 
qui s'occupent de la Bretagne, les listes des abbés, mais la plupart 
de CCS listes auraient besoin d'être revisées avec soin. Quant aux 
prieurés, c'est à peine si on les connaît de nom, sans parler de leurs 
titulaires. Nous n'avons qu'une exception à faire, et elle est tout à 
l'avantage de l'archidiocèsc actuel de Rennes, grâce au sérieux et 
important ouvrage de M. le chanoine Guillotin de Corson, dont le 
second volume est consacré exclusivement à nous faire connaître les 
abbayes et les prieurés de cette partie de la Bretagne. Sur trente-huit 
abbayes d'hommes qui existaient dans notre province avant la révo- 
lution, je vais en mentionner vingt ayant eu des cardinaux à leur tête ; 
j'y ajouterai quatorze prieurés, choisis — (on peut le dire ici sans exagé- 
ration) — entre mille, qui nous offrent cette distinction ; et j'y join- 
drai deux chanoines et un doyen, du diocèse de Rennes. 

Abbaye de Salnt-Melaine. (Rsnnes). 

EvBN, — abbé de 1054 à 1081. Voir la première série. 


280 LIS OHDIMAUX M BRXTAGlfB 

PtSRKB DB FoiX, — 1486 à 1490. Voir la seconde série : éoéché 
de Vannes. 

Antoine Pallavicini, — compétiteur d'Olivier de Broons, nommé 
par le pape en 1490. 

Il était fils de Babilan, et de Peregrina Salvegia, neveu du pape 
Alexandre VI, et né à Gênes en 1441. Evêque d'Oronte, de Vintimille, 
de Pampelune et de Palestrine, il fut créé cardinal, en mars 1489, 
du titre de Sainte-Ânastasie, puis de Sainte-Praxède. N'ayant pu 
obtenir Tagrémcnt de la duchesse Anne, comme abbé de Saint-Melaine, 
il céda tous ses droits à Olivier de Broons, et se contenta des prieurés 
de Bedée et de la Celle-Guerchoise. Il mourut le 10 septembre 1507. 
M. Guillotin de Gorson remarque un Antonio, évéque de Préneste et 
cardinal de Sainte-Praxède, conférant les prieurés dépendant de 
Saint-Melaine, depuis 1504. C'est bien Antoine Pallavicini qui avait 
pris en second lieu le titre de Sainte-Praxède, et qui était évéque de 
Palestrina. 

Robert Guibé, — 1501 à 1513, sauf de 1504 à 1507, années pendant 
lesquelles il semble cesser de jouir de ce bénéfice. Voir la première 
série, 

Laurent Pucci, — 1513 à 1516. Voir la seconde série : évêchéde 
Vannes. 

Louis de Nogaret de la Valette-Epernon," — fils de Jean-Louis, 
duc d'Epernon et de Marguerite de Foix, commandeur du Saint-Esprit, 
il fut nommé en 1621 archevêque de Toulouse, sans avoir jamais été 
sacré. Le 16 janvier de la même année, Paul V le créa cardinal-prêtre 
du titre de Saint-Adrien. Abbé de Saint-Melaine en 1637, il quitta 
peu après l'état ecclésiastique, devint- commandant des troupes 
françaises en Allemagne et en Italie, et mourut à Rivoli, près Turin, 
le 28 septembre 1639. 

Abbaye de Saint- Jacut. (Dol). 

Antoine Pallavicini, — était commendataire et administrateur 
perpétuel dans les dernières années de sa vie, 1504 à 1507. Voir 
abbaye de Saint-Melaine (1). 

(1) Les auteurs des Anciens évêché$ de Bre^agn^ supposent que Jean, arche- 
vêque de Tarse, prédécesseur d'Ântoiuc, était également cardinal. IV. 272. 


IMB aBDDfAUX DI BftITAGIlI 281 

Bbrrard de Tarlat, — appelé aussi Bernard de Bibienné, ëvjôqaa 
de Coutances, fut abbé de 1511 à 1S16. Au mois de septembre 1S13, 
Léon X le créa cardinal-diacre, et lui conféra la diaconie de Sainte- 
Marie in porticu, II mourut à Rome le 9 novembre 1 520, et fut inbumé 
à Sainte-Marie d*ara cœli. 

Abbaye du Tronchet. (Dol.) 

Raphabl GràLEOTTO OU RiÀRio, — nommé abbé (^mmendataire par 
le pape, vers 1496, et qui se démit en faveur de Tristan de Vendel. 
Voir la seconde série, évêché,de Tréguier. 

Charles de Bourbon, — abbé, vers 1554, 1558. Voir évêché de 
Nantes. 

Abbaye de Saint-Méen. (Saiih'-Malo). 

Robert Guibé, — abbé de 1493 à 1213. Voir la première série. 

Charles de Bourbon, abbé de 1557 à 1561, et de 1565 à 1574, doit 
être le même que Tabbé du Tronchet et Tévêque de Nantes, Voir 
évêché de Nantes. 

Abbaye de Paixnpont. (Saint-Malo). 

PiRRRB RiARio, — originaire de Savonne, neveu et confident de 
Sixte IV, fut évêque de Trévise et de Sinigaglia, archevêque de Séville 
et de Florence, patriarche de Constantinople, et cardinal-prêtre du 
titre de Saint-Sixte en 1471 ; le pape le nomma abbé commendataire 
de Paimpont en 1472, mais il se démit Tannée suivante, et mourut le 
3 janvier 1474. 

Abbaye ou Prévoté de Saint-Maxiin de Vertou. 

(Nantes). 

ALAIN DE COBTIVY, — prévôt vers 1474. Voir première série. 

Jean-Baptiste Zeno, — vénitien, neveu de Paul II, évêque de 
Vicenze, cardinal-diacre de Sainte-Marie in porticu, en 1648, puis 
cardinal-prétre de Sainte-Anastasie, et évêque de Frascati, mort en 


282 LBS CARDINAUX DE BRETAGNE 

1501. Il fut nommé prévôt par le pape en 1474, mais ics religieux 
en choisirent un autre, en 1477 ; et, à la prière du duc de Bretagne, 
le souverain pontife renonça à la nomination du prévôt (1). 

Gabriel de Grammont, — disputait la prévôté de Saint-Martin à 
Guillaume de Carné, vers 1532. Il appartenait à Tillustre maison de 
ce nom dans la Navarre, et était fils de Roger et de Léonore de Béarn. 
Il fut évoque de Tarbes, de Poitiers, archevêque de Toulouse. Gabriel 
de Grammont fut«réé cardinal-prêtre du titre de Saint-Jean devant 
la porte-Latine, puis de Sainte-Cécile, le 8 juin 1530. Il mourut au 
château de Balma, près de Toulouse, le 26 mai 1534. 

CÉSAR d'Estrées, — fils de François-Annibal d'Estrées, maréchal 
de France, et de Marie de Béthune, neveu de la trop fameuse Gabrielle 
d'Estrées, naquit à Paris le 5 février 1628. Il fut évêque de Laon en 
1653, et il était prévôt de Vertou dès 1644 ; il se démit de ce dernier 
bénéfice, en 1709, en faveur d'un neveu. César avait été créé cardinal- 
prêtre de la Sainte-Trinité-du-Mont le 24 août 1671. Il mourut le 18 
décembre 1714, et fut inhumé dans Téglise de Saint-Germaiu-des- 
Prés, dont il était abbé. 

Abbaye de Saint-Gildas-des-Bois. (Nantes). 

Guillaume d'Estoute ville, — fils de Jean, grand bouteiller de 
France^ et de Marguerite d'Harcourt, fut évêque de Digne, de The- 
rouanne, d'Angers, de Béziers, de Lodève, archevêque de Rouen, et 
évêque d'Ostic, abbé de Saint-Gildas de 14.% à 1462, abbé du Mont 
Saint-Michel de 1446 à 1483, prieur de Lchon et do Saint-Broladre. 
Eugène IV, en 1437, le créa cardinal du titre des Saints Sylvestre et 
Martin-des-Monts. Guillaume mourut à Rome le 23 janvier 1483, fut 
inhumé dans l'église du monastère des Ermites de Saint-Augustin, et 
son cœur fut apporté dans )a cathédrale de Rouen. 

Guillaume Briçonnet, — abbé de 1509 à 1514. Voir la notice 
parmi les cardinaux de Saint-Malo. 

4 

Pierre du Cambout, — abbé de 1690 à 1706. Voir la première 
série. 

(1) Hauréau, Gallia Chri9tiana, W. 


Ut6 CARDINAUX DB BRBTAGNB 283 

Abbaye de Blanche-Couronne. (Nantes). 

Charles de Hesnard de Denonyille, — appelé le cardinal de 
Maçon, était fils de Pierre et de Marguerite Fresnière. Etant ambassa- 
deur de France à Rome en 1536 et 1537, il fut créé cardinal-prêtre 
du titre de Saint-Matthieu, le 22 septembre 1536. Evêque de Maçon, 
puis d'Amiens, abbé de Saint-Aubin d'Angers et de Saint-Pierre de 
Chartres, il fut abbé de Blanche-Couronne de 1538 à 1540, époque de 
sa mort. 

Jean de Lorraine, — abbé de 1542 à 1548. Voir l'évêché de 
Nantes, 

Abbaye de Villeneuve. (Nantes). 

Philippe de la Chambre, — abbé vers 1543. Voir Vévéché de 
Quimper. 

Abbaye de la Chaume. (Nantes). 

Henri de Gondy (1), — abbé de 1596 à 1622. Voir la première 
série. 

Jean-François-Paul de Gondy, — 1651, vers 1670. Voir la pre- 
mière série. 

Abbaye de Buzay. (Nantes). 

Charles de Lorraine — était abbé, d'après Hauréaa, en 1552, 
1553. Né le 17 février 1519 de Claude de Lorraine et d'Antoinette de 
Bourbon, il fut abbé de Cluny et de Marmoutier, évêque de Metz, 
Toul, Verdun, Terouanne, Luçon, Valence, archevêque de Reims, Lyon 
et Narbonne. En 1547 il fut créé cardinal-prêtre de Sainte-Cécile, puis 
de Saint-Apollinaire. Charles mourut à Avignon le 26 décembre 1574 
et fut inhumé à Reims. 

Pierre de Gondy (2), — était abbé en 1576. Fils d'Antoine et de 

(1) Hauréau ne donne pas Pierre de Gondy, oncle d*Henri, comme abbé de 
la Chaume^ c'est pourquoi je le supprime. 

(2) Tresvaux en le donnant comme abbé de la Chaume, lui donne le titre de 


CB4 Lis dÀlt'MNAÛX DS BRBTAGm 

Marie de Petraviva, il était né à Lyon en 1533. Sixte^uint le créa 
cardinal-prêtre du titre de Saint-Sylvestre, le 18 décembre 1587, titre 
qu'il échangea avec celui de la Sainte-Trinité-du-mont. Il mourut le 
17 février 1616, et fut inhumé, à Paris, dans la basilique majeure de 
Saint-Rigobert et de Saint-Louis. 

Hbnri de Gondy, — abbé de 1598 à 1622. Voir la première 
série, 

Jean-François-Padl db Gondv, — abbé de 1622 à 1675. Voir la 
première série. 

Abbaye de Redon. (Vannes). 

Alain de Coetivy, — fut le premier abbé cpmmendataire de Redon ; 
en 1468 selon les uns, vers 1471 ou 1472, d'après Hauréau, jusqu'à 
sa mort. ia première série. 

Louis de Rossi, — né à Florence, en 1474, de Lionetlo de Rossi 
et d'une sœur naturelle de Laurent de Médicis, fut créé cardinal-prêtre 
3u titre de Saint-Clément, en 1517, par Léon X, dont il était camérier 
et secrétaire. Abbé de Redon en 1514, il l'était encore, disent là plu- 
part des historiens, en 1520. Cependant quelques-uns prétendent qu'il 
mourut le 27 août 1519, en se traitant pour se guérir de la goutte. 

Jean Salviati, — fils de Jacques et de Lucrèce de Médicis, neveu 
de Léon X, il fut revêtu de la pourpre le l®^ juillet 1517 et reçut le titre 
djBS Saints Côme et Damien. Nonce en France, évêque de Saint-Papoul 
et de Porto, Jean Salviati fut pourvu de l'abbaye de Redon en 1528, 
et mourut à Ravcnne le 28 octobre 1553. 

Bernard Salviati, — frère du précédent, évêque de Clermont et 
de Saint-Papoul, grand-prieur et amiral de l'ordre de Malte, il succéda 
à Jean comme abbé de Redon. Catherine de Médicis, dont il était 
grand aumônier, lui procura le chapeau de cardinal, en 1561. Cardinal- 
prêtre de Saint-Siméon, puis de Sainte-Prisque, il mourut à Rome le 
6 mai 1563, et fut inhumé à Sainte-Marie de la Minerve. 

cardinal de Retz. C'est commettre un anachronisme, car h seigneurie de Hetz 
n'est entrée dans cette famille que par Talliance de son frère avec Claude de 
Clei-mout. 


us CABDINÀUX DB KIBTÂGNE ISffî 

Armamd-^Iban du Plessis, duc db Richelibu, — abbé de 1622 à 
1642, était né à Paris le 5 septembre 1585, de François da Plessis et 
de Suzanne de la Porte ; évoque de Luçon en 1607, il fut créé cardinal 
par Grégoire XV, le 5 septembre 1622. Il introduisit les religieux de 
Saint-Maur à l'abbaye en 1628, reconstruisit le monastère vers 1641, 
mourut à Paris le 4 décembre 1642, et fut inhumé à la Sorbonne. 

Emmanuel-Théodose db la Tour d'Auvergne duc d'âlbret, dit le 
cardinal de Bouillon (1), — fut abbé de Redon de 1681 à 1692. 
Fils de Frédéric-Maurice de la Tour et d'Eléonore de Bergh, il naquit 
à Paris le 24 août 1643, abbé de Cluny, de Saint-Ouon, de Rouen, de 
-Saint- Vast, etc., ambassadeur de France à Rome, grand aumônier de 
France, il fut créé cardinal du titre de Saint-Laurent, le 5 août 1669, 
et devint ensuite cardinal du titre de Saint-Pierre-ès-liens, puis évoque 
d'Ostie. Le cardinal de Bouillon, tombé dans la disgrâce de Louis XlV 
et privé du revenu de ses bénéfices, se retira à Rome où il mourut le 
2 mars 1715. 

Henri-Oswald de la Tour d'Auvergne, — fils de Frédérîc-Mauricè 
et de Henriette-Françoise de Hohenzollern, né le 5 novembre 1671, 
abbé de Redon de 1692 à 1747, fut. cbanoîne et grand prévôt de 
l'église de Strasbourg, abbé et chef de l'ordre de Cluny, et, en cette 
•quaHté,'conseillerd'honneurauParlement de Paris ; abbé de Couches 
et de la Valasse, prieur de Souvigny et de Saint-Pierre d'Abbeviïîe, 
archevêque de Tours et de Vienne. Clément XII le revêtit de la pour- 
pre en 1737, et trois ans plus tard il prenait part à l'élection de Benoît 
XIV. En 1742, le cardinal de la Tour d'Auvergne visita son abbaye 
de Redon, et à son retour, le 22 octobre, il fut reçu solennellement 
dans la ville de Vitré, comme parent de Madame la duchesse de It 
Trémollle. J'ai publié le détail de cette entrée dans le Journal hi$^ 
torique de Vitré (page 334). Il mourut à Paris, le 23 avril 1747. 

Abbaye de Saint-Gildas de Rhuis. (Vannes). 

Robert Guebé, — abbé de 1500 à 1513. Voir la première série, 

(1) L'abbé Tresvaux, Tauteur de VHUttoire de Redon et Tabbé Guillolin de 

.Corson ne 4oiUieni pas le cardinal de Bouillon comme abbé de Redon, ils lui 

.jubstituept un neveu ^ qui aurait abandonné l'état ecclésiastique en 1692 pour 

soutenir sa maison, dont il était devenu Théritier. Les généalogies de la famille 

semblent contredire cette combinaison. ... . . . 


286 LES CAimiNAUt DE BRBTàGKB 

Philippe de là Chambre (1), abbé en 1540, probablement jusqu'à 
sa mort arrivée en 1550. Voir sa notice dans la seconde série : 
évéché de Quimper. 

Abbaye de Prières. (Vannes). 

Charles de Lorraine, — abbé de 1552 à 1571. Voir ci-dessus .* 
abbaye de Buzay. 

Beauport. (Saint>Brieuc). 

Alexandre Farnèse, — fils de Louis,' duc de Parme, et de Hiéro- 
nime Ursin, petit-fils de Paul III, né à Rome le 7 octobre 1520, fut 
créé cardinal-diacre de Saint-Ânge le 18 décembre 1534. Archevêque 
d'Avignon en 1535 et de Tours en 1553, il mourut le 2 mars 1589, 
avec la réputation d'un prélat d'un grand mérite, et fut inhumé dans 
la maison professe des Jésuites, qu'il avait fait construire. Hauréau, 
après Chalmel, historien de Tours, le donne comme abbé de Beauport, 
après son abdication du siège de Tours, en 1554. 

Abbaye de Lantenac. (Saint-Brieuc). 

Jean Le Veneur, — abbé vers 1542, et non 1452, comme Ta fait 
dire uno erreur de composition. Voir la première série. 

Abbaye de Bégar. (Tréguier). 

MelchïOR de Polignac, — fils de Louis-Amand de Poh'gnac et de 
Jacqueline de Gnmoard de Beauvoir, naquit le 11 octobre 1661 au 
Puy-en-Vclay. Académicien, ambassadeur en Pologne, il fut créé 
cardinal-prôtre du titre de Sainte-Marie des Anges le 30 janvier 1713. 
Pourvu de l'abbaye de Bégar en 1707, et de l'archevêché d'Auch en 
1726, il mourut le 20 novembre 1741, laissant, par son caractère, 
par ses talents et sa capacité pour les affaires, une réputation immojv 
telle. Son corps fut inhumé à Saint-Sulpice de Paris, et son cœur fut 
transporté à l'abbaye d'Anchin, au diocèse d'Arras. 

(1) M. Potier de Courcy nomme cet abbé Philippe de Monti, dont la famille 
était originaire de Bologne. Mais, dans les différentes promotions de cette 
époque, il n'y a point de cardinal de ce nom. Le cardinal Philippe de Monli 
appartient à la promotion de 1743, du pape Benoit XIV. 


LIS CAia>INilUX DE BIUSTAGNB 287 

Abbaye de Sainte-Croix de Quimperlé. (Quihpir). 

Odbt db Coligny, — fils de Gaspard de Coligny et de Louise de 
Montmorency, évoque de Béauvais et archevêque de Toulouse, il fut 
abbé de Sainte-Croix de 1553 à 1566. Créé cardinal-diacre des Saints 
Serge et Bacchus, par Clément VII, en 1533, il était appelé le cardinal 
de Châtillon (1). Ayant embrassé le parti de la réforme, Odet de 
Coligny fut excommunié le 31 mars 1563. Le l^** décembre 1564, il se 
maria — en habit de cardinal, dit-on, — avec Eléonore de Hauteville, 
fille de Samson de Hauteville, gentilhomme normand, et de Margue- 
rite de Loré (2) . Il mourut en Angleterre le 22 mars 1 571 , et fut inhumé 
à.Cantorbéry. 

Pierre de Gondy, — abbé en 1573 et 1574, d'après Hauréau. Voir 
abbaye de Buzay, 

Henri de Gondy, — abbé de 1600 à 1622. Voir la première série. 

jEiiN-FRANçois-PÀUL DE GoNDY, — abbé de 1624 à 1668. Voir la 
première série, 

w 

Abbaye de Bonrepos. (Quimper). 

Michel Mazàrin, — fils de Pierre Mazarini et de Hortense BuHalini, 
frère du cardinal et ministre Jules Mazarin, né en 1607, à Piscina, 
dans TÂbruzze, était religieux dominicain et devint général de Tordre. 
Archevêque d'Aix, en 1645, abbé de Bonrepos, vice-roi de Catalogne, 
en 1647, le 7 octobre de la même année il fut créé cardinal-prêtre du 
titre de Sainte-Cécile. Il mourut à Rome le l^*" septembre 1648, et fut 
inhumé dans Téglise des Dominicains de la Minerve. 

Abbaye de Coetinalouen. (Quimper). 

• 

Charles de Lorraine, fils de Charles et de Claude de France, neveu 
de Jean de Lorraine, abbé de Marmouticr, né le l^*** juillet 1567, évêque 
do Metz et de Strasbourg, cardinal-diacre de Sainte-Agathe en 158^, 
et mort à Nancy le 24 novembre 1607. Il doit être celui que Tabbé 

(1) Chàtillon-sur-Loing. 

(3) France pfHitestante, 2* édition, IV, 156. 


^288 UeS CARDINAUX DI BRETAQNX 

Tresvaux donne pour successeur à François de la Tour, comme abbé, 
en 1593. 

Abbaye du Relec. (Léon). 

Philippe de Lenoncourt, — fils d'Henri, comte de Nanteuil, et de 
Marguerite de Broyé, né au château de Coupvray en 1527, évêque de 
Châlons, d'Auxerre et archevêque de Reims, fut créé cardinal-prêtre 
du titre de Saint-Onuphre le 17 décembre 1586. Il mourut à Reims 
en 1592, ou, selon quelques-uns, le 13 décembre 1591. La Chesnaye- 
des-Bois ne le dit pas abbé du Relec, mais il donne ce titre à Tun de 
ses neveux qui lui aura probablement succédé au commencement du 
siècle suivant, mais qui n'était pas revêtu de la pourpre. 

% ■ 

« 

Prieuré de Sainte-Croix de Chateaugiron. (Renivis. 

— Dite paroisse). 

Robert Guibé. — Voir la première série. 

Prieuré de la Trinité de Fougères. (Rennes. — Paroisse 
de SaintSulpice de Fougères). 

Robert Guibé. — Voir la première série. 

Prieuré de Béré et de la Franceule. (Nantes et Rennes. 

— Chateaubriand et Janzé). 

Alain de Coetivy. — Voir la première série. 

' Prieuré du Pertre. (Rennes. — Dite paroisse). 
Alain de Coetivy, — 1459-1474. Voir la première série. 

La CeUe-Guerchoise. (Rennes. — Dite paroisse)» 

'- Antoine Pallavicini, — prieur vers 1491. Voir la troisième série : 
•abbaye de Saint-Melaine. 

— • Prieuré de TAbbaye-sous-Dol. (Dol). 

Guillaume d'Estouteville, — prieur au milieu du xv® siècle. Voir 
la troisième série : abbaye d^. SainhOild,aeHies^Pois. 


LKS CÂlU>INÀUr DE BRETAGNE 289 

Alain de Cobtivt, — mort en 1474. Voir la première série. 

Prieuré de Saint-Broladre. (Dol. — Dite pa/roisse), 

Guillaume d'Estouteville, — prieur de 1445 à 14S2. Voir la 
troisième série : abbaye de Saint-Gildas-des-Bois, 


Prieuré de Léhon (Dol. — Dite paroisse). 

Philippe de la Chambre, — mort en 1550. Voir la seconde série : 
évêché de Quimper. 


Prieuré de Saint-Méloir. (Saint-Malo. — Dite paroisse). 

Le titre de ce prieuré fut éteint en 1401, ou du moins il vint s'ad- 
joindre à celui d'abbé du Mont-Saint-Michel. Depuis cette époque, 
on trouve comme abbés-cardinaux et en même temps prieurs de 
Saint-Méloir : 

Guillaume d'Estoutbville , — 1446-1481. Voîr la troisième 
série : abbaye de Saint-Crilda^s-des-Bois. 

Jean Le Veneur, — 1524-1543. Voir la première série. 

Jacques d'Annebault, — fils de Jean d'Annebault, connétable 
héréditaire de Normandie, et de Catherine de Jencourt, fut abbé du 
Mont de 1543 à 1558. Créé cardinal-prétre du titre de Sainte-Suzanne 
par Paul III, le 19 décembre 1544, il mourut à Rouen le 7 juin 1558 (1), 
et fut inhumé à Appeville, près de son frère, amiral de France. 

François de Joyeuse, — fils de Guillaume et de Marie de Baternay, 
né en 1562, devint archevêque de Rouen, Toulouse et Narbonne, 
abbé de Marmoutier, de Saint-Florent et du Mont-Saint-Michel, de 
1588 à 1615. En 1583, il fut nommé cardinal-prétre de Saint-Sylvestre 
et de Saint-Martin-des-Monts, titre qu'il. échangea contre ceux de la 
Trinité-du-Mont et de Saint-Pierre-ès-liens. Il mourut à Avignon le 
23 août 1615, et fut inhumé à Pontoise, dans l'église des Jésuites. 

(1) L'ancien fonds de la Chambre des comptes de Bretagne possède le renvoi 
de Taveii qu'il rendit au Roi pour son prieuré de Saint-Méloir. (Série B. 1233). 

TOME II, 1887. 19 


290 ' LES CARDINAUX DE BRETAGNE 

Henri de Lorraine, — fils de Charles, duc de Gaise, et de Cathe- 
rine-Henriette de Joyeuse, né le 4 avril 1614, fut abbé à la mort du 
cardinal de Joyeuse, son oncle, malgré son jeune âge. Dom Huynes, 
Pannaliste du Mont, dit qu^il posséda Tarchevêché de Reims, les 
abbayes de Saint-Rémy, Saint-Nicaise, Corbie, Saint-Denis, etc.. Il 
fut dépouillé de ses bénéfices en 1641, à la suite d^une révolte contre 
le cardinal de Richelieu, et il mourut à Paris le 16 juin 1664. Plu- 
sieurs historiens lui accordent les honneurs de la pourpre; Moréri, 
cependant, ainsi que La Chesnaye-d es-Bois ne le disent pas cardinal. 

Louis-Joseph de Montmorency, — fils de Guy-André et de Marie- 
Anne de Turmenies de Nointel, né le 11 décembre 1724, fut évêque 
d'Orléans, de Condom, de Metz, prince de Tempire, grand aumônier 
de France, et le dernier abbé du Mont-Saint-Michel, en 1787. Créé 
cardinal par Pie VI, il était, en 1789, le dernier des cinq cardinaux 
français alors existants, et il résista au pape lors de la demande des 
démissions. 

Prieuré de la Mare-Nonuant. (Sa.int-Mâlo. — Paroisse 
de Saint-Père). 

FRA.NÇOIS DE LiL RoCHE FOUCAULT. — fils de Charles, né à Paris en 
1558, évoque de Clermont et de Senlis, abbé de Sainte-Geneviève-du- 
Mont, grand aumônier de France, fut prieur de la Mare de 1628 à 
1630. Paul V Tavait créé cardinal du titre de Saint-Calixte, en 1607, 
à cause du zèle quMl avait mis à faire recevoir en France les actes du 
concile de Trente. Il mourut en 1645. 

« 

Prieuré de Bédée. (Saint-Malo. — Dite paroisse). 

Antoine Pallavicini. — Voir la troisième série : abbaye de Saint- 
Melaine. 

Prieuré de Batz. (Nantes. — Ditepa/roisse). 
Robert Guibé. — Voir la première série. 

Prieuré de la Magdeleine. (Nantes). 
Melchior de PoLiGNAC. — Voir abbaye de Buzay. 


LES Cardinaux de buetâgne 291 

Prieuré de Penestin. (Nantes. ^ Dite paroisse), 

Pierre du Caubout de Coislin, — prieur, diaprés la déclaration 
faite en 1679. (Arch, de la Loire-Inférieure. H. 84) (1). Voir la pre- 
mière série. 

Canonicat de Rennes. 

Bernard, — chanoine de Rennes. Voir la première série. 

Antoine Pnca, — chanoine de Rennes le 12 mars 1540. Voir la 
seconde série : évêché de Vannes. 

Doyenné de Fougères. 

Robert Guibé. — Voir la première série. 


L'abbé Paul Paris-Jauobert. 


P.-nS. — Le cardinal Louis de Montmorency, dernier abbé du Mont- 
Saint-Michel et prieur de Saint-Méloir, est mort à Altona, en 1808, 
âgé de 88 ans. 

Robert Guibé était chanoine de Saint-Maloen 1501. Peut-être Tétalt- 
11 encore quand il fut créé cardinal. 


(i) Inventaire des archives de la Loire-Inférieure. — H. 215. 


POÉSIE 


LA CEINTURE DE NOCES ''' 


A. M. Arthur de la Border» 


I 


— Sellez mon cheval de bataille ; 
A la suite de mon seigneur 

Je vais quitter la Cornouaille : 
Un lendemain de âançaille ! 
C'est tourner le dos au bonheur. 

Partons quand même pour la guerre : 
Espérons un retour joyeux, 
Allons défendre un peuple frère (2) : 
Partons demain pour l'Angleterre 
Avec le baron de Rieux. 

— Mais, avant de joindre l'armée, 
Dès ce soir, et, bien qu'il soit tard^ 
Rassurons une âme alarmée : 

Sur le front de ma bien aimée. 
Posons le baiser du départ. 

(1) Nous sommes heureux de pouvoir offrir à nos lecteurs cette imitation, oa 
plutôt ce poëme si original de forme et de couleur, inspiré par Tune des plus 
curieuses pièces du beau recueil des Chants populaires de la Bretagne, de 
M. de la Villemarqué ; voir Barzaz-Breiz^ 6« édition, p. 234-240. — La Direction. 

(2) Les Bretons du pays de Galles. 


LA CBINTURB DI NOCES 293 


II 


C'est comme un larron nous surprendre. 
Le soleil et les gens sont couchés ; tout est noir. 
Pouvions-nous ce soir vous attendre ? 
Rien n'est prêt pour vous recevoir. 

On fera ce que Ton peut faire. 
Beau âls ; mais vous n'aurez point un festin royal ; 
Vous aurez petit ordinaire : 

— Belle mère, tout m'est égal. 

Du souper n'ayez nulle peine. 
Si j'accours tout poudreux, si je viens tard ce soir. 
Ce n'est pas la faim qui m'amène. 
C'est Loïda que je veux voir. — 

Loïda sort de sa retraite, 
S'arrachant au sommeil qu'emplit un songe heureux. 
Agrafant sa mante discrète. 
Laissant flotter ses noirs cheveux. 

Près de la cheminée antique. 
Où brillait un feu clair, jasaient les deux amants : 
Ils parlaient d'un départ, chose mélancolique ; 

Ils rajeunissaient leurs serments. 

— Je vais fuir notre Cornouaille 

Et guerroyer au loin : je suis noble et soldat ; 
Mais ne crois pas que je m'en aille 
Sans douleur, pauvre Aloïda 1 

— Eh I pourquoi quitter ce rivage ? 
Vertes sont les forêts, beaux de fleurs sont les clos : 

Comme le vent rien n'est volage. 
Rien n'est changeant comme les flots. 

Pendant une absence cruelle, 
Je rêverai combats, morts, vaisseaux engloutis : 
Je serai comme l'hirondelle 
Qui vient de perdre ses petits. 


294 Là cbinture db noces 

J'irai, comme elle, vagabonde. 
De récif en récif, seule et le cœur froissé ; 
Je crierai sans qu'on me réponde : 
Avez-vous vu mon fiancé ? 

— Chasse et vains soucis et peur blême. 
Ne crains rien ; dans un an vainqueur je reviendrai, 
Et, pour parer celle que j'aime, 
D'Angleterre j'apporterai, 

Présent digne d'un jour de joie. 
Don de noce, une écharpe aux riches ornements. 
Une écharpe d'or et de soie, 
Ruisselante de diamants. 


III 

Au coin de l'âtre assis près de sa bien aimée, 
Sa main pressant sa main, ses yeux cherchant ses yeux. 
Le chevalier tremblait de voir l'aube enflammée 
Rompre un entretien tendre et hâter les adieux. 

L'orient se fait rose ; il dit : — Voici l'aurore : 

Le coq chante ; on m'attend. — Non ce n'est pas le jour : 

C'est la lune au feu pâle ; attends, attends encore ! 

— C'est l'aube I Adieu ! je pars ; garde-moi ton amour. 

IV 

Il part, et la brise 
Gémit dans les toits ; 
Déjà se fait grise 
La feuille des bois. 
Au pas qui résonne. 
Lourd et monotone. 
Un écho répond ; 
Le ruisseau s'agite 
Et se précipite 
Sous l'arche du pont. 


LA CEINTURE DE NOCES 295 

Un chant de corneille 
Sous le coudrier, 
Agace l'oreille 
Du bon chevalier : 
— O la tête creuse. 
Disait la moqueuse. 
Qui laisse ses tours. 
Rêve aux jouvencelles. 
Et se fie à celles 
Qui mentent toigours ! 


Un jour, vers la Saint-Jean d'automne, 
Quand se dépouillent les forêts. 
Quand sous le vent la chair frissonne, 
Loïda, sur la mer bretonne. 
Du haut des montagnes d'Ares, 

Voit un lourd navire qui passe 
Pavoisé, fier, provocateur ; 
Mais un second cherche sa trace, 
Et le poursuit et le menace : 
Qui des deux sera le vainqueur ? 

— Mon époux monte à l'abordage : 

Quels grands coups, quels puissants efforts I 

Il combat tout un équipage : 

Mais il meurt, malgré son courage ; 

Il meurt sur un monceau de morts. — 

En proie à des douleurs cruelles 
Aloïda se tord les mains. 
Se couvre de noires dentelles. 
Et, dans les plus saintes chapelles, 
Fait prier la Vierge et les saints. 


296 Là cjlintuhe db noces 

Vient l'hiver avec son cortège : 
Les longues nuits, les froids autans. 
Les sillons se couvrent de neige, 
Mais, vive Dieu qui nous protège î 
Voilà que renaît le printemps. 

On a revu la violette 

A la joie un cœur s'est rouvert, 

Un jeune amour vous rend distraite : 

C'était le temps où l'alouette 

Cache son nid dans le blé vert. 


VI 


Grand émoi le long de la côte ! 
Un vaisseau paraît, voile haute, 
Avec pennons de soie et d'or. 

Vainqueurs dans les champs d'Angleterre, 
Il ramène à leur vieille terre 
Les fils glorieux de TArmor. 

Un chevalier au pied alerte, 
Traversant la lande déserte, 
A l'horizon cherche une tour, 

Abri discret, pieux asile 
Où son épouse brode et flle 
En priant Dieu pour son retour. 

Dans la paix d'un soir magnifique, 
Apparaît le manoir antique 
Dedans, dehors, illuminé. 

Autour roule un flot populaire, 
On chante dans la tour sévère. 
Le voyageur semble étonné ; 


Ll GBINTUlUI M IfOCIS- 297 

Compagnons des jonrs de liesse» 
Qui passez en criant largesse» 
Joyeux sonneurs, gais échansons, 

A quel Saint vont fleurs et prières ? 
Pourquoi ces torrents de lumières ? 
Que veulent dire ces chansons ? 


VII 

— Eh ! ce sont les joueurs de rote. 
Qui, trois à trois, qui, deux à deux. 
Fêtent, par la plus belle note 
De la musique Kernewote, 
La soupe au lait des amoureux. 

La chaudière au flanc respectable 
Se remplit pour les conviés... 
Voici qu'on porte sur la table 
La soupe au fumet délectable, 
La soupe au lait des mariés. 

Gens des châteaux, gens des chaumières» 
Ici nous nous réjouissons : 
A la noce il faut des lumières, 
A la noce il faut des prières, 
A la noce il faut des chansons. 


VIII 


Pour la foule, au château, les portes sont ouvertes. 
De viandes et de vin les tables sont couvertes : 
Aujourd'hui l'indigent assouvira sa faim. 
L'assemblée est nombreuse et l'allégresse vive. 
Tout à coup, sur le tard, vient un dernier convive ; 
Il demande un gîte et du pain, 


298 LÀ CBINTURE DB NOCES 

— Entrez, répond l'épouse, entrez cher misérable. 
S'il vient au nom de Dieu le pauvre est vénérable... 
On lui réserve à table une place d'honneur. 

Pour qu'il ait du festin une part abondante, 
La dame du château se fera sa servante. 
Le châtelain son serviteur. — 

Puis le bal animé, le bal bruyant commence. 
La mariée invite au premier tour de danse 
L'étranger, qui résiste et retire son bras : 

— Les cailloux du chemin ont brisé ma sandale ; 
J'arrive de bien loin, le pied las, le front pâle ; 

Je ne puis pas, je ne puis pas I — 

n s'assied, de nouveau la même voix supplie : 

— Levez-vous : en dansant la fatigue s'oublie. 
La musique emplit l'air, tout est rire et bonheur. 
Venez ! — Non, c'est trop tôt : je me sens lourd encore. 
Puis j'ai dans ma poitrine un feu qui la dévore ; 

Un étau me serre le cœur. — 

Mais la dame s'attache au mendiant austère : 

— C'est mal de demeurer pensif et solitaire ; 
Donnez, cher convié, votre bras : je le veux ! — 
Comment, après trois fois, repousser la demande 
D'une adorable voix qui prie et qui commande ? 

Ils vont dansant, dansant tous deux. 

La danseuse, tandis que le couple tournoie, 
Soudainement frémit. Vanité de la joie ! 
Elle a vu se fixer sur elle un œil glacé ; 
Elle écoute des mots pleins d'une sourde rage : 

— A quel doigt portes-tu l'anneau de mariage 

Que je te donnai l'an passé ? 

J'ai, sous mon vieux manteau, la ceinture promise. 
Tu m'attends, n'est-ce pas, pour aller à l'église ? 
J'ai juré ; me voici fidèle au rendez-vous. — 
Elle gémit : — O jour d'une cruelle épreuve I 
O désespoir l Voilà que je me croyais veuve. 
Et voilà.que j'ai deux époux l... — 


Là GBINTURB DS MOGBS 299 

— Pas deux ! Pas un ! Adieu ! Fais vite une prière. 
Seule tu vas dormir sur un lit de poussière. — 
Il dit, et sous les feux du lustre étincelant 
La triste Aloïda pâle, baissant la tète. 
Tombe, au milieu des fleurs, en parure de fête. 
Frappée au sein d'un fer sanglant. 


IX 

Une image antique de Vierge 
Est dans l'église du couvent ; 
Blanche sous la lueur du cierge 
Qu'allume un serviteur fervent. 

Jetée autour du marbre austère 
On voit, le serrant de ses plis. 
Une ceinture d'Angleterre 
Etincelante de rubis. 

De franges d'or elle est ornée. 
O toi qui la contempleras. 
Veux-tu savoir qui l'a donnée 
A Ja Vierge de Daoulas ? 

Regarde ce moine en prière 
Qui se cache, le front baissé. 
Et des genoux use la pierre 
En se souvenant du passé I 

F. LONGUÉCAND. 


LITTÉRATURE POPULAIRE DE LA BRETAGNE 


CHANSONS BRETONNES 


INEDITES 


lANNIK HERRI 


— Me n'on ket evid studia 
Gant trous ar hirri o nea. 


Ar c*har tosta da doull en nor 
É kar va mestres Mari Priol. 


— lannik Herri, d'ime leveret, 
Pe a goulz e vom dimeet (1) ? 


•^ « Me ia da Spagn da vid madou, 
Pa heruin er ger, m'o (2) heureujo. » 


Ebars ar mor pa e ambarket 

•N eus (3) rankontret an Durkianet. 


(1) Ms. Demeet, 

(2) Ms. Mo. 
<3> Ms. N$U9f 


€H11950IfS BRSTONNKa^ 301 

6 

— lannik Herri, d'em-nileret 
Deus a betra (1) e oc 'h-u karget ? 


— Deus a netra ne on karget 
Nag ho haffer nen dé ket. 

8 

— lannik Herri, c'houi ?o manket, 
Ganemp-ni d'an Turki e teuflfet (2) 

9 

Qanemp-ni d'an Turki e teufTet (3), 
D'ober labour gis d'al loenet. 

10 

Da charread, da zougen samo 
Vel ma ra al loened dre ho pro (4). 

11 

Mari ar Priol a lavare 

En offem-bred, eur sul, goude 

12 

« Ne allan ket lena ma heuriou 

E klevet trouz (5) deus ar c'hanoliou, » 

13 

E klevet trouz ar c'hanoliou : 
lannik Herri erru er vro. 


(1) Ms. A petra. 

(2) Ids. E deuffet, 

(3) Le manuscrit ne répète pas ce vers. 

(4) Ms. Ho hro. 

(5) Ms. 7rou«9. 


302 CBANSONS BRBTOUKIS 


14 


— Ma 'z'e lannik Herri a glesket, 
Ed 6 gand an Durkianet. 

15 

A ne zeui ked d'ar ger. Mari» 
Ken a deuet d'e ranssoni. 

16 

— DeboDjour a joa en ti-man : 
lannik Herri pelec'h e man ? 

17 

— Petra é d'ec'h lannik Herri, 
P'oc'h deud aman d'e ranssoni î 

18 

— Bea é d'in va breur henan, 
Na n'émeus breur abet nemetan. 

19 

Leket lannik Herri er balans, 
Me rpïo d'ec'h e boez e chevans. 

20 

Poezet d'an diou, poezet d'an tri» 
Me roïo d'ec'h e boes a voneï : 

21 

— Gant kras-vad ag o fesson 
G'houi a hone dean e ransson 

22 

Rag e hunan ne raje ket : 
Karget é a c'hloriustet. 


(Chantée par Marie CWh, de Lanmeur, le 11 février 1851.) 


CHANSONS BttBTONNES 303 


lANNIK HERRI 


— Je ne suis pas capable d'étudier avec le bruit des rouets 
en train de fller. 


Le rouet le plus près de ma porte est lé rouet de ma maî- 
tresse Marie Priol. 

3 

— lannik Herri, dites-moi, quand serons-nous mariés ? 

4 

— • « Je vais en Espagne cherclier des biens, lorsque 
j'arriverai je vous épouserai. » 

5 

Une fois embarqué en mer, il a rencontré les Turcs. 

6 

— « lannik Herri, dites-nous, de quoi êtes-vous chargé ? » 


— « Je ne suis chargé de rien, et d'ailleurs ce n'est pas 
votre affaire. » 

8 

— « lannik Herri, tu tîes trompé ; tu viendras avec nous 
en Turquie, 

9 

Tu viendras avec nous en Turquie faire du travail comme 
les animaux, 

10 

Charrier, porter des fardeaux, comme font les animaux 
dans ton pays. » 


304 CHANSONS BRBTONNSS 

11 

Marie Le Priol disait à la grand'messe, un dimanche après : 

12 

rr- « Je ne puis lire mes heures en entendant le bruit des 
canons, > 

13 

En entendant le bruit des canons : lannik Herri arriye au 
pays : 

14 

— « Si c*est lannik Herri que vous cherchez, il est allé 
avec les Turcs 

15 

Et il ne viendra pas à la maison, Marie, avant que vous 
n'alliez payer sa rançon. > 

16 

— « Bonjour et joie dans cette maison : où est lannik 
Herri ? » 

17 

— « Que vous est-il, lannik Herri, que vous soyez venue 
payer sa rançon ? » 

18 

— « C'est mon frère aîné, et je n'ai pas d'autre frère 
que lui. 

19 

Mettez lannik Herri dans la balance, et je vous payerai 
son poids en biens. 

20 

Pesez double, pesez triple, et je vous donnerai son poids 
en monnaie. » 


CHàZYSONS BftBTONNBâ SOS 

21 

— « Avec votre bonne grâce et vos bonnes façons, vous 
lai avez gagné sa rançon. 

22 

Car seul, il ne l'eût pas fait ; il est. plein de gloriole. » 


KRAONGADEK 


Abaoue ma e maro Kraongadek, 
Den var dro he di nen deus padet. 


Eur beleg iaouank deus a Léon» 
Eun den hardi, cri a galon, 


He stol an deus bet komeret, 

Zo deud da gonjuli (1) Kraongadek. 


— Me as konjur a berz Doue, 
Lavar d'ime petra oud-te ? . 


Lavar d'ime, Kraongadek 
Petra zo koz ma out daonet 

6 

— Nag vuzuli satin guen 
O chassa gane va gwalen. 

(1) Ms. Da KoftjvXi. 

TOUS II, 1887 20 


306 opinsoiis BBiToififn 


Pa c'houlennet teir gwalen 
E we diou hanter a roën. 

8 

A pa houlennet c'huec'h gwalen 
A voe pemp a vuzuren. 

9 

Keït zo entre Brest a Lesneven 
Ameu3 laëret a satin guen. 

10 

Kaït zo deus Lesneven da Baris 
Emeus laëret a satin gris. 

11 

En Lesneven ameus savet 
Eun ti neve a vadou karget. 

12 

Na mar keret va c'hass dean, 
Biken Bai ados na c'houlenan. 

13 

— D'as ti neve te nad i ket 

Da vonez kras ganti (1) vo kasset 

14 
Elec'h ma neus nemet trez a bouillen 


15 

<K Belek iaouank, din leveret, 
Pegaït aman 'n em hoiyuret î 

(1) l\ faut probablement corriger en gantan. 




CfllNSONS BIUZTOKNIIJ 307 

16 

— Evid ahan da fin ar bed : 
Tassi an amzer ne allan ket 1 

(Chanté par liane Gouezelou, de lAnmeur, cuisinière à Morlaix, 16 février 1851.) 


KRAONGADEC 


Depuis que Kraongadec est mort, personne n^a pu durer 
autour de sa maison. 

2 

Un jeune prêtre du Léon» un homme hardi, dur de cœur, 

3 

A pris son étole et est allé conjurer Kraongadek. 

4 

■ • ■ 

— Je te conjure de la part de Dieu : Dis-moi ce que tu e^ ? 

■ 

5 

Di^-moi, Kraongadek, pour quèllo cause es^tu danm6 ? 

6 

— C'est en mesurant du satin blanc» ejx tirant à moi 
mon aune. 

7 

Quand on demandait trois aunes, Je n'en donnais que deux 
et demie. 

8 
Btquandon demandait six aunes^ c'est cinq que Je mesurais. 


308 CflilfSOIfS BRITOICNIS 

9 

Aussi loin qu'il y a de Brest à Lesneven, J'ai volé de satin 
blanc. 

10 

Aussi loin qu'il y a de Lesneven à Paris, j'ai volé de satin 
gris. 

11 
A Lesneven J'ai élevé une maison neute, chargée de biens. 

12 

Si vous voulez m'y envoyer. Jamais Je ne demanderai le 
paradis. 

13 

— A ta maison neuve tu n'iras pas ; ton argent avec elle, 
sera envoyé 

14 
Où il n'y a que sable et fange 


15 

— Jeune prêtre, dites-moi, pour combien de temps ici me 
conjurez-vous. 

16 

— Pour d'ici la fin du monde, fixer la durée Je ne puis. 


Les Gwerzion Breiz-Izel de M. Luzel, tome I, p, Gè, offrent 
une variante de cette chanson sous le titre de Trogadec. On 
n'y trouve pas, entre autres traits, l'admirable cri sorti des 
entrailles de l'avare à propos de sa maison neuve : « Si vous 
voulez m'y envoyer, Jamais je ne demanderai le paradis. » 

J. LOTH, 
Prof€ê$eur à la Faculté deê Leitra de Rerniei. 


CONTES POPULAIRES DES BRETONS 


DD 


PAYS DE OALLES<« 


III 


Là Dams dx GlasgoSd (2) 

Einion, fils de Gwalmaï, de Trefiliren Anglesey, avait pour femme 
Angharad, fille d'Enyfed le petit. Un jour, par une belle matinée d'été, 
en se pronienant dans le bois de Trefilir, il vit devant lui tout à 
coup paraître une dame svelte et gracieuse, à la taille élégante, aux 
traits les plus délicats, au teint blanc et rose, d'un rose plus vif que 
Faurore, d'un blanc plus pur que la neige, si bien que nulle fleur des 
bois, de la plaine ou de la montagne n'avait d'aussi belles couleurs. Il 
sentit aussitôt dans son cœur un mouvement d'afTection irrésistible 
pour cette belle personne ; il s'approcha d'elle très courtoisement, et 
elle de lui ; il la salua, elle lui rendit son salut ; et par ces mutuelles 
salutations Einion comprit que sa société n'était pas désagréable à la 
dame. Ses yeux étant tombés par hasard sur les pieds de cette mer- 
veille, il vit qu'ils étaient faits comme ceux d'un cheval, — ce qui lui 
déplut beaucoup. Mais elle lui dit de n'y pas prendre garde et que, 
malgré cette singularité, il lui faudrait bien la suivre partout tant 
qu'elle serait belle, parce que c'était la suite forcée de leur mutuelle 
affection. Alors il lui demanda seulement la permission de retourner 
chez lui prendre congé de sa femme Angharad et lui faire ses adieux, 
ainsi qu'à son fils Einion : 

(1) Voir la livraison de juin 1887, p. 456. 

(2) JRian y Glascoèd, dans lolo Mss. p. 176 et XilSn, — Glas, vert, eoët, eoêd, 
bois. 


310 CONTES POPULAIRES DU PAYS DE GALLES 

— ^ Soit, dit-«lle, allez donc voir votre femme et votre fils ; je serai 
avec vous, mais, sauf vous, nul ne me verra. 

Il y alla, et le lutin (l) (car c'en était un) Taccompagoa. Quand 
Einion vit Angharad , cl le lui fit Tcffet d'une vieille sorcière ; néanmoins, 
gardant au cœur le souvenir des jours passés, il sentait encore pour 
elle une extrême affection. Hais n'ayant pas la force de briser le lien 
dont il s'était enchaîné : 

— Ma chère Angharad, dit-il, et toi aussi, mon cher fils, il est 
indispensable que je vous quitte pour un temps, et je ne puis même 
pas fixer la durée de mon absence. 

Alors ils pleurèrent ensemble ; ils rompirent un anneau d'or, dont 
Angharad garda une moitié, son mari l'autre. Puis prenant définiti- 
vement congé de sa femme et de son fils, Einion partit s'en allant avec 
la dame de Glasgoêd (c'est ce nom que se donnait le lutin), mais où 
allait-il ? Il n'en savait nen. Car il était le jouet d'une puissante 
illusion : rien de ce qu'il voyait, ni lieux, ni choses, ni personnes, ne 
se montrait à lui sous sa vraie forme, — si ce n'est toutefois la moitié 
de l'anneau qu'il avait rompu'avec Angharad. 

Après être resté ainsi longtemps — sans même pouvoir mesurer ce 
temp^ — en proie à cette illusion, toujours en compagnie du lutin — 
ou, jli l'on veut, de la dame de Glasgocd, — il regardait un matin avec 
attention la moitié de l'anneau qui brillait sous les rayons du soleil 
levant, et il songeait en quel lieu bien sûr il pourrait serrer ce pré- 
cieux bijou. L'idée lui vint de le cacher sous sa paupière, et comme 
il s'efforçait de l'y faire entrer, il vit paraître devant lui un homme 
tout vêtu de blanc, monté sur un coursier blanc comme neige, et qui 
lui demanda ce qu'il faisait là : 

— Je pense, répondit Einion, avec un profond soupir, je pense & ma 
chère femme Angharad. 

— p Est-ce que tu désires la revoir? dit l'homme en blanc. 

— Oui, certes, je le désire sur toutes choses, sur tous les bonheurs 
du monde I 

— S^il en est ainsi, reprit l'homme en blanc, saute sur mon cheval, 
monte en croupe derrière moi. 

Einion monta, et regardant autour de lui il ne vit plus aucune 


(i) En gallois elfyU, lutin, gobelin, esprit follet ; mais ici, comme le Jutin se 
présente sous la forme d*une femme, on donne au mot la forme fémiuine, 
èUyllet. 


CeNTBS POPULAIRES DU PATS DB GALLES 311 

ince de la dame de Glasgoêd, si ce n*est une suite d'empreintes de 
sabots de cheval d'une prodigieuse grandeur, paraissant se diriger 
vers le nord. 

— Tu as Pair d'un halluciné, lui dit l'homme en blanc, quel est le 
genre de ton hallucination ? 

Eïnion conta ce qui s'était passé entre lui et le lutin. 

— Prends en main cette baguette blanche, fit l'autre, et forme tel 
souhait que tu voudras. 

Einion prit la baguette et souhaita de voir la dame de Glasgoêd, car 
il n'était pas encore complètement délivré de son illusion. Alors elle 
lui apparut sous la forme d'une énorme et hideuse sorcière, mille fois 
plus horrible que tout ce qu'il y a de plus effrayant sur terre. Einion 
poussa un cri de terreur ; l'homme en blanc le couvrit de son man- 
teau, et en un clin d'oeil Einion mit pied à terre, comme il le désirait, 
sur la colline de Trefilir, près de sa propre maison, où il ne reconnut 
presque personne et personne ne le reconnut. 

Quant au lutin, dès qu'il eût quitté Einion, fils de Gwalmaî, il 
alla s'établir à Trefilir, sous la forme d'un honorable et puissant sei- 
gneur, en riche et élégant équipage, possesseur d'une masse incalcu- 
lable d'or et d'argent, encore au printemps de la vie, trente ans au 
plus. II fit tenir à Ângharad une lettre, où on l'informait de la mort 
de son mari, survenue, lui disait-on, en Norwège neuf ans plus tôt. 
Alors le prétendu seigneur étala devant Angharad son or et sa fortune, 
et comme le cours du temps avait en grande partie effacé les regrets 
de la femme d'Einion, elle prêta bientôt l'oreille à la recherche pas- 
sionnée de son voisin. L'illusion s'emt)ara d'elle à son tour ; voyant 
qu'elle pouvait devenir une noble dame, la plus puissante de tout le 
pays de Galles, elle fixa une date pour son mariage avec le riche 
seigneur. 

