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Full text of "Revue de Bretagne, de Vendée & d'Anjou .."

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REVUE  DE  BRETAGNE 

ET  DE  VENDÉE 


TOME  LX  (X  DE  LÀ  6e  SÉtUB).  1 


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MmUm.  —  imp.  viooMt  rorait  el  EnUe  Griouiad,  place  du  CemiiMtM,  ^ 


REVUE 

DE  BRETAGNE 

ET  DE  VENDÉE^  A' 0^. 


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Diitcmii  :  Arthur  d«  In  Borderla 
Sicituui  DE  Lài  RtDitTioH  :  Emll*  Orlmand 

TnENTIÈIIB     ANNÉE 
SIXIÈME  SÉRIE.  —  TOME  X 

(TOm  LX  DB  U  COU.8CT10R> 
AIMÉE  1886.  —  DECXIËHE  SEMESTilE. 


NANTES 

BOBEADX  DE  RËDACTIOH  ET  D'ABONnEKEflT,  PLAGE  DU  COHHEBCE,  4 


ÉLOGE  HISTORIQUE 


DE    DOM    LOBINEAU 


Prononcé  it  Saint-Jaoat  le  3  mai  1886. 


Monseigneur  s 
Messieurs^ 

Il  y  a  aujourd'hui  cent  cinquanle-neuf  ans,  presque  jour  pour 
jour,  mourait  à  SaintJacut  un  grand  serviteur  de  la  Bretagne. 

Alors,  sur  cette  tie  rocheuse  battue  des  vents  et  des  flots,  s'éle- 
vait entre  mer  et  ciel  une  vénérable  abbaye,  dont  Torigine  remon- 
tait aux  premiers  temps  de  la  nation  bretonne  armoricaine,  et  qui 
avait  pour  parure  une  belle  église  gothique.  Sous  les  voûtes  de  ce 
vieux  sanctuaire,  le  grand  serviteur  de  la  Bretagne  mort  à  Saint- 
Jacut  en  1727  vint  élire  son  dernier  domicile,  dormir  son  dernier 
sommeil,  et  pendant  plus  de  soixante  ans  son  nom,  inscrit  sur  une 
des  dalles  de  ce  temple,  y  reçut  Thommage  des  Bretons. 

Puis  un  jour,  l'asile  qui  abritait  cette  tombe,  Tantique  monastère 
qui  depuis  douze  siècles  soutenait  sans  fléchir  Tassant  des  tempêtes 
marines,  tomba  sous  une  tempête  d'un  autre  genre.  La  Révolution 
de  1793  supprima  Tabbaye,  rasa  l'église,  viola  les  sépultureS|  brisa 
les  dalles  tumulaires,  jeta  aux  chiens  les  os  des  morts. 

Les  restes  du  grand  serviieuç.de  la  Bretagne  couché  sous  l'une 
de  ces  dalles,  qu'en  fit  celte  tempête  7  On  l'ignora  longtemps.  EnGn, 
il  y  a  une  vingtaine  d'années,  dans  le  sol  du  jardin  qui  occupe  au- 

I.  Mr  Bouché,  évéque  de  Saint-Brietic  et  Trégaier. 


6  ÉLOGE  HISTORIQUE  DE  DOM  LOBINEÀU 

jourd'hui  la  place  de  Téglise  abbatiale,  grâce  h  un  hasard,  on  les 
retrouva  avec  un  fragment  de  cercueil  portant  le  nom  du  person- 
nage auquel  ils  avaient  appartenu.  Un  second  hasard  —  aussi  dé- 
plorable que  le  premier  était  heureux  '—  les  fit  disparaître  presque 
immédiatement  et  de  telle  sorte  qu'il  est  maintenant  à  tout  jamais 
iropoSâible  de  les  reconnaître.  On  sait  seulement  que,  tirés  de 
leurptace  primitive,  ils  furent  transportés  et  inhumés  dans  la  partie 
du  cimetière  paroissial  de  Saint-Jacut  où  s'élève  le  monument  de- 
vant lequel  nous  sommes  rassemblés. 

Pendant  que  l'on  avait  perdu  la  trace  de  la  dépouille  mortelle 
de  ce  grand  serviteur  de  la  Bretagne,  sa  dépouille  intellectuelle, 
si  l'on  peut  ainsi  parler,  —  c'est-à-dire  son  nom  et  son  œuvre  — 
subissait  une  fortune  analogue.  Car  il  n^avait  pas  seulement  élevé 
en  l'honneur  de  sa  race  un  monument  grandiose  ;  il  avait  déterré, 
préparé,  amené  à  pied  d'œuvre  d'immenses  matériaux,  pour  le 
continuer^  l'achever,  le  perfeclionnen 

Lui  mort,  un  homme  vint  qui  s'empara  de  ces  matériaux^  les 
employa  ou  les  empila  tellement  quellement,  badigeonna  en  teinte 
fijrise  l'édiûce  historique  construit  par  son  devancier,  y  plaqua  en 
tète,  en  queue,  deux  nouveaux  pavillons  dont  le  premier  d'un  goût 
atroce,  et  inscrivit  bravement  son  nom  seul  au  fronton  du  monu-^ 
ment.  Quand  on  demandait:  —  De  qui  est  la  ffratide  Histoire  de 
Bretagne,  ce  vaste  et  précieux  dépôt  des  annales  et  des  archives 
bretonnes  édifié  par  les  doctes  fils  de  saint  Benoît?  —  C'est  l'His* 
toire  de  dom  itorice  I  —  Telle  était  naguère,  vous  le  savez, 
Messieurs,  l'invariable  réponse* 

Depuis  une  vingtaine  d'années,  grâce  aux  recherches,  aux  discusr 
sions  de  l'Association  Bretonne,  grâce  aussi  un  peu  —  permettez- 
moi  de  le  croire,  Messieurs,  —  grâce  aux  réclamations  pressantes, 
incessantes,  de  celui  qui  a  l'honneur  de  parler  devant  vous,  dom 
Morice  a  été  tout  doucement  remis  à  sa  place,  qui  n'est  même  pas  la 
seconde,  et  la  première  a  été  rendue  au  légitime  propriétaire,  à  ce 
grand  serviteur  de  la  Bretagne  qui  dort  depuis  plus  d'un  siècle  et 
demi  dans  la  terre  sablonneuse  de  Sainl^JacUt. 


ÉL06B  HîSTORtQUE  DE  DOM  LOBIMEAD  T 

Mais  eelte  réparation,  pour  être  complète,  il  fallait  la  consacrer 
par  on  monument  public,  qui  fit  luire  au  grand  jour,  aux  yeux  de 
tous,  ce  nom  trop  longtemps  laissé  dans  l'ombre  et  le  vengeât 
avec  éclat  d'un  injuste  oubli. 

Ce  monument,  que  j'ai  longtemps  appelé  de  mes  vœux,  de  mes 
trop  faibles  efforts,  le  voici  enfin^  Messieurs.  Nous  le  devons  au 
cœur  généreux,  si  élevé  et  si  breton,  de  Tévèque  qui  porte  digne- 
ment aujourd'hui  la  double  houlette  des  Tudual  et  des  Brieuc, 
dont  il  étend  les  bienfaits  sur  les  beaux  et  pittoresques  rivages 
de  la  baie  de  PArguenon.  Ce  monument,  il  est  digne  de  son 
objet,  il  n'est  pas  banal.  Son  double  caractère  éclate  à  la  pre- 
mière vue  :  il  est  celtique  et  il  est  chrétien.  Menhir  crucifère,  rap- 
pelant aussi  les  lec'hs  ou  stèles  funéraires  des  anciens  Bretons  du 
YP  au  IX*  siècle,  son  inscription  dit  à  tous,  dira  toujours  le  nom 
de  notre  grand  historien  :  c'est  la  Croix  de  Dom  Lobineau  ! 

Appelé  par  la  bienveillance  de  Monseigneur  TEvèque  de  Saint- 
Brieuc  à  m'associer  à  cette  œuvre  de  réparation,  je  n'ai  pu,  mal- 
gré mon  insuifisance,  résister  à  cet  appel.  Toutefois  je  ne  retrace- 
rai pas  ici.  Messieurs,  la  biographie  de  dom  Lobineau,  ce  serait 
un  peu  lon<;.  Je  me  bornerai  à  mettre  en  relief  le  caractère  de  son 
œuvre,  la  nature  et  l'importance  du  service  rendu  par  lui  à  notre 
mère  la  Bretagne. 


I 


Je  ne  sais  trop  dans  quelle  mesure  peut  être  vrai  ce  dicton  ba* 
na),  souvent  répété,  passé  presque  en  proverbe:  «  Heureux  les 
peuples  qui  n'ont  point  d'histoire.  »  S'il  s'agissait  seulement  d'his- 
toire militaire,  soit  :  la  guerre  a  beau  être  glorieuse,  elle  est,  même 
pour  les  vainqueurs,  un  tel  fléau  que,  si  la  chose  était  possible, 
tout  le  monde  s'en  passerait  de  grand  cœur.  Mais  dans  la  vie  d'une 
nation,  dans  l'histoire  par  conséquent,  il  y  a,  grâce  à  Dieu,  autre 
chose  que  la  guerre  :  il  y  a  la  religion,  les  lois,  les  lettres,  les  arts. 


8  ÉLOGE  HISTORIQUE  DE  DOM  LOBUTEÀU 

les  sciences,  l'industrie,  l'agricultare,  le  commerce,  la  navigation, 
etc.  Un  peuple  qui  n'aurait  ni  histoire  religieuse  ou  judiciaire,  ni 
histoire  littéraire  et  artistique,  ni  histoire  industrielle,  etc.«  sérail 
donc  ou  un  peuple  sans  religion  et  sans  lois,  sans  lettres  ni  arts, 
sans  sciences,  sans  industrie,  etc.,  ou  un  peuple  si  peu  soucieux 
de  son  passé  que  chaque  génération  vivrait  exclusivement  pour 
elle-même,  au  jour  le  jour,  sans  garder  nulle  trace  de  l'existence, 
de  l'expérience  des  générations  antérieures  ;  ou  enfin  ce  ne 
pourrait  être  qu'une  nation  fraîche  éclose  sans  aucun  passé  :  en 
tout  cas,  triste  nation. 

Car  la  valeur,  la  grandeur  de  l'homme  sur  terre  dans  l'ordre  na- 
turel, c'est  que  chaque  individu,  si  faible,  si  frêle,  si  caduc,  si 
passager  qu'il  soit,  est  cependant  autre  chose  qu'un  grain  de 
poussière,  jouet  méprisable  des  vents  ;  c'est  un  anneau  dans  une 
chaîne,  dans  la  famille,  dans  la  tribu,  dans  la  province,  dans  la 
race.  Il  est  et  il  se  sent  solidaire  non  pas  seulement  de  ses  con- 
temporains, mais  de  ses  devanciers  et  aussi  de  ses  descendants  et 
successeurs.  Par  cette  solidarité  il  jouit,  dans  tous  les  ordres  de 
l'activité  humaine,  du  patrimoine  commun  de  la  race;  il  a  sa  part 
dans  toutes  les  tristesses,  mais  aussi  dans  toutes  les  joies  et  dans 
toutes  les  gloires  de  la  nation.  Le  sentiment  de  cette  solidarité,  ce 
n'est  antre  chose  que  le  sentiment  national,  véritable  générateur 
du  patriotisme.  Plus  le  sentiment  national  est  fort,  plus  le  patrio- 
tisme est  vif,  c'est-à-dire  plus  puissant  est  l'amour  de  la  patrie, 
plus  généreux  le  dévouement  de  chacun  de  ses  fils. 

Mais  ce  sentiment  de  la  solidarité  nationale  ne  peut  naître  et  se 
fortifier  que  par  la  connaissance  de  la  nation  et  de  son  existence 
antérieure,  de  son  passé  et  de  son  présent^  de  sa  tradition  et  de  sa 
destinée  ;  il  se  développe  d'autant  plus  que  cette  connaissance  est 
plus  complète  et  que  la  génération  présente  peut  mieux  apprécier 
la  gloire,  la  vertu,  la  grandeur  de  celles  qui  l'ont  précédée. 

£t  qui  lui  apprendra  cela?  L*hisloire,  l'histoire  seule  !  L'histoire 
est  donc,  à  la  lettre,  la  science  patriotique  par  excellence. 

Aussi,  quoi  qu'on  en  puisse  dire,  ces  peuples  heureux  qui  n'ont 


ÉLOGE  HISTORIQUE  DE  DOM  LOBINBÀU  9 

point  d'bisloire  sont,  je  crois,  encore  à  nattre.  Aux  époques  pri- 
mitives de  la  civilisation,  quand  on  manque  de  moyens  ou  d*atlen- 
lion  suffisante  pour  recueillir  les  éléments  de  l'histoire,  les  peuples 
qui  n'en  ont  point  s'en  donnent  une  par  Timaginalion  ;  autour  de 
quelques  noms  douteux,  de  quelques  faits  mal  connus  dont  le  sou- 
venir a  surnagé  par  hasarda  l'état  rudimentaire,  on  brode  des  fables, 
des  aventures  merveilleuses.  Les  bardes  les  mettent  en  vers,  les 
chantent  sur  la  harpe  ou  sur  la  rote,  ils  sont  alors  les  seuls  histo- 
riens :  et  même  lorsque  leur  harpe  s'est  tue,  quand  on  met  leurs 
chants  en  prose,  longtemps  encore  l'histoire  qu'ils  ont  inventée 
reste  en  possession  de  la  croyance  générale  de  la  nation. 

Enfin,  avec  les  progrès  de  la  science  et  de  la  civilisation  arrive 
l'âge  de  la  critique  historique,  c'est-à-dire,  dujugementj  du  raison- 
nement, de  la  recherche  rationnelle  du  vrai  appliquée  à  This- 
toire,  par  l'examen  des  témoignages,  des  actes,  des  documents  au- 
thentiques qui  gardentfidèlementempreinte  l'image  et  la  mémoire  du 
passé.  Il  est  rared^ailleurs  que  la  vérité,  quand  on  veut  bien  la  cher- 
cher avec  persévérance  et  prendre  la  peine  de  la  scruter,  de  la  fouil- 
ler, de  la  dégager  sous  toutes  ses  faces,  il  est  rare  que  la  vérité  his- 
torique ne  soit  pas  plus  curieuse,  plus  originale,  plus  pittoresque, 
plus  intéressante  que  toutes  les  fables  ;  en  tout  cas  de  beaucoup 
est-elle  et  plus  honorable  et  plus  glorieuse,  puisque  c'est  —  la  vé- 
rité I 

Il  est  évident  aussi.  Messieurs,  que  Thomme  ou  les  hommes  qui 
vouent  leur  vie,  qui  dépensent  leur  existence,  leur  force,  leur  âme, 
â rechercher  péniblement,  un  à  un, les  linéaments  delà  physionomie 
nationale,  puis  à  les  rapprocher,  à  les  replacer  dans  l'ordre  vrai  et 
réel  où  ils  se  sont  développés  successivement^  de  façon  à  restituer, 
dans  sa  vérité  sévère  et  sainte,  l'image  sacrée  de  la  patrie,  n'est-il 
pas  évident  que.  ces  hommes  rendent  à  leurs  compatriotes,  à  leur 
pays,  un  service  de  premier  ordre,  et  que  leurs  noms  doivent 
être  —  immédiatement  au-dessous  de  ceux  des  héros  et  des 
saints  —  inscrits  sur  le  livre  d'or,  sur  le  grand  livre  de  la  dette 
nationale,  mais  de  celle-là  qui  n'est  jamais  acquittée  et  que  chacune 
des  générations  successives  doit  payer  avec  le  cœur? 


iO  '      ÉLOGE  HISTORIQUE  DE  DOM  LOBINEÂU 

Hé  bien,  Messieurs,  c'est  celte  image  qu'ont  présentée  aux  Bretons, 
c*esl  ce  service  de  premier  ordre  que  leur  ont  rendu  dom  Lobineaa 
et  les  moines  bénédictins  ses  confrères,  associés  à  sa  grande  en- 
treprise. 


Il 


L^hisloire  bardique,  Thistoire  légendaire,  merveilleuse  et  fabu- 
leuse, avait  pendant  bien  longtemps  bercé  la  race  bretonne.  Aap- 
pelons  seulement  les  noms  de  ceux  qui  la  prirent  flottante  dans  la 
tradition  orale,  dans  les  poèmes  et  dans  les  contes  populaires, 
pour  la  fixer  parécrit  :  Nenniusau  ix°  siècle,  Geofroide  Honmouth 
au  xii^,  sans  parler  de  quelques  intermédiaires  moins  saisissables. 
Et  dans  celle  histoire  bardique,  TArmorique  avait  sa  large  part  : 
vous  connaissez  tous,  Messieurs,  notre  Pharamond  de  Bretagne, 
prétendu  fondateur  du  royaume  brilo-armoricain,  le  terrible  Conan 
Hériadec  et  son  interminable  dynastie,  dont  nos  annales,  il  y  a  un  de- 
mi-siècle, n'étaient  pas  encore  débarrassées,  et  à  laquelle,  mieux 
qu'à  celle  du  roi  de  Mycènes,  pourrait  s'appliquer  l'imprécation  du 
poète  SQlirique  : 

Race  de  Mériadec^  qui  ne  finit  jamais  ! 

De  très  bonne  heure  cependant  (dès  1394)  se  produisit  un  pre- 
mier essai  d'histoire  de  Bretagne;  il  eut  pour  auteur  un  clerc, 
probablement  un  chanoine  de  Saint-Brieuc:  c'est  un  amalgame 
étrange  de  fables  légendaires  et  de  documents  authentiques;  c'est 
plus  qu'une  simple  compilation,  il  y  a  déjà  des  observations,  des 
remarques,  des  essais  de  conciliation  entre  les  témoignages  discor- 
dants ;  en  un  mot,  l'intention  bien  évidente  de  tirer  de  tout  cela  un 
corps  d'annales  suivies,  embrassant  Thislolre  entière  des  Bretons 
d'Armorique. 

En  1480,  un  autre  chanoine,  Pierre  Le   Baud,  trésorier  de  la 


ÉLOGfi  ttStORIQUË  t>Ë  DOM  LOBINËÀU  11 

collégiale  de  Vitré,  présente  au  sire  de  Ghâteaugiron  la  première 
rédaction  (encore  inédite)  de  son  Histoire  de  Bretagne  :  œuvre 
très  pittoresque,  très  soignée  au  point  de  vue  de  U  fornae  littéraire. 
Une  quintaine  d'années  plus  lard,  sur  la  demande  d*Anne  de  Breta« 
gne,  Le  Baud  a  le  courage  de  refondre  son  œuvre  ;  ici  la  forme  le 
préoccupe  moins  que  le  fond,  il  recherche  avec  plus  de  soin  les  do- 
cuments, il  indique  partout  les  sources  ;  s*il  n'expulse  pas  entière- 
ment les  notions  fabuleuses,  il  en  réduit  de  beaucoup  la  place  et 
l'importance,  et  donne  le  pas  très  visiblement  aux  témoignages  au- 
thentiques. On  a  remarqué  qu'il  est  le  premier  chroniqueur  citant 
comme  autorité  les  mémoires  de  Joinville^  En  un  mot,  pour  son 
époque,  il  montre  un  sens  critique  très  notable. 

Avec  Alain  Bouchart  (1514),  qui  suit  Le  Baud  de  très  près,  nous 
retombons  lourdement  dans  la  légende.  Bouchart,  qui  était  légiste, 
secrétaire  du  Duc,  adore  les  fables  et  les  prend  de  toutes  mains  *, 
mais  que  ne  lui  passerait-on  j)as  pour  sa  langue  naïve,  où  vibre  vi- 
goureusement le  sentiment  breton  ? 

Bertrand  d'Ârgentré  (1582),  le  sénéchal  de  Rennes,  le  grand 
jurisconsulte,  est  un  écrivain  de  race,  d*un  style  nerveux,  puissant, 
qui  burine  fortement  sa  pensée.  Il  a  beaucoup  des  parties  d'un  vrai 
critique,  mais  sa  critique  est  encore  un  peu  sans  règle  et  sans  mé- 
thode, elle  va  par  sauts  et  par  bonds,  souvent  elle  dort  et  a  de  sin- 
gulières lacunes.  Ainsi ,  par  exemple,  de  son  autorité  privée,  l'il- 
lustre sénéchal  transforme  complètement  le  caractère  légendaire 
de  Gonan  Mériadec  :  d'un  conquérant  farouche,  barbare,  extermi- 
nateur, il  en  fait  un  roi  organisateur,  législateur,  créateur  d'ins- 
titutions civiles  et  religieuses,  géniâ  politique  et  homme  d'Elat; 
Gonan  n'en  est  pas  moins  fabuleux,  au  contraire.  Et  l'œuvre  de 
d'Argentré,  monument  littéraire  et  historique  des  plus  remarqua- 
bles, est  cependant  loin  encore  de  nous  offrir  l'histoire  vraie, 
l'image  exacte  et  complète  de  la  patrie  bretonne. 

1.  La  remarque  esl  du  très  savant  M.  Nalalis  de  Wailiy  dans  sa  belle  édition  de 
Joinviiie  (Didol,  1874),  Introd.,  p.  xv. 


12  ÉLOGE  HISTORIQUE  DE  DOM  LOBINEAU 

A  ces  quatre  grands  chroniqueurs, dont  le  dernier  est  déjà  un  his- 
torien, joignons  le  seul  écrivain,  qui,  avant  Tentreprise  bénédictine, 
ait  produit  une  œuvre  d'ensemble  sur  l'histoire  religieuse  de  la 
Bretagne,  l'aimable  et  naïf  Albert  Legrand  (en  1637),  le  poète  des 
Saints  de  Bretagne,  qu'on  a  surnommé  aussi  —  très  justement  — 
le  La  Fontaine  de  la  Jégende.  Il  a  un  charme  attrayant,  une  grâce 
originale.  Tout  le  monde  sait  que  ce  n'est  pas  un  critique. 

Cependant  le  xvii^  siècle  s'avance:  Sirmond  et  les  Bollandistes, 
Mabillon,  d'Achéry  et  leurs  confrères  les  doctes  Bénédictins  de 
Saint-Maur  établissent  les  règles  de  la  critique^  fondent  la  science 
diplomatique,  publient  des  collections  d'actes,  de  chroniques,  de 
documents  de  toute  sorte,  révisent  les  annales  de  France,  et  de 
toutes  parts,  dans  Tordre  historique,  s'élève  un  CTiiPlus  defabksf 
la  vérité!  la  vérité  entière/  rien  que  la  vérité t 

C'est  alors  que  se  produisit  l'entreprise  scientifique,  patriotique, 
qui  aboutit  à  deux  œuvres  magistrales,  la  grande  Histoire  de  Bre- 
tagne, la  grande  Vie  des  Saints  de  Bretagne,  toutes  deux  signées 
du  nom  de  Lobineau. 

Il  n'en  fut  pas  le  seul  auleur. 

Ils  étaient  cinq,  —  cinq  religieux  de  la  congrégation  de  Saint- 
Maur.  En  1689,  ils  entamèrent  leur  vaillante  campagne.  Lobineau 
ne  faisait  pas  encore  partie  de  ce  bataillon  sacré.  Le  chef,  c'était  le 
prieur  de  Redon,  dom  Maur  Audren  de  Kerdrel,  né  à  Landunvez 
(diocèse  de  Léon),  ^  Tun  des  esprits  les  mieux  faits  qu'on  pût  sou- 
haiter, »  disent  les  contemporains,  «aussi  propre  à  former  de  beaux 
desseins  qu'à  en  diriger  l'exécution.  »  Il  fut  l'âme  de  l'entreprise, 
jusqu'au  moment  où  dom  Lobineau  en  demeura  seul  chargé.  Pour 
auxiliaires,  pour  ouvriers,  —  on  les  appelait  couramment  les  ouvriers 
de  V Histoire  de  Bretagne  —  il  avait  sous  ses  ordres  dom  Veissière 
de  la  Croze,  né  à  Nantes,  dom  Denys  Briant,  né  à  Pleudihen,  dom 
Rongier,  Breton  auesi,  mais  dont  on  ignore  le  lieu  de  naissance,  et 
dom  Antoine  Le  Gallois,  né  à  Vire,  qui  par  un  long  séjour  en  Bre- 
tagne, par  son  intimité  avec  dom  Audren,  était  devenu  Breton  de 
cœur  et  d'esprit.  En  1693,  dom  Veissière  ayant  quitté  la  Bretagne, 


ÉLOGE  HISTORIQUE  DE  DOM  LO0INEAU  13 

pour  aller  à  Paris  s'occuper  d'autres  travaux,  dom  Lobineau  prit  sa 
place  parmi  les  ouvriers  de  dom  Âudren. 


III 


La  tâche  de  ces  ouvriers  comprenait  deux  parties  fort  distinctes  : 

1®  La  recherche  des  documents,  Texploration  des  archives,  la 
lecture,  la  transcription  et  la  collation  des  actes,  des  titres,  des 
chroniques,  de  tous  les  matériaux  qui  devaient  fournir  la  base  et 
la  substance  de  l'Histoire  ; 

2o  La  construction  de  rédifice  en  vue  duquel  ces  matériaux 
étaient  amassés,  c'est-à-dire  leur  réduction,  leur  transformalion 
en  corps  d'annales  claires  et  régulières,  la  rédaction  de  VHistoire 
de  Bretagne  proprement  dite. 

La  première  partie  de  celte  tâche  —  l'exploration  des  archives 
et  l'amas  des  matériaux  historiques  —  dura  sept  années  (de  1689 
à  1696),  employant  constamment  cinq  religieux  (dont  nous  venons 
de  rappeler  les  noms),  c'est-à-dire  qu'elle  représente  trente-ciaq 
ans  de  la  vie  d'un  homme,  trente-cinq  ans  d'un  labeur  constant  et 
obstiné,  car  ces  moines  étaient  infatigables. 

Nous  ne  donnerons  pas  ici  (ce  serait  trop  long)  le  détail  de  leurs 
travaux,  de  leurs  voyages  et  de  leurs  explorations  scientifiques 
Mais  chacun  peut  de  ses  yeux  en  voir  le  résultat  et  même  le 
toucher  de  ses  mains,  en  se  faisant  représenter,  à  la  Bibliothèque 
Nationale,  les  cinquante  in-folio  manuscrits  relatifs  à  la  Bretagne, 
de  la  collection  des  Blancs-Manteaux. 

La  seconde  partie  de  la  tâche  des  Bénédictins  —  la  rédaction 
de  VHistoire  de  Bretagne  —  employa  comme  la  première  sept 
années,  de  1696  à  1703.  Mais,  de  sa  nature,  celte  portion  de  l^œuvre 
devait  être  conçue  et  exécutée  par  un  seul  homme,  auquel  il  ap- 
partenait de  dégager  la  doctrine  incluse  dans  cette  masse  de  maté- 
riaux, c'est-à-dire,  la  série  claire  et  nette  des  annales  bretonnes, 


U  âioos  BisTomQUfB  m  dou  lobineàu 

ea  un  mot,  de  tailler  dans  CQ  bloc  la  grande,  la  vraie,  la  glorieuse 
figure  de  la  Bretagne. 

A  Lobineau  revint  cette  honneur. 

Ce  dernier  venu  des  ouvriers  de  l'Histoire  de  Bretagne  en  était 
aussi  le  plus  jeune.  Né  à  Rennes,  en  1667  S  d'une  vieille  famille 
d'hommes  de  loi,  la  plupart  procureurs  au  Parlement,  il  avait  l'es- 
prit critique,  disculeur  et  frondeur  de  la  basoche^  avec  l'attache- 
ment profond  aux  libertés  do  la  province  qui  distinguait  en  Bre- 
tagne les  gens  de  palais.  Très  dégagé  de  tous  préjugés,  mais  fer- 
mement attaché,  en  histoire  comme  en  religion,  à  la  vérité  pure  ; 
intelligence  étendue,  jugement  solide,  avec  une  forte  pointe  d'ironie 
et  même  de  gaieté,  c'était  l'homme  qu'il  fallait  pour  tirer,  de  l'im- 
mense amas  de  chartes,  de  chroniques,  de  dissertations,  de  ma- 
tériaux de  toute  sorte  entassé»  pendant  sept  ans  par  cinq  opiniâtres 
travailleurs,  un  corps  d'annales  en  bon  ordre,  clair,  lisible,  et  présen- 
table au  public.  Deux  raisons^  dit-il  lui-même,  lui  firent  accepter 
cette  lourde  tâche  :  «  f  honneur  de  la  province  qui  lui  avoit  donné 
(<  U  jour  y  et  ce  qu'il  devoit  au  R.  P.  Audren  qui  l'avoit  élevé  dans 
<c  la  vie  religieuse,  »  et  pour  qui  il  professait  un  respectueux  dé- 
vouement. 

Après  sept  années  consécutives  d'un  travail  incessant  d'examen 
et  de  critique,  de  composition  et  de  rédaction,  —  travail  acharné 
quoique  souvent  interrompu  par  la  nécessité  de  nouvelles  fouilles 
dans  les  archives  de  la  province,  -*  au  commencement  de  1 703, 
Lobineau  avait  achevé  d'écrire  son  Histoire.  Il  consacra  les  huit  ou 
neuf  premiers  mois  de  cette  année  à  la  polir,  à  la  réviser,  avec 
l'aide  des  plus  illustres  savants  de  la  Congrégation  de  Saint-Haur 
qu'il  alla  consulter  à  Paris.  Au  mois  d'octobre,  il  présenta  aux 
Etats  de  Bretagne  le  manuscrit  complet  de  l'ouvrage  comprenant 
deux  gros  volumes  in-folio  :  un  volume  d'Histoire  rédigée  en  oorps 
d'annales  ;  un  volume  d'actes,  titres,  dissertations  et  extraits  de 


t.  Et  aon  en  1666,  comme  on  V%  dit  partout  jusqu'ici.  On  trouTera  le  texte  de 
son  acte  de  baptême  à  la  suite  de  ce  discours 


1 


ÉLOGE  HISTORIQUE  DE  DOM  LOBIKEAU  15 

chroniques  formant  les  prenves  de  celte  Histoire.  En  même  temps, 
il  demanda  aux  Etats  le  vote  d'un  secours  pécuniaire  indispensable 
pour  rimpression.  Cette  demande  fut  très  vivement  soutenue  par 
Us  Commissaires  du  roi,  c'est-à-dire  par  les  hauts  personnages 
chargés  de  représenter  la  royauté  dans  l'Assemblée  de  la  province; 
car  bien  qu'on  en  ait  dit,  dom  Lobineau  n'éprouva  jamais  aucune 
opposition,  aucune  vexation  de  la  part  du  pouvoir  royal,  qui  lui 
prêta  au  contraire  en  plus  d'une  circonstance  un  appui  efficace. 


IV 


L'opposition  vint  d'ailleurs.  Elle  vint  d'une  maison  illustre  en 
Bretagne,  de  la  maison  de  Rohan.  Encore  y-a-t-il  Rohan  et  Rohan. 
La  branche  des  Rohan-Chabot,  qui  aujourd'hui  habite  la  Bretagne, 
qui  a  restauré  avec  tant  d'intelligence  l'admirable  château  de  Jos- 
selin,  cette  branche  fut  très  favorable  à  Tœuvre  de  Lobineau  ;  le 
duc  de  Rohan-Chabot,  président  de  la  noblesse  aux  Etats  de  1703, 
soutint  énergiquement  la  demande  de  subvention. 

Hais  il  y  avait  les  Rohan-Guémené  et  les  Rohan-Soubise,  qui  se 
disaient  orgueilleusement  Rohan-Rohan^  qui  prétendaient  avoir  à 
la  cour  les  honneurs  exceptionnels  de  princes  étrangers^  et  cela 
comme  descendants  d'une  maison  souveraine  ayant  régné  sur  une 
nation  autre  que  la  nation  française.  Cette  maison  souveraine,  c'é- 
tait la  prétendue  dynastie  royale  bretonne  de  Conan  Mériadec.  Or 
l'Histoire  de  Lobineau  rasait  par  le  pied  Conan  et  sa  dynastie. 
Grave  humiliation  pour  les  Rohan-Rohaa,  si  fiers  de  cette  origine 
fabuleuse  ;  grave  péril  pour  leur  principauté  étrangère.  Aussi 
vouèrent-ils  à  Lobineau  et  à  son  œuvre  une  haine  implacable  — 
nous  dirions  aujourd'hui  une  haine  corse^  *-  qui  commença  à  se 
montrer  aux  Etats  de  1703^  mais  qui  ne  put  alors,  malgré  sa  rage^ 
empêcher  le  vote  d'une  subvention  de  20,000  livres  pour  l'impres- 
sion de  l'Histoire  de  Bretagne. 

Ce  n'était  que  le  commencement.  L'année  suivante,  Lobineau  vit 


16  ÉLOGE  mSTORIQUE  DE  DOM  LOBINEAU 

de  nouveau  celte  haine  se  dresser  devant  lui,  lui  barrer  le  passage, 
il  dut  livrer  un  nouveau  combat;  avec  des  circonstances  si  curieuses, 
si  honorables  pour  lui,  que  je  ne  puis  me  dispenser  de  les  rappeler. 

Muni  du  vote  favorable  des  Etals  de  Bretagne,  il  était  allé  à 
Paris  (mai  1704)  traiter  de  l'impression  avec  les  libraires.  Pour 
imprimer  il  fallait  un  privilège.  Le  Chancelier  le  refusa. Pourquoi? 

Il  y  avait  une  dame  qui  s'y  opposait — Madame  de  Soubise.  Saint- 
Simon  en  a  assez  parlé,  dès  lors  tout  le  monde  la  connaît.  Elle  était 
Rohan  de  tous  les  côtés,  par  son  mari,  par  eile-mème,  et  Roban 
jusqu'aux  moelles.  Par  la  constante  et  intime  faveur  du  roi,  elle 
était  bien  plus  ;  elle  avait  pu  faire  son  mari  prince,  se  bâtir  au  mi- 
lieu de  Paris  un  hôtel,  un  palais  digne  d'une  reine;  aussi  entendait- 
elle  bien  être  de  race  royale  et  sortir  du  plus  vieux  roi  qui  eût 
régné  en  Gaule,  c'est-à-dire  de  Conan  Mériadec,  Quand  on  lui  dit 
qu'un  petit  moine,  chassant  de  l'hisloire  Conan  et  sa  race,  la  privait 
de  celte  illustre  origine,  elle  alla  en  grand  courroux  porter  plainte 
au  Chancelier,  —  «  qui  dit  à  dom  Lobineau  qu'il  ne  luy  accorde- 
«  roit  point  de  privilège  pour  son  Histoire,  à  moins  que  Madame 
de  Soubise  n'en  fût  satisfaite  *.  » 

Le  soin  de  s'aboucher  avec  Lobineau  fut  remis  par  cette  haute 
^l  puissant'^  dame  à  son  fils,  Armand-Gaston  de  Rohan-Soubise, 
évêque  de  Strasbourg,  l'un  des  plus  beaux  prélats  de  France  et  des 
plus  intelligents.  Lobineau  comparut  donc  devant  lui,  assisté  d'un 
membre  de  l'Académie  française,  Tabbé  de  Cauraarlin,  plus  tard 
évêque  de  Vannes,  qui  perlait  grand  intérêt  à  l'Histoire  deBretagne. 
Après  plusieurs  conférences  sur  Conan,  l'évèque,  t  comme  il  avoit 
«  beaucoup  de  capacité,  »  dit  un  contemporain,  fut  obligé  de 
«  reconnaître  que  c'étoil  une  fable.  » 

Mais  l'honneur  du  nom  de  Rohan  voulant  qu'elle  fût  maintenue, 
il  déclara  exiger,  au  nom  de  sa  maison,  l'insertion  dans  l'Histoire 


i.  Ce  soDt  les  termes  mêmes  d'un  coolemporain  (te  P.  Léonard  de  Sainte-Calhe- 
rme)  qui  nolait  ces  circonsUnces  jour  par  jour.  Voir  p.  91  et  113  de  la  Correspim- 
dance  historique  des  Bénédictins  Bretons  (Paris,  Cliampion,  1880,  in-a*). 


£lo6E  historique  de  dom  lobineau  17 

de  Bretagne  d'un  mémoire  où  toutes  les  prétentions  rohanesques 
s'étalaient  avec  tous  leurs  arguments.  Le  privilège  était  à  ce  prix. 

Lobineau  trouva  ce  mémoire  plein  de  faussetés,  il  refusa.  Les 
chefs  de  la  congrégation  de  Saint -Maur,  cr:iignant  le  courroux  de 
H>°o  de  Soubise,  le  pressaient  de  céder  ;  les  plus  illustres  savants 
de  Tordre,  dom  Ruinart,  le  grand  Habillon  lui-même,  insistaient 
dans  le  même  sens.  Bien  plus  :  Tévèque  de  Strasbourg,  humiliant 
rimmense  orgueil  de  sa  race,  vint  en  personne  «  trouver  deux  ou 
trois  fois  »  le  petit  moine  «  pour  conférer  avec  luy  et  le  prier 
«  de  ne  pas  faire  cette  difficulté.  »Toul  fut  vain.  Lobineau  ne  recula 
pas  d'une  semelle  ^  —  Voilà  un  Breton  I  —  Et,  chose  merveil- 
leuse, il  l'emporta. 

Sans  doute  le  Chancelier,  qui  avait  été  longlemps  président  du 
Parlement  de  Bretagne,  ne  voulut  pas  s'engager  dans  une  sotte 
querelle  contre  les  Etats  et  le  public  de  cette  province.  Toujours 
est-il  que,  sans  insérer  le  mémoire,  sans  faire  aucune  concession^ 
Lobineau  eut  le  privilège. 


UHistoire  de  Bretagne  parut  en  1707.  Â  peine  parue,  elle  fut 
(et  elle  l'est  encore)  tenue  pour  le  modèle  des  grandes  histoires 
provinciales  fondées  sur  les  titres  authentiques  et  rédigées  en 
forme  d'annales,  comme  on  les  voulait  alors.  Voici  l'appréciation 
portée  sur  cette  œuvre,  en  1708,  par  un  juge  impartial  et  autorisé  : 

(1  Dom  Gui-Alexis  Lobineau,  après  avoir  partagé  avec  ses  con- 
«  frères  la  fatigue  des  recherches,  a  eu  seul  le  soin  de  réduire  et 
«  d'arranger  les  parties  de  ce  curieux  ouvrage  et  toute  la  peine  de  la 
«  composition.  On  ne  peut  lui  refuser  la  gloire  que  mérite  un  critique, 
«  juste  et  délicat,  qui,  fidèle  à  ne  pas  aller  au-delà  de  ses  preuves 


l.Tout  ce  récit  est  lire  presque  liuéralement  des  Notes  du  P.  Léonard,  dani  Toa- 
vragc  déjà  cité,  p.  113-114. 

TOMft   hX  (X  DE  LA    6»  SÉRIE)  2 


18  ÉLOGE  HISTORIQUE  DE  DOH  LOBINEâU 

«  n'impose  jamais  au  leclear  par  des  airs  de  conûance  et  par  des 
«  décisions  présomptueuses  ;  qui  préfère  une  sage  incertitude  à  des 
«  conjectures  hardies  ;  qui  propose  avec  netteté  les  raisons  de  se 
«  déterminer,  mais  qui  ne  cache  pas  les  raisons  de  douter.  On  ne 
«  lui  refusera  pas  non  plus  la  gloire  d'avoir  le  style  net,  ferme  et 
f  coulant,  sans  affectation  et  sans  rud  esse. 

«  L'auteur  s'est  interdit  tous  ces  ornements  que  l'imagination 
€  aime  à  prêter  aux  narrations  pour  les  embellir.  Il  a  conservé  aux 
«  personnes,  aux  dignités,  aux  habillements,  aux  armes,  aux  céré- 
€  monies  les  noms  anciens.  Voilà  sa  méthode^  qui  consiste  dans 
«  un  attachement  scrupnleuûû  à  la  vérité. 

(c  On  doit  être  aussi  content  de   l'imprimeur  que  de  l'auteur. 

«  L'édition  répond  à  la  magnificence  des  Etais  de  Bretagne  qui, 
«  dans  des  temps  difficiles,  ont  fait  éclater  une  libéralité,  qu^on  ne 
«  saurait  trop  proposer  pour  exemple  aux  autres  provinces  du 
«  royaume  et  même  aux  autres  Etals  de  l'Europe  ^  » 

Et  en  effet,  en  cette  même  année  1708,  les  Etats  de  Languedoc, 
ayant  résolu  de  faire  écrire  l'histoire  de  leur  province,  voulurent 
confier  ce  travail  à  Lobineau  '.  Celui-ci,  qui  ne  songeait  qu'à  con- 
tinuer l'Histoire  de  Bretagne,  refusa  :  les  Languedociens  alors 
s'adressèrent  au  supérieur  général  de  la  Congrégation  de  Saint-Maur 
pour  obtenir  de  lui  deux  de  ses  religieux  qui  travailleraient  suivant 
les  principes  de  l'historien  de  Bretagne,  et  le  supérieur,  avant  toute 
chose,  pria  ce  dernier  de  tracer  la  voie  à  ses  confrères  en  leur  fai- 
sant part  de  sa  méthode.  On  a  la  réponse  de  notre  auteur,  qui  est 
fort  intéressante  et  suffirait  à  prouver  le  grand  succès  de  son 
œuvre  3. 


1.  Méraoires  poar  servir  à  Thisfoire  des  sciences  et  des  arts,  recueillis  par  ordre 
de  S.  A.  S.  M"  le  prince  souverain  de  Dombe  (dits  Mémoires  de  Trévoux),  Avril 
1708,  p.  549-551. 

2.  Correspondance  des  Bénédictins  Bretons,  p.  141,  n»  S2,  24  juin  1708. 

3.  Lettre  de  dom  G.-A.  Lobineau  à  dom  Simon  Bougis,  supérieur  général  de  la 
Congrégation  de  Saint -Maur^  du  3  octobre  1708  (publiée  en  1825  pour  la  Société 
des  Bibliophiles  François^  et  devenue  extrêmement  rare.) 


ÉL0G8  HISVORlQOfi  08  DOM  LOBINBAU  19 

Ge  succès  ne  désarma  point  la  haine  des  Rohan,  d'autant  que  it 
zèle  deLobîneau  à  poursuirre  son  ouvrage  ne  les  rassurait  nulle- 
ment* Dès  la  fin  de  1707,  il  présentait  aux  Etats  le  manuscrit  prêt 
à  imprimer  d*un  troisième  volume,  —  volume  de  preuves,  chro- 
niques^ actes  divers.  On  disait  môme  qu'il  pourrait  bien  s'y 
glisser  une  démolition  en  règle  de  Gonan  Mériadec.  ^  Le  clan  des 
Rohan  dans  toutes  ses  subiivisions  (sauf  les  Rohan-Ghabqt)  était 
terrifié.  Rohan-Guémené,  Rohan -Soubise^  Rohan-Pouldu,  tous  se 
coalisèrent  ;  avec  4'énergie  du  désespoir  iU  firent  Jouer  toutes  les 
batteries,  toutes  les  ressources  et  tous  les  genres  d'influence  que 
leur  pouvaient  donner  leur  immense  fortune  et  leur  haute  positioq* 
Ils  parvinrent  à  dominer  les  Etats,  à  les  empêcher  de  voter  la  sub- 
vention demandée  par  Lobineau  pour  i'impressioa  de  ce  troisième 
volume. 

L'historien  ne  se  découragea  pas,  il  s'acharna  à  la  besogne,  et 
mit  sur  pied  le  manuscrit  d^un  quatrième  tome.  Il  écrivit  de  plus 
un  Traité  très  étendu  des  Barons  de  Bretagne.rempVi  de  curieuses 
recherches  sur  les  institutions  féodales  bretonnes  et  sur  le  gouver- 
nement ancien  du  duché.  Ces  efforts,  ces  travaux  furent  inutiles, 
du  moins  pour  leur  auteur  —  car  plus  tard  D.  Morice  en  profila*  — 
Les  Rohan-Rohan  étaient  maîtres  de  la  place,  ils  firent  écarter  par 
les  Etals  toutes  les  requèles,  toutes  les  propositions  de  Lobineau 
—  sans  préjudice  des  peliles  vexations  qu'ils  lui  valurent,  dans  le 
détail  desquels  je  ne  puis  entrer. 

Telle  fut  la  générosité  de  celle  illustre  maison.  Ainsi  vengea- 
t-elle,  au  détriment  de  la  Bretagne  et  de  son  historien,  les  malheurs 
du  grand  Gonan  Mériadec,  ou  plulôt  —  car  c'est  là  le  vrai  —  les 
blessures  faites  par  la  vérité  historique  à  son  implacable  vanité. 


VI 


Elle  ne  put  cependant  empêcher  dom  Lobineau  de  rendre  à  sa 
patrie  un  nouveau  service  non  moins  important  que  le  premier 


20  ÉLOGE  HISTORIQUE  DB  BOM  LOBINEAU 

en  publiant,  deux  années  seuiemenl  avant  sa  mort  (en '1725),  la 
grande  Vie  des  Saints  de  Bretagne  :  publicalion  à  laquelle  (on  a 
regret  de  le  dire)  les  Etals  de  Bretagne  restèrent  étrangers  et  qui 
fut  f^ite  tout  entière  aux  frais  des  libraires  associés  de  la  ville  de 
Rennes.  Œuvre  magistrale  --  un  volume  in-folio —  qui  a  fixé  dans 
lous  ses  traiis  principaux  la  vérité  de  Thistoire  religieuse  de  notre 
province,  comme  Tin-folio  de  1707  l'avait  fait  pour  notre  histoire 
civile,  politique  et  militaire  ^ 

Cependant,  la  Vie  des  Saints  de  Bretagne  de  Lobineau  a  été 
Tobjet  de  nombreuses  critiques,  ou  plutôt  d'une  seule  critique  fré- 
quemment répétée  :  on  lui  a  roproché,  on  lui  reproche  encore 
souvent  ya  ^eplicisme  qui  rejette  les  miracles,  qui  élimine  de  l'his- 
toire religieuse  le  surnaturel.  Reproche  complètement  injuste.  Pour 
l'articuler  il  faut  n'avoir  lu  ni  Tœuvre  de  Lobineau  ni  même  sa  pré- 
face, où  il  expose  la  règle  suivie  par  lui  et  qui  se  résume  en  deux 
mots  :  créance  complète  aux  miracles  attestés  par  des  témoins 
oculaires,  par  des  contemporains  dignes  de  foi  et  bien  informés  ; 
liberté  entière  vis  -à-vis  de  ceux  qui  ont  pour  uniques  garants  des 
écrivains  de  beaucoup  postérieurs  à  l'événement,  condamnés  dès 
lors  à  reproduire  la  tradition  orale,  si  sujette  aux  exagérations,  aux 
inventions,  aux  erreurs  de  toute  sorte,  et  qui  ne  peut  en  aucun  cas^ 
surtout  en  telle  matière,  passer  pour  un  témoignage  irrécusable. 

Ainsi,  par  exemple,  Lobineau  admet  de  grand  cœur  tous   les 
miracles  de  saint  Yves  ;  mais  il   rejette  ceux   de   sainte  Haude, 
sœur  de  saint  Tangui,   une  sainte  du  VP  siècle  qui,  selon    sa 
légende  rédigée  au  Xy%  serait  entrée  un  jour  chez  son  père,  dans 
la  salle  du  château  de  Trémazan,  en  tenant  sa  tête  entre  ses  mains, 


1.  Avis  indispensable.  La  prélendue  nouvelle  édition  de  la  Vie  des  Saints  de  Bretagne 
de  Lobineau,  donnée  en  1836  par  M.  Tabbé  Tresvanx,  reproduit  d'une  façon  très 
inexacte  le  texte  du  grand  Bénédictin.  Quelquefois  elle  le  complète,  plus  SDuven^ 
elle  Taltère.  En  ce  qui  concerne  ks  premiers  siècles,  Tabbé  Tresvaux  défigure  abso- 
lument son  auteur,  en  lui  imposant,  par  voie  d'interpolation,  Tabsurde  système  de 
Conan  Blériadec  et  de  la  dynastie  conanienne,  que  Lobineau,  on  l'a  vu,  repoussait 
énergiquement  C'est  là  pis  qu'une  exactitude,  c'est  une  falsiticaUon. 


£l06E  historique  de  DOM  LOBINEA0  21 

et  aurait  ordonné  à  sa  marâtre,  coupable  de  sa  mort,  de  vuider 
sur  le  champ  ses  entraides,  ce  que  celle-ci  se  hâta  de  faire  immé- 
diatement jusqu'à  mort  et  extinction  définitive. 

Dom  Lobineau,  de  ce  chef,  est-il  bien  coupable  ? 

Prenons  garde.  Messieurs  :  la  plupart  du  temps,  ceux  qui  en 
telle  matière  disent  :  a  Tout  ou  rien,  tout  est  à  prendre  ou  tout  à 
laisser  ;  si  vous  croyez  aux  miracles  de  saint  Yves,  vous  ne  pouvez 
rejeter  ceux  de  sainte  Haude,  >  prenons  garde  que  ceux-là,  leur 
principe  admis,  se  réservent  bien  souvent  de  conclure  que,  les 
miracles  de  sainte  Haude  ne  pouvant  sérieusement  être  imposés  à 
la  croyance  d*un  homme  raisonnable,  ils  les  rejettent  et  avec 
eux  —  par  conséquent  —  tous  les  autres. 

Il  me  semble  inutile  d'insister. 

Le  plus  grand  tort  de  Lobineau  en  cette  matière  voulez-vous  le 
savoir  ? 

C'est  d'avoir  traité  beaucoup  trop  durement  son  devancier,  le 
bon  Père  Albert  Legrand,  dont  il  a  quelque  part  appelé  le  livre 
«  un  tissu  de  fables,  plus  propre  à  réjouir  les  libertins  (c'est-à-dire 
tt  les  incrédules)  qu'à  édifier  les  fidèles.  » 

Sans  doute,  au  temps  de  la  Régence,  dans  certaines  classes  de 
la  société^  l'incrédulité  qui  déjà  ricanait  et  levait  la  tête,  trouva  en 
plus  d'un  récit  du  mW  légendaire  un  texte  de  méchantes  plaisante- 
ries. C'est  là  ce  qui  explique  le  mol  de  Lobineau,  —  sans  le  jus- 
lifier.  Car,  à  mon  sens,  dans  la  masse  de  la  nation  bretonne,  le 
livre  du  P.  Albert  Legrand,  très  attrayant  de  forme  et  par  consé- 
quent très  lu,  eut  un  effet  tout  autre  :  il  contribua  (croyons-nous) 
beaucoup  à  y  maintenir  vivants,  et  dans  une  alliance  intime,  le 
sentiment  chrétien  et  le  sentiment  breton. 

Aujourd'hui  il  est  facile  d'être  juste  tout  à  la  fois  pour  les  deux 
œuvres  si  dissemblables,  mais  si  remarquables  par  des  qualités 
diverses,  de  Lobineau  et  d'Albert  Legrand. 

Celui-ci,  sans  la  moindre  prétention  liiléraire,  a  fait  un  livre 
dontle  style,  la  couleur, le  mouvement,  sont  le  principal  mérite. Il  a 
un  peu  travesti  ses  personnages  ;  à  tous,  de  quelque  siècle  qu'ils 


29  ÉLOGE  niSTORIQUE  DE  DOM  LOBIMEAU 

soient,  il  donne  les  sentiments,  le  langage,  jusqu'au  costume  de  son 
temps,  non  peut-être  du  règne  de  Louis  XIII,  mais  plutôt  de  la 
Ligue,  l'époque  de  sa  jeunesse,  époque  ardente,  énergique,  vivante, 
agissante  :  aussi  toutes  ces  figures  sont-elles  pleines  de  vie  et  de 
verve;  si  ce  n*est  pas  là  une  résurrection,  au  moins  c'est  un 
drame. 

La  Vie  des  Saints  de  Bretagne  de  Lobineau  n'offre  rien  de  pareil. 
C'est  une  longue,  une  imposante  galerie  de  statues  taillées  dans  le 
granit  breton  ;  les  draperies  sont  sobres,  un  peu  rigides,  les  lignes 
simples  et  sévères,  tout  ornement  superflu  soigneusement  écarté  ; 
mais  au  point  de  vue  de  la  vérité  des  figures  et  de  l'exactitude 
des  proportions,  le  travail  est  exécuté  avec  un  suin  tel  et  avec  une 
telle  conscience  qu'il  n*y  a,  pour  ainsi  dire,  rien  à  reprendre. 

En  ce  qui  touche  surtout  les  temps  anciens,  la  Vie  des  Saints 
de  Bretagne  est  le  complément  indispensable  de  VHistoire  de  Bre^ 
tagnede  Lobineau.  Dans  ces  deux  ouvrages  il  a  fixé  la  vraie  théo- 
rie de  nos  origines,  spécialement  de  nos  origines  religieuses^  qu'il 
rapporte  —  très  justement  —  aux  moines,  aux  missionnaires  venus 
de  la  Grande-Bretagne  en  Ârmorique  avec  les  émigrés  bretons 
chassés  de  l'tle,  aux  Y*  et  Vl«  siècles,  par  l'invasion  saxonne.  Si  ce 
n'est  pas  ces  missionaires  qui  ont  pour  la  première  fois  porté  la 
parole  évangélique  dans  la  péninsule  armoricaine,  c'est  eux  qui 
l'ont  fécondée,  eux  qui  ont  converti  la  plus  grande  partie  des  indi- 
gènes  restés  pblens  jusque-là,  eux  qui  ont  fondé  les  évêohés,  les 
églises,  les  monastères,  en  un  mot  toute  Torganisalion  ecclésias- 
tique telle  qu'elle  a  persisté  jusqu'au  dernier  siècle.  En  eux  donc 
nous  devons  saluer  les  véritables  apôtres  de  notre  province,  et  ces 
apôtres  —grâce  à  Dieu  —  sont  des  Bretons.  Voilà  ce  que  Lobineau 
a  établi  le  premier  sur  des  monuments  et  des  preuves  irrécu- 
sables. 

VII 

Ainsi,  Messieurs,  malgré  les   contradictions,  les  persécutions 
semées  sur  sa  route  et  dont  je  n'ai  pu  ici  rappeler  qu'une  partie. 


ÉLOGE  HISTORIQUE  DE  DOM  LOBINBÀU  23 

ce  vaillant  moine  vint  à  bout  d'achever  toute  la  partie  essentielle 
de  son  œuvre,  œuvre  gigantesque,  d'un  labeur  et  d'un  prix  inesti- 
mable, — puisque  c'est  Thistoire  entière  de  notre  chère  Bretagne, 
dans  Tordre  religieux  et  Tordre  civil,  son  histoire  vraie,  que  nous 
n'avions  pas  avant  lui,  qu'il  nous  a  donnée,  et  que  nous  lui 
devons  ! 

Pour  dom  Morice  (car  il  en  faut  dire  un  mot),  venu  quarante  ans 
après  Lobineau,  il  a  vécu  de  ses  miettes.  Tout  ce  qu'il  y  a  de 
nouveau,  d'original  dans  son  œuvre,  c'est  le  rétablissement  en  tète 
de  son  Histoire,  et  par  ordre  des  Rohan,  de  la  fable  de  Conan 
Mériadec,  —  c'est-à-dire  une  souillure  au  fronton  du  monument 
élevé  par  son  devancier. 

Quant  à  ce  dernier  —  Lobineau,  —  avais-je  tort  en  commen- 
çant de  l'appeler  un  grand  serviteur  de  la  Bretagne,  —  lui  qui  con- 
suma sa  vie,  sa  vie  entière,  qui  subit  et  qui  brava  mainte  épreuve 
pour  retrouver  trait  à  trait  et  pour  faire  revivre  avec  une  fidélité  par- 
faite, dans  une  image  digne  d'elle,  le  glorieux  passé  de  notre  chère 
province  ? 

Est-ce  là  un  service  ?  Et  pour  qui  Ta  reçu,  ce  service,  est-ce  là 
une  dette  ? 

Les  Bretons  n'ont  jamais  été  taxés  d'ingratitude.  Pourtant  depuis 
un  siècle  et  demi  celle  dette  restait  en  souffrance.  Pas  le  plus 
modesle  monument,  pas  la  plus  brève  inscription,  pas  le  moindre 
signe  extérieur  ne  rappelait  même  le  nom  de  Lobineau.  Cette 
ingratitude,  ou  du  moins  celle  apparence  d'ingratitude,  ainsi  pro- 
longée, tournait  au  scandale. 

Monseigneur, 

Grâce  à  vous  ce  scandale  a  cessé.  Puisque  la  ville  de  Rennes 
semble  oublier  celui  qui  a  été  Tun  de  ses  plus  glorieux  enfants, 
vous,  Monseigneur,  dont  le  diocèse  garde  la  dépouille  du  grand 
historien,  vous  avez  voulu  honorer  son  nom,  payer  autant  qu'il 
était  en  vous  la  dette  de  la  Bretagne. 


24  ÉLOGE  HISTORIQUE  DE  DOM  LOBINBAU 

I'  Permettez-moi,  Monseigneur,  de  voUs  en  remercier  au  nom  de 

tous  les  Bretons, 

En  leur  nom  permettez-moi  aussi,  Monseigneur,  de  tous  remer- 
cier de  Tardenle  et  énergique  sympathie  que  vous  montrez  en  toute 
occasion  pour  les  souvenirs,  les  traditions,  les  illustrations  de  la 
patrie  bretonne.  Dans  quelques  jours,  vous  allez  bénir  la  première 
pierre  du  nouveau  etsplendide  tombeau  restitué,  par  vos  efforis  et 
sur  votre  initiative,  au  grand  thaumaturge,  au  plus  illustre  des  saints 
bretons,  qui  résume  dans  les  merveilles  de  son  austérité,  de  sa  cha- 
rité incomparables,  les  vertus  et  les  merveilles  de  tous  ses  devan- 
ciers, à  saint  Yves.  C'est  là  encore  une  dette  de  la  Bretagne  que 
vous  aurez  l'honneur  d'acquitter. 

Merci  enfin.   Monseigneur,  de  voire  respect  pour  nos  vieux 

monuments,  nos  vieilles  églises.  Vous  comprenez  admirablement 

f  que  les  pierres  qui  les  composent,  consacrées  par  l'art  antique,  par 

les  innombrables  prières  des  générations  anciennes  dont  elles  sont 
comme  imprégnées,  établissent,  entre  ces  générations  passées  et 
la  présente,  un  lien  sacré  qui  ne  permet  point  à  celle-ci  de  dégé- 
nérer de  la  foi  de  ses  ancètres; 

Heureuse  d'ailleurs  la  province  de  Bretagne  —  la  province 
ecclésiastique  de  Rennes,  —  dont  le  vénérable  métropolitain  s'est 
empressé  de  témoigner  ses  sympathies  bretonnes  en  faisant  rétablir 
les  vieux  titres  épiscopaux  de  saint  Malo  et  de  saint  Samson,  et 
qui  voit  maintenant  sur  trois  de  ses  sièges  trois  vrais  Bretons  atta- 
chés de  cœur  aux  souvenirs,  aux  traditions,  aux  vieilles  mœurs 
[:  de  la  Bretagne,  parce  qu'ils  savent  qu'entre  le  sentiment  chrétien 

[  et  le  sentiment  breton  il  y  a  une  alliance  intime,  naturelle,  indis- 

soluble. 
!^  Honneur  donc,  honneur  aux  évèques  bretons  ! 

r  Nous  aussi,  Messieurs,  à  leur  exemple,  chrétiens  et  Bretons  que 

%  nous  sommes,  efforçons-nous  d'entretenir  et  de  promouvoir  autour 

de  nous,  partout,  sous  toutes  les  formes,  ce  double  sentiment,  dont 
[c-  l'union  intime  a  toujours  été  en  ArmoriqueTun  des  traits  les  plus 

Et  saillants  du  caractère  national,  depuis  Tâge  antique  de  nos  apôtres, 


ilOaZ  HIST0RIQU8  DB  DOM  LOBINKAU  25 

ies  Brieuc,  les  Tudual,  les  Samson,  les  Coreniin,  les  Gildas,  jusqu*à 
nos  héros  et  nos  poètes  de  Tâge  moderne  :  Chateaubriand,  Bri* 
zeux,  Lamoriciëre. 

Et  ce  double  sentiment,  cette  union  intime  du  génie  celtique 
et  de  ridée  chrétienne,  où  la  trouver  mieux  réalisée  qu'en  Thomme 
dont  nous  honorons  ici  la  mémoire,  —  Gui-Alexis  Lobineau  ? 

Le  Christ  !  —  toute  sa  vie  il  l'a  servi  sous  Tauslëre  observance 
de  saint  Benoit. 

La  Bretagne  !  —  toute  sa  vie  il  Ta  aimée,  étudiée,  glorifiée,  —  et 
glorifiée  comme  elle  le  mérite,  par  la  vérité  seule  :  de  cet  or  pur 
et  sans  alliage  il  a  fait  la  couronne  de  la  Bretagne. 

La  Vérité! — cette  vérité  cherchée  par  lui  avec  tant  J*ardeur, 
scrutée  avec  tant  de  patience,  extraite  avec  tant  de  fatigue  des  limbes 
du  passé,  —  une  fois  conquise,  il  n'est  pas  resté  devant  elle  froid 
et  inerte.  11  l'a  prochmée,  maintenue,  avec  1  obstination  passionnée 
d'un  Celle.  Il  Ta  bravement  défendue  contre  toute  attaque  avec  la 
virile  liberté  des  vieux  saints  de  notre  race,  qui  comptaient,  qui 
pratiquaient  comme  une  éminenle  vertu  ce  que  leurs  biographes 
appellent  liberlas  vods  erga  terrenas  potestates  \  la  liberté  de  la 
parole  envers  les  puiâsants  de  la  terre. 

Oui,  c'était  un  vrai  chrétien  et  un  vrai  Breton,  une  vaillante 
intelligence,  un  fort  caractère,  ce  moine  qui  usa  sa  vie  à  servir,  à 
glorifier,  à  défendre  —  le  Christ,  la  Bretagne^  la  Vérité  ! 

Arthur  de  la  Borderie. 

1 .  Voir  VU.  S.  Winwaloei,  lib.  11.  cap.  2,  dans  le  Carlulaire  de  Landcvenec,  p.  ôO. 


). 


AGTB  DE  BAPTÊME  ET  DE  NAISSANCE 

DB 

GUI-ALEXIS  LOBINEAU 

C9  octobre  1667 J 


a  Gui-Alexis  Lobineau,  fils  de  mattre  Pierre  Lobineau  el  de 
damoiselle  Anne  Hunauld  sa  compaigne,  a  eslé  ce  jour  tenu  sur  les 
fons  par  noble  homme  Gui  Cordonnier,  huissier  en  la  Cour,  et 
damoiselle  Suzanne  Jandron,  compaigne  de  noble  homme  Jacques 
Pigeaut,  sieur  de  Pomelin  :  ledit  enfant  né  ce  neuffiesme  octobre 
1667. 

«  (Signé)  Cordonnier.  —  Susanne  Gendron  —  Le  Paige.  — 
Pigeaut.  —  A.  Lobineau.  —  Catherine  PigeauL  -  Petitjan.  - 
P.  de  Lorgeril.  —  P.  Lobineau.  » 


La  dernière  signature  est  celle  du  père,  ravant-dernière  celle  du  rec- 
teur de  Saint-Étienne  de  Rennes;  Tacte  est  inscrit  aux  registres  baptis- 
maux de  cette  paroisse^  année  1667,  fol.  89  verso.  La  copie  nous  en  a 
été  fournie  par  M.  Pdul  de  la  Bigne- Villeneuve,  membre  de  la  Société 
Archéologique  d'Ille-et- Vilaine.  —  Jusqu'ici  tous  les  auteurs  ont  mis,  à 
tort,  la  naissance  de  Lobineau  en  1666,  sans  en  indiquer  le  jour. 


MISANTHROPE 


I 


Lequel  a  raison,  de  Pbiliale  ou  d'Alceste?  Tûus  les  deux,  ou 
plulôt  ni  l'un  ni  l'autre.  L'art  suprême  de  Molière  est  de  faire  dis- 
courir ses  personnages  avec  tant  de  naturel  que  chacun  d'eux 
semble  avoir  raison  quand  il  parle.  J*ai  beaucoup  lu  et  relu  Molière, 
j'y  ai  pris  un  plaisir  toujours  renouvelé.  Le  dialogue  est  vif  el 
charmant,  la  versification  merveilleuse,  l'observation  de  la  nature 
extrêmement  fine,  mais  elle  s'arrête  à  la  finesse  et  n'atteint  jamais 
ni  l'élévation  ni  la  profondeur. 

On  a  écrit  bien  des  volumes  sur  Molière.  Je  ne  sais  si  l'on  a  fait 
la  remarque  que  voici  :  aucun  de  ses  personnages  n'a  un  caractère 
véritablement  élevé  ;  aucun  non  plus  un  caractère  véritablement 
odieux  et  bas.  Sous  ce  dernier  rapport,  on  m'objectera  aussitôt  Tar- 
lufTe,  sans  m'embarrasser.  Tartuffe  est  un  fieffé  eoquin^  dont  la  place 
serait  au  bagne.  Il  veut  escroquer  la  fortune  d'un  bourgeois  dévot 
dont  la  sottise  est  par  trop  voisine  de  l'ineptie,  et,  pour  duper  cet 
imbécile,  il  prend  le  masque  de  la  dévotion.  Il  m'est  impossible 
de  voir  là  des  caractères  dramatiques.  Orgon  devrait  être  interdit 
par  les  tribunaux  à  la  requête  de  son  fils.  Tartuffe,  ce  fourbe  re- 
nommé^ qui  a  fait  mille  autres  friponneries  el  n*a  échappé  qu'en 
changeant  de  nom  aux  recherches  de  la  police,  est  à  bon  droit, 
dès  qu'il  est  reconnu,  ramassé  par  elle  au  dénouement.  Il  a  dû 
jadis  tricher  m  jeu  les  fils  de  famille,  ou  voler  les  bijoutiers,  en  se 
faisant  passer  pour  marquis.  Voler  Orgon,  en  se  faisant  passer  pour 
dévot,  est  une  habileté  de  main  du  même  genre  et  n'a  rien  de  plus 
profond. 

On  a  peine  à  comprendre  à  la  lecture,  et  l'on  ne  comprend  que  par 


28  MISANTHBOPE 

reflet  à  la  scène  de  quelques  tirades,  dont  Tintenlion  semble  perfide^ 
malgré  les  dénégations  et  les  protestations  de  l'auteur,  tout  le  bruit 
que  les  passions  irreligieuses  ont  fait  'depuis  deux  siècles  autour  de 
cette  figure  patibulaire  de  Tartuffe.  Les  passions  politiques  sont, 
certes  aussi,  bien  ardentes.  Il  y  a  de  vénérables  douairières  qui,  dans 
la  sincérité  de  leur  culte  pour  leurs  traditions  de  famille^  ne  sont  pas 
plus  dii&cites  à  duper  que  Mi°«  Pernelle.  Elles  sont  exposées  à  l'ac- 
cident d'avoir  des  fils  qui  n'aient  pas  plus  de  discernement  qu'Or- 
gon.  Je  suppose  qu'on  imagine  de  mettre  au  théâtre  un  intérieur 
respectable  de  manoir  aux  vieilles  mœurs,   et  d'y  introduire  un 
fourbe  de  chevalerie,  se  parant  d'un  faux  nom  et  d'un  faux  titre,  se 
disant,  suivant  l'époque  de  l'action,  blessé  des  guerres  de  la  Vendéei 
de  la  Navarre  ou  de  Castelûdardo,  et  cherchant,  sous  ces  déguise- 
ments, à  escroquer  la  fortune  de  H.  le  marquis  en  épousant  sa  fille  ; 
je  suppose  qu'au  moment  de  réussir,  il  soit  découvert  pour  ce  qu'il 
est,  pour  un  repris  de  justice  et  un  filou,  appréhendé  au  corps  et, 
pour  dénouement  de  la  comédie,  reconduit  en   prison  entre  deux 
gendarmes  :  quelque  talent  qu'on  y  mette,  je  défie  qu'on  parvienne 
à  faire  de  cela  une  pièce  supportable.  Des  gens  bornés  et  crédules 
trompés  par  un  fripon,  Tartuffe  n'est  pas  autre  chose.  Il  y  a  des 
scènes  élincelantes  d'esprit,  il  n'y  a  pas  un  caractère. 

Je  ferais  une  remarque  analogue  sur  toutes  les  autres  pièces  de 
Molière,  et  les  meilleures.  Rien  d'élevé,  rien  de  grand,  rien  non 
plus  de  proprement  odieux.  Dans  les  Femmes  savantes,  la  plus 
amusante  et  la  plus  parfaite  à  mon  gré,  tous  les  premiers  rôles  ont 
simplement  des  travers  ridicules.  Trissotin  est  un  sot  vaniteux  et 
Vadius  un  cuistre.  —  Le  Bourgeois^ gentilhomme  n'est  aussi  qu'une 
charge  bouffonne  d'un  travers  de  vanité  :  le  bon  M.  Jourdain  n'a 
rien  de  l'insolent  et  profond  orgueil  du  parvenu.  —  Harpagon  lui- 
même  est  un  avare  pour  rire.  Ses  mesquines  manies  de  lésine  ne 
l'empêchent  pas  de  se  faire  traîner  dans  un  carrosse,  d'avoir  des 
laquais  et  une  servante.  Combien  il  est  loin  des  passions  si  drama- 
tiques qui  ravagent  le  cœur  du  père  d'Eugénie  Grandet  !  Il  y  a 
deux  très  jolies  comédies,   dont  les  titres  semblent  indiquer  une 


MISANTHROPE  29 

intention  sérieuse,  l* École  des  maris  et  P École  des  femmes.  Le  beau 
rôle,  dans  la  première^  est  pour  Arisle.  On  chercherait  cependant 
bien  en  vain  quelque  chose  d'élevé  dans  le  caractère  de  ce  débon- 
naire vieillard  qui 

Gâche  ses  cheveux  blancs  d'une  perruque  noire, 

et  réussit,  à  force  de  complaisances,  à  se  faire  agréer  d*une  jeune 
fille,  malgré  la  disproportion  des  âges.  L'enseignement  consiste, 
pour  les  maris^  à  laisser  la  plus  entière  liberté  aux  femmes,  à  les 
encourager  à  voir   • 

les  belles  compagnies, 

Les  divertissements^  les  bals,  les  comédies, 

toutes  celles  de  Molière,  sans  doute,  qui  ajoute  : 

Ce  sont  choses,  pour  moi,  que  je  tiens  de  tout  temps 
Fort  propres  à  former  l'esprit  des  jeuoes  gens. 

Plus  vainement  peut-être  encore  chercherait-on  dans  l'Ecole  des 
femmes^  dont  une  sale  équivoque,  reproduite  avec  insistance  dans 
la  Criiiquej  fait  le  principal  succès  d'éclat  de  rire  à  la  représenta- 
tion, une  élévation  quelconque  de  sentiment  ou  de  pensée. 

C'est  que  Molière  lui-même  manquait  absolument  d'élévation. 
Homme  d'infiniment  d'esprit  et  de  talent,  doué,  je  le  veux  bien,  d'un 
rare  bon  sens  et  d'une  rectitude  naturelle  de  jugemenl,  point 
méchant,  assez  honnête  d'instincts,  et  assez  exempt  de  passions, 
il  se  ressentit  toujours  des  influences  de  sa  vie  de  bohème,  il  de- 
meura,  par  le  cœur,  médiocre  et  vulgaire.  II  voit  les  ridicules  de  la 
société  qui  l'entoure,  il  les  raille  pour  amuser  le  public,  y  prenant 
le  premier  un  plaisir  persgnnel  ;  mais  son  observation  reste  super- 
ficielle et  s^arrête  aux  manifestations  extérieures  des  caractères  ; 
elle  ne  pénètre  jamais  au  fond.  J'ouvre  au  hasard  le  livre  d'un 
contemporain  bien  moins  lu,  et  dont  l'illùstralion  est  fort  infé- 
rieure à  celle  de  Molière,  de  La  Bruyère,  et  suis  aussitôt  frappé 
du  contraste.  Je  renconlre^  je  constate  à  chaque  page  ce  qui  manque 
à  Molière  :  Télévation  de  l'âme,  la  profondeur  de  l'observation. 


30  MtstAfrrHRot>e 

J'accorde  donc  à  Molière  tin  talent  inimitable,  mais  quand  ses  admi^ 
i'aleurs  enthousiastes  essaient  de  le  représenter  comme  un  philo- 
sophe et  un  grand  moraliste,  je  proteste  contre  Thyperbole  et  ne 
sais  pas  d'éloges  moins  justifiés. 

Je  reviens  au  Misanthrope.  Fera-t-il  exception  à  ma  remarque? 
En  aucune  façon.  Âlcesle  est  morose,  il  est  bourtu  ;  tranchons  le 
mot,  il  est  grognon.  Il  a  au  moins  deux  raisons  pour  cela.  Il  a  un 
procès  qui  l'inquiète,  il  est  amoureux,  et  amoureux  jaloux,  d*une 
coquette  qui  se  moque  de  lui.  Ce  n'est  pas  pour  rendre  Thumeur 
joviale,  et  un  seul  de  ces  soucis  suffit  amplement  à  expliquer  sa 
morosité.  On  comprend  qu'il  supporte  impatiemment  les  empres- 
sements importuns  d'Oronte,  qui  veut,  à  toute  force,  lui  faire  goûter 
le?  beautés  de  son  sonnet  et  qui  est  un  rival.  Essayez  de  réciter 
les  plus  beaux  sonnets  du  monde  à  un  plaideur  tremblant  pour  sa 
fortune  ou  à  un  amoureux  tourmenté  par  la  jalousie,  je  gage  que 
vous  ne  serez  pas  mieux  reçu  qu'Oronte,  sans  que  cela  prouve  au- 
cunement que  vous  ayez  eu  affaire  à  un  misanthrope.  Il  y  a  donc 
ici  une  faute  contre  Tart,  non  pas  certes  dans  l'exécution,  qui  est 
brillante,  mais  dans  la  conception  du  caractère.  Molière  a  écrit,  en 
se  jouant^  une  scène  ravissante.  Il  ne  s'est  pas  apperçu  qu'en 
donnant  à  Alceste  des  motifs  actuels  et  personnels  de  chagrin,  il 
effaçait,  il  éteignait  le  caractère.  Philinte  lui-même,  aux  prises 
avec  ces  chagrins,  eût  été  peut-être'  aussi  maussade.  Qui  n'a  pas 
eu  ses  jours  d'agacement,  d'acrimonie  ?  une  souffrance  physique 
que  l'on  cache,  une  migraine  on  un  mal  de  dent6,  il  n'en  faut 
souvent  pas  davantage.  Il  y  aurait  donc  eu  plus  d'art  h  montrer 
Alceste  gagnant  sa  cause  auprès  des  tribunaux  et  aimé  de  Géli* 
mène,  et  restant  morose. 

Pendant  tout  le  cours  de  la  pièce,  la  mauvaise  hutneur  d'Alcesle 
roule  sur  ces  deux  pivots,  son  procès  et  sa  jalousie.  Au  cinquième 
acte,  il  apprend  presqu'à  la  fois  que  son  procès  est  perdu  et  que 
Célimène  s'est  moquée  de  lui.  Alors  il  éclate  en  imprécations 
contre  le  genre  humain  et  jure  de  le  fuir.  C'est  de  l'emportement, 
et  rien  de  plus  :  il  n'est  qu'au  commencement  des  vingt-quatre 


%:,. 


MISANTHROPE  31 

heures  données  à  lout  plaideur  malheureux  pour  maudire  ses 
juges.  Demain  il  pourra  bien  interjeter  appel  de  la  sentence,  et 
porter  à  une  autre  belle  son  cœur^  qui  s'était  déjà  précautionné 
d'Eliante.  Non,  le  sens  des  mots  a  bien  changé,  ou  je  ne  puis  pas 
voir  en  lui  un  misanthrope.  Si  Molière  avait  intitulé  sa  comédie, 
avec  plus  de  justesse,  la  Coquette,  Âlceste  figurerait  dans  la  gale- 
rie des  rivaux,  peint  en  quelques  traits  de  plume  par  la  lettre  de 
Célimène  :  «  Pour  Thomme  aux  rubans  verls^  il  me  divertit  quel- 
quefois  avec  ses  brusqueries  et  son  chagrin  bourru,  mais  il  est 
cent  moments  où  je  le  trouve  le  plus  fâcheux  du  monde.  »  Voilà  le 
portrait  ressemblant^  Alceste  ne  mériterait  pas  autre  chose,  et 
Ton  ne  se  douterait  pas  que  Molière  eût  voulu  tracer  le  caractère 
d'un  misanthrope. 

Que  représente  donc  ce  vilain  mot?  Ah  !  je  comprends  plu- 
sieurs manières  de  dramatiser  le  caractère,  de  le  soumettre  à  une 
analyse  profonde,  de  l'éprouver  par  des  péripéties  plus  sérieuses 
que  la  lecture  d'un  mauvais  sonnet  et  les  agaceries  de  Célimène. 
Haïr  les  hommes,  triste  prédisposition  de  la  nature,  ou  triste  résul- 
tat de  l'expérience  d'une  vie  prolongée.  Mais  je  ne  voudrais  pas 
que  le  caractère  allât  jusqu'à  la  vérité  de  Tétymologie.  Il  serait 
trop  haïssable  lui-même,  et  le  misanthrope  devrait  commencer  ou 
finir  par  être  l'objet -de  sa  propre  aversion.  S'il  a  commencé  par 
là,  c'est  un  infirme  et  un  monstre  solitaire.  Il  est  en  dehors  des 
conditions  de  l'humanité  et  conséquemment  de  celles  du  drame, 
qui  ne  doit  s'exercer  que  sur  des  choses  vraiment  humaines.  S^il 
finit  par  là,  le  drame  peut  s'emparer  de  lui  et  l'éteindre  jusqu'à 
ce  terme  final,  cette  humiliation,  cette  expiation  vengeresse  de 
l'orgueil  qui  de  la  haine  des  hommes  arrive  fatalement  à  la  haine 
de  l'homme,  du  mépris  d'autrui  au  mépris  de  soi-même.  Ce 
drame  serait  sombre  et  risquerait  d'être  amer,  mais  il  serait 
susceptible  d'une  haute  moralité.  Combien  nous  voici  loin  des 
brusques  boutades  et  des  bruyantes  colères  de  l'amoureux  aux 
rubans  verts  ! 

Il  y  a  un  autre  misanthrope  d'un  caractère  bien  plus  élevé,  c*est 


r*  ♦ 


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P^ 


'fV 


32  MISANTHROPE 

celui  qui  a  aimé  les  liomiDes,  et  qui,  désabusé,  voudrait  les  aimer 
encore  et  agit  envers  eux  comme  s'il  les  aimait.  En  avançant  dans 
la  vie,  nous  avons  tous  passé  par  des  déceptions  pareilles  :  les 
plus  poignantes  ont  été  pour  ceux  qui  se  sont  efforcés  de  faire  le 
plus  de  bien  à  leurs  semblables.  Ils  ont  nécessairement  rencontré 
l'ingratitude,  comme  les  âmes  qui  ont  faim  et  soif  de  la  justice  ont 
Rencontré  l'injustice.  L'homme  est  injuste,  ingrat  et  envieux.  Pbi- 
linte  lui-même  en  convient,  et  ne  conteste  rien  des  sévères 
appréciations  de  son  ami.  Quand  celui-ci  lui  dit  : 

Aurez-vous  bien  le  front  de  me  vouloir,  en  face. 
Excuser  les  horreurs  de  tout  ce  qui  se  passe? 

Il  répond  : 

Non,  je  tombe  d'accord  de  tout  ce  qui  vous  plaît. 
Tout  marche  par  cabale  et  par  pur  intérêt. 
Ce  n'  est  plus  que  la  ruse  aujourd'hui  qui  l'emporte, 
Et  les  hommes  devraient  être  faits  d'autre  sorte. 

C'est  faiblesse  d'esprit  que  de  s'emporter  comme  Alceste.  C'est 
légèreté  d'esprit,  et  peut-être  sécheresse  de  cœur,  que  de  se  con- 
soler à  la  façon  de  Philinle.  Tous  deux  sont  petits.  La  grandeur, 
quand  on  a  observé  ce  qu'ils  ont  observé,  quand  on  en  a  cruelle- 
ment souffert,  est  de  réagir  contrôla  souffrance,  de  la  dompter 
par  un  généreux  effort^  d'apaiser  son  Ame^  et  de  garder  encore  de 
la  bienveillance  pour  les  hommes,  après  qu'on  a  cessé  de  les 
estimer. 

L'antiquité  a  connu  celte  grandeur.  Assurément  Aristide  banni, 
Socrale  buvant  la  ciguë  ne  pouvaient  pas  estimer  les  hommes.  Ils 
demeuraient  grands  par  l'indulgence  et  par  la  sérénité,  mille  fois 
plus  grands  que  le  sauvage  Timon  et  le  larmoyeur  Heraclite.  Hais 
c'est  le  Chrislianisme  qui  a  porté  celte  grandeur  aux  degrés  les 
plus  élevés  du  sublime,  et  l'exemple  est  venu  du  passage  sur  la 
terre  de  son  divin  fondateur. 


MISAIÏTHROPE  33 

■ 

II 

Je  supplie  qu'on  ne  m'accuse  pas  d'irrévérence  dans  les  rappro- 
chements qui  se  présentent  malgré  moi  à  ma  pensée.  J'ai  souvent 
été  frappé  d'une  remarque,  à  la  lecture  de  l'Évangile.  Les  ensei- 
gnements de  notre  éducation^  le  milieu  chrétien  dans  lequel  nous 
avons  vécu  depuis  notre  enfance,  et  je  n'excepte  pas  les  incroyants, 
font  obstacle  à  ce  que  nous  puissions  admirer  suffisamment  en 
soi  la  sublimité  d'un  livre  aussi  extraordinaire.  Que  le  Fils  de 
l'homme  y  apparaisse  avec  un  caractère  surhumain,  on  s'y  attend, 
on  n'en  est  pas  étonné.  Soit  que  l'on  adore,  soit  que  l'on  refuse 
son  adoration,  on  a  d'avance  la  conception  d'une  grandeur  morale 
tout  à  fait  exceptionnelle. 

Je  suppose  qu'il  soit  possible  de  s'abstraire  assez  complètement 
de  sa  foi  ou  des  habitudes  de  son  éducation  pour  lire  l'Evangile 
comme  une  histoire  ou  comme  un  drame  :  on  saluera  dans  le  Fils 
de  l'homme  le  plus  grand  personnage  historique,  le  plus  haut  ca^ 
ractère  dramatique  qui  ait  jamais  paru  sur  la  scène  du  monde. 

Quant  à  l'histoire,  cela  n'est  pas  douteux.  Cet  humble  artisan^ 
né  de  parents  obscurs,  dans  un  pays  asservi,  obscur  lui-même 
toute  sa  jeunesse,  qui  n'a  jamais  porté  une  épée  ni  exercé  une  ma- 
gistrature, qui  n'a  rempli  aucune  fonction  publique,  qui  n'a  oc^ 
cupé  aucune  chaire,  qui  n'est  rien,  absolument  rien,  ni  dans  le 
sacerdoce,  ni  dans  la  philosophie,  ni  dans  la  cité  ;  qui  a  parcouru 
les  bourgades  de  la  Judée,  suivi  de  quelques  pauvres  femmes,  de 
quelques  pêcheurs,  de  quelques  agents  détestés  du  fisc  ;  qui, 
lorsque  les  puissants  se  sont  déclarés  contre  lui,  n'a  essayé  de 
leur  opposer  aucune  résistance  ;  qui  n'a  pas  eu  un  parti,  que  dis- 
je  ?  pas  un  ami  pour  le  défendre  ;  qui  est  mort  conspué,  entre 
'  deux  malfaiteurs  sans  nom,  d'un  supplice  infamant  ;  voici  qu'il  a 
effacé  la  gloire  de  tous  les  Cyrus,  les  Alexandre  et  les  César  ; 
voici  qu'il  partage  en  deux  ères  les  annales  du  genre  humain.  El  ce 
ne  sont  pas  ses  écrits,  à  défaut  d'actes,  qui  lui  ont  fait  cette  gloire 
posthume.  Il  n'a  jamais  écrit  une  ligne,  on  n'a  de  lui  aucun  monu-^ 

TOME  LX   (X  DE  LA  6«  SÉRIE).  3 


3i  MISANTHROPE 

ment  quelconque,  rien  aulre  chose  que  des  paroles  confiées  à  la 
mémoire  de  disciples  ignorants  et  grossiers.  Qu'on  veuille  bien 
y  4réfléchir.  C*est  un  prodige  historique,  un  prodige  unique,  et  tel 
qu*aucune  histoire  ne  peut  lui  être  comparée. 

Hais  jo  voulais  considérer  le  caractère  dramatique  plutôt  que  le 
personnage  historique,  et  Tétonnement  redouble  encore.  Ici,  nulle 
œuvre  de  génie  pour  poétiser  et  célébrer  le  caractère,  point  de  Pin- 
dare,  de  Sophocle  ni  d'Homère,  aucune  des  passions  nationales  qui 
exaltent  les  cœurs  et  dont  s'empare  la  poésie,  quelques  simples 
biographies  sans  ari,sans  lyrisme, comme  sans  chronologie,  pleines 
de  lacunes,  écrites  par  des   hommes  qui  n'ont  aucune  culture 
d*esprit.  Et  cependant,  quel  caractère  prodigieusement  grandiose  ! 
Le  Fils  de  Thomme  a  passé  sur  la  terre  en  faisant  le  bien,  té- 
moignant ses  préférences  aux  petits,  aux  faibles,  aux  humiliés, 
n'excitant  pourtant  aucune  révolte  contre  les  puissants.  Il  a  proté' 
gé  la  femme  adultère,  il  a  touché  les  lépreux,  il  a  demandé  à  boire 
à  la  Samaritaine.  Il  a  scandalisé  les  bourgeois  et  les  lettrés  de  son 
temps  par  la  société  dont  il  s'entourait.  Il  a  montré  pour  tous  les 
maux  de  l'humanité  une  compatiàsance  générale  et  une  active 
charité.  En  cela  déjà,  il  manifeste  un  caractère  qui  le  distingue  de 
tout  ce  qui  a  précédé.   L'antiquité  a  eu  des  vertus  morales,  des 
héros,  de  grands  citoyens,  des  âmes  généreuses  et  magnanimes. 
Elle  n'a  pas  connu  celte  tendresse  habituelle  et  profonde  pour  les 
hommes^  dirigeant  tous  les  actes  de  la  vie. 

Ce  nlesl  rien  encore.  Le  drame  de  la  Passion  va  se  précipiter. 
Si  horribles  et  barbares  qu'en  soient  les  détails,  ils  ne  sauraient 
nous  frapper  d'aucun  élonnement  :  ils  sont,  hélas  !  d'une  désolante 
rraisemb'ance.La  populace  soulevée  est  encore  capable  des  mêmes 
ingratitudes,  des  mêmes  cruautés,  des  mêmes  outrages  pour  une 
victime  innocente.  Nous  l'avons  vu  avec  épouvante,  dans  notre  or- 
gueilleuse capitale,  livrée  aux  flammes.  Les  scènes  de  la  rue  Haxo 
valent  celles  du  Prétoire  et  du  Calvaire.  Nous  connaissons  ces  en- 
vieux sectaires,  ces  faux  témoins  appelés  pour  tromper  la  foule 
crédule,  ces  scribes  propageant  la  calomnie  dont  on  a  besoin  afin 


Misanthrope  35 

de  rendre  la  vieiime  odieuse,  ces  disciples  timides  qui  fuieut  et  se 
cachent.  Nous  avons  rencontré  ce  fonctionnaire  correct,  troublé, 
qui  craint  de  se  compromettre^  qui  se  lave' les  mains  et  laisse 
faire  les  atrocités  qu'il  désapprouve.  Ainsi  s'e^t  réalisée  sous  nos 
yeux  la  prédiction  évangélique  :  c  Vous  serez  livrés  à  la  persécu- 
«  tion,  on  vous  fera  mourir,  et  vous  serez  hais  du  peuple  à  cause 
e  de  mon  nom.  »  Les  hommes  n'ont  pas  changé  depuis  dix-neuf 
siëcle>,  et  si  quelque  chose  étonne,  c'est  de  constater  à  de  telles 
distances,  à  travers  des  civilisations  si  différentes,  l'effrayante  iden- 
tité du  caraclère  des  émotions  populaires.  Le  récit  de  la  Passion 
n'a  donc  rien,  dans  les  fails  douloureux  qu'il  relate,  dans  les  rôles 
des  personnages  secondaires  du  drame,  qui  soit  en  dehors  de  la 
plus  stricte  vraisemblance  et  puisse  même  paraître  une  exagération. 

Hais  je  m'arrête  sur  la  figure  principale,  sur  celle  de  la  vic- 
time, et  ici  encore  la  grandeur  du  caractère  est  incommensurable. 
Le  juste  est  entré  humblement,  tristement,  dans  Jérusalem.  Une  de 
ces  explosions  de  reconnaissance  dont  le  peuple  est  capable,  par 
rares  intervalles,  lui  a  fait  un  jour  de  triomphe.  Cette  ovation 
même  a  excité  l'envie  des  sectaires,  irrités  de  ce  qu'on  les  délaisse 
pour  le  suivre.  Ils  réemploient  déjà  sa  perte.  Lui,  pendant  plusieurs 
jours,  ne  craint  pas  de  se  rendre  au  temple  et  d'y  discourir  publi- 
quement. Il  répond  aux  questions  captieuses  des  émissaires  que 
lui  envoient  ses  ennemis  ;  le  soir,  il  se  relire  avec  ses  disciples; 
il  a  réservé  pour  eux  ses  plus  tendres  enseignements.  «  Mes  petits 
enfants,  »  leur  dit-il,  «  pour  peu  de  temps  je  suis  encore  avec 
vous,  je  vous  donne  un  commandement  nouveau  :  aimez-vous  les 
uns  les  autres,  comme  je  vous  ai  aimés.  Demeurez  dans  mon 
amour.  Si  vous  gardez  mes  commandements,  vous  demeurerez 
dans  mon  amour.  Personne  ne  peut  avoir  un  plus  grand  amour 
que  de  donner  sa  vie  pour  ses  amis.  »  Quand  le  traître  s'approche 
pour  le  livrer,  il  l'appelle  encore  «  mon  ami  »,  il  ne  repousse  pas 
son  baiser.  Na-t-il  pas  dit  anlérieurement  :  Aimez  vos  ennemis? 

Je  ne  retrace  pas  les  scènes  de  la  Passion,  elles  sont  présentes  à 
toutes  1^  i  mémoires,  pas  assez  à  tous  les  esprits  méditatifs.  Le 


1^ 


36  BUSANTHROPE 

point  sur  lequel  jUnsisle  encore  est  la  prodigieuse  beauté  de  ce 
caractère  sans  précédent,  élevant  à  une  hauteur  surhumaine  tout 
ce  que  Tâme  humaine  peut  contenir  de  mansuétude,  d'amour  et  de 
bonté.  Aucune  tension  orgueilleuse  de  constance  sloique,  aucune 
exaltation,  aucun  enthousiasme  d'héroïsme,  aucune  parole  d'amer- 
tume, aucun  geste  de  dédain.  Â  travers  tant  d'ingratitudes,  de  ca- 
lomnies, de  trahisons,  de  lâches  abandons,  jamais  Texpression  du 
mépris  n'a  contracté  la  lèvre  du  Fils  de  Thomme,  et  il  projette  en- 
core un  long  regard  de  bonté  sur  Pierre,  qui  vient  de  le  renier.  Et 
cependant,  dès  avant  les  tortures  physiques,  il  avait  souffert  une 
véritable  torture  morale  au  jardin  des  Olives,  jusqu'à  en  répandre 
une  sueur  de  sang.  Il  avait  dit  :  «  Mon  père,  s*il  est  possible,  éloi- 
gnez de  moi  ce  calice,  »  sur  la  croix  il  s'est  écrié  :  «  Mon  Dieu, 
mon  Dieu,  pourquoi  m'avez-vous  abandonné?  »  Hais  à  ces  gémis- 
sements de  la  douleur  et  de  la  détresse,  il  ajoutait  d*uue  part  : 
«  Que  votre  volonté  soit  faite  et  non  pas  la  mienne  »  ;  de  l'autre  : 
«  Mon  père,  pardonnez-leur,  car  ils  ne  savent  ce  qu'ils  font.  » 

Qu'on  veuille  bien  supposer  l'imagination  des  plus  grands  génies 
de  l'antiquité  s'exerçant  sur  un  pareil  sujet,  j'afQrme  que  jamais 
elle  n'eût  atteint  la  conception  d'un  caractère  d'une  telle  sublimité 
dans  lequel  tant  de  raisons  de  mépriser  l'homme  n'ébranlent  pas, 
n'efileurerit  pas  un  instant  l'amour  tendre  et  profond  de  l'homme. 


m 


Je  redescends  de  ces  hauteurs.  J'étais  loin  de  penser,  en  pre- 
nant la  plume,  que  je  serais  conduit  à  y  toucher.  Que  vous  semble 
en  ce  moment  de  la  vertu  morale  d'Âlceste,  de  son  procès,  de  ses 
colères  et  de  ses  dépits  d'amour? 

Je  me  proposais  seulement  moi-même  d'esquisser  un  caractère 
plus  grave  et  plus  élevé  que  le  sien.  Je  bannirais,  tout  d'abord,  l'hu- 
meur grondeuse,  qui  est  un  défaut  insupportable,  qui  ne  vaut  qu'à 
l'état  d'association  bizarre  et  d'antithèse,  comme  chez  le  bourru 
bienfaisant.  C'est  une  autre  antithèse  que  j'ai  en  vue.  Philanthrope, 


T- 


I 


MISANTHROPE  37 

misanthrope,  ai-je  écril.  Je  crains  qu'aimer  les  hommes  ne  soit 
apprendre  à  les  mépriser.  L'expérience  de  la  vie  doit  désabaser 
successivement  de  toutes  ses  illusions  Tami  des  hommes  et  lui 
donner  la  tentation  de  les  ha!r,  à  proportion  de  Tamour  qu'il  leur 
a  porté. 

Ariste,  pour  parler  comme  La  Bruyère,  est  né  avec  une  nature 
expansive  et  bienveillante.  Tout  lui  sourit  et  il  sourit  à  tout.  Il  est 
si  loyal  qu'il  a  pleine  confiance  en  la  loyauté  d'autrui.  Dans  les 
affaires  qu'il  traite,  il  accepte  sans  les  vérifier  les  déclarations  de 
la  partie  adverse.  Il  laisse  chez  lui,  quand  il  sort,  ses  tiroirs  ou- 
verts, et  même  la  clef  à  son  secrétaire.  C'est  son  systènile,  et  ses 
gens  sont  trop  sûrs  pour  qu'il  craigne  de  s'en  repentir.  Il  est  riche 
et  généreux.  Sa  bourse  est  toujours  à  la  disposition  d'un  ami  dans 
la  gène,  toujours  prête  à  secourir  les  infortunes  qu'on  lui  signale. 
A  la  campagne^  Arisle  ne  veut  pas  augmenter  les  prix  de  ses  fer^ 
mages  ;  il  permet  à  chacun  de  ramasser  des  fagots  dans  ses  bois^ 
et  son  garde  a  ordre  de  fermer  les  yeux  sur  les  délits.  Il  a  bâti 
de  ses  deniers  une  école  de  petites  filles,  où  il  entretient  des 
sœurs;  il  a  fondé  un  hospice;  il  a  réparé  et  orné  l'église  du  vil- 
lage. Il  a  dans  son  château  une  pharmacie  approvisionnée,  et  il 
paie  des  honoraires  annuels  à  un  médecin  pour  que  celui-ci  soigne 
gratuitement  les  pauvre?.  Arisle  est  heureux  de  faire  du  bien, 
heureux  d*èlre  aimé.  Prenons  garde,  sera-l-il  heureux,  sera  l-il 
aimé  longtemps  ? 

Voici  qu'il  reçoit,  h  sa  grande  surprise,  une  assignation  mena- 
çante d*un  inconnu  ;  il  a  un  procès,  comnie  Alcesle,et  un  mauvais 
procès;  dans  un  acte  qu'il  avait  passé,  on  lui  avait  fait  de  fausses 
déclarations,  on  avait  caché  une  servitude  ou  une  hypothèque.  Il 
court  chez  son  homme  d'affaires^  qui  vient  de  s'enfuir,  après  avoir 
abusé  de  sa  confiance.  Il  rentre  chez  lui  chagrin,  s'avise  de  compter 
ce  qui  lui  reste  dans  son  secrétaire,  et  s'aperçoit,  à  n'en  pas  douter, 
qu'il  a  été  volé.  A  court  d'argent,  il  ose  s'adresser  timidement  aux 
amis  qui  lui  en  doivent.  Les  amis  ne  répondent  pas  et  cessent  de 
le  voir.  Arisle  a  encore  des  ressources  ;  il  met  de  son  mieux  ordre 


.    *    • 


88  MISANTHROPE 

à  ses  affaires;  il  congédie  tout  doucement  et  sans  accuser  personne 
les  domestiques  qu'il  soupçonne.  Il  apprendra  plus  lard  qu'il  a 
gardé  le  vrai  coupable.  Il  se  réfugie  à  la  campagne;  là,  du  moins,  il 
espère  se  consoler  de  ses  disgrâces,  au  milieu  d'une  population 
qu'il  s'est  affectionnée.  Il  trouve  ses  bois  dévastés,  son  gibier  dé- 
truit par  les  collets  et  les  panneaux,  tandis  que  d'autres  assigna<- 
tions  pleuvent  sur  lui  pour  les  prétendus  dommages  qu'ont  causés 
les  lapins  de  ses  garennes,  tandis  que  tous  ses  fournisseurs 
l'assiègent  à  la  fois.  Le  bruit  des  pertes  qu^il  a  éprouvées  à  Paris 
s'est  répandu,  grossi  par  la  renommée  et  la  malveillance,  car  il 
rencontre  aussi  la  malveillance.  Une  cabale  a  été  montée  contre  lui 
en  son  absence,  en  vue  de  je  ne  sais  quelles  élections  prochaines. 
Le  meneur  est  un  ambitieux  et  un  envieux,  à  qui  Ariste  a  rendu 
autrefois  degrandsservices.il  considère  maintenant  Ariste  comme 
un  obstacle  à  briser,  et  il^n'y  néglige  rien.  Il  rédige  le  petit  jour-^ 
nal  de  la  ville  voisine;  chaque  numéro  contient  une  insinuation 
venimeuse,  sinon  une  injure  à  l'adresse  d'Arisle,  dont  tous  les 
bienfaits  sont  représentés  comme  des  moyens  de  corruption  et 
d'asservissement. 

Ariste  reconnaît  avec  épouvante  la  vérité  du  mot  de  Descartes 
auque;!  il  ne  voulait  pas  croire  :  la  haine  pour  ceux  qui  vous  ont 
fait  du  bien.  Les  bonnes  sœurs  de  Técole  et  de  la  pharmacie  sont 
elles-mêmes  outragées,  le  médecin,  qui  craint  de  n'être  plus  payé, 
est  entraîné  par  la  cabale  et  se  retourne  contre  Ariste... 

Je  m'arrête,  je  ne  veux  pas  aller  jusqu'à  la  tragédie.  Ce  serait 
trop  facile.  Qu'une  révolution  éclate,  Ariste  courra  grand  risque 
d'être  fusillé  sur  les  ruines  de  son  château.  Le  petit  journaliste 
sera  devenu  préfet.  S'il  est  foncièrement  méchant  ou  fanatique, 
il  ordonnera  lui-même  l'exécution.  S'il  n'est  qu'ambitieux,  il 
déplorera  ces  excès  et  se  lavera  les  mains.  Mais  encore  une  fois, 
je  désire  ne  pas  franchir  le  seuil  de  la  tragédie.  La  situation  telle 
qu'elle  vient  d'être  décrite  suffit  au  développement  d'un  carac- 
tère. C'est  l'épreuve  de  celui  d'Ariste. 

Plusieurs  chemins  s'ouvrent  devant  lui.  Lequel  choisira-t-il  ? 


\  . 


MISANTHROPE  39 

Va*t-ily  comme  Alcesle,  el  cerles  avec  beaucoup  plus  de  raisons, 
s'emporler  en  imprécations  contre  le  genre  humain,  rudoyer,  in- 
sulter un  seul  ami  resté  fidèle? 

Ce  serait  petit.  Ou  bien,  dans  la  profondeur  de  son  chagrin,  mé- 
prisant les  hommes  autant  qu*il  les  a  aimés,  les  méprisant  assez 
pour  ne  pas  leur  dire  ses  mépris,  sombre,  amer,  insociable,  dé- 
sertant toute  lutte,  ira^t*il  enfouir  dans  la  solitude  sa  noire  mé- 
lancolie, en  écrivant  l'histoire  de  ses  déceptions  ?  Ce  pourrait  être 
trop  excusable,  trop  naturel.  Ce  serait  une  véritable  figure  de  misan- 
thrope. Elle  ne  manquerait  pas  d'une  certaine  grandeur,  elle 
manquerait  de  grandeur  d*âme. 

Si  l'âme  d'Arisle  est  vraiment  grande^  il  souffrira,  il  saignera  de 
ses  blessures^  sans  que  la  perte  de  son  sang»  répandu  goutte  à 
goutte,  l'épuisé  ni  dessèche  ce  qui  en  reste.  Ariste  ne  connaîtra 
cette  tentation  que  pour  réagir  généreusement  contre  elle  en  la 
repoussant.  Prenant  en  pilié  les  misères  morales  de  Thumanité 
comme  il  avait  pris  en  pitié  les  autres  misères,  il  continuera  de 
vouloir  et  de  faire  du  bien  aux  hommes.  Il  les  aimera  d'un  amour 
d'autant  plus  élevé  qu'il  n'attendra  d'eux  aucune  réciprocité.  H  aura 
l'indulgence  de  sourire  à  l'ingratitude.  La  mère,  malgré  la  vive 
douleur  qu'elle  éprouve,  sourit  aux  morsures  du  pauvre  enfant  in- 
grat qui  lui  déchire  le  sein. 

Ariste,  dans  la  société  chrétienne  qui  se  modèle  sur  la  victime 
du  Calvaire,  n'est  point  un  caractère  imaginaire.  Aucun  poète  ne 
l'a  célébré.  Ariste  existe,  humble  et  caché,  au  fjnd  de  plus  d'une 
'  cellule,  d'une  école  ou  d'une  infirmerie.  Tandis  qu'Alceste  s'exas- 
père et  que  Philinte  se  console  des  vices  de  l'humanité,  tous  deux 
avec  autant  de  petitesse  d'esprit  Tun  que  l'autre,  Ariste  est  là,  dé-* 
sabusé,  jamais  aigri,  pansant  toutes  les  plaies,  prodiguant  obscure* 
ment  des  trésors  de  dévouement  à  des  hommes  qui  Toutragent, 
qu'il  semble  avoir  le  droit  de  haïr,  et  qu'il  ne  cesse  pas  d'aimer. 

ALFRED  DE  COCBCY. 


LETTRES  DE  PAUL  BAUDRY" 


XII.  —  A  M.  Gauja. 

Rome,  le  3  mars  1855, 
Mon  cher  Monsieur  Gauja, 

Voici  enfin  une  lettre  de  votre  jeune  ami  Paul  Baudry,  dont 
je  ne  ne  vous  dirai  aucun  mal,  mais  qui  s'italianise  terrible- 
ment et  reçoit  plus  que  personne  Imfluence berceuse,  noncha- 
lante et  indolente  du  pays.  Il  vous  donne  assez  rarement  de 
ses  nouvelles,  parce  qu'il  a  presque  oublié  le  moyen  de  prendre 
une  plume  et  Tart  de  s'en  servir  ;  mais  votre  souvenir  lui  est 
toujours  doux  au  cœur  et  profondément  enraciné.  Ne  craignez 
donc  rien  de  lui,  il  vous  aime  et  vous  aimera  toujours. 

Depuis  votre  dernière  lettre,  qui  était  une  réponse  à  mon 
heureux  calcul  de  commerce  (peu  réussi),  j'ai  passé  mon  temps 
à  copier  une  immense  fresque  de  Raphaël  (c'est  mon  envoi 
obligé  de  cette  année)  ;  et  voyez  comme  j'ai  le  génie  des  utilités 
et  des  combinaisons  quand  je  m'y  mets  :  j'étais  libre  de  choisir 
parmi  les  tableaux  de  Ronje  un  sujet  de  trois  figures  seule- 
ment ;  ce  travail  appartient  au  gouvernement,  qui  a  l'idée 
paternelle  de  nous  donner  une  indemnité  de  125  francs  pour 
la  toile  et  les  pinceaux  ;  mais  je  calcule  si  heureusement,  que 
j'ai  pris  une  toile  de  5  mètres,  où  se  trouvent  7  figures.  J'ai 
passé  l'hiver  sur  un  échafaudage  immense,  à  copier  cette 
peinture  dans  un  plafond,  dans  une  salle  froide  et  obscure  où 

*  Voir  la  livraison  de  juin  1886,  pp.  414-432. 


LETTRES  DE  PAUL  BAUDRY  41 

j'ai  attrappé  pas  mal  de  rhumes  et  une  très  jolie  grippe.  Je  ne 
parle  pas  des  400  francs  que  j'y  ai  dépensés  et  que  je  ne  rattra- 
perai plus.  Mais  Raphaël  me  rendra,  je  l'espère,  avec  usure  le 
prix  de  toutes  ces  peines.  C'est  une  affaire  entre  lui  et  son 
fidèle  serviteur.  Le  public  n'aime  pas  asse2r  Raphaël  et  ne  con- 
naît pas  assez  ses  admirables  peintures  pour  m'en  savoir  gré. 
Dans  les  entretiens  secrets  que  nous  avons  eus  ensemble,  il 
m'a  appris  le  secret  de  sa  grâce  et  de  son  style  admirable  ; 
mais  j'ai  eu  si  souvent  froid  sur  ce  grand  diable  d'échafaud, 
que  Raphaël  me  trouvait  souvent  bien  paresseux  et  bien 
engourdi.  —  Ma  pensée  était  quelquefois  bien  loin  de  mes  yeux, 
qui  semblaient  le  regarder,  et  elle  errait  souvent  en  Vendée,  dans 
ses  sentiers  familiers  et  regrettés,  et  souvent  aussi  elle  rôdait 
vers  le  passage  Sainte-Marie,  qui  lui  est  complètement  inconnu, 
mais  où  elle  sait  qu'existent  des  amis  qu'elle  chérit. 

Voilà  toutes  mes  occupations  de  l'hiver,  avec  deux  petits 
tableaux  que  je  fais  en  vue  de  l'avenir:  car  j'ai  suivi  votre 
conseil  et  je  suis  devenu  un  terrible  homme  d'affaires.  L'horizon 
s'éclaircit  cependant  de  ce  côté  ;  car,  si  je  n'ai  rien  vendu,  au 
moins,  on  a  voulu  tout  m'acheter,  jusqu'à  ma  copie,  qu'un  de 
mes  originaux  d'alliés  avait  la  fantaisie  de  vouloir  prendre,  un 
petit  tableau  de  5  mètres!!  J'ai  tout  refusé,  royalement,  par 
la  bonne  raison  que  la  copie  est  à  l'État,  le  tableau  promis  à 
M"®  Ghampy,  et  que  le  plus  petit  n'était  pas  alors  satisfaisant 
pour  moi.  De  tout  cela  je  n'ai  pris  qu'un  portrait,  que  je  tire 
(vieux  style)  d'après  un  référendaire  de  la  Cour  des  Comptes. 
J'ai  commencé  mon  référendaire  hier. 

M°i«  Benoit  m'a  écrit,  il  y  a  quelques  jours,  pour  m'apprendre 
son  retour  à  Paris  '^  je  lui  réponds  aujourd'hui,  sur  son  désir 
de  voir  mon  envoi  de  l'année  dernière,  qu'elle  ne  connaît  pas 
encore.  Si,  par  hasard,  vous  aviez  la  même  envie,  je  vous 
donne  l'adresse  de  Guitton,  qui  le  possède  en  ce  moment  : 

Guiiton,  sculpteur,  rue  de  l'Ouest^  36, 


42  LETTRES  DE  PAUL  BAUDRT 

Gonnaissez-voùs  M.  et  M««  Gheuvreux,  de  Paris,  et  M««  Guil- 
lemin^  leur  fille?  Je  les  vois  très  souvent  à  Rome.  Je  les  aime 
beaucoup  et  ils  me  le  rendent,  je  crois.  G'est  M"»«  Gheuvreux 
qui  voulait  à  toute  force  le  tableau  de  M°>^Ghampy;je  le  lui  al 
refusé  trois  fois,  et  elle  a  eu  la  gentillesse  de  m*en  commander 
un  autre,  1,200  à  1,500  francs.  G'est  une  belle  affaire  1  Elle 
veut  un  sujet  qui  puisse  servir  de  pendant  à  ce  tableau  ;  mais 
qui  sait  quand  je  le  ferai  maintenant!  Mon  dernier  envoi,  mon 
très  sérieux  travail,  approche,  et  je  n*ai  presque  plus. aucun 
moment. 

Savez-vous  qu'une  princesse  Galitzin,  qui  m*est  complète- 
ment inconnue,  ma  recommandé  de  Saint-Pétersbourg  deux 
dames  de  ses  amies?  N'êtes- vous  pas  satisfait  de  voir  votre 
jeune  Vendéen  aussi  répandu?  Que  dites-vous  de  cela?  Mais 
croiriez-vous  aussi  que  je  deviens  presque  chauvin?  Quand  je 
rencontre  des  Gosaques  chez  ces  dames,  je  leur  montre  quasi  les 
dents. 

Rien  de  bien  nouveau  à  Rome,  où  tout  est  antique,  môme 
notre  expédition.  On  parle  cependant  de  diminuer  énormément 
la  garnison  au  printemps, 

Vous  me  répondrez,  n'est-ce  pas,  mon  cher  Monsieur  Gauja, 
et  vous  me  parlerez  un  peu  de  vous,  de  votre  chère  famille,  de 
votre  jeune  Gaston,  que  je  connaîtrai  plus  tard.  Faites-moi 
aussi  la  grâee  de  présenter  tous  mes  compliments  affectueux 
à  M™«  Ghampy,  et  croyez,  cher  Monsieur,  à  toute  la  vivacité  de 
mon  affection  pour  vous. 

J'ai  envoyé  et  donné  à  Napoléon- Vendée  le  Jacob  et  VAnge. 
Je  n'en  ai  encore  aucune  nouvelle. 

XIII.  —  Au  même. 

Rome,  le  30  juin  1853. 

Mon  cher  Monsieur  Gauja, 

J'ai  eu  grand  tort  de  ne  pas  vous  écrire  plus  tôt,  car  je  ne 
sais  maintenant  où  cette  lettre  vous  trouvera.  Je  la  ferai  très 


LETTRES  D6  PAUL  BAUDRY  43 

brève,  car  elle  se  perdra  peut-ôlre,  et  puis  vous  savez,  cher 
Monsieur^  que  je  suis  en  ce  moment  très  préoccupé  de  mon 
dernier  tableau,  le  dernier,  celui  qui  me  fera  riche  ou  pauvre 
pendant  quelques  années.  Ce  n*est  pas  une  petite  affaire  que 
de  fixer  d'une  manière  irrévocable  ces  mille  fantômes  qui 
m'encombrent  la  tête.  Tout  cela  ne  sort  pas  aussi  bien  équipé 
que  la  Minerve  du  cerveau  de  son  père,  et  il  faut  y  employer 
souvent  le  marteau  de  Yulcain. 

Je  laisse  cela  et  vous  en  parle  fort  peu,  car  ce  sont  des  faits 
qu'il  faut  maintenant.  Je  vous  remercie,  cher  Monsieur,  de 
m  avoir  donné  des  nouvelles  de  Gaston  et  de  vous-même.  Je 
souhaite  bien,  comme  vous  le  pensez,  et  tous  les  jours,  que 
vous  ayez  le  bonheur  dont  vous  êtes  si  digne. 

Si  cette  lettre  vous  trouve,  vous  me  répondrez,  cher  Monsieur 
Gauja,  et  vous  me  direz  où  vous  êtes  et  quelle  ville  vous 
habitez.  Si  c'était  à  Nantes,  quel  bonheur  j'aurais  à  aller  vous 
y  retrouver  et  passer  quelques  jours  avec  vous  1 

Vous  savez  que  ces  Athéniens  de  Nantais  ont  fait  fi  de  Jacob, 
et  que  ce  patriarche  se  dirige  vers  ma  ville  natale;  je  l'ai  donné 
en  garde  à  mes  compatriotes  et  aussi  en  toute  propriété.  Je 
n*en  ai  pas  encore  de  nouvelles. 

M««  Champy  a  reçu  son  petit  tableau  et  m'a  fait  écrire 
qu'elle  en  était  contente.  Peut-être  étiez-vous  à  Paris  et  l'avez- 
vous  vu?  Je  ti'ai  pas  voulu  envoyer  l'original,  celui  qui  a  été 
exposé  au  palais  des  Beaux-Arts,  à  la  grande  exposition.  Je 
n'aime  pas  les  expositions,  et  puis  je  suis  trop  jeune  et  pas 
assez  appuyé  pour  espérer  avoir  une  place  convenable  pour 
mettre  ce  tableau  ;  on  me  l'aurait  mis  dans  les  corniches,  où 
il  aurait  été  complètement  perdu  :  mais  pazienza  et  coraggio, 
comme  on  dit  ici.  —  Il  ne  faut  désespérer  de  rien. 

J'ai  fait  aussi,  puisque  je  vous  fais  mes  éphémérides,  les 
portraits  (payés  500  francs)  de  deux  jeunes  gens  de  Paris, 
M.  le  baron  Panvilliers,  référendaire  à  la  Cour  des  Comptes, 
dont  vous  avez  peut-être  connu  le  père  ;  il  a  épousé  M"«  Henzi, 


44  LETTRES  DE  PAUI  BAUDRY 

fille  d'un  ancien  consul  de  Naples,  je  crois.  Et  puis  encore  celui 
de  M.  le  comte  Foucher  de  Careil,  qui  est  un  charmant  garçon 
et  que  je  suis  très  heureux  d'avoir  connu. 

Cela  est  venu  bien  à  point,  comme  vous  le  pensez  ;  et  le 
tailleur^  et  le  marchand  de  couleurs,  ont  dévoré  avec  délices 
les  deux  portraits  à  Thuile,  qui  ne  les  ont  pas  encore  assouvis, 
malheureusement  ;  mais  j'arriverai  à  les  combler  de  bienfaits. 

Écrivez-moi,  cher  Monsieur  Gauja,  et  je  me  recommande  à 
vous  pour  faire  tous  mes  compliments  très  affectueux  à  votre 
chère  famille  et  à  M««  Ghampy. 
Je  vous  embrasse  de  cœur. 

xrv.  —  ▲  M.  Ghaston  G-anja. 

Paris,  le  21  jaUlet  1856. 

Mon  cher  Gauja, 

Il  faut  pardonner  à  un  négligent  de  ma  sorte  ce  retard  et 
cette  absence  de  toutes  nouvelles.  J'oserai  même  vous  avouer 
que  je  n'en  suis  guère  plus  embarrassé  vis-à-vis  de  vous,  tellement 
je  suis  certain  de  vous  donner  mieux  que  cette  lettre  et  celles 
qui  suivront  :  la  sincère  affection  que  vous  m'avez  inspirée, 
l'estime  que  j'ai  de  votre  esprit,  sont  choses  durables  et  bien 
au-dessus  de  ces  négligences  épistolaires.  Vous  en  aurez  peut- 
être  encore  à  me  reprocher  ;  mais,  songez-y,  je  viens  de  tirer 
pour  vous  la  vérité  du  fond  de  son  puits. 

Après  vous  avoir  quitté,  blotti  dans  mon  impériale,  j'ai  pensé 
longtemps  à  vous  et>  jusqu'à  Paris,  la  fumée  de  vos  petits  ci- 
gares m'a  aidé  à  bâtir  mes  projets  d'avenir.  Sur  cette  base  lé- 
gère, j'ai  établi  deux  ou  trois  combinaisons  qui  ont  parfaite- 
ment réussi,  et  je  suis  déjà  à  la  tête  d'une  décoration  de  salon 
pour  un  banquier  de  la  chaussée  d'Antin,  et  de  quelques 
autres  menus  propos,  des  balivernes,  que  j'exécuterai  d'ici  le 
mois  de  janvier^  et  en  attendant  cette  Vestale,  qui  doit  ou  me 
tuer  ou  me  faire  vivre. 


LETTRES  DE  PAUL  BAUDRY  45 

J'ai  un  commencement  d'installation  et  un  bel  atelier,  rue 
des  Beaux- Arts,  n»  8.  Voici  à  peu  près  tout  ce  que  j*ai  à  vous 
apprendre  d'intéressant  et  de  neuf  sur  mon  compte.  Mainte- 
nant, parlons  de  vous. et  de  votre  chère  famille.  Je  suis  encore 
plein  de  bons  souvenirs  de  mon  passage  et  de  mon  court  sé- 
jour àJNantes.  Vous  savez,  mon  cher  ami,  quelle  aCTection  j'ai 
pour  voire  père  et  comment  je  la  lui  ai  exprimée,  souvent 
ingénument,  et  quelquefois  maladroitement,  comme  toutes  les 
idées  qui  jaillissent  du  cœur.  Votre  excellent  père  ne  m'en 
aime  que  plus,  et  j'ai  été  accueilli  chez  vous  avec  toute  la 
grâce  charmante  et  affectueuse  que  vous  pouviez  désirer  pour 
votre  ami.  Quelques  jours  plus  tard,  j'ai  reçu  M.  Gauja  à  Paris 
et,  presque  tous  les  matins,  je  passais  une  heure  avec  lui, 
l'heure  de  la  barbe,  des  cigarettes  et  des  bonnes  causeries  à 
bâtons  rompus... 

Mon  retour  à  Paris  a  été,  vous  le  savez  déjà,  attristé  par  la 
mort  de  cette  bonne  M"»»  Champy  *  :  elle  a  été  si  excellente,  si 
délicate  pour  moi  !  Il  ne  me  restera  d'elle  que  deux  ou  trois 
charmantes  lettres  qu'elle  m'a  adressées  autrefois  à  Rome. 
Huit  ou  dix  jours  avant,  j'avais  fait  quelques  démarches  pour 
arriver  jusqu'à  elle,  mais  elle  était  trop  souffrante  et  ne  re- 
cevait plus.  Votre  père  est  arrivé  à  Paris  juste  au  moment  de 
sa  fin.  La  vente  de  sa  galerie  sera  bientôt  faite,  je  pense. 
Votre  père  m'a  dit,  ce  qui  m'a  fait  grand  plaisir,  qu'il  avait 
rintention  de  prendre  pour  lui  mon  tableau  de  la  Fortune, 
qui  est  une  copie  de  celui  que  j'ai  maintenant  dans  mon  atelier. 

Je  pense  bien  souvent  à  la  charmante  famille  du  Beux  *. 
C'est  un  de  mes  bons   souvenirs  que  cette  soirée  passée  à  Aix, 


1.  La  baronne  Champy,  fille  de  Monge,  belle-mère  de  M.  Benoit-Cham- 
py,  mort  président  du  tribunal  civil  de  la  Seine,  dont  le  salon  a  été,  pen- 
dant trente  on  quarante  ans,  traversé  par  toutes  les  illustrations  scienti* 
fiques  et  artistiques  de  Paris. 

2.  M.  du  Beux  était  alors  procureur  général  à  Aix,  et  M.  Gaston  Gauja 
était  attaché  à  son  parquet* 


46  LETTRES  DE  PAUL  BAUDRY 

à  côté  de  vous^  sous  les  tilleuls  (sont-ce  des  tilleuls  ?)  et  la 
galerie  des  glaces.  Oserai-je  vous  prier  de  me  rappeler  au  sou- 
venir de  M"»  du  Beux  et  de  l'assurer  de  mes  hommages  res- 
pectueux? Quanta  vous,  cher  ami,  vous  savez  ce  que  je  vous 
suis,  un  ami  très  afieclueux  et  que  vous  conserverez... 
s'il  vous  a  plu. 

Tout  à  vous  de  cœur. 

Bonjour  à  Lacour  *, 

Je  n'ai  pas  vu  à...,  X.  Il  était  en  Espagne  ;  mais  Z.,  que  je 
connais  à  peine,  m'a  reçu.  Je  dois  dire  que,  dans  cette  courte 
entrevue,  il  a  été  parfait.  Il  m*a  fait  des  offres  de  services... 
de  plume,  que  j'ai  acceptées,  moitié  riant,  moitié  sérieuse- 
ment, comme  un  £scobar  que  je  suis  :  «  L'amitié  d'un  feuille- 
ton est  un  présent  des  Dieux,  »ai-je  dit.  11  ma  dit  devoir  venir 
à  Paris  avec  toutes-  ses  plumes  acérées.  Si  j'avais  l'honneur 
d'avoir  la  bêtise  de  mon  ami  M.  Sauzet,  je  dirais  à  serrer. 

Adieu,  c'est  tout. 

XV.  —  ▲.  M.  Gauja. 

Paris^  le  19  octobre  1856. 

Mon  cher  Monsieur  Gauja^ 

Je  viens  d'être  frappé  bien  tristement  par  la  mort  de  ce 
pauvre  et  excellent  M.  Sartoris.  Vous  savez  quelle  profonde 
affection  nous  avions  l'un  pour  l'autre,  et  comment  il  m'avait 
enseigné,  élevé  et  aimé. 

Vous  me  connaissez  assez  pour  savoir  ce  que  j'éprouve.  Ma 
première  pensée,  au  milieu  de  mon  profond  chagrin,  a  été  de 
venir  en  aide  à  ses  enfants,  autant  que  je  le  puis  dans  mes 
faibles  efforts.  Abel  Sartoris,  son  fils  aîné,  demande  depuis 
longtemps  à  entrer  dans  l'administration  des  postes.  Pourriez- 
vous,  cher  Monsieur  Gauja,  l'y  faire  entrer  comme  surnumé- 

1.  Un  VeDdéen,  professeur  à  l'École  des  Arts  pt  Métiers  d'Aix. 


LETTRES  DÉ  PAUL  BAUDRY  47 

raire  ?  C'est  le  but  infructueux  des  efforts  de  son  père  depuis 
six  mois.  Si  vous  réussissiez,  je  croirais  avoir  fait  quelque 
chose  pour  sa  chère  mémoire.  Si  cela  offre  ft*op  de  difficultés, 
cherchez  autour  de  vous.  Vous  pouvez  penser  avec  quelle  recon- 
naissance une  position  quelconque,  quelque  petite  quelle  soit, 
sera  acceptée.  J'étais,  l'autre  soir,  sur  le  boulevard,  avec  Gaston 
et  M.  Renard,  et  je  parlais  de  M.  Sartoris,  au  moment  même 
où  la  mort  me  l'enlevait. 

Je  pense  avec  une  amère  tristesse  à  tous  les  malheurs  dont 
ma  vie  est  déjà  remplie,  et  je  suis  sans  force  contre  ceux-là. 
Le  jour  où  le  pauvre  M.  Sartows  mourait,  l'ordre  d'acquisition 
de  mon  tableau  était  signé  par  le  ministre  d'État.  Voilà  les 
coups  de  la  Fortune  :  elle  me  frappe  cruellement  et  me  tend 
la  main  ! 

Adieu,  cher  Monsieur  Gauja,  pensez  à  moi  ;  vous  pouvez 
atténuer,  — pardon:  je  suis  un  égoïste  de  vous  faire  entrer  ainsi 
dans  mes  chagrins. 

XVI.  -^  Au  même. 

Mercredi,  juillet  1858. 

Mon  cher  Monsieur  Gauja, 

Je  me  trouve  momentanément  embarrassé  dans  mes  petites 
affaires... 

Je  travaille  beaucoup  :  je  peins  d'abord  14  tableaux  pour  le 
salon  du  Ministre,  puis  je  fais  les  portraits  de  M"««  de  Labé- 
doyère  et  de  Brigode. 

J'ai  terminé  ma  Madeleine  et  j'ai  l'intention  de  faire  deux 
autres  tableaux  pour  l'exposition  prochaine. 

Tout  cela  me  laisse  fort  peu  de  loisir  et  m'éveille  souvent  à 
quatre  heures  du  matin.  J'espère,  grâce  à  cette  belle  assiduité, 
pouvoir  prendre  quatre  ou  cinq  jours  en  septembre  et  aller 
vous  serrer  la  main. 


48  LETTEIES  DE  PAUL  BAUDRY 

La  Madeleine  plaît  à  M.  de  Morny  ;  mais  nous  ne  nous  sommes 
pas  encore  entendus  sur  la  question  del  denaro. 

Je  vous  remercie*  d'avoir  laissé  exposer  la  petite  Fortune:  ç*a 
été  pour  moi  une  heureuse  satisfaction  d*amour-propre  de 
peintre,  et,  ce  qui  vaut  mieux,  une  bonne  occasion  d'apprendre 
aux  Nantais  que  vous  m'avez  ouvert  la  carrière  où  je  courrai 
le  mieux  que  je  pourrai. 

Ne  viendrez-vous  pas,  un  de  ces  jours,  à  Paris  ?  J'aurais  bien 
du  plaisir  à  vous  voir! 

Adieu,  cher  Monsieur  Gauja,  je  vous  embrasse  de  cœur. 


xvn.  —  Au  môme. 

Paris,  3  juillet  186! . 

Cher  ami. 

Je  suis  nommé  chevalier  de  la  Légion  d'honneur.  J'ai  voulu 
vous  l'annoncer  le  premier.  J'ai  eu  un  grand  succès,  cette 
année,  mais  le  tableau  de  Charlotte  Corday  ne  me  sera  pas 
acheté  par  l'Etat.  Waleski  s'y  est  refusé,  à  cause  du  sujet  (où 
diable  va-t-on  fourrer  la  politique?)  J'enverrai  donc  ce  tableau 
à  l'exposition  de  Nantes,  et  puis  après,  en  Angleterre,  ou  en 
Russie,  ou  à  Anvers,  où  on  me  l'a  demandé. 

Les  départements  de  l'Ouest  devraient  me  Tacheter  par  sous- 
cription. Lancez  donc  cette  idée  à  Nantes;  cela  deviendra  ce 
que  cela  pourra. 

J'ai  eu  de  la  gloire,  mais  pas  un  sou,  et  si  on  me  donnait 
une  vingtaine  de  mille  francs  de  ce  tableau,  qu'un  marchand 
vendrait  quarante,  je  serais  bien  content. 

J'irai  vous  voir  bientôt  à  Nantes;  j'attends  l'accouchement 
de  ma  sœur  aînée.  Je  serai  parrain  encore  une  fois.  Gela  de- 
vient mon  titre  perpétuel  dans  la  famille. 

Je  vous  embrasse  de  cœur. 


LETTRES  DE  PAUL  BAUDRT  49 

Veuillez  me  rappeler  au  bon  souvenir  de  M"*  Gauja  et  de  vos 
enfants. 

La  princesse  Mathilde  me  donne  une  petite  croix  princière. 
Je  vais  ce  soir  à  Saint-Gratien. 

r 

XVni.  —  A  Mme  Gauja. 

Paris,  1861. 

Chère  Madame, 

Je  suis  bien  heureux  d'avoir  de  vos  nouvelles  et  je  vous  re- 
mercie d'avoir  pris  la  peine  de  m'en  donner  vous-même. 

Je  suis  bien  touché  de  la  bienveillance  que  les  Nantais 
montrent  pour  mes  ouvrages,  et  j'en,  jouis  doublement,  en 
vous  reportant,  à  vous  et  à  M.  Gauja,  tous  les  témoignages 
que  j'en  reçois. 

Je  suis,  depuis  mon  retour,  très  occupé  à  la  décoration  Gai- 
liera  dont  je  vous  ai  parlé,  et  d'ici  le  mois  de  janvier  je  ne 
prévois  pas  un  moment  de  loisir. 

Si  la  Yille  de  Nantes  achetait  pour  son  musée  la  Charlotte 
eit  si  le  roi  des  Belges  ou  quelque  amateur  de  ce  pays  relevaient 
mes  affaires  qui  sont,  comme  le  sait  M.  Gauja  mieux  que  per- 
sonne, toujours  assez  médiocres,  j'aurais  à  cette  époque  un 
moment  de  repos.  Avant  le  voyage  d'Italie  et  d'Afrique,  que 
je  ferais  dans  ce  cas  la  même  année,  ce  serait  le  seul  moyen, 
puisque  vous  m'en  demandez  un,  d'aller  passer  quelques  se- 
maines près  de  vous  et  pendant  lesquelles  je  pourrais  faire 
ce  portrait  mystérieux  dont  vous  ne  me  nommez  pas  l'original, 
et  que  je  ferais  d'autant  plus  volontiers  que  je  le  suppose  nan- 
tais et  une  des  illustrations  nantaises.  J'aurais  là  une  bonne 
occasion  de  remercier  la  Ville  d'avoir  aidé  à  ma  fortune,  à  la 
fortune  d'un  peintre  qu'elle  peut  dire  des  siens,  puisque  vous 
y  êtes. 
Voilà  le  moyen,  chère  Madame  ;  je  prie  la  Providence  et 

TOME  LX  (X  DE  LA  6®  SERIE).  4 


"*::;^*^ 


50  LETTRES  DE  PAUL  BAUDRY 

M.  le  Maire,  ou  plutôt  que  la  Providence  l'inspire  à  M.  le 
Maire  ;  et  c'est  bien  irrévérencieux,  et  j'ai  peur  qu'elle  m'en 
punisse  en  né  le  faisant  pas  réussir. 

Ce  à  quoi  elle  ne  changera  rien«  parce  que  c'est  son  décret, 
c'est  l'affection  profonde  et  constante  que  j'ai  toujours  pour 
vous,  chère  Madame,  et  pour  mon  bon  ami  M.  Gauja. 

Veuillez  me  rappeler  aux  bons  souvenirs  de  vos  enfants  et  de 
M.  et  M™«  Deshorties. 

XIX.  —  ▲  M.  Qaisja. 

Paris,  87  mai  1867. 

Cher  Monsieur  Gauja, 

J'ai  été  appelé  en  Vendée  par  un  triste  événement  de  fa- 
mille :  j'ai  perdu  mon  pauvre  père  le  15  mai. 

Je  reviens  à  Paris  ce  matin.  J'ai  tâché  de  consoler  les  autres, 
ayant  moi-même  au  fond  du  cœur  un  mortel  chagrin. 

J'ai  vu  M.  Merland,  qui  m'a  parlé  de  vous.  II  vous  conserve 
un  affectueux  souvenir,  ainsi  que  tous  ceux  qui  vous  ont  connu 
et  qui  vous  aiment. 

Veuillez  présenter  à  M™*»  Gauja  mes  bien  respectueux  hom- 
mages, et  croire  à  mes  sentiments  de  sincère  affection. 


XX«  —  ÂM  même. 


Paris,  6  mai  1869. 


Cher  Monsieur  Gauja, 

Je  viens  d'être  frappé  d'un  deuil  cruel  :  ma  pauvre  mère  est 
morte  le  l®r  niai.  Je  sais  l'affectueux  intérêt  que  vous  avez 
toujours  eu  pour  nous  et  la  part  que  vous  prendrez  à  notre 
douleur. 

Je  n'ai  pu  voir  M.  et  M»»®  Deshorties  pendant  leur  dernier 
séjour  à  Paris.  Je  n'ai  pas  osé  m'arrèter  aux  Rosiers  dans  une 


LETTRES  Dfi  PAUL  BAUDKY  Si 

aussi  triste  circonstance.  Je  suis  de  retour  à  Paris  ce  matin^ 
et  je  vais  essayer  de  demander  au  travail^  non  Toubli,  mais  un 
allégement  à  mon  chagrin. 

Je  me  recommande  aux  bons  souvenirs  de  Mme  Gauja,  de  vos 
enfants^  et  vous  embrasse  de  cœur. 


XXI.  —  Au  xaéme. 


Paris,  samedi  14  août  1869. 
Cher  Monsieur  Gauja, 

Je  suis  arrivé,  l'autre  matin,  chez  vous,  vingt  minutes  après 
votre  départ.  Je  suis  désolé  de  cette  série  de  contre-temps» 
J'aurais  désiré  si  vivement  vous  voir! 

Je  vous  envoie  aujourd'hui  une  nouvelle  qui  m'eût  fait 
autrefois  un  grand  plaisir,  quand  mon  père  vivait  :  j'ai  reçu 
hier  la  croix  d'officier.  Vous  êtes,  M.  Merland  et  vous,  les  deux 
amis  de  mon  enfance  que  cela  peut  intéresser  maintenant. 

Je  sais  toujours  attelé  à  mon  Opéra;  la  besogne  s'accroît, 
à  mesure  que  j'avance.  Après  les  tableaux  des  voussures,  ce 
sont  maintenant  les  plafonds  que  je  vais  peindre,  et  cela  sans 
aucune  certitude  de  rémunération  en  espèces  sonnantes  ;  il  n'y 
a  aucuns  fonds  votés  et  il  est  difficile  de  demander  quelque 
chose  de  ce  genre  pour  TOpéra,  qui  n'est  pas  précisément  en 
faveur. 

Soyez  assez  bon  pour  me  donner  de  vos  nouvelles,  de  vous 
et  de  votre  chère  famille. 

Mes  amitiés  à  Gaston,  dans  votre  première  lettre. 

Je  vous  embrasse, 

Votre  Paul  Baudrt« 


'Tf»-< 


5J  LETTRES  DB  PAUL  BAUDRY 

XXII.  —  Au  même. 

Rome,  27  mai  1870. 

Cher  Monsieur  Gauja, 
Vous  aurez  su  avant  ma  lettre  ma  nomination  à  l'Institut  ; 
mais  je  viens  néanmoins  vous  annoncer  moi-même  la  nouvelle. 
Je  ne  me  suis  pas  présenté  ;  j'étais  ici,  non  prévenu  de  Tépoque 
fixée  pour  Téleclion,  lorsque  j'ai  reçu  un  télégramme  qui 
m'apprenait  ma  candidature  d'office.  J'ai  accepté,  et  me  voilà 
dans  la  noble  compagnie,  sans  avoir  fait  ni  demande,  ni  dé- 
marches, ni  visites. 

Je  suis  venu  à  Rome  pour  retrouver  la  chère  solitude  néces- 
saire à  mes  travaux.  J'ai  été  déçu  dans  mes  espérances.  J'y 
mène  une  vie  agitée,  inquiète;  la  présence  inattendue  d'un  de 
mes  amis  malade,  gravement  malade,  renverse  tous  mes  pro- 
jets. Je  l'accompagne  partout.  Nous  allons  aller  à  Venise  qu'il 
veut  à  toute  force  revoir,  malgré  l'avis  des  médecins.  —  Je 
vais  à  la  grâce  de  Dieu. 

Vous  aurez  peut-être  su  que  mon  jeune  frère  a  eu.  Tannée 
dernière,  le  plus  éclatant  succès  pour  un  projet  d'hôtel  de  ville- 
à  Vienne  (en  Autriche).  S'il  n'avait  été  Français,  il  emportait 
d'emblée  la  construction  de  l'édifice  (une  dépense  de  20  à  30 
millions).  II  vient  d'obtenir  la  première  des  récompenses 
décernées  à  l'architecture  au  salon  de  1870,  pour  un  nouveau 
travail,  une  restauration  d'ensemble  du  forum  romain. 

J'espère  qu^on  le  fera  chevalier  au  mois  d'août.  Il  l'aura 
parfaitement  mérité. 

Soyez  assez  bon,  cher  Monsieur  Gauja,  pour  m'envoyer  un 
mot  de  vos  nouvelles.  Vous  savez  combien  je  vous  suis  fidèle. 
Je  pense  quelquefois,  dans  mes  jours  de  vanité,  à  la  réception 
si  noble  et  si  digne  de  vous  que  vous  fites  au  petit  Baudry  et 
à  sa  mère  lorsque  j'allai  vous  exposer  mon  plan  de  cam- 


LETTRES  DE  PAUL  BAUBRY  t3 

pagne.  C'est,  aujourd'hui,  le  membre  de  l'Institut  qui  remercie 
encore  Monsieur  le  Préfet  et  mon  cher  ami  M.  Gauja. 

Je  vous  embrasse  de  cosur,  et  me  recommande  aux  bons 
souvenirs  de  tous  les  vôtres. 

XXIII.  —  Au  même. 

Paris,  mardi,  octobre  1872. 
Cher  Monsieur  Gauja, 

J'ai  eu,  ce  matin  seulement,  la  certitude  de  la  perte  doulou- 
reuse que  vous  venez  de  faire. 

Vous  avez  dû  penser,  et  il  est  bien  inutile  que  je  vous  le 
dise,  à  la  profonde  douleur  qu'elle  m'a  causée.  Votre  chère 
femme  était,  avec  vous,  ma  plus  chère  et  une  de  mes  pre 
mières  affections.  J'avais  eu  l'intention,  cet  été,  d'aller  en 
Vendée  vous  voir,  ainsi  que  mon  pauvre  ami  de  Rochebrune, 
qui  vient  aussi  d'être  cruellement  frappé  '  ! 

J'hésite  maintenant  à  faire  ce  voyage,  que  je  lui  avais  pro  • 
mis  :  je  suis  si  triste,  si  abattu  sous  le  poids  de  toutes  ces  afflic- 
tions, ajouté  à  toutes  les  douleurs  que  nous  subissons  depuis 
deux  ans,  que  je  me  sens  bien  impuissant  à  alléger  les  cha- 
grins de  mes  plus  chers  amis. 