Dès lors, au logis d' Angharad, on ne songea plus qu'aux préparatifs 
de ce grand jour. Mets de choix, boissons exquises, convives de la 
première distinction, chants et musique excellente, on voulut tout réunir 
pour faire du banquet de noces une fête splendide. Pendant qu'on 
ne pensait qu'à cela, le futur époux aperçut un jour dans la chambre 
d'Angharad une harpe particulièrement belle et exprima le désir d'en- 
tendre cet instrument. Il y avait là les meilleurs harpistes du pays 
de Galles, ils s'efforcèrent d'accorder la harpe sans y pouvoir réussir. 

Cependant tout était prêt pour la cérémonie du mariage. Einion, 
qui jusque là n'avait point paru, entra à ce moment dans sa maison. 


312 COMTES POPULAIRES DU PATS DB 6ALLBS 

Angharad le vit, mais il lui fit Teffet d^un pauvre vieux, décrépit, 
desséché, courbé par Tége, en cheveux gris et en baillons. Elle lui 
demanda s*il voulait tourner la broche pour faire cuire le rôti : 

— Volontiers, répondit-il, et il alla à sa besogne en s^appuyant sur 
sa baguette blanche comme un pèlerin sur son bourdon. 

Le dîner étant préparé, et tous les ménestrels renouvelant leurs 
vains efforts pour accorder la harpe d*Àngharad, Einion se présenta, 
la prit, raccorda sans peine et joua dessus Tair favori de la dame — 
à la grande stupéfaction de celle-ci. Elle lui demanda alors qui il était: 

— Einion au cœur d*or, le fils de Gwalmaï, ainsi m'appellent mes 
voisins, répondit-il. Taiété longtemps le jouet d'une folle illusion, ma 
longue absence a donné lieu à de mauvais bruits sur mon compte. 

— Mais où ôtes-vous allé ? reprit Angharad. 

— Je suis allé dans les pays de Kent et de Gwent, dans les bois de 
Ménévie, dans la vallée de Gwen le fils de Nuz, j'en ai rapporté ce 
bijou d'or : voyez 1 

En même temps il lui donna la moitié de l'anneau rompu entre eux, 
à son départ, et il continua : 

— Le malheur a longtemps pesé sur moi ; il n'est point étonnant 
qu'il ait altéré mon visage. Mais il n'a pas eu de prise sur mon cœur, 
le souvenir d'Angharad y est toujours resté ; et toi, hélas ! Angharad, 
tu as oublié Einion... 

En effet, malgré tous ses efforts, elle ne pouvait parvenir à le recon- 
naître. Alors Einion lui mit dans la main sa baguette blanche. Aussitôt 
le lutin, qui jusque là lui avait semblé un beau et honorable seigneur, 
lui apparut enfin sous sa vraie forme, et Angharad ne vit plus devant 
elle qu'un monstre épouvantablement laid. 

A cette vue, pâmée d'effroi, elle tombe en défaillance. Einion la 
reçoit dans ses bras et la soutient jusqu'à ce qu'elle revienne à elle. 
En rouvrant les yeux, elle ne voit plus ni lutin, ni convives, ni 
ménestrels, ni aucun apprêt de fête et de mariage. Elle ne voit plus 
rien autre chose qu'Eînion son mari et Einion son fils, et sa harpe 
et son logis — où tout est calme, rangé dans l'ordre habituel, — et 
enfin le dîner servi sur la table, répandant une odeur appétissante. 

Tous trois alors, Einion et Angharad et Einon leur fils, s'asseyent 
pour prendre leur repas. Le bonheur remplit leur cœur, ils ne peuvent 
assez se réjouir d'avoir échappé aux pièges du lutin diabolique. 

Traduit par Ilttd CASHLÉoir. 


CHRONIQUE 


LE CONGRÈS DU CROISIC<i> 


— Eh bien et ce Congrès du Croisic ? 

— Eh bien ! ce Congrès du Croisic, j*en arrive, et je n'avais pas en 
tort, en vous prédisant son succès. On nous avait annoncé que, mal 
préparé, renvoyé à une date trop tardive, logé à une extrémité du 
continent... et du Croisic, il eût essuyé un piteux échec; des potentats 
laïques, qui ne peuvent pardonner à l'Association Bretonne de ne pas 
les avoir subis pour maîtres, Pavaient mis en interdit ; d'autres 
l'avaient en dessous fort attaqué : — ni les prophètes de mauvais 
augure, ni les potentats laïques, ni leurs imitateurs n'ont eu raison. 
Les travailleurs ont été en nombre très suffisant ; les communications 
ont été aussi nombreuses que sérieuses et variées ; les mémoires ont 
plu sur le bureau ; et l'auditoire, remplissant une vaste salle, a été des 
plus choisis et des plus relevés que l'Association Bretonne ait jamais eus. 

C'est un joli succès et dont on a droit d'être fier. 


• 
• * 


— Et la crypte ? 

— Cher Monsieur, nous garderons, si vous le voulez bien, la crypte 
pour la bonne bouche. 

Laissez-moi vous donner d'abord un aperçu général du Congrès et 
quelques détails sur ses travaux. 

(1) Les travaux du Congrès Breton tenu au Croisic ont duré six jours, -da 
i9 au 34 septembre 1887 inclusivement. 


314 CHRomouB 

Le bureau du Congrès, proclamé et acclamé à la séance d^ouverture 
(19 septembre), était ainsi composé : 

Présidents d'honneur : Mgr TEvéque de Nantes ; M. le Préfet de 
la Loire-Inférieure ; M. le marquis de la Ferronnays, député de la 
Loire-Inférieure ; M. Alfred Lallié, ancien député du même dépar- 
tement. 

Président du Congrès et de la Section d'Agriculture : M. A. Mail- 
lard, maire du Croisic, conseiller général. 

Vice-présidents de la Section d'Agriculture : MM. Alex, de Honti ; 
Bahezre de Lanlay ; Abadie. 

Section d'Archéologie et d'Histoire. — Présidents d^honneur : 
H. le Curé du Croisic ; M. de la Sicotière, sénateur. 

Président titulaire: M. Audren de Kerdrcl, sénateur. 

Vice-présidents : MM. René Ker\'iler, ingénieur en chef à Saint- 
Nazaire ; H. Lemeignen, président de la Société Archéologique de la 
Loire-Inférieure ; Tabbé Robert, prêtre de l'Oratoire de Rennes ; 
E. Orieux, ingénieur départemental. 

Je ne vous parlerais pas de la messe du Saint-Esprit et de celle qui 
a été célébrée le vendredi matin (selon l'usage) pour les membres 
défunts de l'Association, si je ne tenais à vous signaler d'abord TafQuence 
de la population croisicaise, ensuite le talent avec lequel M. Ropartz, 
lauréat du Conservatoire, a tenu Torgue pendant ces cérémonies. Voil& 
un nom ancien et un talent nouveau que les membres de l'Association 
aiment à saluer. 

Quant aux travaux mêmes du Congrès, vous les connaissez dans 
leur ensemble. Les principaux journaux de Bretagne avaient au 
Crôisic des reporters qui ont envoyé, jour par jour, des correspondances 
régulières et, pour la plupart, exactes... ou à peu près. 




— Quand a-t-il été question de la crypte ? 

— Vous m'ennuyez, avec votre crypte, cryptomane que vous êtes ! 
Vous imaginez-vous que le Congrès était réuni pour ne s'occuper que 
de cela ? 

En laissant de côté les trois discours de la séance d'ouverture, — 
celai de M. de Kerdrel, si élevé, si conciliant, si mesuré ; — celui 




J^ \. 


àù M. de Peoanster, si 4;bampétre et si spirituel ; «<^ celai de M. de 
la Villemarqué, si ému, si profondément émouvant, dans la nerratiim 
et la peinture de la vie de M. Eugène de la Gournarie. — on pourrait 
énumérer un bon nombre de communications qui ont fait grand ben- 
neur au Congrès. 

M. de Kerdrel a parlé — trop courtement — des conditions dan9 
lesquelles, sous le flot des invasions normandes ou autrement, la langue 
bretonne a reculé en Armorique ; — pour ne pas quitter cet orateur, 
signalons tout de suite son discours de clôture du Congrès comme un 
des plus beaux, un des plus admirables que nous ayons jamais enten*- 
dus. Le mot admirable n^est pas de trop, et il est ici de propos délibéré. 

M. de la Villemarqué a exploré un petit coin du domaine qui lui 
appartient en propre : \a poésie populaire, et traduit une fois de plus, 
avec le charme dont il a le secret, le chant des rossignols bretons. 

M. de la Borderie, qui sait rendre Thistoire vivante, a profondément 
ému Fauditoire, en racontant les derniers épisodes de la guerre de 
Succession et la bataille d'Auray ; il Ta vivement intéressé en détail- 
lant la vie et la correspondance du poète croisicais Des Forges Mail- 
lard, dont le nom est encore aujourd'hui si honorablement porté par 
par M. le maire du Croisic, son arrière-petit- neveu ; puis, pour donner 
une fois de plus sans doute la preuve de sa multiplicité d'aptitudes, 
il a poussé une reconnaissance heureuse sur les terres de M. de la 
Villemarqué et de M. Sébillot, en mettant à contribution, lui aussi, 
les chants et usages populaires. 

M. Kerviler, Thomme vraiment universel, que nos Congrès voient 
trop rarement de près, a vivement intéressé les auditeurs en leur 
parlant des menhirs relevés à Carnac, des découvertes qu'il a faites 
lui-même dans la Grande-Svière, enfin des associations littéraires si 
fréquentes au XYiii^* siècle en Bretagne et d*un membre bien oublié de 
ces Associations, Olivier Morvan, qui revivra, grâce à M. K^rvilei;, 
dans une étude vive et spirituelle 

Mais nous ne pouvons suivre en détail chacun des travaux présentés 
au Congrès ; bornons-nous à énumérer les communications de 
MM, Orieux sur la géographie gallo^omaine, — Halna du Frétay 
et Gaillard sur \t% mégalithes, — Pitre de Lisle du Dréneuc (le savant 
conservateur du Musée Archéologique de Nantes) sur les chansons 
de Batz et sur les tombeaux des ducs de Bretagne ; — de la Nicol- 
lière-Teijeiro sur Vh'stoire de la presqu*île croisicaise ; — Alcide 
Leroux, sur /es patois de la Loire-Inférieure; — A. Maillard, maire 


316 CBBOmQUE 

du Croisic (auquel le Congrès a décerné une médaille de yermeil) sv 
Vindustrie salicole et la pêche; — de Keranflec^h, sur Vinscription 
du lec*h de 8aifU&-Tréphine ; — Albert Macé, sur Vattaque contre 
Lorient en 1746 ; — D' Viaud-Grand-Harais, sur les superstitions 
de l'île de Noirmoutiers ; — Lemeignen, sur les noëls du pays de 
Batz ; — Ropartz, sur les chants populaires ; — sans oublier M. de 
TEstourbeillon, toujours infatigable, toujours sur la brècbe, mais 
que les devoirs militaires ont retenu pendant plusieurs jours loin du 
Congrès; sans oublier encore les vers de H. Àpuril, et sans avoir 
Tespace suffisant pour mentionner tant de discussions intéressantes, 
polies quoique animées, dont les séances ont été remplies. 

* * 

— Vous oubliez la crypte ? 

— Je n'oublie pas la crypte, mais je veux, avant d'y arriver, men- 
tionner un fait signiflcatif. Jamais Congrès n'a trouvé, près des ecclé- 
siastiques avec lesquels il a été officiellement en relations, accueil plus 
sympathique et plus flatteur. Au Croisic, comme à Guérande, comme 
à Nantes, les prêtres qui se sont trouvés en rapport avec les membres 
du Congrès, et qui ne pouvaient assister aux réunions, ont exprimé 
un vif regret. Les bons Frères, ces Frères soi-disant ignorantins, que 
l'intolérance radicale calomnie si gratuitement, ont suivi avec une 
assiduité et une intelligence rares tous les travaux du Congrès. 

Autre fait, encore très digne de remarque. La date assignée au 
Congrès avait empêché beaucoup d'associés d'y venir : jamais autant 
d'adhérents (et des plus considérables) n^avaient tenu à expliquer que 
s'ils étaient, par force majeure, absents de corps, ils étaient unis de 
cœur et d'esprit avec leurs confrères réunis au Croisic : absentes 
corporcy prœsentes autem spiritu, M. le Directeur général avait 
de ce chef un dossier formidable, dans lequel on aimait à voir la 
lettre par laquelle Mgr Lecoq, en termes fort aimables, s'excusait 
de ne pouvoir célébrer lui-même la messe du Saint-Esprit, comme 
ses vénérables collègues de la province de Rennes y ont accoutumé 
l'Association Bretonne ; — M. de la Villemarqué, M. de Penanster, 
comme directeurs de leurs sections avaient aussi reçu un grand nombre 
de lettres semblables ; — et, à lui seul, M. de la Borderie en apportait 
un monceau, encore que l'on n'y voulût pas joindre les lettres épisco- 


CHftONIQCS 317. 

pales fort récentes qui l'encouragent dans les luttes où il combat si 
constamment pour la vérité. 

Le nombre d'ouvrages offerts au Congrès était également digne de 
remarque. Nous nous bornerons à indiquer les Monuments orignaux 
de l'histoire de saint Yves, dont il a été assez longuement question 
dans cette Revue pour que nous n'ayons plus à y revenir (quoique le 
succès croissant et mérité de cette publication lui donne un regain 
de popularité) ; — et la Non-Universalité du Déluge de* M. l'abbé 
Robert, prêtre de l'Oratoire de Rennes. M. l'abbé Robert a deux 
courages fort rares par le temps qui court : le courage de soutenir 
ses opinions et le courage de soutenir ses amis. Le livre qu'il a offert 
au Congrès est la défense d'un de ses confrères, M., l'abbé Mottais, 
mort de chagrin pour avoir c eu le tort de prendre au sérieux certains 
c inquisiteurs surnuméraires, dont l'autorité est, somme toute, 
c aussi nulle dans l'Eglise que dans la science (1). » Le Congrès. 
Breton s'est honoré en faisant de H. Robert l'un de ses vice-présidents. 

♦ 
« m 

— Mais, la crypte ? 

— Mon Dieu I vous ne perdrez rien pour attendre ! Encore faut-il 
tout de même que je vous dise auparavant, puisque vous me de- 
mandez un compte-rendu du Congrès, qu'il y a eu trois excursions : 
une dans l'intérieur du Croisic, une à Guérande et une à Nantes. 

Dans l'intérieur du Croisic, il y a nombre de maisons curieuses du 
xvp et du xvip siècles, une belle église du TV siècle, et un rare 
ensemble de constructions anciennes, harmonieusement alignées le 
long d'un quai qui n'en finit plus. Notons aussi le magasin Person, qui 
possède un véritable musée de bijoux bretons anciens, recueillis dans 
le pays même, à commencer par la couronne de la reine Anne, cou- 
ronne qui a été exhibée sur le bureau du Congrès et a eu un grand 
succès. Dieu veuille que ce précieux objet ne passe pas aux. mains 
anglaises qui le convoitent î 

A Guérande, sous la conduite de M. le Curé de Guérande, nous 
avons admiré les murailles — trop connues pour que nous nous 
arrêtions à les décrire ; — Notre-Dame-la-BIanche, où fut signé le 

<1> BuOelin critiquef n« du l*'' mars 1886, p. 98. 


318 dftOHiQtfi 

traité de Goéntnde ; — et Seini-Aabitt, si remarquablement restauré. 
H. Tabbé Plormel a bien gagné les félieitetions qne le Congrès de 
PontÎTy lui avait décernées. 
A Nantes 


* 4r 


•— Ah I BOUS Yoilà pourtant arrivés à la crypte I 

— Oui y tout-à-rbeure. Le Congrès avait désigné, pour viaitsr 
Nantes et faire un rapport, deux hommes peu suspects : HH. Huon 
de Penanster et Tabbé Robert. Quelques volontaires s^étaient joints à 
eux. — Avouea qu'il eût été parfaitement ridicule de voir un Congrès 
siéger dans la Loire-Inférieure et s'abstenir de visiter un monument 
aussi curieux, aussi discuté que la crypte. 

La Société Archéologique de Nantes a reçu les délégués âa Con-« 
grès. M. le Préfet de la Loire-Inférieure, dont la courtoisie est digne 
de remarque et d'éloges, s'est joint à eux. Ils ont visité le musée 
archéologique, le château, la cathédrale (y compris la crypte) et pris 
séance dans la salle de l'Oratoire. Le Bulletin Archéologique de 
l'Association Bretonne vous dira le reste. 

— Quel mystère I Ne pouves-vous dès maintenant lever un coin du 
voile ? 

— Oh 1 de mystère, il n'y en a paA. Revenue au Croisic, la déléga* 
tion a fait son rapport, qui peut se résumer ainsi : c On nous a reproché. 
ç d'avoir, à Pontivy, émis un vœu pour la conservation de la crypte, 
c sans avoir vu la crypte, sans avoir visité le monument. Les com- 
« missairos que vous avex délégués, après avoir examiné la crypte, la 
c cathédrale, le projet de restauration, et entendu sur place le pouf 
c et le contre, vous proposent de maintenir purement et simplement 
c le vœu émis à Pontivy. > Est-ce clair? Pas une voix ne s'est élevée 
contre cette conclusion. Il y avait des cryptoclastes au Congrès : il^ 
n'ont pas soufflé mot. 

if 

^ Comment, voilà toute l'affaire de la crypte ? 

— Voilà toute l'aflidre de la crypte, et* il ne pouvait en être antre» 




cnuMfiQinr 319 

ment, les cryptocryptes ayant fui le débat et les cryptophiles n^ayant 
aucune reison pour écraser (^es ennemis qui se jetaient eux-mêmes à 
terre. Pourquoi ajouter une page à toute la littérature que cette 
question — si volontairement envenimée par quelques brouillons — 
a fait naître? Attendes-vous seulement & ceci : «— si les cryptotyptes 
relèvent la crête; il leur sera servi quelques extraits de leurs propres 
œuvres (manuscrites ou imprimées) où leurs principaux chefs actuels 
énoncent sur la crypte, son intérêt et sa conservation, des idées exac-^ 
tement opposées à celles quMls émettent aujourd'hui. Quelques curieux 
poursuivent en ce sena des recherches à la fois instructives et édifiantes,, 
déjà couronnées d*un étonnant succès, et la collection des palinodies 
célèbres est en train de s'enrichir largement 

Mais, vous. Monsieur le lecteur de la Revue, qui me parlez tant de 
la crypte, est-ce que vous connaissez la question ? 

— Ma foi I Monsieur le chroniqueur, je sais seulement qu'il y a à Nantes 
une crypte du x* siècle, où Ton a honoré pendant tout le moyen-Age 
la pierre où fut décollé saint Gohard et saint Gohard lui-même, et qua 
les uns proposent de la conserver (la crypte), les autres de la détruire. 

— Pas tout-à-fait. Personne, actuellement, ne propose de la détruire : 
c'est toujours autant de gagné. Mais ceux qui proposaient, il y a dix- 
huit mois, de l'ensabler tout uniment, proposent maintenant de la 
conserver à l'état de cachot sans lumière et sans issue. Les autres 
proposent de la rétablir dans son état primitif, sans dommage pour 
l'édifice nouveau et sans notable augmentation de dépense. Voilà toute 
la question. Ceux qui y ont versé du vinaigre, ne pouvant produire 
une seule bonne raison, sont aussi bruyants que peu nombreux. 
Comprenez-vous, maintenant ? 

— Non... je ne comprends pas comment il peut y avoir au monde, 
sur cette question, autre chose que des cryptophiles. En revanche, je 
comprends fort bien que le Congrès du Croisic a été charmant et 
excellent, et je me plains amèrement de ma mauvaise étoile, qui m'a 
empêché d'y assister. 

— Vengez-vous sur le Congrès de l'an prochain : c'est la chance 
que je vous souhaite ; je vous y donne dès à présent rendez-vous. 

Loms DB Kiiuxiir. 


' T ' 


f 

b 




-^ 


I 




« 


i 


BIBLIOGRAraiE BRETORNE ET YENDÉEKNB 


Bretagne et Grande Bretagne, Italie et Sicile (1879-i883), par 
Tabbé Lucien Vigneron, du clergé de Paris. — In-S®, 240 p. avec grav. 
Tours, impr. et libr. Marne et fils. 

Bretagne (La) et ses fils, par L. Duplais. — In-18 jésus, 384 p. avec 
grav. Paris, impr. Blot ; chez l'auteur, 6 et 8, passage de l'Industrie (bou- 
levard de Strabourg). 5 fr. 

Bulletin agricole de l'Association Bretonne, publié par les soins de 
la Direction ; vingt-neuvième session tenue à Pontivy (Morbihan), en 
septembre 4886. — Saint-Brieuc, impr. et libr. L. et R. Prud'homme. 

BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE DE L'ASSOCIATION BRETONNE, publié par la 

m classe d'Archéologie ; troisième série, tome vi. Vingt-neuvième Congrès 

^ tenu à Pontivy (Morbihan), en septembre 1886. — 1 vol. grand in-8». 

{>' * Saint-Brieuc, imp. et libr. L. et R. Prud'homme. 

CAPrrAiNË (Le) Breil de Bretagne, baron des Hommeaulx, gouverneur 
" ^ d'Abbeville, de Saint-Quentin et de Granville, d'après les mémoires 

^ contemporains et des documenis inédits (1503-1583), par le comte de 

Palys. — •In-8o, 224 p. Rennes, impr. Le Roy, fils ; libr. Plihon et Hervé. 
- ^ Catalogue des Coléoptèreis du Finistère, par M. Hervé. — In-8®, 

16 p. Morlaix, impr. Chevalier. 
» * (Extrait du BuUetin de la Société d'Etude» scientifiques du Finistère.) 

Comparaison {vers), par Vincent de Kerdrel. — In-S», 8 p. Paris, 
é impr. de Soye et fils ; hbr. Gervais. 

^ (Extrait du CoiTespondant.) 

^ Cour d'Appel de Rennes, Souvenirs judiciaires (1847-1863), par A. C. 

— In-8o, 18 p. Papier vergé ; Vannes, impr. Galles. 

p , ■ Crypte (La) de la cathédraAe de Nantes. — In-8«, 5 p. Nantes, 

* ^ impr. du Commerce. 

I De Cherbourg a Brest sur terre et sur mer, par le docteur Bernard. 

^ J de Cannes. Illustré par Gérard, Clerget, Anceval, Darjox. — In-S®, 

^ 232 p. Viilefranche-de-Rouergue, impr. Bardoux. Paris, libr. Delagrave. 

I Découverte de Stone-cists a Bec-er-Vill {Quiberon), rapport par le 

docteur G. de Closraadeuc. — In-S», 15 p. et pi. Vannes, Impr. Galles. 
Deux mariages nantais au xviii» siècle, par le comle Régis de TEs^ 

tourbeillon. Inspecteur de la Société française d'Archéologie. — In-8», 

8 p. Nantes, impr. Forest et Grimaud. 

(Extrait de la Bevve historique de VOuest. Tiré à 150 ex.) 

Deux ordonnances de police a Quimper (1404-1719», par J. Trévédy, 
ancien Président du Tribunal de Quimper. — In-S», 38 p. Nantes, impr. 
Forest et Grimaud. 

(Extrait de la Revue historique de VOuest. Tiré à 1(X) es.) 

France (L'a) chrétienne, poème lu au Congrès des catholiques de 
** rOuest dans TAssemblée générale du 17 novembre 1886, par M. Nicol. 

— In-18, 11 p. Vannes, impr. et libr. Lafolye, 

^ Gavr'inis : dernières fouilles, octobre 1886, par le docteur G. deClos- 

madeuc. — In-8«, 7 p. et 2 pi. Vannes, impr. Galles, 

f Guide de Nantes a l'Océan, par E. A. et G. V. — In-18, lU p. avec 

u , carte, vignettes et annonces illustrées. — Nantes, impr. Hanciau. 0'50«. 

\r HarineTLa) bretonne aux xv« et xvp siècles , etsai historique, par S. de 

** La NicoUière-Teijeiro. — In-8o, 107 p. Nantes, impr. Forest et Grimaud. 

i (Extrait de la Revue historique de VOuest, Tiré a 50 ex.) 


LES POÈTES DE LA SOCIÉTÉ PATRIOTIQUE DE BRETAGNE 


OLIVIER MORVAN 


(1) 


(X-yS-ft-XTQ-*) 


II 

La Société Patriotique 

La Société Patriotique de Bretagne était une académie 
fondée en 1783 par M. do Sérent, gouverneur de Rhuys, à 
l'instigation du sénéchal de Corlay, Georgelin, poète entre 
ses audiences, qu'fl rencontrait souvent au château de Mous- 
touerland en Malguénac, chez M. de Quérangal, dont la fille, 
la comtesse de Nantôis, rimait comme une dixième muse. 
Son siège principal était au château de Keralier, en Sarzeau, 
près de Vannes, propriété du comte de Sérent et décoré du 
titre pompeux de Temple de la Pairie : c'est là qu'avaient 
lieu les réunions mensuelles ou trimestrielles. Agrégée au 
Musée de Paris et admettant parmi ses membres des étrangers 
aussi bien que des Bretons, des femmes aussi bien que des 
hommes, la Société se divisait en deux sections ou tribus : 
la tribu des vertus et la tribu des talents, sous la devise, pour 
Dieu, pour le roi et pour la patrie, et chaque section se subdi- 
visait en trois classes. Dans la tribu des vertus, on distinguait 
la classe des vertus liérolques, la classe des vertus publiques 
et la classe des yertusprivées. Là figuraient le prince Czatoriski, 
le duc de Charost, le marquis dcToustain, Elie de Beaumont, 
le doyen de Guémené, le recteur de Sarzeau, M. de Quérangal, 

(1) Voir la Uvraison d'octobre 1887, ci-dessas, p. 241. 

TOUS II, 1887 21 


3*22 OLIVIER tfORTAN 

rimprimeur Paul Vatar, le chirurgien Grîmaudais, M«"«* de la 
Bove, Necker, de Coatanscour et une foule d'autres élus, 
dont il faut lire le dénombrement dans la liste publiée par 
M. Trévédy. La tribu des talents se subdivisait en classe des 
talents sublimes, classe des talents utiles, classe des talents 
agréables, et réunissait Marmontel, d'Alembert, Buffon, Tho- 
mas et La Harpe, membres de l'Académie française, Rochon 
et La Lande, membres de rAcadémie des sciences,' à côté du 
contrôleur général Necker, du président de Robien, des mé- 
decins de Vannes Goguelin et Aubry, des avocats de Rennes 
Gerbier, Lanjuinais, Bigot de Préameneu, Gohier, Loriot et 
Duval, du chanoine Ruffelet, du médecin de Saint-Brieuc 
Bagot, du jurisconsulte Baudouin de Maisonblanche, du capi- 
taine d'artillerie de Pommereul, des marquis de Molac et de 
Pire, de Rétif de la Bretonne, des bordelais Du Paty et Ver- 
gniaud, de Montgolficr, de Pilastre des Roziers, de M™®" de 
Genlis, de Nantois, de Beauharnais, de Bourdic, etc. 

Le recteur de Sarzeau était premier pontife du Temple de la 
Patrie, et les religieux du couvent voisin de Bernon portaient 
le titre de chantres et aumôniers ordinaires du dit Temple, dont 
les orateurs s'appelaient tribuns du peuple. Tous ces détails 
vont s'accentuer dans les quelques lettres fort intéressantes 
que je vais citer : mais il faut d'abord que nous fassions con- 
naissance avec un orateur de la Société dont il sera plusieurs 
fois question : c'est un collègue de Morvan, un avocat de 
Quimper, Girard, poète aussi, comme presque tous les avocats 
de petite ville à cette époque, et plus tard président du comité 
révolutionnaire et du tribunal de sa ville natale. Il avait été 
admis vers la fin de 1783 comme auteur d' Vsements locaux 
fort estimés, et de l'article Quimper dans le Dictionnaire his- 
torique de Bretagne, et il venait de prononcer à Keralier un 
discours sur Végoisme ; Georgelin lui avait écrit : 

Tu veux détruire Pégoïsme ; 

Voici le secret le meilleur 
D^obtenir ce succès par ton patriotisme : 
Donne au public entier ton esprit et ton cœur. 

Je préfère çncore les vers de Morvam 


OLIVUtR MORTAN 323 

Maintenant que nos personnages sont en présence, je ne 
crois pouvoir mieux faire que de leur laisser la parole pour 
voir agir la Société Patriotique par ses membres eux-mêmes. 
Georgelin ayant prévenu Morvan de la présentation qu'il avait 
faite pour le proclamer membre de la Société à la séance 
d'avril et lui demander des nouvelles de Girard qui avait promis 
un discours, Morvan lui répondit le 5 mai 1784 : 

c Monsieur et très honoré confrère, je ne suis que trop |excasable 
de n'avoir pas plus tôt répondu à la lettre que vous m'avez écrite le 
15 avril et que je n'ai reçue que le 21. J'étais fort malade. Ma femme 
qui vient de me donner un second enfant, était encore plus malade 
que moi : et les cris du marmot qu'elle allaitait, comme elle a allaité 
son premier, augmentaient encore notre mal. Enfin le père et la mère 
ne se plaignent plus : le fils aîné, âgé de deux ans, ne crie que de 
temps en temps et la fille qui vient de naître crie un peu moins le 
jour que la nuit. Je profite de ce premier moment de calme pour jouir 
du plaisir de vous écrire. 

c M. Girard était plus sérieusement malade que ma famille et moi 
quand je reçus votre lettre. Son mal a fait trop de progrès, et diffici- 
lement il pourra recouvrer la santé. Il est enflé extraordinairement : 
c'est une hydropisie complète. Quand bien même il eût été en état 
d'aller faire les fonctions d'orateur h votre dernière assemblée, je 
n'aurais pas pu lui donner des vers de ma façon. Songez qu'un père 
de famille qui ne fonde toute sa cuisine que sur le maigre casuel de 
sa misérable plume d'avocat, songez que ce triste rimeur n'a pas 
toujours le temps d'implorer sire Apollon qui s'eiTarouche à l'aspect 
de la Coutume et de l'Ordonnance. Peut-être, hélas ! ne remonterai-je 
guère monsieur Pégase I Vous m'annonciez comme certaine ma pro- 
clamation à l'assemblée du 22 : je désire que tout le monde ait été 
de votre avis pour me donner le titre de bon citoyen. Je crois que ce 
beau nom doit faire tressaillir les entrailles de tous les Bretons. 

c Si j'ai été proclamé, ne craignez pas que je manque de faire des 
vers pour qui vous savez bien. Chut ! J'ai formé le projet d'une espèce 
d'ode sur l'établissement de la Société. Je désire pouvoir bien remplir 
mon objet : mais un premier succès n'est pas toujours garant du 
second. C'est ici cependant que je voudrais avoir le génie même 
d'Apollon : car il est bon que vous sachiez que j'aime ma patriç 
comme un Lacédémonien. 


324 OUTIIR IfOHVAN 

« Autre chose qui vous fera bien du plaisir si elle vous en fait 
autant qu'à moi. Je projette depufs longtemps un voyage au Guémené 
pour voir la famille de ma femme. Je tâcherai d'y aller au mois 
d'août : j'irai vous voir et nous pourrons de compagnie aller au 
Temple de la Patrie, où Je me propose de réciter mes vers, si toute- 
fois je les trouve bons. Quel plaisir pour moi de faire connaissance 
avec tant de personnages distingués par leurs vertus et par leurs 
talens I C'est à Keralier que nous parlerons de beaux vers et de belle 
prose I Le projet de mon voyage me remplit de joie. Peut-être trou- 
verai-je bien des obstacles, car un pauvre père de famille voit naître 
à tout instant une foule d'entraves autour de lui. Je désire bien sin- 
cèrement que rien ne s'oppose à mon voyage. Vous ne sauriez croire 
combien je brûle de voir M*"^ la comtesse de Nantois. Quelle femme, 
mon cher confrère I Qu'elle honore la Bretagne 1 Quel plaisir de lire 
ses vers I Qu'est-ce donc de les entendre quand ilssortentdesa bouche... 

c J'ai l'honneur d'être, etc. 

Olivier Morvan. i^ 

L'ode fût en eflfet composée, et toute de verve, car dès le 
milieu de mai, Morvan en adressait le manuscrit au comte de 
Seront. Elle se compose de 22 stances de six vers, et fut 
publiée au mois de septembre par l'Année littéraire qui recueillit 
cette année les œuvres de plusieurs Quimpérois, car j'y trouve 
Royou et Girard à côté de leur confrère du barreau du prési- 
disd. Je n'en aime pas toutes les idées : pour établir un con- 
traste plus accentué, Morvan s'imagine que les Bretons n'ont 
été que des barbares jusqu'au temps de la reine Anne qui leur 
fit connaître les artistes d'Orient, émigrés en Italie après la 
prise de Consfantinople par les Turcs : puis nouvelle éclipse 
jusqu'à la fondation de la Société Patriotique ; tout cela est 
manifestement exagéré, d'autant plus que Morvan consacre 
toute la première moitié de son ode à cet exposé de « l'igno- 
rance de la tardive Armorique » et que la Société qui fait 
Tobjet même do la pièce commence à apparaître seulement à 
la douzième strophe. Mais^ en revanche, la versification de 
cette ode est bien supérieure à celle de tous ses autres ou*- 
vrages, et Je lui donne même le pas sur celle qui fut distinguée 
plus tard par l'Académie française. Comme elle intéresse tout 
spécialement la Bretagne et qu'on peut la considérer à peu 


OLIVIER MORVÀN 325 

près comme inédite, car personne (1) n'a encore eu Tidée 
d'aller la rechercher dans la collection poudreuse de V Année 
littéraire, j'en citerai la majeure partie : 


Ode $ur V Etablissement de la Société Patriotiqtie en Bretagne. 

Prête-moi tes accords, ô divine harmonie ! 
De tes feux créateurs embrase mon génie ; 
Viens, répands sur mes vors tes charmes ravissans : 
Guide mon vol sublime au Temple de mémoire ! — 
Pour chanter ta vertu, ma patrie et sa gloire, 
Pourras-tu m'inspirer d'assez nobles accens ? 

Assez et trop longtemps sous un joug tyrannique 
L'ignorance enchaîna la tardive Armorique 
Et loin de nos climats exila les Beaux-Arts : 
Assez et trop longtemps les Bretons du vieil âge 
Vainqueurs impétueux, affamés de carnage, 
Poursuivirent la gloire à travers les hasards. 

Dos bords de l'Occident aux champs de la Syrie 
Portant, au nom du ciel, leur guerrière furie, 
Ils brisèi*ent l'orgueil du terrible Croissant ; 
Et Rome, Rome a vu nos aïeux intrépides 
Tout à coup arrêtant ses conquêtes rapides, 
De l'aigle des Césars balancer l'ascendant.... 

Je laisse Morvan s'attarder aux Croisades, je cite en passant 
la strophe à la reine Anne : 

Deux fois ton front brillant ceignit le diadème ; 
Mais tu ne vis jamais dans ta grandeur suprême 
Qu'une carrière immense à ton cœur généreux, 
Tes dons allaient chercher la timide indigence ; 

(1) M. Trévédy ne la cite pas, et la Biographie brcionm croit qu'elle est 
inédite. 


326 OLITlEfi MORVAN 

Des arts à peine éclos tu cultivas TenfaDce : 

Ton règne, bêlas I trop court ne fit que des heureux. 

Et j'aborde immédiatement le sujet principal : 

Bretagne, lève enfin ta tête languissante : 

De ta maturité vois Taurore naissante : 

Déjà],brille ton front couronné de splendeur. 

Ce beau jour qui, comblant ta plus vive espérance. 

Vit naître Théntior du trône de la France, 

Ce jour fut dans les cieux marqué pour ta grandeur. 

La Société Patriotique avait en effet été fondée à Tépoquc 
do la naissance du Dauphin. Je poursuis : 

Ce fut alors, Sérent, qu'une vertu sublime 
Ralluma dans ton cœur le beau feu qui Tanimc. 
Tu brûlais de servir ta patrie et ton roi. 
Alors tu le fondas, cet auguste édifice, 
Où les arts réunis par ta main protectrice 
Du bonheur des humains font la suprême loi. 

Là brille à tes côtés ce corps illustre, antique, 
Dont le bras triomphant couvrit notre Armorique. 
Le mérite honoré partage tes travaux : 
De la naissance obscure à la haute naissance, 
Les sublimes talens franchissent la distance : 
Où règne la vertu tous les rangs sont égaux. 

Volez, ô citoyens, volez dans la carrière. 
La gloire en souriant vous ouvre la barrière : 
Déjà fuit devant vous le vice audacieux. 
Du fond de la Bretagne aux rives de la Seine. 
Tous les talens unis par une même chaîne 
Sèment de la vertu le germe précieux. 

Voici une bel^e strophe à l'adresse du Marquis de Pire et de 
ses projets de canaux à travers la Bretagne. 


^ 


OLIVIER UORVAN 327 

Les fleuves parcourant des routes inconnues 
Roulent pompeusement leurs ondes confondues. 
Ils achèvent l'hymen si longtemps désiré ; 
Bretagne, rOcéan circule dans tes veines ! 
Voguez, vaisseaux, voguez où régnèrent les plaines, 
Que tout vive et s'anime à la voix de Pire» 

Puis viennent les soldats et les marins : 

Et vous, qui des Bourbons soutenez la couronne, 
Vous, guerriers généreux, que la gloire environne, 
Recevez le seul prix qui flatte la valeur. 
Des foudres meurtriers défiant la tempête, 
Ceux qui pour la patrie ont exposé leur tête, 
Doivent placer leurs noms au Temple de Thonneur. 

On y voit ton image, ô Breton magnanime, 

illustre Du Cottëdic, toi qui ravis Testime 

D'un héros ennemi, rival digne de toi ! 

La France, Albion même, ont pris soin de ta gloire. 

Quand la mort t'arracha des bras de la victoire 

Ton cercueil fut baigné des larmes de ton roi.... 

Ici, les jaloux qui avaient attaqué la fondation de la Société 
par des pamphlets ou par des satires ne sont pas ménagés : 

Ciel 1 quels long hurlements ! De la nuit infernale 
S'élancent, l'œil en feu, l'Envie et la Cabale. 
Craignez, ô citoyens, leurs ténébreux assauts !... 
Non, non, ne craignez pas leurs armes impuissantes ; 
Foulant d'un pied vainqueur ces hydres expirantes. 
Vous saurez étoufier leurs infâmes complota. 

Tel au séjour bruyant où grondent les orages. 
Elevant un front calme au-dessus des nuages. 
Un roc brave la foudre et les vents déchaînés. 
Superbe, il brise l'onde à ses pieds blanchissante : 
La mer toute en courroux traîne, au loin mugissante. 
Les bouillons écumeux de ses flots mutinés. 


328 OLIVUR MORVAN 

Tels, le front couronné de la palme civique, 
Vainqueurs du noir démon de la haine publique, 
Vous verrez chaque jour accroître vos honneurs. 
L^Eternel, vous couvrant d*une invincible égide, 
Repoussera les traits de TEnvic homicide 
Et de vos ennemis confondra les fureurs. 

Mais Téclat de la pourpre a frappé ma paupière.... 
Temple de la patrie, ouvre ton sanctuaire, 
Les rois sur tes autels vont brûler leur encens. 
A cet auguste aspect, je m'attendris, j'admire.... 
Bénissons, 6 Français, bénissons un Empire 
Où des rois citoyens gouvernent leurs enfants ! (1) 

Je laisse à penser quel fut l'enthousiasme du Comte de 
Sérent en recevant cette ode. Il écrivit aussitôt à Morvan : 


c A Keralier, ce 24 may 1784. 

€ J'étois sur le point. Monsieur, de vous annoncer votre proclama- 
tion, lorsque j'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de 
m'écrire. J'ai lu avec admiration la pièce de vers qui y étoit jointe. 
Le sentiment d'humiliation, que m'a occasionné la strophe où vous 
voulez bien parler de moi, m'empêcha sans doute d'apercevoir aux 
premières lectures toutes les beautés de votre ode. Je donnai même 
la préférence à celle sur le jeu ^ que j'avois lue à la tribune avec un 
certain enthousiasme, lorsque je vous y proclamai citoyen. Cette ode 
obtint l'applaudissement de l'assemblée. Je l'avois trouvée si belle, 
que j'ai bieu eu de la peine à adopter votre façon de penser sur celle 
que vous venez de m'adresser. Ce n'est que d'aujourd'hui, après 
plusieurs lectures réfléchies, que je l'ai trouvée véritablement supé- 
rieure à sa sœur aînée, pour me servir de votre expression. Je vous 
avouerai cependant qu'il y a quelques strophes qui m'ont paru énig- 
matiques, par exemple, celle qui commence ainsi : Là brille, à tes 
cotés, ce corps illustre, antique (2). Je crois qu'en effet il faudra des 

(1) Année littéraire, 1784. VI, 191 à 202. 

(2) Il est certain qu'il règne une certaine obscurité dans ce passage. 


OLIVIER AIORVAN 329 


« 


notés pour le plus grand nombre des lecteurs. Cultivez, Monsieur, un 
genre de talent pour lequel vous êtes né : n^en faites pas votre unique 
occupation ^ mais délassez-vous de temps en temps avec les Muses. 
Vous ne pourriez sans ingratitude cesser de leur faire la cour. 

€ Je garderai volontiers le secret que vous me demandez (1). Le 
prix que vous attachez à ce service flatte trop mon cœur, pour ne pas 
le garder scrupuleusement. J'aurai le plaisir de vous posséder et ce 
sera une faveur dont je vous tiendrai un grand compte. 

€ Si vous pouviez engager M. Georgelin, votre introducteur dans le 
Temple de la Patrie à y faire le pèlerinage avec, vous, vous mettriez 
le comble à ma satisfaction. La Société Patriotique Bretonne est 
encore plus redevable à M. Georgelin qu'à moi ; lui et M. de Toustain 
en sont les propagateurs : sans eux le Temple de la Patrie n'aurait 
peut-être renfermé que des citoyens communs : par leurs soins, de 
grands hommes, des héros de la littérature françoise se font un hon- 
neur, j'ai presque dit, une espèce de gloire, d'y occuper des places. 
M. Georgelin m'est encore cher par d'autres endroits : il est un ami 
vrai et sincère, et qui voudrait faire l'impossible pour obliger ceux qui 
ont l'avantage d'obtenir son estime. C'est en un mot, une belle âme. 
Nous respectons ses talents, mais les qualités du cœur dont nous 
faisons infiniment plus de cas, nous l'ont rendu infiniment cher. La 
vôtre. Monsieur, se peint dans vos vers. Vous avez une ftme forte et 
bonne. Je suis touché de l'indisposition de M. Girard. Je suis fftché 
que ce ne soit pas lui qui ait été votre introducteur. Je l'avois prié de 
nous procurer l'association de quelques-uns de ses concitoyens. Je lui 
avois même marqué qu'il devoit être assez généreux pour faire le bien 
pour le mal. Nous avons été enchantés de rendre une justice authen- 
tique encore plus à son patriotisme qu'à ses talents. Le plus beau titre 
qu'il avoit à nous présenter, et contre lequel l'envie et la cabale 
dévoient échouer, c'étoit d'en avoir été la victime dans des temps mal- 
heureux. Nous désirons qu'il se rétablisse et qu'il vienne arborer ici 
lafo^irrure des tribuns du peuple (2), dont il remplira les fonctions, 
en le haranguant du haut de la tribune. Ce sera vous. Monsieur, qui 
remplirez la tâche que nous avions voulu lui imposer, celle d'exciter 
l'émulation et le patriotisme dans le cœur de quelques-uns de vos 
concitoyens pour les introduire dans le Temple de la Patrie, où vous 


(1) D'aller le voir à Keralicr à la lin de l'année. 

(2) Ceci suppose qu'on haranguait en costume. 


330 OLIVIER MORVAN 

savez qu*il y a deux portes, celle des talents, et celle des vertus. Nous 
saisirons la première occasion pour vous envoyer la patente qui cons- 
tate votre union avec nous. M. Ollivaut nous fait attendre .longtemps 
notre nouveau sceau. Des gravures pour les canaux ont suspendu le 
travail quMl avoit commencé pour nous. 

€ Puisque vous avez dessein, Monsieur, de retoucher votre ode et 
qu'il s'agit de la Société Patriotique, ne pourriez-vous pas y glisser 
quelque chose sur son union avec le Musée français et sur Monsieur 
et Madame qui, en vertu de cette union, étçndent jusqu'à nous leur 
protection ? 

« Puisque vous voulez bien, Monsieur, faire le pèlerinage du Temple 
de la Patrie, il faut que vous soyez l'orateur de la séance où vous 
paroîtrez. Avec autant de chaleur et de fécondité que vous en avez, la 
composition d'un discours d'apparat ne doit point vous coûter. Vous 
avez vu dans la relation de notre fête patriotique du mois de juillet de 
l'an dernier que l'orateur peut choisir son sujet. La tâche est ordinai- 
rement d'une heure. C'est par là que commence la séance. L'orateur, 
en un mot, est celui qui remplit le personnage le plus important et 
qui fixe l'attention de l'assemblée et môme sa curiosité. Au cas que 
M. Girard ne se porte pas bien, vous pourrez faire la harangue, ou s'il 
la faisoit, vous pourriez la faire dans une autre séance. Je ne me réser- 
verai que le plaisir de monter après vous à la tribune, pour y publier 
seulement notre hommage et notre reconnoissance. Quelques-uns 
m'ont demandé si vous n'étiez pas originaire de la ville de Hennebond. 
Tout intéresse dans les hommes de mérite, et vous êtes bien fait. 
Monsieur, pour exciter la curiosité. En écrivant à M. Georgelin, faites 
lui part de ce que je vous marque à son sujet, 

« Je suis dans les sentiments les plus parfaits. Monsieur, votre très 
humble et très obéissant serviteur. 

c Le comte de Sbrent. » 

Morvan répondit le 7 juin : 

« J'aurais eu, Monsieur, l'honneur de vous écrire plus tôt, si je 
n'avais été absent dernièrement. Je désire que rien ne mette obstacle 
à mon voyage au Temple de la Patrie. La manière obligeante avec 
laquelle vous m'y invitez est un motif de plus pour m'y engager. Per- 
mettez cependant que je n'accepte pas la proposition flatteuse que vous 
me faites d'être l'orateur d'une de vos séances académiques, il semble 


OLIVIBR MÛRVÀN 331 

(pe tout conspire pour me priver de cet honneur. Je suis trop dépen« 
dant des circonstances pour que je puisse à mon gré m^occuper do 
littérature. » 

Aussi le comte de Sérent n'attendit-il pas son voyage pour 
lire en séance l'ode adressée à la Société Patriotique et pour la 
faire connaître dans plusieurs Sociétés. Morvan lui écrivait à 
ce sujet, le 26 juillet, une lettre intéressante, qui achèvera de 
nous peindre au vif son style et son caractère : 

< Vous me permettrez, Monsieur, de vous reprocher deux infidélités : 
la première, en lisant mon ode malgré la promesse du contraire que 
vous m^aviez faîte ; la seconde, en passant sous silence la strophe qui 
vous regarde et qui était celle que je comptais déclamer de manière à 
inspirer aux autres le sentiment dont je suis moi-môme pénétré. Vous 
conviendrez, Monsi&r, que ces deux fautes sont bien graves. Malgré 
votre sagacité reconnue, peut-être n^avez-vous pas prévu les consé^ 
quences fâcheuses qu^elles allaient entraîner. Maintenant que vous 
m^vez privé du plaisir de réciter mon ode, que vousdirai-je quand je 
me présenterai à votre château pour vous rendre mon hommage ? Vous 
m'avez dépouillé de mon petit bien ; et je n'aurai jamais le temps ni 
le loisir de réparer cette perte, avant que j'aie l'honneur de vous voir, 
puisque je me propose de visiter le. Temple de la Patrie le jour de la 
Saint Louis. En conscience. Monsieur, vous m'avez joué là un tour 
bien sanglant. Mais j'ai l'âme bonne, comme un breton ; et en faveur 
de votre déclamation, je veux bien vous pardonner. Je vous fais même 
mes remerciements des éloges multipliés que vous avez prodigués à 
mes vers. J'ai appris que vous les avez lus dans plusieurs endroits et 
que partout on les a trouvés bœis. Surtout, Monsieur, vous les avez 
déclamés avec tant d'énergie dans votre fête patriotique, que votre 
déclamation enchanteresse a séduit vos auditeurs. Je dois donc jusqu'ici 
le premier succès de l'ode à votre éloquence, et je vous pardonne votre 
première infidélité, parce qu'elle part d'un excès de zèle qui me fait 
beaucoup d'honneur. Quant à la seconde infidélité, je me fais. Monsieur, 
un peu plus de peine à vous la pardonner. Vous avez privé vos auditeurs 
de la strophe qui les eût flattés le plus : mais je vois le motif qui vous 
a retenu. En blâmant sur ce point votre sévère modestie, je conviens 
que jp devais m'attendrc à une telle réticence de votre part : la marque 
la plus sûre d'un mérite supérieur est la crainte qu'il a de parler de 
lui-même, tandis que tout le monde s'obstine à le publier » 


332 OLIVIER MORVâN 

Il terminait, après une digression assez longue, par o© 
passage qui nous intéresse particulièrement : 

€ Voici, Monsieur, une autre grâce que j'ai à vous demander ; et 
celle-ci vous me l'accorderez sûrement, parce qu'il y va de l'intérêt de 
mon amour-propre d'auteur et, qui pis est, de poète. Vous saurez 
donc que j'ai fait plusieurs changements dans mon ode. J'ai le dessein 
de l'envoyer au rédacteur du Mercure : vous ne pouvez donc pas la 
publier telle qu'elle est, parce que je croîs y avoir fait de bons chan- 
gements : et je me crois d'autant plus obligé de la faire insérer au 
Mercure que votre prophétie s'acccomplit ici de jour en jour. Les 
épigrammes, les sarcasmes pleuvent de toutes parts sur notre Société 
Patriotique. Nous sommes déjà les illustres ma/rlyrs de notre bonne 
volonté pour le bien public. N'importe ! Tâchons toujours de résister 
courageusement à tous les hommes croassans, 1|ui crieraient moins 
fort s'ils avaient l'honneur d'être inscrits au Tetnple de la Patrie (1). 
Je ne sais si je m'abuse. Monsieur, mais il me semble avoir donné, 
dans mon ode une idée assez noble de notre Société. Si elle produit 
dans tout le royaume le même effet qu'elle a produit sur quelques 
personnes éclairées auxquelles je l'ai lue, j'ose croire, Monsieur, qu'on 
sera ému jusqu'au fond des entrailles, et que les méchants n'oseront 
plus nous traiter de calotihis» Il faut, si nous le pouvons, arracher 
leur estime à ceux mômes qui s'obstineraient à nous la refuser. Que 
je serais satisfait si cette ode avait le même succès que la première ! 
Quel pied de nez pour les jaloux I Quelle vengeance pour notre 
Société !... Il y a quelques morceaux de sentiment qui me paraissent 
iVune grande beauté. Que de larmes j'ai vu couler au nom de Du 
Couëdic 1 Je m'attendris encore à ce moment. 

« Mais je sens que le plaisir de causer avec vous me jette dans la 
prolixité. Excusez, Monsieur, on ne peut jamais fmir quand on parle 
à des âmes sensibles et qui portent l'amour du bien public jusqu'à 
l'enthousiasme. Je n'ai l'honneur de vous connaître encore que par 
les relations des personnes qui vous ont vu et qui vous adorent, 
permettez-moi le mot. Quel bonheur si je puis à mon tour vous voir 
au Temple de te Pa^ne / Peut-être, Monsieur, serai-jc accompagné 

(1) On trouvera dans la présente livraison de la Revue de Bretagne^ sous le 
litre de Le Baron de Kerker cl son château, une de ces satires contre la 
Société Patriotique Bretonne et contre son fondateur, auxquelles Morvan fait 
ici allusion. 


.- r 


OLiViBtl MOftVAN 333 

de mon beau-père, M. Des Déserts, ancien maire de Quimper : il a 
souvent joui du charme de votre conversation, et vous eûtes la bonté 
de le distinguer dans la foule des députés du Tiers Etat; vous remar- 
quez le patriotisme partout où il se trouve » 

Le Comte de Sérent répliqua le 3 août, par une lettre qu'il 
importe de reproduire à pou près intégralement, car elle ren- 
ferme un grand nombre de détails curieux sur le régime 
intérieur de la Société Patriotique : 

€ ...Je reçois, Monsieur, avec reconnaissance les éloges flatteurs 
que vous voulez bien me faire. Il est vrai que j'ai lu votre ode ; mais 
cela ne vous empêchera pas de la relire vous-même. Notre usage est 
de lire dans trois séances consécutives les ouvrages qu'on veut bien 
nous adresser, de même que nous proclamons par trois fois le Citoyen 
qui veut bien s'unir à nous. D'ailleurs l'assemblée n'étoit pas assez 
nombreuse pour qu'une pièce de poésie d'une aussi grande beauté ne 
dût pas être répétée dans un cercle plus brillant. Quand bien même 
votre ode seroit imprimée dans le Mercure, cela n'empêcheroit pas 
qu'elle ne fût encore lue dans les deux séances que nous aurons le 19 
mars suivant qui sont nos deux prochaines assemblées académiques. 
La fête de saint Louis n'est qu'un divertissement pour le peuple : si 
cependant cette époque étoit pour vous la plus commode, nous tien- 
drions une séance extraordinaire. Si M. Girard n'avoit pas été aussi 
pressé de s'en retourner, je comptois remettre au jeudi la dernière 
séance et il auroit eu une trentaine d'auditeurs de plus des villes de 
Vannes et d'Auray. Le mauvais temps a été la cause du petit nombre 
de personnes qui ont eu l'avantage de l'entendre. Ceux qui en ont été 
privés ne se consolent que par l'espoir qu'il nous a donné de faire 
encore quelque pèlerinage au Temple de la Patrie, Ce n'est pas sans 
regret que je l'ai vu partir : il a un fils qui est bien digne de lui. Je 
les ai accompagnés le plus loin qu'il m'a été possible et mes yeux ont 
encore suivi très longtemps leur voiture. 