Je  vous  embrasse,  cher  Monsieur  Gauja,  dans  toute  la  tris- 
tesse de  mon  cœur,  et  vous  prie  de  penser  quelquefois  à  la 
bien  profonde  affection  que  je  vous  ai  vouée. 

Mes  souvenirs  à  M™»  Deshorlies  et  à  Gaston. 

XXIV.  —  A  M.  Emile  arixaaud. 

Paris,  le  20  octobre  1874. 

Mon  cher  Grimaud, 

Je  regrette  beaucoup  votre  absence  (pour  moi)  ;  car  le  motif 
est  la  bonne  fortune  de  Dieu,  dont  je  vous  félicite. 

1.  Par  la  mort  de  M"'  de  Rocbebrune,  née  du  Fougeroux. 


b L. 


54  UTTBBS  m  PAUL  BAUDRT 

Je  regretle  de  ne  vous  avoir  pas  rencontré,  cette  année, 
chez  Rocbebnine. 

J'avais  l'intention  d'aller  le  revoir  quelques  jours,  et  les 
soins  que  j'ai  dû  donner  à  ma  petite  maison  de  la  Roche,  que 
j'ai  meublée  pour  mes  séjours  en  Vendée,  m*en  ont  empêché. 

Maintenant  j'ai  dû  venir  rapidement  à  Paris,  pour  surveiller 
mes  peintures  que  l'on  cloue  au  plafond  de  l'Opéra.  Je  crois 
qu'elles  auront  un  bon  maintien  devant  les  milliers  de  becs  de 
gaz  qui  leur  sont  destinés  ;  mais  cela  né  durera  pas  longtemps  ! 

Je  serai  charmé  que  vous  fassiez  connaître  à  nos  compa- 
triotes ma  petite  notice  sur  Schnetz,  et  je  ne  puis  qu'être  flatté 
que  vous  veuilliez  bien  la  réimprimer  dans  votre  Bévue  ^,  ainsi 
que  vos  impressions  sur  mes  toiles  de  TOpéra.  Vous  en  trou- 
verez la  description  la  plus  exacte  : 

i®  Dans  le  Catalogue  d*£dmond  About,  qui  était  ven,du  au 
public  pendant  l'exposition  '  ; 

2®  Puis  dans  le  Correspondant,  dans  un  article  de  M.  Arthur 
Duparc  ; 

Puis  encore  dans  la  Gazette  des  Beaux-Arts,  dans  les  articles 
de  M.  René  Menant.  (Il  y  en  a  cinq,  je  crois.)  Après  eux, 
Charles  Blanc  y  a  consacré  un  travail  très  bien  fait,  mais  peut- 
être  un  peu  didactique  et  esthétique. 

Le  reste,  dans  la  presse,  sont  des  impressions  multicolores, 
où  il  n'y  a  rien  à  pécher,  sauf  quelques  exceptions  :  celui-ci 
voit  le  réalisme  ;  celui-là  le  catholicisme  ;  les  autres,  leurs  co- 
teries variées.  C'est  le  miroir  à  facettes  qu'on  nomme  l'opinion 
pubhque,  mais  qui  ne  réfléchit  rien  de  durable  et  de  vrai. 

Veuillez  agréer,  cher  ami  Grimaud,  mes  cordiales  amitiés. 

Paul  Baudrt, 

Hôtel  da  LouTre. 

t .  C'est  dans  la  liyraison  de  janvier  1875  que  nons  avons  reproduit  la 
Soiiee  sur  la  vie  et  les  cntvres  de  Schnets,  auquel  Paul  Bandry  avait  sac- 
cédé  comme  membre  de  TlnsUtut,  notice  qull  avait  lue  à  rAcadémie  des 
Beaux-Arts,  dans  la  séance  du  22  août  précédent. 

2.  A  l'Ecole  des  Beaux-Arts. 


LETTRES  DE  PAUL  BAUDRY  55 

Si  VOUS  avez  le  temps  de  m*écrire  ou  si  vous  voulez  bien 
m'envoyer  un  numéro  de  votre  Revue,  adressez  toujours  Nou- 
vel  Opéra,  Agence  des  travaux. 

XXV.  --  A  Mme  Deshorties. 

Décembre  1875. 

Chère  Madame  Deshorties, 

Ne  lisant  jamais  les  journaux,  je  n'ai  su  que  bien  tard  la 
perte  cruelle  que  nous  avions  faite ^.•. 

About,  à  qui  Gaston  avait  écrit,  ne  me  Ta  apprise  que  le 
jour  même  où  j'ai  écrit  à  Gaston  un  mot,  qu'il  n'aura  peut-être 
pas  reçu,  car  l'adresse  était  imparfaite.  Je  tiens  à  vous  redire 
encore  combien  je  sens  vivement  la  dure  séparation,  et  com- 
bien je  prends  une  vive  part  à  votre  douleur  !  Je  ne  sais  où 
cette  lettre  vous  retrouvera,  mais  je  désire  que  vous  ne  dou- 
tiez jamais  des  sentiments  que  j'ai  pour  votre  chère  famille. 

Agréez,  chère  Madame  Deshorties,  l'expression  de  mes  sen- 
timents de  respect. 

Paul  Baudry. 
i.  En  la  peraonne  de  M.  Gauja. 


L'ÉGLISE  DE  TRÉGUIER' 


Notre  diocèse  possédait^  avant  1789,  un  grand  nombre  de  cou*- 
vents,  tant  d'hommes  que  de  femmes,  qui  répandaient  autour  d'eux 
l'exercice  de  la  bienfaisance^,  du  soin  des  malades,  de  l'instruction 
populaire.  Citons  seulement  : 


COUVENTS  d'hommes. 


Les  Dominicains  de  Horlaix,  (1235)  établis  14  ans  après  la 
mort  du  saint  fondateur  de  l'ordre.  Cette  résidence  fut  illus- 
trée  par  Yves  Bégaignon,  devenu  évêque  de  Tréguier  en  1362 
et  cardinal  en  1371  ;  par  Hugues  Lestoquer,  évêque  de  Tréguier 
en  1403  ;  par  le  P.  Albert  Le  Grand,  dit  aussi  Albert  de  Horlaix, 
mort  en  1640. 

Les  Dominicains  de  Guingamp,  dont  le  premier  couvent  dans 
celte  ville  fut  fondé  en  1284,  sur  l'emplacement  de  Hontbareil, 
occupé  aujourd'hui  par  les  Filles  de  la  Croix.  Alain  de  Bruc,  évê- 
que de  Tréguier,  officia,  au  nom  du  pape  Martin  V,  le  jour  de  la 
prise  de  possession  du  monastère  par  les  religieux.  En  1636,  les 
Dominicains,  appelés  aussi  Jacobins,  furent  transférés  à  Sainte- 
Anne  de  Guingamp. 

Les  Augustins  de  Lannion  (1394)  fournirent  plusieurs  de  leurs 
sujets  à  révêché  de  Tréguier.  De  ce  nombre  furent  Christophe  de 
Hauterive  (1408-1417)  et  Mathias  du  Cozker  (1417-1422)  appelé 
par  quelques-uns  Mathieu  Rocdere. 

Les  cordeliers  de  Tréguier  et  de  Morlaix,  venus  des  Sept-lles  en 

'  Voir  la  livraisen  de  join  1886,  pp.  405-413. 


> 


l'église  db  tréguier  57 

i4S3,  sur  rappel  de  François  II,  dernier  duc  de  Bretagne.  Le  cou- 
vent de  Tréguier  fut  établi  à  Plouguiel,  près  la  passerelle  Saint- 
François,  au  bord  du  Guindy,  sur  un  terrain  donné  par  Jean  de 
Bizien,  sieur  de  Kérousy. 

Les  Cordeliers  de  Guingamp  furent  fondés  longtemps  aupara- 
vaut,  le  i  octobre  1283, 57  ans  seulement  après  la  mort  du  sera* 
phique  Patriarche  d'Assise,  par  Guy  de  Bretagne  et  Jeanne  d'Âvau<^ 
gour,  sa  femme.  Leur  premier  établissement  se  trouvait   à  l'en- 
droit appelé  aujourd'hui  «  Terre  Sainte  »  .  Plus  tard,  en  1591,  à 
la  suite  du  sac  et  de  Tincendie  de  leur  maison  pendant  les   trou- 
bles de  la  Ligue,  les  pauvres  QIs  de  saint  François  allèrent  deman- 
der asile  à  René  Chomard,  gouverneur  de  N.-D.  de  Grâces,  qui  se 
démit  en  leur  faveur  de  sa  chapellenie.   Les  nouveaux  religieux 
bénéficièrent  dans  la  suite  des  libéralités  de  la  duchesse  de  Har- 
tigues  et  de  Marie  de  Beaucaire,  sa  fille,  du  seigneur  de  Kerduel, 
et  enfin  du  duc  d'Aiguillon,  gouverneur  de  Bretagne,  célèbre  par 
la  légende  du  moulin  de  Sainl-Gast  (1758)  et  par  ses   différends 
avec  le  procureur  général  de  la  Chalotais.  La  chapelle  de  N.-D.  de 
Grâces,  que  nous  admirons  encore,  est  antérieure  à  l'arrivée   des 
Franciscains.  Elle  fut  bâlie  de  1507  à  1509  par  ordre  de  la  bonne 
duchesseAnne.  Ce  sanctuaire,  de  style  ogival,  bien   décrit  par  H. 
Gaultier  du  MoUay,  est  aujourd'hui  une  église  paroissiale,  et  con- 
serve les  restes  de  Charles  de  Chàtillon,  dit  de  Blois,  l'illustre  pè- 
lerin de  Saint-Yves,  tué  à  la  bataille  d  Auray,  le  29  septembre  1364. 
Le  tombeau  de  ce  prétendant  au  duché  de  Bretagne  et  à  Thonneur 
delà  canonisation  n'existe  plus.  Il  fut  élevé,  le  premier  août  1752, 
par  un  des  descendants  du  héros  breton  Alexis-Hagdelaine  Rosa- 
lie, duc  de  Chàtillon,  alors  lieutenant  général  du  roi  Louis XV  dans 
la  haute  et  basse  Bretagne.  Les  «  patriotes  >  de  la  Révolution  ont 
détruit  ce  précieux  monument  ;  et,  en  1874,  les  reliques  de  Charles 
de  Blois  ont  été  dé  posées  dans  une  nouvelle  châsse  de  bois  sculpté 
donnée  par  Msi*  David,  évë  que  de  Saint-Brieuc  et  Tréguier. 

Guingamp  eut  aussi,  en  1615,  des  Franciscains  réformés  nonH> 
mes  Capucins.  Ils  habitaient  la  vieille  maison  et  les  dépendances 


î 


58  l'égùsc  db  TRÉomim 

actaellds  de  rinstilolion  Notre-Dame.  La  fondation  fut  conKeatie  le 
23  juin  1615,  par  Guillaume  de  Goatrieux.  C'est  aussi  à  cette 
époque,  sous  l'épiscopat  de  Guy  Champion,  que  les  Capucins  s'éta- 
blirent à  Lannion,  dans  le  beau  local  occupé  aujourd'hui  par  le 
collège  et  la  prison. 

Outre  ces  couvents,  il  faut  rappeler  Texistence,  dans  notre  dio- 
^cèse,  de  nombreux  prieurés  de  moines.  Ainsi,  de  1047  à  1049, 
dans  un  acte  non  daté,  Eudes,  tuteur  du  jeune  Conan  II,  duc 
de  Bretagne,  signe  comme  témoin  une  charte  par  laquelle  sa  sœur 
Adèle,  première  abbesse  de  Saint*Georges  de  Renues  (103â-i06^), 
institue  un  prévôt  à  Pleubihan.  L'endroit  do  celte  fondation  est 
encore  désigné  aujourd'hui  dans  le  cadastre  et  par  tout  le  peuple 
c  le  prieuré  »  et  la  tradition  constante  et  unanime  appelle  les 
premiers  pasteurs  de  la  paroisse  «  les  moines  de  Saint-Georges.  » 
De  là  aussi  sans  doute  l'origine  d'une  foire  trëi  ancienne  établie 
dans  le  bourg  sous  le  nom  de  «  foire  Saint- Geor<;es  »  .  Avant  la 
manie  prise  après  le  Révolution  de  donner  aux  paroisses  ayant 
la  lettre  P  pour  initiale  saint  Pierre  pour  patron  obligé,  saint 
Georges  était  bien  le  palron  de  Pleubihan,  en  souvenir  des  moines 
préposés  par  Tabbaye  de  Saint-Georges  de  Rennes  au  service  pa- 
roissial. Ces  prêtres,  comme  les  religieuses  de  Saint- Georges,  de 
Rennes,  devaient  suivre  la  règle  de  saint  Benoît* 

COUVENTS  DE  FEMMES. 

Les  couvents  de  femmes  furent  encore  plus  nombreux   dans  le 
diocèse  de  Trégoier,  quoique  fondés  plus  tard.  Citons  : 

Les  Religieuses  Hospitalières  de  Tréguier,  venues  de  Quimper, 
s'établirent,  en  septembre  1654,  à  Tréguier,  sous  Tépisopat  fécond 
de  }lsr  Balthazar  Grangier.  Elles  eurent  pour  fondateurs  le  sei- 
gneur de  Kergomanton  et  sa  femme,  et  pour  premiers  bienfai- 
teurs insignes  les  sieurs  Cludon  de  Tlsle,  de  Leslec'h,  de  Kerébo 
et  le  chanoine  Thépaut  duQluroelin. 
_  Les  Religieuses  Hospitalières  de  Lanoion  vinrent  aussi  de  Quim- 


X'itGLISE  DE  TRÉGUIER  59 

per^  eo  1667,  au  nombre  de  cinq.  La  première  supérieure  était 
parente  de  Messire  Josep-hCorentin  de  Kerméno,  seigneur  de  Pli'- 
vern^  prêtre  du  diocèse  de  Léon,  premier  supérieur  et  fondateur 
du  couvent  Sainte-Anne,  où  il  vécut  près  de  45  ans  et  mourut  en 
odeur  de  sainteté^  le  18  avril  1716,  à  Tâge  de  72  ans. 

Les  Religieuses  Hospitalières  de  Guingamp.  —  iilv  Grangier 
envoya  dans  celte  ville,  le  14  août  1676,  quatre  religieuses  augus- 
tinés  de  Tréguier  pour  fonder  une  nouvelle  maison  de  charité, 
dont  le  terrain  fut  donné  par  le  duc  de  Vendôme. 

Les  Ursulines  vinrent  de  Dinan  à  Tréguier,  le  20  janvier  1635, 
.sous  répiscopet  de  Msr  Guy  Champion  de  Cicé,  et  s'établirent  dans 
un  couvent  doté  par  Hathurin  Lhostis,  chanoine  de  Tréguier,  le 
seigneur  du  Rumain  et  Michel  Thépaut  du  Rumelin,  que  l'on  ren- 
contre à  la  tête  de  toutes  les  bonnes  œuvres.  —  La  maison  de 
Tréguier  établit  bientôt  des  fondations  à  Morlaix  ;  à  Guingamp 
(4  août  1654)  où  leur  maison,  chapelle  et  dépendances,  données 
par  Pierre  Le  Bricquier,  un  des  vicaires,  servent  actuellement  de 
caserne,  de  grenier  à  foin  et  de  parc  à  la  remonte  de  cavalerie  ; 
el  à  Lannion  (1660),  où  mourut  la  première  supérieure  de  Tré- 
guier, venue  de  Dinan,  l'infatigable  mère  Louise  Gays.  Partout  ici 
nous  trouvons  la  main  bienfaitrice  et  intelligente  de  Balthazar 
Grangier,  un  des  saints  évêques  de  Tréguier. 

Les  Religieuses  de  la  Charité  du  Refuge  occupèrent  é  Guingamp, 
en  1676,  l'ancien  couvent  des  Jacobine,  dit  Hontbareil,  où  sont 
aujourd'hui  les  Filles  dé  la  Croix. 

Les  Calvairiennes  vinrent  à  Morlaix  en  1625,  sous  l'épiscopatde 
Guy  Champion  de  Cicé. 

Les  Filles  de  la  Croix.  —  Mk^  Grangier  appela  de  Saint-Flour 
en  Auvergne  les  Filles  de  la  Croix,  qui  arrivèrent  à  Tréguier  Je  29 
mars  1667.  Quelques  membres  du  chapitre  et  quelques  seigneurs 
de  la  contrée  se  cotisèrent  pour  acquérir  un  terrain  et  bâtir  une 
maison  aux  nouvelles  religieuses.  La  chapelle  de  cet  établissement 
fut  construite  plus  tard  et  bénite  le  3  mai  1700,  fêle  de  l'exaltation 
de  la  sainte  Croix,  par  Olivier  Jégou  de  Kerlivio^  évêque  du  dio- 
cèse. 


60  L'ÉGLISB  DB  TRÉGUiER 

Les  Paulines  ou  Filles  de  Sainl-Paul  furent  établies  à  Tréguter 
en  1679  par  H»*  de  Lézerdrot,  sous  Tépiscopat  de  }h^  de  Ba- 
glion  de  Saillant,  mais  ce  fut  Mf'  Olivier  Jégou  de  Kerlivio  quiap- 
prouva  leurs  constitutions,  statuts  et  règlements,  le  23  juin  1727. 
Sous  l'administration  de  ce  dernier  évëque,  trop  favorable  au  parti 
janséniste,  les  Paulines  fondèrent  des  maisons  d*éducation  à 
Pontrieux  et  à  Pédernec. 

Les  Carmélites.  —  La  ville  de  Guingamp  donna,  le  22  juin  1625, 
une  maison  et  la  chapelle  Saint-Yves,  alors  situées  dans  la  rue 
actuelle  de  ce  nom,  aux  Carmélites  de  la  réforme  de  sainte  Thé* 
rèse.  Daifs  cette  chapelle  furent  enfermés,  pendant  la  Terreur,  les 
prêtres  réfractaires  destinés  aux  pontons  ou  à  Téchafaud  de  la 
Révolution. 

SÉHIEIAIRES 

Parmi  les  établissements  religieux  et  charitables  de  notre  ancien 
diocèse,  mentionnons  encore  le  grand  séminaire,  qui  eut  Finsigne 
honneur  d'être  fondé  par  saint  Vincent  de  Paul.  C'était  en  1654, 
sous  l'épiscopat  de  Ms'  Grangier.Un  chanoine,  H.  Thépaut  du  Ru- 
melin,  et  sa  sœur,  H^e  de  Trézel,  avaient  donné  le  terrain  nécessaire 
pour  bâtir.  Les  constructions  de  l'ancien  séminaire  sont  de  165^, 
1658  et  1734.  La  chapelle  date  de  1685  et  renferme,  sous  une 
simple  pierre  tombale  confondue  avec  le  pavé,  près  de  la  porte 
d*entrée  destinée  au  public^  les  restes  de  ses  nobles  bienfaiteurs. 
La  congrégation  de  Saint-Lazare  adirigé  le  grand  séminairedeTré- 
guier  jusqu'en  1791.  Les  bâtiments  et  dépendances  de  l'ancien 
séminaire  sont  dignement  occupés  aujourd'hui  par  la  direction  du 
petit  séminaire  de  Tréguier.  —  A  côté  du  grand  séminaire,  nous 
avions  encore, dans  la  ville  épiscopale,  avant  la  Révolution,  une  école 
d'instruction  secondaire,  sorte  de  collège  ecclésiastique  ou  de  petit 
séminaire,  qui  inscrit  avec  gloire  notre  Le  Gonidec  parmi  ses 
meilleurs  élèves.  Les  anciens  évêques  comtes  de  Tréguier,  pour 
favoriser  le  développement*  des  études,  se  prêtaient  volontiers  à 


l'églisb  de  tréguibr  61 

présider  en  personne  les  exercices  publics,  dont  plusieurs  program- 
mes exislentencore.  Celte  maison  sert  actuellement  d*écoIe  primaire 
et  de  pensionnai,  sous  la  direction  des  Frères  de  l'Instruction  chré- 
tienne dits  de  Lamennais. 

PAROISSES 

Nous  n'avons  ni  la  compétence,  ni  le  loisir,  ni  les   documents 
nécessaires  pour  donner  dans  cet  article  (à  peine  ébauché)  une 
notice  même  succincte  sur  Turigine  des  paroisses,  leurs  églises, 
leurs  patrons  cl  leurs  seigneurs  temporels.  C'est  une  étude  très  in- 
téressante à  faire,   et  qui  appartient  de  droit  à  ceux  que  la  provi- 
dence a  pliicés  dans  chaque   localité.  A  cet  égard,  le  diocèse  de 
Rennes  est  plus  favorisé.  H.  de  la  Borderie  a  public  les  (c  Origines 
paroissiaks  »,  et  H.  Tabbé  Guillotin  de  Corson  vient  d'achever  le 
«  Fouillé  historique  de  Parchevéché  de  Rennes.  »  La  Société  archéolo- 
giiiue  et  historique  des  Côtes-du-Nord,  dans  sa  séance  du  9  décembre 
1885,  annonce  de  savantes  recherches  sur  le  c  Fouillé  historique  de 
Saint" Brieuc.  >  Nous  espérons  bien  que  fauteur  comprendra  dans 
son  œuvre  le  diocèse  annexé  de  Tréguier.  La  Société  d'Emulation 
des  Côtes-duNord  entreprend  la  publication  des  «  Trésors archéo- 
logiques  de  PArmorique  occidentale  »,  dont  plusieurs  pièces  inté- 
ressent la  région  trécorroise.  Un  érudit,  H.  J.  Gaultier  du  Hottay  a 
beaucoup  travaillé  cette  partie  des. études  bretonnes,  et  «  son  Ré- 
pertoire  archéologique  des  Côtes  du -Nord  >  est  un  inventaire  com- 
plet, par  cantons  cl  par  paroisses,  de  nos  richesses  et  de  nos 
gloires  nationales;  c'est  un  bulletin  monumental  de  Part  celtique 
et  chrétien  dans   le  diocèse  de  Saint-Brieuc  et  Tréguier  ;  et  si 
nos  vieilles  églises  tendent  à  disparaître,  elles  survivront  toujours, 
comme  nos  menhirs  et  nos  dolmens,  aux  yeux  de  la  postérité,  dans 
le  savant  recueil  du  regretté  H.  Joachim  Gaultier  du  Hotlay.  — 
H.  René  Kerviler  a  fait  revivre  dans  son  bel  ouvrage  «  la  Bretagne 
à  P Académie  »  les  illustrations  les  plus  pures  de  notre  province,  et 
prépare  en  ce  moment,  dans  son  <  Essai  de  Bio^BiUiographie 


/ 


63  l'église  de  treguier 

bretonne  »,  la  résurrection  de  beaucoup  de  vieux  noms  oubliés, 
titres  de  noblesse  pour  ceux  qui  ont  l'honneur  de  les  porter  encore. 


ÉVÊQUES 

Plusieurs  auteurs,  après  les  doctes  Bénédictins  bretons  du  X\lh 
siècle,  DD.  Lobineau,  Denys  Briant,  Haur  Audren,  Morice  et  Tail- 
landier, ont  entrepris  de  dresser  le  catalogue  historique  des  évèques 
de  Tréguier,  et  on  peut  consulter  avec  fruit  et  intérêt  ces  compila- 
tions spéciales,  reproduites  par  M.  Tresvaux  dans  son  ouvrage  inti- 
tulé «  V Eglise  de  Bretagne,  »  Six  évèques  élus  de  Tréguier  eurent 
l'honneur  d'être  promus  au  cardinalat  :  Yves  Bégaignon  (1371);*— 
Hugues  de  Goatrédrez  (1465),  qui  ne  siégea  point;—  Raphaël,  dit 
le  cardinal  de  Saint- Georges  (1480)  ;—  Robert  Guibé  (1513), 
inhumé  à  Saint-Yves  des  Bretons  à  Rome  ;  —  Louis  de  Bourbon 
(1531)  ;—  Hippolyle  d'Est,  dit  le  cardinal  de  Ferrare  (1543). 

Rappelons  seulement  pour  mémoire  Etienne,  qui  ratifia  la  fonda- 
tion faite  en  1235  aux  Dominicains  de  Morlaix  ;  Alain  de  Bruc, 
qui  rappela  saint  Yves  dans  son  diocèse,  le  nomma  son  officiai  et  lui 
donna  la  cure  de  Trédrez  ;GeuffroiTouraemine,  qui  désigna  saintYves 
à  la  cure  de  Louannec  et  vit  mourir  le  saint  à  Kermartin.  Yves  de 
Boisboêssel  introduisit  la  cause  de  la  canonisation  de  saint  Yves  en 
1330,  etsous  Richard  du  Poirier,  auquel  appartient  Thonneurdela 
construction  de  la  cathédrale  actuelle,  cette  canonisation  futsolen«- 
nellement  proclamée,,  le  19  mai  1347,  par  Clément  VI,  pape 
d'Avignon.  Robert  Painel  et  Yves  Bégaignon  reçurent  Charles  de 
Blois  en  pèlerinage  au  tombeau  du  saint  prêtre.  En  1420,  Mathieu, 
Rocdere  ou  du  Cozker  reçut  la  fondation  de  Jean  V;  et,  en  1451 
Jean  de  Plouec  fit  transférer  à  Tréguier  le  corps  du  bon  duc,  en- 
terré à  Nantes  depuis  1442.  Ce  prince  avait  fait  ériger  dans  la  ca- 
thédrale de  Tréguier,  de  1420  à  1428,  sous  la  direction  de  «  Maistre 
Jacques  de  Hongrie,  scolastiquede  Tréguier  »,  un  monument  digne 
de  la  Bretagne  et  de  son  grand  saint  Yves.  Les  dépenses  de  Jean  V 


."■  H, 


LEGU8B  DE  TBEGinER  63 

pour  ce  tombeau,  dit  H.  de  la  Borderie,  représenleni,  d*après  les 
calculs  les  plus  modérés,  plus  de  160,000  francs  d'aujourd'hui.  Eu 
1444,  Mathieu  du  Cozker  avait  établi  la  psallette  de  Tréguier,  ap- 
prouvée par  une  bulle  du  pape  Nicolas  V,  en  1449,  et  par  son  suc* 
cesseur,  Calixte  III,  en  1456.  Pierre  Prédou  ou  Piédru  bâtit,  en  1430, 
le  manoir  épiscopal  de  Keroffret  à  Tréguier^  détruit  en  1594  sous  la 
Ligue  et  Tèpiscopat  de  Guillaume  du  Halegoét,  et  rebâti  en  1608 
par  Adrien  d'Amboise.  Tréguier,  pour  être  fidèle  à  la  cause  d'Henri  IV, 
fut  saccagé  en  1589, 1590  et  1591  par  les  Ligueurs  bretons  et,  en 
1592,  par  les  Espagnols  conduits  par  le  duc  de  Hercœur.  Le  trésor 
de  la  cathédrale  fut  pillé,  le  tombeau  de  saint  Yves  dépouillé  de  ses 
ornements  d'or  et  d'argent,  et  l'évêque  obligé  de  chercher  un  re- 
fuge dans  sa  terre  de  Kergresk,  en  Plougrescant,  où  il  mourut  !e  29 
octobre  1602.  Raoul  Rofland,  Antoine  du  Orignaux  et  Guillaume 
du  Ilalegoêt,  se  firent  remarquer  par  leur  dévotion  à  saint  Gonéri 
et  leurs  ordonnances  re  alives  à  son  culte.  Les  statuts  synodaux  de 
l'évêque  Rolland  forment  un  recueil  précieux  connu  sous  le  nom 
de  c  Raouiin  n.Guingamp  est  redevable  à  l'évêque  du  Halegoét  du 
'  beau  porche  Notre-Dame,  appelé  aussi  porche  du  Halegoét.  Jean  de 
Goétquis  posa  la  première  pierre  du  Cloître  (1461),  terminé  sous 
Ghislophe  du  Ghâtel  en  1479.  En  1484,  fut  bâtie  la  tour  de  Saint- 
Michel,  une  des  églises  de  la  ville  épiscopale. 

Après  le  traité  d'union  (1532),  nos  évêques  furent  attirés  à  la 
cour  de  France^  et  le  siège  de  Tréguier  ne  fut  plus  considéré  que 
comme  un   marchepied  pour  parvenir  à  un  poste  plus  important. 
Les  revenusdel'évèque  n'étaient  pas  des  plus  considérables  (40.000 
livres  de  rente),  mais  le  chapitre  possédait  de  grands  biens  et  de 
nombreux  droits  féodaux  de  péage,  de  four,  de  pèche,  de  chasse, 
etc.  Notons  en  passant  que  ce  sont  les  saints  évêques  qui  meurent  à 
Tréguier  en  refusant  les  faveurs  du  monarque.  Nous  avons  vu  Guy 
Champion  de  Cicé  établir  dans  son  diocèse  bon  nombre  de  familles 
religieuses.  Ce  prélat  autorisa  le  P.Albert  Le  Grand  à  rechercher 
dans  les  archives  de  l'Ëvèché  et  des  paroisses  du  diocèse  les  élé- 
ments nécessaires  pour  composer  la  Vie  des  Saints  de. Bretagne...  A 


64  l'église  de  tréguier 

Plougrescant  et  à  Tréguier,  le  pieux  Dominicain  trouva  les  anciens 
légendaires  de  saint  Gonéri  conservé^  à  Paris  (  n<>*  1148,  fol.  60^  et 
22.321,  fol.  745  de  la  Bibliothèque  nationale).  Les  Bollandistes, 
pour  avoir  ignoré  Texistence  de  ces  offices,  frustra  legendam  lalinam 
exêpectârunt  majores  nostri,  frustra  ego  ipsam  sperem  hodie,  accu- 
sent le  ?•  Albert  de  les  avoir  fabriqués  dans  son   imagination  : 
Quanwis  autem  sancti  gesta  et  œtas  penitus  ignorenturj  nihilo  ta- 
men  minus  more  suo  legendam  ipsiad  IV  aprilis  aptavil  Albert  us 
Le  Grand  de  Monte  relaxo,  collectam  asserens  ex  veteribus  Legen- 
dariis  mss.  ecclesiœ  cathedralis  trecorensis...  atque  ex  vetusto  Le- 
gendario  mss»  quod  exsiat  in  ecclesia  parochiali  de  Plougres- 
cant, (AA.  SS.,  t.  IV.,  jul,  p.  422).  Sous  Tépisçopa!  de  Guy  Champion 
advint  en  partie  la  perte  du  trésor   de  la  cathédrale,   causée  par 
Tincendie  de  la  sacristie,   dans  la  nuit  du  6  septembre  1632.  Ua 
inventaire,  dressé  en  1626,  fait  mention  de  nombreuses  pièces  d'ar- 
genterie, de  tapisseries,  de  livres  et  d^ornements  données  par  les 
évëques  de  Tréguier  et  portant  les  armoiries  de  Jean  de  Plouee  et 
de  Goêtquis,  de  Christophe  du  Châtel,  de  Jean  Calloet,  d'Antoine  du 
Grignaux,  d^Adrien  d'Amboise,  le  plus  généreux  des  donateurs. 
Noël  Deslandes,  dominicain^  qui  a  laissé  une  grande  réputation  d'élo- 
quence  et  de  saintelé,  prononça,  n'étant  que  simple  religieux,  Té- 
loge  funèbre  de  Henri  IV  à  Sainl-Merry  (1610);  et,  comme  visiteur 
du  couvent  de  Morlaix,  donna  l'ordre  au  P.  Le  Grand  de  publier  les 
Vies  des  Saints^e  Bretagne,  ouvrage  qui  parut  sous  son  épiscopat 
en  1637.  (Nantes,  1   vol.  in-4°,  chez  Pierre  Doriou.)  Evêque  de 
Tréguier  de  1635  à  1645,  Noël  Deslandes  combattit  vigoureusement 
les  protestants,  visitait  souvent  les  couvents  de  son  Ordre  à  Guin- 
gamp  et  à  Morlaix,  et  fut  un  ardent  zélateur  de  la  dévotion  et  de 
la  confrérie  du  Rosaire.  II  eut  un  digne  successeur  en  Balthazar 
Grangier,  dont  nous  avons  énuméré  les  œuvres  et  les  fondations 
pieuses.  François-Ignace  de  Baglion  de  Saillant  fut  un  des  signa- 
taires  des  quatre  fameux  articles  de  1682.  Olivier  Jégou  de  Ker- 
livio  favorisa  le  jansénisme  et  se  vit  excepté,  lui,  son  clergé  et  son 
diocèse,  da  la  grâce  du  Jubilé  accordé  à  tout  le  monde  catholique, 


l'église  de  tréguier  65 

en  i725,  par  Benott  XIII.  François-H;acintbe  de  la  Fruglaie  de 
Kerver  publia  dans  notre  diocèse  la  bulle  UnigeniiuSy  que  son 
prédécesseur  de  Kerlivio  ne  recul  même  pas  avecle'respecl  dû 
àrautorité  du  saint-siège.  Jean-Marc  de  Rojère  établit,  le  26  avril 
1768,  la  dévotion  au  sacré  Cœur  de  Jésus  et  fit  iitiprimer  à  Morlaix, 
en  1770,  un  Propre  de  son  diocèse.  Jean-Bapliste-Joseph  de  Lubersac 
fut  le  protecteur  de  l'indigne  Sieyès,  qu'il  fit  chanoine  de  sa  cathé- 
drale. Augtislin-René'Louis  Le  Mintier  de  Saint-André  fut  le  der- 
nier évëque  de  Tréguier.  li  construisit  l'aqueduc  et  la  flèche  de  la 
cathédrale,  de  1785  à  1787,  favorisa  l'instruction  populaire  à  tous 
les  degrés,  et  publia  un  catéchisme  breton  à  l'usage  de  son  diocèse. 
Depuis  le  mois  d'avril    1791,  Tréguier  pleure  son  évèque  et 
compte  sur  la  bienveillance  des  évèques  de  Saint-Brieuc.  Celte  bien- 
veillance s'est  manifestée  le  jour  où  Ks^Le  Mée  prit  pour  lui*mëme 
et  ses  successeurs  le  litre  «  d'évèque  de  Saint-Brieuc  et  Tréguier  », 
par  la  translation  solennelle  des  restes  de  Me'  Le  Mintier  à  Tréguier^ 
par  ordre  de  Mer  David,  le  8  juillet  1868;  et  se  continue  aujour- 
d'hui par  l'œuvre  do  réédificalion  du  tombeau  de  saint  Yves,  entre- 
prise par.  Me'  Bouché,  avec  les  bénédictions  et  la  souscription  de 
S.  S.  Léon  XIII,  et  sous  la  direction  de  M.  Arthur  de  la  Borderie. 

Abbé  Yves- Marie  Lucas. 


TOUS  IX  (X  DE  LA  6^  SÉRIÉE 


JEiM  D'ARC  A  DOnM  ' 


M.  Luce  avait  son  nom  attaché  à  celui  de  du  Guesclin  ;  le  voilà 
désormais  inséparable  d'un  nom  plus  illustre  encore.  C'est  véri- 
tablement de  la  chance  historique  !  Il  appartenait  du  reste  au 
plrofesseur  de  l'Ecole  des  chartes  qui  est  chargé  de  rechercher  les 
sources  de  l'histoire  de  France  de  trouver  les  origines  de  laPucelle, 
comme  il  a  trouvé  les  origines  du  grand  Connétable.  Mais  on  ne 
pourra  plus  dire  que  la  Jeunesse  de  Bertrand  Q^i  un  ouvrage  in- 
comparable :  l'héroïne  de  l'auteur  Ta  encore  mieux  inspiré  que 
son  héros;  quoi  d'étonnant  7  n'est-ce  pas  une  martyre,  une  sainte 
peut*étre  ?  il  est  question  de  la  déclarer  telle,  et  le  vœu  de  M.  Jules 
Quicherat  pourra  être  exaucé.  Tout  libre  penseur  qu'il  était,  il 
s'indignait  de  ce  que  l'Église  ne  l'eût  pas  encore  canonisée  ;  son 
sens  critique  se  révoltait,  assurait-il,  contre  ce  qu'il  appelait 
«  une  iniquité  catholique  ».  Que  dirait-il  s'il  revenait  au  monde 
et  apprenait  que  Léon  XIII,  ce  grand  justicier,  se  propose  préci- 
sément de  réparer,  s'il  y  a  lieu,  Viniquité  et  même  qu'un  arche- 
vêque anglais  est  en  train  de  poursuivre,  par  son  ordre,  la  cause 
de  béatification  ? 

Le  livre  de  H.  Siméon  Luce  arrive  tout  à  fait  à  propos  :  il  vient 
compléter  l'œuvre  de  son  maître  à  l'Ecole  des  chartes,  €  le  meil- 
leur historien  et  célébrateur  de  Jeanne  d'Arc,  »  comme  l'a  qua- 
lifié Sainte-Beuve;  «le  collecteur  définitif  de  tout  le  dossier  res- 


*  JeawM  d^Are  à  Domrémy,  recherches  critiques  sur  les  origines  de  la  mission  de 
la  Pacelie,  accompagnées  de  pièces  jastificatives,  par  M.  Siméon  Luge»  membre  de 
rinstitut.  Un  vol.in-8%  de  cccx  et  316  p.  Paris^  Gtiampion,  15,  quai  Malaquais^  1886* 


L 


jfiAima  d'ajig  a  domémy  67 

tant,  et  le  grefBer  le  pl«is  Hd^le  de  tous  les  actes  et  témoignages.  > 
(Lundi  10  novembre  186^.) 

Au  Journal  des  actions  connues  de  Théroïque  Jeune  (Ille, 
M.  Luce  joint  des  documents  nouveaux  désormais  insépaiables 
des  pièces  mêmes  de  son  procès,  et  qui  achèveront  de  cou- 
ronner humainement  celte  que  TEglise  doii  proposer  à  l'in\oca- 
tion  universelle.  C'est  Jeanne  inconnue,  Jeanne  surtout  avant  sa 
mission,  qu'il  s'est  efforcé  de  découvrir.  Ai-je  besoin  d^ajouter 
qu'il  porte,  en  ces  matières  délicates,  avec  la  liberté  qui  est  de 
droit,  la  critique  la  plus  pénétrante  et  le  respect  le  plus  profond? 

Nous  sommes  en  l'année  14211.  Dans  le  village  de  Domrémy, 
sous  l'invocation  du  saint  qui  sacra  Ctovis  et  qu'on  n'oublie  pas 
au  bord  de  la  Meuse,  habite  une  famille  de  pasteurs  dont  le  nom 
semble  lui  venir  du  village  d'Arc,  en  Barrois.  Elle  se  compose  du 
pare,  de  la  mère,  et  de  plusieurs  flls  et  filles;  Tune  d'elles  a  de 
douze  à  treize  ans:  on  l'appelle  Jeannette.  La  dame  du  château 
est  Jeanne  de  Joinville-Bourlemont,  jeune  encore,  veuve  d'Henri 
d'Ogéviller,  descendante  du  bon  sénéchal  de  Champagne,  l'ami  de 
saint  Louis;  elle  est  réfutée  fidèle  à  toutes  les  traditions  des 
siens  et  passe  pour  la  providence  du  pays.  Qu'elle  ait  remarqué 
Jeannette,  quoi  d'étonnant  ?  L'enfant  est  si  belle,  si  bonne,  si  mo- 
deste et  si  pieuse  !  Elle  doit  la  regarder  souvent,  le  dimanche,  à 
la  messe;  et  le  dimanche  de  la  Mi- Carême,  qui  est  le  jour  de 
la  fête  du  pays,  où  dames  et  paysans  dansent  ensemble  sous  le 
grand  hêtre  des  fées,  elle  doit  la  chercher  parmi  celles  qui  cueil- 
lent des  fleurs  dans  la  vallée  de  la  Meuse. 

Jeannette  n'ignore  pas  combien  la  famille  qui  s'associe  aux 
joies  du  pauvre  peuple  lui  vient  en  aide  aux  mauvais  jours  ; 
c'est  dans  la  maison  forte  de  nie  de  Domrémy,  appartenant  à 
cette  famille,  que  les  gens  du  canton  ont  coutume  de  mettre  en 
sûreté  leurs  personnes  et  leurs  troupeaux  toutes  les  fols  qu'une 
attaque  soudaine  des  ennemis  ne  les  prend  pas  à  l'improviste. 

Précisément,  au  milieu  de  cette  année  1418,  le  canton  a  été 
envahi  par  un  chef  de  bandes  anglo-bourguignonnes,  et  tout  le 


JEANHE  d'arc  k  ItOHRÙtT 

il  de  la  vallée  où  Jeannette  garde  ses  vachee,  dans  les  prai- 
,avec  ses  compagnes,  a  été  enlevé;  mais,  grâce â  Dieu  et  aux 
ardie&de  la  bonne  dannc  dâ  Dumrémy,  près  de  son  cousin 
jmte  dû  Vaudemont,  Anloine  de  Lorraine,  le  bétail  al  res- 
!.  Pour  fêler  le  retour  au  bercail  des  troupeaux  enlevés,  tout 
sys  est  en  liesse,  et  Jeannette  prend  part  à  la  Tcle  comme  à 
:connaissance  de  ses  compatrioles. 

n  dit  même  qu'elle  est  E>i  animée  ce  jour-la,  qu'en  la  voyant 
:ir  on  croit  qu'allé  a  des  ailes  ;  on  ajoute  que,  de  retour  à  la 
wn,  et  seule,  clic  entend  pour  la  première  luis  des  voix 
nges  qui  lui  annoncent  sa  mission.  Sont- ce  des  vois  du^ 

ou  de  la  conscience  7  La  voix  de  la  pairie  lui  parle  non  moins 
iment,  sans  doute,  par  la  bouche  de  la  j^une  dame  qui  doit 
er  le  n  genlii  Daupliin  «,  comme  son  aïeul  Juinville  aimait  le 

roi  saint  Louis;  qui  sait  ce  qui  se  passe  en  France,  et 
ira  pas  été  sans  apprendre  i  la  petite  bergère  que  ce  n'est 
seulement  à  Domrémy  qu'on  vole  et  pille  le  pauvre  monde. 

La  pitié  qui  est  au  royaume  de  France  «  fait  pleurer  Jeanne: 

priera  l'archange  saint  Michel  qui  vient  de  lionuer,  aux  con- 

de  la  Bretagne,  la  victoire  aux  Français  sur  les  oppresseurs 
la  France  :  c'est  lui  qui  comballra  pour  elle. 

Prière  et  amour,  Jeanne  d'Arc  tient  tout  entière  dans  ces 
X  mots,  a  dit  son  historien  :  elle  aime  Dieu,  ou  plutôt  en  Dieu, 
latrie  et  sa  famille.  Au  fond,  son  patriotisme  lui-même  est 
I  forme  de  sapiélé...  et  si,  après  plusieurs  années  d'hésitation, 
:  trouve  la  force  de  s'arracher  à  son  foyer  pour  se  dévouer  au 
ut  de  son  pays  malheureux  et  asservi,  ce  n'est  point  parce 
I  la  pitié  pour  la  France  et  pour  son  roi  a  étoufTé  dans  son 
elesaffectionsprivées,  mais  uniquement  parce  que,  placée  entre 
is  devoirs,  elle  se  croit  tenue  d'accomplir  d'abord  le  plus 
ré  et  le  plus  impérieux.  » 

îaîDt  Michel,  son  ange  gaTilien,  son  directeur,  dont  elle  dit  : 
'.queê  ne  lui  faillis;  comment  me  faudrait-il?  elle  l'a  vu  de 

yeux,  tt  en  la  forme  d'un  très  vrai  prud'homme,  »  lorsqu'elle 


JEANNE  d'arc  A  DOXRÉMT  69 

était  âgée  d'environ  treize  ans  ;  c'est  la  première  en  date  de  ses 
apparitions. 

Leur  réalité,  elle  l'afflrme  sans  cesse  avec  un  accent  de  sin- 
cérité qui  porterait  la  conviction^  remarque  H.  Luce,  dans  les 
esprits  les  plus  prévenus.  M.  Henri  Wallon,  un  des  meilleurs  his- 
toriens de  Jeanne  d'Arc,  ne  croit,  il  est  vrai,  qu'  «  à  des  voix 
accompagnées  de  lumière  »  ;  mais  il  est  impossible  de  partager 
son  opinion,  car  Jeanne  a  déclaré  positivement  avoir  baisé  la 
terre,  à  chacune  des  apparitions  de  Tarchange,  à  Tendroit  même 
où  elle  Va  vu  poser  le  pied.  Il  faut  s'en  tenir  au  témoignage 
formel  de  celle  qui  n'a  jamais  menti.  Mais  pourquoi  saint  Michel 
plutôt  que  tout  autre  saint?  —  Sans  doute  à  cause  de  la  victoire 
mémorable  du  mont  Saint- Michel,  répondrai -je  après  M.  Luce. 
Selon  le  très  judicieux  historien,  cette  victoire  expliquerait  jus- 
qu'à un  certain  point,  —  jointe  à  l'invasion  des  Anglais  dans  le 
Barrois,  et  à  l'incursion  des  Ang*o-Bourguignons,  rendue  inutile 
par  la  bonne  dame  de  Domrémy,  —  l'intervention  du  chef  de  la 
milice  céleste. 

Une  autre  influence,  moins  directe,  dont  il  faut  tenir  compte, 
et  qui  n'avait  pas  été  remarquée  avant  M.  Luce,  est  celle  de 
rOrdre  de  Saint-François,  dont  Jeanne  portait  les  couleurs  et  la 
couronne  à  Chinon  ;  nous  l'apprenons  d'un  témoin  oculaire. 

Comme  les  Franciscains  gallois,  les  Franciscains,  ses  frères  en 
religion,  tonnaient  contre  les  Anglais,  ses  ennemis  ;  et  leur  élo- 
quence enflammée  produisait  chez  nous  les  niémes  effets  que 
dans  le  pays  de  Galles,  où  ils  marchaient,  la  croix  à  la  main,  à 
l'avant-garde  de  l'armée  nationale.  Le  sermon  de  frère  Richard  : 
<  Semez  des  fèves  !  Semez  des  fèves  !»  eut  mieux  que  du  re- 
tentissement, car  les  fameuses  fèves,  semées  en  abondance, 
d'après  ses  conseils,  nourrirent  les  soldats  de  Jeanne.  Seulement 
£lle  ne  s'agenouille  qu'une  fois  devant  lu\  Sa  parfaite  droiture 
répugnait  à  ce  qui  n'était  pas  le  vrai  tout  simple. 

M.  Luce  raconte  à  ce  sujet,  de  la  manière  la  plus  amusante, 
l'incident  tout  à  fait  comique  qui  marque  la  seconde  entrevue  du 


10  JUNHB  d'âHO  à.  DOUHÉHT 

prédicateur  et  da  rbéroiae  :   it  avait  préteDdu  qu'elle  était  bien 

iiapabie,  si  elle  le  voulait,  de  s'élever  dans  les  airs  pour  s'inlro- 

duirû  dans  les  places  ;  et  il  semblait  appréhender  son  approche 

sreprocbes:  «  Approchez  hardimenl,  lui  dii-elle  avec  malice, 

3cbez,  Je  ne  m'envoler&i  pas.  ■ 

ère  Richard  ne  fut  pas  le  seul  franciscain  à  qui  leanoe  ait 
ré  une  sympathie  enthousiaste:  nous  voyons  à  ses  côlés,  sur 
lura  de  Compièf^ne,  «  un  cordelier  nommé  Noîroufle,  grand 
ne  noir  avec  un  laid  meurtrier  visage,  et  une  Telle  vue,  et 
[rand  long  nez,  portant  rude  grosse  faconde  et  semblant 
vantable.  »  Fràre  Noiroufle  se  vantait,  assure-t-on,  d'avoir 
I  lui  tout  seul  trois  cents  Anglais,  et  il  en  riait  et  s'en  tenait 
■ré  et  joyeux. 

.  figure  admirable  de  ^ainte  Colette  de  Corbie,  nile  plus 
e  de  saint  François,  contraste  avec  ce  portrait  burlesque.  Je 
commande  aux  prédicateurs  qui  feront  désormais,  à  Orléans, 
négyrigue  de  la  libératrice  do  la  ville.  Le  parallèle  entre  l'hë- 
1  et  la  sainte  a  inspiré  à  M.  Luce  des  pages  dignes  d'Oza- 
et  de  Uontalembert  :  elles  ont  réchauffé  lu  vieux  cœur  d'un 
de  l'un  et  de  l'autre. 

n  tableau  du  grand  jubilé  du  Puy  cl6t  splendidement  ses 
srcbes.  Arrêtons-nous,  en  nniâsanl,  devant  cette  ceuvie  tna- 
aie,  ou,  pour  mieux  dire,  ce  chef-d'œuvre  d'intuition  histo- 

jubilé  ou  pèlerinage  en  question  n'était  autre  chose  que  ce 
X  appelle  en  Basse-Bretagne,  comme  en  Italie,  un  Pardon. 
quel  pardon  !  Il  avait  liau  le  13  marâ,  Jourde  l'Aunoiiciatioa 
sainte  Vierge,  patronne  de  saint  François  et  de  son  ordre, 
les  membres,  comme  ou  le  sait,  fêtent  particulièrement 
irition  de  l'Ange  annonçant  à  Marie  sa  mission  divine.  Tou- 
I,  pour  qu'il  y  eût  pardon  général,  c'est-à-dire  indulgence 
hre,  il  (allait  que  la  féie  de  j'Aunonciution  lombàl  le  ven- 
saint  :  l'Bgliie  exigeait  celte  coïntiJenca  entre  l'annonce 
luveuretsamort.  On  conçoit  l'tmpresstment  des  (Idcles  à 


JBAITNB  d'arc  a  BOMllÉMy  Tl 

se  rendre  au  pardon  du  Puy  pour  gagner  les  faveurs  promises.  Ils 
furent  si  nombreux,  en  1407^  que  deux  eents  périrent  étouffés. 

En  1418,  malgré  toutes  les  précautions,  il  en  périt  encore  trente- 
trois.  Indépendamment  des  indulgences  à  gagner,  on  afBrmait^et 
nous  avons  là-dessus  le  témoignage  d^un  des  docteurs  les  plus 
considérables  du  temps,  qu*il  .arrivait,  lors  du  Pardoli,  <  des 
événements  extraordinaires.  » 

En  1429,  le  S5  mars.  Jour  où  l'Annonciation  tomba  encore  un 
vendredi  saint,  Taffluence  fût  plus  nombreuse  et  plus  fervente  que 
jamais  :  la  France  était  alors  entre  la  vie  et  la  mort  ;  les  Anglais 
campaient  devant  Orléans.  Dés  les  premiers  jours  de  février 
14i9,  Jeanne  avait  jeté  ce  cri  d'inexprimable  angoisse  :  Le  temps 
me  pèse  comme  à  une  femme  qui  va  être  mère  ! 

Comme  on  le  pense  bien,  elle  n'était  pas  au  Pardon  ;  elle  n*y 
pouvait  être  ;  tout  entière  i  sa  mission,  elle  dévorait  du  regard  le 
camp  des  Anglais,  dont  les  cercles  formidables  étreignaient  de 
plus  en  plus  la  ville  d'Orléans,  ce  dernier  boulevard  de  la  France. 
Hais  son  cœur  était  sur  la  montagne  sainte  :  et  même  on  voyait, 
frémissants,  aux  pieds  de  Notre-Dame,  des  pèlerins  envoyés  par 
elle  et  pour  elle  qui  suppliaient  la  mère  du  Sauveur  et  les  Anges 
et  les  Saints  de  France  de  sauver  la  patrie.  «  Je  m'y  trouvais  moi- 
même,  dit  l'un  d'eux,  Jean  Pasquerel,  son  propre  chapelain;  la 
mère  de  Jeanne  y  était  aussi,  avec  quelques-uns  qui  avaient  con- 
duit sa  nile  a-i  roi.  »  Que  le  secours  lui  vînt  de  la  montagne  vers 
laquelle  toute  la  France  avait  les  yeux  levés,  comment  en  douter  ? 
%  Ah!  ne  doutez  pas  !  disait-elle  ;  c'est  Dieu  qui  fait  Vheure  ; 
travaillez,  et  il  travaillera  f  »  N'entendait-elle  pas  sa  Voix 
qui  lui  criait  :  «  Va,  va,  ma  fille  ;  je  serai  à  ton  aide;  val  i^ 

Trois  Jours  avant  le  grand  vendredi,  le  Vi  mars  1429,  elle 
sommait  les  Anglais,  «  au  nom  du  Roi  du  Ciel,  fils  de  sainte 
Marie,  »  de  vider  le  royaume  qui  appartenait  au  roi  Jésus  ;  et  trois 
mois  après,  lo  siège  d'Orléans  était  levé  et  la  France  sauvée 
(8  mdi  14%9). 

L'humble  Tille  de  saint  François  avait  mis  son  œuvre  «  sous 


' 


72  JEÀNRB  d'arc  ▲  DOMRÉMT 

les  auspices  de  la  solennité  doublement  sacrée  où  reposait  alors 
respoirnational  ».  Il  faut  lire  toute  la  page  qu*inspîre  à  l'historien 
une  flamme  de  patriotisme  que  la  critique  n*a  fait  que  rendre  plus 
ardente. 

Sous  Timpression  moi-même  d'une  lecture  qui  ne  laissera  froid 
aucun  Français,  aucun  catholique,  je  ne  me  sens  pas  le  courage 
de  le  chicaner  sur  quelques  détails.  Le  livre  est  de  main  d'ouvrier^ 
dirait  La  Bruyère,  et  ce  n'est  pas  vive  /a^^ur/ qu'il  devrait  avoir 
pour  devise,  mais  «  glorieux  labeur  !  » 

Sans  amoindrir  la  grandeur  du  plus  merveilleux  épisode  de  notre 
histoire,  H.  Luce  en  a  éclairé  les  sommets  comme  les  profondeurs 
d'une  lumière  vraiment  électrique  :  les  origines  humaines  comme 
les  origines  célestes  de  l'envoyée  d'en  haut,  sont  scrutées,  les 
unes  et  les  autres,  avec  une  probité  rare;  s'il  trouve  des  lec* 
teurs  sceptiques,  sa  critique  ne  paraîtra  telle  à  personne  ;  pour 
lui,  la  mission  que  Jeanne  d'Arc  a  reçue  du  Ciel  ne  fait  pas  un 
doute;  et  il  adopte  et  donne  comme  conclusion  de  ses  admirables 
recherches  ces  fortes  paroles  d'Etienne  Pasquier  :  «  Je  réputé 
l'histoire  de  la  Pucelle  un  vrai  miracle  de  Dieu.  » 

HeRSART  de  la  VlLLEMAftQUÉ. 


CHRONIQUE 


X«e  Congrès  Arobéologiqae  de  France 

CINQUANTE-TROISIÈME  SESSION 

La  Société  française  d' Archéologie,  fondée  par  rillustre  M.  de  Gaumont, 
▼ient  de  tenir  à  Nantes  sa  cinquante-troisième  session.  Nous  ne  saurions, 
dans  un  recueil  aussi  peu  étendu  que  la  Revue  de  Bretagne  et  de  Vendée, 
donner  un  compte  rendu  complet  des  excursions  du  Congrès,  non  plus 
que  des  mémoires  curieux  qui  ont  élé  lus  aux  séances.  Cependant  nous 
devons  à  nos  lecteurs  de  les  tenir  au  courant  de  tout  ce  qui  tient  à 
rhistoire  de  notre  contrée  et  nous  manquerions  à  notre  devoir  si  nous  ne 
donnions  au  moins  un  aperçu  sommaire  des  principaux  travaux  du  Congrès. 
Cet  éiënement,  auquel  la  foule  n'a  attaché  qu'une  importance  relative, 
était  décidé  depuis  trois  ans  ;  il  Tavail  été  sur  les  instances  de  M.  l'Ins- 
pecteur de  la  Société  française  d^Afcbéolegie  dans  le  département  ;  et, 
quoiqu'un  grand  nombre  de  personnes  Toublient  ou  Tigoorent,  c'est  au 
Congrès  que  nous  sommes  redevables  de  l'exposition  elle-même  ;  car  c'ett 
à  son  occasion  que  Tidée  d'une  exposition  d'art  ancien,  puis  d'une  expo- 
sition de  géographie,  est  venue  aux  organisateurs. 

Quoi  quHl  en  soit,  c'est  le  jeudi  U^  juillet,  à  une  heure  de  l'api  es- 
midi,  qu'a  eu  lieu  la  séance  d'ouverture,  sous  la  présidence  de  M.  le  comte 
de  Marsy,  Directeur  de  la  Société  française  d'Archéologie.  M.  Labbé, 
adjoint,  au  nom  de  M.  le  Maire  de  Nantes,  prit  le  premier  la  parole  et 
souhaita  la  bienvenue  aux  Membres  du  Congrès;  M.  de  Granges  de  Sur- 
gères, au  nom  de  M.  le  Président  de  la  Société  Archéologique  indisposé, 
lut  un  discours  plein  d'à-propos.  M.  de  Marsy  répondit,  en  termes  élogieux 
pour  la  Bretagne  et  la  ville  de  Nantes.  Ensuite,  M.  de  la  Viili^marqué  donna 
communication  d'un  mémoire  plein  d'érudition  dans  lequel  il  fit  connaître 
quelle  grande  part  les  Nantais  prirent,  au  VI1I«  siècle,  sous  la  direction  de 
saint  Emilien,  à  la  lutte  que  livra  la  France  aux  Musulmans,  aux  environs 
delà  ville  d'Autun.  M.  l'abbé  Cabour,  répondant  à  M.  de  la  Villemarqué, 
vint  confirmer  ses  paroles,  déclarant  partager  complètement  son  avis  sur 
cette  intéressante  question. 

Ala  même  séance,  M.  le  comte  de  Marsy  annonça  solennellement  au  Con- 
grèsque  le  savant  M.  de  Laurière,  secrétaire-général  de  la  Société  française 


74  CHRONIQUE 

d'Archéologie,  venait  d*être  décoré  de  Tordre  de  Saint-Grégoire-le-Grand, 
par  le  Souverain  Pontife. 

Nous  n'essaierons  pas  de  donner  une  analyse,  même  abrégée,  des  diverses 
questions  qui  ont  été  traitées  aux  séances  du  Congrès.  Mentionnons  cepen- 
dant le  mémoire  bien  écrit  et  bien  coordonné  de  M.  Chaillou,  membre  de 
la  Société  Ârcbéologique  de  la  Loire-Inférieure,  sur  les  jolies  découvertes 
gallo-romaines  qu'il  a  faites  dans  sa  propriété  des  Giéons,  commune  de  la 
Haye-Fouacière  ;  celui  de  M.  Maître  sur  les  fouilles  de  Petit-Mars  et  de 
Mauves  ;  celui  de  M.  de  Kersa'ison  sur  le  château  de  Ranrouet,  situé 
commune  d'Herbignac,  et  sur  les  seigneurs  d'Assérac  ;  celui  de  M.  Alcide 
Leroux  sur  les  fosses  et  les  buttes  de  Noz^ay  et  d'Abbaretz,  que  M.  Kerviler 
coosîdère  comme  des  exploitations  minières  et  des  mardelles  gauloises. 

Diverses  autres  questions  ont  été  traitées.  M.  Garon  a  fait  une  commu- 
nication des  plus  curieuses  sur  umi  mosquée  de  Constantinople,  perdue 
dans  un  -quartier  presque  inabordable  pour  les  chrétiens.  11  y  a  relevé 
diverses  inscriptions  du  plus  haut  intérêt  ;  l'orateur  a  été  fort  applaudi. 
M.  le  docteur  Plicque,  Américain,  mais  Français  d'origine,  a  lu  une  notice 
fort  intéressante  sur  des  poteries  découvertes  à  Lezou,  en  Auvergne. 
M.  le  docteur  Plicque  a  relevé  des  milliers  de  noms  de  potiers  et 
d'ioscriptions,  les  unes  en  latin,  les  autres  dans  la  langue  des  popu- 
lations gauloises  de  Tépoque  de  la  conquête  romaine.  Ace  sujet,  M.  delà 
Villemarqué,  toujours  à  la  recherche  de  nouveaux  éléments  de  discussion 
pour  l'étude  de  la  langue  celtique,  invite  les  archéologues,  M.  Plicque  en 
particulier,  à  recueillir  le  plus  d'inscriptions  possible,  véritables  textes 
sur  lesquels  les  linguistes  pourront  raisonner  à  l'avenir  et  s'appuyer  pour 
arriver  à  découvrir  de  nouveaux  horizons. 

On  nous  pardonnera  de  ne  pas  suivre  l'ordre  chronologique.  Le  mercredi 
7  juillet,  M.  Palustre  a  fait  une  communication  dans  laquelle  il  a  comparé 
Téglise  de  Fontevrault  et  certaines  églises  d'Angers,  au  point  de  vue  de 
la  méthode  suivie  pour  la  construction.  Il  ajoute  même  que,  pour  l'église 
de  SaintnVlarc  de  Venise,  on  a  buivi  un  procédé  analogue  \  c'est  après  coup 
que  la  coupole  a  été  construite  ou  au  moins  voûtée. 

M.  de  Farcy  lit  une  étude  comparée  de  la  cathédrale  de  Vannes  et  de 
l'église  de  Saint-Maurice  d'Angers.  A  Vannes,  le  travail  est  plus  lourd, 
mais  on  a  procédé  de  la  même  manière  qu'à  Angers. 

M.  de  la  Nicoliière-Teijeiro  appelle  l'attention  du  Gongrès  sur  le  tombeau 
actuellement  visible  dans  la  chapelle  Saint-Clair,  à  la  cathédrale  de  Nantes. 
Ce  tombeau  n'est  point  celui  de  Guillaume  Guéguen,  comme  on  le  croyait, 
mais  celui  de  François  Hamou  ;  en  tout  cas,  c'est  une  œuvre  digne  d'être 
visitée.  M.  Palustre  demande  qu'il  soit  fait  des  démarches  auprès  de 
Monseigneur  Lecoq  pour  que  ce  monument  soit  débarrassé  entièrement 


CHRONIQUE  75 

des  boiseries  qui  en  gônenl  encore  la  vue.  M.  le  curé  de  la  Cathédrale  dit 
quUl  se  fera  auprès  de  Monseigneur  l'interprète  des  sentiments  du  Congrès. 
Un  jour  peut-être^  comme  M.  de  la  Nicollière  en  a  exprimé  Id  désir,  on 
restituera  à  la  chapelle  Saint-Clair  le  vocable  de  sainte  Madeleine,  sous 
le  patronage  de  laquelle  cette  chapelle  avait  d'abord  été  placée. 

M'oublions  pas  une  communication  de  M.  de  Laurière  sur  une  jolie 
église  romane  en  ruines,  découverte  par  lui  et  remplie  de  riches  sculp- 
tures ;  une  étude  fort  savante  au  point  de  vue  liturgique  de  Uf  Barbier 
de  Montault,  sur  les  égards  qui  sont  dus  aux  objets  do  culte  et  princi- 
palement aux  pierres  consacrées,  quand  elles  sont  devenues  impropres  aux 
usages  religieux.  Mgr  Barbier  de  Montault  ajoute  que  la  science  archéo- 
logique doit  à  chaque  instant  être  consultée  dans  ces  circonstances,  sous 
peine  de  voir  commettre  des  erreurs  irréparables. 

Mentionnons  encore  une  intéressante  comisunication  de  M.  de  la  Guère 
sur  Geoffroy  Pantin,  évêque  de  Nantes  au  Xil»  siècle^  et  une  autre  de 
H.  P.  Sébillot  sur  les  traditions  populaires  de  la  Bretagne. 

M.  le  Président  ajoute  que  plusieurs  travaux  inscrits,  entre  autres  une 
étude  de  M.  le  comte  de  l'Estourbeillon  sur  les  véritables  limites  du  Pays  de 
la  Mée^  et  un  mémoire  de  M.  Alcide  Leroux  sur  les  tombeaux  en  calcaire 
coquillier  découverts  à  Nort,  qui  ne  pourront  être  lus,  l'ordre  du  jour  se 
trouvant  trop  chargé,  seront  insérés  quand  même  dans  le  volume  des 
comptes  rendus  du  Congrès. 

Ce  serait  le  moment  de  parler  des  excursions  qui  ont  été  faites  par  le 
Congrès  dans  les  différents  quartiers  de  la  ville  de  Nantes,  et  en  particulier 
des  visites  au  Château,  au  Musée  de  peinture  et  au  Musée  archéolo- 
gique. Partout  les  archéologues,  venus  de  tous  les  points  de  la  France,  et 
môme  de  l'Europe  et  de  TAmérique,  ont  trouvé  à  admirer.  Au  Musée 
archéologique,  le  reliquaire  où  fut  renfermé  le  cœur  de  la  duchesse 
Anne,  et  qui  est  d'ordinaire  déposé  à  la  Mairie,  a  attiré  l'attention  de 
•plusieurs  membres  du  Congrès  ;  ils  ont  exprimé  le  vœu  que  ce  souvenir 
précieux  soit  laissé  à  demeure  au  Musée  archéologique. 

Les  manuscrits  du  XY^  siècle  ont  été  très  remarqués. 

La  visite  à  la  Cathédrale»  au  tombeau  de  François  II  et  à  la  crypte  eut 
lieu  dès  le  premier  jour.  A  plusieurs  reprises,  il  fut  question  de  la  crypte 
et  des  moyens  de  la  conserver.  M.  Montfnrt  montra  le  plan  des  fouilles 
dressé  par  lui  en  1884  et  prédenté  à  la  Sorbonne,  en  même  temps  que 
son  mémoire,  rédigé  avec  beaucoup  de  clarté.  Sur  la  crypte  elle-même 
disons,  tout  d'abord,  qu'elle  fut  jugée  digne  d'intérêt  par  son  ancienneté 
et  sa  forme  particulière.  M.  Palustre  pense  que  le  monument  n'a  pas 
tout  entier  été  construit  à  la  même  époque.  Suivant  lui,  la  crypte  pro- 
prement dite,  ou  église  intérieure,  serait  de  la  fin  du  X»  siècle.  Quant  au 


"16  CHRONIQUE 

déambulatoire,  il  serait  de  la  fin  du  XI<»  ;  en  tout  caB^l  se  serait  écoulé  au 
moins  un  siècle  entre  la  construclion  des  deux  parties.  Quant  à  la-statue 
â*évéque  trouvée  dans  la  chapelle  latérale  de  la  crypte,  elle  remonterait 
au  commencement  du  XII»  siècle. 

Parmi  les  ouvrages  qui  ont  été  offerts  au  Congrès  par  des  membres  de 
la  Société  archéologique  de  la-  Loire-Inférieure,  citons  le  bel  ouvrage 
de  M.  le  comte  de  rEstourbeillon  sur  les  Familles  françaises  à 
Jersey  pendant  la  Révolution,  une  brochure  de  M.  Kerviler  sur  les  pro- 
jectiles cylindro-coniques  à  l'époque  gauloise,  une  autre  de  M.  Orieux, 
intitulée  César  chez  les  Venètes^  une  étude  de  M.  Alcide  Leroux  sur  la 
Marche  du  patois  actuel  dans  Vancien  pays  de  la  Mée^  la  notice  publiée 
récemment  par  M.  Chaiilou  sur  les  découvertes  celtiques  et  gallo-romaines 
qu'il  a  faites  aux  Cléons,  commune  de  Haute-  Goulaine,  et  de  nombreuses 
publications  offertes  par  MM.  de  la  Nicollière,  P.  de  Lisle,  Claude  de 
Monti,  de  Kersauson,  Kerviler,  A.  du  Bois  de  la  Villerabel,  René  Valette, 
Trévédy,  Montfort,  abbé  Guillotin  de  Corson,  Bélisaire  Ledain,  ThioUiêr, 
de  Surgères,  de  Poli,  etc.,  etc. 

II  nous  reste  à  parler  des  quatre  excursions  qui  étaient  annoncées  au 
programme  et  qui,  malgréla  chaleur  excessive  des  premiers  jours  de  juillet, 
ont  été  effectuées  à  la  satisfaction  des  archéologues  nantais,  comme  des 
archéologues  étrangers  au  département. 

Le  samedi  matin,  3  juillet,  les  membres  du  Congrès  partaient  au  nombre 
de  60  environ  par  le  train  de  six  heures  «pour  l'excursion  de  la  Bretesche 
et  de  Guéraode.  Arrivés  à  sept  heures  à  Pontchâteau,  ils  se  rendaient  en 
voiture  à  la  Bretesche  et  étaient  reçus  avec  une  grâce  et  une  bienveil- 
lance parfaites  par  Mme  de  Montaigu,  venue  le  matin  même  de  Paris  tout 
exprès  pour  la  circonstance.  Le  château  de  la  Bretesche,  jolie  habitation 
moderne  bâtie  dans  le  style  du  XV»  siècle,  à  demi  entourée  de  son  large 
étang,  fut  loué  sans  réserve  par  les  excursionnistes,  qui  n'eurent  qu'un 
regret,  celui  d'être  obligés  de  repartir  trop  tôt.  Mais  la  route  à  parcourir 
était  longue  et  les  instants  étaient  calculés. 

Vers  dix  heures,  les  voitures  s'arrêtèrent  devant  le  château  de  Ranrouët, 
manoir  du  moyen  âge  actuellement  en  ruines,  mais  imposant  encore  et 
digne  d'être  étudié. 

Le  déjeuner  eut  lieu  à  Herbignac,  dans  la  salle  de  la  Mairie,  et,  quoiqu'il 
fût  servi  en  maigre  à  cause  de  la  solennité  du  lendemain,  il  fut  trouvé 
excellent;  on  n'y  fît  aucune  observation.  Décidément  les  archéologues 
ont  du  bon .  Je  ne  sais  dans  quel  autre  genre  de  sociétés  savantes  on 
rencontrerait  autant  d'hommes  absolument  respectueux  des  vieux  ensei- 
gnements de  TËglise.  Il  pourrait  bien  se  faire  que  Tamour  des  monu- 
ments du  passé,  des  traditions  et  des  principes,  prît  sa  source  dans  ce 


CHRONIQUE  77 

▼a3te  sentiment  qui  s'appelle  le  respect  de  Dieu,  et  des  ancêtres  qui  nous 
rattachent  à  Dieu. 

  Vcois  heures  de  Taprès-midi,  le  Congrès  arrivait  à  Guérande.  Une 
séance  devait  avoir  Heu  à  quatre  heures  ;  niais  les  voyageurs  n'eurent  que 
le  temps  de  visiter  rapidement  les  curiosités  de  la  ville,  et  elles  sont 
nombreuses  :  l'église  avec  ses  vitranx  et  sa  chaire  extérieure  (c'est  Tan- 
cienne  collégiale  de  Guérande,  bâtie  au  IX»  siècle  par  le  roi  Salomon)  ^ 
le  tombeau  de  Jean  de  Carné,  seigneur  de  Crémeur,  renfermé  dans 
réglise^  la  chapelle  de  N.-D.  la  Blanche,  où  fut  signé  le  traité  de  Gué- 
rande en  1381;  enfin  les  remparts  de  la  ville  construits  par  le  duc 
Jean  lY  en  1460. 

C'est  le  lundi  7  qu'eut  lieu  la  magnifique  excursion  de  Mauves  et  de 
Ghamptoceaux.  On  s'embarqua  à  sept  heures  et  on  remonta  lentement  le 
cours  du  grand  fleuve  en  paissant  sous  les  arches  monumentales  des  nou- 
veaux ponts,  entre  les  rives  toutes  velues  de  longues  haies  d'osiers  et  de 
rideaux  de  hauts  peupliers,  ces  palmiers  des  prairies  qu'inonde  la  Loire. 
On  voguait  en  causant  doucement,  en  regardant  s'éloigner  les  massifs 
des  maisons  de  Nantes,  les  tours  de  la  cathédrale  et  du  château,  enfin 
les  longues  flèches  d'églises  plongeant  dans  le  ciel.  Un  voile  de  vapeur 
tendre  couvrait  cet  immense  tableau  qui  paraissait  flotter  dansTatmosphère 
tiède  et  d'un  calme  indescriptible. 

Avant  neuf  heures,  nous  étions  h  Mauves;  nous  visitions  dans  la  pro- 
priété de  Vieille-Cour  les  ruines  romaines  déjà  connues  ou  devinées  depuis 
plusieurs  années,  mais  que  M.  Alaitre,  sur  les  indications  premières  de 
M.  de  TEstourbeilloo,  a  eu  le  mérite  de  mettre  au  jour  et  de  décrire. 11  fut 
reconnu  que  ces  ruines  sontintéressantes  et  que  si  elles  ne  6ont  pas  les  restes 
d'uQ  temple,  elles  sont  au  njoios  les  restes  d'un  important  établissement 
gallo-romain.  Il  faut  avouer  que  la  situation  pour  un  temple  serait  magni- 
Oque.  Le  coteau  de  Yieille-Gour  fait  songer  au  cap  Sunium,  â  son  temple 
de  Minerve  et  à  ses  roses,  chantées  par  Byron. 

H  était  plus  de  onze  heures  quand  le  bateau  reprit  sa  marche  en  se  di- 
rigeant vers  Ghamptoceaux,  but  du  voyage.  Nous  aperçûmes,  en  passant, 
les  élégants  pavillons  du  château  de  Clermont  perdus  au  milieu  des  mas- 
sifs et  des  bosquets,  et  la  jolie  habitation  rose  de  M.  le  baron  des  Jamon- 
nières,  qui  s'avance  jusqu'au  bord  du  coteau  abrupt;  de  là  elle  sembla 
sourire  au  fleuve  ou  regarder  comme  une  curieuse,  mais  comme  une 
curieuse  aux  goûts  fins  et  élevés. 

Déjb,  nous  arrivions  à  cet  endroit  où  la  Loire  s'élargit  et  forme  comme 
un  lac  superbe,  quand  aucune  tempête,  aucune  crue  na  trouble  ses  eaux, 
A  gauche,  au  niveau  des  prairies^  se  dressait  la  Tour  d'Oudon,  avec  ses 
lignes  pures  et  ses  arêtes  d'une  netteté  saisissante.  A  droite,  au  milieu 


78  CHRONIQUE 

des  arbres  yerts,  apparaissait  le  château  de  H.  de  la  Tousche,  bâti  au 
sommet  du  coteau,  sur  les  ruines  de  Fancien  castel  où  la  fière  Marguerite 
de  Penthièvre  fit  enfermer  Jean  V.  Ce  sont  ces  belles  ruines  que  nous 
visitâmes  dans  l'après-midi,  conduits  par  le  châtelain,  qui,  archéologue 
lui-même,  accueille  les  amis  de  l'antiquité  a?ec  une  bienveillance  toute 
particulière. 

La  position  est  merveilleusement  favorable.  De  ce  point,  la  Loire 
apparidt  au  spectateur  dans  toute  sa  magnificence.  Le  regard  embrasse 
quinze  à  vingt  lieues  de  pays,  en  suivant  une  ligne  dirigée  de  Test  à 
l'ouest.  C'est  de  là  qu'il  faut  voir  notre  grand  fleuve,  pour  l'aimer  comme 
il  doit  être  aimé.  11  y  est  plus  beau  qu'à  Orléans^  à  Amboise  et  même 
à  Saint'Florent.  Tout  Français  qui  a  vu  la  Loire,  des  hauteurs  de  Champ- 
toeeaux,  ne  la  changerait  pour  aucun  fleuve  du  monde. 

Quant  aux  ruines  de  l'ancien  castel,  elles  sont  imposantes  encore  malgré 
racharnement  que  les  vainqueurs  ont  dû  mettre  à  détruire  cette  forteresse 
redoutable.  Certaines  parties  du  prieuré  sont  reconnaissables  ;  l»>s  murs 
de  l'église  sont  encore  debout  et  l'on  voit  dans  un  ravin  un  bloc  de 
inaçonnerie  de  plus  de  vingt  mètres  cubes  qui  est  tombé  sans  se  briser 
lors  de  la  destruction  d'une  des  grandes  tours. 

Au  reste^  ce  coteau  ne  rappelle  pas  seulement  des  souvenirs  du 
moyen  âge  ;  quand  on  remue  la  terre  cultivée,  on  y  trouve  des  débris  de 
constructions  romaines.  Une  cité  a  existé  là,  à  l'époque  de  l'occupation, 
avant  la  construction  féodale. 

Le  lendemain,  mardi,  le  Congrès  se  rendit  en  voiture  à  Clisson,  en 
passant  par  Saint-Fiacre.  Le  voyage,  comme  on  le  sait,  est  des  plus 
intéressants  ;  les  points  de  vue  les  plus  pittoresques  sont  semés  sur  le 
parcours.  Le  château  de  Clisson,  avec  sa  masse  imposante  et  ses  sou- 
venirs, la  Sèvre,  avec  ses  rifes  enchantées,  arrêtèrent  longtemps  les 
excursionnistes  ;  si  bien  qu'ils  n'arrivèrent  que  vers  quatre  heures  aux 
Gléons.  Là,  le  charmant  musée  formé  par  M.  Chaillou  avec  ses  seules 
trouvailles,  fut  visité  avec  un  soin  tout  particulier,  et  c^était  justice  ; 
pointes  de  flèches  gauloises,  poteries  et  mosaïques  romaines,  tout  a  été 
disposé  avec  tant  de  gsût  !  M.  le  Président  félicita  chaleureusement 
flf.  Chaillou,  puis  il  donna  le  signal  du  départ  pour  le  château  de  Haute- 
Goulaine. 

Cette  antiquité  est  un  b^jou  parmi  les  monuments  que  notre  départe- 
ment a  le  bonheur  de  posséder.  Aussi,  le  Congrès  en  examina  atten- 
tivement les  différentes  parties,  tout  en  exprimant  le  désir  que  le 
propriétaire  prenne  de  promptes  mesures  pour  sauver  ce  qui  reste  de  cette 
élégante  construction. 

Après  la  Sèvre,  l'Ërdre;  nous  voulons  dire  dans  l'ordre  où  les  deux 


CHRONIQUE  79 

rivières  furent  visitées;  car  nous  ne  saurions  mettre  l'Ërdre  an  second 
rang,  sous  le  rapport  du  pittoresque  et  de  la  beauté.  Et  puis  pourquoi 
discuter  ?  pourquoi  vouloir  toujours  comparer?  Elles  diffèrent  tantTune  de 
l'autre,  ces  deux  rivières,  qu'elles  n'ont  même  pas  ce  caractère  de 
ressemblance,  qualem  decei  esse  sororum,  qui  eiistait  entre  les  filles  de 
Doris.  Mais  peu  importe  ;  les  archéologues,  saus  s'évertuer  h  trancher  la 
question  de  priorité,  firent  l'éloge  de  l'Ërdre,  comme  ils  avaient  fait  l'éloge 
de  la  Sèvre;  et  nous  n'en  sonunes  point  surpris,  car  elle  a  sa  physionomie 
si  particulière,  cette  belle  indolente,  avec  ses  coteaux  qui  forment  une 
ceinture  si  bien  proportionnée  k  sa  taille,  avec  ses  mule  détours,  ses 
obstacles  imprévus,  qui  lui  donnent  à  chaque  instant  un  air  de  lac  de 
montagne  et  qui  font  croire  que  le  voyage  est  terminé,  puisqu'une  colline 
charmante  mais  infranchissable  semble  barrer  la  route. 

La  plaine  de  Mazerolles,  entourée  de  ses  vastes  marais,  creusés,  dit  la 
légende,  par  suite  d'un  effondrement  du  sol,  mais  qui  pourraient  bien 
devoir  leur  origine  tout  simplement  au  barrage  établi  à  Barbin  dès  le  temps 
de  saint  Félix,  la  plaine  de  Mazerolles  fut  bientôt  traversée,  et  nous  arri- 
vâmes, à  travers  champs  et  prairies  humides,  sur  l'emplacement  du 
théâtre  de  Goussol.  Les  ruines  consistent  en  fondations  de  murs  rasés  à 
fleur  de  terre.  Il  ne  peut  donc  y  avoir  là  rien  de  bien  intéressant  à  visiter, 
au  point  de  Tue  de  l'art;  mais  ce  qui  reste  du  monument  est  suffisant 
pour  en  faire  connaître  la  nature  et  l'importance.  C'est  beaucoup^  au  poiut 
de  vue  de  l'architecture  et  de  l'histoire. 

Le  déjeuner  eut  lieu  au  château  du  Pont-Hus,  où  la  famille  de  Gharette 
se  multiplia  pour  être  agréable  aux  membres  du  Congrès. 

Nous  passâmes  à  Nort,  sans  avoir  le  temps  de  visiter  le  quartier  où 
l'on  retrouve  les  anciennes  sépultures  en  calcaire  coquillier  ;  puis  nous 
partîmes  pour  Châteaubriant. 

A  deux  heures,  le  Congrès  faisait  son  entrée  dans  la  grande  cour  du 
château.  Conduits  par  M.  Magouêt  de  la  Magouêrie,  qui  voulut  bien  servir 
de  guide  aux  archéologues  dans  la  circonstance,  ceux-ci  visitèrent  les 
différentes  parties  de  l'ancienne  demeure  féodale  et  en  particulier  le 
donjon,  dont  la  masse  imposante  leur  parut  digne  d'être  restaurée.  Que 
ne  prend-on  déjà  des  mesures  préparatoii'es  pour  arriver  à  une  restau- 
ration, et  préalablement  pour  faire  disparaître  tant  de  constructions  in- 
signifiantes et  disgracieuses  qui  ont  été  semées  sans  précaution  dans  la 
cour  et  le  long  des  remparts  1 

  la  séance  de  clôture,  la  Société  française  d'Archéologie  a  accordé, 
entre  autres  récompenses  .*  une  grande  médaille  d'honneur  de  vermeil  à 
M.RenéKerviler;  de  grandes  médailles  de  vermeil  à  M.  Fabbé  Guillotin  de 
Gorson,  à  M.  de  Lisle  du  Dreneuc,  à  M.  Léon  Maître,  à  M.  Ghaillou  j  enfin, 


80 


CHRONIQUE 


une  médaille  d'argent  grand  module  a  M.  le  comte  B.  de  l'Ëstourbeillon 
et  une  médaille  de  bronze  à  M.  Tabbé  Lange  vie,  curé  de  Missitlac, 

  la  même  séance,  M.  le  Président  a  donné  rendez- vous  aux  membres 
de  la  Société  française  d'Archéologie  à  Soissons  pour  l'année  1887. 

Rappelons  aussi  que^  le  dimanche  soir,  eut  lieu,  dans  la  grande  salle 
du  Sport,  un  banquet,  auquel  près  de  80  personnes  prirent  part.  Différents 
toasts  furent  portés  à  la  Société  archéologique,  à  la  Société  française 
d'Archéologie,  à  la  Bretagne,  etc.  Enûa,  le  jeudi  soir,  un  punch  d'adieu 
réunissait  chez  M.  de  Bremood  d'Ârs,  préiident  de  la  Société  archéologique, 
les  membres  du  Congrès.  La  soirée  fut  charmante.  On  se  sépara  en  se 
disant  :  An  revoir  !  A  Soissons! 

Algide  Leroux. 


Mgr  Richard,  archevêque  de  Paris. 

La  Bretagne  ressent  très  vivement  Thonneur  qui  lui  est  fait  dans  la 
personne  du  digne  successeur  de  l'illustre  cardinal  Guibert,  S.  G. 
Mgr  François-Marie- Benjamin  Richard,  né  à  Nantes  le  1er  mars  1819,  et 
que  notre  ville  a  eu  longtemps  le  bonheur  de  voir  exercer  les  fonctions 
de  vicaire  général,  sous  Tépiscopat  de  Mgr  Jaquemet. 

A  la  suite  des  funérailles  de  Mgr  Guibert  et  à  la  fm  du  repas  oii  se  trou- 
vaif'nt  réunis,  dans  le  réfectoire  du  séminaire  de  Saint-Sutpice,  les  évêques 
et  les  dignitaires  ecclésiastiques  délégués  par  les  diocèses,  Ms^  Richard, 
au  milieu  de  Tattendrissemcnt  général,  a  demandé  à  ses  vénérés  collègues 
de  reporter  sur  lui  les  sympathies  qu'ils  portaient  à  son  illustre  prédéceS' 
seur.  S.  Ë.  le  cardinal  Desprez,  archevêque  de  Toulouse,  prit  la  parole  et 
fît  ressortir  la  grande  douleur  éprouvée  par  le  clergé  français  à  la  nou- 
velle de  la  mo!t  de  Mgr  Guibert,  «  son  guide  et  son  modèle.  »  a  Mais, 
a-t-il  dit  pour  fînir^  lorsque  le  prophète  Eiie  quitta  la  terre  pour  monter 
au  ciel,  Elisée  vint,  qui  continua  le  saint  enseignement. .  Mgr  Guibert, 
comme  Ëlie,  a  pris  la  route  du  ciel  ;  mais,  nouvel  Elisée,  Mgr  Richard 
continuera  son  ministère  chrétien.  » 

Pour  nous,  c'est  un  saint  qui  succède  à  un  saint. 

L.  DE  K. 


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\       ^ 


SOUVENIRS  DE  GUERRE  CIVILE 


GUILLEMOT 


PREMIÈRE  PARTIE 

LA  RÉPUBLIQUE 

SoiHiAUK.  —  Le  roi  de  Bignan.  —  Ses  débuts.  —  Le  collège  de  Vannes.  —  L'in- 
surrecUon  morbihannaise.  —  Divers  combats.  ^  Qaiberon.  •—  La  division  de 
Bignan.  ~  Proclamation  de  Louis  XVIIL—  Suspension  d'armes..—  Les  colonnes 
mobiles.  —  Terreur  et  représailles.  —  Campagne  de  1799.  —  Prise  de  Locmiué 
par  Gnillemot.  —  Combat  de  Vacbegare.  —  Bataille  de  Pont-de  -Loc.  —  Exil  et 
proscription.  —  Retour  de  Guillemot  en  Bretagne-  —  Sa  mort. 

l 

Le  8  octobre  1793,  un  détachement  de  bleus,  sorti  de  Josselin, 
fie  présenta  au  presbytère  de  Saiot-Jean-Brévelaye,  pour  arrêter  le 
curé  de  la  paroisse,  Tabbé  Le  Clerc,  coupable  d*avoir  refusé  ie 
serment  schismatique,  qu'une  loi  tyrannique  de  TÂssemblée  consti- 
tuante imposait  à  la  conscience  du  clergé  français.  Fait  prisonnier, 
le  vénérable  pasteur  fut  dirigé  vers  la  ville  où  Téchafaud  devait  le 
punir  de  son  dévouement  à  l'Église  et  de  sa  fidélité  à  Dieu.  Hélait 
accompagné  d'une  escorte  de  quatre-vingts  soldats.  A  la  hauteur 
du  bois  de  Colledo^  trente  hommes  paraissent,  se  précipitent  sur 
la  troupe  républicaine,  la  mettent  en  fuite  et  délivrent  le  prêtre. 
Rassemblés  à  la  hâte  et  armés  de  quelques  mauvais  fusils,  ils  étaient 
commandés  par  Pierre  Guillemot,  dont  ce  coup  d'audace  révéla  le 
caractère  et  l'esprit  de  décision. 

Guillemot^  à  cette  date,  avait  trente-trois  ans.  Marié  et  père  de 

TOMK  LX  (x  DE  LA  6«  SÉRIE).  6 


82  GUILLEMOT 

famille,  il  cultivait,  au  villagede  Kerdell-en-Bignan,  un  petit  domaine 
dont  il  était  propriétaire.  C*était  un  homme  de  force  et  de  courage^ 
d'une  piété  éclairée,  qui  avait  reçu  de  solides  principes  au  collège 
de  Vannes,  où  il  avait  poursuivi  jusqu'en  quatrième  ses  éludes 
classiques. 

Disons-le  en  passant,  c'est  au  même  foyer  que  s'est  embrasée 
l'ardeur  de  tous  ceux  qui,  sortis  des  classes  rurales,  ont  figuré 
dans  la  lutte  armée  du  Morbihan  contre  la  Révolution. 

Le  collège  de  Vannes,  fondé  et  dirigé  par  les  jésuites  jusqu'en- 
1762,  était  passé,  après  la  dispersion  de  leur  compagnie,  entre  les 
mains  de  prêtres  du  diocèse  et  de  quelques  laïques  pieux  et  ins- 
truits. Il  vit  sur  ses  bancs  presque  tous  les  chefs  de  la  chouannerie 
morbihannaise  :  Georges  y  terminait  ses  éludes  en  1791  ;  Jean  Jan, 
Le  Thieis,  Kohu,  Jacques  et  Grégoire  Evéno,  Ezanno,  Joseph  Le 
Crom,  et  cent  autres,  qui  ont  pris  une  part  plus  ou  moins  active  à 
l'organisation  de  la  résistance  catholique  et  royaliste,  s'y  trouvaient 
à  la  veille  ou  au  moment  de  quatre-vingt-neuf. 

L^ascendant  qu'ils  devaient  à  leurs  études  non  moins  qu'à  la 
position  aisée  de  leurs  familles  en  fît  les  chefs  naturels  d'un  mou- 
vement populaire,  qu'ils  suivirent  sur  quelques  points,  qu'ils  orga^- 
nisèrent  sur  beaucoup  d*autres.  La  plupart  se  destinaient  au  ser- 
vice des  autels.  Ils  étaient  l'espoir  du  clergé  breton  ;  ils  en  devin- 
rent les  défenseurs.  La  persécution  religieuse  les  arracha  au  sanc- 
tuaire pour  les  jeler  dans  les  camps. 

Pierre  Guillemot,  chargé  de  famille,  n^hésita  pas  un  moment 
à  sacrifîer  ses  plus  chers  intérêts  à  une  cause  sacrée.  Après  le 
coup  de  main  du  bois  de  Colledo^  il  n*y  avait  plus  pour  lui  de  li- 
berté possible  que  dans  la  guerre  de  fossés  et  de  broussailles,  il 
s'y  voua  corps  et  âme.  Sun  bien  fut  pillé,  puis  saisi  au  nom  de  la 
République  et  vendu.  Sa  femme  et  ses  enfants  se  virent  réduits  à 
errer  à  travers  tes  champs  et  de  chaumière  en  chaumière.  Quant 
à  lui,  il  ne  laissait  guère  passer  de  jours  sans  attaquer  les  dét^tche- 
ments  républicains.  Malheur  aux  garnisons  des  villes  ou  des  hourgs 
qui  se  hasardaient  en  pleine  campagne  !  Les  chouans  du  canton  de 


GUILLEMOT  83 

Bignan  ,  de  plus  en  plus  aguerris  sous  la  sévère  discipline  de 
leur  chef,  les  avaient  bientôt  décimées  et  reroulées  dans  leurs  can- 
tonnements. 

De  nombreux  faits  d'armes^  survenus  dans  le  courant  de  Tannée 
i794,  établirent  bientôt  la  renommée  des  soldats  de  Guillemot. 

Au  mois  d'avril,  les  bleus  s'étant  portés  en  force  au  bourg  de 
Guéhenno,  mirent  le  feu  à  Téglise,  brisèrent  le  calvaire  et  s*empa-- 
rèrent  d'objets  précieux.  Ils  se  disposaient  à  emporter  triomphale- 
ment le  produit  de  leurs  vols,  lorsque  parurent  les  hommes  du 
Bignan  et  de  PieugrifTet,  ceux  des  paroisses  de  Bilio  et  de  CrugueU 
Attaquer  les  pillards  qui  osaient  porter  une  main  sacrilège  sur  la 
maison  de  Dieu,  en  tuer  une  partie,  dissiper  le  reste,  fut  pour  ces 
braves  l'affaire  d'un  instant. 

A  quelque  jours  d'intervalle,  de  nouveaux  engagements,  toujours 
heureux  pour  les  chouans,  avaient  lieu  au  Resto,  au  bourg  même  de 
Bignan,  à  Golpo,  etc.,  etc. 

Dans  toutes  ces  affaires,  Guillemot  faisait  preuve  d'un  rare  cou- 
rage et  d'un  remarquable  sang-froid.  Les  républicains,  qui  avaient 
mainteâ  fois  éprouvé  les  effets  de  sa  puissance,  n'en  parlaient 
qu''avec  une  terreur  respectueuse.  D'une  voix  unanime^  ils  l'appe- 
lèrent le  roi  de  Bignan. 

II 

Dans  le  même  temps,  l'insurrection,  ouvertement  encouragée  par 
le  clergé  fidèle,  c'est-à-dire,  par  la  presque  unanimité  des  prêtres 
du  diocèse,  s'étendait  avec  rapidité  sur  tous  les  points  du  Horbi- 
ben.  Chaque  jour  surgissaient  de  nouvelles  bandes,  qui  se  groupaient 
autour  d'un  chef,  sans  autre  but  que  de  défendre  contre  le  pillage 
leurs  églises  et  leurs  chaumières  ou  d'arracher  des  proscrits  aux 
bourreaux.  Revenu  sain  ejt  sauf  de  la  Vendée  dont  il  avait  partagé 
la  gloire  et  les  revers,  et  sorti  des  cachots  de  Brest,  Georges  orga- 
nisait Vannes^  Auray,  la  côte,  et  formait  ces  vaillants  bataillons  de 
marins  qui  portèrent  si  haut  la  renommée  de  sa  division.  Jean  Jan 


L  J 


84  GUILLEMOT 

commandait  à  Baud  et  Herland  ;;  du  Chélas  et  Debar  à  Gourin. 
A  la  Trinité- Porhoêt^  plusieurs  paroisses  s'étaienl  ralliées  autour 
de  Troussier  et  de  Gaudin.  César  et  Louis  Bouays  avaient  formé  la 
division  de  Ploêrmel.  Rochefort  et  Ifaleslroit  obéissaient  à  M.  de 
Silz,  Sarzeau  au  comte  de  Francheville.  Enfin  les  paroisses  situées 
le  long  de  la  Vilaine,  depuis  Redon  jusqu'à  la  mer,  reconnaissaient 
pour  chefs  le  chevalier  de  Caqueraj  et  Desolde  Grisolles. 

Mal  armés  pour  la  plupart^  pauvrement  vêtus,  brandissant  leurs 
pen-bas,  et  rejetant  leurs  longs  cheveux  en  arrière,  ces  premiers 
insurgés  morbibannais  rappelaient,  à  dix-huit  siècles  dMnlervalle, 
ces  terribles  Celtes,  leurs  ancèlres,  dont  Suidas  a  dit:  Hi  sunt  illi 
qui  terri  ben  (casse  sa  tôle]  vocem  vobis  in  prœlio  emittunt...  et 
comas  jactant.  «  Voilà  ceux  qui,  dans  la  mêlée,  vocifèrent  le  mot 
et  terri  ben^  et  secouent  leurs  chevelures  !  » 


III 


Certes,  il  y  avait  là  tous  les  éléments  d'une  véritable  armée^ 
capable  de.  tenir  tête  à  des  forces  considérables,  de  vaincre  les 
ennemis  du  dedans  et  du  dehors  et  de  soustraire  tout  un  pays  au 
joug  de  la  Révolution.  Mais  la  plupart  des  divisions,  livrées  à  elles- 
mêmes,  combattaient  isolément,  sans  plan  général  et  sans  méthode 
de  guerre.  L'unité  d'impulsion  et  d'action  leur  manquait.  En  vain 
La  Rouarie  et,  après  lui,  Puisaye  essayèrent-ils  de  réunir  toutes  ces 
forces  éparses,  de  les  soumettre  à  un  chef  et  à  une  direction  d'en- 
semble. Leurs  efforts  vinrent  échouer  devant  l'esprit  de  clan,  qui 
est,  par  essence,  Tesprit  de  la  race  bretonne  et  qui  se  retrouve  à 
toutes  les  dates  de  son  histoire,  depuis  les  invasions  des  cinquième 
et  sixième  siècles  jusqu'aux  guerres  de  la  chouannerie. 

Toutefois  et  en  attendant  l'apparition. d'un  chef  reconnu  de  tous  et 
sorti  des  entrailles  mêmes  du  pays,  un  conseil  local  remédia  tout 
d'abord  aux  dangers  de  cet  éparpillement.  Présidé  par  l'abbé  de  Bou* 
touillic,  vicaire  général  du  diocèse,  il  comptait  plusieurs  ecclésias'^ 


GUILLEMOT  85 

Uques  elles  principaux  chefs  de  division,  parmi  lesquels  Georges  et 
Guillemot. 

Je  reviens  à  ce  dernier.  Ha  pensée  n*est  point,  je  le  repaie,  de 
retracer  ici  Thisloire  des  luttes  morbihannaises,  mais  d*esquisser 
quelques  traits  d'une  physionomie. 

Confirmé  par  le  conseil  dans  la  position  qu'il  s'était  acquise, 
Guillemot  réunit  à  son  canton  de  Bignan  celui  de  Seront  elceluide 
Pleugriffet.  Bientôt  il  se  voit  à  la  tète  de  vingt-quatre  paroisses  et 
d'un  effectif  de  cinq  à  six  mille  hommes.  Il  signe  en  qualité  de 
chef  de  division  la  proclamation  de  Puisaye,  en  date  du  26  juillet 
1794,  et  la  déclaration  du  20  août  de  la  même  année,  pièces  impor- 
tantes qu'il  faut  connaître,  si  l'on  veut  se  faire  une  idée  exacte  de 
rinsurrection  bretonne  et  de  sesmobiles.Enmème  temps,  il  pour- 
suit le  cours  de  ses  succès  contre  les  bleus. 

En  janvier  1795,  il  apprend  que  les  soldats  de  la  garnison  de 
Vannes,  sortis  en  force  pour  s'approvistonner  de  grains,  pillaient 
les  environs  de  Honterblanc.  Guillemot  rassemble  à  la  hâte  quel- 
ques compagnies,  traverse  Plaudren  au  pas  de  course,  rejoint  les 
bleus,  enlève  leur  bulin^  les  met  en  fuite  et  les  poursuit,  baïonnettes 
aux  reins  Jusqu'aux  portes  de  Vannes.  La  République,  secondée  par 
les  clubisles  des  villes  et  des  gros  bourgs,  avait  beau  faire,  les 
chouans  étaient  maîtres  absolus  des  campagnes. 

Désespérant  de  soumettre  par  la  force  des  armes  des  ennemis 
qui  se  multipliaient  sans  cesse  cl  qui  trouvaient  dans  la  configura- 
tion même  du  sol  des  remparts  pour  ainsi  dire  inexpugnables.  Hoche 
se  décide  à  négocier,  et,  secondé  par  Tinlrigant  Cormalin,  il  ouvre 
les  conférences  de  la  Prévalais  et  de  la  Habitais.  Guillemot  s'y 
rend,  ainsi  que  la  plupart  des  chefs  morbihannais.  Mais,  à  leur 
exemple,  il  refuse  sa  signature  à  un  traité  qui  offrait  de  trop 
grands  avantages  aux  insurgés  pour  n'être  pas  une  perfidie.  Il  rentre 
dans  ses  cantons  et  continue  h  se  battre.  Le  20  mai  1795,  il  prend 
part  au  conseil  des  chefs  du  Morbihan  réunis  à  Grand-Champ 
sous  les  ordres  du  général  de  Silz,  et  à  la  suite  duquel  des  émis- 
saires furent  envoyés  en  Angleterre  el  en  Vendée  pour  demander 


86  GUILLEHOT 

des  secours  et  faire  connnaltre  les  forces  insurrectionnelles  du 
Morbihan. 

Tout  se  préparait  en  vue  de  l'expédition  de  Quiberon.  Le  roi  de 
Bignan  y  avait  sa  place  marquée,  et  peut-ëlre  eût^il  pu  jouer  un 
rôle  décisif  dans  celte  grande  entreprise  qui  mit  la  République  à 
,^ux  doigts  de  sa  perte.  Malheureusement,  un  accident  terrible  vint 
-  clouer  sur  un  lit  de  douleur  et  paralyser  ses  efforts  au  moment 
où  ils  auraient  pu  être  si  utiles  à  la  cause  catholique  et  royale. 

Il  était  un  jour  occupé,  en  compagnie  de  son  lieutenant  Le 
Tbieis,  à  faire  sécher,  près  d'un  foyer  allumé,  une  quantité  consi- 
dérable de  poudre.  Au  bas  de  la  pièce  où  ils  se  tenaient,  vingt-deux 
hommes,  entourés  de  barils  remplis  de  matières  fulminantes,  con- 
fectionnaient des  cartouches.  Tout  à  coup  une  étincelle  part,  met 
le  feu  aux  poudres  ;  la  maison  saute  et  retombe  en  débris.  On  re- 
tira vingt-deux  cadavres  des  décombres.  Mais  Guillemot  et  Le  Thieis 
furent  retrouvés  à  peu  près  vivants  et  transportés  dans  des  réduits 
souterrains  établis,  à  une  courte  distance  du  lieu  de  l'accident, 
dans  les  marais  de  Kerguennec. 

A  la  nouvelle  d'un  désastre  qui  mettait  leur  chef  hors  d'état  de 
les  commander,  au  moins  pendant  quelques  mois,  les  hommes  de 
Bignan  se  licencièrent  et  rentrèrent  dans  leurs  foyers.  Il  en  fut  de 
même  de  ceux  de  Ploërmel,  de  la  Trinité  et  des  paroisses  des  en- 
virons d'Elven.  Exemple  remarquable  de  cet  esprit  de  clan  que  j'ai 
déjà  signalé  et  dont  l'intelligence  éclaire  bien  des  points  obscurs  ou 
délicats  de  Thisloire  de  la  chouannerie. 


V 


La  catastrophe  de  Quiberon  avait,  pour  un  moment,  dispersé 
toutes  les  forces  insurrectionnelles  du  Morbihan.  Le  découragement 
était  général,  les  cœurs  ulcérés,  les  esprits  profondément  divisés. 

Un  chef  parut  qui  releva  les  courages  et  fit  partout  renaître  la 
confiance  et  l'espoir.  Doué  de  toutes  les  qualités  qui  prédestinent 


GUnLEXOT 


8d 
un  homme  à  Tadoralion  des  masses,  Georges  avait  yu  saDcliv^p^^. 


iù^ 


par  raulorité  royale  le  pouvoir  qu*il  tenait  de  la  reconnaisse.  ^.^ 
populaire  et  de  Félection  des  autres  chefs  de  division.  Bienlo:^ 
grâce  à  son  impulsion,  les  paroisses  s'agitent  de  nouveau,  le  con- 
seil central  se  reconstitue,  les  cadres  se  reforment,  les  divisions  se 
réorganisent  et  s'établissent  sur  un  pied  de  guerre  réellement 
redoutable. 

Guillemot,  guéri  dé  ses  blessures,  reparaît  à  la  tète  de  sa  belle 
et  vaillante  division  de  Bignan,  renforcée  de  nouvelles  paroisses. 
Le  30  octobre  1795,  il  réunit  ses  'cantons  à  Saint-Jean-Brevelaye, 
leur  donne  connaissance  des  événements  accomplis,  de  la  mort  de 
Louis  XYII,  d'un  manifeste  de  son  successeur,  de  divers  ordres  du 
jour  du  général  Georges.  Ces  communications  faites,  une  messe 
solennelle  est  célébrée  en  pleins  champs,  à  la  suite  de  laquelle 
toutes  les  troupes  proclament  Louis  XVIII  et  jurent  de  ne  jamais 
poser  les  armes  av^nt  que  la  religion  ne  soit  libre  et  le  roi  sur  son 
trône.  Un  immense  crie  de:  Vive  le  Roi!  et  le  chant  du  Domine, 
salvum  fac  Regem  couronnent  cette  imposante  solennité. 

Une  manifestation  analogue  avait  déjà  eu  lieu  dans  la  plupart 
des  divisions  de  la  Bretagne,  dans  la  Vendée,  dans  le  Maine  et 
dans  la  Normandie.  Le  vieux  cri  de  France  :  Le  Roi  est  mort  !  vive 
le  Roi!  qui  ne  retentissait  plus  sous  les  voûtes  de  Saint-Denis, 
trouvait  encore  dans  le  cœur  des  paysans  chrétiens  un  puissant  et 
fidèle  écho.  Magnifique  protestation  du  droit  traditionnel  en  pré- 
sence du  fait  révolutionnaire!  En  célébrant,  au  milieu  de  tant 
d'épreuves,  la  transmission  de  la  couronne  qui  passait  du  front 
de  la  jeune  victime  du  Temple  sur  le  front  d*un  prince  errant  et 
réduit  au  pain  de  Texil,  le  peuple  breton  et  vendéen  proclamait  à 
la  face  du  ciel  son  mépris  pour  les  triomphes  brutaux  de  la  force, 
son  attachement  aux  libertés  nationales,  sa  foi  invincible  dans  ce 
grand  principe,  sauvegarde  éternelle  de  la  justice  publique  et  pri- 
vée :  Il  n'y  a  pas  de  droit  contre  le  droit  I 

D^  nouveaux  combats  et  de  nouveaux  sacrifices  allaient  bientôt 
prouver  qu'un  pareil  serment  n'était  pas  un  vain  mot. 


ê- 


g^  GUILLEMOT 


«  jiques  jours  après  la  solennité  du  20  octobre,  les  garnisons 
w^aud  et  de  Locminé  se  mettent  à  la  poursuite  de  Guillemot, 
^^ui-ci  marche  à  leur  rencontre  et  range  ses  soldats  en  bataille 
sur  la  lande  de  Poublaye.  Après  quelques  heures  de  lutte,  les  bleus, 
complètement  battus,  se  débandent  et  rentrent  en  désordre  dans 
Locminé,  poursuivis  par  les  chouans. 

Des  armes,  des  munitions,  des  gibernes  et  plusieurs  prisonniers 
restent  aux  mains  des  vainqueurs.  Le  lendemain,  une  nouvelle  sor- 
tie éprouva  le  même  sort.  A  tout  instant,  quelque  alerte^  quelque 
vive  escarmouche  venait  tenir  en  haleine  les  soldats  royalistes.  Mais 
derrière  le  rempart  de  leurs  baïonnettes,  les  prêtres  fidèles  exer- 
çaient avec  sécurité  leur  ministère,  et  les  populations  vaquaient  à 
leurs  travaux  en  attendant  des  jours  meilleurs. 

Malheureusement,  ces  jours  meilleurs  ne  vinrent  pas,  et  le  Mor- 
bihan fut  contraint  d'accepter  la  paix  que  le  général  Iloche  lui 
offrait  au  nom  de  la  République.  Hoche^  qui  avait  deviné  avec  une 
grande  sagacité  les  principaux  mobiles  de  Tinsurrection,  s'empressa 
d'accorder  aux  chouans  une  grande  partie  des  libertés  pour  les- 
quelles ils  avaient  combattu.  Les  réfractaires  étaient  amnistiés,  et 
les  jeunes  gens  de  la  réquisition  devaient  rester  chez  eux  pour  la 
culture  des  terres.  En  outre,  la  pleine  liberté  du  culte  était  accor- 
dée pour  tous  les  prêtres  qui  n'avaient  pas  quitté  le  territoire  de  la 
République.  C'était  beaucoup  sans  doute  ;  ce  n'étai  pas  assez,  puis- 
que le  roi,  qui  avait  reçu  le  serment  des  insurgés,  ne  devait  pas 
remonter  sur  son  trône.  Aussi  la  soumission  ne  pouvait-elle  être 
bien  sincère.  La  paix  fut  mal  assise  et  la  feinte  dans  tous  les 
cœurs. 

Pour  sauver  les  apparences,  le  général  Georges  avait  fait  livrer 
quelques  pièces  de  canon  dont  on  ne  pouvait  se  servir,  des  fusils 
de  chasse  en  mauvais  état,  une  certaine  quantité  de  barils  de  pou- 
dre et  de  cartouches  avariées.  L'artillerie,  les  munitions  et  les  armes 
propres  au  service,  soigneusement  enfouies  dans  des  souterrains^ 
dans  les  granges,  sous  des  amas  de  fagots  et  d'ajoncs,  restaient  à 
la  disposition  des  insurgés. 


GUILLEMOT  89 

• 

En  attendant  ie  signal  de  nouveaux  combats,  ceux-ci  retournè- 
rent à  leurs  champs,  mais  avec  armes  et'bagages.  Les  campagnes 
du  Morbihan  eurent  bientôt  l'aspect  d'une  véritable  colonie  mili- 
taire peuplée  de  soldats-laboureurs  qui,  dans  l'intervalle  de  leurs 
travaux,  se  livraient  à  l'exercice  et  prenaient  soin  de  leurs  fusils. 
Hoche  ne  fut  pas  dupe  de  la  feinte  soumission  des  chouans.  Sur 
son  avis,  l'administration  départementale,  espérant  obtenir,  par 
l'appât  du  gain,  ce  que  la  force  des  armes  n'avait  pu  réaliser, 
annonce  qu'on  remettra  30  francs  par  fusil  à  ceux  qui  en  dépose- 
raient entre  les  mains  des  autorités  républicaines.  Les  chouans 
étaient  bien  pauvres.  Hais,  chose  remarquable!  ce  moyenne  fit 
pas  perdre  une  seule  arme  à  l'insurrection  !  Celle-ci  couvait 
comme  un  feu  caché  sous  la  cendre.  Partout,  républicains  et  roya^ 
listes  se  mesuraient  du  regard.  Sur  les  places  publiques,  on  ré- 
pétait hautement  ce  refrain  d'ane  chanson  populaire  : 

Les  vaincus  reviennent  encore, 

Les  morts,  seuls,  ne  reviennent  plus  ! 

De  leur  côté^  les  hommes  de  la  Révolution  violaient  chaque  jour 
et  de  la  manière  la  plus  odieuse  les  conditions  du  traité  de  paix. 
La  liberté  accordée  au  culte  n'était  qu'une  grande  imposture.  Les 
prêtres,  toujours  réduits  à  exercer  dans  l'ombre  leur  saint  minis- 
tère, malgré  l'engagement  formel  des  autorités  républicaines,  célé- 
braient la  messe  dans  des  granges  ou  au  fond  des  bois,  recevaient  au 
coind'unchampraveu  des  fautes,  prodiguaient  à  tous,  mais  en  secret, 
les  consolations  de  la  religion.  Des  colonnes  mobiles,  composées 
de  gendarmes  et  d'individus  recrutés  dans  la  lie  des  bourgs  et  des 
villes,  parcouraient  nuit  et  jour  les  campagnes,  pillaient  Thabitant, 
massacraient  indignement  les  prêtres  fidèles,  les  chouans  désarmés 
et  tous  les  gens  qualifiés  de  suspects.  Dans  la  langue  officielle,  de 
pareils  exploits  s'appelaient  des  exécutions  el  les  représailles 
royalistes  des  assassinats. 

Ces  colonnes,  secrètement  dirigées  par  le  général  Michaud^  qui 


90  OUILLEMOT 

ne  faisait  du  reste  que  suivre  les  instructions  du  ministre  de  la 
police  Sotin  i,  avaient  surtout  pour  mission  d'anéantir  les  oiticîers 
chouans^  tous  ceux  qui  étaient  Tâme  d'une  insurrection,  que  la  Rér 
publique  redouta  toujours  plus  qu'une  guerre  étrangère.  Aidés  de 
quelques  dénonciateurs,  pris  surtout  parmi  les  vagabonds  et  les 
mendiants,  elles  découvrirent  la  retraite  deplusieurs  chefs,  auxquels 
elles  firent  parfois  expier  dans  d'atroces  supplices  le  crime  de 
leur  fidélité.  Ainsi  périrent  pendant  la  pacification  de  1791  Jean 
Jan,  le  valeureux  chef  de  Baud  et  de  Helrand,  André  Guillem.ot 
dit  Sans-Pouce,  officier  distingué  de  la  légion  de  Vannes  ;  Joseph 
Gambert,  chef  du  canton  d'Elven  ;  Le  Bail  de  Gourin  ;  Bonfils  de 
Saint-Loup  ;  Le  Bodic  et  Morand,  ofiiciers  d'Auray;  Guyol,  notaire 
àBignan,  et  cent  autres  que  je  ne  puis  citer,  mais  dont  les  paroisses 
morbihannaises  ont  gardé  le  souvenir. 


VIII 


A  la  terreur  révolutionnaire  les  Chouans  opposèrent  la  terreur 
des  représailles.  On  pillait  leurs  récolles,  on  incendiait  leurs  chau- 
mières; ils  firent  main -basse  sur  les  caisses  publiques  et  mirent  à 
contribution  les  acquéreurs  de  biens  nationaux.  On  égorgeait  les 
prêtres  fidèles,  ils  fusillèrent  des  ministres  prévaricateurs.  Au  mé- 
pris de  la  foi  jurée,  on  tuait  les  chefs  royalistes,  ils  tuèrent  les  au- 


1.  Voici  le  texte  de  ces  instractions  adressées^  à  la  date  du  17  octobre  1796,  à 
l'adminislration  do  Morbihan  : 

I  Vous  connaissez  mes  instructions,  citoyens  administrateurs^  vous  n^'gnorez  pas 
<  à  quels  ennemis  vous  avez  affaire.  Il  faut  les  mitrailler  sans  scrupule,  les  arrêter 

>  an  premier   soupçon   que  vous    concevrez  et   les  faire  disparaître,  si  bon  vous 
«  semble. 

«  Le  pouvoir  exécutif  s'en  rapporte  là-dessus  à  votre  discrétion.  Tenez  la  main 
«  surtout  à  ce  que  la  chouannerie  ne  relève  pas  la  tête.  Si  elle  reparaissait  aujourd'hui, 

>  elle  tuerait  la  République. 

«  Ayez  donc  une  activité  digne  de  votre  patriotisme. 
«  Veillez  et  ne  craignez  pas  de  faire  des  arrestations. 
c  Quelques  honnêtes  gens  arrêtés  effraient  les  méchants. 


GUILLEMOT  91 

torités  jacobines.  On  les  dénonçait,  on  les  trahissait;  ils  mirent  à 
mort  les  dénonciateurs  et  les  traîtres  ! 

Et  encore,  combien  de  fois  ceax-ci  ne  trouvèrent-ils  pas  grâce 
devant  les  chefs  qui  disposaient  de  leur  sort  !  La  peine  de  mort 
ne  s'appliquait  guère  qu'aux  seuls  récidivistes  ou  en  face  d'un  fla- 
grant délit.  Et  quand  le  prêtre  qui  venait  ofl^rir  aux  condamnés 
les  consolations  de  Theure  suprême,  implorait  pour  son  pénitent 
la  grâce  de  la  vie,  elle  ne  lui  était  jamais  refusée. 

Tels  furent  ce  que  les  historiens  de  Técole  révolutionnaire  ont 
nommé  les  €  excès  »  et  les  «  crimes  »  des  chouans.  A  Texception 
de  vengeances  individuelles  ou  d'attentats  commis  dans  un  intérêt 
privé  par  quelques  misérables  dont  les  chefs  du  parti  royaliste  fi- 
rent,  quand  ils  le  purent,  sévère  et  prompte  justice,  les  rigueurs 
exercées  contre  les  hommes  de  la  Révolution  eurent  pour  cause  une 
loi  fatale  et  inexorable,  la  loi  des  représailles.  Et  Dieu  sait  si 
elles  atteignirent  jamais  aux  formidables  proportions  des  vengean- 
ces républicaines  I  Pour  un  «  patriote  >  misa  mort  parles  chouans, 
il  y  avait  cent  victimes  égorgées  par  les  bleus.  II  est  vrai  d*ajouter 
que  dans  les  combats  la  proportion  était  toute  différente.  Les  balles 
des  royalistes,  dirigées  d'une  main  ferme  et  sûre  par  des  soldats 
souvent  embusqués  derrière  des  haies  et  des  remparts  de  fossés, 
occasionnaient  de  terribles  ravages  dans  les  rangs  de  leurs  en- 
nemis. Vingt  bleus  étaient  couchés  à  côté  d'un  seul  royaliste  sur  les 
champs  de  bataille  du  Morbihan. 

Redisons-le  donc  avec  un  historien  peu  suspect  de  partialité  envers 
la  résistance  catholique  et  monarchique,  et  dont  toutes  les  sympa- 
thies sont  au  contraire  acquises  à  la  cause  de  la  Révolution  :  «  Faut- 
«  il  s^étonner  qu'après  de  telles  mesures,  après  tant  de  vexations, 
«  il  y  ait  eu  des  hommes  qui,  au  lieu  de  se  laisser  traîner  au  pied 
a  de  la  guillotine  ou  sur  le  seuil  de  leur  porte  pour  y  être  égorgés, 
«  se  soient  rués  avec  colère  contre  tous  ceux  qu'ils  supposèrent 
«  rangés  pardevoir  ou  par  inclination  sousia  bannière  républicaine  ? 

a   Quand  le  crime  et  le  forfait  devinrent  l'un  des 

«    moyens  de  la  force  armée  et  des  gouvernants,  il  n'est  pas  diflî- 


92  *  GUILLEMOT 

«  cile  de  comprendre  jusqu'où  ces  excès  et  les  soupçons  qui  leur 
«  servirent  de  prétexte  purent  être  portés ...  Il  y  eut  donc  guerre, 
«  guerre  atroce  et  sanglante  ;  et  aujourd'hui  que  tout  désinté- 
«  ressèment  à  la  querelle  nous  laisse  libres,  nous  pouvons  bien 
ce  nous  écrier,  avec  les  représentants  Faure  et  Tréhouart^  comme  ils 
«  le  firent  dans  un  rapport  secret  au  comité  du  Salut  public,  que 
«  la  guerre  de  la  chouanerie  fut  due  au  pillage,  aux  assassinats,  à 
«  la  profanation  des  temples,  aux  impositions  arbitraires  et  à  tous 
«  les  excès  que  commirent,  dans  nos  départements,  les  hommes 
«  de  la  Terreur  i.  » 


IX 


De  pareils  procédés  ne  pouvaient  qu'affermir  les  chefs  supérieurs 
dans  leurs  pensées  de  méfiance  et  de  résistance.  Aussi  n'eurent-ils 
garde  de  profiter  des  dispositions  du  traité  de  paix  qui  les  ren- 
daient 5  leurs  foyers.  Pendant  que  Georges,  réfugié  dans  la  po- 
sition presque  inaccessible  que  lui  offrait  la  presqu'île  de  Locoal, 
se  tenait  sur  ses  gardes  entouré  d'un  nombreux  état-major  et  de 
soldats  vigilants,  Guiltemot  était  presque  toujours  fugitif.  Il  s'était 
ménagé  de  nombreux  asiles.  Le  jour,  il  vivait  sous  terre  ;  la  nuii, 
il  parcourait  ses  paroisses^  visitait  ses  ofliciers,  ranimait  leur  ar- 
deur et  préparait  tout  pour  le  jour  d'une  nouvelle   insurrection. 

Ce  jour  tant  désiré  se  leva  enfin. 

  son  retour  des  conférences  tenues  au  château  de  la  Jonchère 
(septembre  1799),  Georges  rassemble  les  principaux  chefs  du  Mor- 
bihan et  leur  donne  ses  ordres.  Bientôt  toutes  les  légions  sont  sur 
pied.  Le  général  en  chef  occupe  personnellement  une  multitude  de 
bourgs,  prend  la  ville  de  Sarzeau,  défendue  par  une  artillerie  con- 
sidérable, menace  Vannes,  détruit  plusieurs  colonnes  républicaine3, 
s'empare  des  bouches  de  la  Vilaine,  et  protège,  sur  la  côte  d'Ambon 


1.  à.  du  ChâteUier.  Bisloire  de  la  Bévolulion  dans  hs  iéparlements  de  Vancienne 
Bretagne,  tome  IV,  p,  219,  223  et  225. 


GUILLEMOT  93 

el  de  Muzillac,  des  débarquements  d'armes,  de  munitions  et  d'argent. 
Pendant  ce  temps,  ses  officiers  étendent  l'insurrection  vers  les 
Côtes-du-Nord,  le  Finistère  et  la  Loire-Inférieure.  Desol  de  Gri-- 
solles  force  Redon  à  capituler,  traverse  la  Vilaine,  tombe  comme 
la  foudre  sur  la  Roche-Bernard  ei  Guérande  et  pousse  son  avant- 
garde  jusqu'à  Pontchâteau.  Debar  soulève  plusieurs  cantons  dans 
les  montagnes  du  Finistère.  Mercier  pénètre  dans  Saint-Brieuc, 
surprend  la  ville  défendue  par  une  forte  garnison  sous  les  ordres 
du  général  Casabianca,  délivre  trois  cents  prisonniers  royalistes 
et  s'empare  de  soixante  chevaux. 

Le  pays  de  Bignan  reste  toujours  le  théâtre  des  exploits  de  Tin- 
vincible  Guillemot. 

Le  26  octobre,  celui-ci  se  porte  sur  Locminé,  point  stratégique 
important  dont  la  garde  était  confiée  à  des  troupes  de  ligne  ap- 
puyées de  colonnes  mobiles.  Ses  bataillons  pénétrèrent  dans  la 
ville  par  les  routes  de  Baud,  de  Ponlivy  et  de  Vannes.  Les  bleus 
s'étaient  retranchés  dans  les  halles  et  les  maisons  voisines.  Le 
bataillon  de  Pluméliau,  commandé  par  Mathurin  Le  Sergent,  ouvre 
le  feu  ;  mais  aussitôt  un  mulâtre  d'une  taille  gigantesque,  portant 
les  galons  de  sous-officier,  se  présente  sur  la  place  et  porte  un  défi 
à  la  baïonnette  au  plus  brave  des  chouans.  Â  l'instant  le  feu  cesse, 
le  silence  règne  dans  les  rangs,  et  Mathurin  Le  Sergent,  saisissant 
un  fusil,  croise  la  baïonnette,  s'élance  au-devant  du  Goliath  provo- 
cateur, l'élend  mort  à  ses  pieds  et  crie  :  En  avant  ! 

Le  combat  fut  long  et  acharné.  Les  hommes  de  Bignan  et  de 
Pluméliau  s'emparent  du  champ  de  foiré  et  attaquent  les  halles.  La 
garnison  est  forcée  de  plier  et  de  battre  en  retraite.  Elle  veut  se 
retirer  en  bon  ordre  par  la  route  de  Vannes.  Mais  là  elle  se  heurte 
à  deux  nouveaux  bataillons  de  Guillemot.  Elle  se  débande,  et  les 
bleus,  jetant  leurs  armes^  se  sauvent  à  travers  champs  dans  la  di- 
rection  de  Baud.  Les  chouans  étaient  maîtres  de  la  ville. 

Une  centaine  de  prisonniers  restaient  aux  mains  du  vainqueur. 
Guillemot  en  fît  deux  parts.  Il  renvoya  sains  et  saufs  les  soldats 
de  la  ligne,  après  leur  avoir  fait  jurer  de  ne  plus  servir  contre  les 


94  GUILLEMOT 

troupes  royales.  Il  fusilla  ceux  quiappartenaienl  aux  troupes  mobiles, 
véritables  scélérats  qui,  pendant  la  pacification,  s'étaient  souillés  de 
tous  les  crimes  et  avaient  porté  la  terreur  jusqu'au  fond  des  cam- 
pagnes. 

A  la  nouvelle  de  ce  succès,  qui  assurait  aux  populations  royalistes 
un  centre  important  d'opérations  militaires,  le  colonnel  Bonté, 
chef  de  la  81^  demi- brigade,  quitta  Lorient  avec  aulant  de  forces 
qu'il  en  put  rassembler,  traversa  Baud,  où  il  se  renforça  de  nou- 
velles troupes,  et  marcha  sur  Locminé.  Il  rencontra  Guillemot  sur 
la  lande  de  Vachegare,  vaste  plaine  d'une  lieue  de  longueur,  située 
paroisse  de  Buléon,  entre  Josselin  et  Locminé.  Ce  terrain  était 
propice  à  des  évolutions  régulières.  Certain  du  succès,  Bonli  range 
ses  troupes  en  bataille  et  commence  un  feu  de  deux  rangs.  Le 
centre  de  Guillemot  marche  droit  à  l'ennemi  et  le  charge  à  la 
baïonnette,  pendant  qu'un  de  ses  bataillons,  détaché  en  tirailleur, 
tourne  la  position  des  bleus,  du  côté  de  Josselin,  et  parvient  à  cou- 
per leur  ligne  de  bataille.  Plusieurs  compagnies  républicaines  se 
précipitent  dans  une  large  douve  creusée  au  bord  de  la  route  et 
prennent  la  fuite.  Bonté  fut  contraint  d'opérer  sa  retraite.  Il  centra 
le  lendemain  à  Lorient  avec  sa  troupe  diminuée  et  démoralisée,  et 
après  avoir  acquis  la  certitude  que  les  chouans  ne  redoutaient  pas 
plus  de  rencontrer  l'ennemi  en  rase  campagne  que  de  lutter  contre 
hii,  abrités  derrière  leurs  fossés. 

X 

Le  i8  brumaire  vint  arrêter  le  cours  des  succès,  pour  ainsi 
dire  sans  revers^  que  les  insurgés  morbihannais  obtinrent  pendant 
cette  glorieuse  campagne  de  1799,  qui  raffermit  toutes  leurs  espé- 
rances et  frappa  de  stupeur  leurs  ennemis.  Une  suspension  d'armes 
avait  été  arrêtée  entre  Hédouville  et  les  chefs  de  la  rive  gauche  de 
la  Loire.  Ce  fut  un  coup  de  foudre  pour  le  chef  du  Morbihan,  qui 
avait  en  son  pouvoir  toutes  les  campagnes  et  une  grande  partie  des 
côtes.  On  sait  que  Georges,  uni  à  Frotté  et  à  Bourmont,  empêcha 


GUILLEMOT  05 

le  parli  de  la  paix  de  l'emporter  aux  conférences  de  Pouancé  et 
qu^il  sauva  Thonneur  de  ses  armes  en^  livrant  aux  lieutenants  du 
nouveau  César  la  dernière  bataille  rangée  de  la  chouannerie^  la  ba- 
taille de  Pont-de-Loc. 

Dans  cette  journée,  Guillemot  et  ses  soldats  firent  vaillamment 
leur  devoir.  Après  avoir  débusqué  divers  postes  établis  au  village 
de  Kercadio  en  Grand-Champ^  ils  prirent  position  en  face  de  Ten- 
nemi,  qui  s'était  déployé  dans  la  lande  du  Morboulo.  Les  républi- 
cains, commandés  par  le  général  Harty,  exécutèrent  contre  eux 
une  charge,  pendant  laquelle  le  chapeau  et  le  manteau  de  Guillemot 
furent  percés  de  balles.  Mais  cettexharge,  vigoureusement  repous- 
sée,  n'obtint  aucun  résultat  et,  en  rentrant  dans  ses  premières  po- 
sitions, Harty  se  trouva  en  face  de  deux  nouveaux  bataillons  de  la 
légion  de  Bignan,  commandés  par  Gomez.  Ceux-ci  dirigèrent  un 
feu  terrible  contre  les  bleus,  dont  un  rang  entier  tomba  sous  leurs 
balles  dès  la  première  décharge.  L'ennemi  prit  la  fuite  vers  Loc- 
maria,  poursuivi  par  toute  la  légion  de  Bignan  jusqu'au  delà  de 
Loqueltas.  Il  laissa  cent  cinquante  morts  sur  le  champ  de  bataille 
et  quatre-vingt-quatorze  prisonniers  aux  mains  de  Guillemot. 

Ce  ne  fut  là,  du  reste,  qu'un  épisode  de  cette  journée,  dont  la 
fin  ne  répondit  pas  au  début.  Nul  doute  qu'un  grand  succès  n'eût 
couronné  les  efforts  et  justifié  les  dispositions  très  habilement  con- 
çues du  général  en  chef,  si  l'indiscipline  et  une  sorte  de  fatalité 
n'étaient  venues  paralyser  d'autres  légions  de  son  armée. Tout,  d'ail- 
leurs, devait  finir  par  céder  au  génie  et  à  la  puissance  de  Bonaparte. 
Georges  signa  la  paix.  Guillemot  refusa  de  se  soumettre  et  il  donna 
même,  deux  jours  après  la  bataille  de  Pont-de-Loc,  une  preuve  ter- 
rible de  sa  persistance  à  continuer  la  lutte  et  à  espérer  contre  toute 
espérance. 

Suivant  sa  coutume  en  pareil  cas,  il  opéra  un  triage  entre  ses 
prisonniers,  fit  mettre  en  liberté  les  soldats  de  la  ligne  et  ordonna 
à  son  lieutenant  Gomez  de  faire  fusiller  les  volontaires  et  ceux  qui 
appartenaient  aux  colonnes  mobiles.  Les  condamnés,  au  nombre 
de  trente-deux,  furent  conduits  au  lever  du  jour  sur  la  lande  de 


96  GUILLEMOT 

Burgaud.  Trenle*deux  chouans  armés  de  pistolets  se  placèrent  en 
face  d'eux. 
Au  moment  du  signal,  un  des  prisonniers  s'écria  : 

—  N'esl-il  pas  cruel  de  fusiller  des  prisonniers  de  guerre  ? 

—  Oui,  répondit  Guillemot^  il  est  bien  dur  d'en  venir  à  cette 
extrémité.  Hais  qu^avez-vous  fait  des  seize  hommes  que  vous  m'avez 
pris  avant-hier  ? 

—  C'est  vrai  I  répondit  un  autre  soldat  ;  ils  ont  été  tués. 

—  Vous  les  avez  massacrés  !  s'écria  le  roi  de  Bignan  d'une  voix 
terrible. 

Le  signal  de  mort  fut  donné*.  Un  canon  de  pistolet  s'abaissa 
sur  le  front  de  chaque  prisonnier,  el,  quelques  instants  après,  une 
fosse,  creusée  d'avance,  reçut  les  trenle-deux  cadavres  sanglants  et 
défigurés. . 

Le  roi  de  Bignan  reprit  sa  douloureuse  existence  de  proscrit. 
Errant  d'asile  en  asile,  traqué  comme  un  loup  par  les  limiers  delà 
police,  la  gendarmerie  et  les  soldats,  il  donna  pour  ainsi  dire  à 
chaque  heure  de  nouvelles  preuves  d'audace  el  d'intrépidité. 

11  se  trouvait  un  jour  dans  une  maison  du  village  du  Cosquer  en 
Plaudren,  occupé  à  écrire  sur  une  petite  table  faisant  face  à  la 
porte  d'entrée.  Tout  à  coup  plusieurs  soldats  armés  paraissent.  L'un 
d'eux,  le  couchant  en  joue  et  lui  plaçant  le  canon  de  son  fusil 
jusque  dans  la  poitrine,  crie  : 

~  ((  Rends-toi,  Guillemot,  ou  tu  es  mort  I  » 

Prompt  comme  l'éclair,  Guillemot  détourne  l'arme  d'une  main  ; 
de  l'autre,  il  renverse  le  soldat  et  lui  fend  le  crâne  avec  une  hache. 
À  la  porte  il  reçoit  sur  la  tète  un  coup  de  crosse  de  fusil,  évite 
un  coup  de  baïonnette,  et,  saisissant  son  nouvel  adversaire,  il  le 
précipite  dans  une  douve  pratiquée  le  long  de  la  maison  pour  Técou- 
lementdes  eaux.  Une  barrière  s'offre  au  fugitif,  seul  passage  qui  lui 
reste  pour  gagner  les  champs.  Mais  une  sentinelle  le  garde.  Elle 
tire  sur  Guilemot  à  bout  portant,  le  manque,  et  le  roi  de  Bignan 
reprend  sa  course  au  milieu  d'une  grêle  de  balles  et  poursuivi 
par  une  douzaine  de  soldats.  L'un  d'eux,  plus  alerte  que  ses  com- 


GUILLEMOT  97 

pagnons,  est  sur  le  point  de  l'atteindre.  Guillemot  se  retourne, 
Tattend  de  pied  ferme  et,  d'une  main  vigoureuse,  il  l'écrase 
sur  le  sol.  Continuant  à  fuir,  il  rencontre  une  rivière,  la  Claye,  la 
traverse  à  la  nage,  et,  gagnant  un  bois  voisin,  il  se  voit  enfin  à 
Tabri  des  poursuites  et  des  coups  de  fusil. 

Voilà  comment  le  roi  de  Bignan  fuyait  devant  l'ennemi. 

Les  bleus  ne  purent  s'empêcher  d'admirer  tant  de  force,  d'ener^ 
gie  et  de  sang-froid.  Hais  il  leur  fallait  des  victimes.  Deux  com- 
pagnons de  Guillemot,  Jacques  de  Pluvigner  el  Bertrand  Le  Foss, 
qui  se  trouvaient  en  observation  prés  du  Cosquer,  tombent  entre 
leurs  mains.  Ils  sont  lâchement  assassinés  à  coups  de  crosse.  Le  fu« 
sil  du  roi  de  Bignan,  son  habit,  son  portefeuille,  furent  envoyés 
au  général  Gouvion  Saint -C;r  qui  commandait  à  Ponlivy.^On  trouva 
dans  le  portefeuille  la  nomination  de  Guillemot,  signée  de  Georges, 
au  grade  d'adjudant  général  du  Morbihan,  et  plusieurs  pièces  com- 
promettantes prouvant  que  l'insurrection  n'attendait  qu'une  occa- 
sion favorable  pour  éclater  de  nouveau. 

Alors  une  main  de  fer  s'étendit  sur  les  campagnes  du  Morbihan. 
Bernadotte  avait  succédé  à  Brune  dans  le  commandement  de  l'ar- 
mée de  l'Ouest,  et  sa  mission  était  d'en  finir  à  tout  prix  avec  les 
restes  de  la  guerre  civile,  de  n'épargner  aucun  des  chefs,  de  les 
exterminer  sans  pitié,  de  tuer  tous  ceux  qui  lui  tomberaient  entre 
les  mains.  Cette  sauvage  mission  ne.  fut  que  trop  bien  remplie  par  le 
futur  roi  de  Suède.  Près  de  cent  officiers  royalistes  succombèrent 
en  pleine  pacification,  de  1800  à  1802,  sous  les  coups  de  ces  sol- 
dats, non  point  à  lutte  ouverte^  non  point  à  armes  loyales,  mais 
dans  de  véritables  guet-apens. 

Ainsi  périrent  Videlo,  dit  Tancrède^  Gomez,  lieutenant-colonel  de 
la  légion  de  Bignan,  Siméon,  Duval,  Bonnard,  Jaffré  de  Cléguer, 
Lecrom  de  Caujdan,  Le  Poul  de  la  Nouée,  Julien  Cadoudal,  frère  de 
Georges,  Mercier-la-Vendée,  son  second  et  son  ami,  etc.,  etc. 

Ils  furent,  non  pas  exécutés,  mais  véritablement  assassinés  par- 
tout où  on  les  trouvait,  dans  des  maisons  isolées,  au  coin  des  bois, 
sur  le  bord  des  grandes  routes. 

TOME  LX  (X  DE  LA  6e  SÉRIE).  7 


98  GtJILLBllOT 

'  Et  pourtant  cela  ne  suffisait  point  à  la  rage  de  destruction  qui 
8*était  emparée  du  gouvernement  consulaire  (en  présence  de  pareils 
fiiits  nepourrait-ônpas  dire  proconsulaire?)  auquel  le  coup  d*Etat 
de  brumaire  avait  livré  les  destinées  de  la  France.  Les  colonnes 
invisibles  de  la  police  se  firent  les  auxiliaires  des  colonnes  mobiles 
qui  sillonnaient  les  campagnes  du  Morbihan.  Fouché  vint  en  aide 
à  Bernadette.  Il  ianca  contre  les  royalistes  des  seîdes  munis  de 
poison  et  de  poignards.  Plusieurs  tombèrent  sous  les  balles  des 
chouans.  Mais  les  contributions  énormes  dont  on  frappa  les  com- 
munes où  ces  guerriers  occultes  avaient  trouvé  le  terme  de  leurs 
exploits  devinrentbientôt  leur  sauvegarde.  Les  chefs  royalistesdurent 
céder  devant  la  perspeclive  de  voir  leur  pays  livré  à  toutes  les 
horreurs  des  exécutions  militaires. 

La  lutte,  d'ailleurs,  n'était  plus  possible  dans  le  Morbihan  épuisé. 
Elle  venait  de  perdre,  par  l'adoption  du  Concordat,  son  ressort 
le  plus  énergique^  celui  de  la  persécution  religieuse  qui,  en  s'atta- 
quent au  for  même  de  la  conscience,  avait  fait  de  la  résistance 
bretonne  le  plus  sacré  des  devoirs.  De  toutes  parts,  les  faibles,  les 
courtisans  et  les  serviles  accouraient  se  précipiter  aux  genoux  du 
nouveau  César.  Il  ne  restait  plus  aux  fidèles  du  vieux  droit  qu'à 
choisir  entre  les  douleurs  de  l'exil  et  la  honte  d'une  soumission. 
Mais  il  étaient  de  ceux  qui  ne  savent  courber  la  tète  que  sur  un 
échafaud.  Ils  préférèrent  l'exil.  Jersey  leur  offrait  un  lieu  de  refuge. 
Le  2  mai  1802,  Guillemot,  accompagné  d'une  centaine  d'officiers,, 
s'embarqua  pour  cette  ile,  qu'il  quitta  bientôt  pour  se  rendre  à 
Rumsey,  près  Southampton.  Il  passa  deux  ans  dans  cette  nouvelle 
résidence,  douloureusement  inactif,  aspirant  sans  cesse  à  recom- 
mencer les  rudes  assauts  des  landes  bretonnes,  et  rongeant  son 
frein  comme  un  lion  enchaîné* 

Georges  de  Cadoudâl. 
(  La  mite  prochainement) 


LETTRES  INÉDITES 


DB 


LA  TOUR  D'AUVERGNE 


Les  trois  lettres  du  Premier  grenadier  de  France  imprimées  ci-des- 
sous, et  que  nous  avoDS  tout  ]ieu  de  croire  ÎDédites,  nous  ont  été  gra- 
cieusement communiquées  en  septembre  1884,  aTec  autorisation  do 
les  publier^  par  M,  Le  Taillandier,  maire  de  Lannion,  propriétaire  des 
originaux. 

La  date  de  ces  lettres  suffirait  à  les  rendre  intéressantes  :  elles  appar- 
tiennent aux  quatre  derniers  mois  de  la  vie  du  béros. 

Les  deux  premières  nous  le  montrent  toujours  passionné  pour  les 
questions  d'origines  gauloises,  celtiques,  armoricaines,  qui  à  ses  yeux 
étaient  autant,  plus  peut- être,  affaire  de  patriotisme  que  de  science  et 
d'érudition.  Malheureusement,  à  en  juger  par  sa  première  lettre,  ses  com- 
patriotes bretons  ne  se  sondaient  guère  alors  de  telles  études.  Leur  indif- 
férence, que  les  étrangers  ne  partageaient  point,  ne  le  décourageait  pas. 
En  Bretagne  même,  il  trouvait  des  esprits  pour  le  comprendre,  entre 
autres,  son  correspondant,  Baudouin  de  Maison- Blanche  %  connu  pour  son 
excellent  traité  des  Institutions  convenancières,  et  qui  venait  de  lancer  le 
prospectus  d'un  «  savant  et  très  intéressant  ouvrage  hur  Les  Armoricains 
anciens  et  modernes  »,  — auquel  Corret  s*empressa  d'envoyer  sa  souscrip- 
tion, et  qui  B^a  jamais  paru.  Cependant  Baudouin  en  avait  composé 
beaucoup  de  chapitres,  dont  le  manuscrit  autographe  est  conservé,  avec 
le  prospectus  de  l'ouvrage,  par  notre  excellent  ami,  M.  Uuon  de  Penans^ 
ter,  sénateur  des  Gôles-du-Nord. 

1.  Snr  Kaudouio  ëe  Maison- Blanche  voir  la  biographie  6 reionn«,  et  nne  excellente 
notice  de  M.  Kerviler,  publiée,  il  y  a  peu  de  temps,  dans  la  Bévue  historique  de  POuest 
imprimée  à  Nantes. 


«    -  - 


s 


100  LETTRES  INÉDITES  DE  LA  TOUR  D^AUVERGNB 

La  troisième  lettre  est  la  plus  intéressante.  Le  caractère  de  La  Tour 
d'Auvergne  s'y  montre  tout  entier:  dans  la  première  phrase  éclate  sa  virile 
indépendance,  dans  la  dernière  ce  grand  et  généreux  cri  de  patriotisme  : 

c  Je  pars  pour  joindre  l'armée  du  Rhin,  pour  y  servir  comme  simple 
«  volontaire.  Le  gouvernement  vient  de  me  faire  passer  ses  ordres,  et 
ce  comme  je  ne  fus  jamais  sourd  à  la  voix  de  ma  patrie,  ne  consultant  ni 
c<  mes  infirmités  ni  mon  âge,  ma  détermination  a  été  bientôt  prise.  » 

Vingt-trois  jours  plus  tard  (le  27  juin  1800),  celui  qui  avait  écrit  ces 
lignes  était  tué  d'un  coup  de  lance  au  cœur  par  un  halan,  en  ce  lieu, 
depuis  lors  célèbre,  d'Oberhausen,  dont  un  poèie  breton  a  dit  : 

Au  sommet  désert  de  l*Ober-HauseQ 
S^élève  an  tombeon  rongé  de  lichen  : 
L'asire  des  combats  chaque  soir  y  luit. 
L'ombre  d*ua  guerrier  s'y  montre  à  minuit. 

C'est,  on  le  sait,  la  première  strophe,  traduite  en  français,  d*uoe 
pièce  de  poésie  bretonoe  devenue  fort  rare,  qui  fut  chantée  en  1841,  à 
Garhaix,  lors  de  Tinauguration  de  la  statue  de  La  Tour  d'Auvergne,  et  qui 
est  intitulée  :  Kanaouen  enn  enor  d'ann  aotrou  Malo  Korret  {egallek 
La  Tour  d'Auvergne)  savet  é  bresonek  hag  é  galteh^  gant  Th.  Hersaet 

DE  LA  VlLLEMARQUÉ. 

A.  DE  LA  B. 

I 

Ah  citoyen  Baudouin  père ^  homme  de  lettres  et  de  loi^  demeurant  à 
S^'Brieuc^  département  des  Côtes- du- Nord,  A  S^-Brieux. 

Passy,  le  15  ventôse,  an  8*  de  la  H*. 
(6  mars  1800.) 

Citoyen, 

Le  suffrage  que  vous  voulez  bien  accorder  à  mes  Origines  Gau- 
loises  m'honore  et  me  flatte  infiniment.  Je  ne  pensais  pas  que  cet 
ouvra;;e  dût  jamais  me  valoir  l'approbation  de  mes  compatriotes, 
et  encore  moins  celle  d'un  littérateur  éclairé  tel  que  vous. 
J'envoyai,  il  y  a  deux  ou  trois  ans,  60  exemplaires  à  un  libraire  de 
Morlaix  ;  on  m'a  mandé  qu'il  était  parvenu  avec  beaucoup  de  peine 
à  en  vendre  un  ou  deux.  J'écrivis  dans  le  même  temps  à  tous  les 


LETTRES  INÉDITES  DE  LA  TOUR  d'AUYERGNB  101 

libraires  des  grandes  villes  de  la  Brelagne,  pour  leur  proposer  un 
envoi  à  mes  frais  de  quelques  exemplaires  seulement;  pas  un  ne 
m'a  répondu.  Je  n'ai  pas  été  arrêté  par  ces  contradictions  un 
peu  humiliantes;  toute  l'édition  ayant  été  enlevée  par  l'étranger, 
j'en  avais  préparé  une  nouvelle  que  je  comptais  faire  imprimer  ici, 
en  y  joignant  un  second  volume,  destiné  uniquement  au  rappro- 
chement d'un  grand  nombre  de  langues  de  l'Europe  et  de  l'Asie, 
comparées  au  bas-breton,  leur  source  incontestable.  Hais  l'excès 
du  travail  après  ma  dernière  campagne  contre  les  Russes  et  les 
suites  cruelles  d'une  chute  de  cheval,  que  je  fis  il  y  a  cinq  à  six 
semaines,  m'ont  réduit  à  un  tel  état  de  langueur  et  d'anéantisse- 
ment, qu'il  m'est  aujourd'hui  impossible  de  me  livrer  à  aucun 
genre  d'occupation.  Je  me  suis  même  vu    forcé   de  remettre  à 
répondra  à  une  foule  de  lettres  amicales  qui  m'ont  été  adressées 
des  armées,  à  l'occasion  d'une  place  à  laquelle  j'avais  été  nommé 
et  que  je  me  suis  excusé  d'accepter,  celle  de  législateur.  Je  pro- 
fiterai vraisemblablement  des  premiers  beaux  jours  pour  me  rendre 
en  Bretagne,  si  mon  état  me  le  permet.  Je  sens  bien  que  l'air  natal  . 
peut  seul  désormais  contribuer  a  me  rendre  une  partie  de  ma  santé, 
entièrement  épuisée.  J'aurai  l'honneur  de  vous  voir  à   mon  pas- 
sage à  Saint-Brieuc  ;  je  m'y  arrêterai  un  jour  ou  deux  pour  profiter 
des  ressources  que  je  trouverai  dans  voire  amitié  éclairée  ;  j'y  ferai 
mes  effors,  citoyen,  pour   me  concilier  vos  bontés ,  mais  vous 
devez  être  bien  certain  que  je  n'aurai  pas  besoin  d'en  faire  pour 
les  sentir.  Salut  et  estime. 

Le  ciT«n  La  Tour  d'Auvergne  Corret, 
0/^»®'  réformé  d'infanterie^  retraité  à  Passy -sur-Seine. 

Je  ne  puis  qu'être  très  touché  de  la  manière  obligeante  avec 
laquelle  le  cil«"  Coroller  fils  vous  a  parlé  de  moi.  Souffrez  qu'il 
trouve  ici  les  assurances  de  iria  reconnaissance  et  de  mon  amitié. 
Je  me  rappelle  encore  avec  plaisir,  en  retour,  les  momens  que  nous 
avons  passés  ensemble  et  la  distinction  avec  laquelle  il  a  servi.  Je 


102  LETTRES  INEDITES  DE  LA  TOUR  Il'Air?ER6HE 

serais  aussi  bien  flatté  que  vous  veuilliez  bien  me  rappeler  au  soo* 
venir  des  cil«°*  Gourlai  frères,  s'ils  sont  à  Saint-Brieuc. 

Au  même  *. 

Passy,  le  24  floréal  an  8*  de  la  Bép*  f". 
(14  mai  1800.) 

Citoyen, 

Ha  position  est  telle  que  je  ne  puis  répondre  aux  expressions 
flatteuses  de  votre  amitié  que  pour  vous  remercier  du  souvenir  dont 
vous  voulez  bien  m'honorer,  ainsi  que  du  prospectus  qu'il  vous  a 
plu  de  m'adresser  du  savant  et  très-intéressant  ouvrage  que  vous 
vous  proposez  de  faire  paraître  sur  les  Armoricains  anciens  et 
modernes.  Tout  ce  qui  a  rapport  au  pays  qui  m*a  vu  natlre  est  trop 
cher  à  mon  cœur  pour  que  je  ne  désire  pas  faire  partie  de  vos  sous- 
cripteurs. Dans  cette  vue  je  viens  de  remettre  à  la  poste  la  somme 
de  6  livres,  dont  je  joins  ici  le  reçu.  Je  prendrai  la  liberté  de  vous 
indiquer  dans  quelques  jours  le  lieu  où  je  me  propose  de  me 
retirer,  avec  ma  prière  de  ro*y  adresser  votre  ouvrage  aussitôt  qn*ii 
aura  paru.  Je  ne«vous  fais  pas  mon  compliment  sur  la  place  de 
conseiller  de  préfecture,  à  laquelle  vous  venez  d^être  nommé  à 
Saint-Brieuc.  Il  n'est  aucune  place  que  vous  ne  méritiez,  et  il  n'en 
est  aucune  que  vous  n'honoriez. 

Votre  sincère  et  bien  aflectionné  compatriote , 

La  Tour  d'Auvergne  Corret. 

Qand  vous  verrez  le  cit«°  Gourlai  Kervésien,  je  vous  prierai  de 
vouloir  bien  me  rappeller  à  son  souvenir,  et  de  lui  témoigner  ma 
joie  sur  Tévénement  de  sa  nomination  à  la  place  de  conseiller  de 
préfecture  à  Porl-Brieuc,  et  de  vous  avoir  pour  collègue. 

1 .  L'enveloppe  portant  l'adresse  manque,  mais  nul  donte  aor  le  desUnataire, 


LBTTfffis  mÉoiTBS  DB  Là  Toim  dUuvbhoub  403 


m 


Au  citoyen  Baudouin  père,  demeurant  à  Port-Brieuc, 
déparlement  des  Cdtes-du-Nord. 

A  Port  Brieuc. 

Passy,  le  15  prairial   an  8*  de  Rép*  f". 
(4  Juin  1800.) 

Je  reçois,  mon  cher  concitoyen,  votre  lettre  en  datte  du8«,  et  j*y 
réponds  sans  perdre  un  seul  instant.  Ma  recommandation  en  Faveur 
du  jeune  Duhil  ne  serait  rien,  n'approchant  jamais  des  personnes 
en  place  et  ne  leur  ayanl  jamais  rien  demandé,  dans  la  crainte  de 
tomber  dans  leur  dépendance. 

Si  j'avais  eu  quelque  crédit  auprès  de  ceux-ci,  il  n'aurait  pu 
servir  de  long  temps  à  votre  jeune  pupille,  puisque,  d'après  les 
loix  militaires  qui  nous  régissent  aujourd'hui,  nul  n'est  éligible  A 
une  place  d'officier  sans  prouver  au  moins  trois  campagnes  dans 
une  armée  active.  Je  ne  connais  d'exemple  de  l'infraction  de  cette 
loi  que  pour  un  nouveau  corps  de  houzards  ou  de  chasseurs  à  che- 
val qui  se  lève  actuellement  à  Paris,  et  dont  l'organisation  a  été 
laissée  entièrement  par  le  gouvernement  à.  la  disposition  des 
chefs  qui  doivent  lever  et  commander  ce  corps.  Hais,  indépen- 
damment des  puissantes  protections  qu'il  faudrait  se  ménager 
auprès  d'eux,  je  sais  de  bonne  pari  qu'ils  n'accordent  aucune 
sous-lieutenance,  sans,  au  préalable,  que  les  parensn'ayent  déposé 
à  la  caisse  une  somme  équivalente  à  ce  que  peut  coûter  l'équi- 
pement complet  de  12  hommes.  Le  cit«°Bonami,  ex-député,  notre 
compatriote,  a  cependant  obtenu  par  grâce  spéciale  qu'on  n'exi- 
gerait d'un  sujet  qu'il  a  présenté  (le  fils  aîné  de  ii^^  de  Boisgelin 
Kersé  de  Goinguamp)  que  l'habillement  et  Téquipemenl  de  7 
recrues  pour  ce  nouveau  corps. 

Tels  sont  les  renseignemens  que  je  crois  devoir  vous  trans- 
mettre pour  fixer  votre  détermination  sur  l'objet  dont  vous  me 


104       LETTRES  INÉDITES  DE  LA  TOUR  D'AUYERGNE 

parlez.  Je  vous  prie  d*agréer  avec  bonlé  Texpression  de  mes  regrets 
si,  dans  la  vue  de  vous  èlre  agréable,  je  me  trouve  dans  Timpos- 
sibilité  de  vous  servir  comme  j'aurais  ambitionné  de  le  faire,  si 
la  chose  avait  été  en  mon  pouvoir. 

Je  parts  le  18  pour  joindre  Tarmée  du  Rhin,  pour  y  servir 
comme  simple  volontaire.  Le  gouvernement  vient  de  me  faire 
passer  ses  ordres,  et  comme  je  ne  fus  jamais  sourd  à  la  voix  de  ma 
patrie,  ne  consultant  ni  mes  infirmités  ni  mon  âge,  ma  détermi- 
nation a  été  bientôt  prise. 

Salut,  estime  et  amitié. 

Le  cit«>>  La  Tour  d'âutergne  Corret 

YoUmtaire  à  Varméedu  Rhin. 

Comme  vous  ne  me  parlez  pas  de  la  réception  du  prix  de  Tabon- 
nement  de  votre  ouvrage,  que  je  chargeai  ici  au  bureau  de  la  poste 
(e  24  floréal  avec  une  lettre  pour  vous^  je  crains  que  le  tout  n'ait 
été  égaré.  Je  joins  ici  la  note  du  chargement  de  la  somme  de  6  ^, 
tous  frais  payés,  el  que  vous  êtes  fondé  à  réclamer  du  directeur 
de  la  poste  de  Passy. 


L 


A  BATONS  ROMPUS 


I 


Mon  royaume  est  borné,  au  nord,  par  un  mur  recouvert  de  plâtre 
blanc  ;  à  l'est,  par  une  vieille  boiserie  en  grisaille,  sur  laquelle  se 
détache  une  porte;  au  sud,  par  un  autre  mur  blanc,  frère  du  premier  ; 
à  l'ouest,  par  Thorizon.  J'entends  ici  par  horizon  les  toits  et  le 
petit  coin  gazonné  qu^on  aperçoit  à  travers  la  porte  vitrée  qui  ouvre 
sur  la  terrasse  du  jardin.  Voilà  pour  les  frontières.  Le  territoire, 
que  j'ai  mesuré  ce  malin,  avec  une  longue  ficelle,  est  assez  étendu, 
sans  excéder  cependant  les  limites  d*un  appartement  ordinaire. 
Les  productions  du  pays  sont  nombreuses  :  on  y  cultive  toutes  les 
variétés  connues  de  papier  timbré,  dans  Tarmoire  adossée  à  la 
boiserie,  et  diverses  taxes  d'espèces  éprouvées,  sur  la  table  du 
milieu  et  sur  les  deux  bureaux  qui  se  regardent,  chacun  en  face  de 
son  mur.  La  récolte  se  fait  tous  les  jours,  de  huit  heures  à  quatre 
heures  :  elle  consiste  en  objets  plats  et  ronds,  de  tailles,  de  cou- 
leurs et  de  poids  divers,  et  en  papiers  bordés  de  vignettes  bleues, 
représentant  des  personnages  habillés  à  l'antique  avec  des  petits 
génies  entrelacés  et  des  articles  du  Code  civil  par  intervalle.  Le 
grand  tiroir  du  bureau  qui  me  fait  vis-à-vis  sert  de  grenier  à  four- 
rage pour  la  moisson.  En  ce  moment,  le  Roi  est  absent  de  son 
territoire  ;  je  l'entends  qui  taille  ses  arbres  dans  le  jardin.  Quand 
le  Roi  n'est  pas  là,  je  le  remplace  :  je  suis  son  premier  ministre 
—  un  ministre  sans  portefeuille,  qui  forme  conseil  à  lui  tout  seul, 
vu  qu'il  n^a  pas  de  collègues,  et  à  qui  l'on  ne  pose  jamais  la  ques- 
tion de  cabinet.^  Nos  sujets^  —  je  peux  dire  nos  sujets,  car  nn 


106  A  BATONS  ROMPUS 

premier  minisire  est  bien  près  d'être  Roi,  —  nos  sujets  sont  assez 
nombreux  ;  nous  en  découvrons  même,  chaque  jour,  de  nouveaux. 
Il  y  a  d'abord  les  gens  de  loi  du  pays  ;  des  notaires  de  tous  les 
modèles,  les  uns,  ventrus  et  cravatés  de  blanc,  avec  de  grosses 
chaînes  d'or  et  des  breloques  h  leurs  gilets  ;  les  autres,  jeunes, 
minces,  faisant  la  roue,  pleins  d'une  recherche  et  d'une  coquelle- 
rie  étudiées  ;  des  avoués  au  masque  de  Janus  et  à  l'air  malin  ;  le 
greffier  du  tribunal,  qui,  outre  qu'il  est  seul  de  son  espèce,  tient  à 
la  magistrature  et  n'en  est  pas  peu  fier;  des  huissiers  enfin,  sen- 
tant Teau-de  «vie  et  ressemblant  à  des  oiseaux  de  proie.  Après, 
vient  le  gros  du  public  :  les  propriélaires,  les  négociants,  les  bou- 
tiquiers, les  paysans,  les  nomades.  Le  Roi  donne  audience  à  tout  ce 
monde  avec  une  majesté  qui  fait  ma  gloire  et  rejaillit  sur  la  per- 
sonne de  son  ministre  ;  il  reçoit  les  sous  des  marchands  de  tabac 
avec  autant  de  dignité  qu'il  touche  les  rouleaux  d'or  et  les  billets 
de  banque  des  hommes  d'affaires.  Moi,  je  le  regarde  et  je  l'admire 
quand  son  chien  Clown  ne  me  donne  pas  des  distractions.  — 
Restez  tranquille,  Clown,  je  vous  défends  d'aboyer  :  je  vais  faire 
le  portrait  du  Roi  votre  mattre,  celui  de  la  princesse  Pauletle,  et 
même  le  vôtre,  si  vous  êtes  sage. 

Le  Roi  est  un  homme  de  grande  taille,  avec  une  figure  comme 
celle  de  tout  le  monde  et  une  barbe  qui  le  ferait  prendre  pour  un 
descendant  de  Charlemagne  :  au  surplus,  il  est  receveur  de  l'enre* 
gislrement  par  état  et  jardinier  par  vocation.  Encore,  jardinier  n'est- 
il  pas  le  mot  propre  ;  jardinier  me  paraît  trop  général.  H.  Augeret 
n'entend  soigner  ses  plantes  qu'un  sécateur  à  la  main,  comme  ces 
chirurgiens  qui  amputent  les  membres  au  lieu  de  les  guérir.  Après 
tout,  libre  à  lui  de  mettre  son  plaisir  où  il  veut.  Pour  que  le  Roi 
soit  content,  il  faut  qu'il  coupe,  qu'il  émonde,  qu'il  taille,  qu'il 
tranche,  qu'il  rogne  et  qu'il  retaille.  J'ai  le  cœur  ému  de  pitié  pour 
ses  pauvres  arbustes,  quand  je  les  vois  tout  laids  et  tout  grêles, 
avec  leurs  pauvres  petits  moignons  de  branches  qu'ils  semblent 
tendre  comme  autant  de  mains  suppliantes  vers  le  maître  inexo- 
rable. Hais  rien  ne  le  touche  ;  chaque  soir  il  s'endort,  croyant  avoir 


A  BATONS  R0XPU6  107 

assez  coupé;  chaque  malin  il  se  réveille  et  recommence  de  plus 
belle.  Le  bruit  sec  et  répété  de  son  sécateur  suffit  à  m'avertir  de 
sa  présence  au  jardin.  Ma  conviction  intime,  c'est  qn'il  n'achète 
des  plantes  chez  Thorticultenr  que  pour  avoir  ensuite  le  plaisir  de 
les  rogner.  Je  crois  que  son  idéal  est  un  tuteur  ou  un  échalas  :  à 
ce  compte- là,  que  ne  plante-t-il  des  brins  de  fagots  dans  ses  plates- 
bandes  7  L^efTet  serait  le  même  au  point  de  vue  de  Tornement,  et 
mieux  vaudrait  s'acharner  après  du  bois  mort  qu'après  des  rejetons 
pleins  de  sève  et  de  vie. 

Depuis  surtout  que  M"^^  Augeret,  avec  sa  Aile  Paulette,  a  quilté 
la  ville  pour  aller  passer  les  vacances  dans  sa  famille,  la  manie 
favorite  du  Roi  semble  avoir  dégénéré  en  folie  furieuse.  Il  se  lève, 
le  matin,  deux  heures  plulôl  que  d'habitude  et  commence  à  jardi- 
ner de  la  façon  que  vous  savez.  L'autre  jour,  le  sécateur  s'est  tu 
pendant  un  inslant  -,  je  me  demandais  à  quelle  cause  attribuer  ce 
silence,  quand  j'ai  aperçu  la  figure  radieuse  de  M.  Augeret  h  trar 
vers  la  por(e  vitrée  de  la  terrasse  : 

—  Venez,  m'a-t-il  crié  d'une  voix  de  triomphateur,  venez  voir 
mon  travail  d'aujourd'hui  ! 

Je  Tai  suivi  et  il  m'a  promené  pendant  un  quart  d'heure  au 
milieu  de  ses  piquets.  A  la  fin,  j'ai  hasardé  timidement  une  obser- 
vation et  j'ai  parlé  des  fleurs  qui  égaient  les  parterres  et  qu'on  ne 
coupe  pas,  si  ce  n'est  pour  en  faire  des  bouquets.  Le  Roi  m'a  fou- 
droyé du  regard. 

—  Des  fleurs  !  a-t-il  dit  avec  un  accent  dédaigneux. 
Puis  il  a  ajouté  en  faisant  claquer  son  sécateur  à  vide  : 

—  La  taille  des  arbres,  Monsieur,  la  taille,  tout  est  là. 

Je  suis  parti  sans  attendre  le  reste,  entraînant  Clown  dans  ma 
déroute. 

Clown  est  ma  ressource  dans  les  cas  extrêmes^  Je  le  regarde, 
quand  je  ne  sais  plus  où  mettre  mes  yeux,  et  lui  fixe  les  siens  sur 
moi  avec  un  air  de  compatissance  qui  me  remue  profondément  le 
cœur.  Nous  avons  ensemble  de  longues  conversations.  Ses  yeux 
brillants  et  pleins  d'expression  ;  sa  queue  qui  tour  à  tour  frétille. 


108  A  BATONS  ROMPUS 

joyeuse,  ou  se  ramasse  piteusement  entre  ses  jambes  ;  ses  aboie- 
ments qui  marquent  la  joie  ou  la  colère  ;  le  grondement,  signe  de 
la  défiance  ;  enfin  leç  mouvements  vifs,  ondulés  et  gracieux  de  son 
petit  corps  :  tout  parle  en  lui,  —  sauf  la  langue.  Est-ce  parce  que 
je  lui  sers  d'interprète  que  je  me  flatte  de  posséder  le  meilleur  de 
ses  affections?  Peut-être.  J'ai  pénétré  son  cœur,  il  m'a  fait  des 
confidences.  Ainsi,  chose  terrible  I  Clown,  si  heureux  en  apparence, 
a,  comme  nous  tous,  sa  plaie  secrète  :  une  ombre  obscurcit  sa 
vie,  son  sommeil  est  hanté  par  des  fantômes  contre  lesquels  11 
aboie  dans  ses  rêves.  Pensez-y  donc,  Clown  était  né  pour  terrer 
des  renards  ou  des  blaireaux,  et  Clown  n'a  jamais  rien  terré,  pas 
même  un  chat  !  Clown  a  manqué  sa  vocation.  Non  pas  qu'il  appar- 
tienne à  la  race  de  ces  affreux  bulls  anglais,  h  la  tête  de  vipère, 
aux  crocs  saillants,  à  l'air  hargneux,  à  la  queue  coupée,  aux  oreilles 
pointues,  qui  en  veulent  sans  cesse  aux  mollets  des  gens  paisibles 
et  qui  passent  leur  vie  à  se  battre  comme  des  portefaix.  Non,  Clown 
est  un  beau  petit  terreur,  blanc  et  jaune,  un  peu  bas  sur  pattes, 
toujours  gai,  bon  enfant  et  d'humeur  accommodante.  Il  a  des  dents, 
je  le  sais,  ^  le  ciel  en  préserve  le  bas  de  mes  pantalons  pour 
lequel  ce  charmant  animal  semble  avoir  un  faible  !  —  Hais 
quand  on  a  des  dents  c'est  pour  s'en  servir,  après  tout,  et  je  n'ai 
pas  le  cœur  de  le  gronder  quand  il  transforme  mon  linge  en  char- 
pie. Ce  n'est  pas  avec  M.  Augeret  que  Clown  prendrait  des  libertés 
semblables.  H.  Augeret  n'a  qu'à  lui  montrer  son  sécateur,  et  Clown 
s'enfuit,  tremblant  d'instinct  pour  sa  queue  et  ses  oreilles.  —  N'aie 
pas  peur.  Clown,  je  suis  là  pour  te  proléger  ;  et,  du  reste,  on  sait 
bien  que  Paulette  jetterait  les  hauts  cris  s'il  manquait  quelque 
chose  à  son  chien. 

Réjouis-toi  plutôt,  Paulette  et  sa  mère  reviennent  demain  ;  les 
vacances  sont  finies  et  les  pigeons  rentrent  au  colombier.  Chacun 
ici  se  prépare,  à  sa  manière,  à  fêter  le  retour  des  voyageurs. 
H.  Augeret  a  ratissé  son  jardin.  Clown  fait  maintenant  le  mort  à 
ravir  ;  quant  à  moi,  je  tiens  en  réserve,  au  fond  d'une  boîte  rem- 
plie de  sable,  des  fourmis-lions  que  j'apprivoise  depuis  deux  mois, 


A  BATONS  ROMPUS  109 

en  vue  du  grand  jour.  —  Ah  !  Pauletle,  si  lu  savais  comme  on  t'aime, 
tu  ne  quitterais  jamais  la  maison  I  Chez  moi,  d'abord,  il  y  a  plus  que 
de  Taffection  pour  elle  ;  il  y  a  de  la  reconnaissance.  Il  faut  vous 
dire  que  je  suis  resté  orphelin  de  bonne  heure,  et  que  mon  tuteur 
—  un  vieux  garçon  fort  égoïste  —  pour  se  débarrasser  de  moi  dès 
ma  sortie  du  collège,  m^a  fourré  dans  une  adminislration  et  m'a  fait 
nommer  surnuméraire  à  deux  cents  lieues  de  chez  lui.  Dieu  bénisse 
le  brave  homme  !  Ce  n*est  pas  lui  que  je  regrette;  mais  quand,  à 
dix- neuf  ans,  on  quitte  ses  camarades,  —  le  pensionnat  est  presque 
une  famille  pour  ceux  qui  n'en  ont  pas  —  et  qu'on  est  lancé,  seul, 
à  travers  le  vaste  monde,  le  courage  tombe  vite,  et  l'abattement, 
qui  vient,  est  un  mauvais  conseiller.  Moi  surtout,  qui  suis  peu  hardi 
de  ma  nature,  j'ai  senti,  plus  que  d'autres  peut-être,  l'isolement 
et  le  manque  d'affection,  mais  Pauletle  a  fait  fuir  ma  tristesse,  comme 
le  soleil  du  malin  chasse  le  brouillard  de  la  nuit.  Aussi,  je  ne  chan- 
gerais pas  ma  chaîne  pour  beaucoup,  et  j'aime  Pauletle  comme  je 
n'ai  jamais  aimé  personne. 


II 


J'ai,  sur  les  enfants,  une  théorie  à  moi,  qui  me  ferait  lapider  par 
les  mères^  si  j'avais  le  front  de  Texprimer.  Je  ne  les  admets  guère 
que  passé  quatre  ans.  Jusqu'à  deux  ans  d'abord,  tous  se  ressem- 
blent: ce  sont  de  petits  animaux  rouges,  sales,  grognons  et  maus- 
sades, donl  les  efforts  pour  vivre  mellenl  sur  les  dents  leur  entou- 
rage et  qui  ne  sont  beaux  qu'aux  yeux  de  ceux  qui  les  ont  faits. 
Autant  de  mots,  aulant  d'hérésies  !  Je  continue.  De  deux  à  trois 
ans,  l'enfant  se  transforme,  les  traits  se  dessinent,  l'animal  fait 
place  à  l'homme:  aux  vagissements  plaintifs  des  premiers  jours  et 
aux  hurlements  sauvages  qui  les  ont  suivis  quand  la  force  est  venue, 
succèdent  des  bégaiements  coiufus  el  inarticulés  dans  lesquels  les 
mères,  par  grâce  spéciale,  découvrent  des  discours  admirables. 
Vers  trois  ans  les  profanes  eux-mêmes  commencent  à  y  démêler 
quelque  chose.  De  trois  à  quatre  ans,  les  progrès  s'accentuent, 


ÎIÔ  A  DATONS  BOMPUS 

rintelligence  natt,  à  mesure  que  la  parole  s'affermit.  A  quatre  ans, 
la  métamorphose  est  complète.  La  sensation  domine  encore, 
mais  le  sentiment  s*y  joint;  Tesprit  s'éveille  et  demande  â  être 
formé  :  Tenfant  devient  un  être  adorable.  A  six  ans,  c'est  un  dieu, 
— -  ou  un  monstre.  Quelle  singulière  petite  machine  que  la  sienne 
et  comment  avec  de  si  faibles  leviers  peut-il  soulever  des  poids 
aussi  lourds!  Voilà  un  être  fragile  qui  n'a  pour  lui  que  son  inno- 
cence el  sa  grâce  :  il  rit  à  la  vie  qu'il  ne  connaît  pas  et  vous  riez 
avec  lui  ;  il  sent  vivement  et  pour  peu  de  temps,  mais  ses  premiers 
sentiments  sont  empreints  d'une  fraîcheur  qui  rappelle  ces  perles 
humides  de  rosée,  brillant  au  milieu  des  fleurs  à  peine  entrou- 
vertes. Il  faut  que  les  fronts  se  dérident  et  que  les  soucis  s'envolent, 
Tenfant  est  là  qui  l'ordonne.  Petits  tyrans  !  tyrans  charmants,  qui 
cassez  la  tête  avec  vos  questions  toujours  les  mêmes,  frappez  Tes- 
prit  par  votre  terrible  logique  et  bercez  l'oreille  de  vos  doux 
gazouillements  !  —  Tout  cela  pour  dire  que  Paulelte  a  six  ans. 
Comment  se  fait-il  que  tout  le  monde  n'ait  pas  six  ans  ?  Ah  !  si 
Ton  pouvait  jamais  n'avoir  que  six  ans  ! 

m 

Elle  est  arrivée  hier  dans  la  soirée.  Ce  malin,  j*élais  au  bureau 
â  huit  heures  précises,  et  quand  H.  Augeret  a  ouvert  la  porte,  je 
me  suis  précipité  vers  lui,  pour  avoir  des  nouvelles  de  sa  femme 
et  de  sa  fille.  Il  semblait  heureux  lui-même  ;  — je  m'aperçois  que 
le  culte  du  sécateur  n'a  pas  tout  détruit  chez  cet  homme.  Comme 
il  était  en  train  de  me  répondre,  j'ai  entendu  dans  l'escalier  toute 
une  dégringolade,  on  eût  dit  qu'un  ouragan  balayait  les  marches. 
Une  impatiente  petite  main  fait  jouer  la  serrure  :  j'aperçois  confu- 
sément des  cheveux  blonds  ébouriffés,  de  grands  yeux  bleus  qui  me 
dévorent,  un  nez  retroussé,  une  bouche  mutine,  un  teint  nacré, 
bref,  un  démon  qui  me  prend  d'assaut  avant  que  j'aie  pu  taire  un 
mouvement. 

— •  Bonjour,  Charles  ! 


A  DATONS  ROMPUS  111 

—  Bonjour,  Paulelle  ! 

Et  la  voilà  dans  mes  bras.  M.  Âugeret  grogne. 
.   .—  Et  moi  ?  dit-il  d'un  ton  jaloux. 

Au  diable  l'égoïste  !  Elle  l'embrasse  à  son  tour,  en  lui  faisant 
observer  qu'il  a  eu  sa  part  de  baisers  hier  au  soir,  tandis  que  moi, 
on  ne  m'a  pas  vu  depuis  deux  longs  mois.  Là-dessus,  nous  nous 
réfugions  dans  un  coin  :  Paulette  s'asseoit  sur  mes  genoux  et  nous 
commençons  à  bavarder.  Dieu  1  que  de  choses  on  peut  se  dire  en 
deux  heures  !  Elle  me  raconte  ses  vacances  presque  jour  par  jour  ; 
et  moi,  je  lui  explique  comment  ma  vie  s'est  écoulée  bien  triste, 
pendant  son  absence.  Quand  elle  a  fini,  j'appelle  Clown  pour  faire 
admirer  la  docilité  de  mon  élève.  Peine  perdue  !  Clown  est  comme 
fou  ce  malin,  il  ne  cesse  de  sauter  et  de  gambader  autour  de  sa 
roatlresse,  pour  lui  témoigner  sa  joie  de  la  revoir.  J'ai  beau  le  me- 
nacer du  gesle^  il  ne  me  regarde  même  pas  et  ne  veut  plus  en- 
tendre parler  de  faire  le  mort.  Je  me  rabats  sur  mes  fourmis- 
lions  :  déception  nouvelle  !  Aussi,  quelle  idéeai-je  eue  de  ramasser 
de  vilains  insectes  pour  une  petite  fille  de  six  ans.  H.  Âugeret 
m'avait  déjà  déclaré,  lors  de  ma  première  trouvaille  de  ce  genre, 
que  je  n'avais  découvert  rien  de  bien  rare,  qu'il  y  avait  une  foule 
de  bêles  comme  celles*là  dans  le  vieux  mur  du  fond  du  jardin,  et 
qu'elles  lui  dévoraient  tous  ses  fraisiers.  L'ignorant,  qui  confond 
mes  féroces  et  ingénieux  insectes  avec  de  vils  mangeurs  de 
feuilles  !  Enûn,  Paulette  ne  les  a  même  pas  regardés.  J'ai  mis  de 
côté,  en  soupirant,  la  boite  qui  sert  de  logis  à  mes  élèves,  et  pour 
essayer  de  reconquérir  mon  prestige,  j'ai  commencé  à  raconter  des 
histoires  à  ma  petite  amie.  J'en  étais  à  celle  d'un  gresset,  d'un 
amour  de  grenouille  verte  avec  une  belle  livrée  d'émeraude,  une 
voix  perçante  et  des  yeux  bordés  de  cercles  d'or,  quand  Paulette 
a  tourné  la  tête  du  côté  de  la  porte  vitrée.  Il  était  bien  joli  pour- 
tant, mon  gresset,  et  il  avait  passé,  le  jour  où  je  l'avais  pris,  par 
une  série  d'aventures  telles  que  jamais  gresset  n'a  eu  sans  doute 
une  existence  aussi  romanesque.  Tout  à  coup,  Paulette  m'interrom- 
pit d'un  geste  qui  voulait  dire  : 


\ 


"•"^ÇT""' 


/ 


112  A  BATONS  ROMPUS 

—  Ecoutez. 

J'entendis,  en  effet,  vaguement  quelque  chose  qui  ressemblait  au 
cri  rauque  d'un  canard.  Paulette  avait  aussitôt  quitté  mes  genoux, 
et,  me  prenant  la  main  : 

—  Avez  vous  vu  Armand  ?  Allons  voir  Armand  !  cria-t-elle. 
Je  la  regardai  d'un  air  stupéfait. 

—  Eh  oui  !  continua-t-elle  sans  faire  cas  de  mon  étonnement, 
Armand...,  c'est  mon  canard.  N'est-ce  pas  un  joli  nom  qu^Arraand  ? 

La  peste  soit  des  petites  filles  pour  avoir  de  ces  idées  baroques  ! 
Peut-être  ma  mauvaise  humeur  tenait-elle  à  ce  que  mon 
amour-propre  de  conteur  venait  d'être  froissé.  Quoi  qu'il  en  fût  Je 
suivis  Paulette  à  contre-cœur,  et  je  m'apprêtai  à  n'affronter  la  vue 
d'Armand,  puisque  le  canard  portait  ce  nom  ridicule,  qu'avec  une 
indifférence  mêlée  de  mépris.  -^  Un  instant  après,  il  faut  l'avouer, 
toutes  mes  préventions  étaient  à  vau-l'eau. 

Savez- vous  ce  que  c'est  qu'un  canard?  J'entends  bien,  vous  allez 
me  dire,  comme  le  premier  passant,  que  c'est  un  animal  disgra- 
cieux, à  la  démarche  de  déhanché,  au  cri  monotone  et  désagréable, 
aux  goûts  grossiers,  à  l'air  bêle.  Halle*là  !  je  vous  arrête,  les  pas- 
sants se  trompent  et  vous  aussi.  Je  voudrais  bien  savoir,  critique 
à  courte  vue,  si  vous  avez  l'air  élégant  dans  l'eau  et  si  les  canards 
qui  vous  verraient  vous  y  débattre  auraient  vite  fait  des  gorges 
chaudes  de  votre  mine  piteuse  et  mouillée.  Vous  vous  moquez  de 
leur  voix.  Eh  Psans  doute,  ils  ne  parlent  pas  la  même  langue  que 
vous  ;  mais  c'est  juslemetU  merveille  qu'avec  si  peu  de  moyens, 
ils  puissent  rendre  des  sentiments  si  divers.  Est-ce  que  leur  cri  est^ 
le  même  quand  ils  font  l'amour,  quand  ils  se  défient,  quand  ils 
sont  effrayés,  quand  ils  sentent,  prophètes  infaillibles,  la  pluie  qui 
va  tomber?  Des  goûts  grossiers  I  M'aimez-vous  pas  le  gibier  faisandé, 
et  l'intérieur  d'une  bécasse  ne  passc-t-il  pas  pour  un  mets  déli- 
cieux ?  Enfin,  on  prétend  que  les  canards  ont  Tair  bête.  Les  chas- 
seurs, qui  les  connaissent,  vous  diraient  que  ce  sont  les  plus  mé- 
fiants des  oiseaux. 

Je  ne  sais  si  toutes  ces  réflexions  me  vinrent  à  l'esprit,  quand 


A  BÂTONS  ROMPUS  113 

Paulette  me  présenla,  pour  la  première  fois,  Armand.  A  dire  le 
vrai,  je  crois  que  non  ;  c'est  dans  le  commerce  répélé  de  cet  intel- 
ligent  volatile,  que  je  les  ai  puisées  Tune  après  l'autre.  Armand  ne 
laissa  pas  cependant  de  produire  sur  moi,  dès  Tabord,  une  impres- 
sion indéCnissable.Non  qu'il  fût  revêtu, commeles  mâles  des  canards 
sauvages,  d'une  parure  éblouissante  ;  c'était  un  canard  de  basse- 
cour,  au  bec  déteint,  au  plumage  terne,  un  peu  trop  fort  d'encolure 
pour  une  proportion  parfaite.  Hais  quand  j'arrivai,  il  me  regarda^ 
en  tournant  la  tèle  de  côté,  —  tout  le  monde  sait  qu'un  canard  ne 
voit  pas  ce  qui  lui  fait  face,  —  il  me  regarda  d'un  œil  si  grand,  si 
noir,  si  profond,  si  brillant,  que  toutes  mes  idées  préconçues  en 
furent  chassées  pour  ne  plus  revenir.  Ce  canard  avait  l'œil  d'un 
sage  et  d'un  philosophe.  Pour  un  peu  plus,  il  m'aurait  converti  à  la 
métempsycose,  et  j'aurais  cru  découvrir  en  lui,  par  suite  d'une 
transmigration  mystérieuse,  Timage  d'un  Socrate  ou  d'un  Platon. 

—  Gouin  !  fit  Armand  en  battant  des  ailes. 

—  L'entendez-vous  ?  cria  Paulette  d'un  ton  triomphant.  Il  dit 
qu'il  vous  trouve  à  son  goût. 

Je  me  sentais  en  moi-même  fort  honoré  de  cette  appréciation, 
bien  que  ne  l'ayant  pas  saisie  avec  la  même  promptitude  que  Pau- 
lette :  celle-ci,  d'ailleurs,  connaissait  Armand  depuis  plus  long- 
temps que  moi.  Nous  allâmes  incontinent  chercher  du  grain  à  la 
basse-cour^  et  le  canard  fit  ce  matin  ^là  en  mon  honneur,  ainsi  que 
l'observa  ma  petite  amie,  un  festin  des  plus  délicats. 

Je  n'étais  pas  au  bout  des  présentations.  En  remontant  au  bu- 
reau, j'aperçus  un  vieux  monsieur,  la  tête  couverte  d'un  bonnet  de 
soie  noire,  comme  on  en  portait  autrefois.  Il  était  assis  à  côté  de 
H.  Augeret,  avec  lequel  il  causait  familièrement.  Tous  deux  offraient 
au  physique  un  contraste  singulier  :  M.  Augeret,  grande  large 
d'épauleSi  bien  pris  de  corps,  l'air  franc  et  bon,  malgré  une  pointe 
de  sécateur  sortant  de  la  poche  de  son  paletot  ;  l'autre,  petit,  rata- 
tiné et  ridé  comme  une  vieille  pomme  de  reinette,  enfoui  dans  des 
vêtements  trop  larges  pour  sa  personne  exiguë.  Il  avait  une  voix 
perçaqte  et  louchait  d'une  façon  abominable,  en  me  transperçant 

TOME  LX  (X  DE  LA  6«  SÉRIE).  8 


\ 


m  '         Â  JBATONS  ROMPUS 

de  ses  yeux  de  vrille,  les  lunelles  relevées  et  collées  à  son  fronl  : 
avec  ceia^  ne  pouvant  tenir  en  place  et  accompagnant  chacun  de 
ses  mots  de  gestes  d*une  vivacité  incroyable.  J*appris  plus  tard 
qu^il  se  nommait  Savinien  Noirot,  que  H™«  Âugeret  était  sa  nièce, 
et  qu'il  avait  été  proresseur  de  rhétorique  dans  un  collège.  On  me 
nomma  quand  j'entrai  :  il  me  salua  d*un  signe  de  tète,  sans  cesser 
de  causer  avec  H.  Augeret  ;  puis  ils  sortirent,  emmenant  Paulette, 
et  je  restai  seul  à  songer  aux  nouveaux  venus. 


IV 


C*est  un  drôle  d'homme  que  le  père  Noirot  !  Je  crois,  Dieu  me 
pardonne  !  qu'il  a  entrepris  de  me  faire  recommencer  ma  rhéto- 
rique !  Il  prétend  qn'on  ne  sent  réellement  les  beautés  classiques 
que  quand  on  a  Oni  ses  classes  et  qu'on  se  remet  librement  à 
l'étude  des  auteurs  anciens.  Là-dessus,  il  se  répand  en  tirades  à 
perdre  haleine  et  commence,  à  déclamer  des  centaines  de  vers 
grecs  ou  latins,  entrecoupés  d'exclamations  admiratives.  S*il  trouve 
que  mon  enthousiasme  n'alleint  pas  au  niveau  du  sien,  il  frappe 
de  grands  coups  de  poing  sur  la  table  ou  s'interrompt  brusque- 
ment, et  je  l'entends  qui  m  armure  entre  ses  dents  : 

—  Béotien  ! 

Hier,  il  a  passé  plus  d'une  heure  à  commenter  un  demi-vers  de 
Virgile: 

Arma  virumque  cano... 

# 

Non,  quand  on  n'a  pas  connu  M.  Noirot,  il  est  impossible  de  se 
figurer  exactement  tout  ce  qu'il  y  a  dans  ces  trois  mots.  M.  Noirot 
y  voit  toute  ïEnéidey  y  compris  l'épisode  de  Nisus  et  d'Ëuryale  et 
tes  lutteurs  du  quatrième  chant.  Malgré  ses  lunettes,  je  ne  puis,  en 
pareil  cas,  faire  moins  que  de  le  comparer  au  divin  Galchas,  ce 
qui  ne  manquerait  pas  sans  doute,  si  je  lui  faisais  part  de  mon 
idée,  de  flatter  singulièrement  son  amour-propre. 

Heureusement,  Paulette  est  !à,  qui  a  ses  licences  et  assez  d*au- 


A  BATONS  BOMPUS  115 

dace  pour  m'arracher  aux  griffes  de  son  oncle.  Cette  petite  fille  a 
trouvé  le  secret  de  le  mener,  comme  elle  le  fait  de  tout  le  monde, 
par  le  bout  du  nez.  Il  a  fallu  d'abord  que  M.  Noirot  fit  la  connais- 
sance d^Arroand. 

—  Quid  !  a  dit  dédaigneusement  le  professeur,  quand  on  le  lui 
a  présenté  :  est-ce  là  un  nom  de  canard  ? 

A  propos,  Paulette  m'a  expliqué  pourquoi  elle  avait  appelé  le 
canard  Armand.  Elle  m'avait  fait  écrire  par  sa  mère,  pendant  les 
vacances,  pour  me  demander  quels  étaient,  à  mon  goût,  les  plus 
jolis  noms  imaginables.  Je  lui  en  adressai  des  quantités,  croyant 
qu'il  s'agissait  d'un  poupard  à  baptiser  et  non  d'un  animal  : 
Georges,  Henri,  Charles,  Jules,  Guy,  René,  Armand,  etc.  Armand 
avait  plu  à  Paulette  ;  et  voilà  comment  je  me  suis  trouvé,  sans  le 
savoir,  le  parrain  d'un  canard. 

Donc,  chaque  malin,  Paulette,  M.  Noirot  et  moi,  nous  allons  en 
procession  assister  au  petit  lever  d'Armand  et  lui  apporter  son 
premier  déjeûner.  Ce  canard  philosophe  semble  destiné  à  mourir 
d'indigestion.  En  attendant,  Armand  donne  de  jour  en  jour  des 
preuves  d'une  intelligence  vraiment  remarquable  :  il  nous  connaît 
parfaitement  tous  trois,  et,  du  plus  loin  qu'il  nous  aperçoit,  salue 
notre  arrivée  par  une  fanfare  retentissante.  Il  nous  suit  dans  le 
jardin  ;  il  arrive  à  l'appel  de  son  nom  ;  il  a,  pour  annoncer  les 
étrangers,  un  cri  perçant  à  rendre  jaloux  un  chien  de  garde. 
Telles,  dit  M.  Noirot,  les  oies  du  Capitoie  sauvèrent  Rome  aux 
temps  antiques  !  Paulette  s'attache  à  son  canard,  et  je  crois  qu'elle 
fera  une  maladie  quand  il  mourra;  elle  lui  a  acheté  un  compagnon, 
—  pour  lui  servir  de  domestique,  —  car  on  ne  trouverait  pas  tous 
les  jours  un  second  Armand.  Moi,  j'hésite  entre  lui  et  mes  fourmis^ 
liions.  Quant  au  professeur,  il  est  encore  plus  en  admiration  devant 
Armand  que  Paulette.  Qnand  Tare  est  trop  tendu,  il  se  brise  ou 
perd  tout  ressort  ;  d'ailleurs,  saint  Jean  TËvangéliste  ne  se  délas- 
sait-il pas  de  ses  travaux  apostoliques  en  jouant  avec  une  perdrix, 
et  Mérimée  lui-même,  l'homme  correct  par  excellence,  n*appréciait« 
il  point  les  ébats  de  son  chat  Matifas  ?   Le  professeur  détend  son 


116  A  BÂTONS  ROMPUS 

arc  en  compagnie  d*Ârmand  :  i!  le  prend  pour  confident,  il  lui 
fait  un  cours  de  rhétorique,  et  vous  n'avez  jamais  rien  vu  de  sem- 
blable au  spectacle  que  donne  M.  Noirot,  se  promenant  dans  le 
jardin  comme  les  péripatéticiens  sous  le  portique  d'Académus  et 
récitant  VEnéide  au  canard. 

Clown  est  devenu  jaloux  d'Armand  à  faire  frémir  :  j'imagine,  à 
voir  la  façon  dont  il  le  regarde^  qu'il  doit  machiner  contre  soa 
rival  quelque  plan  diabolique.  Avoir  élè  si  longtemps  le  favori  de 
la  maison  pour  se  voir  sans  motif  réléguer  au  second  rang,  c'est 
dur  !  et  la  philosophie  seule  peut  aider  à  supporter  de  pareils 
coups.  Or  il  n'a  jamais  été  grand  philosophe,  si  ce  n'est  peut-être 
de  la  secte  d'Epicure.  Je  le'console  de  mon  mieux,  mais  en  vain  : 
c'est  l'amour  de  Paulelte  qu'il  veut,  et  le  cœur  de  Paulette  est 
ailleurs. 

Encore,  si  Tinfortuné  avait  la  lillérature  pour  lui  venir  à  l'aide  I 
Ah  !  la  littérature,  —  les  belles*  lettres  !  comme  dit  le  professeur... 
Figurez-vous  que  cet  olibrius  s'est  mis  en  tête  de  faire  revivre  au- 
jourd'hui la  fameuse  querelle  des  beaux  esprits  du  siècle  de 
Louis  XIY  sur  les  mérites  comparés  des  anciens  et  des  modernes. 
M.  Noirot  tient  pour  les  anciens  avec  M.^^  Dacier.  Pourtant  il  est 
un  moderne  —  un  moderne  d'il  y  a  deux  cents  ans,  —  qu'il  met 
au-dessus  de  tous  les  autres  :  c'est  Pascal.  Il  ne  tarit  pas  quand  il 
parle  des  Provinciales,  de  Nicole  et  du  grand  Arnaud  ;  je  le  soup- 
çonne même  véhémentement  de  mêler  à  son  culte  pour  la  mère 
Angélique  un  peu  de  ce  sentiment  qui  faisait  dire  de  Victor  Cousin 
qu'il  était  l'amant  de  tl^^  de  Longueville.  J'ai  insinué,  avec  toute 
la  délicatesse  possible,  celte  pensée  à  M.  Noirot,  lequel  en  a  rougi 
jusqu'aux  oreilles.  A  ce  moment,  on  a  frappé  à  ta  porte  du  bureau. 
Le  professeur,  éprouvant  le  besoin  de  faire  diversion,  s'est  préci- 
pité vers  l'homme  qui  entrait. 

—  Eles-vous  janséniste  ?  s'est  écrié  W.  Noirot  d'une  voix  per- 
çante. 

—  Non,  m'sieu,  a  répondu  l'autre,  complètement  ahuri,  en  tirant 
un  papier  de  dessous  sa  blouse,  je  suis-t-hériticr  ! 


A  BATONS  ROMPUS  111 

Je  ne  sais  comment  ce  Béotien  a  pu  supporter  le  regard  fou- 
droyant que  lui.  a  lancé  H.  Noirot. 


Nous  voilà  au  dix-neuf  octobre,  jour  de  la  fête  du  professeur. 
On  la  lui  a  souhaitée  suivant  toutes  les  règles  ;  et  M.  Noirol,  qui, 
comme  les  vieilles  gens,  tient  quelque  peu  à  l'étiquette,  a  dû  se 
sentir  dans  son  for  intérieur  flatté  et  touché  à  la  fois  des  attentions 
dont  on  Ta  entouré,  à  celte  occasion.  Le  matin,  tout  le  monde  Ta 
embrassé,  et  Pauletle,  tenant  à  la  main  un  énorme  bouquet,  lui  a 
récité  solennellement  un  compliment  en  vers  français  dans  le  style 
du  XIX^  siècle,  s'il  vous  plaît  I  et  de  la  façon  de  votre  très  humble 
serviteur.  Grand  succès  pour  l'auteur  et  pour  l'interprète  !  H.  Noirot 
nous  a  remerciés  dans  un  petit  discours  fort  bien  tourné,  ma  foi, 
mais  qui  avait  été  évidemment  préparé  de  longue  date,  car  il  était 
divisé  en  trois  parties  et  n'a  pas  duré  moins  de  dix  minutes.  C'était 
cela  sans  doute  et  non  V Enéide  que  le  professeur  débitait  au  canard 
dans  le  jardin  ! 

Lesoir,festindonnéparH.etM[°^<)Augeret,  toujours  en  l'honneur  de 
leur  oncle.  Tous  les  notables  de  la  ville,  y  compris  le  proviseur  du 
lycée,  avaient  été  invités.  Au  centre  de  la  table  était  un  grand  nou- 
gat, surmonté  d'un  saint  Savinien  en  sucre  filé,  d'un  effet  superbe. 
M.  Noirot  avait  remplacé  son  bonnet  de  soie  noire  par  une  calotte  de 
velours  de  même  couleur  ;  il  était  en  habit,  avec  une  chemise 
brodée,  un  gilet  coupé  en  cœur  et  des  lunettes  d'or.  Paulelte  ei 
moi,  nous  nous  trouvions  placés  l'un  près  de  Taulre  et  nous  avons 
bien  ri  de  toutes  les  drôleries  qu'on  a  dites  pendant  le  repas.  Le 
dessert,  surtout  au  moment  des  toasts,  a  été  réussi.  Chacun  a  porté 
le  sien,  nous  deux  comme  les  autres  ;  mais  le  plus  remarqué  a  été 
sans  contredit  celui  du  professeur.  Il  a  bu,  comme  un  païen,  au  vin 
et  à  la  fraternité  du  verre.  On  a  beaucoup  applaudi,  et  le  proviseur 
a  demandé  à  M.  Noirot  de  vouloir  bien  lui  remettre,  le  lendemain, 
la  copie  du  susdit  toast  pour  le  montrer  à  ses  écoliers,  comme 


iiff  A  BATOHS  ROMPUS 

modèle  de  composition  dans  le  genre  bachique.  Bref,  Timpression 
la  plus  nette  que  j'ai  conservée  de  ce  dîner,  outre  une  vague  idée 
d'un  potage  à  la  bisque,  d'un  canard  aux  olives  dont  la  délicatesse 
de  chair  sembla  particulièrement  exqaise,  d'une  diode  truffée  et  du 
fameux  nougat  avec  sa  statue,  c'est  le  souvenir  du  professeur  et  de 
la  belle  figure  qu'il  y  fit.  Nous  étions  tous  heureux  et  gais,  ce  soir- 
lâ,  ne  prévoyant  guère  les  tristesses  du  lendemain....  Est-il  donc 
vrai,  comme  le  disent  les  sages,  que  rien,  dans  rencbalneroent 
des  choses  humaines,  ne  soit  si  près  de  la  joie  que  le  malheur  ? 

N'allez  pas  croire,  pourtant,  que  j'aie  à  vous  annoncer  la  mort  de 
H.  Noiroty  celle  de  Paulette  ou  la  mienne.  Le  coup,  grâce  à  Dieu, 
ne  porta  pas  si  haut.  Je  vais,  du  reste,  raconter  l'événement  tel 
qu'il  arriva. 

C'était  le  lendemain  de  la  Saint-Savinien.  On  s'était  levé  tard, 
à  cause  du  dtner  de  la  veille;  il  était  neuf  heures  sonnées  quand  je 
frappai  à  la  porte  do  bureau. 

Paulette  y  était  déjà  qui  m'attendait. 

—  Et  Armand^  me  dit-elle  d'un  ton  de  reproche,  vous  l'avez  oublié, 
vilain  égoïste  !  Moi,  je  me  suis  souvenue  de  lui.  Voyez  plutôt  (et 
elle  me  montrait  ses  mains  pleines  de  reliefs  du  dessert  et  de  frian- 
dises de  toute  sorte).  Allons  lui  porter  à  déjeûner,  son  heure  est 
passée. 

H.  Noirot  vint  nous  renforcer  sur  ces  entrefaites;  il  goûta  fort 
notre  entreprise  et  nous  nous  mîmes  en  marche  tous  trois,  jouis- 
sant à  l'avance  de  Taccueil  que  le  canard  allait  faire  aux  provisions 
de  sa  maîtresse. 

Chose  étrange  !  Nous  approchons  du  chalet  en  miniature  qui  sert 
de  logis  à  notre  camarade  et  rien,  de  sa  part,  n'annonce  notre 
venue.  Qu'a*t-il  fait  de  ce  cri  de  triomphe  dont  il  nous  réjouit  d'ha- 
bitude Toreille,  comme  d'un  bonjour  amical  ?  Ou  plutôt,  où  est-il  ? 
Pas  dans  le  chalet,  à  coup  sûr.  Voilà  bien  l'autre  canard,  roulant 
ses  gros  yeux  avec  un  air  effaré,  comme  sUl  se  demandait,  dans  son 
épaisse  cervelle,  pourquoi  nous  sommes  là,  groupés  autour  de  lui, 
fouillant  du  regard  chaque  recoin  de  la  cabane. 


A  BATONS  ROMPUS  149 

^  Armand  !  Armand  1  crie  Paulelte  d'une  voix  désolée. 

Et  le  professeur  répète  et  je  répète  : 
.  —  Armand  !  Armand  ! 

Mais  où  est«ii  donc,  encore  une  fois,  lui  si  exact,  si  (idèle,  si 
tendre,  si  empressé,  jadis  ?  Clown  accourt  ;  ce  n'est  pas  Clown 
qu^on  appelle. 

—  Armand  1  Armand  l 

Et  nous  parcourons  le  jardin  en  tous  sens  ;  et  nous  revenons  au 
chalel.  Tout  à  coup  je  me  retourne.  Clown  est  là,  jouant  avec  un 
objet  qu'il  tient  dans  sa  gueule  et  qu'il  jette  en  l'air,  pour  le  res- 
saisir, dès  qu'il  retombe  à  terre  et  le  mordiller  avec  fureur.  Hachi- 
nalemenl,  mes  yeux  se  portent  sur  cet  objet,  débris  informe  cou* 
vert  de  poussière  et  de  sang.  Je  m'approche  et  soudain  la  réalité 
funeste  me  traverse  l'esprit  comme  un  éclair  ! — Ab  !  Clown,  impi- 
toyable ennemi,  n'as-tu  pas  honte  de  profaner  ainsi  tout  ce  qui 
reste  d'un  cadavre  !  Hélas  !  Et  nous,  qu'avons-nous  fait  I  nous 
avons  mangé  noire  ami,  comme  ces  cannibales  qui  engraissent  leur<ï 
prisonniers  et  les  entourent  de  soins  jusqu'à  ce  qu'ils  les  tuent.  Du 
doigt,  j'ai  montré  à  mes  compagnons  la  tête  ensanglantée  qui  gisait 
à  terre  et  dont  les  yeux  atones  nous  poursuivaient  comme  un 
remords.  Us  ont  compris  aussi  :  H.  Noirot  a  levé  les  bras  au  ciel  ; 
Paulelte  a  failli  se  trouver  mal  et  s'est  jetée,  en  sanglotant,  dans  mes 
bras.... 

Les  destinées  des  animaux,  comme  celles  des  hommes,  sont 
soumises  aux  caprices  du  hasard.  Tout  est  prévu,  tout  est  réglé, 
tout  est  calculé,  tout  est  ordonné  ;  la  Fortune  passe  et,  du  bout  de 
son  doigt,  dérange  l'harmonie  de  l'ensemble,  renverse  l'édiGce  la* 
borieusement  construit,  replonge  le  triomphateur  dans  l'obscurité 
d'où  elle  l'avait  tiré,  et  enlève  brutalement  aux  uns  ce  qu'elle  jette 
aux  autres  avec  profusion.  Dieu  est  Lieu,  disent  les  Arabes,  et 
Mahomet  est  son  prophète  ! 

Il  n'est  pas  besoin  d'ajouter  que  ces  réflexions  philosophiques 
eurent  pour  auteur  H.  Noirot.  Alors  que  Paulelte  était  encore  plon- 
gée dans  sa  douleur,  lui  avait  repris  toute  son  assurance.  Il  retra- 


420  A  BÂTONS  IIOMPtJâ 

çait  ce  qu*avait  élé  la  vie  d'Armand,  il  énumérait  ses  quaiilés,  il 
dépeignait  sa  morf,  il  le  monlrail,  vicliaie  d'une  déplorable  erreur, 
entre  les  mains  d'une  cuisinière  barbare  qui,  ayant  reçu  l'ordre 
d'égorger  l'autre  canard,  avait  jeté  son  dévolu  sur  Armand,  séduite, 
comme  tout  le  monde,  par  sa  bonne  mine.  Ici  le  billot  fatal  appa- 
raissait, la  hache  faisait  son  office  ;  et,  tandis  que  le  corps  allait 
figurer  avec  pompe  sur  la  table  d'un  festin  somptueui,  on  jetait 
aux  gémonies  la  tète  qui  avait  servi  de  siège  à  tant  d'intelligence  ! 
Ce  fut  un  discours  complet,  marqué  çà  et  là  par  des  morceaux 
d'éloquence  de  l'ordre  le  plus  noble;  et,  grâce  au  professeur, 
Armand  eut  ainsi  son  oraison  funèbre,  ni  plus  ni  moins  qu'Hen- 
riette d'Angleterre  ou  le  grand  Condé. 

Pauletle  pleura  beaucoup  son  canard.  Elle  aurait  pris  le  deuil,  si 
Urne  Augeret  n'avait  mis  bon  ordre  à  cet  excès  de  désespoir.  Deux 
jours  après  l'événement,  je  me  promenais  seul  dans  le  jardin.  Le 
coin  réservé  àPaulelte  se  distinguait  par  un  léger  renflement  pareil 
à  celui  d'une  tombe.  C'était  une  tombe,  en  effet,  bordée  de  coquilles 
blanchâtres,  régulièrement  disposées,  avec  une  petite  croix  faite 
de  deux  laites  plaquées  l'une  sur  l'autre,  au  pied  de  laquelle  on 
avait  rois,  dans  un  vase  plein  d'eau,  un  bouquet  de  fleurs  de  la 
saison.  Sur  la  croix  une  main  malhabile  avait  écrit  : 

CI-GIT  ARMAND 

PLEURÉ  PAR  SES  AMIS. 

Pendant  bien  des  jours,  Paulette  ne  manqua  pas  d'aller,  chaque 
roatin,  cueillir  des  fleurs  fraîches,  pour  remplacer  celles  de  la  veille, 
et  réciter  sa  prière  à  genoux  sur  la  tombe.  Elle  devenait  triste* 

—  Pour  un  canard  ?  direz-vous. 

—  Qu'importe,  si  elle  l'aimait!  M.  Noirot,  qui  était  oncle  après 
tout,  et  qui  avait  la  vue  bonne  malgré  ses  lunettes,  lui  fit  alors  ca- 
deau de  deux  tourterelles  blanches  apprivoisées.  Au  bout  de  peu  de 
temps,  les  gentils  oiseaux  la  prirent  en  affection  :  ils  la  suivaient 


J 


Ttr:: 


A  BATONS  ROMPUS  121 

partout,  se  posant  sans  crainte  sur  ses  épaules  et  lui  becquetant 
familièrement  les  lèvres  et  les  joues.  La  gatté  disparue  revint  peu  à 
peu.  Un  mois  ne  s'était  pas  écoulé  depuis  la  mort  do  canard  ; 
ridée  me  vint  d'aller  visiter  sa  tombe.  La  bise  froide  de  novembre 
avait  dérangé  les  coquillages  et  jonché  la  terre  de  feuilles  mortes; 
la  croix  penchait  à  demi  déracinée;  dans  le  vase  plein  d'une 
eau  jaunâtre,  il  n'y  avait  plus  que  deux  ou  trois  liges  mortes,  sur- 
montées de  fleurs  aux  pétales  décolorées  et  flétries.  Je  regardai 
tout  cela,  quand  je  sentis  sur  mon  bras  la  main  du  professeur.  Il 
vit  la  tombe  abandonnée... 
—  Ainsi  va  le  monde  !  dit-il,  après  un  moment  de  silence. 

Henri  Finistère. 


LA  RETRAITE  ET  SES  FONDATEURS" 


Galherine  de  Francheville  el  Jeanne  du  Houx  ne  manquèrent  pas 
d'enlrelenir,  dans  Tâme'de  Marguerite,  ce  feu  sacré  qui  s'allume 
d'une  manière  si  intense  dans  les  cœurs  vierges.  Sœur  Jeanne  en 
était  à  peu  près  consumée;  ses  forces  ne  répondaient  plus  à  Tar- 
deur  de  sa  flamme  et  s'épuisaient  à  vue  d'œil.  Une  maladie  grave 
lui  imposa  enfin  le  repos  qu'elle  refusait  de  prendre  (1676)  :  elle 
fut  alitée  pendant  quarante  jours.  Elle  se  remit  ensuite  au  travail, 
avec  le  même  zèle,  affrontant  de  nouvelles  fatigues,  traînant  son 
corps  usé  aux  exercices  quotidiens  et  animant  la  foule  du  souffle 
que  lui  laissait  un  reste  de  vie  ;  mais  ses  supérieures  crai- 
gnirent de  la  perdre  et  la  rappelèrent  au  Colombier.  Elle  se  rendit 
à  Rennes  vers  la  fin  de  septembre,  mais,  à  son  arrivée,  elle  tomba 
de  faiblesse  et  il  fallut  la  porter  dans  son  lit.  L'épouse  de  la 
Croix  allait  achever  sur  la  croix  une  vie  agonisante  qui  était  pire 
que  la  mort. 

Ses  infirmités  redoublèrent  et  un  cortège  de  douleurs  fondit  sur 
elle.  C'étaient  des  maux  de  tète  insupportables,  des  éloufi'ements 
cruels,  un  feu  qui  la  brûlait  en  dedans,  un  froid  qui  la  glaçait  au 
dehors,  une  faim  insatiable,  une  fièvre  persistante,  des  insomnies 
continuelles,  des  fluxions  de  toutes  sortes,  tantôt  aux  yeux, 
tantôt  à  la  gorge  et  tantôt  à  la  poitrine,  enfin  cette  humeur  ma- 

*  Voir  la  livraison  d'avril  1886,  pp.  284-289. 


^. 


i 

I 


LÀ  RETRAITE  ET  SES  FONDATEURS  139 

ligne  aux  genoux  qu'il  fallut  encore  ouvrir  et  qui  lui  causait  des 
convulsions  fréquentes.  Des  peines  intérieures  s'ajoutaient  â  ses 
souffrances,  et  Jeanne  aurait  pu  s'appliquer  les  lamentations  du 
Psalmiste  :  Ma  vie  a  défailli  dans  la  douleur.  Toute  ma  force  s'est 
desséchée  comme  de  la  terre  cuite.  Mon  cœur  est  devenu  semblable  à 
une  drequi  se  fond,  au  milieu  demes  entrailles.  Il  n'est  rien  res-^ 
té  de  sain  dans  ma  chair  et  il  n'y  a  plus  aucune  paix  dans  mes  os. 
Mon  esprit  est  rempli  de  trouble.et  des  maux  incomparables  m'ont 
environné.  (Ps.  xxi-xxx-xxxvii-xxxix,  passim.) 
Hais  elle,  se  taisait  comme  Jésus  en  croix  et  s'offrait  tout  eh- 

0 

tiëre  en  holocauste  â  Tamour  de  son  Dieu. 

Pendant  six  mois,  elle  endura  ce  terrible  martyre.  Le  méde- 
cin qui  la  visitait  ne  comprenait  pas  que,  malgré  son  épuisement, 
elle  pût  résister  si  longtemps  à  plusieurs  maladies  jnortelles.  ^Le 
mercredi  saint  (1677),  elle  éprouva  un  surcroît  de  fièvre  et  on  la 
Iransporla  dans  une  infirmerie  qui  avait  servi  de  chapelle,  et  où 
personne  n^avait  encore  couché.  Ce  .fut  pour  elle  une  vraie  conso- 
lalion  d'achever  le  sacrifice  de  sa  vie  dans  un  lieu  où  son  divin 
Afaître  avait  offert  tant  de  fois  le  sien  ;  mais  elle  devait  languir 
avant  de  recevoir  le  dernier  coup.  Il  lui. fut  révélé  qu'elle  souffrirait 
encore  beaucoup,  que  son  âme  serait  plongée  dans  un  océan  de  dou- 
leurs et  qu'elle  ue  mourrait  pas  sans  avoir  bu  le  calice  du  Sauveur 
jusqu'à  la  lie.  Elle  accepta  comme  un  honneur  dont  elle  était  indi- 
gne celle  suprême  épreuve.  Lagangrènese  mit  dans  plusieurs  en- 
droits de  son  corps  et  on  lui  fil  des  incisions  très  douloureuses.  Sœur 
Jeanne  supporta  tout  avec  une  résignation  inexprimable.  Le  bon- 
heur de  souffrir  pour  Dieu  était  le  sujet  habituel  de  ses  entretiens. 
De  son  lit,  nous  allions  dire  de  sa  croix,  elle  prêchait  ses  pieuses 
compagnes  mieux  qu'elle  n'avait  jamais  fait.  Elle  répétait  souvent 
comme  un  refrain  aimé  ces  vers  naïfs  du  P.  Huby,  qui  expriment 
des  choses  sublimes  : 

Plus  désormais,  ni  nuit,  nijour. 

Que  croix,  que  mort,  que  Dieu,  qu'amour  1 


m  LA  RETRAITE  ET  SES  FONDATEURS 

Elle  tenait  presque  toujours  son  crucifix  entre  les  u^ains  et  le 
baisait  de  temps  en  temps  :  «  Dieu  seul  est  ma  force,  disait-elle. 
Dieu  seul  est  mon  refuge  ;  ou  souffrir  ou  mourir,  j'en  laisse  le 
choix  à  mon  Dieu.  » 

Le  2  septembre»  anniversaire  de  sa  naissance,  ses  tourments  re- 
doublèrent. On  demandait  à  la  malade  si  elle  désirait  voir  Dieu 
bientôt  :  c  Mon  désir,  répondit-elle,  est  de  le  voir,  quand  il  lui 
plaira  ;  toute  mon  affaire  est  de  l'aimer  et  de  souffrir.  »  Mais  elle 
voulait  auparavant  s'unir  à  Lui  dans  les  mystiques  fiançailles  du 
clotlre.  Quoiqu'elle  eût  été,  en  effet,  le  modèle  des  religieuses, 
pendant  plus  de  irente  ans,  elle  n'avait  pas  fait  profession.  Sa  mau- 
vaise santé  ou  plutôt  son  humilité  Tavait  retenue  à  l'entrée  du 
sanctuaire.  Sur  le  point  de  mourir,  elle  se  décida  enfin  à  solli- 
citer la  faveur  de  prononcer  publiquement  ses  voeux.  On  le  lui  ac- 
corda. 

Le  vendredi  24  septembre,  à  dix  heures  du  matin,  la  commu- 
nauté  s'assembla  dans  Tinfirmerie  redevenue  chapelle.  La  cérémo- 
nie si  touchante  de  la  profession  empruntait  quelque  chose  de  plus 
attendrissant  encore  aux  circonstances  exceptionelles  où  elle  se 
produisait.  Cette  mourante  qui  prenait  le  voile,  ces  serments  pour 
la  vie  sur  le  seuil  de  l'é  terni  lé,  cette  croix,  emblème  de  souffrance, 
passée  au  cou  de  l'héroïque  malade,  les  renoncements  volontaires 
de  cette  mort  spirituelle  mêlés  aux  brisements  inévitables  de  la 
mort  naturelle,  la  pensée  du  Divin  époux  qui  frappait  à  la  porte  et 
venait  chercher  la  fiancée,  tout  était  de  nature  à  impressionner 
l'assistance  ;  mais  l'émotion  fut  au  comble  lorsque  la  supérieure, 
Madame  de  la  Bintinaye,  lui  posa  sur  la  tële  une  couronne  de 
fleurs,  comme  c'est  l'usage  à  la  Visitation,  car  on  se  souvint  alors 
de  la  prédiction  qu'elle  avait  faite,  à  ce  sujet  :  «  Mère  Marle-tsa« 
belle  me  couronnera  !»  et  on  pensait  aussi  à  la  couronne  de  gloire 
que  les  Anges  tenaient  suspendue,  au-dessus  de  sa  couche. 

Cependant  une  couronne  d^épines  ceignait  toujours  son  front 
douloureux,  des  souffrances  aiguës  traversaient  tous  ses  membres  ; 
les  ardeurs  de  la  fièvre  dévoraient  lentement  le  reste  de  sa  vie; 


LA  lŒTRAITE  ET  SES  FONDATEURS  125 

son  corps  épuisé  se  desséchait,  et  Vépouse  de  la  croix  était  vrai- 
ment crucifiée,  attendant  le  coup  de  grâce.  Hais,  plus  sensible  aux 
touches  de  Tamour  divin  qu'aux  tourments  de  i*épreuve  fi- 
nale, sœur  Jeanne-Marie  exultait  au  Heu  de  gémir:  <  Oh  !  que  les 
miséricordes  de  Dieu  sont  grandes  !  s'écriait-elle  ;  oh  !  que  les 
peines  que  j'endure  sont  aimables,  par  les  effets  que  votre  amour, 
ô  mon  Dieu^  produit  dans  mon  cœur  f  0  Jésus,  ô  mon  tout,  donnez- 
moi  votre  amour.  Yengez-vous  de  moi,  Seigneur,  vengez-vous  de 
moi  présentement  ;  mais  pardonnez-moi  pour  l'éternité  !  » 

Le  lendemain  de  sa  profession  (25  septembre),  elle  parut  si 
anéantie  qu'on  s'empressa  de  lui  donner  l'Extrëme-Onction  :  elle  le 
reçut  avec  \\ne  piété  qui  arracha  des  larmes  à  toutes  les  religieuses 
présentes.  On  lui  proposa  ensuite  de  venir  la  communier  à  minuit: 
«  Je  neveux  point,  répondit-elle,  incommoder  personne  ;  j'espère 
que  Dieu  me  soutiendra  jusqu'à  demain.  »  Le  dimanche  matin, 
elle  fit  dévotement  celte  dernière  communion  ;  à  midi,  elle  appela 
son  directeur,  le  P.  Yalentin  :  «  Je  me  meurs,  je  n'en  puis  plus, 
j'entre  dans  Pagonie  ;  donnez-moi,  s'il  vous  platt,  mon  Père,  la 
dernière  absolution  et  faites-moi  gagner  l'indulgence.  » 

Les  religieuses  furent  aussitôt  réunies,  pour  réciter  en  chœur, 
autour  d'elle,  les  prières  des  agonisants.  Comme  elles  finissaient,  la 
mourante  se  tourna  vers  son  confesseur  :  €  Mon  Père,  dit-elle 
d'une  voix  faible  Je  n'ai  plus  qu'un  petit  soufSe  de  vie  ;  je  ne  pui3 
plus  rien,  mais  agissez  pour  moi  auprès  de  Dieu.  »  Peu  de  temps 
après,  elle  prononça  distinctement  ces  mots  :«  Mort,  silence  à  toutes 
choses  !  »  Vers  trois  heures  de  l'après-midi,  elle  fit  signe  qu'on  al- 
lumât le  cierge  bjénit  et  qu'on  rappelât  la  communauté.  Elle  avait 
dit  à  quelques-unes  de  ses  sœurs  que,  quand  son  cœur  serait  atta- 
qué, il  n'y  aurait  plus  de  vie  pour  elle.  Celles-ci  ne  furent  pas  plu- 
tôt rassemblées  qu'elle  éprouva  un  tressaillement  soudain  et  jeta 
un  cri  :  «c  Mon  cœur  est  blessé  !  »  C'était  le  coup  mystérieux 
qu'elle  avait  annoncé,  elle  murmura  encore  les  saints  noms  de  Jé- 
sus, Marie,  Joseph,  et  elle  expira  doucement,  après  trois  heures 
d'agonie,  à  la  même  heure  où Notre-Seigneur  était  mort. 


126  LÀ  RETRAITE  ET  SES  FONDATEURS 

Ainsi,  jusqu'au  dernier  soupir,  la  vénérable  sœur  Jeanne-Marie 
du  Houx  justifia  le  glorieux  surnom  d'épouse  de  la  croix  qu'elle 
s'étaildonné  :  image  vivante  du  Christ  souffrant,  eilele  suivit  jusqu'au 
calvaire,  comme  autrefois  les  saintes  femmes  ;  elle  embrassa  étroi-  . 
tement  sa  croix,  elle  en  fil  son  lit  nuptial,  elle  y  reçut  au  cœur  celte 
blessure  qui  semble  avoir  été  ouverte  par  un  Irait  divin,  elle  par- 
tagea enfin  les  souffrances  et  les  gloires  du  crucifix. 

Après  sa  mort,  son  visage  parut  si  beau  que  les  reli|;ieuses  et 
les  pensu)nnaires  ne  se  lassaient  point  de  le  regarder.  C'était  à  qui 
s'en  approcherait  de  plus  près  et  rendrait  la  première  ses  hommages 
au  corps  de  la  sainte  :  les  unes  lui  baisaient  les  mains,  les  autres  les 
pieds,  les  autres  la  figure  :  toutes  voulaient  avoir  de  sps  reliques  ; 
mais,  quand  elle  fut  exposée,  à  la  chapelle,  avant  d'être  inhumée, 
une  foule  de  personnes  pieuses  accoururent  pour  vénérer  ses  restes, 
et  il  fallut  charger  une  religieuse  de  faire  toucher  au  corps  les 
médailles ei  les  chapelets  qu'on  présentait  à  chaque  instant.  Jeanne 
de  Forsans  du  Houx  fut  enterrée  au  milieu  du  chœur,  vis-à*vis  de  la 
grande  grille.  On  ferait  un  volume  entier  des  témoignages  que  ren- 
dirent à  sa  vertu  les  plus  notables  de  ceux  qui  la  connurent  et 
s'aidèrent  de  ses  conseils,  mais  une  voix  domina  toutes  les  autres, 
ce  fut  celle  de  Hk'  Balthazar  Grangier,  évèque  de  Tréguier.  Il  pu- 
blia une  lettre  épiscopale  où  il  proclama  ses  mérites,  «  sa  dévotion 
«  élevée  et  solide  tout  ensemble,  son  esprit  éclairé  qui  semblait 
«  pénétrer  dans  le  fond  des  consciences,  sa  conversation  édifiante 
c  qui  portait  les  personnes  vertueuses  à  s'avancer  de  plus  en  plus  à 
«  la  perfection,  safidélité  à  corespondre  aux  inspirationsintérieures 
«  et  aux  conseils,  sa  vie  toujours  uniforme  et  égale  »  enfin  la  part 
qu'elle  a  eue  à  la  réforme  des  maisons  religieuses  de  son  diocèse, 
où  elle  demeura  près  de  deux  ans  «  et  parulcomme  un  exemplaire 
c  de  toutes  les  vertus  chrétiennes.  »  (6  février  1678.) 

Les  autres  évèques  brelons  auraient  pu  confirmer  ce  magnifique 
éloge,  car  Jeanne  du  Houx  avait  parcouru  également  leurs  diocèses, 
ramenant  la  paix  et  faisant  refleurir  la  règle  dans  les  communautés 
où  elle  passait.  Le  monde,  qui  avait  eu  les  prémisses  de  sa  vertu. 


k- 


LÀ  RETRAITE  ET  SES  FONDATEURS  127 

comme  fille,  comme  épouse  et  comme  veuve,  s*unit  à  ce  concert 
de  louanges  qui  étouffait  la  rumeur,  lointaine  déjà,  des  calomnies 
et  des  jugements  téméraires,  et  dans  les  murs  de  la  Retraite,  témoins 
de  ses  derniers  travaux,  son  souvenir  laissa  un  parfum  de  sainteté 
qui  embaume  encore  la  maison^ 

V*«  HiPPOLYTE  Le  Gouvello. 

{La  suite  prochainement .  ) 


i.  Après  diverses  vicisâitades,  l'ancien  séminaire  de  Vannes  est  redevcna  anjour- 
d'hni  une  maison  de  la  Retraite. 


POÉSIE 


LE  CONSCRIT  1 


  M.  Edmond  Biré. 

Il  est  parti  bien  loin,  et  pour  la  grande  guerre, 

Le  petit  conscrit  bas~breton. 
II  a  derrière  lui  laissé  sa  vieille  mère 

Et  les  varechs  de  son  canton, 

Son  clocher  et  son  champ,  enfin  tout  ce  qu'il  aime. 

Il  est  parti  sans  murmurer. 
Tous  les  autres  chantaient.  Il  a  chanté  de  même, 

En  se  retenant  de  pleurer.  I 

Il  s'est  très  bien  battu  sur  la  terre  africaine, 

Il  est  prêt  à  se  battre  encor  : 
Il  a  déjà  conquis  les  deux  galons  de  laine 

Qui  précèdent  les  galons  d'or. 

Il  s'est  très  bien  battu  :  tous  les  Bretons  sont  braves. 

Il  est  fier  de  ses  deux  galons. 
Ses  gattés  —  il  en  a  —  font  rire  les  plus  graves  ; 

Pourtant  les  jours  lui  semblent  longs. 

Il  est  saisi  souvent  d'une  mélancolie 

Toujours  plus  sombre  chaque  fois  ; 
On  lui  répète  en  vain  que  c'est  une  folie,  | 

Et  qu'il  est  porté  pour  la  croix.  ( 

4 

Il  est  las  du  soleil,  des  bois  de  laurier-roses, 

De  l'aloès^  de  l'oranger  ; 
Las  des  horizons  bleus  qui  lui  semblent  moroses, 

Il  ne  peut  dormir  ni  manger. 


/ 


vv    •!.  ;..»  .■>^"-- .- 


LE  CONSCRIT  129 

Il  vit  comme  en  rêvant.  La  ûèvre  le  consume, 

Il  n'a  plus  souci  de  renom  ; 
Dans  son  œil  à  présent  nul  éclair  ne  s'allume, 

Même  au  bruit  soudain  du  canon. 

Mais  un  jour  qu'il  errait  dans  le  Jardin  des  Plantes 

D'Alger  en  son  ennui  profond, 
Un  sourire  passa  sur  ses  lèvres  tremblantes 

Devant  une  touffe  d'ajonc. 

Quant  il  dut  s'éloigner,  essuyant  sa  prunelle, 

Furtivement  il  détacha, 
Touchant  voleur,  un  brin  de  la  fleur  fraternelle 

Que  sous  sa  capote  il  cacha. 

Un  autre  jour  encor  qu'une  soudaine  trombe 

Fondait  sur  le  camp  effrayé. 
Devant  le  ciel  de  plomb  d'où  la  pluie  à  flots  tombe, 

Son  regard  morne  avait  brillé. 

C'était  le  ciel  d'hiver  de  sa  chère  Bretagne 

Qui  la  lui  rendait  un  moment. 
C'était  l'agreste  ajonc  qui  dore  la  campagne 

Dont  il  rêvait  incessamment. 

II  se  mourait  du  mal  que  la  Bretagne  laisse, 

Dès  qu'ils  l'ont  quittée,  à  ses  fils, 
Le  mal  doux  et  cruel  qui  lentement  progresse, 

Qu'on  nomme  le  mal  du  pays. 

De  son  lit  d'hôpital  dans  la  fosse  enfin  prête 

Lorsque  le  soldat  fut  couché. 
Sous  l'oreiller  funèbre  où  reposait  sa  tête 

On  retrouva  l'ajonc  séché. 

M>*«  Sophie  Hue* 


TOME  LX  (X  DE  LA  6«  SÂRIB).  9 


TOUJOURS   VENDÉEN! 


A   MON  AMI   M.    G.   MOLLAT 

«  Toujours  Vendéen  I  »  voilà  ma  devise. 
La  Vendée  !  est-il  un  pays  plus  beau, 
Aimant  mieux  le  Roi,  Dieu,  la  sainte  Eglise?.. 
«  Toujours  Vendéen  !  »  dira  mon  tombeau. 

Lorsque  du  néant  fut  tiré  mon  être, 

Si  le  ciel  m'avait  admis  à  choisir. 

Ce  n'est  pas  ailleurs  qu'il  m'eût  plu  de  naître  : 

Le  ciel  indulgent  prévint  mon  désir. 

N'as-tu  point  pour  toi,  terre  vénérée, 
Tout  ce  qui  ravit  et  l'âme  et  les  yeux? 
Des  plus  doux  attraits  n'es-tu  point  parée  ? 
—  Et  tes  fils  !  Sont-ils  assez  glorieux.  I... 

En  mon  lieu  natal  la  nature  est  triste  : 
Ton  sol  est  bien  nu,  mon  pauvre  Luçon  ! 
Qu'as-tu  pour  former  une  âme  d'artiste  ? 
De  Toiseau  chez  toi  triste  est  la  chanson. 


*  L'auteur  de  ces  vers  possède  un  bel  ex-lihris,  composé  tout  exprès 
pour  lui  par  son  compatriote,  M.  Octave  de  Rochebrune.  «  Quelle  légende 
graver,  demanda  le  maître,  sur  la  banderolle  liant  les  deux  branches  de 
lys?  »>  —  «  Toujours  Vendéen  1  »  lui  fut-il  répondu. 


TOUJOURS  YENIHKBN  !  <31 

Si  j'étais  resté  captif  en  ta  cage 
Et  n'avais  connu  que  ton  horizon, 
J'eusse  été  muet...  Mais  en  toi,  BogagBi 
Je  suivais,  enfant,  la  belle  saison. 

Comme  une  alouette  au  ciel  élancée^ 
Dans  un  coin  perdu  que  toujours  je  vois, 
En  toi  s'éveilla  ma  jeune  pensée  ; 
Là,  pour  chanter  Dieu,  j'essayai  ma  voix. 

Quand  blanchissait  l'aube,  à  mon  gré  trop  lente, 
J'allais  admirer  l'astre  se  levant, 
Et  sur  quelque  fleur  la  goutte  tremblante, 
Perle  destinée  à  l'aile  du  vent. 

,  Oh  I  les  purs  matins,  les  heures  bénies, 
Où  je  tressaillais  d'un  profond  émoi! 
Lumière,  couleurs,  parfums,  harmonies, 
Vous  pénétriez  à  grands  flots  en  moi  F 

De  tant  de  beautés  je  me  sentais  ivre. 
Et  j'aurais  voulu  —  folle  ambition  !  — 
Faire  étinceler  aux  pages  d'un  livre 
Ta  splendeur  divine,  ô  création  î 

Ainsi  s'enchanta  ma  rêveuse  enfance  ; 
Puis  un  jour  —  j'avais  compté  dix-huit  ans  — 
J'ouvris,  rougissant  de  mon  ignorance. 
L'histoire  de  ceux  qu'on  nomma  brigands. 

Je  lus  leurs  exploits  d'un  regard  rapide  : 
—  Ils  me  révélaient  un  monde  plus  beau  !... 
«  Salut,  m'écriai-je,  ô  race  intrépide  1 
«  Je  suis  avec  vous,  et  jusqu'au  tombeau  ! 


188  TOtIJOOHa  VETOÉEld 

a  Ma  lyre  s'attache  à  votre  épopée, 
«  0  mes  fiers  vaincus  1  6  peuple  immortel  1 
H  Q\iB  du  moins  mon  vers,  comme  votre  épée, 
«  Défende  sans  peur  le  trône  et  Vautel  !  » 

Poursuivons-le  donc,  leur  stoïque'  rôle, 
Et,  n'en  doutons  pas,  nous  serons  vainqueurs. 
Héritons  du  Roi  la  haute  parole  : 
«  Les  cœurs  vendéens,  ce  sont  de  grands  cœurs  ! 
Nantes,  28  juin  IS86. 


INSCRIPTION 


Faisant  jusqu'en  sa  mort  trembler  la  République, 
Charette  vers  ton  seuil  s'avança  sans  eïfroi,  ^ 

Porte  avec  lui  frappée,  ô  pieuse  relique. 
Et  sa  grande  âme  à  Dieu  remonta  devant  toil 


PENSÉES 


Nous  faisons  trop  souvent  comme  le  papillon  qu'attire  la 
lueur  du  flambeau.  En  restant  à  distance,  nous  eussions  pu 
jouir  longtemps;  mais,  fascinés  par  Tobjet  aimé,  nous  nous 
jetons  au  centre  de  sa  vie  et  nous  trouvons  le  feu  qui  brûle  ou 
la  glace  qui  tuejplus  lentement  et  plus  cruellement; 


Fleurs  qui  s'effeuillent  au  fond  des  bois,  sympathies  sans 
réponse  et  sans  retour,  trésors  perdus... 

Que  Thomme  devient  petit  dès  qu'il  se  croit  grand  I 

Ceux  qui  resteraient  des  jours  entiers  dans  la  contemplation 
de  la  nature  n'ont  pas  de  peine  à  croire  qu'on  reste  l'éternité 
dans  la  contemplation  de  Dieu. 

Quand  je  vois  ce  que  l'homme  a  su  faire  pour  Dieu,  je  com- 
prends ce  que  Dieu  a  voulu  faire  pour  l'homme. 

Je  plains  ceux  qui  se  lassent  de  ce  qu'ils  voient  chaque  jour; 
c'est  à  la  longue  que  l'âme  se  pénètre  de  la  poésie  intime  des 
choses. 


enviez  pas  la  parfaite  tranquillité  de  la  vie  ;  il  faut  plaindre 
:  dont  personne  n'a  jamais  besoin. 


trtaJns  esprits,  plus  orgueilleux  qu'élevés,  s'oDusquent  de 
royance  des  simples  et  de  leurs  humbles  pratiques  ;  sou- 
ms-nous  que  le  mystère  de  la  croix  était  un  scandale  pour 
luifs,  et  qu'ils  jugeaient  indigne  de  Dieu  ce  qui  ravit  les 
a  depuis  dix-huit  siècles. 

i 

VOUS  qui  priez  Dieu  parmi  les  parfums  et  les  fleurs,  souve- 
Tous  de  ceux  qui  le  servent  dans  les  cachots  et  dans  le 

n  est  ai  occupé  de  ses  propres  sentiments  qu'on  froisse 
9  y  penser  ceux  des  autres  et  qu'on  devient  innocemment 
el. 


y  a  en  amitié  des  blessures  inguérissables  ;  on  croit  tout 
iré,  on  se  le  dit,  mais  ce  n'est  que  replâtrage;  tout  s'écroule 
dessous. 


ne  goutte  d'amertume  suffit  à  empoisonner  un  océan  de 
beur. 


oèles,  il  faut  souffrir  !  Ces  cris  éloquents,  c'est  le  sang  de 
&mes  qui  ne  sort  que  par  leurs  blessures. 


PENSEES  135 


Ce  qui  chante  en  nous,  c'est  quelque  chose  de  plus  haut  que 
nous,  un  souffle  d'en  haut  qui  passe,  le  reflet  d'une  beauté  qui 
n'est  pas  la  nôtre. 

i 

Qu'il  est  beau  le  chant  des  âmes  qui  se  dégage  de  la  pous*- 
sière  des  siècles,  qui  plane  sur  les  ruines  et  qui  monte,  qui 
monte  à  travers  les  générations  :  plaintes,  aspirations,  rôves 
célestes,  lueurs  du  génie,  passion  divine...  Qu'il  est  beau  le 
chant  des  âmes  ! 

Marie  Jbnna. 


V. 


GALERIE  DES  POËTES  BRETONS 


M.  RABUAN  DU  COUDRAY 


Il  y  a  quelques  années,  lorsque  je  publiai,  dans  celle  Revue,  les 
biographies  d'Emile  Langlois  de  Kcranobrun,  de  Louis  de  Léon,  je 
m'adressai,  pour  avoir  des  renseignements,  à  H.RabuanduCoudray, 
conseiller  à  la  cour  d^appel  de  Rennes,  qui,  je  le  savais,  avail  vécu 
dans  ri9limité  de  ces  poètes  et  avait  même  collaboré  avec  eux  au 
journal  le  Foyer. 

H.  Rabuan  du  Goudray  fut  avec  moi,  qu'il  ne  connaissait  pas^  ce 
qu'il  était  toujours,  d'une  amabilité  parfaite  et  d'une  complaisance 
extrême.  Il  me  fit,  avec  infiniment  d'esprit,  le  portrait  de  chacun 
de  ses  anciens  amis^  et  me  communiqua  la  collection  complète 
—  introuvable  aujourd'hui  —de  ce  spirituel  petit  journal  feFoy^, 
contenant  des  articles  pétillants  de  verve  et  d*en train  et  des  poésies 
charmantes. 

Aujourd'hui  que  H.  Rabuan  est  allé  rejoindre  ces  chers  morts, 
qu'il  nous  soit  permis  d'apporter  notre  tribut  d'hommage  à  sa 
mémoire  et  de  citer  quelques  strophes  des  jolis  vers  éclos  jadis 
sous  sa  plume. 

M.  Paul- Jean-Marie  Rabuan  du  Goudray,  fils  de  Paul-Harie-Louis 
et  de  dame  Angélique-Jeanne- Marie  Roumain  de  la  Rallaye,  naquit 
à  Rennes,  le  6  janvier  1813.  Il  fit  ses  études  au  lycée  et  s'engagea, 
à  dix-huit  ans,  dans  l'armée  d'Afrique.  Après  quatre  années  passées 
en  Algérie,  une  fièvre  pernicieuse  le  décida  à  demander  son  renvoi 
en  France  et  à  prendre  son  congés  à  l'expiration  de  son  engage- 
ment. 

Entré,  le  premier  décembre  1835,  dans  les  bureaux  de  la  pré- 
fecture de  Rennes,  où  deux  de  ses  amis,  MM.  de  Ghevremont  et  du 


M,  RABUAN  DU  GOUDRAT  438 

Margat,  Tavaient  précédé,  il  eut  rautorisation  de  suivre  les  cours 
de  la  faculté  de  droit,  afin  d'obtenir  son  diplôme  de  licencié. 

Ce  fut  à  celte  époque  que  le  Foyer  vit  le  jour  et  que  parurent, 
dans  les  colonnes  de  ce  journal,  les  élucubralions  de  toute  la  jeu- 
nesse intelligente  de  Rennes. 

Nous  y  trouvons  plusieurs  poésies  de  H.  Rabuan,  et  entre  autres 
les  suivantes  :  Dernière  lueur  (25  mars  1838),  Retour  aux  mêmes 
lieux  (4  novembre  1838),  Mère  un  seul  jour  (23  décembre  1838). 

Deux  de  ces  pièces  sont  navrantes  de  tristesse  et  se  ressentent 
du  moment  où  elles  ont  été  écrites.  Alfred  de  Musset  venait  de 

■ 

publier  son  premier  volume  de  vers,  et  les  cris  de  doulenr  de  ce 
poète  retentissaient  dans  toutes  les  jeunes  imaginations.  Convenons 
cependant  que  la  tristesse  de  M.  Rabuan  semble  sincère,  puisqu'elle 
est  dégagée  de  loule  amertume. 

Dernière  lueur 

Une  jeune  fille  phtisique  sentant  sa  fin  approcher  s'écrie,  en 
songeant  au  fiancé  qu'elle  aime  : 

Naguère  encor  j'étais  heureuse 
Dans  ma  jeunesse  et  ma  gatté, 
Quand  le  mal  de  sa  main  hideuse 
Est  venu  flétrir  ma  beauté. 
La  douleur  m*a  jeté  son  yoile 
Plus  pâle  que  la  pâle  étoile 
Qui  luit  en  un  ciel  gris  d*hiyer  ; 
Et  dans  ma  poitrine  amaigrie, 
J'ai  senti  l'âpre  maladie 
Enfoncer  son  ongle  de  fer. 

J'ai  cru  que  l'heure  était  yenue  ; 
Et  mon  cœur  a  frémi  d'effroi, 
A  l'aspect  de  la  tombe  nue. 
Toute  béante  devant  moi. 
Mourir,  quand  on  est  jeune  et  belle  ! 
Mourir,  quand,  à  Taube  nouyelle, 


439  M:  RABUAN  DU  GODDRAT 

Un  beau  fiancé  doit  ?eDir  I 
Mourir,  quand  son  regard  de  flamme 
Vient  me  crier,  au  fond  de  Tâme, 
Que  si  je  meurs,  il  veut  mourir  !... 

Si  je  pouvais  être  jolie, 
Demain  quand  il  arrivera  ! 
S'il  me  retrouvait  embellie, 
Quand  ma  .bouche  lui  sourira  ! 
Je  l'aime  !  sa  voix  est  si  tendre  ; 
J'ai  tant  de  bonheur  à  l'entendre, 
Et  ses  regards  sont  si  brillans  ! 
Reine  de  la  sainte  patrie, 
Protège-le,  vierge  Marie, 
Et  fais  qu'il  m'aime  bien  longtemps  ! 

Nous  ne  pouvons  résister  au  désir  de  donner  en  entier  cette 
pièce  de  vers,  empreinte  d'une  douce  mélancolie,  intitulée  : 

Retour  aux  mêmes  lieux 

Rien  n'est  changé  :  l'aube  est  vermeille. 
Les  raisins  fatiguent  la  treille  ; 
Les  gazons  sont  frais  et  touffus  ; 
L'oiseau  chante  dans  la  vallée. 
Et  les  roses  bordent  l'allée, 
Mais  Glaire  ne  les  cueille  plus. 

Je  reviens  seul  sur  cette  pierre. 

Dont  elle  détache  le  lierre 

En  murmurant  ces  mots  confus  : 

«(  Prends  ;  c'est  l'emblème  de  ma  vie, 

«  Je  sais  mourir  où  je  me  lie.  i> 

Ma  Glaire  ne  me  le  dit  plus. 

Dans  le  bois  j'ai  revu  le  hêtre 
Où  ma  main,  tremblante  peut-être. 
Grava  nos  chiffres  confondus. 
Sa  lettre  et  la  mienne  enlacées, 
D'un  baiser  je  les  ai  pressées  ; 
Mais  Glaire  ne  me  sourit  plus. 


^SH 


M.  RABUAN  D0  GOUDRAT  iiO 

Voilà  cette  longue  avenue 
Que  nous  parcourions  Tâme  émue, 
Cachant  nos  pleurs  mal  retenus  ; 
Mais  aujourd'hui  son  humble  mousse 
A  mes  pieds  n*est  plus  assez  douce  : 
Ma  Glaire  ne  la  foule  plus. 

Ne  viens  pas,  gentille  fermière, 
Me  montrer,  si  vive  et  si  fîêre, 
Tes  fruits  aux  branches  suspendus  ; 
De  ce  lait  qui  mousse  et  qui  fume, 
La  coupe  n'aurait  qu^amertume  : 
Glaire  ne  la  partage  plus. 

Rien  n'est  changé  ;  rien...«  que  mon  âme, 
Dont  le  mal  s'irrite  et  s'enflamme  ; 
Rien....  que  mes  vœux  trop  tôt  déçus. 
Dix  mois  ont  passé  sur  ma  vie  ; 
Ils  en  ont  brisé  l'harmonie  : 
Ma  Glaire  près  de  moi  n'est  plus  ! 


Mére  un  seul  jour. 

A  Edouard  Tubquett 

Hélas  !  comme  la  pauvre  mère  mourante  doit  souffrir,  en  effet, 
en  songeant  que  son  cher  petit  enfant,  âgé  seulement  d'un  jour, 
va  être  seul  au  monde,  abandonné  à  des  mains  mercenaires  ! 

En  vain  j'ai  dans  mon  sein  des  trésors  de  tendresse  ; 
.    Je  meurs  sans  recevoir  ta  première  caresse, 
Une  autre  mère,  hélas  !  quand  je  serai  là-haut, 
Pour  tes  plaintes  n'aura  qu'une  tardive  oreille, 
Et  verra  sans  plaisir,  sur  ta  bouche  vermeille, 
£clor&  un  premier  mot. 

Qui  voudra  t'enseigner,  malgré  le  rire  impie, 
.    Â  bégayer  les  noms  de  la  Vierge  Marie 

Et  de  l'Enfant  Jésus,  faible  et  nu  comme  toi  ? 


141  M.  RABUAN  DU  GOUDRAT 

Et  qoand  Tiendront  les  jours  de  répreuve  et  da  doute, 
Qui  donc  affermira  ton  ftmo  dans  la  roule 
De  notre  antique  foi  ?.... 

Son  droit  terminé^  M.  Rabuan  quitta  Tadminislration  départe- 
mentale (31  décembre  1839),  pour  entrer  au  barreau  de  Rennes. 
Ses  débuts  furent  un  véritable  succès  ;  aussi  ne  tarda-t-il  pas  à  être 
placé  au  premier  rang  des  avocats  bretons.  Son  talent  oratoire  et  la 
sympathie  qu'il  sut  inspirer  à  tous  ses  concitoyens,  le  firent  choisir, 
en  1848,  comme  représentant  du  peuple.  Il  fut  à  la  Chambre  Tun 
des  plus  jeunes  députés. 

Délaissant  prompteroent  la  politique,  pour  laquelle  il  n'avait 
aucun  goût,  il  entra  dans  la  magistrature  en  1850.  Tout  lui  faisait 
présager  un  brillant  avenir,  puisqu'il  était  nommé  conseiller  à  la 
Cour  d'appel  de  Rennes  en  1858  ;  mais  la  maladie,  la  terrible 
maladie,  vint  de  nouveau  briser  sa  carrière  en  le  forçant,  quoique 
bien  jeune  encore,  à  prendre  sa  retraite. 

Sa  vie  s'écoula  désormais  à  faire  le  bien,  l'hiver  à  Rennes,  et 
Tété  à  sa  propriété  du  Val,  commune  de  la  Fontenelle  près  Ântrain. 

Causeur  agréable,  travailleur  vaillant,  H.  Rabuan  s'occupait, 
aussitôt  que  la  souffrance  lui  laissait  un  instant  de  répit,  d'études 
savantes  sur  des  sujets  divers  qui  donnaient  encore  un  charme  de 
plus  à  sa  conversation. 

Homme  de  bien  par-dessus  tout,  franc,  loyal,  instruit,  M.  Rabuan 
sut  se  concilier  l'estime  de  tous  ceux  qui  l'approchèrent,  et  il 
laisse,  à  l'heure  présente,  de  vifs  regrets  dans  le  cœur  de  ses  amis. 
Il  s'est  éteint  à  Rennes,  le  29  décembre  1884,  à  l'âge  de  72  ans. 

Adolphe  Orain. 


1 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 


RÉPERTOIRE  GÉNÉRAL  DE  BIO-BIBLIOGRAPHIE  BRETONNE,  par 
M.  René  Kerviler,  bibliophile  breton,  avec  le  concours  de  MM.  A. 
Apuril,  Gh.  Berger,  A.  du  Bois  de  la  Vilierabel;  A.  Galibourg^  P.  Hémon, 
Fr.  Jégou,  Alb.  Macé,  A.  Menard,  M.  Nicol,  R.  Oheix,  P.  Paris-Jallobert, 
J.  Plihon,  F.  Saulnier,G.  Sommervogei,  H.  Soulas«  etc.,  etc.  Livre  pre- 
mier, Les  Bretons.  i«r  fascicule  *•  Aa-An.  —  Rennes,  librairie  générale 
de  J.  Plihon  et  L.  Hervé,  1886.  In-8o  de  vin-t60p.  —Prix  :  5  fr. 

M.  Kerviler  expose,  dans  sa  Préface,  que,  s'occupant  depuis  vingt 
ans  de  travaux  sur  la  biographie  bretonne,  il  a  été  souvent  arrêté 
par  Tabsence  d'indications  qui  lui  permissent  de  pousser  ses  re- 
cherches dans  une  direction  déterminée  ;  que  les  recueils  de  bio- 
graphie générale  ou  locale  se  sont  bornés  à  quelques  personnages 
principaux  et  ont  passé  sous  silence  une  foule  de  noms  qui  méri* 
taient  autant  et  plus  d^attention  que  ceux  qui  y  recevaient  asile  ; 
que,  tout  en  notant  les  documents  nécessaires  à  la  biographie  des 
Bretons  qui  étaient  Tobjet  spécial  de  ses  études,  il  relevait  en 
même  temps  toutes  les  pièces  qui  pouvaient  concerner  des  Bretons 
quelconques,  dans  Tespoir  d'éviter  plus  tard  de  nouvelles  re- 
cherches ;  que  de  celte  façon  il  a  réuni  un  nombre  très  respec- 
table de  milliers  de  fiches  et  qu'il  a  résolu  d'en  faire  profiter  ses 
compatriotes  pour  épargner  aux  travailleurs  toute  la  peine  prise 
par  lui-même.  Voici  le  programme  adopté  par  H.  Kerviler  :  Étant 
donné  le  nom  d^un  Breton  ou  d'une  famille  bretonne,  on  doit  trou* 
ver  dans  mon  répertoire  l'indication  de  toutes  les  publications  qui 
ont  parlé  de  lui  ou  d'elle  :  et  si  ce  Breton  a  écrit  quoi  que  ce  soit, 
on  doit  de  plus  trouver  la  bibliographie  aussi  complète  que  pos- 
sible de  tous  ses  écrits.  H.  Kerviler,  dont  Pintrépidité  est  presque 


143  NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 

incomparable  *,  a  cru  devoir  ajouter  à  ce  programme,  déjà  si  vaste, 
l'indicalion  des  ouvrages  anonymes  ou  collectifs  sur  la  Bretagne. 
Félicitons-nous-en,  car  il  ne  manquera  rien  au  Répertoire  général 
dont,  avant  la  fin  du  siècle,  nous  verrons  paraître  le  dernier  fas- 
cicule. 

Ce  recueil  sera  divisé  en  deux  parties  :  «  La  première,  sous  le 
[lire  lès  Bretons^  comprendra,  par  ordre  alphabétique,  les  noms  et 
les  articles  concernant  les  Bretons  qui  ont  écrit  ou  dont  on  a  écrit. 
Cela  est  net  et  clair.  La  seconde,  sous  le  litre  la  Bretagne,  com- 
prendra, par  ordre  dé  matières,  la  bibliographie  de  tous  les  ou- 
vrages écrits  sur  la  Bretagne,  soit  par  des  Bretons  (rappel  de  ceux 
de  la  première  partie  en  autre  ordre),  soit  par  des  auteurs  non 
Bretons,  soit  sous  le  couvert  de  Tanonymat.  » 

Le  premier  fascicule  ne  mérite  que  des  éloges,  soit  au  point  de 
vue  biographique,  soit  au  point  de  vue  bibliographique.  Partout  on 
y  trouve  à  la  fois  l'abondance  et  l'exactitude.  Entre  tous  les  ar- 
ticles on  remarque  l'article  Abélard,  qui  se  développe  en  seize 
pages.  J'ai  d'autant  plus  été  frappé  de  la  richesse  des  indications 
fournies  sur  l'illustre  philosophe,  que  j'avais  autrefois  essayé  de 
donner,  dans  le  Polybiblion,  la  liste  des  travaux  relatifi^  à  l'infor- 
tuné mari  d'Héloïse.  M.  Kerviler  a  tellement  dépassé  son  humble  de- 
tancier,  qu'il  existe  entre  son  article  et  ma  note  la  même  diffé- 
rence qu'entre  un  tableau  achevé  et  une  simple  esquisse.  La  série 
d'articles  sur  les  rois,  ducs,  comtes  et  princes  de  la  maison  de 
Bretagne  du  nom  d'Alain,  est  aussi  fort  digne  d'attention.  Quelques 

1.  M.  Kerviler  parJe  avec  une  noble  assurance  de  son  œuvre  et  de  lui-même 
(p.  vu)  :  €  QaeJques-nns  ont  été  effrayés  de  Tampleur  de  l'enlreprise,  du  nombre  des 
volumes  et  du  temps  qu'il  faudra  pour  les  publier.  Si  Ton  s'effrayait  ainsi,  on  n'en- 
treprendrait jamais  rien.  Je  suis  de  race  bretonne  et  la  ténacité  fait  parlie  de  notre 
caractère  nalional.  Je  marche  donc  en  avant,  parce  que  je  vois  clair  devant  moi  et 
parce  que  les  éditeurs  et  rimprimeur,  dont  je  ne  saurais  trop  mettre  en  relief  ici  le 
patriotique déFooemeat,   parUgent  ma  confiance.»  La  préface  se  termine  par  ceUe 
l^rase,  qui  a  quelque  chose  de  la  sonorité  du  clairon  annonçant  la  victoire  :  «  El 
maintenant,  Je  vous  remercie  d'avoir  répondu  à  mon  appel  et  je  vous  j«lle  le  cri 
au  marin  qui  va  commencer  sa  manœuvre  :  A  Dieii  m  !» 


ICOTICBS  BT  COUPTSS  BINDU8  144 

paragraphes  ne  manquent  pas  d'une  piquante  saveur  et  appar- 
tiennent à  ce  qu'on  peut  appeler  Térudition  attrayante.  Clomme 
spécimen  du  genre  je  reproduis  une  demi  -  page  consacrée  au 
P.  Albert  le  Orand  :  «  Nom  du  célèbre  carme  à  qui -l'on  doit  la 
Vie  des  saints  de  Bretagtie.  Daru  a  cru  que  c'était  un  simple  nom 
de  religion  emprunté  au  savant  dominicain  du  XIII»  siècle,  et 
fannotateur  de  Quérard  l'a  admis  aux  Supercheries  littéraires  dé- 
voilées, en  faisant  observer  (I,  col.  238)  qu'il  n'avait  pas  trouvé,  à 
son  grand  étonnement^  d'article  sur  le  P.  Albert  le  Grand  dans  la 
très  estimable  Biographie  bretonne  de  Levot  :  puis,  après  avoir  dit 
que  le  P.  Albert  le  Grand  s'appelait  en  réalité  de  Ketigouëly  il  déclare 
que  niKerdanel  ni  Le  Jean  n'ont  connu  son  véritable  nom.  Rare- 
ment tant  d'erreurs  ont  été  accumulées  en  si  peu  de  lignes.  En  pre- 
mier lieu  h  Biographie  bretonne  de  Levot  contient  un  excellent  ar- 
ticle sur  le  P.  Albert  :  seulement  il  fallait  se  donner  la  peine  de  le 
chercher  à  Tordre  alphabétique  Le  Grand. ei  non  pas  seulement  à 
la  lettre  A.  En  second  lieu,  si  Kerdanet  n'a  pas  parlé  du  véritable 
nom  dans  les  Notices  chronologiques  en  1817,  il  s'est  livré  à  une 
dissertation  complète  dans  la  notice  qui  précède  la  dernière  édir 
tion  A*Albert  le  Grand  en  1837,  pour  démontrer  que  le  nom  de 
famille  du  célèbre  carme  était  Le  Grand  de  Kerigoal  ou  mieux  de 
Kerigowal^  tiré  d'un  manoir  situé  près  de  Lesneven  qui  se  pro- 
nonce aujourd'hui  Kericvoal  et  non  Kerigouël.  n' 

Cela  s'appelle  remettre  crânement  les  gens  à  leur  place.  Au 
milieu  de  ces  400  articles  qui  composent  ce  premier  fascicule, 
articles  dont  quelques-uns  comprennent  plus  de  100  numéros,  je 
ne  puis  apercevoir,  avec  la  loupe  la  plus  grossissante,  qu'une  seule 
lacune.  Il  a  oublié  l'abbé  Aillery^  l'auteur  du  Pouillé  de  Luçon, 
qu'if  a  cru  sans  doute  Vendéen,  mais  qui  est  né  à  Nantes  de  famille 
pontivyenne  et  dont  la  biographie  par  M.  Fillon  (autre  motif  pour 
le  croire  Vendéen)  se  trouve  quelque  part  dans  le  recueil  de  la 
Société  académique  de  Nantes,  Ce  sera  pour  le  volume  de  supplé- 
ment, car  &I.  Kerviler  n'a  pas  la  prétention  d'avoir  atteint  du  premier 
coup  le  dernier  degré  de  l'exactitude  :  il  annonce  dès  l'abord  ce 


r' 


HOTIOB  BT  COHPTIS  «BHOUS 

!l  fait  appel  sur  la  couverlure  à  toutes  les  bonnes  volontés 
apporter  des  additions  et  des  rectifications.  Je  sais  hen- 
)ouToirIui  apporter  ici  mon  obole  el  je  souhaite  ardent- 
g  les  fascicules  de  la  Bio-bibliogr<^hie  bretonne  se  suc- 
ins  retard. 

TAMIZEt   DE  LARROQUE. 


ION  LOCALE  DES  CLÉONS ,  HAUTE-GOULAIHE ,  PRËS 
S.  Rapport  sur  la  découverle  de  cette  station  arcbëoloeique  et 
lion  raisonnée  des  objets  qui  en  proTiennent,  par  Félix  uhaillou. 
,  Vincent  Forest  et  Emile  Hrimeud,  1886,  in-S',  47  pp.  d  pi. 

:%anle  petite  brochure,  tennni,  au  contraire  de  bien 
beaucoup  plus  que  son  litre  ne  semble  promettre;  et  la 
'est  qu'elle  est  déjà  parvenue  en  Belgique  et  en  Angleterre, 
u  loin  un  nom  hier  pour  ainsi  dire  inconnu  des  Nantais 
ra  sans  doute,  un  jour,  appelé  à  une  grande  notoriété. 
it  due  à  un  archéologue  fervent,  passionné  pour  ses  décou- 
.  qui  a  su  non  seulement  les  étudier  avec  frnJt,  mais  encore 
ressortir  foule  l'importance  scientifique  et  la  valeur  hislo- 

sée  des  Cléons,  uniquement  composé  d'objets  trouvés  sur 
e  propriété,  est  un  modèle  dans  son  genre  ;  modèle  de 
our  reconstituer  les  débris  exhumés;  d'ordre,  pour  les 
d'élégance,  pour  les  présenter  sous  leur  véritable  jour; 
œuvre  de  patience,  entreprise  avec  intelligence,  et  conli- 
c  persévérance,  disons  mieux  :  con  amore. 
lorsque,  le  6  juillet  dernier,  le  Congrès  de  la  Société  fran- 
rchéologie  ûl  une  visite  aus  Cléons,  dont  l'heureux  pro- 
a  si  bien  su  meltre  en  pratique  le  Querite  et  invenietis, 
es  membres  de  cette  réunion  d'érudîls  ne  pouvait  s'arra- 
juuissances  qu'il  goûtait  en  présence  de  cette  collection, 
i  son  auteur  la  grande  médaille  de  vermeil,  l'une  des  plus 
icompeases  du  Congrès. 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS  U5 

Claire  et  instructive,  malgré  sa  concision,  la  brochure  expose  en 
peu  de  mots,  pour  l'époque  gallo-romaine,  les  constructions,  pierres 
et  matériaux,  terres  cuites,  tuiles,  briques  et  carreaux,  enduits, 
corniches  et  clayonnages,  mortiers,  ciments,  bétons,  céramique, 
armes,  outils  et  métaux,  épigraphie  et  numismatique,  objets  divers, 
qui,  sucesssivement  sortis  des  fouilles,.sont  venus  prendre  place  sur 
les  étagères  ou  dans  les  vitrines. 

Les  planches  reproduisent  une  intéressante  mosaïque;  un  système 
de  couverture  (tuiles  k  rebords,  tuiles  creuses)  peu  connu  dans  nos 
contrées  ;  un  beau  fragment  d'enduit  peint,  trouvé  en  place  et  garnis- 
sant le  côté  d'une  pièce  de  3  m.  90  de  longueur;  un  intéressant  ^ra/*- 
fito  de  sept  lignes  d'écriture  cursive,  tracées  à  la  pointe  sur  un  enduit; 
enfîn,  une  flûte  champêtre,  attribution  un  peu  contestée  peut-être 
par  quelques  membres  du  Congrès,  dont  les  observations  cependant 
n'ont  pu  ébranler  la  conviction  bien  assise  de  ceux  qui  consi- 
dèrent cet  objet  primitif  comme  servant  aux  bergers  de  Té- 
poque  pour  s'appeler  entre  eox.  » 

Nos  félicitations  les  plus  sincères  à  H.  Chaillou.  Nous  espérons 
bien  que  notre  patient  et  laborieux  confrère  nous  réserve  de  nou- 
velles et  curieuses  surprises  pour  ses  fouilles  de  1886-i887. 

H.  de  Harsy,  l'éminent  président,  et  ses  dévoués  assesseurs  se 
plaisaient  à  dire  que  leur  visite  aux  Cléons  était,  en  raison  de  ce 
qu'ils  avaient  pu  y  voir,  l'une  de  celles  dont  ils  aimeraient  à  con- 
server un  agréable  et  profitable  souvenir. 

S.  DE  LÀ  Nigolliére-Teijeiro. 

ESSAIS  DE  CRITIQUE,  par  M.  Charles  Fuster.  —  Vn  vol.  in-18,  Paris, 

£.  Giraud,  1886. 

L'opinion  voit  dans  le  critique  un  homme  mûr,  un  peu  désabusé, 
ayant  gardé  de  son  passage  à  travers  la  vie  ce  qu'il  faut  de  sévé- 
rité pour  juger  les  hommes  et  de  philosophie  pour  les  excuser, 
appliquant  à  la  littérature,  suivant  la  pente  de  son  esprit  ou  les  exi- 
gences de  son  tempérament,  les  résultats  d'une  expérience  sou- 
riante ou  chagrine.  Malgré  l'éveil  précoce  de  la  vocation  d'un 

TOME  LX  (X  DE  LA    6«  SÉRIE)  10 


146  NOTIGBS  BT  COMPTAS  REMOUS 

Sainle-Bduve  et  d'un  Janin,  et  rappélit  d'analyse  morose  qui  a  mis 
trop  vile  une  sourdine  à  la  lyre  de  M.  Paul  Bourget,  on  se  figure 
malaisément  le  critique  jeune,  ne  prenant  pas,  pour  cacher  son 
âge,  ces  airs  prématurément  blasés  qui  sont  commja  les  rides  de 
^intelligence,  mais  gardant  et  affichant  toute  l'ardeur  de  passion, 
tous  les  enthousiasmes,  toutes  les  haines  généreuses  de  cet  âge. 
Pour  être  inattendu,  cet  aspect  nouveau  du  critique  n'en  sera  que 
plus  intéressant  et  plus  aimable  ;  craignez-vous  quUl  ne  soit  un 
peu  novice,  que,  dans  son  délicat  métier  de  psychologue,  les  points 
de  repère  et  les  termes  de  comparaison  lui  fassent  parfois  défaut  ? 
Il  vous  répondra  qu'il  a  suppléé  par  la  lectnre  et  la  réflexion  à  une 
expérience  qui  conduit  trop  souvent  au  découragement  morbide  ou 
à  la  défiance  exagérée  de  soi-même,  et  vous  vous  direz  que,  comme 
accessoires  d'une  observation  forcément  indécise,  il  n'a  pas  eu  tort 
de  compter  sur  son  intuition  et  son  honnêteté  native.  Il  aura  plus 
de  peine  i  se  défendre  du  reproche  d'injustice  ;  il  sera  sévère,  im- 
pitoyable à  ses  ennemis,  mais  il  voudra  ignorer  la  {méchanceté 
sournoise  et  la  guerre  à  coups  d'épingle.  Brusquement  aussi  (c'est 
le  dernier,  et  ce  n'est  pas  le  moins  curieux  trait  de  sa  séduisante 
physionomie),  il  fera  un  retour  attristé  sur  cette  époque  dont  il  ne 
veut  pas  désespérer  quand  même.  Lui  qui  exalte  et  commente  sans 
cesse  le  sursùm  coria^  il  sera  au  moment  d'appliquer  à  son  pays, 
à  son  temps,  l'adieu  navré  deKosciuszko  à  )a  Pologne  ;  il  ne  reniera 
pas,  encore  moins  brisera-t-il,  ses  dieux,  mais  il  gémira  de  voir 
leurs  autels  renversés,  leurs  temples  déserts  ;  écœuré  par  le  choix 
des  sujets  et  l'impuissance  à  les  traiter,  il  pleurera  sur  toutes  les 
décadences,  celle  du  roman,  celle  du  théâtre,  celle  de  la  critique 
elle-même  (ici  notoirement  partial,  méconnaissant  l'école  d'inves- 
tigation synthétique  dont  Taine  est  le  glorieux  chef,  et  les  pré- 
cieuses conquêtes  dont  cette  fin  de  siècle  aura  enrichi  l'histoire 
littéraire).  Je  m'empresse  d'ajouter  qu'il  n'y  a  dans  ce  tableau,  ici 
vrai,  là  poussé  au  noir,  qu'un  accès  passager  de  découragement, 
presque  une  boutade  :  c'est  de  la  misanthropie,  mais  je  crois 
qu'elle  n'a  pas  été  sans  repentir. 


NOTICES  BT  COMPTES  RBNDUS  147 

Voyez  dans  ce  qui  précède  un  caractère  —  au  sens  où  Tenten- 
dait  La  Bruyère  -—  et  mettez  vite  au-dessous  de  cette  ébauche  de 
portrait  le  nom  déjà  connu  du  modèle  ,  M.  Charles  Fuster. 
M.  Fuster  a  révélé  de  prime  abord  la  haute  portée  de  son  esprit 
méditatif:  à  l'âge  où  Ton  est  niaisement  ou  follement  amoureux^ 
il  s'était  attentivement  replié  sur  lui-même  et,  dans  un  volume  de 
vers  que  H.  H<ppo)yte  lihwr  a  présenté  aux  lecteurs  de  cette 
Revue,  ^  V âme  pensive  ^^  il  cherchait,  comme  le  plongeur  de 
Schiller,  la  perle  enfouie  au  plus  profond  de  Tâme  humaine.  Plus 
Lard,  il  écrivit  des  Contes  touchants  sanspréleniion  et  moraux  sans 
fadeur.  Fondateur  et  directeur  d'un  des  organes  les  plus  accrédités 
de  la  presse  périodique,  la  Revue  littéraire  et  artistique  de  Bor- 
deaux, il  y  inséra  des  morceaux  de  critique  idéaliste  fort  remarqués 
chaque  mois,  et  qu'il  a  eu  la  bonne  pensée  de  réunir  dans  le 
présent  volume.  Une  modestie,  qui  paraîtra  excessive,  lui  fait 
donner  à  ses  Essais  le  sens  primilifet  grammatical  de  ce  mol;  ce 
sont  le  plus  souvent,  quoi  que  prétende  sa  préface,  des  essais 
comme  l'enîendaient  Montaigne  et  aussi  Cnarles  Lamb,  le  Nodier 
d'cutre-Manche,  cnrils  décèlent  une  personnalité  intense,  font  une 
part  très  large  à  la  morale  sociale  ou  individuelle,  et,  afiirmant 
nettement  les  principes  de  l'auleur,  peuvent  passer  pour  ses  pro- 
fessions de  foi.  Avant  tout,  le  trait  dominant  de  ce  livre,  celui  qu'il 
importe  de  signaler  et  de  proclamer,  c'est  la  poursuite  de  l'idéal, 
partant  la  réaction  passionnée  contre  ce  qui  est  vulgaire,  rampant. 
A  l'heure  où  la  marée  du  naturalisme  gagne  de  proche  en  proche, 
où  les  plus  illustres  cèdent  à  la  tentation  de  déchoir,  de  telles 
protestations  sont  mieux  encore  que  généreuses,  elles  sont  utiles 
et,  dussent  elles  èire  vaines,  je  ne  sais  pas  de  plus  beau  spectacle 
que  celui  d'un  jeune  homme  remontant  le  courant  boueux  et  te- 
nant d'une  main  ferme,  comme  Camoêns  le  manuscrit  de  ses  Lu* 
siades,  le  livre  où  il  a  mis  le  meilleur  de  son  âme. 

Je  parcours  la  galerie  de  M.  Fuster^  avec  le  regret  de  ne  pouvoir 
ro'arrèter  devant  chacun  des  portraits  qui  la  décorent.  Est-ce  en 
guise  de  Cerbère  qu'il  a  mis  à  l'entrée  Jules  Vallès,  personnage 


148  NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 

haineux,  écrivain  déclamatoire  ?  A  celle  place,  on  dirailun  «  phan- 
thome  à  estonner  les  gens  ^,  pour  parler  avec  Montaigne.  Combien 
préférons-nous  Taimable  Genevois  Marc  Monnier,  qui  se  délassait 
à  tirer  les  fils  des  marionnettes  ou  à  rechercher  la  généalogie  de 
Figaro,  nous  rendait  un  humoriste  aussi  délicat  et  plus  soucieux 
du  style  que  Tauleur  de  la  Bibliothèque  de  mon  oncle,  mais  aurait 
répudié  toute  parenté  avec  un  autre  de  ses  compatriotes,  pris  de 
la  malsaine  fantaisie  de  transporter  dans  le  roman,  en  lui  laissant 
presque  son  titre,  mais  en  l'assombrissant  encore^  la  désolante 
Course  à  Vabime  de  Berlioz  !  Fort  heureusement  pour  lui  et  pour 
nous,  M.  Fuster  n*a  pas  usé  toutes  ses  couleurs  sur  les  figures 
maussades,  vieillottes  ou  fanées  de  Vallès,  d'Âmiel,  de  M*.  Edouard 
Rod.  Un  de  ses  plus  chauds,  de  ses  plus  vibrants  articles,  a  été 
écrit  à  la  mort  de  Victor  Hugo,  et  il  y  envisage  le  grand  poète,  dont 
le  clavier  sonore  a  exprimé  toutes  les  sensations,  sinon  tous  les 
sentiments  de  Thumanité,  comme  Tincomparable  interprèle  de  la 
vie  éparse  en  l'univers  entier.  L'immortelle  ivresse  de  vivre  (je  lui 
emprunte  celle  belle  expression),  il  la  retrouve  à  un  degré  moins 
étendu,  mais  plus  nettement  définie,  avec  une  plus  pure  sobriété  de 
contours,  chez  cet  Athénien  de  Paris,  M.  Théodore  de  Banville.  Il 
n'est  pas  étourdi  par  le  gong  de  M.  Richepin.  Il  démasque  les  im- 
passibles qui,  imbus  de  Toslliélique  de  Gœlhe,  peuvent  se  donner, 
comme  M.  Renan,  les  dehors  de  l'émotion,  mais  se  préoccupent 
d'abord,  comme  Gustave  Flaubert,  de  balancer  leurs  périodes  ou, 
comme  M.  Leconte  de  Lisle^  de  ciseler  leurs  alexandrins.  Comme 
contraste  aux  demi-teintes  où  se  plaît  le  dileltantisme  affiné  de 
M.  Paul  Bourget,  à  ses  Aveux  effleurés  et  discrets,  il  fait  ressortir 
Taveu  vif  et  franc,  la  flamme  amoureuse  et  poétique  de  M^^e  Louisa 
Siafert,  uneSapho  stoïcienne,  qu'il  eût  pu  comparer  aussi  à  Louise 
Labbé  plus  retenue.  L'œuvre  si  intéressante  et,  malgré  les  réserves 
qu'il  lui  applique,  bien  personnelle  de  M.  Pierre  Loti,  lui  inspire 
un  fin  chapitre  de  psychologie  littéraire  ;  ici  plus  qu'ailleurs,  j'au- 
frais  plaisira  le  suivre  et  à  le  discuter,  car  les  écrivains  bretons 
doivent  mieux  qu'un  hommage  banal  à  celui  qui  peint  au  vif  les 


NOTICES  ET  COMPTES  BEND^S  14d 

hommes  el  les  siles  de  la  Bretagne,  qui  retrace  en  pages  inou- 
bliables  le  tranquille  héroïsme  de  Mon  Frère  Yves  et  les  souf- 
frances ignorées  des  Pécheurs  d'Islande. 

Je  ne  fermerai  pas  les  Essais  de  M.  Fuster  sans  insister  sur  ce 
que  la  critique,  ainsi  comprise,  a  de  vaste  et  de  lumineux  :  elle  en- 
seigne et  prêche  d'exemple  ;  elle  ne  décompose  pas,  elle  reconsti- 
tue; elle  ne  se  borne  pas  à  indiquer  les  écueils,  elle  montre  et 
fraie  la  bonne  voie.  Pour  rendre  de  belles  et  fortes  idées,  les  mots 
lui  viennent  avec  une  heureuse  abondance,  et,  pareille  à  un  fleuve 
qui  descend  des  hautes  cimes,  sa  parole  se  déverse  à  flots  pressés. 
Un  peu  d'exubérance  ou  de  pétulance  ne  lui  messied  pas  plus  qu'à 
un  cheval  de  race,  impatient  du  frein.  Celle  critique  est  toute  neuve 
d'origine  :  Yillemain  ne  l'avait  pas  plus  pressentie  que  Boileau 
ou  Voltaire,  et  Sainte-Beuve,  si  grand  par  d'autres  côtés,  lui  était 
demeuré  étranger.  Elle  a  jailli,  presque  armée  de  toutes  pièces,  du 
cerveau  de  Paul  de  Saint-Victor,  et  je  ne  vois  pas  un  écrivain  delà 
jeune  école  qui  soit  plus  digne  que  M.  Charles  Fuster  de  recueillir 
ce  glorieux  héritage  de  Tauleur  d'Hommes  et  dieux.  Celui  qui  a 
fait  un  plaidoyer  admirable  (le  mot  y  est  el  je  le  maintiens)  en  fa- 
veur de  la  littérature  depassion,  celui  qui,  interrogeant  les  poètes^ 
à  propos  d'amour,  a  réhabilité  le  sentiment  que  tant  d'autres 
dégradent,  s'inscrit  aujourd'hui  parmi  les  maîlres  de  sa  génération; 
il  a  la  foi  robuste,  le  feu  sacré  el,  par  surcroît,  l'éloquence  qui  vient 

du  cœur. 

Olivier  de  Gourcofp. 

LES  FAMILLES  FRANÇAISES  A  JERSEY  PERDANT  LA  RÉVOLUTION^ 
par  le  comte  Régis  de  rEstourbeilIon,  inspecteur  de  la  Société  fran- 
çaise d^archéologie,  secrétaire  de  la  Hevue  historique  de  l'Ouest  et  de 
la  Société  des  Bioliophiles  Bretons,  membre  honoraire  du  Conseil  hé- 
raldique de  France.  —  Gr.  io-S*»,  viii-680  p.  Nantes,  imp.  Vincent 
Forest  et  Ennile  Grimaud. 

En  attendant  que  nous  rendions  compte  de  cette  importante  publica- 
tion, nous  détachons  de  la  préface  les  pages  où  Fauteur  expose  par 
quel  hasard  il  fut  conduit  à  Pentreprendre  : 

L'une  des  plus  grandes  jouissances  que  puisse  épouver  Thislorien 


160  NOTICES  ET  COMPTES  BINDDS 

on  l'archéologae  voyi^eant  à  l'étranger,  est  à  coup  sâr  l'émotion 
qu'il  ressent  lorsqu'il  vient  6  rencontrer  quelques  documents  con- 
cernant la  patrie.  Le  souvenir  du  foyer  natal  <\ni  se  présente  à  lui, 
au  cours  d'une  excursion  lointaine,  rajeunit  en  quelque  sorte  son 
âme  et  lui  rappelle  qu'il  doit  demeurer  toujours  le  gardien  et  le 
constervateur  fidèle  des  traditions  nationales,  de  même  que  l'homme 
de  guerre  doit  en  rester  le  défenseur. 

Au  mois  de  juillet  1883,  nous  trouvant  &  Jersey,  aui  réunions 
du  Congrès  de  la  Société  française  d'Archéologie,  qui  célébrait, 
celte  année-là,  A  Gaen  et  dans  les  ties  anglo-normandes,  le  cin- 
quantième anniversaire  de  sa  fondation  par  l'illustre  de  CaumonI, 
unheureus  hasard  nous  lit  faire  bientôt  une  heureuse  trouvaille. 
Guidé  par  notre  pieuse  affection  pour  un  aïeul,  né  A  Salnl-Helier 
en  1194',  pendant  l'émigration  française,  et  espérant  y  retrouver 
quelques  traces  de  son  passage,  nous  avions  déjà  fait  d'infruc- 
tueuses recherches,  lorsque  nous  découvrîmes,  chez  le  Recteur 
delà  mission  catholique  de  Saint- Thomas  de  Jersey,  une  grande 
partie  des  cahiers  sur  lesquels  les  ecclésiastiques  émigrés  avaient 
inscrit  en  secret  tous  les  actes  de  l'état  civil  des  familles  réTugiées 
ji  Jersey  pendant  la  Révolution.  Bien  que  plusieurs  d'entre  eux, 
mutilés  peu  à  peu,  eussent  déjà  perdu  un  certain  nombre  de  leurs 
feuilles,  nous  filmes  ravi  cependant  de  cette  précieuse  rencontre 
qui  nous  mettait  en  présence  de  trente  cahiers  in-folio,  contenant 
près  de  400  actes  et  intéressant  plus  de  1200  familles.  Grâce  à 
1  obligeance  du  R.  P.  Bourde,  directeur  de  la  mission  catholique, 
nous  pûmes  les  emporter  à  litre  de  prêt,  bien  résolu  à  en  opérer 
le  dépouillement  et  à  en  faire  l'objet  d'un  sérieux  examen.  Or 
c'est  le  résultat  de  cet  examen  que  nous  venons  exposer  aujour- 
d'hui. Notre  travail  n'offre  point  au  lecteur  une  œuvre  de  longue 
haleine,  mais  au  chercheur  un  ensemble  de  documents  nouveaux, 
de  matériaux  complètement  inédits... 

Si  leur  authenticité  est  indiscutable,"  leur  origine,  qui  date  de 
17^2,  n'est  pas  moins  facile  â  connaître.  A  cette  époque,  quelques- 
uns   des    nombreux  ecclésiastiques  émigrés   demandèrent   aux 


NOnCBS  ET  GOXPTES  RENDUS  451 

évèques  de  Bayeux  et  de  Tréguier,  également  réfugiés  à  Jersey,  Tau- 
lorisalion  d'ouvrir  un  registre  pour  Tinscriplion  des  baptêmes,  ma- 
riages et  décès, qui  devenaient  incessants.  Ces  prélals  s'empressèrent 
aussitôt  de  satisfaire  à  leur  demande,  et  ce  que  nous  appellerons 
les  premiers  registres  paroissiaux  catholiques  de  Jersey  s'ouvrent 
tous  par  une  suscription  de  ce  genre  :  «  Nous,  Augustin  Le  Hintier, 
évëque  de  Tréguier,  réfugié  en  Tisle  de  Jersey,  à  raison  des 
troubles  et  calamités  qu'éprouve  TÉglise  gallicane,  fondé  de  pou- 
voirs de  Mffr  révêqu'e  de  .Goutances,  approuvons  et  permettons  au 
sieur  Le  Saoul,  chanoine  de  Téglise  cathédrale  de  Saint-Malo  el 
curé  de  ladite  ville,  d'ouvrir  deux  registres  en  papier  simple,  va 
le  non-usage  du  papier  de  contrôle  à  Jersey,  contenant  chacon 
douze  feuillets,  pour  y  rapporter  en  double  les  actes  de  baptêmes, 
mariages  et  sépultures,  pour  lesquels  il  serait  requis,  et  que  nous 
consentons  et  permettons  qu'il  fasse,  pendant  son  exil  en  ladite  isie 
de  Jersey,  à  charge  toutefois  audit  sieur  Le  Saout  de  remettra 
entre  nos  mains  l'un  de  ces  registres,  lors  de  leur  clôture,  et  de 
présenter  Tautre,  resté  en  sa  possession,  pour  être  reconnu  légal 
el  authentique  en  France,  aussitôt  que  les  circonstances  pourront 
le  lui  permettre. 

«  A  Saint-Hélier,  en  l'isle  de  Jersey,  sous  le  sceau  de  nos  armes, 
le  3  février  1794.  —  f  Augustih,  évèque  de  Tréguier.  » 

Il  est  probable  que  les  circonstances  ne  permirent  point  à  ces 
ecclésiastiques  de  rapporter  sur  le  sol  natal  les  doubles  de  ces  re- 
gistres, plusieurs  d'entre  eux  se  trouvant  au  nombre  de  ceux  qui 
nous  ont  été  confiés.  —  C'est  donc  pour  nous  une  grande  joie  de 
faire  amplement  connaître  aujourd'hui  ces  documents  demeurés  à 
l'étranger  et  qui  constituent  le  véritable  état  civil  des  familles  fran- 
çaises réfugiées  à  Jersey  pendant  la  Révolution.  Ajoutons  que  leur 
nature  et  les  circonstances  qui  ont  entouré  leur  origine  nous  ont 
fait,  de  plus,  considérer  comme  un  devoir  de  piété  filiale  la  publi" 
caiion  de  ces  textes. 

C^«  DE  l'Estoitrbbillon. 


iSS  NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 

Mffi*  du  Fongerais. 