« Renouvelez leur. Monsieur, ma tendre et juste reconnaissance ; je 
désîrerois qu'à l'invitation de M. Girard vous voulussiez bien être 
VOraÂeur de la séance à laquelle vous assisterez. Qui peut mieux que 
vous rappeler l'auguste fonction des anciens tribuns du peuple Romain 
et qui mérite plus d'être revêtu de leur décoration (1) ? Nous verrons 

(1) Il y avait donc bien un costume. 


334 OLIVIER MORVAN 

avec plaisir M. Des Déserts, votre beau-père, et comme 1>on citoyen 
et comme bon patriote, nous le prierons d'occuper dans le Tempie 
de la Patrie une des places réservées aux vertits, tandis que vous y 
occuperez une de celles destinée^} aux talents ; et dès ce jour nous le 
comprenons dans l'auguration des citoyens qui doivent être proclamés 
à la prochaine séance... 

c Je n^avois garde, Monsieur, de faire valoir la strophe où vous 
avez bien youlu parler de moi. Je ne me.sentois nullement de force 
pour prononcer des vers qui louoient dans moi une chose qui ne 
mérite que Findulgence et les bontés du public. Non seulement je 
n'ai point envoyé à l'impression votre ode, et on ne Tauroit pu faire 
dès que vous vous proposiez d'y joindre des notes : on n'a pas même 
encore envoyé la relation ou les détails de notre dernière séance (1), 
Il s'y est trouvé du peuple, mais il ne s'y est trouvé que trente-deux 
personnes admissibles dans la salle des agapes (2). Le mauvais temps, 
les chagrins que j'avois dans l'âme, tout nous a contrariés. M. Girard 
doit vous l'avoir dit. Je suis charmé qu'il ait été content de la manière 
dont j'ai récité votre ode, et il a vu que les éloges dont j'accompagnois 
chaque strophe, étoient une production du cœur, que la circonstance 
enfantoit dans le moment. Mais quand vous relirez votre ode, elle 
acquerra dans votre bouche cette force de sentiment que les auteurs 
seuls peuvent donner ù leurs ouvrages. Les meilleurs acteurs ne 
donnoient point aux pièces dramatiques de M. de Voltaire la même 
&me qu'il leur donnoit lui-même quand il les déclamoit. 

« Je suis à Vannes depuis huit jours, et M. le subdél^ué me fait 
remettre dans ce moment le paquet contenant le di^pours de M. Girard 
et la lettre qu'il y a jointe, à laquelle je vous prie de trouver bon 
que je réponde ici sur le champ. Je suis de son avis, je pense que 
son discours sera mieux placé dans le nouvel ouvrage périodique qui 
doit paraître à Rennes que dans les Affiches de Bretagne. Outre que 
M. Girard est un des souscripteurs, ce discours pourra faire plaisir à 
l'éditeur, qui dans le commencement ne sera peut-être pas sufGsam- 
ment pourvu de matières pour remplir ses feuilles. M. Girard sera te 
maître de choisir, soit à Paris ou en Bretagne, le dépôt auquel il 
voudra confier son discours. Je me propose d'aller à Nantes pour Voir 
une seconde ascension plus intéressante que la première qui est 


(1) n serait curieux de retrouver les relations des séanceâ. Où les imprimait-on ? 

(2) Ceci prouve que les séances se terminaient par un banquet. 


OLIVIER MORVAN 335 

annoncée dans les Affiches pour le courant de ce mois. Les voyageurs 
aériens dévoient s^élever le 11. Le départ est reculé ; c'est une chose 
à voir dans la vie. 

« J'ai rhonneur d'être avec attachement, Monsieur, votre très 
honoré et obéissant serviteur, 

Le Comte de Sérent. > 

Peu après avoir adressé son ode au Comte de Sérent, pour 
en donner la primeur à la Société Patriotique de Bretagne, 
Morvan l'avait aussi envoyée à Dussaulx en le priant de vou- 
loir bien la patronner près du Mercure. Dussaulx n'avait pas 
les mêmes raisons que le Comte de Sérent de la trouver 
excellente, et il lui répondit très franchement le 27 août, 
qu'il n'était pas sans inquiétude sur le sort de cette nouvelle 
production devant le grand public : son intérêt était surtout 
local et les Parisiens n'aiment pas qu'on soit obligé de leur 
expliquer les choses : aussi était-il à craindre que cette pièce 
n'eût pas autant de succès que la première. « Elle ne saurait 
se passer de notes, écrivait avec raison Dussaulx : or rien 
n'est plus triste pour une ode que de ne pas être entendue 
sans notes. Si vous m'en croyez, vous vous contenterez de la 
présenter à votre jeune^ académie, qui serait bien difficile si 
elle n'en était pas contente. Si vous voulez, néanmoins, avoir 
les honneurs du Mercure, je ne doute point que votre pièce 
n'y soit admise : mais je suis obligé de vous prévenir que l'on 
n'y reçoit point de notes lorsqu'il s'agit de vers, à moins que 
ce ne soit une. note unique. — Je suis persuadé, ajoutait-il, 
que l'ode en question ne diminuerait point l'opinion que l'on 
a de votre talent, mais je doute qu'elle l'augmentât. Vou3 
avez employé trop d'histoire, ce qui rend votre marche pénî» 
ble... » 

Quelque malsonnant que cela pût être pour l'oreille de Mor- 
van, c'était bien le langage de la raison. Le poète le comprit 
et il n'insista pas pour ouvrir par violence, au Mercure, une 
porte dont il était prudent de se réserver l'accès facile pour 
l'avenir. Il se décida donc à adresser sa pièce à l'-^nn^e littéraire, 
où elle parut au mois d'octobre 1784 et où elle a été depuis 
si bien enterrée que c'est par le plus grand des hasards que 
nous l'y avons découverte. Elle fut pourtant remarquée lors 


3d6 OLlTIKR MOllTltll 

de sa publication, et un poète de Goriay, nommé Gooefflc, 
qui a été cité par M. Trévédy dans son étude sur Georgelin, 
lui adressa, au mois de novembre, après l'avoir lue, les vers 
suivants qui ne se recommandent guère que parleur intention : 

toi, qui charme ta patrie, 
Qui ranime nos cœurs au feu de tes rayons, 

Et sur les rivages bretons 
Appelle les beaux arts, le goût et le génie ! 
Les cendres de Pindare et celles de Rousseau, 

Aux sons sublimes de ta lyre, 

Se remuent au fond du tombeau 
. Et veulent s'échapper du ténébreux Empire. 

Aux yeux de la postérité. 

Pour éterniser ta conquête 

Les muses orneront ta tête 

Des fleurs de Timmortalité ! 

Diverses circonstances empêchèrent Olivier Morvan d'aller 
au château de Keralier se faire admettre personnellement 
dans le Temple de la Patrie. Il en exprimait vivement ses 
regrets au comte de Seront par une lettre du 6 septembre 1784, 
dans laquelle il proposait la candidature, pour la tribu des 
talents, de son confrère, l'avocat Quirapérois Royou, dont 
V Année littéraire venait de publier un éloge en prose accom- 
pagné de vers en l'honneur de Madec. Je ne crois pas qu'il 
ait trouvé davantage, pendant les années suivantes, l'occasion 
d'aborder la chaire de Keralier, en costume de tribun du 
peuple. Nous laisserons donc là, au moins pendant quelque 
temps, la Société Patriotique, pour achever de parcourir la 
carrière poétique de notre avocat, et pour monter de la tri- 
bune de la jeune académie bretonne, h celle de la vénérable 
Académie française. 

* René Kerviler. 

(A suivre.) 


VARIÉTÉS HISTORIQUES 


LE BARON OE KERKER 


ET SON CHÂTEAU 


Il existe un peti{ volume in-12, plutôt rare que commun, 
intitulé « YoRiCK, ou le Voyageur Breton de 1788, > et qui 
porte pour adresse : « A Landerneau, chez Gognard, Imprimeur 
des sages et des fous, à l'Image de la Lune. > En eflet, entre le 
titre et l'adresse on voit au milieu de la page, en guise de fleuron, 
un croissant aux pointes aigiies tournées vers la gauche, dans 
lequel s'encadre une face vue de profil, d'un dessin primitif et 
d'une expression gouailleuse. C'est là justement madame la Lune, 
qui a tout Tair de rire des mauvais tours, sans compte et sans 
nombre, qu'elle joue aux pauvres humains, ou, si vous voulez, 
de la crédulité phénoménale avec laquelle ces humains lui attri- 
buent une puissance quasi -universelle, une influence décisive 
sur un tas de choses dont elle se mêle encore moins que l'enfant 
qui vient de naître. 

Les bibliophiles seraient tentés de voir dans cette face lunaire 
à l'œil narquois la marque de l'imprimerie landernéenne du 
typographe Gognard : ils auraient tort. Landerneau, sa lune et 
son typographe ne sont ici qu'une fiction ; en réalité, ce livre a 
été imprimé à Nantes, en 1802, chez Carcani. Mais il avait bien 
été composé, en 1788, par un Bénédictin appelé Bonnard (1), non 
Breton, je crois, quoique résidant en Bretagne, peut-être à Lan- 
devenec, qui se défroqua plus ou moins pendant la Révolution 
et qui dès auparavant, d'après son livre, ne devait point être 
un religieux exemplaire. 

Son Yorick est une imitation fort médiocre du Voyage senti- 
mental de Sterne, avec des digressions philosophiques, des pré- 
Ci) C'est ce qae prouve bien M. Levot, dans sa Biographie Bretonne, t. II, 
p. 572, col. 1. 

TOIIB II, 1887 22 


338 LB BARON t>B KERKER 

tentions de critique et de réforme politique et sociale, dont Sterne 
— heureusement pour lui — est tout à fait innocent. 

L'auteur court beaucoup après l'esprit et Toriginalité : il ren- 
contre plus souvent la bizarrerie et rafTectation, sans parler — 
en plus d'une page — de certaines équivoques grossières, 
fort déplaisantes. 

Quand on lit jusqu'au bout cette rapsodie (cela demande du 
courage), on y glane çà et là des renseignements instructîfe, 
parfois assez piquants, sur l'état des idées, des hommes, des 
choses, en Bretagne à la veille de la Révolution. 

L'épisode le plus curieux est le séjour. d'Yorick au château 
de Kerker — c'est-à-dire de Keralier — chez le comte de Sérent, 
au moment d'une réunion de la Société Patriotique Bretonne (4). 
Ce dont il y est le moins question, malheureusement, c'est 
de la séance proprement dite de la Société. En revanche, force 
détails des plus accentués — sinon des plus flatteurs — sur 
le comte de Sérent, sa personne, ses mœurs, son caractère, 
sa maison, son hospitalité, etc., et la Société Patriotique était 
(on le sait) quasi incarnée dans le comte de Sérent son fon- 
dateur. 

Yorick ne prend pas son monde en traître. Avant d'aborder le 
récit de son séjour à Kerker, il invoque < la muse burlesque de 
Scarron > et déclare sans détour : « Je vais chausser le cothurne 
« du cul-de-jatte du Virgile travesti et m'égayer tout bonne- 
« ment. » Donc nous sommes prévenus, — il s'agit d'une cari- 
cature. Mais il y a des caricatures curieuses et, historiquement, 
fort instructives. 

Celle-ci est à tout le moins assez drôle ; nous croyons qu'elle 
n'ennuiera point le lecteur. Après qu'il l'aura examinée, nous 
essaierons de retrouver la réalité grossie, cachée sous cette 
charge, et nous donnerons sur le personnage ainsi chargé quel- 
ques notions biographiques précises, d'autant plus utiles que 
dans la Biographie Bretonne le comte de Sérent, le fondateur de 
la Société Patriotique Bretonne, n'est même pas nommé (2). 

(1) Voir, sur cette Société, Tarticle de M. Kerviler dans la présente livraison, 
ci-dessus p. 321 et suivantes. 

(2) Les passages que nous donnons ci-dessous sont extraits d^Yoridt ou le 
Voyageur breton de il6H, de p. 102 à 139, mais en élaguant, bien entendu, 
toutes les digressions et les inutilités qui forment plus de la moitié du texte. 


BT SON CH.\TKAD 339 

Le château de Kerker (1). 

« Une longue rabine (2), d'une quarantaine de troncs d'arbres 
irrégulièrement espacés, annonce majestueusement et précède 
fort agréablement la basse-cour du chûteau de Kerker. Il fut 
bâti, nous dit le nobilissime propriétaire, par un de ses ancêtres, 
jfils naturel de Kiothime, souverain de Bretagne en 470, dont il 
le tient par succession directe, comme le prouve invinciblement 
une peau d'éléphant ou d'hippopotame, préparée et parcheminée, 
remplie dans son entier da l'immense arbre généalogique de 
cette ancienne maison, avec toutes ses branches, ses écussons 
et ses greffes. 

€ Dix-huit tourelles fort éti^oites et fort hautes, placées sur un 
carré long, forment, en ne laissant qu'une étroite croisée entre 
elles, l'enveloppe des appartements intérieurs. De vastes cham- 
bres, sombres, froides et humides, sont tapissées d'une mousse 
verte et jaune sentant fortement le moisi : des lits du temps, de 
la forme, et de la matière du fauteuil de Dagobert qu'un moine 
montre aux curieux dans le trésor de Saint-Denis. 

<i Des salles immenses décorées de pierres de taille ; quelques 
antiques portraits enfumés et encadrés d'un bois vermoulu. I^ 
plupart des communications sans portes, et des croisées sans 
vitres. Des cheminées à contenir plusieurs familles. Tel est 
l'intérieur, plus que modeste, de ce château d'un grand nom. 
L'extérieur est une verdure de lierre qui en garnit lesnmrs dont 
il est le soutien. Les corbeaux, les hibous, les chats-huants, les 
fresaies, les chouettes, les chauves-souris, les nyclicorax, les 
fouines, les martres, les rats, les souris, les couleuvres, les 
lézards, en disputent la possession au vieux Kerker. Il y a trois 
ou quatre serviteurs, y compris un secrétaire et un garde. 

Charmant portrait. 

« Tel est le repaire de toutes ces bêtes, dont la plus effrayante 

(1) c Keralier, dans la presqu'île de Rhuis. » (Note de Tauteur). — On écrit 
aujourd'hui KeraUier, commune et canton de Sarzau, arrondissement de Vannes, 
département du Morbihan. 

(2) c Ce mot, en Bretagne, sig^niûe avenue, rangée d'arbres. » (Note de Tauteur). 


340 LK BARON DE KERKER 

est le baron de Kerker (le comte de S***) (1). Sa taille est celle 
d'un Lapon ; ses yeux ronds se touchent à la racine étroite d'un 
nez crochu qui se perd dans sa bouche ; un menton large et plat, 
couvert de cicers garnis de longs poils, présente un taillis des 
plus touffus. Cinq à six clous de girofle cassés et une langue 
épaisse meublent son large gouffre, bordé haut et bas de deux 
grosses éminences ; tous les insectes qui ont le malheur d'y 
toucher meurent empoisonnés du souffle qui s'en échappe, ou 
noyés dans le fleuve épais qui les arrose continuellement (2). 

< Entre ses omoplates s'élève un énorme promontoire, en 
équilibre avec sa poitrine saillante en quille de vaisseau comme 
celle d'un poulet étique ; et un immense ventre se repose sur ses 
cuisses grêles. J)eux jambes en flûte, terminées par de larges 
pieds plats, dont les chevilles touchent h terre, supportent en 
tremblant ce gothique édifice. 

« Si ce petit monstre n'est pas au moral tout ce que le mau- 
vais principe de Manès auroit pu faire de plus méchant et de plus 
détestable, il est au moins une production chef-d'œuvre de la folie 
et de l'extravagance. Sa grosse tète, vide de cervelle, est ouverte 
à toutes les idées chevaleresques de tous les Dom-Guichote 
possibles. Son cœur brûle toujours d'un feu impur, et pour lui 
toutes les femmes sont des Dulcinées. Son esprit, pétri de fiel et 
de poisons, déchire cruellement et laisse des plaies profondes. 
Son âme n'existe que dans le désordre et se plait dans toutes les 
sortes de guerres. Sa gigantesque imagination lui peint sous des 
couleurs séduisantes le projet des Titans comme digne de lui. 

La pêche. 

< Nous le trouvâmes donnant à ceux qui étoient arrivés le 
plaisir (disoit-il) de la pêche, dans un cloaque qui sert d'égoût 
à toutes les immondices. Je n'y via que des crapauds, parmi 
lesquels il aurait bien figuré :*ce qui en effet pensa arriver. 
Exercé à manier la ligne, il lança un de ces animaux, qui s'y 
étoit attaché, dans la bouche béante d'un Capucin, spectateur, 

(1) CcUe parenthèse, bien entendu, est de Tautenr, et désigne sans nul 
ambage le comte de Scient. 
{^)aEt longa nmnaniia labra saliva. Juven. Salyr. VI. t vNote de Tauteur). 


ET SON CHATEAU 341 

baillant largement d'ennui. La patience du moine poussée à bout 
par les rires insolens du baron, le révérend s'élança sur lui et 
en eût fait à l'instant un plongeon, si la force prépondérante de 
plusieurs opposants n'eût pas rendu inutile la juste colère du 
barbu. Ce début n'étoit qu'un échantillon de mille autres bouf- 
fonneries de ce genre, dont notre hôte vouloit nous amuser. 

« Al chaque instant il arrivoit de nouveaux acteurs, des prêtres, 
des moines, des militaires, des employés, des nobles fainéans. 
Des négocians, des roturiers laborieux et modestes s'y trouvoient 
aussi, mais pour la première fois et sûrement pour la dernière. 
Comme dans la Tentation de saint Antoine, j'y vis des gens de 
tous les cantons : de la ville, des bourgs, des campagnes, des 
gris, des blonds et des châtains : rien n'y manquoit pour faire 
une cohue des plus tumultueuses. 

€ Excédé de bruit, je voulus m'éloigner et chercher la tran- 
quillité dans les jardins et les vergers, si utilement agréables à 
la campagne. Mais je ne trouvai que des friches et des landes. 
Comme le château, tous les dehors sembloient être sous le 
décret (1). Tout annonçait la mauvaise tête du maître.... 

Le tout à l'avenant. 

<c Je regagnai le château, l'âme mécontente. Le souper vint 
à propos faire diversion et me désopiler la rate. Des gigots, des 
aloyaux, des longes de veaux trouvèrent à peine place sur la 
lisière d'une table cependant immense, mais dont le milieu est 
couvert, à l'année, sur planches nues, d'un assortiment bizarre 
de figures de plâtre plus ou moins tronquées, où le sacré et le pro- 
fane se confondent. Saint Ignace fait pendant à Voltaire, Phryné 
à saint François, saint Dominique à Jean-Jacques, un singe à 
Cléopâtre, un agneau à Néron, etc. Des Vénus sans nombre dans 
toutes les attitudes, des gladiateurs et des Hercules dans la plus 
grande nudité. Des arbustes, des fruits, des animaux les moins 
agréables ; mille autres sujets les plus disparates, de toutes les 
grandeurs et dimensions, forment une forêt d'un genre nouveau 
qui empêche les convives placés en opposition (2) de se voir. 

(1) Sous séquestre judiciaire. 
2) En face les uns des autres. 


342 LE BARON DB KSRKER 

« A de gros morceaux il faut de grands appétits. Chacun en 
étoit heureusement pourvu. Moitié cuit, moitié crû, dur ou 
tendre, tout passoit. Un fin vin breton, verjus et vinaigi*e, pré- 
cipitoit tout entiers les morceaux réfractaires à ]a dent. La gour- 
mandise s'y fit honneur ; tout fut englouti. 

« Bacchus est éloquent; aussi la conversation devint-elle 

bientôt générale et bruyante (1) Le baron, qui réservoit son 

éloquence et ses talents pour le lendemain, se contenta pour 
cette fois de se distinguer par un air bêtement dédaigneux. Des 
baillemens continus, des paupières clignotantes, avertissaient 
de quitter la table et du besoin qu'on avait de se mettre au lit. 
On se sépara. 

Cruelle nuit. 

« Ce que Boileau disoit do Paris, je le dirois de Kerker : est-ce 
donc pour veiller qu'on s'y couche ? Mon malheur voulut que 
je fusse huitième dans une chambre à cinq hts, et mon bonheur 
que j'en eusse un à moi seul : tout est compensé. Après quelques 
parties de brelan, où les perdans — sans distinction de qualité 
— juroient avec beaucoup de noblesse et d'énergie, ma cham- 
brée se coucha. Mes camarades s'endormirent ; mais leur res- 
piration, gênée par trop de plénitude, occasionna un bruit de 
tonnerre qui m'empêcha de jouir du sommeil, privation la plus 
grande pour moi. Au milieu de ces vapeurs méphitiques, il me 
fallut rester dans un état de sufl'ocalioii jusqu'au jour. Dès que 
je pus distinguer les objets, je me levai 

Le dé jeûner. 

« Je m'enfonçai dans des bois et des rochers, comme si en 
m'éioignant du château j'en dusse mieux perdre l'idée de tout 
ce qui m'avoit attristé. Je courois d'une maison de paysan à une 
autre.... et malgré le caractère sauvage de ces malheureux 
agrestes que je visitois, partout je les trouvai bons et francs. 

« Chez l'un d'eux, qui me parut plus aisé et moins rustre, 

(1) Nous supprimons ceUe conversation peu intéressante, entièrement ima- 
ginaire, dont répisode principal est une prétendue discussion entre deux moines. 


ET SON CHATEAU 343 

j'acceptai avec plaisir, pressé par le besoin, de déjeûner avec 
lui. Tranquillisé par notre conversation et ne me craignant point 
comme un homme suspect et dangereux pour lui, le villageois, 
par une ouverture secrète, descendit dans une cave, d'où il 
rapporta d'assez bon vin et du lard 

La messe. 

€ A mon retour au château, je trouvai tout le monde à la 
messe, que célébroit un grand-archidiacre attiré de plus de dix 
lieues par cette cérémonie. Nos deux champions du souper (1), 
sans aubes ni surplis, mais seulement affublés de vieux cotillons 
en façon de chapes, chantoient au lutrin de là meilleure amitié 
du monde, quoique leurs voix s'accordassent encore moins que 
leurs humeurs et leurs caractères. Derrière eux, le baron de 
Kerker, élevé sur*des tréteaux, soulageoit leurs poumons et 
remplissoit les vides par des airs de ponts-neufs, qu'il tiroit 
d'un orgue allemand avec beaucoup de talent, par le moyen d'une 
manivelle qu'il faisoit mouvoir comme celle d'un gagne-petit. 

« La messe finie, tout le monde fut, en attendant le dîner, 
danser au son d'une grosse musette champêtre qu'on nomme 
bénigueux (2). Enfin le dîner, ce moment désiré, ce point de 
ralliement, fut annoncé par le bruit d'une marmite qui servoit 
de timbre à l'horloge. 

« Lecteurs, vous croyez que nous allons nous mettre à table. 
Prenez patience, nous avons encore ii essuyer une bordée de 
sottises. C'est le jour de triomphe du baron, et il nous revient, 
pour aiguiser l'appétit, un plat de son métier. N'ayant pas, 
comme tant d'autres en chausse et en bonnet, le privilège de 
débiter des fagots, des absurdités, quelquefois des hérésies dans 
une chaire, — une vaste salle du château lui sert de prêche. Là, 
huche comme un dindon sur une futaille, l'orateur nous croasse 
un long, assommant et assoupissant verbiage, sans début, sans 
plan, sans dessein, sans conclusion comme sans principes ; un 
salmis de religion, d'impiété, de patriotisme, de vices, de vertus ; 
sans apprêt, sans goût, sans intelligence. 

(1) Les deux moines qui avaient ou lu veille maille à partir. 
02) Sic. C'est le biniou breton. 


344 LB BARON DB KSRKER 

€ Il méritoit des croquîgnoles sur le nez, d'être si£Bé, honni, 
bafoué, vilipendé. Eh bien ! ce ne fut qu'un cri d'admiration et 
qu'un éclat de louanges : on le proclama divin ! Ce fut à qui lui 
serviroit de marchepied, à qui l'aideroit à descendre de son 
théâtre de gloire. Observez que c'étoit avant le diner ; il eut 
cette adresse : après, il eût prêché dans le désert et, comme 
saint François, aux oiseaux. 

Le dîner. 

€ Nous voilà cependant à table, et plus nombreux qu'hier au 
soir. Je vois avec plaisir des tètes vraiment à perruques, faites 
pour en imposer au moins par l'ampleur. Môme recherche, 
même délicatesse qu'au souper dans les mets et le vin. La faim 
y supplée : on mange, on se tâte, on se toise, on s'essaie. Tout 
se passe d'abord en propos vagues et décousus. Le dessert 
paraît et avec lui la liberté et l'aisance. 

« Ici devoit descendre à volonté, au milieu de la table, un 
oiseau tenant un papier dans son bec. Mais, par un accident 
d'un plaisant effet,, la ficelle casse, l'oiseau tombe dans un bassin 
de lait doux, pièce principale. L'éclaboussure atteignit au loin. 
Le papier, échappé du bec dans le trajet, fut heureusement sauvé 
intact et immaculé, et de grandes lunettes facilitèrent au vieux 
Kerker la lecture d'une production du secrétaire de ses comman- 
démens, portant ce qui suit : 

Brave et loyal comme un heiduque 
Depuis les pieds jusqu'à la nuque. 
Je me battrai pour mes rois, 
Pour mon argent et pour mes droits. 

€ Bouffi comme un dindon qui fait la roue, le vieux baron 
toussa, moucha, et dit : 

— « La prééminence est due partout à la noblesse. Qu'y a-t-il 
en effet au-dessus ? 

c Un Avocat. — Le mérite, dans un éUt moins élevé. 

< Le Baron. «-^ Les titres sont des marques de sagesse et 
d'honneur. 


ET SON CHATEAU 345 

« V Avocat. — Le fat et le vicieux qui en sont revêtus trompent 
l'opinion publique. 

« Le Baron. — Vous voudriez donc me demander des vertus? 

« L'Avocat. — Ce seroit peut-être vous forcer de tirer vos 
ancêtres de la tombe ? 

€ Le Baron. — Vous verriez mon origine illustre. 

< L'Avocat. — Ils accuseroient vos dettes, dont vous ne pour- 
riez produire de quittances. 

€ Le Baron. — Et moi, monsieur l'avocat, si j'étois souverain, 
pour me venger de vos impertinentes réflexions, je mettrois 
demain, pas plus tard, votre tableau en pièces : point de corps 
dans un Etat... » ^ 

[Cette aigre conversation s'adoucit tout à coup et se transforme, 
par l'intervention d'un négociant, en une ennuyeuse dissertation 
sur l'assiette de l'impôt, où l'auteur évidemment n'expose autre 
chose que ses propres idées, puis il continue :] 

€ Nous allions nous lever de table, lorsqu'un jeune homme 
pria très honnêtement la compagnie de vouloir bien l'entendre : 

— « Nous touchons. Messieurs, dit-il, au moment heureux des 
utiles réformes. J'en ai à proposer une de conséquence pour mes 
confrères les cadets. » [C'était la suppression du droit d'aînesse.] 

Après dîner. 

K Une séance, qu'on nomme modestement académique^ suivit 
immédiatement le café, c'est-à-dire une décoction d'orge et de 
seigle torréfiés, réveillée de miel à défaut de sucre. On y 'pré- 
conisa, comme dans un consistoire romain, les aspirans et pro- 
posés à la Société Patinotique. Plusieurs initiés furent ensuite 
reçus en dernier ressort Citoyens unis de la Société Patriotique. 
Les diplômes leur en furent délivrés sur papier brouillard, scellés 
de mie de pain, et marqués de deux oreilles d'âne de sinople 
posées en chevron sur un fond de gueules, l'écu ayant pour 
cimier un dindon d'argent, à queue déployée d'or, perché de 
sable sur une couronne de baron. 

« Je n'attendis pas la fin de cette burlesque comédie, dans la 
crainte qu'on ne me fit l'honneur de me proposer d'en devenir 
membre. Je me sauvai 5. la sourdine, et je cours encore .. » 

En face de cette amère satire relevons un peu le pauvre baron 


346 LE BAROM DB KSRIOIR 

de Kerker, en montrant ce que pensaient et disaient de lui ceux 
qui après tout devaient le mieux le connaître, ses amis de la 
Société Patriotique Bretonne. 

Nous trouverons leur opinion nettement formulée dans la lettre 
suivante, écrite par le secrétaire de cette Société (Georgelin, 
sénéchal de Gorlai) à Moreau (4), historiographe de France, chef 
du Comité des chartes formé à cette époque par le Garde des 
Sceaux pour la recherche et la publication des anciens édits, 
lettres royales et monuments historiques. I<a Société Bretonne 
venait d'acclamer Moreau comme Tun de ses membres, et Geor- 
gelin, selon sa coutume, avait saisi cette occasion de pondre une 
rimaille, contenant, en six ou huit méchants vers, Téloge du 
nouveau membre, auquel il ne manqua point d'expédier tout 
frais son petit œuf, accompagné de Tépitre qui suit : 

[A Monsieur Moreau, historiographe de France.'] 

« 30 décembre 1783, à Lesturgan, par Pontivy en Bretagne. 

« Monsieur, la joie de notre Société, d'acquérir en vous un 
membre aussi fait pour l'honorer que pour l'éclairer, a éclaté 
par les vifs applaudissemens qu'elle a donnés aux hommages 
suivans (2) qui vous ont été rendus. La vérité de ces vers a 
tellement excusé leur foiblesse que, d'une voix unanime, on les 
a enregistrés, avec les suivans en l'honneur de notre instituteur 
M. le comte de Seront et de M. Monthion, anonyme fondateur 
du prix de la vertu. 

€ Le jour de votre proclamation en a été un d'illustration 
complète pour notre Société. Elle a remplacé notre défunt 
M. d'Alembert par M. l'abbé Rochon (3), de l'Académie des 

(1) Jacob-Nicolas Moreau, né à Saint-Florentin en 1717, mort en 1803. 

(2) C'est une pièce de huit ver3 par laquelle Georgelin, suivant son habitude 
(on dirait volontiers sa maladie), avait salué la proclamation du nouveau 
membre de la Société Patriotique. Elle est transcrite à la fin de la lettre, avec 
une autre pièce aussi de huit vers du môme Georgelin, de laquelle il parle 
quelques lignes plus bas, en l'honneur de M. de Sérent et de M. de Monthyon. 
Ces deux pièces sont trop médiocres pour être reproduites. 

(3) Alexis-Marie de Rochon, astronome, physicien, navigateur ; ne à Brest 
en 1741, mort en 1817. 11 n'était pas prêtre, mais seulement clerc tonsuré 
portant le petit collet, pour jouir d'un bénéfice ecclésiastique. 


ST SON GHATBàU 347 

Sciences, pour la partie de la géométrie, et par M. de la Harpe, 
de l'Académie Française, pour la partie littéraire. Il ne manque- 
roit à notre satisfaction que d'acquérir par vous votre illustre 
collègue de recherches historiques, M. de Bréquigny. Je suis 
persuadé que, dès qu'il saura notre liste académique décorée de 
votre nom, il sera aise d'y inscrire le sien, qui est l'ornement 
de deux Académies (4). La nôtre réunit aux savans les femmes 
éclairées, telles que mesdames de Genlis, de Bourdic, de Beau- 
harnais, de l'Espinay, etc. Leur association a le bon effet de 
prêter leurs charmes à nos études et d'en ranimer l'amour dans 
tous les cœurs bretons et sensibles à l'empire des grâces (2). 

« Nos gentilshommes les plus éclairés nous font, dans les 
grandes archives, des recueils des monuments concernant notre 
histoire et celle de nos grandes maisons. Notre Société, qui sent 
le prix de vos travaux, se fera un devoir de vous offrir l'hom- 
mage des siens, dont elle vous priera de faire l'usage que vous 
jugerez convenable. Vous serez Vœil et Vâme de notre Société, 
comme de la vôtre (3). Nous ne formerons qu'un même cœur 
avec elle pour seconder notre chef. 

« Notre vertueux instituteur, M. le comte de Seront, seigneur 
aussi éclairé que bienfaisant, anime tous nos travaux par ses 
secours et ses exemples. Je vous supplie de vouloir bien lui 
envoyer le plan de vos travaux (4), pour qu'il dirige ceux de 

(1) On saisit là sur le vif le procédé de la Société Patriotique vis-à-vis des 
hommes et femmes plus ou moins célèbres admis dans son sein ; ce n'est pas 
eux qui demandaient leur admission, c'est la Société qui sollicitait leur adhésion ; 
ils n'y paraissaient jamais et n'étaient sur la liste que pour & le décor, » ad 
pompam et ostenlationein, — Bréquigny était membre de l'Académie Française 
et de l'Académie des Inscriptions. 

(2) Phrase alambiquée, quelque peu amphibologique : Est-ce c l'amour des 
études 1 ou « l'amour des charmes, i que l'association de M»*» de Genlis et 
autres doit < ranimer dans tous les cœurs bretons et sensibles ?» Le galant et 
entortillé secrétaire serait encore bien capable d'avoir voulu à la fois insinuer 
l'un et l'autre. 

(3) Ce que Georgelin entend par la Société de Moreau, c'est le Comité des 
chartes, formé par la Garde des Sceaux et dont il était le chef; il se composait 
alors d'une quinzaine de personnes, entre autres, avec Moreau, de Bréquigny, La 
Porte duTheil, et des bénédictins D. Clément, D. Labat,D. Grenier, D. Brial, etc. 
(Voir Léopold Delisle, Le CabUict des Manuscrits do la Bibliothèque Nalio- 
na tf, t. I, p. 573). 

(4) Le plan des travaux du Comité des chartes. 


348 LS BARON DE KERKER 

notre Société à votre but de recueillir toutes les lumières rela- 
tives à l'histoire et aux grandes maisons de France. 

« Nous avons quelques historiographes éclairés, et j'espère 
qu'un jour nous pourrons vous offrir quelques envois intéres- 
sans. Nous ferons l'impossible pour réussir à rendre notre col- 
laboration digne de vous être offerte. 

« Le zèle et le savoir de notre instituteur, M. le comte de 
Sérent, redouble mon espoir que nos travaux, inspirés et prési- 
dés par lui, seront tous animés du même esprit qui dirige les 
vôtres. Ce seigneur, entièrement dévoué à son patriotisme, 
partage l'admiration et la reconnaissance publique pour votre 
Société (1) et surtout pour vos propres ouvrages (2). C'est en 
admirant ces modèles que nous espérons apprendre à connaître 
les matériaux convenables à l'immortel édifice dont vous êtes 
l'ingénieux architecte. Nous ne serons pas tous des ouvriei*s 
habiles, mais nous serons tous des manœuvres actifs et pénétrés 
du plus vif désir de participer à la gloire de concourir à votre 
chef-d'œuvre d'éloquence et de vertueux patriotisme (3). 

« L'adresse de Û. le comte de Sérent, l'un des meilleurs 
appréciateurs et des plus zélés admirateurs de vos ouvrages, me 
parott devoir vous être communiquée, pour que vous ayez la 
bonté de lui faire passer le plan de vos travaux. Vous avez eu 
déjà la bonté de me le communiquer. Je le présentai à nos 
Etats (4), lors assemblés, pour leur en faire partager mon admi- 
ration, et toute cette compagnie s'en disputant la lecture, il passa 
rapidement en tant de mains qu'il fut perdu. Je vous prie de 
vouloir bien réparer mon malheur, en envoyant directement ce 
plan à M. le comte de Sérent, gouverneur de Rhuy$, membre de 
plusieurs académies, de la Société Pahnotique Bretonne et du 
premier Musée François, à son château de Kerallier, par Vannes, 
en Bretagne. 

« Notre fondateur est le modèle de tous nos devoirs ; il sent 

(1) Toujours le Comité des chartes. 

(2) Les ouvrages de Moreau n'avaient certainement nen d'admirable ; mais 
ses plans de travaux et ses efforts pour former de grandes collections d'actes et 
de monuments historiques étaient réellement très méritoires. 

(3) Rien ne sortit de ces promesses. 11 n'entra dans les collections de Moreau 
aucun travail venant de Bretagne. 

(4) Aux Etats de Bretagne. 


BT SON CHATEAU 349 

vivement le bonheur d'illustrer sa liste (4) de votre immortel 
nom. 

c J'ai l'honneur de vous supplier, de sa part autant que de la 
mienne, d'agréer l'hommage de notre commune reconnaissance 
et du môme respect avec lec[uel je serai toute la vie, Monsieur, 
votre très humble et très obéissant serviteur, 

Georgelin, 
de plusieurs Académies (2). i 

Voilà M. de Sérent bien vengé de toutes les méchancetés 
d'Yorick; son éloge revient ici comme un refrain, à chaque alinéa. 

C'est le c vertueux instituteur » de la Société Patriotique, qu'il 
anime de < ses secours t et de ses exemples ; c'est un < seigneur 
aussi éclairé que bienfaisant, » — « entièrement dévoué à son 
patriotisme, » — « plein de savoir et de zèle » pour la sience, 

— excellent c appréciateur et admirateur » des beaux ouvrages, 

— « modèle de tous les devoirs, » etc. 

C'est un véritable dithyrambe. Entre cette apothéose et la 
malicieuse diatribe du Voyageur Breton^ doit se trouver la vérité. 
Sous la satire, si chargée qu'elle soit, il y a quelque chose, un 
prétexte, un point de départ. Quand Yorick montre c la grosse 
tête vide de cervelle » du baron de Kerker « ouverte à toutes les 
idées chevaleresques de tous les Dom-Quichote possibles, > il est 
assez dans le vrai. Le comte de Sérent avait des aspirations 
élevées, des idées généreuses, mais quelque peu chimériques et 
mêlées de sentiments contradictoires. L'apparat solennel et plus 
ou moins théâtral et les dénominations pompeuses assignées par 
lui aux séances, aux sections, aux dignités, aux cérémonies de 
la Société Patriotique, indiquent de la pai*t du c vertueux insti- 
tuteur » d'évidentes préoccupations de vanité et d'importance 
personnelle. D'autre part^ si nous n'avons plus < la peau d'éléphant 
€ ou d'hippopotame remplie par l'immense arbre généalogique » 
des Kerker dont parle Yorick, il est sûr au moins que M. de 
Sérent était très fier de sa noblesse et de l'antiquité plus ou moins 

(1) « Sa liste, i c'est-à-dire la liste de la Société Patriotique bretonne : cela 
prouve une fois de plus que cette Société était regardée par tout le monde 
comme incamée en quelque sorte dans le comte de Sérent. 

(2) Biblioth. Nat. Mss. collection Moreau. 


3S0 LK BARON DK KERKER 

authentique de sa famille. Il en reste un témoignage qui vaut 
bien la peau d'hippopotame : c'est la longue généalogie des 
Seront, œuvre du comte lui-même ou tout au moins rédigée sur 
ses notes, insérée dans le Dictionnaire de Moréri de 1759, où 
elle n'occupe pas moins de quatorze colonnes in-folio (4), n'omet- 
tant effectivement ni une branche ni une greffe ni un écussou, et 
remontant, sinon au Riothine de 470, du moins à un Bili du 
ix® siècle, déniché dans le Cartulaire de Redon, mais — comme 
seigneur de Sérent — très problématique. 

Un trait caractéristique, trop bizarre pour qu'on ait pu l'in- 
venter, c'est la prodigieuse décoration du surtout placé sur la 
table de gala de Keralier : forêt touffue de bustes et de statuettes, 
rassemblant tout auprès les uns des autres et en même degré 
d'honneur, Voltaire, Rousseau, saint Ignace, saint Dominique, 
Vénus, Phryné, Cléopûtre, etc. Cette macédoine historique est 
un évident symbole des idées, des sentiments, des aspirations 
contradictoires coexistant pêle-mêle dans la tête et l'Ame du baron 
de Kerker. 

Quant à l'accusation de « feu impur » portée contre lui par 
Yorick, elle n'a, croyons-nous, d'autre base que la qualité de 
vieux garçon de M. de Sérent : présomption vraiment insuffi- 
sante, détruite par l'accusateur lui-même quand, nous ayant peint 
Kerker en dom Quichote, il ajoute que « toutes les femmes sont 
pour lui des Dulcinées, > ce qui implique, si l'on veut, une galan- 
terie universelle assez ridicule, mais parfaitement platonique. 

On peut croire aussi que M. de Sérent n'était pas « le monstre i 
unique en laideur si richement peint par le Voyageur Breton, 
mais il ne devait pas être beau. Supprimant les exagérations de 
la caricature, il reste un petit homme avec une grosse tête, un 
gros corps, peut-être un peu bossu, planté sur de petites jambes 
en fuseau, des yeux vifs et un nez un peu recourbé. 

Disons la même chose des épisodes variés, passablement pitto- 
resques, de la réception des hôtes nombreux attirés à Keralier 
par la solennelle séance de la Société Patriotique. Ces choses-là 
ne s'inventent pas, mais rien de plus aisé à mettre en charge, 
en comédie ridicule. Le ridicule ôté, il est aisé de retrouver la 
réalité, une réalité un peu bizarre ; mais il ne faut pas oublier. 

(1) Tome IX, p. 355 à 362. 


HT SON CHATEAU 3S1 

que les fêtes de Keralier et la personne môme de son seigneur 
avaient acquis et gardé dans la presqu'île de Ruis un renom d'ex- 
centricitéy encore vivant en 1853, au témoignage d'un homme très 
versé dans l'histoire de ce pays, M. Amédée de Francheville (1). 

Il nous reste à donner qnelques dates précises, quelques 
détails positifs sur la vie de M. de Sérent, complètement omis 
jusqu'à présent dans toutes les Biographies, y compris la Bio- 
graphie Bretonne. Dates et détails puisés à bonne source par 
noti*e excellent confrère et ami, M. Albert Macé, qui les a publiés 
il y a quelque mois à Vannes, dans le journal le Petit Breton, 
dont il est rédacteur (2). 

Joseph-René-François de Sérent, le fondateur do la Société 
Patriotique Bretonne, mourut à Vannes le 18 juillet 1792 et y fut 
inhumé le lendemain ; d'après son acte d'inhumation il était âgé 
€ d'environ soixante-six ans » , ce qui reporte sa naissance à 1726. 

Il était fils de François-Joseph de Sérent et de Françoise- 
Elisabeth Huchet de la Bédoyère, qui eurent un aulre fils né en 
1731, voué tout jeune à l'ordre de Malte et mort à dix-sept ans 
en 1748. Quant à l'aîné, quoique aîné, il entra c dans l'état 
ecclésiastique », dit le Dictionnaire de Moréri, c'est-à-dire qu'il 
prit la tonsure, le petit collet, puis alla à Paris, où il se livra 
(croit*on) à ses goûts d'étude, sans qu'on ait à ce sujet aucun 
détail. Quand son père mourut, le 20 janvier 1768, il portait 
encore le titre d'abbé de Sérent et n'était pas en Bretagne. 

Il revint à Keralier, laissa le petit collet, et sollicita la charge 
de gouverneur du château de Sucinio et de la presqu'île de Ruis, 
possédée par son père depuis 1758. Il l'obtint en 1770, et depuis 
la mort de son père ne cessa d'habiter Keralier. 

Ici se place un fait assez important, révélé par M. Albert Macé, 
mais ignoré, ce semble, de MM. Kerviler et Trévédy. D'après 
leurs recherches, la Société Patriotique Bretonne aurait été ins^ 

(1) « Le château de Keralier, d'une architecture plus ancienne (que le 
XVIII* siècle), appartenait à la famille de Sérent. II est resté célèbre par les fêtes 
excentriques qui y furent données sous le règne de Louis XVI par le dernier 
gouverneur de l'ile de Hhuis, i c'est-à-dira par le comte de Sérent. (Diction, 
hist, de Bretagne, par Ogée, nouv. édition, 1853, t. U, p. 8fô, col. 2.) 

(2) Dans les numéros des 2, 7, 9 avril 1887. Nous devons signaler ici le Petit 
Breton comme Vm\ des journaux de Bretagne qui donnent le plus de place et le 
plus de soin à la défense intelligente des monuments anciens, aux rccherchc3 
d'histoire locale et aux renseignements archéologiques. 


352 LB BAROX DB CBBKBB 

tituée en i783. Mais ce que M. Macé nous fait connaître, c'est 
que, quatre ans auparavant, M. de Sérent avait fondé une 
première Société, dite Sodéié de la Reconnaiasanee, c dont la 
€ fête fut célébrée pour la première fois le dimanche 17 sep- 
c tembre i779 (1), dans Téglise du couvent de Bernon, > en la 
presqu'île de Ruis. Je citerai ici textuellement tout ce qu'en dit 
M. Albert Macé : 

« C'était (continue-t-il) une association surtout littéraire, dont 
les séances se tenaient au château de Keralier, où, dit-on, se con- 
servent encore la chaire du président et la clochette de la salle des 
réunions. Parmi les fêtes que l'on a appelées excentriques et qui 
rendirent ces assemblées célèbres, il faut citer en première ligne 
la seconde de la Reconnaissance. Elle eut lieu le 17 septembre 
1780, dans la chapelle du château, construite en 1680 et placée 
sous la triple invocation de la sainte Vierge, de saint Joseph et 
de sainte Marguerite. Comme chacun de ces titulaires avait sa 
fête, la sainte Viei-ge le 17 septembre sous le titre du Saint Nom 
de Marie, saint Joseph le 19 mars, sainte Marguerite le 20 juillet, 
et que, à ces jours, il y avait grande foire à Keralier, — il est 
facile de comprendre combien dut être gi^ande l'afifluence de 
peuple attirée là par cette solennité, surtout si l'on ajoute que 
le gouverneur de Ruis avait l'habitude d'inonder la région d'in- 
vitations imprimées (2). 

« Peu de jours auparavant (3), la fête de sainte Marguerite, 
qui coïncidait avec le centenaire de la bénédiction de la chapelle 
appelée Temple de la Patrie^ s'y était célébrée avec une pompe 
extraordinaire. En présence de quarante-cinq ecclésiastiques, 
dont vingt-cinq prêtres séculiers et vingt religieux, un des 
archiprêtres de la cathédrale de Vannes, accompagné de la 
musique de cette église, chanta la messe et fit un grand discours. 
On y remarquait, outre l'aumônier, une députation des officiers 
du régiment de Barrois. i 

(1) Le Petit Breton porte ici 1 1769 i ; mais comme il ajoute plus loin que 
c la seconde fête de la Reconnaissance eut lieu le 17 septembre 1780, » cette 
date de c 1769 i est évidemment une faute d'impression, pour 1779. 

(2) Petit Breton du jeudi 7 avril 1887. 

(3) Petit Breton du 9 avril 1887. Mieux vaudrait dire peut-être : c Peu de 
mois auparavant, > la sainte Marguerite tombant le SO juillet, deux mois avant 
le 17 septembre. 


KT SON CHATEAU 353 

• Cette nombreuse assistance ecclésiastique, cet archiprêtre venu 
exprès pour chanter la messe, rappellent le grand archidiacre 
et tous les moines dont Yorick peuple le château de Kerker. 

D'autre part, une note de Georgelin, rapportée par M. Tré- 
védy (4), donne la liste suivante des « Fêtes Patriotiques de Kera- 
lier, » c'est-à-dire, des fêtes de la Société Patriotique Bretonne 
célébrées chaque année dans ce château, savoir : « 20 mars, saint 
« Joseph ; — 22 avril, grandeur de Jésus, naissance du Dauphin ; 
« — 16 mai, dédicace et anniversaire du mariage du Roi ; — 
« 20 juillet, fête de sainte Marguerite, patronne de la chapelle 
« de Keralier ; — 25 août, saint Louis, à Bernon (couvent de 
€ Récollets en la presqu'île de Ruis); — 17 septembre, saint 
« Nom et grandeurs de Marie. » — Trois de ces fêtes, on le 
voit (saint Joseph, sainte Marguerite, saint Nom de Marie, 19 
mars, 20 juillet, 17 septembre), sont justement celles de la 
Société de la Reconnaissance : donc la Société Patriotique ne 
fut en réalité que le développement de celle-ci, et l'on en doit 
faire par conséquent remonter le principe à l'origine même de 
la Société de la Reconnaissance, c'est-à-dire à 1779. 

Comme seigneur et grand propriétaire, comme gouverneur 
de Ruis et commissaire des Etats de Bretagne, M. de Sérent 
favorisait activement toutes les mesures propres à améliorer la 
situation de la classe agricole, parmi laquelle il paraît avoir été 
très populaire. Il avait contre lui au contraire, dès avant 1789, 
quelques-uns de ces petits bourgeois dont la vanité envieuse 
devait, plus que toute autre cause peut- être, pousser aux excès, 
à la violence, une réforme sociale très légitime, facile à réaliser 
sans révolution. En 1787, Le Quinio, qui fut plus tard un ardent 
conventionnel, étant maire de Sarzau, disputa scandaleusement 
à M. de Sérent la préséance, dans le cortège de la procession 
du 15 août. 

De 1789 à 1791, M. de Sérent, sans se montrer hostile au 
nouvel ordre de choses, n'hésita pas à blâmer hautement les 
mesures que réprouvait sa conscience, entre autres, la confis- 
cation des biens ecclésiastiques et la suppression des ordres 
^ religieux. Dénoncé pour ce fait par Le Quinio, et se voyant en 
butte à un système de mesquines, absurdes et ennuyeuses vexa- 

• 

(1) Tr4védy, Un Sénéchal de Corlay con^espondant de Voltaire, p. 27. 
TOME II, 1887 23 


\' 


354 LE BARON DX KBBKSR 

tions, il prit le parti de quitter le pays de Rui9 et alla^ eo sep- 
tembre 1791, chercher le repos dans sa petite terre de Beaulieu 
en la commune de Cruguel (1). 

Le soin de sa santé le força peu de temps après de venir 
habiter Vannes, où il mourut, comme nous l'avons dit, le 18 
juillet 1792, dans une maison de la rue Noê. 

Tout compté, M. de Sérent est une des fibres originales du 
XVIII** siècle breton; il appartient à l'histoire de notre province, 
et il mérite que Ton élucide la sienne. Sa création, la Société 
Patriotique Bretonne, malgré certaines apparences emphatiques 
et théâtrales — plutôt la faute de Tépoque que celle du fondateur 
— était une haute conception, et elle avait au point de vue 
breton ^une utilité incontestable, aujourd'hui encore très bien 
sentie, puisque avec une organisation et sous une forme sans 
doute très différente, notre Association Bretonne actuelle n'en 
poursuit pas moins le même but patriotique de grouper ensemble, 
dans une action et dans un effort commun, tous les Bretons 
intelligents et amis de leur pays. 

Il importe donc, au point de vue breton, de rechercher, 
d'éclaircir et d'exposer l'histoire de la Société patriotique Bre- 
tonne et de son fondateur. J'ai voulu y apporter ma petite 
contribution. Mais à MM. Trévédy et Kerviler il appartient 
d'achever ce qu'ils ont si bien commencé pour la Société 
Patriotique. Et en ce qui touche M. de Sérent, nul n'est mieux 
en position que M. Albert Macé de compléter et réunir dans 
une bonne étude biographique tous les documents intéressants 
déjà publiés, résumés ou signalés par lui (2). Nous ne saurions 
trop l'y engager. 

Arthur de la Bo9DKRIb« 


(i) Cruguel, aujourd'hui comi^une du canton de Josselio, arjcondiss^ent 
de Ploêrmel, Morbihan. 

(2) Les articles de M. Albert Macé renferment sur M. de Sérent et sur sa fa« 
mille beaucoup de détails que je n*ai pu reproduire ici et dont je me suis abs* 
tenu, dans Tespoir justement 4e le voir bientôt nous donner sur ce sujet une 
étude complète. 


ETUDES SUR QUIMPER ET LA CORNOUAILLE 


LES SŒURS DU SAINT-ESPRIT 


A QUIMPER 


AU XVIII= SIÈCLE W 


La rue de Quimper nommée aujourd'hui rue des Regaires est 
très ancienne. Originairement, elle était, par le Pont Firmin, la 
seule sortie de Quimper vers Vannes (2). Au xni« siècle, cette 
rue se nommait Rackaer en breton, c'est-à-dire le faubourg (3). 
Plus tard (1489) elle est nommée rue des Regales (4) ; enfin (1525) 
rue des Regaires, Ces deux mots sont synonymes et expriment 
la juridiction temporelle de TEirêque (5). 

En descendant la rue, on peut voir encore la tour, rescindée 
en 1769, qui accostait à droite la porte de ville ouvrant sur le 
faubourg. En avant de cette porte était un pont de bois jeté sur 
le ruisseau de Froutou dePenruic, aujourd'hui voûté, mais qui, 
au dernier siècle, coulait à ciel ouvert au pied du mur de ville, dans 
la douve large de treize mètres. Un peu au delà du pont, à 
gauche, un chemin se détachait du faubourg ; il gravissait la 

(i) Cette noUce, écrite à Quimper et poar Quimper, contient, surtout dasis 
les quatre ou cinq premières pages, des détails qui ne peuvent avoir qu'un 
intérêt local. Avis aux lecteurs non Quimpérois. — Note de Vauteur. 