Li  Revue  a  oublié,  dans  son  précédent  semestre,  de  consacrer 
quelques  lignes  à  la  mémoire  de  Hi'  du  Foagerais,  directeur  gé- 
néral de  TŒuvre  de  la  Sainte-Enfance,  décédé  à  Paris,  au  mois  de 
janvier  dernier,  et  qui  appartient  à  la  Bretagne  par  son  berceau,  par 
quelques-unes  de  ses  fructueuses  années,  par  son  affection  et  par 
sa  tombe, 

Henrl-Harie-Alfred  de  la  Douêpe  du  Fougerais  naquit  à  Vitré,  le 
13  septembre  1821.  Son  père,  M.  Edouard  de  la  Douêpe,  baron  du 
Fougerais,  sous-préfet  de  Vitré  de  1816  à  1823,  puis  de  Mayenne  de 
1823  à  1830,  était  originaire  de  Seine-et  Oise  ;  dame  MarieRenée 
Després,  sa  mère,  descendait  des  familles  Bongrain  de  la  Boinelle 
et  Guitet  de  la  Rançonnerie,  de  la  paroisse  du  Perire.  Le  jeune  du 
Fougerais  commença  ses  études  au  collège  de  Mayenne,  les  termina 
brillamment  au  petit  séminaire  de  Nantes,  et  se  fît  inscrire  à 
PÉcole  de  droit  de  Paris.  Au  bout  d'une  année,  sur  les  conseils  de 
Tabbé  de  Conrson,  qui  de  Nantes  était  passé  à  la  direction  du  sé- 
minaire de  Saint-Sulpice,  M.  du  Fougerais,  indécis  jusque-là  sur  sa 
vocation,  entra  dans  cette  dernière  maison,  y  reçut  le  sous-diaconat 
en  1843,  alla  se  préparer  au  sacerdoce  à  Saint-Louis-des-Français, 
à  Rome,  et  fut  ordonné  prêtre  à  Saint-Jean-de-Latran.  Rentré  dans 
le  diocèse  de  Rennes,  Hk^  Saint-Marc,  après  lui  avoir  confié  les 
chaires  de  philosophie  et  d'Ecriture  sainte,  au  grand  séminaire, 
qu'il  occupa  de  1845  à  1852,  voulut  le  fixer  à  Tévèché  et  l'attacher 
à  sa  personne,  mais  le  savant  et  aimable  professeur  alla  frapper  à 
la  porte  de  l'Oratoire  que  le  R.  P.  Petétot  venait  de  restaurer  en 
France.  Le  R,  P.  du  Fougerais  fut  envoyé  successivement  à  Lis- 
bonne, comme  aumônier  de  la  légation  française,  puis,  comme  su- 
périeur, au  petit  séminaire  de  Saint-Lô  et  au  collège  de  Juilly. 
Dans  ces  différents  postes,  il  laissa,  a  dit  l'un  de  ses  biographes,  le 
souvenir  et  les  traces  de  son  zèle  et  de  sa  piété^  de  la  douceur  et  de 
Vaménité  de  son  caractère. 

Vers  1870,  M.  du  Fougerais  crut  devoir  donner  une  autre  direc- 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS  153 

lion  à  son  activité  et  à  son  zèle  :  il  se  livra  d'abord  à  la  prédication 
et  prêcha  le  carême  dans  les  cathédrales  de  Luçon  et  de  Rennes, 
dont  il  devint  chanoine  honoraire  ;  puis,  s'étant  lié,  à  Paris,  avec 
Ms^  de  Ségur  et  Mfi^r  de  Girardin,  il  s'occupa  des  œuvres  de  charité, 
fit  entendre  sa  parole  dans  les  congrès  catholiques,  et  devint  pré- 
sident de  l'œuvre  des  Orphelinats  agricoles  de  France,  et  vice-pré- 
sident de  l'œuvre  du  bureau  central  de  l'Union  des  associations 
ouvrières  calholiques. 

En  1878,  M?'  de  Girardin,  ayant  résigné  les  fonctions  de  direc- 
teur général  de  la  Sainte-Enfance,  désigna  M.  du  Fougerais  comme, 
son  successeur,  et  ce  dernier  fut  installé  dans  celte  charge  le  6 
janvier  1879.  Apôtre,  et  apôtre  infatigable,  de  la  Sainte-Enfance,  en 
récompense  de  son  zèle,  il  reçut,  en  1882,  les  honneurs  de  la  pré- 
lature  romaine,  et  fut  nommé  camérier  secret  de  Sa  Sainteté 
Léon  XIII. 

Le  8  janvier  dernier,  M«f  du  Fougerais,  rentré  à  Paris  depuis 
peu  de  jours,  après  un  long  voyage  entrepris,  en  Belgique,  en  Hol- 
lande et  en  Allemagne,  pour  les  besoins  de  l'Œuvre  de  la  Sainte- 
Enfance,  a  succombé  à  une  congestion  pulmonaire,  dans  une  voi- 
ture qui  le  conduisait  à  Montrougél  Les  obsèques  ont  eu  lieu  à 
Saint-François-Xavier,  sa  paroisse,  en  présence  de  M.  l'abbé  Garon, 
archidiacre  de  Notre-Dame,  qui  représentait  le  cardinal  Guibert, 
de  M8f  Gay,  ancien  coadjuteur  de  M?'  Pie,  du  R.  P.  Emile  du  Fou- 
gerais, frère  du  défunt,  de  M.  de  Sallier-Dupin,  son  beau-frère,  et 
d'une  assistance  choisie.  Quelques  semaines  après,  sa  dépouille 
mortelle,  rapportée  en  Bretagne,  a  été  inhumée  dans  le  cimetière 
de  la  paroisse  du  Pertre. 

L'abbé  Paul  Paris-Jallobert. 


CHRONIQUE 


ScMMAiBE.  —  M.  René  Kerviler  et  le  Canal  des  Deux -Mers.  —  Oraison  fanébre  de 
Mgr  de  Laval  par  Mgr  Bécel.  —  Le  pardoa  de  Sainte-Anne.  —  Le  pèlerinage 
eucharistiqae  de  Vertoa.  —  Le  prix  Montyon  de  la  Sœur  Saint-Gantier.  ^  Nécro- 
logie: M.  Léon  de  Cussé;  M.  Eugène  de  Fontaines  ;  Mgr  Dupont  des  Loges.  — 
La  baignoire  de  Marat. 

On  lisait  dans  le  Courrier  de  Saint-Nazaire,  da  27  juillet  1886: 
c  Nous  apprenons  avec  une  vive  et  patriotique  satisfaction  que  M.  l  ené 
Kerviler,  ingénieur  en  chef  de  notre  port,  à  qui  la  Société  française 
d'Archéologie  vient  de  décerner  sa  grande  médaille  d*bonneur  dans  la 
dernière  séance  du  Congrès  tenu  à  Nantes,  a  été  récemment  auto];|8é, 
par  M.  le  ministre  des  travaux  publics,  à  défendre,  devant  les  commis- 
sions spéciales  d*examens  instituées  au  miDistère,  le  projet  du  grand 
canal  maritime  entre  Bordeaux  et  Narbonne,  dit  Canal  des  Deux-Mers, 
auquel  il  avait  précédemment  collaboré.  C'est  un  grand  honneur  pour 
notre  port  que  Fauteur  des  ouvrages  qui  ont  établi  la  réputation  de 
Saint-Nazaire  ait  été  choisi  pour  être  l'avocat  de  ce  travail  gigantesque 
qui  est  appelé  ë  transformer  complètement  la  marine  de  notre  pays. 
Quand  les  paquebots  et  les  cuirassés  franchiront  le  col  qui  sépare  Tou- 
louse de  Carcassonne  ;  quand  Toulouse  sera  devenue  un  Liverpool  com- 
mercial et  un  arsenal  maritime  de  guerre  inattaquable,  nous  nous  sou- 
viendrons avec  orgueil  qu'ici,  dans  nos  murs,  fiit  préparé  ce  grand  évé- 
nement, dont  nous  bénéficierons  largement  k  notre  tour.  >9 

—  C'est  Mer  gécel,  évêque  de  Vannes,  qui  a  été  chargé  de  prononcer 
l'oraison  funèbre  de  Mgr  Le  Hardy  du  Marais,  évêque  de  Laval.  Nous 
regrettons  que  le  défaut  d'espace  ne  nous  permette  pas  de  donner  quel- 
ques extraits  de  ce  remarquable  discours. 

—  Les  (êtes  du  pardon  de  sainfe  Anne,  le  86  juillet,  ont  été  extrême- 
ment brillantes,  malgré  Tinclémence  du  temps.  La  présence  de  S.  E.  le 
cardinal  Place  y  avait  attiré  on  concours  plus  nombreux  que  jamais.  Du 
haut  de  la  Scala  sancta,  Mffr  Germain,  évêque  de  Goutances,  a  fait  une 
allocution  des  plus  émouvantes.  Le  directeur  de  la  Semaine  religieuse, 
M.  l'abbé  Max.  Nicol,  avait  composé,  pour  le  second  cardinal  de  Bretagne, 


CHRONIQUE  155 

un  très  beau  poème,  qu'il  a  lu  au  repas  donné  dans  le  réfectoire  du  petit 
séminaire.  En  voici  le  début  : 

Ils  disent  que  la  foi  se  meart  dans  notre  France, 
Que  le  Christ  n'a  plus  rien  ^  pas  même  Tespérance, 
Que  son  trône  brisé  fera  place  demain 
An  temple  du  Progrès,  élevé  par  leur  main. 
Non  !  le  progrès,  c'est  Lui  !  sa  parole  féconde 
Avec  le  sang  divin  a  transformé  le  monde  : 
S'il  triomphait  hier  et  s'il  souffre  aujourd'hui» 
Qu'importe  ?  Nous  l'aimons,  et  la  France  est  k  lui. 
N'n-t-il  pas,  dans  sa  maiu,  béni  la  noble  épée 
Qui  grave,  en  tout  climat,  notre  fîére  épopée? 
Quel  peuple,  comme  nous,  pourrait  dire:  <  En  tout  lieu 
Les  exploits  de  mes  fils  sont  les  Gestes  de  Dieu  ?  » 
Aussi  son  Cœur  palpite  au  cœur  de  la  patrie, 
Qui  lui  donna  toujours,  triomphante  ou  meurtrie, 
Pour  défendre  sa  cause  et  garder  son  autel. 
Des  hommes  sur  la  terre  et  des  saints  dans  le  ciel. 

—  Le  dimanche  8  août,  un  pèlerinage  eucharistique,  présidé  par 
Mgr  Le  Coq,  réunissait,  aux  environs  de  Nantes,  dans  la  paroisse  de 
Vertou,  une  foule  immense,  que  l'on  peut  évaluer  à  30,000  personnes^ 
au  moins.  De  la  gare  au  bourg,  de  Téglise  à  la  prairie,  bordant  la  Sèvre, 
où  était  établi  le  reposoir,  ce  n'était  que  mâts  pavoises,  guirlandes,  arcs 
de  triomphe,  sur  une  longueur  de  quatre  kilomètres.  Ce  fut  une  fête 
vraiment  magnifique  :  il  était  impossible  de  rendre  de  plus  grands 
honneurs  au  Dieu  de  TËucharistie,  proscrit  des  rues  de  notre  ville. 

—  Mercredi  18  août,  à  une  heure  de  l'après-midi,  le  Conseil  général 
de  la  Vendée  s'est  transporté  à  l'hôpital  départemental  de  la  Roche-sur- 
Yon  pour  remettre  à  la  vaillante  sœur  Saint-Gautier,  de  la  Congrégation 
des  Filles  de  la  Sagesse,  la  médaille  et  la  somme  de  1,500  francs  consti- 
tuant le  prix  Montyon,  qui  lui  a  été  décerné  par  l'Académie  française, 
au  mois  de  juillet  dernier* 

M.  le  directeur  a  introduit  MM.  les  conseillers  généraux  dans  le  grand 
salon  de  réception.  La  supérieure  et  les  sœurs  desservant  Thépital  dépar- 
temental y  sont  entrées  à  leur  tour  entourant  la  récipiendaire. 

M.  le  sénateur  Gaudineau,  président  du  Conseil  général,  s'est  alors 
avancé  et  a  prononcé  Tallocution  suivante,  qui  a  été  fort  applaudie  : 

Ma  chère  sœur. 

Je  viens  remettre  entre  vos  mains  la  récompense  que  rAcadéroie  française  vous  a 
décernée  à  raison  de  votre  long  et  admirable  dévouement. 


i56  CHRONIQUE 

Je  viens  en  outre  vous  adresser  mes  félicilations  et  celles  de  mes  collègues  du 
Conseil  générai  de  la  Vendée.  Tons,  on  vous  Ta  peut-être  dit,  nous  avons  servi  de. 
témoins  lors  de  la  répartition  des  prix  Montyon. 

Ce  mot  de  félicitations ^  je  m'en  aperçois  de  suite,  n'est  pas  celui  que  j'aurais  dû 
employer.  Il  convient  bien  mieux  de  parler  ici  de  remerciements. 

Oui,  nous  vous  remercions  de  tout  cœur,  parce  que,  durant  trente  années,  sans 
interruption,  vous  avez  consacré  chacune  de  vos  nuiis  au  soulagement  des  malades 
de  notre  hôpital  départemental,  parce  que  vous  ^les  demeurée  près  de  leur  chevet, 
vous  appliquant  à  leur  donner  non  pas  seulement  les  soins  délicats  et  quasi  mater- 
nels  dont^  vous  et  vos  sœurs,  vous  avez  seules  le  secret,  mais  aussi  et  surtout  ce  cou- 
rage, cette  force  morale  dout  le  pauvre  patient  a  tant  besoin  I 

Rassurez-vous,  ma  chère  sœur.  Mes  paroles  ne  blesseront  pas  votre  humilité  si 
connue.  En  même  temps  qu'à  fous,  elles  s'adressent,  en  effet,-  à  toutes  celles  qui 
font  partie  de  l'ordre  des  religieuses  de  la  Sagesse,  à  toutes  celles  qui,  en  Vendée  et 
dans  les  contrées  les  plus  reculées,  sont  vos  émules  quand  il  s'agit  de  sacrifices. 

A  elles  toutes,  je  dis  :  merci.  Toutes  vous  prouvez  que,  malgré  les  défaillances 
des  temps  actuels,  c'est  encore  en  France  qu'il  faut  venir  pour  découvrir  les  modèles 
les  plus  achevés  d'abnégation  et  de  charité  chrétiennes. 

M.  le  directeur  a  adressé,  lui  aussi,  quelques  mots  de  remercieaieot  au 
Conseil  général  et  de  félicitation  à  la  sœur  Saint-Gautier. 

M.  le  président  a  ensuite  remis  la  médaiHe  et  la  somme  constituant  le 
prix,  en  assurant  la  chère  sœur  Saint-Gautier  que  ce  jour  était  l'un  des 
plus  beaux  de  son  administration. 

—  Le  samedi  24  juillet,  ont  eu  lieu,  en  Téglise  cathédrale  de  Vannes, 
les  funérailles  de  M.  Antoine-Léon  Davy  de  Gussé,  officier  d'académie, 
ancien  président  de  la  Société  polymathique  du  Morbihan,  dont  le  talent 
commme  archéologue  et  comme  dessinateur  était  depuis  longues  années 
connu  et  hautement  apprécié.  Les  cordons^  du  poêle  étaient  tenus  par 
MM.  le  comte  de  Limur^  l'intendant  Galles,  Jacquelot  du  Boisrouvray  et 
Guyot  de  Salins,  père. 

M.  Davy  de  Cussé  a  succombé  aux  suites  d'une  longue  et  douloureuse 
maladie  :  il  était  âgé  de  64  ans. 

—  Un  grand  concours  d'amis  de  M.  Eugène  de  Fontaines,  ancien  dé- 
puté de  la  Vendée,  venus  de  tous  les  points  de  la  contrée,  et  la  population 
tout  entière  de  Poussais  et  des  environs  se  pressaient,  le  31  juillet,  dans 
la  vieille  église  paroissiale,  autour  de  la  famille  de  l'homme  de  bien  qui 
venait  d'être  si  cruellement  enlevé.  Le  deuil  était  conduit  par  les  enfants 
de  M.  de  Fontaines  et  par  ses  frères.  Les  cordons  du  poêle  étaient  tenus 
par  un  agriculteur  de  la  commune  et  par  MM.  de  Rochebrune«  Daniel- 
Lacombe  et  Gaston  Sabouraud,  député  de  la  Vendée. 

Toute  l'assistance  était  recueillie  et  vivement  émue,  et  Tattitude  de  la 


CHRONIQUE  157 

foule  était  le  plus  éloquent  témoignage  du  respect  et  des  sympathies  qui 
entouraient  Thonorable  défunt. 

Au  cimetière,  après  les  dernières  prières,  M.  Gaston  Sabouraud  s'est 
fait,  avec  une  émotion  universellement  partagée,  l'interprète  des  senti- 
ments de  l'assistance  en  rendant  un  légitime  hommage  à  la  mémoire  du 
distingué  citoyen  que  vient  de  perdre  la  Vendée. 

—  Nous  apprenons  une  douloureuse  nouvelle,  disait  le  Journal  de 
Rennes^  du  19  août  :  Mcf  Dupont  des  Loges  est  mon  hier  matin,  à 
deux  heures,  à  Metz. 

C'est  une  grande  perte  pour  TËgli^se  de  France,  perte  qui  sera  parti- 
culièrement ressentie  dans  notre  ville,  où  l'évoque  de  Metz  était  né,  il  y 
a  82  ans. 

Jusqu'à  la  guerre  de  1870,  Mgr  Dupont  des  Loges,  tout  entier  aui  de- 
voirs de  sa  charge,  s'était  fait  remarquer  par  la  sagesse  de  son  jugement, 
la  rectitude  et  la  modération  de  ses  idées. 

Après  l'annexion,  il  refusa  de  -quitter  sa  chère  Lorraine,  devenue  sa 
patrie  d'adoplioo,  et  lui  fit  le  plus  grand  sacrifice  qu'il  pouvait  lui  faire: 
celui  de  sa  nationalité.  Mais  c'est  de  lui  plus  que  de  tout  autre  que  l'on 
pouvait  dire  qu'il  était  resté  Français  par  le  cœur.  Bien  plus,  il  s'était  ac- 
quis une  situation  si  haute  et  si  respectée  qu'il  était  devenu,  si  l'on  peut 
dire,  l'incarnation  de  la  patrie  française  au  delà  de  cette  frontière  que 
nos  malheurs  ont  rapprochée  et  en  quelque  sorte  le  symbole  vivant  du  pa- 
triotisme. 

L'amour  que  les  Messins  professaient  pour  leur  vieil  évêque  n'avait 
d'égal  que  le  respect  dont  les  Allemands  eux-mêmes  l'entouraient. 

La  Bretagne  s'unit  à  la  Lorraine  pour  saluer  en  Ms'  Dupont  des  Loges 
un  patriote  et  un  saint;  la  ville  de  Rennes,  qui  perd  en  lui  un  de  ses  plus 
dignes  enfants,  dépose  sur  son  cercueil  ses  regrets  et  ses  plus  respectueux 
hommages. 

Né  à  Rennes,  le  11  r.ovembre  1804,  Me^  Dupont  des  Loges  avait  été 
nonmié  évêque  de  Metz  en  1843. 11  prit,  aussitôt  après  la  capitulation  de 
Metz,  un  rôle  patriotique  qui  le  plaça  à  la  tête  du  parti  protestataire  de 
la  Lorraine  annexée.  En  1874,  il  fut  nommé  représentant  de  Metz  au 
Reichstag  :  il  céda  sa  place,  en  1877,  à  M.  Paul  Rezanson,  pour  se  con- 
sacrer tout  entier  aux  trax  aux  de  son  diocèse. 

Jusqu'à  la  fin,  le  vénérable  prélat  n'a  cessé  de  combattre  les  préten- 
tions allemandes.  Il  est  mort,  on  peut  le  dire,  sur  la  brèche. 

Le  2  septembre,  les  Alsaciens-Lorrains  présents  à  Paris  feront  dire 
une  messe,  à  Notre-Dame,  pour  l'àme  du  regretté  évêque  de  Metz. 
Mgr    Richard,  archevêque  de  Paris ,  dira  la  messe,  et  Mfir>^  Freppel, 


158  CHRONIQUE 

évêque  d'Angers,  au  nom  des  Alsaciens-Lorrains,  prononcera  l'oraison 
funèbre. 

--  On  vient,  dit  le  Mondes  de  retrouver  la  baigooiro  dans  laquelle  Marat 
a  été  assassiné  par  Charlotte  Corday.  On  dit  qu'elle  était  la  propriété 
d'un  ecclésiastique  du  diocèse  de  Vannes,  qui  vient  de  la  céder  à  un  éta- 
blissement qui  ne  serait  autre,  prétend-on,  que  le  musée  Grévin,  pour 
une  somme  de  5^000  francs. 

Ce  prêtre  aurait  eu  la  bonne  pensée  de  consacrer  cette  somme  à  la  fon- 
dation d'une  école  libre.  L'impie  et  sectaire  Marat  contribuant  indirecte- 
ment à  la  fondation  d'une  école  congréganisie,  voilà  cerles  une  chose  à 
laquelle  on  ne  s'attendait  guère  ! 

Lotis  DE  Kerjean. 


ASSJGIilT.ON  BRErONNE 

CLASSE   D*ABCBÉ0L0G1E 

Programme  des  questions  à  traiter  dans  le  XXIX«  congrès 

breton 

Qui  s*ouvrira  à  Pontivy,  le  6  septembre  i886. 

\.  -  Archéologie. 

1 .  —  Monuments  préhistoriques  du  département  du  Morbihan  :  — 
statistique  et  description  ;  —  moyens  employés  pour  assurer  leur  conser- 
vation. 

%,  —  Monuments  de  l'époque  romaine,  en  particulier  aux  environs  de 
Pontivy  (Gastennee,  Quinipili,  etc.). 

3.  —  Monuments  du  vi^  au  xe  siècle  (époques  mérovingienne  et  carlo- 
vingienne). 

4.  —  Faire  connaître  les  principaux  documents,  imprimés  ou  inédits, 
relatifs  à  l'histoire  de  l'Architecture  militaire  en  Bretagne,  du  xi»  au 
xvi«  siècle, 

5.  —  Dénoncer  les  actes  de  vandalisme  (dans  Tordi  e  artistique,  archéo- 
logique et  historique),  commis  en  Bretagne,  notamment  dans  le  départe- 
ment du  Morbihan  ;  —  bignaler  les  monuments  restaurés  et  le  système 
suivi  dans  les  restaurations. 

6.  —  Signaler  et  décrire  les  monuments  historiques,  religieux,  civils  et 
militaires,  de  la  région  centrale  de  la  Bretagne  (arrondissements  de  Pon- 
tivy, Ploërmel  et  Ijoudéac),  qui  n'auraient  pas  été  jusqu'ici  suffisamment 
étudiés. 


.> 


li 


CHRomouE  159 

IL  —  Histoire. 

7.  —  Origines  de  Tëvôché  de  Vannes;  —  actes  et  légendes  des  saints; 

—  liturgie  ancienne^  —  abbayes  et  monastères;  —  organisation  reli- 
gieuse jusqu'en  1 790. 

8.  —  Sur  quelles  preuves  peutH>n  s'appuyer  pour  établir  l'identité  du 
saint  Clair  honoré  à  Réguini  avec  le  premier  évêque  de  Nantes  du  même 
nom? 

9.  —-Saint  Gildas;  son  oratoire  sur  le  Blavet;  ses  missions  dans  la 
Gornouaille  et  dans  Tintérieur  de  FArmorique. 

10.  —  Saint  Mériadec  \  son  époque;  sa  légende  latine;  son  Hfystère 
en  vers  comiques. 

11.  —  Forêt  centrale  de  la  péninsule  armoricaine  depuis  l'époque  cel- 
tique Jusqu'au  x«  siècle. 

12.  —  Région  centrale  de  la  péninsule  armoricaine  depuis  le  %i^  siècle. 

—  Le  Porhoèt;  la  vicomte  de  Rohon,  etc. 

13.  —  Histoire  de  Pontivy. 

U.  —  Guerre  de  la  Succession  de  Bretagne  au  xivo  siècle.  —  Princi- 
paux documents  à  consulter.  —  Autorité  de  Froissart. 

15.  —  Episodes  de  la  guerre  de  Succession  spéciaux  au  pays  de  Vannes 
(élude  critique).  «-  Siège  d'Hennebont.  —  Combat  des  Trente.  ->  Bataille 
de  Mauron.  —  Bataille  d'Auray. 

16.  —  Tentatives  des  Anglais  contre  la  Bretagne  au  xvaie  siècle.  — 
Attaque  contre  Lorient  en  17i6,  d'après  les  documents  publiés  en  Angle- 
terre. 

17.  —  Etude  historique  et  littéraire  sur  les  Joculatores  bretons  à 
l'époque  carlovingienne. 

18«  —  Littérature  populaire  (contes,  chansons,  proverbes);  —  usages 
et  mœurs  de  la  Basse-Bretagne  :  leurs  origines;  causes  de  leur  dispa- 
rition. 

19.  —  Même  question  pour  la  Haule-firelague. 

En  dehors  de  ce  programme^  toute  question  d'histoire  ou  d'archéologie 
relative  à  la  Bretagne  peut  être  traitée  au  Congrès,  avec  l'assentimefU 
préalable  du  bureau. 

Conformément  à  Tarticle  7  des  Statuts  de  l'Association  bretonne, 
<«  toute  discusion  sur  la  religion  ou  la  politique  est  interdite  dans  les 
a  réunions  de  l'Association.» 

Une  des  journées  du  Congrès  sera  consacrée  à  une  excursion  archéo- 
logique. 


BIBLIOGRAPHIE  BRETONNE  ET  VENDÉENNE 


Allocutions  de  MM.  A.  de  Brbmond  d*Arset  de  Granges db  Surgères, 
président  et  yice -président  de  la  Société  archéologique  de  Nantes,  à  ia 
séance  d'ouverture,  le  1er  juillet  {^86^  du  Congrès  archéologique  de 
Nantes.  —  In-S»,  16  p.  Nantes,  imp.  Bourgeois. 

Extrait  de  VEspérance  du  Peuple, 

Bulletin  mensuel  de  l'Association  amicale  des  anciens  élèves  des 
Frères  DU  pensionnat  Saint-Joseph  de  Nantes.  N»  1.  l^r  août  1886.  — 
ln-8®,  8  p.  Nantes, imp.  Vincent  Forest  et  Emile  Grimaud. 

Chants  de  la  vie,  suivis  de  Corentine,  récit  du  littoral,  par  Pudl  Kerlor. 

—  1  vol.  pet.  in-lâ,  120  p.  Rennes,  H.  Cailiière,  éditeur. 

Familles  (les)  françaises  a  Jersey  pendant  la  Hévolutk^,  par  le 
comte  Régis  de  rËstourbeilion,  inspecteur  de  la  Société  française  d'ar- 
chéologie, etc.  —  Un  vol.  gr.  irl-8^  vni-680  p.  Nantes,  imp. Vincent  Foflest 
et  Emile  Grimaud.  L'ex.  sur  papier  teinté,  20  fr.^  sur  papier  mécanique, 
15  fr. 

Frange  (la)  artistique  et  pittoresque.  —  Bretagne,  par  Henri  du 
Gleuziou.  T.  I,  Le  pays  de  Léon,  Ir»  partie.  Illustrations  d&^^h.  Busnel. 

—  Un  vol.  in-8o  cavalier,  xii-99  p.  Paris,  Ed.  Monnier,  éditeur,  7,  rue  de 
rOdéon.  Le  volume. 5/r. 

Guide  du  voyageur  a  Noirmoutier,  par  le  Dr  Viaud-Grand-Harais.  -^ 
ln-12, 160  p.  2o  éd.  afec  carte  et  gravure   Nantes,  L.  MelliiiPt,..    3fr. 

Lettres  de  Paul  Baudry,  publiées  par  Emile  Grimaud.  —  in-8o,  51  p. 
avec  portrait.  Nantes,  imp.  Vincent  Forest  et  Emile  Grimaud. 

Extrait  de  la  Revue  de  Bretagne  el  de  Vendée.  Tiré  à  300  ex.  :  250  pap.  mé- 
caoïque^  1  fr.  50;  50  papier  vergé,  2  fr.  50. 

MOREAU,  MAÎTRE  EN  FAIT  D' ARMES,  A  LA  JEUNESSE  NANTAISE.  Réimpres- 
sion de  la  brochure  originale,  augmentée  d*une  préface,  des  états  de 
service  de  Joseph  Moreau  et  d'un  portrait  d'après  un  dessin  du  temps. 

—  Pet.  in-4°,  24  p.  Nantes,  Vier 1  fr.  60 

Nantes  illustré.  Guide  pittoresque  et  artistique.  —  Pet.  in-8o,  iM20  p. 
Nantes,  Vier,  libr.-édit.,  passage  Pommeraye 1  fr.  25 

Pages  (les)  des  Ëcuries  du  Roi.  L*école  des  pages,  par  Gaston  de 
Carné.  —  Pet.  in-8o,xu-209  p.,  gravure,  titre  rouge  et  noir.  Nantes,  imp. 
Vincent  Forest  et  Emile  Grimaud.  —  L*6x.  papier  vergé  4  fr.  50  franco. 
Papier  du  Japon,  12  fr.  50  franco. 

Pabamé  et  ses  excursions.  Guide  du  touriste  à  Paramé,  Saint-Maio, 
Saint- Servan,  Dinard,  Saiut-Ënogat,  Saint- Lunaire,  Dinan^  Jersey,  Dol, 
Mont-Saint-Michel,  etc.,  par  Jean  du  Guildo.  Illustrations  par  Th.  busnel, 
Gambard,  Legrdndet  Roy.  —  In-12, 107  p.  Paris,  Ed.  Monnier  et  GS  7, 
rue  de  rOdéon. 

Pardon  de  saint  Yves  a  Tréguier,  par  P.  F.  —  In-8<>,  16  p.  Nantes, 
imp.  Vincent  Forest  et  Emile  Grimaud. 

Extrait  de  la  Revue  de  Bretagne  el  de  Vendée.  Tiré  à  200  ex. 


CROQUIS  MARITIMES 


LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES 


INTRODUCTION 

Romanciers  et  feuilletonnistes  ont,  à  Tenvi  les  uns  des 
autres,  créé  ou  choisi  des  types  factices,  pour  exciter 
Vavide  curiosité  des  lecteurs  auxquels  ils  désiraient  parler 
de  nos  corsaires.  La  vérité  est  cependant  assez  belle 
pour  ne  pas  la  défigurer.  Mais  les  faits  les  plus  excen- 
triques, souvent  inventés,  parfois  exagérés,  empruntés  à 
de  nombreux  personnages  et  attribués  à  un  seul,  ont  pro- 
duit des  figures  légendaires  impossibles.  De  sorte  qu'au- 
jourd'hui, même  dans  nos  ports  de  mer,  corsaires,  pirates, 
flibustiers,  forbans,  voleurs,  bandits,  brigands,  sont  des 
termes  parfaitement  appropriés  aux  mêmes  hommes,  à  la 
même  profession.  Chacun  généralement  se  représente  un 
équipage  de  corsaire  comme  composé  du  rebut  des  marins, 
formé  de  gens  de  sac  et  de  corde,  commandé  par  des 
chefs  dignes  en  tout  de  semblables  sacripants. 

Soiis  cette  réprobation  aussi  injuste  que  mal  fondée, 
s'éclipse  totalement  le  souvenir  des  immenses  services 
rendus  à  la  France,  des  pertes  énormes  infligées  à  l'en- 
nemi, de  l'anéantissement  presque  complet  du  commerce 
anglais,  et  de  la  famine  ravageant  les  Iles  Britanniques. 
A  ces  intrépides  et  utiles  auxiliaires  revient  la  gloire, 
chèrement  achetée,   d'avoir   contrebalancé  les  terribles 

TOMB  LX  (X  DE  LA  6e  SERIE).  il 


162  LA  COURSE  HT  LES  CORSAIRES 

échecs  éprouvés  par  notre  marine  militaire,  et  Thonneur 
d'avoir  servi  d'école  à  quantité  d'officiers  généraux  et 
supérieurs.  Quelles  illustrations  que  celles  des  Ango  de 
Dieppe ,  des  Jean-Bart  de  Dunkerque ,  des  Malouins 
Duguay-Trouin  etSurcouf,  du  Nantais  Cassard,  etc.,  qui 
contribuèrent  si  vaillamment  à  la  défense  du  pays,  et 
dont  les  noms  sont  devenus  immortels  dans  les  annales 
de  la  marine  française  *. 

Le  principe  même  de  la  course,  —  admise  jusqu'à  la 
fin  du  premier  empire  sans  conteste  et  toujours  pratiquée 
entre  les  nations  maritimes  belligérantes,  —  n'est  que  la 
mise  en  action  de  cette  maxime  politique,  si  célèbre  de  nos 
jours,  la  force  prime  le  droit.  Sa  portée  morale  semble 
presque  une  monstruosité  pour  nos  mœurs  policées  et 
notre  civilisation  avancée.  Au  point  de  vue  de  la  guerre, 
elle  en  est  une  des  conséquences  inévitables.  Si,  à  quel- 
ques égards,  les  corsaires  pouvaient  être  considérés  comme 
les  hulans  de  la  mer,  du  moins  ils  ont  eu  leurs  faits  de 
vaillance,  de  génie,  d'héroïsme,  leurs  gloires,  leurs  mar- 
tyrs. Sans  hésitation,  au  contraire^  il  faut  flétrir  les  pirates, 
les  écumeurs  de  mer,  qui,  en  lutte  ouverte    avec  les  lois. 


1.  C'est  sur  la  Constitution,  un  corsaire  de  Dunkerque,  que  le  brave  amiral 
L'Hermitte,  alors  enseigne  de  vaisseau»  préludait  aux  exploits  de  la 
frégate  la  Preneuse, 

Avec  une  simple  barque  indienne,  Pierre  Bouvet,  depuis  amiral,  prit  un 
brig  ;  avec  le  brig,  des  corvettes,  des  frégates  et  des  vaisseaux.  Dans  l'année 
1809,  il  enleva  à  Tennemi  26  navires,  contenant  eu  espèces  plus  de  300,000 
piastres.  Dans  doux  ans  et  demi,  il  combattit  six  frégates  anglaises,  força 
trois  d'entre  elles  à  amener  pavillon,  deux  autres  à  s'échouer  ou  à  se  brûler, 
et  la  dernière  ne  lui  échappa  qu'en  fuyant  le  lieu  du  combat  à  toutes 
voiles.  Sortant  de  l'Ile  de  France,  sur  un  petit  brig  récemment  armé,  il 
dressait  son  équipage  et  faisait  l'exercice  (selon  son  expression)  en  atta- 
quant deux  corvettes,  sur  lesquelles  il  essayait  l'effet  de  ses  caoons. 
{Précis  des  campagnes  de  l'amiral  Pierre  Bouvet.) 


j 


LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES  i  63 

se  dissimulant  dans  les  criques  ou  les  anfractuosités  du 
rivage,  s'élançaient  à  Timproviste  sur  les  pauvres  pêcheurs, 
les  inoffensifs  caboteurs,  à  Texemplc  du  vautour  sur  la 
timide  gazelle,  de  Tépervier  sur  la  tremblante  colombe. 

La  piraterie,  à  la  fin  du  XVIP  et  au  commencement  du 
XVIII®  siècle,  fut  une  des  plaies  les  plus  terribles  qu'eut 
à  éprouver  le  commerce.  Jadis,  tous  nos  navires  marchands 
portaient  de  Tartillerie,  et  de  très  forts  équipages  ;  mais 
cela  ne  les  empêchait  pas  de  tomber  aux  mains  des  flibus- 
tiers et  des  pirates  qui  les  guettaient  aux  attérages  des 
colonies.  Les  officiers  étaient  d'autant  plus  malheureux 
dans  ces  rencontres,  que  les  forbans  n'en  voulant  qu'au 
vaisseau  et  à  la  cargaison,  relâchaient  immédiatement  les 
matelots  qui  n'opposaient  aucune  résistance,  et  dont  sou- 
vent un  certain  nombre  s'enrôlaient  avec  eux,  tandis  qu'ils 
massacraient  impitoyablement  tous  ceux  qui  cherchaient  à 
lutter  et  à  défendre  les  intérêts  de  l'armateur. 

Un  exemple  entre  mille. 

h(5  Saint-Michel  de  Nantes,  de  iSO  tonneaux,  12  canons, 
40  hommes  d'équipage,  28  passagers,  capitaine  le  sieur 
Jean  du  Jonchery-Dubois,  fit  voile,  à  destination  du  Cap, 
le  18  août  1717. 

Le  20  octobre,  à  5  ou  6  lieues  N.  E.  de  la  Grange, 
M.  Dubois  eut  la  connaissance  de  deux  forbans  qui  lui 
appuyèrent  la  chasse  et  le  joignirent  vers  midi  à  portée  de 
canon.  Le  plus  gros  arbora  pavillon  anglais  en  l'assurant 
d'un  coup  à  boulet.  Les  Nantais,  qui  s'étaient  préparés  au 
combat,  hissèrent  leur  couleur,  àl'aspect  de  laquelle  l'agres- 
seur tira  cinq  à  six  boulets  et  remplaça  son  pavillon  par 
un  second,  «  noir,  ayant  une  esquellette,  au  milieu ,  tenant 
dune  main  un  dard,  et  de  Vautre  une  horloge.  » 


i6i  LA  COURSE  ET  LES  CORSAtRËS 

La  vue  de  cette  enseigne,  et  la  force  des  assaillants,  l'un 
armé  de  12  canons,  l'autre  de  14,  firent  «  changer  la  dispo- 
sition où  étoient  les  passagers  de  se  défendre,  disant  hau- 
tement que,  ne  pouvant  espérer  de  n'être  point  pris  par 
les  forbans,  ils  ne  leur  feroient  aucun  quartier  s'ils  se 
battoient,  ce  qui  désarma  aussi  l'équipage  et  obligea  le 
sieur  Dubois  de  se  rendre.  » 

Ce  dernier,  conduit  à  bord  du  grand  forban,  reconnut  que 
son  équipage  comptait  au  moins  140  hommes,  presque 
tous  Anglais.  Le  chef  lui  apprit  qu'il  avait  h  la  côte  de 
Saint-Domingue  des  intelligences  avec  les  habitants,  et 
que  leur  association  comprenait  4,300  hommes  armés. 

Le  2S,  à  l'aube,  l'équipage  et  les  passagers  du  Sainte 
Michely  préalablement  fouillés  et  dépouillés,  descendirent 
à  terre.  Peu  après,  les  forbans  aperçurent  deux  voiles, 
qu'ils  ne  tardèrent  pas  à  atteindre  et  à  prendre.  C'était  le 
Saint-Jacques^  de  Bordeaux,  capitaine  Bergeron,  le  Charles, 
de  la  Rochelle,  capitaine  Hautebert.  Sur  les  deux  heures, 
un  nouveau  navire  parut  au  vent  à  eux,  ils  l'amarinèrent 
à  8  heures  du  soir  ;  c'était  la  Gracieuse^  de  Nantes,  capi- 
taine François  Le  Barbier. 

Quelques  jours  après,  ils  expédièrent  leurs  prisonniers 
pour  le  Cap,  gardant,  outre  les  volontaires,  Charles  Andreau, 
Anglais  contre-maître  ;  Michel  Perlan,  du  Croisic  ;  Noël 
Le  Riche,  de  Nantes  ;  Guillaume  Blanchard,  d'Angers, 
armurier,  tous  du  Saint-Michel  ;  Julien  Rondeau  du  Mi- 
gron,  de  la  Gracieuse,  et  retenant  de  force  le  chirurgien  du 
Saint-Jacques^. 

1.  Registre  des  déclarations  des  capitaines  de  bâtiments  entrés  dans  ce 
port,  de  1716  à  172t,  fol.  75-77.  Administ.  de  la  Marine  de  Nantes  ;  Inscrip- 
tion. 

Le  rapport  du  capitaine  Girard  de  la  Marie  de  Nantes,  dul"  septembre  1721, 


LA  COURSE  ET  LES   CORSAIRES  i6S 

Il  ne  s'agit  pas  ici  de  ces  indignes  maraudeurs,  mis  au 
ban  du  pays  et  de  l'humanité,  mais  de  ces  hommes  intré- 
pides qui,  au  mépris  de  la  mort  et  des  douleurs  inouïes 
de  Tatroce  captivité  des  pontons,  couraient  sus  aux  enne- 
mis de  rÉtat,  protégés  par  la  légalité  et  l'autorisation  de 
leur  gouvernement. 

Telles  sont  les  considérations  que  nous  voulons  effleurer 
rapidement,  en  essayant  de  rendre  aux  corsaires  la  jus- 
tice qui  leur  est  due,  la  place  qu'ils  méritent  dans  l'histoire, 
et  de  dissiper  les  fâcheuses  préventions  qui  s'attachent  à 
ce  mot  corsaire,  trop  mal  défini,  trop  mal  compris. 

Qu'est-ce  donc  qu'un  corsaire  ?.., 

Le  Dictionnaire  de  l'Académie  répond  :  «  bâtiment  armé 
en  course  par  des  particuliers^  avec  l'autorisation  du  gou- 
vernement ;  »  mais  il  ajoute  :  «  se  dit  aussi  des  pirates.  » 
En  nous  reportant  à  cette  dernière  expression,  nous 
lisons:  Pirate,  écumeur  de  mer,  celui  qui  n'a  commission 
d'aucune  puissance  et  qui  court  les  mers  pour  voler,  pour 
piller. 

M.  Littré,  quoique  donnant,  également  bien  à  tort, 
pirate  comme  synonyme  de  corsaire,  fait  cependant  par- 
faitement ressortir  la  différence  : 

«  Le  corsaire  est  muni  de  lettres  par  son  gouvernement, 
et  armé  seulement  en  temps  de  guerre  ;  pris,  il  est  traité 
comme  prisonnier  de  guerre. 

«  Le  pirate  n'a  point  de  lettres  de  marque  et  attaque 
même  en  temps  de  paix;  pris,  il  est  traité  comme  voleur 
et  pendu.  » 


dit  qu'un  forban  français  de  16  canons  et  200  hommes  d'équipage,  croisant 
sur  le  banc  de  Terre-Neuve,  a  pris  17  bâtiments  pêcheurs  et  a  enlevé  son 
navire  ainsi  que  \di  Sainte^Anne  de  Nantes,  tous  deux  armés  par  M.  Joubert. 


166  LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES 

Il  existe  donc  une  complète  divergence  entre  ces  deux 
mots  considérés  commme  synonymes,  employés  comme 
ayant  la  même  acception  et  presque  toujours  confondus. 
En  effet,  la  distance  qui  sépare  Thonnête  homme  du  voleur 
se  retrouve  intégralement  entre  le  corsaire  et  le  pirate  ; 
dès  lors,  la  synonymie  des  deux  locutions  devient  non  seule- 
ment une  erreur,  mais  une  faute. 

Corsaire,  dérivé  de  l'espagnol  corsear,  aller  en  course, 
et  de  ritalien  corsari^  corsa,  course,  était  surtout  usité  dans 
le  Midi  et  la  Méditerranée,  où  l'expression  de  corsaires 
harbaresques  désignait  les  bâtiments  d'Alger,  de  Salé  et 
de  toute  la  côte  d'Afrique,  tandis  que  celle  de  pirates 
semblait  réservée  aux  forbans  des  îles  de  la  Grèce  et  de 
la  Turquie.  En  Europe,  par  opposition,  on  nommait  arma- 
teur,  celui  qui  avait  une  «  commission  du  prince  pour 
courir  sur  les  ennemis  ;  pirates  et  corsaires  sont  des  écu- 
meurs  de  mer.  »  Cette  locution  è! armateur ,  parfaitement 
exacte  et  coupant  court  à  toute  équivoque,  disparut  mal- 
heureusement vers  le  milieu  du  XYIIP  siècle  ;  et  celle  de 
corsaire  prévalut,  en  jetant,  par  suite  de  sa  triste  origine, 
une  sorte  de  défaveur  sur  nos  hardis  marins. 

Des  lois  sévères,  tout  un  code  même,  réglementaient 
la  course,  et  établissaient  l'intéressante  législation  du  droit 
de  prise  *. 

«  Quelque  ancienne  et  autorisée,  dit  Valin,  que  soit 
«  cette  manière  de  faire  la  guerre,  il  est  néanmoins  des 
«  prétendus  philosophes  qui  la  désapprouvent.  Selon  eux, 
«  ce  n'est  pas  ainsi  qu'il  faut  servir  l'État  et  le  prince  ;  et 


1.  Voir,  entre  autres,  le  Traité  des  prises  maritimes  y  dans  lequel  on  a 
refondu  en  partie  le  traité  de  Valin,  par  MM.  A.  de  Pistoye  et  Ch.  Duverdy. 
Paris,  1853,  2  vol.  in-S». 


LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES  167 

«  le  profit  qui  en  peut  revenir  aux  particuliers  est  illicite 
«  ou  du  moins  honteux.  Mais  ce  n*est  là  qu'un  langage 
«  des  mauvais  citoyens,  qui,  sous  le  masque  imposant 
«  d'une  fausse  sagesse  et  d'une  conscience  artificieusement 
«  délicate,  cherchent  à  donner  le  change,  en  voilant  le 
«  motif  secret  que  cause  leur  indifférence  pour  le  bien  et 
«  l'avantage  de  l'État.  Autant  ceux-ci  sont  blâmables, 
«  autant  méritent  d'éloges  ceux  qui  généreusement  expo- 
ce  sent  leurs  biens  et  leurs  vies  aux  dangers  de  la  course  *.  » 

La  délivrance  des  letti^es  de  marque  est  donc  uiïe  me- 
sure constamment  employée.  Les  corsaires  sont  de  fait  et 
de  droit  de  véritables  bâtiments  de  guerre  montés  par 
des  volontaires,  auxquels  le  souverain  abandonne  les  prises 
dont  ils  se  rendent  maîtres.  Louis  XIV  prêta  même  des 
navires  pour  faire  la  course,  se  réservant  le  tiers  des  prises, 
tiers  réduit  à  un  cinquième,  auquel  il  renonça  définitive- 
ment en  1709.  Diverses  ordonnances  fixèrent  les  conditions 
auxquels  le  roi  cédait  momentanément  ses  vaisseaux,  que 
les  corsaires  devaient  rendre  en  bon  état,  quoique,  «  en 
cas  de  perte  par  suite  de  combats  ou  de  fortune  de  mer, 
Tadministration  de  la  marine  ne  pût  exercer  aucun  recours 
contre  les  armateurs.  » 

Citons  encore  le  Nouveau  Commentaire  sur  l'ordonnance 
de  la  Marine  du  mois  d'août  1681  *  :  «  Il  est  du  droit  de  la 
guerre  d'affaiblir  son  ennemi  autant  qu'il  se  peut,  en  le 
troublant  dans  ses  possessions  et  dans  son  commerce.  De 
là  l'usage  reçu  de  tout  temps  chez  les  nations,  en  temps 
de  guerre,  d'armer  des  vaisseaux  pour  s'emparer  de  ceux 


1.  Valin,  Commentaires  sur  V ordonnance  de  468^  tit.  IX,  Prsemiuin. 

2.  René-Jo8ué  Valin,  la  Rochelle,  1776. 


168  lA  COURSE  ET   LES   CORSAIRES 

de  ses  ennemis,  ou  pour  enlever  leurs  effets  en  faisant 
des  descentes  sur  les  côtes.  » 

C'est  à  la  course  qu^l  faut  attribuer  rétablissement  fixe 
de  la  charge  d'amiral,  dont  le  plus  ancien  en  France  re- 
monte au  roi  saint  Louis,  L'État,  avec  le  secours  indis- 
pensable de  ses  alliés,  ne  mettait  de  flotte  en  mer  que 
dans  les  circonstances  extraordinaires,  en  dehors  desquelles 
il  ne  comptait  que  quelques  vaisseaux  équipés  par  l'amiral 
ou  armés  en  guerre  par  les  particuliers.  Mais  souvent  la 
soif  du  gain  portait  à  négliger  la  sûreté  des  armements, 
exposait  le  pavillon  national  à  des  défaites,  à  des  insultes, 
et  entretenait  l'ardeur  du  pillage,  même  en  pleine  paix, 
aussi  bien  contre  les  alliés  que  contre  les  sujets  du  Roi. 
Celui-ci,  dans  le  but  de  réprimer  ces  désordres,  détermina 
les  fonctions  de  l'amiral,  lui  attribua  l'inspection  de  tous 
les  navires  armés,  et  obligea,  sous  peine  de  confiscation, 
les  armateurs  des  navires  expédiés  en  guerre  ou  marchan- 
dises, à  prendre  un  congé  ou  une  commission  avant  de 
mettre  à  la  voile. 

François  1*^',  voulant  empêcher  les  Anglais  de  se  forti- 
fier dans  Boulogne,  n'avait  pas  un  navire.  Il  s'adressa  au 
fameux  Ango  de  Dieppe,  qui  bientôt  eut  armé  une  flotte 
puissante  et  considérable.  Le  quatrain  suivant  composé 
par  un  poète  Dieppois,  en  a  conservé  le  souvenir  : 

c(  Ce  fust  luy,  luy  seul  qui  fîst  armer 

La  grande  flotte  expresse  irise  en  mer, 

Pour  faire  voir  à  Torgueuil  d'Angleterre 

Que  Françoys  es  toit  Roy  et  sur  mer  et  sur  terre  *.  » 

Le  roi  Henry  II,  mécontent  de  la  conduite  d'Edouard  VI 

1.  Histoire  de  Dieppe,  par  Vitet,  p.  454. 


LA  COURSE  ET  LES  GOnSÀÎRES  169 

et  de  ses  sujets,  accorda  aux  Malouins  la  permission 
<f  à  ce  qu  au  plustôt  ils  s'équipent,  se  jettent  à  la  mer, 
courent  sus  et  fassent  du  pis  qu'ils  pourront  aux  Anglois.  » 
Promettant  «  qu'ils  ne  seront  tenus  rendre  prinses  qu'ils 
feront,  ne  d'en  poyer  aucune  dixme,  ne  autre  droit.  »  Cette 
pièce  estdatée  du  31  mars  1547.  Les  Malouins  répondirent 
à  rappel  du  Roi  avec  leur  zèle- habituel,  mirent  en  mer 
plusieurs  bâtiments  légers  et  ne  cessèrent  leurs  courses 
qu'à,  la  paix  de  1550  *.  Enfin,  la  réputation  des  marins  de 
ce  port  était  telle,  qu'en  1665,  Louis  XIV  voulut  que  les 
Malouins,  «  selon  la  coustume,  formassent  seuls  l'équi- 
page du  vaisseau-amiral  de  la  Flotte.  » 

En  moins  de  40  ans  de  guerre  *,  les  corsaires  de  Dun- 
kerque  firent  34  750  prisonniers,  prirent,  détruisirent  ou 
coulèrent  à  fond  4  344  navires,  et  leurs  prises  produisirent 
458  175  276  livres. 

A  ce  produit  énorme  il  faut  ajouter  celui  des  rançons 
que  procuraient  les  prises  qui  ne  pouvaient  être  emmenées 
à  Dunkerque.  Ces  rançons,  dans  la  seule  guerre  d'Amé- 
rique, se  sont  élevées  à  la  somme  de  315  820  guinées,  soit 
7  579  680  livres.  De  sorte  qu'en  admettant,  suivant  l'ex- 
pérence,  que  la  vente  d'une  prise  ne  produise  jamais  que 
la  moitié  de  ce  qu'elle  a  coûté  à  ses  armateurs,  il  s'ensuit 
qu'en  40  ans,  les  seuls  Dunkerquois  ont  causé  à  leurs 
ennemis  un  dommage  de  plus  de  trois  cent  cinquante  mil- 
lions. Aucune  nation  maritime  ancienne  ou  moderne  ne 


1.  Saini-Malo  illustré  par  ses  marins,  par  Ch.  Cunat. 

2.  1655-1658  ;  1666-1667  ;  ligue  d'Augsbourg,  1688-1697  ;  succession  d'Es- 
pagne, 1702-1713  ,  1744-1748  ;  de  Sept- Ans,  1755-1763;  Indépendance,  1778- 
1783  ;  Histoire  de  Jean-Bart,  par  Vanderest,  Paris  1841,  p.  XXUI. 


! 


i70  LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES 

peut  fournir  un  aussi  colossal  exemple  de  valeur  et  d'in- 
trépidité. 

Aussi  à  la  paix  d'Utrecht,  signée  le  H  avril  1713,  le 
port  de  Dunkerque  fut-il  comblé,  les  écluses  ruinées^  les 
i  jetées  démolies  jusqu'à  la  base,  la  destruction  des  travaux 

!  de  terre  et  de  mer  complète  ;  et  la  reine  Anne,  rendant 

I  compte  de  cette  exécution  au  Parlement  britannique,  s'écria 

triomphante  :  «  Je  n'ai  pas  de  conquêtes  à  vous  annoncer, 
mais  le  port  de  Bunker  que  est  écrasé^  !  » 

La  machine  infernale  dirigée  en  1693  contre  Saint- 
Malo  par  les  Anglais,  leurs  tentatives  contre  cette  ville, 
les  bombardements  du  Havre  en  1694  et  17S9,  le  pillage 
de  Cherbourg  en  17S8,  les  descentes  en  Bretagne,  1746, 
17S8,  etc.,  disent  assez  l'irritation  et  le  désespoir  que  pro- 
duisaient chez  nos  ennemis  les  exploits  et  les  succès  fa- 
meux des  corsaires. 

Pendant  la  guerre  de  la  République,  les  corsaires  de 
Dunkerque  suivirent  avec  succès  les  traces  de  leurs  de- 
vanciers, témoin  le  Prodige.  Le  10  messidor  an  V  (28  juin 
1797),  ce  navire,  armé  seulement  de  14  canons  de  4  et 
monté  de  80  hommes  d'équipage,  aperçut  neuf  lettres 
de  marque  naviguant  de  conserve,  et  présentant  plus  de 
40  bouches  à  feu  de  4,  6,  et  caronades  de  18.  Après  un 
combat  de  6  heures,  danslequel  il  tira  560 coups  de  canon, 
il  força,  quoique  désemparé,  deux  des  ennemis  à  amener 
pavillon  vers  huit  heures  du  soir.  La  nuit  fut  employée  à 
se  réparer  de  part  et  d'autre,  il  faisait  calme  plat.  Le  11, 
à  huit  heures  du  matin,  une  brise  légère  se  leva,  le  Pro- 
dige chassa  les  sept  autres  bâtiments  qu'il  atteignit  à  deux 

i.  Abrégé  de  V histoire  de  DunkerqiLe,  par  L.  de  Rycker  et  P.  Garât,  p.  88. 


LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES  171 

heures.  Le  combat  recommença  temble  et  acharné  jusqu'à 
six  heures  du  soir,  que  trois  autres  s'avouèrent  vaincus  ; 
s'il  avait  eu  du  monde,  il  eûtamariné  les  neuf  *. 

Les  gazettes  d'Angleterre  font  monter  le  nombre  des 
vaisseaux  pris  par  les  Français,  du  29  octobre  1757  au  10 
janvier  1758,  à  152,  non  compris  plusieurs  chaloupes  et 
bâtiments  légers,  tandis  qu'ils  n'accusent  que  cent  prises 
faites  sur  nous,  soit  une  différence  d'environ  60  à  notre 
avantage'. 

Londres,  mars  1760.  Les  derniers  avis  venus  de  nos 
îles  portent  que  les  corsaires  de  la  Martinique  se  sont  tel- 
lement multipliés,  qu'ils  nuisent  beaucoup  à  notre  com- 
merce. Ils  ont  fait  157  prises  en  moins  de  quatre  mois.  Ils 
convoient  de  petites  ilottes  marchandes,  qui,  sous  leur  pro- 
tection, font  un  commerce  libre  entre  la  Martinique  et  les 
îJes  appartenant  aux  puissances  neutres  '. 

Dans  le  mois  de  juillet,  même  année,  le  brave  capitaine 
Mares,  de  Bordeaux,  commandant  un  corsaire  de  la  Mar- 
tinique, de  12  canons,  enleva,  à  lui  seul,  un  senau  anglais 
de  14  pièces.  Au  moment  de  l'abordage,  il  sauta  sur  le  pont 
ennemi  et  s'y  trouva  seul.  Sans  perdre  courage,  il  tue  le 
capitaine  et  un  autre  homme,  puis,  l'épée  à  la  main,  se 
précipite  en  criant  sur  l'équipage,  qui,  le  croyant  suivi 
d'une  troupe  nombreuse,  s'enfuit  par  les  écoutilles.  Il  les 
ferme  aussitôt  et,  secouru  par  les  siens,  conduit  sa  prise 
à  la  Martinique,  où  elle  produisit  plus  de  300,000  livres  *. 

Si  l'énergie  et  la  résolution  étaient  les  qualités  distinc- 


1    Feuille  Nantaise,  28  messidor  an  V. 

2.  Journal  historique  sur  les  matières  du  temps,  avril  1758,  p.  312. 

3.  Ibidem f  p.  224. 

4:  Ibidem.  Juillet  1760,  p.  77. 


172  LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES 

tives  de  nos  corsaires,  ils  aimaient  aussi  à  se  divertir  aux 
dépens  de  l'ennemi.  Voici,  entre  beaucoup  d'autres,  une 
expédition  des  plus  audacieuses,  qui  ne  manque  pas  d'un 
certain  cachet  de  bonne  et  franche  gaîté. 

Black,  de  Cherbourg,  se  délassait  un  soir  de  ses  fatigues. 
Il  sirotait  amicalement,  avec  des  confrères,  un  large  bol 
de  punch  et  pratiquait  adroitement  le  carambolage.  Au 
milieu  des  joyeux  propos,  des  francs  éclats  de  rire  qu'exci- 
taient les  récits  des  bons  tours  joués  aux  enfants  d'Albion, 
une  partie  s'engage,  et  l'enjeu  doit  être  un  prisonnier 
anglais  fait  dans  les  48  heures.  Longue  fut  la  partie,  car  les 
adversaires  jouaient  plutôt  à  qui  perd  gagne.  Enfin,  Black 
a  perdu.  A  demain,  dit-il  tranquillement,  et  il  sort. 

Après  avoir  obtenu  la  permission  d'appareiller,  il  se 
dirige,  malgré  un  temps  horrible,  vers  l'île  d'x\.urigny, 
possession  anglaise  dans  les  eaux  de  la  France.  Il  débarque 
inaperçu  et  guide  ses  matelots,  sous  une  pluie  battante, 
vers  une  guérite  qu'il  entrevoit  au  milieu  des  ombres  delà 
nuit. 

Le  factionnaire,  transi  de  froid,  grelottait  dans  son  abri, 
attendant  impatiemment  l'heure  de  la  pose,  ou  rêvant  mé- 
lancoliquement aux  douceurs  du  bon  lit  de  la  famille.  Tout 
à  coup  il  se  sent  renversé  et  hermétiquement  emprisonné 
par  sa  maison  de  bois  sur  le  sol  humide.  Ebahi  de  ce 
curieux  effet  de  tremblement  de  terre,  il  met  l'œil  au 
vasistas  de  droite,  puis  à  celui  de  gauche.  Le  froid  d'un 
canon  de  pistolet  sur  ses  tempes  l'avertit  de  se  tenir  coi 
et  immobile. 

Les  marins  passent  des  planches  sous  la  guérite,  les 
amarrent  solidement;  et,  le  matin,  au  point  du  jour,  ils 
rentrent  triomphalement  à  Cherbourg,  portant  €iu  café  le 


LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES  173 

soldat  anglais  enfermé  dans  sa  guérite  comme  une  tortue 
dans  son  écaille,  un  limaçon  dans  sa  coquille.  Le  malheu- 
reux ne  fut  délivré  qu'en  présence  des  parieurs,  et,  pour  le 
consoler  de  son  emprisonnement  forcé,  il  eut  sa  bonne 
part  du  punch  offert  à  Black,  qui  venait  d'acquitter  sa 
dette  avec  usure;  car,  outre  le  prisonnier,  il  rapportait  ses 
armes^  ses  bagages  et  sa  guérite  *. 

En  1761,  les  journaux  de  Londres  laissent  échapper 
les  aveux  qui  suivent:  «  Quoique  nos  frégates  aient  pris 
depuis  quelque  temps  plusieurs  armateurs  français,  ces 
succès  n'empêchent  pas  que  notre  commerce  ne  souffre 
infiniment  des  prises  qu'ils  font  sur  nous.  Outre  un  grand 
nombre  de  bâtiments  capturés  et  rançonnés,  la  seule 
quantité  de  tabac  que  les  Français  ont  trouvée  Sur  les 
bâtiments  du  Maryland  et  de  la  Virginie,  monte  à  plus  de 
sept  mille  tonneaux,  27  février.  ' 

«  Les  corsaires  de  la  Martinique  désolent  notre  com- 
merce. On  peut  évaluer  à  des  sommes  immenses  les  prises 
faites  sur  nous  dans  le  courant  du  mois  de  mars.  Mai. 

«  Depuis  le  commencement  de  l'année  jusqu'à  la  fin  de 
septembre  dernier,  les  Français  nous  ont  enlevé  ou  ran- 
çonné plus  de  684  navires,  bâtiments  marchands,  qui 
valent  ensemble  au  moins  six  cent  mille  livres  sterlings^ 
soit  quinze  millions.  18  décembre*.  » 

Un  état,  fourni  par  une  compagnie  d'assurances  an- 
glaise, fait  connaître  le  chiffre  des  bâtiments  pris,  pen- 


i.  Les  Corsaires  français  sous  la  République  et  l'Empire,  par  N.  Gallois, 
t.  II,  Cherbourg,  p.  256. 

2.  Annonce^  a f fiches ^  nouvelles  et  avis  divers  pour  la  Ville  de  Nantes, 
1761-1764. 


174  LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES 

dant  Tannée  1781    (Guerre    de  riiîdépendancc    d'Amé- 
rique) : 


Sur  les  Anglais 


Par  les  Anglais 


Par  les  Français... 

—  Espagnols. . 

—  Américains. 

—  Hollandais . 


305 
42 

151 
21 


Sur  les  Français 

—  Espagnols 

—  Américains. . . . 

—  Hollandais .... 


192 
33 
55 

254 


519 


534 


Les  bâtiments  pris  ou  coulés  dans  la  baie  de  la  Chesa- 
peach,  parles  Français,  ne  sont  pas  compris  dans  ce  relevé. 
Des  SOS  prises,  118  ont  été  rançonnées  *. 

Le  Moniteur  du  15  brumaire  an  VII  ^S  novembre  1798) 
donne  un  relevé  des  vaisseaux  de  l'Etat,  français,  espa- 
gnols et  hollandais,  pris  ou  détruits  pendant  la  guerre  : 


Français 

Pris        191,  dont  26  de  74 

et  au-dessus. 

Détruits    45,  dont  15  de  74 

et  au-dessus. 

Perdus      14,  dont  9  de  74 

et  au-dessus. 


EsPAGxNOLS 

18,  dont  5  de  74  et 
au-dessus. 

5,  dont  3  de  74  et 
au-dessus. 


Hollandais 

47,  dont  15  de  54  et 
au-dessus. 


» 


» 


)) 


» 


» 


» 


Les  pertes  de  la  marine  anglaise  sont  infiniment  moin- 
dres. Les  bâtiments  de  guerre  pris  par  les  Français  sont 
au  nombre  de  23,  dont  3  seulement  de  74;  37,  dont  6  de 
74  et  au-dessus,  se  sont  perdus  ;  7,  tous  au-dessous  de  36, 
ont  été  détruits. 

Mais,  dans  ce  compte,  il  n'est  question  que  -des  bâti- 
ments de  guerre,  et  il  ne  faut  pas  omettre  les  navires  mar- 


1.  Journal  politique  de  1782,  I,  p.  131. 


LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES  175 

chands.  Or  voici  Tétat  comparatif  des  prises  respectives 
faites  depuis  le  commencement  des  hostilités  jusqu'à  la 
fin  de  1797,  reproduit  d'après  les  listes  affichés  dans  le 
café  de  L'ioyd. 


Les  Anglais  ont  perdu  : 

Les  Français  ont  perdu  : 

1793      261 

63 

1794      527 

88 

1795      502 

47 

1796      414 

64 

1797      562 

114 

2  266  376 

Balance  au  préjudice  de  TAngleterre  1890. 

«  Tu  ne  peux  Vimaginer,  —  lisons-nous  dans  une  lettre 
de  Porto-Rico,  du  19  germinal  an  VI,  —  (reproduite  par 
la  Feuille  nantaise  du  19  messidor  an  VI,  7  juillet  1798),  — 
la  quantité  prodigieuse  de  prises  anglaises  ou  américaines, 
chargées  pour  des  établissements  anglais  que  nos  corsaires 
amènent  tous  les  jours  dans  les  divers  ports  de  la  Guade- 
loupe, Porto-Rico  Saint-Domingue,  Cayenne,  Curaçao, 
Saint-Eustache,  etc..  Il  en  est  entré  plus  de  600  de  toutes 
les  grandeurs  à  la  Guadeloupe,  ces  cinq  derniers  mois-ci, 
et  Porto-Rico  ne  lui  cède  guère.  Il  y  a  120  corsaires  à  la 
Guadeloupe  et  tous  ont  fait  une  multitude  de  prises.  Pour 
nous,  nous  en  avons  fait  8  en  soixante-six  jours  de  croi- 
sière, sur  une  goélette  de  six  canons. 

0  Relevé  fait  du  nombre  de  corsaires  armés  à  Nantes, 
depuis  la  reprise  de  la  course,  il  se  trouve  qu'il  s'en  est 
armé  dans  ce  port  74,  et  qu'ils  ont  introduit  67  prises, 
dont  la  valeur  se  monte  au  moins  à  30  millions. 


176  Lk   GOURSB  ET  LES  CORSAIRES 

a  Des  efforts  si  considérables  pour  une  place  de  com* 
merce  ruinée  de  toutes  les  manières,  par  suite  de  la  Ré- 
volution, méritent  sans  doute  une  place  dans  l'histoire  ; 
ils  méritent  que  le  gouvernement  ne  la  perde  pas  un 
instant  de  vue  et  lui  donne  toute  la  protection  qui  peut 
s'accorder  avec  Téquité  et  l'intérêt  général. 

«  Si  tous  les  ports  de  mer  avaient  armé  dans  la  même 
proportion,  chacun  suivant  ses  moyens  ;  si  leurs  succès 
eussent  été  proportionnés,  peut-être  l'orgueilleuse  Albion 
aurait-elle  déjà  diminué  ses  prétentions  extravagantes  ; 
peut-être  aurait-elle  été  forcée  par  ses  pertes  innombrables, 
non  pas  à  accepter,  mais  à  demander  sincèrement  la  paix. 

«  La  place  de  Nantes  sera  donc  célèbre  dans  cette 
guerre  par  la  multiplicité  des  corsaires  qu'elle  a  armés, 
par  le  grand  nombre  de  leurs  riches  prises,  et  par  la  bra- 
voure des  marins  qui  y  sont  employés  *...  » 

L'appréciation  du  digne  historien  nantais  a  bien  sa  va- 
leur ;  cependant  les  chiffres  qu'il  accuse  nous  paraissent 
devoir  être  rectifiés.  L'état  général  du  montant  des  prises 
vendues  par  le  juge  de  paix  du  sixième  arrondissement  de 
Nantes  pendant  les  années  V,  VI  et  VU,  mentionne  73  prises 
faites  par  3o  corsaires.  Elles  atteignent  le  respectable 
totalde25,03o,693^9'i0'.Surcettesomme,8,S22,646i7'10*, 
appartiennent  à 'M.  Cossin  ;  6,344,268^  ll'H*,  à  M.  Des- 
saulx  ;  3,3S4,327U*9*,  à  M.  Savary  ;  2,662,463»  4*8%  à 
M.  F.  Richer^., 


1.  La  Commune  et  la  Milice  de  Nantes,  par  Mellinet,  t.  X,  p.  203. 

2.  Administration  de  la  Marine  du  port  de  Nantes,  Archives  du  secréta- 
riat. —  Ajoutons,  pour  mcmoire,  que  le  produit  des  prises  faites  par  les 
bâtiments  de  la  RépuLlique  et  vendues  à  Nantes  depuis  1793  jusqu'à  la 
paix  d'Amiens,  donne  le  total,  en  assignais,  de  24,000,027%. 


LA  COURSE  £T  LES  GORSAIQES  177 

Remarque  as  toutefois  que  dans  cette  évaluation  ne 
figurent  pas  les  navires  dirigés  sur  les  ports  voisins  ou 
coulés  en  mer,  et  ceux  dont  la  capture  donnait  lieu  h  des 
débats  judiciaires. 

Ces  magnifiques  résultats  se  reproduisaient  alors  dans 
tous  nos  ports  de  France.  Aussi  l'Angleterre,  reconnais- 
sant son  impuissance,  eut  recours  à  la  ruse,  et  masqua  ses 
navires  sous  les  pavillons  neutres.  De  nombreux  procès 
surgirent  entre  les  armateurs  et  les  capturés.  Les  tribunaux, 
souvent  fort  embarrassés,  ne  pesèrent  paâ  assez  les  res- 
sources éhontées  de  l'astuce  et  de  la  fourberie  des  ennemis, 
placées  en  regard  de  la  loyauté  française.  De  prétendus 
neutres  furent  trop  facilement  relâchés,  des  indemnités 
trop  légèrement  accordées,  et  le  découragement  s'empara 
des  capitaines  et  des  équipages  qui  se  voyaient  dépouiller 
du  fruit  légitime  de  leurs  travaux. 

Dans  la  séance  du  Conseil  des  Cinq-Cents,  6  jQoréal 
an  VII,  Boulay-Paty,  jurisconsulte  éminent,  député  de  la 
Loire-Inférieure,  appela  l'attention  du  Conseil  sur  les 
réclamations  des  armateurs  en  course.  Il  expose  que  les 
tribunaux  sont  dans  une  incertitude  funeste  pour  le  juge- 
ment des  prises,  parce  qu'ils  ne  savent  s'i^s  doivent  juger 
administrativement  ou  diplomatiquement,  ou  s'ils  s'en 
tiendront  strictement  à  la  loi,  comme  la  Constitution  le 
leur  prescrit. 

Il  demande  si  les  Anglais  n-ont  pas  donné  depuis  long- 
temps l'ordre  précis  de  saisir  tous  les  neutres  ;  d'arrêter 
tout  chargement  de  propriété  française  ;  si  nos  armateurs 
seront  regardés  comme  pirates,  eux  qui  ont  sacrifié  leurs 
talents,  leur  argent,  leur  vie  même,  afin  de  porter  les 
coups  les  plus  funestes  au  commerce  de  la  Grande-Bre- 

TOME  LX  (X  DE  LA  6»  8ÉBIE).  12 


*»^ 


178  tK  COURSE  BT  L£S  dORSAlHBS 

• 

tagne  ;  si  ces  prétendus  neutres,  qui  tous  ont  des  lettres 
de  marque  de  leur  gouvernement  et  souvent  même 
montent  des  vaisseaux  armés  en  croisière  contre  nos  co- 
lonies, doivent  être  longtemps  comptés  parmi  les  enfants 
chéris  de  la  République  ?...  ;  et  il  propose,  en  terminant 
sa  chaleureuse  improvisation,  d'arrêter  que  les  projets  pré- 
sentés au  nom  de  la  commission  de  la  marine  soient  dis- 
cutés dans  la  décade  prochaine,  ce  qui  est  adopté. 

Ce  discours  eut  un  grand  retentissement  près  *  de  nos 
populations  maritimes  anxieuses  et  si  fort  éprouvées. 
Les  armateurs  et  marins  de  la  commune  de  Nantes  adres- 
sèrent, dans  les  termes  suivants,  Texpression  de  leur  gra- 
titude à  Vhonorable  député  : 

Nantes,  14  floréal  an  VU. 

«  Citoyen  Représentant, 

«  Recevez  les  nouveaux  témoignages  de  reconnaissance 
que  nous  vous  présentons  en  ce  moment.  Notre  cause  n'est 
donc  pas  encore  désespérée,  puisque  vous  ne  craignez  pas 
d'élever  la  voix  en  sa  faveur,  au  milieu  des  calomnies  qu'une 
tourbe  d'intrigants,  vendus  à  l'influence  de  l'étranger, 
déverse  sur  nous. 

«  Non,  certes,  et  vous  l'avez  dit  avec  raison,  les  arma^ 
teurs  et  marins  de  la  République  ne  sont  pas  des  pirates. 
Us  ont  toujours  été,  ils  seront  toujours,  les  défenseurs  de 
leur  pays,  les  religieux  observateurs  des  droits  des  nations  ; 
mais  aussi,  ils  ont  juré  haine  éternelle  aux  Anglais,  quel 
que  soit  le  masque  dont  ils  se  couvrent. 

«  La  course  était  trop  utile  à  la  France,  pour  ne  pas 
fixer  les  efforts  de  nos  ennemis.  Aussi,  depuis  plus  d'un 
an,,  ont-ils  tout  fait  pour  l'anéantir.  Les  effets  de  la  ca- 


LA  COURSE  ET  LES   CORSAïRES^  179 

lomnie  sont  lents  mais  infaillibles  ;  ils  ont  donc  calomnié 
les  armateurs  et  les  marins  ;  et,  le  gouvernement,  abusé 
par  ceux-mémes  dont  la  mission  était  de  l'éclairer, 
oubliant  l'expérience  de  six  années,  a  été  entraîné  dans 
l'en'eur  fatale  qu'on  lui  présentait. 

«  Pour  vous,  citoyen  représentant,  qui,  avant  de  rem- 
plir les  augustes  fonctions  auxquelles  les  suffrages  de  vos 
concitoyens  vous  ont  porté,  avez  acquis  la  certitude  des 
manœu\Tes  de  nos  ennemis  et  de  la  complicité  des  neu- 
tres, continuez  à  défendre  contre  eux  les  intérêts  de  votre 
pays  ;  accélérez  la  confection  des  nouvelles  lois  maritimes, 
promises  depuis  si  longtemps,  et  qui  doivent  fixer  l'opinion 
trop  dangereusement  incertaine  des  tribunaux  ;  dédaignez 
les  calomnies  qui  s'attachent  toujours  aux  bonnes  actions, 
et  les  viles  passions  qui  s'agitent  autour  de  vous.  Déjà 
l'opinion  publique  répète  vos  courageuses  paroles,  et 
applaudit  à  vos  efforts,  malheureusement  plus  admirés 
qu'imités  par  vos  collègues.  Et  si,  par  une  fatalité  dont 
nous  aimons  à  repousser  jusqu'à  l'idée,  les  intrigues  de 
nos  ennemis  devaient  l'emporter  sur  votre  courage,  la  sa- 
tisfaction d'avoir  bien  fait,  et  la  reconnaissance  de  vos 
concitoyens  seront  votre  récompense. 

«  Suivent  les  signatures  *.  » 

Tel  est  le  langage  de  nos  Corsaires  ;  ces  hommes  ter- 
ribles dans  le  combat^  humains  et  généreux  dans  la  vic- 
toire, qui  prélevaient  noblement  sur  leur  part  de  prises 
l'aumône  du  pauvre,  la  principale  ressource,  dans  ces 
temps  malheureux,  de  nos  hôpitaux  honteusement  expro- 
priés ! . . . 

1.  Feuille  Nantaise,  21  floréal  an  VIL 


IgO  LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES 

La  paix  signée  à  Amiens  le  25  mars  4802  mit  un  terme 
à  la  course,  désormais  peu  fructueuse  pour  Nantes.  La 
belle  époque  était  passée. 

Mais  ce  ne  fut  qu'une  trêve.  Le  8  mars  1803,  M.  Adding- 
ton  lut  à  la  Chambre  des  Communes  le  fameux  message 
du  roi  Georges,  dans  lequel  ce  monarque  se  plaignait  des 
armements  maritimes  de  la  France,  et  insistait  sur  la 
nécessité  de  prendre  «  les  mesures  que  les  circonstances 
pourront  exiger,  pour  maintenir  l'honneur  de  sa  couronne 
et  les  intérêts  essentiels  de  son  peuple.  » 

Le  12  mai,  l'ambassadeur  anglais  quittait  Paris,  et 
trouvait  à  Calais,  le  16,  l'ambassadeur  français  parti  le 
matin  de  Londres.  Ce  même  jour,  16  mai,  lord  Hawkes- 
bury,  ministre  des  affaires  étrangères,  déclarait  que  «  déjà 
des  lettres  de  marque  avaient  été  délivrées  »  ;  et,  trois 
jours  après ,  deux  barques  françaises  chargées  de  sel 
étaient  amarinées  par  une  frégate  dans  la  baie  d'Audierne. 

Enfin,  le  17  mai,  le  gouvernement  britannique  avait  fait 
mettre  l'embargo  sur  tous  les  navires  français  ou  bataves 
ancrés  dans  ses  ports  ;  et,  indépendamment  des  nombreux 
marins  arrêtés,  confisquer  les  marchandises,  estimées  à  une 
somme  considérable.  C'est  ainsi  que  la  surprise,  la  perfidie 
et  l'oubli  de  toutes  les  formes  usitées  entre  nations  civili- 
sées, présidèrent  à  la  reprise  des  hostilités. 

Le  souvenir  des  pertes  causées  au  commerce  anglais 
par  la  marine  nantaise  dans  la  guerre  précédente,  porta 
l'Angleterre  à  bloquer  étroitement  l'embouchure  de  la 
Loire.  Les  frégates  et  corvettes  de  guerre,  constamment  en 
croisière,  avaient  adopté  pour  mouillage  les  îles  d'floedic 
et  de  Houat,  dont  les  habitants,  ce  qui  est  triste  à  dire, 
les  renseignaient  sur  les  mouvements  des  ports  voisins,  en 


LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES  184 

échange  de  la  faculté  de  pouvoir  paisiblement  se  livrer  à 
la  pêche. 

Aussi,  pendant  toilte  la  période  de  FEmpire,  n'avons- 
nous  à  citer  que  peu  de  noms,  derniers  rayons  de  gloire, 
dernières  étincelles  de  la  brillante  auréole  .qui  plane  sur 
la  réputation  justement  célèbre  de  nos  corsaires. 

Cependant  Taclivité  la  plus  énergique  se  réveillait  de 
toutes  parts.  A  la  séance  du  4  février  1805,  Regnault, 
de'Saint-Jean-d'Angely,  pouvait  dire  à  la  tribune  du  Sénat  : 
«  L'Angleterre  a  saisi,  sans  péril,  dans  les  trois  premiers 
mois  de  l'an  XI,  sur  nos  vaisseaux  sans  défense,  qua- 
rante ou  cinquante  millions  enlevés  à  notre  commerce  !... 
Mais  à  la  Martinique,  à  la  Guadeloupe,  à  l'Ile-de-France, 
chaque  jour  voit  nos  corsaires  faire  entrer  des  prises  ;  et 
déjà  la  balance  est  à  notre  avantage,  dans  les  calculs  de 
nos  finances,  comme  dans  la  comparaison  de  notre  gloire.  » 

En  janvier  1808,  le  journaux  de  Londres  avouent  que 
les  corsaires  français  sont  plus  hardis  que  jamais,  et  font 
continuellement  des  prises  dans  le  canal  de  Saint-Georges. 

De  son  côté,  la  feuille  du  Havre,  26  mars  1808,  nous 
apprend  que  l'armement  des  corsaires  se  poursuit  avec 
d'autant  plus  de  zèle  dans  les  ports  des  départements  du 
Pas-de-Calais,  delà  Lys,  de  l'Escaut  que  les  produits  pour 
les  premiers  armateurs  ont  été  plus  considérables.  Le 
commerce  de  Paris  prend  part  aujourd'hui  à  ces  spécula- 
tions, ce  qui  arrivait  rarement  autrefois.  Les  nouvelles 
reçues  de  Nantes,  de  Bordeaux  et  des  ports  de  l'Océan 
sont  conformes  à  ces  renseignements  avantageux.  Déjà 
aussi ,  plusieurs  maisons  de  commerce  de  Belgique 
engagent  une  partie  de  leurs  capitaux  dans  les  armements 
en  course. 


U   COURSE   ET   LES   CORSAIHES 

1  iSli,  les  Anglais  considéraient  les  dangers  de  la 
cation  dans  la    Manche    comme    tellement    grands, 

était  presque  impossible  de  faire  assurer  un  navire, 
ne  les  armateurs  «  ne  sont  pas  en  état  de  payer  les 
nés  demvidées  pour  dédommager  les  assureurs.  » 
1  The  Star,  du  iO  décembre  1811,  écrivait  ;  ■  L'audace 
corsaires  français,  malgré  la  grande  supériorité  de 
forces  navales,  est  vraiment  surprenante.  Trois  d'entre 
ont  été  pendant  toute  la  journée  de  dimanche  dernier 
j  Plymouth  et  Edystone.  On  les  apercevait  distincte- 
l  de  Maker-Heighta,  et  l'un  de  ces  corsaires  amarina 
àtiment  sous  nos  yeux.  » 

la  chute  du  premier  Empire,  dans  Thistoire  duquel 
inscrivit  des  pages  magniliques,  la  course  prît  fin.  Le 
nd  Empire  l'abrogea. 

ais  en  présence  des  faits  éloquents,  des  chiffres  indis- 
bles  que  nous  venons  de  produire,  que  devient  la  dé- 
ition  inconsciente  du  16  avril  1836  :  «  la  course  est 
îe.  » 

a  ignorait,  dit  M.  Carron,  député  d'Ille-et- Vilaine, 
i  son  remarquable  article,  que  le  département  de  la 
ine,  surpris  par  l'événement,  avait  fait  à  l'Empereur 
représentations  tardives  et  malheureusement  inutiles. 

hommes  émiuents  qui  le  dirigeaient,  ne  pouvaient 
levoir  cette  courte  vue,  cette  légèreté,  ce  dédain  de 
e  précaution,  et  cette  préoccupation  plus  grande  des 
rêtshumaniLairesque  des  intérêts  fiançais.  L'abolition 
1  course  tendait-elle  à  diminuer  les  maux  de  la  guerre, 
humanité  devait-elle  bénéficier  de  ce  que  perdait  la 
ice  ?  On  ne  le  croyait  pas  au  ministère  de  la  marine, 
ijoutait,  tout  bas,  que  la  déclaration  était  bien  impru- 


LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES  183 

dente,  et  qu'il  était  h  craindre  que  nous  fussions  dépassés 
dans  la  voie  que  nous  paraissions  vouloir  tracer  aux 
autres  ^ 

Avant  M.  Carron,  M.  Urquhart,  publiciste  distingué  *, 
avait  le  premier  divulgué  le  motif,  jusque-là  inexpliqué, 
de  l'inutilité,  en  1870,  de  notre  flotte  armée  et  entretenue 
à  si  grands  frais,  et  dont  cet  acte  de  politique  déloyale, 
tant  du  côté  du  gouvernement  français  que  du  gouverne- 
ment anglais,  nous  a  fait  subir  les  tristes  résultats. 

Depuis  cette  date  néfaste  de  1856,  la  guerre  de  la  Séces- 
sion d'Amérique  est  venue  démontrer  de  la  façon  Ja  plus 
évidente  comment  la  course  peut  annihiler  le  commerce 
de  Tennemi.  Quelques  petits  navires,  employés  avec  intel- 
ligence par  la  confédération  du  Sud,  dont  tous  les  ports 
étaient  cependant  étroitement  bloqués,  firent  disparaître 
de  rOcéan  le  pavillon  semé  d'étoiles  '.  Qui  ne  connaît  les 


1.  La  Course  maritime^  extrait  du  jooraal  le  Monde,  Paris,  Arthur 
Bertrand,  1875,  in-12,  83  pp. 

«  Trop  souvent  la  France  —  écrit,  en  terminant  son  travail,  M.  Emile 
Garron  —  se  laisse  aller  à  ses  impressions  généreuses  sans  raisonner. 
Quelques  faux  frères,  des  amis  maladroits,  des  conseillers  rêveurs,  un 
gouvernement  imprudent,  lui  ont  persuadé  que  les  corsaires,  ses  héroïques 
serviteurs,  étaient  le  fléau  de  Thumanité.  Et,  sur  ce  dire,  sans  discuter, 
sans  réfléchir,  sans  même  faire  comparaître  devant  elle  pour  les  juger  les 
actes  des  corsaires,  elle  les  a  condamnés.  Bien  plus,  on  lui  répète  tous 
les  jours  qu'elle  ne  doit  pas  s'arrôter  en  si  bon  chemin  et  qu'elle  a  le  de- 
voir de  compléter  l'abolition  de  la  course  en  neutralisant  la  propriété  flot- 
tante. La  conséquence  immédiate  d'une  pareille  doctrine  seredt  que  la 
denrée  ordinaire  aurait  un  prix  plus  haut  que  la  vie  humaine,  et  que,  pour 
sauvegarder  la  marchandise,  de  part  et  d'autre,  en  guerre,  on  se  tuerait 
plus  de  monde.  » 

2.  La  force  navale  supprimée  par  les  puissances  maritimes,  guerre  de 
Grimée.  Grenoble,  1873,  in-8o  de  48  pp. 

3.  Le  Yacht  des  pavillons  américains  porte  trente-sept  étoiles,  par  allu- 
sion aux  trente-sept  États  de  l'Union. 


164  LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES 

noms  da  Shénendoach,  de  la  Florida,  du  Tallahassée,  de 
la  Georgia  et  surtout  de  TAlabama.  Ce  dernier  fit  pour 
6,S44,S09  dollars  de  prises  ;  et  nous  ne  pouvons  que  rap- 
peler sa  lutte  suprême  avec  le  Eerseage,  non  loin  de 
Cherbourg,  ainsi  que  les  complications  soulevées  par  son 
armement,  entre  l'Angleterre  et  les  États-Unis. 

Jusqu'au  mois  de  mai  1864,  la  valeur  des  navires  et  des 
cargaisons  brûlés  en  mer,  depuis  le  commencement  de  k 
guerre,  s'élevait  à  plus.de  quinze  millions  de  dollars,  et  le 
chiffre  des  bâtiments  détruits,  à  239,  jaugeant  104,600  ton- 
neaux. 

Ecoutons,  en  terminant,  un  homme  du  métier,  M.  le 
capitaine  de  vaisseau  Th.  Aube,  et  laissons  à  ce  juge 
compétent  le  soin  de  nous  faire  connaître  la  note  de  Topi- 
nion  de  l'Angleterre  au  sujet  de  l'abolition  de  la  course, 
et  de  nous  donner  sa  propre  appréciation  sur  ce  moyen 
puissant,  cette  arme  redoutable  dans  les  maius  de  nos 
dévoués  marias  *. 

« .,.  En  renonçant  à  la  course,  le  moyen  le  plus  assuré 
a  qu'elle  eût  de  combattre  l'Angleterre,  la  France  aban- 
«f  donnait  un  avantage  positif,  tandis  que  sa  rivale  renon- 
«  çait  simplement  à  des  prétentions  désormais  chimé- 
n  riques,  impossibles  à  maintenir.  C'est  ce  que  lord 
«  Clarendon  n'hésitait  pas  à  proclamer  à  la  tribune.  — 
«  Nous  avons  obtenu  de  la  France,  disait-il  à  la  Chambre 
«  des  Lords,  en  matière  des  lettres  de  marque,  la  consé- 
«  cration  d'un  principe  qui  sera  très  avantageux  pour  une 


1.  Un  nouveau  droit  maritime  international,  par  M.  Th.  Aube,  capitaine 
de  yaisseau,  extrait  delà  Reviie  maritime  et  coloniale,  F  ariSf  1875,  in-S»,  24  p. 
M.  Aube  est  aujourd'hui,  1886,  Tice-amiral  et  ministre  de  la  marine. 


fe  -  / 


LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES  18â 

«  nation  commerçante,  pour  TAngleterre.  L'abolition  des 
«  lettres  de  marque  est  plus  que  r équivalent  de  r abandon 
«  d*un  droit  que  je  sais  qu'il  est  impossible  de  soutenir. 

«  Appréciant  ensuite  avec  une  admirable  sûreté  de  coup 
«  d'oeil  les  changements  déjà  accomplis,  ceux  plus  grands 
«  encore  que  devait  réaliser  un  prochain  avenir,  il  ajoutait  : 
«  —  Cette  abolition  est  plus  importante  aujourd'hui 
«  qu'elle  ne  l'a  jamais  été  à  aucune  autre  époque.  Lorsque 
«  le  bâtiment  marchand  et  le  corsaire  attendaient  tous 
«  deux  du  vent  leur  puissance  motrice,  ils  étaient  compa- 
«  rativement  sur  le  pied  d'égalité,  et  c'était  le  plus  fin 
«  voilier  qui  prenait  l'avance  ;  mais  la  majeure  partie  de 
«  notre  commerce,  se  faisant  encore  sur  des  bâtiments  à 
c<  voiles,  serait  absolument  à  la  merci  d'un  corsaire,  quel- 
«  que  petit  qu'il  fût,  faisant  la  course  à  la  vapeur.  En 
«  conséquence,  je  regarde  l'abolition  des  lettres  de  marque 
«  comme  étant  du  plus  grand  avantage  pour  un  peuple 
«  aussi  commerçant  que  le  peuple  anglais.  —  Déjà,  du 
«  reste,  dans  la  séance  des  Communes  du  6  mai  1836, 
«  lord  Palmerston  avait  dit:  —  C'est  Jious  qui  avons  le 
«  plus  gagné  à  ce  changement,  par  suite  duquel,  pendant 
a  toute  cette  dernière  guerre,  nos  relations  commerciales 
«  n'ont  pas  souffert. 

« Les  Etats-Unis  se  rendirent  bien  mieux  compte 

«  des  concessions  faites  par  la  France  à  l'Angleterre,  en 
0  répondant  à  la  demande  d'accession  au  traité,  par  une 
«  contre-proposition,  qui  était  une  fin  de  non-recevoir... 

« La  création  d'une  marine  cuirassée  n'est  qu'une 

«  question  d'argent.  La  course,  au  contraire,  sans  imposer 
a  des  sacrifices  matériels  que  le  patriotisme  des  peuples 
«  les  plus  faibles  ne  puisse  accepter,  exige,   ce  qui  ne 


186  LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES 

a  s'improvise  pas,  les  qualités  les  plus  rares  de  Thomme 
«  de  mer  :  la  science,  Texpérience,  Taudace  et  le  calme,  la 
a  persévérance  et  la  rapidité  des  conceptions.  Mais  quel- 
«  ques  corsaires  commandés  par  des  Semmes,  des  Wadel, 
«  des  Surcouf,  des  Bouvet,  des  Jean-Bart,  suffisent  pour 
«  frapper  au  cœuf  le  commerce  des  plus  riches  et  des  plus 
((  puissantes  nations.  » 

La  course,  cependant,  telle  qu'elle  a  existé  jusqu'en  1815, 
n'est  plus  possible.  Elle  appartient  désormais  au  domaine 
de  l'histoire.  La  transformation  radicale  opérée  dans  le 
matériel  naval,  navires  de  guerre,  navires  de  commerce, 
paquebots  transatlantiques,  nous  semble  rendre  impossible 
l'armement  de  ces  derniers  en  corsaires.  Les  croiseurs  ne  i 
sont  plus  que  des  bâtiments  de  l'État.  Jadis  nous  avions 
des  manœuvriers  intrépides,  habiles,  audacieux;  bientôt 
nous  n'aurons  plus  que  des  machinistes.  Les  droît3  de  l'hu- 
manité, de  la  justice,  semblent  en  quelque  sorte  réclamer,  à 
notre  époque,  Tabolition  de  la  course  comme  peu  conforme 
à  nos  mœurs,  à  nos  relations  internationales.  Mais  les 
considérations  d'honneur  national  devaient-elles  l'empor- 
ter sur  celles  de  l'intérêt  de  la  France  ?... 

La  France,  parmi  ses  corsaires,  compte  incontestable- 
ment des  hommes  illustres,  de  grands  hommes  même.  A 
cette  école  se  formèrent  de  vaillants  officiers,  de  braves 
marins.  Loin  donc  de  flétrir  la  course,  de  parti  pris  et 
sans  la  connaître,  il  faut  tenir  compte  des  considérations 
essentielles  et  spéciales  qui  militent  en  sa  faveur.  Si  en 
principe  elle  paraît  défectueuse  et  blâmable^  il  faut  se 
reporter  aux  époques  qui  la  virent  universellement  prati- 
quée, et  la  juger  non  pas  seulement  au  point  de  vue  des 
abus  qu'elle  entraînait,  mais  aussi  sous  le  rapport  des 
services  utiles  et  souvent  glorieux  qu'elle  rendit. 


LA  COURSE  ET  LES   CORSAIRES  187 

Terminons  par  un  fait  qui,  nous  Favons  déjà  dit,  a  bien 
sa  valeur  et  est  tout  àThonneur  des  corsaires  et  des  arma- 
teurs, dont  beaucoup  figurent  parmi  les  bienfaiteurs  des 
hospices  de  Nantes  *.  C'est  principalement  à  leurs  largesses, 
à  leurs  dons,  que  ces  établissements  durent  en  grande 
partie  de  pouvoir  traverser  la  période  si  critique  de  la  fin 
du  siècle  dernier. 

De  Fan  V  à  Tan  IX  (1796-1801),  les  négociants  accor- 
dèrent bénévolement  un  pour  mille,  sur  le  montant  des 
prises,  pour  l'entretien  des  hospices  civils  et  du  Bureau  de 
Bienfaisance, 

Le  maire  de  Nantes,  Daniel  de  Kervegan,  de  sympathique 
mémoire,  provoqua  cette  généreuse  et  charitable  mesure. 

«  Nantes,  4  prairial  an  V  (23  mai  1797). 

«  Daniel  de  Kervegan,  Présidqnt  de  l'Administration 
municipale,  au  Président  du  Tribunal  de  commerce,  à 
Nantes. 

«  Citoven, 

<r  Dans  presque  toutes  les  places  de  commerce  de  la 
République,  il  est  accordé  un  pour  mille  sur  le  produit 
des  ventes  de  prises,  au  bénéfice  des  indigents.  Nous 
sommes  dans  l'intention  de  proposer  cet  établissement  à 
tous  les  négociants  qui  seront  chargés  de  ces  ventes,  les 
invitant,  avant  d'en  faire  l'ouverture,  à  en  faire  la  propo^ 
sition  aux  acheteurs,  persuadés  que  la  modicité  de  cette 
rétribution  et  les  vues  d'humanité   qui  la    motivent,   la 


i.  Les  Bridon,  Cossin,  Couëron,  DessauU,  d'Havelose,  MétoisetLechantre, 
Richer,  Van  Neunen,  etc..  Tableau  des  bienfaiteurs  des  hospices  de  Nantes, 
Compte  rendu  des  hospices,  exercice  1882. 


188  LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES 

feront  adopter,  sans  réclamation,  surtout  si  vous  voulez 
bien  concourir  avec  nous  à  démontrer  l'avantage  qui  en 
résultera  pour  les  pauvres  de  la  Commune.  Personne  ne 
sera  foulé  d'un  don  aussi  faible,  et  l'indigent  sera  sou- 
lagé dans  sa  misère.  Si  vous  daignez  vous  employer  à  cet 
établissement,  je  ne  douterai  pas  de  la  réussite. 

«  Salut  et  fraternité  ».  » 

M.  Dubern,  délégué  par  l'Administration  pour  percevoir 
ce  droit,  versa  au  receveur  des  hospices  : 

En  l'an  V,  3,183^  6*  9*,  dans  lesquels  la  Reine  de  Londres, 
prise  du  Chéri,  entre  pour  863^  H»  2^,  et  la  Bénéficence 
pour  893ï,U8. 

En  l'an  VI,  5,194'  14»  11^,  dans  lesquels  le  Tarleton, 
prise  de  VActéon,  entre  pour  524^  18«  H*;  le  Thomas, 
pour  855»  17»  6^. 

En  l'an  VII,  13,671*  9»  2*,  dans  lesquels  le  Bornholm, 
prise  du  Nantais,  iigure  pour  3,326'  35c;  jo  Bernstoff, 
pour  2,681*  35<?,  et  la  Juliana-Maria,  prise  de  la  Confiance^ 
pour  3.336*  65®.  En  la  même  année,  un  second  versement 
de  2,0401  40  centimes,  porte  le  total  à  15,711*. 

En  Tan  IX,  le  versement  n'est  plus  que  de  421*  69«.  Le 
Bureau  de  Bienfaisance  touchait  le  tiers  de  ces  sommes. 

S.  de  LA  Nicollière-Teijeiro^ 
(Za  suite  prochainement,) 

i,  Arch.  municip  ,  postérieures  à  1790;  carton.  Bureau  de  Bicufaisance, 
n*  1,  dossier  :  Droit  des  pauvres.  Le  Bureau  de  Bienfaisance  fut  organisé 
par  la  loi  du  7  frimaire  an  V  (27  novembre  1796). 


SOUVENIRS  DE  GUERRE  CIVILE 


GUILLEMOT 


XII 


Gependanl  les  événements  marchaient  sans  apporter  aucun  adou- 
cissement i\  la  situation  des  réfugiés.  Le  parti  royaliste  militant, 
submergé  sous  le  (lut  toujours  grandissant  de  la  prodigieuse  for- 
tune de  Bonaparte,  tenta  un  supri^me  effort.  La  guerre  lui  écha|()- 
pait,  il  ne  lui  restait  plus  que  la  ressource  des  complots.  Il  orga-< 
nisa  contre  le  gouvernement  consulaire  une  vaste  conjuration  dans 
laquelle  des  généraux  républicains  figuraient  à  côté  des  chefs  bre- 
tons et  vendéens.  Le  lôle  de  Guillemot  était  de  faire  appel  aux 
forces  insurrectionnelles  de  la  Bretagne  au  moment  où  la  chute  de 
Bonaparte  serait  consommée  à  Pans.  La  découverte  de  la  conspi- 
ration, farreslation  des  principaux  chefs,  la  mort  de  Georges  et  de 
ses  compagnons,  rendirent  sa  mission  inutile. 

Aussitôt  que  son  arrivée  en  Bretagne  fut  connue,  Guillemot  se 
vit  poursuivi  à  outrance  par  le  gouvernement,  alarmé  de  finfluence 
qu'allait  prendre  Ihomme  le  plus  propre  à  succéder  à  celui  qui 
Venait  de  mourir,  en  place  de  Grève,  pour  la  cause  de  la  vieille 
monarchie. 

Sa  présence  était,  pour  le  moment,  sans  objet  en  Bretagne, 
elle  pouvait  attirer  sur  sa  famille  et  son  pays  d'inutiles  rigueurs. 
Guilitiinot   le  comprit.    Il   résolut  de  s'expatrier  encore  el  de 

*  Ytir  la  livraison  d'août  1886,  pp.  81-98. 


TV 


1 90  GUILLEMOT 

reprendre  le  chemin  de  TAnglelerre.  Mais  ses  jours  élaienl  comp- 
tés et  la  trahison,  qui  veillait  sur  ses  pas,  devait  en  finir  avec  Thé- 
roïque  partisan  que  dix  années  de  guerre  et  de  périls  de  toute 
sorte  avaient  épargné  1 

Le  20  novembre  4804,  entre  qualreetcinq  heures  du  matin,  une 
double  chaloupe  (la  Vicloire),  aux  ordres  du  capitaine  Jean-Fran- 
çois Le  Louel,  de  Tlsle  aux-Hoines,  se  dirigeait  vers  Tembouchure 
de  la  rivière  d'Auray.  Elle  portait  à  son  bord^  outre  le  patron 
et  trois  hommes  d'équipage.  Le  Thieis,  Mârtin(de  Plaudreii),  Jean- 
Louis  Poulchasse,  de  Bar,  Pierre  et  François  Guillemot  et  Joseph 
Cadoudal,  père  de  celui  qui  écrit  ces  lignes.  Ils  se  rendirent  à 
nie  d'Houat,  dans  fespoir  d'y  rencontrer  un  bâtiment  qui  devait 
les  transporter  en  Angleterre.  Mais  leur  attente  fut  trompée  ;  le  na- 
vire anglais  ne  parut  pas  et  ils  durent  prolonger  leur  séjour  sur 
le  rocher  d'Houat,  qui  avait  toujours  été  si  hospitalier  aux  royalistes 
pendant  la  tempête  révolutionnaire. 

Le  25  novembre,  un  gendarme  de  la  marine,  nommé  Loréal,  à 
la  recherche  de  matelots  déserteurs,  se  présenta  à  bord  de  la  cha- 
loupe et  demanda  au  patron  de  lui  présenter  son  rôle  ;  il  insis- 
ta pour  voir  les  passeports  des  passagers.  Repoussé  vivement  par 
ceux-ci,  il  dut  rentrer  à  Belle  Isie,  où  il  fit  part  de  celte  aventure 
au  maire  de  Palais,  qui  s'empressa  d'en  référer  aux  autorités  com- 
pétentes. Les  parages  d'Houat  devenaient  peu  sûrs  ;  le  capitaine 
mit  aussitôt  à  la  voile  pour  Guernesey.  Mais  la  mer  était  houleuse, 
les  vents  contraires  ;  aucune  voile  amie  ne  paraissait  à  l'horizon  ; 
Guillemot,  souffrant  du  mal  de  mer,  donna  ordre  de  débarquer  dans 
la  baie  de  Concarneau.  C'était  le  pays  du  général  de  Bar.  Les  fugi- 
tifs y  trouvèrent  pendant  quelques  jours  tous  les  soins  désirables 
et  une  sûre  hospitalité.  Puis  ils  rentrèrent  dans  le  Morbihan,  se 
confiant  chacun  à  leur  bonne  étoile  et  au  dévouement  si  souvent 
éprouvé  des  habitants  des  campagnes. 

Cependant  l'éveil  avait  été  donné.  Le  général  Chambarihac,  qui 
commandait  la  13^®  division  militaire,  en  annonçant  au  préfet 
du  Morbihan  la  présence  à  Houat  du  roi  de  Bignaa  et  de  ses  corn- 


ir 


GUILLEMOT  191 

pagaons,  lui  avail  recommandé  de  faire  comprendre  aux  habitants 
de  l'île  «  le  mauvais  cas  où  ils  s'étaient  mis  en  recevant  des  hommes 
qu'ils  auraient  dû  arrêter  et  faire  conduire  sur  le  continent.  » 

Dès  ce  moment,  on  mit  sur  pied  tous  les  limiers  de  la  police  ; 
des  battues  générales  eurent  lieu  dans  les  campagnes  ;  on  dressa 
tous  les  pièges,  on  employa  toutes  les  ruses  pour  s'emparer  du 
chouan  dont  le  nom  était  à  la  fois  une  puissance  et  une  terreur. 


-XIII 


En  ce  moment,  vivait  au  village  de  Kerdréan,  en  Plougoumelen, 
un  chef  de  bataillon  de  la  légion  de  Vannes,  nommé  Marc  Le  Gué- 
nédal.  Beau-frère  du  patron  Le  Louêt,  c'était  lui  qui  avait  frété  la 
chaloupe  la  Victoire  ei  tout  préparé  (our  le  départ  de  Guillemot 
et  de  ses  compagnons.  A  la  nouvelle  des  incidents  de  Ttle  d'Houat, 
il  se  croit  perdu,  ainsi  que  son  beau-frère.  Une  proclamation  du 
préfet  du  Morbihan  annonçant  qu*on  punirait  de  mort  quiconque 
donnerait  asile  au  redoutable  chef  ou  faciliterait  sor  évasion  aug- 
mente ses  terreurs.  Pour  se  sauver,  Le  Guénédal  prèle  Toreille  aux 
offres  de  la  police  ;  il  consent  à  devenir  traître  et  à  se  faire  es- 
pion. Mis  en  rapport  avec  le  général  Boyer,  commandant  à  Vannes, 
il  lui  révèle  le  secret  de  divers  dépôts  d'armes  et  de  munitions  et 
s'engage' à  livrer  Guillemot. 

Celui-ci  s'était  réfugié  au  village  de  Berluhern,  près  Elven,  où  il 
se  trouvait  avec  un  de  ses  fils  (François)  et  Martin  de  Plaudren. 
Le  15  décembre,  à  cinq  heures  du  malin,  un  courrier  de.  Guille- 
mot, Louis  Rio,  gagné  par  Le  Guénédal,  frappe  à  la  porte  de  l'asile 
où  se  cachaient  les  proscrits.  Sur  l'ordre  de  son  chef,  Martin  se 
lève,  ouvre  la  porte  et  la  referme  vivement  sous  une  pluie  de 
balles.  La  maison  était  cernée  par  un  détachement  de  hussards. 

Guillemot  voit  qu'il  est  trahi.  Saisissant  son  arme  et  comptant 
sur  une  de  ces  inspirations  soudaines  auxquelles  il  fut  si  souvent 
redevable  de  son  salut,  il  s'élance  à  demi  vêtu  au  milieu  de  ses 


V. 


.■9 


i-    ■  ■  ■ 


1 92  GtJItLEMOr 

ennemis.  Il  tire  et  blesse  le  hussard  Laurent  Houtier.  Les  autres 
s'écartent  respectueusement  et  le  laissent  passer.  Malheureusement, 
le  chemin  qu*il  a  pris  le  conduit  à  un  préau,  où  se  trouve  un  second 
détachement  de  soldats.  Il  veut  de  nouveau  faire  usage  de  son 
arme  :  le  coup  rate.  II  reçoit  sur  les  yeux  un  terrible  coup  de  sabre 
qui  lui  est  asséné  par  le  maréchal  des  logis  Bachelet.  Vingt  hommes 
s'acharnent  après  lui.  Seul  contre  tous,  le  chouan  se  défend 
en  tenant  par  le  canon  son  fusil,  dont  il  se  sert  comme  les  cheva- 
liers se  servaient  de  leur  masse  d'armes.  La  lutte  fut  longue  : 
elle  dura  une  demi-heure,  pendant  laquelle  Théroïque  «  brigand  > 
fil  des  prodiges  de  courage  et  d'adresse.  Il  diMribua  autour  de  lui 
de  nombreux  horions  et  fit  plus  d*une  blessure.  Il  en  reçut  vingt- 
trois,  dont  quatre  d'une  extrême  gravité.  li  succomba  enQn,  mais  à 
la  manière  des  anciens  preux,  à  bout  de  forces  et  de  sang,  et  sous 
la  fatalité  du  nombre.  Transféré  le  même  jour  à  Vannes,  où  deux 
chirurgiens  pansèrent  ses  blessures,  on  hâta  son  procès  dans  la 
crainte  que  la  mort,  qui  le  tenait  déjà,  n'accomplit  son  office  sans 
le  secours  du  bourreau. 

Une  dépêche  télégniphique  arriva  de  Paris,  portant  ces  seuls 
mots  :  «  Qu'il  soit  jugé  et  fusillé  sur-le-champ  !  > 

Telle  était  la  justice  sommaire  de  cette  époque. 

XIV 

On  permit^  toutefois,  au  prisonnier  de  voir  sa  fille  et  son  jeune 
fils  François. 

«  Soyez  exacts  dans  vos  prières,  leur  dit-il  ;  pratiquez  constam- 
ment NOS  devoirs  religieux;  soyez  toujours  fidèles  à  Dieu  et  au 
Roi!» 

Il  termina  ce  court  entretien  avec  ses  enfants  en  leur  recomman- 
dant dédire  à  sesamisel, en  particulier,  à  son  lieutenant  Le  Thieis 
de  ne  lien  tenter  pour  sa  délivrance.  Il  sentait  que  son  heure  était 
venue. 

Le  trois  janvier  1805,  le  chef  breton  parut  devant  la  commis- 


V 


\ 
\ 


GUILLEMOT  103 

sion  spéciale  établie  par  le  général  Gbambarlhac  pour  le  juger. 
Celte  commission  était  présidée  par  M.  Husson^  major  au  37*  de 
ligne. 

L*accusé  prit  la  parole  après  son  avocat.  Sa  haute  stature,  son 
rude  visage  tout  sillonné  de  traces  de  poudre,  sa  voix  énergique,  sa 
mâle  et  inculte  éloquence  et,  plus  que  tout  cela,  le  souvenir  de  ses 
exploits,  de  son  courage,  de  sa  persévérance,  de  sa  fidélité  à  Dieu, 
de  son  dévouement  à  la  plus  ancienne  et  à  la  plus  auguste  race 
du  monde,  causèrent,  dit-on,  une  vive  impression  à  ses  juges,  dont 
plusieurs  avaient  été  ses  adversaires  sur  les  champs  de  bataille 
du  Morbihan.  Mais  le  maître  avait  parlé.  Il  fallait  une  nouvelle 
viclime.Le  général  Guillemot  fut  condamné  à  la  peine  de  mort^  à 
runanimité  des  voix. 

Le  lendemain,  loules  les  troupes  de  la  ville  se  réunirent  sur  la 
Garenne,  lieu  fatal  où  avait  déjà  coulé  un  sang  héroïque,  celui  de 
Sombreuil,  de  Soulanges,  de  Tévëque  de  Dol  et  de  nombreux  émi-^ 
grés  pris  à  Quiberon. 

Le  condamné,  auquel  ses  blessures  ne  permettaient  ni  de  marcher 
^ni  de  se  soutenir,  y  fut  porté  sur  une  civière,  et,  pour  le  tuer  décem- 
ment, on  dut  le  placer  sur  un  fauteuil. 

On  voulait  lui  bander  les  yeux  comme  à  un  condamné  vulgaire 
afin  de  lui  dérober  les  préparatifs  de  morU 

—  «  Gela  n*est  point  nécessaire,  dit-il,  en  repoussant  une  assis- 
tance indigne  de  lui. 

—  Songez,  lui  dit  le  prêtre  qui  l'accompagnait,  aux  humiliations 
de  Notre-Seigneur  ! 

—  Gela  est  vrai,  répondit  le  soldat  chrétien,  qui  allait  mourir, 
faites  ce  qu'il  vous  plaira.  » 

El  le  prêtre  lui  abattit  sur  les  yeux  le  bandeau  qu'il  avait  sur  le 
front. 

Deux  décharges  se  firent  entendre.  La  première  fit  incliner  vers 
la  terre  le  front  du  supplicié.  La  seconde  le  délivra  de  ses  souffrances 
et  de  la  vie. 

Telle  fut  la  dernière  heure  du  roi  de  Bignan. 

TOME  LX  (X  DE  LA  6«  SÉRIE)  13 


^^i-  r 


194  GUILLEMOT 


SECONDE  PARTIE 


l'empire  et  U  RESTAUlUnON 


SoHKAiBi.  —  Les  enranU   de  Guillemot.  —  Jolien.  —  Premières   impressions. 

—  LesÎDâorgés  royalistes  en  Angleterre.  —  TenlaliTes  malheureuses  d  insurreclion. 

—  Chute  de  FEmpire.  —  Les  Cenl-Jours.  —  L'insorreciion  de  1815.  —  Julien 
Guillemot;  chef  de  la  division  de  Meirand.  —  Occupation  de  Ponti?y.  —  Courage 
et  humanité.  —  Les  fédérés.  —  Joseph  Cadoudal.  —  Réorganisation  de  Tarmée 
française.  --  Julien  GniUemot  chef  de  bataillon. 


I 


Guillemot  laissait  derrière  lui  quatre  enfants  :  trois  Bis  et  une 
fille.  Au  moment  de  i'ezploston  insurrectionnelle  de  1793,  l'atoé, 
Julien,  entrait  à  peine  dans  sa  septième  année,  et  le  dernier  n'avait 
pas  encore  vu  le  jour.  Toute  la  famille  du  chef  royaliste^  chassée 
de  son  foyer,  fut  réduite  à  errer  et  à  chercher  des  refuges  de  chau- 
mière en  chaumière.  Ces  refuges  ne  leur  étaient  jamais  refusés,  et 
toutes  les  portes  s'ouvraient  devant  les  proscrits,  bien  qu'en 
pénétrant  sous  un  loit  ils  y  perlaient  toutes  les  chances  du  pillage, 
de  rincendie  et  des  massacres. 

Les  jeunes  enfants  grandissaient  au  milieu  de  la  persécution 
révoluliunnaire  el  au  sein  de  Tinsurrection  royaliste.  Ils  s'habituèrent 
de  bonne  heure  à  Todcur  de  la  poudre  et  au  bruit  des  balles. 
Julien,  maigre  son  père,  accompagnait  souventla  division  de  Bignan 
dans  ses  expéditions  et  la  suivait  au  plus  fort  du  danger.  A  peine 
âgé  de  quatorze  ans,  il  fut  témoin  de  Taffaire  du  Pont-de-Loc.Iieut 
sa  part  de  toutes  les  émotions,  de  toutes  les  douleurs,  de  toutes  les 
angoisses  de  celle  époque  héroïque  et  funèbre,  où  une  journée 
commencée  par  une  victoire  se  terminait  souvent  par  une  défaite. 

Dans  l'inlei  va1!e  de  ses  combats  et  de  ses  travaux,  le  chef  roya- 
liste consacrait  parfois  de  courts  instants  à  sa  famille.  Il  ap|Mrit  à 


GUILLÊHOT  195 

lire  à  Julien  et  lui   enseigna  les  premiers  éléments  de  la  religion. 
De  saints  prêtres,  proscrits  par  la  Terreur,  poursuivirent  son  œuvre, 
et  le  fils  dîné  du  roi  de  Bignan  fut  bientôt  en  état  de  s'agenouiller 
â  la  sainte  Table  et  de  recevoir  le  pain  des  forts.  Les  circonstances  au 
milieu  desquelles  il  accomplit  ce  grand  acte,  la  persécution  qui 
grondait  sur  sa   têie    pendant  que  Dieu  se  révélait  à  lui  pour  la 
première  fois,  les  leçons,  les  récits  et  les  exemples  de  ses  pieux  insti- 
tuteurs ne  sortirent  jamais  de  son  souvenir.  Sun  enfance  connut 
des  impressions  semblablesà  celles  que  durent  éprouver,  au  fond  des 
catacombes,  les  chrétiens  de  la  primitive  Eglise.  Les  mêmes  voix  qui 
lui  enseignèrent  à  bénir  Dieu  au  milieu  des  plus  cruelles  épreuves, 
lui  apprirent  à  aimer  le  Roi  dans  toutes  les  fortunes  et  à  travers 
toutes  les  vicissitudes  de  la  vie.  Il  confondit  dans  un  même  culte 
les  objets  sacrés  que  la  Révolution  réunissait  dans  la  même  haine 
et  dont  les  noms  étaient  inscrits  en  lettres  d'or  sur  les  drapeaux 
des  armées  catholiques  et  royales. 

En  1798,  Julien  Guillemot  recueillit  le  dernier  soupir  de  sa  mère. 
La  pauvre  femme,  épuisée  de  forces  et  de  douleurs,  mourut  âgée 
de  32  ans,  peu  de  semaines  après  avoir  donné  la  vie  à  son  dernier 
enfant. 

En  1802,  Julien  suivit  son  père  en  Angleterre,  où  il  fut  confié 
aux  soins  de  Pabbé  Carron,  prêtre  du  diocèse  de  Rennes,  dont  le 
nom  est  devenu  une  des  gloires  deTÉglise  de  France. 

Déporté  à  Jersey  en  1792  pour  avoir  refusé  le  serment  exigé 
par  la  Constitution  civile  du  clergé,  l'abbé  Carron  s'était  rendu  à 
Londres  où  sa  charité  sacerdotale  n'avait  pas  lardé  à  se  signaler  par 
la  fondation  de  plusieurs  bonnes  œuvres  en  faveur  des  proscrits  et 
des  émigrés.  Grâce  à  ses  soins  et  à  la  protection  du  gouvernement 
britannique,  on  vit  s'établir  dans  la  capitale  de  l'anglicanisme  deux 
chapelles  catholiques,  deux  hospices,  l'un  pour  les  prêtres  infir- 
mes, l'autre  pour  les  femmes  malades,  un  séminaire  de  vingt-cinq 
élèves  qui  a  donné  plusieurs  prêtres  à  l'Église,  deux  pensionnats, 
dans  l'un  desquels  furent  élevés  quatre- vingts  jeunes  gens  et  dans 
l'autre  soixante  jeunes  personnes. 


196  CDILLEMOT 

Julien  Guillemot  commença  ses  éludes  sous  la  conduite  Je  ce  di- 
gne prëire.  C'est  dans  sa  maison  que  lui  parvint  la  nouvelle  del'ar- 
rcstalion  et  de  la  mort  de  l'homme  héroïque  au(]uel  il  devait  la  vie. 
Celle  nouvelle  le  frappa  rudement  nu  cœur  et  dès  lors  le  (ils  du 
roi  de  Gignan  n'eut  qu'un  dc^ir  :  rentrer  en  Bretagne  et  venger 
la  mort  de  son  père. 

II 

Il  ne  larda  p^s  à  être  rejoint  par  son  frère  François,  que  nous 
avons  vu  recueillir  les  dernières  paroles  dR  Pierre  Guillemot. 
C'était  un  jeune  homme  d'une  intelligence  vive  et  éveillée  et  d'une 
telle  arileur  à  s'instruire  qu'il  fut  bienidl  en  étal  de  donner  en  an- 
glais des  leçons  de  français,  d'italien  et  d'espagnol.Cetle  ressource, 
jointe  aux  secours  que  le  gouvernement  britannique  accordait  d'une 
main  généreuse  aux  émigrés  royalistes,  eût  permis  aux  deux  frères 
de  mener  une  vie  paisible  et  heureuse,  s'il  était  possible  de  trouver 
le  bonheur  loin  de  Sun  pays.  Leur  courage,  ainsi  que  celui  .de  la 
colonie  bretonne  au  milieu  de  laquelle  ils  vivaient,  était  soutenu  et 
sans  cesse  ranimé  par  l'espérance  d'une  nouvelle  prise  d'armes 
bien  que  les  événements  qui  se  déroulaient  sur  le  continent  ne  lais- 
sassent guère  de  place  à  la  pensée  d'une  insurrection  royaliste. 

Toutefois,  plusieurs  projets  furent  mis  à  l'éude  par  te  conseil  du 
Roi.  Enl809,  un  prêtre  du  diocèse  de  Vannes,  l'abbé  Guillevic,fu( 
chai^é'par  Louis  XVIII  de  lui  rendre  compte  de  la  situation  de  l'es- 
prit public  en  Bretagne.  Après  avoir  parcouru  le  Morbihan  et  les 
Càtes-du-Nord.il  réponditqueu  les  populations  étaient  prêtes  à  re- 
iveler  leur  héroïsme  s  ,  mais  que  c  l'heure  n'était  point  encore 
lue  n  d'attaquer  le  colosse  aux  pieds  d'arj:,ile  ».  En  1812^  le  gé- 
al  Debar,  accompagné  de  HM.  Droz  et  Leguern,  fit  une  tentative 
ir  rentrer  en  Bretagne.  Il  débarqua  à  Houat,  espérant  gagner  la 
emorbibannaise.  Un  espion  signala  sa  présence,  et,  le  lendemain, 
!  chaloupe  transporta  dans  l'Ile  un  détachement  de  soldats  qui 
ssacrèrent  les  trois  officiers. 


GUILLEMOT  197 

III 

Cependant  les  événements  se  précipitaient  sur  le  continent.  Les 
royalistes  réfugiés  en  Angleterre  les  suivaient  d'un  œil  curieux, 
brûlant  du  désir  de  se  jeter  eh  Brelagne,  en  Normandie,  dans  le 
Maine,  en  Vendée,  pour  y  soulever  les  populations  contre  un  des- 
potisme qui  devenait  de  jour  en  jour  plus  intolérable.  La  tyrannie 
de  la  conscription,  l'aggravation  des  impôts,  la  pénurie  du  com- 
merce, Tavilissement  de  toutes  les  denrées  par  suite  du  blocus  con- 
tinental, Taffreuse  situation  des  familles  dont  les  enfants  se  sous- 
trayaient par  la  fuite  au  service  militaire  et  contre  lesquelles  on 
renouvelait  journellement  toutes  les  rigueurs  de  la  loi  des  suspects: 
les  saisies,  les  ventes  à  Tencan,  les  contraintes  par  voie  de  garni- 
son, les  arrestations  arbitraires,  etc.  ;  d'une  autre  part,  la  persécu* 
lion  religieuse,  qui  s'était  déjà  manifestée  par  le  dépouillement  et 
l'arrestation  du  souverain  Pontife,  par  l'emprisonnement  de  prêtres, 
d'évêques  et  de  cardinaux  ;  tous  ces  motifs  ti  bien  d'autres  avaient 
porté  au  comble  en  Bretagne  comme  ailleurs  et  plus  qu*ailleurs 
l'exécration  du  régime  impérial.  Vers  la  fin  de  1813,  on  peut  dire 
que  le  pays  tout  entier  était  mûr  pour  une  nouvelle  insurrection. 

Elle  fut  inutile.  Dieu  toucha  du  doigt  le  colosse  et  il  tomba  en 
poussière.  Quand  les  proscrits  rentrèrent  en  France,  après  dix  an- 
nées d'exil,  le  drapeau  blanc  flottait  sur  tous  les  clochers:  l'Empire 
avait  succombé  sous  le  poids  de  ses  fautes  et  de  ses  crimes. 

Pour  la  plupart,  ils  trouvèrent  leurs  foyers  éteints  et  déserts. 
Le  bien-être  qu'ils  obtinrent  dans  leur  patrie  fut  inférieur  à  celui 
que  leur  avait  fait  l'hospitalité  de  TAnglelerre.  Le  roi  était  pauvre 
et  ne  pouvait  rien  pour  eux.  Mais  qu'importe  !  ils  assistaient  nu 
triomphe  de  la  cause  sacrée  pour  laquelle  ils  avaient  si  longtemps 
combattu  et  soufl'ert  ;  ils  revoyaient  les  landes  bretonnes,  ils  respi- 
raient l'air  natal,  cet  air  vivifiant  qui  leur  était  si  nécessaire,  que 
beaucoup  d'entre  eux,  atteints  de  nostalgie,  étaient  morts  pour  en 
avoir  été  trop  longtemps  privés.  S'ils  se  trouvaient  péniblement 
affectés  de  l'abandon  où  les  reléguaient  forcément  des  circons- 
tances politiques  d'une  complication  et  d'une  difficulté  extrêmes, 


iW  GDUXEMOT 

leur  fidélilé  n*en  recul  pas  la  plus  légère  atteinte.  Aussi,  lorsque 
la  révolution  du20  mars  vint  de  nouveau  livrer  la  France  à  Thomme 
du  18  brumaire,  se  retrouvèrent-ils  tous  à  leur  poste,  prêts  encore 
à  combattre  et  à  mourir. 

IV 

Jusqu'ici,  les  historiens  de  la  Restauration  et  de  l'Empire  n'ont 
pas  donné  à  l'insurrection  morbibann.aise  de  1815  la  place  qui  lui 
appartient.  Ils  entrent  dans  de  minutieux  détails  sur  les  divisions 
intestines  et  les  intrigues  de  police  qui,  à  cette  époque, firent  avor- 
ter le  mouvement  vendéen  et  paralysèrent  le  dévouement  et  la  va- 
leur des  vieux  soldats  de  Bonchamps  et  de  Gharette.  Hais  ils  sem- 
blent ignorer  que,  derrière  la  Vilaine,  tout  un  peuple  se  souleva  aux 
cris  de  Vive  le  Roi  f  et  que,  pendant  toute  la  durée  des  Cent-Jours, 
ce  peuple  fit  flotter  le  drapeau  blanc  et  le  maintint  avec  énergie 
en  face  du  drapeau  de  l'usurpation  bonapartiste.  Cependant  l'ar- 
mée royale  du  Morbihan,  parfaitement  organisée,  ne  s^éleva  pas  à 
moins  de  seize  mille  hommes,  et  elle  eût  été  facilement  doublée 
sans  le  défau-l  d'armes  et  de  munitions.  Elle  fit  la  guerre  avec  au- 
tant d'humanité  que  de  courage.  Ses  succès  forent  dégagés  de  tout 
excès  et  de  toutes  représailles,  même  légitimes.  Elle  sut  à  la  fois 
se  tenir  en  garde  contre  les  intrigues  de  Fouché  et  déjouer  les 
conseils  d'une  lâche  prudence,  conjurer  dans  son  sein  toute  rivalité 
jalouse  et  toute  désunion,  et  préserver  son  pays  de  la  souillure  de 
rélranger.  Lors  de  l'invasion,  pas  une  semelle  prussienne  ne  foula, 
grâce  à  elle,  le  sol  du  Morbihan.  Les  alliés  s'arrêtèrent  avec  res- 
pect au  seuil  même  du  sanctuaire  de  la  fidélité  royaliste. 

Une  plume  émue  et  éloquente,  celle  de  H.  Rio,  a  raconté  This- 
toire  de  cette  courte  campagne  à  laquelle  prirent  glorieusement 
part  les  écoliers  du  collège  de  Vannes  ^  M.  Tabbé  Bainvel,  depuis 
curé  de  Sèvres,  et  qui  figurait,  comme  H.  Rio,  au  nombre  des  offi- 
ciers de  cette  compagnie  d'enfants,  a  aussi  rappelé  les  principaux 


I.  La  Petite  c/iouannerte,  ou  Histoire  d'an  collège  breton  sons  Tempire,  par  A. -F. 
Rio.  Paris,  1842^  in-8o. 


GUILLEMOT  199 

détails  derhérolque  épisode  de  1815,  que  Brizeux  et  Wordswortb 
ont  chanté  et  qu'a  célébré  la  plume  de  Chateaubriand  '.  Qu'on  Use 
leurs  récits,  si  Ton  veul  se  faire  une  juSile  idée  des  sentiments  qui,  à 
celte  date^  faisaient  batlre  le  cœur  des  jeunes  kloêrs  morbihannais  ! 

Le  caraclère  tout  biographique  de  ce  travail  ne  nous  permet  pas 
ds  retracer  ici  Thistoire  de  celle  rapide  campagne,  qui  ne  laissa 
derrière  elle  que  des  souvenirs  sans  remords  et  qui  se  termina  sur 
la  Rabine  de  Vannes  par  une  messe  solennelle  à  laquelle  assis* 
tërent,  confondus  dans  les  mêmes  rangs,  les  soldats  de  TËmpire  et 
de  laRoyaulé.  Julien  Guillemot  et  ses  frères  y  prirent  une  part  digne 
du  sang  qui  coulait  dans  leurs  veines.  Le  Tbieis  vivait  encore  :  il 
eut  le  commandement  de  Pancienne  division  de  Bignan  ;  François 
Guillemot  y  servit  en  qualité  de  chef  de  bataillon,  et  il  eut  sous  ses 
ordres  son  jeune  frère  Jean-Harie,  qui,  à  peine  âgé  de  dix-sept  ans, 
avait  voulu  prendre  le  fusil  du  volontaire.  Quant  à  Julien,  on  le 
chargea  de  réorganiser  le  pays  de  Baud  et  de  Melrand,  qui  formait, 
dans  les  anciennes  guerres,  la  division  du  brave  et  du  malheureux 
Jean  Jan.  Secondé  par  M.  de  Launay,  ancien  officier  de  l'armée  de 
Condé,  par  Dagorn,  de  Bieusy,  Yves  Le  Dain,  de  Noyal-Ponlivy^  et 
Louis  Guillemot  de  Langonnet,  il  fut  bientôt  à  la  tète  d'une  légion 
parfaitement  organisée. 

Cette  légion  eut  peu  d'occasions  de  rencontrer  l'ennemi^  ayant 
été  surtout  employée  à  propager  l'insurrection  dans  le  Finistère 
et  à  tenir  en  respect  la  garnison  de  Ponlivy,  qui  ne  sortit  guère 
de  ses  retranchements  pendant  toute  la  durée  de  la  campagne. 
Julien  Guillemot  occupa  personnellemenlGuémené,  Gourin,  Plouay^ 
Rostrenen,  Carhaix.  Mais  il  éprouva  devant  Châteauneuf-du-Faou, 
occupé  par  une  assez  forte  garnison,  une  résistance  qui  lui  coûta 
plusieurs  hommes  et  l'obligea  à  se  retirer. 

Le  6  août,  il  fit  son  entrée  à  Pontivy.  La  garnison  de  celte  ville, 
composée  d'un  escadron  de  cavalerie,  d'un  fort  détachement  de  ma- 
rins, de  gendarmes  et  de  gardes  nationaux,  n'était  rien  moins  que 

1.  Souvenirs  d*un  écoliery  par  P. -M,  Bainvel.  Paris,  i846,  in-18. 


SOO  GUILLEMOT 

sympathique  à  Tarmée  royale.  De  leur  côté,  les  chouans  élaienl  dans 
une  exaspération  extrême,  particulièrement  contre  la  gendarme- 
rie. A  tout  instant  on  pouvait  craindre  de  voir  éclater  quelque 
sanglant  conflit.  Un  jour,  une  troupe  nombreuse  et  irritée  se 
masse  devant  la  caserne  des  gendarmes,  dans  l'intention  mani- 
feste de  l'assaillir.  Guillemot  accourt  avec  une  centaine  d'hommes, 
les  range  en  bataille  devant  la  caserne,  préserve  les  gendarmes 
d'une  mort  certaine,  et  les  fait  conduire  sous  bonne  escorte  dans  un 
lien  sûr,  situé  à  quelque  distance  de  la  ville. 

Peu  de  temps  auparavant,  cantonné  avec  une  partie  de  sa  légion 
au  bourg  de  Noyal-Pontivy,  il  avait  fait  scrupuleusement  respecter 
la  demeure  et  les  propriétés  du  contre-amiral  Coudé.  Celui-ci  était 
député  au  Corps  législatif., Lorsqu'il  rentra  dans  ses  foyers,  il  les 
trouva  gardés  par  des  chouans  qui,  sous  l'ordre  de  Guillemot,  lui 
rendirent  les  honneurs  militaires.  Le  chef  royaliste  voulut  ainsi  té- 
moigner son  estime  pour  la  haute  valeur  dont  avait  fait  preuve  cet 
officier  général  en  combattant  sous  les  drapeaux  de  la  République  et 
de  l'Empire. 

Ces  manières  d'agir,  si  peu  conformes  aux  traditions  des  guerres 
civiles,  et  qui,  du  reste,  furent  celles  de  tous  les  officiers  de  l'armée 
royale  pendant  les  Cent  Jours,  avaient  bien  vite  acquis  à  Julien  Guil- 
lemot la  sympathie  de  ses  adversaires  politiques.  Le  sous-préfet  de 
Pontivy,  H.  Le  Bare,  le  reçut  dans  sa  propre  demeure  et  ne  cessa 
de  le  combler  d'égards.  Il  fit  soigner  avec  beaucoup  d'humanité  le 
Jeune  frère  du  chef  royaliste,  Jean-Marie,  qui  avait  été  grièvement 
blessé,  quelques  jours  auparavant,  à  l'attaque  de  Redon. 

Pour  comprendre  toute  la  significatton  de  semblables  procédés, 
il  faut  se  reporter  à  cette  fatale  époque  des  Cent-Jours,  où  les  ari- 
mosités  politiques  ne  connaissaient  pas  de  bornes,  où  les  rancunes, 
les  rivalités  jalouses  et  toutes  les  passions  haineuses,  déchaînées  de 
toutes  parts,  étaient  surexcitées  jusqu'au  délire.  Tandis  qu'ailleurs 
l'exaspération  des  partis  se  traduisait  en  scènes  furieuses  et  en  mas- 
sacres, le  Morbihan,  où  les  opinions  royalistes  étaient  si  tranchées, 
où  la  persécution  révolutionnaire  avait  été  si  cruelle,  et  le  régime 


GUILLEMOT  201 

impérial  si  acerbe  et  si  dur,  ne  connut  pas  Tombre  d'une  réaction. 
Aussitôt  que  les  chefs  des  deux  partis  eurent  arrêté  les  principaux 
articles  de  la  pacification,  les  soldats  des  deux  armées  fraternisè- 
rent à  Tenvi.  On  les  vit  s'asseoir  aux  mêmes  tables  et  trinquer  cor- 
dialement en  se  racontant  les  divers  épisodes  de  la  campagne  qui 
venait  de  finir.  Les  idées  de  rapprochement  et  de  concorde  furent 
même  portées  si  loin  que,  pendant  quelque  temps,  les  chouans  et 
leurs  chefs  se  virent  placés  sous  les  ordres  du  général  qui  avait  di- 
rigé conlre  eux  les  forces  impérialistes.  «  Il  semblait,  a  écrit  M.  Rio, 
qu*on  se  fui  entendu  de  part  et  d'autre  pour  donner  un  éclatant  dé- 
menti à  tous  les  enseignements  de  Thisloire  sur  les  horreurs  qu'en- 
traînent inévitablement  les  guerres  civiles.  » 

He  sera-t-il  permis  de  rappeler  qu'un  pareil  résultat  fut  dû,  en 
grande  partie,  aux  sentiments  que  sut  inspirer,  dès  l'ouverture  de 
la  campagne,  celui  qui  eut  l'honneur  de  recevoir  et  de  porter  les 
premiers  coups? 

Aussitôt  qu'on  eut  appris  qu'une  division  de  l'armée  royale,  pla- 
cée sous  le  commandement  de  Joseph  Cadoudal,  avait  levé^  dans 
les  environs  d'Âaray,  le  drapeau  de  la  résistance,  une  colonne  de 
fédérés,  fortifiée  d'un  détachement  de  canonniers  de  marine,  sortit 
des  murs  de  Lorient  avec  l'intention  de  la  combattre.  Celte  colonne 
traversa  Âuray  en  poussant  des  cris  de:  Mort  aux  chouans  t  et  en 
jurant  qu'elle  rentrerait  le  lendemain  portant  au  bout  du  fusil  la 
tête  de  son  chef  qui  avait  pris  Tinitiative  de  l'insurrection.  En  outre, 
les  fédérés  témoignaient  à  haute  voix  leur  résolution  de  ne  point 
faire  de  prisonniers  et  de  fusiller  sur-le-champ  tous  ceux  qui  tom- 
beraient entre  leurs  mains.  C'est  dans  ces  dispositions  qu'ils  arri- 
vèrent à  Sainte-Anne,  où  une  faible  partie  de  l'armée  royale  les  at- 
tendait de  pied  ferme. 

Les  fédérés  étaient  en  force,  abondamment  fournis  d'armes  et 
de  munitions,  et  ils  comptaient  parmi  eux  des  soldats  vieillis  dans 
les  camps  de  la  République  et  de  TEmpire.  Ainsi  pensaient-ils  bien 
avoir  facilement  raison  d'un  rassemblement  d'insurgés  à  peine  ar 
mes  et  presque  dépourvus  de  cartouches. —  «  Ce  fut  tout  le  con- 


1 


202  GUILLEMOT 

traire  qui  arriva,  dit  un  témoin.  Renverser  les  bleus,  les  disperser, 
fut  l'affaire  d'un  moment.  Joseph  Cadoudal,  à  la  lète  de  ses  braves 
marins  d'Aaray^  s'élait  précipité  comme  un  torrent  sur  celte  mal- 
heureuse colonne,  dont  à  peine  cinquante  hommes  purent  se  sau^ 
ver...  t  » 

Une  trentaine  de  prisonniers  resta  aux  mains  du  vainqueur. 
Parmi  eux  se  trouvait  le  commandant  de  l'exoédilion,  qui,  la  veille 
même  de  la  prise  d'armes,  avait  entretenu  des  intelligences  avec 
le  chef  royaliste  en  lui  faisant  des  avances  et  des  promesses  «  dont 
la  perfidie,  ainsi  que  le  remarque  H.  Rio,  ne  pouvait  plus  èlre  mise 
en  doute.  »  Il  avait  été  blessé  dans  l'action.  Mis  en  présence  de 
Joseph  Gadoudal,  il  balbutia  quelques  excuses,  et,  après  avoirparlé 
de  sa  femme  et  de  ses  enfants  en  bas  âge,  il  demanda  ce  qu'on  al- 
lait faire  de  lui  et  de  ses  compagnons. 

—  €  Les  royalistes  ne  font  pas  la  guerre  aux  prisonniers,  lui  ré- 
pondit Cadoudal.  Asseyez-vous  à  ma  table  et  buvez  à  la  santé  du  roi  : 
je  vous  rends  à  tous  la  liberté  en  son  nom.  Hais,  dites-moi  fran- 
chement, si  vous  aviez  vaincu,  nous  auriez- vous  traités  de  même? 

—  «  C'était  mcn  intention,  dit  le  chef  des  fédérés  en  baissant  les 
yeux,  mais  je  n'ose  pas  affirmer  que  c'eût  été  en  mon  pouvoir  ^  » 

L'auteur  de  la  Petite  Chouannerie  ajoute  : 

<t  Après  ce  court  dialogue,  qu'il  eût  été  peu  généreux  de  prolon- 
ger davantage,  le  pauvre  commandant  fut  dirigé  avec  ses  compa- 
gnons vers  le  bourg  de  Sainte-Anne,  où  le  premier  appareil  fut 
mis  sur  sa  blessure  par  le  chevalier  de  Hargadel,  Vendéen  par  le 
cœur  autant  que  par  le  caractère,  et  auquel  un  acte  d'humanité  ne 
coûtait  pas  plus  qu'un  acte  de  bravoure.  » 

Les  fédérés,  blessés  ou  prisonniers,  traités  avec  des  soins  et  des 
égards  pour  ainsi  dire  fraternels,  furent  renvoyés  sains  et  saufs. 
Pour  toute  rançon,  on  leur  demanda  de  rendre  compte  à  leurs  amis 

1.  Souvenirs  d'un  écolier,  par  Tabbé  Baiovel,  page  31. 

2.  La  Petite  chouannerie,  p.  202.—  Précis  delà  Campagne  Mie  en  1815  par  Tar- 
mée  royale  da  Morbihan,  elc,  etc.,  p.  5.  —Les  Phalanges  royales  en  1815,  par  De- 
landine  de  Saint-Esprit,  t.  II,  p.  154. 