(2) Le nom de rue Neuve donné très anciennement à la voie parallèle de 
Fautre bord de l'Odet montre que cette rue, si vieille aujourd'hui, est de date 
postérieure à celle de la rue des Regaires. Le Men, Monog. de la Cath. p. 49. 
' (3) Cartul. du chapitre de Quimper, 51, P» 55. 
' (4) Rentier de N.-D. du Guéodet. Archives départementales. 

(^ HÉYIK. Questions féodales, chap. n. 


356 LBS SCEURS DU SAINT-BSPRTT 

contre-escarpe, contoultiait des jardins qui font aujourd'hui l'en- 
clos des Sœurs du Saint-Esprit, et montait vers le manoir de 
Crec'heuzen, aujourd'hui l'hospice. 

Voilà en résumé ce que nous apprennent les vieux titres et le 
chanoine Moreau. Le plan de Quimper de 1764 confirme ces 
indications; et l'aspect général des lieux se retrouve encore. 
Seulement, le chemin que Moreau nomme chemin de Crec'heuzen, 
est dit, sur le plan de 1764, chemin des Séminairesr; aujourd'hui 
nous le nommons rue de l'Hospice. Son nom a suivi les vicissi- 
tudes du lieu vers lequel il conduit (1) ; mais en changeant de 
nom, le chemin a gardé son assiette 

Ces lieux ont leur histoire. J'en ai dit quelque chose ailleurs (2), 
je ne puis me répéter ; et j'ai dessein aujourd'hui de parler 
seulement de l'espace compris entre les deux rues des Regaires 
et de l'Hospice, et qu'occupent les Sœurs du Saint-Esprit. 


I 


Cet espace est ainsi décrit au commencement du dernier siècle : 
€ ... Deux jardins s'entrejoignant donnant du couchant sur les 
€ douves, du nord sur le chemin de Crec'heuzen, du levant sur 
c d'autres jardins, du midi sur la rue des Regaires. > 

Il y a un peu plus de deux cents ans, ce terrain appartenait à 
Françoise Furie, dame de Pontusquet, femme de... Le Gubaêr, 
bourgeois de Quimper (3). 


(1) Manoir très anciennement ; — séminaire depuis 1687 — hospice depuis 
1811. n va sans dire qu*il ne reste rien de l'ancien manoir. 

(2) Promenade dans Quimper sur le plan de 1764. 

(3) Les familles Furie et Le Gubaôr étaient des plus considérables dans la 
bourgeoisie de Quimper. 

La famille Furie était extrêmement nombreuse et son nom se trouve à 
chaque page des registres paroissiaux, depuis 1530. Trois de ses membres 
allaient prétendre à la noblesse ; deux furent déboutés et Tautre se désista 
(Arrêts de 1669-70-71) ; mais, s*ils avaient été admis, qu'aurait été leur noblesse 
auprès de celle d'une descendante de leur famille ! Au temps de Françoise 
Furie, sa parente Louise Furie épousait Olivier Salou, sénéchal de Quimper ; 
sa fille Marie-Anne devint femme de François-Hyacinthe de Yisdelon ; sa fille, 
M"* de Yisdeloujut comtesse de La Marck et de Schleiden ; et la fille de celle-ci 


LIS SOEURS DU SAINT-BSPRIT 357 

Françoise Furie était veuve en 1665 (1). Elle avait deux filles. 
L'une d'elle, Thôrèse-Marie, devint femme de Pierre Le Sodec, 
S' du Lescoat, Sénéchal de la Baronnie de Pont (l'Abbé). Elle 
fut dame de Pontusquet (2) et propriétaire du jardin ouvrant sur 
la rue de Crec'heuzen. 

L'autre, Françoise, épousa François Morin, t marchand de drap 
et de soyes » nous dirions aujourd'hui marchand de nouveautés, 
rue Kéréon. Par contrat de mariage du 23 juillet 1679, c et en 
€ vertu de l'acte d'assiepte fait par sa mère dès le 29 octobre 
€ 1678, Tt Françoise reçut en dot le jardin ouvrant au sud sur la 
rue des Regaires. Quatorze ans plus tard, le 29 avril 1694, les 
époux Morin devinrent acquéreurs de l'autre jardin : ils établirent 
une communication entre eux et y bâtirent des pavillons (3). 

François Morin avait été maire de Quimper ; sa mort survenue 
le l*** janvier 1718 attrista toute la ville ; et quand, le lendemain, 
sa veuve, son fils cadet déjà conseiller au présidai, et ses filles 
lui rendirent les derniers devoirs, c Messieurs de la ville et 
« quantité d'autres personnes > leur firent cortège (4). 

Les époux Morin avaient pu élever onze enfants, donner à leurs 

devint femme du prince, puis duc d'Arenberg, de l'illustre maison de Ligne. 
Les princes d'Arenberg, qui portent si noblement leur nom en Belgique et en 
France, sont descendants de Louise Furie. 

Dans le même temps vivait Julien Furie, S^ du Run, avocat et jurisconsulte. 
En 1644, il était maire de Quimper. La reine Henriette de France, Thérolque 
femme de Charles I«', passa dans notre ville* Le maire la harangua ; et la Reine 
charmée déclara que € Quimper était le Royaume de l'éloquence et que son 
€ orateur en était le roi. » Ce compliment porta malheur à Furie, il lui ftt 
tourner la tète ; et sa vanité le rendit insupportable à ses confrères. J*ai peur 
que ceux-ci ne lui aient pas pardonné ses dédains... même au dernier jour. 
L'acte d'inhumation de Furie ne constate pas comme d'ordinaire la présence 
de BIM. du Barreau. (Saint-Ronan, 23 novembre 1665.) 

La famille Le Gubaër tenait aussi un rang distingué. Dès 1627, elle avait 
alliance avec les Goueznou, vieille famille bourgeoise, dont l'un était, dès cette 
époque, S' de Keraval, manoir que possèdent aujourd'hui ses descendants. En 
1652, écuyer Sébastien Le Gubaër épousait Françoise de Kermorial. (Saint- 
Julien, 9 mai); et en 1695, un des petits enfants de la dame de Poutusquet eut 
pour parrain le jeune fils d'écuyer Rolland Le Gubaër, S^ du Cleuyiou. (Ergué 
Gabéric.) Saint-Julien. 

(1) Saint-Ronan, bapt. dO mai|1665. 

(2) Saint-Julien, Bapt. 25 mars 1671. 

(3) Renseignements fournis par l'acte de vente dont je vais parier. 

(4) Acte d'inhumation. Saint-Julien. 


358 LES SOEURS DU SAINT-XSPRIT 

fils une éducation libérale et marier leur fille aînée à Prigent 
Corentin Goueznou (1) ; mais la mort de François Morin laissa 
une situation un peu embarrassée ; et la veuve Morio et ses 
enfants durent vendre des immeubles (2). 

Le 10 juillet 1723, ils vendirent les deux jardins avec leurs 
pavillons à Marie-Ânne Pérard de Kersula (3) veuve de noble 
Charles Florimond Cardé, S' des Gai'rières, conseiller du R<» et 
trésorier de la Chancellerie près le parlement de Paris. Vingts- 
cinq ans plus tard, M»»» Cardé étabUssait dans cette propriété 
les Sœurs du Saint-Esprit. 


II 


Il faut s'arrêter ici pour saluer le nom de cette femme ver* 
tueuse à laquelle les pauvres... je ne dis pas assez... les habitants 
de Quimper doivent un reconnaissant souvenir. Elle a été une 
des bienfaitrices de notre ville, qui ne sait môme plus son nom ! 
Les pieuses filles qui habitent encore sa maison, bénissent tou- 
jours la mémoire de leur fondatrice ; mais c'est tout... Essayons 
de leur dire quelque chose de sa vie (4). 

(1) Mariage, Saint*JuUen, 16 février 1705. Voir note 3, p. 338 ci-dessus. 

(2) M"« Morin avait en ce moment au moins deux fils et cinqfiUes, au nombre 
desquelles M">« Goueznou, devenue veuve. (Inh. aux Gordeliers, 18 janvier 1713). 
L'a!né des fils, Yves Michel, était juge-garde de la monnaie en la ville de Tours» 
poste considérable, c C'est le premier juge des monnaies dont les appellations 
ressortissent à la Cour. 11 y en a deux dans chaque hôtel des monnaies. Leur 
fonction est de veiller sur le travail des monnaies et de classer des procès- 
verbaux. > Trévoux. V. Gardes, Il avait reçu en dot deux maisons de la ville et 
les jardins des Regaires. 11 autorisa sa mère à les vendre pour Tacquît des dettes 
communes, et dans des termes qui nous le représentent comme le fils le plus 
pieux et le frère le plus dévoué. Procuration du 7 juillet 1723. 

Le cadet, François Corentin, conseiller au présidial, était à ce moment tuteur 
de la plus jeune de ses sœurs encore mineure. 
François Morin est mort à 82 ans, le 31 juillet 1760. La Chandeleur. 

(3) Le nom apparaît d'abord écrit Kerdula : C'est en 1696 que pour la première 
fois il est écrit kersula. Cette dernière forme a prévalu. 

(4) Tout ce qui suit est extrait des registres paroissiaux et des titres de la 
maison, rue SairU^François. Les titres des Sœurs du Saint-Esprit ne nous 
apprennent rien de la famille Pérard. 


. LES SCiURS DU SAINT-ESPRIT 359 

Marie -Anne -Agnès Pérard, fille de Germain Pérard et de 
Louise Héruou, naquit le 21 avril 1684, à Quimper, rue Saint- 
François, dans la maison qui porte aujourd'hui le n» 17 (maison 
Le Hénaff). Le même jour, elle fut baptisée à Saint-Gorentin, à 
la chapelle de saint Julien, sa paroisse. Elle eut pour parrain 
Gorentin Pérard, son frère consanguin, et pour marraine. Marier 
Anne de Tréanna, fille aînée d'OUvier de Tréanna, Seigneur dii 
Bragnou. 

La famille Pérard était, je crois, assez nouvelle à Quimper ; elle 
était peu nombreuse et n'y a pas laissé de descendants de son nom. 
Le» premiers du nom que je trouve, sont : Jean, qui, en 1636, 
délibère parmi les nobles gens de la Communauté, et Philippe, 
greffier du présidial en 1639 et années suivantes. Il fut le père 
de Germain, et il transmit le nom de Philippe à la première fille 
née du premier mariage de son fils (1). 

Germain Pérard qualifié S' de Kerdula était conseiller du 
€ Roi, et son alloué ou bailli aux junsdictions de Châteauneuf 
€ (du Faou), Le Huelgoat, Landelleau et Gourin (2). :> Ses fonc- 
tions ne l'empêchaient pas d'habiter Quimper : il fit partie du 
conseil de ville ; il fut même syndic de la communauté (3) ; et, 
en 1666, nous le voyons député de la ville pour régler certains 
paiements avec les Pères Jésuites du collège (4). 

Le 26 février 1656, Germain Pérard épousa Blanche le Dénie, 
dame de Dour-Bihan, d'une vieille famille bourgeoise qui a donné 
à la ville nombre de miseurs et d'aumdniers. La sœur de la dame 
Pérard, Marie le Dénie, était femme de Jean Furie, S*" de Tre- 
lérnan, un des deux Furie qui furent déboutés à la réformation de 
la noblesse en 1671 . 

De ce premier mariage Germain Pérard eut au moins quatre 

(1) Philippe avait pour femme Laurence Guégant. Les époux devaient être 
bons et charitables. J'augure cela du fait que voici : Laurence Guégant eut l6 
courage de sen'ir de marraine au premier enfant de caqueux devant lequel se 
soit ouverte la porte de la cathédrale de Comouailles, le 8 septembre 1643. -~ 
Caqueux devant le sénéchal de Quimper, en 1667. 

(2) Acte d^acquét de la maison, rue Saint-François, 20 décembre 1677. Les 
actes paroissiaux ne donnent aucun titre à Germain Pérard. 

(3) Voir les registres de la communauté. — Elu en décembre 1667 pour 1668 
et 1669. 

(4) L'auteur de VHistoîre du collège (p. 32) dit Guillaume Pérard : Terreur 
est certaine. 


360 LES sasuRS du saint-esprit 

enfants : Louise- Philippe, l'aînée (1) ; un enfant né et mort en 
1662 ; Corentin, parrain de sa sœur consanguine, Marie-Anne ; 
et Jean gui, baptisé le 5 mai 1667, eut pour parrain son cousin 
Jean Furie. 

Le 20 décembre 1677, Germain Pérard et sa femme acquirent 
de M« François Ranier, docteur en médecine, et de Jeanne Poul- 
lain, sa femme, « deux maisons s'entrej oignant, rue Saint- 
François. » Ces maisons n'en forment qu'une, en réalité. Les 
époux Pérard vinrent habiter la plus grande partie de la maison 
et louèrent l'autre. 

Blanch^le Dénie, à peine en possession de la maison, mourpt ; 
et, en 1680, Germain Pérard épousa Louise Héruou ; l'année sui- 
vante, il en eut un fils, Hyacinthe-Louis ; en 1682, un autre fils 
inhumé aux Cordeliers prois jours après sa naissance ; puis sa fille, 
Marie-Anne-Agnès, en 1684. Il devint veuf le 22 mars 1687 ; et 
le lendemain les Cordeliers inhumèrent a: M^* de Kersula, dans 
€ leur chœur, devant la première stalle du côté de l'Evangile (2). • 

Le 26 août 1691, Germain Pérard se mariait une troisième 
fois. Il prit pour femme Jeanne Geffroy, sa parente (3), qui, 
depuis le 11 mars 1687, était veuve de Michel Furie, S' de Keran- 
nezec, et qui avait des enfants de ce premier mariage. Un an 
après, jour pour jour, elle mettait au monde un premier fils, 
que Corentin Michel Furie, son frère utérin, et Marie Pérard, 
sa sœur consanguine, tinrent sur les fonts. 

Le 8 juin 1693, Germain Pérard maria sa fille, Louise-Philippe, 
qualifiée dame de Kerdula (4), à René Guesdon, S"" de Kerduellez, 
bientôt conseiller du Roi et contrôleur des deniers patrimoniaux 
et d'octroi de la ville. 

Les années qui suivirent, le recteur de Saint- Julien eut à bap- 
tiser alternativement deux fils de Germain Pérard (15 avril 1694 
et 26 août 1696) et des enfants de la dame Guesdon (6 décembre 
1695 et 11 avril 1697). 


(1) Le 10 juillet 1667, elle était marraine de son cousin Furie et devait avoir 
au moins sept ans, âge requis. 

(2) Nécrologe des Cordeliers conservé à la mairie de Quimper. 
(S) Dispenses du tiers au quarL 

(4) On peut inférer de là que Pérard prenait du chef de sa première femme 
le titre de S^* de Kerdula ; et que, dès i&JS, les fils ués du premier mariage 
étaient décédés. 


LES SOEURS DU SAINT-ESPRIT 361. 

• 

Le 6 octd)re de cette année, Germain Pérai*d mourut, et le 
lendemain, il était inhumé dans l'église des Gordeliers (1). 
Marie*Ânne-Agnès Pérard était ainsi orpheline à treize ans. 

II y avait dans la maison où venait de mourir Germain Pérard 
des enfants de quatre mariages ; et leur père et beau-père était 
le lien unique entre la plupart d'entre eux. — À sa mort, ils se 
dispei^rent. * 

La maison principale fut louée ; et la petite, qui était le douaire 
.de la veuve, fut habitée par elle et par ses enfants dont elle était 
tutrice. 

Louise-Philippe Pérard, bien plus âgée que sa sœur, aurait 
pu lui servir de seconde mère ; mais, bien que les meilleures 
relations paraissent avoir existé entre elles (2), ce n'est pas chez 
sa sœur que Marie trouva un asile. Elle alla demeurer hors de 
la ville dose, au faubourg de la Terre-au-Duc, chez Louis Droual- 
len, S<^ de Kerazan, son oncle et en même temps son tuteur. 

C'est là qu'elle se maria, à dix-neuf ans, le 17 mars 1703. 

Elle épousa noble homme Charles Florimond Cardé, S** des 
Carrières, Directeur des Domaines de Bretagne dans l'évêché de 
Comouaille, fils d'autre aoble homme Charles Cardé, conseiller 
du Roi, trésorier du sceau de la Chancellerie au Parlement de 
Paris, et de Dame Marie-Madeleine de Cussevé. 

Les jeunes époux allèrent habiter la paroisse de Saint-Ronan. 
C'est là que, le 5 juillet 1704, naquit une fille, Louise-Marie, 
qui eut pour parrain Louis Drouallen, l'ancien tuteur de la jeune 
mère, et pour marraine, sa sœur aînée, M™* Guesdon. 

Sept ans après la mort de Germain Pérard, des enfants de ses 
premiers mariages, il ne rest'iit plus que M™<» Guesdon et 
M"^"* Cardé. La liquidation de toutes ces successions et des trois 
communautés de M. Pérard ne s*était pas faite sans peine ; elle 
fut achevée seulement en 1704 ; et elle établit M°>« Cardé créan- 
cière de ses cohéritiers. L'aliénation des immeubles devint une 
nécessité. Les deux maisons de la rue Saint-François furent mises 


(1) L'acte d'inhumation lui donne le titre d'écuyer que je ne trouve nulle part 
ailleurs : il le qualifie S' de Querdudal; lisez Kerdula. 

(2) Marie nomme le second enfant de sa sœur ; et plus tard, celle-ci nommera 
le premier né de Marie. 


M 


362 LES SdEDRS DU SAINT-ESPRIT 

eii vente séparément; et, par acte du 24 mai 1704, M. et 
l^mo Cardé devinrent acquéreurs de la grande maison c pour un 
prix à valoir sur la succession bénéficiaire de Grermain Pérard. > 

Les époux Cardé vinrent habiter cette maison ; et, l'année 
* suivante, ils y eurent un fils, René Gorentin qui, baptisé le 
12 juin, mourut le 5 septembre suivant. Un an plus tard, une 
fille était baptisée c à la maison à cause de sa faiblesse, \ el 
mourait le lendemain. Enfin, le 27 décembre 1707, une troisième 
fille recevait au baptême les noms de Anne-Josèphe. Seide, 
comme nous le verrons, elle survivra à sa mère ; et, la dernière, 
elle portera le nom de Gardé. 

De ce moment, jusqu'en 1715,'les actes paroissiaux de Quimper 
ne nous fournissent aucune indication sur les époux Gardé et 
leurs enfants. G'est sans doute peu après la naissance de la 
dernière fille que M. et M">« Gardé ont quitté Quimper. Nous 
savons par des actes postérieurs que M. Gardé succéda à son 
père, décédé ou démissionnaire, comme conseiller du roi et tré- 
sorier du sceau (1). 

À quelle époque M™« Gardé devint-elle veuve ? G'est ce qjue 
nous ne pouvons dire d'une manière certaine. Nous savons seu- 
lement qu'elle était à Quimper en 1715, puisque sa fille Locrisey 
âgée de onze ans, signe un acte de mariage (2 septembre, Saint* 
Julien); et, en 1718, M"'^' Gardé réparant sa maison qu'elle habite, 
signe un accord avec son voisin, M. Thérézien, Sénéchd des 
Regaires, en privé et comme tutrice de ses enfants. 

On peut donc tenir pour certain que M"»» Gardé et ses filles 
étaient de retour à Quimper probablement dès 1715, et qii'dle 
était veuve en 1718. 

Ayant à peine connu sa mère, privée de son père à treize ans, 
veuve à trente-quatre ans au plus, ayant eu à pleurer trots jeunes 
enfants, M<°« Gardé avait été frappée comme fille, comme épouse 
et comme mère... Il y a des âmes que la douleur révolte et aigrit 
d'abord, puis elle les affaisse. Elles se replient sur elleshmémes, 
se renferment dans la contemplation de leurs tristesses, et ne 
voient plus celles des autres. D'autres âmes, au contraire, plus 
fortes et généreuses, se soumettent et prient. Elles placent leur 

(1) Actes d^acquét de 1724, de donation de 1749, d'inhumation de 1749. 


LB8 SCetJRS DU SAiNT-ESPR(T 363 

foi et leur espérance eiitre elles et la douleur, et consoler les 
peines des autres devient leur propre consolation. Ces âmes sont 
nombreuses dans la société chrétienne. La primitive Eglise con- 
fiait le soin des pauvres et des. malades aux veuves dont parle 
saint Paul, qui n'ont eu qu'un amour (1), et qui, quand cet amour 
leur est ravi, se livrent désormais sans partage au soin du Christ 
dans ses pauvres. Cette tradition s'est continuée dans le cours 
des siècles ; et M"^ Cardé était de cette noble lignée. 

Revenue à Quimper et rentrant en deuil dans cette maison qui 
avait abrité ses premiers jours, les joies de sa trop courte union et 
le berceau de ses enfants, M"^ Cardé se livra à l'exercice de la plus 
active charité, et ses deux filles suivirent l'exemple de leur mère. 

Louise, l'ainée, s'était même engagée sous la bannière de saint 
Vincent de Paul, parmi ces Dames de Charité, qui, à l'imitation 
de M^* Legras, l'amie et l'émule de saint Vincent, visitaient les 
malades pauvres à domicile. 

Mais les Dames de Charité vivaient dans le monde et étaient 
le plus souvent épouses et mères : leur zèle pour les pauvres et 
le^ malades était nécessairement disti'ait par leurs obligations de 
famille. Or, comme disait saint Vincent, € si Dieu commande de 
se consacrer aux pauvres, il veut aussi que les devoirs de famille 
soient remplis avec exactitude, it Voilà pourquoi saint Vincent 
institua auprès des Dames de Charité, et pour les seconder par 
des service» continua, les Filles de la Charité. 
c Ce qui se produisait à Paris devait se produire à Quimper : 
Les Dames de Charité devaient se partager entre les pauvres et 
leurs familles. N'est-ce pas le besoin de les suppléer qui inspira 
à Quimper le projet d'appeler des Sœurs gardes et servantes des 
malades pauvres?.... — Toutefois, seize années allaient passer 
avant que les pauvres de Quimper vissent s'asseoir à leur chevet 
les Filles du Saint-Esprit. 


III 


Il n'est personne en Bretagne qui ne connaisse ces Sœurs ; 
mais combien peu savent leur histoire ! Les humbles filles n'ont 

' (i) I. Ep. à Timothéê. y. 3 et sulv. 


364 LES SOEURS DU S\INT-ESPRIT 

pas cet art qui de nos jours est porté à la perfection et qui tient 
à plusieurs lieu de tout autre talent : « l'art de se faire moasser. » 
C'est une vertu que la modestie ; mais en la pratiquant pour 
soi-même, il n'est pas défendu de dire des autres le bien qu'ils 
méritent. Or il semble que tous se soient entendus pour se faire 
les complices de la modestie des Filles du Saint-Esprit. L'abbé 
Ruflelet, leur compatriote, leur consacre 27 lignes (j'ai compté !) ; 
l'abbé Tresvaux se croit quitte envers elles en leur donnant 21 
lignes. Enfin, en 1850, un homme de cœur et de talentqui m'honora 
d'une constante amitié, Sigismond Ropartz, a pu fouiller les regis- 
tres domestiques des Sœurs ; et il a publié sur les origines de 
leur communauté une notice très intéressante et très instructive, 
qui n'a qu^'un défaut... c'est d'être trop courte. C'est à cette notice 
principalement que j'emprunte les détails qui suivent. 

En 1661, la ville de Lamballe (Côtes-du-Nord) avait vu naître 
la congrégation des Dames de Sautt-Thomas, vouée (on sait avec 
quel zèle !) aux soins des hôpitaux. Moins de cinquante ans après, 
en 1706, dans le même coin de terre, à quatre ou cinq lieues de 
Lamballe, au l^gué, qui est le port de Saint-Brieuc et faisait 
alors partie de la paroisse de Plérin, naissait une autre congre* 
gation répandue aujourd'hui par toute la Bretagne, sous le nom 
de Filles du Saint-Esprit, 

Jamais commencements ne furent plus humbles. Une pauvre 
veuve, Marie Balavoine, une pieuse fille ayant quelque aisance. 
Renée Burel, se réunissent un jour. Elles ont toutes deux pitié 
des enfants pauvres ; elles savent lire, écrire et compter, coudre 
et tricoter ; et elles ont l'ambition d'apprendre aux enfants ce 
qu'elles savent. Renée Burel est pai*ente de l'abbé Leuduger, 
chanoine et scolastique de la cathédrale, missionnaire plein de 
zèle, émule et continuateur des Le Nobletz et des Maunoir. Il 
encourage les nouvelles institutrices et il les dirige. 

Quelques autres filles du voisinage se joignent à elles ; elles 
demeurent ensemble au Légué ; elles continuent à porter et 
elles laisseront à leur postérité l'habit qui était au commence- 
ment du xviiP siècle le costume des femmes du peuple à Plérin 
et aux environs, sauf la couleur blanche qu'elles adoptent. Elles 
se nomment d'abord Sœurs de VEcole charitable de Plérin; le 
peuple les appelle déjà, comme aujourd'hui, du nom familier 


LES SOEURS DU SAINT-ESPRIT 365 

de Sœurs blanches. Ce n'est que plus tard qu'elles prendront le 
nom de Filles du Saint-Esprit 

Dès ces premières années, l'abbé Leuduger avait donné aux 
sœurs une sorte de règle ; el, dès ce jour, voilà Marie Balavoiue 
devenue, sans y penser, fondatrice d'une Congrégation nouvelle. 

Renée Burel meurt en 1720, et l'abbé Leuduger peu de temps 
après ; mais les pieuses filles trouvent un nouveau chef dans 
René Allenou de la Ville-Angevin, recteur de Plérin. Il trans- 
porte l'école du Légué au chef-lieu même de sa paroisse, dans 
une maison qui sera bientôt insuffisante au nombre des élèves. 

En même temps le champ d'activité des sœurs s'élargit. Comme 
il était facile de le prévoir, et comme il arrivera toujours, les 
institutrices sont devenues gardes-malades. En pouvait-il être 
autrement ? Les enfants qui fréquentent l'école, les parents qui 
les y envoient ne sont pas exempts de la maladie. Comment les 
sœurs les laisseront-elles souffrir et mourir privés de soins, ou 
(ce qui est pire quelquefois) livrés à des mains ignorantes ? 

Cette raison d'humanité suffirait seule; mais les sœurs en ont 
une autre : elles ont lu dans l'Evangile et elles ont compris les 
paroles du Maitre : € J'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger; 
«c soif, et vous m'avez donné à boire ; j'ai été malade, et vous 
€ m'avez visité. — Et quand donc. Seigneur ? — Quand vous avez 
« rendu ces bons offices au moindre de mes frères, c'est à moi 
« que vous les avez rendus. ^ 

Voilà pourquoi, aussitôt après leur fondation, les sœurs visi- 
taient les malades pauvres ; et voilà pourquoi, un peu plus tard, 
il était écrit dans leurs règles : c Les sœurs du Saint-Esprit ont 
€ pour fin la visite des pauvres à domicile (1). » 

Vingt ans passent pendant lesquels la modeste communauté 
tait plus de bien que de bruit. Personne ne la connaît hors du 
canton qui l'a vu naître. En 1727, sept ans après la mort de Renée 
Burel, il n'y a encore que huit sœurs ; six sont de pauvres filles 
de Plérin même ; les deux autres sont Marie Allenou de Grands- 
champs, qui sera la troisième supérieure générale, et sa sœur, 
toutes deux nièces de l'abbé de la Ville-Angevin ; elles sont de 
Pordic, paroisse limitrophe de Plérin. 

(1) Statuts des Sœurs blanches établies à Quimper, Cet écrit porte la ilate 
de 1718, certainement fautive. Peut-être faut-il lire 1758 ? 


366 LIS soBcms dd simT^isHin 

En 1733, les soeurs ne sont que dix ; et cependant c^est eette 
année que la Communauté se fonde définitivement. Un acte est 
rédigé par devant notaire, et VEvéque dé SaiBl-Brleuo y donne, 
le 24 avril, son entière approbation. En même temps il ooBfime 
Marie Baiavoine dans le titre de Supérieure générale qu'elle 
tient de Thumilité de ses compagnes. Elle gardera ce titre jusqu'à 
sa mort arrivée en novembre 1744. 

Il suffit de l'approbation donnée par l'Evéque à la nouvelle 
congrégation. Moins de trois mois après, les sœurs voient le 
président de Cornulier leur ofirir nuB maison h Saini-Herblon 
(diocèse de Nantes) ; et elles en prennent possession le 7 juillet 
1733. — Dix ans plus tard, elles s'établissent à Marzan; en 1745, 
à Taden (diocèse de Saint-Malo) ; en 1747, elles arrivent à Saint- 
Pol-de-Léon ; quelques années plus tard elles s'établteent à la 
Chapelle (diocèse de Saint-Malo). Elles preonanfl ainsi possession 
de chacun des départements formés de notre ancienite province; 
mais, en fidèles bretonnes, elles ne sortiront pas de fat Bretagne 
et déclineront toutes les offres qui leur viendront du debers. 

Deux ans après leur installation à Saint*PolKie>LéoQ, le» soeurs 
du Saint-Esprit arrivaient à Quimper. C'est à fat dame Cardé 
qu'est due la fondation de cette maison (1). 


CV 


M*"* Cardé avait vu mourir sa âUe aUiéec Louise,, lei 9fr noveiBr 
bre 4743. L'acte d'inhumation nous révèle et la piété de Louise 
Cardé et le respect dont elle était entourée : € Est dôeédée 
c Louise-Marie Cardé, dame de la Charité^ après avsoiff reçu airec 
< édification les sacrements. Son. corps a été iohiimé dam L'église 
« de Saint-Corentin, chapelle du Sacre^ en présence d'un grand 
« concours de peuple (2). 

(1) fii. de Blois a écrit 9±L Quknpei' au Dict d'Ogée, t. M, p-^B.: ci776. Eta- 
blissement des Daines du Saint-Esprit^ chargeas du soin dâ» pauvres et d«t 
malades à domicile. » Nous trouverons en 1777 un acte non de fondation mais 
d'extension de cet établissement. 

(2) La chapelle du Sacre ou tlu Saint*SacrMuent était voisine de la chapelle 
actuelle des Trépassés, au lieu où est aujourd'hui lAmonunifiBlde MgrdeiPlcevo. 


LIS SCeCBS DD SAINT-BSPRIT 367 

t 

Une spule fille restait à yi^^ Cardé ; elle avait trente-six ans. 
Comme sa sœur, elle avait renoncé au mariage ; et sa mère 
Tasaocia au don qu'elle allait faire aux pauvres de la ville. 

Quand tout fut arrêté, l'Evêque appela trois sœurs de Plérin ; 
elles se nommaient Marguerite Quémar (de Plérin), Mathurine 
Le Barbier et Hélène L'Hospitalier (1). Marguerite Quémar était 
une des huit premières sœurs réunies en 1727 ; elle fut la pre- 
mière supérieure de la maison de Quimper. 

L'acte de donation fut rapporté le 27 mars 1749, au palais 
épiscopal par deux notaires royaux. 

On lit dans cet acte que la dame Gardé, « voulant contribuer au 
€ soulagement des pauvres malades de cette ville et faubourgs, 
€ à les faire visiter et consoler et leur faire fournir les bouillons 
« et remèdes nécessaires, donna. aux pauvres plusieurs rentes, 
% montant en tout à 450 livres par an, sur les Etats de la Province 
« et le Clergé de France, plus la maison et les jardins qu'elle 
f avait achetés, rue des Reguaires, évalués 60 livres de rente 
< annuelle. » 

Cette donation fut solennellement acceptée par Mgr François- 
Auguste- Annibal de Cuillé, Evêque de Quimper, conjointement 
avec l'abbé Daniellou, prêtre chapelain de N.-D. de la Cité, sup- 
pléant le curé de Saint-Julien, malade. L'Evêque s'obligeait pour 
€ lui et ses successeurs, à perpétuité, à employer les revenus 
« suivant les intentions de la dame Cardé. » 

Mais ce n'est pas tout : il faut .encore un engagement de la 
part des sœurs. Les trois sœurs comparaissent et prennent 
l'engagement c de remplir les conditions de la donation. » 

La modeste pension et le logement des sœurs étaient assurés ; 
les ressources pour la pharmacie viendront d'ailleurs. L'Evoque 
y compte si bien qu'il règle d'avance l'emploi c des sommes qui 
pourront ê{tre remises aux Sœurs pour être employées aux 
bouillons et aux remèdes des pauvres. » 

Les prévisions du prélat ne furent pas trompées : et les 
aumônes affluèrent. Nous n'en avons pas le chiffre ; nous savons 
seulement que la fondation h peine faite, et avant 1754, une 
personne charitable donne une rente de 100 livres pour être em- 

(1) Une d*eUes fut promptement remplacée par Etiennette Cogeant qui 
mourut, âgée de 40 ans, le 23 juin 1759. La Chandeleur. 


368 LES SCEDRS DU SAINT-XSPRIT 

ployée, la moitié à la pharmacie, et l'autre moitié à une œuvre de 
charité que nous verrons plus tard se reproduire : il s'agissait 
d'acheter c des lits d'osier avec paillasses et oreillers pour les 
« enfants des pauvres au-dessous de un an et au-dessus de cinq 
€ ans pour ne pas coucher avec père et mère (1). » 

La donation de M""^' Cardé avait été solennisée au palais épis- 
copal. Six mois après, TEvêque, Anne Cardé, l'abbé Daniellou, 
les Sœurs du Saint-Esprit, tous les signataires de Tacte, ren- 
daient les derniers devoirs à la bienfaitrice des pauvres. 

I^me Cardé. mourut le 29 août. Le lendemain, ses obsèques 
eurent lieu, et l'Evêque, pour donner une dernière et éclatante 
marque de respect à la décédée, présida la cérémonie (2). 

La dame Cardé prit place dans la tombe qui, six ans aupara- 
vant, avait reçu sa fille. Elle avait, dit-on, recommandé d'exhu- 
mer le crâne de celle-ci, et en avait fait don aux sœurs du Saint- 
Esprit. De nos jours, cette relique est religieusement gardée et 
exposée à une place d'honneur dans la maison (3). 


(A suivre.) 


J. Trévédy. 

Ancien président du tribunal civil de Quimper. 


(1) Nous n*avons pas la donation ; mais le titre de rente donné est référé 
dans un acte de 1754. — I.a donatrice avait voulu taire son nom ; mais quel- 
que doute s*étant élevé sur remploi des fonds, elle dut s*en expliquer par écrit; 
le 14 juin 1758, elle signe : Marie-Marguerite Damaud. 

(2) Je ne trouve pas un autre exemple, à Quimper, de pareil honneur rendu 
par un évéque. 

(3) Ce don semblera moins singulier, si on se rappelle un vieil usage que les 
hommes de mon âge ont vu suivi dans nombre de campagnes, et qui subsiste 
encore en quelques lieux : quand une tombe déjà occupée était ouverte, le 
cr&ne de celui dont le nouveau mort prenait la place était retiré et renfermé 
dans un reliquaire, sorte de petite boite ouverte sur le devant ; autour de cette 
ouverture étaient écrits les noms de celui dont le reliquaire gardait le cr&ne. 
Ces reliquaires étaient rangés dans les porches ou au bas des églises. 


LES ANGLAIS EN BRETAGNE AU XVIIle SIÈCLE 


DESCENTE DES ANGLAIS 


A CANCALE ET SAINT-SERVAN 


Au mois de Juin 1758 ' 


CORRESPONDANCE DE L'INTENDANT DE BRETAGNE (D 


XIIL 

Le duc d'Aiguillon a l'Intendant de Bretagne 

{Dinard, 8 jum i758.) 


Les ennemis sont campés à Paramé depuis hier, Monsieur, et 
occupent Saint-Servan par des détachemens. Ils y ont brûlé cette 
nuit tous les bastimens qui estolent échoués sur la grève, ce 
matin les corderies, et ce soir les corsaires qui estoient en Soli- 
dor. Je ne crois pas d'ailleurs qu'ils avancent beaucoup leurs 
batteries. J'ai passé ce matin à Saint-Malo, tout y est bien dis- 
posé et dans le meilleur ordre, excepté sur l'article des subsis- 
tances, sur lesquelles vous avez été trompé. J'y remédie autant 
que je puis, et j'espère que demain il y aura un approvisionne- 
ment général pour quinze jours. Je vous prie instamment de 

(1) Voir la livraison de septembre 1887, ci-dessus, p. 206 à 220. — Cette 
correspondance est médite. A moins dUndication contraire, les originaux des 
pièces qui suivent existent aux Archives départementales d*nie-et-ViIaine, fonds 
de Vlntendance de Bretcigne, liasse G 1086. 

TOME II, 1887 24 


370 DESCENTE DES ANGLAIS 

tenir la main à ce que celuy de Dinan ne soit pas dans le môme 
cas. J'ay dit à Audouard d'y rester à cet effet. Je suis si harassé 
qu'il ne m'est pas possil)le de vous écrire plus longuement 
aujourd'huy. 

J'ay l'honneur d'ôtre, Monsieur, votre très humble et très 
obéissant serviteur. 

Le Duc d'Aiguillon. 

Dinars, ce 8 juin à neuf heures du soir. 


XIV. 

Le duc d'Aiguillon a l'Intendant de Bretagne 

(Saint'Malo, 9 jnin 1758) 


Les ennemis évacuèrent hier Suint-Sorvan, Monsieur, après 
avoir brûlé les vaisseaux qui estoient à Solidor. Ils y sont reve- 
nus ce matin et y sont actuellement en forces. On prétend qu'ils 
ont le projet d'essayer quelque attaque vigoureuse cette nuit. Je 
n'en crois rien ; cependant, à tout événement, je reste en ville. 
Je ne puis vous rien dire encore de positif sur l'arrivée des 
troupes de Normandie, ny sur celles de Brest et de Lorient. 
J'attends M. de Gastries pour estre informé des premières, et 
M. de Fontette pour les autres. Mais je ne puis trop vous recom- 
mander de rassembler beaucoup de subsistances à Dinan. Il sera 
aisé ensuite de les passer à Châteauneuf et à Dol, suivant les 
différens mouvemens que nous serons obligés de faille. 

Je vous prie instamment de pourvoir h la sûreté des prisonniers 
anglois, et d'envoyer pour les garder les ouvriers de la mine qui 
m'ont été offerts (i). Cet article est de la plus grande importance 
et mérite toute votre attention. 

J'ay écrit au président de Montbourcher que j'acceptois avec 

(i) Cf. ci*dessous n» XVII, lettre de Danyran de l^Epine à l'Intendant, du 
10 juin. 


A CANCALE ET SAÎNT-SERVaN 371 

grand plaisir ses offres, et j'ay envoyé M. du Latte pour prendre 
le commandement de son régiment et le conduire à Dol. J'osteray 
les milices bourgeoises d'Hédé avant que Dinan y soit arrivé. 

J'ay l'honneur d'être, avec l'attachement le plus inviolable, 
Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur, 

Le Duc d'Aiguillon. 

Saint-Malo, ce 9 juin, à dix heures. 


XV. 

Le maire de Saint-Malo a l'Intendant de Bretagne 

{Saint'Malo, 9 juin i758) 


Monseigneur, les occupations que nous ont donné les appro- 
ches des Anglois ne me permirent pas de vous en faire le détail 
mercredi dernier. Je vais vous en faire le détail depuis.mardy 
au matin, que je vous marquay ce que j'en sçavois, mais que 
vous n'aurez pu apprendre que mercredy, faute d'avoir pu trouver 
des chevaux de poste sur la route. 

Mardi (1) toute la journée, les troupes de débarquement firent 
leurs approches jusqu'à Saint-Méloir et Saint-Coulomb, en faisant 
quelques retranchements pour leur propre sûreté. Mercredi (2), 
les dragons anglois commencèrent à paroistre à Paramé et aux 
environs de Saint-Servan, dont ils s'emparèrent le soir et y 
prirent poste.. Ils commencèrent dès ce moment à mettre le feu 
à tous les vaisseaux qui étoient au Talard, à Chasie et à Trichet, 
à la corderie et à la boulangerie qui sont au bout de la digue, 
de même qu'aux magazins à poudre du Talard, que nous venions 
de unir de vider. Les ennemis, s'étant emparés sans résistance 
de Saint-Servan, ont cherché le lendemain (3) à y établir une 


( 1) 6 juin 1758. 
(?) 7 juin 1758. 
(3) 8 juin 1758. 


372 DBSCSNTB DBS ANGLAIS 

batterie de quatre pièces de campagne sur la place d'Armes pour 
battre la porte de Dinan ; mais l'artillerie de nos remparts de ce 
costé-là fut si vive sur tous ceux qui parurent, qu'Us ne purent 
jamais établir leur batterie, et nous leur avons tué quelques 
cavaliers. 

Le jeudy (1), on envoya un détachement de 50 hommes à 
3 heures du matin pour occuper le fort marin (2), dont il y eut 
un homme tué en s'en emparant. Ce fort, ayant quelques pièces 
d'artillerie et des munitions, démonta aussi quelques cavaliers 
ennemis^ et [sa garnison] se retira à trois heures après midy 
sous la protection de nos remparts, qui abîmoient tous les 
ennemis qui paroissoient. Leurs dragons vinrent aussi recon- 
noistre nos dehors du costé des moulins du Sillon : mais le 
château, nos remparts qui donnent de ce côté-là et la batterie 
du fort Royal firent un feu si vif sur eux, qu'après avoir perdu 
plusieurs cavaliers ils se retirèrent à Paramé. Comme nos mou- 
lins du Sillon facilitoient leui^ approches et qu'ils se trouvoient 
tous minés, nous avons fait sauter les plus proches de la ville. 

Hier (3) après midy, les ennemis, voyant ne pouvoir faire leurs 
approches du costé de Paramé ny du costé de Saint-Servan où 
ils ne purent parvenir à établir leur batterie, mirent le feu à tous 
les beaux corsaires que nous avions dans le port et dans la rade 
deSolidor et se retirèrent de Saint-Servan. Ne les y voyant plus 
paroistre, quelques volontaires de cette ville y furent et n'y 
trouvèrent que quelques femmes du lieu, qui les assurèrent 
qu'ils se retiroient pour aller rejoindre ceux qui étoient à Paramé. 
Cette désertion nous faisant craindre qu'ils ne se réunissoient 
que pour nous donner pendant la nuit un assaut général, on a 
été toute la nuit sous les armes sur les remparts et dans les 
retranchements que nous avons faits sur nos quays. Un orage 
des plus violents qu'on ayt vu depuis longtentô, qui a duré depuis 
onze heures jusqu'à plus de minuit avec un tonnerre continuel, 
une gresle et une pluye des plus violentes, a fait beaucoup 
souffrir nos troupes, qui ont été forcées de sortir de leurs 
retranchements qui^étoient remplis d'eau. Les ennemis n'auront 


(i) 8 juin 1758. 

(2) Situé sur la pointe du Naye, entre Saint-Servan et Saint-MalO. 

(3; 8 juin 1758. 


1 


A CANCALS ET SAINT-SERVAN 373 

sans doute pas moins soufTert, et cet événement peut les avoir 
âétournés du dessein qu'ils ont [eu] de nous inquiéter. 

M. le duc d'Aiguillon vint à Saint-Malo hier au matin par 
Dinart, il nous amena 50 dragons h pied et un détachement du 
régiment de Talaru. Il s'en retourna ensuite à Dinart, d'où il est 
encore revenu ce matin (1). On observe avec soin les mouve- 
ments des ennemis, pour sçavoir ce qu'ils deviendront. 

J'omettois de vous dire que, mercredy (2), M. Malboroug (3) 
m*envoya sommer par un trompette de lui remettre la ville, aux 
seules conditions de payer les mêmes subsides qu'elle payoit au 
roy de France. Je lui fis réponse que, la ville étant occupée par 
les troupes du roy et ses commandants, je n'avois aucune qualité 
pour en disposer. 

Les Anglois paroissent encore se disposer à rentrer à Saint- 
Servan, et nous comptons avoir encore cette nuit les mêmes 
alarmes pour un assaut, quoiqu'il paroisse que les Anglois se 
disposent à se rembarquer. En ce cas, nous devons nous attendre 
à recevoir leurs adieux par mer. 

Le courrier ordinaire, qui revenoit hier avec les lettres, fut 
rencontré par les Anglois, qui lui tuèrent son cheval. Il passa la 
rivière de Dinan avec sa. malle et s'en vint à Dinart, d'où il a 
passé à Saint-Malo. 

Je suis avec le plus profond respect. Monseigneur, votre très 
humble et très obéissant serviteur, 

Le Breton de la Vieuville, 
Maire. 

K Saint-Malo, le 9* juin, 1758. 


(i) 9 juin 1758 

(2) 7 juin 1758. 

{Z) Général en chef de Tarmée anglaise. 


374 DESCENTE DES ANGLAIS 


XVI. 

Le duc d'Aiguillon a L'Intendant de Bretagne 

{SaitU'Malo, iOjuin i7ô8) 


Les ennemis se retirent depuis ce matin, Monsieur, et je pense, 
sur les mouvemens que je leur vois faire, qu'ils ne tarderont 
pas à se rembarquer. J'envoye ordre en conséquence aux régi- 
ments Royal des Vaisseaux, Bourbon, Brissac, Bresse et Brie, 
de retourner dans leurs cantonnemens aux environs de Brest, 
à celuy de Penthièvre de rétrograder vers Guidel et Plemeur, 
et à Querci de se rendre à Grozon. Talaru et les dragons conli- 
ront leur route jusqu'à nouvel ordre et arriveront à Dinan les 
jours dont je joins icy la notte, d*où je compte les pousser vers 
Dol, si les ennemis sont encore dans cette partie. Vous voudrés 
bien donner vos ordres en conséquence pour les subsistances. 

J'ay l'honneur d'estre. Monsieur, votre très humble et très 
obéissant serviteur. 

Le Duc d'Aiguillon. 

Saint-Malo, ce iO juin, à midi. 


[Dans cette lettre est une note d'une autre main ainsi conçue :] 
Jours de l'arrivée du régiment de Talaru à Dinan. 

l^"" bataillon 15 juin. 
2« 13 

3« 15 

40 12 


A CANCALE BT SAINT-SERVAN . 375 


XVII. 

Danycan de l'Epine a l'Intendant de Bretagne 

(Pontpéan^ 10 juin il 58) 


Aux mines de Pontpéan (1), ce 10 juin 1758, après midi. 

M. de Beaumont vient de me communiquer, Monsieur, la 
lettre qu'il reçoit dans l'instant de vous. Je vous avoue ma 
surprise de la* proposition que vous lui faites d'envoier nos 
ouvriers garder à Saint-Méen d»^>s prisonniers hors d'état de 
deffense, et dont il me paroît aisé de s'assurer avec les moindi-es 
précautions (2). D'ailleurs, je suis comptable du tems de nos 
ouvriers à la Compagnie dont je suis membre, et je suis très- 
persuadé qu'elle désapprouveroit fort une pareille démarche de 
ma part, surtout y aiant à ci'aindre qu'une garde de cette espèce 
ne fût de durée et qu'elle ne portât le préjudice le plus notable 
à nos travaux. Je suis prêt à me dévouer, ainsi que tout ce que 
je pourrai rassembler ici de gens de bonne volonté, au service 
de la province. Mais je vous avoue en même tems, Monsieur, 
que je désire que ce soit pour une expédition de guerre et qui 
puisse n'être pas de durée. Je viens d'écrire à M. le duc d'Ai- 
guillon, de lui faire mes offres et de lui demander ses ordres : 
je les exécuterai avec toute la ponctualité qui dépendra de moi 
dans rinstant qu'il aura bien voulu m'en faire part. 

J'ai l'honneur d'être, bien sincèrement, Monsieur, votre très 
humble et très obéissant serviteur, 

Danycan de l'Epine, 
Capitaine de dragons. 


(|) Pontpéan, en la commune de Saint-Erblon, canton Sud-Ouest de Remies, 
llle-el-Vilaine. 
(2) Cf. lettre du duc d'Aiguillon du 9 juin 1758, ci-dessus n» XIV. 


376 DESCENTE PIS ANGLAIS 


XVIIL 

Le s' Vébon a l'Intendant de Bretagne 
(Dol, iO juin 1758) 


Monseigneur, encofe bien lassé des travaux pour aider à 
empêcher les alarmes de nos habitans de Dol et de ceux des 
paroisses circonvoisincs, et un peu revenu de la peur commune 
cy après que nous eûmes hier, j'ay Thonneur de vous avertir que 
les Anglois nos ennemis, descendus à Cancalle, nous [avoient] 
avertis de leur rendre huit chevaux de trait et quatre hommes 
qui les conduisoient, que des paisans avoient pris et conduit 
icy, et que d'autres (en apparence) leur avoient dit y estre, sçavoir, 
les hommes en prison et les chevaux à deux lieues de là en 
pension, à peine d'exécution militaire, comme d'estre brûlés et 
pillés. — A une pareille nouvelle la communauté (1) s'assembla au 
plus vite, et fut d'avis d'abord de faire des excuses, entre autres, 
de n'avoir eu aucune part à ladite prise, qu'elle alloit leur ren- 
voier lesdits chevaux et que, pour preuve de la vérité, elle leur 
renvoioit un autre cheval luy amené sur le champ par un autre 
païsan ; qu'à l'égard des hommes, elle étoit à l'impossible d'en 
faire autant, ayant été conduits aux prisons de Dinan. En même 
temps, elle nomma deux députés pour porter ladite lettre et de 
bouche répéter leurs excuses le plus énergiquement et humble* 
ment qu'ils pourroient. 

Il s'en trouva deux qui se chargèrent de la commission et, les 
premiers chevaux arrivés, lesdits députés partirent avec eux. 
Mais à my-chemin ou moins, [furent] bien étonnés de voir venir 
leurs ennemis, en grande troupe de cavalerie et infanterie, vers 
eux, [sur] le chemin de Dol. Ayant demandé audience, elle leur 
fut accordée le plus poliment du monde, et ensuite [vinrent] de 
compagnie à Dol, l'avant-garde précédée d'une partie des gens 
à cheval courant à toute bride, et l'autre un peu plus doucement 
le sabre à la main, suivie d'une autre [troupe] à pié. 

(i) La communauté de Dol, correspondant au conseil municipal d'aiyourd^hui. 


A GANCALB BT SAINT-SSRVAN 377 

Jugez, Monseigneur, [de] notre terreur. Dans un moment la 
ville [fut] vidée presque des meubles les plus portatifs et de la 
plupart des habitants. Le reste ne pensa qu'à en faire autant, et 
à peine se trouva-t*il trois ou quatre habitants qui, rassurés par 
nos députés, se joignirent au maire et à moi pour se jeter à la 
clémence de nos ennemis. 

Les officiers, tant commandans qu'inférieurs de ces derniers, 
nous acordèrent la même audience que devant et ne donnèrent 
pas le temps à notre maire, portant la parole, de dire quelques 
mots, qu'ils l'assurèrent -et le peuple, d'avance, qu'on n'avoit 
rien à craindre. Et l'effet aussitôt suivit la parole, avec toutes 
les façons des officiers, chacun à l'envi les plus polis; et au 
parsus d'un rafraîchissement honneste tant de bouche que de 
chevaux, à l'arrivée, avec quelque once de tabac, on ne voulut 
pas entendre parier d'autres propositions. £t pour le logement 
la plupart se contenta des écuries ou des porches. En un mot 
jamais troupe ne nous a passé, qui ait moins gesné l'habitant. 

U est vray qu'ils avoient martel en tête, qu'une partie de la 
cavalerie marcha en avant vers Pontorson dès minuit, une autre 
à deux heures, et en chemin ont fait deux dragons de Languedoc, 
venant à la découverte, prisonniers ; et on dit qu'il y a eu une 
petite escarmouche qui leura coûté quelques dragons et chevaux. 
En suite de quoy, de retour vers dix heures du matin, ils ont 
jugé à propos de retourner à leur camp. Pendant cette absence, 
les restans ne vouloient rien que pour de l'argent, et les officiers 
tout de même. Et enfin tous, au nombre de deux mille hommes 
(ou 2500, disent quelques-uns), se sont comportés avec une dis- 
cipline sans exemple et de façon à me faire chanter la palinodie. 
Et au lieu de cruels, comme on me les avoit dits, ils s'en sont 
allés avec la réputation d'hommes aussi humains qu'ils nous 
l'avoient promis ; et si la fin couronne l'ouvrage, ils passeront 
pour tels dans le pays. 

J'ay l'honneur d'estre, Monseigneur, votre très humble et très 
obéissant serviteur. 

VÉHON. 
A Dol, 10 juin 1758. 


37^ 


XiX. 

CHOCAT-GRANDHAUSON a BeLLETlER, XAIBE DE HÉDÉ 

(Ombaur, iOjuiu ilô8) 


Monsieur, il est bien vray que les Ânglois ont coucbé à Dol 
au nombre de 2.000 hommes, suivant le récit de tous ceux à qui 
j*ay parlé, à l'exception d'un chanoine qui prétend qu'il n'y a là 
que 60 Anglois. Mais il est constant qu'il va eu une cinquantaine 
de dragons, qui ont été suivis de près par l'iniànterie. 

Je viens d'apprendre aussy. Monsieur, que les mesmes Anglois 
étoyent ce matin décidés à sortir de Dol, api*ès en avoir tiré des 
vivres et peut estre de l'argent. Il est bien difficile de sçavoir 
exactement ce qui se passe, attendu que tous ceux qui viennent 
de Dol parlent différemment. 

Je ne vois nulle apparence que lesdits Anglois viennent jus- 
qu'à Combour. Ils y seroyent trop éloignés de leur camp, et je 
ne vois point non plus quel avantage ils retireroyent d'une 
pareille démarche. 