I 


GunuoioT  203 

des  procédés  dont  «  les  brigands  t  avaient  usé  à  leur  égard.  lis  le 
promirent  et  tinrent  parole.  Grâce  à  ces  débuis,  toute  la  campagne 
eut  un  caractère  d'humanité  et  de  modération,  malheureusement 
bien  rare  dans  les  guerres  civiles.  Mais  on  devine  !rop  ce  qui  fût 
advenu  si,  au  lieu  de  remporter  une  victoire,  les  royalistes  eussent 
eu  à  subir  une  défaite.  Les  intentions  manifestées  la  veille  par 
leurs  ennemis  étaient  évidentes.  Si  elles  se  fussent  réalisées,  les 
chefs  les  plus  humains  n^eussent-ils  pas  été  forcés  de  recourir, 
comme  dans  les  anciennes  guerres,  à  Timpitoyable  Justice  des  re- 
présailles? 

V 

Après  la  seconde  Restauration,  on  sait  qu'une  ordonnance  royale 
licencia  les  armées  insurrectionnelles  de  l'Ouest  en  même  temps 
que  l'armée  de  la  Loire.  Une  haule  sagesse  présida,  à  celt*"  époque, 
à  la  réorganisation  des  forces  militaires  de  la  France  ':ui  formè- 
rent bientôt  une  armée  véritablement  nationale,  où  trouvèrent  place, 
à  la  fois,  les  vieux  serviteurs  de  la  royauté  et  les  anciens  soldats  de 
la  République  et  de  TEmpire. 

Julien  Guillemot  fut  nommé  chef  de  bataillon  dans  la  légion 
du  Pas-de-Calais.  Il  passa  successivement  avec  le  même  grade 
dans  le  44®  et  dans  le  2^  régiment  de  ligne. 

Nous  n'avons  pas  à  suivre  sa  carrière  pendant  les  quinze  années 
qu*il  demeura  sous  les  drapeaux.  Les  régiments  dans  lesquels  il 
servit  n'eurent  point  la  fortune  de  faire  partie  des  glorieuses  expé- 
dilions  de  la  Restauration.  A  son  grand  regret,  le  commandant 
Guillemot  ne  put  avoir  part  aux  campagnes  d'Espagne,  deMorée  et 
d*Alger.  Il  dut  se  borner  à  mettre  en  pratique  ses  études  spéciales 
dans  les  camps  de  manœuvres  et  dans  les  villes  de  garnison. 
Disons  seulement  que  ses  chefs  furent  unanimes  à  constater 
ses  connaissances  et  ses  qualités  militaires,  et  que  ses  adversaires 
politiques  étaient  les  premiers  à  rendre  hommage  à  l'intégrité 
de  son  caractère  et  à  la  noblesse  de  ses  convictions. 

Georges  de  Cadoudâl. 


POfiSIE 


UNE   PROMESSE 


A  Denys  Cochix. 

Quelle  bonne  et  douce  journée 
Mon  âme  vous  a  due  hier  ! 
Par  vous  elle  était  ramenée 
Vers  un  passé  dont  je  suis  fier  ; 

Vers  ce  temps  où  Thomme  admirable 
Dont  vous  portez  le  nom  si  bien, 
Me  faisait  asseoir  à  sa  table, 
Moi  chétif,  moi  qui  ne  suis  rien  ! 

Je  vaiS;  d'un  élan  invincible, 
Vers  les  tenants  du  Bien,  du  Beau, 
Gomme  le  plomb  vole  à  la  cible, 
Gomme  la  phalène  au  flambeau. 

Ainsi  j'allai  vers  votre  père. 

Il  m'aimait.  Pourquoi?  Je  raimais!... 

Épi  mûr,  il  tomba  sur  Taire... 

Je  ne  le  reverrai  jamais  ! 

Jamais?  Oh  !  si  !  mais  dans  la  gloire, 
Dans  la  lumière,  où  Dieu  Ta  mis, 
Dans  ce  beau  ciel,  où  j  ose  croire 
Que  j'embrasserai  mes  amis  ! 


UNE  PROMESSE  205 


Pendant  que  mon  humain  voyage 
Se  poursuit,  offrez  à  mes  yeux 
Ce  buste,  cette  noble  image 
Promise  à  mon  culte  pieux. 

Je  la  placerai  près  de  celle 
De  mon  Laprade,  —  à  sa  hauteur!... 
Heureux  mon  toit,  s'il  vous  recèle. 
Grand  poète  I  grand  orateur  ! 


EMILE  Grimaud. 


TOUS  m  mmm  étaient-ils  nobles  î 


NON 


Les  lecteurs  de  la  Revue  des  Deux  Mondes  onl  accueilli  avec  une 
faveur  méritée  des  articles  historiques  signés  de  M.  Lavisse,  mailre 
de  conférences  à  l'Ecole  normale.  Le  même  auteur  a  publié,  ces  der- 
nières années,  deux  petits  volumes,  intitulés,  l'un,  h  Première 
année,  l'autre,  la  Seconde  année  de  rhistoire  de  France  à  Vusage 
des  écoles  primaires  et  des  classes  élémentaires  des  Lycées  et  Collèges. 
Le  premier  de  ces  volumes  est  à  sa  11^  édition  (1886).  Le  second 
est  à  sa  28®  édition  (1885).  Le  premier  est  inscrit  sur  la  liste  des 
ouvrages  fournis  gratuitement  par  la  Ville  de  Paris  à  ses  écoles 
communales.  Le  second  jouit  de  la  même  faveur  ;  de  plus,  il  est 
adopté  par  le  Ministère  de  l'Instruction  publique  pour  les  biblio- 
thèques scolaires. 

C'est  un  succès  que  personne  ne  contestera.  Ce  succès  est-il  mé- 
rité? C'est  une  autre  question. 

Dernièrement  un  recueil  mensuel  publié  à  Quimper,  le  Bulletin 
de  l'Enseignement  chrétien^  s'est  mis  à  étudier  de  près  cette  histoire 
de  M.  Lavisse.  L'auteur  de  cette  étude  garde  l'anonyme,  et  c'est 
modestie  de  sa  part. 

La  somme  des  critiques  fondées  qu'il  adresse  au  livre  de  H.  La- 
visse  est  déjà  considérable^  et  plusieurs  se  demandent  non  sans 
étonnement:  «  Comment  Thabile  et  savant  écrivain  de  laRevu^e  des 
Deux  UondeSydiA'il,  pu  commettre  tant  d'erreurs, d'inexactitudes,  de' 
contradictions  dans  les  courtes  pages  de  sa  petite  histoire?  » 

L'étonnement  croîtra  à  mesure  que  le  critique  continuera  son 
œuvre  ;  car,  il  faut  l'espérer,  il  la  mènera  à  fin. 


TOUS  LES  SBIGMEiniS  iTAIBIfr-IL8  NOBLES?  NON  90) 

Pour  moi,  je  me  borne  à  étudier  cette  unique  phrase  do  livret 
de  H.  Lavisse  :  Tous  les  seigneurs  étaient  nobles. 

Je  dois  des  remerciements  à  H.  Lavisse.  S'il  n'avait  pas  écrit 
celle  phrase,  je  n'aurais  pas  étudié  à  fond  ce  point  de  droit  féodal; 
je  n'aurais  pas  eu  Foccasion  d^apprendre  beaucoup  de  choses  qui, 
je  Tavoue,  m'ont  été  une  surprise,  et  dont  le  simple  exposé  sera 
peul-ëlre  un  étonnement  pour  plus  d'un  lecteur. 

Je  prie  seulement  de  ne  pas  oublier  que  j'écris  à  Qoimper  et  de 
m'excuser  si  je  me  place  surtout  au  point  de  vue  breton. 


I 


On  Ht  dans  la  Première  année  de  l'histoire  de  France,  par  M.  La- 
visse (2«  édition,  p.  20,  n«  84)  : 

c  Tous  les  seigneurs  étaient  nobles;  tous  ceux  qui  n'étaient  pas 
seigneurs  étaient  des  roturiers.  » 

Il  faut  nous  mettre  d'accord  sur  le  sens  de  ces  trois  mots  :  nobles, 
roturier»,  seigneurs. 

Qu'esl-ce  qu'un  noble  ?  t  C'est,  dit  Perrière,  une  personne  dislin* 
guée  ou  par  la  verlu  de  ses  ancêtres  ou  par  la  faveur  du  prince. 
Les  premiers  sont  les  nobles  de  race,  et  les  autres  sont  ceux  à  qui 
le  Roi  a  par  grâce  spéciale  accordé  des  lellres  de  noblesse,  ou  qui 
possèdent  des  charges  qui  anoblissent.  »  —  Ainsi  (rois  sortes  de 
nobles  :  les  nobles  de  race,  les  nobles  de  naissance,  fils  d'ano- 
blis, les  nobles  d'offices  devenus  nobles  par  leur  nomination  à  des 
offices  qui  anoblissent  S 

Comme  nous  le  verrons,  il  ;  a  eu,  au  moins  pendant  un  temps, 
une  autre  manière  d'acquérir  la  noblesse:  vivre  noblement. 


I.  Fkkriârb  —  SDX  mois  Noble  et  Anoblissement»  V.  aossi  Dbrisakt  »di  mots  AoMo 

Noblesse. 


208  TOUS  LES  SEIGNEURS  ÉTAIEMT-ILS  NOBLES?  NON 

Qu'est-ce  qu'un  roturier?  C'est  celui  qui  n'est  pas  noble,  en 
Quelque  degré  d'honneur,  de  dignité  et  de  richesse  qu'il  soit  par- 
venu. C'est  la  seule  déûnilion  S 

Qu'est-ce  qu'un  seigneur?  »  C'est  \e  propriétaire  d'un  fief  ou  d*  une 
terre*.  Sur  ce  point  aucun  doute  possible.  C'est  donc  comme  si 
H.  Lavisse  avait  écrit  :  a  Tous  les  propriétaires  de  fiefs  ou  de 
c<  terres  étaient  nobles;  lôus  ceux  qui  n^étaient  pas  propriétaires  de 
a  fiefs  ou  de  (erres  étuienl  des  roturiers,  »  c'est-à-dire  n'élaienl 
pas  nobles.  —  En  d'autres  termes,  la  noblesse  tient  à  la  propriété 
du  fief  ou  de  la  terre. 

—  C'est  ce  qu'il  faut  voir. 

Ne  sortons  pas  de  notre  province.  Toutes  les  familles  nobles  de 
Bretagne  n'avaient  pas  le  domaine  presque  royal  des  Rohan,  ni 
même  les  vastes  possessions  des  sires  de  Rosmadec  ou  des  barons 
de  Pont  (l'Abbé).  Eh  bien  !  supposez  (ce  qui  est  ordinaire)  de  nom- 
breux enfants  dont  le  père  est  seigneur  (propriétaire)  d'une  seule 
et  mince  seigneurie  :  les  cadets  n'auront  pas  un  pouce  déterre, 
ils  ne  seront  pas  seigneurs  ;  donc,  d'après  M.  Lavisse,  ils  seront 
roturiers. 

Faut-il  un  exemple?—  Bertrand  du  Guesclin!  On  a  dit  qu'il 
n'emporta  du  pauvre  manoir  de  son  père  que  sa  noblesse  et  son 
épée.  Erreur!  Il  n'avait  que  son  épée,  parce  qu'il  n'était  pas  sei- 


1.  Ferriére,  Denisart,  etc.  C'est  le  seul  sens  du  mot.  Depuis  (et  bien  tardivement 
puisqu'on  n'en  trouve  aucune  trace  dans  le  diclionnaire  de  Trévoux)  on  a  pris  abusi- 
vement roturier  dans  le  sens  de  grossier,  air  roturier,  mine  roturière.  Mais  ce  sens 
a  vile  vieilli.  Littré,  \^  Roturier. 

2.  Ferriére,  Dict.  du  Droit,  V*  Seigneur, 

«  Quoique  le  nom  de  seigneur  convienne  à  tous  ceux  qui  sont  propriétaires  des 
héritages,  puisqu'il  ne  signifie  autre  chose  que  maître^  on  ne  donne  cependant  la 
qualité  de  seigneur  qu'à  ceux  qui  possèdent  des  flefs  ou  des  justices.  »  —  Deni- 
SART,  V'  Seigneur,  i\ 

M.  Lavisse  dit:  t  Un  homme  qui  possédait  des  châteaux  et  des  terres,  >  Définition 
que  le  pluriel  rend  inexacte  (!'  année,  p.  19).  Mais  deux  pages  plusloin,  M.  Lavisse 
oublie  cette  délinition,  comme  nous  allons  le  voir.' 


\ 


TOUS  LES  SEIGNEURS  £TAIEIfT-ILS  NOBLES?  NON  209 

gneur;  et  la  main  glorieuse  qui  tiendra  plus  tard  Tépée  de  conné* 
table  fut  celle  d*un  roturier. 

Passons  !  Il  est  clair  que  H.  Lavisse  n*a  pas  voulu  dire  ce  qu'il  a 
dit.*.  Ne  faudrait-il  pas  substituer  dans  la  seconde  proposition  le 
root  noble  au  mot  seigneur  î  Nous  aurions  alors  :  «  Tous  ceux  qui 
n'étaient  pas  nobles  étaient  des  rotarters.  »  -^  Nous  voilà  d'accord» 

A  ceux  que  scandaliserait  cette  rectification,  je  répondrai  : 
M.  Lavisse  a  pris  soin  de  me  fournir  lui-même  à  la  page  suivante 
(p.  21)  la  preuve  de  la  confusion  qu'il  fait  entre  les  mots  s^i^n^uf 
et  noble.  11  écrit  (§  88):  «  Lorsqu'un  jeune  seigneur  prenait  les 
u  armes  pour  la  première  fois,  elle  (l'Église)  faisait  une  cérémonie 
«  religieuse  pour  bénir  ses  armes.  Le  jeune  seigneur  devenail 
«  alors  chevalier.  > 

Il  est  clair  que  dans  ces  deux  phrases  le  mot  noble  est  à  substi- 
tuer au  root  seigneur.  Il  n'était  pas  nécessaire  d'être  seigneur  ou 
propriétaire  d'une  terre  pour  être  armé  chevalier  ;  mais  il  fallait 
être  noble  S 

Ainsi  pour  H.  Lavisse,  mais  pour  lui  seul,  ces  deux  mots  noble  et 
seigneur  sont  synonymes  et  peuvent  être  employés  indifféremment 
l'un  pour  Faulre.  La  preuve,  c'est  que  l'auteur  les  emploie  dans  la 
même  phrase  dans  l'un  et  l'autre  sens  ! 

Car  la  substitution  que  je  viens  de  proposer  pour  le  second  membre 
de  la  phrase  ne  peut  êlre  faite  au  premier  :  «  Tous  les  seigneurs 
étaient  nobles.  »  H.  Lavisse  n'a  pas  pu  vouloir  écrire  :  «  Tous  les 
nobles  étaient  nobles.»  Ici  il  faut  de  toute  nécessité  prendre  le 
mot  seigneur  dans  le  sens  de  possesseur  d'une  terre. 

Mais  si  j'ouvre  la  Deuxième  année  d'histoire  de  France  de 
H.  Lavisse  (28«  édition),  voici  un  bien  autre  sujet  d'élonnement! 
L'auteur  emploie  le  mot  seigneur  dam  le  sens  de  chevalier.  Il  écrit, 
(p.  47,  U^  récit,  Armement  d'un  chevalier)  :  «  Il  (le  jeune  noble 

l.«A(r  moins  au  débat.  LeUre  de  Philippe  le  Hardi,  1270.  Isambbrt  II,  p.  643. 
Aucun  doute  que  plus  tard  un  roturier  n'ait  pu  être  fait  chevalier,  par  exemple  après 
une  action  d'éclat  sur  le  champ  de  bataille. 

TOME  LX  (X  DB  LA  6«  SÉRIE).  li 


210  tons  LES  SEIGNEims  ÉTAIENt-ÎLS  NOfiLES?  INON 

«  —  et  nota  plus  le  jeune  seigneur  ;  donnons  acte  de  celle  corrèc- 
«  tion)  —  (le  jeune  noble  qu'on  armail  chevalier)  allait  s'agenouil- 
«  ier  devant  son  parrain,  c'esl*à-dire  devant  le  seigneur  qui  devait 
«  l'armer  chevalier.  Le  seigneur  lui  demandait,  etc.  ^ 

Il  est  clair  que  M.  La  visse  prend  ici  seigneur  jfovLX  chevalier.  Le 
duc  de  Bretagne,  si  grand  seigneur  pourtant,  n'aurait  pas  pu,  s'il 
n'avait  pas  été  chevalier,  en  armer  un  autre;  réciproquement,  un 
chevalier,  même  non  seigneur,  pouvait  être  parrain  du  nouveau 
chevalier.  Comme  on  le  voit,  le  mot  seigneur  doit  fatalement  dans 
ce  récit  être  rem{^acé  par  le  mot  chevalier. 

Ce  mot  seigneur  est-il  donc  tellement  élastique  qu^il  veuille  dire, 
selon  le  caprice  de  l'auteur,  possesseur  de  terre^  noble  et  cheva- 
lier  ? 

La  phrase  malheureuse:  «  Tous  les  seigneurs  étaient  nobles  >, 
etc.,  ne  se  trouve  plus  dans  ce  second  volume  :  et  j'en  suis  fort 
aise;  mais  elle  est  remplacée  par  une  autre  phrase...  qui  ne  vaut 
pas  mieux. 

La  voici,  p.  42^  §  40.  La  Féodalité.  N"»  3  : 
.  «  Dans  ces  temps-là,  quiconque  avait  une  terre  était  seigneur  ; 
«  —  ceux  qui  n'en  avaient  pas  étaient  sujets.  » 

Comment  M.  Lavisse  entend-il  ici  le  mot  seigneur:  est-ce  pro- 
priétaire, noble,  chevalier  ?  Mystère  I 

Dans  le  langage  juridique  la  phrase  n'a  qu'un  sens  :  €  Quicon- 
que avait  une  terre  était  propriétaire  de  cette  terre.  »  C'était  bien 
inutile^  dire,  et  ce  n'est  pas  celte  naîteté  que  H.  LavLsse  a  voulu 
exprimer.  —  Il  n'as|)as  voulu  dire  non  plus  :  5  Quiconque  avait  une 
terre  était  chevalier.  »  Erreur  si  évideute  qu'elle  est  inutile  à  dé- 
montrer. —  Je  soupçonne  que,  revenant  à  la  pensée  du  premier  vo- 
lume, il  a  voulu  dire:  «  Quiconque  avait  une  terre  était  noble.  > 
C*est  une  seconde  forme  de  l'axiome  :  «  Tous  les  seigneurs  étaient 
«  nobles,  i» 

M.  Lavisse  se  flatte,  dans  son  a/ois  pour  ia  25*  édition  %  «  d'avoir 

1.  Voir  au  bas  de  la  page  2.  Deuxième  année. 


TOITS  LES  SEIGNEURS  ÉTAIENT-ILS  NOBLES?  NON  211 

effacé  toutes  les  expressions  difficiles  à  comprendre.  »  J'ai  le  regret 
de  confesser  que,  pour  moi,  la  seconde  proposition  de  cette  phrase 
est  une  énigme  :  «  Ceux  qui  n'en  avaient  pas  (de  terre)  étaient  sujets.» 
Le  mot  sujet  est  opposé  au  mot  seigneur  du  premier  membre  de 
la  phrase. 

Qu'est-ce  que  ces  mots  peuvent  bien  vouloir  dire  ?  Le  mot  su- 
jet amène  tout  naturellement  l'idée  de  roi^  et  le  premier  sens  qui  se 
présentera  à  l'esprit  des  milliers  d*enfantsqui  ont  ce  livre  en  mains 
est  celui  -ci  :  «  Celui  qui  possède  une  terre  est  seigneur  ;  celui  quif 
n'est  pas  seigneur  est  sujet  ;  »  donc,  à  contrario,  celui  qui  est  sei- 
gneur n'est  pas  sujet. 

Comment  I  les  seigneurs  ne  sont  pas  sujets  !  Mais,  dans  le  para- 
graphe précédent,  l'auteur  vient  de  dire  tout  le  contraire  !  Il  expose 
la  hiérarchie  de  la  féodalité,  et  il  la  résume  ainsi  :  «  Les  seigneurs 
«  comme....  le  comte  de  Toulouse,  étaient  en  même  temps  vassaux 

* 

ce  du  roi  et  suzerains  des  seigneurs  qui  dépendaient  d'eux.  Le  roi 
«  était  au-dessus  de  tous  S  » 

Hais  si  le  roi  était  au-dessus  de  tous,  y  compris  le  comte  de 
Toulouse,  apparemment  aussi  que  tous,  y  compris  le  comte  de  Tou* 
louse,  étaient  au-dessous  du  roi.  Voilà  la  vérité. 

11  est  clair  que  la  phrase  présente  une  idée  absolument  fausse, 
si  elle  nous  apprend  que  les  possesseurs  de  terre  n*étaient  pas  su- 
jets du  roi. 

H.  Lavisse  aurait-il  voulu  parler  des  sujets  des  seigneurs  ? 
Auquel  cas,  la  phrase  voudrait  dire  :  «  Ceux  qui  n'avaient  pas 
de  terre  étaient  sujets  des  seigneurs  qui  avaient  la  terre*  ^  Encore 
une  idée  fausse!...  Mais  une  courte  explication  est  ici  nécessaire. 

Il  y  avait  dans  l'étendue  de  U  seigneurie,  au  point  de  vue  de  la 
prolMrîéié,  trois  classes  d'habitants: 

1*  Ceux  qui  ne  possèdent  pas  d'immeubles,  ceux  qui  n'ont  pas 
de  terre,  comme  dit  M.  Lavisse  ; 

2«  Ceux  qui  sont  propriétaires  de  biens  roturiers  qu'ils  tiennent 

1.  Théoriquement  bien  entenda. 


212  TOUS  LEâ  SEIGNEURS  éTAlENT-ILS  NOBLES?  NON 

des  seigneurs  à  charge  de  redevances  annuelles  nommées  souvent 
cens  :  ils  sont  dits  tenanciers  ou  censitaires*  M.  Lavisse  les  nomme 
imprudemment  vilains  ou  manants  (p.  43  et  44,  2«  année)  K 

Z^  Enfin  ceux  qui  sont  propriétaires  de  fiefs  è  condition  de  foi  et 
hommage  ;  ceux*-là  se  nomment  vassatAX. 

Dans  ces  trois  catégories  d'habitants,  où  trouver  les  sujets  ?  Ce 
sont  seulement,  dit  M.  Lavisse,  ceux  qui  n'ont  pas  de  terre....  Er- 
reur ! 

«  Les  sujets,  dit  Claude  Perrière,  sont  ceux  qui  demeurent  dans 
«  retendue  de  la  seigneurie  d'un  seigneur  ayant  justice.  Ainsi  les 
«  justiciables  d'un  seigneur  sont  appelés  sujets  du  seigneur,  » 
qu'ils  aient  on  non  de  la  terre  roturière  payant  un  cens. 

Hais,  s'ils  ont  un  fief  (3«  catégorie),  ils  ne  sont  pas  sujets,  ils 
^oiaimssaux.  «Il  fallait,  dit  encore  Ferrière,  un  nom  duquel  les  sei- 
«  gneurs  pussent  se  servir  pour  dénoter  ceux  qui  dépendaient  de 

1.  M.  Lavisse  fail  de  ces  deux  mois  deux  syoonymcs  (Glossaire,  2*  année).  <  Nom 
que  l'on  donnait  autrefois  aux  habitants  de  la  campagne,  aux  paysans.  » 

Déiinition  que  M.  Lavisse  a  par  avance  rendue  inacceptable.  En  effet,  il  écrit  au 
§  43  du  même  volume  :  <  Au-dessus  des  serfs,  il  y  avait  les  vilains  ou  manants.  Ils 
c  devaient  an  seigneur  une  rente  annuelle.  —  Ils  étaient  maîtres  de  leurs  biens, 
«  qu'ils  pouvaient  transmettre.  >  D'après  cela,  les  vilains  ou  manants  sont,  pour 
M.  Lavisse,  les  unanàers  —  (2*  catégorie). La  définition  du  vilain  par  le  mot  paysan 
est  donc  trop  générale  :  le  mot  paysan  ■:omprend  ceux  qui  ne  possèdent  rien  aussi 
bien  que  les  tenanciers. 

D'autre  part^  elle  est  trop  restreinte.  Gomment  M.  Lavisse  traduisant  vUain  par 
paysan  nommera-t-il  les  roturiers  qui  habitaient  les  villes  et  faubourgs  où  ils  exer- 
çaient un  métier  ou  possédaient  des  biens  ? 

Ne  sont-ils  pas  aussi  vUainsl  M.  Lavisse  n'est  pas,  sur  ce  point,  d'accord  avec 
Pasqaier.  Celui-ci  dit  que  clés  nobles  appelèrent  villains,  ceux  qui  habitaient  molle- 
ment dans  les  villes  au  lieu  de  s'endurcir  comme  eux  au  travail  de  la  terre>  pour 
être  propres  è  la  fatigue  des  armes.  »  (Trévoux). 

La  vérité  est  que  dans  l'ancien  langage  du  droit  vilain  voulait  dire  roturier  de  la 
ville  ou  de  la  campagne.  Nous  en  avons  la  preuve  dans  l'article  155  de  notre  très 
ancienne  Coutume  de  Bretagne  (1330  à  1340);  «  Nul  vilain  ne  peut  être  cru....  » 
traduit  ainsi  dans  l'article  CL1I  de  l'ancienne  Coutume  (1539)  :  c  Nul  roturier  ne 
doit  être  reçu  en  témoignage...  » 

De  même  le  mot  manant  ne  se  dit  pas  seulement  du  paysan  ;  autrement,  comment 
trouverait-on  ce  mot  accolé  à  chaque  instant  dans  les  textes  an  mot  bourgeois  en 
parlant  des  habitants  des  villes  ? 


E_.. 


TOUS  LES  SEIGNEURS  ÉTAIENT-ILS  NOBLES  ?  NON  213 

«  leurs  seigneuries,  celui  de  vassal  ne  signifiant  que  ceux  qui  pos- 
c  sëdent  des  fiefs  :  on  a  adoplé  le  nom  de  sujets.  it  El  il  ajoute  : 
«  Appeler  vassaux  les  justiciables  des  seigneurs  ce  serait  tout  con* 
«  fondre,  puisque  les  vassaux  ne  peuvent  ëlre  sans  fiefs  .  » 

Comme  on  le  voit,  le  vieux  jurisconsulte,  qui  parle,  dit-il, 
«  comme  les  rois,  les  cours  et  tous  les  Etats,  »  parle  tout  autre- 
ment que  M.  Lavisse.  Qui  a  raison  des  deux  ?  Ce  n*est  pas  assuré- 
ment notre  contemporain,  et  si  Perrière  lisait  ses  définitions  et 
voyait  remploi  qu'il  fait  des  termes  seigneur,  noble,  sujet,  manants, 
ne  dirait*il  pas  que  «  c'est  tout  confondre  7  > 

Mais  passons  !  Âi-je  bien  deviné,  après  une  longue  réflexion,  le 
sens  de  la  phrase  que  j'étudie  ?  Je  n'ose  m'en  flatter. 

Il  y  aura  bientôt  cinquante  ans,  quand  j'entrais  à  l'école,  si  on 
m'avait  donné  celte  phrase  après  les  phrases  qui  précèdent,  curieux 
comme  je  l'étais,  à  combien  de  questions  aurais-je  soumis  mon 
pauvre  maître!  Il  n'est  pas  possible  que  des  milliers  d^enfants 
n'aient  pas  posé  des  questions  analogues,  et  que  l'écho  n'en  soit 
pas  revenu  à  H.  Lavisse.  Peut-être  voudra-t-il  bien  nous  donner  le 
mol  de  l'énigme? 

J'attends,  comme  une  espérance,  la  29«  édition  de  son  histoire. 
Hais,  en  attendant,  je  me  demande:  N'y  aurait-il  pas  intérêt  à  par- 
ler à  des  enfants  un  langage  un  peu  plus  précis,  et  à  leur  épar- 
gner des  énigmes  qu'ils  ne  peuvent  deviner.*,  ni  les  instituteurs 
non  plus  ? 

Je  demande  pardon  de  la  sécheresse  de  ces  observations  dont 
je  n'ai  pas  cru  pouvoir  me  dispenser. 
Après  avoir  montré  comment  H.  Lavisse  écrit  la  langue  du  droit 

1.  Ferriérb.  V*  Sujets, 

C'est  pourquoi  la  détiniUon  du  moi  sujet  donuée  par  M.  Lavisse  est  fautive  au  poin 
de  vue  du  droit  féodal.  «  Sujet...  Celui  qui  est  soumis  à  l'autorité  d'un  souverain...» 
Or  le  vassal  doit  foi  et  obéissance  à  son  suzerain  ;  mais  il  n'est  pas  son  sujet  dans, 
la  langue  du  droit  féodal.   —    M.  Lavisse  définit  le   vassal  :  «  Seigneur  dépendant 
d'un  autre,  *  §  39,  p.  41 ,  2*  année.  Oui,  &  la  condition  de  ne  pas  dire  que  le  sei- 
gneur est  nécessairement  noble. 


314  TOUS  LES  SEIGNEURS  ETAIENT-ILS  NOBLES?  NON 

féodal,  voyons  comment  il  Tentend  au  fond  ;  abordons  la  question  : 
a  Tous  les  seigneurs  étaienl-ils  nobles  ?»  et  examinons-la  en 
droit  et  en  fait. 


II 


Notre  très  ancienne  Coutume  et  nos  vieux  feudisles  distinguent 
entre  les  fiefs  nobles  et  les  fiefs  roturiers.  C'est  le  régime  auquel 
est  soumis  chacun  d'eux  qui  détermine  sa  qualité  ^ 

Les  premiers,  destinés  originairement  aux  nobles,  ne  furent 
chargés  que  de  services  nobles,  c  services  de  guerre  et  de  plaids  ^.  > 
On  les  nomma  francs-fiefs,  dit  un  vieil  auteur,  parce  que,  selon  les 
lois,  ordonnances  et  statuts  du  royaume,  ces  fiefs  ne  doivent  être 
tenus  que  par  hommes  francs,  libres  et  exempts  de  payes,  tailles 
aides,  subsides  et  autres  charges  ^ 

Les  seconds,  destinés  à  ceux  dont  la  qualité  ne  répugnait  pas 
aux  services  roturiers,  furent  chargés  de  ces  devoirs  \  et  ils 
payaient  toutes  impositions  roturières,  notamment  les  fouages  '. 

De  ce  qui  précède  il  résulte  qu'à  l'origine  les  nobles  seuls  purent 
posséder  les  fiefs  nobles  ;  et  que,  réciproquement,  les  fiefs  rotu- 
riers furent  aux  mains  des  roturiers  exclusivement.  —  Hais,  avant 
longtemps,  les  nobles  possédèrent  des  fiefs  roturiers  '•  Au  com- 


i.  Les  terres  ont  autrefois  prescrit  la  noblesse  comme  les-  personnes  elles-mêmes. 
Nous  verrons  cela  plus  loin. 

2.  Hévin«  Questions  féodalef,  p.  126.  Il  se  moque  de  Bougis,  qui  niait, Texistence 
de  Ûefs  roturiers;  et  il  dit  que  les  trois  quarts  des  terres  de  Bretagne  sont  tenues  à 
ce  titre,  p.  127.  Belordeau  cite  ce  mot  de  Ûefs  roluriers  ou  plébéient.  ôt^n»  les  cou- 
tumes de  Nivernais,  Orléans,  Blois,  Tours,  Lodunois,  Anjou,  Auvergne,  Angouléme, 
etc.  Coutumes  générales  de  Bretagne,  p.  514. 

3.  Bacquet,  cité,  dans  le  Dictionnaire  raisonné  des  Domaines  (1792),  p.  429. 

4.  Hévin,  toc,  cit. 

5.  Le  fouage  est  une  imposition  qui  se  payait  par  feu.  Son  origine  n*est  pas  très 
ancienne.  11  était  d*abord  temporaire.  Hévin,  Questions;  p.  184.  C'est  le  sort  de 
beaucoup  d'impôts  établis  en  vue  d'un  besoin  présent,  et  qui,  le  besoin  passé, 
semblent  bons  à  garder.  Les  contriboables  s'habituent  à  tout. 

6 Et  ils  les  tinrent  comme  exempts  de  fouages.  Du  Parc  Pouuain,  Coutumes 


TOUS  LES  SEIGNEURS  ÉTÂIENT-ILS  NOBLES?  NON  215 

mencemeDl;  du  XVI®  siècle,  les  fiefs  roturiers  possédés  par  les  nobles 
étaient  assez  nombreux  pour  que  notre  ancienne  Coutume  en  ré^ 
glât  le  partage  (1539)  *. 

La  réciproque  fut-elle  vraie,  et  des  roturiers  possédèrent-ils  des 
fiefs  nobles  ? 

Au  premier  abord,  il  semble  naturel  de  répondre  négativement. 
c  Du  droit  des  fiefs,  dit  Dumoulin,  les  roturiers  sont  incapables  de 
«  posséder  des  fiefs  et  terres  nobles  ^  »  ;  et  pourquoi  ?  parce  que 
les  roturiers  sont  incapables  de  remplir  les  devoirs  de  fiefs  nobles, 
le  devoir  de  guerre  '. 

Un  bourgeois  vieilli  dans  le  commerce  qui  Ta  enrichi  devient  ac- 
quéreur d'un  fief  noble;  il  ne  va  pas  monter  à  cheval  et  chevaucher 
la  lance  à  la  main  avec  les  chevaliers.  Que  fera-t-il  ?  11  se  rédi- 
mera  du  service  personnel,  en  payant  une  taxe,  comme  les  gentils- 
hommes invalides  ou  les  veuves  de  nobles,  ou  bien  il  fournira 
comme  suppléant  son  fils  ou  son  serviteur  qui  aura  aussi* peu 
d'expérience  que  lui  au  fait  de  la  guerre  \ 

L'inconvénient  est  sérieux,  il  faut  le  reconnaître  ;  et,  cependant^ 
cette  grave  dérogation  au  droit  commun  passa  de  bonne  heure 
dans  les  mœurs  et  plus  tard  dans  les  lois.  Voici  comment  : 

Les  seigneurs  se  ruinaient  dans  la  guerre  et  le  luxe  ;  les  roturiers, 
les  bourgeois  des  villes  surtout,  s'enrichissaient  par  le  travail,  le  né- 
goce, l'économie.  L'argent  était  entre  leurs  mains  ^.  Les  fiefs  nobles 
sont  entrés  dans  le  commerce  dès  qu'ils  sont  devenus  héréditaires 

générales  du  pays  el  duché  de  Bretagne,  Notes  de  Pierre Hévm,  etc.,  (t.  l,  p.  351  et 
353,  d'après  d'Ârgentré).  Je  ne  citerai  qae  cet  ouvrage  de  du  Parc  Poullain. 

1.  Art.  560  devenu  (pour  le  sens,  sinon  identiquement  pour  les  termes,)  Tarlicle 
608  de  la  nouvelle  Coutume. 

2.  Sur  la  Coutume  de  Paris,  §  9,  au  titre  des  fiefs. 

3.  Do  Parc  Poullain,  1. 11,  p.  619. 

4.  Préambule  de  la  déclaration  de  Louis  XIII  (1645)  supprimant  le  ban  etrarriére- 
ban. 

5.  Du  Parc  Poullain,  II,  619.— a  Le  trafic  des  roturiers  peut  augmenter  leurs  biens 
au  contraire,  ceux  des  nobles  sont  diminués  par  le  plaisir,  par  le  jeu  et  le  contente- 
ment où  le  plus  souvent  sont  portés  les  nobles,  désirant  toujours  paraître  selon  leur 
qualité,  et  sans  Tappréhension  de  leur  grande  dépense.  >    Belordeau,  p.  595. 


216  TOUS  LES  SDGREtmS  ÉTAIENT-ILS  NOBLES?  NON 

(877).  II  est  clair  que  la  vente  s'en  fera  mal  si  les  rolariers  ne 
peuvent  les  acheter.  Les  nobles  tiennent  donc  à  avoir  ceux-ci  pour 
acquéreurs^  mais  nos  ducs  tiennent  au  contraire  à  ce  que  les  rotu- 
riers n'acquièrent  pas  de  fiefs  nobles. 

Pourquoi?  Par  la  raison  que  j'ai  indiquée  plus  haut,  parce  qu'ils 
ne  rendront  par  le  service  de  guerre  en  personne. 

Ce  point  de  vue  différent  des  nobles  el  des  ducs  va  amener  entre 
eux  une  lutte  curieuse  qui  survivra  à  l'autonomie  bretonne,  bien 
qu'elle  ait  commencé  dès  le  XIII«  siècle. 

m 

Je  ne  m'explique  pas,  je  l'avoue,  que  Lobineau  ait  pu  écrire  : 
«  Les  fiefs  étaient  si  appropriés  aux  nobles  que  c'a  été  une  chose 
c<  inouïe  en  Bretagne  pendant  plus  de  800  ans,  qu'un  roturier  osât 
«  acquérir  des  terres  nobles  ^  » 

C'est  justement  cet  historien  qui  nous  fournit,  sinon  la  preuve 
certaine,  du  moins  l'indice  le  plus  grave  de  ventes  de  cette  espèce 
faites  très  anciennement  ^.  En  un  endroit,  il  nous  montre  un  sei- 
gneur vendant  à  un  autre  noble  (il  est  vrai)  mais  posant  en  prin- 
cipe «  que  d'après  la  loi  un  no))le  peut  faire  ce  qu'il  veut  de  son  fief 
aussi  bien  que  de  son  patrimoine».  Faire  tout  ce  qu'il  veut,  c'est-à-dire 
apparemment  le  vendre  à  un  roturier^  si  celui-ci  en  offre  un  meil- 
leur prix  que  le  noble.  Et  cet  acte  curieux  est  de  871,  antérieur  à 
l'édit  de  Klersy-sur-Oise.  Si  telles  étaient,  en  871,  les  prétentions 
de  possesseurs  de  fiefs  nobles,  ne  peut-on  pas  conclure  que  la  mul- 
plicité  de  ces  ventes  a  donné  lieu  à  la  constitution  de  Jean  II,  que 
nous  rappelle  Lobineau? 

En  1294,  le  duc  Jean  II  Interdit  aux  roturiers  l'acquisition  des 
fiefs  nobles  ^.  Quelle  était  la  sanction  de  celte  prohibition  ?  C'est 

1.  LoBiNBAU  p.  75,  ch.  157. 

2.  Idem,  Preuves,  col,  &7,  c  Cum  legaliter  liceat  unicaiqae  nobili  Um  de  sua  alode 
quam  de  sua  hereditate  qnidquid  Toluil  facere. 

3.  Lobineau,  p.  850. 


TOUS  LES  SEIGNEURS  ÉTAIENT- ILS  NOBLES?  NON  217 

ce  que  l'hislorien  ne  nous  apprend  pas.  Quoi  qu'il  en  soit,  elle  a  été 
inefficace,  et  les  nobles  ont  continué  à  vendre  leurs  terres  nobles  ; 
et  les  roturiers  à  les  acheter.  La  preuve,  c'est  que,  moins  d'un  demi- 
siècle  plus  tard,  notre  très  ancienne  Coutume,  rédigée  en  1330i, 
va  reconnaître  expressément  la  faculté  du  roturier  :  «  Et  aussi  nul 
roturier  ne  se  peut  accroître  en  fief  noble  sans  poîer  rachat.»  Chap. 
262. 

Payer  le  rachat,  c'est  une  nouveauté  en  Bretagne,  c'est  une  im-* 
portation  française.  En  efi'et,  dès  avant  la  Constitution  de  Jean  II, 
les  acquisitions  de  fiefs  nobles  par  des  roturiers  étaient  d'usage  en 
France.  Cela  résulte  du  texte  même  d'une  ordonnance  de  Phi- 
lippe le  Hardi  vérifiée  au  parlement  de  Toussaint  ou  de  Noël  1275. 

L'art.  6  porte  :  «  Les  non-nobles  qui  auront  acquis  des  fiefs  no- 
bles à  la  charge  de  les  desservir  ne  seront  pas  inquiétés;  »  et  l'ar- 
ticle 7  :  «  Au  cas  que  les  roturiers  aient  fait  semblable  acquisition 
ils  seront  contraints  de  les  mettre  hors  leurs  mains  (  de  les  aban- 
donner) ou  de  payer  la  valeur  des  fruits  de  deux  années  ;  mais  seu 
lement,  si,  entre  les  rois  et  celui  qui  a  fait  l'aliénation,  il  ne  se 
trouve  pas  trois  seigneurs,  et  si  les  fiefs  acquis  sont  possédés  avec 
abrègement  de  services  (c'est-à-dire  avec  exemption  illicite  des  ser- 
vices dus  au  roi  *).  > 

Qu^est-ce  à  dire  ?  sinon  que  toutes  les  aliénations  antérieures 
de  fiefs  nobles  faites  au  profit  de  roturiers,  dans  des  conditions 
qui  ne  sont  pas  défavorables  au  roi,  seront  reconnues  valides.  Bien 
plus,  réviction  prononcée  par  l'article  7  n'est  qu'une  menace  ;  et 
le  roturier  acquéreur  pourra  éviter  la  dépossession  en  payant  deux 
fois  la  valeur  du  revenu  annuel  '. 


1 .  HÉviN.  Arrêts  du  parlement,  p.  350.  Ânx  Questions  féodales,  p.  245,  il  dit  :  Vers 
1340. 

2.  L'ordonnance  est  écrite  en  latin,  et  j'empranle  les  sommaires  français  de 
l'éditeur  M.  Isambert,  II,  p.  657  et  sulv. 

3.  On  voit  qu'il  est  inexact  de  rendre  ainsi  l'article  7  de  l'ordonnance  r  <  Le  roi 
se  réserve  d'évincer  les  roturiers  ayant  acquis  fiefs  nobles  dans  ses  domaines,  s'il 
juge  que  ces  acquisitions  portent  atteinte  à  son  droit  de  suzerain.  »  M.  P.  YiouEf — 
Précis  de  VlUsloire  du  droit  français,  1886. 


us  TOUS  LES  SEIGNEURS  JTAIENT-ILS  NOBLES?  NON 

L'ordonnance  de  1275  est  le  plus  ancien  monument  qui  nous 
reste  de  Tacquisition  roturière  des  fiefs  nobles.  A-t-elle  créé  la 
faculté  d'acquérir  ou  bien  a-t-elle  sanctionné  une  révolution  juri- 
dique déjà  accomplie  ?  En  d'autres  termes  et  plus  simplement, 
les  acquisitions  de  terres  nobles  par  des  roturiers  existaient-elles 
en  fait  et  étaient-elles  licites  avant  l'ordonnance  de  1275  ? 

Quant  au  fait  aucun  doute  possible  !  l'ordonnance  l'ai&rme.  Le 
droit  a  été  contesté  ^  Il  semble  pourtant  bien  établi,  si  l'on  s'en 
rapporte  au  préambule  de  l'ordonnance  de  1656  sur  le  droit  de 
franc-fief.  Le  roi  rappelle  les  anciennes  ordonnances  interdi- 
sant les  acquisitions  roturières  de  fiefs  nobles  ;  et  il  ajoute  :  «  Hais 
l'occasion  des  guerres  saintes  et  les  voyages  entrepris  contre  les  in- 
fidèles ayant  fait  relâcher  de  la  sévérité  des  anciennes  ordonnan- 
ces, aucuns  roturiers  eurent  la  permission  d'acquérir  des  seigneurs 
et  gentilshommes  qui  se  croisaient  partie  de  leurs  fiefs  et  seigneu- 
ries. i>Âinsi  l'ordonnance  de  1656  fait  remonter  aux  croisades  l'ori- 
gine juridique  des  acquisitions  de  fiefs  par  les  roturiers  \ 

Je  n'insiste  pas  sur  ce  point.  De  Taveu  de  tous,  ces  acquisitions 
se  faisaient  avant  1275  ;  de  l'aveu  de  tous  ,  elles  ont  été  licites  en 
principe,  à  partir  de  cette  date,  et  cela  suffit  à  ma  thèse  '.  Pour- 
suivons. 

Nous  venons  de  voir  l'ordonnance  fixer  l'imposition  que  paiera 
Tacquéreur  roturier.  Cette  imposition  se  nommera  plus  tard  droit 
de  franC'fief.  Quel  est  son  véritable  caractère? Est-ce  simplement, 
comme  on  Ta  dit,  une  imposition  purement  fiscale  imaginée  par 
des  Rois  «  à  sec  de  finances  et  grands  inventeurs  de  subsi- 


i.  Notamment  par  Denisabt.  V*.  Nobles,  p.  276. 

2.  Préambule  de  FordonDance.  Isambert. 

Au  dernier  siècle,  on  discutait  sur  la  question  de  savoir  s'il  fallait  remonter 
jusqu'à  )al"  croisade  (Philippe  i"t096)  ou  si  l'on  devait  s'arrêtera  la  3*  (Philippe- 
Auguste,  1189).  DiCT.  DES  DOMAINES.  V*  FranC'fUf,  p.  429. 

L'ordonnance  dit  que  «  la  permission  fut  accordée  primitivement  à  peu  de  per- 
sonnes. > 

8.  Où  donc  intercaler  les  800  ans  dont  nous  parle  Lobineau  ? 


'\ 


TOUS  LES  SEIGNEURS  ÉTAIENT*ILS  NOBLES?  NON  319 

des*  »  ?  —  Assurément,  le  profit  du  irésor  ne  fut  pas  étranger  à  Téta- 
biissement  du  droit. 

Mais  cette  imposition  avait  un  fondement  juridique  qui  manque 
à  plus  d'une  de  nos  dispositions  fiscales.  Le  préambule  de  l'ordon- 
nance de  1656, après  avoir  mentionné  l'autorisation  don  née  au  temps 
des  croisades  de  vendre  et  acquérir  les  fiefs  nobles,  ajoute  que 
«pour  réfréner  aux  acquisitions  devenues  trop  nombreuses  >  lés  or- 
donnances €  firent  payer  aux  roturiers  possesseurs  de  biens 
«  nobles  une  finance  qui  fut  nommée  droit  de  francs- fiefs^  et  qui 
«  étdit  comme  un  rachat  de  la  peine  qu'ils  avaient  encourue  pour  la 
«  jouissance  desdils  biens  contre  les  prohibitions  des  ordonnances 
«  qui  les  en  rendaient  incapables,  etc.  » 

Mauvaise  raison  !  En  eflet,  l'incapacité  native  avait  été  levée  par 
les  ordonnances  qui  avaient  autorisé  ces  acquisitions. 

J'aime  mieux  le  motif  donné  par  un  jurisconsulte^:  <c  Le  droit  de 
«  franc-fief  était  une  sorte  d'indemnité  à  raison  du  devoir  de 
«  guerre  »  que  l'acquéreur  roturier  ne  rendait  pas  en  personne. 

Enfin,  un  autre  jurisconsulte  signale  une  autre  utilité  du  droit 
de  franc- fief  II  s'agit  d'un  tout  autre  point  de  vue.  «  Suivant  Tan- 
cien  droit,  dit  Lauriëre  ',  les  fiefs  nobles  communiquaient  leur  no- 
blesse aux  roturiers  qui  les  possédaient.  Nos  rois  n'approuvèrent 
par  ces  usurpations  de  noblesse  ^;  et,  pour  distinguer,  à  l'avenir,  les 
nobles  des  roturiers  possesseurs  de  fiefs,  ils  ordonnèrent  que 
ceux-ci  seraient  obligés  de  leur  payer  de  temps  en  temps  une  cer- 
taine finance  pour  interrompre  la  prescription  de  noblesse.  » 

Ce  nom  de  droit  de  franc-fief  était  très  naturellement  et  très 


1 .  Expressions  de  Hévin  parlant  du  duc  Jean  Y.  Questions  féodales. 

2.  Dict.  DES  Domaines.  V,.  franc-fief  ip.  428:  <  Finance  que  l'on  ferail  payer  pour 
tenir  lieu  d'indemnité  de  ce  qu'il  y  aurait  moins  de  vassaux  capables  de  suivre  le 
prince  en  guerre.  > 

3.  Lauriére,  préface  du  ïïecueil  des  Ordonnances» 

4.  Le  mot  usurpation  est  impropre,  puisque  la  communication  de  la  noblesse  avait 
lieu  suivant  le  droit  :  il  fallait,  semble-l-il  dire  extension. 


/ 


1  i 


I 

l 


iiO  TOUS  LES  SEIGNEURS  ÉTAIENT-ILS  NOBLES?  NON 

bien  trouvé,  puisque  cette  imposition  est  la  «  finance  »  payée  pour 
avoir  le  droit  de  posséder  un  franc-fief.  Cependant  le  nom  de 
rachat^  que  nous  venons  de  lire  dans  l'ordonnance  de  1656,  prévalut 
longtemps  en  Bretagne,  et  c'est  sous  ce  nom  que  le  droit  de  franc- 
fief  a  fait  son  apparition  dans  notre  très  ancienne  coutume  '. 

J.  Tréyédt, 

Ancien  président  do  tribunal  de  Qaimper, 
Tice-président  de  la  Société  archéologique 
da  Finistère. 

{La  suite  prochainement.) 


!.  Il  ne  faut  pas  que  le  no)n  de  rachat  amène  une  confusion.  On  appelle  aussi 
rachat  une  sorte  de  droit  de  mutation  qui»  après  le  décès  du  seigneur,  est  dû  seulement 
par  ses  héritiers  collatéraux.  I^  nom  de  franc'fief  usité  en  France  a  (lui  par  pré- 
valoir même  en  Bretagne  (Du  Pabc  Podllain,  art.  192.  Du  (ranc-^ef).  Le  rachat  ou 
franc-fief  était  ordinairement  d'une  année  du  revenu  de  la  terre  acquise.  Fbkriére, 
y*  Rachai  on  Mief.  Lobinbau  semble  confondre  les  lods  et  ventes  avec  le  rachat 
(p.  71).L'erreur  est  certaine.  Les  lods  et  venles  sont  <  le  droit  que  le  seigneur  peut 
exiger  de  ceux  qui  acquièrent  des  héritages  roturiers  mouvans  de  loi.  >  (Dbnisart, 
lois  et  ventes,  p.  69.) 


'1. 


LA  MARQUISE 


NOUVELLE 


Lorsque  je  vins  à  Paris  pour  faire  mon  droit,  mon  vieil  oncle  le 
procureur  me  donna  une  lettre  d'introduction  près  de  la  marquise 
do  Remaincourt,  sans  me  faire  connaître  Porigine  de   Tancienne 
amitié  qui  les  unissait.  Environ  un  mois  après  mon  arrivée  dans 
la  capitale,  sur  les  cinq  heures,  je  m'acheminai  vers  Tbôtel  qu'elle 
habitait  au  faubourg  Saint-Germain,  dans  la  très  noble  et  non  moins 
laide  rue  Saint-Guillaume.  Un  domestique  à  cheveux  blancs  vint 
m'ouvrir-;  pendant  qu'il  faisait  passer  ma  carte  avec  la  lettre  de 
mon  oncle  à  madame  la  marquise,  je  restai  seul  dans  un  petit 
salon  haut  de  plafond  et  boisé  en  chêne^  tendu  de  velours  cra- 
moisi, où  je  pus  savourer  tout  à  loisir  le  bon  parfum  d'antiquité 
qui  se  dégageait  de  partout.  Quoique  bien  jeune,  j'avais  déjà  une 
vénération,  presque  un  culte,  pour  les  vieilles  personnes  et  les 
vieilles  choses,  et  c'est  avec  un  réel  sentiment  de  respect  que  je 
passai  la  revue  de  tout  ce  qui  m'entourait  :  la  pendule  en  marbre 
noir,  surmontée  d'une  statue  en  pied  du  cardinal  de  Richelieu  et 
accompagnée  des  bustes  en  bronze  de  Corneille  et  de  Racine  ;  le 
meuble  Louis  XV  et  les  portraits  d'ancêtres,  qui  souriaient  digne- 
ment, avec  leurs  grands  airs,  dans  les  cadres  dorés.  Il  y  avait  là  de 
quoi  reconstituer  l'histoire  des  mœurs  de  plusieurs  siècles  :  Robert 
de  Remaincourt,  tout  bardé  de  fer,  qui  s'était  distingué  eu  Terre- 
Sainte  ;  Guillaume,  gentilhomme  de  la  chambre  du  roi  sous  Henri  IV  ; 
et  la  belle  Marguerite,  qui  fut  dame  d'honneur  de  la  princesse 
Anne  de  Gonzague,  et  des  cardinaux,  et  des  conseillers  au  parle- 


{ 


\ 
\ 


222  LA  HARQUISfi 

ment,  et  des  académiciens,  et  des  généraux.  Je  me  promettais  en 
moi-même  de  me  faire  conter,  quelque  jour,  en  détail,  l'histoire 
de  tous  ces  personnages,  y  compris  le  dernier  descendant  de  l'il-  ^ 

lustre  maison  qui  avait  épousé  sa  cousine  de  la  branche  aînée,  en  j 

héritant  du  titre  de  marquis. 

Au  milieu  de  mes  réflexions  généalogiques,  la  marquise  de  Re-  \ 

maincourt  entra.  Il  me  sembla  voir  un  de  ces  portraits  que  je  con- 
templais tout  à  l'heure,  qui,  pris  soudain  d*une  étrange  envie  de 
vivre  pendant  une  heure  au  milieu  de  nous,  serait  descendu  de  son 
cadre,  et  se  serait  misa  marcher.  De  taille  moyenne^  encore  svelle 
et  mince,  le  visage  encadré  de  papillotes  blanches,  et  sur  la  tête 
une  coiffure  de  fine  dentelle,  elle  s'avançait  lentement  vers  moi  : 
elle  me  tendit  sa  main  petite  et  mignonne,  et  sur  le  bout  des  ongles 
roses,  je  déposai  un  timide  et  respectueux  baiser.  Tétais  subjugué 
par  tant  de  dignité  et  tant  de  grâce  :  je  me  voyais  tout  à  coup 
transporté  au  milieu  de  la  société  d'un  autre  temps  ;  pour  un  peu, 
J'aurais  rajusté  la  perruque  que  je  ne  portais  pas,  ou  caressé  avec 
complaisance  un  jabot  imaginaire.  Elle  me  fit  asseoir  en  face  d'elle, 
et  nous  commençâmes  une  longue  conversation,  ou,  pour  mieux 
dire,  je  fus  de  sa  part  l'objet  d'un  interrogatoire  en  règle  qui  dura 
près  d'une  heure.  Elle  mettait  dans  toutes  ses  questions  tant  d'affec- 
tueux intérêt,  de  tact  et  de  délicatesse,  que  pas  un  instant  elles  n« 
me  semblèrent  importunes.  Au  contraire,  lorsqu'elle  eut  appris  de 
moi  tout  ce  qu'elle  voulait  savoir,  je  ne  trouvais  point  lui  en  avoir 
assez  dit. 

Nous  nous  entretînmes  ensuite  de  mon  oncle,  et  quelques  mots 
surpris  çâ  et  là  dans  la  conversation  me  laissaient  penser  qu'il 
existait  entre  eux  plus  que  de  l'amitié.  Ma  curiosité  était  piquée  au 
vif:  M"^  de  Remaincourt  s'en  aperçut  et  elle  me  pressa  très 
fort  de  partager  son  repas.  J'acceptai.  Nous  passâmes  dans  une  im-  j 

mense  salle  à  manger,  au  milieu  de  laquelle  étaient  dressés  sur  ^ 

une  table  de  chêne,  avec  une  parfaite  symétrie,  quelques  mets 
servis  dans  de  la  vaisselle  plate  armoriée.  Le  dtner  fut  presque  si** 
lencieux  :  j^états  intimidé  par  tout  cet  apparat  et  aussi  par  ia  pré* 


i 


LA  MARQUISE  fii 

sence  de  deux  domestiques  en  grande  livrée  qui  se  tenaient  derrière 
nous,  Constamment  attentifs  à  ne  nous  laisser  manquer  de  rien.  De 
temps  en  temps,  lorsqu'il  m'arrivait  de  lever  la  tête,  je  voyais  Tœil 
encore  vif  et  scrutateur  de  la  marquise  fixé  sur  moi  avec  persis* 
tance.  Comme  je  la  reconduisais  dans  le  petit  salon,  elle  me  dit 
avec  une  certaine  émotion  :  «  Vous  lui  ressemblez  étrangement.  » 
Je  ne  lui  demandai  point  de  qui  elle  entendait  parler  *.  on  me  disait 
souvent  chez  mes  parents  que  j'étais  le  vrai  portrait  de  mon  oncle 
à  vingt  ans. 

Nous  nous  assîmes  de  nouveau  au  coin  du  feu  et  elle  voulut 
bien  commencer  le  récit  tant  désiré  :  «  Je  vois,  me  dit-elle,  que 
vous  tenez  à  connaître  Torigine  de  mes  relations  avec  le  procu- 
reur. Vous  m'avez  plu  beaucoup,  je  puis  vous  le  dire,  et  je  consens 
à  rompre  en  votre  faveur  un  silence  de  quarante  années,  sur 
Pun  des  événements  mémorables  de  mon  existence.  Le  baron 
Jacques  Myrrhes,  votre  oncle,  était  de  son  temps  le  plus  beau  ca- 
valier de  Paris  :  je  l'avais  souvent  vu  dans  le  monde,  il  m'avait  été 
présenté,  et  bien  des  fois  nous  dansâmes  ensemble.  Il  achevait 
alors  ses  études  pour  le  doctorat  en  droit.  Une  année,  pendant  les 
vacances,  quelques  mois  après  mon  union  avec  le  marquis,  nous 
nous  rencontrâmes  en  Bretagne,  au  château  d'un  de  nos  amis  com- 
muns. Parties  de  mer,  parties  de  forêt,  c'étaient  tous  les  jours  de 
nouvelles  fêtes  où  se  voyait  la  fleur  de  l'aristocratie  bretonne.  Nous 
avions  projeté  une  excursion  à  Bréhal  :  le  marquis  n'avait  pa  ce 
jour-là  nous  accompagner.  Aux  abords  de  cette  île  presque  sau- 
vage, la  mer  est  souvent  inclémente  ;  mais,  lorsqu'on  est  jeune,  le 
danger  attire.  La  première  traversée  s'opéra  sans  encombres  et 
nous  passâmes  une  journée  bien  joyeuse.  Au  retour,  le  ciel  s'était 
assombri  :  on  riait  encore,  mais  surtout  pour  se  rassurer  soi- 
même.  A  vrai  dire,  la  mer  était  très  forte  et  notre  petit  yacht  était 
terriblement  secoué  par  les  vagues.  Depuis  deux  heures  déjà,  nous 
avions  quitté  Bréhat  et  nous  n'étions  pas  encore  sur  le  continent. 
La  nuit  était  tout  à  fait  venue  et  nos  marins,  épuisés^  dirigeaient  à 
grand'peine.  Enfin,  après  des  efforts  redoublés,  nous  arrivons.  Le 


I» 

I 


au  Lk  MARQUISE 

danger  est  passé  :  chacun  débarque  joyeux  ;  la  gatlé  si  longtemps 
contenue  &it  explosion.  Je  m'apprèle  à  mon  tour  à  prendre  terre, 
votre  oncle  me  suit,  nous  sommes  les  derniers.  Soudain,  un  violen  t 
coup  de  vent  imprime  au  bateau  une  rude  secousse,  l'amarre  se 
rompt,  et  le  yacht  qui  n'est  plus  retenu  est  entraîné  à  la  dérive.  Le 
,  vertige  me  prend,  la  raison  m'abandonne,  et,  affolée,  je  me  pré- 
cipite à  la  mer.  Le  baron,  qui  n'a  pu  m'arrèter  à  temps,  s'élance 
après  moi.  Il  engage  contre  les  flots  une  lutte  terrible,  parvient  à 
me  maintenir  au-dessus  des  vagues,  puis,  saisissant  le  cordage 
qu'on  lui  a  lancé  du  bord,  il  me  remet  aux  bras  de  nos  amis. 
J'avais  perdu  connaissance.  On  me  transporte  dans  une  cabane  de 
pécheurs,  et,  peu  à  peu,  les  tendres  soins  dont  je  suis  entourée  me 
font  revenir  à  la  vie.  L'émotion  étouffait  alors  ma  voix,  et  j'eusse 
voulu  dire  à  votre  oncle  tout  ce  que  je  sentais  dans  mon  cœur.... 
Il  ne  le  sut  jamais,  jamais  il  ne  le  saura.  Hais  tout  ce  que  mon 
devoir  m'autorisait  à  lui  vouer  de  profonde  affection,  ne  lui  a, 
depuis,  jamais  fait  défaut.  La  marquise  ajouta  :  «  Vous  serez  ici 
comme  dans  votre  famille  et  vous  me  permettrez  d*avoir  pour 
vous  la  tendresse  d'une  parente.  » 

H™<»  de  Remaincourt  était  très  émue.  Au  bout  de  quelques  ins* 
lants,  je  pris  respectueusement  congé. 

Je  Tallai  voir  très  souvent  et  très  régulièrement  ;  et  lorsque, 
voilà  trois  ans,  elle  quitta  doucement  ce  monde,  je  lui  fermai  les 
yeux  et  je  la  pleurai  comme  on  pleure  une  mère. 

J.-6.  ROPÂRTZ. 


MOTICES  ET  COMPTES  REMDUS 


LA  FRANCE  ARTISTIQUE  ET  PITTORESQUE.  -  I.  La  Bretagne,  --Le 
Pays  de  Léon  (I'«parlia),  par  H.  duCteuziou;  illustratioasdeth.  Bus- 
nel.  --  Paris,  B 1.  Monnier,  de  Bruahoff  et  Gie,  éditeurs,  1886  ;  un 
▼olume  ia  80  cavalier  de  xii  -97  pages  sar  papier  telolé.  Prii  :  5  francs. 

Vous  est-il  arrivé  de  croiser  dans  la  rue  une  de  ces  vieilles  co- 
quettes qui,  suivant  la  locution  populaire,  v  font  encore  de  Tcffet 
à  quinze  pas»?  De  loin,  sa  taille  eroprifonnée  dans  un  corset  à 
postiches  et  son  costume  aux  couleurs  voyantes  donnent  te  mirage 
d'une  Tratcheur  factice  et  d'une  élégance  tant  soit*peu  tapageuse. 
Mais  de  près»  quel  retour,  quel  revers,  quelle  désillusion,  quelle 
chute,  quel  effondrement,  quelle  ruine  !  Elle  est  fmée,  elle  a  du 
rouge,  elle  a  du  fard  sous  lequel  on  devine  des  rides  ;  une  odeur 
quelconque,  décorée  d'une  étiquette  exotique  par  un  parfumeur  à 
court  de  réclame,  laisse  derrière  elle  un  sillage  nauséabond  ;  sa 
tète  frisée  ressemble  à  celle  des  poupées  dont  le  buste  parade  à  la 
devanture  des  coiffeurs.  La  jeunesse,  la  grâce,  le  charme,  elle  les 
remplace  par  la  prétention.  Son  costume  lui-même,  si  on  l'examine 
en  détail,  sent  le  clinquant  plutôt  que  celte  richesse,  discrète  e( 
simple,  chère  aux  femmes  de  goût  :  ce  qu'on  prenait  pour  l'œuvre 
d*une  bonne  faiseuse  est  un  complet  du  Louvre  ou  du  Bon  Marché... 
On  détourne  la  tête  et  l'on  passe. 

Le  Pays  de  Léon,  que  M.  H.  du  Cleuziou  a  récemment  publié 
sous  le  patronage  de  l'éditeur  Monn'er,  m'a  laissé  1  impression  de 
la  vieille  coquette  et  de  son  costume.  Le  costume,  c'est  le  livre 
considéré  au  point  de  vue  typographique.  L'impression  est  bonne, 
à  la  vérité,  et  les  encadrements  des  chapitres  ont  été  empruntés  h 
des  manuscrits  de  valeur-,  mais  pour  les  dessins,  surtout  pour  ces 
espèces  de  lavis  en  photogravures  dont  les  plaques  grisâtres  et  les 
linéaments  sans  consistance  ni  fondu  affligent  de  temps  à  autre  les 
yeux  du  lecteur,  quelle  médiocrité  de  reproduction  1  Le  calvaire  de 

TOME  LX  (X  DE  LA  6e  SÉRIE).  15 


226  NOTICES  ET  COMPTES  BBNDUS 

La  Harlyre,  à  ne  citer  qu'un  exemple  %  témoigne  du  sans-gène 
avee  lequel  cette  partie  si  importante  dans  une  publication  soi- 
disant  artistique  a  été  traitée.  Quelques  vues  de  Landerneau  et  de 
Morlaix  ont  seules  été  tirées  avec  le  soin  convenable,  et  M.  Th. 
Busnely  dont  la  plume  fidèle  et  le  talent  original  méritaient  certes 
mieux,  a  dû,  en  recevant  le  livre,  gémir  de  se  voir  si  effrontément 
négligé. 

Pour  ea  revenir  à  ma  vieille  coquette,  il  est  donc  entendu  que 
l'éditeur  Honnier  en  représente  le  dehors  ;  mais  le  reste,  le  dedans, 
le  texte,  pour  parler  net,  c'est  Tauteur  qui  en  est  responsable.  Or 
savez-vous  ce  qu'a  fait  M.  du  Cleuziou  ?  Il  a  tout  simplement  dé- 
couvert la  Bretagne.  — Pas  possible? —  C'est  comme  j'ai  l'honneur 
de  vous  le  dire.  Il  a  même  Tatiention  délicate  de  préciser  le  lieu 
où  il  a  réalisé  cette  intéressante  découverte.  «  La  vraie  Bretagne, 
ce  la  noire,  déciare-t-il  solennellement,  c'est  celle  qui  nous  apparut 
«  au  détour  de  l'anse  de  Landévénec  dans  une  splendeur  qui  im- 
«  posa  silence  aux  hobereaux  orgueilleux,  aux  satisfaits  égoïstes, 
«  à  tous  les  vendeurs  du  temple'.  » 

Heureusement,  ta  splendeur  de  cette  Bretagne  —  celle  de 
M.  du  Cleuziou  —  n'a  pas  encore,  que  je  sache,  «  imposé  silence» 
à  la  critique.  Quant  à  moi  —  l'auteur  du  Pays  de  Léon  dirait  nous, 
car,  en  parlant  de  soi,  il  emploie  indifféremment  l'une  ou  l'autre 
expression  avec  une  aimable  désinvolture  —  j'avais  la  naïveté  de 
croire  que,  il  y  a  environ  cinquante  ans,  la  Bretagne  des  poètes 
avait  été  découverte  par  Brizeux,  la  Bretagne  des  bardes  par  M.  de 
la  Villemarqué,  et  la  Bretagne  de  tout  le  monde  par  Souvestre.  Il 
faut  s'entendre  :  la  Bretagne  de  H.  du  Cleuziou  serait-elle  une 
Bretagne  de  fantaisie  à  l'usage  des  touristes  qui,  munis  de  billets 
circulaires  et  désireux  de  rapporter  de  leur  voyage  —  viator  cum 
libro* — un  souvenir  «  couleur  locale»,  achètent  volontiers, à  dé- 
faut d'un  bahut  suspect,  un  volume  dans  les  prix  doux,  pour  peu 

1.  Page  63. 

2.  Page  XI. 

3.  C'est  l'épigraphe  inscrite  par  l'éditeur  en  tète  de  la  collection* 


NOTICES  Et  COMPTES  RENDUS  3S7 

q.u'il  ait  sur  ia  couverlare  un  menhir  surmonté  d*une  croix  et  un 
joueur  de  biniou  à  cheval  sur  la  galerie  d'un  clocher  à  joiA*  1 

Savez-Tous,  en  effet,  ce  qu'a  découvert  H.  du  Gleuziou  ?  Il  a  dé- 
couvert que  le  culte  des  fontaines  et  les  feux  de  la  Saint-Jean  sont 
d*origine  païenne  ;  il  a  découvert  que  les  bois  et  les  pierres,  si  mer* 
veilleusement  ciselés  dans  les  églises  du  pays  breton,  font  été  par 
des  artistes  du  cru  ;  il  a  découvert,  à  deux  pages  dlolervalle  \  que 
jamais  Breton  n'a  fait  trahison,  et  que  le  lieutenant  Latricle,  gou- 
verneur du  château  de  Morlaix,  livra,  en  1522,  la  ville  aux  Anglais; 
il  a  découvert  que  «  Souveslre,  le  grand  penseur  du  Philosophe 
«  sous  les  toits,  et  Horeau,  l'infortuné  rival  de  Bonaparte,  étaient 
«  nés  dans  ses  murs  '  »  ;  il  a  découvert  que  Morlaix  venait  de 
Mor-lae  (haut  de  la  marée)  ;  il  a  découvert  que  la  lune  de  Lander- 
neau  avait  été  introduite  dans  la  circulation  sous  Louis  XIV  par  un 
gentilhomme  chauvin  ;  il  a  découvert  que  «  les  premiers  habitants 
«  de  la  terre  furent  les  Guicaznou  et  les  Kerret'.  » 

Gesse  de  découvrir  ou  je  cesse  d'écrire. 

Il  a  découvert  bien  d^aulres  choses  encore  qui  avaient  été  déjà 
découvertes  au  moins  une  demi-douzaine  de  fois  auparavant  ;  ses 
découvertes^  il  les  a  assaisonnées  de  proverbes  du  Furnez  Breiz, 
de  dissertations  sur  le  soleil,  «  Helios,  que  le  Breton  prononce 
Heol,  »  de  citations  du  Véda  et  d'incantations  sur  les  autels  du  dieu 
Renan  et  du  dieu  Hugo  ;  il  les  a  panachées  de  Rivodius,  de  Kol- 
tjanus,  d'Iuocus,  de  Drennalus,  de  Tintdorus  et  de  Berox  d'Angle- 
terre ;  il  a  brassé  à  la  vapeur  cette  salade  russe,  et  quand  tous  les 
ingrédients  ont  été  confondus  dans  un  effroyable  gâchis,  la  pre- 
mière partie  du  Pays  de  Léon  a  paru^. 

!.  Pages  33  et  35. 

2.  Page  44. 

3.  Page  39. 

4.  Diaprés  une  note  inscrite  au  dos  du  volome,  le  texte  des  autres  parties  de  la 
Bretagne  artistique  serait  conQé  à  MM.  de  la  Borderie,  Keryller,  Decombe  et  Moo- 
selet  Voilà  des  nains  pleins  de  promesses  ;  mais  il  faudra  beaucoup,  en  vérité,  pour 
faire  oublier  un  début  aussi  malbenreu  que  le  Paye  de  Léon, 


228  NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 

Ayant  lu  cette  première  partie,  le  diable  m'emporte  si  je  me 
laisserai  prendre  à  la  seconde.  En  fait  de  littérature,  et  particuliè- 
rement de  littérature  bretonne,  le  sang  me  monte  à  la  tète  quand 
on  se  moque  de  moi,  et  je  n*aime  pas  les  mauvaises  plaisanteries. 
J*ai  donc  jeté  avec  colère  le  livre  dd  H.  du  Cleuziou  dans  le  recoin 
le  plus  obscur  de  ma  bibliolhè^iue  ;  et  pour  calmer  à  là  fois  mon 
indignalion  et  ma  migraine,  j'ai  ouvert  un  volume  d'Emile  Sou- 
vestre  et  je  me  suis  mis  à  relire  I  admirable  préface  des  Derniers 

Bretons. 

Henri  Finistère. 

LÉPOPÉE  BIBLIQUE,  décrite  par  les  poètes  sacrés,  chrétiens  et  pro- 
fanes, les  historiens  anciens  et  les  archéologues  modernes,  par  Atha- 
nase  Oliivier,  vicaire  à  Sainte-Croix  de  Nantes.  —  2  volumes  in -80. 

Etudier  la  Bible,  non  pas  au  point  de  vue  théologique,  maïs  au 
point  de  vue  spécial  de  la  grande  Epopée  que  renferment  ses  par- 
ties historiques,  la  présenter  au  lecteur  environnée  de  Tinnombra- 
ble  pléiade  de  ses  commentateurs  littéraires,  prusaleui^s  et  poètes, 
comme  un  astre  au  divin  éclat  entouré  de  satellites  qui  en  réflé- 
chissent les  rayons,  tel  a  été  le  but  de  fauteur  des  deux  in- 80 
compacts  imprimés  avec  tout  le  luxe  typographique  des  anciennes 
éditions,  que  nous  avons  sous  le$  veux  et  auxquels  nous  désirons 
vivement  intéresser  le  public. 

Quelle  sommede  persévérantes  éludes  et  de  patientes  recherches 
représentent  ces  deux  volumes  !  Ne  roppellenl-ils  pas  tout  natu- 
rellement à  la  mémoire  les  livres  précieux  sortis  de  la  plume  de 
ces  fils  de  saint  Benoît,  dont  la  vaste  érudition  et  la  consciencieuse 
minutie,  soit  scientifique,  soit  historique,  sont  demeurées  jusqu'à 
nos  jours  proverbiales. 

Eux,  du  moins^  ces  infatigables  bénédictins,  ils  composaient 
leurs  volumineux  ouvrages  dans  le  calme  du  clotire,  si  favorable  à 
l'inspiration  et  au  travail  de  Tinlelligence.  Mais,  son  Épopée  bibli- 
que^  M.  l'abbé  Ollivier  l'a  écrite  fragment  à  fragment,  dans  les 
rares  et  courts  loisirs  que  laissent  au  prêtre  le  professoral  dans  un 


NOTICES  ET  COMPTES   RENDUS  2S9 

important  collège,  le  ministère  absorbant  d'une  grande  paroisse 
au  cœur  même  d'une  grande  ville. 

L'entreprise  était  hardie  ;  elle  eût  effrayé  un  courage  ordinaire. 
Etudier  la  Bible,  comme  la  voulait  étudier  notre  auteur,  c'était 
vouloir  envisager  le  sublime  et  vivre  des  années  entières  dans  sa 
contemplation.  L'homme  du  monde,  mal  préparé  à  ces  rayonne-^ 
ment9,en  est  viteéblouiets'y  fatigue.  Le  prêtre,  accoutumé  par  l'habi- 
tude de  la  prière  à  des  rapports  intimes  avec  Dieu  et  les  choses  de 
Dieu,  peut  mieux  en  soutenir  réclal,  en  comprendre  les  harmonies, 
les  faire  admirer  aux  hommes  qui  cherchent  à  se  baigner  dans  les 
irradiations  du  beau  divin. 

Cette  œuvre  réellement  sacerdotale,  l'auteur  Fa  accomplie  sans 
défaillance.  A  un  tact  littéraire  des  plus  délicats  et  des  plus  sûrs, 
s'est  trouvé  joint  eu  lui  Tespril  de  vive  foi,  l'onction  de  solide 
piété,  qui  pénètrent  l'âme  du  lecteur  et  lui  font  voir  Dieu  derrière 
tous  les  voiles  symboliques  qui  cachent  ses  perfections  et  déguisent 
ses  desseins  aux  regards  des  profanes. 

Combien  seront  saisis  d'étonnement  ù  la  lecture  de  ces  pages 
qui  leur  ouvrent  des  horizons  dont  ils  ne  soupçonnaient  pas  les 
merveilleuses  profondeurs  !  Que  sont,  en  effet,  tout  les  événements 
humains,  plus  ou  moins  frivoles,  dont  se  nourrit  l'Épopée  païenne, . 
comparés  aux  gestes  de  Dieu  ?  Telle  est  la  sainte  Bible  :  une 
Épopée  dont  Dieu  est  le  héros,  et  que  des  hommes  choisis  par  lui 
ont  ccriie  sous  sa  dictée. 

Le  merveilleux  de  la  Bible,  le  merveilleux  dans  le  vrai,  n'est-il 
pas  aussi  élevé  au-dessus  des  fictions  de  la  fable  que  le  ciel  Test 
au-dessus  de  la  terre  ? 

A  exprimer  cette  quintessence  poétique  des  Livres  Saints,  M.  l'abbé 
Ollivier  a  consacré  tous  ses  efforts,  mais  il  n'a  pas  négligé  pour 
cela  les  préocoupaiions  de  la  science  historique,  de  l'exégèse  an- 
cienne et  moderne,  de  l'archéologie  orientaliste.  Il  possède  tout 
son  sujet  ;  il  le  montre  sous  toutes  ses  faces. 

Il  a  recherché  dans  la  poussière  des  bibliothèques  tous  les  au- 
teurs, même  les  plus  oubliés,  qui  ont  emprunté  un  rayon  à  Tastre 


280  NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 

biblique,  pour  en  vivifier  leurs  conceptions.  Que  de  fois,  dans  les 
pages  de  ces  oubliés,  n'a-t-ii  pas  trouvé  des  vers  que  ne  renie- 
raient  pas  les  poètes  les  plus  en  renom  de  nos  jours  ? 

De  même,  il  a  étudié  avec  soin  les  travaux  des  anciens 
commentateurs  et  interprètes  du  texte  sacré,  comme  aussi  ceux  qui, 
plus  récents  et  bénéficiant  des  découvertes  modernes,  ont  jeté  tant 
de  lumière  sur  les  temps  bibliques,  ont  corroboré  avec  tant  de 
force  l'autorité  historique  des  Saints  Livres.  Les  Champollion,  les 
Lenormant,  les  de  Rougé,  les  Vigoureux,  ont  fourni  à  l'auteur  des 
dissertations  pleines  d'intérêt.  Plus  d'une  fois,  il  en  a  appelé  au 
témoignage  des  vojageurs  qui,  comme  Dumas  et  de  Géramb,  nous 
ont  laissé  la  relation  détaillée  de  leur  visite  au  théâtre  de  la  grande 
Épopée  biblique. 

Le  style  de  l'écrivain  est  assurément  à  la  hauteur  de  son  sujet. 
Il  sait  envelopper  d*nn  manteau  plein  de  noblesse  et  brillant  de 
coloris  littéraire,  Pérudilion  et  la  piété  qui  forment  le  fond  de  son 
œuvre.  L'auteur  sait  citer,  mais  aussi  il  sait  écrire. 

C'est  avec  entière  confiance  que  nous  invitons  le  lecteur  à  juger 
par  lui-même  cet  important  et  utile  travail,  sûr  que  son  jugement 
ratifiera  le  nôtre,  et  que  ses  félicitations  se  joindront  à  celles  que 
l'auteur  a  reçues  de  haut  et  déjà  de  loin. 

Puisse  Tœuvre  de  M.  l'abbé  Ollivier,  appréciée  à  sa  valeur  et 
répandue  comme  elle  le  mérite,  produire,  par  son  heureuse  in- 
fluence, de  nombreuses  conversions  littéraires  parmi  les  esprits 
droits  et  cultivés  qui,  par  le  malheur  de  leur  éducation  trop  con- 
forme aux  préjugés  de  leur  époque,  ignorent  les  merveilles  poétiques 
renfermées  dans  la  Bible:  merveilles  qui  sont  en  même  temps  des 
trésors  de  science,  de  sagesse  et  des  leçons  de  la  plus  haute  vertu. 

Dùce  ubi  sit  Bapienlia^  ubi  sU  virtuSj  ubi  sil  intelkctus  K 

Abbé  J.  Dominique. 

1.  Barach,  JII,  14. 


CHRONIQUE 


Le  Congrès  de  Pontlvy. 

Suivant  une  tradition  constante,  Touverture  du  Congrès  Breton  à  Pon- 
tivy,  le  lundi  6  septembre^  a  été  accompagnée  d'une  messe  célébrée  à 
l'église  paroissiale.  Mgr  révoque  de  Vannes^  que  TÂssociation  Bretonne 
s'honore  de  compter  au  nombre  de  ses  meoibres  fondateurs,  a  célébré  le 
Saint-Sacrifice  ;  puis  Sa  Grandeur  a  adressé  aux  membres  du  Congrès  un 
éloquent  discours.  Nous  nous  faisons  un  devoir  de  publier  in  extenso  cette 
chaleureuse  allocution  qui  a  profondément  ému  les  assistants  : 

c  Messieurs, 

«  Votre  éminent  directeur  général  a  bien  voulu  me  faire  savoir  que 
vous  attendiez  de  moi,  ce  matin,  quelques  mots  d'édiûcation  et  d'encou- 
ragement. Je  me  reprocherais  de  ne  pas  me  i)rêter  à  d'aussi  religieuses 
dispositions. 

«  Laissez-moi  d'abord  vous  remercier  sincèrement  du  bon  exemple  que 
vous  donnez,  avec  la  dignité  qui  est  le  propre  des  hommes  intelligents  et 
chrétiens. 

«  Messieurs,  vous  n'êtes  pas  de  ceux  qui,  par  respect  humain,  par  in- 
dififérence,  par  je  ne  sais  quel  égarement,  affectent  de  se  passer  de  Dieu 
dans  leurs  entreprises,  si  même  ils  ne  poussent  pas  la  haine  ou  l'aveugle- 
ment jusqu'à  nier  son  existence.  Et,  comme  Vimpiété  s*est  toujours  menti 
à  elle-même,  ces  prétendus  esprits  forts  se  contredisent  aussitôt,  en  pro- 
férant d'odieux  blasphèmes. 

«  Vous,  messieurs,  fidèles  aux  vieilles  traditions  de  notre  catholique 
Bretagne,  vous  éprouvez  le  besoin  d'appeler  les  bénédictions  du  Ciel  sur 
vos  travaux.  Honneur  à  vous  !  Dirigez  toujours  vos  esprits  et  vos  cœurs 
vers  le  foyer  divin  d'où  jaillit  la  vraie  lumière  qui  éclaire  tout  homme 
venant  en  ce  monde,  £n  m'invitant  à  ouvrir  votre  congrès  dans  la  maison 
de  Dieu^  vous  rendez  un  éloquent  hommage  au  Maître  des  sciences.  Non 
content  de  vous  en  féliciter,  je  voudrais,  s'il  est  possible,  stimuler  votre 
ardeur.  Vous  n'appartenez  pas  à  cette  école  pleine  de  suffisance  qui  a  la 
présomption  de  tout  expliquer  scientifiquement.  Uais  vous  entendez  mettre 
la  science  et  ses  progrès  au  service  de  la  vérité.  Votre  amour  pour  la 


232  CHRONIQUE 

Bretagne  vous  rend  ingénieux  et  tous  poi  te  à  fouiller  son  sol,  à  compulser 
ses  archives,  à  proclamer  tous  ses  titres  de  gloire.  Courage  !  messieurs. 
Vos  efforts  persévérants  vous  ont  déjà  conduits  à  des  découvertes  merveil- 
leuses. Il  ne  s*agit  pas  entre  vous  d'une  vaine  cuiiosité  inleliectuelle, 
d'une  satisfaction  d'érudit.  Selon  votre  louable  habitude,  vous  êtes  ici 
pour  étudier  le  passé  et  le  reconstituer,  eo  quelque  sorte,  par  l'examen 
attentif  et  le  rapprochement  des  débris  échappés  aux  injures  du  temps  et 
aux  outragos  des  hommes.  Noble  et  intéressant  labeur,  qui  exige  autant 
de  patience  que  de  savoir,  une  grande  perspicacité  el  un  sage  discer* 
nement  ! 

«  M'inspirant  de  votre  programme,  je  dois  ajouter  que  vous  a\ez  aussi 
l'espoir  d'améliorer,  dans  Taveoir,  le  sort  de  vos  .semblables,  ca  leur  in- 
diquant les  moyens  de  fertiliser  la  terre  et  de  ne  pas  y  répandre  inutile- 
ment leurs  sueurs. 

c  Polssiei-vous,  mes^ieurs,  par  vos  exhortations,  vos  exemples,  les 
témoignages  de  votre  fraternelle  sympathie,  votre  haute  protection,  faire 
comprendre  aux  bons  habitants  de  nos  campagnes  que  le  poète  latin 
avait  cent  fois  raison  de  s'écrier  : 

0  fortunatoBnimitmt  sue  si  bona  norini^ 
Agrieolas  /... 

«  N'étes-vous  pas  attristés,  effrayés  même,  de  voir  l'agriculture  bban- 
donnée  et  si  peu  soutenue?  Quelle  lamentable  chose  que  l'émigration 
qui  dépeuple  les  champs  et  encombre  les  villes,  surtout  les  grandes  cités, 
où  la  misère  el  le  vice  se  disputent  leurs  infortunées  victimes,  où  cons- 
pirent l'incrédulité,  l'impiété,  le  socialisme,  menaçant  aujourd'hui  et  qui, 
demain  peut-être,  passant  de  ses  creuses  théories  à  ses  brutales  pratiques, 
mettra  tout  à  feu  et  à  sang,  accumulant  les  ruines  matérielles  et  morales 
dans  des  luttes  fratricides  dont  les  conséquences  sont  incalculables. 

«  11  est  temps,  mesi^ieurs,  de  refréner  tous  ces  appétits  insatiables  et 
de  tarir  la  source  de  ce  torrent  dévastateur.  Gomment  s'y  prendre?  A  ce 
point  de  vue,  j'oserai  rappeler  ici  cette  provocation  du  Sauveur  :  c  Que 
telui  qui  est  sans  péché  lui  jette  la  première  pierre  !  t 

«  Oui,  messieurs,  si  quelqu'un  n'a  pas  contribué,  au  moins  indirecte- 
ment, par  son  insouciance,  ses  habitudes,  son  égoisme  et  ses  consé- 
quences, b  la  désorganisation  sociale  qui  nous  désole  et  nous  épouvante, 
qu'il  se  lève  !  qu'il  accuse  sans  remords  les  travailleurs  d'aspirer,  par  de 
criminelles  insurrections,  à  un  état  social  impossible  !  Grand  Dieu  !  qui 
les  arrêtera  dans  cette  voie  du  désordre  et  de  l'iniquité,  où  ils  obéissent 
aveuglément  à  des  chefs  audacieux  et  irréconciliables,  qui  leur  crient  : 


■    -!. 


'Ji 


\. 


CHRONIQUE  233. 

Ni  Dieu,  ni  maîtres  !  Les  classes  appelées  dirigeantes  ont-elles  toujours 
donné  l'exemple  du  respect  d'elles-mêmes,  du  dévouement ,  de  la  bien* 
faisance,  drs  vertus  naturelles,  sinon  chrëtiennest  Les  riches  n'ont-ils 
point  déserté  quelquefois  le  poste  q>ie  la  Providence  leur  avait  confié 
pour  protéger  et  assister  les  pauvres?  Faut-il  donc  s'étonner  que  leur 
place  ait  été  usurpée  par  d'autres,  plus  entreprenants,  qui  paient  le 
peuple  de  belles  paroles^  l'excitent  à  l'orgueil,  à  la  débauche  tt  à  la  ven« 
geance,  et  se  font  de  lui  un  marchepied  pour  arriver  lapidement  à  la  do- 
mination et  à  la  fortune  ? 

ce  Messieurs,  je  m'arrête.  Ces  graves  considérations  nous  conduiraient 
trop  loin.  De  grâce,  usez  de  tout  vo'tre  crédit  pour  que  les  grands  et  les 
petits  se  fassent  une  idée  plus  juste  et  plus  salutaire  de  leurs  droits  et  de 
leurs  devoirs,  pour  que  l'équilibre  se  rétablisse  au  sein  de  notre  malheu- 
reuse société  et  que  les  enfants  du  même  Père,  qui  est  aux  cieux,  ne  se 
disputent  pas  sans  justice,  sans  charité,  sans  résignatiou,  sans  espérance, 
la  terre  et  ses  productions.  Sursum  corda  ! 

«  Votre  association,  messieurs,  peut  contribuer  h  ces  élévations,  ë  celle 
entente  fraternelle,  au  sauvetage  d'une  génération  qui  court  aux  abîmes 
parce  qu'elle  refuse  de  comprendre  ses  vraia  intérêts,  oubliant  que  l*union 
fait  la  force  et  que,  si  Dieu  ne  garde  une  nation,  tuus  les  eifurls  de  ses 
gardiens  et  de  ses  gouvernants  seront  vains. 

«  Continuez,^  messieurs,  avec  émulation  et  confiance,  vos  pacifiques 
expéditions  dans  le  vaste  domaine  de  !a  nature  et  de  nos  annales. 

«  Pontivy  et  ses  ait- ntours  offrent  un  large  champ  à  vos  investigations. 
Vous  ne  manquerez  pas  de  faire  un  pèlerinage  à  la  grotte  de  saint  Gildas, 
sur  les  bords  du  Blavet,  tout  près  d'ici,  dans  un  désert  qui  a  ses  charmes 
et  qui  rappelle  de  si  gritnds  souvenirs.  Combien  je  vous  siurais  gré,  Mes- 
sieurs,'de  donner  le  braule  à  un  mouvemfnl  de  pieuse  restauration  que 
j'appelle  de  tout  mes  vœux  ! 

c  L'un  de  vous,  autorisé,  par  ses  longues  et  heureuses  recherches,  à 
déplorer  hautement  le  vandalisme  qui  a  découronné,  sinon  ruiné,  tant  de 
monuments  anciens,  visitait  un  jour  l'agreste  retraite  ou  le  saint  abbé, 
surnommé  {Historien  des  Bretons,  cacha  longtemps  ses  vertus  héroïques. 
A  la  vue  de  cette  grolte  obstruée  par  une  maçoonerie  grossière,  le  sa- 
vant archéologue  s'écria  :  €  Voilà  comme  on  traite  maintenant  ce  curieux, 
cet  antique  sanctuaire,  qui  devrait  être  pour  lous  les  Bretons  l'objet  d'une 
vénération  exceptionnelle!  Négligence  navrante,  ingrate,  impardonnable. 
Me^  l'évêque  de  Vannes,  s'il  en  avait  connaissance,  tiendrait  à  honneur, 
nous  en  sonimes  sûr,  de  la  faire  et  sser.  9  Hélas  !  pourquoi  cherche- 
rais-je  à  dissimuler  mes  torts?  Je  piéiere  demander  humblement  pardon 
à  saint  tiitdas  d'avoir  fait  si  peu  pour  rehausser  son  culte.  Qu'il  me  soit 


tu  CHRONIQUE 

permis  de  plaider  les  circonstances  atténuantes  de  cette  omission  !  De- 
puis vingt  ans,  j'ai  remué  des  montagnes  de  granit,  avec  le  concours  du 
clergé  et  des  fidèles  de  ce  diocèse,  sans  parler  de  nos  bienfaiteurs  plas  ou 
moins  rapprochés  de  nous. 

«  L'heure  est  peut-être  venue  de  payer  à  la  mémoire  de  saint  Gildas 
un  tribut  d'honneur  extraordinaire,  mérité  par  tant  de  bienfaits.  Qui  sait! 
La  Providence  ne  vous  a-telle  point  conduits  ici,  messieurs,  pour  com- 
mencer a  déblayer  un  terrain  béni,  où  la  nature  s'est  chargée  de  poser 
les  premières  assises  d'un  sanctuaire  que  nojs  vénérons  avec  la  ferveur 
de  nos  pères  t  Hommes  de  foi,  de  goût  et  de  bonnes  œuvres,  vous  serez 
nos  conseillers,  nos  soutiens  et  nos  maîtres. 

c  Vous  n'ignorez  pas,  messieurs,  que  d'importants  travaux  s'exécutent 
depuis  plusieurs  années  dans  la  vieille  église  où  nous  conservons  le  tom- 
beau de  saint  Gildas  et  de  plusieurs  autres  saints  bretons.  Il  n'a  pas  dé- 
pendu de  moi  de  les  mener  très  promptOinent  à  bonne  fin.  Là  aussi  des 
vandales  ont  passé,  en  multipliant  les  profanations  et  les  ruines.  Une  belle 
croix  de  granit,  plantée  depuis  dix  ans  sur  le  Grant-Mont,  en  face  de 
l'Océan  et  de  Ttle  où  mourut  l'apôtre  de  ce  pays,  me  parait  faire  le  pendant 
du  menhir  colossal,  surmonté  du  signe  dé  notre  rédemption,  que  vous 
éleviez  naguère  sur  un  autre  rivage,  comme  pour  venger  Dom  Lobineau 
de  l'oubli  et  de  l'ingratitude  des  hommes. 

c  N'êtos-vous  pas  d'avis,  messieurs,  de  poursuivre  ce  travail  de  répa- 
ration et  de  secouer  la  poussière  qui  rerouvre  tant  de  beaux  restes  d'un 
autre  âge,  trop  dédaignés  de  nos  jours?  Colligite  fragmenta,  nepereanit 
Ce  sera  faire  œuvre  de  science  et  de  religion.  A  ces  fins,  le  clergé  rivali- 
sera avec  vous  de  zèle  et  de  générosité. 

«  Mais,  messieurs,  il  est  un  monument  que  notre  religion  et  notre  pa- 
triotisme réclament  de  concert.  Des  chroniqueurs  naïfs,  des  annalistes  sé- 
rieux et  instruits,  des  écrivains  vulgarisateurs  ont  mis  la  main,  avec  des. 
aptitudes  et  des  méthodes  diff'érenles,  à  Thistoire  de  notre  Bretagne.  Leurs 
travaux  ont  besoin  d'être  revus,  refondus,  corrigés,  complétés.  N*y  a-t-il 
pas  parmi  vous  dds  chercheurs  intrépides,  des  ouvriers  infatigables  capables 
d'assembler,  après  les  avoir  polis,  ciselés,  ornés,  les  nombreux  et  riches 
matériaux  qu'ils  ont  amassés  au  prix  de  toutes  sortes  de  sacrifices  ? 
Réunis  dans  une  autre  enceinte,  vous  acclameriez  à  l'envi  le  Bénédictin 
laïque  qui  déchiffre  tant  de  vieux  papiers,  d'où  il  extrait  lentement  mais 
sûrement,  à  la  loupe  d'une  critique,  qu'il  ne  faudrait  pas  exagérer,  les 
éléments  de  notre  histoire  nationale.  Si  Tillustre  auteur  des  Etudes  his- 
toriques bretonnes  ne  se  décidait  pas  enfin  à  produire  de  pareils  trésors, 
aurions-nous  trop  mauvaise  grâce '  à  nous  écrier  après  lui:  «  Voilà  comme 
vous  traitez  maintenant  et  depuis  trop  longues  années  cette  curieuse^  cette 


CHRONIQUE  235 

antique  collection  de  nos  chartes,  de  toutes  les  pièces  jastificatives  des 
faits  et  gestes  de  nos  aïeux,  de  nos  grands  hommes  et  des  saints  qtri  ont 
ëvangélisé  et  civilisé  notre  Ârmorique  !  INégligence  regrettahle...  £t 
révoque  de  Vannes,  qui  en  a  connaissance,  tiendrait  à  honneur  de  la 
faire  cesser. 

(t  A  l'œuvre  donc,  messieurs,  pour  Dieu  et  pour  la  Bretagne  !  Je  bénis 
dès  aujourd'hui  ce  projet,  qui  eiciterait  dans  notre  province  un  si  légi- 
time enthousiasme.  Lorque  Thahile  écrivain  qui  en  a  plus  d'une  fois  in- 
diqué les  grandes  lignes  dans  la  Revue  de  Bretagne  et  de  Vendée  en 
aurait  arrêté  le  plan,  nous  ne  négligerions  rien  pour  hâter  Tachèvement 
de  cette  histoire  nationale,  qui  intéresserait,  au  delà  des  limites  de  notre 
contrée,  tous  les  amis  des  sciences,  des  lettres  et  des  arts.  Quel  hymne 
de  reconnaissance  el  d'admiration  nous  chant<'rions  à  la  gloire  du  nouvel 
Historien  des  Bretons  /  Ce  serait  une  helle  fête  pour  la  vieille  et  noble 
famille  bretonne.  Nos  arrière-neveux  en  seraient,  comme  nous,  heureux 
et  fi<*rs.  Ils  béniraient  celui  qui  leur  aurait  procuré  les  moyens  de  mieux 
connaître  leurs  ancêtres  et  de  se  montrer  les  héritiers  de  leurs  croyances 
et  de  leurs  vertus.  » 

Après  la  messe,  les  membres  de  l'Association  Bretonne  ont  procédé  à 
rélection  du  bureau  général  du  Congrès  et  des  bureaux  de  sections.  Ont 
été  élus  : 

Président  général  :  M.  Charles  de  la  Monneraye,  sénateur,  président 
du  Conseil  général.  Présidents  d'honneur  :  Mgr  Bécel,  évêque  de  Vannes  ; 
M.  Rostaiog,  sous-préfet  de  Pontivy  ;  M.  le  comte  de  Lanjuinais,  député  ; 
M.  Robo,  président  de  la  Société  d'Agriculture  de  l'arrondissement  de 
Pontivy. 

Section  D'AGRicuLTune.  —  Président  :  M.  le  comte  Paul  de  Champa- 
gny.  Vice- Présidents  •  M.  Carron,  député  d'ille-ei- Vilaine  ;  M.  de  laMor- 
vonnais,  M.  Le  Fioch,  du  Minimur,  en  Vannes,  M.  Derras,  ancien  professeur 
d'agriculture.  Secrétaires  .*  M.  Bahezre  de  Lanlay,  M.  de  Kerizouet, 
M.  Guillemot,  M.  Chevalier,  professeur  départemental  d'agriculture. 

Section  d'Archéologie.  —  Président  .*  M.  Àudren  de  Kerdrel,  séna- 
teur. Président  d'honneur  :  M.  l'abbé  Kerdaffret,  curé-doyen  de  Pontivy. 
Vice- Présidents  :  M.  Robiou,  professeur  à  la  Faculté  des  Lettres  de 
Reunes  ;  M.  Le  Meigneo,  vice-président  de  la  Société  de^  Bibliophiles 
bretons  ;  M.  l'abbé  Euzenot,  recteur  de  Rumengol;  M.  le  D'  de  Ciosma- 
deuc.  Al.  de  Keranflec'h.  Secrétaires  :  M.  le  comte  Régis  de  l'Estour- 
beillon,  M.  Alcide  Leroux,  M.  Adrien  Oudin,  M.  J.  Le  Brigant,  numismate. 

La  reproduction  du  discours  de  Me'  Tévêque  de  Vannes  ayant  pris  à 
peu  près  tout  l'espace  que  nous  devions  consacrer  au  compte  rendu  des 


236  CHRONIQUE 

séances  du  Googrès,  nous  nous  voyons  à  regret  contraints  d*en  résumer 
brièvement  les  travaux,  à  Taide  des  relalioûs  publiées  par  les  divers  jour* 
naux  de  Bretagne. 

Séance  du  lundi  soir  7  septembre^  que  préside  M.  de  Kerdrel,  sénateur 
du  Morbihan.  M.  l'abbé  Euzenot  a  la  parole.  11  fait  1  histoire  de  Pontivy. 
Selon  l'orateur,  Pontivy  a  une  origine  religieuse  ;  c'est  un  monastère  qui 
lui  a  donné  naissance.  Fondation  de  la  ville,  «on  rôle  pendant  la  guerre 
de  succesiiion  de  Bretagne,  cHablissements  pieux,  libéralités  des  Rohan, 
Tabbé  Euzenot  passe  tout  en  revue  d'une  manié le  fort  intéressante. 

M.  le  président  fait  Téloge  de  l'abbé  Euzenot,  Tun  des  fidèles  de  1* As- 
sociation Bretonne;  c'est  un  travailleur  infatigable. 

A  rencontre  de  M.  Euzenot,  M.  l'abbé  Kerdifffret  pense  que  Pontivy 
a  une  oiigioe  militaire.  Sa  situation  en  est  une  preuve.  L'existence 
d'un  monastère  est  problématique  ;  l'existence  du  château  des  Rohan  est 
certaine. 

M.  de  la  Yillemarqué  parle  des  jocufatores  bretons.  Il  cite  les  chansons 
de  geste  relatives  a  saint  Ëmllien  voyageant  en  Bourgogne 

M.  de  la  Borderie  raconte,  avec  sa  science  et  son  esprit  bubituels,  la 
descente  des  Anglais  en  Bretagne  en  1746.  le  siège  de  Lorient.  Les  An- 
glais levèrent  le  siège  au  moment  où  les  Lorieatais  allaient  se  rendre. 
D'après  Hunse,  secrétaire  du  général  anglais  Saint-Clair,  les  Anglais  au 
raient  levé  le  siège  à  cause  du  nombre  des  défenseurs  de  Lorient. 

Séance  du  mardi  mr  7  septembre»  M.  Fabbé  Bossard  parle  des  lé^^ondes 
et  traditions  relatives  aux  monuments  mégalithiques.  Les  grandes  piern  s 
ont-elles  été  élevées  par  les  Celtes  ou  d'autres  populations?  M.  Tabbé 
Bossard  croit  qu'il  faut  les  attribuer  à  des  peuplades  antérieures.  L'année 
dernière,  au  Congrès  de  Saint-Malo,  il  s'e&t  efforcé  de  le  prouver  par  les 
textes  ;  cette  année,  il  va  montrer  les  mêmes  traditions  dans  tous  les 
pays  où  se  trouvent  des  monuments  de  pierre  et  où  les  Celtes  n'ont  jamais 
résidé,  par  exemple  :  en  Suède,  en  Sibérie,  en  Chine  et  dans  Tlnde. 

'M.  l'abbé  Bossard  cite  des  légendes  sur  des  pierres  considérées  comme 
pouvant  garantir  de  la  foudi*e,  comme  ayant  des  vertus  guérissantes:  les 
unes,  portées  par  des  fées,  vont  se  baigner  dans  la  rivière  voisine  ;  les 
autres  recèleut  des  secrets  que  les  jeunes  filles  vont  découvrir  afin  de 
pouvoir  se  marier  dans  l'année,  etc. 

Le  public,  que  les  légendes  ont  beaucoup  amusé,  applaudit  chaleureu- 
sement Torateur. 

M.  de  la  Borderie  vient  ensuite  ;  son  arrivée  est  saluée  par  une  salve 
d'applaudissements.  11  parle  du  centre  de  la  Bretagne  ancienne  divisée  en 
deux  parties  :  les  côtes  cultivées  et  nommées  Armor;  le  centre,  occupé 
par  une  immense  forêt,  Er  Coat. 


i 


CHRONIQUE  237 

Les  Romains  occupèrent  Gastennec,  excellente  position  pour  surveiller 
le  passage  du  Blavet.  Saint  Ivi  vint  ensuite  s'établir  à  l'endroit  où  se 
trouve  aujourd'hui  Ponlivy  ;  il  y  construisit  un  pont  sur  le  Blavet,  ce  qui 
attira  à  cet  endroit  tout  le  commerce  qui  se  faisait  à  Gasteonec.  Les  Rohan 
y  bâtirent  ensuite  un  château  qui  existe  encore. 

M.  de  le  Borderie  raconte  l'histoire  d'un  combat  qui  eut  lieu  pendant 
in  L^'gue  prés  de  la  chapdl  i  de  la  Houssaye. 

La  troisième  séance  du  matin  s'est  ouverte  par  une  intéressante  com- 
munication de  M.  Bonnœuvre  sur  les  bijoux  populaires.  M.  de  la  Ville- 
marque  a  analysé  ensuite  le  curieux  mystère  de  la  viedesaîol  Mériadeck 
récemment  publiée.  En  terminant,  M.  de  la Villemarqùé  prie  M.  delà 
Borderie  de  communiquer  à  TAssociation  les  détails  qu'il  peut  fournir 
sur  la  date  probable  de  la  vie  de  saint  Mériadtck,  évêque  de  Vannes. 
M.  de  la  Borderie  s'empresse  de  déférer  à  ce  désir  et  il  établît  que  ce 
saint  vivait  dhns  la  seconde  partie  du  X»  siècle.  Enfin,  avec  une  très 
grande  compétence,  M.  de  Keranfl»  c'h  cherche  à  retrouver  le  sujet  d'un 
litige  signalé  dans  le  Cartulaire  de  Bedon, 

Ln  jeudi  soir,  la  séance  a  été  consacrée  aux  chants  et  légendes  popu» 
laires  de  la  Bretagne.  Avec  un  ton  charmant,  en  termes  émus  et  poé- 
tiques, M.  Adrien  Oudin  a  raconté,  tout  d'abord,  les  débuts  littéraires 
d'Emile  Souvestre,  puis,  M.  le  comte  Régis  de  l'Ëstourbeillon  expose,  aux 
applaudissements  de  l'assemblée,  un  grand  nombre  de  légendes  du  pays 
Gallo,  conservant  encore  presque  toutes  de  nombreuses  traces  des  pra- 
tiques et  usages  de  l'antiquité  païenne.  Après  lui,  pendant  plus  d'une 
heure,  M.  de  la  Villemarqùé  a  examiné  toutes  les  traditions  relatives  au 
chemin  de  Saint-Jacques  de  Compostelle  (voie  lactée),  en  tenant  son  au- 
dito're  sous  le  charme  de  sa  parole,  à  la  fuis  si  savakile  et  si  passionnée. 

Le  même  soir,  la  municipalité  de  Pontivy  a  oflert  au  Congrès  une  ma- 
gnifique fête  vénitienne  sur  le  Blavet.  La  caserne  était  décorée  avec  des 
transparents.  L"s  bar.jues  et  les  pontons,  brillamment  illuminés,  étaient 
montés  par  la  fanfare  du  2«  chasseurs,  la  musique  municipale  et  les 
joueurs  de  biniou,  qui  faisaient  alternativement  entendre  leurs  morceaux 
et  leurs  airs. 

Dans  sa  séance  du  matin,  le  vendiedi  10  septembn',  l'Association  Bre- 
tonne a  entendu  et  applaudi  un  rapport  de  M.  Albert  Macé,  rédacteur 
en  chef  du  Peiit  Breton^  de  Vannes,  sur  la  conservation  des  monuments 
mégalithiques  du  Morbihan. 

M.  de  la  Borderie  fait  une  communication  du  plus  vif  intérêt  sur  les 
monuments  de  l'architeclure  militaire  en  Bretagne  et  sur  les  moyens  de 
reconnaître  la  date  de  ces  édifices.  D'une  part,  nous  avons  les  pièces  de 
la  Chambre  des  comptes  de  Bretagne,  de  l'autre,  les  renseignements  fournis 


238  GHftONlQOfi 

par  rhistoiro  de  l'art  mililaire.  La  cooitructioa  des  forteresses  se  modifie 
suivant  les  projets  des  moyens  d'attaques.  Ainsi,  il  est  évident  que  la  tour 
d*£lven  ne  peut  avoir  été  construite  en  1490  :  le  maréchal  de  Rieux  était 
trop  habile,  trop  expérimenté  pour  faire  construire  un  monument  impuis- 
sant contre  Tartillerie.  Dans  les  fortifications  de  Dinan  on  constate  nette- 
ment trois  époques:  les  tours  bâties  sur  le  château,  1380,  les  tours  formant 
éperon  avec  arc  ogival  à  2  faces,  en  lin  les  bastions  â  arêtes  vives. 

M.  Robert  Obeix  dépouille  la  correspondance,  rious  remarquons,  au 
passage,  un  mémoire  de  M.  Pitre  de  Lisie  du  Dreneuc,  conservateur  du 
Musée  d'archéologie  de  I^  Loire-Inférieure,  sur  le  lieu  du  combat  des 
Venétes  et  de  l'armée  de  César  ;  M.  Pilre  de  Liste  croit  pouvoir  le  placer 
dans  la  baie  d*Âudierne;  --un  mémoire  de  M.  de  Brehier  sur  les  marches 
de  Bretagne;  une  note  de  Dom  Plaine  sur  Tautorité  de  Froissart  en  ma- 
tière historique;  deux  mémoires  sur  Trévé  ;  un  mémoire  de  M.  Trévédy 
sur  le  groupe  équestre  de  Guélen. 

M.  Alcide  Leroux  lit  un  curieux  travail  sur  les  monuments  de  terre  de 
la  Loire-Iofërieure,  constatés  dans  les  communes  de  Vay,  Nozay,  Abba- 
retz  et  considérés  comme  œuvre  de  Fépoque  gauloise.  M.  René  Kerviler 
y  voyait  des  exploitations  minières,  traosformëes  en  mardelles.  M.  Alcide 
Leroux  conteste  le  système  de  M.  Kerviler. 

Le  même  jour,  la  séance  du  soir  a  été  absorbée  tout  entière  par  la 
question  du  vandalisme  contemporain,  pour  laquelle  la  parole  avait  éié 
donnée  à  M.  Robert  Oheix. 

Après  lui,  M.  Henri  Lemeignen  est  venu  entretenir  l'assemblée  de  la 
crypte  de  la  cathédrale  de  Nantes. 

La  séance  fut  close  par  le  récit  fort  piquant,  fait  par  M.  de  la  Borderie, 
de  la  démolition  si  regrettable  d'une  des  plus  curieuses  portes  de  la  ville 
de  Dinan. 

Le  samedi.  Il  septembre,  avait  lieu,  en  présence  d'un  public  nombreux, 
la  séance  définitive  de  clôture. 

Après  une  intéressante  communication  de  M.  de  la  Borderie  sur  le 
Combat  des  Trente,  et  la  lecture  d'un  charmant  rapport  de  M.  Anthime 
Menard  sur  les  excursions  du  Congrès,  M.  le  prébident  de  Kerdrel  cons- 
tata, une  fois  de  plus,  1  utilité  incontestable  des  Congrès  de  i' Associa- 
tion Bretonne,  terrain  toujours  commun  où  toutes  les  bonnes  volontés  se 
retrouvent  et  peuvent  converger  sans  distinction  de  parti,  lorsqu'il  s'agit 
du  bien  et  de  l'intérêt  du  pays.  Puis,  ayant  remercié  chaleureusement  les 
habitants  de  Pontivy  de  leur  aimable  accueil  et  de  leur  assiduité  aux 
séances,  il  prononça  la  clôture  du  Congrès  de  1886,  en  donnant  rendes- 
vous  aux  membres  de  TAssociatlon  dans  la  ville  du  Groisic,  pour  le  Gongiés 
de  1887. 


CHRONIQUE  239 


Les  fêtes  du  14  septembre  à  Sainte-Axme-d'Auray. 


La  solennité  de  la  plantation  de  la  croix  du  pèlerinage  de  Terre-Sainte 
a  eu  lieu  le  mardi,  14  septembre,  près  de  la  basilique  de  Sainte-Anne^ 
devant  plusieurs  milliers  de  fidèles  accourus  de  tous  les  points  de  la  Bre- 
tagne, on  pourrait  même  dire  de  toute  la  France. 

On  se  rappelle  que  les  pèlerins  de  Terre-Sainte,  au  moment  de  partir, 
résolurent  d'emporter  une  croix  de  bois  bretonne.  Le  signe  delà  Rédemp- 
tion figura  toujours  en  tête  du  pieux  corlège  pendant  tout  le  voyage, 
puis,  BU  retour  des  Lieux-Saints,  les  voyageurs  décidèrent  d'aller  la  plan- 
ter à  Sainte-Anne. 

Quatre  évêques  assistaient  à  cette  touchante  cérémonie  :  rSN.  SS.  Bécel, 
évêque  de  Vannes;  Trégaro,  cvêque  de  Séez;  Laborde,  évêque  deBlois; 
Coullier,  évêque  d'Orléans. 

M.  Tabbé  Bourdon,  curé  de  Saint-Malo,  a  prononcé  une  magnifique 
allocutioD.  Il  a  montré  le  grand  rêle  de  la  Croix  dans  Thisloire  et  son  in- 
fluence salutaire  sur  les  peuples.  «  Elle  revient  du  Golgotha,  portant  dix- 
neuf  siècles  de  gloire  !  Ses  bras  s'appuient  à  Lourdes  et  à  la  Salette  \  son 
pied  est  à  Sainte -Anne-d' A  uray.  )) 

Après  une  messe  célébrée  à  la  Scala,  la  procession  s'est  dirigée  vers  la 
basilique,  près  de  laquelle  a  été  plantée  la  croix,  qui  était  portée  par  des 
Bretons  en  costumes  du  pays. 


h 


BIBLIOGRAPHIE  BRETONNE  ET  VENDÉENNE 


Association  amicale  des  anciens  élèves  du  pensionnat  Saint -Joseph 
DE  Nantes.  Assemblée  générale  teone  le  U  juin  1886.  —  Gr.  iQ-8<>, 
67  p.  NaDteSy  imp.  ViDcent  Forest  et  Emile  Griaiaud. 

Bulletin  de  la  Société  des  Bibliophiles  Bretons  et  de  l'histoire  de 
Bretagne  Neurième  année  (1885  1886).  —  ln-8o,  86  p.  Tiré  à  450  ex. 
Nantes^  Sori<^té  des  Bibliophiles  Bretons  et  de  Thistoire  de  Bretagne. 

Comte  (le)  de  Mauron-Bréhan,  d'après  les  fragments  de  ses  Mémoires 
inédits,  par  Olivier  de  Gourcuff.  —  Gr.  in-8^,  11p.  Nantes,  imp.  Vincent 
Forest  et  Emile  Grimaud.  Tiré  à  100  ex. 

Extrait  de  la  Bévue  historique  de  l'OuesL 

Election  (une)  d^éveque  constitutionnel  (Vannes,  mars  179i\  par 
Albert  Macé.  —  Gr.  in-8o^  30  p.  Nantes,  imp.  Vincent  Fi»rest  et  Emile 
Grimaud. 

Extrait  de  la  Bévue  de  la  Béoolulion.  Tiré  à  200  ex. 

Excursion  pittoresque  et  archéologique  a  la  baie  de  Boubgneuf.  — 
V  Sainte-Marie  de  Pornic  ;  son  histoire,  son  église^  sa  Vierge-tabernacle. 

—  ln-1?,  70  p.,  3  photographies.  Mantes,  imp.  Bourgeois,  --  Se  vend 
au  profit  de  Téglise  de  Suinte-Marie  de  Pornic 1  f r 

Grandes  (les)  chroniques  db  Bretagne,  composées  en  l'an  15U,  par 
Maistre  Alain  Bouchart.  —  Nouvelle  édition,  publiée,  sous  les  auspices  de 
la  Sociélé  des  Bibliophiles  Bretons  et  de  l'histoire  de  Bietagne,  par  H.  !.. 
Meignen,  Ton  des  Vice- Présidents,  membre  du  Comité  ccotral  de  la  So- 
ciété Archéologique  de  Nantes.  Tome  l*"',  viu-156  pages.  Titre  rouge  e; 
noir.  Tiré  à  360  ex.  in-d**  vergé  teinté  pour  les  membres  de  la  Société  des 
Bibliophiles  Bretons,  et  à  240  ex.  in-4o  vergé  ordinaire  pour  être  rois  en 
lente.  —  Nantes,  Société  des  Bibliophiles  Bretons  et  de  l'histoire  de  Bre- 
tagne. MDCCCLXXXVf. 

Inauguration  du  monument  élevé  a  la  mémoire  de  Dom  Lobineau, 
3  MA1 1886.  —  Relation  de  la  cérémonie.  Eloge  historique  de  Dom  Lobi- 
neau, par  A.  de  la  Borderie.  Banquet.  Discours.  Documents  int^dits  sur 
Dom  Lobineau.  —  In-4«  ver^é,  122  p.  Titre  rouge  et  noir.  Tiré  à  500  ex. 
pour  les  membres  de  la  Société  des  Bibliophiles  Bretons.  —  Nantes,  So- 
ciété des  Bibliopbilei  Bretons  et  de  Thistoire  de  Bietagne.  mdccclxxxvi. 

Marchb  du  patois  actuel  dans  l'ancien  pays  de  la  Mée  (Hautb- 
Bretagne),  par  Alcide  Leroux,  membre  de  l'Association  bretonne  et  de 
la  Société  française  d'Archéologie.  —  Gr.  in-8o,  66  p.  Saint  Brieuc,  imp. 
L.  Prud'homme. 

Exurait  du  Bulletin  de  l*Association  bretonne, 

Maufras  du  CHATELLfER,  biographie,  par  L  de  la  Sicotiére.  —  Gr.  in-So, 
12  p.  Nantes,  imp.  Vincent  Forest  et  Emile  Grimaud. 
Extrait  de  la  Revue  de  la  Révolution, 


^ 


LES  DATES  DE  LA  VIE 


DE 


SAINT  YVES 


L'importante  publication  des  MonumenU  originaux  de  l'histoire  de 
saint  Yves,  dont  nous  avons  plus  d*une  fois  entretenu  nos  lecteurs,  est  en 
ce  moment  fort  avancée  et  sera,  avant  la  fin  de  Tannée,  livrée  au  public. 
Une  gracieuse  communication  de  Tëditeur  >  nous  permet  de  faire  connaître 
dès  maintenant  à  nos  lecteurs  la  première  partie  de  ï Introduction^  dans 
laquelle  les  dates  des  principales  circonstances  de  la  vie  de  saint  Yves 
sont  discutées  et  établies  exclusivement  au  moyen  de  TËnquête  de  cano- 
nisation et  de  la  Vie  originale  de  l'Office  primitif. 

Voici  ce  travail,  que  nos  lecteurs  apprécieront  s. 


La  Bretagne,  si  riche  en  saints,  n'en  a  pas  de  plus  illustre  que 
saint  Yves. 

Saint  Yves,  dans  Tordre  des  temps,  n'est  pas  —  grâce  à  Dieu  — 
le  dernier  saint  de  la  Bretagne  ;  mais,  dans  cet  ordre,  il  est  le 
dernier  de  l'époque  héroïque  de  l'hagiographie  bretonne. 

Epoque  où  les  vieux  patrons  de  notre  race  se  dressent  devant 
nous  dans  leurs  nimbes  d'or  avec  an  rayonnement  de  force  et  de 

1.  M.  Ludovic  Prud'homme,  à  Sùnt-Brieuc. 

2.  Tous  les  renvois  contenus  dans  les  pages  ci-dessous  se  rapportent  nécessaire- 
ment aux  pages  de  la  publication  des  Monuments  originaux  de  l^histoire  de  saint  Yves, 
en  tète  desquels  figurera  celte  IntroducHon,  Nous  indiquons  cet  ouvrage  par  Tabré- 
viation:  Monum, 

TOME  LX  (X  DE  LA  6«  SÉRIE).  16 


242  LES  DATES  DS  LA.  TIE  DE  SUHT  IVES 

vertu  grandiose,  supérieurs  aux  proportions  de  la  nature  humaine  ; 
avec  un  rMe  national  si  important,  si  actif,  si  essentiel,  que  sans 
eus,  sans  leur  histoire,  dans  ce  lointain  des  âges  l'histoire  de  la 
nation  n'exislerail  point  ou  serait  incompréhensible. 

Essayez  de  retracer  l'histoire  de  Bretagne,  du  T' siècle  au  IX^ 

sans  tenir  compte  des  saint  HelaineeisaînlFélix,  des  saints  Brieuc, 

Corentin,  Tudual,  Paul  Aurélîen,  Samson,  Halo,  Gildas,  Gwtinnolé, 

ivoion,  etc.,  —  on  «erra  A  quelles  erreurs,  à  quels  résultats  ri- 

les  vous  aboutirez. 

)e  même,  si  vous  ignorez,  si  vous  omettez  saint  Yves,  sa  vie  et 
i  rôle,  vous  ne  connaîtrez  guère  mieux  le  XIII'  siècle  breton, 
jar  saint  Yves  n'est  pas,  comme  parfois  un  se  l'imagine,  un  saint 
nme  pieusement  retiré  en  un  coin,  s';  sanctifiant  à  loisir  à 
ce  de  dévotions,  de  roortiûcalions  et  d'auménes,  pour  son  profit 
sonnet  et  celui  de  son  petit  entourage. 
iaintYves  est  tout  autre  chose.  D'abord  c'est  un  savant  et  un 
Iré  '.  Il  dounedouze  ans  de  sa  vïeà  l'étude  des  lettres,  du  droit, 
la  théologie,  dans  les  célèbres  universités  de  Paris  et  d'Orléans, 
rës  quoi  il  passe  vingt  ans  dans  les  grandes  magistratures  ecclé- 
stiques,  et  pendant  tout  ce  temps,  comme  l'usage  d'alors  t'y 
lorise,  il  ne  cesse  de  plaider  avec  éclat  devant  tous  les  tribu- 
iix  autres  que  le  sien  —  pour  les  pauvres  et  gratis,  sans  doute, 
lis  il  n'en  a  que  plus  de  clients.  —  Il  ne  cesse  point  non  plus, 
ndant  tout  ce  temps,  d'éclaircir,  d'approfondir  la  science  du 
ait,  prenant  même  la  nuit  pour  oreiller  ses  livres  de  jurispru- 
nce  (ci-dessous,  p.  46).  Comme  avocat  et  comme  officiai  il  vu 
ivre  ses  causes  et  ses  sentences  aux  juridictions  d'appel,  à  Tours 
à  Parb.  Aussi  son  action,  sa  renommée  de  grand  jurisconsulte 
se  borne  poini  à  la  Bretagne,  elle  court  toute  la  France. 
Pendant  treize  ans  —  les  derniers  de  sa  vie  —  il  prêche.  Il 


1.  •  Kullaro  uj^DS  «l  liuratiu  ■  dit  l'EaquSle  de  cananiiatioa  (voir  Uonuni. 
30,  311,  i3S,  hrniDe,  i'  et  5'  itrophes.  —  Sapient,  wraal,  tapimUM,  ra«ece 
lUt  que  eages&e]  dans  le  Itiiu  du  mayïD-àge. 


I 


LES  DATES  DE  LÀ  VIE   DE  SAINT  YVES  243 

parcourt,  il  remue  toute  la  Bretagne  ^  Les  foules  assiègent  sa 
chaire,  vingt  fois,  trente  fois  plus  nombreuses  pour  lui  que  pour 
tout  autre  orateur,  «  fût-ce  un  évêque,  »  et  si  charmées  de  sa  parole 
qu'elles  le  suivent  de  paroisse  en  paroisse,  partout  où  il  lui  plaît 
de  la  porter  *. 

Et  bientôt,  quand  on  voit  ce  prêcheur  si  éloquent,  ce  juriscon- 
sulte si  savant  promener  dans  les  campagnes  son  grand  manteau 
de  bure  blanche,  symbole  de  sa  vie  ascétique,  arboré  par  lui 
exprès  «  pour  ramener  plus  facilement  les  brebis  du  Seigneur  à 
<  Tamour  du  Christ  ;  »  quand  on  sait  que  sa  science,  son  éloquence 
ne  sont  rien,  pour  ainsi  dire,  aux  prix  des  merveilles  incomparables 
de  son  austérité  et  de  sa  charité,  alors  l'admiration  est  sans 
bornes,  et  Ton  voit  tous  les  Bretons,  «  nobles  et  roturiers,  riches 
«  et  pauvres,  honorer  Yves  comme  leur  père  et,  partout  où  il 
«  parait,  se  lever  devant  lui  par  respect  ^  » 

Et  lui  mort,  ce  n'est  pas  seulement  la  Bretagne,  c'est  le  roi  et 
la  reine  de  France,  l'université  de  Paris,  nombre  d'évèques  et  ar- 
chevêques, la  France  entière,  à  bien  dire,  qui  prie,  qui  presse 
le  Saint-Père  de  mettre  Yves  sur  les  autels.  Son  culte  en  un  clin 
d'œil  se  répand  dans  toute  la  chrétienté,  et  partout  il  symbolise  la 
Justice  et  la  Bretagne  :  partout  on  le  couvre  d'hermines  ;  partout 
on  reconnatt  en  lui  la  personnification  la  plus  illustre  et  la  plus 
achevée  de  la  race  bretonne. 


1.  L'Enquête  de  canonisation  constate  les  nombreuses  prédications  de  saint 
Yves  dans  les  diocèses  de  Trégaer,  de  Saint-Brieuc,  de  Léon  et  de  Coruouaille  ;  il 
n'est  pas  douteux  qu'il  ait  prêché  par  toute  la  Bretagne  ;  mais  les  témoins  de  l'En- 
quête étaient  tous  de  l'un  ou  de  l'antre  de  ces  quatre  diocèses,  et  chacoa  ne  parle 
que  de  ce  qu'il  a  yu  chez  lui. 

2.  «  Pro  uno  qui  ibat  ad  audiendum  sermones  alicujus  alterius,  etiam  episcopi, 
ibant  XX  vel  XXX  ad  sermonem  domini  Yvonis.  »  —  «  Et  crant  ila  grate  prediea- 
ciones  sue  gentibus,  quod>  ipso  présente  et  Tidente  qui  loquitur,  da  parochia 
in  parochiam  populus  eu  m  sequebatur.  »  (Monum,  p.  51,  118;  cf.  p.  32,  79, 110, 

114.) 

8.  t  Nobiles,  divites  et  pauperes  homines  habebant  eum  in  reverentiam,  et 
reverebantar  eam  tanquam  paireqi,  et  assurgebant  sibi.  >  (Enquête,  Monum.  p.  61.) 


244  LES  DATES  DE  LA  VIE  DE  SAINT  YVES 

Voilà  dans  Thistoire,  la  place,  le  rôle,  la  grandeur  de  saint  Yves. 
Étonnez*vous,  après  cela,  que  les  amis  des  gloires  chrétiennes 
et  des  gloires  bretonnes  aient  pour  la  sienne  un  culte  spécial  ;  — 
que  les  cœurs  élevés,  vraiment  patriotes,  qui  voient  dans  l'alliance 
intime  du  sentiment  breton  et  du  sentiment  chrétien  la  meilleure 
sauvegarde  de  la  Bretagne,  de  ses  traditions,  de  son  antique  vertu 
et  de  son  esprit  national  -,  étonnez -vous  qu'ils  s'efforcent  par  tous 
moyens  d'exalter  le  nom  béni  de  saint  Yves,  de  redoubler  sur  ses 
autels  les  hommages  concordants  de  la  piété  chrétienne .  et  du 
patriotisme  breton  ! 

Mi^i*  Bouché,  évêque  de  Saint-Brieuc  et  Tréguer,  a  eu  l'honneur 
il  y  a  quelques  années,  de  prendre  l'initiative^  en  se  mettant  à  la 
tête  d'une  croisade  ayant  pour  but  de  rendre  au  saint  un  nouveau 
tombeau,  dont  la  première  pierre  a  été  posée  le  19  mai  dernier 
(19  mai  1886.) 

A  son  exemple,  avec  ses  encouragements,  quelques  Bretons  ont 
pensé  qu'à  côté  de  ce  monument  de  pierre  il  serait  bon  d'en  élever 
un  autre  en  papier,  contenant  les  documents  originaux,  authen* 
tiques,  de  l'histoire  du  saint,  savoir  : 
1"*  L'Enquête  de  sa  canonisation,  dans  son  texte  intégral; 
ifi  Le  Rapport  sur  cette  enquête,  présenté  au  Consistoire  par 
trois  Cardinaux,  et  qui  détermina  le  jugement  de  la  cause  ; 

30  L'Office  primitif  de  la  fête  de  saint  Yves,  composé  lors  de  la 
canonisation  et  comprenant  une  Vie  détaillée  du  bienheureux,  ré- 
digée  à  la  fois  sur  l'Enquête  et  sur  les  souvenirs  encore  vivants  de 
ses  contemporains. 

Hais  pour  publier  ces  documents  il  fallait  d'abord  les  découvrir; 
à  ce  moment  (1884),  on  ne  les  avait  signalés  nulle  part.  Ils  se  sont 
retrouvés,  puisque  nous  les  publions  ;  on  verra  plus  loin  d'où  ils 
viennent. 

11  ne  faut  point  se  méprendre  sur  le  but,  l'objet,  le  contenu  du 
présent  volume. 

Ce  n'est  point  une  Vie  de  saint  Yves  ;  ce  n'est  point  un  recueil 
complet  de  documents,  liturgiques  ou  autres,  plus  ou  moins  an- 


LES  DATES  DE  LA  VIE  DE  SAINT  YVES  245 

ciens,  relatifs  à  ce  saint  ou  à  son  culte  ;  ce  n'est  point  une  biblio- 
graphie des  ouvrages  imprimés  ou  manuscrits,  auxquels  son  his- 
toire a  donné  lieu.  On  n'y  trouvera  rien  de  cela.  C'est  exacte- 
ment, comme  le  titre  l'indique,  le  texte  fidèle  et  complet  des  Mo- 
numents ORIGINAUX  DE  l'histoire  DE  SAINT  YvES,  c'est-à-diro,  de 
l'Enquête  de  canonisation,  du  Rapport  des  Cardinaux,  de  rOffice 
primitif  et  de  la  Bulle  de  canonisation  —  rien  de  plus,  rien  de 
moins,  —  le  tout  jusqu'à  présent  inédit  dans  son  ensemble,  et 
constituant  désormais  la  base  nécessaire,  la  seule  source  sérieuse, 
pour  tous  les  travaux  qui  seront  entrepris  ultérieurement  sur  saint 
Yves,  son  rôle,  son  caractère,  encore  si  imparfaitement  connus, 
et  aussi  sur  son  époque,  dont  la  vie  réelle,  la  physionomie  origi- 
nale se  révèlent  dans  ces  documents  par  nombre  de  traits  curieux, 
pris  sur  le  vif. 

Quant  à  l'Introduction,  elle  comprend  quatre  parties  : 

io  Dates  de  la  vie  de  saint  Yves,  discutées  et  établies  unique- 
ment avec  les  témoignages  de  l'Enquête  et  les  leçons  de  TOffice 
primitif;  ou  y  a  joint  Texamen  de  quelques  questions  difficiles  ou 
controversées,  touchant  à  Thistoire  du  saint  ; 

2»  Les  monuments  originaux  de  Vhistoire  de  saint  Yves  :  pro- 
venance, authenticité  des  documents  publiés  ci-dessous,  descrip- 
tion des  manuscrits  qui  les  contiennent; 

S^)  Mode  de  publication  :  méthode  suivie  dans  celte  édition  pour 
reproduire  le  texte  des  manuscrits  ;  indication  des  personnes  qui 
ont  transcrit,  révisé  les  diverses  parties  du  recueil  ; 

4^  Illustration  du  volume  :  explication  des  chromolithographies, 
des  planches  dans  le  texte  et  hors  texte^  des  fleurons  typographiques 
qui  ornent  ce  volume,  avec  quelques  observations  sur  l'iconogra- 
phie de  saint  Yves. 

Première  partie,  —  Dates  de  la  vie  de  saint  Yves. 

I 

Dans  celte  vie  illustre  la  première  date  à  fixer  est  celle  de  la 
mort. 


S4&  LIS  DATES  I«  LA  THE  SB  SAIKT  TTE9 

Plusieurs  témoins  de  l'Enqude  de  canonisation  signalent,  comme 
6lanl  le  Tingt-septiëme  anniversaire  de  la  mort  de  saint  Yves,  le 
aanche  après  «  la  dernière  fËte  de  l'Ascension  *,  c'est-à-dire 
■es  l'Ascension  de  l'an  1330.  L'Ascension  en  1330  tombant  le 
mai,  le  dimanche  suivant  était  le  20.  Hais  les  témoins  n'enten- 
ent  pas  se  référer  au  quantième  du  mois,  ils  tenaient  compte 
ilement  du  jour  de  la  fête  el  de  celui  de  la  semaine  i  ils  vou- 
ent dire,  en  un  mol,  que,  vingt-sept  années  avant  l'an  1330  où 
produisaient  leurs  témoignages,  c'est-à-dire  en  1303,  le  di- 
inche  après  la  fêle  de  l'Ascension,  Yves  élaît  mort.  L'Ascension 
1303  tombant  le  16  mai,  ce  dimanche  était  le  19. 
Tout  cela  résulte  clairement  de  diverses  dépositions  de  l'Enquête. 
Sibitle,  veuve  de  Baimond  de  Gressilb,  de  la  Rocbe-Derien,  dé- 
ire  «  qu'ayant  entendu  parler  de  la  maladie  de  monsieur  Yves 
qui  était  son  conTesseur,  elle  alla,  il  y  a  de  cela  vingt-sept  ans, 
le  trouver  à  Kermartin  le  mercredi  avant  l'Ascension,  afin  qu'il 
la  confessât.  Elle  le  rencontra  dans  sa  chapelle,  qui  venait  de 
dire  la  messe  et  se  dépouillait  de  ses  vêlements  sacerdotaux, 
mais  si  faible  et  si  malade  qu'il  avait  peine  à  se  soutenir,  ou 
plutAl  il  était  soutenu  par  l'abbé  de  Beauport  et  par  dom  Alain 
de  Bnic,  archidiacre  de  Tréguer.  Ayant  dépouillé  ses  ornements, 
ii  dit  à  la  déposante  :  «  Que  voulez-vous,  madame  7  »  —  «  Mon- 
sieur, j'ai  enlendu  dire  que  vous  étiez  malade,  el  je  voudrais 
me  confesser.  *  Alors  monsieur  Yves  s'assit,  entendit  sa  confes- 
sion, et  le  dimavche  suivant,  de  grand  matin,  comme  il  fut  dit 
au  témoin,  il  expira.  »  (Déposition  ui,  Monum.  p.  121-122.) 
En  eiïet,  dans  la  déposition  d'Annicie,  fille  de  Panlhoada  et  du 
ngieur  Rîvallon,  on  lit  :  <i  Le  samedi  de  la  semaine  où  mourut 
monsieur  Yves,  le  soir  bien  lard,  dom  Hamon  Gorec,  prêtre,  ad- 
ministra audit  monsieur  Yves  le  sacrement  de  l'Exlrême- 
Onclion  ;  monsieur  Yves  répondait  ait):  oraisons;  étaient  pré- 
sents nnuttre  Yves  Le  Coniac,  alors  officiai  de  Tréguer,  Geofroi 
de  l'Abbiiye,  Alain  Salomon,  prêtres,  et  plusieurs  autres.  Ayant 
reçu  l'Ëxtréme-Onction,  monsieur  Yves  perdit  la  parole  ;  il  resta 


LES  DATES  DE  LA  VIE  DE  SAINT  YVES  %47 

«  les  yeux  Ozés  sur  une  croix  placée  devant  lui^  les  mains  jointes, 
«  se  signant  de  temps  en  temps,  et  quand  vint  le  lendemain  qui 
«  était  dimanche^  à  Taurore,  il  rendit  Tâme  :  on  eût  dit  qu'il  8*en- 
«  dormait.  »  (Déposition  xi,  ibid.  p.  101). 

L'Enquête  établit  donc  que  saint  Yves  mourut  le  19  mai  1303. 
Un  témoin  déclare  qu'il  était  alors  âgé  de  cinquante  ans,  ce  qui  re-^ 
porte  sa  naissance  à  l'an  1253  (déposition  XVII,  ibid.  p.  50).  Aussi  sa 
Vie,  composée  immédiatement  après  les  premières  procédures  de  ca» 
nonisation  et  insérée  dans  le  légendaire  de  Tréguer,  dit  nettement  : 
In  aurora  dominicœ  infra  octavam  Ascensionis  Domini^  vitœ  mœ 
anno  quinquagesimo ,  if»  Domino  féliciter  ohdarmivit .  (Monum. 
p.  464.) 

Quelques  auteurs  modernes,  dont  Albert  Legrand  semble  être  le 
plus  ancien,  indiquent  comme  jour  natal  de  notre  saint  le  17  oc- 
tobre —  on  ne  sait  sur  quel  fondement.  Les  Bollandisles  et  Lobi- 
neau  \  venus  depuis  Albert,  ne  mentionnent  pas  cette  date  du 
jour  ;  on  doit  jusqu'à  nouvel  ordre  la  tenir  pour  douteuse  et  se 
borner  à  dire  qu'Yves  Haelori  naquit  en  1253,  à  Kermartin,  le  ma- 
noir de  sa  famille,  situé  à  une  demi-lieue  de  Tréguer. 


II 


Yves  passa  là  son  enfance  el  les  premières  années  de  sa  jeu- 
nesse ;  un  clerc  de  Pleubihan  —  non  un  prêtre,  car  il  se  maria 
plus  tard  —  Jean  de  Kerhoz,  né  en  1240,  lui  enseigna  la  lecture  et 
les  premiers  éléments  de  la  grammaire.  Puis,  sous  la  conduite  de 
ce  clerc,  il  alla  à  Paris  suivre  les  enseignements  de  l'université  ;  il  y 
devint  mailre-ès-arts,  étudia  ensuite  la  théologie  et  le  droit  canon, 
et  de  là  passa  à  l'université  d'Orléans  pour  apprendre  le  droit 
civil  ;  après  quoi  il  revint  en  Bretagne. 


i.  Le  vrai  LobiDeau,  Tédition  in-fjlio  de  ses  Vies  des  SainU  de  Bretagne.  Tres- 
V8nx«  au  contraire,  dans  son  édition  de  Lobineaa  interpolée,  reproduit  U  date  dou- 
teuse fournie  par  Albert  Legrand. 


248  hK3  DATES  DE  LA  VIE  DE  SAINT  YVES 

Yves  Suet,  l'un  des  condisciples  d'Yves  Haelori,  dépose  qu'ils 
logèrent  ensemble  à  Paris  dans  la  même  chambre  pendant  un  an, 
qu'ils  suivaient  ensemble  les  cours  de  logique,  et  que  saint  Yves 
avait  alors  quatorze  ans.  (Déposition  III,  Monum.  p.  15.) 

Guillaume  Pierre,  un  autre  des  témoins  de  l'Enquête,  déclare  de 
son  côté  qu'il  vécut  pendant  deux  ans  à  l'université  d'Orléans  avec 
saint  Yves,  qui  avait  alors  vingt-quatre  ans.  (Déposition  XYIII,  ibid. 

p.  52.) 

Ainsi  saint  Yves  alla  à  Tuniversité  de  Paris  à  l'âge  de  quatorze 
ans,  c'est-à-dire  en  1267  ;  à  celle  d'Orléans  à  vingt-quatre  ans, 
c'est-à-dire  en  1277,  et  il  y  resta  deux  ans,  de  1277  à  1279.  Puis 
il  revint  en  Bretagne  en  1280. 

A  peine  de  retour,  son  mérite  fut  reconnu  par  Maurice,  sf^hi- 
diacre  de  Rennes,  qui  en  fit  son  officiai.  De  ces  fonctions  il  passa 
immédiatement  à  celles  d'official  de  l'évëque  et  du  diocèse  de 
Tréguer  S  charge  qu'il  exerça,  nous  le  verrons,  jusqu'à  une  époque 
peu  éloignée  de  sa  mort. 