J'ay envoyé cette nuit un courrier à Mgr l'Intendant, je i'ay 
chargé de voir M. de la Tribonière cr passant. 

J'attends les ordres de Mgr l'Intendant. Je vous seray obligé 
de faire rester mon courrier aussitost qu'il sera rendu à Hédé, 
afin qu'il soit de retour plus promptement à Combour, dont je 
ne sortiray point qu'il ne soit de retour. 

Voilà, Monsieur, tout ce que je puis vous dire. Je vous souhaite 
le bon jour et j'ay etc. 

Chocat de Grandmaison. 

Deux heures plus tost, j'aurois été pris à Dol, où j'allois de 
bonne foy. 

Vous pouvez marquer à Mgr l'Intendant tout ce dont je vous 
instruis et mesme luy envoyer la présente. 

Combour, ce 10 juin 1758. 


A CANCilLB ET SAINT-SKRTAN 379 


XX. 

Pierre Guilleray a l'Intendant de Bretagne (i ) 

(Pontgamp, iO juin 1758) 


A Monseigneur, Monseigneur Tlntendant de Bretagne. — 
Supplie très humblement Pierre Guilleray, aubergiste au passage 
du Pontgamps (sic) sur la route de TOrient (sicj à Saint-Malo, 
évôché de Saint-Brieuc. 

Disant qu'au mois de juin dernier, c'est-à-dire, le 10 juin, 
par ordre de M. Le Gac de Lansalut, officier major du régiment 
de Penthièvre, infanterie, le suppliant donna une barrique de 
cidre pour rafraîchir ledit régiment, qui alloit se rendre à Saint- 
Malo lors de la descente de Tennemy à Cancalle, dont le prix 
étoit lors de 21 livres, que le bris de ses poteaux, écuelles, et 
l'enfoncement de sa barrique est au moins de 50 sols, son voyage 
et retardement en cette ville luy coûte plus de 6 1., ce qui fait 
291. 10 s. Cependant, Monseigneur, faute au suppliant de s'être 
expliqué autrement que par le reçu donné par ledit s*" de Lan- 
salut, Votre Grandeur, le 10 de ce mois (2), luy a seulement 
ordonné le payement d'une modique somme de 151. — Pourquoy 
requiert qu'il vous plaise Monseigneur, ordonner que le suppliant 
sera payé par le s*" Trésorier général des Etats de ladite somme 
de 29 1. 10 s. Il redoublera ses vœux pour la conservation de 
Votre Grandeur. 

(A suivre.) 


(i) Archives dllie-et-Vilaine, Intendatice de Bretagne, liasse G 1804. — 
Cette pièce est une supplique non datée, dont la rédaction est postéiieure au 
iO février 1759. 11 nous a semblé convenable de la mettre à la date du fait 
qu'elle relate. 

(i) Le 10 février 1759. 


LITTÉRATURE POPULAIRE DE LA BRETAGNE 


CHANSONS BRETONNES 


INEDITES 


PENNÉRES KOADALEZ 


1 

Mar plich ganeoc'h e silleofet 
Eur sonn zo neve komposet 


Zo gred da bennercs (1) Koatalez 
Zo chomet aman minorez. 

3 

— « Dibonjour a joa en ti raan : 
Ar bennérez pelec'h o raan ? 


— E medi duze er gamb ven 
O titiria he bleo melen. 


— N'e ket onnes eo a glaskan (2) 
Ar benerez an hinî a ran. 


(i) Ms. D'ar pennéres Koatalez. 
(2) Ms. A klaskan. 


CIËAIfSONS BRETOXNIS 381 

6 


Nen neo pennerez Coadalez 
A voa chomet aman minores. 


— Mar dé ounez é e glesket 

Eur plac'h insuportable é 'n em c'hred. 

8 

Ed pen da ben ar venojen 
E harrufet en tal al len 
E happroufet ar fumelen 

9 . 

E man e kanna e dillad 

A zo souillet, m*er goar ervad 

Gant e galantet dre ar c'hoad. 

10 

— Debonjour, plac'hik divar al len, 
G'houi a saon flour hag a gann gwen 
Hag a ganne (1) dîme ma bronden. 

11 

— Ne saonan flour, ne gannan (2) gwenn. 
Ne gannin dec'hui ho pronden. 

12 

— Sellit plac'hik deus va marc'h gwen, 
Deus ar brid arch'ant en e ben, 

13 

— Ne roan kas deus o marc'h gwen, 
Na deus ar brid arc'hant zo en e ben 


(1) Ms. Kanne. 

(2) Ms. Ne Kannan, 


382 CHANSONS BBKTONNBS 

14 

— Sellit, plac'hik, deus va heuzou 
Zo alaourct en daou du (Ij. 

15 

— Ne roan kas dimeus a ze ; 
Va zad en deus ive eur ré. 

16 

— Deut ta, plachik 'ebars ar c'hoad 
A c'houi c'honeo arc'hant raad. 

17 

— Nen in ganec'h ebars ar c'hoad, 
Mir^d, otrou, o arc'hant mad. 

18 

Evid-on da vean kannerez, 
Me zo morc'h henan koadalez. 

19 

Me meus eus breurik a bell bro ; 
Ma kleofo o tiscourjo (2) 

20 

O tispenfe (3) a gartiero 

Da lakad var ar c'hroashencho 

21 

Na plac'hik, leverît dirae, 

Ma'r (?) goelec'h, c'hui en anaveffe ? (4) 

(1) Ms. Daou tu. 

(2) Ms. Discourjo, 

(3) Ms. Dispenfe. 

(4) Ms. En n'anaveffe. 


CHANSONS BRETONlfES 383 




— Ma'r gwelen (1), me en anaveffe 
Va goad dîoutan a dorafe (2). 

23 

— Ho koad dioutan ma tomfe (3), 
E ve diouzin-me e va. 

24 

Me eo preurik a bell bro 
Zo digasset aman d*o appro. » 




Kri vije ar galon na voelche, 
En tal ail Ion neb a vije, 

26 

O velet ar breur ag ar c'hoar 
wola o daoïi gant glac'har. (4) 

27 

Me bed (5) va raalloz ag a bed 
Gant al lezvamou dre ar bed. 

(Chantée par Marie Clec*h, de Lanmeur, 17 février 1851) 


L'HÉRITIÈRE DE KOADELEZ 

1 

S'il vous plaît, vous écouterez un sône nouvellement 
composé, 

(1) Ms. Me goelen. 

(2) Ms. a tomfe, 

(S) Ms, Ma domfe, , - 

(4) Ms. Gani Klac'har. 

(5) Ms. Meped. 


384 CHANSONS BMTOimiS 

2 

Fait poar l'héritière de Koadalez qui est restée ici mineure. 


— « Bonjour et joie dans cette maison : L'héritière, ofl 
est-elle ? 

4 

— Elle est là-bas dans la chambre blanche, en train de 
peigner ses cheveux blonds, 

5 

— Ce n'est pas celle-là que je cherche : C'est l'héritière 
que je cherche. 

6 

Ce n'est pas là l'héritière de Coodalez qui est restée ici 
mineure. 


— Si, c'est celle-là que vous cherchez» c'est une fille insup- 
portable à mon avis. 

8 

Allez jusqu'au bout du sentier, vous arriverez près de 
l'étang et vous éprouverez la fille. 

9 

Elle est en train de laver ses habits qui sont souillés, je le 
sais bien, par ses galants dans le bois. 

10 

— Bonjour, jeune fille de l'étang, vous savonnez gentiment 
et lavez blanc, et vous me laveriez bien ma chemisette. 

11 

— - Je ne savonne pas gentiment, je ne lave pas blanc, je 
ne vous laverai pas votre chemisette. 


12 

— 'kegù.tùez, jeûne flile, mon cheval blanc, la bride émar- 
gent qui est dans sa bouche. 

13 

— Je ne fais pas cas de votre cheval blanc, ni de la bride 
d'argent qui est dans sa bouche. 

14 

« 

— Regardez, jeune fille, mes guêtres qui sont dorées des 
deux côtés. 

15 

— Je ne fais pas cas de cela ; mon père en a aussi une paire. 

16 

— Venez donc, jeune fille, dans le bois, et vous gagnerez 
bon argent. 

17 

— Je n'irai pas avec vous dans le bois, gardez, seigneur, 
votre bon argent. 

18 

Quoique je sois une lavandière, je suis la fille atnée de 
Koadalez. 

19 

J'ai un petit frère au loin; s'il entendait vos discours, 

20 

n vous couperait par quartiers pour les exposer dans les 
carrefours. 

21 

— Eh bien, jeune fille, dites-moi, si vous le voyiez, le 
reconnaîtriez-vous ? 

TOMB II, 1887 2Ç 


386 CHANSONS BRKTONNES 

22 

— Si je le voyais, je le reconnaîtrais, mon sang vers lui 
chaufferait. 

23 

— Si votre sang vers lui chauffait, c'est envers moi que ce 
serait. 

24 

■ 

Je suis votre petit frère des pays lointains, venu ici pour 
vous éprouver. » 

25 

Il eût été dur le cœur de celui qui n'eût pleuré, s'il se fût 
trouvé près de l'étang, 

20 

En voyant le frère et la sœur pleurer tous les deux de 
douleur, 

27 

Je donne ma malédiction, oui Je la donne aux belles-mères 
par toute la terre ! 


On trouvera dans les Gwerziau Brez-izel, tome I, p. 203 et 
suivantes, deux versions de cette chanson. Celle de M. de 
Penguern nous paraît plus complète et présente quelques 
particularités qui suffiraient pour en justifier la publication. 

J. LOTH, 
Professeur à la Faculté des Lettres de Rennes. 


rEINTUMS KT SCULPTURKS HElÂLDiQlJES BRETO.HNES 


(i) 


Je ne connais pas de plus charmante étude d'archéologie 
que le Recueil de M. Chardin ; avec ses ravissants croquis et 
ses curieuses recherches sur nos manoirs et nos vieilles familles 
bretonnes, ce volume de 200 pages est merveilleusement fait 
pour donner de l'attrait aux choses du passé. On dirait que 
l'archéologie, cette dixième muse oubliée des anciens, aurait 
quitté cette fois ses besicles, pour se montrer à nous avec son 
plus souriant visage. 

Ce charme tient à deux causes : le recueil dont je parle est 
tout à la fois l'œuvre d'un artiste et d'un érudit ; la rencontre 
de ces heureux dons a produit un véritable petit chef-d'œuvre. 

Si j'ajoutais un mot, peut-être penseriez-vous (car le soup- 
çon marche vite) que mon enthousiasme est doublé d'un peu 
de réclame. Rassurez-vous, le Recueil en question est absolu- 
ment introuvable, et je défie le plus ardent bibliophile de 
pouvoir se le procurer. Il existe, cependant, et je l'ai là sous 
les yeux, avec ses belles pages in-S» à toutes marges et fort 
bien imprimées. Mais grâce aux procédés de nos publications 
périodiques, ce volume est dispersé dans tant de Revues, de 
Bulletins et d'Annales, de Paris et de Bretagne, qu'en six mois 
de recherches on en trouverait à grand peine une moitié. 

Au risque d'aviver les regrets et les convoitises, pourtant 
redoutables des collectionneurs, je vais un peu laisser entre- 
voir mon trésor. J'ouvre au hasard, et à la page 7 je 
trouve une étude sur Lanloup, petit bourg bien caché, à 
l'écart des routes et que les touristes ne connaissent même 
pas de nom. Tout d'abord, l'artiste a pris son crayon et il nous 
montre la vieille église de Lanloup, avec son grand porche 
qui s'avance amicalement pour abriter les paroissiens attar- 
dés. Une ogive décorée de feuillages soutient une niche où 
l'on voit le patron du lieu ; en côté, monte une petite tourelle 
ronde ; puis le clocher mince et découpé de baies arrondies, 

(1) Recueil dep^ntures et de sculptures héraldiques, par M. Paul Chardin, 


388 PBINTUMS ET SCULPTURES HiRALDIQUES BRETONTfES 

OÙ les cloches semblent voleter comme des pigeons aa 
colombier. 

Mais voici au-dessus du portail de Téglise un bel écussos 
à demi couché entre les griffes de deux lions ; il porte 6 ane- 
lets, 3, 2 et 1, armes des seigneurs de Lanloup. Çà et là, aux 
clefs de voûte, sur les dalles, dans les meneaux des fenêtres, 
apparaissent d'autres ^cussons : les uns en ogive pointue, à 
tournure gothique ; d'autres échancrés sur les flancs, datant 
de la Renaissance ; en voici d'ovales dont la lourdeur sent le 
temps du grand roi. Chacun a sa physionomie à part, et tout 
cela est rendu par le dessin avec une fidélité si parfaite qu'où 
y retrouve jusqu'à la naïveté de main de nos sculpteurs 
bretons. 

Après avoir détermine ces différentes armoiries, ce qui n'est 
pas toujours facile, on passe en revue les familles auxquelles 
elles appartiennent. C'est le point de départ de toute une 
excursion aux manoirs du voisinage, et chemin faisant, à 
l'aide de vieilles chartes, d'aveux et même parfois de gracieuses 
légendes, on réveille tout le passé de ce coin de terre. 

Plus loin, voici une importante monographie de la cathé- 
drale de Tréguier. Cette grande basilique, avec les enfeux, 
les pierres tombales et los écussons de ses douze chapelles, a 
déjà tenté plus d*un chercheur. Mais ce n'est pas chose facile 
que de nous faire revoir, après tant de dévastations et de 
ruines, cet ensemble en partie disparu. Ici l'auteur est mer- 
veilleusement servi par son crayon. Tout devient clair avec 
les plans et les dessins qu'il jette si à point dans le texte. Que 
d'érudition sans pesanteur et sans aridité I Grâce à des docu- 
ments anciens, procès-verbaux, actes de toutes sortes, les 
nobles défunts viennent passer sous nos yeux avec les gloires 
de leurs noms et aussi quelquefois avec leurs fautes, témoin 
ce préémineAcier de la chapelle Saint-Nicolas qui avait trouvé 
profitable d'emprisonner son vieux père au manoir de la 
Roche-Jagu. 

Les gentilshommes n'avaient du reste pas seuls le privilège 
de reposer dans les églises. M. Chardin relève les noms de 
bon nombre de roturiers qui eurent cette même faveur, et 
pour Tréguier, nous voyons ce droit concédé aux construc- 
teurs de la cathédrale. 


PEINTURES ET SCULPTURES HiRALDIQUES BRETONNES 389 

La chapelle ducale que Jean V avait fait construire pour le 
monument de saint Yves, et qui reçut aussi son tombeau, a 
été pillée en 93, et ses précieuses tombes mises en pièces par 
les ennemis de nos vieilles gloires nationales. Les actes de 
vandalisme, anciens ou actuels, relevés dans ce recueil sont, 
hélas, bien nombreux. Point de longues récriminations pour- 
tant ; parfois l'artiste a un cri de douleur ,* on le sent blessé 
au vif par l'inqualifiable bestialité des vandales ; mais que 
faire contre cette force opiniâtre et brutale ! Qui empêchera 
le bœuf stupide d'écraser sous son pas pesant les délicates 
fleurettes du printemps ? 

Les recherches héraldiques jouent un très grand rôle dans 
ce recueil ; la méthode employée est des plus sûre car les 
pièces qui servent à baser les inductions sont presque toujours 
indiquées de façon à ce que l'on puisse remonter aux sources. 
Le temps n'est plus, en effet, où en pareille matière un auteur 
entouré d'un nuage d'érudition, pouvait lancer ses oracles 
sur les simples mortels qui n'avaient qu'à s'incliner. Ce pro- 
cédé, trop facile en ce qu'il esquive tout contrôle, est Dieu 
merci hors d'usage, et les renvois aux preuves sont d'un prix 
assez abordable pour qu'on ne les économise pas sans de mau- 
vaises raisons. Ici, nous partons d'un fait matériel, d'un 
écusson que chacun peut voir, et basé sur des titres et des 
actes authentiques, nous retrouvons le personnage auquel il 
appartient, sa famille, ses alliances, ses fiefs et ses préroga- 
tives dans les églises dont il était le bienfaiteur. 

Ainsi do ville en château, de manoir en bourgade, l'auteur 
nous promène dans les chers cantons de notre vieille Breta- 
gne ; il nous met sous les yeux mille détails inaperçus et 
pleins de charmes qui lui donnent sa véritable beauté. On 
sent qu'il l'aime et il nous la fait aimer. 

Quant à ces délicieuses études de la cour du Tertre, de 
Kermaria-Nisquit, du cloître de Tréguier, etc., etc., je ne puis 
que répéter ce qu'en disait devant moi un maître, un ami de 
Paul Baudry : « C'est du Viollet-Leduc sans la raideur du 
tircligne. » 

P. DE LiSLE DU DRENEUC, 

Cojiservaieur du Musée archéologique de Nantes. 


POÉSIES 


L'INVENTION DU SONNET 


L'Amour, entre deux madrigaux, 
De Pan raillait les vers rustiques. 

— Te tairas-tu, dieu des fagots, 
Depuis le temps que tu t'appliques 

A moduler sur tes pipeaux, 
Avec des sons mélancoliques. 
De monotones bucoliques 
Et de sempiternels rondeaux, 

— Assez ! dit Pan, le Iront morose. 
Ferais-tu mieux, critique rose ? 
L'Amour sourit d'un air moqueur ; 

Et de son carquois qu'il balance. 
Comme un trait le sonnet s'élance. 
Cupidon est toujours vainqueur. 


LE BAGNE 


A Madame A. B. 


J'aurais voulu, pour vous, chercher dans la montagne 
Une fleur de glacier sur un coteau neigeux ;. 
Pour vous, j'aurais voulu cueillir dans ma Bretagne 
Un lys sauvage éclos sous son ciel nuageux ; 

Pour vous, j'aurais voulu, le soir, dans la campagne, 
Rafraîchir au grand air mon esprit soucieux ; 
J'aurais voulu, pour vous, forçat sorti du bagne, 
Enchâsser une idée en vers harmonieux. 

Mais l'hiver va venir, les roses sont fanées. 

— Debout, forçat ! Tu dors : tes mains sont enchaînées ; 

Le bagne est fort, les murs sont hauts, tes vœux sont fous. 

Voilà pourquoi. Madame, ouvrier malhabile. 

Je n'ai — fleur ou sonnet — trouvé que chose vile. 

Et ne vous oflre rien qui soit digne de vous. 

Henri Finistère. 


CHRONIQUE 


Nécrologie. — Trois évoques de Bretagne et de Vendée : NN. SS. 
Tarchevèque de Sébaste; l'évéque nommé de Quimper; Tévèque de 
Luçon, eu Hollande. — Le Royal Archaelogical Itutitute dans le Mor- 
bihan. — Le tambour-major des menhirs. — Les Frères de Saint- 
Malo. — M. Henri Finistère, M. Roparlz. — Un coup de foudre au 
château de Kergrist. -^ Mort du général Le Flô. 


Si la mort, conune nous Tavons dit ici bien des fois, ne se repose 
jamais, ni au printemps lorsque tout renaît ô la vie, ni Tété alors i|«e 
la nature est dans sa splendeur, elle semble plus impitoyable encore 
quand revient Tautomne aux jours tristes et sans soleil. C'est ainsi 
que nous avons le regret d'enregistrer la mort : 

— Dans le Finistère, de M. Edouard de Rodellec du Poraic, ancien 
lieutenant d'infanterie, chevalier de la Légion d'honneur, dont la 
mort a été une perte sensible pour le parti royaliste et la haute soâété 
finistérienne. M. de Rodellec était veuf de dame Félicie de Carné- 
Marceim, la iille do Tillustre académicien. 

— Dans le Morbihan, de M. de La Brousse, marquis de Verteillac, 
beau-père de M. le Prince de Léon,, député du Morbihan. Le marquis 
de Verteillac était né en 1798 ; veuf, en premières noces, de M"* de 
Hontalembert d'Essé, il avait épousé, en deuxièmes noces, M"« de 
Leuse, aussi décédée, dont il n'eut qu'une fille, la Princesse de Léon. 
Il avait été page de Napoléon I*^ ; en 1814, il entra dans la maison 
militaire du Roi et prit sa retraite comme capitaine commandant 
d'Artillerie. Son père fut, en 181S, membre de la Chambre des députés, 
et son aïeul, maréchal des camps et armées du Roi, Gouverneur et 
Grand Sénéchal du Périgord, eut un cheval tué sous lui à la bataille 
de Fontenoy. 


CHRONIQUE 393 

— De M. le général de Courcy, décédé à Paris le 8 novembre. Le 
général de Courcy, beau-frère du duc de Feltre, avait commandé une 
brigade d'artillerie à Vannes, puis le 10® Corps d'armée à Rennes, et 
sa mort a provoqué dans nileksjt'-Vilaine et le Morbihan de vives et 
douloureuses impressions. Victime du Tonkin, — fléau exécrable, 
plage mortelle à qui la touche, — le général avait commandé en 
chef le corps expéditionnaire et fait faire de réels progrès à nos con- 
quêtes d'Indo-Chine où il avait dirigé les opérations avec autant 
d'intelligence que de succès. 

— De M'"® la Comtesse Chrétien de Tréveneuc, née de Perrien. 
Elle était la sœur de M. le Comte de Perrien, ancien député du Mor- 
bihan, conseiller général, dont l'activité, la compétence et l'autorité 
sont si hautement appréciées. Son mari, M. le comte de Tréveneuc, 
avait été aide de camp du général Le Flô, ministre de la guerre, et, 
plus tard, représentant du Finistère à l'Assemblée nationale. 

— Dans les Côtes-du-Nord, de M'"^' la Comtesse Le Corgne, née do 
Quélen ; — de M. l'abbé Louis CoUin, directeur de la maîtrise de la 
cathédrale de Saint-Brieuc ; — de M. Charles Le Maout, le doyen des 
journalistes bretons. Il était âgé de 83 ans. M. Le Maout est connu 
pour sa fameuse théorie de la pluie résultant de la sonnerie des cloches 
et dea décharges d'artillerie. Il a écrit aussi plusieurs ouvrages,* entre 
autres Les Annales Armoricaines et Histoire Physique, Civile et 
Erxlësiastique des Côtes-du-Nord, 

— Dans l'Ille^t-Vilaine, de Mgr Leray, archevêque de la Nouvelle- 
Orléans, dont les obsèques, préaidées par son Eminence le Cardinal 
Archevêque de Rennes, ont eu lieu à ChÂteaugiron« où le vénérable 
prélat était mort ; — de M. Pilet, musicien éminent et violoniste 
d'un grand talent, beau-frère de M. Oscar Commettant. 

— Dans la Vendée, au chAteau des Dorides, vient de mourir l'un 
des derniers vétérans des guerres vendéennes, M. de la Garde. Il 
avait 24 ans quand éclata le quatrième soulèvement des Vendéens. 
Aide de camp du général Auguste de la Rochejacquelin, il joua un 
rôle important au premier combat des Echaubrognes, et, le 4 juin, 
aux Mathes. Après la mort de Louis de la Rochejacquelin, il fut l'un 
de ces intrépides qui maintinrent leurs volontaires en face de troupes 
victorieuses, trois fois plus nombreuses, et surent opérer l'héroïque 
retraite que Ton sait. Il avait épousé la fille du Colonel Aliard, de ce 
Vendéen, illustre dès 17i)3, qui avait échappé comme par miracle 
avi^ massacres de Savenay, et que l'on retrouve toujours, les armes à 


394 CHRONIQUE 

la main, à côlé des La Rochejacquelin, quand il s'agissait de com^ 
battre pour leur Roi et leur Dieu ; — de la Comtesse Ferdinand de 
Mesnard, née BelHsen, arrière pelitennièce de TÂmiral de la Gallis- 
sonnière. Elle avait épousé, en 1829, le fils du Comte de Mesnard, 
premier écuyer de S. Â. R. Madame la duchesse de Berry, Tun des 
combattants du Chêne, en 1832. 




— Nous avons annoncé, il y a quelques mois, que Mgr Gonindard, 
archevêque de Sébaste, avait été nommé par décret du 17 mai coad* 
juteur de S. Em. le cardinal Place, archevêque de Rennes. Son intro- 
nisation a eu lieu le jour de la Toussaint, dans Téglise métropole, où il 
a officié pontificalcment À la grand'messe. Avant roffice, S. Em. le 
cardinal, avec Tautorité qui s'attache à sa parole, a présenté Mgr le 
Coadjutcur comme devant être son successeur de droit, sans aucune 
interruption du siège. — Mgr Gonindard, dont la belle prestance et le 
visage rempli de dignité ont fait sur tous la plus heureuse impression, 
a répondu en termes émus et éloquents qui lui ont gagné de suite 
toutes les sympathies. 

L'abbé Lamarche qui vient de passer de la cure de Sainte-Marie des 
Batignolles à Tévéché de Quîroper et Léon en remplacement de 
Mgr Nouvel, est un prêtre*soldat, aussi dévoué à la croix qu'au 
drapeau. 

Né à Paris, le 15 mars 1827, sur la paroisse Saint-Sulpice, — où il 
fut baptisé, fit sa première communion, reçut l'ordination, le 21 décem- 
bre 1851, des mains de Mgr Sibour, — à peine avait^il été c oint 
parmi les forts, ^ qu'il partait pour la Crimée (1854-1855) en qualité 
d'aumônier, à bord du Fleuras, puis, à Kinburn, sur le Vautour^ 
avec le capitaine Péris pour commandant (un manchot... qui ne l'était 
guère, au feu), aujourd'hui vice-amiral et directeur du Musée maritime, 
au Louvre. Là, le jeune aumônier exerça, dans toute leur étendue, ses 
fonctions fortifiantes auprès des troupes de terre et de mer, qui J'appe- 
laient c Notre Père. > Il fit successivement deux voyages à SébastopoK 
au milieu des plus grandes difficultés, des fatigues les plus rebutantes, 
et en ramena, ainsi que de Constantinople, de véritables convois de | 


CHfiONlQUB 39S 

blessés, de typhoïdiques et de cholériques qu'il traita... en invulné- 
rable! 

Le vice-amiral Paris disait de lui : c II fut des plus braves et des 
> plus utiles aux matelots et aux troupes de la garnison. Son carac- 
» tère loyal, sa bonté Tont fait aimer de tout le monde, et chacun, 
» ensuite, s'est estimé aussi heureux qu'honoré de continuer avec 
» lui des relations. » 

De retour en France, premier vicaire à Clignancourt, à Charonne, 
où on rappelait « le Père des pauvres ; » aux Andelys, où une parois* 
sienne lui a fait don d'une belle propriété, il érige un hôpital de vieil- 
lards ; partout où il passe il fait le bien, lui aussi !.. 

La guerre de 1870 éclate ; il part, comme aumônier du 4* corps, 
4® division, général de Ladmirault ; fl est à Borny, à Mars-la^-Tour, à 
Gravelotte où il est décoré, à Saint-Privat, courant sous les balles 
là ou il y a un blessé à panser, un mourant à bénir. A Mets, pendant 
le blocus, son dévouement a comme affermé la grande ambulance de 
l'Esplanade, où nous le rencontrons, tous les jours, visitant et soute- 
nant plus de 1,500 blessés, rivalisant, d'ailleurs, de zèle et de patrio- 
tisme avec les femmes messines, qui furent sublimes. Après la 
raddition de IMetz, il refuse de rentrer en France, où les prêtres 
dévoués ne manquent pas. Mais sa tâche n'est pas finie, tant qu'il 
restera des soldats quelque part I C'est en captivité, c'est on exil, 
qu'il va les chercher. Il réclame son internement, on le lui refuse ; 
et alors, noblement obstiné, généreusement fier, il va dire à l'état- 
major prussien : <!C J'ai rang d'officier, j'ai droit à la captivité ! » Et 
il part. Avec tous les captifs, il fut ce qu'on l'a toujours connu dans 
son ministère, un ami ! Il les arrache au désespoir ; il leur donne 
son pain ; mieux que le pain, les joies du cœur, en leur apportant des 
nouvelles de la patrie ! 

Pour couronner son œuvre de dévouement chrétien et patriotique, 
il éleva de ses deniers, en Prusse, des tombes à tous ceux de nos 
soldats qui sucombèrent du mal d'exil ; et quinze ans après, il est 
reparti pour restaurer ces pierres sacrées, sous lesquelles reposent, 
chez l'ennemi, ceux que l'ennemi lui-même n'a pu s'empêcher d'ad- 
mirer. 

Nulle vie, certes, ne fut plus pleine de bonnes œuvres ! Et comme 
il avait encore de grands dévouements au cœur et des services, d'un 
autre ordra, à rendre, on l'envoie à Quimper, où le champ est vaste, 
mais pas trop pour le prêtre éminent et l'apôtre fervent, Mgr Lamarche. 


396 CHRomQUK 

Aux ÎDfonnatioDS si intéressantea fournies par divers journaux sur 
le nouvel évéque de Quimper, nous devons ajouter que Mgr Lamarche 
ne sera point un étranger en Bretagne. C^est un ami de l'évéque de 
saint Yves, du prélat au cœur si foncièrement breton et chrétien, 
Mgr Bouché. Et quant au dévouement de Mgr Lamarche pour toutes 
les belles et bonnes œuvres, la Bretagne Pa déjà éprouvé : la paroisse 
de Rotemeuf, près Saînt-Malo, où il est allé plus à\\ne fois dans la 
saison des bains de mer, doit à sa générosité, depuis bientAt deux 
ans, le bienfait d'une école chrétienne. 

Aussi ne pouvons- nous douter de Taccueil chaleureux que lui pré- 
pare le vaste et fidèle diocèse de Mgr Nouvel et de saint Corentin. 

En fait d'accueil, voulez- vous connutre celui que font les étrangers 
à nos vénérables évoques do l'Ouest ? Faites-vous raconter le voyage 
accompli récemment par Mgr Catteau, évéque deLuçon à Schimmert, 
dans le Limbourg hollandais, où l'avaient appelé les Pères de la com- 
pagnie de Marie pour donner la confirmation aux élèves de l'Ecole 
apostolique et conférer les Saints Ordres à neuf Pères du Scholasticat. 
En se rendant dans ce pays lointain, Mgr Catteau a voulu donner 
ainsi un éclatant témoignage de profonde sympathie à de dignes reli- 
gieux, contraints depuis sept ans par la haine impie de nos gouver- 
nants à fuir la France, pour chercher un asile à l'étranger. Les bons 
Hollandais de Schimmert ont fait À l'Evêque Vendéen, dont la présence 
parmi eux était certes une bien grande nouveauté, une réception 
magnifique, et, lorsqu'il est parti, ils lui ont fait une ovation tou- 
chante "pour lui prouver qu'il avait bien conquis tous les cœurs, et 
lui disant, par la voix de nos infortunés compatriotes, de nos chers 
religieux exilés : Revertere, reverlerey ut intuecumur te. 




On comprendrait difficilement que le chroniqueur d'une revue dont 
le but est de démontrer que le passé de notre pays n'a pas été sans 
gloire, ne s'occupât point des questions historiques et archéologiques 
qui se sont posées depuis notre dernière chronique. Parlons-en donc 
un peu : 

Tout d'abord, saluons les membres si distingués du Royal Archa^ 


CHRONIQUE '^97 

logical InsUlule of Great, Brllain and Ireland, qui, sous la conduite 
de Tamiral Tremlett (bien connu dans le pays de Vannes par ses 
études sur les monuments mégalithiques), ont fait dUntéressantes 
excursions dans le Morbihan et le Finistère, où ils ont été reçus de la 
façon la plus gracieuse par M. du Châtellier. Nous nous garderons bien 
de toucher aux questions qui ont été traitées au cours de cette visite, 
à travers les celtes, les menhirs, les cromlechs et les dolmens, nous 
craindrions fort de nous y brûler les doigts, disons seulement qu^après 
avoir acquis la preuve, — ce qui a été démontré séance tenante par 
Tamiral Tremlett, — que les inscriptions inscrites sur les monuments 
mégalithiques peuvent très bien avoir été gravées avec une toute autre 
matière que du fer, avec du quartz par exemple, les savants étrangers^ 
sont repartis pour TAngleterre enchantés de leur voyage. 

Après cette inspection de nos richesses archéologiques par les délé- 
gués de rinstitut anglais, il ne restait plus au ministre de rinstructioa 
publique, des Cultes et des Beaux-Arts, dans sa triple personnification, 
que de faire insérer au Journal officiel un décret déclarant d'utilité 
publique la conservation des menhirs de Carnac. C'est ce qu'il s'est 
empressé de faire, remercions-le.... Une fois n'est pas coutume* 

Hélas ? ce décret est venu un peu tard pour ce malheureux menhir de 
Locmariaquer dont M. Salmon, vice-président de la commission des 
monuments mégalithiques, vient d'écrire l'histoire. Ce menhir, que 
certainement on peut considérer (pardon pour cette dénomination un 
peu familière) comme le tambour-major de ses confrères — mesure 
20<" 50 de hauteur et pèserait 347,5311^. 66. On ne sait trop si l'on 
doit dire i mesure » ou c mesurait, > car hélas 1 le colosse git tris- 
tement à terre, brisé en quatre morceaux. A quelle époque remonte 
cette mutilation? On suppose qu'elle a eu lieu vers 1659 ; elle est 
peut-être beaucoup plus ancienne ; en réalité on ne peut hasarder 
aucune date. D'ailleurs, cela importe peu. Ce qui aurait beaucoup plus 
d'intérêt, ce serait de donner suite à la proposition, à la requête for- 
mulée, il y a six ans, au Congrès de Redon par notre savant ami et 
collaborateur, M. de Liste du Dreneuc, qui demandait le redressement 
de ce gigantesque dolmen, — opération, qui, pour présenter des diffi- 
cultés, n'en est pas moins parfaitement exécutable : demandez plutôt 
à réminent ingénieur en chef de Saint-Nazaire (un autre de nos col- 
laborateurs), M. René Kerviler ! 


CHKONIQUE 




Avant (le terminer cette chronique, donnons le témoignage de 
toutes nos sympathies aux excellents Frères de Saint-Malo qui vien- 
nent d'êtres chassés, par les sectaires, de la maison de l'école, que leur 
ordre dirigeait avec tant de dévouement et de succès depuis 1744. 
Mais exprimons en même temps toutes nos félicitations aux braves 
Malouins, qui ont rouvert, pour leurs dignes Frères, une superbe 
école libre, où 420 élèves les ont suivis, tandis que l'école laïcisée 
suait d'ahan pour en récolter 35 ! Et nunc inlelligite, 

A cette triomphale rentrée des Frères de Saint-Malo, c'est là qu'au- 
rait été bien placé le beau chant des écoles chrétiennes, qui nous 
vient de Vannes, du pays même où chante le <t Vieux Barde d'Armo- 
rique, 9 connu, aimé, vénéré de tous les Bretons : chant qui sera 
bientôt répété par toute la Bretagne et dont je veux vous dire au moins 
le premier et le dernier couplet : 

Dans notre école — où Ton prie — 
Nous voulons garder la Croix, 
Et chacun de nous s'écrie : 
t J'aime 1 j*espère ' je crois ! » 

t Pour l'Eglise et la Patrie ! > 
Tel est le cri de nos cœurs. 
Sur Tétendard de Marie 
Marchons : nous serons vainqueurs ! 

Voilà do la verve : nos félicitations à l'auteur de ce chant, qui a 
gardé l'anonyme. . 

Nos félicitations encore à nos amis et chers collaborateurs ; — à 
M. Henri Finistère, à qui la Société parisienne La Pomme a décerné 
une médaille d'argent, sa plus haute distinction, pour son étude sur 
Emile Souvestre (1), sujet en prose qu'elle avait mis au concours dans 
sa réunion annuelle qui a eu lieu à Lorient, le 4 septembre dernier ; 

(1) Cette étude a paru dans les numéros de la présente Revue, des 25 février et 
25 mars 1887. 


CHRONIQUE 399 

à M. Ropartz, pour ses succès au Conservatoire, où il vient d'obtenir 
un deuxième accessit d'harmonie, au concours général de cette année. 

Terminons cette chronique.... par un coup de foudre I et par un 
coup de foudre qui a tout ce qu'il faut pour devenir historique. 

A une demi-lieue des ruines célèbres de Tonquédec, au bord d'un 
pittoresque vallon qui débouche dans la splendide vallée du Léguer, 
se dresse un des beaux monuments de Tarchitccture du xv<^ siècle en 
Bretagne, le château de Kcrgrist, résidence de notre vaillant ami, 
M. Huon de Penanster, qui poursuit actuellement dans les eaux ma- 
récageuses du Sénat républicain son voyage de circumnavigation à 
travers les diverses parlottes politiques dont la France a subi ou subit 
encore le bavardage (et si elle n'avait que cela à subir, hélas !) Dans 
la nuit du 29 au 30 septembre dernier, tout-à-coup la foudre tombe 
avec fracas sur la plus haute tour de Kergrist, se promène capricieu- 
sement dans la partie supérieure de l'édifice, descend soudain au 
premier étage, pénètre dans la chambre à coucher de M. de Penanster, 
frappe le baldaquin du lit, met le feu aux tentures, glisse pres- 
tement le long d'une des colonnes, traverse le lit lui-même, brûlant 
le drap, l'oreiller, éclatant malhonnêtement à vingt centimètres tout 
au plus de la tête du maître du logis, puis attrape un tuyau acoustique, 
par où elle se faufile dans la cuisine et de là je ne sais où, laissant 
derrière elle de longues traces de sa fulgurante apparition. 

— Eh bien, et M. de Penanster? 

— Il se porte comme vous et moi. 

— Oui, mais, là, quand il s'est vu nez à nez avec la foudre, qu'a- 
t-il fait? Car enfin, on a beau dire, c'est toujours un téte^-téte assez 
désagréable. 

, — Ce qu'il a fait ? Je n'y étais pas, pourtant je vais vous le dire, 
quand je vous aurai rappelé un autre coup de foudre, tout à fait du 
même genre, qui éclata en Bretagne, il y a deux siècles et demi, le 
coup de foudre du fameux Quériolet, qui depuis... mais alors il était 
encore un esprit-fort de première volée. 

Voyant la foudre tourner autour de son manoir, il imagina d'abord 
de tirer contre le ciel deux coups de pistolet. Alors le tonnerre, reve- 
nant en plein contre lui, tombe sur le toit de sa maison, descend le 
long de la muraille de sa chanibre c brûle l'un des piliers du lit où 
il ëtoit couché, » Deux valets présents s'écrient : € Hé mon Dieu, 
c Monsieur, voilà le tonnerre qui vient de tomber sur votre lit ! » — 
Et lui, racontant la chose ajoute : « Je ne m'émus point de tout cela, 


400 CHBONIQUS 

< au contraire ; je dis à mes gens qu'ils avoient peur de peu de chose, 
« et moi je ne fis que me tourner du côté où j*étoÎ8 couché sur l'autre 
« côté... (1). » 

Et voilà précisément ce qu'a fait M. de Penanster. Il s'est tourné 
d'un côté sur Tautre... et il a repris son somme. 

Décidément, les Bretons sont des gaillards. Quand la fondre s'atta- 
que à eux, elle n'a qu'à se bien tenir. 

Louis de Kbrjban. 


P. S. — Au dernier moment, cette Chronique toute composée et en 
grande partie déjà tirée, survient la triste nouvelle de la mort du 
général Le Flô, décédé à son château du Néc'hoat, en Ploujean, près 
Morlaix (2). Le temps nous manque absolument pour rendre hom- 
mage en ce moment comme il le faudrait à cette noble et forte figure, 
l'un des fils de la Bretagne, en ce siècle, qui font le plus d'honneur à 
leur mère : un des hommes les plus braves, un des plus braves cœurs, 
un des esprits les plus brillants, les plus attachants, les plus aimables; 
un des patriotes les plus ardents, un des plus passionnés serviteurs 
de la France, un de ceux qui lui ont rendu le plus de services. En 
notre triste temps, dans le monde entier, combien voit-on de mains 
amies se tendre vers la France ? Une seule ; — celle de la Russie. 
Savez-vous à qui la France en est redevable ? En très grande partie, 
aux vives sympathies inspirées pour elle au tzar Alexandre II et à son 
fils par le général Le Flô, dans sa longue embassade à Pétersbo\irg, 
de 1871 à 1879. Il était devenu en quelque sorte l'ami personnel de 
ces deux princes. Le tzar Alexandre III s'est fait représenter à ses 
obsèques par un envoyé spécial. II a envoyé à la fille du général un 
télégramme personnel de condoléance ; autant en a fait l'ambassadeur 
de Russie, à Paris, et sur ce noble cercueil, ces hommages suprêmes 
en ont rencontré d'autres du même genre, venus de l'exil, envoyés 
par Mgr le duc d'Aumale et Mgr le comte de Paris, dont le cœur compte, 
honore et apprécie, comme rendus à lui-même, tous les services ren- 
dus à la France. 


(i> Voir l^ grand Pêcheur converly, repréienté dans les deux estais de la 
vie de M. de Quériolet Pierre de Goveîlo, par le P. Dominiqne de Sainte- 
Catherine, 1" édit. (1663), p. 33 à 36. 

(2) Né à Lesneven en 1803, mort le 16 novembre 1887. 


PÈLERINAGES DE BRETAGNE 


LE PARDON DE SAINT-MATHURIN 


MONGONTOUR 


Moncontouret ses environs, faisant partie de la région française du 
diocèse de Saint-Brieuc, n'offrent pas par eux-mêmes autant d'intérêt 
que le Goêllo, le Tréguer, le Lannionnais et la Cornouaille briochine r 
ces dernières régions conservent bien mieux le caractère breton, grâce 
à la vieille langue celtique qu'on y parle toujours. 

Malgré cela 1^ pays de Moncontour n'est point à dédaigner: il offre 
aux visiteurs d'admirables perspectives, et ses vallées des monts Mené 
sont d'une merveilleuse fraîcheur : il est vrai qu'il n'a pas de monu- 
ments comme les régions bretonnes que nous venons de nommer, si 
riches en belles églises et en élégantes chapelles. Mais si l'architecture 
fait trop souvent défaut dans ses temples, la dévotion n'y perd rien, car 
nulle part en Bretagne on ne voit de plus éclatantes manifestations de 
la foi ; pour ne citer qu'une seule de ces fêtes religieuses, qui n'a entendu 
parler de l'émouvant pardon de Saint- Mathurin de Moncontour? 

Oui, Moncontour est un pays de Pardons et même de fort beaux 
pardons ; ils sont entretenus, non seulement par la piété locale, mais 
encore par la foi religieuse des populations limitrophes. Moncontour, 
en effet, touche d'assez près à la Basse-Bretagne ; ses habitants ont 
pour voisins les Bretons du Vannetais et de la Cornouaille, et ceux-ci 
figurent toujours parmi les plus fervents et les plus nombreux, lors- 
qu'un pardon se célèbre dans cette portion du pays français. Aussi 
retrouvons-nous dans les fêtes religieuses de Moncontour et de ses 
environs tout le cachet vraiment national qui distingue les pardons 
des pays privilégiés où Ton se fait encore justement honneur de parler 
la vieille langue d'Ârmor. 

TOMB II, 1887 26 


402 LES PARDONS DU PAYS DE MONGONTOUR 

Aux lecteurs qui voudront bien nous suivre nous espérons fournir 
la preuve de ce que nous avançons : peut-élre les intéresserons-nous 
par là-même aux pardons du pays de Moncontour. 


I 


Saint-Mathurin de Moncontour 

C'est une étrange et pittoresque petite ville que celle de Moncontour, 
assise sur les dernières pentes du Mené, entre deux verdoyants vallons, 
avec ses rues en escaliers et ses ruisseaux courant à ciel ouvert. Elle 
conserve fièrement une partie de ses murailles crénelées, jadis défen- 
dues par onze tours, et ouvertes de trois portes ; on y distingue tou- 
jours l'emplacement de son château, flanqué lui-même d'un donjon 
et de quatre tours, et démantelé en 1624. Mais sur ces murailles sont 
maintenant des jardins, d'immenses lierres couvrent leurs parois, et 
de grands arbres émergent des tours, formant au-dessus d'elles des 

dômes de verdure. 

Des trois églises paroissialbs, Notre-Dame, Saint-Mathurin et Saint- 
Michel (1), que renfermait autrefois Moncontour, il n'en demeure plus 
qu'une, bâtie au XVI® siècle et dédiée tout à la fois maintenant à la 
sainte Vierge et à saint Mathurîn ; elle n'offre rien de remarquable au 
point de vue architectural, mais elle possède une admirable collection 
de verrières peintes dont il faut bien dire quelques mots. 

Au fond du chevet droit, dans le chœur, sont représentés les Mys- 
tères de la naissance et de la vie du Sauveur ; au bas sont les dona- 
teurs agenouillés, reconnaissables aux armoiries blasonnées sur leurs 
cottes d'armes : l'un est Claude de Villeblanche, seigneur du Plessix- 
au-Noir, en Trédaniel, pannetier de la reine Claude en 1522 ; l'autre est 
Christophe de la Motte, seigneur de Vauclair, en Plémy, vivant en 153S. 

Dans la grande nef apparaissent trois vitraux : le premier et le plus 
remarquable est consacré à la vie de saint Yves et porte la date de 
1537 ; cette œuvre magistrale a été fidèlement reproduite dans le bel 
ouvrage Les Monuments originaux de l'histoire de saint Yves, et 

(1) Saint-Michel éUit aussi un prieuré donné au xii» siècle par Judicaël, évêque 
de Saînt-Brieuc, aux Bénédictins de Tabbaye Saint-Melaine de Rennes ; il en 
reste quelques débris dans le cimetière de Moncontour. 


LES PARDONS DU PAYS DB MOXCONTOUR 409 

il est inutile d'en essayer ici la description. Le second représente 
rhistoire de sainte Barbe, en six panneaux datés de 1538 : c'est un 
éblouissant tableau dont le dessin est très soigné, mais l'expression 
des têtes n'a rien de«éraphique, les modelés sont quelque peu sensuels 
et le luxe des détails est extrême. Le troisième vitrail, figurant la vie 
de saint Jean-Baptiste, se compose de huit panneaux non moins beaux 
que les précédents ; au bas sont agenouillés les donateurs présentés 
par leurs saints patrons ; ce sont Jean Le Minticr, seigneur des Granges, 
en Hénon, et Marie de Couëdro, sa femme. Cette verrière est également 
de 1S38 et semble, comme la précédente, d'origine française, tandis 
que la verrière de saint Yves est un chef-d'œuvre de l'art breton. 

Dans le collatéral du Sud' sont deux autres vitraux : c'est d'abord 
un Arbre de Jessé, très mutilé, «les fragments qui en restent parais- 
sent l'expression la plus belle et la plus complète de l'art en cette 
matière (1). î La partie supérieure laisse apercevoir la Vierge, soutenue 
par des anges, s'élevant dans une gloire ; au-dessous d'elle sont huit 
rois de Juda. — L'autre vitre, consacrée à saint Mathurin, est beau- 
coup moins belle ; elle a été restaurée depuis peu et se compose de 
huit panneaux ; on n'y voit plus son donateur que M. de Courcy y 
signalait en 1864 : c'était Jacques de la Motte, seigneur de Vauclair, 
père de Christophe delà Motte, l'un des donateurs de la maîtresse vitre. 

On raconte qu'un célèbre artiste, le P. Martin, vint un jour à Mon- 
contour pour voir ces vitraux. Il comptait y passer une heure, et son 
voiturier eut l'ordre de l'attendre au bas de la côte. C'était un matin : 
iejour tombant le retrouva encore les yeux fixés sur ces chefs-d'œuvre, 
admirant et étudiant, le crayon à la main (2). 

Moncontour a son histoire, car le château de ce nom, signalé dès la 
fin du XI® siècle, joua un certain rôle durant le moyen-âge ; c'était 
môme au xiv® siècle une des places les plus fortes du comté de Pen- 
thîèvre et, cent ans plus tard, la duchesse Anne l'appelait cla clef de 
sa Basse-Bretagne. > Lorsque Moncontour, qui eut ainsi ses jours de 
gloire militaire, cessa d'être place forte, son industrieuse bourgeoisie 
imita, si elle ne devança, ses voisins de Quintin et de Loudéac dans 
la fabrication des toiles; aujourd'hui, toutes les vieilles familles de 
Moncontour gardent avec grand soin de beaux draps ouvragés qui 

(1) M. de Courcy, Itinéraire de Rennes à Brest ^ 00. 

(2) Notons encore en cette église un bel autel majeur en marbre de plusieurs 
teintes, orné de charmantes têtes d^anges, — de remarquables peintures sur 
bois du xvni* siècle, — et de jolis groupes de statuettes en chêne sculpté. 


404 LES PAHDONS Dr PAYS DE MONCONTOCtt 

servent encore de tentures aux processions du Sacre, et qui témoi- 
gnent de rhabîleté des tisserands du lieu. 

Toutefois, il faut bien le dire, les grandes fabriques de toile de 
Moncontour ont disparu comme sa forteresse féodale, et toute la re- 
nommée actuelle de la petite ville se concentre en une fête religieuse. 
Tune des plus célèbres de la province, il est vrai, le pardon de saint 
Mathurin. 

On ignore au juste depuis combien de temps on honore saint Mathu- 
rin à Moncontour ; la tradition prétend que ce cuite remonte au viiP 
siècle (1) et qu'un pèlerin breton apporta de Rome, vers cette époque, 
des reliques du Saint.. On croit communément, en effet, que saint 
Mathurin, prôtrc du diocèse de Sens, mourut à Rome, le !«" novembre, 
vers la fin du vu® siècle. Le Cantique de saint Mathurin de Monr 
contour rappelle cette glorieuse translation d'une portion du corps 
du Bienheureux de la Ville Eternelle en Bretagne : 

Tu vécus loin de la riretagne, 
Ta sueur féconda d'autres lieux : 
Cependant de notre montagne 
L'écho dit ton nom glorieux : 
C'est que de la vieille Armorique 
Un fils de ta gloire jaloux. 
Vînt recueillir, dans Rome antique. 
Tes restes, ce trésor si doux. 

Quant à la fête du pardon de saint xMathurin, on dit, à Moncontour, 
qu'elle remonte au delà du xiv<^ siècle, et des témoignages écrits 
constatent sa solennité en 1580 (2). 

C'est à la Pentecôte que se- célèbre ce pardon. 

Dès le samedi, veille de la Pentecôte, les pèlerins bretons arrivent 
à Moncontour ; ils viennent dès le matin^ en grand nombre, tant du 
Goèllo que du pays de Tréguer et de la Cornouaille, mais surtout du 
Vannetais : les Guénedours^ — c'est ainsi que les habitants de Mon- 
contour appellent les gens du pays de Vannes, — se distinguent entre 
tous les plus fidèles serviteurs de saint Mathurin ; à eux aussi appartient 

(1) C*était Topinion de Mgr David, évéque de Saint-Brieuc, qui présida en 
1872 le pardon de Moncontour. 

(2) Annuaire des Cùtea-dU'Niyrd, 1838, p. 62. 


LES PARDONS DU PAYS DE MONCONTOUR 405 

Phonneur d^avoîr ici les plus beaux costumes bretons : les Trécorois 
et les Kernewotes, voisins de Moncontour, n'ont rien d'attrayant dans 
leurs vêtements ; il n'en est pas de même du riche costume blanc des 
gars de Guémené et de l'élégant habit garni de velours des filles de 
Gourin ; tout, jusqu'à l'original bonnet noir doublé de rouge que por- 
tent les femmes de Noyal-Pontivy, donne un véritable cachet aux 
groupes des Vannetais. 

Les voici donc arrivés, les plus diligents pour assister, à dix heures, 
à la première grand'messc, dite des Pèlerins ; les autres dans le cou- 
rant de cette journée du samedi, de façon à pouvoir se confesser aux 
prêtres bretons et français qui les attendent à l'église. 

A mesure qu'ils arrivent, en effet, les pèlerins se dirigent immé- 
diatement vers le temple, et chaque groupe d'entre eux fait successi- 
vement retentir la grosse cloche de la paroisse. On prétend même 
qu'autrefois les Bretons amenaient au pardon leurs bestiaux, car, dit 
M. Geslin de Bourgogne, « saint Mathurin préserve de tout accident 
les bœufs et vaches qu'on lui présente, surtout si l'animal a pu sonner- 
la principale cloche dont la corde est enroulée à ses cornes (1). » 
Quant à nous, qui venons d'assister au dernier pardon de IVIoncontour 
en 1887, nous n'avons vu ni bœufs, ni vaches amenés à l'église : en 
revanche, nous avons, toute la journée du samedi, entendu carillonner 
la cloche de Saint-Mathurin, maniée plus ou moins habilement par 
ses dévots serviteurs. 

En entrant en ville, ceux-ci ont eu bien soin de se munir chacun 
d'un gros bouquet de fleurs artificielles garni de rubans et au pied 
duquel est pendue une sorte de médaille ou statuette en plomb, qui 
est bien tout ce qu'on peut trouver de plus primitif dans le genre ; 
c'est une sorte de magot — excusez l'expression ' — qui est censé 
représenter le buste de saint Mathurin. La relique du Bienheureux 
consiste, en effet, en un ossement assez considérable enchâssé dans 
la partie supérieure d'un chef en argent de grandeur naturelle. Ce 
précieux reliquaire est déposé, pendant le pardon, au milieu de l'église 
sur un trône environné de lumières. Chaque pèlerin s'avance vers lui, 
son bouquet au côté, s'agenouille pour lui faire sa prière, puis, se 
relevant, l'embrasse sur les deux joues c de si bon cœur, qu'il en 
sue, » disent les bonnes vieilles de Moncontour. 

Les offrandes déposées à cette occasion offrent cela de particulier 

(1) Anciens évêckés de Bretagne, V. 905. 


406 LES PARDONS DU PAYS DE MONCONTOUR 

que les pèlerins souvent fi s^arrenfcnt au saint pour deux, cinq ou dix 
ans; » c'est-à-dire qu'ils s'obligent à renouveler, pendant le temps 
qu'ils déterminent ainsi, leur oblation chaque année. Comment d'ail- 
leurs ne seraient-ils pas généreux envers saint Mathurin ? Nul saint 
ne donne comme lui d'aussi bonnes récoltes de blé noir ! et sa puis^- 
sance est si grande que ses fervents assurent qu'il aurait pu être le 
bon Dieu ; mais il a trouvé (juc ce serait trop d'embarras. 

Un chant breton, recueilli par M. Luzel, peint fort bien la grande 
confiance des Bretons envers saint iMathurin. Permettez-nous de vous 
en citer quelques strophes traduites en français : 

a De grands malheurs sont arrivés, 

Une embarcation pleine de monde s'est perdue ; 

Une embarcation pleine de jeunes gens. 
Il y en avait cent sept. 

Ce qui excitait le plus ma compassion, 

C'était une jeune femme qui se trouvait parmi eux ; 

Une jeune femme qui était parmi eux, 
Et qui était enceinte ! 

Quand l'embarcation descendait au fond de l'eau, 
Elle priait Dieu de la secourir; 

* 

Elle priait Dieu de lui venir en aide. 
Avec saint Mathurin de Moncontour. 

— « Monsieur saint Mathurin de Moncontour, 
Vous qui êtes le maître du vent et de l'eau, 

« Préservez-moi mon innocent. 

Qui est au fond de l'eau sans baptême : 

« Et je vous ferai un présent, 

Qui sera beau, le jour de votre pardon. 


LES PARDONS DU PATS DE MONGONTOUR 407 

<t Je VOUS donnerai en présent 
Un calice d'or et un ostensoir ; 


€ Je vous donnerai une bannière blanche 

Avec sept clochettes d'argent à chaque extrémité ; 

« Je vous donnerai une ceinture de cire 
Qui fera trois fois le tour de votre terre ; 

« Qui fera trois fois le tour de votre cimetière et de votre chapelle 
Et trois tours à la tige du crucifix, 

« Trois tours à la tige du crucifix, 
Et viendra allumer sur Tautel ! » — 

Elle avait à peine fini de parler, 

Qu'elle fut tranportée sur le rivage de Saint-Jean (1) 

Avec son enfant sur ses genoux, 
Au rivage de Saint-Jean sur la grève. 

En arrivant à la maison. 
Elle Ta mis dans son lit : 

— « Reste-là, mon enfant, 

Moi je vais encore à Moncontour, 

(( A pied, sans chaussure et sans bas, 

Et sur mes genoux, si je puis résister ! » — 

En arrivant à Moncontour, 

Elle a fait trois fois le tour de Téglisc ; 

De ses genoux coulait le sang. 

Et de ses yeux tombaient les larmes ! 

(1) Sainl-Jean-du-Doigt (Finistère). 


408 LES PARDONS DU PAYS DE MONCONTOUR 

— « Monsieur saint Mathurin le bienheureux, • 
Je ne puis entrer dans votre maison, 

Car bien closes sont vos portes 
Et vos fenêtres aussi, » 

Elle avait à peine fini de parler, 

Que les cloches se sont mises à sonner ; 

Et tout le monde disait dans le pays : 

— « Encore quelque nouveau miracle ! 

Encore quelque nouveau miracle, 

Saint Mathurin en fait tous les jours ! (1) t» 

Mais revenons à notre pardon. 

Pendant la journée du sarne^^ c^est un va-et-vient continuel au- 
tour de Téglise de Moncontour ; parfois les pèlerins descendent jusqu'à 
la fontaine de saint Mathurin, dont les bassins s'étagent dans une 
fraîche vallée, à Tombre des grands bois du château des Granges ; 
parfois (il faut bien tout dire), ils se rendent aussi sur la place de la 
Carrière, au centre de la ville, et prennent part aux jeux et aux loteries 
des saltimbanques, qui font avec leur musique un tapage infernal 
durant toute la journée. 

Mais, à sept heures du soir, adieu les amusements. On sonne les 
premières Vêpres de la fête, et tout le monde accourt à Téglise ; ces 
vêpres sont suivies d'un sermon en brezonek écouté toujours avec une 
pieuse sympathie et un grand recueillement ; aussitôt après, tout se 
prépare pour la grande procession de nuit. Les croix et bannières sor- 
tent les premières, suivies de toutes les congrégations de la petite 
ville ; chaque personne tient en main un cierge allumé ; vient à la 
suite, quelquefois une musique, parfois, comme cette année, de sim- 
ples tambours, accompagnés de trompettes ; on n'y perd rien quant 
au bruit et à la bonne volonté. Le reliquaire, suivi du clergé, appa- 
raît alors ; il est placé sur les épaules de robustes jeunes gens revêtus 
de grandes aubes blanches. Ce soir là, les Bretons étrangers à Mon- 

(1) Chants popvUaireft de la Bretagne^ 1, 127. 


LES PARDONS hl5 PAYS DE MONCONTOUU 409 

contour ont seuls le privilège de porter le buste de saint Muthurin, et 
cet honneur est réservé à ceux dont les offrandes ont été les plus consi- 
dérables. La faveur de porter, à côté de la relique, d'énormes éten- 
'dards est également accordée aux pèlerins bretons les plus généreux. 

La procession, ainsi organisée, gravit les rues tortueuses, mais bien 
illuminées de la petite ville, et grimpe — car on ne fait que grimper 
ou descendre à Moncontour — jusqu'au sommet de ce qu'on appelle 
le Bourgneuf. Là, sur une vaste place nommée la Pyramide — au 
centre de laquelle s'élève non une pyramide mais un joli bouquet 
d'arbres, — se dresse un grand amas de fagots. Le clergé y met le 
feu et ce n'est bientôt qu'un énorme brasier dont la flamme tourbil- 
lonne et monte, éclairant de ses reflets d'or les mâles figures armo- 
ricaines, tandis que le chant du Te Deum élève aussi jusqu'auxcieux 
les sentiments d'allégresse et de gratitut'e qui sont au fond des cœurs : 
spectacle majestueux que la religion seule sait offrir et que Ton n'ou- 
blie plus une fois qu'on en a été l'heureux témoin. 

La pvecession redescend à l'église et ce retour est plein de charmes : 
rien de plus pittoresque que cette ancienne ville aux maisons à retraits 
en bois sculptés ou à porches de granit, toutes enguirlandées de lu- 
mières et de fleurs ; devant beaucoup d'elles sont plantés des mais, 
véritables arbres apportés des forêts voisines : c'est un enchevêtre- 
ment de vieux logis, de hautes tourelles, de murailles crénelées, de 
clochers aigus, tout cela jeté pêle-mêle sur le flanc de la montagne, au 
milieu de la verdure et de l'embrasement d'une illumination générale. 
Pour achever le tableau, en face de Moncontour, de l'autre côté de la 
vallée, s'élève, sur la colline du château des Granges, une grande croix 
en lumière, qui se détache admirablement sur le fonds sombre pro- 
duit par les beaux massifs d'arbres environnant cette habitation. 

Un salut solennel termine la fête à l'église ; puis tout le monde se 
retire : les habitants de Moncontour rentrent chez eux, les Bretons 
restent aux environs du temple, ou vont s'échauffer un instant en 
dansant, sur la place de la Carrière, quelques graves rondes ou quel- 
ques bals nationaux ; le plus grand nombre retourne à l'église pour 
se préparer à la messe des Pèlerins qui se dit à trois heures du matin. 

Cette messe si matinale n'est pas la partie la moins touchante du ^ 
pardon : beaucoup de pèlerins y reçoivent le Dieu des forts en s'as- 
seyant à la table sainte; tous chantent à l'envi leurs plus 'beaux can- 
tiques bretons. La messe terminée, ces braves gens reprennent aussitôt 
le chemin de leurs paroisses, éloignées parfois de dix ou quinze lieues ; 


410 LES PARDONS DU PAYS DB MÛNCOiNTOUR 

ils emportent avec eux la médaille de saint Malhurin et conservent 
longtemps, au plus intime de leur âme, les douces émotions de la foi 
et de la piété. 

Quand, le dimanche malin, les gens de Moncontour se réveillent, 
ils ne trouvent plus dans les rues les Guénédours ni les Trécorois ; 
le pardon breton est terminé. 

Alors commence le pardon français, fort suivi également, mais moins 
intéressant peut-être que le précédent. Dès huit heures, on chante une 
première grand^messe, suivie, à dix heures, d^une autre plus solennelle. 
Cette fois, toute la population des environs de Moncontour se trouve 
réunie en cette ville ; ce sont des avalanches de jeunes gens ayant à 
leur chapeau le bouquet traditionnel et la statuette de saint Mathurin, 
ou de jeunes filles portant à leur corsage la même pieuse et brillante 
décoration. On fait aussi^ ce jour-là, après vêpres, un sermon et une 
grande procession ; et c^est alors que les gars de Moncontour rivalisent 
entre eux pour avoir l'honneur de porter la relique de leur saint 
patron. Cette procession stationne en la chapelle de THôpital, où les 
Hospitalières de Saint-Thomas de Villeneuve ont fondé un de leurs 
premiers établissements ; puis elle redescend à l'église paroissiale, et 
Tony donne un salut très solennel, du Saint-Sacrement. Malgré la foule 
encombrant les petites ruelles de Moncontour, rien n'est plus édifiant 
que cette procession du jour; tous les assistants, aussi bien les jeunes 
que les vieux, tiennent dévotement leurs chapelets à la main et n'in- 
terrompent leurs prières que pour chantera l'unisson les louanges de 
leur saint patron en répétant le pieux refrain de son Cantique : 

Groupés autour de ta bannière, 
Vois tes Bretons, en ce beau jour ; 
Entends leur fervente prière, 
Saint Mathurin de Moncontour ! 

Le Lundi, il y a encore office comme le dimanche. La relique de 
saint Mathurin reste même exposée pendant toute la semaine et l'on 
continue de recevoir des pèlerins et d'évangéliser les enfants. 

Toutefois, avec le dimanche finissent les solennités religieuses du 
pardon. Durant la semaine, viennent seulement les personnes qui 
n'ont pu, à leur grand chagrin, prendre part aux processions, ou qui 
préfèrent se trouver dans une solitude relative pour honorer le Bien^ 


LES PARDONS DU PAYS D£ MONCONTOUR 411 

heureux, baiser plus tranquillement sa relique et lui présenter leurs 
requêtes, seul à seul, loin du tumulte qu'occasionne toujours la foule, 
fut-elle la plus pieuse du monde. 

Ne croyez pas cependant pour cela que les fôtes de Moncontour 
soient finies ; il n'en est rien, le peuple accourt toujours, mfiis le 
genre et le lieu des réjouissances changent complètement. 

Nous sortions de Téglise le dimanche soir, quand nous rencontrâmes 
entrant en ville trois grands gaillards tout enrubanés, vêtus à la mode 
des Bretons des montagnes d'Ârez, munis chacun d'un instrument 
de musique : l'un tenait un biniou, l'autre un hautbois, et le troi- 
sième un tambourin ; ils représentaient, nous dit-on, tous les éléments 
de l'orchestre champêtre qui devait, les trois jours suivants, se faire 
entendre sur l'esplanade des Granges. 

Mais avant d'aller plus loin, un mot des Granges dont le nom est 
déjà venu deux fois dans notre récit : C'est un vieux et grand château, 
sis en Hénon, mais tout près de Moncontour. Bâti sur une colline fai- 
sant face à celle qu'occupe la ville, il appartint successivement aux 
familles LeMintier, Huchet et GesHn de Trémargat; c'est maintenant 
la propriété de M. de Bélizal. Devant ce château, entouré de chênes 
séculaires, est un plateau d'où l'on voit se développer un magnifique 
horizon. C'est sur les vastes pelouses de cette esplanade, décorée à la 
française, dit-on, par le célèbre Le Nôtre, dessinateur des jardins de 
Versailles, que toute la jeunesse de Moncontour et des environs se 
donne rendez-vous à la suite du pardon de saint Mathurin. Non- 
seulement le peuple et la bourgeoisie de la ville, les campagnards et 
les villageoises des paroisses environnantes, se rendent alors aux 
Granges, mais tous les beaux messieurs et les grandes dames des 
châteaux, situés à plusieurs lieues à la ronde, y viennent également. 
On comprend que nous n'ayons pu voir que de loin (1) les joyeuses 
danses, « bals, rondes et dérobées, » — comme portent les affiches, 
— qui animent, durant ces jours, les beaux jardins des Granges. 
Nous emprunterons donc à des témoins oculaires le tableau de cette 
fête qui se présente avec un cachet éminemment breton. 

c C'est aux Granges, — disent MM. Gaultier du Mottay et Aurélicn 
de Courson, — que toute la jeunesse du pays se donne rendez-vous, 


(1; Nous jouissions toutefois fort bien de ce curieux spectacle de l'apparte- 
ment que nous occupions dans l'hospitalière maison des bons Pères Mission* 
naires de Moncontour. 


412 LES PARDONS DU PAYS DE MONCONTODR 

le lundi de la Pentecôte, à Toccasion du célèbre pardon de saint Ma- 
thurin de Moncontour. Ce pardon, l'un des plus fréquentés de la 
Bretagne, attire par milliers des pèlerins qui viennent faire leurs 
dévotions au saint patron, protecteur des bestiaux. Cependant, voyez, 
au milieu de cette affluence, se dégager une nombreuse jeunesse 
dont la présence n^a pas précisément la dévotion pour cause, mais 
qu'attire, au contraire, l'irrésistible plaisir de danser pendant trois 
jours au son du biniou et du tambourin. Aussi, quel charmant coup 
d'oeil offrent ces danses, qui ont lieu toujours sous les yeux des parents ! 
D'abord des cercles se forment, et peu à peu une longue chaîne, dans 
laquelle nous avons compté quelquefois plus de huit cents personnes, 
enveloppe, de sa courbe immense, une partie de l'assemblée ; au bout 
de quelque temps, la mesure de l'orchestre rustique change et devient 
plus vive ; la chaîne se rompt, des couples se forment, et, dans un 
péle-méle qui n'a rien de confus, les danseurs privés de leurs danseuses 
viennent, pendant un balancé, dérober celle qu'un danseur plus 
heureux dérobera au balancé suivant (1). On juge de l'animation de 
cette fête, qui se passe toujours dans le plus grand ordre, et qui réunit 
dans une gaîté commune, des personnes de tous les rangs, mêlées 
aux costumes variés de plus de vingt cantons étrangers (2). » 

Ainsi se termine le pardon de saint Mathurin de Moncontour, juste- 
ment célèbre dans toute la Bretagne : On y voit se succéder les 
magnifiques élans de la foi religieuse chez les Bas-Bretons et chez les 
Galles (3), et l'on y retrouve les divertissements nationaux qui depuis 
des siècles réjouissent nos bonnes populations armoricaines. 

L'abbé Guillotin de Corson, 

Chanoine honoraire. 


(1) Des règlements sévères, affichés dans la ville, défendent aux danseurs 
qui perdent leurs danseuses de témoigner, en aucune façon, la mauvaise hu- 
meur que cet accident peut leur causer. 

(2) Bretagne conlernporaine^ Côtcs-du-Nord, 45. 

(3) Les Bretons appellent ainsi ceux qui habitent la partie française de leur 
province. 


LES POÈTES DE LA SOCIÉTÉ PATRIOTIQUE BRETONNE 


OLIVIER MORVAN 


(1) 


III 

Concours académiques 

Au mois d'avril 1785, le prince Léopold de Brunswick, 
général-major et colonel d'un régiment d'infanterie au service 
du roi de Prusse, son oncle, était en garnison à Francfort- 
sur-l'Oder, lorsque survint une inondation torrentielle, occa- 
sionnée par la fonte des neiges ; les digues de la rivière furent 
rompues, et le prince, ayant voulu porter lui-même secours 
aux inondés, sa barque fut prise dans un tourbillon, chavira, 
et l'on ne put retrouver son cadavre que six jours après. 
L'Académie française choisit aussitôt cet acte de dévoûment 
pour sujet de son prix annuel de poésie ; et Morvan, qui aspi- 
rait depuis longtemps à ses couronnes, se mit à l'œuvre pour 
chanter Le triomphe de rhumanité dans le dévoûment héi^oique 
du prince Mœcimilien'JuleS'Léopold de Brunsivick, 

Mais avant d'envoyer son ode au concours de l'Académie, 
il désirait se faire mieux connaître du public parisien, et, 
vers le mois de novembre 1785, il obtint, par l'entremise de 
Dussaulx, l'insertion, dans le Mercure^ d'une épitre aux Muses, 
intitulée : Début poétique, qui devait être suivie chaque année 
de plusieurs autres. Cette épître est écrite d'un style simple 
et facile : elle est courte et se présente comme une sorte d'in- 
vocation générale pour placer toute l'œuvre du poète sous la 

(1) Voir les livraisons d'octobre et novembre 1887, d-dessas, p. âii et 321. 


414 OLIVIER MORVAN 

protection des « savantes Sœurs, nymphes toujours chéries » 
à qui s'adresse Thomma^e de « sa flamme » et de son « ardeur ». 
C'est probablement ce titre de début poétique qui a fait croire 
à la Biographie bretonne que Vépître aux Muses était la première 
pièce de Morvan. Elle se termine ainsi : 

Pour moi, chétif, dont la triste Minene 
Captive, hélas ! aux bords Armoricains. 
Ne fut jamais dans ces pays lointains 
Dont Tair fécond inspire de la verve, 
Muse, je viens, pour la première fois, 
 vos chansons unir ma faible voix. 

Si vous daignez de vos regards propices 
D^un sol ingrat honorer les prémisses 
Et pour mes vers implorer Apollon, 
Je vous promets (foi de rimeur breton). 
Que tous les ans, aux rives de la Seine, 
Vous recevrez le tribut de ma veine (1). 

Cette promesse, qui ne fut pas tenue, parut téméraire à 
quelques envieux et je trouve dans les papiers de Morvan une 
curieuse lettre qui lui fut adressée à ce sujet. Elle est datée 
d'Abbcville, le 17 février 1780 ; et son orthographe, aussi fan- 
taisiste que son style, ne donne pas une bien haute idée des 
talents littéraires do son auteur. J'imagine que, malgré l'in- 
dication do sa provenance, elle a été écrite par quelque 
mauvais plaisant de Quimper ; mais puisque Morvan a jugé à 
propos de la conserver, elle mérite do nous arrêter un instant : 

c J^ai vut, Monsieur, dans le Mercure n^' 3 votre début poétique. 
parbleu, n^avez vous point de honte de vous faire imprimé dans 
Tagréable passe-temps de la plus part des gens de qualité. A de grâce, 
réprimez votre audace et aprenez qu^un avocat n^est fait que pour 
plaider et non pour versifier. Quoique vos vers soient juste, ils sont 
ennuieux et assomant par leurs sotes expressions, a Foi d'écrivain 
breton 9 La belle frase t 

(i> Mercure de France, du samedi 7 janvier 1786, p. 97 â 401. 


OLIVIER MORVAN, 41 S 

Que cette petite leçon, Monsieur, vous serve à l^avenir et vous 
aprenne à ne pas ennuie le publique. Rentrés en vous même. Si cela 
est, vous vous dires ; je ne suis qu'un sot et je mérite bien con me 
le dise. En atandant que j'aille vous tiré ma petite révérence à 
Quimper-Corentin, je suis de M. l'avocat le très humble serviteur : 
Le B. C. C. '^. C. ?, critique juré, de plus aprouvé. 

Je ne paie pas le port de ma lettre, car je sais que quelque mal- 
heureux plaideur fera cet office. )> 

Le critique juré ne se doutait probablement pas, qu'au mo- 
ment même où il lançait sa boutade, TAcadémie française 
distinguait l'ode de Morvan sur la mort du duc de Brunswick. 
Il est vrai que le poète ne fut pas immédiatement nommé. Le 
concours n'avait pas été exceptionnellement brillant : le prix 
de poésie ne fut pas décerné, et dans la séance académique 
de la Saint-Louis 1786, on se contenta de décerner deux men- 
tions honorables aux deux pièces dont on publiait les épigra- 
phes. L'une des deux, rappelant un mot du duc de Brunswick 
qui avait dit à ceux qui voulaient l'empêcher de monter dans 
la barque : Ne suis-je pas un homme comme vous ?... portait 
Homo 8uum, humani nihil à me alietium puto. C'était celle de 
Morvan. Le concours fut prorogé et le prix réservé pour 
l'année suivante. Morvan écrivit aussitôt à son ami Dussaulx, 
en lui demandant le secret, qu'il était l'un des deux lauréats 
et lui envoya son ode en réclamant ses conseils afin de la 
rendre digne du prix en 1787. « Si vous pouviez, ajoutait-il, 
me dire quelques particularités au' sujet du concours, et la 
manière dont l'Académie désirerait que le sujet fut traité, je 
tâcherais d'en faire mon profit. » Dussaulx lui répondit, le 
15 octobre 1786, en lui conseillant de relire Horace et Rous- 
seau : 

« .... Pénétrez-vous, lui disait-H, de ces deux grands modèles; et 
surtout puisez dans votre cœur les grands sentimens dont vous avez 
besoin pour traiter votre sujet. J'ignore ce que l'académie a pu repro- 
cher à votre ode ; mais moi, Monsieur, j'y désirerais un peu plus de cha- 
leur, de mouvement, d'invention. Vos stroplies sont généralement bien 
faites : prenez garde qu'il n'y en ait quelques unes de faibles, de 
communes, c'est-à-dire qui n'ajoutent rien aux autres. Revoyez votre 


416 OLITIBft MOftVAN 

ouvrage de sang froiii et vous sentirez mieux que moi ee qui reste A 
faire... Le bruit a couru que le nouveau roi de Prusse, en montant 
sur le trône, avait supprimé les loteries dans ses états. On m^en a 
félicité de toutes parts, et quelqu'un de bien instruit m'a certifié que 
ce prince avait parlé très favorablement de mon ouvrage sur la Pus- 
sion du jeu. Je lui ai écrit sur le champ et je lui ai envoyé mon livre 
par un ministre de ma connaissance qui partait pour Berlin. Il est 
vraisemblable que j'aurai une réponse et je vous en ferai part. J'ai 
mis à la tête de l'exemplaire que j'ai envoyé votre belle ode et l'une 
certainement des meilleures de notre temps : je souhaite que ce prince 
la lise, mais il a tant d'affaires. 

.... Allons, Monsieur, du courage, de la verve et faites-nous une ode 
ravissante ; une belle ode ne suffirait pas. J'ai l'honneur de vous saluer 
et de vous embrasser de tout mon cœur. Dusâulx. » 

Morvan se remit donc au travail, et pendant quelques mois 
il entretint avec Dussaulx une correspondance active dont 
voici Tun des témoins, daté du 14 mai 1787. 

« Monsieur, lui écrivait-il, j'étais accablé de douleur quand j'ai 
reçu votre lettre du 26 avril... Mon fils aîné, ftgé de cinq ans, aimable 
enfant qui faisait déjà les délices de la famille, était dans les convul- 
sions de la mort, et expira en effet le jour même que je reçus votre 
paquet. Nous avons bien de la peine à revenir de ce coup ; mais le 
tems est un grand consolateur (1). 

Je ne saurais assez vous remercier, Monsieur, de la peine que vous 
avez bien voulu prendre d'examiner et d'apostiller mon ode. Soyez 

(1) Vers la même époque, et un peu auparavant, le 7 janvier 1787, Morvan 
écrivait à Dubois de Fosseuse, secrétaire perpétuel de TAcadémie d'Arras, en 
s^excusant du retard de sa réponse : < ...Je sens, Monsieur, que j*ai besoin de 
votre indulgence et que je ne m'excuserais peut être pas en vous disant que ma 
femme a été malade, qu'elle est accouchée d'un troisième enfant qu'elle nourrit, 
que je suis moi-même un père nourricier plein d'entrailles, toujours occupé de 
mes marmots, et partageant tout mon temps entre eux et ma profession peu 
lucrative... » Cette même lettre m'apprend que Morvan venait d'être nommé 
correspondant du Musée de Paris, — Quant au troisième enfant dont il est ici 
question, c'est le futur général Morvan, dont je trouve cette curieuse note, au 
crayon, au bas de l'exemplaire de Tode à Brunswick^ qui était datée de Quimper, 
le 2 septembre 1787 : c J'avais un an moins 13 jours, et je vais avoir 76 ans tout 
^ l'heure 1 1 G«i Morvan. » 


OUTIBIl MORTAN 417 

assuré que je ferai mon profit de vos observations : cependant, 
Monsieur, comme vous me le conseillez, je me hasarderai à obéir 
quelquefois à ma propre conscience.... » 

Et le même courrier emportait une lettre de même facture 
au littérateur bien connu, Rigoley de Juvigny, conseiller 
honoraire au Parlement de Metz, et membre de l'Académie 
des sciences, arts et belles-lettres de Dijon, vis-à-vis de qui 
Dussaulx n'avait pas gardé le secret de Morvan. Celui-ci 
n'en avait pas tenu rancune à son protecteur, et il profitait 
aussi de ces nouveaux conseils, se disant, après tout, que 
plus il serait connu de littérateurs de marque, plus il aurait de 
chances de succès. 

Je n'ai pas le loisir de citer ici un grand nombre des stro- 
phes de l'ode de Morvan qui a été, du reste, publiée plusieurs 
fois, soit séparément à Quiraper, chez l'imprimeur Derrien, 
sous le bel habit in-quarto, soit dans divers recueils. J'en 
rappellerai seulement quelques vers, pour mieux faire appré- 
cier le curieux chapitre d'histoire littéraire qui va suivre. Le 
début est pompeux, comme il convient au sujet : 

Quel bruit, grondant au loin dans Phorreur des ténèbres, 
Répété plus affreux par mille échos funèbres, 
Aux plaines de La Marche a semé la terreur I 
Il renaît donc ce jour, malheureuses contrées. 
Qui vit sur vos coteaux les ondes conjurées 
Déployer leur fureur. (1) 

L^Oder, en mugissant, élancé de sa source. 
De ses flots débordés précipite la course ; 
Francfort, il va bientôt assaillir tes rempaKs. 
D'un conquérant, suivi de nombreuses cohortes, 
Avec moins de péril tu verrais à tes portes 
Flotter les étendards.... 

La description de l'inondation se poursuit alors en tableaux 
vigoureusement tracés ; je m'arrêterai seulement au passage 
qui concerne le dévouement même du Prince : 

(1) illusion à une précédente inondation de Tannée 1736. 

Tou II, 1887 27 


418 OLIVIER MORTAN 

D'un courage héroïque, affrontant la tempête, 
Brunswick veut s'élancer... Arrête, Prince, arrête ! 
Ta vie est-^Ile à toi ? Les décrets éternels 
Qui de tant de vertus enrichirent ton ftme, 
De tes jours précieux ont destiné la trame 
Au bonheur des mortels. 

Du sénat suppliant la voix est impuissante ; 
De la patrie en pleurs la vue attendrissante, 
Les soldats, de Brunswick embrassant les genoux. 
Rien ne peut arrêter le Prince magnanime. 
Ne suis-je pas (dit-il dans un transport sublime) 
Un homme comme von^ ? 

Il va, sur un esquif défiant les abîmes^ 
 la mort menaçante arracher ses victimes... 
Viens déployer, grand Dieu ! la force de ton bras ; 
C'est à toi d'enchaîner les torrents indomptables 
Lorsque le fils des Rois, pour sauver ses semblables, 
Brave mille trépas ! 

Les cœurs saisis de crainte ont suivi la nacelle 


Maisje me laisse entraîner avec le poète et je dois borner 
mon choix dans ces vers, peut-être un peu trop riches en 
adjectifs sonores, mais auxquels on ne peut du moins refuser le 
mouvement: j'en terminerai les citations par ces deux strophes 
au caractère philosophique, qui sont bien dans l'esprit du 
temps et qui ne peuvent être appelées hors-d'œuvre, parce 
qu'elles sont très naturellement amenées par le sujet : Elles 
s'adressent aux rois : 

Dieux mortels ! éteignez les flambeaux de la guerre, 
Liguez-vous pour bannir tous les maux de la terre ; 
Par le droit des bienfaits régnez sur les humains : 
On bénira vos noms du couchant à l'aurore 
Tandis que le bonheur ne cessera d'éclore 
De vos augustes mains. 


OLIVIER MORTàN 419 

EatendeZ'Vous Louis, cet ange tutélaire 
D'un peuple fortuné qui le nomme son père, 
Appeler sous le dais Taustère Vérité ? 
Attentif à sa voix, c'est le ciel qui Pinspire, 
Et le plus grand des Rois ne fonde son Empire 
Que sur Thumanité.... 

Et l'ode, qui ne comprend pas moins de 24 strophes, se 
termine par un élo^e du comte d'Artois qui avait envoyé à 
l'Académie une somme suffisante pour doubler le prix de poésie. 

Cependant la Saint-Louis approchait et Morvan comptait 
bien remporter la couronne. I^e 30 août, il reçut de Dussaulx 
la lettre suivante : 

€ Paris, 27 août 1787. 

c Le prix de Mff'' le comte d'Artois, Monsieur, a été adjugé le jour de 
la Saint-Louis à une ode qui portait la même épigraphe qœ la vôtre. 
Vous lirez cette ode ; je ne vous en dis pas davantage : j'ignore quel 
est le mérite de la pièce qui a obtenu le 4^^ accessit ; vous n'avez eu 
que le second et je vous en féliciterais plus volontiers si la palme avait 
été décernée à un bon ouvrage : Au reste, il est bon que vous sachiez 
qu'il a été envoyé plus de 80 pièces au concours. 

« Si voiis prenez la chose comme il faut, Monsieur, cet événe^ 
ment ne fera qu'augin&nter votre émulation car l'essentiel est de 
mériter les prix, non de les remporter. Je persiste à croire que la 
première moitié de votre ode est excellente et que la seconde n'est 
pas dénuée de beautés. 

c Si vous voulez m'en envoyer copie vous me ferez plaisir et je la 
communiquerai aux amateurs de la belle poésie. 

« Quoique vous n'ayez pas remporté le prix, je ne vous en félicite 
pas moins, Monsieur, de votre succès et je suis avec les sentiments 
les plus tendres, votre très humble et très obéissant serviteur. 

Dusàulx. 

< Vous avez été nommé dans la séance publique et on a lu quelques 
strophes de votre ode. > 

La déception de Morvan fut d'autant plus cruelle que la 
lettre même de Dussaulx laissait voir qu'il avait été sacrifié 




420 OLIVIER MORVAN 

par quelque intrigue à des rivaux de mérite inférieur. Il 
voulut en avoir le cœur net, et après avoir remercié son pro- 
tecteur de toutes les peines qu'il lui avait données, après l'avoir 
encore prié de lui trouver un éditeur et de faire rectifier 
l'erreur de la Gazette de France qui l'avait appelé dans sa liste 
des lauréats, Moreau avocat à Quimper (1), il s'adressa au 
célèbre Linguet pour savoir exactement ce qui s'était passé 
et pour obtenir vengeance dans les Annales du libelliste. De 
violents soupçons sur l'iniquité du concours lui étaient sur- 
venus en lisant des extraits de l'ode couronnée et attribuée 
à Noël, plus tard inspecteur général de l'instruction publique, 
alors petit professeur au collège Louis-le-Grand et lauréat de 
l'Académie en 1786 pour l'Eloge en prose de Gresset. Il y avait 
reconnu son plan, sa marche, ses mouvements, ses pensées 
et plusieurs fois ses propres expressions. 11 en avait conclu 
que le lauréat avait pris sa propre épigraphe pour mieux pallier 
le plagiat et qu'il avait eu communication, au secrétariat de 
l'Académie, de sa pièce de l'année précédente dont il s'était 
contenté de changer le rythme, en ajoutant en tête quelques 
strophes d'introduction. Le coup avait été fort habilement 
comploté et la preuve paraissait difficile, puisque rien n'avait 
été publié de la pièce mentionnée en 1786. Ayant écrit sans 
succès aux rédacteurs du Mercure et du Journal de Parts, qui 
gardèrent prudemment le silence, il porta donc sa plainte à 
Linguet, lui déclarant que c c'était à la victime de la cabale 
philosophique à venger les opprimés littéraires. » Quel malheur 
pour moi, lui disait-il encore, d'être si éloigné de Paris ! 
a Combien j'ai de peine à m'y faire entendre 1 Comme on y 
traite les provinciaux ! lU es refugium meum : Vengez-moi, 
Monsieur, je vous en conjure. Jugez mes rivaux et moi : dites 
lequel est l'élève de Rousseau.... Je me rappelle avoir vu dans 
vos Annales que quelquefois des mains rapaces saisissaient le 
Rameau d'or, et laissaient à d'autres la couronne de laurier. 
Si Cela est arrivé pour des prix modiques, comment aurais- 
je pu obtenir un prix de mille écusl... » Comparez, Monsieur, 
ajoutait-il, comparez : « vous verrez dans mon ode une har- 

(1) Gcaetle de France du 28 août 1787, p. 347. — La lettre de Morvan â 
Dttssavlz est du 3 Septembre. 


OUTIBR MORTAN 421 

monie imitative et descriptive qui est frappante dans presque 
toutes les strophes. Vous y trouverez, j'espère, beaucoup de 
sentiment, et la langue de Rousseau, de Racine, de Boileaii, 
et de Linguet, au lieu du jargon philosophique ; vous jugerez 
lequel a le mieux pris le mètre qui convenait : aucun de mes 
rivaux semble n'avoir senti qu'il est un mètre particulier pour 
les odes élégiaques. Le petit vçrs qui finît ma strophe produit 
un effet lugubre qui convient bien au sujet. C'est ainsi,Monsieur, 
que Rousseau, persécuté comme vous par les philosophes, 
adressait ses plaintes à la postérité dans sa dernière ode. C'est 
ainsi qu'il a placé le petit vers dans l'ode sur la mort du 
prince de Conty. C'est ainsi que Malherbe consolait Du PerHer 
de la mort de sa fille. C'est ainsi qu'Horace déplorait la mort 
de Quinctitius : ils ont tous employé le petit vers à la fin de 

la strophe Ah ! Monsieur, quel affreux mystère dans tout 

ceci...! (1) » 

Il y avait des larmes dans ce plaidoyer pro domo sua^ mais 
les pamphlétaires ne s'attendrissent pas volontiers. Pourtant, 
Linguet fut touché et répondit à Morvan par une lettre datée 
de Bruxelles, le 20 octobre, que je citerai tout entière, parce 
qu'elle contient au sujet du concours de 1787 des détails 
vraiment fort extraordinaires : 

< Je n'ai reçu qu'hier, Monsieur, la lettre dont vous m'avez honoré 
en date du 5 de ce mois, avec Texcellente ode que vous y avez jointe. 
Je ne puis vous rien dire sur le mérite de celles de vos concurents : 
je n'en ai lu aucune ; j'ai parlé légèrement sur des extraits que j'en 
ai vu dans les papier publics. L'entrepôt (sic) et les commentaires 
me sont toujours suspects. Mais j'ai lu et relu la vôtre avec un véritable 
plaisir. Oui, Monsieur, vous parlez, et très bien, la langue de Racine, 
de Boileau et de Rousseau. Votre ville jusqu'ici rappeloit l'idée de l'exil, 
liée, je ne sais pourquoi, à son nom ; je savois que lepédantisme philo- 
sophique avoit exilé la poésie de Paris, des musées, etc., mais je ne 
savois pas qu'elle se fut réfugiée à Quimper. 

Je vous en félicite. Je vous exhorte à cultiver un talent si distingué, 
autant cependant que vos occupations sérieuses n'en souffriront pas ; 
car, puisque vous êtes père de famille, et que vous avez le cœur tendre, 

(1) Lettre du 5 Octobre 1787 (médite). 


422 OLIVIER MORVAN ] 

comme je le vois par votre lettre et par votre ode, les muses ne peuvent 
pas revendiquer de vous la première place, et vous voyez par votre 
exemple tout récent à quoi sert le talent de nos jours. 

L^anecdote que vous me confiez (1) est certainement très singulière ; 
j'y puis répondre par une autre que je tiens de source : c'est que le 
couronné avoit envoie, quoique pour la seconde fois, une très mau- 
vaise ode ; que le secrétaire, en l'annonçant, a fait aux juges (2) 
l'observation que cette pièce étoit puissamment protégée, et qu'il 
falloit lui adjuger le prix. Quoique les corps n'aient pas de pudeur, 
l'assemblée en a alors montré un peu : on a dit qu'il falloit donc 
rajuster la rapsodie avant de la présenter au public ; en effet, les 
gâcheurs de la compagnie se sont mis à poétiser et ils ont re- 
fait l'ode en question, telle qu'elle a paru. Il est assez probable 
que c'est par paresse, pour avoir plus tôt fait, qu'ils se sont aidés de 
la vôtre. 

J'éclaircirai cela ; je me procurerai cet enfant fait en commun : ce 
seroit sans doute le sujet d'une discussion intéressante et même utile ; 
mais la restriction que vous y mettez quant à ce qui vous regarde 
personnellement (3) me cause de l'embarras. Je serois au désespoir 
de vous compromettre. Vous n'avez pas trop de tort de redouter la 
vengeance et le despotisme de la secte qui vient de vous sacrifier sans 
vous connoître, et qui pourroit fort bien trouver le moyen de vous 
chagriner même à Quimper, si elle vous soupçonnoit d'avoir du 
ressentiment de son iniquité : je ne sais trop comment arranger 
la satisfaction que vous désirez avec l'incognito que vous souhaitez 
aussi. J'y réfléchirai. Soyez sûr, dans tous les cas, des ménagements 
que j'aurai pour votre position, et que je ne vous exposerai en rien. 

Vous recevrez, peu de jours après ma lettre, le n® 97 de mes AnnaleSj 
ou du moins l'annonce de ce numéro ; vous y verrez pourquoi la 
reprise de l'ouvrage même est retardée. Acceptez-le comme un gage 
de ma reconnoissance du plaisir que m'a fait votre pièce, de ma sen- 
sibilité pour la confiance que vous me marquez et des sentimens avec 
lesquels je suis, Monsieur, votre très humble et très obéissant servi- 
teur, LiNGUET. > (4). 

(1) De la similitude des devises et des emprunts faits à son premier ouvrage. 

(2) Mots soulignés par Linguet lui-même. 

(3) Morvan l'avait prié de ne pas dire que la communication venait de lui. 

(4) Papiers de Morvan. Lettre inédite. — On remarquera que Linguet écrit 
les imparfaits en oi et Morvan, à la moderne, en ai. 


OLIVIER MORVàN 423 

La réponse de Morvan n'est pas moins intéressante pour 
l'histoire littéraire ; je n'en supprimerai que les quelques pas- 
sages insignifiants : 

J^ai, comme vous l^avez senti, Tâme d'une grande sensibilité, et de 
là vient que je ne saurais vous exprimer combien la lettre dont vous 
avez daigné m*lionorer excite envers vous ma juste reconnaissance... 
L'anecdote que vous m'apprenez, Monsieur, achève de dévoiler le 
mystère que je n'avais que trop pénétré. Quelle équité dans cet 
Olympe littéraire I J'ai d'abord été saisi d'indignation en lisant cet 
endroit de votre lettre, mais j'ai fini par rire aux larmes de vos 
gâcheurs Cbcadémiques, suant à grosses gouttes pour replâtrer la 
rapsodie. Ils n'ont cependant pas osé employer les matériaux dan§ la 
forme que j'y avais donnée. Ils ont substitué des vers de huit syllabes 
aux vers alexandrins. Il était plus facile de s'en tirer ainsi. Us ont 
chanté la mort d'un prince comme ils auraient chanté sa naissance ; 
ils n'ont pas senti qu'il est une manière de former des sons lugubres. 
Je crois que le défaut de mètre funèbre est une grande faute dans les 
deux odes préférées. Croiriez-vous, Monsieur, qu'à la séance académi- 
que on n'a lu que quatre strophes de mon ode et qui encore paraissent 
avoir été mal lues par... qui sans doute avait épuisé ses entrailles 
paternelles en lisant l'ode prédestinée. 

Je conçois. Monsieur, votre embarras relativement à l'incognito que 
je vous avais demandé ; mais je vais vous faire un exposé qui vous 
mettra à l'aise. J'ai dernièrement obtenu Vagrément de M, le Lieu- 
tenant général de police à Paris pour distribuer mon ode. J'y ai 
envoyé plus d'une centaine d'exemplaires qui se trouveront dès les 
premiers jours chez les marchands de nouveautés au Palais royal. 
Ainsi, Monsieur, vous pouvez facilement supposer que quelqu'un de 
vos amis vous aura envoyé mon ode avec les deux autres, car il faut 
aussi voir l'ode qui a eu la première mention. 

Quant à ma réussite au premier concours, il me semble que vous 
pourriez la démontrer par vous-même et voici comment. Vous vous 
rappellerez que l'an passé, le Journal de Paris annonçait que 
l'académie, en renvoyant le concours, avait fait une mention de deux 
odes dont l'une avait pour devise : homo sum, et l'autre : ostendent 
terris hune tantùm fata. Ma devise était encore la même cette année, 
il me semble qu'on peut dire qu'à coup sûr c'est mon ode qui a aussi 
été désignée l'an passé parce qu'on n'eut pas manqué d'indiquer autre- 


424 OLIYIER MORTAN 

ment les ouvrages, si deux bonnes odes avaient porté la même devise. 
Vous voyez d^ail leurs combien ma devise est heureuse, elle répond à 
mon titre et aux dernières paroles de mon héros. 

Qui, mieux que vous, Monsieur, sentira la noire perfidie quMl y a 
eue à ne me donner cette année que la seconde mention, tandis que 
Pan passé j^avais le premier rang, je sais bien que, puisque les geeis 
m'ont plumé plus que M. Noël, il fallait aussi mettre plus dUntervalle 
entre la rapsodie et mon ode. Cependant comment H. Noël pouvait-il 
m'étre préféré ; lui qui a fait une douzaine de strophes avant dVntrer en 
matière ? Animorum incendia celeriter exlinguuntur. Je crois, 
Monsieur, que dans un sujet aussi terrible, c'est une faute de goût 
impardonnable que de dire tout à son aise qu'on va bientôt raconter 
des choses qui feront trembler. Le sujet n'est jamais assez tôt expli- 
qué. Le mouvement de la nature est de lancer un cri qui annonce la 
présence d'un objet affreux. Voilà la vérité et l'enthousiasme. 

Vous saurez, Monsieur, que j'ai pris la liberté d'adresser mon 

ode à Mgr le comte d'Artois qui ne m'a pas répondu. Si j'avais su 
votre anecdote, j'eusse bien pu me dispenser de la démarche que j'ai 
faite. J'ai l'honneur d'être, etc. > 

Je n'ai pas retrouvera suite de cette curieuse correspondance 
qui intéresse à la fois la littérature en elle-même, Thistoire 
littéraire proprement dite, et celle du caractère intime de 
notre poète ; mais je puis constater, par une lettre adressée 
vers la même époque à Georgelin, que Morvan se consola de 
sa déconvenue académique, en recueillant les témoignages de 
sympathie que lui prodiguèrent ses compatriotes. Le 7 sep- 
tembre 1787, la chambre de lecture de Quimper se réunit en 
assemblée extraordinaire, décida qu'elle souscrirait à 100 
exemplaires de l'ode couronnée, et délégua deux de ses mem« 
bres, le Dali de Kéréon, procureur du roi au présidial, et Théo- 
phile Marie Laënnec, lieutenant de l'amirauté, avec mission de 
se rendre chez le poète, « pour le féliciter sur ses talents au 
nom de la Société ; et lui remettre, sous leurs signatures, une 
copie de la délibération. » Morvan conserva précieusement 
dans ses papiers cette copie qui porte encore le sceau de la 
Chambre de lecture. 

Peu après, il recevait d'un de ses admirateurs ce sonnet 
anonyme signé de trois étoiles : 


OLIVIER MORVÀN 425 

Froids chantres, taisez-vous : d'une lyre impuissante 
Un moment suspendez les sons audacieux. 
De Brunswick respectez les cyprès glorieux ; 
11 faut, Achille, il faut qu'un Homère te chante. 

Morvan peint de TOder la rage frémissante : 
L'Oder dans chaque vers épouvante mes yeux. 
Sa lyre, Léopold, te met au rang des dieux ; 
Je pleure... je bénis ta vertu triomphante. 

Brunswick, que ton nom, cher à Thumanilé, 

Fera verser de pleurs à la postérité ! 

Mais, priqce, de Morvan ton triomphe est l'ouvrage... 

Morvan, de tes censeurs méprise les vains cris. 
Du mérite éclatant tu connais le partage... 
Tu fus sifflé, Racine, et tu nous attendris. 

Un autre, l'abbé Vidal, recteur de Locamand, lui envoyait 
des corrections à son ode, dans laquelle, à côté de beautés de 
premier ordre, il avait trouvé quelques négligences ; et tout en 
lui conseillant de laisser là les muses, parce que sa réputation 
littéraire était désormais bien établie, et que « son état avait 
de quoi l'occuper plus utilement, » il parodiait pour lui quatre 
vers célèbres de Boileau en lui adressant ce quatrain : 

En vain contre Brunswick une reine se ligue ; 
Quimper pour son héros crie, et sifQc la brigue. 
L'académie en corps a beau le censurer, 
Tout homme, né breton, se plaît à l'admirer. 

La pièce la plus curieuse que reçut Morvan fut une longue 
épître,* datée des Champs-Elysées, l'an 3700 de la création, 
le 22 d'Ethanion, qui était censée lui être adressée par feu Noël 
Daulny, l'ancien professeur de rhétorique du collège de Quimper 
et qui émanait sans doute de son successeur. Je ne la citerai pas 
tout entière» car elle occuperait plusieurs pages à elle seule ; 


426 OLITIBR MORTAN 

mais elle m'a paru assez originale pour mériter que j'en 
donne quelques fragments. 

Morvan, j'ai lu ton ode, et j'en pleure de joie, 
Que de sublimes traits, quel feu, quel sentiment ! 
Des beaux Esprits français que Charon nous envoie, 
Chacun accourt ici m'en faire compliment. 
Qu'il est beau, qu'il est doux, môme dans ces asyles 
De voir de nos amis, de nos chers nourrissons. 
Pleins d'ardeur pour la gloire, à nos conseils dociles. 
Ainsi par leurs talents honorer nos leçons ! 
Tu réchauffes mon cœur et ma verve assoupie : 

Tu me rappelles ces moments 

Où circulait dans tous mes sens 

La douce flamme du génie. 

Où m'offrant l'image chérie 

Et de la gloire et des talents, 

Le nom seul d'une académie. 

Par de rapides mouvements, 

Agitait mon Ame ravie. 
de mes jeunes ans, charmes délicieux ! 

Tu peux, ami de l'harmonie. 
Goûter longtemps encor ces plaisirs savoureux... 

Que Morvan ne s'inquiète pas du succès de son rival à l'Aca- 
démie. Brunswick dans les Champs-Elysées a pleuré en enten- 
dant lire son ode et les vrais littérateurs n'ont pas ratifié le 
jugement du Sénat ; ce rival n'a pas reçu, en somme, une 
récompense digne de la sienne : 

Cesse d*envier sa couronne ; 
Il n'a reçu que l'or. Qu'il est plus précieux, « 

Le prix que le public te donne I 

Qu'il continue donc do suivre une carrière si bien com- 
mencée : 


OLIVIER MORYAN 427 

Ne quitte point Tarène ; à de dignes rivaux 
Va disputant Thonneur de chanter les héros. 
Par tes charmants écrits force la renommée 
A répéter le nom de Quimper-Corentin : 

Et que la capitale enfin, 
A d ^injustes mépris souvent accoutumée, 

Sache une fois que le destin 
Qui donne aux bas-bretons la force et le courage 

Ne leur ôte point l'avantage 

D'un esprit délicat et fin. 

Dissipe cette erreur première 
Qui les exclût du sanctuaire 
Et du commerce des neuf sœurs... 
Que ceints du laurier littéraire 
Désormais nos jeunes auteurs 
Animés par tes sons enchanteurs 
Franchissent l'injuste barrière 
Qu'oppose un préjugé vulgaire 
Aux nobles élans de leurs cœurs... 

L'épîtro se termine par un envoi en prose qui contient une 
allusion fort inattendue à la mort du jeune fils du poëte : 

<c A propos, j'ai vu arriver ici un charmant enfant, beaucoup plus 
tôt que je ne m'y attendais. J'en ai éprouvé de la peine, quoique cet 
enfant nous ait dit de votre monde les plus jolies choses de la manière 
la plus spirituelle. J'en ai fait de vifs reproches aux trois cruelles 
sœurs. Elles qui savent tous les décrets de notre cour, m'ont assuré 
que cet enfant reparaîtra bientôt sur la terre et qu'elles avaient ordre 
de recommencer la tramedesesjours. Cette nouvelle m'a fait vraiment 
beaucoup de plaisir. J'espère qu'elle vous en fera aussi. Dites en 
un mot à Madame Morvan et me croyez, aussi parfaitement qu'un 
mort peut l'être, Monsieur, votre très affectionné serviteur — Feu 
Noël Daulny, jadis professeur de rhétorique à Quimper. » 

Morvan se donna la peine de composer une réponse à feu 
Noël Daulny et la data de Quimper, séjour des vivants, le 


428 OLIVIER MORYÀN 

• 

30 Septembre 1787. A qui Tadressa-t-il effectivement? je n'en 
sais rien, mais on lira, sans cloute avec plaisir, cette spiri- 
tuelle missive, qu'un de ses anciens professeurs fut chargé de 
remettre à son véritable destinataire : 

c Mon cher maitre. Il me serait impossible de vous exprimer combien 
j^ai été sensible à Tamitié que vous conservez encore pour moi dans 
le séjour des morts. Je croyais avec Rousseau notre maître 

Que du tranquille Parnasse 
Les habitants renommés 
N'y conservent plus leur place 
Lorsque leurs yeux sont fermés. 

mon cher professeur, quelle a été ma joie, lorsque j'ai appris par 
vous que les poètes font usage des dons du Génie, même après qu'ils 
ont dépouillé Tcnveloppe grossière de l'humanité. Oui, mon cher 
maître, vous errez sous les berceaux de myrthe fleuri et de laurier que 
fréquentent Horace et Malherbe. Quels plaisirs ! quelles joies I heureux 
quiconque se promène avec vous ; mais cependant je suis d'avis que 
ce bonheur, il faut toujours le reculer autant qu'on peut. Quoique 
chargé de misères, nous n'aimons pas à déménager de ce maudit uni- 
vers où fourmillent les sots et les méchants qui du moins ne vous 
gênent pas là bas. 

Excusez-moi, mon maître, de ne pas vous répondre en vers. 
Los vôtres sont charmants et beaucoup trop fumeux pour mon cerveau : 
Je ne puis vous payer de la même monnaie : peut-être aussi ai-je 
quelque reproche à vous faire de ce que vous m'avez pris sajisjoers. 
Vous avez agi avec une sorte de clandestinité qui, je l'avoue, ne messied 
pas aux défunts ; mais vous avez tellement déguisé récriture de votre 
secrétaire, l'uniforme de votre messager, que je n'ai pu deviner par 
quelles mains votre paquet m'est parvenu. 

Vous m'avez mis sur les charbons pendant huit jours et Vous savez 
que les poètes vivants n'aiment pas à être en reste avec les cajoleurs 
qui viennent leur donner de l'encens à trop forte dose. Enfin je viens 
de prendre mon parti. N'ayant pas pu pénétrer l'obligeant mystère que 
vous avez imaginé, j'ai cru que je ne pouvais plus sûrement vous faire 
parvenir ma réponse qu'en la remettant aux mains d'un ancien pro- 
fesseur qui, comme vous, a bien voulu diriger mes études. Je soupçonne 


OLIVIER MORNAN 429 

entre nous, mon cher maître, qu^il est un des complices du tour que 
vous m'avez joué. Je pense même que vous avez eu encore quelques 
adjoints. Ce n'est pas que chacun de vous en particulier ne soit très 
exercé en l'art des vers ; mais vous vous êtes tous réunis pour aiguil-* 
lonner plus sûrement mon amour-propre ; vous avez fait une débauche 
d'esprit pour mettre cœur au ventre à ma muse. Il est bien cruel que 
vous ne m'ayez pas dit à qui j'avais affaire: voilà huit jours de perdus 
à deviner une énigme, dont le mot est cependant, j'en conviens, 
beaucoup trop flatteur pour moi, ce qui ne laisse pas de me consoler 
dans ma perplexité. Vous m'apprenez, mon cher professeur,que Léopold 
s'est attendri à mes accents ; cela ne me surprendrait pas absolument, 
car il s'est toujours présenté devant moi, quand j'ai osé peindre ses 
vertus, et il m'a vu arroser de mes larmes chaque vers que j'écrivais. 
Non, parmi les poètes qui ont chanté /a Marcellus de Germcmie, 
aucun n'a plus que moi pleuré sur sa tombe. Hélas ! je n'ai pu attendrir 
les Cerbères de l'académie, tandis que j'ai arraché des pleurs aux 
mânes de Brunswick. Il est vrai que depuis longtemps j'étais voué à 
la tristesse. J'avais vu descendre au tombeau mon premier né. Agé de 
5 ans, aimable enfant, cœur sensible^ qui déjà ne pouvait retenir ses 
larmes à l'aspect des malheureux. mon cher maître, quel bonheur 
perdu pour ses semblables. Ce sont là de ces coups que l'on ressent 
toujours. Vous avez rouvert ma plaie, je vous le pardonne. Le pauvre 
Olivier est remplacé par un Frédéficqui est son image vivante, mais 
encore quelle espérance fonder sur le faible arbrisseau : 

 peine les destinées 
Nous ont mis dans le berceau 
Que le torrent des années 
Nous précipite au tombeau. 
Mortel, qu'est-ce que ton être ? 
Il passe comme l'éclair 
Qu'un même instant voit paraître 
Et se perdre au sein de l'air. 