Combien  de  temps  resla-t-il  officiai  de  Tarchidiacre  de  Rennes  ? 
Ni  l'Enquête  ni  aucun  autre  document  contemporain  ne  nous  le 
fait  connaître  directement  ;  par  voie  indirecte  on  arrive  à  fixer  ce 
point. 

m 

Saint  Yves  fut  pourvu  de  l'officialité  de  Tréguer  par  Tévêque 
Alain  de  Bruc,  qui  lui  donna  en  même  temps,  comme  c'était  l'u- 
sage alors,  une  cure  de  son  diocèse,  celle  de  Tredrez,  d'où  le  saint 
officiai  passa  plus  tard  à  celle  de  Louanec,  qu'il  garda  jusqu'à  sa 
mort.  L'Enquête  nous  dit  combien  de  temps  il  gouverna  chacune 
de  ces  paroisses. 

Geofroi  Jupiter,  l'un  des  témoins,  dépose  «  avoir  été  au  service 


1.  Voir  Enquête,  déposition  xvii,  Momm.  p.  51  ;  et  Office,  3*  jour  dans  l'octave 
de  la  fête,  leçon  2*,  ci-dessous  p.  448-449. 


LES  DATES  DE  LA  VIE  DE  SAINT  YVES  249 

«  de  monsieur  Yves  Haelori  pendant  quinze  années^  d*abord,  dans 
«  l'église  deTredrez,  dont  ledit  monsieur  Yves  fut  recteur  ;7^dan( 
«  Am(aiis^  puis  à  son  manoir  deKermartin.»(Déposilionxxx,Jlfont<m. 
p.  75.)  —  Maingui  Yvon,  paroissien  de  Louanec,  rapporte  ensuite 
«  avoir  vu  monsieur  Yves  dans  la  paroisse  de  Louanec  pendant  dix 
«  ans  environ  avant  sa  mort.  »  (Déposition  xxxv,ibid.  p.  87.)— Un 
autre  paroissien  de  Louanec,  Jaquet^  fils  de  Rivallon,  qui  était  le 
tailleur  de  saint  Yves,  k  (^mo.  ipse  qui  loquitur  vestes  suas  faciebat 
et  eumdem  (dominum  Yvonem)  videbat  eas  portantem^  »  ce  Jaquel 
déclare  «  qu'il  a  vu  et  connu  monsieur  Yves  depuis  le  temps  où 
«  il  fut  recteur  de  Louanec.  —  En  quel  temps  fut-il  recteur  ?  lui 
«  demande-t-on.— '  Pendant  onze  ans  environ  et  jmqu*à  sa  mort,  » 
féf^rîd  Jacquet,  (Déposition  xliii,  ibid.  p.  104.) 

Ainsi  saint  xves,  mort  recteur  de  Louanec  en  1303,  avait  occupé 
cette  cure  dix  à  onze  ans,  et  celle  de  Tredrez  huit  ans.  Il  entra 
donc  dans  celle-ci  en  1284,  immédiatement  après  avoir  quitté 
Rennes,  —  dans  celle-là  en  1292.  Pour  l'exercice  de  son  officialité 
à  Rennes  il  ne  reste  de  disponible  que  l'intervalle  entre  son  retour 
en  Bretagne,  1280,  et  son  entrée  dans  la  cure  de  Tredrez,  1284. 
C'est  durant  ces  quatre  années  qu'il  fut  officiai  de  Tarchidiacre 
Maurice.  —  Ainsi  : 

1253.  Naissance  de  saint  Yves. 

1277.  Il  va  étudier  à  l'université  de  Paris. 

1277-1279.  Il  étudie  le  droit  civil  à  Orléans. 

1280.  Retour  en  Bretagne  après  ses  études. 

1280  à  1284.  Il  réside  à  Rennes  comme  officiai  de  Tarcbidiacre 
Maurice. 

1284«  Il  quitte  Rennes,  devient  officiai  de  l'évêque  de  Tréguer  et 
recteur  de  Tredrez. 

1292.  Il  laisse  la  cure  de  Tredrez  ponr  celle  de  Louanec,  qu'il 
occupe  jusqu'à  sa  mort. 

1303,  19  mai.  Mort  de  saint  Yves. 

Telles  sont  les  principales  dates  qui  jalonnent  la  carrière  du 
grand  thaumaturge  de  Kermartin.  Reste  encore,  sur  plus  d'un  point 


250  LES   DATES  DE  LA  VIB  DE  SilHT  TTBS 

imporlanl,  des  incertitudes,  des  dilTicultés  et  des  problèmes  que 
nous  ne  pouions  nous  dispenser  d'aborder. 


,  d'abord,  quelle  cause  doil-on  assigner  ^son  Jéparl  de  Rennes 
son  retour  dan»  le  pays  de  Tréguer? 
itle  question  a  été  controversée.  Quelques  auteurs  ont  cru 
n  passant  de  l'oCDcialité  de  Rennes,  grande  ville,  diocèse  im- 
}nt,  â  celle  de  Tréj^uer,  petite  ville  et  diocèse  moindre,  saint 
!  avait  déchu  en  quelque  sorte,  ou  du  moins  était  tombé  dans 
situation  plus  modeste.  C'est  une  erreur.  Sai^s  entrer  dans 
toire  des  officlalités.  ce  qui  nous  mènerait  fort  loin,  il  sufOt  de 
ippeler  qu'à  Renne»  Tves  était  officiai,  non  de  l'évSque,  mais 
un  des  archidiacres,  ce  diocèse  étant  partage  à  peu  près  éga- 
>nt  en  deux  archidiacoiiés,  celui  de  Rennes  et  celui  du  Déserr, 
orle  que  la  juridiction  de  chacun  d'eux  et  celle  de  son  officiai 
'étendait  qu'à  la  moitié  du  diocèse;  de  plus,  l'offlcial  d'un  ar- 
iacre  avait  au-dessus  de  lui  celui  de  l'évêque. 
Tréguer,  au  contraire,  Yves  était  le  délégué  direct  de  l'évêque, 
uridiction  embrassait  le  diocèse  entier  et,  dans  l'ordre  ecclé- 
iqae,  n'avait  en  ce  diocèse,  rien  au-dessus  d'elle.  Yves  occupait 
;,  de  toute  façon,  â  Tréguer  une  silualion  plus  importante 
Bennes.  Mais  l'ambilion  n'ayant  sur  lui  aucune  prise,  ce  n'est 
cet  accroissement  d'importance  qui  avait  pu  le  déterminer, 
ïlon  Alain  Bouchart  —  qui  en  sa  qualité  d'avocat  s'occupe 
■coup  de  saint  Yves  —  celui-ci  quitta  Rennes  c  pour  ee  qu'il 
initie  peuple  de  cette  ville  moult  brigueux,  litigieux  et  plein 
i  subtiles  tromperies,  habitué  à  toutes  déceptions  et  nouvelles 
uteltes  deplaidoyeries  '.  »  Opinion  peu  flatteuse  pour  les  Ben- 


GrUTKlïs  Croniques  de  Bretagne, éi'n.  àt  1S(1,  f.  IJG  v 


LES  DATES  DE  LA  VIE  DE  SAINT  TVfiS  251 

nais,  mais  dont  il  n'y  a  trace  ni  dans  l'Enquête  ni  dans  la  Vie  de 
saint  Yves  tirée  de  TOflSce  primitif. 

Un  bréviaire  manuscrit  du  diocèse  de  Tréguer,  conservé  actuel- 
lement au  petit  séminaire  de  cette  ville,  ne  s'en  prend  pas  aux 
Rennais,  mais  à  l'archidiacre  de  Rennes.  Ce  dignitaire,  ayant  en- 
tendu vanter  les  talents  d'Yves,  l'appela  près  de  lui,  dit  ce  bréviaire, 
pour  en  faire  son  porle-scel  (sigillifer)^  «  persuadé  que,  grâce  à 
c  son  habileté,  le  profit  du  droit  de  scellage  afférent  à  l'archidiacre 
H  croîtrait  beaucoup  ^  »  Mais  Yves,  sans  s'inquiéter  du  gain  tem- 
porel, n'eut  en  vue  dans  l'exercice  de  sa  charge  que  le  bien  spiri- 
tuel de  lui-même  et  de  l'archidiacre  qui,  mécontent  de  cette  mé- 
thode, car  il  était  «  avare  et  cupide  »  {utpoie  avarus  et  cupidus)^ 
renvoya  Yves  et  prit  un  autre  porte-scel,  plus  disposé  à  servir  sa 
convoitise  *. 

Cette  historiette  est  racontée  dans  les  leçons  iv,  v,  vi  de  l'office 
de  la  translation  de  saint  Yves  (29  octobre).  Le  manuscrit  où  elle 
se  trouve,  et  que  j'ai  examiné,  est  certainement  postérieur  au  siv*" 
siècle  et  semble  du  milieu  du  xy<» 


3 


On  voit  là  —  et  c'est  curieux  —  comme  la  tradition  orale  avait 
altéré  les  choses,  un  siècle  et  demi  après  l'événement  II  n*y  a  pas, 
dans  cette  anecdote,  un  mot  de  vrai.  La  légende,  c'est-à-dire  la  Vie 
de  saint  Yves  formant  les  leçons  de  l'Ollîce  primitif,  qui  a,  on  le 
sait,  la  valeur  d'un  document  contemporain,  affirme  au  contraire 
que  «  Maurice,  archidiacre  de  Rennes,  homme  de  bonne  mémoire 
«  {digne  memorie),  après  avoir  institué  saint  Yves  dans  son  offi- 


1.  <  Rhedonensis  arcbidiaconas  eum  ad  se  vocavit  ut  esset  suus  sigillifer,  credens 
quod  ejns  fideli  diligeotia  emolumentum  sui  sigiili  reciperet  cuiu  augmeuto.-»  (Mé- 
niùires  de  la  Société  archéologique  de$  Côles-du-Nord,  2"  série,  l.  Il,  p.  71.)  —  Le 
moi  sigillifer,  pour  désigner  rofHcial  d'un  archidiacre,  est  insolite;  mais  il  est  vrai 
que  rofticial  scellait  les  actes  émanés  de  la  juridiction  de  Tarchidiacre. 

2.  «  Archidiaconus  non  approbans,  utpote  avarus  et  cupidus,  ipsum  amovit  a 
dicto  ofticio,  ei  allntn  magis  cooformem  suo  animo  substituii  loco  ejus.  >  {Ibid,, 
p.  71.) 

3.  Lo  texte  de.9  leçons  de  cet  cfînce  a  été  publié  par  M.  Tabbé  France,  curé  de 
Lannion. 


S52  LES  DATES  DB  LA  VIE  DB  SAlEIT  YVES 

K  cialiLé,  se  répuia  furL  heureux  d'avoir  sous  lui  un  délègue  si  il- 
«  lustre  el  dans  sa  juridiclion  un  magislrat  si  inlelligent  el  si 
>  savant'.  »  Aussi  quand  Yves  le  quitta  pour  aller  â  Tréguer, 
l'arcbîiJiacre  ne  put  lui  dire  adieu  sans  pleurer'.  —  C'est  précisé- 
ment Ift  contraire  du  récit  du  bréviaire  du  xV  siècle,  si  malveillant 
pour  l'archidiacre  de  Rennes.  Entre  tes  deux  il  n'y  a  pas  à  hésiter. 

Après  avoir  consacré  deux  legons  à  peindre  la  belle  conduite 
d'Yves  dans  l'orficialilé  archidiaconale  de  Rennes,  la  légende  de 
l'OrTice  primitif  explique  comme  suii  pourquoi  ilquilta  celte  charije: 

H  Son  renom  de  science  et  de  vertu  se  répandant  de  toute  part, 
«  son  pays  natal  se  prit  i  désirer  de  le  revoir.  Sa  patrie  avait  en 
u  effet  grand  besoin  de  lui,  et  l'évèque  d'alors,  Alain  de  Bruc, 
«  d'heureuse  mémoire,  voyant  comme  il  importait  à  son  tribunal 
a  de  posséder  un  homme  de  celle  valeur,  prenait  tous  les  moyens 
«  de  l'acquérir.  Le  saint,  de  sou  cdié,  pensant  avec  Cicéron  qu'on 
«  ne  doit  pour  aucun  motif  renier  sa  patrie,  s'ingéniait  pour  y  ren~ 
«c  trer.  Sous  l'influence  de  ce  Iriplc  motif  il  quitta  lesRennais  et  rega- 
a  gnason  pnys.  L'archidiacre  pleure  son  départ,  mais  l'évèque  l'ac- 
■  cueille  avec  grande  joie  et  fait  de  lui  son  officja)  '.  > 

Les  motifs  assignés  ici  au  retour  de  saint  Yves  à  Tréguer  sont 
si  naturels  qu'il  n'y  a  aucune  raison  de  les  contester. 

La  légende  de  l'Ordce  primitif  détruit  une  autre  invention  du 
bréviaire  manuscrit  du  XV°  siècle,  lequel,  dans  ta  3*  leçon  de  la 
fête  de  saint  Yves  (19  mai),  prétend  qu'avant  d'être  oliûcial  de 
Rennes  il  avait  exercé  le  minisière  d'avocat  près  la  cour  épiscopale 
de  Tréguer  *.  L'Office  primitif  au  contraire,  après  avoir  raconté  sa 

t.  t'ipsum  (t'vopem}  suum  ofâcialeoi  ÎDsliluil,  bcalum  sane  se  repotans  dum  et 
sibi  de  lam  incllto  offîclali  el  sne  jurisdiclioni  de  lam  iDilastriD  et  suflicienti  minis- 
ira  provIdLSïict.  >  (jUonunt.  p.  JIS.) 

2.  Ardiidlaconus  dvOet  raledicentem.  (Ibid.,  p.  Ji9.) 

3.  Ibid.,  44S-1J9. 

i.  <  Postquam  advocationis  miaisterium  exercuerat  In  curia  Trewrensi, Un- 

deoi  in  curia  arcUidiDConi  RhedoDensisprimoni,  ac  deindcia  dicta  curia  Trecorensi 
Fuit  otficialis.  »  (Jtémoires  de  la  Soeiélé  Archéologique  des  Côtc^du-Nord,  2*  série, 
t.  Il,  p.  69.) 


LES  DATES  DE  LA  VIE  DE  SAINT  YVES  253 

vie  aux  universités  de  Paris  et  d'Orléans,  et  sans  dire  qu'il  fût  re- 
tourné à  Tréguer,  ajoute  :  «  Sur  sa  répulation  de  science  et  de 
«  piété,  Maurice,  archidiacre  de  Rennes,  le  noanda  de  suite  près  de 
«  lui,  et  quand  il  fut  arrivé,  le  gagna  par  ses  très  instantes  prières 
(  et  le  nomma  son  officiai  \  »  Impossible,  d'après  cela,  que  le 
saint  avant  d'occuper  cette  charge  ait  plaidé  à  Tréguer.  Dans  l'En- 
quête non  plus  nulle  trace  de  ce  fait. 


A  quel  âge,  à  quelle  époque  saint  ïves  reçut-il  la  prêtrise  ? 

Selon  le  P.  Albert  Legrand,  ce  fut  à  Rennes,  dès  qu'il  revint 
d'Orléans  et  devint  officiai  de  l'archidiacre,  n  l'âge  de  vingt-six  à 
vingt-sept  ans.  —  Dom  Lobineau  met  le  fait  quatre  années  plus 
tard,  quand  Yves  vint  de  Rennes  à  Tréguer  pour  y  tenir  l'officialité 
diocésaine  ;  comme  il  fut  alors  pourvu  de  la  cure  de  Tredrez;pour 
remplir  les  obligations  de  ce  bénéfice  la  prèlrise  lui  était  indispen- 
sable.— X  Les  actes  delà  canonisation, dit  M. Ropariz,  sont  absolu- 
((  ment  muets  sur  celle  circonstance  delà  vie  de  notre  saint  ;  mais 
«  il  semble  résulter  de^la  comparaison  des  dates  et  de  quelques 
«  circonstances  apprises  par  l'Enquête,  que  l'opinion  de  Lobineau 
«  est  la  moins  fondée.  »  {Histoire  de  saint  Yves,  p.  28-29.)  — ^ 
M.  Roparlz  n'indique  point  ces  circonstances,  et  nous  n'avons  pu 
les  découvrir.  —  En  revanche,  la  Vie  de  saint  Yves  composée  lors 
de  la  canonisation  et  dont  on  a  fait  les  leçons  de  l'Office  primitif, 
porte  ce  qui  suit  : 

€  Non  seulenfvent  Yves  était  (par  ses  vertus)  participant  au 
a  royaume  et  au  sacerdoce  du  Christ,  mais  il  mérita  de  devenir  lui- 
«  même  l'un  des  ministres  de  ce  royal  sacerdoce.  C'est  ce  que 
«  comprit  très  bien  messire  Alain  de  Bruc,  prélat  de  sainte  mé- 


i.  c  Ipsum  (Yvonem)  coDtinqo  accersiit,  et  accersitnm,  instantissimis  precibns 
iodaclum,  suum  ofQcialem  instituit.  »  (itfonum.,  p.  448.) 


254  LES  DATB  DB  LA  TDK  DB  SA0T  TYES 

c  moire,  qai  donna  à  Yies,  malgré  tontes  ses  résistances,  Féglise 
m  de  Tredrex  à  gou? emer,  et  powr  oecufer  ce  MÉ^be,  qo!!  régît 
c  pendant  huit  ans,  Fécêfuê  le  fU  frétr$  malgré  loi.  »  (Jfomm.  p. 
452.) 

Ce  texte  résont  le  problème  en  fiifeor  de  Lobinean.  Car  après 
l*Enqnète  de  canonisation,  il  n'y  a  pas  sur  rUstoire  de  saint  Ttos 
de  document  plus  autorisé  que  cette  Yie. 


VI 


Autre  question.  Pendant  combien  de  temps  saint  Tfes  exerca- 
t-il  les  fonctions  d'officiel  de  Tréguer  ?  U  s'en  démit  certainement 
afant  sa  mort,  car  outre  l'official  Yfes  Le  Coniac,  présent  k  Ker«- 
martin  quand  on  administra  au  saint  l'Extrème-Onction  (ifonimi. 
p.  yi),  on  trouve  dans  l'Enquête,  aiaot  Le  Goniac,  un  autre 
officiai  de  Tréguer  appelé  Yfes  Casin  (ibid.  p.  53).  —  Selon 
certains  auteurs,  saint  Yves  aurait  résigné  l'officialité  dès  1288  ; 
il  Taurail  donc  exercée  à  peine  quatre  ans.  Opinion  inacceptable, 
car,  d'après  les  déclarations  concordantes  de  plusieurs  témoins  de 
l'Enquête,  il  fut  officiai,  non  pas  seulement  sous  l'épiscopat  d'Alain 
de  Broc,  mais  aussi  sous  celui  de  son  successeur  Geofroi  de  Tour* 
nemine  (Dépositions  yiu,  x,  xn,  xyi,  ifonum.  p.  32,  36,  41, 
48).  Geofroi  de  Tournemine  étant  monté  sur  le  siège  de  Tréguer 
en  1296,  Yves  dut  rester  officiai  jusqu'aux  toutes  dernières  années 
du  Xni<»  siècle  et  ne  résigna  ces  fonctions  que  peu  de  temps  (trois 
ou  quatre  ans  tout  au  plus)  avant  sa  morL  Voici,  entre  autres,  deux 
dépositions  qui  ne  permettent  pas  d'en  douter. 

Guillaume  Roland,  Cordelier  de  Guingamp,  n'avait  connu  Yves 
que  trente-deux  ans  avant  répoque  de  l'Enquête  %  donc  pas  avant 


1.  «  CognoTÎt  diclom  Domioam  hooem  tac  »unt  triginta  duo  aimt.  »  Test.  XIV, 
Mimum»  p.  45.  —  L^EaqoéU)  d«  caaoaÏMUon  est  de  1330. 


LES  DATES  DE  LÀ  VIE  DE  SAINT  YVES  255 

1298.  Cependant  il  Tavail  vu  dans  ses  fondions  d'oilQcial,  rendant 
à  tous  bonne  Justice  ;  il  ajoute  même  ce  détail,  qu'an  ne  trouve  que 
dans  cette  déposition  et  qui  dénote  bien  le  juge  en  exercice,  c'est 
qu^Yves,  qui  couchait  toujours  tout  chaussé,  tout  vêtu,  sur  un  peu 
de  paille,  plaçait  alors  sous  sa  tête,  pour  oreiller,  le  livre  des 
Décrets  et  la  Table  de  ce  livre  :  libro  mo  Decreiorvm  cum  Tabula 
ad  caput  apposito  pro  pulvinarï  ^  :  sans  doute,  le  célèbre  recueil 
de  droit  canon  dit  Décret  de  Gratien^  avec  uu  copieux  index  et  de 
vastes  commentaires,  manuscrit  in-folio  sur  parchemin  dont  ou 
voit  encore  des  exemplaires  dans  nos  bibliothèques,  gros  billot 
bien  assez  dur  pour  remplacer  convenablement  de  temps  à  autre  le 
quartier  de  granit  sur  lequel  d'habitude  Yves  s'endormait. 

C'est  même  à  cette  fin  du  }tIII<>  siècle  que  doit  se  rapporter  un 
épisode  «—  très  souvent  cité  —  de  la  carrière  judiciaire  de  notre 
saint.  Geofroi  de  l'isle,  paroissien  de  Plougasnou,  marié  à  une 
veuve,  plaidait,  de  concert  avec  sa  femme,  contre  deux  fils  du 
premier  lit  de  cette  femme.  Un  malin,  dans  la  cathédrale  de  Tré- 
guer,  Yves  rencontre  les  quatre  plaideurs,  qui  sans  doute  allaient 
ouïr  messe  avant  de  reprendre  leurs  débats  ;  il  les  presse  avec 
instance  de  transiger,  il  s'offre  pour  arbitre.  Les  deux  jeunes  gens 
se  laissent  toucher,  Geofroi  et  sa  femme  sont  intraitables  :  «  Attendez 
(c  au  moins  que  je  dise  ma  messe,  je  vais  demander  pour  vous 
«  l'esprit  de  paix,  »  fait  l'ofûcial.  Sa  messe  dite,  Geofroi  et  sa  femme 
lui  crient  :  «  Réglez  notre  procès  comme  vous  voudrez  !  j»  —  Dans 
l'Enquête  de  1330  on  entendit  Geofroi  de  l'isle  et  l'un  de  ses 
beaux-fils,  Raoul  Portier  ;  celui-ci  dépose  qu'il  a  vu  monsieur  Yves 
oiBcial  de  Tréguer  au  temps  de  l'évêque  Geofroi  de  Tournemine, 
«  il  y  a  bien  trente  ans  et  plus  ',  »  et  immédiatement  après,  il  raconte 
son  procès  avec  son  beau-père.  «  Trente  ans  et  plus  »  c'est-à-dire 


1.  Monum.,  p.  46,  1.  ï,  et  10-12. 

2.  c  Radalphus  Porlarii...  dixit  quod  bene  sunt  triçinta  anni  et  amplius  quod 
ipse  vidit  domiaum  Yvoaem  oflicialem  Trecorensem  tempore  domini  Gaufridi  de 
Tornamiaa,  episcopi'Trecor«Dsis.  •  (Test.  XU,  Monum,  p.  41.) 


256  LES  DATBS  DE  LÀ  YIE  DE  SAIKT  WES 

trente  à  Irenle-deux  ans  avant  1330,  cela  mène,  comme  tout  à 
l'heure,  à  1208.  Yves,  k  celle  date,  était  encora  oriîcial. 


En  ce  qui  touche  la  succession  des  deux  évêques  sous  lesquels 
il  exerça  cette  charge,  on  opposera  sans  doute  aux  dates  ci-dessus 
indiquées  l'opinion  de  quelques  auteurs  (Albert  Legrand,  l'abbé 
Tresraux,  Ropariz)  qui  placent  la  mort  d'Alain  de  Bruc  en  1285, 
l'avènement  de  son  successeur  l'année  suivante. 

Tresvaux  ici  est  le  principal  coupable.  Dans  le  tome  VI  de  ses 
Vies  des  Saints  de  Bretagne,  publié  en  1839  avec  ce  litre  spécial  : 
L'Eglise  de  Bretagne  depuis  ses  commencements  jusqu'à  nos  jours 
(p.  355),  non-seulement  il  ressuscite,  sur  la.  mort  d'Alain  de  Bruc, 
l'erreur  d'Alben  Legrand,  déjà  repoussée  par  dom  Morice  dans  son 
Catalogue  des  évëques  de  Bretagne  {Histoire  de  Bretagne,  t.  Il,  p. 
Lxxiv);  il  affirme  en  outre  que  Geofroî  de  Tournemine  fui  élu 
évèque  en  avril  1286,  et  au  bas  de  la  page  il  cite,  en  preuve  de 
celle  date,  «  Marlène,  Anecdotes,  III,  p.  910.  »  Quand  on  vérifie 
celte  citation,  on  trouve  au  lieu  indiqué  une  lettre  du  chapitre  de 
Tréguer  adressée  i  l'archevêque  de  Tours,  lui  demandant  de  ra- 
tifier l'éleclion  —  récemment  faite  par  les  chanoines  —  de  Geofroi 
de  Tournemine,  un  de  leurs  confrères,  à  l'évëché  de  Tréguer. 
Seulement  celle  lettre,  reproduite  par  dom  Horîce  dans  les  Preuves 
de  l'Histoire  de  Bretagne  (1,  col.  1117-1118),  est  datée,  non  point 
de  1SS6,  mais  de  dix  ans  plus  tard,  du  26  avril  '  1296.  Celle  date 
est  inconleslable,  el  même  le  Galiia  Christiana  (lome  X(V,  col. 
1124),  incline  à  relarder  l'avënemenlde  Geofroi  de  Tournemine  jus- 
qu'en 1297.  Ne  voulant  pas  compliquer  cette  discussion,  nous  nous 
tiendrons  ici  à  la  date  du  document  invoqué  par  Tresvaux  lui- 
même,  mais  à  la  date  véritable,  1296. 

1.  Le  jeudi  Bprts  U  Kte  de  seinl  Marc  1296  -  26  avril  1296. 


LES  DATES  DE  LA  VIE  DE  SAINT  YVES  257 

L'erreur  chronologiqae  —  vraiment  inexplicable  —  de  l'abbé 
Tresvaux  sur  la  mort  d'Alain  de  Bruc  a  nécessairement  troublé 
en  plus  d'un  point  la  biographie  de  saint  Yves.  Elle  a  eu  surtout  de 
fâcheuses  conséquences  pour  le  seul  acte  authentique  émané  per- 
sonnellement de  notre  saint  et  venu  jusqu'à  nous,  connu  sous  le 
nom  de  Testament  de  saint  Yves^  et  qui  est  en  réalité  la  fondation 
de  la  chapelle  et  chapellenie  de  Notre-Dame  de  Kermarlin,  au- 
jourd'hui église  du  Minihi^Tréguer.  Ce  n'est  même,  à  vrai  dire, 
qu'une  confirmation  d'acles  antérieurs,  car  ce  litre,  du  i  août 
1:297  ',  dénonce  la  fondation  première  comme  faite  en  1293  sous 
l'autorité  d'Alain  de  Bruc,  évêque  de  Tréguer.  Quand  on  fait 
mourir  cet  évèque  en  1285,  la  date  de  1293  est.  inadmissible.  Aussî, 
bien  que  attestée  par  deux  transcriptions  de  cet  acte  d'origine  di- 
verse *^  on  s'est  permis  de  la  changer  arbitrairement  en  1283,  et 
aujourd'hui,  sur  la  foi  de  ceux  qui  ont  de  leur  chef  commis  cette 
altération  (entre  autres  Tresvaux  etRoparIz  '),  on  prend  couram- 
ment cette  date  comme  certaine,  incontestable  ^,  tandis  qu'elle  est 
non  seulement  inventée  et  fausse,  mais  même  en  contradiction 
avec  des  circonstances  très  bien  établies  de  la  vie  de  saint  Yves. 
Ainsi  Yves  très  certainement  ne  fonda  celte  chapelle  qu'après  son 
retour  au  pays  de  Tréguer,  môme  après  le  décès  de  ses  parents, 
puisque  l'acte  de  1297  la  déclare  bâtie  sur  des  terrains  provenant 
de  la  succession  de  ses  père  et  mère  :  or,  en  1283,  prétendue  date 
de  celte  fondation  selon  Tresvaux,  saint  Yves,  nous  l'avons  vu  (ci- 
dessus,  §  III),  était  encore  oflicial  de  l'archidiacre  de  Rennes.  Nous 
reviendrons  d'ailleurs  plus  loin  sur  ce  «  testament.  » 

VIII 
Une  date  fort  importante  à  fixer  pour  la  vie  de  saint  Yves,  c'est 

1.  Le  vendredi  après  saint  Pierre-és-Lie*ns  =  2  août  1297, 

2.  L'une  publiée  par  les  Bollandistes,  Mail  VU,  Append.,  p.  803  (édit.  de  Pans); 
Taulre  par  D.  Morice,  Preuves  del'Histoire  de  Bretagne^  I,  col.  1108-1109. 

3.  Histoire  de  saint  Yves  (1856),  p.  175. 

4.  Société  archéologique  des  Côtes-du-Nord,  séance  du  11  juin  1886,  p.  m,  note  ^. 

TOME  LX  (X  DE  LA  6«  SERIE),  *7 


ISS  LM  DiTBS  DB  LA  yn  M  SlUn  TTB6 

«Ile  <le  son  changement  de  vie  et  de  costame,  ue  que  le  Rapport 
I  ccrdioaus  appelle  Mttlatio  habitu$  et  veitmtntorum  {Momum. 
322).  Avant  ceLte  réforme,  la  vie  d'Yves  avait  été  de  tout 
npi  très  pieoM,  très  moriiAée  et  très  charitable  i  maU  à  partir 
ce  moment,  il  «olra  dans  une  carrière  d'austérité  surbuoiaine  et 
cbarilé  incomparable  qui,  par  la  voie  d'uu  ascélisme  iranscen- 
il,  releva  dès  cette  vie  so-dessas  de  la  condition  mortelle,  jos- 
à  l'heure  on  aa  grande  &me,  parvenue  au  point  de  la  perfection, 
iDt  par  sa  volonté  pnitsante  annihilé  la  matière  on  elle  était  at- 
bée,  devenue  dès  lors  libre  de  Ioub  liens,  remonta  d'unvol  nalarel 
is  sa  patrie.  Presque  tous  les  témoins,  enquis  sur  la  vie  de  saint 
»,  s'accordent  h  mentionner  cette  réforme  comme  une  époque 
>itale  daus  son  eiistence  ;  mais  tons  ne  s'accordent  point  sur  la 

Suillaume  Pierre,  vicaire  perpétael  de  la  cathédrale  de  Tré^-ner, 
1  le  commencement  de  celle  réforme  seixe  aaaées  avant  la  mort 
saint  (déposition  xTiu,  Momum.  p.  53)  ;  P  ierre,  abbé  de  Bét;sr,  dit 
inaeans  au  lîou  de  seize  (déposition  xix,  ibid.  p.  56).  —  Au  ceo- 
ire.  Constance,  femme  d'Imbert  de  Tréguer,  qui  vit  Yves  dîslri- 
er  les  diverses  pièces  de  son  costume  d' officiai  aux  pauvres  de 
lie  villa  avant  d'aller  revêtir  son  costume  d'ascète,  Constance  met 
ErîI  bnit  ans  senlemeni  avantl903  (déposilion  xlv,  ibid.  p.  lli). 
Entre  ces  opinions  extrêmes  les  autres  tiennent  le  milieu  ei 
indent  aux  dix  ou  douie  dernières  années  de  la  vie  du  saint  cette 
riode  d'ascétisme,  Yves  Suet,  l'un  de  ses  condisciples,  Alain  de 
ranrais  qui  le  fréquenta  longtemps,  très  amicalement,  et  Alain 
Roche-Huon  se  prononcent  pour  dix  ans  (dépositions m,  Monum. 
16;xxxii,  96;  xvii,  51);  Derien  du  Boissaliou,  pour  dix  ou 
Bie  (déposition  xux,  ibid.  p.  108). 

Tous  les  témoins  nommés  jusqu'ici  ne  parlent,  les  uns  et  les 
1res,  que  par  approximation  ;  au  chiffre  d'années  qu'ils  indiquent 
18  ajoutent  vel  ampliitt,  vel  circa,  ou  quelque  autre  formule  de 
genre  marquant  qu'ils  n'alLachenl  point  â  leur  chiffre  uneeerli- 
le  ni  une  précision  complète.  En  voici  un  qui  n'a  point  de  telles 


liÈS  DATES  DE  LA  VIE  ÎJË  SAINT  TYES 

hésitations,  el  (]Ui  articule  nettement,  positif emiint  un  chiffre  précis  : 
«  Pendant  les  douze  années  immédiatement  antérieures  à  sa  mort, 
k  dit-il,  Yves  porta  ce  costume  humble  et  grossiefr.  >  — ^  HabitK 
i)ili  et  humili  utebatur  per  duodecim  annos  ante  mortem  smm 
(voir  déposition  i,  Monièmi  p.  9).  Celui  qui  parle  ainsi  est  Thomme 
qui  a  le  mieux  èonnu  saint  Yves,  le  témoin  le  plus  constant  de  sa 
vie  entière,  qui  ne  cessa  d'être  en  relation  avec  lui  et  dé  lui  porter 
la  plus  fidèle,  la  plus  profonde  affection^  faite  de  respect  et  de  ten- 
dresse ;  c*est  son  vieux  maître  Jean  de  Kerhoz.  Et  le  chiffre  dohné 
par  KerhoZ  s^accorde  avec  le  témoignage  d'Yves  Auspice,  un  pieux 
rédus,  longtemps  le  serviteur  de  saint  Yves,  et  qui,  parlant  des 
grandes  austérités^  des  jeûnes  extraordinaires  de  soh  maître^  leur 
donne  aussi  pour  durée  les  douze  dernières  de  sa  vie  terrestre. 
(Déposition  xi,  ibid.  p.  38). 

Au  chiffre  de  Jean  de  Kerhoz,  selon  nous,  on  doit  se  tenir,  et 
placer  les  commencements  du  haut  ascétisme  de  saint  Yves  en  1291. 
Le  témoignage  du  saiiit  lui-même  va  tout  à  l'heure,  croyons-nous, 
ccfnfirmer  cette  date. 


IX 


Un  jour,  le  frère  Guiomar  Morel,  Gordelier  de  Guingamp,  «  pen- 

«c  dant  qu'il  était  malade  à  Kermartin,  la  maison  de  monsieur 

«  Yves,  se  trouva  seul  avec  celui-ci  et  le  pressa  de  lui  dire  com- 

«  ment  il  en  était  venu  à  embrasser  cette  vie  austère  et  sainte, 

tt  Yves  fit  de  grandes  difficultés  pour  répondre  ;  enfin  il  conta 

(c  que  quand  il  était  officiai  de  Tarchidiacre  de  Rennes,  il  allait  au 

flc  couvent  des  Frères  Mineurs  entendre  expliquer  le  Quart  livre 

«  des  Sentences*  et  la  Sainte  Ecriture.  C'est  alors,  sous  l'influence 

K  des  divines  paroles  recueillies  en  ce  lieu,  qu'il  commença  d'as- 

«  pirer  aux  biens  célestes  et  de  mépriser  le  monde.  Longtemps  il 

1.  Du  célèbre  Pierre  Lombard,  évôqae  de  Paris  en  1159. 


260  LES  DATES  DE  LA  VIE  DE  SAINT  YVES 

ce  senlk  6n  lui,  entre  la  raison  el  la  sensualité,-  une  terrible  que- 
c<  relie.  Cette  querelle  ou  plutôt  ce  combat  dura  huit  ans.  Au  cours 
€  du  neuvième,  la  raison  finit  par  dominer  la  sensualité  ;  c'est 
«  alors  qu'Yves  commença  ses  prédications,  sans  toutefois  quitter 
c  encore  ses  habits  mondains.  Mais,  dans  la  dixième  année,  la  pure 
«  raison  s'élant  rendue  tout  à  fait  maîtresse,  Yves  donna  [aux 
ce  pauvres]  ses  bons  habits  pour  l'amour  de  Dieu  et  prit  des  habits 
«  grossiers^  savoir  une  cotte  à  manches  longues  et  larges  sans 
(c  boutons,  et  sur  celle  cotte  une  housse,  ces  deux  vêlements  traî- 
«  hauts,  d'une  tournure  très  grave,  taillés  dans  un  gros  drap  de 
c  bureau  blanc  :  et  il  adopta  ce  costume  pour  ramener  plus  faci- 
«  lement  les  brebis  du  Seigneur  à  l'amour  du  Christ.  »  —  C'est  le 
frère  Guiomar  Morel  qui  fait  lui-même  ce  récil  dans  TEnquète  de 
canonisation  (déposition  xxix,  Monum.  p.  73). 

Si  saint  Yves  eût  réformé  sa  vie  et  son  costume  quinze  ou  seize 
ans  avant  sa  mort,  c'est-à-dire  en  1287  ou  1288  —  comme  le 
croyaient  l'abbé  de  Bégar  et  le  vicaire  de  Tréguer,  —  la  période 
décennale  immédiatement  antérieure  à  celte  réforme»  eût  corn-* 
mencé  dès  1277  ou  1278.  A  ce  moment  Yves  était  à  Orléans,  et 
cependant  nous  venons  de  le  voir,  —  lui  même  l'avait  affirmé  au 
frère  Morel,  —  c'est  à  Rennes,  au  couvent  des  Cordeliers,  pendant 
qu'il  était  officiai  de  Tarchidiacre,  c'est  là  que  tomba  dans  son  âme 
le  premier  germe  de  celle  généreuse  résolution,  combattue  pen- 
dant dix  ans,  enfin  triomphante,  qui  devait  le  conduire  aux  cimes 
de  la  perfection  chrétienne. 

Il  faut  donc  nécessairement  retarder  de  quelques  années  le  dé- 
but de  celle  grande  réforme,  par  conséquent  adopter  la  date  four- 
nie par  le  plus  autorisé  des  témoins  de  la  vie  de  saint  Yves  (Jean 
de  Kerhoz),  c'est-à-dire  1291.  La  période  décennale,  antérieure  à 
cette  date,  commençant  en  1281,  Yves  en  effet,  cette  année  là,  était 
à  Rennes,  officiai  de  l'archidiacre,  fort  à  portée  de  recueillir  l'en- 
seignement théologique  des  Cordeliers  de  celle  ville. 


LES  DATES  DE  LA  VIE  DE  SAINT  TVE3  261 


X 


Voici  donc  la  chronologie  de  la  vie  de  saint  Yves,  aussi  com- 
plète que  nous  pouvons  l'élablir  : 

—  1253.  Naissance  de  saint  Yves. 

—  1267.  Il  va  étudier  à  l'université  de  Paris. 

—  1277  1279.  Il  éiudie  le  droit  à  Orléans. 

—  1280.  Retour  d'Yves  en  Bretagne  après  ses  éludes. 

—  1280  à  1284.  Séjour  d'Yves  à  Rennes  comme  officiai  de  l'ar- 
chidiacre Maurice. 

—  1281.  Il  suit  l'enseignement  théologique  des  Cordeliers  de 
Rennes  et  conçoit  le  premier  dessein  de  sa  vie  ascétique. 

—  1284.  Il  quitte  Rennes,  devient  officiai  de  t'évèque  de  Tré- 
guer,  et  en  même  temps  prêtre  et  recteur  deTredrez. 

-^  1290.  Il  commence  ses  prédications. 

—  1291.  Il  adopte  son  costume  de  bure  blanche  et  embrasse  les 
hautes  pratiques  de  l'ascétisme. 

—  1292.  Il  quitte  la  cure  de  Tredrez  pour  celle  de  Louanec, 
qu'il  occupe  jusqu'à  sa  mort. 

—  1293.  Il  fonde  la  chapelle  de  Notre-Dame  de  Kermartin, 
aujourd'hui  Saint-Yves  du  Minihi. 

—  1297.  Il  conGrme  et  complète  cette  fondation. 

—  1298  à  1300.  Il  résigne  les  fonctions  d'official  de  l'évèque  de 
Tréguer. 

—  1305,  19  mai.  Mort  de  saint  Yves. 

Arthur  de  la  Borderie. 
{La  suite  prochainement,) 


TOUS  LES  mmm  etam-m  hoees  î 


NON' 


IV 


Le  rachat  est  une  charge  pour  l'acquéreur  roturier.  Saqs  doute  \ 
iiw  pourtant  celui-ci  n'a  pas  trop  à  se  plaindre.  Acquérant  pour 
la  même  somme  d'argent  un  héritage  roturier,  il  aurait  eu  à 
payer  les  impositions  annuelles  qui  pësenl  sur  ces  biep?»  Et  puis 
l'acquisition  du  fi^f  noble,  outre  la  franchise,  procure  au  roturier 
ou  lui  permet  d'espérer  un  avantage  que  nous  verrons  plus  tard. 
Aus3i  les  roturiers  en  prennent- ils  leur  parti,  et  il  vont  acquérir  des 
fiefs  nobles. 

E!t  cependant  quel  n'est  pas  le  danger  de  ces  acquisitions  !  En 
France^  nous  avons  vu  Philippe-le-Hardi  marquer  peu  de  faveur 
pour  les  acquéreurs  roturiers.  En  Bretagne,  Jean  V,  abandonnant 
le  Duché,  a  fui  en  Angleterre  (1374-78).  Le  roi  de  France  eat  maître 
de  presque  toute  le  Bretagne:  il  confisque  tous  les  biens  nobles  qui 
sont  aux  mains  des  roturiers,  pour  les  donner  à  des  Français  nobles, 
qui  lui  ferontle  service  de  guerre  et  dont  il  sera  sûr.  Ce  qu'apprenant, 
le  duc  Jean  fiait  saisir  à  son  tour  les  mêmes  biens,  pour  les  empê- 
cher, dit-il,  de  passser  aux  Français.  En  ISSl,  la  paix  se  fait,  10 roi 
et  le  duc  renoncent  à  leurs  saisies  ;  mais  on  peut  se  figurer  les  in- 
quiétudes des  roturiers  possesseurs  de  fiefs  nobles  «. 


*  Voir  la  livraisen  de  septembre  1886,  pp.  206-220. 

i.  LoBiNEAu,  p.  850.  Le  Duc  était  furt  intéressé  à  cet  arrangemeDt.  11  avait  fait 


TOUS  LBS  tnCMBURB  ÉTAIENT*  ILS  MOBLBB?  NON  263 

Revenus  de  leur  émut,  les  roturiers  n'ont  rien  de  plus  pressé  que 
d^acquérir  des  terres  nobles  sur  la  toi  de  la  Coutume  ^  Tout  A 
coup  en  1451,  une  constitution  de  Pierre  II  interdit  ces  acquisi- 
tions sous  peine  de  confiscation^.  Mais  ce  genre  d*acquAts  a  de  si 
profondes  racines  dans  la  province,  que  la  constitution  va  demeurer 
lettre  morte.  Après  un  an,  le  Duc  lui-même  la  retire:  il  permet  les 
acquisitions  ;  mais  il  les  grève  du  doubk  rachat  '. 

Si  le  Duc  a  cru  qu'il  allait  ainsi  empêcher  les  roturiers  d^acquérir 
les  fiefs  nobles^  il  s'est  mépris.  Ils  se  soumettront  à  ce  double 
impôt  de  deux  années  de  jouissance  payées  d'avance  ;  mais  ils  ac-' 
querront  encore. 

En  4492,  le  roi  Charles  VIII  vient  à  Rennes.  Les  bourgeois  de  la 
ville  ont  montré  â  la  Reine  Anne  une  courageuse  fidéliié.  Le  Roi 
veut  leur  témoigner  sa  gratitude  ;  que  fait-il  ?  Il  accorde  aux  bour* 
geois  acquéreurs  de  fiefs  nobles  la  dispense  derarrière-ban.  Quelle 
meilleure  preuve  que  ces  acquéreurs  sont  nombreux  parmi  les 
bourgeois  de  Rennes*?...  Le  roi  Charles  VIII  approuve  ainsi  et  en* 
courage  les  acquisitions  de  fiefs  nobles  par  des  roturiers;  et  en 
effet,  elles  se  font  en  toute  liberté  jusqu'à  1510. 

Cette  année,  les  lois  de  Bretagne  sont  mises  sous  les  yeux  de 
Louis XII  pour  qu'il  jure  leur  exécution.  Il  remarque  la  constitution 
de  Pierre  II  ;  et  il  prescrit  de  l'exécuter  rigoureusement  '^.  Aussitôt 

assez  de   méconteots  pour  désirer  n'eo    pas  faire  d^aaU-es.  Voyez  les  précantions 
qn'il  prend  pour  ra&surer  les  Barons,  à  propos  de  cette  saisie.  Preuves.  Cot.  1636. 

1.  LoBiNEiu,  écrivant  au  dernier  siècle  mais  se  référant  à  1451,  dit.  page  850:  Ces 
acquisitions  étaient  fondées  sur  rarticle  343  de  V  Ancienne  Coutume,  C'est  une  inexac- 
titude. Il  a  Toulu  dire  sur  Tart.  262  de  la  très  ancienne  Coutume  qui  était  en  vigueur 
en  1451.  Cet  article  a  passé  à  peu  prés  dans  Tarticle  343  de  Tancienne  coutume  ré- 
digée en  1539. 

2.  Sous  peine  de  commise.  Belordeau,  p.  14.  C'est  la  confiscation  du  fief  du  vas- 
sal au  profit  du  seigneur  suzerain.  Denisart,  V.  Commise. 

3<  Comme  en  Dauphiné.  Lobineau,  p.  850.  Du  Parc-Pouluin.  Belordbau»  p.  514. 

4.  LoBiNEAU,  I.  p.  818.  Ce  privilège  a  été  confirmé  pat  François  I*%  Henri  H, 
François  II,  Charles  IX  et  Henri  IV.  —  Louis  XIII  flnit  par  supprimer  le  ban  et 
Tarrière-ban  moyennant  finance  (1641). 

5.  Du  Parc-Poullain,  t.  I,  p.  312.  dit  que  Louis  XII  abolit  la  Constitution  de 
Pierre  II  ;  se  corrigeant,  t.  II,  p.  619,  il  dit  que  le  roi  ordonna  rezécnlioDf  de  la 


264  TOUS  LES  SEIGNEURS  ÉTAIENT-ILS  NOBLES?  NON 

les  Etals  de  Bretagne  de  demander  avec  instance  l'abrogation  défi- 
nitJYe  de  cette  constitution  contraire  à  la  vieille  coutume.  En  1535, 
le  roi  François  !«'  fait  semblant  de  Texécuter  ;  nouvelle  réclama- 
tion des  Etats  ;  enfin  1539  arrive,  et  la  très  ancienne  coutume  va 
6lre  réformée  pour  être  mise  (c*est  la  pensée  du  roi)  à  la  mode 
française. 

Que  va-t-on  écrire  dans  cette  rédaction  rajeunie  et  que  l'on  doit 
croire  définitive  ?  Sera-ce  la  faculté,  sera-ce  la  prohibition  aux  ro- 
turiers d'acquérir  fiefs  nobles  ?  Le  Procureur  général  du  Roi 
insiste  pour  la  prohibition,  et  comme  sanction,  la  confiscation  : 
c'est-à-dire  le  retour  à  la  constitution  de  Pierre  II.  Les  députés  des 
trois  ordres  «  ayant  reconnu  combien  cela  importait  au  public  \  » 
réclament  l'autorisation,  à  la  condition  de  payer  le  rachat,  c'est-à- 
dire  qu'ils  demandent  le  maintien  de  la  coutume  '.  Les  commis- 
saires réformateurs  n'osent  pas  se  prononcer  ;  et,  «  par  tempéra- 
ment, «  on  écrit  l'ancien  article  «  non  comme  disposition,  mais  his- 
toriquement »  et  il  est  ainsi  rédigé  :  «  Par  coutume,  anciennement, 
homme  roturier  ne  se  pouvait  accroilre  en  fief  noble  sans  en  paîer 
rachat.  »  Art.  343  '• 

Singuliers  législateurs  qui  font  de  Tbistoire  au  lieu  de  décider 
un  point  de  droit  intéressant  tonte  une  province  !  Seigneurs  et 
roturiers  vont  interpréter  la  loi  selon  leurs  communs  désirs  ;  ils 
suppriment  de  leur  autorité  la  constitution  de  Pierre  II,  pour  s'en 
tenir  à  la  Coutume...  Et  l'événement  va  leur  donner  raison  ;  la 
constitution  demeurera  hors  de  tout  effet  ^.  » 

Hais  ce  que  nos  réformateurs  n'ont  pas  osé  faire  pour  la  Breta- 
gne en  1539,  l'ordonnance  deBlois  va  le  faire  pour  la  France  en- 
liëre  en  1579.  On  y  lit  (article  258)  : 

ConstitutioD.  H  est  ici  d'accord  avec  Lobineau,  I,  p.  850,  —  et  avec  Belordead,  \u 
514.  —  Il  faat  donc  s*en  tenir  à  cette  variante. 

1.  Belobdeau,  p.  514. 

2.  V.  Procès- verbal,  p.  XLII.  Du  Parc^Poullain,  t.  I. 

3.  Du  Parc-Poullain«  11,  p.  619,  dit  que  les  Commissaires  ont  ainsi  rédigé  Tar- 
ticle.  D'après  le  procés«verbal,  ils  ont  renvoyé  l'article  au  roi  et  son  conseil.  (P.  V 
p.  LV»)  et  c'est  le  conseil  du  roi  qui  a  fait  cette  belle  besogne. 

4.  Du  Pabc-Poullàin,  I,  p.  313. 


TOUS  LES  SEIGNEURS  ÉTAIENT-ILS  NOBLES  ?  NON  S65 

«  Les  roturiers  et  non  nobles  achetanlfiefs  nobles  ne  seront  pour 
ce  anoblis  de  quelque  reveau  et  valeur  que  soient  les  fiefs  par 
eux  acquis  ^  » 

Qu'est-ce  à  dire?  Sinon  que  racquisilion  des  fiefs  nobles  par 
les  roturiers  est  reconnue  licite,  en  droit  ;  et  que,  eu  fait,  parmi 
les  fiefs  nobles  qui  ont  passé  aux  mains  des  roturiers,  beaucoup  ont 
une  grande  importance. 

Voilà  donc  le  droit  établi  pour  toute  la  France  ;  que  vont  faire 
les  réformateurs  de  notre  coutume,  en  1580  ? 

La  discussion  s'engage  sur  Tarlicle  343  :  »  Par  coutume...  etc.  » 
Les  députés  des  trois  États  s*exclament,  et  demandent  la  radiation 
pure  et  simple,  «  disant  qu*oncques  les  Ducs  (ni  Rois  depuis  l'u- 
nion de  ce  duché  à  la  Couronne)  n'ont  pris  droit  de  rachat  des  ro- 
turiers pour  leurs  fiefs  nobles...  L'article  présuppose  ce  qui  jamais 
ne  fut  pratiqué  en  ce  pays.  »  Le  Procureur  Général  demande  le 
maintien  de  l'article  ;  les  commissaires  l'ordonnent  ;  et  l'article  his- 
torique 343  devient  Tarlicle  357  de  la  nouvelle  coutume. 

Or,  mesurez  le  chemin  parcouru  depuis  1539.  Cette  année,  les 
députés  des  trois  Etats  demandaient  pour  le  Tiers  l'autorisation 
d'acquérir  sous  condition  de  rachat.  En  1580,  ils  oublient  leurs  an* 
ciennes  conclusions  ;  bien  plus  !  ils  les  rejettent  puisqu'ils  rejet- 
tent cette  condition  de  rachat.  N'est-ce  pas  trop  demander?... 

Les  États  auront  beau  faire:  à  mesure  que  s'organisera  l'ad- 
ministration financière,  le  droit  de  rachat  sera  payé  sous  le  nom 
de  franC'fief. 

Mais  ce  qui  importe,  c'est  que  le  droit  pour  les  roturiers  d'acqué- 
rir des  fiefs  nobles  est  maintenant  hors  de  contestation.  Les  rotu- 
riers usent  de  la  faculté,  et  si  bien  que  les  ordonnances  sont  pleines 
de  dispositions  qui  supposent  la  possession  roturière  de  nombreux 

i«   ISAHBERT,  XV|  p.  439. 


966  TOUS  LE$  SBIGNBURjS  t^TMENT-lLS  NOBLES?  HOH 

fipfs  nobles.  Je  n'en  cite  que  degx  exemples,  mais  ils  sont  probants. 

J*ai  dit  plus  haut  que  Louis  XlII^par  déclaralion  du  29  novembre 
1641,  avait  déchargé  les  fiefs  nobles  possédés  par  de«  roturiers  du 
service  du  ban  et  de  l'arrière-ban.  Le  motif  principal  de  Tordon- 
nance  est  instructif  :  «  La  plus  grande  partie  des  francs-fiefs  sont 
tombés  aux  mains  des  ecclésiastiques,  communauté»  et  roturiers,  e€ 
qui  les  a  obligés  de  se  trouver  à  la  convocation  du  ban  etde  l'arrière- 
ban  ;  c'q  été  en  se  rencontre  qu'à  cause  du  peu  d'expérience  qu'ils 
ont  au  fait  de  la  guerre,  il  a  fallu  que  les  uns  aient  été  taxés,  comme 
étaient  anciennement  les  gentils-hommes  invalides  et  les  veuves 
des  nobles,  pour  se  racheter  de  ce  service  ;  et  les  autres  ont  proposé 
leurs  enfants  ou  domesiiques  pour  tenir  leur  place  à  la  guerre,  en 
sorte  que  les  convocations  dernières  du  ban  et  arrière-ban  ont  été 
presque  inutiles.  » 

D'autre  part,  on  lit  dans  l'ordonnance  dite  des  Eaux  et  forêtSy 
litre  des  chasses  (août  1669)  «  Défense  est  faite  à  tous  roturiers 
de  quelque  état  et  qualité  qu'ils  soient  non  possédant  fiefs,  seigneu- 
ries et  hautes  justices,  de  chasser  sous  peine,  etc..»  Il  y  avait  donc, 
en  1669,  dés  roturiers  seigneurs  et  hauts  justiciers,  et  assez  nom- 
breux pour  que  la  loi,  qui  ne  statue  pas  sur  les  faits  exception- 
nels, eût  réglé  leur  situation  ^ 


I.On  a  beancoDp  déraisonné  à  propos  de  chasse  sous  l'ancien  régime. Il  y  a  des 
geps  qui  s'imaginent  encore  aujourd'hui  qu'un  noble  avait  le  droit  de  chasser  sur 
toutes  les  terres  roturières  qu'il  voulait  !  Pas  le  moins  du  monde  !  Un  seigneur 
pouvait  chasser  sur  les  terres  roturières  de  son  fief.  Pourquoi  ?  Parce  que  la 
chasse  était  considérée  comme  on  droit  domanial  au  môme  titre  que  le  droit  à^épave^ 
céÏQÏàe  déshérence,  etc.,  en  vertu  desquels  le  seigneur  s'empare  des  choses  sans  maître. 
Mais  la  chasse  était  un  droit  personnel  au  seigneur  ;  et  il  a  été  jugé  que  même  les 
fiis  du  haut  justicier  ne  pouvaient  chasser  sur  les  liefs  relevant  de  leur  père. 

Ce  n'est  donc  pas  comme  noble,  c'est  comme  seigneur  qu'on  exerce  le  droit  de 
chasse,  et  le  roturier  haut  justicier  l'exercera  au  même  titre  que  le  haut  justicier 
noble. 

-  Le  seigneur  de  la  paroisse  on  du  bourg  a  de  même  le  droit  de  chasse  sur  son 
fief.  La  Fontaine,  dans  sa  fable  du  Jardinier  et  son  seigneur,  introduit  le  seigneur  du 
bourg  chassant  chez  le  jardinier.  L.  18,  fable  IV.  Mais  l'exercice  du  droit  avait 
amené  de  criants  abus.  —  V.  M.  Taine.  Ancien  régime,  p.  71  et  suiv. 


TOUS  tMU  ssnsmnms  iTAiENT-iLs  nobles?  non         20T 

Voilà^  Je  erois,  ma  démonslration  faite  :  en  droit,  raoquisitiort 
des  fiefs  nobles  était  permise  aux  roturiers.  En  fait,  la  plus 
grande  partie  des  fiefs  nobles  «étaient  aux  mains  des  ecclésiastiques, 
communautés  et  roturiers,  en  1641  ;  et,  en  1669,  des  roturiers  pos- 
sédaient même  des  hautes  justices  en  assez  grand  nombre  pour 
qu'une  ordonnance  vise  ce  fait  juridique. 

Je  pourrais  m'arrèter  iet  :  mais  il  m'a  paru  qu'il  m'était  permis 
d'insister  sur  un  point  qui  se  lie  intimement  à  l'objet  de  cette 
étude. 

Hélas  !  je  n'ai  pas  su  promener  mes  lecteurs  par  des  sentiers 
fleuris  ;  et  plusieurs  sans  douta  m'ont  abandonné.  Si  quelques-uns 
me  suivent  encore,  peut  être  le  chemin  qui  nous  reste  à  parcourir 
leur  mànage-t-i),  comme  à  moi,  quelque  surprise  ! 


Peut-être  se  demandera-t-on  pourquoi,  avant  l'ordonnance  de 
1275,  les  roturiers  se  risquaient  à  acquérir  des  fiefs  nobles  :  — 
pourquoi,  depuis,  ils  s'y  sont  obstinés,  avant  l'ordonnance  de  1579, 
malgré  les  dangers  que  ces  acquisitions  pouvaient  présenter.  Voici 
le  motif  de  cette  imprudence.  C'est  que  la  noblesse  offre  trop  d'a- 
vantages pour  que  ceux  qui  ont  la  fortune  n'ambitionnent  pas  la 
noblesse  sinon  pour  eux-mêmes,  au  moins  pour  leurs  enfants. 

Un  savant  auteur  a  remarqué  que,  jusqu'au  commencement  du 
XlIP  siècle,  la  noblesse  formait  une  classe  à  pan  sans  douie, 
mais  non  encore  fermée  ;  et  que  les  honimes  libres  pouvaient  y 
entrer  asses  facilement  - .  L^auteur  ne  parle  que  pour  la  France  ; 
mais  il  aurait  pu  faire  la  même  remarque  pour  la  Bretagne.  Nul 
doute  que,  sous  l'empire  de  notre  T.  A.  Coutume,  la  possession 
d'un  fief  noble  ne  fût  un  moyen  d'acquérir  la  noblesse.  11  semble 
même  qu'en  France  la  noblesse  suivait  immédiatement    Tacquêti 

1.  M.  P.  VioLLST,  Précii  deFbittoiie  da  droit  frinçais.  1886. 


268  TOUS  LES  SEIGNEURS  ÉTAIENT-ILS  NOBLES?  NON 

L'auteur  que  je  viens  de  citer  invoque  sur  ce  point  Tautorilé  de 
Pierre  Desfootaines,  le  rédacteur  des  Etablissements  de  saint 
Louis  K  Loysel  aflirme  celle  conséquence  de  Tacquisition  du  fief 
noble  (1536-1617)  \  —  Laurière  aussi  (1659-1728)  ^ 

D*Ârgentré  sous  notre  Ancienne  Coutume  semble  encore  énon- 
cer celte  conséquence  de  semblables  possessions  *.  Et  ceux 
qui  s'étonneront  de  cet  effet  de  Tacquisition  des  fiefs  nobles,  ne 
seront  pas  peu  surpris  d'apprendre  qu'en  Béarn  cet  effet  s'est  pro« 
duit  jusqu'en  1789*. 

Remarquons-le,  d'ailleurs,  celte  conséquence  qui  nous  semble 
extraordinaire  aujourd'hui  était  logique  au  point  de  vue  de  l'ancien 
droit.  Rappelons-nous  le  principe  ancien  :  «  D'après  la  loi,  le  fief 
noble,  le  franc-fief  ne  peut  être  tenu  que  par  homme  franc,  libre 
de  toute  charge...  »  Donc,  le  fief  noble  fera  de  son  possesseur  un 
homme  franc,  libre  et  exempt  de  charge,  nn  noble. 

'  Ce  qui,  au  point  de  vue  de  l'ancien  droit,  est  bien  autrement  sur- 
prenant, c'est  ce  qui  suit  : 

En  Bretagne,  originairement,  tous  sont  présumés  nobles  jusqu'à 
preuve  contraire  :  la  très  ancienne  coutume  le  dit  expressément  : 
ce  Et  comme  l'on  doit  présumer  que  chacun  soit  bon  tant  qu'il 
aparège  du  contraire,  aussi  doit-on  présumer  la  noblesse  des  gens 
selon  l'état  d'eux  tant  qu'il  soit  apparu  du  contraire.»  (Chap.  156). 
Et  l'article  énumëre  les  étals  qui  prouvent  l'infamie,  à  plus  forte 
raison  la  roture*.  Â  ces  états  il  faut  ajouter  la  classe  très  nombreuse 


i.  M.  VioLLET,  id.,  p.  220-221. 

2.  Loysel.  Institutions  eoutumières,  Liv.  s.  Tit.l.  Règle9:  t  Nobles  étaient  jadis  non- 
seulement  les  extraits  de  noble  race  en  mariage,  ou  qui  avaient  été  anoblis  par  lettres 
du  Roi  ou  pourvus  d*ofrices  nobles,  mais  aussi  ceux  qui  tenaient  ficfs  et  faisaient 
profession  des  armes.  > 

3.  Lauriére.  Préface  du  recueil  des  ordonnances  :  4  Les  tiefs  nobles  communi- 
■  qaaient  leur  franchise  ou  noblesse  aux  roturiers  qui  les  possédaient...  > 

4.  Du  Parc-Poullain.  I.  P.  480. 

5.  M.  VioLLET,  p.  220.  221. 

6.  L'énuméralion  est  curieuse  ;  elle  comprend  treize  états,  au  nombre  desquels  les 


TOUS  LES  SEIGNEURS  ÉTAIENT- ILS  NOBLES?  NON  269 

de  ceux  qui  paient  la  iaille  au  Seigneur,  el  les  propriélaires  fon- 
ciers des  domaines  qui  paienl  la  taille  ^ 

L'ancienne  coutume  (i539)  va  se  montrer  un  peu  plus  ligou-- 
reuse  ;  mais  elle  maintient  la  présomption  de  noblesse.  En  même 
temps  qu'elle  proclame  pour  les  roturiers  la  faculté  d'acquérir 
terres  nobles,  elle  a  un  article  ainsi  conçu  :  «  (155)  Ceux  qui 
portent  élat  de  noblesse  et  se  gouvernent  comme  nobles  sont  pré- 
sumés nobles  jusqu'à  ce  que  le  contraire  soit  vérifié.  »  Eh  bien! 
cet  article  reste  comme  un  appât  pour  le  bourgeois  enrichi. 

Voyez  par  exemple  ce  bourgeois  de  Rennes.  Il  a  dans  un  hon- 
nête commerce  gagné  beaucoup  d'argent,  et  en  même  temps  l'es- 
time de  ses  concitoyens.  Il  a  un  fils  dans  «  la  robe  »,  un. autre  qui 
vil  en  noble  :  «  1]  est  bien  vêtu  ;  il  a  des  chiens  et  des  chevaux  >,  » 
il  est  de  toutes  les  parties  des  jeunes  gentilshommes.  Ce  bourgeois 
a  marié  sa  fille  aînée  a  un  noble;  la  sœur  cadette  vient  de  refuser 


menestriers  et  vendeurs  de  vent,  et  les  faiseurs  de  clochers  et  couvreurs  de  pierres.,. 
Du  Parc-Poullain,  I,  p.  460. 

Le  vendeur  de  vent  :  c*esl  le  chanteur  ambulant,  depuis  Taveugle  qui  chante  un 
cantique  monotone  jusqu'au  vieil  Homère,  s'il  revenait  en  ce  monde  ! 

Les  faiseurs  de  clochers  et  couvreurs  en  pierres.  —  Eh  quoi  !  ceux  qui  ont  élevé  les 
beaux  clochers  dont  la  Bretagne  est  si  justement  ficre  étaient  infâmes?  t-  Oui,  et 
à  raison  même  de  leur  art.  Ils  bâtissent  trop  haut  ;  ils  risquent  à  chaque  instant  de 
se  rompre  le  cou  :  sa  vie  pour  un  modique  salaire  c'est  en  faire  trop  peu  de  cas. 
C'est  la  raison  qui  rend  leur  métier  infâme  ;  et  celle  raison,  nous  dit  Hévin,  est 
empruntée  à  Âristote  !  (Livre  IV,  Ethique,  chap.  I.)  Sont  infâmes  pour  la  même 
raison  tes  couvreurs  en  pierres  qui  couvrent  le  toit  élevé  de  la  cathédrale  ou  la  tour 
du  château.  Mais  le  couvreur  en  chaume  n'est  pas  infâme  :  couvrant  moins  haut,  il 
court  moins  de  risques  pour  sa  vie.  Le  chapitre  de  la  T.  Â.  Coutume  vaut  une  étude 
parliculière  que  je  ferai  un  jour. 

1.  Consl.  Jean  II  de  1301,  an.  XXV.  «  Celui  est  appelé  vilain,  roturier,  qui 
demeure  sous  la  taille  d*uQ  seigneur  ou  qui  a  convenant  en  ceux  pour  la  taille 
poier.  •  Art  XXVI...  «  Posons  qu'un  homme  soit  issu  de  noble  sang.. .et  il  est  mis 
sous  la  taille  d'aucun,  doit-  il  être  témoing  ?. . .  Nenni,  s'il  a  demeuré  sons  la  taille 
cinq  ans,  car  partant  il  a  renoncé  à  la  noblesse...  > 

Hkvin.  Qucslions,  p.  5  après  la  table. 

2.  Dh  Parc-Poullain,  I,  p.  479  et  480.  Il  ajoute  :  «  Il  jure,  ce  qu'on  croyait  au- 
trefois un  vice  attaché  à  la  noblesse.  Tout  cela  a  été  malheureusement  imité  par  les 
roturiers.  » 


270  TOUS  LES  SEIDMEDnfl  ÉTlIBn-lLS  IKIM£S7  HOR 

un  avocat;  elle  veut  se  mariercommesaEceur,  dût-elle  être  épousée 
un  peu  pour  sa  dol.  —  Si  ce  père  pouiait  acheminer  ses  euranis, 
siuoD  lui-même,  vers  la  noblesse!...  Comment  faire?  Il  faut  de- 
mander avis.  Il  a  justement  pour  voisin  un  homme  un  peu  fantas- 
que el  bourru  ;  mais  obligeant  et  accessible  ;  le  meilleur  et  le  plus 
savant  conseil  :  le  sénéchal  de  Rennes,  Bertrand  d'ArgenIré.  Le 
bourgeois  va  le  trouver:  d'Argentré  écoule  sa  confession,  et  loi 
répond  en  français  ce  que  je  lis  dans  son  latin  barbare  : 

«  Une  terre  exempte  de  fouage  qui  soit  soumise  an  serfice  de 
l'arriëre-ban,  qui  soit  inscrite  au  râle  des  terres  nobles,  et  qui  an- 
ciennement ait  été  comprise  à  des  partages  nobles...  voilà  ce  qu'il 
vous  faut  !  Si  elle  a  une  justice,  surtout  une  mojeone,  ou,  s'il  se 
peut,  une  haute,  ce  sera  pour  le  mie&x.  Voilà  les  vrais  caractères 
de  la  noblesse  sur  lesquels  tant  de  gens  déraisonnent  *.  Trouvez- 
moi  celte  terre  et  achetes-la,  N'ayei  pas  penr  du  service  de 
l'arriëre-ban,  vous  y  serez  tenu  ,  mais  vous  ne  le  ferez  pas,  puisque 
le  roi  Charles  VIII  vous  en  a  d'avance  exempté.  Vous  aurez  le  profit 
de  ce  service  sans  en  avoù*  les  ennuis,  comme  la&t  d'autres  autour 
de  nous  *. 

a  Portez,  comme  vous  faites  déjà,  état  de  noblesse,  gonvenies-Tons 
comme  noble:  ainsi  plus  de  marcAandise /  bien  que  la  marchan- 
dise vous  ait  enrichi...  C'est  bizarre...  direz-vous.  Soit;  mais  c'est 
ainsi  :  la  marchandise  vous  permet  d'acquérir  la  terre  noble  dont 
la  possession  va  vous  acheminer  à  la  noblesse;  mais  la  marchan- 
dise est  premièrement  exclue  du  gouvernement  noble*;  et,  si  vous  la 
pratiquez  de  iiouvenu,  elle  vous  empêchera  d'arriver  à  la  noblesse. 

«  Quand  vous  aurez  celle  terre  et  que  vous  vivrez  en  noble,  il  fau- 
drait être  bien  osé,  bien  malintentionné,  ou  bien  maladroit  pour 
venir  vous  contester  la  présomption  de  l'article  155.  Hais  hftlez- 
tous,  car,  à  la  prochaîne  réformation  de  la  Coutume,  cet  article 
sera  abrogé  !  > 

1.  D'AiGENTiA  dans  Du  Pmc-Pouluin,  I.  Hl,  p.  M0-51t. 
Pitc-PouLLiiH,  111,  p.  530,  Bote  4. 
im.,  I.  p.  480. 


TOUS  LES  SEIGNEURS  ÉTAlEIft-ILS  NOBLES  ?KON  271 

Le  bourgeois  rapporie  chez  lui  ce(te  consultation  C  elle  est  ac- 
cueillie comme  une  bonne  nouvelle...  et  la  terre  noble  sera  bien- 
Idl  trouvée,  acquise  et  payée  à  beaux  deniers  comptants  ! 

Nul  doute  qu'en  Bretagne  comme  en  France,  beaucoup  n'aient 
acquis  la  noblesse  par  ce  moyen  ;  il  se  peut  même  que  ce  mode 
de  s'anoblir  ait  précédé  TaHobli^sement  concédé  par  le  Prince.  En 
effetj  nous  l'avons  vu  admis  par  Pierre  Desfonlaines,  contemporain 
de  saint  Louis,  et  le  premier  anoblissement  connu  est,  dit-on, 
celui  de  Raoul  l'orfèvre  par  Phitippe-le-Hardi,  en  1270  *. 

On  devine  bien  que  les  possesseurs  de  terres  ne  se  faisaient  pas 
faute  d'essayer  de  transformer  leurs  terres  de  roturières  en  nobles. 
Un  jurisconsulte  du  commencement  du  XVII^  siècle  a  pu  écrire  : 
«  Tous  se  disent  nobles,  et  souvent  plusieurs  ne  le  sont  que  par 
«  la  conformité  du  cognom  qu'ils  peuvent  avoir  usurpé  ;  »  et  se 
transportant  par  la  pensée  un  siècle  plus  haut,  il  ajoute  :  <  Plusieurs 
«  prétendaient  la  noblesse  de  leurs  terres,  pour  les  exempter  des 
X  contributions  roturières  auxquelles  par  raison  ils  étaient  sujets'.» 

Par  exemple  ils  soutenaient  que  leurs  terres  ne  payaient  pas  de 
fouages,  étaient  partagées  noblement,  en  d'autres  termes  avaient  le 
gouvernement  noble. 

Les  choses  en  vinrent  au  point  qu'en  1513  il  failut  en  Bretagne 
une  réformation  générale.  La  province  était  encore  sous  l'empire 
de  la  Très  Ancienne  Coutume  ;  et  la  longue  prescription  n'était  que 
de  60  ans.  Rigoureusement  la  noblesse  de  la  terre  n'aurait  dû  ré- 
sulter que  de  60  ans  de  gouvernement  noble  bien  établi.  Mais  les  com- 
missaires ne  se  montrèrent  pas  si  difficiles  ;  c^  et  pour  les  terres  ro- 
ot turières  annexées  aux  nobles  depuis  les  60  ans,  quand  les  témoins 
«  ne  pouvaient  coter  le  temps,  les  Commissaires  ne  les  remettaient 
c  pas  aux  fouages  '.  » 

1 .  ISAHBERT,  II,  p.  645. 

2.  Belordeau  sur  fatt.  542,  p.  756. 

3.  Hévin,  dans  du  Parc-Poullain,  t.  III,  p.  489.  —  Siogalière  jarisprudence  l  Si 
on  témoin  dit  :  c  Le  gcavernemeiit noble  date  de  50  ans  seulement,  >— la  terre  sera 
remise  an  fonage.  Mais  si  à  cette  question  :  «  Qaand  a  commencé  le  gouvernement 
noble  1  >  Le  témoin  répond  :  «  Je  n'en  sais  rien...  »  La  preuve  est  censée  faite  !..• 

Je  sais  bien  qu'il  ne  s'agit  que  de  la  terre  annexée  à  une  terre  noble  ;  mais 


iTi  TOUS  LES  SEIGNEURS  liTAIENT-lLS  NOBLES?  NON 

La  noblesse  de  la  lerre  ainsi  démontrée  servail  à  prouver  la  no- 
blesse personnelle.  —  Rien  ne  prouve  mieux  combien,  jusqo^au 
commencement  du  XV^  siècle,  Tacquisition  de  la  noblesse  était 
facile. 

  la  fin  de  ce  siècle,  on  posait  encore  la  question  de  savoir  si 
Tacquisilion  du  ûef  noble  soumis  aux  devoirs  nobles  et  déchargé  de 
toutes  obligations  roturières  ne  devait  pas  suffire  à  produire  la  no- 
blesse :  autrement  pourquoi  Tordonnance  de  Blois  (art.  258) 
s'exprimerait-elle  en  ces  termes  que  nous  avons  déjà  rappelés  : 
«  Les  roturiers...  achetant  biens  nobles  ne  seront  pour  ce  anoblis  \..» 
Pour  ce,  c'est-à-dire  pour  le  fait  même  de  Tacquisition  ;  mais 
celte  acquisition  sera  cependant  un  acheminement  à  la  noblesse. 
Voici  comment  : 

La  nouvelle  Coutume  supprime  la  présomption  de  noblesse 
écrite  dans  l'article  155  de  l'ancienne  coutume  ;  mais  elle  établit 
incidemment  (au  profit  des  acquéreurs  roturiers)  «  une  manière 
de  présomption  par  cent  ans  de  gouvernement  noble.  »  Art.  541  '• 

Que  nous  sommes  loin  de  l'article  de  l'ancienne  coutume  ! 
Selon  cet  article,  un  homme  se  gouvernant  noblement  est  présumé 
noble,  et  la  preuve  contraire  doit  être  faite  contre  lui.  — 
Selon  Tordonnance  de  1579,  combinée  avec  la  nouvelle  coutume, 
il  pourra  vivant  noblement  réclamer  la  noblesse  ;  mais  il  devra 
prouver  qu'il  l'a   acquise  par  cent  ans   de  gouvernement  noble. 


supposez  que  ceue  terre  récemment  devenue  noble  soit  de  nouveau  détachée,  elle 
demeurera  noble  :  et  son  acquisition  acheminera  à  la  noblesse. 

1.  «  L'ordonnance  t  considère  que  la  principale  force  de  la  couronne  est  dans  la 
«  noblesse  en  la  diminution  de  laquelle  est  Taflaiblissement  de  TÉtal.  ■  Le  roi 
«  entend  qu'elle  soit  mainlenue  et  conservée  en  ses  anciens  honneurs.!  (art.  256.) 
A  cette  fin,  il  rappelle  l'ordonnance  d'Orléans  contre  Tusurpalion  de  titres,  d'armoi- 
ries... Art.  257.  —  et  veut  t  que  les  roturiers  achetant  fiefs  nobles  ne  deviennent 
pas  nobles  pour  ce  (art.  258.)»  C'est  dire  assez  clairement  qu'auparavant  racquisilion 
produisait  immédialetnent  la  noblesse. 

2.  Du  Parc-Poullun,  1.  p.  479.  Cent  ans,  c'est  bien  long  I  Les  édits  pour  les  ré- 
formations ont  admis  une  moins  longue  possession,  mais  le  principe  est  resté  :  plus 
de  présomption  de  noblesse. 


TOUS  LES  SEIGNEURS  ÉTAIENT- ILS  NOBLES?  MON  273 

Dans  le  premier  système,  il  n'avait  aucune  preuve  à  faire  ;  dans  le 
second,  la  charge  de  la  preuve  pèse  sur  lui:  (oui  homme  est  censé 
roturier  s'il  ne  prouve  pas  la  noblesse  ^ 

Et  cette  preuve  ne  sera  pas  aisée  !  Le  possesseur  roturier  sera 
tenu,  en  effet,  de  venir  lui-même^  chaque  fois  que  lô  roi  l'ordon- 
nera, fournir  une  déclaration  de  roture,  c'est-â  dire  interrompre 
sa  prescription  commencée^  Voici  comment  : 

Le  devoir  de  guerre  a  cessé  pour  les  seigneurs  depuis  l'établis- 
sement des  troupes  régulières.  Il  s'en  suit  que  le  fief  noble  affran- 
chi de  ce  devoir  n'est  plus  soumis  à  aucune  imposition.  Mais  le 
fisc  intervient!  C'est  assez  que  les  nobles  restent  en  possession  de? 
«  francs  fiefs  ;  tiiais  les  roturiers  qui  les  ont  acquis  paieront 
«une  sommé  ou  finance  nommée  droit  de  franc  fief.  »  Ce  n'est  pas 
une  imposition  mise  sur  la  terre  qui,  étant  noble,  n'en  peut  être 
chargée  ;  mais  cette  finance  tiendra  lieu  d'imposition.  La  terre  res- 
tera noble  et  son  seigneur  roturier  restera  roturier. 

De  temps  à  autre  et  d'ordinaire  tous  les  vingt  ans,  le  roi  rend 
une  ordonnance  de  francs  fiefs  ;  et  chaque  possesseur  non  noble  de 
terre  noble  doit  passer  une  déclaration.  Pas  de  fraude  !  La  con- 
fiscation des  biens  en  serait  le  châtiment.  Pas  d'omission  I  Le 
receveur  des  francs  fiefs  provoquerait  au  besoin  une  enquête  dont 
les  frais  très  onéreux  et  la  honte  retomberaient  sur  les  récalcitrants  >. 
Comme  on  le  voit,  le  droit  de  franc  fief  n'est  pas  seulement  une 
mesure  fiscale^;  il  assure  l'exécution  de  l'ordonnance  de  Blois. 

Vuilà,  si  je  ne  me  trompe,  l'acquisition  des  terres  nobles  par  des  , 
roturiers  établie  très  anciennement  en  Bretagne,  et  certainement 
avant  1294.  Il  ne  faut  pas  voir  dans  Tarlicle  de  la  très  ancienne  cou- 
tume rédigée  en  1330  l'introduction  en  Bretagne  d'un  droit  nouveau. 
La  date  de  1330  ne  marque  pas  un  point  de  déparL  La  coutume  a 


1.  Idem.  I,  p.  471». 

2.  Ferriére.  V^  francs  liefs. 
8.  V.  ci-dessus,  §  III. 

TOME  ix  (X  DE  LA  6^  SÉRIE)  l8 


314         Toy«  w  iiiaBfflURS  ktausmî^uj  mbum?  nom 

été  oadifiée  oeUe  année,  soil  !  mais  elle  exi»lait  auparavant  el  déjà 
écrite  probablement  K 

Quoi  qu'il  en  soit  (et  c'est  le  seul  point  qui  nous  importe  ici) 
elle  n*a  pas  innové  ;  elle  a  constaté  ce  qui  existail,  statuant  eomme 
d'ordinaire,  exfo  qw>d  fit  plârumqm.  Nous  pouvons  donc  dire  sans 
témérité  que  longtemps  avant  la  rédaction  de  notre  très  aneienne 
coutume,  des  roturiers  possédaient  dfs  terres  nobles. 

VI 

Je  me  demande  d'où  a  pu  vçnir  cette  présomption  générale  de 
noblesse  écrite  dans  la  coutume,  combattue  par  les  Rois  d9  France, 
et  repoqssée  comme  antipathique  à  la  réalité  par  les  jurisconsultes 
du  dernier  siècle  ^.  Cette  présomption  ne  serait*elle  pas  uu  sou- 
venir lointain  de  Tétat  de  la  propriété  et  des  personnes  libres  chez 
les  Francs  à  leur  entrée  en  Gaule  ? 

Je  n'entends  pas  dire,  comme  quelques-uns  semblent  disposés  à 
le  professer  aujourd'hui,  que  la  possession  de  la  terre  ait  été 
l'unique  fondement  de  lii  noblesse  ;  je  rappelle  seulement  qu'en 
Gaqle,  sous  la  dominpition  romaine  et  sous  la  domination  franque, 
la  propriété  de  la  terre,  quelque  petite  qu'on  la  suppose^  suilisail 
pour  établir  la  qualité  d'homme  libre  '. 

Quand  on  pénétre  dans  ^organisation  très  rudimenlaire  des 
Francs,  on  ;  reconnaît  deux  classes  :  les  ingénus  ou  libres  et  les 
autres,  esclaves  ou  demi-esclaves. 

Les  ingénus  sont  guerriers  et  possèdent  la  terre.  Yoilà  leurs 
marques  distinctlves.  Les  autres  exercent  des  travaux  manuels  dont 

i.  Coinio»  e^yitait  TAs^lse  4a  comte  Geffro|  ((181),  ot  d'autres  monumeiita  16^- 
gislatifs  qui  nous  restent  encore.  L'ordonnance  du  duc  Jean  11,  en  interprétation  de 
l'Assise  du  comte  Geffroy,  est  datée  de  1301  ;  elle  débute  ainsi  :  (art.  1";.  t  Par  la 
Coutume  de  Bretaigoe  autrefois  ordonnée  en  Parlement...  •  Comment  douter  dés 
lors  que  la  Coutume  ne  fût  écrite  ? 

2.  Du  Parg-Poullain.  1,  p.  479. 

3.  Ingenui  et  possessionem  quamdam  possidentes.  GRÉaoïag  h^  Touas  cité  par  Le 
HuÉRou.  Insu  Caroling.,  p.  447. 


.A^r  rr,—. 


TOUS  LES  SBIGMBUilS  ÉTAIENT-ILi  KOBtES?   MON  975 

le&  ingénus  rougiraient.  On  le  voit,  l'ingénuité  est  déjà  comme  une 
première  noblesse. 

Tous  les  ingénus  sont  égaux  en  droits  ;  mais  il  est  clair  qu'ils 
ne  sont  pas  égaux  en  valeur  militaire  et  en  richesse.  Ces  inégalités 
inévitables  vont  créer  entre  eux,  comme  partout  et  toujours,  des 
inégalités  sociales. . 

Qu'un  guerrier  ae  signale  par  une  série  d'actions  d'éclat,  qu'il 
conquière  la  renommée,  il  sera  entouré  de  clients  fiers  de  s'atta- 
cher à  un  chef  illustre,  et  dont  le  nombre  et  les  exploits  ajoute- 
ront encore  à  l'illustration  du  chef  libremeot  choisi.  Qu'un  autre 
ingénu  augmente  sa  terre,  qu'il  acquière  la  richesse,  qu'il  en  use 
généreusement,  qu'il  répande  autour  de  loi  le  travail,  l'aisance,  les 
bienfaits  ;  il  acquierra  tout  naturellement  l'iniTuence  que  donne 
partout  la  richesse,  Et  il  est  clair  que  l'illustration  at  la  richesse 
se  trouveront  souvent  réunies  en  la  même  personne. 

Les  ingénus  ainsi  distingués  par  la  valeur  et  la  fortune  sont 
nombreux  parmi  les  Francs  à  leur  entrée  en  Gaule  ;  mais  la  eon^ 
quête  même  va  les  multiplier. 

Ein  Gaule,  les  envahisseurs  trouvent  U  noblesse  impériale  dont 
les  cadres  ont  résisté  mieux  que  l'Empire  même  au  choc  des  in- 
vasions. Cette  noblesse  se  compose  de  deux  milices^  deux  armées 
de  fonctionnaires  militaires  et  civils  \  armées  qui  se  distinguent  net- 
tement de  la  foule  des  plébéiens.  Ces  officiers  militaires,  ces  admi- 
nistrateurs civils  vont  entrer  dans  Fermée,  dans  Tadministration 
franque  ;  ces  nobiles  de  l'empire  vont  naturellement  se  rapprocher 
des  plus  élevés  en  dignité  parmi  leurs  vainqueurs  ;  et  les  deux 
aristocraties  n*en  formeront  bientôt  plus  qu'une. 

Tous  ces  hommes  ayant  l'illustration  à  divers  titres  et  à  divers 
degrés  forment  un  premier  ordre  dans  la  classe  des  ingénus.  Ils  ne 
sont  pas  supérieurs  en  droit  ;  mais  ils  ont  m  fait  une  situation 
plus  élevée  dans  l'opinion  :  ils  priment  la  foule,  dont  ils  attirent 
inattention  ;  ils  sont  les  pnmierê  parmi  leurs  égaux  en  droits. 

Or  ils  ont  tous  uq  intérêt  commun  :  se  maintenir  dans  cette  si- 


•taas  LES  SEIGNEURS  jEtaieht-ils  nobles?  don 
ioD  privilégiée  et  la  garder  ponr  eux  seuls.  La  conquête  .et 
;Dienlatioa  même  du  nombre  des  hommes  libres  vont  aider  à 
résultai.  Voyez  plutôt  1  Au  début  du  gouvernemeut  des  Héro- 
iens  tous  tes  guerriers  (exerciloa),  c'est-à-dire  la  partie  armée 
1  nation,  les  ingénue,  sont  convoiués  h  l'assemblée  du  Cbamp- 
lars,  où  se  décident  les  grandes  affaires.  Charlemagne  n'y 
illera  plus  que  les  majores,  les  boni-baronet,  c'esl-à-dire  les 
distingués  entre  les  ingénus,  ceux  que  Ëginbard,  dès  le  IX» 
e,  nomme  souvent  nobitUai,  la  noblesse. 
}ilà  donc  les  hommes  libres  de  premier  ordre  ayant  déjà  une 
ogalive  que  n'a  plus  la  foule  des  ingénus  devenue  trop  aotn- 
ise.  C'est  un  acheminempiiL  vers  les  autres  privilèges, 
ïutefois  cette  prérogative  n'est  pas  encore  héréditaire,  et  ce 
recommande  certaines  familles  au  respect,  c'est  l'illustration 
le  des  aïeux,  et  dont  le  temps  augmente  le  lustre, 
ais  ces  liommes  puissants,  nombreux,  qui  entourent  le  chefso- 
ne,  Roi  ou  Empereur,  comme  conseils,   convives,  comtes, 
iers  de  toute  sorte,  ils  vont  s'entendre  sur  ne  point  :  rendre 
s  privilèges   héréditaires,  comme  l'étail  déjà  l'itlustralion  de 
i  familles.    C'était  fatal  ;  et  le  jour  viendra  où  ils  exerceront 
droits  que  n'auront  plus  les  autres  ingénus,  libres  pourtant  au 
le  litre. 
:s  premiers  seront  les  nobles  ;'  les  autres  seront  les  roturiers*. 

ais  auprès  de  ces  nobles,  leurs  égaux  en  droit  d'hier,  que  de- 
nent  les  roturiers?  Leur  situatiun  n'a  pas  changé,  au  moinsà 
9  considérer  qu'en  elle-même  ;  ils  ont  gardé  leur  liberté  ;  ei 
lossëdent  la  terre  comme  auparavant.  Mais  eux-mêmes  vontes- 
r  de  suivre  l'exemple  des  nobles,  de  gravir  l'échelon  qui  les 
re  aujourd'hui  de  la  noblesse,  et  de  rétablir  ainsi  les  choses  en 
premier  état  *.  ■ 

V.  sat  ce  point  Ls  HuÉeou.  fait.  CanlinsitiHut,  et  le  Phêsiobht  IlfnABLT. 

liehroiml.  de  t'HUtoire  de  Franc*.  11  dilà  propos  da  l'anoblisseioeai  : 

>Ue  iDtroduclion  nouvelle,  par  Uquolle  ou  rapprocliiit  tes  roturiers  des  aoUes, 


TOUS  LES  SEIGNEimS  ÉTÀlENT-lLS  NOBLES?  NON  277 

Comme  nous  l'avons  vu,  pendant  que  les  nobles  s'appauvrissent, 
le  travail  et  le  négoce  enrichissent  les  roturiers.  La  terre  noble  est 
à  vendre,  ils  rachètent.  L'ancienne  coutume  en  attachant  la  pré- 
somption de  la  noblesse  au  gouvernement  noble  de  la  terre  incite 
les  roturiers  à  ces  acquisitions.  Le  mouvement  encouragé  par  les 
nobles  eux-mêmes  ne  s'arrêtera  plus.  Rien  n'y  fera,  ni  les  consti- 
tutions de  nos  ducs,  ni  les  ordonnances  de  nos  rois. 

Pour  nous  résumer,  que  résulte-t-il  de  ce  qui  précède  ?  Qu'on 
ne  voit  pas  commencer  l'acquisition  des  fiefs  nobles  par  les  rotu- 
riers ;  qu'elle  est  assurément  antérieure  à  1330, 1294, 1275  ;  qu'on 
peut  se  demander  si  elle  n'est  pas  .contemporaine  de  l'hérédité 
des  fiefs,  et  si  elle  n'est  pas  née  le  jour  où  les  fiefs  sont  entrés  dans 
le  commerce. 

Je  cherche  l'époque  de  notre  histoire  bretonne  pour  laquelle  il 
a  pu  être  vrai  de  dire  avec  M.  Lavissse  :  «  Tous  les  seigneurs 
étaient  nobles,  »  et  je  ne  la  trouve  pas. 


VII 


Résumons-nous. 

Il  est,  je  crois,  démontré  en  fait  et  en  droit  que  beaucoup  de 
seigneurs  n'étaient  pas  nobles. 

Quelle  était  la  proportion  entre  les  seigneurs  nobles  et  les  sei- 
gneurs roturiers  ?  G'est-ce  que  je  ne  puis  essayer  de  dire.  Hévin 
nous  dit  bien  qu'en  Bretagne  les  trois  quarts  des  fiefs  étaient  ro- 
turiers, mais  nous  ne  pouvons  rien  conclure  de  là  relativement  au 
nombre  des  seigneurs  roturiers,  puisque  ^ombre  de  terre  roturiè- 
res étaient  possédées  par  des  nobles,  et  réciproquement  des  terres 
nobles  par  des  roturiers. 

M.  Guizot  regrette  quelque  part  qu'on  n'ait  pas  dressé  une  carte 


et  qui  fat  appelée  aDoblissement,  ne  faisait  que  rétablir  les  choses  dans  le  premier 
état.  Les  citoyens  de  France,  même  depuis  Clovis,  sous  la  première  et  la  deuxième 
race,  étaient  tous  d'une  condition  égale...  > 


Tons  LES  anottEOM  ÉTIIKKT-ILS  NOBLBS?  MOH 
efi  de  France,  â  diverses  époques  de  notre  histoire.  Un  outre 
il  eeratt  A  Taire,  pas  plus  difricile  et  1res  InsIrucUr.  Il  s'agirait 
'esser  en  regard  deux  listes,  l'une  des  ûeTs  nobles  possédés 
es  nobles,  l'autre  des  flefa  nobles  possédés  par  des  roturiers, 
reille  de  1789. 

ns  la  première  liste  figureraient  nombre  de  nobles  de  fraîche 
que  vienl  d'anoblir  l'acquisition  d'un  de  ces  ofQces  nommés 
gflusemenl  savonnsltes  à  vilain.  Leur  présence  Bllongernil  no- 
Dent  celle  première  liste.  N'importe  !  La  liste  des  seigneurs 
iera  serait  encore  assez  longue  pour  surprendre  H.  Lavisse 
us  qui  croient  sur  sa  parole  que  «  Tous  les  seigneurs  étaient 

!S.  » 

I  m'assure  que  H.  Lavisse  recommande  aux  jeunes  professeurs 
le  des  archives  et  des  documents  locaux.!^  conseil  estexcel- 
,  et  je  désire  le  voir  suivi  par  des  hommes  jeunes,  actifs, 
s  de  bons  yeui  et  n'ayant  d'autre  parti  pris  que  celui  de  la 
i.  Je  ne  suis  pas  de  ceux  auxquels  s'adresse  M.  Lavisse  :  je 
un  vieux  magistral,  admis  à  une  retraite  prématurée.  Un  vieil 
devenu  Garde  des  Sceaux,  m'a  donné  le  repos.  Ja  ne  veux 
le  son  présent  I  —  et  je  travaille.  Je  suis  resté  à  Quîmper  ;  et 

commencé  des  Études  sur  Quimper  et  la  Cornouaille  que 
i  cœur  de  continuer.  Je  ne  suis  encore  qu'au  début  ;  toutefois, 

me  préoccuper  de  la  question  que  soulève  l'affirmation  de 
.«visse,  j'ai  compulsé  les  titres  de  six  seigneuries  comprises 

le  rayon  if  une  tieue  ancienne  autour  de  la  ville  de  Quimper. 
s  seigneuries  se  nomment  Le  Parc,  Les  Salles,  Troheir,Pralan- 
,  le  Ptessix  Ergué  et  Pratanras. 

s  trois  premières  étaient  peu  importantes  mais  nobles  ponr- 
depuis  plusieurs  siècles  ;  en  1661, 1708, 1775,  elles  sont  pas- 
en  mains  roturières. 

nianroux  avait  plus  d'importance  :  et  ses  aveux  réclament  la 
;  justice  ;  en  1 775,  cette  terre  est  acquise  ea  même  temps  que 
eir,  par  un  roturier. 


rùXJÈ  Lis  SÉIÛNGItmS  ÉtAIENf^lLS  NÔfiLRS?  NôN  2ld 

L6  Pléssix-^Efgué  est  un  flef  Comprenant  la  plus  grande  partie 
de  la  paraisse  d'Ergué  Armel  avec  haute  justice  exercée  à  Quimper, 
patibulaires,  auxquelles  la  Reine  Anne  a  permis,  en  1505,  d^ajouier 
un  quatrième  poteau  ;  et  prééminences  en  nombre  d*égihe!i,  notam- 
ment à  la  cathédrale  de  Quimper.  Un  roturier,  receveur  desfouages 
en  révêché  de  Quimper,  acquiert  cette  seigneurie  en  1760;  et 
Tannée  suivante,  (tti  jour  tfti  âà(r^  il  use  du  droit  concédé  à  ses 
nobles  prédécesseurs  m  de  Taire  porter  par  un  gentilhomme  une 
bannière  à  la  procession  de  Quimper  avant  toutes  les  croix,  c'est- 
à-dire  après  celle  delà  cathédrale.  » 

Enfln,  le  fief  de  Pratanras,  auquel  éUiit  annexé,  depuis  1542,  le 
flef  de  Goatfao  avec  sa  haute  justice,  avait  haute  justice,  patibu- 
laires, et  prééminences  en  nombre  d'églises.  Les  deux  fiefs  réunis 
comprenaient  loixanie  villages  ou  manoirs  répartis  sur  22  paroisses 
distribuées  entre  cinq  de  nos  cantons  actuels.  —  En  1779,  ce  fief 
appartient  à  W^^  de  La  ma  rck^  duchesse  d*Arenberg  ;  il  esta  vendre. 
Un  Quimpérois,  M.  Madec,  illustré  dans  le  Bengale,  rentre  en  France 
et  va  acquérir  Pratanras  et  CoatfdO.  H.  Hadec  est  roturier;  mais, 
sur  les  entrefaites,  te  Roi  lui  accorde  la  noblesse  qu'il  a  si  bien 
méritée,  e^  il  est  noble  quand  il  signe  le  contrat,  en  1781. 

Ainsi  sur  six  terres  anciennement  nobles  prises  au  hasard 
autour  de  Quimper^  cinq  éiaient  possédées  avant  1789  par  des  sei> 
gneurs  roturiers,  et  la  sixième,  la  plus  importante,  allait  avoir  le 
même  sort,  quand  le  Roi  a  anobli  son  glorieux  acquéreur. 

L'étude  des  documents  locaux  est,  comme  on  le  voit,  fort  ins- 
tructive; M.  Lavisse  a  bien  raison  de  la  recommander.  Mais  c'est, 
je  crois,  beaucoup  d'abnégation  de  sa  part.  Je  me  persuade  que  cette 
étude  amènera  partout  un  résultat  analogue  à  celui  que  je  signale, 
et  fournira  une  série  de  démentis  à  l'affimnation  de  M.  Lavisse. 

Ici  un  an)i  m'arrête  et  me  dit:  c  A  quoi  bon  ce  travail  ?  Avez- 
vous  la  prétention  d'empêcher  les  éditions  de  M.  Lavisse  de  se 
multiplier  ?»  — Non..,  je  suis  plus  modeste.  Je  n'ai  même  pas  l'ambi- 
tion de  faire  corriger  cette  malencontreuse  phrase  :  «  Tous  les  sei- 


TOUS  LES  SKIGMKimS  ÉTilEHT-ILS  NOBLES?  HOK 
rs  étaient  nobles  ;  ■  et  des  milliers  d'instituteurs  vont  conli- 
à  renseigner  à  des  milliers  d'enfants  comme  une  vérité  abso- 
ml  certaine. 

li  nommé  les  instituteurs...  Voili  une  classe  de  lecteurs  à  la- 
ie cet  opuscule  est  interdit.  Qu'adviendrait-il  s'ils  allaient 
■e  avec  moi,  et  s'ils  osaient  dire  que  M.  Lavisse  a  tort  d'em- 
er  comme  synonymes  les  mois  tetgneur,  noble  et  chevalier;  de 
}ndre  tenancier  ou  censitaire  avec  vilain  et  manant?  Qu'ad- 
drait'il  s'ils  se  permettaient  de  douter  que  tous  les  seigneurs 
ml  nobles? 

.  Lavisse,  maître  de  Conréreaces  à  l'École  normale,  l'arUrme.  Il 
tl  Cette  proposition  doit-ëlre  une  vérité...  dans  les  écoles  pu- 


J.  TnÉvÉpY, 

Aocien   prée^ldent  du  tribunal   de  ljuiin|tcr, 
tIN' président  de  In  Sociélê  arch£nliigli|iiL- 

llll  FilILSltTC. 


POÉSIE 


ULTIMA  VERBA 


A    MA  MUSE 

Muse,  je  te  Tai  dit  cent  fois  : 
De  rimer  en  vain  tu  me  presses  ; 
Je  me  dérobe  à  tes  caresses, 
Et  je  reste  sourd  à  ta  voix. 
N'as-tu  pas  vu,  sur  mon  visage. 
Ces  sillons  de  triste  présage 
Que  le  soc  de  Tâge  a  creusés  ? 
Quand  mon  corps  cède  à  sa  faiblesse, 
Quand  tous  ses  ressorts  sont  usés. 
N'as-tu  pas  vu  de  ma  vieillesse 
Les  signes  trop  bien  accusés  ? 
Et  rien  de  cela  ne  te  touche, 
0  cruelle  fille  des  dieux  ! 
Et,  toujours,  le  front  radieux. 
Toujours,  le  sourire  à  la  bouche, 
Tu  viens,  sur  des  modes  divers, 
Comme  si  j'étais  un  Horace, 
Me  demander  encor  des  vers  : 
Mes  soixante  quatorze  hivers 
Devant  toi  n'ont  pas  trouvé  grâce  ! 


^ 


Ah  I  tu  n'ignores  pas  pourtant 
Que  ma  verve,  autrefois  féconde. 


282  ULTMA  T8RBÀ 

Gomme  toute  chose  en  ce  monde 
Dont  on  abuse  à  chaque  instant, 
Ma  verve,  par  un  jet  constant, 
De  jour  en  jour  plus  appauvrie. 
Dans  mon  vieux  cerveau  s'est  tarie. 
Eh  I  bien,  voyant  cela,  pourquoi 
T'obstines-tu,  Muse  insensée, 
A  vouloir  attiser  en  moi 
Le  foyer  où  naît  la  pensée. 
Quand  de  mort  tu  le  sais  atteint  7 
Jamais»  malgré  ses  fortes  ailes, 
Le  vent,  d'un  feu  de  braise  éteint 
N'a  fait  jaillir  des  étincelles  I 


Du  ill,  si  fragile  el  si  fin, 

Que  pour  moi  la  Parque  dévide, 

Le  peloton  tire  à  sa  fin  ; 

Bientôt  le  fuseau  sera  vide. 

Et,  tandis  qu'à  mes  doigts  tremblants 

La  lyre  échappe,  et  que  Tidée, 

De  mon  front  ceint  de  cheveux  blancs 

Ne  sort  plus  que  pâle  et  ridée. 

C'est  le  moment  que  tu  choisis, 

Muse,  pour  qu'en  vers  je  m'exprime, 

Et  que  je  ressoude  une  rime 

A  des  alexandrins  moisis  t 

Vraiment  c'est  à  ne  pas  y  croire, 

Et  ton  caprice  est  surprenant  : 

Jeune,  et  poète  à  tout  venant. 

Quand  je  n'ai  rien  fait  pour  ta  gloire 

Qu'attends^tu  de  moi  maintenant  ? 


Mais  dans  Un  accès  de  délire, 
Si  j'allais,  sans  plus  différer, 
A  ta  requête  Obtempérer, 
Quelle  est  la  corde  de  ma  lyre 
Que  je  pourais  faire  vibrer  ? 


V Idylle  n*est  pas  de  mon  âge  ; 

De  mes  soupirs  comme  on  rirait, 

Et  comme  à  bon  droit  on  dirait  : 

«  Barbon,  ta  tète  déménage. 

«  L'Amour  se  plaît  à  voltiger, 

«  Il  lui  faut  dôg  servants  ingambes  ; 

«  Tu  veux,  toi,  qui  n'as  plus  de  Jambes, 

<K  Courir  après  ce  dieu  léger  ? 

«  Tircis  à  la  voix  chevrotante,  ' 

«  Du  ridicule  qui  te  tente 

«  N'affronte  pas  les  aiguillons  ; 

«  Que  chez  toi  le  bon  sens  renaisse  : 

«  Laissons  l'Amour  à  la  jeunesse, 

«  Et  les  roses  aux  papillons  !  » 

Avec  la  plaintive  Elégie, 
Dois-je  chanter  de  longs  malheurs, 
Et,  sous  ma  paupière  rougie, 
Loger  une  source  de  pleurs  ? 
Dois-je,  perdu  dans  les  ténèbres, 
La  nuit,  interrogeant  les  morts, 
Exhumer  des  couches  funèbres 
Le  désespoir  ou  le  remords  ? 
Non  !  Je  n'ai  pas  la  moindre  envie 
D'aller  gémir  sur  un  tombeau, 


384  UtTDf A  VERBA 

Tant  que  du  jour  et  de  la  vie 
Pour  moi  brillera  le  flambeau  ! 
Non  !  Je  n*ai  nulle  fantaisie 
D'évoquer,  même  en  poésie, 
La  faucheuse  du  .genre  humain  : 
Je  sais  trop,  sans;  que  je  l'appelle, 
Que  je  vais,  peut-être  demain, 
La  rencontrant  sur  mon  chemin, 
Me  voir  face  à  face  avec  elle  I 


* 


DonCf  point  de  larmes  I  A  mes  vers 
La  Satire  ouvre  un  champ  immense. 
Où  de  notre  siècle  en  démence 
Germent  les  vices,  les  travers, 
Les  hontes,  les  penchants  pervers. 
Et  la  trop  fertile  semence 
De  tous  les  esprits  à  l'envers  ! 
Siècle  d'ambition  vulgaire. 
D'intérêt  vil,  d'instinct  brutal. 
Toujours  prêts  à  se  mettre  en  guerre 
Contre  l'ordre  et  le  capital  ; 
Siècle  sans  pudeur,  sans  mémoire, 
Où  tout  a  le  droit  de  cité. 
L'injustice  la  plus  notoire, 
L'ingratitude  la  plus  noire. 
Et  jusqu'au  mensonge  effronté. 
Tout...  hors  le  courage  et  la  gloire  ! 
Siècle  athée,  où,  renier  Dieu, 
C'est  avoir  un  titre  en  haut  lieu 
A  la  faveur  officielle  ; 
Où,  fouler  aux  pieds  tout  devoir, 
C'est  rendre  la  chance  fidèle  : 


ULTIMA  VERS  A  285 

Où  l'impunité  sert  d'échelle 
Pour  escalader  le  pouvoir  ! 


Ah  !  Ton  en  ferait  maint  volume  !... 

Ëst-il  meilleure  occasion 

Pour  que  Talexandrin  s*allume, 

Et  pour  que  l'indignation 

Du  cœur  passe  au  bout  de  la  plume  ? 

A  moi  le  fouet  de  Juvénal, 

Qui  marque  l'infâme  à  la  joue  ; 

A  moi  le  trait  du  vers  final 

Qui..*  Mais  voilà  que  je  m'enroue... 

C'en  est  fait^  Muse,  tu  le  vois, 

Tout  me  quitte,  même  la  voix  ! 

Invalide  de  la  Satire, 

Ce  que,  prompt  à  me  courroucer, 

Jadis,  tout  haut,  j'aurais  pu  dire, 

Je  suis  réduit  à  le  penser  ! 


t 


Des  atteintes  de  l'âge  sombre, 
Pour  conclure,  il  n'est  pas  besoin 
De  pousser  la  preuve  plus  loin* 
Quand  le  ciel  s'est  revêtu  d*ombre, 
Les  oiseaux^  au  temps  des  glaçons^ 
Font-ils  éclater  leurs  chansons  ? 
C'est  le  sort  de  ton  vieux  poète  ; 
Muse,  tu  dois  l'avoir  compris. 
Depuis  que  Thi ver  Ta  surpris. 
Et  qu'il  a  neigé  sur  sa  tête. 
Tout  est  triste  et  muet  en  lui  ; 


28d  ULTIMA  VmBA 

A  peine  peut-il,  aujourd'hui, 

De  son  cœur  ému  faire  éclore 

Un  lambeau  de  strophe  incolore, 

Péniblement  psalmodié, 

Et;  si  bas,  qu'il  faut,  pour  Tentendre, 

Une  attention  vive  et  tendre, 

Et  Foreille  de  Tamitié  ! 


L'heure  du  divoroe  est  v«nu6  : 
Muse,  c'est  l'heure  des  adieux. 
Bien  jeune  eneor.  Je  t'ai  connue  ; 
Et  toi,  me  voyant  soucieux, 
Rêveur,  au  ciel  levant  les  yeux. 
Et,  dans  mon  ardeur  ingénue. 
Harcelant  Pégase  rétif. 
Poursuivre  jusque  dans  la  nue 
Un  hémistiche  fugitif. 
Alors,  dupe  de  l'apparence. 
Tu  pouvais  peut-être  espérer 
Que^  sous  ta  divine  influence. 
J'allais  grandir  et  m'illustrer... 
Mais  j'ai  trahi  ta  confiance  : 
Muse  imprudente,  tu  semais 
Sur  un  sol  qui,  pour  milld  eausts» 
Ne  devait  produire  jamais 
Que  des  pavots  au  lieu  de  ros«s  i 


L'expérience  ait  faite...  Allons } 
Pars  sans  regret,  viei^ge  immortelle  ; 
Reprends,  plus  sereine  et  plus  belle» 


ULTIMA   YERBA  287 

Le  chemin  des  sâcrés  vallons. 
Va  de  quelque  mâle  génie 
Enflammer  le  vaste  cerveau  ; 
St  que  des  bosquets  d'Aonie 
S'élaace  un  Homère  nouveau. 
Tuisse-t-il  bientôt  apparaître  ; 
Puissé-je,  heureux  de  Tapplaudir, 
Voir,  entre  ses  mains,  resplendir 
Le  laurier  qui  signale  un  maître, 
QuOj  devant  moi,  tu  faisais  nattre, 
Et  que  je  n'ai  pas  su  cueillir  ! 

HippoLYTB  Minier, 
9  août  1886. 


LE  LEGS   DE  CHANTILLY 


A  MONSEIGNEUR  LE  DUC  B*AUMALE 


MEMBRE   DE   L  INSTITUT 


Quelque  drapeau  qu'on  aîme,  il  faut  vous  admirer, 
Prince,  qui  méritez  le,  nom  de  Magnifique  : 
Ce  legs  *—  après  l'exil  !  —  est  un  acte  héroïque, 
Dont  notre  grand  Corneille  eût  voulu  s'inspirer. 

Emile  Grimaud. 


^t^ 


DE  MARSEILLE  AU  HAVRE 


Par  le  chemin  des  écoliers. 


Essais  du  Transatlantique  la  Gascogne, 

Dimanche,  29  août  1886. 

J'ai  lu,  il  y  a  quelques  jours,  dans  le  Journal  des  Débats  (je  lis 
quelquefois  le /otiftial  des  Débats,  quand  le  sommeil  se  fait  attendre), 
l'enlrefilet  suivant  :  «  M.  le  Ministre  des  postes  et  télégraphes,  dési* 
rani  se  rendre  compte  par  lui-même  de  la  vitesse  des  nouveaux 
bateaux  postaux,  doit  s'embarquer  avec  sa  suite,  le  samedi,  28  août, 
à  Marseille,  sur  la  Gascogne,  qui  ira  au  Havre,  en  touchant  à  Al- 
ger, Tanger  et  Lisbonne.  » 

Cette  lecture  m'a  rendu  rêveur,  et,  faute  d'un  interlocuteur,  j'çn 
suis  réduit  à  me  faire  à  moi-même  la  conversation,  en  procédant 
par  arguments  et  objections  :  quelque  chose  comme  les  dialogues 
de  Tartarin-Quichotle  et  TartarinPança. 

—  Taratata!  le  ministre  va  se  promener  à  Fœil^  et  voilà  tout!  / 

—  Pas  du  tout  !  Le  ministre  se  rend  compte  par  lui-même^ 
entends- tu  bien? par  lui-même^  de  la  vitesse  de  la  Gascogne.  Il 
aura  le  mal  de  mer,  mais  il  se  dévoue.  Il  emmène  avec  lui  sa 

,  femme  et  ses  fils,  son  médecin,  (ce  qui  prouve  surabondamment 
qu'il  s'attend  à  quelque  chose  de  désagréable),  et  son  chef  de  ca- 
binet. Tu  vois  que  ce  n'est  pas  une  partie  de  plaisir  !  Tu  parles 
de  voyager  gratuitement,  et  tu  le  lui  reproches  ;  mais,  malheureux! 
à  sa  place,  moi  je  demanderais  une  indemnité  de  déplacement  et 
des  frais  de.  route  considérables  ! 

TOME  LX  CX  DE  LA  6e   SÉRIE).  19 


390  DE  MARSEILLE  AU  HAVRE 

—  Tout  cela,  c'est  de  la  frime  !  Des  faits  !  Des  faits  !...  Ecoute. 
Je  vais  te  faire  inviter,  et,  toi  aussi,  tuferas  le  voyage  d'essai  de  la 
Gascogue.  Seulement  tu  épieras  le  miDistre,  tu  le  rendras  compte 
par  toi-même  de  tout  ce  dont  il  ae  rendra  compte,  et  tu  consigne- 
ras  le  tout  sur  un  journal,  qui  restera  aux  archives  de  la  ville  et 
servira  aux  élèves  de  TEcole  des  Chartes  de  l'an  2001  à  élucider  ce 
point  délicat  de  l'histoire  contemporaine. 

—  Tope  1  répondis-je.  Alors  ne  perdons  point  de  temps,  allons 
salamalecker  tout  ce  que  nous  avons  d'amis  ! 

C'est  ainsi  que  quelques  jours  après,  le  29  août  de  l'an  de  grâce 
1886,  le  voyage  ministériel  ayant  été  retardé  de  vingt*quatre  heu> 
res,  je  mets  le  pied  sur  la  Gascogne  à  onze  heures  précises,  en 
rade  de  Marseille.  Ce  magnifique  transport  est  commandé  par 
M.  SantelK. 

A  midi,  M.  le  Ministre  arrive  avec  sa  suite.  L'apostrophe  d'Herna* 
ni  me  remonte  aux  lèvres  : 

Oui,  roi!  de  ta  auite^  j*eA  sois  ! 

Que  de  gros  légumes  à  bord  !  Le  préfet,  le  général,  le  comman- 
dant de  port,  le  capitaine  du  l*'  pompiers  !  J'en  passe  et  des  meiU 
leurs. 

Force  salutations,  force  adiem,  en  agite  des  mouchoirs,  les  cha* 
loupes  s'éloignent  du  bord.  Le  quai  est  couvert  de  spectateurs.  Je 
remarque  la  silhouette  élégante  d'une  femme,  qui,  debout  dans  sa 
voiture,  soulève  son  ombrelle  rouge.  Cela  n'est  pas  pour  moi,  mais 
je  réponds  à  tout  hasard»  et  par  une  lumière  éblouissante  nous 
avançons  avec  lenteur  et  majesté  sur  une  mer  d'huile. 

On  débute  par  le  déjeuner,  qui  est  sans  cérémonie,  et  pendant 
que  nous  défilons  le  long  de  la  côte,  avec  une  vitesse  de  dix-huit 
nœuds,  M.  le  Ministre  constate  par  M-méfÊM  l'habileté  du  chef 
cuistuier.  H.  le  Ministre  est  en  tenue  simple,  mais  de  bon  goât  ; 
è  ses  côtés,  les  invités,  au  nombre  d'une  cinqaaataino.  Au  bout  de 
quelque  temps,  en  résumant  les  renseignements  recueillis  à  droite 
et  à  gauche,  j*arrive  à  en  connaître  au  moins  les  noms.  Consignons, 


OfS  MARSEILLB  AU  HAVRB  291 

pour  mémoire  :  Paimable  jeune  femme  du  commandant  Sanlellî, 
le  docteur  et  madame  Fauvel,  M.  Daymard,ingénieur  enchef  de  la 
Compagnie  transatlantique,  le  capitaine  de  vaisseau  Boulineau, 
M.  Valin,  chef  du  service  technique  de  Marseille,  M.  Duporlal, 
directeur  des  postes,  et  sa  famille,  Tinlendant  général  Legros,  l'in- 
tendanl  Bocquet,  l'ingénieur  des  ponts  et  chaussées  Violette  de 
Noircarme,  le  colonel  Lichteinstein,  le  colonel  Clapeyron,  M.  Ri- 
chaud,  gouverneur  de  la  Réunion  (six  pieds  de  haut),  H.  Guillaume, 
ingénieur  de  la  Marine,  MM.  6asc,  Dréolle,  Ghabrier,  administra- 
teurs de  la  Compagnie  transatlantique,  etc.  Je  termine  par  le 
bouquet  :  M.  le  Ministre  des  postes,  sa  suite  et  sa  famille. 

J*oubliais  encore  que  nous  avons  à  bord  le  grand  compositeur 
HéhuI  (qu'on  croyait  mort,  mais  c'est  une  erreur,)  Tauteur  de  Jcmë-- 
phine  vendue  par  ses  sœurSy  un  des  derniers  succès  des  Bouffes 
parisiens. 

Cependant  le  déjeuner  touche  à  son  terme.  JNouis  inaugurons  la  vi# 
debord  ;  ici  commencent  dans  le  cercle  des  dames  les  jeux  de  so- 
ciété ;  là  on  lit,  on  fume  ;  au  salon  quelqu'un  tourmente  le  piano, 
d'autres  sacrifient  au  démon  du  jeu,  les  philosophes  écrivent,  les 
jeunes  filles  rêvent  et  les  ingénieurs  se  chauffent  dans  la  machine, 
tandis  que,  do  bossoir  au  gouvernail,  j'inspecte  le  bateau. 

La  Gascogne  est  l'un  des  quatre  grands  paquebots  destinés  à 
faire  le  service  postal  du  Havre  à  New-York.  La  convention  entre 
la  Compagnie  transatlantique  et  le  Ministère  des  postes  a  été  com- 
plètement modifiée  ;  et  c'est  pour  répondre  aux  exigences  du 
récent  contrat  que  la  Compagnie  a  créé  ce  nouveau  type  de  pa- 
quebots. 

Avec  l'ancienne  convention,  les  paquebotsr  devaient,  à  chaque 
voyage,  donner  une  vitesse  moyenne  de  onze  nœuds  ;  de  la  durée 
du  voyage  on  déduisait  les  arrêts  que  pouvaient  occasionner  les 
accidents  de  mer,  arrêts  qui  étaient  constatés  par  un  procès-verbal 
de  l'agent  des  postes  h  bord  commissaire  du  gouvernement. 
Pbur  fournir  cette  vitesse  moyenne  de  onze  nœuds,  les  bateaux 
devaient  donner  de  treize  à  quatorze  nœuds  aux  essais.  Avec  la 


292  DE  MARSEILLE  AU  HAVRE 

convention,  la  vitesse  n'est  plus  mesurée  à  chaque  voyage,  mais 
on  prend  la  moyenne  des  vitesses  à  la  fin  de  l*année,  on  ne  tient 
plus  compte  des  accidents  de  mer,  et  la  moyenne  doit  atteindre 
quinzenœuds.  Aux  essais,  les  paquebots  doivent  fournir  une  vitesse 
de  dix-sept  noeuds  et  demi,  d*abordsur  des  bases  mesurées,  ensuite 
pendant  un  trajet  de  plusieurs  heures. 

La  Gasœgne  a  été  construite  à  la  Seyne,  par  la  Société  des  Forges 
et  Chantiers  de  la  Méditerranée  ;  les  essais  de  livraison,  après  les- 
quels elle  a  été  acceptée  par  la  Compagnie  transatlantique,  ont 
eu  lieu  aux  lies  d'Hyères.  La  plus  grande  vitesse  fournie  dans  cet  essai 
a  été  de  dix-neuf  nœuds  vingt  centièmes.  La  Convention  postale 
accorde  à  la  Compagnie  une  subvention  de  cinquante  mille  francs 
par  chaque  nœud  fourni,  en  plus  de  la  vitesse  réglementaire  de^ 
quinze  nœuds. 

Pour  donner  celle  vitesse  considérable,  il  faut  une  machine  d'une 
grande  puissance  ;  celle  de  la  Gascogne  est  de  huit  mille  cbevatix, 
et  aux  essais  des  Iles  d^Hyères  on  a  atteint  une  force  d'environ  neuf 
mille  chevaux. 

C'est  une  machine  Woolf  à  trois  doubles  cylindres,  dont  les 
bielles  sont  attelées  sur  le  même  arbre  de  couche  ;  les  tourillons, 
en  acier  comme  tout  l'arbre,  ont  soixante-dix  centimètres  de  dia- 
mètre. En  mer  calme^  chaque  tour  d'hélice  fait  avancer  le  bateau 
de  neuf  mètres  quarante.  La  machine  est  imposante,  elle  mesure 
dix-huit  mètres  de  palier  inférieur  à  la  partie  supérieure  du  dernier 
graisseur. 

La  Gascogne  mesure  cent  cinquante  cinq  mètres  de  long,  quinze 
mètres  de  large  et  cale  à  peu  près  huit  mèlres.  Elle  a  de  nombreux 
étages,  le  pont  supérieur,  ou  deuxième  pont,  ne  contient  que  la  cabine 
du  commandant  et  la  partie  supérieure  de  la  machine  complètement 
masquée  ;  il  s'étend  d'une  extrémité  à  l'autre  du  navire.  Le  pre- 
mier pont  contient  le  salon  de  musique,  le  fumoir,  les  chambres 
des  officiers  et  les  cuisines.  A  l'étage  au-dessous,  se  trouvent  la 
.salle  à  manger  et  les  cabines. 

La  Gascogne  est  aménagée  d*après  le  nouveau  systèn^e,  les  pre- 


DE  MARSEILLE  AU  HAVRE  293 

miëres  sont  à  Tavant  de  la  machine  :  ceci  présente  de  nombreux 
avantages.  En  temps  de  marche  ordinaire,  on  n*est  pas  sous  la 
fumée,  on  ne  sent  point  les  trépidations  de  Thélice,  et,  comme 
on  se  trouve  dans  le  voisinage  du  centre  de  gravité,  le  roulis  et  le 
tangage  y  sont  beaucoup  moins  accentués  que  partout  ailleurs. 

La  salle  à  manger  peut  contenir  deux  cents  couverts;  elle  est 
décorée  avec  beaucoup  de  luxe  :  chaque  hublot  est  encadré  avec 
des  colonnes  d'onyx,  et  une  immense  cheminée  fait  face  au  grand 
mftt.  Au  milieu  du  plafond  se  trouve  une  grande  ouverture  qui 
donne  dans  le  salon  de  musique  placé  au-dessus,  et  est  couronnée 
par  un  dôme  vitré,  le  tout  d'un  joli  aspect.  Le  fumoir  est  décoré 
avec  goût  :  boiseries,  peintures,  divans,  fout  est  bien  assorti. 

Le  grand  escalier  est  d'un  fort  bel  effet.  La  cage  a  onze  mètres 
de  large,  dimension  rare,  même  dans  un  hôlel  en  terre  ferme,  les 
rampes  sont  massives  et  belles  ;  on  ne  se  croirait  jamais  dans  un 
navire.  Des  cabines  je  ne  dirai  rien  :  elles  sont  installées  avec 
tout  le  confortable  voulu. 

Cette  ville  flottante  est  édairée  uniquement  à  Téiectricité.  Six 
cents  lampes  Eddison  s'y  trouvent  placées.  Il  faut  une  force  de  soixante 
dix  chevaux  pour  les  maintenir  toutes  allumées.  Différentes  rami- 
fications de  fils  électriques  divisent  les  lampes  en  différentes  caté- 
gories qui  s'éteignent  à  des  heures  déterminées.  Celles  des  cabines 
peuvent  aller  jusqu'à  cinq  heures  du  matin. 

Il  m'a  paru  intéressant  de  savoir  ce  qu'il  fallait  de  provisions  pour 
un  voyage  à  New-York.  Voici  quelques  chiffres  que  j'ai  pu  recueillir. 
On  consomme  en  moyenne  cent  soixante  tonnes  de  charbon  par 
jour.  Les  provisions  de  bouche,  pour  un  voyage  d'aller  et  retour, 
comprennent  trente  mille  kilos  de  viandes,  cinq  cents  poulets, 
soixante  dindes  et  dindons,  quarante  mille  kilos  de  farine,  cinq 
mille  kilos  de  légumes  frais,  cinq  mille  kilos  de  légumes  secs,  six 
mille  bouteilles  de  vin  de  table,  trois  mille  bouteilles  de  vins  fins, 
cinq  mille  bouteilles  de  bière,  cinq  cents  bouteilles  de  cognac,  cinq 
mille  bouteilles  de  Saint- Galmier,  cinq  cents  bouteilles  de  Cham- 
pagne, vermouth,  amer  et  vins  d'Espagne^  cinq  cents  petits  fro- 


294  DB  MARSBILLB  AU  HATBE 

mages,  deux  mille  kiiolfi  de  gros  fromages,  et  Irente  barils  de  fin 
ordinaire  pour  Téquipage.  Cel  équipage,  chauffeurs  et  roécani^ 
ciens  compris»  est  formé  de  deux  cents  hommes.  Le  bateau  est 
aménagé  pour  deux  cents  passagers  de  première  classe,  soixante 
de  seconde,  neuf  cents  de  troisième  et  deux  mille  tonnes  de  mar* 
cbandises. 

J*ai  pu,  k  Tarrivée  au  Havre,  comparer  la  Gascogne  avec  la  Bre- 
tagne, bateau  du  même  type,  construit  à  Saint-Nazaire.  La  coque 
est  exactement  la  même  ;  la  machine  de  la  Bretagne  est  d'un 
système  nouveau,  c'est  une  Compound  à  triple  expansion  ;  elle 
doit  donner  certainement  une  économie  sur  celle  à  double  expan* 
sion,  type  Gascogne. 

L'aménagement  du  navire  est  le  même  ;  la  décoration  varie  ; 
celle  de  la  Gascogne  est  plus  luxueuse,  celle  de  la  Bretagne  plus 
artistique. 

Mais  remontons  à  bord  de  la  Gascogne» 

A  l'avant  du  bateau,  j'aperçois  un  instrument  en  bronxe  de 
forme  bizarre  ;  je  vais  demander  son  nom,  lorsqu'un  son  plus  que 
guttural  m'apprend  que  c'est  la  Sirène,  Le  progrès  est  une  belle 
chose,  mais,  je  ne  puis  m'empècher  toutefois  de  regretter  le  vieux 
temps  où  l'on  entendait  les  Sirènes  de  moins  loin,  mais  où,  paraît^ 
il,  on  les  suivait  encore  de  trop  près. 

Sept  heures.  —  Premier  coup  de  cloche.  On  rectifie  sa  toilette 
et  on  passe  à  la  salle  à  manger.  Deux  tables,  dont  l'une  officielle  ; 
la  première  est  présidée  par  le  Ministre^  qui  de  nouveau  constate 
par  lui-même...  (vous  connaissez  le  reste).  Nous  constatons,  pendant 
le  dtner,  que  le  siège  de  H.  le  Ministre  parait  plus  élevé  que  les 
autres.  Renseignements  pris,  il  est  assis  sur  son  portefeuille.  La 
mer  est  unie  comme  un  lac  :  pas  de  défections  à  table.  C^est  le 
cas  de  répéter  le  mot  remarquable  du  Petit  Marseillais  dans  son 
compte  rendu  des  essais  de  la  Bourgogne:  «  Le  ciel  luttait  d*a- 
c  mabilité  avec  les  employés  de  la  Compagnie.  » 

La  soirée  se  passe  au  salon  ;  on  y  fait  de  la  musique.  Le  célèbre 
MéhuI  est  au  piano  et  exécute  ses  dernières  compositions* 


DE  lUIlSKILtB  AU  HAVRE 

• 

Les  chœurs  de  Joséphine  vendue  par  se$  eœurs  sont  enlevés  avec 
maestria.  La  commandante  nous  apporte  une  batterie  d'instruments* 
Un  serpent  d*église  échoit  à  H.  le  Ministre  ;  des  canards  variés 
ei  des.  tambours  sont  distribués  aux  musiciens  et...  attention  ! 
une  mesure  paurerien...  En  avant  I 

Concert  remarquable  et  charivaresque.  La  Moiuan^  de  Flégier, 
fort  bien  chantée,  et  la  Cavaline  de  Raff,  viennent  détonner  ;  mait 
les  instruments  à  vent  reprennent  vite  le  dessus.  En  avant  I 

Funiculi,  funicula, 
llontons  Jusque-là  !... 

A  une  heure  du  matin...  funiculi,  funicula^  nous  descendons, 
chacun  chez  soi. 

La  chaleur  est  extrême.  H.  le  ministre  constate  par  lui-même 
que  les  matelas  sont  excellents. 


Lundi,  30  août. 

Un  gai  soleil  vient  me  réveiller  :  nous  roulons  légèrement.  Je 
monte  sur  le  pont;  la  chaleur  promet  d'èlre  accablante.  Je  m'ins- 
talle à  lire;  tout  à  coup  un  bruit  étrange  me  fait  dresser  l'oreille: 

Hi  !  Han  !  Hi  !  Han  ! 

Tiens  !  nous  avons  un  âne  à  bord  !  -—  Je  dégringole  et  trouve 
sur  le  pont  un  délicieux  fine  d'Afrique  qu'un  mousse  promène 
aussi  gravement  que  s'il  était  chargé  de  reliques.  C'est  la  propriété 
de  la  commandante.  On  me  présente  à  Yaouled.  J'obtiens  l'auto- 
risation de  faire  son  portrait  et  de  l'offrir  à  M^e  Santelli.  Quel- 
qu'un enfourche  le  bidet  et  une  cavalcade  commence  sur  le  pont. 
Le  cavalier  en  descendant  déclare  que 

Il  fait  aujourd'hui  le  plus  beau  temps  du  monde, 
Pour  aller  à  cheval  sur  la  terre  et  sur  l'onde. 

Nous  continuons  à  rouler  ;  il  y  a  des  malades.  La  casquette  de 
mon  voisin,  si  brillante  hier,  prend  successivement  des  positions 


395  DE  VinSBlLLE  AU  HAVRE 

plus  modesles.  A  ce  moment,  j'aperçois  H.  le  Ninislre.  Ua  bon 
point  pour  lui.  Il  est  en  bourgeron  bleu  el  vient  de  se  rendre 
compte  par  lui-même  de  l'état  de  la  machine.  Le  fumoir,  malgré 
l'heure  matinale,  présente  une  certaine  animation  :  on  y  discute 
les  propriétés  remarquables  du  mal  de  mer. 

Il  j  a  deux  manières  d'avoir  le  mal  de  mer,  déclare  un  orateur 
fantaisiste  ;  une  qui  ne  dépend  que  du  corps,  et  l'autre  qui  dépend 
de  l'Jtme.  La  première  est  presque  inconsciente,  la  seconde  arrive 
à  la  suite  de  réflexions  amères  ;  elle  est  l'apanage  des  gens  qui  ont 
abandonné  le  chemin  vicinal  de  la  vertu  pour  la  route  départemen- 
tale du  vice. 

-  La  phrase  parait  nébuleuse  ei  le  mot  plus  que  cherché,  mais 
je  ne  suis  qu'historien  et  j'inscris. 

Charles  Dothei.. 
{la  fin  proehainmieni.) 


CROQUIS  MARITIMES 


LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES 


XV«   ET  XVP    SIÈCLE 

Au  XV®  siècle,  l'intéressante  série,  malheureusement  fort 
incomplète,  des  registres  de  la  Chancellerie  de  Bretagne 
fournit  quelques  noms  de  marins  qui  se  signalèrent  contre  les 
ennemis  de  leur  pays.  Les  Jouhan,  Pierre  Groy,  Guillot  le  Ca- 
pitaine, le  Gruier,  JLean  Helon,  Jean  Jegou,  François  du  Que- 
lenec,  dit  le  seigneur  de  Bienassis,  lequel  plus  d'une  fois  eut 
affaire  à  la  justice,  Pierre  le  Comte,  Jean  de  Belouard,  Jean 
Riou,  etc.,  etc.,  presque  tous  du  Croisic  ou  de  Guérande. 

Mais  les  troubles  causés  par  les  guerres  de  religion,  qui  agi- 
tèrent surtout  la  seconde  partie  du  siècle  suivant,  rendent  la 
disette  encore  plus  grande,  et  n'ont  rien  laissé  parvenir  jus- 
qu'à nous. 

Au  XVP  siècle  la  piraterie  était,  pour  ainsi  dire,  en  perma- 
nence sur  les  côtes  voisines  de  l'embouchure  de  la  Loire,  où 
se  donnaient  rendez-vous  Français,  Espagnols  et  protestants. 
Ainsi,  le  29  avril  1557,  les  habitants  du  Croisic  écrivirent  au 
duc  d'Etampes,  gouverneur,  qu'ils  avaient  chassé  les  Espa- 
gnols de  Belle-Isle  et  pris  une  de  leurs  barques  *. 

Le  mois  suivant,  c'est-à-dire  en  mai,  une  flotille  de  cette 
nation,    composée    d'une    douzaine  d'embarcations   légères, 

*  Voir  la  livraison  de  septembre  1886,  pp.  161-188. 
1.  D.  Morice,  Histoire  de  Bretagne,  Pr.,in,  col.  1187. 


( 


♦ 


298  LA  COURSE  BT  lES  CORSAIRES 

aborda  à  la  pointe  de  Ghemoulin,  se  livra  au  pillage,  et  brûla 
trois  maisons.  Pierre  Godelin,  S'  de  Chavagnes,  sénéchal  de 
Guérande,  accourut  à  la  tête  d'un  certain  nombre  d'hommes 
armés  et  les  força  à  se  rembarquer  après  en  avoir  tué  plu- 
sieurs. 

Une  lettre  de  l'amiral  de  Coligny,  en  date  du  7  novembre 
1571,  demande  aux  juges-consuls  et  aux  négociants  nantais 
un  mémoire  détaillé,  afin  «  d'aviser  au  moyen  de  rendre  le 
,  traffic  et  commerce  qui  se  fait  par  la  mer,  libre  et  asseuré,  et 
empescher  les  pirateries  et  larrecins  qui  sy  commettent  contre 
les  subjects  du  Roy  *.  »  Assassiné,  neuf  mois  après,  le  jour  de 
la  Saint-Barthélémy,  l'amiral  ne  put  mettre  à  exécution  ses 
vues  raisonnables.  Les  galères  du  roi  vinrent  occuper  la  Loire 
au-dessous  de  Nantes,  et  ce  remède  fut  pire  que  le  mal,  comme 
nous  rapprennent  les  plaintes  et  les  requêtes  formulées  de 
toutes  parts  contre  les  chefs  avides  et  les  matelots  indiscipli- 
nés. 

En  1586,  les  choses  avaient  peu  changé.  Le  duc  de  Mercœur, 
gouverneur,  informe  les  habitants  de  Nanles,  que  pour  tenir 
«  la  mer  libre  et  en  sûreté,  principalement  de  ce  pais,  et  re- 
médier aux  pirateries.et  déprédations  ; 

«  Sa  Majesté^  a  résolu  et  ordonné,  qu'en  cette  province  il 
fera  armer  quatre  ou  cinq  vaisseaulx  de  200  à  150  tonneaux, 
tellement  qu'ils  puissent  faire  en  tout  le  port  de  800  tonneaux, 
et  huit  ou  dix  pataches.  Davantage,  que  sur  iceulx  il  sera  mis 
quatre  cens  soldais  et  aultant  de  mariniers,  qui  seront  avic- 
tualiez  pour  six  mois,  bien  armez  et  muniz  de  toutes  munitions 
de  guerre,  et  commandés  par  le  sieur  de  Tournabon.  Il  sera 
fait  quelque  imposition  par  tonneau,  sur  les  marchandises,  et 
une  avance  de  25,000  escus,  qui  se  prendront  à  intérêt  des 
plus  notables  marchands  des  villes  ;  et  qu'après  l'expédition,  la 
dépense  cesse  et  soit  faite  par  ceux  que  les  communautés  des 

1.  Àrch.  municip.,  série  £E,  marine,  piraterie. 


lA  CôtJttSE  RT  Les  corsaires  299 

villea  voudront  nommer  ;  et  que  la  moitié  des  prinses  tourne 
au  profflt  des  capitaines  et  équippaiges,  et  l'autre  moitié  soit 
vendue  au  plus  offirant,  pour  les  deniers  estre  employés  sur 
et  tout  moins  de  la  dépense  de  l'armement,  le  dixième  de 
M.  Tamiral,  préalablement  pris  sur  le  tout. 

«  Davantage,  affln  que  vous  puissiez  avoir  plus  grande  sûreté 
que  ceulx  de  cet  armement  ne  feront  aulcunes  pilleries,  il  vous 
sera  permis  de  nommer  les  capitaines  et  officiers  desdits  navires 
et  mesmes  d'armer  les  vaisseaux  si  le  voulez  *.  » 

Ce  mandement,  daté  de  Rennes  le  14  mars  1386,  était  ardem- 
ment demandé  et  imploré  non  seulement  par  les  Bretons  et 
Nantais,  mais  aussi  par  «  ceux  dès  provinces  de  Normandie^ 
Picardie  et  Guyenne,  «  ce  qui  prouve  que  le  commerce  était 
alors  dans  un  état  de  malaise  général. 

XYII®  SIÈCLE 

Le  cardinal  de  Richelieu,  l'année  même  où  il  établit  l'Aca- 
démie française  (1635),  s'unit  aux  Hollandais  pour  conquérir 
les  Pays-Bas,  ce  qui  causa  entre  la  France  et  l'Espagne  la 
longue  guerre,  dite  de  Trente  ans,  terminée  par  le  mariage  de 
Louis  XIV  avec  l'infante  Marie-Thérèse  (1660).   r 

Le  12  mai  1635,  les  négociants  de  Nantes  étaient  informés 
que  tout  commerce  avec  les  Étals  du  roi  catholique  était  pro- 
hibé, et  qu'aucun  navire  ne  pouvait  sortir  sans  être  armé. 
Bientôt,  en  effet,  de  petits  corsaires  espagnols,  de  légères  pi- 
nasses, des  chaloupes  vinrent  impunément  exploiter  les  côtes 
et  enlever  les  caboteurs  de  la  Loire. 

En  1637,  le  baron  de  Marcé,  gouverneur  du  Croisic,  résolut 
d'armer  «  ung  vaisseau  à  la  cosle  de  ceste  province,  pour  em- 
pescher  les  courses  et  déprédations  que  les  ennemys  font  jour- 
nellement sur  les  marchands  de  ce  pays.  »  Il  s'adressa  à  la 

.    t.  Kvch*.  municip.,  série  EE,  marine,  piraterie. 


300  LA  COURSE  ET  LES  CORSAIREf; 

Mairie  nantaise,  afin  d'obtenir  les  munitions  nécessaires.  Par 
délibération  du  25  juin,  le  Bureau  accorda  120  livres  de  poudre, 
avec  promesse  de  s  aultres  cent  livres  lorsqu'il  aura  rendu  tes- 
moignage  des  effects  d'empescher  les  courses  et  déprédations 
desdits  ennemys  *.  » 

L'expédition  dut  avoir  de  très  bons  résultats,  si  nous  en 
croyons  un  reçu  du  baron^  qui,  sachant  mieux  se  battre  que 
mettre  l'orthographe,»  confesse,  le  dernier  jour  douct  J637, 
avoir  resu  de  messieur  de  la  ville  de  Nanle  huit  sans  livre  de 
bisquit  et  un  san  de  poudre  suivant  leur  ordonnance  *.  » 

Sous  l'impulsion  intelligente  du  cardinal,  la  marine  militaire 
se  formait,  et  les  flottes  françaises  avaient  déjà  infligé  des  dé- 
faites aux  escadres  espagnoles.  Le  23  décembre  1641,  Louis  XIII 


1.  Arch.  municip.,  série  BB.  reg.  des  délib.  n*»  38,  fol.  213. 

2.  Id.,  série  EE,  carton  artillerie. 

Ce  baron  de  Marcé  doit  être  Claude-Charles  Goyon,  chevalier,  baron  de 
Marcé,  fils  de  Jacques  Goyon,  baron  de  Marcé,  et  d'Elisabeth  Dumas. 