Je vous cite des vers que je fis en rhétorique quand nous avions le 
plaisir de vous posséder en ce monde et de vous avoir pour professeur. 

Adieu, mon cher maître, je vous remercie de tout mon cœur de ce 
que vous voulez bien vous intéresser à mes succès. Hélas je crains fort 
que vous n'ayez plus de compliments à me faire : permettez que je 


430 OLIVtBft MORVAN 

joigne ici des assurances de respect pour les vivants qui sont dans votre 
secret. Je me rappelle avoir lu autrefois que Socrate, Numa Pompilius 
et d'autres vivants avaient communication avec des gens de Tautre 
monde : aujourd'hui je vois avec plaisir que les morts communiquent 
aussi avec les esprits de ce monde, j'en suis ravi et je vous assure 
que les confidents que vous avez choisis ne trouveront jamais de ser- 
viteur plus zélé que celui qui a l'honneur d'être, etc., Morvan. » 

Tout cela sort passablement des habitudes de notre littéra- 
ture réaliste ; mais n'est-ce pas à la fois fort spirituel et 
charmant ? 

Je terminerai ce chapitre par quelques fragments d'une 
lettre que Georgelin, le secrétaire de la Société Patriotique, 
adressait à Morvan, de Corlay, le 12 novembre 1787 : 

c Monsieur et très honoré confrère, — L'indignation que je partage 
avec tous vos Lecteurs de l'injustice de l'Académie françoise à l'égard de 
votre sublime ode^ m'a fait adresser à M. Linguet ce quatrain vengeur. 

A M. MORVAN 

Ta muse honore ta Patrie. 
Elle te méritait la palme du génie. 
Console-toi des torts du Paa^nasse français! 
Le public t'a vengé... Quel prix vaut ce succès ? 

...Vous et M. Girard, partagerez ma joie de ce que notre lettré 
commandant, M. le comte de Thyars, promet l'érection de notre 
société Patriotique en académie royale, à Rennes. Je lui ai fait pré- 
senter à ce sujet ces vers par M. l'abbé Delisle, son commensal : 

La Bretagne admirait Euclide en son Rochon^ 

En la Tourraille Anacréon, . 

Pindare dans Morvan, dans Bourgblanc Dëmosthènes, 

Dans Catuellan, Beaucours, l'éloquent Ciceron; 

Ton commensal Virgile offre en toi son Mécènes... » 

Pendant ce temps, Girard, Bérardîer, le principal du collège 
Louis-le-Grand, et M. de Silguy, n'épargnaient aucune démaiv 


OLIYIKR HORVAN 431 

che près des libraires de la Capitale pour prôner Fode de 
Morvan et en assurer le débit ; leurs lettres prouvent combien 
le caractère du poète-avocat était apprécié de tous ses com- 
patriotes. Dussaulx le conjurait de ne pas se décourager et de 
continuer ses travaux de littérateur dans ses moments de 
loisir ; mais le temps des loisirs allait cesser : le grondement 
des agitations réformistes de 1788 se faisait déjà entendre, 
présageant les bouleversements révolutionnaires, dont le 
paisible Morvan allait être lui-même un des acteurs. Nous 
allons le suivre au milieu de ces agitations pendant les quel- 
ques années qui marquèrent la fin de sa trop courte carrière. 


(A suivre). 


Rbné Ksrvilsr. 


ETUDES SUR QUIMPER ET LA CORNOUAILLE 


LES SŒURS DU SAINT-ESPRIT 


A QUIMPER 


AU XVIII= SIÈCLE (1) 


A peine la dame Cardé avait-elle fermé les yeux que les sœurs 
furent exposées à de singulières tracasseries. 

Les Commissaires, pour la rédaction du rôle de la Capitation 
de 1750, imaginent d'y comprendre les sœurs pour une somme 
de 15 livres (2). Un vieux chanoine, Jean Deloubes (3), voisin et 
ami d'Anne Cardé, et, comme syndic du clergé de Cornouaille, 

(1) Voir Bévue de Bretagne et de Vendée, numéro de Novembre, p. 355. 

(2) J'ai sous les yeux le rôle de la Capitation» La domestique des sœurs y 
est imposée pour 4 livres, tandis que pas une domestique servant setde n*est 
imposée plus d'une livre 1 Mais cette taxe a été effacée, et il n'en est pas ques- 
tion dans la réclamation des sœurs. 

(3) Jean Deloubes était chanoine dès Tannée 1700. (Rachat par l'abbé E. Jaco- 
bin, S9' abbé de Keramprat, d'une rente due au chapitre sur le manoir des 
Salles (Titres des Salles, Kerfeuntun.) — Il avait eu le prieuré de Trémentine 
(diocèse de la Rochelle) dépendant de l'abbaye royale de Saint-Florent de 
Saumur. (Le 15 février 1759), Lebris, notaire royal à Quimper. D transigea sur 
les réparations qu'il devait au prieuré pour une somme de 300 livres avec R. 
P. Mathieu de la Roche, prieur de Landévénec, mandataire du R. P. Placide 
Lego, prieur de Saint-Florent. Enreg., vol. 141, f^ 82 v», case 6. -- L'abbé 
Deloubes habitait la rue Saint-François (Capitation ds 1750) et c*est là qu'il est 
mort, à 88 ans, le 5 décembre 1761. (La Chandeleur), — après un canonicat de 
plus de soixante ans. 


LES SCËllRS DU SAINT-ESPRIf 433 

défenseur naturel des sœurs, prend heureusement leur fait et 
cause ; et les textes qu'il cite à l'appui de sa réclamation sont 
si explicites qu'on ne comprend pas par quelle fantaisie — on 
pourrait dire par quelle aberration — les Commissaires ont im- 
posé les sœurs. Le 29 novembre, les Commissaires des Etats à 
Rennes prononcent l'exemption... et c'était justice. 

Il y a plus : les Commissaires, en même temps qu'ils ont im- 
posé les sœurs à raison de leurs rentes, ont imposé la d^^® Cardé 
à raison des immeubles délaissés par sa mère (17 11 v. 4 sols) 1 
Il n'en coûte pas plus à l'abbé Deloubes de démontrer cette 
seconde iniquité ; et, par autre ordonnance du même jour, les 
Commissaires des Etats en font justice. 

La décision rendue en faveur des Sœurs porte qu'elle est prise 
sur l'avis de la Commission de Quimper. Est-ce à dire que la 
Commission a reconnu sa lourde erreur? On a quelque peine à 
le croire quand on lit ce qui suit : 

Vienne 1751 ; le rôle de la capitation est refait; les Commis- 
saires ne taxent plus les sœurs, mais ils taxent leur servante, qui 
est indigente et dont les sœurs devront supporter la taxe. Chose 
à peine croyable I La servante est taxée 5 livres, lorsque, en 1750, 
pas une servante seule dans une maison n'est taxée plus d'une 
livre J Nouvelle réclamation de l'abbé Deloubes, nouvelle con- 
damnation à Rennes de la taxe des Commissaires de Quimper. 

Mais les Commissaires des Etats, qui sont cette fois l'Evêque 
de Rennes, MM. du Bray de Mesneuf et du Bois-Taillé, ont omis 
de dire expressément que la servante ne sera pas à l'avenir com- 
prise à la capitation. Le sens de leur décision ne peut faire l'objet 
d'un doute ; mais il y a des gens qui ne savent pas lire entre les 
lignes : les Commissaires de Quimper sont de ceux-là, et la ser- 
vante reparaît au rôle de 1752. L'infatigable abbé Deloubes inter- 
vient encore ; et, cette fois, il obtient < Défense expresse à la 
Communauté de Quimper de comprendre la domestique des 
sœurs dans les rôles de la Capitation, à peine, contre les Com- 
missaires répartiteurs, de répondre personnellement du montant 
de cet article. » 

Il fallait bien, après trois années de luttes, vaincre enfin cet 
acharnement à imposer directement ou indirectement les sœurs : 
L'abbé Gougeon, MM. de Derval et Harembert de la Basinière 
ont- ils enfin trouvé le remède héroïque ? — Non ! 

TOMK II, 1887 28 


434 Lfiâ SCfiÛtlS Dû i^AINT-ESMllf 

Cette menace coupe court à la taxation de la servante ; mais 
les Commissaires imaginent une autre taxe. 

En 1750, ils avaient imposé les Sœurs à raison de leurs rentes 
et la d^'*' Cardé à raison du revenu d'immeubles qui ne »ont plus 
siens. C'était absurde tout simplement. En 1752, ils vont Imposer 
les soeurs à raison du revenu de ces immeubles qu'elles habitent. 
Autre absurdité 1 II est clair que, si les sœurs ne peuvent être 
imposées à raison de leurs rentes, elles ne peuvent l'être non 
plus à raison d'un revenu immobilier. M. Deloubes n'a aucune 
peine à démontrer cette évidence, et l'exemption de la taxe est 
encore une fois prononcée par les Commissaires des Etats. 
(17 marc 1753. Evêque de Rennes, MM. de la Noé de Coetpéan 
et Harembert de la Basinière.) 

Je n'invente rien : j'ai les pièces sous les yeux. N'est-ce pas 
une pitié que de voir ces administrateur, qui doivent à tous une 
égale justice, s'ingénier à s'emparer de tous les prétextes pour 
étouffer au berceau un établissement charitable qui ne coûte et 
ne demande rien à la ville? Et comment ne comprennent-ils pas, 
ces hommes graves, que l'annulation annuelle de leur décision 
provoque le rire, sinon le mépris ? Mais laissez passer quarante 
années : d'autres administrateurs viendront qui, laissant de côté 
ces vexations hypocrites, auront raison des sœurs par la violence. 
N'importe I les hommes de notre temps devront reconnaître que 
les tracasseries dont ils sont les témoins attristés ne sont pas 
nouvelles dans notre pays... (1). 

M"^ Cardé vit enfm la paix rendue à la Communauté naissante. 

(1) La Communauté de ville n'aimait pas les religieuses. — En 1726, Tabbesse 
de Kerlot prétend, et très injustement, s'emparer du chemin du Kergoz: la ville 
se défend et a bien raison ; mais pourquoi mêler si aigrement à cette querelle 
les autres Communautés ? — Or la ville, à propos de Tiisurpation de l'abbesse 
de Kerlot, dresse un réquisitoire en règle contre toutes < les religieuses que la 
« communauté a eu le malheur de recevoir. » Arch. départ. Fonds de Kerlot. 

En 1742, la Communauté n'était pas plus aimable pour les hospitalières de 
Sainte-Cathenne. La construction du pont et de la voie qui suit a produit la 
chute du mur de Tenclos conventuel. La supérieure se plaint et demande la 
réparation qui va de soi ; la Communauté répond par des injures : elle traite 
les religieuses de c fourbes, créatures ingrates, au front d'airain, sans pudeur, 
« osant tout, môme falsifier les actes. » Hôpitaux de Quimper^ par M. le 
Commandant Faty. Bull. Soc. Arch. X. p. 396. 


LfiS âOËURS Dd SAiNt-ESPRIt 438 

Héritière unique de sa mère, elle avait continué d*habiter la 
maison de la rue Saint -François. C'est là qu'elle mourut, le 
4 juin 1758 (1). Le lendemain, elle fut inhumée à la cathédrale, 
dans la tombe qui avait reçu sa sœur et sa mère (2). 


VI 


En mourant, M^^^ Gardé avait légué aux sœurs une somme de 
300 livres « pour leurs petits besoins, > une somme de 100 
livres pour la pharmacie, et une somme de 150 livres pour des pa- 
niers (lits d'osier) et paillasses pour « la séparation des enfants, i 

(1) W^' Cardé figure au rôle de la Capilation bourgeoise de 1750 pour une 
somme de 250 livres. Cest la personne de beaucoup la plus imposée. En regard 
de ce renseignement, on n'est pas peu surpris de voir le présidial, sur les réqui- 
sitions de Vavocat du roi, prononcer la vacance de la succession. (ArcA. dêpar. 
B. 77, f> 1 r<», 9 Décembre 1758). Mais les publijcations prescrites eurent iear 
effet ; et les héritiers de M"* Cardé furent en définitive : 

lo Dans Testée paternel : 

Ëcuyer Marie-Augustin Lemulier — Semur en Auxois. —Ecuyer Jacob Lemu- . 
lier, S^ de Rancan,ét Michel Antoine Lemulier, bachelier en Sorbonne, frères. 

Pierre-Augustin Le Tavemier de la Mairie, écuyer, fourrier des logis du Ro^ 
à Pontoise. 

2o Dans Testée maternel : 

Germain-Gabriel Guesdon, S' de Kermoysan, Conseiller du Roi et magistrat 
criminel au présidial de Quimper; 

Louis Etienne de Castilion et Catherine Gertrude Pérard , son épouse (Bannalec). 

René-Joseph Audouyn, S' de Restinois, Conseiller du Roi, Lieutenant de la 
Sénéchaussée Royale de Hennebont. 

Antoine Monhoucher, bourgeois, et un des prud'hommes du conseil politique 
de la ville de Libourne, mari et mandataire de Catherine Chaperon (Libourne). 

Mathurin-Joseph-Pierre Furie, S' de Kerguidu (manoir deKerguidu, par. de 
Lennon). 

Marie-Jeanne-Corentine Droualen, émancipée de justice sous Tautorité de 
René-François Droualen, S' de Kerazan, son oncle et curateur. 

Gabriel-Marie-Corentin Pérard, S*" du Run, émancipé de justice sous Tauto- 
rite du même, représentés par Le Bris, notaire royal, rue de la Chair Salée. 

Ce sont les vendeurs de la maison de la rue Saint-François, 15 mai 1759, à 
M. Gazon. 

(2) De ce jour jusqu'à la Révolution, une messe fut dite chaque lundi et 
vendredi à l'autel du Sacre, pour M. et M»* Cardé, leurs pères et mères et leurs 
enfants. ^Obituaire du Chapitre, 1782, 6 janvier. Arch. de l'Evôché.) 


436 LES SOEUftS DU SAINT-ESPRIT 

J'extrais ces renseignements du reçu donné à M. Le Gorgeu, 
supérieur du séminaire et exécuteur testamentaire, par la Supé- 
rieure des sœurs. (12 janvier 1759.) 

Cette supérieure était Catherine Anne Briand, de Plérin. Mais 
elle quitta bientôt Quimper pour devenir assistante pendant le 
gouvernement de Marie Alienou de Grandschamps, qui fonda 
quinze maisons dans toute la Province. Catherine Briand était 
sœur de Tabbé Briand, missionnaire, qui devint évêque de Québec 
(1765-1794) ; et elle devint supérieure générale après Marie 
AUenou (1779). 

Après elle, Marie-Anne Rouxel, dont le nom semble un nom 
de Saint-Brieuc, gouverna la maison de Quimper. Je trouve sa 
signature au pied d'un acte postérieur de quelques années. 

Le pavage des rues était à cette époque à la charge des rive- 
rains : ainsi l'avait réglé notamment une ordonnance de pohce, 
édictée en 1719, par Charles Dondel, Seigneur du Parc, Sénéchal 
de Cornouaille. Or, vers 1770, le pavé de la rue des Regaires 
était à refaire en entier, et « les Commissaires de police (1) déli- 
vrèrent aux paveurs un toisage duquel résultait que les sœurs 
devaient faire 27 toises et demie de pavés h 3 livres la toise. » 
C'était une dépense de 82 livres 10 sols ; et, de prime abord, on 
menaçait les sœurs d'un exécutoire qui, comme dit la Supérieure, 
a en augmentant les frais n'aura pas pour résultat d'accélérer le 
« paiement. » 

Elle discute la question de droit : « Si, comme le prétend la 
c ville, la maison est le bien des pauvres, comment les sœurs, 
< qui n'ont que la jouissance de cette maison, pour servir les 
c pauvres, pourraient-elles être soumises à cette imposition qui 
« frappe le propriétaire?... » Et elle ajoute ces touchantes 
paroles : « Tous nos soins, nos veilles, nos épargnes sont pour 
i les pauvres ; contentes de notre propre indigence, nous ne 
« gémissons que de ne pouvoir leur procurer de plus abondants 
€ secours. > Aussi c'est pour les pauvres et au nom des pauvres 


(1) Les Commissaires de police, créés par édit de novembre 1697, étaient en 
général, des notables, anciens syndics, anciens magistrats, même gentils- 
hommes, choisis par la Communauté. — La ville de Quimper était partagée en 
six arrondissements de police régis en général par deux Commissaires chacun. 


LES SCËURS DU SAINT-ESPRIT 437 

que les sœurs supplient la Communauté « de les décharger de 
« cette somme qu'elles sont dans l'impuissance de payer, t 

Quelle réponse la Communauté fît-elle à ces raisons et à ces 
touchantes doléances? Les sommes destinées par les donateurs, 
« aux bouillons et aux remèdes des pauvres malades, » durent- 
elles, par une sorte d'abus de confiance forcé, être employées au 
pavage de la ville? Il faut espérer que non. 

Quelques années plus tard, nous retrouvons Marie-Anne Rouxel 
à Quimper ; elle a auprès d'elle sœur Ëulalie Juton, ou Juston, 
que nous retrouverons en 4793, et sœur Félicité de la Villéon. 

Cette dernière a été la seconde fondatrice de la Communauté 
après la dispersion en 4792 ; et une mention lui est due. — Elle 
était née à Plurien (canton de Plôneuf) le 42 mai 4749. Sa frêle 
constitution lui avait fait une fois refuser l'entrée du noviciat ; 
mais sa douleur et sa persévérance finirent par la lui faire ouvrir 
en 4771. Elle fut envoyée à Quimper, puis à Taden (Morbihan). 
Pendant la tempête révolutionnaire, elle se retira à la campagne 
de son frère à Plurien ; et, quand celui-ci fut arrêté, elle trans- 
forma ce manoir en maison d'école et en hôpital. Après l'orage, 
quand les sœurs purent de nouveau se rassembler, sœur Félicité 
ne parut pas au rendez-vous. Elle avait pressenti qu'on l'élirait 
Supérieure et voulait se soustraire à cet honneur. Mais elle 
reparut le lendemain de l'élection de sœur Yvonne Clech (4804). 
Dix ans après, il lui fallut bien se résoudre à accepter la direction 
générale de la Communauté ; elle exerça cette charge pendant 
un quart de siècle ; et cette personne si frêle et maladive vécut 
près de quatre vingt-dix ans, et mourut seulement en 4838, après 
soixante-sept ans passés au service des pauvres. 

Nous trouvons le nom vénéré de sœur Félicité de la Villéon 
au pied d'un acte du 15 avril 4777. 

Vingt-huit ans s'étaient écoulés depuis la fondation de M"« 
Cardé, et les sœurs du Saint-Esprit étaient toujours au nombre 
de trois seulement. De nobles habitantes du faubourg de la Terre 
au Duc (1), Anne de Kersulguen, femme de M''« François Hya- 

( l) C*était la partie de la ville bituée au-delà du Steir, en dehors de la Ville 
Close, et qui était du domaine Ducal puis Royal. Une place garde de nos jours 
le nom de Terre au Duc. 


438 LES SOEURS DU SAINT-ESPRIT 

cinthe de Tinténiac, Anne Julienne Richer, veuve de M. Vincent 
Hyacinthe de Marigo, chevalier, Sff*' de Keramel, président au 
présidial, Marie Pauline de la Pierre, veuve de M. Tanguy Marie 
de Troarin, chevalier, Ss^ du dit nom, Marie-Anne Euzenou de 
Kersalaûn, Céleste Thérèze Josèphe de Tréouret, entreprirent 
d'obtenir une sœur de plus, spécialement pour les pauvres de la 
Terre au Duc. 

Elles mettent dans leure intérêts le duc de Penthièvre, gouver- 
neur de Bretagne, afTéagiste du domaine du Roi à Quimper, et 
dont la noble main est ouverte à toutes les infortunes ; enfin, 
elles recueillent les aumônes de pieuses femmes, leurs voisines. 

Elles comparaissent au palais épiscopal devant W Gaillard, 
notaire royal, et exposent que, malgré leur zèle, les trois sœurs 
ne peuvent suffire, que les malades pauvres de la Terre au Duc 
sont trop souvent privés de leurs soins et de leurs remèdes ; 
que, pour leur assurer les uns et les autres, elles demandent une 
quatrième sœur ; que, pour ce motif, elles déposent une somme 
de 5.000 livres, qui sera placée sur le clergé de France pour 
produire 200 livres d'intérêts ; que, sur cette somme, 150 livres 
seront employées à la pension de la quatrième sœur, et 50 livres 
ajoutées aux ressources de la pharmacie. 

Les trois sœurs sont assistées de Tévèque, M»** de Saint-Luc ; 
et elles acceptent la donation avec ses charges, c'est-à-dire l'en- 
gagement de visiter les pauvres de la Terre au Duc ; et, comme 
il ne faut pas que les pauvres attendent, ce charitable service 
commencera le lendemain. 

Cet acte de donation est rédigé avec un soin extrême. Un 
premier projet était parti de Quimper pour Rennes : il a été 
soumis à quatre avocats, M^» Arot, Boislève, Duparc-Poullain, 
le savant jurisconsulte, arrivé au terme de sa laborieuse car- 
rière, Le Chapelier, jeune encore, mais déjà connu au barreau, 
qui arrivera à une bruyante renommée, et qui périra, en 1794, à 
' quarante ans, frappé, comme tant d'autres, par ses partisans de 
la veille. 

Les jurisconsultes ont plusieurs objections à faire et ils 
rédigent un nouveau projet t après avoir examiné le pre- 
mier avec la plus grande attention et balancé les observations 
faites sur ce projet avec les inconvénients qui pourraient en 
résulter. » 


LES SOBURS DU SAINT-BSPRIT 430 

La consultation est signée à RenncF;, le 8 avril ; les donatrices 
et TEvêque ne perdent pas un jour ; et le projet des jurisconsultes 
de Rennes est authentiqué le 15 avril. 

Quelle leçon de prudence et de sap^esse ! et combien serait-il 
à souhaiter que les précautions fussent toujours aussi bien prises 
en pareille occurrence ! 

Ces précautions semblent indiquer la crainte de quelques tra- 
casseries nouvelles ; mais ce que les jurisconsultes ne prévoyaient 
pas, et ce que leur science pratique ne pouvait empêcher... c'était 
la dépossession par la violence. 


VII 


Seize ans ont passé et nous sommes en 1793. En ce temps-là, 
des hommes qui parlaient sans cesse de sensibilité et d'amour du 
peuple, se mirent à ruiner, fermer et confisquer les asiles ouverts 
autrefois à l'indigence et à la maladie.. Au commencement de 
1793, l'état de leurs revenus fut demandé aux sœurs. 

Cet état, produit le 16 janvier, nous révèle la situation finan- 
cière de la modeste Communauté, aux derniers temps de son 
existence. Les sœurs possèdent : 

Quatre contrats sur le clergé : un de 2.300 livres produi- 
sant 92 1. 

Un de 2.000 80 

Un de 6.000 210 

Un de 6.250 250 

Deux sur les Etats de Bretagne : un de 1 .000 livres 
produisant 50 

Un de 1.200 60 1. 

En tout : capital 18.750 ; intérêts 742 livres. 

600 livres sont réservées pour la pension des quatre sœurs, et 
le reste, ou 142 livres, est employé au service de la pharmacie ; 
mais il est clair que cette somme s'augmente journellement 
d'aumônes et de dons particuliers. Alors, comme aujourd'hui 
encore, beaucoup estimaient que les meilleures dispensatrices 
de l'aumône due aux pauvres, ce sont les pieuses femmes qui les 
visitent, les aiment, et ont plus de souci d'eux que d'elles-mêmes. 


440 LBS SOEURS DU SAINT-BSPRIT 

Le mot dit autrefois par la sœur Marie Rouxel : € Contentes 
de notre indigence » était vrai depuis l'établissement de la Com- 
munauté en 1749. Depuis près d'un demi-siècle, les pieuses 
sœurs n'avaient pas songé à renouveler leurs meubles. J'ai sous 
les yeux l'inventaire de ce mobilier qui sert à quatre ou cinq per- 
sonnes. Il a été dressé le 30 juin 1794 (12 Messidor an II). 

Voulez-vous savoir quel est le mobilier de la chambre de 
sœur Eulalie, la Supérieure ? En voici la description et l'estima- 
tion : 

Un lit à l'impériale, avec une couette de balle, une paillasse, 
sans couverture, et des rideaux verts 40 l. 

Un buffet à treillis 18 1. 

Une table de nuit 31. 

Une table 1 1. 10 s. 

Un petit coffre i 15 s. 

Une chaise » 12 s. 

Quelques livres de dévotion et de formacie («te). 2 1. 

Quatre rouets 61. 

Deux ballots, un mauvais panier et un petit 
escabeau > 10 s. 

Total : 70 livres 47 sols — ou 72 livres 7 sols. 

La Supérieure n'a pas de couverture sur son lit. Sœur Placite 
(apparemment Placide) Mahé est à cet égard mieux pourvue : 
elle a « deux mauvaises couvertures : une blanche et une verte ; > 
mais elle n'a que « des morceaux de rideaux, i et elle n'a ni 
traversin, ni bois de lit. Sœur Julie Le Chevalier n'a non plus 
que « des morceaux de rideaux. » Le lit de la quatrième sœur, 
Marie-Claude Bodet, n'est pas décrit : elle l'a apparemment em- 
porté lors de son arrestation et de son internement à Kerlot, en 
février précédent (1). 

Le luxe (et quel luxe !) est réservé pour la pharmacie : il y a 
là cinq fauteuils bourrés 1 Ils doivent être bien vieux ; puisque 
l'expert les estime 3 livres, soit soixante centimes le fauteuil. Il 
y a de plus huit chaises. 

Enfin, l'inventaire de ce chétif mobilier de quatre ou cinq 
personnes et de la pharmacie monte à 1.251 livres 7 sols, plus la 

(1) Les bâtiments de l'ancienne abbaye royale de Kerlot, au faubourg de la 
Terre au Duc, étaient le lieu de détention des ci-devant religieuses. 


LBS SCEURS DU SAINT-ESPRIT 441 

valeur d'une vache, 100 livres. L'inventaire emploie 10 rôles ; il 
a pris l'après-midi du 12, et la matinée du 13 messidor (30 juin 
et l*' juillet 1794) ; un gardien a été établi : pourvu que ce gar- 
dienage se prolonge, les vacations et les frais absorberont la 
meilleure part du prix de ces pauvres meubles ; et quel sera le 
profit de la Nation ? 

Le profit, le voici ! Les sœurs auront quitté cette maison, dans 
laquelle, aux termes du contrat de donation, elles ont le droit de 
résider, à la condition (qu'elles sont prêtes à remplir encore) de 
soigner les pauvres. 

Avant de clore, le rédacteur constate le départ des sœurs ; et 
leurs noms se trouvent au pied de l'acte accolés au nom de 
François Valentin. Ce peintre célèbre, né à Guingamp, d'une 
mère Quimpéroise, languissait et végétait à Quimper(l). Ancien 
héros de la Bastille, devenu membre du district de Quimper, il 
perdait dans de stériles agitations un temps qu'il aurait pu em- 
ployer utilement pour sa gloire et sa fortune. Sa signature est 
apposée au pied de cet inventaire, qui vaut un ordre d'expulsion. 

£t quel est donc le crime des sœurs ? C'est ce que le Comité 
Révolutionnaire lui-niême va nous apprendra. 

Le 21 Brumaire an II de la République, « une, indivisible et 
impérissable, i les grands citoyens qui formaient le Comité eurent 
peur pour elle ; et, pour la sauver, prirent l'arrêté suivant : 

« Considérant que dans les moments de crise où se trouve 
la République, on doit prendre les plus grandes précautions 
contre les personnes qui peuvent compromettre la tranquillité 
publique , — que depuis l'évacuation des Communautés de cette 
ville, il s'y trouve dispersé (sic) dans différentes maisons plusieurs 
religieuses qui inculquent aux personnes simples et crédules 
qu'elles fréquentent les principes de fanatisme que leur ont ins- 
pirés les prêtres réfractaires ; — qu'il est notoire qu'elles ont 

(1) L'expression est de Cambry, Voyage dan8 le Finistère, p. 338, éd. de 1836. 
Gambry, admirateur du talent de Valentin, a rendu un bien mauvais service à 
ce célèbre peintre en citant (Toc. cU,) deux couplets de c chansons grivoises 
c qui ont répandu parmi le peuple des idées patriotiques sans le porter à des 
« fureurs. » On ne peut rien lire de plus plat, et certaines expressions sont 
remplacées par des points dans le texte même de Garabry. — Valentin demeu- 
rait alors près de la porte Médard. 


442 LES SCCURS DU SÂINT-ESPBIT 

été occupées à faire des signes contre-révolutionnaires ; — que 
conséquemment, il est instant de séquestrer ces pestes publiqtÂCs ; 

« Le Comité arrête de faire renfermer dans la maison de Kerlot 
toutes les religieuses répandues dans cette ville, avec défense de 
pouvoir communiquer avec qui que ce soit. » 

Or, cet arrêté qui importe tant à la sûreté de TEtat ne s'exécute 
pas, et pourquoi ? Peut-être parce que la maison de Kerlot, où il 
y a déjà nombre de détenues, ne pourrait pas en recevoir 43 au- 
tres. Peut-être pour cet autre motif : le district, malgré les récla- 
mations du Comité, s'obstine à ne donner que 10 sols de pension 
par jour (soit 182 livres 10 sols par an) à des religieuses ayant 
droit à une pension de 1.000 livres au plus et de 333 livres au 
moins ; il ne donne même rien à celles que nourrit la charité de 
leurs parents ou de leurs amis : peut-être entend-il continuer 
cette économie à laquelle le Comité ne veut pas s'associer (1). 

Parmi les quarante-trois pestes publiques était une Sœur du 
Saint-Esprit, la femme la plus populaire de Quimper, Marie- 
Claude Bodet. 

Née à Quimper, le 14 mars 1763 (la Chandeleur), Sœur Marie- 
Claude avait 30 ans en 1793. Robuste, gaie, active, d'allures 
masculines, elle cachait sous des dehors un peu brusques, le 
cœur le plus tendre et le plus dévoué. Chaque matin, au retour 
de la messe, elle coupait une énorme tranche de pain de seigle, 
avec un morceau de lard, et mangeait à belles dents ; puis, 
chaussée de gros souliers ou de sabots, les poches bourrées de 
simples pour lés malades, de quelques bonbons pour les enfants, 
elle partait en guerre. 

Marie-Claude avait été internée chez le S*" Vacherot, ancien 
administrateur. Mais bien que n'habitant plus sa Communauté, 
elle continuait ses visites aux pauvres. Cela déplut au Comité; et 
le 29 Pluviôse an II (17 février 1794\ elle fut comprise dans la 
liste des religieuses que « le Comité, mû par des considérations 

(1) « Nous ne pouvons qu'ordonner leur élargissement à vos risques, périls 
et fortunes, car nous ne pouvons les tenir en arrestation pour les y faire mourir 
de faim... Et quelles femmes! Des femmes qui ont toutes des pensions de la 
Nation, de 1 .000, 700, 500 et les moindres 333 livres. En leur donnant donc 2Qsoïs 
par jour, c'est encore un grand profit pour la République. i» 

Lettre à TÀdministration du départ, 9 Frimaire, an II (29 novembre 1793). 


LBS SOSURS DU SAINT-ESPRIT 443 

importantes et graves, et désirant éteindre, autant qu'il est en 
son pouvoir, tout moyen propre à propager la superstition et le 
fanatisme, > (It conduire h Ja maison d'arrêt de Kerlot. 

Il va sans dire que les pauvres et les malades n'avaient pas été 
consultés. . . Par qui sera remplacée près d'eux sœur Marie-Claude? 

A la pensée de les abandonner sans secours, la pauvre sœur 
se troubla... et elle promit de prêter, le lendemain, le serment 
civique. Sur quoi le Comité, qui n'a pas souvent de ces aubaines, 
écrit dans sa délibération : « mention honorable, si elle effectue 
sa promesse. » 

Le Comité en doute et il a raison. Le lendemain venu, la pro- 
messe ne s'exécute pas ; et Marie-Claude rentre en prison... Et 
quel était donc le serment qui lui était demandé ? Ce n'est pas le 
serment civique édicté par la Constitution de 1791 et toujours en 
usage, sauf la suppression du mot royaume ; c'est un serment 
imaginé par le Comité et par là même illégal : il s'agit de pro- 
mettre d'inculquer aux msdades les vertus civiques (1). 

Quelques mois après, les autres sœurs vinirent rejoindre leurs 
compagnes à Kerlot ; voici à quelle occasion : 

L'hôpital général de Saint-Antoine, débaptisé (cela va sans 
dire), était nommé officiellement hôpital de la Charité. Au com- 
mencement de 1794, trois vieilles religieuses Ursulines y soi- 
gnaient des vieillards et des enfants trouvés. Comme ex-nobles 
et religieuses, elles auraient dû être séquestrées à Kerlot ; mais 
on les laissait en prison dans l'hôpital, parce qu'on ne savait 
comment les remplacer (2). 

(1) Je n'invente rien. Le 20 Brumaire an II (10 novembre 1793), le Comité 
écrivait aux Dames Ursulines de Pontcroix, pour les appeler à Quimper. On lit 
dans celte lettre qu'il a voulu faire tout aimable : < 11 vous sera facile de par- 
tager vos précieux moments entre Thôpital et l'instruction des jeunes filles 
républicaines ; à ces deux classes de citoyens vous inculquerez facilement les 
vertus civiques, i De même, le Comité ajoutait au serment civique des institu- 
trices, la promesse < d'instruire les enfants dans les principes de la Convention 
et de la Montagne, > et il mettait en arrestation celles qui refusaient ce serment 
illégal. Le serment civique avait été décrété par la Constitution de 1791 {3 sep- 
tembre.) Titre II, art. 5. t Etre fidèle à la Nation, à la loi et au Roi, et mainte- 
nir de tout mon pouvoir la Constitution du royaume décrétée par l'Assemblée 
Nationale. » 

(2) Dél. du 8 Prairial an II (27 mai 1794.) 


444 LSS SOEURS DU SAINT-BSPRIT 

Se sentant insuffisantes, elles avaient invoqué Taide des sœurs 
du Saint-Esprit ; et celles-ci venaient chaque jour à l'hôpital. 
Le nombre des malades augmentant, les sœurs eurent l'idée de 
demander au Comité de surveillance Télargissement de Marie- 
Claude Bodet. Cette pétition fut présentée par un cousin de 
Marie-Claude qui faisait partie du Comité. La pétition provoqua 
un orage... Pourquoi? 

Parce que les pauvres sœurs ont mis auprès de leurs noms le 
titre de Sœurs Blanches, sous lequel tout Quimper les connaît. 
Elles devaient prendre le seul nom qu'admette le Comité, Filles 
de la Charité. Elles sont mandées pour le lendemain (27 Prairial 
an II, 15 juin 1794), à la barre du Comité « pour qu'il leur 
soit enjoint de changer'la dénomination de Sœurs Blanches, i 

Mais ce n'est pas tout : la nuit a porté conseil; et quand elles 
comparaissent tremblantes devant le terrible Comité, < il leur est 
« annoncé que les citoyens et citoyennes doivent le serment 
« à la patrie ; que cependant elles n'ont pas rempli ce devoir 
a sacré, quoique chargées d'un service public. > La formule du 
serment leur est remise < avec injonction de comparaître le len- 

< demain pour manifester de leur intention et de celle de leurs 

< compagnes. » 

Elles ne comparaissent pas, et, le 30 juin, deux commissaires 
reçoivent « mission de se rendre à la maison des Filles de la 
Charité, dites Sœurs Blanches, pour dresser l'état des meubles, 
ces filles devant en sortir pour être conduites à Kerlot. ^ C'est 
aloi's que fût dressé le procès-verbal que nous avons résumé 
plus haut. 

Pour prévenir leur expulsion et rester au service des pauvres, 
trois des sœurs avaient, la veille, produit au Comité un certificat 
de civisme ; mais le Comité le rejeta dédaigneusement * par 
l'ordre du jour motivé sur leur incivisme pour refus de serment. » 

Le nombre des infirmières déjà insuffisant à l'hôpital général, 
fut ainsi réduit de moitié ; et les malades, auxquels si;c sœurs ne 
pouvaient suffire, furent abandonnés aux soins de trois vieilles 
religieuses. Qu'importe au Comité? Il n'a cure de ces vétilles: 
ce qu'il veut, c'est que les sœurs prêtent le serment imaginé 
par lui. 

Les religieuses entassées à Kerlot furent soumises à toutes les 


LES SGStmS DU SAINT-ESPRIT 445 

vexations en usage dans les prisons de ce temps. Le Comité en 
imagina une autre spéciale aux religieuses. 

Ces pieuses femmes continuaient à suivre un peu leurs règles. 
Quelque maigre que fut leur pitance de 10 sols par jour, elles 
s'imposaient abstinence à certains jours, notamment le vendredi. 
Sur quoi le Comité prit ce bel arrêté : 

« Considérant que les femmes en arrestation à Kerlot, se per- 
mettent des exercices de religion particulière, qui tiennent à 
l'ancien régime ;... que des abstinences arbitraires peuvent même 
nuire à leur santé... 

t Arrête qu'elles se conformeront à la loi ; et que pour assurer 
l'exécution, il sera nommé un commissaire, toutes les décades, 
pris parmi les membres du Comité, qui se transportera à Kerlot, 
aux jours et heures des repas qu'il lut plaira. » 

Quelle petitesse et quelle mesquine tyrannie de la part de 
patriotes qui célèbrent à chaque moment leur sagesse et leur 
humanité I 

Après l'expulsion des sœurs, la maison fut occupée par le 
directeur de la mine de houille qui s'exploitait alors dans le voi- 
sinage. En 1797, un acheteur se présenta, mais la vente ne se 
conclut pas, et la maison fut abandonnée à l'hospice comme 
maison de charité. L'hospice en retira un loyer. Quelques années 
après les sœurs purent y rentrer (1). Marie-Claude Bodet devint 
Supérieure ; elle reprit joyeusement ses courses matinales au 
chevet des malades pauvres^ et ne se reposa que pour mourir à 
66 ans, le 28 mars 1829. 

Sœur Marie-Claude avait été assistée au lit de mort par une 
sœur, jeune alors, qui allait donner soixante-cinq ans de sa vie 
aux pauvres de Quimper. Je veux parler de la sœur Marie Hamon, 
qui s'est éteinte Supérieure de la maison, en 1883, à l'âge de 
85 ans, et que les pauvres ont aimée sous le nom de sœur Rosalie. 

Un dévoûment continué sans jamais se lasser pendant soi- 
xante-cinq ans, quel miracle de foi et de charité I 

Mais il y a des gens que ce dévoûment Importune et agace, 
parce qu'il est l'expression et en môme temps la glorification de 

(1) Jç trouve ces renseignements dans une note que Ton croit de sœur 
Marie-Claude. 


446 LÈS â(«ùRS Dtl sAiNT-BâPkit 

la charité chrétienne : que ces hommes arrivent au pouvoir, quel 
sera leur premier soin ? Essayer de réprimer le généreux élan du 
sacrifice et du dévoûment religieux. Nous l'avons bien vu en 1793. 

Après bientôt un siècle, la même haine produit les mêmes 
effets. Aujourd'hui, comme en 1793, on expulse les sœurs parce 
qu'elles ont au cou un crucifix et dans le cœur l'amour du Christ, 
leur maître, leur modèle et leur espérance ; et on les remplace 
par ces infirmières laïques, dont les unes, quand elles ont trop 
bien dîné, empoisonnent leurs malades, dont les autres transfor- 
ment en salle de danse, un jour de mardi gras, la salle où râle 
l'agonie (1). Ces scandaleuses infirmières ont un mérite que n'ont 
pas les religieuses : l'indifférence absolue, — je me trompe, — 
la haine de la religion chrétienne. Cette recommandation suffit. 
Les doléances des pauvres et des vieillards ne seront pas écou- 
tées : les protestations des médecins non plus; et, quand elles 
deviendront trop pressantes, sans discuter leui^ raisons, on leur 
répondra : « Nous sommes la force, et il faut en finir avec le 
« cléricalisme, r^ lisez le catholicisme, le christianisme, et môme 
toute croyance on Dieu. 

Voilà le mot de la situation. Ce qu'on poursuit dans les sœurs 
des hôpitaux comme dans d'autres expulsés, c'est leur foi reli- 
gieuse... On n'oublie qu'une chose : c'est que la violence ne 
fonde rien de durable. 

Les pauvres sœurs pleurent en quittant les malades auprès 
desquels elles affrontaient la mort, les vieillards auxquels elles 
rendaient tous les soins de la piété filiale, les enfants abandonnés 
dont elles s'étaient faites les mères ; mais elles peuvent répéter 
ce mot que le poète a mis dans la bouche d'une autre persécutée, 
et qui renferme un acte de foi et un acte d'espérance : 

Tout vous a réussi. Que Dieu voie et nous juge ! 


J. Trévédy, 

Ancien président du tribunal civil de Quimper. 

(i) Lire le livre du docteur Després : Les Sosurs hospitalières. Ce livre res- 
tera comme un monument élevé à la gloire des sœurs, et comme un acte d'ac- 
cusation contre la laïcisation des hôpitaux. 


UN MORALISTE BRETON 


L'ABBÉ DE BELLEGARDE 


Etude biographique, bibliographique et littéraire (^) 


Parmi les écrivains sur qui pèse un injuste oubli, il en est peu 
d'aussi féconds, d'aussi intéressants à étudier que Tabbé de Beliegarde. 
Suivant l'expression d'un de ses biographes, le bon abbé c a donné 
au public presque autant d'ouvrages qu'il a véou d'années, » et il 
mourut à. quatre-vingt-six ans. Mais ce n'est pas de cette excessive 
production que je veux lui faire un mérite ; beaucoup de ses livres 
d'histoire, de voyages, ou de ses traductions lui furent commandés 
par les libraires, et, hâtivement composés, ont peu ou point do valeur. 
Mais il y a dans son œuvre de moraliste cinq ou six volumes dont la 
vogue, jadis attestée par des éditions nombreuses, des traductions dans 
toutes les langues de l'Europe, peut encore se justifier aujourd'hui. 
L'objet principal de ce travail est d'exhumer de ces pages jaunies par 
le temps, à peine feuilletées par quelques amis du passé, les saines et 
fines observations qui y abondent. Il m'a paru utile de faire précéder 
ces pages de critique d'une biographie sommaire, prise aux sources 
contemporaines, et d'esquisser, après Miorcec de Kerdanet et P. Levot, 
une bibliographie des nombreux ouvrages du disciple breton de 
La Bruyèi*e. 

(1) M. Arthur de la Borderie a bien voulu m'aider, pour cette étude, de ses 
conseils et de ses précieuses indications ; qu'il reçoive ici l'expression de ma 
reconnaissance. 


448 UN IIOftALlSTB BRETON 


I 


Celui qui devait s'attacher à peindre les mœurs rafGnées de 
société polie, vint au monde dans un coin isolé de la côte de Bretagne. 
Jean-Baptiste Morvan ou de Morvan, naquit le 30 août 1648, à Piriac, 
autrefois petite ville du comté nantais, aujourd'hui simple bourg, 
distant de trois lieues de Guérande et que le progrès semble vouloir 
épai^ner. Il était de noble extraction, mais non d'origine bretonne, 
car son nom ne figure pas aux nobilinires de la province. Son père, 
Jacob de Morvan, sieur de Norverel, était procureur fiscal d'une terre 
appartenant à Jean-Joseph de Tournemine, baron de Camsillon, et 
père du célèbre jésuite rennais, René de Tournemine. Sa mère était 
Perrine de Bourgneuf, des Bourgneuf de Cucé probablement. Il reçut 
une éducation toute chrétienne, mais on ne sait rien de son enfance, 
ni du collège où il fît de solides études, qui mûrirent prématurément 
son esprit et le conduisirent à une connaissance approfondie des 
langues grecque et latine. 

L'abbé de Bûllegarde — les contemporains et la postérité lui donnent 
toujours ce nom, qu'il paraît avoir emprunté de très bonne heure, à 
un fief de sa famille, — entra fort jeune dans l'Institut des jésuites, 
à leur maison professe de Paris. Son zèle et la fînesse de son goût le 
firent remarquer dans cette compagnie d'élite. On pourrait trouver, 
chez les guides et les amis do sa jeunesse, le secret de ses préférences 
littéraires : au Père Pardies, il emprunta ses aptitudes théologiques ; 
au Père Rapin, cet amour de la poésie qui devait le porter à traduire 
Horace et Ovide ; au Père Bouhours, son maître, un des puristes de 
notre langue, il dut l'élégance et la correction de son style. Mais 
les seize ou dix-sept années qu'il passa dans la communauté, lui 
firent surtout acquérir le fond de piété et de religion, qui sert de base 
à la plupart de ses écrits. Il se préparait, par le commerce assidu des 
Pères de l'Eglise, à devenir lui-même prédicateur ; nul doute que ses 
professeurs et ses condisciples ne l'aient entendu prêcher plusieurs de 
ces remarquables sermons qu'il ne devait pas faire imprimer, en 
ayant disposé en faveur de prélats, désireux de les posséder. 

Ici se place le fait le plus grave de la vie de l'abbé de Bellegarde : il 
quitta, après un long stage, mais sans y avoir prononcé ses derniers 
vœux, cette compagnie de Jésus qui lui était restée si hospitalière. 


UN MORALISTE BRETON 449 

Par cette retraite honorable et qui semble avoir été toute volontaire, 
Tabbé se séparait de religieux qu^il vénérait, mais dont il ne partageait 
pas entièrement toutes les croyances ; en effet, il déclarait hautement 
ses préférences pour la philosophie de Descartes, alors censurée par 
les théologiens et PUniversité. Le Père de Tournemine, qui inséra, au 
Mercure de France, de novembre 1734, un éloge de Thomme excel- 
lent à qui Punissait une amitié de soixante années, écrit, avec une 
pointe de malice : c Les Pères regardaient alors le mépris de Tancienne 
€ philosophie comme une faute considérable ; > il s^empresse d'ajouter 
que Tabbé de Bellegarde ne rompit nullement avec la compagnie, 
qu'il ne cessa point de Testimer et d'y compter d'illustres amis. On 
doit donc bien se garder de confondre ce pieux et franc confesseur de 
sa foi avec un La Croze qui, par dégoût de la règle, quittait, presque 
à la même époque, Tordre des Bénédictins ; je n'ai pas plus trouvé 
trace de ses velléités d'indépendance que des tracasseries que lui 
auraient suscitées les jésuites, d'après M. Levot. 

Rentré dans le monde, et resté à Paris, l'abbé de Bellegarde se 
livra à la composition des ouvrages qui devaient lui conquérir une 
juste réputation. Ce furent d'abord, de 1689 à 1695, des traductions 
des Pères ou des manuels de piété ; à cette dernière date, il inaugura 
par les Réflexions sur V élégance et la politesse du style^ la série de 
ses livres d'instruction, les Réflexions sur ce qui peut plaire dans 
le commerce du monde, ayant marqué précédemment son début 
dans la morale mondaine. Mais, jusque dans la plus mondaine de ces 
productions, les Réflexions sur le ridicule, où l'expérience satirique 
est plus d'un gentilhomme que d'un prêtre, on sent, en maint passage, 
la ferveur chrétienne de l'auteur. On nous dit, et je crois volontiers, 
qu'au milieu de ses plus absorbantes occupations littéraires, il ne 
manqua jamais un seul jour de dire la messe, et de la célébrer avec 
une tendresse de dévotion qui touchait tous les assistants. La nécessité 
ne le portait pas moins vers les lettres que son goût naturel, car il 
était sans fortune, et les libraires, les Pralard, les Barbou, les Gui- 
gnard, exploitaient les ressources de sa plume infatigable. Le plus 
clair de ce qu'il gagnait, au prix d'un labeur incessant, allait aux 
pauvres, surtout aux pauvres honteux. Les livres abstraits, les traités 
de morale ^demandant de longues et sérieuses méditations, il faut 
moins s'étonner, à mon avis, des imperfections que la hftte d'écrire a 
laissées dans les ouvrages de l'abbé de Bellegarde, que des choses 
excellentes qu'il a trouvé le temps de recueillir et d'y semer. Vivant 

TOMB II, 1887 29 


4iiO tJM MOtULlST£ BtoTON 

de sa plume, fréquentant quelques ecclésiastiques ou philosophes de 
sa trempe, il ne se mit pas en avant, ne rechercha aucun emploi. La 
dédicace qu'il fît de ses Règles de la vie cîmle au duc de Bourgogne 
n'est pas d'un solliciteur, et il ne faut pas avoir lu Saint-Simon pour 
en trouver les ternies exagérés. Si, après ses Réflexions sur ce qui 
peut plaire dan» le commerce du monde, il a mis encore deux de 
ses traductions : celle des Caractères d'Epictèle et celle des Meta- 
morphoses d^Ovide, sous le patronage du duc du Maine, c'est que le 
prince souverain de Dombes avait fait imprimer la première à Tré- 
voux, et l'avait choisi pour inspecteur des livres qui sortiraient de 
ses presses ; il n'y a rien là qui sente l'intrigue ou la bassesse. Je ne 
lui devine qu'une ambition, et bien délicatement exprimée : dédiant 
à € Messieurs de l'Académie française » ses Réflexions sur Célégwnce 
et la politesse du style, il définit si amoureusement cette qualité 
d'académicien c marque et récompense du mérite, > qu'on peut le 
reconnaître sous les traits de € Phonneste homme > à qui il ouvre le 
sanctuaire des Quarante. Mais, dans la force de l'âge et du talent, 
il lui était bien permis d'espérer un tel honneur. 

Les contemporains disent que l'abbé de Bellegarde n'a rien publié 
depuis son Histoire d* Espagne, tirée de Mariana, en 1726. Outre que 
la véritable date de cette Histoire, du moins de la première édition, 
est 1723, Levot cite trois ouvrages postérieurs, dont le dernier, Elé- 
ments de l'histoire de France et romaine, de la géographie, de la 
fable et du blason, parut en 1729. Mais il est certain que ce fut là le 
suprême efiort du fécond écrivain, qui comptait plus d'importants 
ouvrages que d'années de travail, car, sans parler des attributions 
douteuses, les trente-deux numéros décrits par la Biographie bre^ 
tonne, ne comprennent ni les Règles de la vie civile, ni les Réfl»^ 
xions sur ce qui peut plaire ou déplaire da/ns le commerce du 
m^nde. Il abandonna donc l'étude, ne voulant plus penser qu'à ses 
fins dernières et à son salut. Il nous reste de touchants témoignages 
de cette époque de sa vie. Il fit emballer ses livres, qu'il envoya à un 
curé de Bretagne de ses amis, se défit de ses manuscrits, donna 
presque tous ses meubles et se réduisit volontairement à un dénue- 
ment absolu. On le trouva, un jour, devant un tableau de la Flagel- 
lation du Christ, fondant en larmes et se frappant la poitrine. Voilà 
un trait digne de la Vie des Saints. 

Cependant les infirmités venaient. Ayant presque perdu l'usage des 
jambes et des yeux, il ne pouvait plus dire sa messe, il se traînait à 


t!N ÉORALISfit BItfitOM 45l 

péitie. Dàhi les |)iremiers mois de l^année 1732, on obtint qu'il se 
retirât à la communauté de Saint-François de Sales, fondée à Paris en 
1698 pour les pauvres prêtres, et alors établie rue du Puits-PHermite, 
fauboui^ Saint-Marceau. Il faut citer ici un Mémoire communiqué au 
Mercure de France par M. de Chascrey , supérieur de la communauté, 
et rédigé par le chapelain des religieuses Recollectes de la rue du Bac, 
M. Selle, qui avait beaucoup connu et aimé notre digne abbé : 
« Dèpuiâ qu^il ftft retiré à Saint-François de Sales, j'allais régulièrement 
€ iCfùiBS les âeriiames le voir à Tinfirmerie, où il étoit avec les antres 
€ medâiiêtirs itifirmed. Il étoit le seul de Tinfirmerie auquel Dieu avoit 
€ conservé tout son bon esprit, qu'il a eu sain jusqu'à la mort. Il 
< s'humiHoit la-dessus devant le Seigneur, voyant tous des confrères 
c déchus. Voilà, me disoit-il, des messieurs qui ont rendu des services 
€ considérables à l'Eglise ; celui-ci a prêché dans les plus fameuses 
c chaires de Paris, celui-là a enseigné longtemps la théologie dans 
c l'Université ; voilà nos maîtres ! quel changement ! misère humaine ! 
c s'écrioit-il. > Jusque dans cette confidence attristée, dans cet acte 
d*humilité profonde, je ne trouve rien d'austère ni de dur, mais le 
reflet de cette onction affectueuse qtj^i caractérise partout Bellegarde ; 
1^ maison où il s'était retiré, placée sous le patronage de saint Fran- 
çois de Sde^i n'était-elle pas pénétrée de c cette atmosphère affec- 
tive, > dont a parlé Sainte Beuve, à propos du doux évêque d'Annecy? 
Enfin le grand serviteur de Dieu — c'est un mot du Père de Tourne- 
mine — après deux années de souffrances, qu'une immobilité forcée 
rendait plus insupportables, s'éteignit, plein de patience et de résigna- 
tion, le lundi de Pftques, 26 avril 1734, à l'flge de quatre-vingt-cinq 
ans et huit mois. Au moment de sa mort, un de ses frères était encore 
avocat au Parlement de Bretagne. C'est, après lui, tout ce qu'on sait 
de sa famille. La postérité ne nous a pas conservé l'image de l'abbé 
de Bellegarde ; aucun portrait de lui n'est cité on décrit dans l'/côno- 
ffraphie bretonne de M. le marquis de Surgères. Il y a bien, dans 
l'édition des Métamorphoses (TOvide, imprimée à Amsterdam, en 
1716, la figure d'un homme, en habits de cour, écrivant debout 
dans un cabinet de travail ouvert sur la campagne, qu'on a pu 
prendre pour celle du pieux traducteur d'Ovide ; mais cette gravure se 
retrouve, identiquement la même, au frontispice du tome second des 
Œuvres du Chevalier de Méré, — c Vhonnéte homme > — impri- 
mées aussi à Amsterdam, en 1692. On est certainement en présence 
d'un personnage de belle mine et de pure convention, que le libraire 


452 UN MORALISTE BRBTON 

K<rre Mortier employait à la décoration des ouvrages sortis de ses 
presses. 


II 


Une bibliographie des Œuvres de l'abbé de Bellegarde n*est pas 
aisée à établir. Brunet a dédaigné de la dresser, attribuant seulement 
à Tabbé, dans sa table générale, des Mémoires sur la vie (TAmauld, 
qui appartiennent à un de ses homonymes, Du Parc de Bellegarde, 
écrivain janséniste. M. Miorcec de Kerdanet, dans ses Notices sur les 
écrivains de la Bretagne, M. P. Levot, dans la Biographie bretonne, 
ont dénombré force livres de leur compatriote. Je me suis servi de ces 
énumérations, encore bien incomplètes, ayant aussi sous les yeux la 
liste des ouvrages de Bellegarde qui font partie de la riche bibliothèque 
de M. Arthur de la Borderie, et possédant moi-même quelques édi- 
tions non citées. Mon travail, dont les inexactitudes et les lacunes ne 
sont que trop certaines, comprend les Traductions, les Ecrits per^ 
sonnets dans Tordre des dates, et, sous ce titre, < les Apocryphes, > 
la désignation de ce qui doit être certainement rejeté. J'étudierai 
ensuite, dans un chapitre spécial, les parties intéressantes de Tœuvre, 
celles qui méritent d'être sauvées de Toubli. 


Traductions. 

1» Sermons choisis de saint Jean Chrysostôme, contenant S8 de 
ses plus beaux discours^ traduits du grec. 2 volumes in-8®, Paris, 
Pralard, 1690. Nous n'avons encore là, avec les Opuscules de saint 
Jean Chrysostôme (1691, in-8^j, les Homélies ou Sermons de saint 
Jean Chrysostôme sur la Genèse (1702, 2 volumes in-8°), et les 
Homélies ou Sermons de saint Jean Chrysostôme sur les Act^ des 
Apôtres (1703, in-8<*), en ne tenant pas compte de douze volumes 
in-8^, mentionnés en bloc par Kerdanet, que six des dix-huit volumes 
que Bellegarde disait avoir traduits du célèbre docteur de l'église 
grecque. 

2<» Sermons de saint Basile le Grand et Sermons de saint Astère, 


UN MORALISTE BRETON 453 

traduits du grec. Paris, Pralard, 1691, in-8<^. Kerdanet indique, sous 
la même date, séparément, les Sermons de saint Âstère, évêqibe 
d'Amctsée. 

3® Lettres de saint Basile le Grand, traduites du grec. Paris, Pra- 
lard, 1693, in-8®, (d'après Levot, qui cite une autre édition de 1701). 
Kerdanet donne l'édition de 1693 comme ayant deux volumes in-S^* et 
intitulée : Lettres et Homélies. Quoiqu'il en soit, cette traduction et 
la précédente sont estimées. 

4* Sermons de saint Gh^égoire de Naziance, traduits du grec. 
Paris, Pralard, 1693, 2 volumes in-S*'. Une note de la biographie 
Levot, met cette traduction fort au-dessous de celle d'un discours de 
saint Grégoire de Naziance par M. Troiat, ecclésiastique de Grenoble. 

5^ Les Offices de saint Ambroise, 1 vol. Cité sans autre indication 
par Kerdanet, ce livre est reporté, par Levot, à l'année 1689. (Paris, 
Seneuse, in-12), avec ce titre qui, au premier abord, ne paraît pas 
désigner une traduction : Les devoirs de l'honnête homme et du 
chrétien, ou Office de saint Ambroise, 

6* Apparat de la Bible, ou Introduction à la lecture de l^Ecrir 
ture sainte, traduit du latin du R. P. Lami, prêtre de l'Oratoire. 
Paris, Pralard, 1697, in-8^. Le titre de ce traité de vulgarisation des 
livres saints est donné différemment ailleurs. 

7® Sermons de saint Léon, pape, surnommé Le Grand, traduits 
sur l'édition latine du R, P, Quesnel, prêtre de l'Oratoire. Paris, 
Pralard, 1698, ïnS^. Contrairement aux habitudes de Bellegarde, il 
n'y a pas ici le moindre avant-propos. 

8® Opuscules de Thomas à Kempis, 1700, in-18. Mentionnés par 
Kerdanet, possédés par M. de la Borderie, ces Opuscules, de l'auteur 
présumé de Vîmitation de Jésus-Christ, ont suivi de deux ans la 
première édition d'une traduction faite par Bellegarde du divin chef- 
d'œuvre et ainsi décrite par Levot : De l'Imitation de Jésus-Christ, 
traduction nouvelle, plus ample que toutes les traductions précé- 
dentes, avec les notes d'Horstius, Paris, Jacques Collombat, 1698, 
in-12 ; ibid, 1702, in-12. 

9<> Les Caractères d'Epictète, avec ^explication du tableau de 
Cébès, par M. l'abbé de Bellegarde. — A Trévoux, chez Estienne 
Ganneau, directeur de l'imprimerie de S. A. S. Monseigneur prince 
souverain de Dombe, 1700. Ce livre, dont Levot cite aussi une édition 
de Paris (Boudot, 1700, in-12), renferme, en plus des maximes 
d'Epictète et du Tableau de Cébès, des traductions du Discours sur 


454 UN MORALISTE BRITON 

la destinée des âmes^ tiré du dixième livre de la République de 
Platon, du Discours sur la tranquillité de l'âme , tiré du philosophe 
pythagoricien Hipparque, et du dialogue de l'empereur Hadrien et 
d^Epictète. L'abbé de Bellegarde a fait précéder ces traductions de la 
vie d'Epictète par Boileau, et d'un avis au lecteur où il lui échappe cet 
aveu : c Ce que nous avons d'Epictète est trop court pour faire un 
€ volume raisonnable ; voilà pourquoi on a jugé à propos d'étendre 
c ses maximes, et d'y ajouter de nouvelles réflexions, oonfonnesà nos 
€ mœurs. > Le bon abbé était l'homme des Réflexions, il en a mis 
partout; celles-ci, d'une sagesse un peu pédantesque, lui ont attiré cette 
sortie désobligeante, inscrite sur le feuillet de garde de mon exem- 
plaire par un précédent possesseur: < Dne des plus folles et des plus 
€ singulières idées de l'abbé de Bellegarde est qu'il faut quHin volume, 
€ pour être raisonnable, ait une dimension donnée. Jusqu'à cette 
c merveilleuse découverte, j'avais toujours pensé que des vérités 
€ exprimées laconiquement avaient un double mérite. > Attrape, 
moraliste naïf, qui a voulu rendre le même service à E4>iGtète que 
l'abbé de La Roche à la Rochefoucauld 1 Au point de vue bibliogra- 
phique, le volume, coquettement imprimé à Trévoux, est fort curieux ; 
le duc du Maine, devenu prince de Dombea, par le bon plaisir de 
Mademoiselle de Montpensier, octroie au sieur J. B., qui le rétrocède à 
Estienne Ganneau, un privilège dont le dispositif, fort curieux pour 
les us et coutumes de la principauté de Dombes, n'occupe pas moins 
de six pages de petit texte. J'ai dit plus haut que l'abbé de Bellegarde 
était inspecteur de l'imprimerie de Trévoux ; il travaillait sous les 
ordres d'un président de Parlement et d'un président à mortier. Cette 
principauté de Dombes se prenait au sérieux. 

10« Traduction des Odes d'Horace, Paris, Pralard, 1700, in-12. 
Cette traduction est jointe à celle des Satires, des Epitres et de VArt 
poétique, par le Père Tarteron, jésuite. 

11® Livres Moraux de l'Ancien Testament, contenant les Pro- 
verbes de Salomon, PEcclésiaste, le Cantique des Cantiques, la 
Sagesse, l'Ecclésia^stique, ou sont renfermées les maximes de la 
sagesse divine avec les devoirs de la vie civile. Paris, Jean et Michel 
Guignard, 1701, in-8®. Bellegarde a joint un commentaire de sa façon 
à cette traduction de cinq livres de la Bible, ou plutôt à cette repro- 
duction de la traduction de Royaumont. Kerdanet donne, à tort, 1711 
comme date de cet ouvrage. 

12<> Les Métamorphoses dOvide, avec des explications à la fin 


tJN MORALISTE BRETON 4S5 

de chaque fable, traduction nouvelle, par M. Tabbé de Bellegarde. 
Paris, P. Emery et M. David, 1701, 2 volumes in-12. Cette traduction 
comprend, outre les Métamorphoses, le Jugement de Paris (d'Ovide). 
Les Abeilles, c métamorphose tirée du quatrième livre des Géorgiques, 
de Virgile, > et des Epitres choisies d'Ovide (au nombre de dix). La 
fidélité n'est pas le trait dominant de cette traduction, moins inexacte 
pourtant que celle des mêmes Métamorphoses, par Du Ryer ; Belle- 
garde s'explique ainsi, dans sa préface, sur les vertueuses libertés 
qu'il a prises avec son modèle : c Je ne sais pourquoi des critiques 
€ outrés défendent la lecture de ce livre ; pour moi, je suis persuadé 
€ qu'on en peut tirer des instructions très utiles, quand on le lit avec 
€ toutes les précautions nécessaires. On a eu grand soin, dans cette 
« nouvelle traduction, d'adoucir de certaines expressions qui auraient 
€ paru un peu trop libres en notre langde, si l'on eût suivi mot pour 
c mot l'original. > Les dernières lignes de cette préface indiquent que 
le livre était destiné à ce que nous appellerions aujourd'hui les biblio- 
thèques scolaires : c On a enrichi cette nouvelle traduction de très 
€ belles figures, et qui sont bien dessignées (sic); elles peuvent être 
€ d'un grand secours aux enfants qui étudient dans les collèges, pour 
c leur faire mieux comprendre le sujet de la fable et pour l'imprimer 
€ plus fortement dans leur mémoire.. > Il y a quatre éditions des 
Métamorphoses d'Ovide de Bellegarde, la deuxième, que je trouve 
citée dans un catalogue de librairie (Paris et Liège, chez François 
Broncart, 1712, 2 vol. in-f^), avec deux frontispices et 178 figures à 
mi-page, la troisième, à Amsterdam, chez Pierre Mortier, 1716, 
contenant le pseudo-portrait dont j'ai parlé, la quatrième, à Paris, 
chez Michel Brunet, 1727. Dans ces O.qux dernières, se trouvent une 
dédicace au duc du Maine, un frontispice et dix-sept figures c bien 
dessignées > mais non signées, dont la naïveté désarme la critique. 

13® La découverte des Indes Occidentales par les Espagnols, 
traduite de l'espagnol de Las Casas. Paris, P. de Bats, 1701, in-12. 
Levot, qui donne ce renseignement, ajoute que cette traduction avait 
d'abord paru sous le titre de : Relation des Voyages et Découvertes 
que les Espagnols ont faits dans les Indes Occidentales (traduite en 
français par l'abbé de Bellegarde) avec la relation curieuse des 
Voyages du sieur de Montauban, en Guinée, Van 169S, Amster- 
dam, 1698, in-12. 

14^* Les Pseaumes de la confession du sérénissime prince don 
Antoine, roi de Portugal, pour demander à Dieu le pardon de ses 


456 UN MORALISTB BRETON 

péchés, avec des jyi*ières du même roi sur différents sujets, le tout 
traduit en français, avec te latin en regard, Paris, J.-B. Lamesle, 
1718, in-16 (suivant Levot), in-8<* (suivant Kerdanet). 

A toutes ces traductions, qui ne comprennent pas encore celle de 
Clément d^Alexandrie, citée par le P. de Tournemine, il faudrait peut- 
être ajouter diverses compilations, que Tabbé de Bellegarde a extraites 
des livres saints ; mais, comme il y a mêlé beaucoup de son crû, je les 
renvoie aux Ecrits personnels, ainsi que son Histoire d'Espagne, 
qu^il a tirée, en grande partie, de Mariana. Cousines germaines des 
belles infidèles de Perrot d^Âblancourt, les traductions de Bellegarde 
se rapprochent surtout, par leur abondance, par les licences de Tin- 
terprétation et Texcessive facilité du style, de celles du trop fécond 
abbé de MaroUes. 

Olitusr db Gourcuff. 
(A suivre.) 


VARIÉTÉS LITTÉRAIRES 


LES SANGLIERS 


Les leçons de choses sont à la mode depuis quelques années, 
mon cher petit, et je veux en écrire une à ton intention. Il 
faut te dire que Vauvillers, où je suis en ce moment pour faire 
pénitence de mes péchés, est un village entouré de grandes 
forêts qui s'étendent sur les ondulations naissantes des Vosges. 
Dans ces forêts, il y a beaucoup de sangliers, et comme ils 
ravagent continuellement les terres des environs, on leur fait 
la chasse le plus souvent possible. 

Or donc, mercredi dernier, au nombre d'une douzaine de bons 
vivants, nous nous trouvions réunis autour d'une table copieu- 
sement servie, dans une maison de garde au fin fond des bois de 
la Presse. La partie n'avait pas été heureuse. Le sanglier avait 
successivement éventé plusieurs tireurs et rebroussé chemin, 
au lieu de leur passer à belle portée ; si bien qu'après une 
heure de chasse très vive, la bête s'était dirigée, sans blessure, 
du côté des Vosges. Inutile de continuer à suivre, car elle ne 
devait guère rentrer au bois qu'à la nuit, et il était à peine 
une heure du soir. Nous laissâmes les chiens qui tenaient 
bon, courir après leur animal, et nous rentrâmes à la maison 
pour dîner. 

Ces repas de chasse sont, de tradition, très gais et très 
abondants : on y cause beaucoup, on y mange plus encore, 
et l'on y boit parfois... un peu trop. Dans ce pays de produc- 
tions surtout, où l'eau-de-vio s'appelle innocemment du marc, 
et le kirsch, de Veau de cerises, il y a invariablement, parmi les 
convives, quelques raffinés qui ont apporté avec eux des flacons 
de derrière les fagots. Donc, on causa tant, on mangea si 
bien et on but si sec, qu'au moment du dessert, nous parlions 


458 LBS SANGLUftg 

tous à la fois, chacun de nous éprouvant le besoin de faire 
part de son éloquence aux autres qui ne l'en écoutaient mais. 
Pas de mauvais coucheurs, au reste : nous nous contentions 
de porter et de reporter indéfiniment nos santés. Cela deve- 
nait monotone à la fin. Notre président eut alors une idée assez 
originale, et réclama le silence à grands coups de manche de 
couteau sur la table. Il prit la parole en ces termes : 


— Il est bien certain, mes amis, dit-il, qu'aujourd'hui les 
sangliers sont les maîtres, et les chasseurs, les écoliers. La 
chose, d'ailleurs, n'a rien qui surprenne : depuis longtemps 
le3 bêtes à soies grises nous servent d'exemples ou d'emblè- 
mes. Les Gaulois les mettaient sur leurs médailles, et les Bre- 
tons, moins difficiles encore, s'en tenaient, observe un vieil 
auteur, aux compagnons de saint Antoine : 

Car Bretons, très^bien le sçay, 
S'entredoivent tout d'un accort 
Amer et craindre jucqu'à la mort. 
Pour ce sont-ils en générai 
Hoïnmés pourceaulx, non pas à mal, 
Car pourceaulx telle nature ont, 
Quand Tun fort crie, tes autres vont 
Tous ensemble pour Taïder ; 
Il ne faut point les en prier (1). 

Sangliers ou pourceaulx, ils ont du bon, en effet, et nous 
aurions tort d'en rougir. Toujours ensemble ou gens de revue ; 
vivant de peu, couchant sur la dure, flairant l'embûche ; point 
agressifs de caractère, mais chargeant avec rage, quand ils 
sont blessés, l'assaillant qui les persécute ; mourant face à 
l'ennemi; farouches, sauvages, droits dans leurs allures et 
dans leurs courses, terribles dans la colère et dans la lutte, 
ce sont de rudes et solides compagnons I Je les aime surtout 
pour l'éducation qu'ils nous donnent. N'est-ce pas eux qui 

(1) Vers éciîts en 1380 par Guillaume de Saint-André, écolàtre de Dol, et 
dtés par M. Arthur de la Borderie dans les Etudes historiques bretonnes. 


UW SAHGUBRS 4S9 

nous apprennent à courir les bois tout l'hiver, sans craindre 
le froid ni la neige, à n'avoir peur ni des coups de boutoir 
d'un ragot ni des morsures d'une laie furieuse ? Les jarrets, 
le coup d'œil, le sang-froid, l'utilité de se sentir les coudes, 
la connaissance des bois et des sentiers perdus, l'amour de 
la vie libre en pleine nature, voilà ce que nous leur devons. 
Eh ! bien, mes amis, rappelons-nous que, sur la flrontière de 
l'Est, plus qu'autre part encore, la chasse est l'image de la 
guerre : j'en vois d'ici qui l'ont prouvé et qui ne seraient pas, 
à coup sûr, les derniers au rendez-vous. Rappelons-nous, 
qu'en traquant les bêtes noires, nous nous préparons à des 
battues plus sérieuses et plus meurtrières ; et buvons alors 
aux sangliers, grâce auxquels, j'en ai l'espérance, nous sau- 
rons, le moment venu, faire notre devoir et viser juste I 


— Tu le croiras si tu le veux, mon cher petit, notre prési- 
dent avait commencé sur un ton assez gai, avec l'intention 
de faire rire ; — il était ému quand il finit, et tous les assis- 
tants, parmi lesquels se trouvaient deux médaillés de 1870, 
vinrent lui serrer la main à tour de rôle. 

— C'est étonnant, diront les sceptiques, de voir combien 
la fibre du patriotisme vibre facilement chez les gens qui ont 
bien dîné ! 

— Sans doute ; mais où qu'elle vibre, sa note eflface toutes 
les autres, et si l'on veut qu'elle ne s'engourdisse pas, toutes 
les occasions sont bonnes pour la réveiller. — Dis-toi bien 
cela, mon ami ; et quand, avec l'âge, tu comprendras ce que 
c'est que l'idée de la patrie, souviens-toi que cette idéç là — 
iamais on ne doit s'y arrêter sans la saluer. 

Henri Finistèrk 


T^ 


POÉSIE 


LE FRÈRE DE LAIT 


(1) 


A Monsieur Joseph Rousse 


I 

De Nantc à Quimperlé, de TOdet à la Loire 
On vantait Guennola, lis dans toute sa gloire. 

Jeune fille aux traits délicats. 
Mais sa mère n'est plus, ni ses sœurs, ni son père, 
Et pour toute famille elle n'a sur la terre 

Rien qu'une belle-mère, hélas ! 

Seule au seuil du manoir où la vie est austère 
Guennolaïk jetait sur la mer solitaire 

Un regard humide de pleurs : 
Ne verra-t-elle pas l'ami de son jeune âge, 
Après six ans passés, aborder le rivage 

Et ramener des jours meilleurs ?... 

Mais la marâtre accourt : — Levez-vous, nonchalante 1 
Levez-vous et quittez une mine dolente 

Je hais un visage chagrin. 
On ne vous nourrit point pour bayer aux corneilles. 
Mettez la bûche au feu, le pain dans les corbeilles, 

Promenez la vache au ravin. — 

(1) Imité de Ar Breur Mager, dans les Chants populaires de Bretagne de 
M. de la Villemarqué, 6« édition, p. 157-170 ; mais imité avec autant de bonheur 
et d'originalité que la Ceinture de noces, publiée dans notre livraison d'octobre, 
ci-dessus p. 292. — A. de la B. 


LE FRÈRB DB LAIT 461 

Et pour un dur travail, avant l'aube éveillée, 
L'enfant longtemps le soir prolongeait sa veillée. 

On la voyait, courbant les reins, 
Porter les lourds fagots, aider la lavandière. 
Ou charger son col blanc d'une cruche grossière 

Au douet du ruisseau des Nains. 


II 


Un soir, sur le ruisseau je me penchais rêveuse. 
Je voyais mon image entre les verts roseaux ; 

Puis je ne vis plus rien, la source était bourbeuse : 
Le sabot d'un cheval avait troublé les eaux. 

Un étranger salue, il dit : — Je viens de Nante, 
Envoyé d'un ami qui sort de grands combats. 

Etes vous fiancée ? — Et fillette innocente. 
Et sotte que j'étais, je dis : — Je ne sais pas. 

Il reprend, je réponds : — Aucun vœu ne me lie. — 
Soudain un anneau d'or à mon doigt est passé. 

— Adieu dit l'envoyé, ma tâche est accomplie ; 
Un chevalier, un brave est votre fiancé. 

Il fut blessé sous Nante, à Nante est mort son page. 
Laissez passer trois fois sept jours et puis trois jours, 

Vous le verrez, ravi, redemander ce gage. 
Veillez alors : montez au sommet de ces tours — 

J'écoute et je me sens palpitante de joie. 
Et Je garde en mon sein un précieux secret 


46-2 U t^kikdi Ml Liit 

Car le don me paVit, ciap Côltiî ^inl renvoie 
C'est Tami tant pleuré, c*est mon Arëre de lait. 


m 


Pensive est Guennola. Trois jours et trois semaines 
Sont passés. Nul ne vient ! Du sommet de la tour 

Son regard fouille en vain les campagnes lointaine? : 
Rien du frère attendu ne promet le retour. 

La marâtre apparaît avec son faux sourire : 

— Je vous aime, Nola, ptfts que tous ne pensez. 

A la noce tantôt je prétends vous conduire. 
J'ai pour vous le meilleur de tous les fiancés. — 

— Belle-mère, excusez ; je choisirai moi-même, 
A mon frère de lait j'ai réservé mon cœur. 

J'ai là son anneau d'or ; il va venir, il m'aime. 
Et je me fte à lui au soin de mon bonheur. 

— Gardez votre anneau d'or avec vos rêveries. 

Je sais ce qu'il vous faut et le sai^ mieux que vou^ : 

Job est un bon garçon qui veille aux porcheries ; 
Mignonne, dans trois jours il sera votre époux. -^ 


IV 


Le vent dans le bois soufJ9e ; il fait ^BUir les bq^anohes 
Il rouie, avec ses bruit», de fUaéfbreâ aôcofdâ. 


Li FRBUE i>Ë LAIT 4ti3 

Un vieux, au manteau noir semé de larmes blancbes. 
Fait tinter dans la nuit la clochette des morts. 

— Priez, dit-il, priez Jésus et Notre-Dame, 

(Afin qu'un jour pour tous d'autres daignent prier) 

Pour celui qui fut homme et qui n'est plus qu'une âme. 
Priez pour le repos d'un noble chevalier. 

Jeune et brave il courut une courte carrière. 

Il meurt pour la Bretagne, et son destin est beau. 

m 

Au coucher du soleil on fera la prière ; 

De l'église, on prendra le chemin du tombeau. — 


— Vous partez, quoi» déjà ! Les sonneurs font merveilles. 
Le jour finit à peine et promet un beau soir. 

— 11 n'est point de plaisir à des fêtes pareilles. 

Je ne puis sans horreur voir ce que j'ai dû voir 1 — 

Près de l'afl'reux porcher la jeune fille assise 
Etait triste et rendait tristes les conviés. 

En suivant les époux on pleurait ; à Téglise 
Pleurait le vieux recteur qui les a mariés. 

Tous pleuraient, jeunes, vieux, tous — hors la belle-mère. 
Et les sonneurs sonnaient revenant au manoir. 

Plus on chante à Nola, plus sa peine est amère ; 
Plus on veut la calmer, plus croît son désespoir. 

A la table d'honneur, grelottante de fièvre, 

On l'assied. On lui sert vieux vin et pain nouveau : 


464 LE FRÈRE DK LilT 

Rien ne peut la tenter, rien n'a touché sa lèvre, 
Pas un morceau de pain, pas une goutte d'eau. 

Au lit de l'épousée on va pour la conduire ; 
Elle jette sa bague, arrache son bandeau. 

Elle fuit et se cache ; où ? Nul ne sait le dire. 
La nuit alors régnait et couvrait le château. 


VI 


Le manoir sommeillait sans bruit et sans lumière. 

Guennolaïk, errant seule sur la bruyère. 

Entend le bruit léger d'un pas : — Qui donc est là ? 

— Moi ton frère î — Oh ! viens, viens î — Et la vierge exaltée 
Est sur un coursier blanc par son frère emportée : 

Il galope avec Guennola. 

S'attachant au guerrier comme le lierre au chêne. 
Elle court ; sous ses pieds se dérobe la plaine : 

— Je suis heureuse, ami ; loin, loin enfuyons-nous I 
Je crois ouïr encore une voix de mégère ; 

Je voudrais voir déjà la maison de ta mère 
Ce refuge me sera doux. 

Que vif est ton coursier ! qu'il soulève de poudre 1 
C'est l'ouragan qui passe, ou plutôt c'est la foudre : 
Dans une heure combien nous faisons de chemin I 
Mais tout semble effrayé, tout fuit à notre approche... 
Le hibou dans sa tour, le serpent sous sa roche. 
Le loup fauve au creux du ravin. 

Mais ton front est glacé, tes cheveux sont humides : 
L'hiver a-t-il passé sur ces campagnes vides ? 
Je sens un marbre froid quand je touche ta main ; 
Ton corselet d'acier jette comme une flamme. 
Pourquoi, quand je t'ai là, tant dé trouble dh mon âme ? — 
Le cheval s'arrête soudain... 


LB FRÈRB DS LAlT 468 

Il hennît. Et Nola voit une île étrangère, 
Pays charmant, pays de joie et de mystère : 
Mille fleurs émaillaient Timmensité des champs. 
Des couples enivrés erraient sous les bocages, 
Ou foulaient, en dansant, le sable d'or des plages. 
Au bruit des luths, au bruit des chants« 

Là prodiguait ses fruits, là donnait son ombrage 
L'arbre à la pomme d'or, au gracieux feuillage ; 
Le soleil se levait dans la pourpre et l'azur. 
Un ruisseau, descendu des montagnes prochaines, 
Baignait, en serpentant, le gazon vert des plaines 
Que rafraîchissait son flot pur. 

Les âmes vers ses eaux venaient dans l'allégresse 
Et trouvaient, en buvant, la vie et la jeunesse. 
Terre étrange, existence aux étranges douceurs I 
Dans ce monde Nola tout à coup transportée 
Poule, au bras de son frère, une rive enchantée. 
Avec sa mère ! avec ses sœurs I 


VU 


L'aube trouva l'enfant dans la forêt couchée... 
Quels beaux traits, mais aussi quelle morne pâleur ! 
La Mort, de sa main froide, au cœur l'avait touchée : 
La Mort endormait la douleur. 

Et, pour un corps charmant que la vie abandonne. 
Des vierges efleuillaient, dans un air embaumé. 
Sur un drap blanc orné d'une blanche couronne. 
Les dernières roses de Mai. 

P. LONGUÉCAND. 


Tom II, 1887 30 


• • 


NOËL! NOËL! 


« Voici rheure, chrétiens ! Cette nuit sur la lande 
« Nous marcherons en paix, sans redouter la bande 

« Des Korigans jaloux ; 
« Pour nous garder de mal, Dieu nous donne ses anges ; 
« Invisible secours, leurs brillantes phalanges 

« Volent autour de nous. 

« Allons ! réveillez-vous I Déjà sur les bruyères 
« D'autres plus diligents entonnent les prières 

« Se hâtant vers l'autel ; 
« La cloche a retenti dans la flèche gothique ; 
« Venez ! et répondons par un pieux cantique 

« A son joyeux appel. j> 


Et voilà que des bois, des obscures vallées, 
Des villages riants, des cimes désolées. 

S'élèvent mille voix ; 
Qui, rompant de la nuit le solennel silence, 
Expriment à l'envi l'amour et l'espérance 

Et chantent à la fois : (1) 


(1) Emile Souvestre a publié dans les Derniers Bretons (U chap. III, § III) la 
traduction en prose, d'un noêl breton, dont les vers qui suivent sont une très 
voisine imitation. 


NOËL ! NOËL 1 467 


Les jeunes gens. 

Quelle est l'heureuse nouvelle 
Qui réjouit les humains ? 
Et cette troupe, où va-t-elle 
En chantant par les chemins ? 
Pourquoi, dans la nuit obscure, 
Déposant Thabit de bure, 
Accourir tous au saint lieu ? 
Et pourquoi dans la journée, 
Cette foule prosternée 
A genoux et priant Dieu ? 


Les jeunes filles. 

C'est cette nuit qu'en Tétable 
Notre Sauveur adorable 
A voulu naître pour nous. 
Que dans la crèche on l'honore ! 
Que de ce soir à l'aurore 
L'amour veille à ses genoux! 


Les jeunes gens. 

Partis des flèches rustiques 
Pourquoi ces joyeux accents ? 
Pourquoi la voix des cantiques 
Portés sur l'aile des vents ? 
Pourquoi, lorsque minuit sonne, 
Faut- il que le prêtre entonne 


468 NOËL ! NOËL ! 

Le Te Deum solennel ? 
Pourquoi les doux chants des vierges, 
La flamme ardente des cierges, 
Et les fleurs parant l'autel ? 

Les jeunes filles. 

C'est que la foi, l'allégresse, 
L'espérance, la tendresse, 
Doivent enflammer le cœur I 
Voici rheure, où sur la terre. 
S'accomplit le grand mystère, 
La naissance du Sauveur I 

Les deux chœurs. 

De la tache originelle 
En effaçant la laideur. 
Cette nuit nous renouvelle 
Et nous rend notre splendeur ! 
Le péché du premier père, 
Cause de notre misère. 
En cette nuit est lavé ! 
Ainsi disparait la brume 
Quand sur l'horizon qui fume 
L'astre du jour s'est levé. 

Cette heureuse nuit nous donne 
Un Rédempteur triomphant ; 
Il dépose sa couronne 
Il se fait petit enfant I 
Réjouissons-nous, fils d'Eve ; 
Pendant que la nuit s'achève 


NOëL 1 NOËL ! 469 

Chantons ! Chantons TEternel. 
Courbons devant lui la tête ; 
Chantons, puisque c'est sa fête, 
De tout cœur : Noël ! Noël ! 


Ils vont, le cœur joyeux, les hommes tête nue ; 
Us vont, chantant ainsi dans leur langue ingénue 

Leur joie et leur amour. 
Cette hymne les anciens Font apprise à leurs pères, 
Et les petits enfants sur les genoux des mères 

L'apprennent à leur tour. 

Il semble qu'autour d'eux la nature elle-même 
Entendant célébrer le Bienfaiteur suprême 

S'associe à leurs chants ; 
Et l'écho, s'éveillant au bruit de leurs prières, 
Comme un chœur invisible, au loin sur les bruyères 

Répète leurs accents. 


croix des carrefours ! ô campagnes chéries ! 
Monts sauvages et nus, verdoyantes prairies. 

Bois de pins toujoui*s verts, 
Je pleure loin de vous, en cette nuit divine; 
Oh I que ne puis-je unir, errant sur la colline, 

Ma voix à vos concerts ! 


Y... 


LÉGENDES BRETONNES 


(1) 


Il y aurait une jolie étude à faire sur Louise d'Isolé : 
parmi les femmes qui honorent la poésie française en Bre- 
tagne, elle occupe un rang distingué : c'est une sœur de 
M"« Penquer et de M"»® Sophie Huë ; sans avoir le même 
visage, elle a le même accent, mais son visage, elle le voile, 
comme voilait le sien Marie de France. Et comment peindre 
ce qu'on ne voit pas ? Du reste on peut prendre sur elle des 
renseignements utiles près de quelques personnes bien infor- 
mées, près de M. Eugène Loudun, tout le premier, puis de 
M. Lacaussade, et même d'un grave Dominicain, le P. Li- 
bercier. Si le dernier, — et pour cause, — n'a point recom- 
mandé Passion, et encore moins Après l'Amour, il a honoré 
d'une préface Les fleurs du passée et le premier jet du petit 
recueil dont Louise d'Isolé vient de publier une seconde 
édition revue et illustrée, qu'elle envoie à la Revue de Bre- 
tagne^ en s'excusant d'envoyer « des fleurs à Florence et des 
oranges à Malte. » Au fait, les fleurs de nos landes, même 
cueillies par Brizeux, et les oranges de nos serres, ne s«mt 
pas celles de l'Italie. Elles plaisent pourtant, et le R. P. Liber- 
cier les a trouvées de son goût : « Pèlerin au pays qu'habite 
Louise d'Isolé, a-t-il dit, j'ai trouvé la poésie dans ce petit 
volume de légendes... Si vous aimez les récits fantastiques, les 
scènes tantôt gracieuses, tantôt terribles, tantôt pittores- 
ques... faites comme moi, prenez ce livre... Il saura bien vous 
plaire sans moi : sine me, liber, ibis in urbem. » 


(1) Légendes brelonnes, par Louise d'Isolé (en vers). — Paris, Lemerre, 
1887, in-18. 


LÉGENDES BRETONNES 471 

Oui, in urbem, « a la ville, » mais le bon Père ne force-t-il 
pas un peu la note en assurant que le lecteur y trouvera 
€ toute la Bretagne », Tàme et la terre, les mœurs et les sites, 
les costumes et les accidents du sol, les vieilles chansons du 
peuple et les éternelles mélodies des landes, des forêts et des 
grèves armoricaines. N'est-ce pas un éloge qui conviendrait 
mieux aux Bretons de notre Brizeux ? 

Je trouve écrit h la main, en tète des Légendes (!••« édit.), un 
mot qui me semble les caractériser à merveille : survivances. 

Déesses ou nymphes n'ont pas disparu sans laisser après 
elles leur fantôme : elles survivent dans nos fées bretonnes. 
Morgane est une d'elles, et le nom de cette naïade celtique 
conviendrait mieux à Louise d'Isolé que celui de « Sapho 
baptisée » qu'on lui a donné, car elle est bien de la famille. 
Sa voix a conservé quelques unes des notes, jeunes, brillantes, 
passionnées d'autrefois. Suivons-la jusqu'aux Pyrénées, où 
elle a élu domicile au bord des gaves, en quittant les eaux 
mystérieuses de la jolie petite rivière sur laquelle flotte 
encore sa belle chevelure verte semée de mille fleurs blanches. 

■ 

Les connaissez-vous, ces contrées, 
Ce Béarn, joyeux et conteur, 
Ces coteaux aux grappes dorées, 
Où le myrtlie est toujours en fleur ? 

Les deux d'Espagne et ceux de France, 
Unis en ce riant séjour, 
Semblent fuir dans Pespacc immense 
Pour mieux laisser monter Tamour. 


Il était d'une race antique 
Cet enfant, ce pauvre orphelin, 
Et, comme tous ceux d'Armorique, 
Aux tristesses sans cesse enclin. 

Allaz ! ar Vretonet zo leun a velkoni ! 

dit si bien le poète rustique. L'enfant breton était page du 


472 LÉGENDES BRETONNES 

comte de Gassion, cousin de Gaston Phœbus. Il s'éprit, pour 
son malheur, de Marguerite de Navarre : 

L*écho parlait d'elle aux nuits closes, 
Et les brises de Bizanos 
Disaient son nom charmant aux roses, 
Dans les frais vallons de Gélos. 

Un jour elle aima, jour d'ivresse ; 
Un ciel lumineux souriait 
A leurs yeux chargés de tendresse ; 
Mais le Gave à leurs pieds pleurait. 

— c De ces collines éternelles, 
Chastes et brûlantes amours, 
Emportez-nous, ouvrez vos ailes. » 
Mais le Gave pleurait toujours. 

Il pleure encore la mort du pauvre page. Comme j'en lisais 
le récit touchant à une jeune femme, peu mélancolique, elle 
m'arrêta à ce vers : 

Priez, ne le condamnez pas ! 

en me demandant pourquoi l'auteur faisait comme le Gave, 
et pleurait toiyours. 

— Pourquoi ? lui répondis-je. Sachez, Madame, que Louise 
d'Isolé est une Morgane; or, s'il faut en croire nos poètes 
populaires, « leurs chants sont plaintifs comme les flots, » 
ou, selon le texte et la traduction de M. l'abbé Henry : 
« l'air de la chanson est triste. » 

Klemvaneuz ton ar ganaouen. 

H. DE LA ViLLEMARQUÉ, 

Membre de V Institut, 


NOUVELLE PÉRIODE 


TABLE GENERALE DU TOIE SECOND 

ANNÉE 1887. — SECOND SEMESTRE 


JUILLET 

Création d'une chaire d'histoire de Bretagne et de langue celto-bre^ 
tonne, par M. Arthur de la Borderie 5 

Le Mystère comique de Saint-MériadeCj par M. le \^^ de la Ville- 
marqué 9 

Les Cardinaux de Bretagne^ par M. Tabbé Paris-Jallobert 26 

Etudes Bretonnes. — PhysionoirUe et Mœurs de Nantes sous la res- 
tauraêiony par M. Francis Lefeuvre 39 

BeauxrArts. -^ Nos Artistes Bretons et Vendéens, à Toccasion du 
Salon de 1887 (suite et fln), par M. 0. Mouroux 54 

La Chasse aux Vandales. — L S. Gohard et la crypte de la cathédrale 
de Nantes; IL Vitraux de Malestroit ; porte de Bécherel ; château 
de Bustéphan, par M. Arthur de la Borderie 63 

Chronique, par M. Louis de Kerjean 73 


AOUT 

Les Anglais en Bretagne au XYin® siècle. — Attaque des Anglais 
contre Lorient en il 46. — Belation anglaise de David Hume, tra- 
duite en français par M. Jules Carron 81 

Chanson du siège de Lorient, communiquée par M. le C^ de 

Palys 106 

La Betraite et ses fondateurs j par M. le V^« Hippolyte Le Gouvello. 110 

Notre-Dame du Boncier, par M. le V^« de la Villemarqué 121 

Chansons bretonnes inédites, publiées et traduites par M. J. Loth. 
(Mari-Loïzj 126 

Variétés littéraires. — Tête de sapeur, par M. Henri Finistère .... 136 

Bimes Croisicaises inédites, par Paul des Forges Maillard (1729 
à 1740) 141 

Nécrologie. — M. Eugène de la Goumerie, par MM. A. de la Bor- 
derie et Raymond ou Pra 148 


474 TABLE GÉNÉRALE 

Notices et coaiples-reiidus. — Oraison funèbre de Myr Nouvel, par 
Mgr Bécel, evéqiie de Vannes (compte-rendu par iM. A. de la 
Borderie). Le bulletin a le Saint-Yves ». — Saint Paul, poème de 
M, CoppcUle, par M. Louis de Kerjean. — Etude sur la mort de 
Cléopàtre, de M, Viaud-Grandmarais, par M. S. de la Nicolliére- 
Teijeiro 153 


SEPTEMBRE 

Etudes historiaues Bretonnes. — La guerre de Blois et de Mont- 
fort, 1341 à 1364 (suite). Quatrième période. — Le Dénouement, 
par M. Arthur de la Borderie 161 

Etudes religieuses. — La Retraite et ses fondateurs, par M. le V*« 
Hippolyte Le Gouvello 184 

Variétés historiques. — Le Cas du Dragon, réplique à M. Tabbé 
Cahour, par M. Henri Finistère 19i 

Les Anglais en Bretagne au xviii® siècle. — Descente des Anglais 
à Cancale et saint-Servan en juin 1758. — Correspondance iné- 
dite de l'Intendant de Bretagne 206 

Variétés littéraires. — Ut^ fable de La Fontaine et un sermon de 
S, Virent Ferrier, par M Yves Le Pennée 221 

Nécrologie. — Le Marquis de Plœuc, par M. J. Trévédy 227 

Chronique, par M. Louis de Kerjean • 233 


• • 


OCTOBRE 


Les poètes de la Société patriotique de Bretagne. — Olivier Morran 
(1754-179i), par M. René Kerviler 241 

Etudes historiques bretonnes. — Im guerre de Blois et de Monfort, 
1341 à 1364 (suite et fin). Quatrième période. — Le dénouement, 
par M. Arthur de la Borderie 25 J 

Les Cardinaux de Bretagne (suite et fin), par M. Fabbé Paul Paris- 
Jallobert 273 

Poésie. — La Ceinture de Noces, par M. F, Longuécand 292 

Chansons bretonnes inédites, lannik Herri, Kraongadec, par M. J. . 
Loth 300 

Contes pofmlaire des bretons dupays de Galles, par M. Iltyd Caerléon. 309 

Chronique, par M. Louis de Kerjean 313 

Bibliographie Bretonne et Vendéenne 320 

NOVEMBRE 


Les poêles de la Société patriotique de Bretagne. — Olivier Mor- 
van (1754-1794) (suite), par M. René Kerviler 321 


TABLE GÉNAR.VLH 47S 

Variétés historiaues. — Le baron de Kerker et son château, par 
M. Arthur de la Borderie 337 

Etudes sur Quimper et la Coruouaille. — Les Sœurs du Stùnt-Esprit 
à Quimper au XVIII^ siècle, par M. J. Trévédy 355 

Les Anglais en Bretagne au xyiii^» siècle. — Descente des Anglais 
à Cancale et à Saint-Servaii en Juin 1858. — Correspondance 
inédile de Tlnlendant de Bretagne f suite) 369 

Chansons bretonnes inédites, l^Héritière de Coadelez, par M. J. 
Loth 380 

Peintures et sculptures héraldiques bretonnes, par M. P. de Lisie du 
Dreneuc 387 

Poésie. — Sœmets, par M. Henri Finistère 390 

Chronique, par M. Louis de Kerjean 392 


DÉCEMBRE 

Pèlerinage de Bretagne. — Le Pardon de Saint-Maihurin à Moncon- 
contour, par AI. Tabbé Guillotin de Corson iOi 

Les poètes de la Société patriotique Bretonne. — Olivier Morvan 
(i75i-i794) Csuile), par M. René Kerviler A\Z 

Etudes sur Quimper et la Cornouaille. — Les Sœurs du Saint-Esprit 
à Quimper au XF///* siècle (suite et fin), par M. J. Trévédy . . . • 432 

Un moraliste breton. — Uabbé de BellegarJe, étude biographique, 
bibliographique et littéraire, par M. Olivier de Gourcuff. Ul 

Variétés littéraires. — Les Sangliers, par M. Henri Finistère 457 

Poésie. — Le Frère de lait, par M. F. Longuécand 460 

Noëll Noël ! . . ^ 466 

Notices et comptes-rendus. — Légendes bretonnes de Louise d'Isolé, 
par M. le V® de la Villemarqué 470 

Tables du volume 473 


TABLE DES ARTICLES 

PAR ORDRE DE MATIÈRES 


RELIGION 


Les Cardinaux de Bretagne, par M. l'abbé Pam-Jalloberi, p. 26-38 et 
273-291. — La Retraite et ses fondateurs, par M, le V^^ Hippolyte Le 
Gouvello, p. UO-120 et 18i-i93. — Notre-Dame du Roncier, par M. le 
V»« de la Villemarqué, membre de l'Institut, p. 121-125. — Les Sœurs 
du Saint-Esprit à Quimper au xviii* siècle, par M. /. Trévédy, p. 355- 
368 et 432-446. — Le Pardon de Saint Mathurin à Moncontour, par M. le 
chanoine GuUlotin de Corson, p. 401-412, 


HISTOIRE 

Etudes, documents, et variétés historiques. — Physionomie et 
mœurs de Nantes sous la Restauration, par M. Francis Lefmvt^e, p, 39- 
53. — Attaque des Anglais contre Lorient en 1746 ; relation de David 
Hume, traduite de l'anglais, par M. Jules Carvon, p. 81-105. — La Guerre 
de Blois et de Monlfort, quatrième période (1362-1364), par M. Arthur 
de la Borderie, p. 16i-i83 et 254-272. — Le Cas du Dragon, par M. Henri 
Finistère, p. 194-205. — Descente des Anglais à Cancale et Saint-Servan 
en 1758 : Correspondance inédite de llntendant de Bretagne, publiée 
par }i. A, de la Borderie, p. 206-220 et 3Ô9-379. — Le baron de Kerker 
et son château, par le môme, p. 337-354. 

Biographie. — M. Eugène de la Gournerie, par M. Raymond du Pra, p. 
148-152. — M. le marquis de Plœuc, par M. /. Trévedy, p. 227-232. — 
Her Lamarche, évèque de Quimper, p. 394-396. 

Critique historique. — Etudes sur la mort de Cléopâtre, de M. le 
Dr Viaud-Grandmarais, par M. de la Nicollière-Teijeiro, — Peintures et 
sculptures héraldiques bretonnes de M. Paul Chardin, par M. P. de 
[Asie du Dreneuc, 

Faits contemporains. — Chronique, par M. Louis de Kerjean : de juillet, 
p. 73-78, — de septembre, p. 233-240, — d'octobre (Congrès du Croisic), 
p. 312-318, — de novembre, p. 392-400. — Création d'une chaire d'histoire 
de Bretacne et de langue celto-bretonne, par M. Arthur de la Borderie, 
p. 5-8.— La Chasse aux Vandales (crypte de Nantes, vitraux de Malestroit, 
porte de Bécherel), par le môme, p. 63-72.— Programme du XXX« Congrès 
de l'Association Bretonne, p. 79-80. 




TABLE DBS ARTICLES PAR ORDRE DBS MXTIÈRES 477 


LITTÉRATURE 


Etude» littéraires. — Le Mystère de saint Mériadec, en langue cor- 
nique, par M. le V*» de la Villemarqué^ de l'Institut, p. ^25. — Les 
poètes de la Société patriotique Bretonne : Olivier Morvan, par M. René 
Kerviler, p. 241-253, 321-336, 413-431. — Un moraliste breton : l'abbé 
de Bellegarde, par M. Olivier de Gourcufjf^ p. 447-450. 

RÉCITS, NOUVELLES, ET VARIÉTÉS LITTÉRAIRES. — Této de Sapeur, par 
M. Henri Finistère, p. 13G-140. -- Une fable de La Fontaine et un sermon 
de saint Vincent Ferrier, par M. Yves Le Pennée^ p. 221-226. — Contes 
gallois : la Dame de Glasgoëd, traduit par M. lUyd Caèrléon, p. 309-312. 
— Les Sangliers, par M. H. Finistère, p. 457-459. 

Poésie. — Chanson du siège de Lorient en 1740, publiée par M. le 
C'« de Palys. — Rimes Croisicaises inédites, par Paul des Forges Maillard 
(1729-1740), p. 141-147. — La Ceinture de Noces, par M. F. Longuécand, 
p. 292-299. — L'Invention du Sonnet ; le Bagne (sonnets), par M. H, 
Finistère, p. 390-391. — Le Frère de lait, par M. F. Longuécand, p. 459- 
465. - Noël I Noël, p. 466-469. 

Poésie bretonne. — Chansons bretonnes inédites, publiées et traduites 
par M. /. Loth : Marie-Louise, p. 126-135 ; lannik Herri, p. 300-305 ; 
Kraongadek, p. 305-308 ; l'Héritière de Coadelez, p. 380-386. 

Critique littéraire. — Oraison funèbre de M^f Nouvel (de Mr^ Bécel, 
évêque de Vannes), par M. Arthur de la Borderie, p. 153-157. — Le 
Bulletin le Saint-Yves, par M. Louis de Kerjean, p. 157-158. — Saint Paul, 
d'après les actes des Apôtres et ses Ëpltres, de M. Coppalle, par M. Louis 
de Kerjean, p. 158-159. — Légendes Bretonnes, de Louise d'Isolé, par 
M. le V»e de la VUlemarqué, p. 470. 

Bibliographie. — Bibliographie bretonne et vendéenne, p. 320. 


BEAUX-ARTS 


Nos artistes bretons et vendéens, à Toccasion du Salon de 1887, par 
M. 0. Mouroux, p. 54-62. 


TAeiE DES ARTICLES 


PAR NOMS D'AUTEUR 


De la Borderie (Arthur). — Création d'une chaire d'histoire de Ere- 
Bretagne et de langue celto-bretonne, p. 5-8. — La chasse aux Vandales : 
I. Saint Gohard et la Ci^te de la cathédrale de Nantes, IL Vitratuv de 
Malestroit; Porte de Bécherel; château de Rustéphan, p. 63-67. — Rimes 
Croisicaises inédites, par Paul des Forges Maillard (4799 à i740). p. 
Ui-U7. — M. Eugène de la Goumerie, p. 148-152. — Oraison funèbre de 
Mv^ Nouvel, par MSTf Bécel, évêque de Vannes, p. 153-157. — La Guerre 
de Blois et de Montfoi^t, iS4i à 1364 (suite). Quatrième période. Le dénoue- 
ment, p. 161-183 et Î254-272. — Les Anglais en Bretagne au XVIII^ siècle. 
Descente des Anglais à Cancale et Saint-Servan en juin il 58. Correspond 
dance inédite de l'Intendant de Bretagne, p. 206-220 et 369-379. — Le 
Baron de Kerker et son château, p. 337-354. 

Caerléon (Iltyd). — Contes populaires des Bretons du pays de Galles, 
p. 309-312. 

Garron (Jules). — Attaque des Anglais contre Lorient en i746; Rela- 
tion anglaise de David Hume, p. 81-105. 

Finistère (Henri). — Tête de Sapeur, p. 136-140. — L'Invention du 
Sonnet. Le Bagne, p. 390-391 . — Les Sangliers, p. 457-459. 

De Gourcuff (Olivier). — Un moraliste breton : Vabbé de Bellegarde, 
p. 447-456. 

Le Gouvello (V*« Hippolyte). — La Retraite et ses fondateurs, p. 
i 10-120. 

GuiLLOTiN DE CoRSON (l'abbé). — Pèlerinages de Bretagne : Le Pardon 
de Saint'Mathurin à Moncontour, p. 401-412. 

De Kerjean (Louis). — Chroniques, de juillet, p. 73-78 ; — de sep- 
tembre, p. 233-240; — d'octobre (le Congres du Croisic), p. 313-319. — 
Le Bulletiû le Scànt-YveSy p. 157-158. — Saint Paul, poème, par M. Cop- 
pale, p. 158-159. 

Kerviler (René). — Les poètes de la Société patriotique Bretonne : 
Olivier Morvan (1754-1794), p. 241-253, 321-336 et 413-431. 

Lefeuvre (Francis). — Physionomie et mœurs de Nantes sous la Res^ 
tauration, p. 39-53. 


TABLE DES ARTICLES PAR NOMS D'AUTEUR 479 

De Lisle du Dreneuc (P.). — Peintures et sculptures héraldiques hre- 
tonne, p. 387-389. 

LONGUÉCAND (F.) — La Ceintures de Noces, p. 292-299. — Le Frère de 
lait, p. 460-il65. 

LOTH (J.) — Chansons bretonnes inédites, p. 126-135 et 300-308. 

MouROUx (0.) — Nos artistes bretons et Vendéens à ^occasion du Salon 
de 1887 (suite et fin), p. 54-62. 

De LA Nicollière-Teueiro. — Etude sur la mort de CUopàtre, de M. le 
Df Viaud-Grandmarais, p. 159-160. 

De Palys (C*«). — Chanson du siège de Lorient, p. 106-109. 

Paris-Jallobert (Abbé). — Les Cardinaux de Bretagne, p. 26-38 et 
273-291 . 

Le Pennec (Yves). — Une fable de La Fontaine et un sermon de saint 
Vincent Ferrier, p. 221-226. 

Trévédy (J.) — Les Smirs du Saint-Esprit à Quimperau XVIII^ siècle, 
p. 335-368 et 432-446. 

De la Villemarquê fV*®). — Le Mystère comique de saint Mériadec, p. 
9-25. — Notre-Dame du Roncier, p. 121-125. — Légendes bretonnes, ae 
Louise (l'Isole, p. 470-472. 


TIBLE ÂimeÊTIOllE DES OIITBÂGES 


APPRÉCIÉS ET MENTIONNÉS DANS CE VOLUME 


BuUetin « le Samt-Yves », à Rennes, p. 157-158. 

Etude $ur la mort de Cléopâtre, par M. le D' Viaud-Grandmarais. 
p. 159-160. 

Légendes Bretonnes, par Louise d'Isolé, p. 470. 

Notre-Dame du Roncier, par M. Tabbé Max. Nicol, p. lâl-125. 

Oraison funèbre de M^r Nouvel, par M^ Bécel, p. 73 et 153-157. 

Recueil de peintures et de sculptures héraldiques, par M. Paul Chardin, 
p. 387-389. 

Saint Paul, poème, par M. Coppalle, p. 158-159. 

Victor Massé, par J.-G. Ropartz, p. 235.