Voici  quelques  détails  sur  m  les  provisions  de  bouche  de  la  frégate  de 
M.  de  Marcé,  pour  la  liberté  du  traffic  »,  fournies  par  la  ville  de  Nantes  : 

«  Au  sieur  de  Saint-Mirel,  80  livres  en  vertu  de  l'ordonnance  de  ladite 
ville  du  30  août  1637,  pour  ayder  aux  frais  de  la  nourriture  et  conduite 
des  prisonniers  espagnols,  pris  par  M.  le  baron  de  Marcé  et  sa  frégate,  et 
menés  à  la  Rochelle 80  1. 

«  Au  sieur  EveiUard,  pareille  somme  de  80  livres  en  vertu  de  l'or- 
donnance du  30  août  1637,  pour  huit  cents  de  biscuits,  fournis  audit 
sieur  baron  de  Marcé,  pour  ravitaillement  de  sa  frégate,  afin  d'aider 
à  la  nourriture  des  prisonniers  espagnols  qu'il  auroit  pris  et  conduits 
à  la  Rochelle,  pour  exempter  et  descharger  ladite  ville  de  la  garde 
et  despense  d'iceulx,  et  le  convier  à  rendre  service  au  Roy  et  au 
publicq,  pour  la  liberté  du  commerce  de  cette  province,  à  raison  de 
6  livres,  4  sous  le  cent 80  I. 

<c  Aussy  faict  despanse  de  sept  vingt  six  livres  qu'il  a  payé  pour 
l'achat  d'aultres  provisions  de  bouche,  tant  de  biscuitz,  bœufs  que 
vin,  ordonné  par  ladite  ville  du  6  juing  1638,  délivrer  au  sieur  de 
Marcé,  pour  ayder  à  l'avituaillementde  sa  frégate  par  luy  entretenue 
sur  mer  pour  la  seureté  du  trafficq  et  deffance  des  vaisseaux  y  allant 
de  cette  rivière  et  venant  de  la  mer 146  1. 

Total 306  1. 


LA  COURSE   ET  LES   CORSAIRES  301 

fit  «  deffance  à  tous  capitaines,  maîtres,  patrons  de  navires  et 
autres  personnes,  de  mettre  hors  des  ports  de  ce  Royaulme 
aucuns  vaisseaux,  et  aux  mariniers  canonniers  et  mathelots  de 
sy  embarquer  qu'au  préallable  les  vaisseaux  de  S.  M.  ne  soient 
fournis  d'hommes  requis  pour  leurs  esquipages,  sur  peyne  de 
la  vye.  Et  enjoint  très  expressément  Sadite  Majesté  à  tous  Maires, 
Eschevins,  Gonsulz  et  Communautés  des  villes,  sizes  le  long  des 
côtes  de  la  mer  de  faire  recherche  des  mathelots  et  canonniers 
de  vaisseaux,  qui  sontdans  l'estandue  desdits  lieux,  et  en  déli- 
vrer et  mettre  es  mains  des  procureurs  de  S.  M.  les  noms,  sur- 
noms et  demeures  *....» 

«  En  1642,lecapitàineRégnier,autrementdit«  la  Vaillance,»  (un 
nom  qui  rappelle,  au  moins,  quelques  belles  actions),  prit  en 
mer,  près  de  la  rivière  de  Redon,  une  pinasse  espagnole, 
dont  il  amena  à  Nantes  Téquipage,  composé  de  28  hommes. 
Ces  prisonniers  de  guerre,  internés  dans  le  logement  de  la  santé 
(Sanitat),  étaient  nourris  aux  dépens  de  la  ville.  Mais 
l'administration  finit  par  trouver  la  charge  et  la  responsabilité 
peu  de  son  goût  et  chercha  bientôt  à  s'en  affranchir  '. 

Cependant,  malgré  les  édits  et  les  déclarations  du  roi,  les 
levées  de  matelots  offraient  de  grandes  difficultés.  Ainsi  en 
1648,  le  chevalier  du  Parc,  capitaine  du  Mazarin,  de  800  ton- 
neaux, ayant  besoin  de  400  hommes,  envoya  à  Saint-Nazaire 
son  lieutenant  Alain  de  Mescant.  Ce  dernier  se  rendit  au 
Groisic,  et,  en  dépit  de  ses  ordres  précis,  ne  put  parvenir  à  re- 
cruter aucun  homme,  «  tous  les  vaisseaux  du  havre  du  Groisic 
étant  partis  en  voyage  '. 

En  effet,  ce  petit  port  expédiait  sans  cesse  de  nombreux  na- 
vires, témoins  de  l'activité  de  ses  négociants  adonnés  surtout 
à  la  pêche  de  la  morue  et  à  l'exploitation  du  sel.  Aussi,  lorsque 


1.  Id.,  série  BB,  reg.  des  délib.  no  40,  fol.  32. 

2i  Âreh.,  municip.  série  BB.  reg.  des  délib.  no  40,  fol.  48. 

3.  Arch.  départ.,  dérie  £,  Amirauté  de  Guérande. 


302  l'A  COVmm  BT  LES  CORSAIRES 

pour  Nantes  nous  sommes  réduit  à  de  trop  rares  document», 
le  lecteur  voudra  bien  excuser  la  reproduction  d'une  pièce,  of- 
frant  d'assez  piquants  détails  sur  les  habitudes  et  les  fâcheuses 
tendances  des  matelots  croisicais  de  l'époque,  partagées  cer- 
tainement par  leurs  contemporains. 

G  est  une  requête  adressée,  en  1655,  au  parlement  de  Rennes 
par  Pierre  Le  Gruyer,  sieur  de  Gouhourdez  ;  Jean  Hadec,  S» 
du  Poulducq  ;  Jean  Durand,  S»  de  CoUetdan,  Jean  Verdier  ; 
Jean  Guilloré,  S'  de  Kerlan  ;  Michel  Lequerré  ;  Paul  Maillard, 
S»  des  Forges  ;  Bené  Maillard,  S'  des  GroUières  ;  Julien  Lepor- 
ceau,  S'  de  Lénic  ;  Paul  de  Gennes,  S'  de  la  Gointerie  ;  Jeftn 
Tanguy  et  Louis  Lefauche,  S^  de  Gadouzan,  bourgeois  et  habi- 
tants de  la  ville  de  Groisic. 

«  ..,  Us  ont  achepté,  et  cy  devant  fait  construire,  en  consor- 
tiété>  jusques  au  nombre  de  neuf  à  dix  navires,  dont  le  moindre 
est  du  port  de  200  tonneaux,  et  les  autres  de  900  ou  plus.  Les^ 
quels  i)»  ont  amunitionné,  comme  8*ils  eussent  voulu  plutôt 
les  mettre  en  guerre  que  les  employer  au  commerce,  pour 
lequel  néanmoins  ils  ont  composé  cette  petite  flotte,  munis 
non  seulement  à  dessein  d'entretenir  et  faire  le  négoce  dans 
Içs  pays  estrangers,  et  pour  aller  à  la  pescherye  des  morues 
aux  Terres  neuf ves,  mais  encorre  pour  employer,  comme  ils 
font  tous  les  ans,  plus  de  douze  à  quinze  cents  matelots,  qui 
gaignent  de  quoy  se  subvenir  et  leur  famille,  ce  qu'ils  ne  pour- 
roient  autrement*  Àins  au  contraire,  ce  négoce  cessant,  ils 
seroint  incontinant  réduits  à  la  mandicité,  et  demeureroient 
comme  on  a  cy  devant  veu,  depuis  quelques  années^  à  la 
charge  et  à  l'oppression  du  public. 

«  De  sorte  que  ceste  société  avait  jusques  icy,  par  la  bonne 
intelligence  des  uns  et  des  autres,  assez  bien  reussy.  Mais  la 
maladie  des  matelots  est  venue  aune  si  grande  extrémité,  qu'au 
lieu  de  recongnoistre,  par  leur  obéissance  et  fidélité,  la  bonté 
des  bourgeois  qui  risquent  de  si  grands  biens  pour  leur  donner 
les  moyens  de  vivre,  ils  ont  causé,  par  l-^ur  laschoté,  la  perte 


LA  COURSE  ET  LAS  CORSAIRES  303 

de  trôys  des  plus  grands  et  meilleurs  vaisseaux  de  ladite  flotle, 
qui  furent  pris  au  moys  de  septembre  dernier  par  des  frégatles 
espagnoles  bien  moins  fortes  d'armée  et  d'hommes  que  lesdîts 
troys  vaisseaux. 

«  La  cause  de  ce  mal»  et  d'une  perte  si  notable,  s* estant  des^ 
couverte  par  la  bouche  de  quelques-uns  des  matelots  desdits 
vaisseaux,  qui  ont  déclaré  que  les  canonniers  et  les  plus  consi- 
dérables compagnons  d'entre  eux  avoient  fait  reffus  de  rendre 
combat  et  de  se  defiendre,  disants  qu'ils  eussent  estes  bien  fols 
et  insansés  de  risquer  leur  vye  et  de  se  faire  estroppyer  pour 
conserver  le  bien  de  ces  gros  bourgeoys  qui  dormoient  trop  à 
leur  aise  dans  leurs  lits  ;  et  que  pour  eux  ils  estoient  contents 
et  qu'ils  ne  perdoient  rien^  d'autant  qu'ils  avoient  prins  de 
l'argent  à  la  risque  et  cambye  autant  et  plus  que  leurs  lots  ne 
pouvoient  valoir  si  les  vaisseaux  se  rendoient  à  bon  port. 

«  La  Cour  voit  donc  que  ce  sont  les  grandes  avances  que 
donnent  les  propriétaires  des  vaisseaux  aux  matelots,  pour 
faire  leurs  préparatifs,  dont  les  uns  ne  veullent  pas  faire  voyage 
à  moins  de  75  à  80  livres,  et  les  autres  à  moins  de  cent  livres 
de  pot  de  vin,  et  avance,  outre  leurs  dits  lots  au  retour  ;  et, 
que  ce  sont  les  trop  grandes  sommes  d'argent  qu'ils  prennent 
à  la  risque  et  cambye,  au-delà  de  la  valeur  de  leurs  dits  lots 
qui  les  rend  ainsi  lascbes  et  poltrons.  De  manière  que  tel  dé- 
sordre, provenant  d'unet  si  grande  malice,  causerait  en  breff  la 
perte  du  négoce  d'un  des  principauj^  havres  de  cette  province, 
et  la  ruine  totalle  des  habitants  d'icelluy,  si  la  Gour  n'y  ap- 
portoit  par  sa  prudence  et  bonté  l'ordre  requis  *.  » 

En  conséquence  les  requérants  supplient  donc,  très  humble- 
ment, Nosseigneurs  du  Pariement  de  faire  déSendre  aux  mate- 
lots de  prendre  désormais,  en  avance,  plus  du  tiers  de  la 
valeur  de  leur  lot,  soit  cinquante  livres,  et  de  les  obliger  A 
l'obéissance  envers  leur  commandant  «  sur  peyne  de  la  vye.  » 

1.  Arch.  départ.,  série  £^  Anurauté  de  GuérAnde^ 


304  LA  COURSE  ET  LES   CORSAIRES 

La  haute  Cour  renvoya  l'instruction  aux  juges  de  Guérande 
dont  ressortait  le  Groisic,  et  tout  porte  à  croire  que  les  justes 
réclamations  des  armateurs  furent  satisfaites. 

En  1667,  des  pinasses  et  des  frégates  espagnoles  parurent  en- 
core à  l'entrée  de  la  Loire  et  enlevèrent  plusieurs  bâtiments. 
L'administration  municipale,  se  borna  à  en  aviser  M.  Golbert 
.  du  Perron,  intendant  de  la  marine,  le  priant  de  «  moyenner 
l'expédition  de  quelques  frégates  armées  en  guerre  pour  chasser 
lesdits  Biscayens  et  protéger  la  coste  et  embouchure  de  la  ri- 
vière de  Nantes  *.  » 

Peu  de  faits  à  signaler  jusqu'à  la  reprise  des  hostilités  avec 
la  Hollande  vers  la  fin  de  1688.  Les  29  et  30  mai  1692,  avait 
lieu  la  désastreuse  bataille  de  la  Hougue,  à  laquelle  assistait 
un  jeune  novice  nantais,  Vie,  qui  bientôt  allait  devenir  célèbre. 
Un  Groisicais  s'y  distinguait  aussi,  d'une  façon  toute  spéciale. 
Le  pilote  Hervé  Riel  faisait  entrer  dans  la  rade  de  Saint-Malo, 
par  une  passe  connue  de  lui  seul,  20  ou  22  vaisseaux  français 
qu'on  avait  résolu  de  jeter  à  la  côte  et  de  brûler  pour  les  sous- 
traire au  danger  inévitable  dans  lequel  ils  se  trouvaient,  de 
tomber  entre  les  mains  de  l'ennemi.  En  récompense  de  cet 
éclatant  service,  l'intelligent  marin,  bien  loin  de  suivre  les 
traces  de  ses  compatriotes,  dont  il  est  question  plus  haut,  de- 
manda simplement  la  permission  de  retourner  auprès  de  sa 
femme,  qu'il  nommait  la  Belle-Aurore. 

La  même  année,  MM.  Joseph  Levesque,  René  Bouteiller. 
François  Bouchaud,  Mathurin  Joubert,  Joseph  Thérisse,  Nico- 
las Guinebaud,  Sébastien  Périssel,  N.  Garreau,  Jacques  Souchay 
et  Pierre  Le  Jeune,  avaient  armé  en  course  V Aigle  de  Nantes, 
pour  croiser  sur  les  ennemis  de  l'État.  Ce  navire  rentra  le  18 
septembre  1692,  à  Paimbœuf,  escortant  une  prise  anglaise 
nommée  le  Prince  de  Galles,  dont  on  s'occupa  immédiatement 
de  retirer  la  cargaison. 

1.  Arch.  Oiunicip.,  série  BB,  registre  des  délibérations,  n^  50,  fol.  112. 


LA    COURSE   ET   LES    CORSAIRES  305 

Malheureusement,  «  deux  à  trois  jours  après,  le  feu  prit  à 
ce  vaisseau,  par  le  moyen  des  poudres  qui  n*en  avoient  pas  été 
otées,  de  sorte  qu'ayant  d'ailleurs  beaucoup  souffert  dans  le 
combat,  lorsqu'il  fut  abordé,  il  coula  bas.  » 

Cette  prise  n'est  pas  assurément  la  première  faite  par  un 
corsaire  nantais  ;  mais  elle  est  du  moins  la  plus  ancienne  que 
nous  puissions  citer,  parce  qu'elle  donna  lieu  à  un  procès 
entre  la  communauté  de  ville  et  les  armateurs.  Ceux-ci 
furent  condamnés  par  sentence  de  l'Amirauté,  du  24  juillet  1693, 
à  placer  et  entretenir  «  à  leurs  frais  une  balize  sur  l'endroit 
où  l'Anglais  est  submergé,  sy  mieux  ils  n'ayment  le  faire 
enlever  et  tirer  de  l'eau.  »  M.  de  Pontchartrain,  ministre  de  la 
marine,  confirma  le  jugement,  et  les  intéressés  ayant  mis  en 

0 

cause  le  Maire  et  les  Echevins  durent  en  fin  de  compte  s'exé- 
cuter et  solder  en  plus  les  frais  de  dame  Justice  *. 

Les  registres  des  rôles  des  navires  conservés  à  l'administra- 
lion  du  port  de  Nantes,  ne  remontent  pas  au  delà  de  1694.  Le 
plus  ancien  porte  le  N»  2  et  mentionne  comme  corsaires  : 

Notre-Dame-de-Bon-SecourSy  barque  longue  de  six  tonneaux, 
2  pierriers,  21  hommes,  armateur  Jean  Drouard,  le  beau-frère 
de  Gassard,  capitaine  René  Arnaud,  de  Nantes,  expédiée  le  21 
mai. 

La  FortmiBy  huit  tonneaux,  4  pierriers,  24  fusils,  26  hommes, 
capitaine  Jean  René,  de  Bordeaux,  expédiée  le  6  juin. 

La  Friponne,  trente  tonneaux,  7  canons,  8  pierriers,  48 
hommes,  capitaine  Johannis  Detcheverry,  de  Bidard,  expédiée 
le  2  juillet. 

V Aigle-de-Nantes,  dont  nous  venons  de  parler,  frégate  de 
cent  quatre-vingts  tonneaux,  24  canons,  6  pierriers,  1 10  hommes, 
capitaine  Ledel,  de  Saint-Malo,  parti  le  9  juillet. 

La   Ville-de-Namur j  cent-soixante  tonneaux ,  24  canons , 

1.  Arcli.  mimicip.,  série  ££,  Amirauté. 

TOME  LX   (X  DE  LÀ  6^  SÉRIE).  20 


306  LA.  COURSE  BT  LES  CORSAIRES 

6pierrier!3, 151  hommes^  capitaine  François  Sabatier,  du  Groisic, 
sorti  en  septembre. 

De  cette  nomenclature,  très  incomplète,  ressortent  la  fai- 
blesse du  tonnage  des  bâtiments,  et  surtout  la  nationalité  des 
capitaines,  dont  quatre  sur  cinq  sont  étrangers.  Cependant  lors 
de  la  guerre  de  1702,  le  fait  contraire  se  présente,  et  les  officiers 
du  port  de  Nantes  exercent  presque  seuls  les  commandements. 

L'année  suivante,  nous  pouvons  indiquer  comme  armés  en 
course  :  !•  la  Ville-de-IVantes,  cent  trente  tonneaux  ;  2*  le  Don- 
de-Dieu,  dix  tonneaux  ;  3^  Y  Espérance,  dix-huit  tonneaux  ;  4* 
X^Sainte-'Anne,  35  tonneaux  ;  5*  Y  Aigle,  nouvelle  croisière  ;  6» 
le  Valvneourtj  chaloupe  ;  7»  la  Proserpine  ;  8*  la  Royale,  qui 
prit  TEspÉRANGE,  de  Londres,  confisquée  au  profit  du  roi,  par 
jugement  du  6  octobre  1695  •  ;  9*  le  Saint-Philippe  ;  10*  et  11« 
le  Saint-Esprit  et  le  François  d* Assise,  qui,  de  juin  à  août, 
firent  de  concert  amener  pavillon  au  Viollet^  à  la  Marie,  de 
Londres,  à  la  Gongori^e,  de  Flessingue,  à  la  Sagrada-Faiblia^ 
Nuestra-Sbnora-dbl-Rosario,  las  Almas  de-San-Sébastian,  et  à 
plusieurs  autres  navires;  12'* la  VUle-de-Namur,  déjàcitée^  qui, 
le  14  janvier  1695,  amarina  dans  les  parages  du  cap  Finistère 
la  Rbgouvrance,  de  Bristol,  anglais  chargé  de  merceries,  conduit 
à  Nantes  ^  ;  et  enfin  la  Courageuse. 

Ge  dernier,  de  50  tonneaux,  8  canons,  4  pierriers  et  43 
hommes,  commandés  par  le  sieur  de  la  Rochaudière  Ernaud, 
prit  la  fiûte  TAigle-Bleu,  d'Amsterdam,  de  six  cents  tonneaux. 
Le  total  de  la  vente  du  bâtiment  et  de  la  cargaison,  composée 
de  salpêtre,  nitre,  lin,  filasse,  fromages,  suif,  mâts  du  Nord, 
produisit  77,840»    1«  2*. 

Les  dépenses  s'élevèrent  à  6,258«  10>    » 

Les  frais  de  justice  à  1,893    14     6<i 

Le  1/10*  de  r amiral  »  à         7,071      »    11     16,094«    7«  4^. 

1.  Archives  nationales^  jugements  du  Conseil  des  prises,  G.  479. 

2.  Archives  nationales,  jugements  du  Conseil  des  prises,  G.  436  et  479. 

3.  L'Amiral  n'entrait  pas  pour  son  dixième  dans  les  frais  de  justice. 


LA  COURSE  BT  LES  CORSAIRES  307 

Le  liard  pour  livre,  ou  3* 
pour  les  captifs  d'Afrique,  à       871      i    il 

Reste  à  partager        61,745*»  13»  8*, 
Dont  les  2/3  à  l'armateur  :      41,163»  15»  10^. 
le  i/3  à  réquipage  :      20,581     17    10*. 

L'année  1696  ne  fut  pas  heureuse:  sur  sept  corsaires  expédiés, 
trois,  le  Duc-d'Anjou^  quarante-cinq  tonneaux,  la  Marie  de 
Pontcharirain,  cinquante  tonneaux ,  le  Valincourty  quatre- 
vingts  tonneaux,  tombèrent  au  pouvoir  de  l'ennemi  ;  et  le 
Vaui^an,  de  cent  trente  tonneaux,  périt  corps  et  biens  à  la  côte 
d'Irlande  *. 

Depuis  la  guerre  de  1688,  lisons-nous  dans  un  mémoire  rédigé  en 
1720,  le  commerce  de  Nantes  a  bien  changé  de  face.  Les  prises 
faites  sur  les  ennemis  de  l'Ëtat,  ont  fourni  des  lumières  ^  aux 
négociants,  parmi  lesquels  il  s'en  est  trouvé  qui  ont  eu  de  l'é- 
mulation, et  ont  poussé  les  entreprises  plus  loin  qu'on  n'avait 
coutume  de  le  faire.  De  sorte  que  le  commerce  s'est  beaucoup 
augmenté  et  qu'il  s'étend  à  toutes  choses  *. 

Cette  considération,  d'un  ordre  élevé,  constate  les  impor- 
tants résultats  de  la  course  à  Nantes.  Elle  a  bien  son  poids 
contre  ceux  qui,  ne  la  trouvant  plus  en  rapport  avec  nos  mœurs 
modernes,  la  flétrissent  sans  cependant  se  donner  la  peine  de 
l'étudier  dans  son  but  et  ses  conséquences. 

Pendant  la  guerre  de  1688  à  1697,  un  marin  se  distingua 
tout  particulièrement  par  son  courage  et  les  nombreux  bâti- 
ments qu'il  enleva  à  l'ennemi.  Gomme  témoignage  de  haute 
satisfaction,  le  roi  Louis  XIV  accorda  à  Mathurin   Joubert 


1.  Arch.  de  la  Chambre  de  commerce;  carton  Course. 

3.  Admiiiistratioii  de  la  mariae  ;  rôles  des  bâtiments,  reg.  2  et  3. 

Ces  registres  ne  fournissent  que  des  indications  très  sommaires.  Nous 
n'avons  pas  cru  devoir  nous  astreindre  à  dépouiller  les  23  volumes  de  la 
collection. 

•1  Au  lieu  de  lumières,  il  y  avait  le  mot  lauriers^  biffé  sur  l'original. 

4.  Arch,  de  la  Chambre  de  Commerce  de  Nantes. 


308.  LA   COURSE  ET  LES   COHSAIBES 

une  épée  d'honneur,  qui  lui  fut  solennellement  remise  par  le 
duc  de  Ghaulnes,  gouverneur  de  Bretagne. 

Nos  archives  maritimes  sont  tellement  pauvres  que,  malgré 
les  plus  actives  recherches,  nous  n'avons  pu  retrouver  aucune 
mention  des  faits  accomplis  par  le  capitaine  Joubert.  Vépée 
du  roi  était  une  distinction  fort  enviée  et  très  considérée,  dont 

« 

nous  n'avons  que  trois  ou  quatre  exemples  à  Nantes,  tandis 
qu'à  Dunkerque,  par  exemple,  elle  fut  souvent  accordée. 
'  Mathurin  Joubert,  marchand  à  la  Fosse,  c'est-à-dire  armateur, 
oncle  de  Léonard  Joubert  du  Collet,  maire  de  Nantes  de  1762  à 
1766,  fut  lui-même  échevin  de  1711  à  1714.  C'est  à  peu  près 
tout  ce  que  nous  savons  de  lui. 

S.    DE   LA   NiCOLLIÈRE-TeIJEIRO. 


NOTICES  ET  COMPTES  RE^fDUS 


LES  FAMILLES  FRANÇAISES  A  JERSEY,  PENDANT  LA  RÉVOLUTION; 
par  le  C*«  Régis  de  l'Eslourbeillon.  —  Un  fort  vol.  gr.  in-8«.  Nanles^ 
Vincent  Forest  et  Emile  Grimaud,  éditeurs. 

S'il  est  un  pays  où  la  piété  filiale  soit  inébranlable,  c'est  bien 
dans  celle  noble  terre  de  Bretagne,  si  fidèle  aux  traditions  de  la 
famille  et  au  souvenir  du  passé.  Voici  un  véritable  monument; 
érigé  par  un  de  ses  enfants  à  la  mémoire  des  victimes  de  la  Ter-" 
reur  rejetées  par  la  tourmente  révolutionnaire  sur  la  terre  dé 
l'exil. 

Dans  une  excursion  à  Jersey,  M.  le  C*®  de  TEstourbeillon  à  eu 
la  bonne  fortune  de  découvrir  une  précieuse  collection  de  registres 
de  l'état  civil  contenant  près  de  400  actes  où  sont  consignés  les 
noms  des  gentilshommes  et  des  prêtres  émigrés. 

En  1792,  Ms>^  Le  Minlier,  évêque  de  Tréguier,  autorisa  les  ecclé-» 
siastiques  réfugiés  comme  lui  dans  l'île  de   Jersey  à  ouvrir  des 
registres  pour  l'inscription  des  baptêmes,  mariages  et  décès  des 
émigrés.  Ces  actes  sont  contenus  dans  trente  cahiers  que  le  R.  P. 
Bourde,  directeur  de   la  mission  catholique,  voulut  bien  confier  à 
H.  de  TEslourbeillon.  «  Ce  n'est  pas  sans  une  émotion    profonde, 
dit  celui*-ci,  que  depuis  quelques  mois  nous  avons  feuilleté  et  relu . 
toutes  ces  pages,  derniers  témoins  de  Texistence  et  de  la  misère  de*^ 
nos  pères  sur  la  terre  d^exit,  et  plus  d'une  fois  notre  cœur  a^ 
battu  bien  fort  en  transcrivant  les  noms  de  tous  ces  vaillants  ofli-'' 
ciers,  survivants  de  Fonlenoy  ou  de  Rosbach,  ou  de  ces  magistrats 
intègres,  derniers  et  intrépides  défenseurs  des  privilèges  de  nos 
provinces.  Il  n'est  guère  de  familles  delà  noblesse  française   qui'; 
ne  puissent  parmi  eux  compter  quelques  représentants,  et  Ton  peut 
dire  que  toute  la  noblesse  des  provinces   de  l'Ouest   est  venue  s'y 
faire  inscrire  tour  h  tour.  » 


3iO  N0TICB8  KT  C01IPTI8  RUIDUS 

Parmi  les  nombreuses  signatures  qui  accompagnent  ces  actes, 
beaucoup  ont  maintenant  pour  nous  Tattrait  de  véritables  autogra- 
phes. Pois  des  détails  particuliers  ou  intimes  rehaussent  parfois 
rintérêt  de  ces  registres.  —  c  Ici,  c*est  le  curieux  acte  de  mariage 
de  Messire  Charles  de  Honmonnier,  capitaine  au  régiment  de 
Royal-Daupbin,  avec  Mademoiselle  Marie  Baudré  de  la  Tousche, 
qui,  mineure  et  ayant  perdu  ses  parents  depuis  Témigration,  réu- 
nit sur  l'avis  de  Mf  de  Talaru,  évêque  de  Coutances,  les  douze 
plus  anciens  gentilshommes  réfugiés  dana  Ttle,  et  demande  à  ce 
sénat  d*un  nouveau  genre  l'autorisation  nécessaire  pour  son  ma- 
riage. Chacun  d'eux  prononce  que,  vu  la  difficulté  des  temps^  les 
convenances  de  cette  union  et  l'affection  réciproque  des  deux 
fiancés,  il  n'y  a  pas  lieu  de  surseoir  à  ce  mariage,  et  apposent 
leurs  signatures  au  bas  de  cet  acte  qu'ils  veulent  sanction- 
ner * .  » 

Rien  de  plus  précieux  pour  l'étude  des  familles  à  la  fin  du  XVIII* 
siècle  que  ce  complément  de  nos  archives  communales  si  triste- 
ment rédigées  par  les  officiers  improvisés  de  l'état  civil.  Il  y  a  en 
effet  dans  les  1200  noms  relevés  par  l'auteur  de  quoi  combler  bien 
des  lacunes  dans  les  généalogies  des  maisons  nobles  de  nos  con- 
trées de  POuest.  Parmi  les  émigrés  un  bon  nombre  mariés  à  l'é- 
tranger ont  formé  de  nouvelles  familles^  inconnues  bien  souvent  de 
leur  souche  française. 

,  fin  dehors  même  de  cet  attachement  si  réel  du  lien  du  sang,  il 
y  aurait  un  véritable  intérêt  à  connaître  ces  parentés,  ne  fût-ce 
que  pour  ne  point  laisser  aux  mains  des  étrangers  des  successions 
parfois  considérables.  —  A  ce  double  point  de  vue,  nous  ne 
saurions  trop  appeler  sur  l'ouvrage  de  M.  de  l'Estourbeillon  l'at- 
tention des  familles  inscrites  dans  ses  consciencieuses  recherches. 
Voici  une  liste,  malheureusement  très  abrégée,  des  noms  indi- 
qués à  la  table  de  cet  ouvrage  : 

D'Ândigné  de  Maineuf,  Avril. 

1.  Voir  la  préface  des  Familles  Françaises  à  Jersey,  p.  6. 


IfOTICM  IT  CQMfTn  MNOVS  811 

Du  BahunOf  Barin  de  la  Galissonniëre,  de  la  Barre,  de  Beaure- 
gardy  Bedeau  de  TEcochère,  de  Begaignoo,  de  la  Bellière,  de 
Bejarry,  de  la  Bintinaye,  de  Biré,  de  la  Bouessiére  ou  Boueiière^ 
du  BoiS'Baudry,  du  Bois-Guéhenneuc,  du  Bois-Péan,  le  Borgne,  du 
Bol^  de  Bouille,  de  Boussineau,  Boux  de  Casson,  du  Breii  de  Pont* 
briant,  de  Bruc,  de  BusneL 

De  Gaqueray,  de  Cadaran,  Cadoudal,  de  Caslelian,  de  Caalel,  de 
Chabot,  de  Chappolin,  de  ChareUe,  de  Ghasteîgoer,  du  Ghaslel,  de 
Cheffonlaines,  de  Ghevigné,  Gbomart  de  Kerdavy,  Gillarl  de  la  ViU 
leneuve,  de  Coêlaudon,  Gofispel,  de  Couêlus,  de  Gourson. 

Du  Dresnay,  Dorforl  de  Lorges. 

Ertaud  de  Boismellel,  Espivent  de  la  Villeboisnei. 

Le  Febvre,  de  la  F«rrounays,deFleuriot,  de  Foucault,  de  Ferroo, 
de  France. 

Le  Gac  de  Lansalut,  Geslin  de  Bourgogne,  Girard  de  la  Goudray, 
Le  GoDîdec,  Gontard  de  Launay,  GogueldeBoishéraud^de  Goulaioe^ 
le  Gouvello,  de  la  Porte,  de  Gôyon  de  Harcé,  Le  Gualës  de  Mezobrao, 
de  Gueheneuc,  de  Gueriff,  de  la  Guerrande,  Guillon,  du  Guiny, 
Guyotde  Salins. 

Hallouin  de  la  Pénissière. 

Hay  des  Néturoières,  de  la  Haye,  Hersarl  du  Baron,  de  la  HouS" 
saye,  Huchet  de  Gintré. 

Jegou  de  Kervilio,  de  Kergariou,  Le  Ghauf  de  Kerguenec,  de 
Kerhoênt,  de  Kerpezdron.  ' 

De  Lambilly,  de  la  Lande,  de  Landemont,  Langloia,  du  Largez* 
de  Legge,  de  Léoo^  de  Lescouêt,  de  Lezardière,  de  Lisle,  de 
Lorgeril,  le  Long  de  Dreneuc,  de  Lusançay. 

Le  Haignan,  Marot  de  la  Garays,  de  Henou,  Milon,  de  Hontger- 
mont,  de  Monlsorbier,  de  Houssac,  de  la  Moussaye,  Le  Moyne  de 
Talhouët. 

Le  Page,  de  Perrien,  Perrin  de  la  Gourbejollière,  du  Plessis  de 
Grenedan,  du  Pontavice,  Poullain  de  la  Vincendière. 

De  Quelen,  Quimper  de  Lanascol. 

De  Régnon,  de  Remond,  de  Rochefort,  de  la  Rocbennacé,  de  la 
Roche-Saint-Ândré,  de  Roban,  de  Rougé,  de  la  Ruée. 


31  s  NOTICES  ET  G0VPTR8  RENDUS 

De  Serrant. 

Urvoy  de  Glosmadeuc. 
De  Villebois-Mareuil,  de  Yisdelou. 

Quelque  vif  que  soit  Tintérèt  présenté  par  tant  d*actes  concer- 
nant de  si  nombreuses  familles,  un  fait  d'une  importance  capitale 
ressort,  avant   tout,  de  celte  étude  :  le  rétablissement  du  catholt- 
.  cisme  à  Jersey  par  les  émigrés  français. 

Depuis  1565,  aucune  cérémonie  du  culte  catholique  n'avait  été 
célébrée  dans  le  pays.  «  Mais,  à  l'arrivée  des  émigrés,  dit  H.  de 
l'Estourbeiilon,  cet  état  de  choses  changea  peu  ù  peu.  Un  grand 
nombre  d'ecclésiastiques,  désireux  de  célébrer  le  saint  sacrifice  de 
la  messe,  s'effurcërent  d'abord  de  transformer  en  un  petit  oratoire 
leur  humble  chambre  ou  leur  pauvre  mansarde.  Bientôt,  plusieurs 
membres  de  la  noblesse  émigrée  auxquels  leurs  ressources  suffi- 
santes permettaient  de  donner  asile  à  des  prêtres  réfugiés,  s'em  • 
pressèrent  d'imiter  cet  exemple  et  eurent  dès  tors  chez  eux  une 
petite  chapelle  privée  servant  à  leurs  exercices  religieux  person- 
nels, avec  Tautorisalion  des  évèques  émigrés  dans  Ttle.  »  Peu  h 
peu  cette  bonne  semence  porla  ses  fruits,  et  les  catholiques  qui 
ne  comptaient  pas  un  membre  à  Jersey  en  1785  atteignent  main- 
tenant le  chiffre  de  9000.  Tels  ont  été  les  résultats  de  Tinfluence 
française  à  Jersey. 

L'éniigration  est  généralement  blâmée,  surtout  par  les  partisans 
du  système  gouvernemental  qui  l'avait  provoquée.  Nos  historiens, 
si  chauds  patriotes  au  coin  de  leur  feu,  n'ont  pas  assez  d'injures  à 
jeter  sur  ces  malheureuses  familles  et  ces  prêtres  persécutés  fuyant 
la  mort  en  quittant  la  mère-patrie. 

Sans  chercher  jusqu'à  quel  point  une  mère,  lorsqu'elle  égorge  ses 
enfants,  mérite  tant  d'égards,  disons  que  leurs  imprécations  nous 
rappellent  un  peu  trop  la  colère  du  braconnier  qui  voit  sa  proie  lui 
échapper  au  moment  où  il  la  couchait  en  joue.  Dieu  veuille  que 
les  événements  ne  nous  fassent  point  apprécier  bientôt  celle 
suprême  ressource  des  persécutés  ! 
L'ouvrage  de  M.  de  TEstourbeillon,  plein  de  documents  précieux 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS  34  S 

et  de  recherches  failes  avec  sagacité,  est  appelé  à  jeter  une  vive 
lumière  sur  la  siluation  des  émigrés  français  pendant  la  Révolution. 

René  de  la  Ferté.- 


EXCURSION  PITTORESQUE  ET  ARCHÉOLOGIQUE  A  LA  MIE  DE 
BOURGNEUF.  —  SAINTE-MARIE  DE  PORNIO.  Son  Histoire,  son 
Église,  sa  Vierge-Tabernacle.  —  C^'aûtes,  imp.  Bourgeois,  1886. 

On  voyage  beaucoup  à  notre  époque  ;  une  littérature  spéciale, 
celle  des  guides,  est  née  de  ces  perpétuels  déplacements.  Qu'on 
fasse  le  tour  du  monde  ou  une  excursion  de  quelques  lieues,  on 
veut  être  renseigné  sur  l'histoire  des  pays  elles  habitudes  des  in- 
digènes. Pas  de  table  d'hôtel,  pas  de  wagon,  où  n'apparaisse  un  de 
ces  manuels  du  touriste  à  la  tranche  rouge  ou  jaspée.  La  postérité 
de  Jeanne,  de  Conty  et  du  lourd  Baedecker  est  infinie  ;  les  com- 
pagnies de  chemin  de  fer  ont  d'utiles  auxiliaires  dans  ces  géo- 
graphes de'  rencontre  et  ces  archéologues  d'occasion,  qui  res- 
semblent aux  ciceroni  houspillés  par  Musset,  et  sont  en  train  de 
mettre  en  coupe  réglée  chacune  de  nos  provinces,  comme  s'il  s'agis*- 
sait  de  la  Suisse  ou  de  l'Italie.  Ce  déluge  (nous  avions  un  autre 
mot  au  bout  de  la  plume)  submerge  les  vitrines  des  librnires  ;  le 
cartonnage  voyant,  la  couverture  bariolée  empêchent  de  découvrir 
la  brochure  grise  qui  se  blottit  tout  auprès.  Et  pourtant  cette  mo- 
deste enveloppe  est  la  préférée  du  vrai  savant,  de  l'antiquaire  digne 
de  ce  nom.  Nous  en  avons  une  preuve  nouvelle  dans  le  petit  vo- 
lume qui  est  sous  nos  yeux  :  un  coin  de  notre  Bretagne,  de  notre 
département,  y  est  fouillé,  décrit  avec  le  soin  consciencieux  d'une 
érudition  sans  pédantisme. 

Avant  d  explorer  la  côte  qui  s'étend  de  Pornic  à  Sainte-Marie, 
l'auteur  anonyme  (une  modestie  de  plus)  s'arrête  aux  Gouëls,  à 
Bouguenais,  au  lac  de  Grand-Lieu,  tombeau  de  la  légendaire  Her- 
badilla,  ù  la  Bernerie,  ce  Pouliguen  de  la  baie  de  Bourgneuf; 
mais,  soit  qu'il  discute  le  passage  de  Lobineau  relatif  à  la  fondation 
de  l'abbaye  de  Sainte-Marie,  soit  qu'il  nous  raconte  les  épreuves 


3i4  NOTIGM  IT  OOMPTM  1IIIIDV8 

de  la  paroisse  pendant  la  période  révolutionnaire,  il  puise  aux 
meilleures  sources  et  instruit  avec  agrément.  Une  liste  des  curés 
de  1569  à  1886,  la  liste,  revue  et  complétée,  que  dom  Morice 
avait  donnée  des  abbés  de  Sainte-Marie,  plairont  aux  amateurs  de 
pièces  justificatives. 

Le  but  de  l'auteur,  but  avant  tout  charitable,  est  de  faire  aimer  et 
connaître  Téglise  Sainte-Marie  dePornic,  ce  pieux  penchant,  il  le 
fait  partager  à  tous  seslecleurs.Visitant  cetteannée  même  lessplen- 
dides  sanctuaires  que  Rome  a  élevés  à  la  mère  du  Christ,  Sainte- 
Marie-Majeure,  Sainte-Marie  du  Transtévère  et  cent  autres,  nous 
pensions  à  ceux,  plus  humbles  mais  nombreux  aussi,  que  la  foi 
nantaise  a  semés  autour  de  nous,  aux  images  vénérées  et  si  bien 
nommées  de  Notre-Dame-de-Bon-Secours,  de  Notre-Dame-de- 
Toutes-Âides.  Nous  aurions  pu  nous  souvenir  aussi  de  la  belle 
église  de  Pornic  et  de  l'antique  statue  qui  en  est  le  plus  intéres- 
sant ornement.  Une  particularité  recommande  cette  statue  à  notre 
attention  :  au  centre  de  la  poitrine  est  pratiquée  une  cavité  circu- 
laire, destinée  autrefois,  selon  toutes  apparences,  à  recevoir  le 
Saint-Sacrement.  On  appuie  cette  opinion  sur  des  textes  anciens 
et  sur  ce  que  la  statue  remonte  à  une  époque  où  les  autels  ne  sup- 
portaient pas  encore  de  tabernacles.  Rien  de  plus  conforme,  au 
surplus,  à  la  foi  familière  et  nafve  du  Moyen  Age  ;  il  y  a  dans  les 
œuvres  des  peintres  primitifs  de  Tltalie  et  de  la  Flandre,  dans  les 
fresques  de  Fra  Ângelico  et  les  madones  du  Pérugin,  un  réalisme 
touchant  qui  explique  et  commente  à  merveille  Texistence  d'une 
Vierge-tabernacle. 

Et  maintenant  que  nous  avons  fait  ressortir  de  notre  mieux  le 
mérite  et  le  charme  du  petit  livre  (et  nous  n'avons  pas  mentionoé 
les  photographies  qu^il  renferme),  disons  que  le  produit  de  la  vente 
est  affecté  à  l'embellissement  de  Péglise  Sainte-Marie  de  Pornic. 
Les  acheteurs  s'associeront  à  une  bonne  œuvre. 

OLfVIER  DE  GOURCOFF. 


CHRONIQUE 


Fête  de  la  Translation  des  reliques  de  saint  Filbert  à 
Noirmoutier  (19  septembre  4886.) 

« 

L'aonoDce  d'une  belle  fête  religieuse  à  Noirmoutier,  et  les  facilités  ac- 
cordées pour  le  transport  par  mer  par  la  Compagnie  des  Abeilles  et  celle 
de  M.  Flomoy,  m'ont  engagé,  dimanche,  19  septembre,  à  m'embarquer 
sur  le  Paul'Boyton  pour  assister  à  cette  cérémonie. 

Je  ne  décrirai  pas  ici  Pornic.  Tous  les  lecteurs  de  la  Revue  connaissent 
ce  nid  d'alcyon,  comme  l'appelle  avec  tant  de  justesse  M.  Paul  Eudet,  et 
ont  va  ses  maisons  qui  se  tiennent  les  unes  sur  les  autres,  comme  des 
curieux  sur  la  pointe  des  pieds  pour  mieux  voir  la  foule. 

L'eau  était  basse  dans  le  port.  Il  a  fallu  noua  embarquer  à  là  Noe- 
Veillard  dans  un  canot  secoué  par  le  ressac. 

Nous  voici  à  bord  de  Texcellent  petit  vapeur  de  M.  OrioUe.  Les  terres 
du  pays  de  Retz  disparaissent  derrière  nous,  tandis  que  devant  nous 
s'estompent  les  rivages  de  Noirmoutier,  de  plus  en  plus  distincts. 

La  mer  est  douce  1 1  personne  ne  parait  troublé  par  les  mouvements 
réguliers  du  navire.  Il  glisse  sur  Teau  sans  tangage  ni  roulis  sensibles. 

Le  capitaine  et  l'équipage  sont  complaisants  pour  les  passagers.  A  l'ap- 
proche d'un  rocher  surmonté  d'une  t^ur  et  qu'on  appelle  l'ierre-MoinCy 
le  chauffeur  nous  offre  des  Guides  de  NovmouUer  et  des  photographies 
des  sites  les  plus  intéressants  de  l'Ile. 

Le  Guide  nous  apprend  ce  qu'était  saint  Filbert  ou  saint  Filibert.  An- 
cien page  du  roi  Dagobert,  il  avait  quitté  de  bonne  heure  la  cour,  était 
entre  dans  la  vie  religieuse  et  avait  créé  une  règle  monastique  tirée  de 
celles  de  saint  Golombao  et  de  saint  Benoît.  Sa  première  fondation  fut 
l'abbaye  de  Jumièges,  près  Rouen.  Forcé  de  quitter  la  Neustrie  pour  fuir 
la  colère  d*un  Ëbroio,  le  terrible  maire  du  palais,  il  vint  se  réfugier  à  Noir- 
moutier, alors  sauvage  et  couvert  de  boii.  Il  en  évangéiisa  les  habitants, 
les  civilisa,  et  leur  apprit  à  conquérir  des  terres  fertiles  sur  la  mer  et  à 
établir  des  salines. 

Une  heure  et  quart  passe  vite  sur  l'eau,  quand  on  n'est  pas  impressionné 
par  ce  milieu  mobile.  La  côte  de  Tlle  se  déroule  sous  nos  yeux  avec  ses 
pins,  ses  chênes  verts  et  la  masise  rocheuse  du  bois  de  la  Gbaise-Dieu. 
Cette  arrivée  est  féerique,  et  l'on  se  croirait  en  face  d'une  île  méditerra- 


316  CHRONIQUE 

néenne  :  même  aiur  du  ciel  et  même  limpidité  de  Tonde  ;  l'illusion  est 
complète. 

La  plage  est  à  peu  près  déserte  ;  tout  le  monde,  nous  dit-on,  est  en 
Tille  pour  la  fêle  et  pour  assister  à  la  messe  de  Monseigneur  Gatteau, 
éfêque  de  Luçon. 

Couleur  locale  :  à  la  descente  du  bateau  une  femme  nous  offre  des 
images  et  des  litanies  de  saint  Filbert.  La  lithographie  est  faite  d'après 
un  dessin  d'Eiie  Delaunay,  une  de  nos  gloires  nantaises.  La  vendeuse  nous 
offre  aussi  pour  15  centimes  un  opuscule  sur  le  séjour  de  saint  Filbert 
dans  rtle.  Nous  y  apprenons  que  le  saint  est  mort  à  Noirmoutier  le  20 
août  684,  et  que  ses  moines,  après  avoir  construit  le  château  pour  résis- 
ter aui  Normands,  avaient  été  obligés  de  quitter  Tlle  en  836  emportant 
avec  eux  les  reliques  de  leur  fondateur. 

Ils  se  rendirent  d'abord  à  Saint-PbilbPrt-de-Grand-Lîeu,oû  les  reliques 
restèrent  vingt  ans  dans  la  crypte  de  Tancienne  église.  Pourquoi  n'établit-on 
pas  une  chapelle  dans  un  pareil  lieu  ?  Ce  ne  serait  pas  les  Noirmoutrins 
qui  abandonneraient  à  des  usages  profanes  un  endroit  ain^i  sanctifié  et 
qui,  d'après  Ermentaire,  fut  témoin  de  nombreux  miracles. 

En  nous  rendant  en  ville  à  pied,  nous  admirons  en  passant  des  chalets 
coquettement  construits  dans  le  bois  par  des  entrepreneurs  nantais,  le 
Pélavé  avec  ses  chênes  verts  et  ses  rochers  sauvages,  puis  une  grande  et 
belle  croix.  Nous  cherchons  un  hôtel,  craignant,  au  milieu  de  l'afBuence 
énorme  qu'on  nous  avait  annoncée,  de  ne  pas  trouver  à  manger.  Nous 
trouvons  bon  d<  jeûner  el  bonne  figure  d'hôte.  Nous  avions  longé  pour 
gagner  l'hôtel  le  château  avec  ses  tourelles  et  ses  poivrières,  donnant  à  la 
ville  un  aspect  moyen  âge,  et  Téglise  au  massif  clocher  romao.  Dans 
la  grande  rue  nous  avions  passé  sous  des  arcs  de  triomphe  et  au 
milieu  de  maisons  pavoisées.  Sur  un  des  arcs  se  lisait  la  devise  :  //  a 
passé  en  faisant  le  bien. 

Solidement  réconforté,  nous  sommes  allé  visiter  l'église.  Elle  est  bien 
tenue,  décorée  avec  gof\t  et  les  reCaibles  des  autels  latéraux  sont  remar- 
quables. Les  soleils  et  les  roses  formant  guirlandes  au-dessus  de  celui  de 
la  Vierge  indiquent  à  quelle  époque  remontent  ces  ornements.  La  statue  de 
cet  autel  est  très  belle  et  rappelle  le  type  des  Viergps  bavaroises. 

Nous  nous  faisons  indiquer  la  crypte,  située  sous  le  maître- autel.  Deux 
escaliers  y  conduisent.  Quel  curieux  type  de  construction  mérovingienne  ! 
Non  moins  curieux  est  l'antique  tombeau  du  Saint. 

La  chapelle  souterraine  est  éclairée  par  de  nombreuses  bougies  et 
décorée  de  branches  (rormeaux  ne  \oilant  aucun  détail  de  son  archi- 
tecture. Une  femme  que  nous  dérangeons  de  sa  prière  nous  dit  que  cette 
décoration  charmante  est  l'œuvre  d'un  horticulteur  du  pays,  M.  Raymond. 
Qu'il  reçoive  tontes  nos  félicitations. 


CHRONIQUE  317 

Il  est  une  heure^  nous  revenons  sur  la  grande  place  où  fut  fusillé 
d'Etbée.  Derrièie  nous  est  le  château,  avec  son  air  féodal  ;  à  droite  et 
à  gauche,  des  malsons  assez  belles,  dont  une  porte  le  nom  d'Hôtel  Ja- 
cobsen  ;  en  face,  des  marais  avec*  des  muions  de  sel,  puis  des  dunes  enca- 
drant des  villages.  Où  est  donc  la  tempête  annoncée  du  17  au  19  et  qui 
a  empêché  plusieurs  de  nos  amis  de  nous  suivre  ? 

Sur  une  longue  ligoe  serpentent,  au  milieu  des  salini?s,  des  files  de 
pèlerins  avec  leurs  bannières  et  leurs  oriflammes;  tout  cela  flotte  au  vent 
et  brille  au  soleil.  On  distingue  des  jeunes  filles  en  blanc  et  des  enfants 
habillés  de  rouge  et  de  violet:. ces  teintes  vives  s'harmonisent  avec 
celles  du  paysage. 

JLes  paroii^ses  rurales  arrivent  une  à  une  ;  la  population  tout  entière  de 
nie  va  se  trouver  réunie. 

Chaque  groupe  vient  occuper  dans  Téglise  la  place  qui  lui  a  été  dési- 
gnée. Nous  ne  croyons  pas  être  au-dessous  de  la  vérité  en  portant  la 
foule  au  chiûrc  de  cinq  à  six  mille  personnes.  Des  pèlerins  sont  venus 
de  Beauvoir  par  le  Gois;  les  bateaux  de  M.  Fiornoy  et  les  Abeilles  ont 
amené  de  Poroic  et  du  Pouliguen  des  voyageurs  qui,  comme  nouS/ 
tiennent  tous  à  assister  à  la  fête. 

Les  cloches  sonnent  à  toutes  volées  ;  on  trouve  dans  ce  pays  perdu  un 
carillon  que  plusieurs  de  nos  églises  nantaises  seraient  heureuses  de 
posséder.  L'hôtel-de-ville  est  un  monument  qui  pourrait  servir  de  mo- 
dèle à  ceux  des  petites  villes  de  notre  département. 

Pendant  les  vêpres,  et  aux  chants  des  psaumes,  celte  masse  buniaine 
s'ébranle  avec  ordre  et  recueillenaent,  paroisse  par  paroisse  ;  d'at  (  rd 
des  jeunes  filles  en  blanc  avec  écharpe  bleue,  puis  les  femmes,  les  enfants, 
et  en  dernier  lieu  les  hommes.  Que  de  croix,  de  bannières,  de  statues  de 
la  Mère  de  Dieu,  parcourant  les  rues  pavoisées  d'oriflammes  !  Un  navire 
est  porté  par  des  marins,  une  statue  de  saint  Filbert  reposant  sur  un 
monceau  de  roses,  par  des  enfapts. 

Voici  la  fanfare  deChalIans,  conduite- par  un  ecclésiastique  ;  elle  est 
excellente,  et  nous  ne  sommes  pas  étonné  des  nombreuses  médailles  dont 
est  ornée  sa  bannière. 

La  châsse  contenant  les  reliques  du  Saint  est  un  don  généreux  ;  quatre 
prêtres  en  chasuble  paraissent  a4bir  peine  à  soutenir  ce  précieux  mais 
lourd  fardeau. 

Derrière  les  reliques,  marche  Monseigneur  l'Ëvêque  de  Luçon,  accom- 
pagné d'un  de  ses  grands  vicaires,  de  Monsieur  le  curé  de  Noirmoutier  et 
d'un  nombreux  clergé. 

De  retour  à  l'église,  la  procession,  au  lieu  d'y  entrer  directement,  pé- 
nètre dans  une  enceinte  entourée  d'une  grille.  Là  est  dressé  un  reposoir  ; 


SIS  G&BOmQtE 

des  voix  d'une  grande  beauté  se  font  entendre  et  la  bénédietion  se  demie 
en  plein  air  à  la  foale  heureuse  et  recueillie. 

Les  reliques  soni  ensuite  déposées  sous  Tautel  de  la  chapelle  souter- 
raine. 

Mais  déjë  le  jour  baisse;  rejoint  par  nos  compagnons  du  matin,  nous 
revenoos  au  Bois  de  la  Chaise.  Le  Boyton  est  à  reztrémité  de  l'estacade, 
et  sous  pression. 

Nous  montons  à  bord,  regrettant  de  ne  pas  Toir  rilluminfttion  qui 
doit  terminer  la  soirée  ;  nous  jouissons  de  celle  du  ciel  et  de  la  mer,  car 
le  soleil  se  couche  pour  nous  au  milieu  des  flots.  La  mer  est  un  peu  dure, 
et  les  conversations  se  ralentissent.  Il  fait  nuit  quand  nons  débarquons 
dans  le  port  de  Pomic,  eu  nous  arrivons  asses  h  temps  pour  prendre  le 
dernier  train  de  Nantes.  J.  D. 


L'EXPOSITION  DE  NANTES 

I.  —  Art  rétrospectii 

L'Exposition  des  Beaux- Arts,  ouverte  le  tO  octobre  courant,  présente 
dans  son  ensemble  un  aspect  des  plus  attrayants,  qui  lui  assigne  une  place 
à  part  parmi  ces  exhibitions  de  province  devenues  fort  à  la  mode  aa- 
jourd^bui. 

Les  salles  de  tableaux,  supérieurement  agencées  par  M.  Philibert  Doré, 
qui,  une  fois  de  plus,  a  affirmé  sa  haute  compétence,  à  laquelle  chacaa 
aime  à  rendre  hoaimage,  coutiaunent  des  oeuvres  d*un  mérite  indiscutable; 
et  la  galerie  d«  la  photographie  montre  ce  que  Ton  est  en  droit  d'attendre 
de  cette  industrie,  rivale  dti  la  peinture. 

L'Art  rétrospectif,  installé  dans  la  off  de  gauche,  considérée  d'abord 
comme  trop  étendue  et  devenue  réellement  insuffisante,  prouve  ce 
qu'il  est  possible  de  faire  en  peu  d^  temps  à  Nantes,  avec  de 
rinlelligence,  de  la  persévérance  et  du  travail.  La  grande  drfficiHté, 
il  faut  1h  dire,  était  de  réunir,  au  moment  des  vacances,  lorsque 
chacun  est  absent,  les  éléments  nécessaires  pour  meubler,  décorer  et 
remplir  dix  sections  d'une  aussi  belle  contenance.  MM.  Perthuis-Laurant, 
Huette  et  Bastard  oot  accompli  un  v#ltable  tour  de  force,  étant  donnés 
le  peu  de  temps  et  les  circonstances  défavorables  qu^ils  avaient  devant 
eux.  Citons  M.  P.  Ëudel,  notre  vieil  ami,  dont  le  concours,  ainsi  que 
celui  de  M.  Pillet,  le  commissaire- priseur  de  Paris,  si  connu  des  collec- 
tionneurs, ont  été  des  plus  précieux. 

Gela  ditf  passons,  au  pas  de  course,  une  revue  sommaire  des  compar- 
timents qui  étalent  leurs  richesses  nombreuses  et  variées  à  Tœit  curieux 
et  satisfait  des  visiteurs.  L'espace  restreint  qui  nous  est  accordé  ne  nous 


CHRONIQUE  819 

permet  pas,  à  notre  grand  regret^  de  nous  étendre,  coaime  )e  sujet  le 
mérite  et  le  comporte. 

I.  —  Dans  ie  salon  des  vieilles  peintures,  les  toiles  hors  ligne  <)e  M.  le 
baron  de  la  Tour  du  Pin,  œuvres  exceptionnelles,  acquises  j»dis  par 
M.  Baibler,  l'un  de  nos  édiles,  dans  les  mêmes  cooditioas  que  le  sénateur 
Gaeault,  son  ami,  avait  su  saisir  pour  former  son  Musée,  aujourd'hui  celui 
de  la  ville  de  Nantes.  Un  autre  panneau  contient  Texposition  de  M.  Gon- 
dar  ;  dans  les  deux  autres  se  trouvent  les  collections  de  M.  Huette  et  de 
plusieurs  amateurs. 

IL  —  La  salle  des  gravures,  entre  lesquelles  ressortent  avec  leur  mé- 
rite incontesté  les  beaux  spécimens  de  MM.  Gustave  Bourcard,  baron 
des  Jainonières,  Lemeignen,  etc .  Sur  la  cimaise,  et  trop  dissimulé  dans 
l'ombre,  Toriginâl  du  premier  bombardement  de  Saint -Malo,  le  26  no- 
vembre 1693,  récemment  publié  par  la  Société  des  Bibliophiles  Bretons 

A  ce  sujet,  qu'on  nous  permette  une  critique,  celle  d*avoir  complè- 
tement négligé  les  gravures  bretonnes  et  les  graveurs  bretons,  les  gra- 
vures nantaises  et  les  graveurs  nantais,  et  de  n'avoir  pas  cherché  à  for- 
mer une  série  de  ces  ouvrages. 

III.  —  Les  collections  Seidltr  et  Kerviler,  du  Musée  archéologique, 
magnifique  exhibition  d'objets  préhistoriques  et  gaulois  àa  toutes  sortes, 
où  la  pierre  et  le  bronze  offrent  les  plus  rares  comme  les  plus  beaux 
échantillons  de  ces  époques  reculées.  On  reconnaît  là  Tordre,  le  classe- 
ment, rmtelligence  des  groupes  et  Thabileté  à  faire  valoir  chaque  chose 
qui  distingue  notre  dévoué  conservateur,  et  que  malheureusement  on  ne 
retrouve  pas  toujours  dans  les  divisions  qui  suivent. 

IV.  —  Vieilles  pièces  d'ariillerie;  croix  d'églises,  objets  ayant  servi  au 
culte;  les  deux  bassins  de  Bouée,  si  bien  décrits  par  le  regretté  P.  Pa- 
renteau,  dont  nous  saluons  la  mémoire.  No  380,  fragment  de  la  chasuble 
(or  et  soie)  de  Raoul  de  Beaumont,  évêque  d'Angers  (1177-1197),  trouvé 
dans  la  tombe  de  ce  prélat,  lorsqu'elle  fut  ouverte,  il  y  a  une  vingtaine 
d'années  environ.  Dans  une  vitrine,  la  perle  de  la  Bibliothèque  de 
Nantes,  l'inappréciable  manuscrit  de  la  Cité  de  Dieu^  entouré  d'assez 
jolis  volumes  qui  disparaissent -à  côté  de  cette  écrasante  supériorité.  Fort 
belles  tapisseries. 

V.  —  Bahuts,  meubles,  vitraux  ;  monnaies  de  MM.  X.  le  Lièvre  de  la 
Touche  et  Bastard  ^  armes  choisies  de  M.  G.  Lafond  ;  émaux,  ivoires  ;  le  dais 
du  Musée;  le  reliquaire  du  cœor  de  la  reine  Anne,  donné  au  Musée  par 
délibération  du  Conseil  municipal  du  15  octobre  dernier,  puis  des  tapis-> 
séries;  toujours  des  tapisseries,  et  des  mifux  choisies. 

VL  —  Bahuts;  trophées  d'armes,  épées  remarquables;  coffre  fort; 
glaces;  au  pied  d'une  console  deux  bassinoires  à  côté  d'un  po/,  sorte  de 
casque  fort  usité  poar  l'infanterie  pendant  la  seconde  moitié  du  XVi»  siècle. 


320  CHRONIQUE 

d*une  destination  cependant  bien  différente  et  singulièrement  appareillés 
sous  les  numéros  570,  577, 578^  en  face,  deux  autres  bassinoires,  629,630. 

VII.  —  Les  meubles  du  salon  de  Goulaioe;  trois  fragments  de  tapisse- 
ries de  haute  lisse  de  ce  cbâleau  bislorique,  el  trois  portraits  de  mêfoe 
provenance.  Des  échantillons  d'ouvrage  de  serrurerie,  deux  à  M.  le  baron 
des  Jamonière»,  du  milieu  du  XVI II^^  siècle,  deux  à  M.  Lévy.  Trois  chaises 
à  porteurs,  dont  une  de  la  famille  de  la  Tullaye,  repeioie  à  la  fin  du  siècle 
dernier,  puisqu'elle  porte  Técusson  de  Aladame  Siméone-Stylite  Moulin 
de  Che?iré,  accolé  à  celai  de  son  époux,  Ucnri-Anne-Siméon  delaTuUaye, 
marquis  do  Magnane,  procureur  général  de  la  Chambre  des  Comptes,  en 

1764. 

VIII.  —  Le  salon  des  faïences.  Superbes  vitrines  ;  au  premier  plan,  le 
plat  de  Bernard  Palissy,  conservé  dans  la  famille  de  M.  de  Bremon<I 
d'Ars,  président  de  la  Société  orchéologique.  Dans  la  vitrine  faisant 
pendant,  la  belle  foottiine  du  baron  des  Jamonières,  son  plat  aux  armes 
des  Lé  vis;  puis  une  quantité  d'assiettes,  pots,  objets  de  tous  genres  et 
de  toutes  destinations,  sortis  des  fabriques  les  plus  diverses,  françaises  et 
étrangères.  Au  milieu,  un  somptueux  couvert,  appartenant  à  M.  U.  Le- 
meignvn.  Dans  le  pourtour,  des  commodes,  des  crédences,  des  pendules. 

IX. —  Tapisseries,  broderies  ;  verroterie?,  éventails,  jetons,  miniatures, 
médailles,  cuivres,  collection  de  fort  jolis  bijoux  Louis  XV]  et  Empire  ; 
meubles;  riche  caparaçon  et  armes  arabes,  à  côté  de  la  représentation  de 
la  Bastille,  en  fer  blanc,  des  Archives  municipales,  sur  laquelle  est  dépo- 
sé le  cuivre  du  portrait  de  Charetle,  N<>  523  ;  harpe  du  général  Hellinel 
et  instruments  de  musique. 

X.  --  Dans  la  section  consacrée  au  vieux  riantes,  sont  les  nombreuses 
vues,  si  patiemment  réunies  par  M.  A.  Laurant,  qui,  non  content  de  re- 
chercher avec  un  zèle  infatigable  ce  qui  a  été  dessiné,  grave  ou  peint  sur 
notre  ville,  a  étudié,  avec  une  patience  de  bénédictin,  les  différentes 
phases  de  son  existence,  depuis  Tépoq  le  préhistorique  jusqu'à  notre 
époque.  De  cette  étude  sont  nés  six  tableaux  ou  plans,  dont  l'ensemble 
constitue  l'un  des  plus  intéressants  travaux  exécutés  depuis  longtemps 
sur  l'antique  métropole  de  l'Ouest. 

La  vitrine  de  M.  Dugast-Matifenx,  avec  son  joli  coffret  de  Marie- Antoi- 
nette ;  celle  de  M.  Barbier  de  Montault,  avec  sa  série  de  médailles  des 
papes,  qui  devrait  être  à  la  5"^  division. 

Quelques  desiderata  ont.  été  malheureusement  laissés  de  côté,  dans 
cette  section.  M.  Charavay,  le  sympathique  amateur  d'autographes,  a  en- 
voyé quelques  pièces  assez  rares,  qui  ouvraient  la  voie  à  une  suite  sérieuse 
et  bien  plus€omplète  de  documents  sur  les  Nantais  célèbres  ou  marquants, 
si  facile  à  former  avtc  les  ressources  des  différentes  Archives  et  de  la 
Bibliothèque.  Cette  intention  n'a  pas  été  comprise.,.  Nous  le  regrettons, 


MMhftMM 


CimOMlQUB  321 

car  il  y  avait  là  un  élément  de  lucc^s  tH  ée  iégitkoe  «urioslAé.  (a  èibMo- 
gr#pl^9  jnaataise  fiA  également  itefyrésentée  ë'une  fa|ea  Min  élémentaire 
et  qui  laisse  à  désirer. 

N'fuj^lidus  pas  la  c  gr<;at  attractioa,  »  le  dm^  polirrionft-neiis  id»e,  de 
l'exposition  de  T^t  rétrospectif:  les  superbes  et  merveilleuses  tapissorifs 
de  MN*  de  Farcy,  Pennanecb,  Gustave  Massion,  etc.  Cette  série,  4ies  ^lus 
intéressantes,  Attire  les  regards  des  amateurs,  par  sa  beauté,  l'adooi- 
ration  des  dames,  par  la  finesse  4\x  travail,  et  l'attention  de  tmis  les  visi«> 
teurs,  par  les  scènes  qui  s*y  déroulent  et  le  prix  de  ees  magnifiques  pan- 
neaiff 

Le  Cataloguey  souvent  demandé,  semble  bien  ifin  retard,  lorsque  celui 
des  Beaux-Art^  est  distribué  depuis  plus  de  buît  jours. 

Quoi  qu'il  en  soit,  et  malgré  ces  légères  critiques,  qui  démontrent  par 
leur  peu  d'ûoportance  la  valeur  de  Tiuposition,  oeUe<Ksi  aura  pour  Namea^ 
nous  l'espérons,  des  résultats  heureux.  Signalons,  tout  d'abord,  la  fonda- 
tioa  d*uoe  Société  des  amis  des  Arts,  votée  par  acclamation,  sur  la  pro- 
position de  M.  P.  Eudel^  au  banquet  offeRt  aux  membres  de  la  Comuâsaon, 
le  Bçir  même  de  l'ouverture  de  l'Exposition. 

20  octobre  1886.  S.  de  la  Nigollière-Teiieiro. 


n.  --  Beaux-Arts. 

En  deux  heures,  il  serait  téméraire  d'entreprendre  même  unp  sèche 
nomenclature  des  merveilles  qu'une  visite  à  l'Exposition  de  Nantes  vous 
permettra  d'admirer. 

Fervents  de  l'art,  épris  de  l'opulence  des  formes  ou  de  la  magie  dps 
couleurs,  tenants  de  l'harmonie  antique  ou  des  audaces  modernes,  cba- 
cun  trouvera  dans  ces  vastes  salles  la  formule  de  ses  rêves  et  les  objets 
de  ^on  culte. 

Allons  dxoit  au  sanctuaire  du  temple. 

Tous  les  maîtres  n'ont  pas  trouvé  place  dans  cet  espace  restreint  ; 
nombre  d'œuvres  remarquables  ornent  les  murs  des  autres  galeries  ; 
mais  si  quelques  erreurs  ou  quelques  faiblesses  existent,  c'est  là-bas 
qu'elles  se  sont  glissées.  Ici,  rien  de  médiocre  ou  de  contesté. 

Chauvinisme,  si  vous  voulez,. mais  c'est  avec  un  mouvemeat  d'orgueil 
que  nous  rencontrons  «n  tête  du  cortège  toute  une  ipléiade  de  peintras 
nantais. 

Ypici  D^i^iJNAY,  le  vigoureux  coloriste,  dont  lesJlnu'geSiCOM^^s  d^iPtn- 
ceau  jettent  à  volonté  sur  la  toile  les  fictions  légères  de  dit  labl^iQU  las 
réalité  ppiglMPtp^  de  l'bjs^re^.Nom  dégà  consftcE^  j^arjle  h»fiMm«  aca- 
démique; .procédés  pleins  de  liwohise  et  d'ampleur. 

TCHIE  hX  (X  DB  LA  6e  SÉRIE).  21 


3^2  ORRONIQOE 

Delaunay  nous  offire  trois  portraits  : 

Le  général  Meilinet*  —  Masqae  énergîqae  de  Tieox  brave,  creusé  d'une 
magnifique  cicatrice,  comme  s'il  portait  sur  la  joue  sa  croix  d'honneur. 

Madame  Viau,  —  Une  bonne  vieille  femme,  aux  traits  calmes  et  fins  ; 
opposition  frappante,  à  côté  de  la  rudesse  militaire  du  général. 

Madame  Toulmwicke,  —  La  femme  en  pkine  possession  de  sa  grâce 
et  de  sa  beauté.  Pour  nous  apprendre  qu'après  les  couleurs  puissantes, 
l'artiste  n'est  point  en  peine  de  demander  à  sa  palette  les  tons  roses 
et  les  touches  délicates. 

ToULMOUCHE.  —  Le  peintre  des  femmes,  qui  a  plus  de  jolis  yeux  dans 
sa  collection  qu'un  monarque  d'Asie  dans  son  harem. 

Nul  mieux  que  lui  n'attrape  et  ne  ûxe  cette  libellule  qu'on  nomme 
une  Parisienne.  En  profond  observateur,  il  a  compris  que  cette  quin- 
tessence de  l'être  féminin  n'était  que  nuauces  et  détails,  et  comme  on 
connaît  l'homme  à  son  style,  il  devine  la  femme  à  ses  chiffons. 

Le  boudoir  est  sans  mystères  pour  lui.  Il  n'ignore  aucun  secret  fami- 
lier de  la  toilette.  11  sait  la  place  où  chaque  objet  doit  être.  Un  bijou,  des 
gants,  une  fleur  prennent  sous  ses  doigts  exercés  une  importance  capitale. 

Et  le  menreiileux  de  ce  talent,  fait  de  délicatesses  et  de  mignardises, 
c'est  qu'à  travers  le  marivaudage  des  étoffes  et  des  bibelots,  l'artiste  ne 
perd  jamais  de  vue  son  sujet  :  —  la  tête,  —  centre  vital  de  sa  toile. 

Pour  elle  ses  soins  les  plus  minutieux.  Son  pinceau  subtil  met  une 
pensée  dans  la  fossette  du  menton,  une  intention  dans  le  pli  du  sourire. 
Il  traduit  à  livre  ouvert  le  poème  des  regards  ;  il  saisit  la  minute  rapide 
où  l'âme  des  femmes  s'y  reflète  et  apparaît. 

Le  jury  a  fait  preuve  dégoût  en  désignant  pour  la  tombola  [a  Toilette, 
un  des  trois  ouvrages  qu'expose  ce  maîire-peintre,  dont  Nantes  est  fîére, 
et  qu'elle  cite  comme  un  des  plus  beaux  fleurons  de  sa  couronne  artistique- 

BÂbrson.  —  L'auteur  de  la  Fuite  en  Egypte,  cette  page  de  poésie  bi- 
blique, rendue  populaire  par  la  gravure  et  immortelle  désormais. 

Aujourd'hui,  c'est  Saint  François  d'Assise  prêchant  aux  poissons. 

Un  souffle  religieux  traverse  cette  toile.  Le  visage  du  saint  resplendit 
d'une  lumière  surnaturelle  ;  le  lieu  même  de  la  scène,  d'une  simplicité 
sauvage,  a  quelque  chose  de  mystique  qui  prête  à  l'étrangeté  du  miracle. 

Belle  composition,  qui,  sans  faire  oublier  le  sommeil  de  la  vierge  aux 
pieds  du  sphinx,  arrête  et  retient  longtemps  l'âme  et  les  yeux  du  vi* 
siteur. 

Angelo  pittorey  endormi  sur  son  échafaudage,  pendant  que  les  anges 
peignent  à  sa  place. 

Si  M.  Merson  fât  passé  par  là,  il  eût  épargné  aux  anges  cette  peine. 

LuMiNAis  nous  ramène  aux  temps  mérovingiens.  Il  est  vrai  qu'il  plante 


CHRONIQUE  323 

à  merveille  ces  hommes  aux  larges  reins,  aux  visages  farouches,  qui 
furent  nos  pères. 

Son  Ghilpéric  I^r,  emporté  mort  aux  bras  de  l'évêque  de  Senlis,  donne 
bien  Timpression  du  meurtre  accompli.  Cet  homme,  en  costume  épisco- 
pal,  qui  tient  un  cadavre,  est  d'un  e£Pet  imprévu  et  saisissant.  Les  traits 
du  prélat  ont  la  gravité  qui  convient  à  son  funèbre  ministère. 

Malgré  les  qualités  de  ce  tableau,  je  lui  préfère  Un  ami  blessé.  L'ami 
c'est  le  cheval,  compagnon  fidèle  du  guerrier.  Gelui-cî,  à  genoux  près 
d'une  source,  puise  dans  son  casque  l'eau  qui  va  rafraîchir  le  sabot 
meurtri,  tandis  qu'une  jeune  Gauloise  flatte  et  caresse  la  grosse  tète 
triste  du  bon  serviteur. 

Le  Roux.  —  Deux  bords  de  Loire,  peints  d'après  la  méthode  ample 
des  Flandrin  et  des  Rousseau,  impossible  de  mieur  comprendre  l'étrange 
nature  luxuriante  et  sévère,  où  plane  cette  rêverie  des  choses,  qu'un 
poète  déliquescent  pourrait  appeler  mélancolie  verte, 

M.  Le  Roux  suit,  dans  ses  moindres  caprices,  Tatmosphère  de  nos  con- 
trées, fantasque  comme  une  jolie  femme.  Il  a  vu  la  variété  infinie  des 
ciels  et  leurs  assemblages  bizarres  de  nuages.  Pas  un  jeu  de  rayons 
ne  lui  échappe,  pas  un  frisson  d'herbes  ne  le  déconcerte.  Il  peint  large 
et  juste. 

De  Wismes.  —  Un  jeune,  arrivé  déjà,  et  qu'une  mort  prématurée  sup- 
prime en  pleine  vie,  en  plein  espoir;  un  convaincu,  que  la  politique  avait 
pris  et  qui,  malgré  vent  et  marée,  resta  tourné  vers  l'art,  comme  un  nau- 
fragé vers  l'étoile. 

On  apporte  au  cardinal  la  tète  d'un  brigand  italien,  atteint  et  tué  dans 
la  montagne.  Décor  somptueux,  physionomies  vivantes,  groupement  ha- 
bite^ tout  concourt  à  faire  de  cette  scène  un  ensemble  intéressant,  d'une 
allure  sobre  et  ferme.  La  figure  effrayée  du  jeune  secrétafre  fait  une  an- 
tithèse très  curieuse  avec  le  flegme  du  vieux  domestique  impassible,  qui 
en  a  vu  bien  d'autres  ! 

Deux  petites  scènes  de  genre,  très  finement  conçues,  très  habilement 
exprimées,  prouvent  la  souplesse  àô  ce  pinceau  si  vite  brisé,  qui  comptait 
au  nombre  des  bons  et  fût  promptement  monté  au  rang  des  meilleurs. 

Berteaux.  —  Un  curieux,  qui  veut  surprendre  la  nature  dans  toutes 
ses  métamorphoses  et  y  réussit  ;  un  chercheur  d'idées  et  d'effets.  11  attire, 
il  étonne,  finalement  il  charme. 

Berteaux  se  plaît  à  l'heure  indécise  où  ce  n'est  plus  le  jour  et  pas  en- 
core la  nuit.  Il  excelle  à  rendre  les  brouillards  cotonneux  venus  du  sol, 
les  vapeurs  flottantes  échappées  des  nuées;  il  rend  visible  ce  phénomène 
des  soirs  tombants  qu'exprime  Victor  Hugo  dans  ce  vers  admirable  : 

La  brame  des  coteaux  fait  tremper  le  contour. 


3S4  cMomaoE 

Mais  Bertetiui  ne  se  ceBtefite  pas  de  Mdaire  la  nature  telle  qa^H  la 
comprend  et  que  nous  raimons.  Dans  ses  champs  créposeulairea,  sor  ms 
chemins  nocturnes  il  met  des  personnages.  A  ces  êtres  il  prête  des  fièn- 
timents  \  il  sons  remplît  de  lenr  calme,  il  nous  secoue  de  leurs  émo^M. 
loi,  c*est  un  épisode  de  la  déroute  de  Savenay. 

Le  3  nivôse  en  II,  par  une  nuit  menaçante  d'hiver,  des  femines^  dos 
vieillards,  des  enfcNsts,  pris  de  panique,  se  sauvent  dans  la  campagne, 
emportant  sur  leur  dos  le  peu  qu'ils  possèdent. 

Les  lénébtes,  à  peine  entr'ouvertes  par  les  premiers  feux  d'un  orage 
^i  s'amottcâte,  estompent  rudement  les  formes  comrbées  et  fuyantes. 

Une  terreur  instinctive  pèse  sur  ce  groupe.  Le  danger  n'est  visible  mille 
part,  on  le  redoute  partout.  Les  vieux  marchent,  la  tête  hàÊaêi  en  se 
hâtant.  Un  enfant  se  i*etoume  et  montre  du  doigt  Fhorizon  noir  et  rouge 
d*où  vient  le  péril  pressenti.  Et  instinctivement  Fœil  du  spectateur  soit  la 
direction  indiquée,  s'attendent  à  voir  au  tournani  de  la  route  le  peloton 
sinistre  des  bleus. 

Après  la  journée.  -  L'ombre  gagne,  les  travaux  cessent.  Une  petite 
benne,  son  tricot  à  la  main,  vient  s'asseoir  devant  le  château,  près  de  la 
ferme. 

Les  moutons  rentrent;  la  bergère,  presque  une  enfant,  les  conduit.  Et 
les  deux  jeunes  filles  se  regardent  d*un  air  songeur.  L'une,  qui  regl^ette  la 
mde  liberté  des  diampi  ;  l'autre,  déjà  hantée  par  le  fantôme  séducteor 
de  la  ville.  —  Contraste  finement  observé,  poétiquement  rendu. 

Ghantron.  —  Talent  souple,  apte  aux  genres  les  plus  variés.  Sa  Tête 
d'ouvrier  est  d'une  belle  expression  calme.  C'est  bien  l'honnête  travail- 
leur qui  se  repose  après  la  tâche  accomplie. 

Fleurs  bien  gardées.  En  effet,  le  boll  a  une  mine  rébarbative  faite 
pour  éloigner  les  voleurs* 

Votis  me  faites  rire  est  un  essai  réaliste  de  fiirtation  villageoise,  d'une 
amusante  fantaisie. 

Si  les  Nantais  font  bonne  figure,  il  est  juste  de  remarquer  que  leur  mé- 
rite n'est  pas  mioce,  puisque,  à  côté  de  nos  compatriotes,  l'élite  même 
des  peintres  de  France  s'est  donnée  rendez-vous. 

Et  si  l'on  en  doute,  qu^il  me  suffise  de  citer  ces  quelqiles-uns:  Géioie, 
Henner,  Duitt,  GiRARDET,  J.-P.  Laurens,  Bonnat,  Carolus  Duran,  Ben- 
jamin Constant,  J.  Duprez,  et  tels  autres,  dont  les  noms  sont  dans  toutes 
les  mëflQoires  et  l'éloge  dans  toiiles  les  bouches. 

Parmi  les  œuvres  admises  à  l'honneur  du  grand  salon,  plusieurs  m'oot 
surtout  eharmé. 

Trois  FwmUles  de  chats,  par  l'inimitable  Lambert^  qui  en  remontrerait 
ji  Buffon  sur  les  mœurs  des  félins. 


V%  eoit^d0  ngm,  de  D#bat^P<Nisa«f  un  élèvt  d/9,  Cabaeel,  cQuûQr  iglm 
mroehe  d«  Bastien-Lepage  qu^  Treoilb^t  ne  TeAt  de  Corot* 

Fouace,  un  débuUBt  tardif»  qui  comioeace  par  des  eoupt^  da  inal;lr9. 
Un  ivrogne  ne-  verrait  pas,  sans  émotion,  ea  bouteille  de  vin  blanc  Ut- 
versée  d'im  rayon  de  soleiU 

LijiSTEn  nous  d^oule,  dans  trois  tableaui,  Glisson,  la  jolie  viVe^  rieuse 
parmi  le»  ruines  où  palpite  le  souvenir  d^g  héros  vendéens,  coquette 
avec  ses  ombrages,  témoins  des  amours  immortelles  d'Héloî^e  et  d'Aboi- 
lard. 

Tout  cela  est  frais  et  gracieux  comme  une  églogue  en  trois  ebunia^ 

Paswi,  dans  une  fuite  endiablée  de  cavaliers  syriens,  nous  aveqgte  de 
rétincellement  des  armes,  de  l'éclaides  uniformes^  du  galop  des  chevaux, 
à  moitié  disparus  sous  les  volutes  de  poussière  lumineuse. 

Pensez  à  moi«s4  une  tête  douloureuse  de  CbrisW  entourée  d'une  cot^ 
Fonne  de  pensées*  L'idée  est  belle  et  bien  dite  ;  l'auteur  :  Eugène  Pidan, 
un  compatriote  de  Paul  Baudry, 

La  Marée  basse,  de  Léon  Flahaut»  résout  le  difficile  problème  de  nous 
intéresser  avec  de  la  terre  nue  et  de  l'eau  tranquille.  Un  coin  de  plage 
d'où  le  flot  s^est  retiré  et,  là-bas,  rejoignant  la  ligne  du  ciel,  le  refloi  qui 
s'éloigne^  De  vie,  pas  l'ombre.  Et  pourtant  yous  restez  là,  les  yeux  fixes,  à 
Contempler  cette  bande  de  rochers  et  ce  morceau  de  mer,  étonné  d'y  voir 
tant  de  choses. 

La  matière  est  toujours  bonne  ;  mais  il  faut  savoir  l'employer. 

Une  longue  station  devant  cette  page  émouvante  :  Le  paysan  hUssi. 
Ouvrage  d'un  jeune,  que  plus  d'un  ancien  signerait  avec  orgueil. 

M.  Brouillet  a  mis  dans  ce  cadre  une  observation  savante  de  la  vie 
rustique,  une  conMtissance  exacte  dé  l'homme  des  champs. 

Pour  peu  que  vous  habitiez  la  campagne,  vous  avez  rencontré  tous  les 
acteurs  du  drame  ;  peut* être  même  avez-vous  assisté  à  l'un  du  ces  aoci- 
dents  terribles,  si  fréqueàts  pendant  la  Moisaon. 

Gardons-nous  de  passer  vite  sous  la  sombre  toile  de  H.  Marée  :  Un 
Umiemain  de  paieé 

Tout  à  l'heure  c'était  un  récit  champêtre,  voici  un  poème  des  vîtles; 
et  des  plus  dramatiques!  Un  sujet  à  tenter  la  plume  d'un  Goppée  on 
d'un  Richepin. 

La  pauvre  femme,  accablée,  les  regards  secs  à  force  de  pleurer,  assise 
sur  un  lambeau  de  paillasse^  tient  entre  ses  bras  PenCant  qu  elle  nourri!* 
Il  fait  nuit«  pas  de  lumière  ;  il  fait  froid,  pas  de  feu  ;  elle  a  faim ,  pas  de 
pain. 

L'homme  rentre,  pris  de  vin,  à  ce  point  où  l'ivresse  devient  méchante, 
et  dans  sa  rage  il  casse  les  vitres  et  brise  la  dernière  chaise  restée  debout. 

Ce  n'est  pas  plus  compliqué  que  cela.  Sh  bien,  il  y  a  dans  cet  intérieur 


336  GHAoïftQtm 

délabré  toute  la  vision  de  la  misère  née  du  vice  ;  on  lit  sur  ce  visage 
navré  de  femme  toate  Thistoire  des  mauvais  ménages  d'ouvriers  et  sans 
doute  le  mot  de  plus  d'une  énigme  cherchée  derrière  les  vitrines  de  la 
Morgue. 

Les  tableaux  de  MM.  Brouillet  et  Marec  sont  acquis  par  FEtat. 

Le  jour  tombe  ;  il  faut  s'en  aller.  Mais  voici  sur  ma  route  la  magni- 
fique collectiou  des  arts  rétrospectifs  ;  je  cède  au  plaisir  d'y  jeter  un  ra- 
pide coup  d'œil. 

Tapisseries  ornées  de  raides  personnages,  de  verdures  profondes  ou 
d'architectures  fantastiques;  meubles  où  chaque  époque  imprima  son 
caractère  ;  contours  majestueux  de  Louis  XIV,  courbe  frivole  de  Louis  XV, 
ligne  droite  de  Louis  XVI  ;  armes  de  pierre,  de  fer  ou  d'acier,  suivant  les 
âges  :  la  hache  du  Gaulois,  l'épée  du  chevalier,  le  fleuret  du  duelliste,— 
Vercingétorix,  —  Bayard,  —  Boutteville  ;  •—  monnaies  à  toutes  les  effi- 
gies, plus  rares  à  mesure  qu'on  remonte  vers  les  siècles  d'enfance  et 
d'honnêteté;  médailles  gravées  avec  art,  coffîrets  curieusement  ciselés, 
statuettes  pieuses  ou  profanes  ;  bas-reliefs  grotesques  ;  bibelots  rares, 
riens  inappréciables,  reliques  des  temps  écoulés  et  des  hommes  disparus. 

Voici  les  incunables,  ancêtres  de  nos  livres,  chefs-d^œuvre  d'érudition, 
d'habileté  et  de  patience,  -  où  se  sont  dépensées  des  existences  humaines, 
->  dans  lesquels  l'admirable  netteté  des  caractères  gothiques  le  dispute  à 
l'exquise  finesse  des  enluminures. 

Trois  curieux  spécimens  de  chaises-à -porteurs,  —  ces  coupés  d'autrefois 
où  les  marquises  poudrées,  allant  aux  fêles  de  la  cour,  engouffraient  leurs 
coiffures  pyramidales  et  leurs  volumineux  paniers. 

Saluons  en  passant  lee  maîtres  anciens,  réunis  dans  une  petite  salle, 
sorte  de  chapelle  latérale,  désertée  de  la  foule,  mais  où  les  dévots  de  l'art 
se  recueillent  et  méditent. 

Si  vite  que  vous  marchiez,  vous  n'éviterez  pas  le  regard  circulaire 
d'une  délicieuse  madone  qu'eût  avouée  Raphaël,  s'il  n'en  est  lui-même 
le  père. 

Près  d'elle,  un  Christ,  signé  Van  Dyck,  détache  sur  un  fond  sombre 
l'anatomie  scrupuleuse  de  ses  muscles  et  l'expression  navrante  de  sa 
face. 

La  nuit  vient  tout-à-fait  et  nous  quittons  à  regret,  mais  non  sans  esprit 
de  retour,  ces  féeriques  galeries,  rendant  grâces  aux  hommes  intelligents 
dont  le  zèle  nous  permet  de  contempler  à  la  fois  tant  de  splendeurs. 

Louis  LE  Lasseur  de  Bânzay. 


MÉLANGES 


Inauguration  du  monument  d'Edouard  Turquety.  —  «  Le  vendredi  15 
octobre,  h  deux  heures  de  raprès-midi,  dit  YJEclaireur  de  Rennes,  une 
foule  recueillie  assistait,  au  cimetière,  à  l'inauguration  du  monument, 
élevé  à  la  mémoire  du  poète  breton  Turquety. 

Le  tombeau  du  poète  est  aujourd'hui,  grâce  à  de  généreuses  sous- 
criptions, un  mausolée  en  marbre  blanc,  dominé  d'un  buste  de  bronze  ; 
un  cartouche,  composé  d'une  lyre  et  d'une  plume^  et  Finscription  t  f  Â 
Edouard  Turquety,  •  arrêtent  le  passant  et  lui  rappellent  celui  qui  est 
une  des  gloires  de  notre  Bretagne  moderne. 

Deux  allocutions  ont  été  prononcées,  l'une  par  M.  le  conseiller  Saulnier, 
et  l'autre  par  M.  l'abbé  de  la  Villeaucomte. 

Le  monument  est  un  mausolée,  en  marbre  blanc,  dû  à  l'habile  ciseau 
de  M.  Léofanti,  artiste  rennais. 

Rappelons  qu'Ëdou^d-Marie- Louis-Casimir  Turquety,  né  à  Rennes  le 
21  mai  1807,  est  mort  à  Paris  (Passy),  le  18  novembre  1867.  » 

Nous  regrettons  vivement  que  le  défaut  d'espace  ne  nous  permette  pas 
de  reproduire  les  éloquents  discours  de  MM.  Saulnier  et  de  la  Villeau- 
comte. 

Une  scène  musicale  de  M,  Bourgault-Dugoudray.  —  Le  jeudi  U  oc- 
tobre, rOdéou  donnait  avec  beaucoup  d'éclat  la  première  représentation 
d'un  drame  en  cinq  actes,  en  vers,  de  Mi^<>  Simone  Arnaud,  les  Fils  de 
Jahel,  autrement  dit,  les  Macchabées.  Kous  n'avons  point  à  étudier  cette 
pièce,  qui  a,  du  reste,  été  très  bien  accueillie  ;  ce  que  nous  tenons,  par 
exemple,  à  faire  remarquer,  c'est  qu'elle  renferme  une  scène  musicale  de 
notre  compatriote  M.  Albert  Bourgault-Ducoudray,  <  scène  absolument 
réussie,  >  a  dit  le  National ,-  et  que  M.  Francisque  Sarcey  juge  ainsi  dans 
le  Temps .-  «  Elle  est  pleine  de  couleur  et  scoute  beaucoup  à  l'impression 
du  drame.  » 

La  Bretagne  ne  saurait  être  indifférente  à  ce  succès  d'un  de  ses  fils. 

Poitou  et  Vendée.  --  La  belle  publication  entreprise  par  MM.  Fillon  et 
de  Rochebrune  sous  le  titre  de  Poitou  et  Vendée,  qui  avait  été  interrom- 
pue d'abord  par  les  événements  de  1870,  puis  par  la  mort  de  M.  Fillon, 
vient  de  se  terminer,  grâce  aux  notes  qui  se  trouvaient  dans  les  papiers 
laissés  par  M.  Fillon.  D'ici  peu,  l'ouvrage  paraîtra.  Les  personnes  qui 
dans  le  te.iips  avaient  eu  les  premières  livraisons,  n'auront  qu'à  s'adres- 
ser à  la  librairie  Glouzot,  à  Niort,  pour  avoir  la  fin  de  ce  remarquable 
travail. 


BIBUOGRAPfflE  BRET(M£  ET  VENDÉENNE 


Allocutions  de  MM.  k.  ois  Baemord  d'ârs  et  DB  Gbanges  db  Surgères, 
ptlsidenl  et  ticè-pré^ident  de  la  Société  archéok^qué  de  \h  Loire-In- 
létftecm,  à  la  séawfee  d>M»rertQro,  le  1er  iaillet  iSSo,  4a  Congrès  arcbéo- 
logique  de  Nantes.  ~  Pet.  io^^^'t  16  p,.  Naales^  mp.  Bourgeois. 

€amdé  Mtcnlr  s?  MODBniWt  par  PeFroanGelineau.  ^  |ii"8o,  S74  p.»  aiec 
3  ^aockeSi  Nantes,  iiqp.  Vincent  Fiurest  lat  Emile  Grimaud. 

DlSGOimS  D'^MJVBIVrdRS  Mf  CONORBS  MUVÀOLOCJOOE  DB  NANTBS,  («r  le 

comte  de  Many.  In-8<^,  t2  p.  Paris,  H.  Champion. 

Extrait  da  BuUelin  fnonumental  fKmr  U  couMnMéon  ëes  mwmmenU  htsUniques. 
DoCmtBNTg  âtStORIOUES  60ti  LBS  ANCHSIfS  CHEVALIERS  DB  BROTEBICTS,  QOE 

L'ON  RENCONTRE  EN  PoiTOU,  DE  1^0  A  1361,  RTec  lesvmoiries  qui  lear 
soni  «ttrilMiées,  par  R.  4e.Saittt-Abre.  —  Gr«  îa^^  Nantes,  ioi^  Vinceot 
Forest  et  Emile  urimaud.  Tiré  à  iOO  ex. 

EslTMl  de  la  He9ue  kUtoriqw  de  VOuesL 

Église  (l')  de  TaÉiïfTiER,  par  l'abbé  Y.-ft.  Lucas,  vicaire  à  Plouézec.  — 
In^o,f  4  p.  NmteSyimp.  Vincent  Forest  et  Bmile  Griaavd.  Tiré  4 100  ex. 

'ËiOràit  de  la  Retfûe  de  Bretagne  et  de  Vendée. 

Famille  (une)  de  paysans  sous  la  terreur,  par  l'abbé  E.  R.  —  Gr, 
in-^S  22  p.  Nantes,  imp.  Vineetit  fbwftt  et  Enfile  «riauMKl. 

Extrait  de  la  Revue  historique  de  f  Ouest, 

Nouvelles  douanières.  Scènes  de  la  vie  de#  contrebandiers,  par  Eu- 
gène Roulleaux.  —  Pet.  in-8o,  xiii-264  p.  Paris^  Denlu 3  fr.  50 

Pervenches,  par  J.  A***,  poésies.  Io-i8,  Ii-128  p.  Piris,  Victor  Palmé. 

RÈVBURf  (les),  ode,  par  Zagène  Roulleaux.  —  ln-8o,  8  p.  Fontenay. 
le-Gomte,  imp.  Gouraud. 

Extrait  de  la  Vendée, 

Revue  d'armes  au  XVe  siècle,  par  le  baron  Hnlot  de  CoUard,  membre 
de  la  Société  (rviçaise  d'Archéologie,  du  Conseil  làéraldique  de  France  et 
de  la  Société  archéologique  de  la  Loire-Inférieure.  Gr.  in-8o,  13  p.  Nantes, 
imp.  Vroceiit  Forest  et  Emile  Grimaud. 

Extrait  de  la  Kevue  historique  te  l'Ouest. 

Villes  (les)  .disparues  de  la  Loire-Inférieure  (Ir*  livraison),  par 
Léon  Maître.  -  Gr.  in-8o,  28  p.  et  plan.  Tiré  à  100  ex.  Nantes,  imp« 
Vhicent  Forest  et  Emile  GHmatid. 

Extrait  da  Bulletin  de  la  Société  archéologique  de  Nantes, 


i 


LES  DATES  DE  LA  VIE 


DE 


SAINT  YVES 


XI 


Ces  dates  ainsi  établies,  reste  à  examiner  quelques  questions  qui, 
sans  être  proprement  chronologiques,  se  relient  aux  recherches  qui 
précèdent  et  servent  à  en  éclairer  les  résultats. 

Première  question  :  la  famille  de  saint  Yves,  et  d'abord  ses 
ascendants.  Nous  ne  connaissons  que  les  deux  degrés  immédiate- 
ment au-dessus  de  lui,  son  père  et  son  aïeul.  Tous  deux  possédaient 
la  terre  de  Kermartin,  Taïeul  avait  de  plus  le  titre  et  la  dignité  de 
chevalier  (miles)  ;  le  seul  titre  du  père  était  celui  de  damoiseau 
(domicellus),  qni  marquait  simplement  la  noblesse  et  la  possession 
d'un  fief  plus  ou  moins  important.  Quoique  la  chevalerie  fût  une 
distinction  personnelle,  indépendante  de  la  richesse,  elle  impliquait 
d'habitude  une  situation  sociale  notable  et  considérée,  dont  la 
fortune  était  un  des  éléments.  De  ce  que  la  chevalerie  deFaïeul  ne 
passa  pas  au  père  de  saint  Yves,  on  peut  être  tenté  de  conclure  à 
quelque  amoindrissement  dans  Tétat  et  la  richesse  de  la  fa- 
mille ^ 

*  Voir  la  livraison  d*octobre  1886,  pp.  241-261. 

1.  c(  D«  pnre  forme  on  à  peu  près  pour  les  princes  du  sang  et  les  grands  fonda* 
taires,  le  titre  de  chevalier  était  an  contraire  fort  difficile  à  obtenir  pour  les  nobles 
d'nn  rang  inférienr,  surtont  qnand  ils  étaient  peu  favorisés  de  la  fortune.  Pour  en 
être  revêtu  il  ne  suffisait  pas  de  faire  preuve  de  bravoure,  de  mérite  personnel  ;  il 

TOME  LX  (X  DE  LA  Q^  SÉRIE).  22 


330  LES  DATES  DE  LA  VIE  DE  SAINT  YVES 

Le  fait  serait  fort  explicable.  L'aïeul  de  saint  Yves,  qui  vivait  au 
commencement  du  XIII»  siècle,  sous  le  règne  agité  de  Pierre  Hau- 
clerc,  duc  de  Bretagne,  se  trouva  forcément  mêlé  aux  guerres  trop 
nombreuses  de  ce  prince  contre  ses  barons.  Pierre  poursuivit,  on  le 
sait,  d'une  haine  toute  particulière  la  maison  de  Penlhièvre-Goêllo^ 
dont  les  gentilshommes  du  pays  de  Tréguer  étaient  de  fidèles  sou- 
liens.  Mauclerc  dépouilla  presque  entièrement  les  Penthièvre  et  mal- 
traila  fort  leurs  partisans.SiTaîeulde  saint  Yves  était  du  nombre, 
comme  on  n'en  peut  guère  douter,  il  dut  subir  de  ce  chef  quelque 
disgrâce,  qui  diminua  la  fortune  de  sa  famille. 

Hais  comment  s'appelait  cet  aïeul  ?  La  réponse  n'est  pas  facile, 
non  parce  qu'il  n'a  pas  de  nom  dans  Thistoire,  mais  parce  qu'il  en 
a  trop.  Son  nom  pourtant  n'est  venu  jusqu'à  nous  que  par  la  VIiI(> 
déposition  de  l'Enquête  de  canonisation,  où  un  brave  Trégorois, 
Hamon  Nicolas,  pour  prouver  la  patience  de  saint  Yves  devant  les 
injures,  nous  le  montre  un  certain  jour  souriant  et  impassible,  alors 
que  «  Guillaume  deTournemine,  trésorier  du  chapitre  de  Tréguer, 
«  et  maître  Jean  Guérin,  bourgeois  de  cette  ville,  l'accablaient  de 
«  reproches  et  l'appelaient  rustre,  coquin,  truandj,  gueux,  encore 
«  bien  (dit  le  témoin)  qu'il  fût  de  race  noble,  fils  d'un  damoiseau 
«  appelé  Haelori,  fils  lui-même  du  seigneur  Ga$iaret  de  Kermarlin, 
«  chevalier.  »  (Déposition  viii,  Monuments  de  l'hisL  de  S.  Yves^ 
p.  33.) 

Ganaret  —  que  nous  lisons  dans  le  seul  manuscrit  de  l'Enquête 
aujourd'hui  connu,  bon  manuscrit  du  xiv®  siècle,  mais  non  l'original, 
—  Ganaret  n'est  guère  ua  nom  breton  ni  même  d'aucune  nation. 
Il  y  a  là  sans  doute  une  faute  du  copiste.  D'autant  que  le  Rapport 
des  cardinaux,  dans  l'extrait  de  cette  déposition,  écrit  Tranœeti*  au 


fallait  encore  mener  un  certain  train  de  vie  et  être  assuré  de  ce  qu'on  appellerait 
aujourd'hui  une  situation  honorable.  »  (Luce,  La  Jeunesse  de  Bertrand  du  Guesctiu, 
p.  128.) 

1.  Voir  3/onum.,  p.  309,  ligne  14,  où  l'on  a  imprimé  Traacreli,  Dans  le  manuscrit, 
la  dixième  tetlre  de  ce  mot  est  surchargée^  ce  qui  rend  également  possibles  les  trois 


LES  DATES  DE  LA  VIE  DE  SAINT  YVES  881 

lieu  de  Ganareli.  La  copie  partielle  de  l'Enquèle,  envoyée  de  Tré-* 
^'uer  aux  Bollandistes  en  4665,  portait  Savaiei;  Surius  a  imprimé 
Candeti*.  M.  Roparlz  propose  de  corriger  cette  dernière  leçon  en 
Tancreti,  et  Savaiei  en  Tanoici,  qui  seraient,  selon  lui,  la  forme 
latine  des  noms  Tanoic  ou  Tancrède  *. 

Tancrède  est  normand  et  non  breton,  Tanoic  une  pure  hypothèse; 
Candeti,  Savaià,  GanareU,  d'évidentes  fautes  de  copistes.  Mais  Trath 
coët  —  que  porte  le  manuscrit  encore  existant  du  Rapport  des  car- 
dinaux —  est  au  contraire,  comme  forme  bretonne,  très  acceptable  ; 
de  toutes  les  leçons  c'est  la  meilleure,  il  faut  s^y  tenir. 

Quant  au  nom  de  la  famille,  avant  la  génération  dont  saint  Yves 
fait  partie,  il  semble  que  ce  fut  simplement  celui  de  la  terre,  c'est- 
à-dire  Kermartin.  L'aïeul  est  dit  dominus  Ganaretus  (lisez  Tran- 
coeius)  de  Villa  Martini  (p.  33).  Le  père  devait  s'appeler  aussi 
Haelori  de  Kermartin  ;  mais  après  lui,  ou  même  de  son  vivant,  son 
nom  personnel  est  devenu  le  nom  patronymique  de  la  famille  : 
cela  résulte  de  la  façon  dont  ce  nom  est  employé  dans  toute  l'En- 
quête, où  on  trouve,  entre  autres,  une  sœur  de  saint  Yves  appelée 
Catherine  Haelori  {Monum.y  p.  192, 193),  pendant  que  Tréguer,  en 
ce  temps  même  (1330-1338),  avait  pour  évèque  un  cousin  dit 
Alain  Haelori, 

On  a  parfois  voulu  voir  dans  ce  nom  le  génitif  d'I/o^Ior  ou  il A^for 
latinisé  en  Haelorm;  il  n'en  est  rien.  Il  n'y  a  point  là  de  désinence 
latine  ;  c'est  un  nom  purement  breton:  Haeluuobri^  au  IX^  siècle, 
dans  le  Cartulaire  de  Redon  (p.  10)  ;  Haelori  au  XIIP  siècle  ; 
Helori  au  XV°  ;  et  depuis  le  XYI«,  Héloury  '. 

La  mère  de  saint  Yves  est  nommée  dans  l'Enquête  Azo  ou  Azou 
(voir  p.  12),  et  dans  l'Office  primitif  Hadou  (p.  488  et  441)  :  d'où 


lectures  Trancrelit  Trancoeli,  Tranceeii.  Mais  Tranceet  ne  semble  guère  breton  ;  Tran- 
crei  esl  imprononçable.  La  lecture  TrancoeU  doit  donc  être  la  bonne. 

1.  Botl.  Mali  IV,  p.  547  D  (édit.  de  Paris). 

%  Histoire  de  tainl  Yves,  p.  4. 

3.  Voir  Éludes  brelonnes  de  M.  Ernaalt,  Tan  de  nos  meilleurs  celiistes,  dans  la 
Revue  Celtique,  t.  VII,  p.  309  (Mai  1886). 


332  LES  DATES  DE   LA  VIE  DE  SALNT  YVES 

il  faut  conclure  qu'on  prononçait  indifféremment  des  deux  façoos.  — 
«  Selon  Albert  Legrand,  cette  Âzou  aurait  été  une  fille  de  la  maison 
«  deKencquis  (en  français  le  Piessix),  de  la  paroisse  de  Peumeril- 
ce  Jaudy  *«  »  Hypothèse  ou  invention  sans  fondement,  dont  le  seul 
prétexte  est  la  mention  d'une  terre  du  Quenquis  dans  l'acte  de 
fondation  de  la  chapelle  Notre-Dame  de  Kermartin  (Monum., 
p.  488),  mais  sans  indication  d'un  rapport  quelconque  entre  cette 
terre  et  la  mère  de  notre  saiut. 


XII 


Venons  maintenant  à  la  génération  des  Haelori-Kermartin  dont 
saint  Yves  faisait  partie. 

M.  Roparlz  a  relevé,  dans  TEnquête  de  canonisation,  la  men- 
tion de  trois  sœurs  et  d'un  frère  de  notre  saint.  «  Hais,  ajoute-t-il, 
«  il  n^est  pas  douteux  qu^Yves  n'ait  été  Taîné  des  garçons  du  sei- 
«  gneur  de  Kermartin,  puisqu'il  posséda  ce  fief  :&{,  disent  nos 
<  vieilles  Coutumes,  aura  Vaisné  noble  le  chasteau  ou  principal 
«  manotr,  avec  le  pourpris  *.  »  On  a  cependant  voulu,  et  encore 
tout  récemment,  enlever  à  Yves  son  droit  de  primogéniture,  sur  la 
foi  d'un  aveu  de  la  terre  de  Kermartin  rendu  en  1609,  dont  le  ré- 
dacteur s'est  avisé,  sans  citer  aucune  source  ni  aucune  autorité,  de 
faire  saint  Yves  ajuveigneur  de  la  maison  de  Kermartin  »  et  d'aiBr- 
mer  qu'il  n'eût  pu  fonder  sa  chapelle  de  Notre-Dame  (aujourd'hui 
église  du  Mioihi-Tréguer)  «  sinon  du  consentement  de  son  aisné^ 
fi  lors  seigneur  de  Kermartin  ^  »  —  L'Enquête  de  canonisation  dé- 
truit entièrement  ces  inventions.  Â  chaque  page  Kermartin  y  est 
appelé  «  la  maison,  Thôlel,  le  manoir  de  saint  Yves  »  [domm 


1.  Albert  Legrand,  Vies  des  Saints  de  BrelaynCt  3'  édition,  p.  t56, 

2.  Histoire  de  S,  Yves,  p.  8  ;  Coutume  de  Bret.,  art.  541  ;  Ancienne  Coatume, 
art.  543  (coté  parfois  544  et  547),  Très  Ancienne  Coutume,  art.  209  ;,  et  Hévio  sur 
Frain  (édit.  1684),  p.  568. 

3.  Société  Archéologique  des  CôteS'du^Nord.  Séance  du  11  juin  1886,  p.  IV. 


LES  DATES  DE  LA   VIE  DE  SAINT  YVES  333 

hospicmnif  manerium  domini  Yvonis)  ;  à  chaque  page  on  trouve 
la  preuve  que,  depuis  la  mort  du  damoiseau  Haelori  jusqu'au  19 
mai  1303,  Kermarlin  n'a  eu  d'autre  possesseur  ni  d'autre  proprié- 
taire que  notre  saint.  Il  y  agit  absolument  en  maître,  remplit  toute 
la  maison  de  pauvres  jusqu'à  yen  loger  chaque  nuit  une  vingtaine 
(déposition  X,  Monum,  p.  37).  Bien,  mieux,  il  fait  construire  une 
maison  tout  exprès  pour  les  recevoir,  et  où  ?  Un  témoin  notTs  le 
dit  :  dans  son  manoir  patrimonial  de  Kermartin  :  a  Apud  Villam 
Martiniy  manerium  ipsius  domini  Yvonis,...  apud  Villam  Martini^ 
in  manerio  paterne,  fecit  quamdam  domum  fieri  pro  pauperibus^ 
et  ibidem  pauperes  recipiebat^  et  eos  de  bonis  suis  sibi  a  Deo  colla- 
lis  rcficiebat  »  (ibid.  p.  74,  75).  —  Donc  Yves  était  bien  seigneur 
de  Kermartin,  propriétaire  de  la  terre,  du  manoir  principal  de  la 
famille,  donc  il  était  l'aîné. 

Quant  à  Tacte  de  fondation  de  la  chapelle  Notre-Dame  de  Ker- 
martin, invoqué  à  l'appui  des  inventions  de  l'aveu  de  1609,  je  ne 
vois  pas  ce  qu'on  en  peut  tirer  en  ce  sens.  —  D'après  cet  acte, 
celte  fondation  avait  été  faite  avec  les  ressources  particulières  du 
saint  (depeculio  meo  quasi  castrensej  provenant  sans  doute  de  son 
bénéfice  et  de  son  offlce  ecclésiastique  *  ;  mais  les  constructions 
étaient  dressées  sur  un  fonds  à  lui  advenu,  partie  de  la  succession 
de  son  père,  partie  de  celle  de  sa  mère  fin  porlione  mea  he- 
reditaria  attingente  mihi  ex  successione  Helorii  palris  mei,  una 
cum  porlione  mea  in  heredilate  materna  eidem  adjacente J  Tel  est 
le  vrai  sens  de  ces  expressions  ^  ;  et  quant  à  la  clause  finale,  où 
Yves  déclare  ne  préjudicier  eu  rien,  par  cette  fondation,  aux  droits 
de  ses  héritiers,  elle  signifie  simplement  qu'il  avait  trouvé  moyen  de 
leur  remplacer  les  deux  pièces  de  terre  patrimoniale  occupées  par 
sa  chapelle.  Comment  cela  prouve- 1- il  qu'il  fût  puîné'  ? 


!..  La  cure  de  Tredrez  et  TofficiaUlé  épiscopale  de  Trégner. 

2.  M.  Ropartz  ne  l^entend  pas  aulrement,  voir  Histoire  de  saint  Yves^  p.   171- 

172. 

3.  Diaprés  un  mémoire  de  Pierre  HéviD,  de  l*an  1683,  là  prélenlioa  de  réduire 
saint  Yves  à  Tétat  de  juveigneur  était  articulée,  non  seulement  dans  Taveo  de  Ker- 


334  LSS  DATES  DE  LA  VIE  DE  SAINT  YVES 


XIII 


Il  était  certainement  Talné.  Qaant  h  son  frère^  TEnquèle  ne  le 
nomme  pas  ;  mais  elle  nous  apprend  que  la  femme  de  ce  frère  la- 
vait parfois  de  ses  propres  mains  la  chemise  de  notre  saint,  et  même 
la  lavait  si  bien,  la  lui  rendait  si  blanche,  si  douce  au  toucher,  que, 
craignant  de  s*j  trouver  trop  bien,  Yves  s'empressait  de  FoiTrir  à  un 
pauvre  (déposition  XI^  Monum.,  p.  89). 

Si  le  frère  ne  nous  est  connu  que  pai*  sa  femme,  deux  des  sœurs 
ne  le  sont  que  par  leurs  maris.  Un  jour,  la  «  maison  »  d*Yves 
Haelori,  à  Kermartin,  était  en  grand  émoi.  Devinez  ce  que  c'était 
que  celle  <  maison  »  :  une  famille  de  nomades  ayant  pour  chef  un 
poète  de  grand  chemin,  chanteur  ambulant,  courant  de  bourg  en 
ville  et  de  foire  en  château  débiter  ses  mélodies  rehaussées  des 
sons  d'une  viole,  c'est-à-dire  de  quelque  crincrin  poudreux  ;  on 
l'appelait  Rivallon  le  jon^feur,  nous  dirions  aujourd'hui  le  méné- 
trier. Parti  de  Prisiac  au  pays  de  Vannes,  sa  patrie,  if  errait  à  tra- 
vers la  Bretagne,  traînant  avec  lui  de  ci  et  de  là,  outre  ses  chan- 
sons, une  femme,  Panlhoada  *,  deux  (illes,  Amicie  et  An  Quoânt 
(la  Jolie),  et  deux  fils  dont  l'un  se  nommait  Geofroi.  Un  soir  de 
1292,  cette  tribu  en  quêle  d'un  gile  s'abattit  sur  Kermartin.  Yves 
eut  pour  eux  ces  bontés,  ces  caresses,  prodiguées  par  lui  à  tous 
les  pauvres,  à  tous  les  malheureux  que  Dieu  lui  envoyait.  Si  bien 

martin  de  l'an  1609,  mais  dans  deax  antres  aveux  de  la  môme  terre,  Tnn  de  1550 
et  le  dernier  de  1638.  Voici  comment  ce  grand  jarisconsnlte,  le  premier  et  le  plus 
savant  des  feudistes  bretons,  juge  cette  opinion  :  «  Toutes  les  suppositions  de  la  qua- 
lité de  jwfeigneur  en  snint  Yves,  de  partage  à  tenir  en  Ûef  eotnme  juteignvur  d'aîné 
et  de  la  prohibition  de  donner  an  préjudice  des  coUaléranx,  dont  parlent  ces  aveux, 
sont  (dit-il)  pures  rêveries  avancées  par  des  gens  qui  n'y  connaissent  rien,  •  (Archives 
départementales  des  Côtes-du-Nord,  fonds  de  Tévéché  de  Tréguer). 

2.  Ou  Panthonada  ;  mais  jene  pois  adopter  l'orthographe  Panthonada  suivie  dans  le 
texte  des  Monum.,  car  la  leçon  Panlhoada  qu'on  y  trouve  p.  99,  prouve  clairement  que 
Tu,  placé  au  milien  de  ce  mot  (entre  Vo  et  Va)  dans  les  manuscrits  de  TEnquète  et 
dn  Rapport  des  cardinaux,  ne  représente  en  réalité  ni  v  ni  n,  mais  doit  rester 
tt  comme  il  est  écrit. 


LES  DATES  DE  LA  VIE  DE  SAINT  YVES  335 

reçue,  la  tribu  resta  quelques  jours  pour  se  refaire.  Le  père  mou- 
rut, la  iribu  resta  de  plus  en  plus...  elle  était  encore  là  en  1303. 
Mais  elle  paya  en  soins  assidus,  en  affection  tendre  et  pieuse,  l^iné- 
puisable  hospitalité  du  saint.  — Un  jour  donc,  Talarme  était  grande 
dans  la  tribu.  Une  semaine  auparavant,  Yves  s*était  comme  d'habi- 
tude relire  dans  sa  chambre  pour  prier  et  étudier,  depuis  lorsl  il 
n'avait  pas  reparu  ;  n'ayant  rien  là  pour  boire  ou  manger,  ir devait 
être  mort  d'inanition.  ËQ  vain  contre  la  porte  fermée  on  appelait,  on 
heurtait  :  nulle  réponse.  Âmicie  etPanthoada  coururent  à  Tréguer 
chercher  révêque,qui  vint  avec  quelques  chanoines  et  n'obtint  rien. 
On  recourut  alors  à  l'un  des  beaux«frères  du  saint,  appelé  Yves 
Conan  *.  Ne  pouvant  forcer  la  porte,  Conan  dresse  une  échelle 
contre  la  fenêtre,  brise  le  châssis  et  tombe  par  là  dans  la  chambre, 
où  il  trouve  le  saint  en  bon  état,  frais  et  dispos,  mais  fort  mécon- 
tent de  se  voir  ainsi  arraché  à  sa.  prière  ou  plutôt  à  son  extase. 
Aussi  dit-il  à  son  beau-frère  fort  doucement  (il  parlait  toujours 
avec  douceur)  ce  seul  mot  :  «  Plût  à  Dieu  qu'en  cette  rencontre  tu< 
eusses  été  malade  !  »  —  L'Enquête  n'a  pas  conservé  la  réponse 
du  beau-frère. 


XIV 


Deuxième  beau-frère.  —  «  Certain  été,  par  un^temps  de  grande 
<  cherté,  monsieur  Yves  n'avait  plus  rien  à  donner  aux  pauvres  ; 
«  il  ne  lui  restait  absolument  qu'un  cheval  employé  à  la  culture  de 
<c  ses  terres.  Il  vint  de  Kermartin  à  Tréguer  trouver  un  bourgeois 
«  appelé  Rivallon  Traquin(ou  Tranquie),  qui  avait  éponsé  sa  sœur, 
ce  II  dit  à  Traquin  :  «  Achetez  mon  cheval.  >  Ce  bourgeois  se  mo- 
c<  qua  de  lui  :  «  Êtes-vous  fou,  s'écria-t-il,  de  vouloir  vendre  votre 


1 .  «  Tune  Yvo  Conan,  sororias  ipsius  domini  Yvonis,  fregit  fenestram  ipsios  ca- 
mere^  >  elc.  (BolL  Mail  JV,  p.  550,  F,  édit.  de  Paris).  —  Dans  les  Monum,  orig*  de 
Vhist,  de  S.  Yves,  ce  passage  de  la  déposition  XLI  est  donné  comme  suit  :  c  Tune, 
Yvonis  cameram  [adiens],  sororias  ipsius  domini  Yvonis  fregit  fenestram  ^sius 
camere  »  etc.  {Monum.,  p.  100).  La  leçon  dos  Bollandistés  nous  semble  meilleure. 


336  LES  DATES  DE  LA  VIE  DE  SAINT  YVES 

«  cheval  pour  donner  aux  pauvres  !  »  Peu  ému  de  ces  railleries^ 
«  monsieur  Yves  insista,  le  bourgeois  acheta  le  cheval  cinquante 
«  sols  ^  Aussitôt  le  prix  convenu  ou  compté,  monsieur  Yves  revint 
t  chez  lui  en  toute  bâte,  après  avoir  prescrit  à  sa  sœur  de  lui  en- 
«L  voyer  pour  dix  sols  *  de  pain  à  distribuer  aux  pauvres,  car  les 
«  pauvres  en  foule  le  suivaient  partout.  »  —  Ce  récit  fut  fait  à 
TEnquëte  par  Denys  Jameraî,  confrère  de  Traquin,  c'est-à-dire 
bourgeois  de  Tréguer  (déposition  xxxii,  Monum.j  p.  83-84). 

La  dernière  sœur  dont  il  nous  reste  à  parler, Catherine  Haelori, 
était  peut-être  l'atnée  de  la  famille  et  certainement  celle  du  saint, 
âgée  de  quatre-vingts  ans  lors  de  l'Enquête,  donc  née  en  1250. 
En  1330  elle  habitait  la  paroisse  de  Hengoat,  près  de  la  Roche- 
Derien,  et  avait  un  mari  nommé  Yves  Alain,  à  qui  l'on  ne  donne 
dans  l'Enquête  nul  titre,  nulle  qualification,  pas  noble  par  conséquent 
ou  d'une  noblesse  très  médiocre.  Elle  conservait,  avec  un  soin  et 
un  respect  religieux,  le  chaperon  de  son  illustre  frère.  Un  jour , 
Alice  Billon,  de  la  paroisse  de  PloêzaI,  vint  chez  Yves  Alain.  Huit 
jours  plus  tôt^  elle  avait  été,  la  nuit,  mordue  au  cou  par  un  rep- 
tile venimeux,  sans  doute  une  vipère  :  elle  était  enflée  de  partout, 
souffrait  cruellement,  se  sentait  tout  près  de  mourir.  A  sa  prière, 
«  Yves  Alain  dit  à  sa  femme  :  c  Apportez  le  chaperon  de  monsieur 
Yves.  >  On  le  posa  sur  Alice^  ses  douleurs  diminuèrent  sur-le- 
champ,  le  lendemain  malin  elle  était  guérie.  En  déposant  de  ce 
fait  dans  l'Enquête,  Catherine  Haelori  ajoute  que  pareille  chose 
est  arrivée  à  plusieurs  autres  malades,  sur  lesquels  elle  avait  posé 
le  chaperon  de  son  frère  (dépositions  cxxvi,  cxxvii,  Monum., 
p.  192,  193). 

Des  trois  beaux-frères  d'Yves  aucun  n'est  qualifié  noble.  Yves 
Conan  habile  Tréguer  et  doit  avoir  été^  comme  Traquin,  bourgeois 
de  celte  ville..  Yves  Alain  ressemble  bien  à  un  marchand  enrichi 
de  la  Roche-Derien,  retiré  sur  ses  vieux  jours  dans  un  manoir 


1.  Valeur  correspondante^  250  francs  environ  au  pouvoir  actuel  de  Targenl. 

2.  Environ  50  francs^  valeur  actuelle. 


LES  DATES  DE  LA  VIE  DE  SAINT  YVES  337 

champêtre.  Pour  la  belle-sœur,  comme  elle  ne  semble  point  avoir 
lavé  les  chemises  du  saint  par  piété,  mais  plutôt  par  complaisance, 
il  y  a  lieu  de  croire  que  ni  elle  ni  son  mari  ne  tenaient  grand  état. 
Bref,  la  condition,  le  train  de  vie  des  frères  et  sœurs  dii  grand 
Yves  parait  avoir  été  fort  modeste  :  ce  qui  nous  confirme  dans  Tidée 
que  la  fortune  de  la  famille  Tétait  de  même. 


XV 


Cependant,  beaucoup  des  témoins  de  TEnquêle,  après  avoir  rap- 
porté les  prodigieuses  austérités  d'Yves,  se  plaisent  h  ajouter  que 
cette  vie  misérable  était  de  sa  part  absolument  volontaire,  vu  qu'il 
avait  de  bons  biens  et  de  beaux  revenus,  assez  pour  vivre  grasse- 
ment, délicatement,  et  que,  s'il  l'avait  voulu,  il  eût  pu  se  gorger  à 
souhait  de  vin  et  de  viande,  au  lieu  de  ronger  son  pain  bis  trempé 
d'eau  claire  ;  se  couvrir  d'habits  somptueux,  au  lieu  de  son  gros 
drap  de  bureau;  se  pavaner  auprès  de  l'évèque  sur  un  beau  cheval, 
au  lieu  de  piétiner  péniblement  avec  les  valets  ;  se  coucher  molle- 
ment dans  un  lit  de  plumes,  au  lieu  de  se  meurtrir  les  côtes  sur 
sa  claie,  sa  paille  et  ses  copeaux  i.  Cela  suppose  aux  mains  de 
saint  Yves  une  large  fortune  :  mais  de  quelle  source? 

Tous  les  témoins  qui  entrent  à  cet  égard  dans  quelque  détail  en 
marquent  deux  :  ses  revenus  ecclésiastiques,  ses  deniers  patrimo- 
niaux (reddtlu«ecdma«(tco5  et  patrimoniales^  déposition  i,  ifontim., 
p.  10),  ou,  comme  disent  d'autres,  une  bonne  cure  et  un  bon  pa- 
trimoine {bonam  ecclesiam  et  bonum  patrimonium^  déposition  vi, 
p.  26).  Aucun  n'a  distinctement  évalué  le  patrimoine.  Quant  à  la 
cure,  qui  est  celle  de  Louanec,  un  témoin  (Pierre  Ârnou,  vicaire  de 
la  cathédrale  de  Tréguer)  dit  qu'elle  valait  «  50  livres  de  ferme  et 


t . Voir,  entre  autres,  déposUioos  l,  Monum.,  p.  10  ;  VI.  26  ;  VII,  29  ;  VIII,  31  ;  XVI,  47  ; 
XX,  60;  XXVII  71  ;  XXX,  76  ;  XXXÎ,  79;  L,  120. 


338,  LBS  DATES  DE  LA  VIE  DE  SAUfT  YVES 

plus  ^  »  ;  on  autre  (Hamon  Nicolas)  qa'avec  son  revenu  «  on  pouvait 
faire  «  une  dépense  de  100  livres  par  an*.  »  Ces  deux  évaluations 
ne  sont  contradictoires  qu'en  apparence.  La  seconde  parie  du  rêve  - 
nu  total  et  complet,  du  revenu  brut,  sans  tenir  compte  des  chargées  — 
frais  de  culte,  pensions,  fondations,  réparations,  etc.  —  qui  dans 
une  paroisse  de  cette  importance  étaient  considérables. La  première, 
au  contraire,  parle  du  revenu  net,  restant  —  toutes  charges  dé« 
duites  —  à  la  libre  disposition  du  titulaire.  De  ce  chef  donc  Yves 
aurait  eu  un  revenu  annuel  de  50  livres^   soit  en  valeur   acluel/e 
environ  5,000  francs.  Un  autre  témoin,  —  Jean  Aiitret,  recteur  do 
Faouet  près  Pontiieux,  —  qui  vil  souvent  le  saint  aux  dernières 
années  de  sa  vie,  lui  attribue  un  revenu  total  de  80  livres  (8,000  fr.) 
en  deniers   patrimoniaux  et  biens   ecclésiastiques,   moitié  d'une 
sorte,  moitié  de  Tautre  '.  Cette  évaluation  s'éloigne  peu  delà  pré- 
cédente, elle  porte  à   40  livres   (4,000  fr.)  le  revenu  annuel  des 
biens  recueillis  par  Yves  dans  la  succession  de  ses  père  et  mère, 
ce  qui,  avec  la  part  échue  aux  puînés,  n'eût  fait  encore,  comme 
nous  Tavons  dit,  aux  mains  du  père  commun,  Haetori,  qu'une  mo- 
deste fortune. 

Dans  le  même  sens  citons  ici  un  curieux  incident  de  la  vie 
de  notre  saint.  Le  roi  de  France  (Philippe  le  Bel)  avait  envoyé  à 
Tréguer  des  gens  et  des  sergents  pour  lever  sur  la  mense  épisco- 
pale  certaines  taxes,  —  extorsion  absolument  inique,  qui  violait 

« 

1.  tt  Bonam  ecclesiam  vocatam  Lobanec,  valentem  L  libras  de  tirmaetuUra  > 
(Tesl.  vu,  ibid,  p.  29.) 

2.  c  Bonam  ecclesiam  vocalam  Lohanec,  que  valet  bene  ad  faciendom  expensam 
centdm  libras.  »  (Test.  VIII,  ibid,  p.  31 .) 

3.  «  Cum  baberet,  tam  in  bonis  palrimonialibus  quam  ecclesiaslicis,  qoalaor 
viginli  libras  in  reddilibas  »  (Itapporl  des  cardinaux^  Monum.,  p.  335, 1.  31-32). 
—  Dans  TEnquéle,  la  dépusition  de  eu  émoin,  comme  nous  Tavons  actuellement, 
porte  :  «  Cum  haberet,  tam  in  bonis  palrimonialibus  quam  ccclesiasticis  quadra- 
ginta  librarum  in  redditibus...  »  {ibii.  p.  120,1.  10).  Les  Cardinaux  ont  compris, 
comme  nous  Tentendons,  ce  passage^  qui  était  peut-être  plus  clair  d^ibos  le  manus- 
crit original  de  l'Enquôle.  Puisque  la  cure  de  Louanec,  seule,  valait  déjà  environ 
50  livres  de  renie,  le  revenu  total  d'Yves,  y  compris  ses  biens  palrimoninnx,  ne  pou- 
vait être  réduit  à  40. 


LES  DATES  DE  LA  VIE  DE  SACNT  YVES  339 

lout  à  la  fois  le  droit  de  l'Église  et  Tindépendance  de  la 
Bretagne.  Yves,  comme  officiai,  résisiail  à  celle  enlreprise  vigou^ 
reusemenl^  même  par  les  voies  de  fait.  Tous^  parmi  les  gens 
d'Eglise,  n'approuvaient  pas  cette  résistance,  plusieurs  redoutaient 
les  menaces  et  la  vengeance  du  roi  de  France,  qui  avait  même  là 
quelques  partisans  cachés,  plus  ou  moins  intéressés.  Â  la  tête  de 
ces  trembleurs  était  le  trésorier  du  chapitre,  Guillaume  de  Tour- 
nemine,  qui  un  jour,  au  plus  vif  de  ces  débals,  rencontrant  notre 

• 

saint,  se  mit  à  lui  chauler  pouille  et  lui  lança  cette  apostrophe  : 
«  Coquin,  coquin,  vous  nous  mettez  en  danger  de  perdre  tous  nos 
«  biens  ;  vous  ne  vous  en  inquiétez  pas,  vous  n'avez  rien  â  perdre  !  '  » 
—  Sans  doute  à  ce  moment  Haelori  de  Kermartin  et  Hadou  sa 
femme  vivaient  encore  ;  mais  si  leur  aîné  eût  eu  à  attendre  d'eux 
une  grosse  succession,  Tournemine  n'eût  pas  parlé  de  la  sorte. 

Pour  saint  Yves,  personnellement,  outre  les  80  livres  de  rente 
ci^dessus  spécifiées,  tant  qu'il  resla  officiai,  il  avait  de  plus  le 
profit  de  sa  charge,  dont  les  témoins  cités  plus  haut  ne  tiennent 
pas  compte,  parce  qu'ils  parlent  seulement  de  revenus  certains  et 
que  c'était  là  un  casuel,  —  mais  casuel  infaillible  et  d'une  valeur 
nullement  négligeable, —  consistant  dans  le  tiers  du  droit  de  sceau 
pour  tous  les  actes  scellés  par  Tofficialité  diocésaine  >.  La  juridic- 
tion ecclésiaslique  avait,  à  celle  époque,  une  si  large  compétence' 
que  ces  actes  se  comptaient  par  milliers  ;  en  admettant  que  ce  droit 
valût  à  Yves  pour  sa  part  60  à  70  livres  par  an  (6  à  7,000  £r.  va- 
leur actuelle),  on  est  certes  plutôt  au-dessous  qu'au-dessus  de  la 
vérité. 

Bref,  tout  bien  compté,  le  saint  officiai  devait  toucher,  bon  an 
mal  au,  environ  150  livres  (une  quinzaine  de  mille  francs),  —  que 
les  pauvres,  bien  entendu,  mangeaient  jusqu'au  dernier  sol, —  sou- 


1 .  «  Coquine^  coquine  1  vos  posuistis  nos  in  periculo perdendi  omni§  qusehabemus, 
cl  hoc  facilis  quia  niiiil  babelis  ad  perdeaduai!  »  (Test.  XLVll,  Monum.  p.  118;. 

2.  Voir  déposilions  i»  ii,  xviu,  xxx,  ibid,  p.  11,  14,  53,  77;  cf,  p.  342. 

3.  Voir  Hopartz,  Histoire  de  saint  Yves,  p.  32-40. 


340  LES  DATES  DE  LA   VIE  DE  SAINT  YVES 

vent  au  delà,  car  quand  il  n'avait  plus  rien,  il  quêtait  ou  il  emprun- 
tait pour  eux. 


XVI 


Un  dernier  mot  sur  un  point  assez  vivement  agité  par  certains 
auteurs. 

Saint  Yves  a  -t-il  faitparlidu  tiers-ordre  de  saint  François  ? 

Je  n'hésite  pas  à  répondre  :  Non. 

La  preuve,  c'est  que,  dans  ce  long  défilé  de  deux  à  trois  cents 
témoignages  qui  constituent  l'Enquête,  pas  l'ombre  d*allusion  à  ce 
fait.  Pourtant  parmi  ces  témoins  il  y  a  deux  Cordeliers  du  couvent 
de  Guingamp,  où  Yves,  dit-on,  eût  «  prins  l'habit  du  tiers-ordre  » 
(Albert  Legrand  et  autres),  tous  deux  très  amis  du  saint,  mais  l'un 
d'eux  surtout  intimement  lié  avec  lui  pendant  plus  de  vingt  ans. 
C'est  ce  frère  Guiomar  Morel  dont  on  a  déjà  parlé  (ci-dessus  §  IX). 
Yves  allait  souvent  le  voir  dans  son  couvent  ;  un  jour  ce  frère  Morel 
s'étant  blessé  à  la  jambe,  il  l'emmena  â  Kermarlin,  l'y  garda  trois 
semaines  pour  le  guérir,  le  soignant,  causant  souvent  avec  lui,  lui 
révélant  (on  l'a  vu)  les  secrets  les  plus  intimes  de  son  âme,  l'his- 
toire de  sa  conscience,  que  le  moine  fit  connaître  dans  l'Enquête. 
Horel  avait  été  gardien  du  couvent  de  Guingamp  :  il  raconte,  non 
sans  plaisir, qu'Yves  y  venait  et  y  couchait  fréquemment*.  Mais  sur 
l'entrée  prétendue  de  notre  saint  dans  le  tiers -ordre,  sur  sa  pré- 
tendue qualité  de  tierçaire,  — néant. 

L'autre  Gordelier,  frère  Guillaume  Roland,  avait  éié  enfanté  à  la 
vie  spirituelle  par  notre  saint  ;  sur  ses  conseils,  ou  plutôt  sur  ses 
instances,  il  était  entré  dans  l'ordre  de  saint  François;  il  parle  d'Yves 
avec  tendresse,  et  quoiqu'il  ne  l'eût  connu  que  dans  les  cinq  der- 


1.  «  Dixit  qaod  sepius  vidit  ipsam  (dominum  YvoDem)  jacenlem  supra  lerram  in 
donio  sua  Fratrum  Minoram  de  Guingampo»  etquamvis  pararenl  sibibonum  lecluin, 
solummodo  appodiabat  se  eidem.  »  (Test,  xxix^  Monum.,  p.  73). 


(  1        "fl   I  ~i  l'TTMilÉilMIl  m  ■■'         -" 


'"*^--*'""       ■  -  ■  •   ■■- - — ^~'-i--i^iV    -Il   - 1    ri     j it\  »i'\,''\'*  ^-''■"^'•''''^'^lî^'Lr  ""iLJiliSJlSiùlÊItlUÊÊâBittr 


LES  DATES  DE  LA   VIE  DE  SAINT  YVES  341 

nières  années  de  sa  vie,  il  relève  certaines  particularités  caractéris- 
tiques échappées  à  tous  les  autres  témoins  (voir  ci-dessus  §¥1).  Hais 
pas  un  mot  d'où  Ton  puisse,  de  près  ou  de  loin,  induire  le  pré- 
tendu tierçage  du  fils  d'Haelori. 

Si  Yves  avait  été  tierçaire^  ce  silence  des  deux  Cordeliers  était 
impossible.  Quant  au  costume  de  notre  saint,  que  le  P.  Albert  Le- 
grand  veut  ramener,  bon  gré  mal  gré,  au  costume  franciscain,  il 
n'eut  jamais  avec  ce  dernier  aucun  rapport  '. 

Ce  qui  est  vrai,  c'est  qu'Yves  en  toute  circonstance  montra  une 
grande  affection  pour  Tordre  de  saint  François.  A  Rennes  il  en  fré- 
quentait le  couvent  ;  c'est  Tenseignementdece  couvent,  c'est  à-dire 
renseignement  franciscain,  qui  remua  son  âme  dans  ses  profon- 
deurs et  la  jeta  avec  une  force  sans  pareille  dans  la  voie  de  la  per- 
fection. De  Kermartin  il  se  plaisait  à  hanter  les  Cordeliers  de 
Guingamp,  et  quand  une  âme  éprise  de  la  vie  spirituelle  se  met- 
tait sous  sa  conduite,  c'est  vers  ce  cloître  qu'il  ta  dirigeait. 

L'ordre  de  saint  François  doit  donc,  de  toute  justice,  garder  dans 
son  bréviaire  la  fête  de  saint  Yves,  comme  celle  d'un  de  ses  plus 
grands  et  de  ses  plus  illustres  amis.  Mais,  pour  autant  que  valent 
l'histoire  et  la  vérité,  il  ferait  bien  de  ne  plus  donner  à  cet  ami  la 
qualité  de  tierçaire,  à  laquelle  il  n'a  pas  droit  et  qui  n'a  pas  droit 
sur  lui. 

Arthur  de  la  Borderie. 

1.  Cf.  Bol).  Mai»  IV  p.  539  BC  (édiU  de  Paris), 


DE  MARSEILLE  AU  HAVRE 


Par  le  chemin  des  écoliers' 


Ofize  heures,  —  Le  déjeuner.  —  Que  de  vides  !  surloul  parmi  les 
dames.  Un  grand  nombre  esl  allé  jusqu'au  vrai  mal  de  mer  indu* 
sivement  —  exclusivement  serait  plutôt  le  mol  exact. 

Toula  coup  la  commandante  annonce  :  —  Une  bande  de  mar- 
souins à  bâbord  el  des  mouettes  à  tribord  I 

On  grimpe  sur  le  ponl,  des  fusils  paraissent»  et  il  s'ensuit  une 
pétarade  plus  bruyante  que  dangereuse. 

Nous  voyons  la  côte  poindre  à  Thorizon.  Notre-Dame  d'Afrique  se 
profile  au  loin.  Nous  ralentissons;  on  sonde. 

Alger  lâ-bas  s'allonge  nonchalamment  sur  le  coteau. 

La  ville  européenne  élégamment  élagée  offre  à  l'œil  son  en- 
semble habituel  de  façades  grises  cl  de  toits  de  couleurs  variées. 
La  première  ligne  de  maisons,  régulière  comme  la  rue  de  Rivoli, 
bâtie  sur  une  deuxième  rangée  inférieure  d^arcades,  n'est  inter- 
rompue que  par  une  place  plantée  d'arbres.  Au-dessus  de  la  ville 
européenne  se  trouve  la  ville  arabe,  qni  tranche  par  sa  couleur 
blauche  éclatante.  A  la  voir  du  bord  on  la  croirait  d^une  propreté 
remarquable  ;  mais  si  la  tète  est  blanche,  les  pieds  sont  noirs,  el  il 
ne  faut  pas  descendre  à  terre  pour  garder  sa  première  illusion. 

Nous  embarquons  le  pilote  et  nous  entrons  dans  le  port.  Le 
Transatlantique  qui  s'y  trouve  esl  pavoisé  el  nous  salue  d'un  coup 

*  Voir  la  livraison  d'oclotre  1886,  pp.  289-296. 


DE  MARSEILLE  AU  HAVRE  343 

de  canon  ;  noire  sirène  lui  répond.  Une  embarcation  tranchant  sur 
le  bleu  de  Teau,  avec  sa  coque  blanche  et  ses  douze  rameurs  en 
blanc,  accoste  à  tribord.  Elle  vient  chercher  le  ministre.  On  se 
groupe  suivant  sa  fantaisie,  et  nous  sautons  dans  une  barque  maniée 
par  deux  Arabes. 

A  rentrée  de  la  ville,  nous  grimpons  un  escalier  monumental  et 
nous  voici  rue  de  Rivoli,  je  veux  dire  rue  de  la  République. 
Comme  tout  bon  croyant  doit  faire,  nous  nous  empressons  d^aller 
saluer  Allah.  La  mosquée  de  la  place  du  gouvernement  est  de 
moyenne  taille,  sombre  et  fraîche  :  quelques  détails  méritent  Tatten- 
tion.  Après  les  préambules  d'usage,  nous  nous  avançons  sur  les 
nattes,  au  milieu  des  Musulmans  proslerués. 

En  sortant  de  la  mosquée,  nous  cherchons  des  véhicules.  Ce 
sont  généralement  des  paniers  d'un  jaune  plus  ou  moins  cru  (plu- 
tôt plus  que  moins)  et  attelés  de  deux  petits  chevaux  ornés  parfois  de 
queues  d'un  chauve  à  faire  rêver.  Nous  partons  cahin-caha  pour  le 
Jardin  d'Essais.  La  physionomie  des  faubourgs  est  curieuse,  avec 
ses  Arabes  à  moitié  nus,  ses  nègres  aux  figures  reluisantes  et  ses 
femmes  voilées.  Un  factionnaire  zouave  sous  son  abri  nous  frappe 
par  sa  mine  crâne.  Au  Jardin  d'Essais,  une  légère  désillusion  nous 
attend.  Ce  jardin  si  vanté  se  compose  uniquement  de  quatre  grandes 
allées  se  coupant  de  façon  à  englober  un  carré,  deux  d'entre  elles 
vont  jusqu'à  la  mer  ;  une  seule,  celle  des  bambous,  est  jolie  et 
ombreuse;  les  autres  sont  en  mauvais  état. 

Nous  partons  pour  Birmandraïs,  petit  village  tranquille  où  l'on 
nous  sert  de  la  chicorée  sous  le  nom  de  café,  puis  nous  visitons 
le  ravin  de  la  Femme  sauvage,  La  route  longe  et  domine  ce  ravin, 
qu'on  devine  plutôt  qu'on  ne  le  vuil  ;  ensuite,  elle  se  déroule  en 
ruban  sur  le  flanc  de  la  colline,  et  l'on  y  jouit  d'une  température 
tout  à  fait  algérienne. 

Retour  par  Mustapha,  où  nous  avons  la  faveur  de  visiter  le 
palais  d'été  du  gouverneur.  C'est  un  bijou.  Les  pièces  sont  dallées  en 
faïences  émaillées,  qui  couvrent  aussi  la  plus  grande  partie  des  mu- 
railles. Chaque  chambre  a  sou  pelil  salon,  éclairé  par  des  fenêtres 


344  DE  MARSEILLE  AU  HAVRE 

mauresques,  plein  de  divans  bas  et  de  bibelots  divers.  Nous  ad- 
mirons le  patio  avec  sa  double  galerie,  les  terrasses  et  les  salons  de 
réception^  d*un  effet  très  réussi.  Âo  grand  étonnementdu  cicérone, 
M.  D***  s'installe  au  piano,  et  nous  faisons  un  tour  de  valse  :  his- 
toire de  dire  que  nous  avons  dansé  à  Mustapha,  chose  rare  et 
enviée. 

Un  détail,  que  Thistoire  me  saura  gré  de  lui  avoir  révélé  : 
H.  Tirman,  gouverneur  de  l'Algérie,  a  dans  sa  chambre  une  petite 
bascule  Quintenz,  miniature,  en  acajou  ;  et  il  se  pèse  tous  les 
jours,  pour  voir  s'il  engraisse  ou  s'il  maigrit.  Nous  avons  examiné 
cette  pièce  curieuse,  chapeau  bas  et  avec  une  respectueuse  attention. 

La  voiture  nous  ramène  à  la  Casbah,  la  citadelle  indigène, 
et  nous  redescendons  à  pied  à  travers  la  ville  arabe,  par  la  rue  de 
la  Casbah,  plutôt  un  escalier  qu'une  rue.  Grande  quantité  d'Arabes, 
assis  près  de  leurs  portes  sur  des  nattes,  se  livrent  à  leurs  occu- 
pations habituelles  :  boire  du  café  et  jouer  aux  cartes.  Le  coup 
d'oeil  est  curieux  ;  l'originalité  et  la  couleur  locale  abondent,  les 
odeurs  aussi. 

Cependant  nous  continuons  à  descendre.  De  petites  ruelles,  vé- 
ritables casse-cous,  croisent  la  grande  artère.  Quelques  maisons 
et  quelques  cafés  borgnes  accrochent  l'œil  par  leurs  murailles,  ba- 
digeonnées en  bleu  cru.  Est-ce  une  tendance  ?  J'ai  déjà  noté  à 
Marseille,  quai  de  Rive  Neuve,  une  guinguette  ainsi  peinte  en  bleu, 
avec  cette  inscription  : 

Hier  ist  das  hihhels  bleue  ! 

(Ici  le  ciel  est  bleu.) 

Traduction  plus  large  :  «  Ici  l'on  voit  tout  eu  rose  quand  on  est 
gris  !  > 

Huit  heures.  —  Nous  sommes  de  retour  à  bord.  Diner  charmant. 
Soirée  calme. 

Onze  heures.  —  Une  barque,  chargée  de  musiciens  couleur  de 


DE  MARSEILLE  AU  HAVRE  345 

cuivre,  armés  d'instruments  du  même  mêlai,  nous  donne  une  séré- 
nade. 

Minuit.  ■—  Sous  prétexte  du  centenaire  de  M.  Glievreul,  nous 
yidons  quelques  flacons  de  Champagne,  à  la  santé  de  cet  illustre 
savant. 

Deux  heures  duinalin.  —  Tout  est  caimo  à  bord.  Alger  s'éloigne 
dans  la  nuit. 


Mardi,  30  août. 

Ce  matin,  à  huit  heures,  remue-ménage  inusité  :  la  machine  est 
arrêtée,  on  lime,  on  démonte,  on  remonte,  on  attend.  Un  charbon- 
nier anglais,  le  Nigdall,  de  Glascow,  nous  offre  la  remorque  ;  il 
est  hué  ! 

On  annonce  une  modification  à  Tilinéraire  :  nous  allons  à  Orao, 
avant  de  toucher  Tanger. 

Pour  faire  oublier  le  temps,  des  jeux  de  société,  si  judicieuse- 
ment appelés  jeux  d'esprit,  s'organisent  de  nouveau  sur  le  pont. 
Les  jeunes  filles  sont  chargées  du  soin  délicat  d'enfermer  dans  une 
bouteille  un  document  humanitaire,  où  il  est  question  de  la  Gas- 
cogne^  du  radeau  de  la  Méduse^  du  Musée  du  Louvre,  et  de  di- 
verses autres  choses.  Le  document  dans  sa  bouteille  est  livré  à  la 
mer. 

Trois  heures.  —  On  lime  toujours,  on  démonte,  on  remonte. 
Enfin,  la  machine  est  en  état,  la  Gascogne  reprend  sa  marche,  — 
et  H.  le  Ministre  son  whist. 

Âpres  le  dîner,  une  sauterie  s'organise,  d'abord  dans  le  Salon  ; 
puis  sur  le  pont,  à  la  lueur  d'une  lampe  Ëddison.  Beaucoup  de  gaieté 
et  d'entrain.  M.  le  ministre  et  sa  suite  s'amusent  comme  de  simples 
mortels.  A  litre  -d'intermèdes,  voici  les  luttes  romaines  et  les 
tableaux  plastiques.  Le  dernier  tableau  représentant  Abel  (M.  le 
B...)  blessé,  pendant  que  Gain  (M.  Dr..,)  s'enfuil,  soulève  une  salve 
d'applaudissements. 

A  minuit  le  combat  cesse  faute  de  combattants. 

TOME  LX  (x  DE  LA  6e  SÉRIE).  23 


346  DE  MARSEaLB  AU  HAVRE 

Mercredi,  1"  septembre. 

Celte  nuit,  à  Irois  heures,  nous  avons  jeté  Tancre  i  Merz-eU 
Kébir,  le  port  d^Oran. 

La  baie  est  commandée  par  un  fort,  situé  à  son  extrémité  ouest: 
la  côte  est  très  aride.  A  neuf  heures^  nous  descendons  à  terre.  En 
attendant  les  calèches  que  la  Compagnie  nous  a  fait  demander,  je 
puis  croquer  un  escalier  très  pittoresque. 

La  route  de  Merz-el-Kébir  à  Oran  a  huit  kilomètres  de  longueur  : 
elle  est  analogue  à  la  Corniche  de  Marseille  comme  position,  mais 
non  comme  entretien.  La  ville  européenne  n'a  rien  de  remarquable. 
Nous  déjeunons  au  restaurant  de  l'Ëlang,  sur  la  promenade  à  cent- 
cinquante  mètres  au-dessus  de  la  mer,  par  une  température  déli- 
cieuse. Après  déjeuner,  en  route  pour  la  ville  nègre.  Elle  est  plus 
curieuse  que  la  ville  arabe  d'Alger,  car  elle  offre  des  types  plus 
variés. 

On  parle  beaucoup  espagnol.  La  plupart  des  femmes  sont  her- 
métiquement voilées  ;  parmi  celles  qui  sont  visibles,  quelques  jo- 
lis minois. 

Entre  temps,  un  marchand  ambulant  nous  interpelle;  un  plateau 
en  cuivre  repoussé  et  ciselé  attire  mes  yeux  ! 

•-*  Combien  ton  plateau  ? 

—  Quarante  francs 

—  Je  t'en  donne  six  francs. 

—  Ce  n'est  pas  possible  1  Comment  voulez-vous  que...  —  Va  te 
promener  ! 

Mon  marchand  y  va,  revient  et  demande  trente  francs;  il  est 
aussi  mal  reçu.  Au  bout  de  quatre  promenades,  j'ai  mon  plateau 
pour  six  francs. 

De  mème^  pour  un  encrier  arabe,  qui  de  vingt  francs  descend 
â  sept.  Ainsi  va  le  commerce  des  curiosités  locales  à  Oran. 

Nous  repartons  en  voilure,  par  une  poussière  épouvantable, 
et  nous  arrivons  a  bord,  après  avoir  été  quelque  peu  secoués  en 
canot. 


DE  MARSEILLE  AU  HAVRE  347 

Le  transallanlique  Charks-Quint^  pavoisé,  passe  à  quelques  enca- 
blures, nous  salue  el  pointe  sur  Marseille.  Il  emporte  déjà  quelques- 
uns  de  nos  compagnons  de  voyage. 

Six  heures,  ^  Nous  levons  i*ancre  et  partons  pour  Tanger. 

Soirée  musicale  fantastique  :  quatuors  de  Brahms,  quatrième 
acte  des  Huguenots^  duo  et  chœur  de  Philémon^  quatuor  de  Faust, 
barcarolle  des  Contes  d'Hoffmann,  etc. 

Minuit,  *-  Grog  final.  Bonsoir. 

Jeadi;  2  septembre. 

L  itinéraire  est  changé,  nous  allons  à  Gibraltar.  Le  temps  est 
toujours  au  beau.  A  midi,  Gibraltar  est  à  notre  droite,  tout  près, 
tandis  que  les  côtes  d*Âfrique  sont  encore  en  vue  à  gauche.  Le  ro- 
cher est  fantastique^  mais,  quoi  qu'on  en  ail  dit,  ne  ressemble  que 
de  très  loin  à  un  lion  couché,  A  son  pied  la  ville  anglaise.  De  tous 
côtés,  des  trous  que  la  lorgnette  révèle  :  ce  sont  les  meurtrières  des 
galeries  souterraines  qui  font  de  ce  rocher  le  fort  réputé  (à  tort) 
le  plus  inexpugnable  qui  soit  au  monde.  La  baie  dans  laquelle 
nous  entrons  est  merveilleuse  :  à  droite,  Gibraltar  -,  dans  le  fond, 
deux  villages  espagnols,  la  Linéa  et  San-Felipe  ;  à  gauche  Algésiras. 

En  approchant  de  terre,  nous  remarquons  des  colonnes  de 
grande  hauteur  qui  émergent  contre  la  montagne.  Ce  s^rii,  nous 
expliquent  les  bateliers,  les  cheminées  de  ventilation  d(;s  galeries 
souterraines. 

Après  les  formalités  d'usage,  (car  il  faut  un  permis  pour  entrer 
à  Gibraltar,  sous  peine  d'une  amende  d'une  livre  sterling  par  tète,) 
nous  prenons  un  guide  et  des  voitures.  Ce  chemin  vers  la  pointe 
de  l'Europe  est  féerique,  plus  beau  certainement  que  celui  de  Mo- 
naco à  MentoUw  On  domine  toute  la  rade,  dont  la  vue  est  superbe. 
Les  ravins  succèdent  à  des  cottages  qui  rappellent  ceux  de  Jersey. 
Il  n'y  a  à  gâter  le  paysage  que  les  casernes,  les  gymnases  et  les 
habits  rouges. 

Retour  par  TAlameda,  où  s'élève  le  monument  de  Wellington. 
Il  est  composé  d'on  buste  sur  une  colonne,  de  deux  obusiers  à 


348  DE  MARSEILLE  AU  HAVRE 

droite  et  à  gauche,  el  d'un  canon  en  avant.   Un  bouclier  en 
bronze  porte,  en  substance  et  en  latin,  Tinscription  suivante  : 

(c  Wellesley,  duc  de  Wellington,  fameux  général,  libéra  le  soi  de 
«  TEspagne,  en  en  chassant  les  Français;  les  battit  de  nouveau  en 
«  Belgique  et  délivra  le  monde,  à  Waterloo,  du  tyran  qui  l'oppri- 
«  mait.  Lui  et  les  armes  anglaises  ont  bien  mérité  du  genre  hu- 
«  main.  » 

Inscription  bien  prétentieuse  pour  un  monument  aussi  mesquin! 
D'ailleurs,  si  les  Anglais  ont  voulu  élever  un  monument  au  libéra- 
teur de  TËspagne,  la  pudeur  leur  demandait  de  ne  pas  le  faire  a 
Gibraltar.  Aoh  !  Yes  ! 

En  rentrant,  nous  croisons  les  voitures  du  gouverneur,  mises  à 
la  disposition  du  Ministre  et  de  sa  suite,  qui  constate  par  lui- 
même  Télat  des  galeries  souterraines  que,  faute  de  temps,  nous  ne 
pouvons  visiter.  D'après  les  dires  unanimes  de  nos  camarades  de 
voyage,  parmi  ^lesquels  de  nombreux  ingénieurs,  les  galeries  ne 
paurraient  pas  résistera  l'ébranlement  des  détonations.  Les  Anglais 
le  savent  bien  et  ne  tirent  jamais,  sous  aucun  prétexte,  même  à 
poudre.  Ce  rocher,  formidable  en  apparence,  n'est  donc  qu'un  beau 
décor  de  théâtre. 

Il  y  a  à  Gibraltar  des  provisions  de  bouche  pour  sept  ans,  six 
mille  soldats  et  cinq  cents  bouches  à  feu,  étonne  tirera  jamais  un 
seul  coup  de  canon. 

Du  centre  même  de  Gibraltar,  il  faui  un  quart  d'heure  pour  ar- 
river à  la  frontière  espagnole.  Les  sentinelles  des  deux  nations  sont 
à  deux  cents  mètres  les  unes  des  autres,  et  séparées  par  une  langue 
de  terre  plate  sans  culture,  aussi  large  que  longue. 

La  Linéa  est  un  village  espagnol,  sale  et  tranquille  comme  tous 
les  villages  espagnols. 

Rentrés  à  Gibraltar,  nous  y  prenons  des  glaces  parfumées  au  persil. 

Le  général  gouverneur  (aoh  1  yes  !)  et  sa  maison,  sont  invités  à 
luncher  à  bord  :  ils  arrivent  à  neuf  heures.  Tout  le  monde  est  en 
habit.  Deux  officier5  (aoh  !  yes  !)  assez  jolis  garçons,  suivent  le  gé- 
néral, ainsi  que  ses  trois  filles.  (Aoh  !  yes  !)  Champagne,  gâteaux, 
musique  variée,  shake  hands,  aoh  !  yes  !  Bonsôar  I 


DE  MARSEILLE  AU  HAVRE  349 

Vendredi,  3  septembre. 

A  six  heures  du  matin,  nous  jetons  l'ancre  à  Tanger.  La  côle  est 
ornée  de  dunes  peu  élevées  à  Test,  un  promontoire  la  termine  à 
Touesl.  La  ville,  qui  est  en  face,  n'a  rien  de  remarquable. 

H.  Féraud,  noire  ambassadeur,  et  le  personnel  de  Tambassade 
arrivent  à  bord  en  grand  uniforme.  Peu  de  temps  après,  descendus 
à  terre,  nous  pataugeons  dans  le  pittoresque  et  la  malpropreté.  Une 
rue  très  accidentée  nous  mène  à  la  casbah  ;  nous  montons  en  corps, 
ministre  et  ambassadeur  en  tête,  et  précédés  d*un  des  soldats  at- 
tachés à  l'ambassade,  qui  écarte  les  gamins  à  grands  coups  de  bâton. 
En  roule,  rencontre  d'un  vieux  nègre,  qui  fait  concurrence  à  M.  Che- 
vreul  :  il  a  cent  cinq  ans^  et  son  âge  lui  vaut  une  ample  moisson  de 
sous  et  de  piécettes. 

Nous  arrivons  au  palais  du  pacha,  que  nous  avons  la  faveur  rare  de 
visiter.  A  l'entrée, après  quelques  arches,  on  aperçoit  une  saillie  de 
pierres  élevée  d^un  mètre  et  recouverte  de  nattes  et  de  coussins. 
C'est  l'endroit  où  Ton  rend  la  justice.  Nous  pénétrons  dans  les  ap- 
partements du  pacha  :  les  murailles  sont,  en  grande  partie,  ouvra- 
gées comme  de  la  dentelle  ;  malheureusement  pour  Tart,  depuis 
quelques  années  on  les  badigeonne  à  la  chaux.  Les  plafonds,  aussi 
mal  entretenus,  sont  des  merveilles  de  marqueterie. 

Le  pacha,  grand  vieillard  aux  manières  affables  et  majestueuses, 
nous  n  çoit  fort  bien.  La  veille  avait  eu  lieu  le  mariage  de  son  fils, 
mariage  précédé  de  grandes  fêtes  qui  ont  duré  trois  jours,  et  dans 
lesquelles  ont  figuré  dix  mille  cavaliers. 

Nous  redescendons  par  la  prison  des  femmes  dont  nous  forçons 
la  consigne. 

Elle  est  gardée  à  l'extérieur  par  deux  ou  trois  hommes  et  à  Tin- 
lérieur  par  une  vieille  négresse,  qui  n'a  pas  l'air  enchanté  de  nous 
voir.  Cette  prison  se  compose  d'une  cour,  sur  laquelle  donnent  par  des 
baiessansfermeturedescases,  grandes  comme  des  cabines  de  navire  ; 
quelques  cases  contiennent  deux  ou  trois  prisonnières  ;  d'autres 
sont  vides.  Dans  l'une  d'elles,  une  prisonnière  isolée  est  assise 


350  DE  MARSEILLE  A0  HAVRE 

tristement  sur  sa  natte;  auprès  d'elle,  à  terre,  ses  babouches  et  une 
tasse  de  café.  Je  lui  parle  en  espagnol,  mais  n'en  puis  rien  tirer; 
H^^  Santelli  Tinterroge  en  français  que  la  prisonnière  comprend 
encore  moins,  mais  elle  lui  parle  si  aimablement,  que  la  pauvre 
fille  se  met  à  pleurer.  Elle  est  délicieusement  jolie. 

En  sortant,  nous  nous  renseignons  sur  elle  près  d'un  vieux  qui 
parle  notre  langue. 

—  Elle  a  fait  quelque  chose  de  pas  bien. 

—  Quoi  donc  ? 

—  Elle  a  volé  du  varech. 

—  Pour  combien  de  temps  en  a-t-elle  ? 

—  Pour  trois  jours. 

—  Pauvre  femme,  elle  pleure  ! 

—  Oh  !  répond  le  vieux,  philosophiquement,  j'ai  été  en  France 
et  j'ai  vu  aussi  des  prisonniers  qui  pleuraient. 

Somme  toute,  régime  assez  maternel. 

Pendant  ce  temps,  une  autre  partie  de  la  caravane  visitait  la 
prison  des  hommes.  On  y  entre  par  une  salle  où  trois  ou  quatre 
gardiens  sans  armes  jouent  sur  des  nattes.  Les  prisonniers  sont 
ensemble,  dans  une  grande  salle  qui  prend  le  jour  et  l'air  par  le  mi- 
lieu  du  toit.  Pas  de  porte  d'entrée,  mais  une  fenêtre  cintrée  qu'on 
fait  sauter  au  prisonnier.  Les  détenus  portent  des  fers  ;  deux  an- 
ciens ferraient  un  nouvel  arrivé,  qui  les  aidait  lui-même,  et  cela 
sans  qu'aucun  gardien  assistât  au  travail.  Au  Maroc,  la  plus  grande 
durée  de  l'emprisonnement  est  de  cinq  ans. 

Gomme  nourriture^  ils  ont  des  farines  et  du  riz,  mais,  en  fait 
d'eau,  ils  ont  juste  une  gargoulette  par  jour  et  par  tète.  C'est  dire 
que  les  ablutions  y  sont  chose  inconnue. 

Régime,  somme  toute,  assez  paternel. 

Le  porteur  d'eau  est  un  des  types  les  plus  curieux  de  Tanger. 
Ce  sont,  d'ordinaire,  de  grands  nègres  robustes,  vêtus  très  sommai- 
rement^ portant,  comme  une  gibecière,  une  peau  de  cochon  pleine 
d'eau  et  une  sonnette  pour  signal. 

Notons  que  Tanger  possède  un  réseau  téléphonique  assez  déve- 
loppé et  qu'il  n'y  a  pas  de  télégraphe. 


DE  MARSEILLE  AU  HAVRE  351 

Réception  fort  aimable  à  Fambtfdsade,  dont  M,^^  et  If^^^  Féraod 
nous  font  gracieusement  les  honneurs.  Tout  le  personnel  vient  dé- 
jeuner à  bord.  Au  fumoir  se  passe  une  scène  touchante.  H.Féraud 
reconnaît  dans  le  colonel  Glapeyron  un  officier  qui,  en  1859,  Ta 
soigné  et  sauvé  d'une  insolation  dans  le  désert.  Il  Tembrasse  et 
envoie  sa  fille  Tembrasser.  Nous  applaudissons. 

—  Maintenant  dit  le  colonel  je  suis  payé  ! 

La  sirène  jette  sa  noie  stridente  dans  Tair  et  la  barque  qui  porte 
l'ambassade  s'éloigne  du  bord. 

Trois  heures,  —  Voici  le  champ  de  bataille  de  Trafalgar.  Le 
ciel  est  clair,  la  mer  unie,  la  brise  légère...  Quels  rapprochements 
Ton  pourrait  faire  s'ils  n'avaient  été  faits  si  souvent  ! 

Soirée  musico -littéraire. 

Samedi,  i^eptembre. 

A  neuf  heures  du  matin  la  côte  de  Portugal  est  en  -vue  :  nous 
sommes  enfin  dans  le  Tage.  La  couleur  des  eaux  est  la  seule  chose 
qui  nous  l'indique  ;  on  se  croirait  dans  une  immense  baie. 
En  avançant,  nous  laissons  d'un  côté  le  barrage  et  de  l'autre  la 
merveilleuse  tour  gothique  de  Bélem.  Lisbonne  offre,  à  notre  gauche, 
un  panorama  magnifique  ;  le  fleuve  élargi  nous  donne  une  rade  de 
douze  kilomètres:  c'est  une  des  plus  belles  qu'il  j  ait  au  monde; 
il  n'y  manque  que  l'animation. 

Les  Messageries  maritimes  nous  facilitent  les  moyens  de  visiter 
la  ville  et  mettent  leurs  vapeurs  à  notre  disposition,  avec  une  ama- 
bilité patriotique. 

Mous  voici  à  terre.  La  ville  est  très  propre  et  bien  bâtie  ;  mais, 
de  même  que  sa  rade,  elle  manque  d'animation.  Nous  montons 
l'avenue  de  la  Liberté,  qui  a  la  prétention  de  faire  pins  tard, 
beaucoup  plus  tard,  concurrence  aux  Champs-Elysées.  Puis  nous 
visitons  l'église  Saint-Roch.  Une  des  chapelles  de  cette  église  est 
une  pure  merveille.  Elle  a  été  faite  à  Rome  et  finie  en  l'an  1744. 
On  y  trouve  trois  belles  copiea  de  mosaïques  de  Saint-Pierre  :  le 
Baptétne  de  saint  Jean,  de  Guido  Réni  ;  V Annonciation,  de  Michel- 


352  '  DE  MARSBILLE  AU  HAVRE 

Ange,  et  la  Descente  du  Saint-Esprity  de  Raphaël.  L'autel  est  en 
pierre  précieuses:  lapis-lazuli,  onyx,  agate  ;  les  colonnes  en  la- 
pis-lazuli.  La  chapelle  a  été  montée  à  Rome,  bénite  par  le  pape,  qui 
y  a  dit  la  messe,  puis  elle  a  été  démontée  et  apportée  à  Lisbonne 

Le  reste  de  l'église  Saint-Roch  est  ua  chef-d'œuvre  de  mauvais 
goût. 

Le  fameux  réservoir  Mai  d'Agoa  que  l'on  nous  fait  visiter  a^  comme 
principal  et  unique  mérite,  d'avoir  résisté  au  tremblement  de  terre 
du  siècle  dernier. 

En  nous  rendant  à  Bélem,  nous  rencontrons  un  enterrement.  Les 
carrosses,  de  tout  point  pareils  à  ceux  du  siècle  dernier,  sont  dorés, 
décorés  de  sujets  mortuaires,  et  traînés  par  deux,  quatre  ou  six 
mules  couvertes  de  pompons  et  de  filets  noirs. 

Les  porteuses  représentent  le  seul  type  original  qu'il  y  ait  à  Lis* 
bonne.  Elles  portent  sur  la  tète  d'assez  fortes  charges,  leur  costume 
est  curieux  et  leur  démarche  est  loin  de  manquer  de  grâce. 

Une  affiche  annonce  une  course  de  taureaux,  pour  demain  di- 
manche, à  quatre  heures  et  demie;  mais  malheureusement  nous  par- 
tons à  cinq,  il  n'y  faut  pas  songer. 

Nous  arrivons  à  Bélem.  C'est  un  faubourg  de  Lisbonne,  avec 
la  tour  gothique  dominant  le  fleuve,  et,  non  loin,  le  cou- 
vent des  Hiéronymes.  La  porte  latérale  de  l'église  de  ce  couvent 
nous  donne  un  avant-goût  des  beautés  qui  nous  attendent  dans  l'in- 
térieur. Du  vestibule  obscur  nous  passons  au  cloître,  largement 
éclairé.  L'effet  est  féerique.  Un  cri  d'admiration  s'échappe  de  nos 
poitrines.  Je  n'ai  rien  vu  d'approchant,  ni  à  Pise,  ni  à  Florence, 
ni  à  Rome.  Qu'on  se  figure  une  immense  cour,  pleine  de  verdure 
et  entourée  d'un  cloître  dont  les  piliers  ^ont  délicieusement  œu- 
vres; les  arcades  d'une  courbe  gracieuse  et  les  voûtes  s^entrecoupent 
dans  tous  les  sens.  Au-dessus  un  second  étage  de  cloître,  plus  fin 
et  plus  délicat  encore,  dont  chaque  arcade  est  divisée  en  deux  par  une 
petite  colonne  reposant  sur  la  clef  de  voûte  inférieure.  Le  tout  est 
travaillé  avec  goût  et  richesse,  mais  sans  profusion.  La  pierre  doit 
à  la  nature  et  au  temps  une  teinte  chaude  et  rosée  que  je  n'ai  vue 


DE  MARSEILLE  AU  HAVRE  353  ' 

nulle  part,  et  qui  aide  a  faire  de  cet  ensemble  une  des  choses  les 
plus  parfaites  qu'il  soit  donné  d'admirer.  Le  cloître  a  été  nouvel- 
lement restauré  :  ce  travail  de  restauration  fait  le  plus  grand  hon- 
neur à  son  auteur,  qui  a  agi  avec  intelligence,  science  et  discrétion. 
Le  style  est  un  mélange  de  gothique  et  de  mauresque. 

L'église  est  belle,  mais  nous  restons  sous  l'impression  duclottre. 
Cet  ancien  couvent  sert  actuellement  d'orphelinat.  C'est  la  Real  Ca* 
sa  Pia, 

De  retour  à  bord,  nous  y  trouvons  le  ministre  des  affaires  étran- 
gères de  Portugal,  fortement  décoré,  et  le  personnel  de  l'ambas- 
sade. Dîner  officiel. 

Nous  débarquons  demain  le  ministre  des  postes,  qui  a  constaté 
tout  le  temps  par  hii-mâme  surtout  la  bonne  humeur  générale  et 
s'en  déclare  satisfait.  Il  en  fera  l'objet  d'un  rapport  au  prochaitf* 
conseil  de  TÉlysée. 

Un  ministre  perdu,  un  de  retrouvé.  Nous  ramenons  en  France 
M.  Billot,  noire  ambassadeur  à  Lisbonne  ;  lêlefioe  et  distinguée  de 
diplomate. 

Dernières  nouvelles  :  nous  ne  partirons  demain  que  dans  la  soi- 
rée et  nous  pourrons  voir  la  course  de  taureaux.  Hip  !  Hurrah  ! 


Dimanche,  5  septembre. 

Notre  matinée  se  passe  à  courir  d'église  en  église.  Après  déjeu- 
ner, nous  visitons  le  jardin  d'acclimatation,  qui  est  assez  joli. 
J'aurais  bien  voulu  constater  si,  en  Portugal  comme  en  France,  le 
militaire  est  le  complément  indispensable  de  la  bonne  d'enfants  ; 
rheure  n'est  malheureusement  pas  propice  à  cette  étude,  qui  res- 
te encore  à  faire.  Notons  la  grande  ressemblance  qui  existe  entre 
les  uniformes  de  l'armée  portugaise  et  ceux  de  l'armée  prussienne. 

Nous  voici  au  cirque.  Les  courses  de  taureaux  en  Portugal  ne 
sont  que  le  prélude  des  courses  espagnoles.  On  pique  le  taureau 
de  banderillas,  et  on  le  renvoie  d'une  manière  assez  curieuse: 
six  bœufs,  ayant  au  cou  de  grandes  cloches  sourdes,  sont  amenés 


354  DE  MARSEILLE  AU  HAVRE 

dans  Tarène.  Ils  connaissent  lear  métier,  courent  se  placer  à  droite 
et  i  ganche  du  taureau,  et  des  valets  en  gilet  rouge  et  bonnet  vert 
ramènent  le  tout  au  toril. 

Une  seule  course  a  été  vraiment  palpitante  ;elle  a  été  fournie 
par  un  amateur,  Excellentissimo  Sinor  Don  Luis  do  Vego,  qui,  à 
cheval  et  en  habit  de  ville,  est  venu  planter  des  banderillas  dans 
le  cou  d'un  taureau.  Son  cheval,  bëte  superbe,  augmentait  les  diffi- 
cultés, par  de  vigoureuses  défenses.  À  un  moment,  cris  d'effroi  :  le 
cheval  tombe  sur  le  côté,  mais  il  est  magistralement  relevé  par 
Texcellentissimo  Sénor.  Applaudissements  frénétiques.  On  lui  jette 
des  fleurs,  des  éventails  et  des  chapeaux  qu'il  rend  par  honnêteté. 

Il  paraît  qu'en  Espagne  on  jette  aux  toreros  des  bijoux  précieux; 
îciy  les  Portugais  (toujours  gais),  sont  plus  modérés  :  ils  jettent  des 
allumettes,  des  cigares,  quelquefois  des  bonbons.  Il  faut  dire  aussi 
que  les  courses  d*ici  sont  jeux  d*enfanls,  comparées  aux  courses 
espagnoles. 

A  bord,  dtner  d^adieu  au  Ministre  des  postes.  Au  moment  du 
Champagne,  M.  Chabrier,  au  nom  de  la  Compagnie  transatlantique, 
remercie  le  Ministre  d'avoir  bien  voulu  constater  par  lui-même 
tout  ce  que  raconte  ce  journal.  Dans  une  réponse  spirituelle,  le 
Ministre,  renversant  les  rôles,  remercie  la  Compagnie,  ses  agents 
et  même  la  machine  de  la  Gascogne^  qui,  par  ses  légers  caprices, 
nous  a  permis  de  faire  plus  d'escales  que  nous  n'en  pouvions  espé- 
rer. 

Nous  perdons,  en  même  temps  que  le  Ministre,  les  intendants, 
Legros  et  Bocquet,  et  l'ingénieur  Noircarme  ;  ce  qui  augmente  nos 
regrets.  Adieu  donc  ! 

L'intendant  Bocquet  nous  répond  :  «  Messieurs,  ne  dites  jamais 
adieu^  mais  au  revoir.  A  Reischoffen,  j'ai  eu  la  hanche  brisée  j^ar 
une  balle  et  je  suis  resté  étendu  sur  un  talus,  pendant  quo  les 
troupes  passaient.  Un  de  mes  amis  est  venu  me  serrer  la  main  et 
m'a  dit  :  «  Adieu  !  >^  Je  me  suis  cru  perdu,  alors,  mais  alors  seule- 
ment. Une  fois  guéri,  j'ai  revu  cet  ami  et  lui  ai^  amicalement,  mais 
toujours,  reproché  son  adieu.  » 


DE  MARSEILLE  AU  HAVRE  355 

Nous  retenons  la  leçon  e(  l*anecciote.  Au  revoir  donc,  et  bon 
voyage  ! 

Lundi,  6  septembre. 

La  brume  a  retardé  notre  départ,  qui  avait  été  fixé  en  dernier  lieu 
à  cinq  heures  du  matin.  A  neuf  heures,  nous  levons  l'ancre  et  sa- 
luons au  passage  VOrénoque,  venant  de  Buenos-Ayres. 

La  brise  est  insensible^  la  mer  est  calme  ;  nous  avançons  dans 
la  brume  avec  un  coup  de  sirène  par  minute. 

Deux  heures,  —  La  brume  est  dissipée,  le  vent  est  frais,  nous 
marchons  à  seize  nœuds.  Un  bateau  anglais  de  la  Peninsuktr  C^ 
est  battu  à  plates  coutures.  Vive  la  France  ! 

Nous  passons  au  milieu  des  îles  Berlingas.  La  commission  des 
essais  prend  des  repères.  Nous  partons  à  toute  vitesse  ;  le  véritable 
essai  commence. 

M.  Spencer,  ingénieur  de  la  Compagnie,  un  de  nos  compagnons 
de  voyage,  nous  fait  entendre  quelques  mélodies  de  sa  composi- 
tion. 

Sept  heures.  —  Les  nouveaux  points  de  repère  sont  pris  par  la 
commission.  D'après  les  calculs,  nous  avons  fait,  avec  vent  .debout, 
i8  milles  25  par  heure  ;  résultat  plus  que  satisfaisant. 

Mardis  7  septembre. 

La  mer  est  houleuse  !  Nous  sommes  dans  le  Golfe  de  Gascogne. 
Que  d'accidents  !...  On  quitte  la  table  au  milieu  du  déjeuner,  sous 
les  prétextes  les  plus  variés,  les  plus  futiles,  et  même  les  plus  fal- 
lacieux. 

M.  Billot,  dont  la  conversation  est  aussi  charmante  que  la  phy- 
sionomie, nous  donne  quelques  renseignements  rétrospectifs  sur 
Lisbonne.  Les  voitures  d'enterrements,  dont  j'ai  déjà  parlé,  appar- 
tiennent à  des  compagnies  de  pompes  funèbres  et  servent  aux  en- 
terrements même  les  plus  modestes.  Les  personnes  riches  sont  por- 
tées dans  leur  propre  voiture,  suivie  des  carrosses  des  pompes.  On 
laisse  les  deux  portières  ouvertes,  la  bière  est  mise  en  travers^  et 


356  DE  MARSEILLE  AU  HAVRE 

le  cortège  parcourt  les  rues  au  trot,  sans  que  personne  se  dé- 
couvre. 

Mercredi,  8  septembre. 

Nousroulons  un  peu,  mais  la  mer  est  calme  et  le  temps  superbe. 
On  espère  arriver  au  Havre  pour  la  marée  de  ce  soir.  A  midi,  Guer- 
nesey  est  visible  A  tribord  ;  nous  prenons  le  pilote  par  le  travers 
d'Aurigny. 

Un  lunch  est  sorsi  h  cinq  heures. 

Toasts  d'adieu. 

Nous  voici  à  la  Gn  du  voyage,  trop  (ôl  venu  ù  mon  gré.  En  si 
aimable  compagnie,  on  ferait  te  tour  du  monde,  même  en  plus  de 
quatre-vingts  jours.  Le  Champagne  noie  nos  regrets,  mais  nous 
emportons  bon  souvenir  de  Tamabilité  de  nos  compagnons  et  de 
Phospitalité  princière  de  la  Compagnie  transatlantique. 

Sept  heures.  —  La  jetée  du  Havre  est  devant  nous,  couverte  de 

monde.  Dans  un  moment,  nous  aurons  mis  pied  à  terre.  C'est  l'heure 

des  adieux.  Ici  je  ferme  mon  journal,  qui  n'est  pas  une  histoire  ;  car 

ce  voyage,  comme  toutes  les  choses  heureuses,  n'en  a  pas. 

• 

Charles  Dotnel. 


:..:.  ■^:w^i.  »i.«w  v.-v.^asy.st.-ta..»«iB3Li^-rL. 


CROQUIS  MARITIMES 


LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES 


Raoul  BERTHELOT.  -  Jean  LEFAUHÉ. 

(1636.) 

Le  dimanche  20  juillet  1636,  vers  midi,  les  habitants  du  Pou- 
liguen,  et  la  population  des  environs,  semblaient  s'être  donné 
rendez-vous  sur  le  caiL  La  mer  azurée,  calme  et  limpide,  ca- 
ressait légèrement  de  ses  ondes  à  peine  mobiles  le  sable  éblouis- 
sant de  la  plage.  Sur  ce  miroir  éclatant  et  poli,  dont  quelques 
rides  à  peine  altéraient  la  surface,  le  soleil  versait  à  flots  ses 
rayons  irisés.  Au  loin  les  roches  des  Evens,  plus  près  celles 
des  Impairs,  montrant  leurs  tètes  couronnées  de  goémons  verts, 
faisaient  seules  ombre  dans  le  tableau.  Tout  invitait  au  bain 
rafraîchissant  que  l'hygiène  de  l'époque  n'avait  pas  encore  in- 
troduit dans  les  mœurs,  comme  une  obligation  de  la  mode  ou 
du  plaisir. 

Aussi  tel  n'était  point  le  but  de  nos  promeneurs  endimanchés 
qu'attirait  une  légitime  curiosité,  et  le  désir  bien  naturel  de 
connaître  les  circonstances  d'un  combat  soutenu  contre  des 
Espagnols,  avec  lesquels  commençait  la  longue  guerre  dite 
de  Trente  ans. 

*  Voir  la  livraison  d'octohre  1886,  pp.  297-308. 


LA    COURSE    ET   LES   CORSAIRES 

iux-ci  venaient  audacieusement  sur  les  côtes,  que  ne  pro- 
ait  aucune  dérense,  enlever  les  embarcations  de  pécbe 
;s  petits  caboteurs  faisant  le  commerce  du  sel  et  du  vin  de 
i.  Un  succès  qui  pouvait  diminuer  la  téméraire  confiance  de 
nemi  avait  donc,  pour  ces  pauvres  gens,  le  double  attrait 
i  avantage  remporté  par  des  parents,  dos  amis,' puis  l'espé- 
:e  prochaine  de  pouvoir  bientôt  jeter  sans  craintes  leurs 
s  et  gagner  le  pain  de  la  famille. 

u  fond  de  la  jolie  Baie-Blanche,  traduction  du  breton 
ll-guen,  dont  le  village  de  ce  nom  forme  presque  le  contre, 
oyait  n  ung  long  batteau,  en  forme  de  double  chalouppe, 
:q  deux  petitz  mastz  à  chacun  desquels  il  y  avoit  une  en- 
:ne  de  taffetar  bleuf  avec  des  croix  de  taCTelar  blanc,  apposez 
r  marque  de  la  victoire  sur  les  ennemys  du  Roy.  »  La  eha- 
[>e  mesurait  vingt  sept  pieds  de  longueur  sur  six  et  demi  de 
;eur. 

es  groupes  examinaient  cette  pinasse  :  les  hommes  avec  un 
.ain  sentiment  d'orgueil ,  les  femmes  avec  une  pitié  mélangée 
terreur,  car  les  nombreuses  taches  de  sang,  les  éclats  de 
!  produits  par  les  balles  ou  les  piques,  les  débris  de  véte- 
its  attestaient  la  vigueur  de  l'attaque.  Raoul  Berlhelot, 
n  Lefauhé,  «  bourgeois  du  Polligain,  »  et  leurs  compagnons, 

entourés,  cela  va  sans  dire,   racontaient,  pour  la  dixième 

peut-être,  les  péripéties  de  la  lutte  dans  laquelle  chacun 
it  bravement  accompli  sa  tâche. 

'rite  de  la  prise  d'une  de  ses  barques,  du  port  de  trente  ton- 
ux,  chargée  de  diverses  marchandises,  Berthelot,  aidé  de 

ami  Lefauhé,  équipa  deux  chaloupes  montées  par  quinze 
seize  hommes,  «  bien  armez,  munîtîonnez  de  mousquelz, 
jues,  demyes-picques,  lances,  rondaches  et  autres  armes.» 

l'aurore  ils  poussèrent  au  large,  tirent  à  la  rame  douze  ou 
nze  lieues  sans  rien  rencontrer,  et  revinrent  à  la  pointe  de 
château  débarquer  une  partie  de  l'équipage.  Là,  ils  appri- 
t  que   deux  autres  embarcations  espagnoles   croisaient  à 


LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES  359 

Tile  Dumet,  à  une  lieue  du  Pouliguen,  et  résolurent  de  les 
attaquer  le  lendemain. 

Le  dimanche  matin,   Berthelot  partit  avec  une  chaloupe, 
ayant  soin  de  faire  cacher  la  majeure  partie  de  son  monde,  et 
de  ne  laisser  voir  que  les  hommes  nécessaires  à  la  manœuvre. 
Les  Espagnols,  prenant  la  chaloupe  pour  un  simple  marchand, 
la  laissèrent  approcher,  croyant  s'en  emparer  sans  coup  férir. 
Mais  au  commandement  de  Berthelot  «  d'admener  la  voile  de 
par  le  Roy,  »  ils  tirèrent  plusieurs  coups  de  mousquet,  aux- 
quels Berthelot  répondit  vertement  en  ordonnant  Tabordage. 
«  Et  ont  estoppé  ladite  chaloupe  espagnolle,  ou  il  y  a  eu 
un  grand  combat  entre  eux,  tant  de  picques,  lances,  qu*espées, 
coutelatz  ;  et  ont  fait  en  sorte  qu'ils  se  sont  rendus  les  maîtres 
de  ladite  chalouppe,  quelque  résistance  qu'ont  fait  les  Espagnols, 
la  pluspart  desquels estoient  blessez  et  renversez,  ayant  tousj ours 
l'espée  à  la  main.  Et  ont,  lesdits  Berthelot  et  son  équipage, 
veu,  l'autre  chalouppe  espagnole,  de  la  compagnie  d'icelle  par 
eulx  prise,  à  distance  d'environ  la  portée  d'un  canon  moyen, 
qui  a  mis  à  la  voile  et  a  fait  contenance  de  venir  secourir 
l'autre  qui  avoit  rendu  combat.  Mais  comme  ils  ont  veu  qu'elle 
estoit  prise,  ils  ont  fait  large  et  pris  la  mer,  sans  qu'ils  aient 
pu  la  suivre  parce  qu'elle  alloit  à  force  de  rames*.  » 

Berthelot,  qui  parmi  ses  hommes  comptait  cinq  blessés, 
avait  seize  prisonniers,  dont  six  étaient  grièvement  atteints.  En 
signant  son  procès-verbal,  il  a  dit  à  M.  le  procureur  du  roi 
qu'il  «  prétend  droit  de  représailles  sur  ladite  patache  par  luy 
prise.  » 

Encouragés  par  un  aussi  heureux  début,  nos  deux  capitaines, 

prenant  goût  à  ces  aventureuses  expéditions,  demandèrent  au 

cardinal  de  Richelieu,  intendant  général   de   la   marine,  une 

lettre  de  marque,  qu'il  leur  accorda  sans  difficultés. 

Le  29  août  suivant,  deux  chaloupes  sortaient  encore  du 

1.  Arch.  départ,  série  E.  Registre  de  l'amirauté  de  Guérande. 


jT" 


360  LA   COURSE    ET   LES    CORSAIRES 

port  du  PouDiguen.  Bertbelot,  à  la  tète  de  dix-huil  hommes, 
conduisait  l'une;  Lefaubé,  avec  onze  hommes,  dirigeait  l'autre. 
Au  bout  de  quelques  heures  ils  aperçurent  deux  pinasses 
escortant  une  barque  en  leur  pouvoir.  Ils  rejoignirent  près  de 
Belle-Isie  un  des  corsaires  et  le  contraignirent  à  en  venir  aux 
mains.  Le  combat  fut  long  et  acharné.  Berthelot,  morlellement 
frappé  au  bas-ventre,  tomba  à  la  renverse,  «  et  ne  scait  — 
dît-il  dans  sa  déposition  du  lendemain  30  —  ce  qui  est  depuis 
arrivé  audit  combat,  sinon  qu'il  a  appris  que  le  capitaine 
espaignol  estoit  mort  et  que  son  corps  avoit  esté  porté  au 
bourg  de  Batz,  où  il  fut  enterré.  » 

Le  30  septembre  Jean  Lefauhé,  comparaissait  seul  devant 
le  sénéchal  de  Nantes  (grave  présomption  pour  le  décès  de 
Berthelot),  déclarant  avoir  «  fait  prinse,  en  mer,  d'une  pinace 
de  48  thonneaux,  conduite  par  nombre  d'Espaignols  ennemys 
de  cest  estât,  en  laquelle  y  avoit  deux  perriers,  ung  petit  fau- 
conneau de  fer  couHé  qui  porte  boullet  de  la  grosseur  d'un 
œuf  d'oye,  dix  picques,  et  huict  mousquets,  dix  avyrons  et  une 
bannière  espaignolle. 

Il  De  tout  quoy  auroit  esté  fait  estimation  devant  nous  à  la 
somme  de  deux  cents  livres,  suivant  notre  procès  verbal  du 
premier  jour  de  ce  moys  (!•'  septembre)  depuis  lequel  ladite 
prinse  auroj"!  esté  jugée  bonne  au  conseil  de  son  Eminence, 
comme  il  nous  ont  fait  apparoir  par  lettres  du  sieur  Murlin, 
secrétaire  d'icelle,  du  20  de  cedit  moys. 

«  Et  au  moyen  de  ce  nous  a  requis,  que  ladite  pinace,  armes 
et  ce  qui  estoit  en  icelle  soient  vandus  et  les  deniers  de  ladite 
vante  délivrez  et  partis  entre  eulx  à  ceux  de  leurs  équipages 
suivant  l'uzemenl  de  l'admiraullé  pour  subvenir  tant  au  paye- 
ment des  médicaments  et  traictementz  fournis  à  leurs  mariniers 
oldats  hlécez  qu'à  parlir  des  frais  de  leur  armement.  » 
ur  la  modique  somme  de  deux  cents  francs,  il  fallait  d'abord 
ever  les  frais  de  justice,  ceux  du  chirurgien  et  des  médi- 
ents,  puis  le  dixième  remis  au  receveur  de  S.  E.  Un  quart 


LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES  361 

du  surplus  appartenait  aux  propriétaires  des  chaloupes,  unh 
moitié  des  trois  quarts  «  à  ceulx  qui  avoient  fourny  à  lavictuail- 
lement  desdites  deux  chaloupes,  et  Tautre  moityé  desparty 
égallement  entre  les  capytaines  soldars  et  mariniers  d'icelles  * .  » 

La  part  de  chaque  combattant  était  assurément  des  plus 
minces,  aussi  l'Administration  municipale  de  Nantes,  désireuse 
de  reconnaître  les  services  de  Berthelot  et  Lefauhé,  afin  qu'ils 
eussent  des  imitateurs,  leur  fit  présent  décent  livres  de  poudre 
pour  continuer  la  course.  Elle  prit  à  sa  charge  la  nourriture 
des  prisonniers,  au  sujet  desquels  les  mesures  suivantes  furent 
arrêtées  dans  la  séance  du  19  octobre  1636  ^ 

«  Sur  ce  qui  a  été  représenté  au  Bureau,  par* M.  le  Procureur 
syndic,  que  cy  devant  Monsieur  le  Maire  et  aucuns  de  Messieurs 
auraient  advisé  de  fournir  la  nourriture  de  certains  prisonniers 
espagnols,  étant  au  nombre  de  douze,  qui  avoient  esté  prins 
sur  mer  par  les  sieurs  Lefauhé  et  Berthelot,  capitaines  de  bar- 
ques du  Pouliguen,  et  ce  pour  invjter  les  marchands  et  capi- 
taines de  barques  à  armer  plus  volontires  pour  chasser  lesdits 
Espagnols  des  environs  de  ceste  coste  et  rendre  le  commerce 
libre;  en  considération  mesme  que  la  prinse  n'estoit  d'aucun^e 
valleur,  et  que  lesdits  prisonniers  estoient  la  pluspart  pes- 
cheurs  et  gens  de  néant,  dont  ceulx  qui  avoient  prins  ne 
pouvoient  espérer  aucune  ranczon,  laquelle  despence  il  est  à 
propos  d'arrester,  et  est  requis  de  commettre  l'un  de  Messieurs 
du  Bureau  pour  arrester  la  despepce  de  ladite  nourriture.  Sur 
quoy,  d'un  commun  advis  du  Bureau,  a  esté  commis  et  député 
Monsieur  du  Housseau  Poulain,  conseiller  eschevin,  pour  veoir 
et  arrester  ladite  despence  qui  sera  payée  pay  ordonnance  du 
Bureau.  » 

Mellinet,  (t.  IV,  p.  227)  raconte  en  peu  de  mots  cet  épisode 
dont  les  archives-  de  l'Amirauté  de  Guérande  nous  ont  fourni 


1.  Arch.  départ,  série  £.  Amirauté  de  Guérande,  registre  et  dossiers. 

2.  Arch.  municip.,  série  SB,  reg.  43,  fol.  141,  300,etc. 

TOUB^X  (X  DE  LA  G**  SÉRIB).  24 


382  LA  COURSE  ET  LES  COlRSÂlRES 

les  détails.  En  1698,  le  navire  le  Pêcheur,  de  Nantes,  avait 
pour  capitaine  Guillaume  Lefauhé,  fils  de  Jacques,  du  Croisic. 
Il  montait  en  1702  le  Saint-Pierrey  de  206  tonneaux,  armé  en 
guerre  et  marchandises  pour  la  Martinique.  En  1704,  nous  le 
retrouvons  commandant  le  corsaire  de  Nantes,  le  Surprenant, 
armé  de  16  canons  et  94  hommes  d'équipage  *. 

Quant  à  Berthelot,  tout  nous  porte  à  croire  qu'il  comptait 
parmi  les  ascendants  du  capitaine  Berthelot,  commandant  en 
1788  la  Rosalie^  joli  brig  du  Pouliguen,  qui  fit  naufrage  en 
novembre  de  cette  même  année.  Dans  la  vieille  chapelle  de 
Penchâteau,  en  face  Tautel  de  sainte  Anne,  est  un  petit  tableau 
représentant  un  navire  sous  voiles  que  les  flots  engloutissent. 
Sur  le  devant  la  chaloupe  ballottée  par  la  mer,  sert  de  refuge 
à  1  équipage  dont  Tun  des  hommes  est  placé  en  travers.  Au 
haut,  sainte  Anne  et  la  Vierge  immaculée,  sa  fille,  dominent  les 
nuages  amoncelés.  Au  bas  se  lit  la  légende  :  La  Rosalie  perdue, 
novembre  1788,  capitaine  Berthelot.  Dans  cette  dernière  extré- 
mité le  capitaine  du  Pouliguen  avait  faitun  vœuà  la  patronne  de 
Bretagne,  protectrice  des  marins,  qui  sauva  le  petit  esquif 
lorsque  le  bâtiment  avait  sombré,  et  il  fit  exécuter  cet  ex-voto, 
qu'il  déposa  dans  la  chapelle  de  sainte  Anne  de  Penchâteau  à 
son  retour. 

Pierre  VALTBAU. 
(f641.) 

Le  jeudi,  3  octobre  1641,  Sylvestre  Legof, -Yves  Leglaz, 
Michel  Mahinet,  Jean  Légal,  Guillaume  Perrin,  Julien  Bouvier, 
Thomas  Brêtel  et  Julien  Galvon,  «  bons  mariniers  et  maîtres 
tie  chaloupes  »  devisaient  amicalement  sur  le  quai  du  Croisic, 

1.  Adm.  de  la  Marine  de  Nantes  ;  Rôles  d'armements. 


1 


LÀ  COURSE   ET  LES  CORSAIRES  363 

Les  incidents  de  la  pêche  au  banc  de  Terre-Neuve,  les  péri- 
péties émouvantes  de  la  dernière  poursuite  des  baleines,  l'au- 
dace des  corsaires  espagnols,  venant,  avec  leurs  légères  pi- 
nasses, arrêter  nos  bâtiments  jusqu'à  l'embouchure  de  la  Loire, 
servaient  de  thème  à  la  conversation,  fort  animée  d'abord,  et 
qui  de  plus  en  plus  languissait  entre  les  interlocuteurs. 

«  Le  vent  estant  au  su-suroit,  (sud-sud-ouest),  tourmentant 
en  mer,  »  soulevait  par  rafales  la  houle  creuse  et  écumante, 
tandis  que  des  nuages  sombres  et  bas  couraient  rapidement 
vers  la  terre.  Les  bâtiments,  à  l'ancre,  raidissaient  par  instant 
violemment  leurs  câbles,  et  les  grincements  de  la  membrure  se 
mêlaient  aux  sifflements  aigus  de  la  brise  dans  les  cordages, 

11  était  environ  deux  heures  de  laprès-midi:  toute  l'attention 
de  nos  causeurs  s  7  portait  sur«  un  vaisseau,  à  eux  incogneu 
pour  l'espace  qu'il  y  avoit,  »  lequel,  étant  à  la  cape,  avec  une 
seule  voile  à  mi-mât,  avait  rangé  la  pointe  du  Croisic  sans 
pouvoir  la  doubler,  et  se  trouvait  ainsi  porté  vers  la  côte,  dans 
l'anse  de  Piriac,  ne  gouvernant  plus. 

Emus  de  pitié,  à  la  pensée  du  naufrage  inévitable  qui  attend 
le  navire,  ainsi  que  l'équipage,  les  braves  marins  n'hésitent 
pas.  Us  s'embarquent  promptement,  dans  la  chaloupe  d'Yves 
Leglaz,  a  au  hazard  de  leur  vie  s'exposent  à  la  mercy  des 
ondes,  »  et,  à  force  de  rames,  paiTiennent  à  atteindre  le  navire 
en  perdition. 

Au  moment  où  ils  accostent,  un  singulier  spectacle  frappe 
leurs  yeux.  Ils  reconnaissent  la  Renée,  du  port  du  Croisic,  et 
aperçoivent  le  maître  du  navire,  Pierre  Valteau,  qui,  perché 
dans  les  haubans,  «  crioit  Miséricorde  !  »  Deux  Espagnols  étaient 
amarrés  contre  les  bittes,  et  deux  autres,  des  haches  d'abordage 
à  la  main,  s'enfuient  à  leur  approche,  pendant  que  Yves  Tar- 
touezy  matelot  de  la  Renée,  reprenant  un  peu  courage,  se  jette 
sur  la  barre  du  gouvernail. 

Toutes  les  voiles  sont  déployées  ;  le  navire,  que  deux  à  trois 
encablures  à  peine  séparaient  des  brisants  du  rivage^  échappe 


364  LA  COURSE  ET  LES  œRSAIRES 

au  péril,  et  va  mouiller  dans  la  Vilaine,  près  de  la  Roche,  dé- 
sormais en  sûreté,  à  l'abri  du  danger. 

Le  lendemain  ,  deux  cadavres  espagnols  sortaient  de  la 
Renée,  pour  être  inhumés  au  cimelière  ;  et  le  soir,  une  autre 
fosse  recouvrait  les  restes  d'un  troisième  Espagnol.  Une  action 
sanglante,  mais  de  vaillante  énergie,  s'était  passée  à  bord.  Si 
l'étrange  position  du  capitaine  Valteau  semble  quelque  peu 
équivoque  après  le  récit  de  son  sauvetage,  écoutons  sa  dépo- 
sition, faite  le  cinq  octobre  devant  messire  René  Spadinc, 
écuyer,  sieur  de  la  Landière,  conseiller  du  Roi,  sénéchal  et 
lieutenant-général  de  l'amirauté  au  terrouer  de  Guérande  *. 

Le  15  avril  1641,  la  Renée,  montée  par  dix  hommes,  quittait 
le  port  du  Groisic,  pour  se  rendre  au  banc  de  Terre-Neuve,  où 
elle  arrivait  le  29  juin,  fête  de  saint  Pierre.  Après  une  pèche 
heureuse,  elle  mit  à  la  voile  le  8  septembre  alin  d'effectuer  son 
retour,  pendant  lequel  l'équipage  aperçut  sept  ou  huit  navires 
et  une  barque  qu'il  «  recogneut  estre  de  sainct  Gilles,  par  le 
signal  qu'ils  s'entrefirent.  » 

Le  30  septembre,  arrivés  à  deux  lieues  de  Belle-Isle  dans 
l'est-sud-est,  le  capitaine  Valteau  fut  abordé  à  11  heures  du 
matin,  par  une  patache  espagnole,  de  Saint-Sébastien,  Nuestra- 
Senora-del-Rosario,  montée  par  45  hommes,  armée  de  3  canons, 
3  pierriers,  dfx-huit  à  dix-neuf  piques,  onze  mousquets,  trois 
arquebuses,  deux  douzaines  de  pots  à  feu  et  deux  douzaines 
de  grenades. 

1.  Registre  des  causes  et  des  aJBfaires,  de  la  Marine  et  du  Commerce,  à 
Guérande,  30  juillet  1632.  Arch.  départ,  de  la  Loire-Inférieure.  Amirauté,  pp. 
46-57. 

Citons  seulement  quelgues  lignes  du  journal  de  bord  delà  iîenée,  journal 
des  plus  sommaires  du  reste,  sur  lequel  la  hauteur  est  très  rarement  in- 
diquée :  «  Le  dimanche  14  juillet,  pris  400  moullucs.  —  Le  jeudi  25,  avons 
rien  prins.  —  Nativité  de  N.-D.,  le  dimanche  8  septembre,  avons  prins  40 
moullues.  -—  Le  lundi  9,  avons  débanqué  à  10  heures  du  matin.  —  Le 
mardi  10,  avons  filé  à  est-su-est  40  lieues.  —  Le  mercredi  25,  veu  un  na- 
vire au  vent,  je  prins  un  héron.  —  Le  lundi  30,  il  était  prins  lui-même.  — 
Le  2  octobre,  «  mercredy,  la  nuit,  avons  défet  les  Espaignols,  » 


LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES  36o 

Le  capitaine  fit  aux  Français  «  commandement,  de  la  part 
du  Roy  d'Espagne,  d'amener,  autrement  il  les  coulleroit  à 
fonds.  »  Sans  canon,  sans  munitions,  sans  armes,  et  vu  leur 
petit  nombre  ceux-ci  baissèrent  la  voile. 

Pierre  Valteau  monta  dans  la  patache,  et  fut  chargé  par  le 
capitaine  capteur  de  condiA*e  la  Benée,  à  bord  de  laquelle  il 
retourna  avec  un  seul  de  ses  matelots,  Yves'Tartouez,  trois 
soldats  et  quatre  matelots  espagnols.  La  patache,  ayant  vu  un 
navire  au  nord-est,  se  dirigea  sur  lui  ;  la  Renée  prit  la  route 
d'Espagne  au  sud-sud-est. 

Du  lundi  au  mercredi  dans  la  nuit,  ils  avaient  fait  25  à  30 
lieues,  et  se  trouvaient  entre  Tîle  d'Yeu  et  Belle-Ile,  lorsque 
«  ledit  Valteau  et  ledit  Tartouez  prirent  résolution  de  se  rendre 
les  maistres  dudit  vaisseau,  ou  de  mourir  ;  et  après  avoir 
complotté  ensemble,  ils  prirent  l'occasion  que  la  plus  part 
desdits  Espagnols  dormoient  dans  les  chambres.  » 

La  conversation  tenue  par  les  Français  devait-être  assez  dif- 
ficile. Ils  étaient,  en  effet,  couchés  sur  les  bords  d'une  paillasse, 
au  milieu  de  laquelle  reposait  un  des  corsaires  qui  pouvait  les 
entendre  ou  s'éveiller  au  moindre  mouvement.  A  force  de  pré- 
cautions et  d'adresse,  Tartouez  parvient  à  saisir  une  hache  et 
en  frappe  l'Espagnol  qui  pousse  un  cri,  appelant  ses  compagnons 
à  l'aide.  Les  complices  se  précipitent  hors  de  la  chambre,  mais 
Valteau  saisi  par  deux  hommes  est  jeté  à  terre.  Il  n'avait  qu'un 
mauvais  couteau  dont  il  s'escrime  si  bien  qu'il  fait  lâcher  prise 
à  ses  ennemis ,  s'empare  d'une  hache  et  blesse  gravement 
l'un  de  ses  adversaires.  Il  monte  sur  le  pont,  «  où  Tartouez 
l'appelloit  et  estoit  en  peine  de  luy.  »  Les  Espagnols  le  suivent  ; 
le  courageux  capitaine  s'arme  d'une  pièce  d'enseigne  ferrée, 
et  atteint  par  deux  fois  les  assaillants  ;  malheureusement  son 
pied  glisse,  il  tombe  et  de  nouveau  est  terrassé.  En  se  débattant 
sa  main  rencontre  la  hache^  un  des  Espagnols  est  tué,  les 
autres  «  demandèrent  quartier  et  libreté.  » 

Sur  sept  hommes,  cinq  étaient  à  peu  près  hors  de  combat. 


\. 


366  LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES 

Nos  Groisicaîs  vainqueurs  attachent  un  corsaire  au  mât,  l'autre 
aux  bittes,  et  ferment  les  écoulilles  afin  d'empêcher  ceux  qui 
sont  sous  le  pont  de  monter.  Aux  premières  lueurs  de  Taurore 
ils  mettent  le  cap  sur  «  le  havre  de  Croisicq,  »  à  portée  de  canon 
duquel  ils  arrivèrent,  vers  les  deux  heures  de  l'après-midi. 

Occupés  de  la  manœuvre  nécessitée  par  le  vent  contraire  et 
la  tempête,  Valteau  et  Tartouez  oublient  un  instant  la  surveil- 
lance de  leurs  prisonniers.  Ceux-ci,  profitant  de  cette  négligence 
arrivent  armés  sur  le  pont,  et  les  forcent  à  abandonner  la 
direction  du  gouvernail  et  des  voiles  pour  se  défendre  ;  ce  qui 
allait  causer  la  perte  du  navire,  sans  la  généreuse  intervention 
des  c<  bons  mariniers  et  maistres  de  chaloupe.  » 

La  conduite  du  capitaine  Valteau  est  assurément  digne 
d'éloge,  son  énergie  et  sa  résolution  prouvent  haulement  en  sa 
faveur.  Tel  ne  fut  pas  cependant  l'avis  des  armateurs  de  la 
RenéBy  maître  Jean  Gentilhomme,  sieur  de  l'Espine,  et  René 
Maillard,  qui  l'accusèrent  injustement,  et  avec  violence,  allant 
jusqu'à  dire  qu'il  avait  «  mis  à  terre  et  chassé  tout  l'équipage; 
qu'il  ne  fait  point  véoir  que  les  Espagnols  ayent  pris  le  vaisseau  ; 
et  que  si  tant  est  qu'il  ayt  faict  quelque  chose  de  sa  vaillance, 
il  n'a  fait  que  ce  qu'il  devoit  faire...  !  » 

Il  est  bon  d'ajouter  que,  par  son  courage,  Valteau  était  de- 
venu légitime  propriétaire  du  navire  et  de  la-cargaison  au  dé- 
triment des  armateurs,  ce  qui  explique  l'animosité  de  ceux-ci 
sans  l'excuser. 

L'Ordonnance  de  la  Marine  de  1681,  Titre  IX,  des  Prises- 
Art.  VIII,  dit  textuellement  :  «Si  aucun  navire  de  nos  sujets  est 
requis  sur  nos  ennemis,  après  qu'il  aura  demeuré  entre 
leurs  mains  pendant  vingt-quatre  heures,  la  prise  en  sera 
bonne...  »  Ce  délai  de  vingt-quatre  heures,  dit  le  commenta- 
teur, adopté  par  l'ordonnance  de  1584,  et  par  celle-ci,  passé 
lequel  la  prise  par  recousse  est  bonne,  et  exclut  la  réclamation 
du  propriétaire  du  vaisseau  pris  et  repris,  doit  être  regardé 
comme  un  sage  règlement,  puisqu'il  est  du  droit  de  l'Europe, 


mV> 


LA  COURSE  ET  l^S  CORSAIRÇS  367 

et  l'usage  observé  en  France,  en  Espagne,  en  HoUande,  et  chez 
les  autres  nations  commerçantes  *. 

Or  le  capitaine  Valteau  avait  eu  soin  de  prendre  ses  précau- 
tions. Les  dépositions  des  quatre  Espagnols  survivants  furent 
faites  en  règle  ;  et,  observateur  de  sa  parole,  il  obtint  leur  mise 
immédiate  en  liberté.  Espérons  donc  que,  çonforméoieiit  h 
la  loi,  IdL  Renée  resta  à  son  conquérant.  Celui-ci  dut  en  ren^ettre 
un  tiers  à  ses  sauveteurs,  et  accorder  une  large  part  à  son  ma- 
telot Tartouez.  Il  offrit  aussi,  n'en  doutons  pas,  un  joli  bijou 
ou  une  élégante  toilette  à  Marguerite  Denyé,  sa  feinme,  qui, 
peu  de  jours  après,  comparut  devant  M.  le  lieutenant  général 
de  TAmirauté,  au  lieu  et  place  de  son  mari,  occupé  sans  doute 
à  soigner  les  plaies  et  bosses  attrapées  dans  la  bagarre. 

La  Fontaine '(T Or. 

Parfois  les  armements  en  course,  loin  de  rapporter  un  bé- 
néfice à  l'armateur,  devenaient  une  cause  de  ruine,  lorsque  la 
déveine  ou  la  fatalité  s'attachait  au  navire  pendant  sa  croisière. 
Si  nous  avons  les  Surcouf,  les  barons  de  Bucaille,  et  tant 
d'autres,  heureux  à  chaque  sortie,  il  est  aussi  des  capitaines, 
ne  manquant  ni  d'énergie,  ni  d'habileté,  ni  desavoir,  auxquels 
la  fortune  fut  constamment  contraire. 

C'est  évidemment  une  fâcheuse  destinée  de  ce  genre  qui 
s'acharna  sur  le  beau  navire  nantais  la  Fontaine  d'Ovy  com- 
mandé par  Charles-François  d'Angennes,  dernier  marquis  de 
Maintenon;  terre  qu'il  vendit  à  Françoise  d'Aubigné,  veuve 
Scarron,  devenue  si  célèbre  sous  le  nom  de  marquise  de  Main- 
tenon.  C'est  aussi  un  détail  inédit  de  la  vie  de  ce  gentilhomme, 
gouverneur  de  Marie-Galande,  du  24  avril  1679  au  4*^  jan- 
vier 1686,  mort  avant  le  2  avril  1694,  date  à  laquelle  sa 
veuve  était  tutrice  de  ces  quatre  enfants  mineurs. 

1.  Nouveau  commentaire ^  sur  l'Ordonnance  de  la  Marine,  du  mois  d'août 
1681,  par  M.  René-Josué  Yalio,  à  la  Rochelle,  1776,  t.  U,  p.  255, 


368  LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES 

Les  dépositions  des  marins  revenus  en  France  nous  apprennent 
que  cette  «  frégate,  armée  de  vingt-quatre  canons,  sortit  de  la 
rivière  de  Nantes  le  27  octobre  1675,  pour  faire  négoce  et  la 
course  vers  les  Indes  du  Pérou.  Ayant  couru  en  plusieurs  lieux, 
depuis  leur  sortie  sans  rien  faire,  pour  n'avoir  fait  aucune  bonn% 
rencontre,  »  ils  revinrent  à  la  côte  de  Tîle  de  Saint-Domingue,  où 
le  marquis  de  Maintenon,  «  ennuyé  de  n'avoir  rien  fait,  résolut 
de  mettre  à  fret  sa  dite  frégate  pour  porter  des  tabacs  en 
France.  »  Un  radoub  était  indispensable,  car  «  elle  étoit  sale 
des  excréments  de  la  mer  ;  »  et  lorsque  l'opération  fut  termi- 
née, on  commença  l'arrimage  de  la  cargaison.  Mais,  le  27  mai 
1677,  «  parut  une  frégate  hollandaise  de  32  pièces  de  canon, 
ce  qui  obligea  le  second  et  l'équipage  à  se  défendre  le  plus 
bravement  possible,  environ  trois  heures  de  temps,  en  espé- 
rance que  les  habitants  les  auroient  secourus,  il  arriva  cinq 
autres  grands  vaisseaux  hollandais  qui  les  voulurent  environ- 
ner. Et  voyant  ledit  équipage  qu'il  n'y  avoit  plus  de  remède, 
et  qu'il  ne  leur  arrivoit  aucun  secours,  ils  tirent  une  traînée 
de  poudre  sur  le  pont  pour  brusler  ladite  frégate,  et  pendant 
ce  moment  ils  se  sauvèrent  dans  leur  chaloupe,  et  l'équipage 
chercha party  selon  son  intention...  » 

Colbert,  si  connu  pour  la  belle  organisation  qu'il  sut  donner 
à  notre  marine,  et  dont  l'intelligence  embrassait  tous  les 
détails,  écrivait,  le  25  février  1678,  aux  «  juges  des  causes 
maritimes  de  Nantes,  »  pour  demander  l'état  des  bâtiments 
tombés  au  pouvoir  de  l'ennemi,  pendant  l'année  1678.  Pour 
répondre,  M.  Louis  Gharelte,  sénéchal  de  la  Cour  de  Présidial 
de  Nantes,  juge  de  l'amirauté,  fut  obligé,  afin  de  remplir  les 
intentions  du  ministre,  «  de  mander  les  plus  notables  mar- 
chands de  cette  ville,  pour  nous  en  informer,  lesdits  marchands, 
maîtres  de  barques  et  autres,  ayant  jusqu'à  présent  négligé 
d'en  faire  déclaration  au  Greffier.  »  L'état  rédigé  d'après  leurs 
dires  porte  huit  navires,  y  compris  la  Fontaine-tï Ch%  dont  il 
vient  d'être  question. 


^ 


LÀ  COURSE  ET  LES  CORSAIRES  369 

Perte  du  navire  le  Saint-François-de-Paule* 

Ce  titre  si  simple  semble  indiquer  à  première  vue  un  de  ces 
événements,  trop  nombreux,  hélas  I  auxquels  sont  exposés  nos 
braves  marins  qui  passent  lenr  vie  à  lutter  contre  Torage  et  la 
tempête.  Toutefois  le  document  que  nous  avons  retrouvé  dans 
les  liasses  poudreuses  du  greffe,  contient  la  relation  d*un  acte 
de  vaillance  qui  mérite  d'être  tiré  de  Toubli. 

L'équipage  du  Saint-François-de-Paule,  parti  de  Nantes, 
comptait  26  marins  et  17  passagers,  en  tout  43  hommes.  At- 
taqué pas  un  corsaire  hollandais  de  beaucoup  supérieur,  il  lutte 
énergiquement  pendant  une  heure  et  demie  et  «  des  97  hom- 
mes qull  avait  à  combattre  il  n  en  restait  pas  trente,  tant  bles- 
sés que  non  blessés.  »  Dans  ce  combat  inégal,  le  capitaine 
avait  été  tué,  ainsi  qu'une  douzaine  de  ses  compagnons  ;  et 
'''lorsque  le  bâtiment,  dévorépar  l'incendie,  sombre  sous  les  va- 
gues, son  pavillon  battant  à  la  corne  pour  attester  qu'il  ne  s'est 
pas  rendu,  dix-sept  hommes  seulement  échappaient  à  ce  dé- 
sastre honorable  en  devenant  prisonniers. 

La  déclaration  que  firent,  le  3  avril  1678,  plusieurs  des  survi- 
vants devant  le  sénéchal  de  Nantes,  Louis  Gharette',  écuyer,  sei- 
gneur de  la  Gascherie,  juge  de  l'amirauté,  nous  apprend  que  ce 
navire  de  Galais  a  estoit  commandé  par  Adrien  Leblanc^  capi- 
taine de  Dieppe,  et  veinrent  en  cette  rivière  pour  prendre  leur 
charge  ;  et  ayant  esté  chargé  de  marchandises  pour  les  Isles 
de  TAniérique,  cosle  de  Saint-Domingue,  armé  de  douze  pièces 
de  cannon,  et  quatre  pierriers,  vingt-cinq  mousquets  et  douze 
armes  bocanières,  quatre  pistolets,  six  coutelas,  douze  picques 
et  autres  armes^  deux  douzaines  de  grenades,  avec  quantité 
de  poudre  et  balles,  et  autres  ustencilles  nécessaires  pour  la 
défense  du  navire  équipé  de  vingt-cinq  homme  d'équipage,  un 
garçon  et  dix-sept  passagers  et  engagés.  Ils  sortirent  de  cette 
rivière  le  lundi  vingt  unième  février  dernier,  en  compagnie 
d'autres   navires,   qu'ils  perdirent  de  vue  le  jeudi  vingt  qua- 


i^W»- 


370  LA  COURSE  ET  LES  COBSAIRES 

Irième  à  cinquante  lieues  ou  environ  hors  des  caps  ;  et  furent 
rencontrés  le  vendredi  vingt  cinquièofie  par  une  frégate  ennemie, 
qui  les  chassa  tout  le  jour  et  la  nuit  du  vendredi  au  samedi, 
jusqu*à  mydi  dudit  jour  samedi  que  ladite  frégatte.  commença 
à  tirer  sur  eux.  Et  s'estant  mis  en  deffense  tirèrent  de  leur 
part,  ce  qui  ne  peut  empescher  que  ladite  frégate  ne  fust  venue 
à  Tabordage,  où  ils  se  combattirent  pendant  une  heure  ou  une 
heure  et  demye  ;  pendant  lequel  temps,  le  capitaine  Leblanc, 
et  dix  ou  douze  hommes  de  son  équipage  et  passagers  furent 
tués,  blessés  et  mis  hors  de  combat.  Et  cependant  le  feu  prit 
aux  poudres  dudit  navire  Saint-François-de-Paule,  qui  en  em- 
porta tout  Tarrière  et  qui  fit  périr  tout  l'équipage  et  passagers, 
à  la  réserve  de  dix-sept  ou  dix-huit  qui  furent  sauvés  par  l'équi- 
page de  la  frégate,  qu'ils  reconnurent  estre  de  Flessingue, 
montée  de  quatorze  pièces  de  cannon  et  quatre  pierriers  ou 
experts  de  fonte,  commandée  par  un  capitaine  dont  ils  ne 
scavent  le  nom,  ny  celuy  de  ladite  frégate.  Et  apprirent  qu'elle 
estoit  équipée  de  quatre  vingt  dix  sept  hommes,  desquels  il 
n'en  restait  pas  trente  tant  blessés  que  non  blessés,  le  surplus 
ayant  élé  tué  dans  le  combat.  Et  trouvèrent  dans  la /régate  le 
capitaine  Maximilien  Le  Breton,  et  partie  de  son  équipage,  en- 
fermés dans  les  fonds  de  cale  comme  prisonniers.  Lequel  ca- 
pitaine Le  Breton  leur  dit  avoir  esté  pris  deux  jours  aupara- 
vant, et  veirent  que  leur  navire  coula  bas,  quelque  temps 
après  qu'ils  en  furent  sortis,  et  furent  toutes  les  marchandises 
perdues  sans  que  la  frégate  en  ait  profité,  fors  d'une  vergue 
de  misenne  de  derrière  qu'ils  sauvèrent  et  s'en  firent  un  mat 
de  devant  en  ladite  frégate,  et  les  conduisirent  à  la  Goroigne, 
pays  d'Espagne,  où  ils  restèrent  quatre  jours  prisonniers,  puis 
les  mirent  en  liberté...  *» 

S.  DE  LA  NlCOLLIÈRE-TEtJElRO. 

(La  stiiie  prochainewent.) 

1.  ArcU.  du  greffe  du  Tribunal  civil  de  Nantes, 


POÉSIE 


LES  REVENANTS 

Connaissez-vous,  mystérieux, 
Dans  le  val  qui  sourit  aux  deux, 
Un  manoir  perdu  sous  les  arbres, 
Où  parfois  la  lune,  à  travers 
Les  feuilles,  met  des  rayons  verts 
Dans  l'ombre  neigeuse  des  marbres? 

Par  les  nuits  blondes,  quand  Tété 
Promène  son  doigt  argenté 
Le  long  des  toitures,  des  vitres, 
Avez-vous  vu,  sur  les  perrons, 
Errer  des  vilains,  des  barons, 
Et  des  moines  coiffés  de  mitres  ? 

Chevaliers,  moines  et  manants, 
D'où  venez-vous,  les  revenants, 
Tout  couverts  d'oripeaux  revôches. 
Pâles,  ainsi  qu'un  vieux  portrait. 
Si  vagues,  si  doux,  qu'on  croirait 
Voir  un  bouquet  de  roses  sèches  ? 

De  piques  et  de  croix  suivis. 
Vous  franchissez  les  ponts-levis. 
Et  vous  engouffrez  sous  les  porches. 
Vos  yeux  sont  ternes;  vos  doigts  blancs 
Dans  la  nuit  des  piliers  branlants 
Font  danser  le  reflet  des  torches, 


M^ii 


■B^""     "•"«"i.u. 


372  LA  BRETAGNE 

0  les  fantômes  d'autrefois, 
Mièvres,  sans  regards  et  sans  voix. 
D'où  venez-vous,  frêles  figures, 
Qui,  vous  éparpillant  sans  bruit, 
Comme  un  essaim  d*oiseaux  de  nuil, 
Disparaissez  sous  les  ramures  ?... 


Charles  Bourgault-Ducoudray. 


LA  BRETAGNE 


Vous,  peuples  étrangers,  qui  m'appelez  stérile, 
Vous  dites  :  «  Tes  coteaux  ne  savent  rien  mûrir  ; 
Tu  gardes  du  blé  noir  la  culture  facile, 
Et  ne  prend9  nul  souci,  même  pour  te  nourrir. 

<c  Tes  dolmens,  tes  menhirs,  qu'on  nous  vante  sans  cesse, 
Semblent  les  os  flétris  des  siècles  entassés. 
Paves-en  tes  chemins  ;  secouant  ta  paresse. 
Change  ton  sol  inculte  en  des  sillons  pressés.  » 

—  Pourquoi  me  blâmez-vous,  nations  étrangères  ? 
Pour  vous  comme  pour  moi  le  temps  doit  s'écouler. 
Mes  coutumes^  mes  lois  me  restent  toujours  chères. 
Vers  quel  but  courez-vous?  Où  voulez-vous  aller? 

Nous  tous  accomplissons  le  terrestre  voyage. 
Qu'importe  si  je  dors?  Dieu  me  réveillera. 
Nul  ne  peut  aborder  sans  son  ordre  au  rivage  ; 
A  son  heure,  à  son  temps,  chacun  arrivera. 


-li-'-'i 


LE  CHANT  DES  BRETONS  373 

S 


Dans  mes  latides  en  fleur  égrenant  son  rosaire, 
La  Bretonne  ici-bas  ne  cherche  pas  le  miel  ; 
Elle  écoute  les  flots  ou  Toiseau  solitaire, 
En  berçant  longuement  ses  doux  rêves  du  ciel. 

Parfois  des  pèlerins  pour  allumer  les  cierges, 
Sur  le  seuil  des  lieux  saints  elle  attend  tout  le  jour, 
Et,  le  soir,  à  la  source  on  voit  mes  lentes  vierges 
Portant  la  buire  antique  et  puisant  à  leur  tour. 

Le  savoir  du  Breton  ne  comprend  que  son  culte  ; 
Il  sait  diviniser  tout,  jusques  à  ses  maux. 
Comme  le  chêne  est  roi  dans  TArmoriquo  inculte. 
L'esprit  croît  libre  et  fier  dans  le  corps  en  repos. 

Les  genêts  orangés,  la  bruyère  écarlate, 
Sur  mon  sol  dénudé  jettent  la  pourpre  et  l'or. 
La  grâce  du  Seigneur  en  tous  ces  dons  éclate  ; 
Que  puis-je  demander  ou  désirer  encor? 

0  nations  sans  foi,  sans  passé,  sans  prière. 
Croyez-en  mes  tombeaux  et  mon  sol  tourmenté, 
J*ai  lutté  !  Dans  le  port  j'arrive  la  première  ; 
Laissez-moi  dans  ma  paix  jusqu'à  Téternilé  ! 

C*«  DE  Saînt-Jean. 


LE  CHANT  DES  BRETONS 

Nous  sommes  les  enfants  de  la  lande  fleurie, 
Les  enfants  du  pays  d'Armor  ; 

Nous  avons,  au  milieu  de  la  grande  Patrie, 
La  nôtre,  à  nous,  vivante  encor  î 


374  LE  CHANT  DES  BHETOIIS 

Notre  Bretagne^  à  nous,  n'est  pas  terre  conquise 

Sur  des  ancêtres  avilis  : 
L'hermine  immaculée  en  sa  blancheur  exquise 

S'est  unie  à  la  fleur  de  lis. 

Nous  nous  sommes  donnés  librement,  tête  haute, 

Ainsi  qu'il  sied  à  des  vaillants, 
Non  comme  des  vaincus,  épaves  à  la  côte. 

Qui  lèvent  des  bras  suppliants. 

Les  deux  fiers  étendards  étaient  fiers  l'un  de  l'autre, 

Quand  ils  ont  tout  mis  en  commun  ; 
Le  grand  cœur  de  la  France  est  vibrant  dans  le  nôtre. 

Et  les  deux  cœurs  ne  sont  plus  qu'un. 

A  l'heure  du  danger,  quand  la  Pairie  appelle. 

Et  que  tous  doivent  accourir, 
Nous  réclamons  l'honneur,  s'il  faut  mourir  pour  elle, 

D'être  les  premiers  à  mourir. 

Le  Passé  ne  fait  pas  au  Présent  concurrence, 

En  nous  demeurant  cher  encor  : 
Nous  sommes  à  la  fois  les  Bretons  de  la  France, 

Les  Français  du  pays  d'Armor  ! 

SopmE  Hue. 


VOTICES  ET  COMPTES  IIEVDUS 


PROMENADE  DANS  QUIMPER,  par  M.  Trévédy,  ancien  présilent  du  tri- 
bunal de  Quimper. —  Quimper,  chez  Jacob,  libraire,  1885,  in-8n 

Si  Ton  avait  proposé  à  La  Fontaine  une  promenade  à  Quimper, 
nul  doute  qu'il  n'eût  refusé,  en  s'écriant  avec  mauvaise  humeur  : 

On  sait  assez  que  le  destin 
Adresse  h  les  gens  quan  J  il  veut  qa*on  enrage: 
Dieu  nous  préserve  du  voyage  ! 

Mîiis  si  —  sous  prétexte  de  le  mener  à  Château-Thierry  — ;•  on 
fût  parvenu  à  ^entraîner  aux  bords  de  l'Odei,  ce  qui  n'aurait  p-leu 
être  pas  été  bien  difficile,  quel  changement  au  retour!  quel  enthou- 
siasme du  bonhomme!  Comme  pour  Baruch,  il  n'eût  pas  manqué 
de  crier  à  tout  venant  :«  Connaissez-vous  Q.iimper?  Savez  vous 
que  c'est  un  lieu  charmant  !.  J'ai  été  un  imbécile  d'en  médire  dans 
mon  Chartier  embourbé  *,  que  j'ôterai  de  mes  Fables  h  la  prochaine 
édition  !  »  Pour  compléter  l'amende  honorable,  il  eût  bien  été  ca- 
pable de  mettre  quelque  part  dans  cette  nouvelle  édition  une  belle 
vue  de  la  cité  cornouaillaise,  ceci  par  exemple  ou  quelque  chose 
d^approchant  : 

Allez,  allez  donc  voir  la  ville  de  Quimper, 
Assise  au  confluent  de  i'Odet  et  du  Ster  ! 
Gomme  sa  cathédrale,  aux  deux  tours  dentelées, 
S'élève  noblement  du  milieu  des  vallées  ! 
0  perle  de  TOdet,  fille  du  roi  Grallon, 
Qui  de  saint  Gorentin  portes  aussi  le  nom. 
Réjouis-toi,  Quimper,  dans  tes  vieilles  murailles  ! 

1.  C'est  là  l'orthographe  de  La  Footaine  et  de  toasles  dictionnaires  de  son  temps. 
Le  9*  vers  de  la  fable  porte  : 

«  Pour  venir  du  chartier  embourbé  dans  ces  lienx.  » 


I 


*4 


376  NOTICBS  BT  COMPTES  RENDUS 

A  défaut  du  tonAomma,  à  qui  les  circonstances  ne  permirent  pas 
de  visiter  cette  ville  et  de  réparer  son  injustice,  c'est  un  autre 
grand  poète,  Brîzeux,  qui  a  Tait  ces  vers  ;  c'est  lui  aussi  qui  an  jour, 
«  en  passant  à  Quimper,  »  a  arraché  du  nnilieu  A^^FabU%  ce  méchant 
Chartier  embourbé  et  Ta  sans  miséricorde  noyé  dans 

Le  double  flot  coulant,  sonore  et  clair, 
Au  confluent  de  TOdet  et  du  Ster*. 

Aussi  aujourd'hui  chacun  acceptera  de  grand  cœur  Taimable  in- 
vitation de  H.  Trévédy  et  s'empressera  de  faire  avec  lui  une  Prome- 
nade dans  Qnimper. 

Tous  ceux  qui  le  suivront  s'en  trouveront  bien,  surtout  les  amis 
de  notre  vieille  et  curieuse  histoire  bretonne  :  car  c'est  d^une  pro- 
menade liistorique  qu'il  s'agit  ici.  M.  Trévédy  parcourt  successive- 
ment les  divers  quartiers  de  Quimper,  le  faubourg  et  la  rue  Neuve, 
la  Terrc-au-Duc,  Kernisy,  Bourlibou,  les  bords  de  l'Odet,  Locmaria 
avec  sa  ville  romaine  et  son  antique  prieuré  ;  puis  l'ancienne  en- 
ceinte murale,  la  ville  close  avec  ses  rues  ou  places  aux  noms  si 
originaux:  Cozti,Viniou,  Themer^Keréon,Poulpezron,  Toul-al-Ler, 
Hesgloaguen,  etc.  Et  sur  chacune  de  ces  rues,  places  et  faubourgs, 
parfois  sur  chacune  des  maisons  qui  les  composent,  interrogeant 
les  annales  de  la  cité,  feuilletant  surtout  nombre  d'actes  inédits, 
M.  Trévédy  en  lire  une  foule  de  renseignements  sur  l'histoire  et  sur 
les  mœurs  locales,  tous  des  plus  intéressants.  —  Citons  seulement, 
à  titre  d'exemple,  ce  qu'il  dit  de  Quelques  droits  seigneuriaux 
exercés  en  ville  (p.  137)  : 

«  Le  seigneur  de  Coetfao  avait  une  maison  en  ville,  pour  laquelle 
«  il  devait  à  l'évèque  de  Quimper  une  rente  de  4  deniers.  Il  réclamait 
«  le  droit  de  sonner  de  la  corne  en  la  ville  et  église  cathédrale  de 
•  Quimper  les  jeudis,  vendredis  et  samedis  saints,  »  —  le  droit 
«  de  lever,  le  mardi  de  Pâques,  par  les  hommes  qui  avoient  corné 
«  la  semaine  précédente,  deux  06ufs  de  chaque  maison  où  il  y  a 

1.  Brizeux,  /e«  Bretons,  chaol  XIX  ;  et  la  Fleur  d*or,  livre  IX. 


NOTICES  BT  GOMPTBS  RENDUS  377 

((  gens  mariés,  et  tin  omf  de  chaque  maison  où  il  y  a  veuf  ou 
f  veuve,  —  et,  comme  sanction,  c  le  droite  faute  de  paiement, 
«  d'enlever  les  serrures  avec  tenailles  et  marteaux.  » 

«  Voici  comment  se  faisaient,  au  milieu  du  siècle  dernier,  la 
sonnerie  (ou  plutôt  la  comerié)  et  la  cueillette  des  œufs. 

«  Les  jours  saints,  à  Toffice  de  Ténèbres,  quatre  vassaux  de 
GoetfaOy  «  munis  de  cors  ou  cornes  en  terre,  entraient  au  chœur 
de  la  cathédrale  ;  à  un  moment  donné  ils  se  levaient  brusquement, 
«  faisoient  le  tour  de  l'église  en  comaillanl  comme  des  fous,  » 
puis  parcouraient  les  rues  de  la  ville  close  et  des  faubourgs,  sauf 
la  Terre-au-Duc.  Tous  les  «  polissons  »  de  la  ville  leur  faisaient 
cortège. 

«  Le  mardi  de  Pâques,  les  quatre  vassaux  revenaient.  Deux  por« 
talent  des  paniers,  deux  étaient  armés  de  marteaux,  de  pinces  et 
de  tenailles.  Ils  allaient  ainsi  partout,  c  de  porle.en  porte,  »  ré- 
clamant partout  deux  œufs  mais  se  contentant  de  deux  liards.  Nul 
ne  s'inquiétait  de  savoir  si  le  droit  était  régulièrement  perçu  :  la  re- 
devance était  si  minime,  et  puis  les  cornenrs  avaient  tant  amusé 
les  enfants  !  On  riait  et  on  payait,  trop  heureux  de  racheter  sa  ser- 
rure à  si  bon  compte.  »  (P.  127, 128). 

Ten  passe  —  et  des  meilleurs  I  Car  il  y  a  bien  d'autres  détails  de 
ce  genre.  Allez  les  lire  dans  le  livre  de  M.  Trévédy. 

Je  ne  ferai  à  Tauteur  qu'une  légère  critique,  ou  plutôt  une 
simple  observation. 

Il  me  semble  un  peu  trop  enclin  à  contester,  à  rejeter  même 
complètement  le  témoignage  des  anciens  chroniqueurs,  en  s'armant 
contre  eux  de  quelques  actes  rigoureusement  interprétés,  parfois  de 
simples  raisonnements  hypothétiques.  Cette  tendance  est  dange- 
reuse. L'hypdircritique  et  la  négation  gratuite  ne  sont  pas  plus 
de  la  critique  que  la  crédulité  niaise  qui  reçoit  tout.  Nos  vieux 
chroniqueurs  ont  besoin  d'être  contrôlés  ;  n'étant  pas  des  critiques, 
ils  se  trompent  souvent  sur  les  circonstances,  sur  les  dates 
précises  ;  mais  comme  ils  sont  toujours  de  bonne  foi  (sauf  excep- 
tion très  rare),  les  événements  qu'ils  rapportent,  quant  au  fond, 

TOME  LX  (X  DE  U  6^  SÉRIE)  25 


978  Npyici^  irr  COMPTAS  mmnv^ 

-•  ... 

^mint  à  la  physionomie  génér^ljB  qu'||g  leur  dUriby^^t,  «doivent 
être  vrais  ;  sous  ce  rapport  il  ne  faul,  en  bonn0  critique,  févorjuer 
en  doute  leur  témoignage  que  sur  des  preuvi^^  très  fortes  e^  1res 
directes. 

Ainsi  je  ne  veu^  pas  {revenir  sur  la  prise  de  Quimper  p^f  fJi^rles 
^e  Blois  en  1344.  dont  j*ai  parlé  ailleurs,  tfais,  si  j*en  avais  le 
tempSy  je  montrerais,  je  crois,  aisémeut  qu^n  ce  qu|  touche  l'at- 
taque de  Foptenjelle  contre  Quimper  au  mois  de  m^i  }597,  les 
erreurs  imputées  au  chanoine  Horeau  se  rjéduisent  à  bien  peu. 
Dans  son  étude  si  intéressante  sur  las  comptes:  des  miseurs  de 
Quimper,  H.  le  major  Faty  a  rectifié  le  chanoine  suf  deux  pcnnt^ 
mal  coimus  de  celui-ci  :  la  date  précise  de  l'attaque  (5  mai  au  Ii0u 
de  30  mai),  et  la*  véritable  cause  de  la  venue  h  Quimper,  ce  jour- 
là,  du  sieut  de  Kerollain  S  auquel  Moreau  attribue  le  principal 
rôle  dans  l'échec  infligé  à  Fontenelle.  A  |iart  ces  deux  circons- 
tances, je  ne  vois  rien  absolument  qui  infirme  son  récit,  pour  peu 
que  l'on  n'oublie  pas  rimportaoce  donnée  par  lui,  dans  le  résultat 
final,  à  {^'intervention  du  capitaine  Magence  '. 

Tout  ceci  est  pour  prouver  que  j'ai  lu  le  livre  (ie  M.  TrévéJy 
ïivee  ie  soin  qu'il  mérite,  —  et  pour  montrer  i'eslime  que  j'en  f  >is 
voici  ce  qui  me  reste  à  dire. 

Puisqu'une  spoliation  inique  et  odieuse  a  faU  à  H.  Trévédy  des 
loisirs,  je  le  supplie  de  les  occuper  à  nous  donner,  non  plus  seu- 
lement de€  études  •  fatstoriques  très  intéressantes,  mais  fragmen- 
taires, sur  Quimper  et  la  Gornouaille.  Il  peut,  il  doit  faire  mieux 
que  cela.  Les  excellents  travaux  de  MM.  Aymar  de  Blôis,  Le  Men^ 
Falf^  Trévédy  lui-même,  ont  préparé  le  terrain  :  ir  s'agit,  en  les 
e^ofd^fifi^Qt  et  i(Bs  complétant,  d'édifier  une  œuvre  grande  et  du- 
rable :  rhistoire  de  Quimper  et  de  la  dornouailfe. 


I«  IMNia  4»  la  ^oéélé  «rçhéologiqiie  iu  finktére,  Urne  Sil  (4e85X  P-  i^, 

2.  Horeau,  Histoire  des  guerres  de  la  Ligue  en  Bretagf^  et  particulièrement  «ji 
€^mowiUe,^Aà\ii(m{iBS^)ijf.  847  à856,et  spéeiàleméiit  351  â  353a355-356; 


Cette  œi^yre,  M.  TrévéJy  a  tout  cp  qu'il  f^ut  pour  la  fjffener  à 
bi«n,  et  noi^s  ne  pouvons  douter  qu'il  ne  le  fiasse.  Il  aura  ainsi 
rendu  un  grand  service  à  l'histoire  de  Bretagne  et  crié  entp^  Iqi 
et  le  généreux  pays  de  Cornouaille  un  lien  indestructible. 

Arthur  de  la  Borderie. 


L'INDIÂNA,  —  suite  à* Une  Femme  apôtre^  par  le  mi^n^e  auteur.  —  In-18, 

Paris,  V.  Lecoffre. 

Tous  peux  —  ils  sont  nombreux  —  qui  ont  lu  je  volume  jciy 
dessus  mentionné,  savent  qu'il  contient  Phistoire,  aussi  éjdifiantj^ 
qi^'intéressanle,  d'Irma  Le  Fer  de  la  Hotte,  en  religion  sœujr 
François- Xavier.  Celui-ci,  qui  li|i  fait  suite,  jsstponsiacré  en  gfande 
partie  à  conserver  la  mémoire  d'une  autre  religieuse,  d'une  a.utre 
apôtre,  qui  fut  à  double  titre  la  sœur  d'Irma,  et  par  les  liens  du 
s^ng  et  par  la  communauté  d'ujne  vie  consacrée  à  Dieu.  Elvire  Li^: 
Fer  de  la  Motte,  membre  de  U  congrégation  de  la  Providence  dei. 
Ruillé-sur-Loir,  après  avoir,  comme  sa  sœur,  été  la  Joie  de  sa  fa- 
mille, se  ût  comme  elle  et  avep  elle  missionnaire  dévouée  dai^s 
les  diocèses  nouveaux  de  l'Amérique  du  Nord.  C'est  une  trpisiëipe 
sœur  qui,  dans  iii^e  pieuse  pensée  d'affection  fraternelle,  s'est  pi)a 
à  recueillir  ces  souveni)r3  et  à  leur  donner  une  fojrme  l^ttérairp.  U^ 
rédacteur  de  f  Univers^  l'un  des  auteurs  de  vies  de  saints  les  plus 
remarquables  et  les  plus  appréciés  de  notre  époque,  H.  Léon  Âu- 
bineau,  a  donné  à  ceç  pages  une  valeur  nouve)|e  par  la  part  qu'iji  a 
prise  à  leur  piiblication. 

pe  même  quç  le  précédent  volume,  celui-ci  intéressera  vive-, 
ment  tous  ceux  qui  en  feront  la  lectjire.  ()a  y  verra  ce  que  la  fo^ 
produit  dans  les  âmes  dont  ell^  est  vraiment  la  maltresse  ;  pn  admi- 
rera ce  quf^  peuvent  doni^er  4es  facultés  nature^es  peu  commu^je^ 
jointes  à  l'esprit  de  religion  e|  dp  dévouement  porté  au  plus  l^au^ 
degré.  De  ielj^s  l.çpiures  sont  faites  pour  consoler.  Au  milieu  de 
toutes  les  tristesses  die  notre  époque^  en  présence  de  ces  âmes  in- 


V 
V 


3^0  NOTICES  ET  COMITES  RENDUS 

nombrables  que  le  scepticisme  énerve  ou  que  la  lâchelé  diminue,  ou 
est  heureux  de  voir  qu'il  en  est  d'autres  tout  opposées.  La  géné- 
rosité de  ces  âmes  fait  espérer  de  l'avenir.  Le  grain  de  sénevé  finit 
par  devenir  un  grand  arbre.  Dieu  ne  permettra-t-il  pas  (nfia  que 
le  monde  soit  régénéré  grftce  aux  semences  de  vie  et  de  saiaielé 
qui  se  cachent  encore  dans  son  sein. 

Comme  son  titre  le  fait  aisément  supposer,  Vlndiam  ne  contient 
pas  un  simple  récit  biographique.  La  première  partie  raconte  la 
fondation  et  les  développements  du  diocèse  de  Vincennes,  qui  fut 
le  premier  établi  dans  cette  vaste  région.  Deux  Bretons,  Mgr  Brute 
et  Hgr  de  la  Hailandière,  en  furent  les  premiers  évoques.  C'est  un 
nouveau  titre  pour  cet  ouvrage  à  la  faveur  des  Bretons.  Un  appen- 
dice, fort  intéressant  également,  contient  des  détails  qu'il  est  bon  de 
connaître  sur  l'ami  intime  de  Hgr  Brute,  l'abbé  Jean  de  Lamennais, 
et  sur  la  congrégation  de  Frères  dont  celui-ci  a  été  le  fondateur. 

La  différence  de  caractère  qui  existait  entre  les  deux  soeurs  donne 
un  attrait  de  plus  à  celte  lecture.  On  y  voit  comment  Dieu,  pour 
arriver  aux  mêmes  fins,  varie  à  l'infini  les  instruments  dont  il  se 
sert.  Il  laisse  à  chacun  sa  liberté,  son  action  propre,  ses  vertus 
particulières  ;  il  se  contente  de  tout  diriger  selon  les  vues  de  la 
Providence  et  d'une  manière  aussi  touchante  qu'elle  est  admirable. 
Ce  qu'est  la  famille  chrétienne,  ce  qu'est  la  vie  religieuse,  se  trouve 
dans  cette  vie  comme  dans  l'autre,  celle  d'Irma,  tout  naturellement 
résumé.  Exemples  fortifiants  pour  ceux  qui  croient^  en  même  temps 
que  réponses  victorieuses  faites  à  ceux  qui  attaquent  TEglise  sans 
la  connaître,  tout  se  trouve  ici  réuni.  Il  n'est  pas  permis  de  douter 
que  ce  livre  ait  le  même  succès  que  son  aîné.  Egalement  intéres- 
sant par  le  fond,  il  ne  lui  cède  en  rien  au  point  de  vue  de  la  forme. 
Heureuses  les  familles  qui  ont  pu  compter  dans  leur  sein  deux 
chrétiennes  d'une  semblable  valeur  ;  heureuses  les  sœurs  qui 
peuvent  se  consoler  du  départ  de  leurs  aînées  en  les  faisant  ainsi 
revivre  pour  l'édification  d'un  grand  nombre  ! 

Abbé  P«  Teulé. 


FTOTICBS  liT  COMPTES  RENDUS  38t 

LES  AGES  PRÉHISTORIQUES  DE  L'ESPAGNE  ET  DD  PORTUGAL,  par 
M.  E.  Garlailhac,  préface  par  M.  Â.  de  Quatrefages,  de  llDStitut.  — 
Gr.  in-So  de  388  pages,  4  pi.  phototypies  et  4w  gravures  dans  le 
texte.—  Paris,  Reinwald,  1886. 

Tel  est  le  titre  du  livre  que  nous  demandons  la  permission  de 
présenter  aux  lecteurs  de  la  Revue  de  Bretagne  et  de  Vendée. 
Édité  avec  grand  luxe,  il  est  le  compte  rendu  des  travaux  et  des 
recherches  de  M.  Gartailhac,  durant  la  mission  qu'il  reçut  du 
ministère  de  Tinstruction  publique  pour  étudier  les  collections  et 
les  monuments  de  TEspagne  et  du  Portugal. 

H.  de  Quatrefàges,  en  36  pages  de  préface,  présente  le  livre  au 
public  et  résume  magistralement  les  travaux  de  Fauteur  sur  les 
principales  questions  d'Anthropologie  exposées  dans  ce  volume, 
faisant  en  même  temps  connaitre  son  opinion  personnelle  sur  la 
plupart  des  découvertes  récentes. 

Quant  au  livre  de  M.  Gartailhac,  Téminent  et  infatigable 
travailleur  que  connaissent  tous  ceux  qui  s'intéressent  à  l'Anthro- 
pologie prétiistorique  et  à  l'étude  des  civilisations  primitives,  il 
est  l'exposé  impartial  d'observations  bien  faites. 

Tout  d'abord,  l'auteur  déclare  qu'il  croit  que,  pour  lui,  les  traces 
du  travail  de  l'homme  tertiaire  ou  de  son  précurseur  sur  les 
silex  de  Thenay,  du  Puy-Gourny  et  d'Otta,  n'offrent  aucune 
certitude  et  qu'il  n'est  pas  prouvé  qu'avec  des  causes  purement 
naturelles  on  n'obtiendrait  pas  les  mêmes  résultats. 

Il  observe  la  même  prudence,  lorsqu'il  nous  dit,  en  parlant  des 
instruments  recueillis  dans  des  terrains  quaternaires  :  «  Pour  ce 
qui  est  d'évaluer  en  années  ou  même  en  siècles  l'âge  auquel 
remonte  la  race  inconnue  dont  ces  pierres  seules  nous  parlent 
un  peu,  l'esprit  se  perd  aisément  dans  de  semblables  calculs.  » 
Faisant  comme  lui,  ne  nous  jetons  pas  inconsidérément,  à  la 
suite  d'esprits  plus  aventureux  que  sagaces,  dans  cet  inconnu  où 
l'on  s'égare  si  facilement. 

H.  Gartailhac  étudie  successivement,  dans  les  premiers  cha- 
pitres de  sa  belle  publication,  tous  les  gisements  de  l'Espagne  et 


^2  Noi'ibÈâ  ki  GOÉPTÈS  îàmvs 

du  Portugal,  les  kjoekenmœddings  de  la  vallée  du  Tage,  qu^il 
compare  à  eeux  des  autres  régions  du  monde  entier,  les  sé|iul'- 
tures  de  Ffigë  de  la  pierre  polie  et  leurs  curieux  mobiliers,  se 
demandant  si,  comme  le  font  encore  de  nos  jours  certaines 
peuplades  sauvages,  nos  ancêtres  de  cette  époque  reculée 
n'exposaient  pas  leurs  morts  aux  agents  atmosphériques'jusqu^à 
la  disparition  des  chairs,  pour  ensuite  en  recueillir  les  ossements 
dans  des  sépultures  définitives. 

Dans  les  chapitres  suivants,  il  traite  de  Tépoque  des  métaux, 
continuant  à  mettre  sous  les  yeux  du  lecteur  de  beaux  dessins, 
qui  ajoutent  un  intérêt  considérable  au  texte,  étudiant  les  mines 
de  cuivre  et  d'étain  de  la  presqu'île  Ibérique»  les  sépultures,  les 
trésors  découverts,  etc. 

Il  nous  montre,  enfin,  le  Portugal  et  l'Espagne  renfermant 
des  nécropoles  analogues  à  celles  de  Hallstatt,  et  étudie  en  un 
dernier  chapitre  l'ethnologie  de  ces  deux  pays. 

En  résumé,  le  livre  de  M.  Gartailhac,  dont  nous  venons  de 
tracer  les  divisions  à  grands  traits,  est  d'une  lecture  facile  et, 
aujourd'hui  où  personne  ne  Saurait  rester  étranger  aux  questions 
d'archéologie  primitive,  chacun  voudra  faire  entrer  dans  sa 
bibliothèque  ce  beau  volume,  recommandable  à  tant  de  titres^.  . 

P.  DU  CâAtBLLIER. 


STATISTIQUE  HISTORIQUE  ET  MONUMENTALE  DÉ  L'ARRONDISSE- 
MENT  DE  REDON  (u.le-et-viuinb)  par  M.  l'abbé  auiitotîn  de  Gorson, 
chan.  hoQ«  In  80,  525  pp.  Plihon,  rue  Motte-Fablet,  Rennes. 

A  la  séance  tenue  par  la  Société  Archéologique  de  Nantes,  le 
2^  novembre  i886,  un  des  membres,  pariaiit  des  travaux  utiles  à 
entreprendre,  cita  comme  exemple  et  comme  modèle  la  Statisiique 
dont  nous  venons  dire  aujourd'hui  deux  mots  à  nos  lecteurs. 

Gel  ouvrage,  qui  n*est  point  dans  le  commerce,  du  moins  quant 
au  tirage  à  part,  est  extrait  de»  Mémoires  de  In  Société  ArchéolO' 
gique  de  Rennes.  Gomme  tout  té  qui  sort  dé  la  plume  du  sympa-^ 


thique  et  éradit  auteur,  il  eât  surtout  pàrfaitemenl  étudié^  au  point 
de  vue  historique,  et  sous  le  rapporl  des  seigneuries  et  terres  nobles, 
à  Taide  des  archives  locales,  consultées  avec  la  pfitience  et  )e  goûl 
que  Ton  connaît.  Cette  œuvre  d'ensemble  sur  les  cantons  de  Redôh, 
Bain,  le  Grand-Fougeray,  Giiislien,  Maure,  Pipriac  et  le  Sel,  for- 
mant iVrondissemetit  de  Aedon,  mérite,  en  effet,  d'être  signalée 
aux  travailleurs.  Indépendamment  des  registres  de  Pétat  civil,  qui 
renferment  tant  de  documents  précieux,  il  est  pour  les  locatistes 
des  sources  souvent  ignorées,  que  parfois  les  habitants  eux-mêmes 
ne  connaissent  pas^  Sauvés  de  Toubli  et  de  la  poussière  où  elles 
sont  enfouies  et  perdues,  elles  apportent  leur  contingent  à  Thistoire 
nationale,  qui  s'écrira  un  jour  au  moyen  de  tous  ces  détails  ; 
grains  de  sable  modestes,  mais  qui  contribueront  à  la  grande  épo- 
pée de  la  nation  française,  dont  le  génie,  l'esprit;  la  gldire,  les  pro- 
grès, ne  peuvent  que  gagner  â  être  mieux  connus  et  mis  éii  lu- 
mière pai*  ces  nombreuses  études  locales. 

S.  DE  LA  NlGOLLIÈRC-tEIJEIRO. 


NOUVELLES  DOUANIÈRES.  —  Scènes  de  la  vie  des  cOnthebandiErs^ 

par  M.  Eugène  Roulleaux.  —  Paris,  Dentu. 

Quel  est  celui, —  à  moins  qu*il  ne  soit  incorrigible  fraudeur,-^ 
qui  n'ait,  un  jour  ou  l'autre,  compati  au  sort  du  douanier,  quand, 
par  une  triste  nuit  d'hiver,  il  lui  faut  affronter  ou  la  tempête  oti 
la  neige  pour  surveiller  l'espace  commis  à  sa  Vigilance  ?  Le  veiit 
souffle  fort,  la  pluie  tombe  à  torrents;  n'importé,  il  faut  qull  s6it 
au  poàle,  empaqueté  tant  bien  ti<ie  mal  datis  sa  capote  ei  soii 
manteau,  et  rêchauffaiit  à  peine  par  Une  tnarche  précipitée  ses 
membres  engourdis. 

Vraiment,  t^h  compretld  tout  de  suite  que  les  hommes  voués 
ce  rude  métier  doivent  avoir  eu  dans  leur  vie  quelques  intéres- 
santes histoires.  C'est  la  lutte  pour  la  vie.  Le  douanier  guette  le 
fraudeur  ;  le  fraudeur  essaie  d'échapper  au  douanier.  Qui  l'em- 


384  NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 

portera  ?  G*est  la  lutte  de  rintelUgence  contre  rmteUigence,  de 
la  force  contre  la  force.  Souvent  ce  sera  le  hasard  qui,  entre  les 
deux  adversaires,  égaux  de  tous  points,  déterminera  le  vainqueur. 

Le  livre  que  nous  annonçons,  nous  fait  assister  à  quelques- 
unes  de  ces  scènes  dramatiques.  Il  comprend  deux  récits,  em- 
pruntés, Tun  aux  douaniers  qui  gardent  les  côtes  ;  l'autre,  à  ceux 
qui  surveillent  les  frontières  de  terre.  Dans  le  premier,  il  s*agit 
de  deux  Jeunes  gens,  de  la  fille  d*un  douanier  et  du  fils  d'un  firau- 
deur,  dont  les  pères  empêchent  Tunion  ;  dans  le  second,  Ton 
raconte  les  aventures  d'un  oflQcier  de  marine,  jeté,  presque  sans 
s'en  douter,  dans  une  bande  dont  il  devient  le  chef,  et  à  la  tète 
de  laquelle  il  déploie  les  ressources  merveilleuses  d'un  esprit 
digne  d'une  destinée  plus  haute  et  d'une  vie  plus  honorable. 
L'un  et  l'autre  récit  sont  écrits  d'une  plume  habile,  qui,  mariant 
les  descriptions  et  les  dialogues,  dessinant  les  portraits,  unis- 
sant avec  art  les  scènes  variées,  charme  le  lecteur  en  l'impres- 
sionnant vivement. 

L'auteur  est  du  métier.  Pendant  de  longues  années,  il  a  lui- 
même  travaillé  à  la  répression  de  la  fraude.  Il  le  dit,  dans  une 
préface  faite  en  forme  de  dédicace  à  l'un  de  ses  anciens  chefs, 
et  dans  laquelle  il  ne  craint  pas  de  signaler  quelques-uns  des 
abus  dont  le  corps  des  douaniers  est  victime.  Hélas  !  faut-il  donc 
que  tout  nous  ramène  à  cette  proposition  fatale  que  le  régime 
libéral  de  la  République  est  celui  dans  lequel  la  liberté  trouve  le 
moins  facilement  sa  place  ?  Ici  encore  nous  en  trouvons  la  dé- 
monstration péremptoire. 

Nous  ajouterons,  —  car  dans  notre  siècle  de  naturalisme,  c'est 
une  chose  qu'il  faut  noter,  —  que  ces  pages,  intéressantes  au 
point  de  vue  littéraire,  sont  de  celles  que  tout  le  monde  peut  lire 
sans  défiance» 

Louis  DE  Kerjean. 


I 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS  385 

BRETAGNE  ET  BRETONS,  par  Robert  Oheix.  —  ire  série.  —  Saint- 
Brieuc,  librairie  Prud'bomme,  1886.  —  In-iS  de  XXI  et  367  pages. 

Ce  volume  qui  se  présente  bien,  avec  un  titre  de  bonne  mine 
sur  une  jolie  couverture,  est  un  recueil  d*études  diverses  sur  plu* 
sieurs  points  de  Thistoire  de  Bretagne  et  sur  plusieurs  écrivains 
bretons  ou  tenant  de  très  près  à  notre  province. 

Il  y  a  une  préface  humoristique  qui  prévient  en  faveur  de  Tau- 
teur.  On  voit  tout  de  suite  que  s'il  traite  volontiers  des  sujets 
graves,  il  ne  se  refuse  pas  de  les  égayer  dans  la  forme  quand  Toc- 
casion  s'en  oiTre  :  ce  n'est  pas  «  un  monsieur  qui  ne  rit  jamais.  » 
Or  y  a-t-il  rien  d'assommant  comme  le  «  monsieur  qui  ne  rit 
jamais,  »  qui  pose  à  perpétuité  pour  le  sérieux  et  le  solennel,  — 
pose  dont  souvent  le  but  unique  est  de  masquer  un  abîme  de  niah- 
série  ou  un  cloaque  de  bêtise. 

Je  ne  sais  trop  pourquoi,  par  exemple,  dans  cette  préface, 
H.  Obeix  se  décerne  —  non  sans  quelque  complaisance  —  le  titre 
de  «  premier  mnat^ri^  du  Pape.  >  Son  livre  justifie  mal  cette 
prétention.  Non  qu^on  n'y  voie  suinter  çà  et  là  quelques  filets  de 
vinaigre,  mais  il  y  coule  aussi  des  ruisseaux  de  miel.  Ce  qu^on  y 
trouve  surtout  et  partout,  c'est  du  sel  à  pleines  poignées,  du  piquant, 
de  l'imprévu,  de  l'original,  —  et  de  l'ennuyeux  nulle  part. 

hauteur  paraît  attiré  d'une  façon  particulière  vers  l'histoire  des 
saints  de  Bretagne  ;  trois  de  ses  études  sont  consacrées  à  saint 
CaraieCi  —  à  saint  Paul  de  Léan^  —  aux  Saints  bretons  inconntis. 
—  Dans  une  autre,  des  plus  intéressantes,  il  trace  une  excellente 
théorie  des  Légendes  Armoricaines^  avec  nombreux  exemples  à 
l'appui.  —  Les  articles  :  Bonrepos  et  Merléae^  Trois  vœux  du  Con- 
grès  de  Châteaubriant,  décrivent  des  sites  et  des  monuments  fort 
originaux  de  notre  vieille  province. 

En  ce  qui  touche  les  écrivains,  H.  Oheix  consacre  une  étude 
très  bien  faite  et  très  complète  aux  Ouvriers  de  Vhistoire  de  Bre- 
tagne^ c'est-à-dire  à  dom  Lobineau,  dom  Audren  et  leurs  confrères 
Bénédictins  (Le  Gallois,  Briant  et  Rougier),  qui  ont  véritablement 


386  NOTICES  ET  COfil^TÉâ  RENDUS 

fondé,  par  leurs  découvertes  et  leurs  travaux,  Tbistoire  de  notre 
province,  ne  laissant  à  don»  Moriceque  le  maigre  bonnedr  de  vivre 
de  leurs  noieltes  et  de  restaurer  — :  sur  commande  —  la  iàble  ,de 
Conan  Mériadec. 

Parmi  les  auteurs  contemporains,  M.  Obeix  étudie  avec  unegrande 
flnesse  d'analyse  les  charmants  contiss  bretons  de  M.  du  Lau- 
rens  de  la  Barre  :  les  travaux  historiques  de  H.  A.  de  la  Borderie, 
tous  relatifs  à  la  Bretagne  ;  ceux  de  H.  Edmond  Biré  sur  la^Réyb- 
lution  ;  de  M.  François  Joûon  sur  je  âaint-Sépulcre  ;  et  il  couronne 
celte  série  par  une  étude  magistrale  sur  «  le  comte  de  Falloux.  » 
L'auteur  avait  déclaré  clans  sa  préface  exclure  strictement  de  son 
recueil  les  articles  politiques  qu^il  avait  pu  «  commeiire.  «Son 
portrait  de  M.  de  Falloux  ne  contredit  point  cette  déclaration.  Rien 
là,  en  effet,  des  passions  ni  des  trivialités  de|a  polémique  courante: 
par  la  largeur  du  Irait,  la  grandeur  des  lignes,  la  hauteur  des  idées, 
c'est  une  véritable  peinture  d'histoire,  où  revit  admirablement  la, 
physionomie  de  cet  homme  supérieur,  qui  fut  à  la  fois  uii  grand 
homme  d'Etat  et  —  au  témoignage  de  S.  S.  Léon  XIII  -r  <  un 
bon,  un  grand  serviteur  de  r  Eglise  /  » 

On  le  voit  à  ce  bref  énoncé  :  Tiniérêt,  la  variété  ne  manquent 
pas  dans  ce  volume.  Pour  vafièr  moi-même  ce  compte  rendu,  je 
vais  faire  à  Tauteur  quelques  chicanes. 

filles  porteront  sur  Pune  des  études  qui  ont  lé  plus  de  prix. à 
rrïes  yeux,  celle  consacrée  aux  Saints  bretons  inconnus.  L'idée  en 
est  excellente,  le  plan  des  recherches  et  des  IrdVaux  à  exéculéf 
très  bien  tonçu.  Pour  les  saints  qui  n^ont  point  d'histoire  écrite 
(ils  sont  nombreux  en  Bretagne),  rien  de  plus  Ulile^  de  plus  méri- 
toire, qUé  de  chercher  et  de  recueillir  soigneusement  toutes  les 
traces  de  leur  nom,  tous  les  souvenirs  de  leur  existence,  Cônservéà^ 
soit  dans  les  monuments  de  la  sculpture,  de  la  peinture  et  dii 
dessin,  soit  dans  la  topographie  locale,  et  surtout  dans  la  tradition 
populaire.  Mais  quïïind  il  s'agit  de  saints  ayant  une  histoire  écrite 
de  daté  ancienne,  la  IradilioH  orale  —  il  faut  y  prendre  garde  *— 
h'a  de  valeur  que  si  élié  concorde  avec  cette  histoire; 


NOTICES  BT  COMPTES  RENDUS  387 

•  •  t  T  • 

•  "''*■  I 

Ainsi,  je  trouve  dans  le  livre  de  M.  Oheix  (p.  33, 34)  une  légendçi 
populaire  recueillie  à  Sainl-Hervé,  près  Uzel,  par  feu  M.  Xiaullier 
du  Hottay^  et  qui  trâosporld  dans  celte  commune  bit  Irait  de  rtiis- 
toire  du  saint  patron,  raconté  parla  vieille  Vie  latine  de  saint  Hervé 
comme  è'étant  passé  à  LanboùameaUj  c'est-à-dire  h  plus  de  quà-' 
rante  lieues  d'tJizel,  et  qui  même,  d'après  cette  Vie,  n'a  pas  pu  se 
passer  ailleurs.  La  tradition  de  Saint-Hervé  près  Uzel  n'a. donc 
d'autre  mérite  que  de  fausser  la  vérité,  et  de  la  fausser  toême 
(comme  toutes  leg  contrefaçons)  asse2  maladroitement,  car  le 
récit  écrit  dé  la  Vie  latine  é?t  beaucoup  plus  curit^Ux  iqiie  là  Ver-, 
sibn  oraltî  recueillie  par  M;  du  Moltay.  Ceci  prouve  qu*il  faut^ 
user  dans  ces  recherches  de  grandes  précautions,  surtout  pour, 
apprécier  exactement  Forigine,  la  nature^  la  valeur  réelle  des  tr^-^' 
ditions  populaires  relatives  à  nos  vieux  saints.  ^'    '  - 

De  même  en  doit-il  être  avec  les  noms  de  lieux.  Tracer  Tiliaé- 
raire  d'uh  apôti*e  du  b^  ou  même  du  IV*  siècle  de  l'ère  chrétienne 
d'après  le  vocable  de  quatre  ou  cinq  petites  chapelles  (peut-être 
fort  modernes)  qui  portent  son  nom,  me  paraît  très  hasardé  :  si 
c'était  du  moins  d'anciennes  paroisses...  Mais  ce  qui  me  semble' 
absolument  abusif,  c'est  devoir,  par  exemple, dans  le  nom  de  Ker- 
belecÇfiWage  du  prêtre)  une  preuve  que  saint  Clair,  premier  évêque 
de  Nantes,  aurait  habité  le  lieu  ainsi  nommé,  alors  que  ce  nom  dé- 
note tout  au  plus  la  résidence  d'un  prêtre  quelconque  en  ce  village, 
ou  peut-être  TafTectation  ancienne  de  ce  domaine  à  la  dotation  du 
clergé  de  Id  paroisse  (voir  p.  84,  29,  30). 

Arrêtons  ici  ce  filet  de  vinaigre,  —  et,  pour  bien  finir,  détachons 
de  l'œuvre  de  M.  Oheix  et  présentons  au  lecteur  un  grand  et  beau 
paysage  supérieurement  peint,  —  l'abbaye  de  Bonrepos,  ia  vallée 
et  sa  montagne  : 

Ënfia  on  atteint  Bonrepos.  Quel  site  admirable  autrefois,  avant 

que  les  grandes  routes,  le  télégraphe,  la  hache  de»  marchands  de  bois 
et  le  reste,  eussent  enlevé  à  cette  solitude  quelque  chose  de  sa  grand&ur 
et  de  àa  l^aiivagerie  !  Le  Blavet,  non  edcore  asservi  aux  ingénieurs,  faisait 
uii  croehel  et  enlaçait  6ur  trois  faces  les  bâtiments  de  Tabbaje;  de  l'autre'^ 


888  NOTICES  ET  COVPTBS  RENDUS 

côté  àê  la  rivière  te  dresse  k  pic  la  montagne  de  Gwéiipd,  jadis  couverte 
de  bois...  Après  une  demi-heure  de  Tasceosion  la  plus  rude,  nous  arri- 
vons au  sommet 

«  Quelle  vue  !  Les  étangs  des  Salles  dorment  à  nos  pieds,  entre  les 
replis  de  la  forêt  de  Quénécan,  enserrés  de  collines  alternativement  vertes 
et  rocheuses.  Plus  loin,  si  loin  que  le  regard  peut  s*étendre,  c'est  une  suc- 
cession de  vallées  bleuâtres,  de  croupes  dénudées,  de  clochers  à  peine 
entrevus,  et  tout  va  se  fondre  peu  à  peu  en  une  brume  grisâtre,  qui 
pour  nous  autres  Bretons  a  encore  son  charme,  —  la  brume  qui  enve- 
loppe tous  nos  horizons,  comme  elle  enveloppe  nos  légendes.  —  An  nord, 
spectacle  tout  différent.  Ce  ne  sont  plus  les  mystérieuses  profondeurs 
de  la  forêt  enchantée.  Au  delà  de  l'entonnoir  formé  par  la  vallée  du 
Blavet,  le  plateau  de  Laniscat  et  de  Gorlay' monte,  se  développe,  en  plans 
successifs,  en  pentes  variées,  et  déroule  à  perte  de  vue,  en  un  réseau  pit- 
toresque, ses  routes,  ses  landes,  ses  prés,  ses  villages  et  ses  manoirs, 
comme  sur  une  carte  géographique  dressée  à  vol  d*oiseau«  »  (75-76) 
79-«0). 

Quiconque  a  pu  contempler  ce  site  inoubliable,  le  revoit  ici  tout 
entier. 

H.  Obeix  promet  de  nous  donner  bientôt  un  second  volume  et  de 
continuer  longtemps  cette  série.  Nous  prenons  acte  de  la  promesse 
en  souhaitant  prompte  réalisation. 


DIEU  ET  LB  BOI,  poésies,  par  Emile  Grimaud.  —  Un  vol.  in-18  jésus, 
titre  rouge  et  noir,  de220  p.  —  Pari«,  librairie académîaae  Didier,  Per- 
rin  et  Gie,  successeurs,  quai  des  Grands-Augastins,  35.  Nantes,  Vincent 
Forest  et  Emile  Grimaud.  —  Prix  :  3  fr.50.  —  25  ex.  ont  été  tirés  sur 
papier  vergé,  i^rix :  6  fr. 

£tt  attendant  le  compte  rendu  qui  en  sera  donné  dans  notre  prochdne 
livraison,  nous  reproduisons  la  dédicace  de  ce  recueil,  qui  va  paraître  ces 
jours-ci: 

AU  GÉNÉRAL  DE  CHARETTE 

En  vous  félicitant  des  Noces  d*argent  du  régiment  des  Zouaves 
pontificaux  que  vous  vous  prépariez  à  célébrer,  je  vous  avais  dit 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS  389 

tout  mon  regrei  de  n'avoir  pas  le  droit  de  prendre  part  à  une  telle 
fête,  puisque  je  n-avais  pas  eu  le  bonheur  d'être  un  de  vos  soldats. 
Vous  me  répondîtes  aussitôt  —  avec  trop  de  bienveillance  assu- 
rément : 

«c  Et  pourquoi,  je  vous  prie,  ne  nous  feriez-vous  pas  le  très 
grand  plaisir  d'assister  à  nos  Noces  d'argent  ? 

«  Que  vous  manquet-il  pour  être  Zouave  ? 

<f  Catholique,  Vendéen,  vous  Têtes  au  premier  chef! 

a  Hais  c'est  notre  grande  gloire,  à  nous,  Zouaves,  que  d'avoir 
dans  le  cœur  ces  deux  mots  : 

(c  Dieu,  le  Roi  ! 

ce  Vous  voyez  donc  bien  que  votre  muse  est  Zouave  !  » 

J'assistai  à  cette  admirable  journée  du  28  juillet  1885,  et  c'est 
pour  en  marquer  le  souvenir  que  j'aime  à  dédier  au  héros  dePatay 
un  recueil  dont  le  titre  est  fait  pour  lui  plaire  et  où  plus  d'un  sym- 
pathique hommage  est  rendu  à  son  nom  deux  fois  illustre. 

Emile  Grimaud. 
Nantes,  f 0  movembre  1886. 


Le  volume  de  Dieu  et  le  Boiu^  vendra  au  profit  de  l'Œuvre  des  Frérei^ 
dei  Écoles  ebrétiennei. 


CHRONIQUE 


Les  BeaiuL**Art8  à  rô:^08ition  de  Nantes. 

»  t. 

Le  mois  dernier,  en  visitant  le  salon  central,  nous  n'avions  guère  qa'à 

admirer.  C'était  la  serre  où  le  jardinier  n'admet  qu'uo  choix  de  plantes 

rares. 

Il  s'agit  maintenant  d'entrer  en  plein  maquis,  en  pleine  jungte. 

Une  végétation  touffue,  polychrome,  nous  enveloppe  ;  éclatante  ou  paie, 
gaie  ou  sévère,  mais  d'où,  par  endroits,  quelques  pousses  vigoureuses 
surgissent.  A  nous  de  les  découvrir  et  de  les  montrer.  Plusieurs  nous 
échapperont  dans  le  nombre.  Un  plus  perspicace  leur  donnera  l'éloge 
qu'elles  méritent. 

La  première  pièce  où  nous  pénétrons  forme  une  sorte  de  large  vesti- 
bule. Dès  le  seuil,  le  regard  est  pris  violemment  par  deux  toiles  énormes, 
couvrant  presque  les  parois  de  gauche  et  de  droite. 

Dans  Tune,  consacrée  aux  Noyades  de  liantes^  M.  Aubert  évoque  un 
des  plus  hideux  ëouvenirs  de  93.  Carrier,  en  bottes  molles  et  culotte  de 
peau,  —  costume  authentique,  —  préside  aux  mariages  républicains, 
c  On  attachait  un  vieillard  à  une  jeune  femme,  un  jeune  homoieà  une  jeune 
fille,  on  les  dépouillait  de  leurs  vêtements,  et  on  les  précipitait  dans  la 
Loire.  »  Le  peintre  s'est  inspiré  de  cette  phrase,  écrite  au  Bulletin  du 
tvibi^Ml  févelutiQnnaire,  -  proeè$  de  Carrier,  Pjoard  et  Grandmaispn, 
Il  en  a  fait  un  tableau  truculent,  devant  lequel  le  visiteur  s'arrête  avec 
surprise,  où  Térudit  constate  la  recherche  de  couleur  locale  qu'on  aime 
dans  une  page  historique.  Les  premiers  plans  ne  sont  pas  heureux.  Ces 
bras  et  ces  jambes  convulsés,  aperçus  au  fond  des  barques,  déplacent 
l'attention,  sans  rien  ajouter  à  Thorreur  du  spectacle. 

En  face,  le  Travail,  de  M.  Roll,  déploie  la  vision  pacifique  d'un  chan- 
tier de  construction  en  activité.  Tout  ce  monde  remue  et  vit.  Certainement, 
ni  Roche^  ni  Duc-Quercy  n'ont  passé  par  là.  Aucun  de  ces  rudes  travail- 
leurs ne  songe  h  la  grève.  Scieurs,  manœuvres,  gâcheurs  de  plaire,  tail- 
leurs de  pierre,  tous  ont  le  cœur  à  la  besogne  et  c'est  un  argent  bien 
gagné  qu'ils  rapporteront  samedi  à  la  maison. 

Un  vice  inhérent  au  sujet  :  un  ton  de  grisaille  uniforme  attriste  ce  ta- 
bleau. L'œil  n'a  pas  un  point  dans  cette  brume,  pas  une  lueur  dans  cette 


pénpmbre,  où  8erepp3er.  Dies  moellon^  blaachàtires  il  tpp^be^px  ouvriers 
|)runâtres,  pour  glisser  au  sol  grisâire.  te  riemède  eût  pejit-Stre  été  de 
choisir  un  autre  corps  d'état.  La  pierre  à  bâtir,  le  tuffeau  surtout,  avec 
j^es  fadeurs  poussiéreuses,  oe  prêtent  guère  au  jeu  des  couleurs,  et  la 
difficulté  de  les  rendre  est  upi  écuei{  o4  le  pinceau  d'un  médipjcre  se  fût 
brisé.  Pire  que  If.  Çoll|  —malgré  le  défaut  signalé,  —  s'en  est  tiré  à 
son  honneur,  es^  la  meilleure  louange  et  la  plus  juste  qu'on  puisse  lui 

V  Enfant  aux  jouets^  une  amusante  fantaisie  de  M.  L.  Garrier-Belljeuse^ 
La  petite  iille,  en  extase  devant  les  jpuets,  n'est  là  que  pour  la  mise  en 
scène.  Tout  rintérêt  se  concentre  sur  l'attirail .  des  pots.  Il  y  en  a  de 
toutes  les  nuances,  de  toutes  les  formes.  Des  majestueux  à  la  panse  re- 
bondie, des  élégants  à  la  taille  mince,  des  coquets  aux  anses  maniérées, 
des  gais  à  l'encolure  drôle.  Le  soleil  accroche  en  passant  son  point  lu- 
mineux aux  contours  vernissés.  Et  l'on  reste  une  bonne  minute  à  re- 
garder ces  petites  choses  de  grèf,  qu'on  dirait  vivantes,  avec  leurs 
physionomies  falotes  de   bonshommes. 

UÉcuélle  cassée.  —  Si  vous  passez  par  Vannes,  allez  à  deux  kilo- 
mètres au  hasard  dans  la  campagne,  poussez  la  première  porte  de  ferme 
rencontrée  \  vous  retrouverez  en  pâture  le  tableau  de  M.  Chaillou  :  le  lit- 
armoire,  la  table  en  chêne,  noircie  par  l'usage,  le  sol  inégal  de  terre 
battue.  La  Bretonne  n'aura  pas  peut-être  le  plastron  de  drap  à  boulons 
de  cuivre  serré  sur  la  poitrine;  mais  elle  le  mettra  dimanche  pour  la 
grand^messe.  Le  gars  ma|adroit,  ^ui  pleuré  son  écuellée  de  soupe  ré^ 
pandue,  peut  se  serrer  le  ventre.  On  devine  à  la  figure  énergique  de  la^ 
mère  qu'il  jeûner^  jusqu'au  souper.  Bien  heureux  s'il  ne  paie  pa$  i^ 
casse  à  coups  de  trique  ! 

Eltiballéi^  par  M.  G.  3ussbn.  Nous  avions  vu  déjà  au  salon  de  Paris  09 
mail-coach  emporté  à  travers  les  rues  d'un  village.  Le  monsieur  correct 
qui  conduit  ne  perd  pas  la  tête,  mais  son  cheval  de  volée  perd  sa  têtièr^ 
et  le  sportman  se  demande,  comme  nous,  d'où  peut  venir  pareille  mésa- 
venturiË!.  0|i  les  harnais  de  rélégant  attelage  sont  en  bien  mauvais  état, 
ou  le  cocher  remplit  bi^n  mal  ses  fonctions.  Une  petite  l^arisienne  fait 
un  geste  effrayé," d'où  là  peur  du  danger  n'exclut  pas  le  soin  do  la  pose. 
La  bionJe  impassible,  assise  derrière  elie,  ne  peut  être  qu* Anglaise.  Eqi 
somme,  pour  des  jg;ens.  qui  risquent  leur  peau,  tous  ces  personnages  sont 
bien  calmes. 

11 7  aurait  encore  ici  beaucoup  à  voir  et  souvent  à  louer,  mais  le  temp9 
nous  presse:  Entrons  à  gauche^  dans  cet^e  longue  galerie,  pleine  <j[e  proT 
àaessrè^,  (ju'elle  Va  tenir  si  j'en  juge  par  :  V^uve^  une  jeune  femme  e^ 
grand  detiil,  travaiHant' auprès  d'u4  berceau.  Mitè  Burgkan  à  trouvé  ]^ 


392  CHRONIQUE 

▼raie  émotioB  dans  ce  simple  groupe,  image  d'une  douleur  nlencieuse 
▼aiHamment  acceptée.  Il  y  a  tout  un  récit  poignant  en  ce  pro6i  grare  de 
veuve  et  celte  frêle  esqubse  d*enfant  endormi.  L'ouvrière  reste  seule,  sans 
ressources,  en  perdant  l'homme  qu'elle  aimait  Le  bébé  a  quelques  mois  à 
peine  :  il  faut  l'élever  et  se  nourrir.  Elle  est  belle  et  pourrait  en  trafi- 
quer; mais  elle  lest  honnête  et  pense  au  mort.  Toutes  ces  réflenoos 
viennent  à  l'esprit  devant  cette  triste  et  chaste  figure,  penchée  sur  Fou- 
vrage  et  dont  aucune  révolte  n'assombrit  les  traits  résignés.  Le  dessin 
ferme  accuserait  une  main  plus  virile. 

Un  paysage  d'hiver  observé  aux  bords  de  la  Seine  par  H.  P.  Brandi, 
s'appelle  i  Effet  de  neige  à  Saint-Denis*  L'impression  de  la  neige  est 
exacte.  C'est  bien  le  panorama  uniforme  de  la  campagne  blanche  oû^ 
seules,  les  traces  légères  des  pas  marquent  la  place  des  chemins.  Le 
fleuve,  où  nulle  barque  ne  s'aventure,  roule  sans  bruit  et  les  arbres  nus 
ont  des  aspects  lugubres  de  choses  mortes. 

J.  Valadon  :  A  l'église»  —  Jeune  fille  à  genoux,  bien  prise  dans  sa 
robe  ajustée.  Le  peu  qu'on  voit  de  son  visage  donne  envie  de  lui  dire  : 
«  Maïs  retournez  vous  doue  I  »  C'est  l'avis  d'un  vieil  habitué  placé  der- 
rière elle,  auquel  ce  voisinage  donne  des  distractions  ;  mais  elle  prie  si 
bien,  qu'on  préfère  encore  à  la  grâce  de  ses  belles  formes  la  pudeur  de 
ses  mains  jointes  et  de  ses  yeux  baissés. 

Les  joyeux  buveurs,  de  M.  Garnier,  nous  transportent  dans  un  autre 
milieu  et  à  une  autre  époque.  Préciser  la  date  certaine  des  costumes 
serait  difficile  ;  mais  là  n'est  pas  l'intérêt.  La  bande  des  francs  compères 
en  justaucorps  et  hauts-de-chausses  ne  songe  qu'à  passer  le  temps 
gaiement  Le  vin  est  frais,  —  sans  mélange  de  fuschine,  et  nos  drilles 
s'en  donnent  à  cœur  joie.  Los  faces  épanouies  rient  largement,  la  vie 
éclate  en  chansons  à  boire  et  en  propos  grivois.  Tout  cela  résonne,  cir- 
cule, vaut  mieux  que  l'immobile  distribution  des  drapeaux  qui  vous  ^Bice, 
en  passant  dans  je  ne  sais  quelle  salle. 

Avec  Fleurs  et  bijoux^  nous  retrouvons  M.  Bidau,  déjà  vu  au  salon 
principal.  Cette  fusion  de  la  nature  et  de  l'art  est  du  plus  agréable  effet. 
Les  perles  chatoient  mieux,  l'or  reluit  plus,  à  côté  des  teintes  douces 
qu'ont  les  fleurs.  L'artiste  nous  semble  ici  s'être  rapproché  plus  encore 
qu'ailleurs  de  la  perfection. 

Pris  par  un  coup  de  mer,  de  G.  fiaquette.  —  Un  grain  surprend  la 
chaloupe  au  large.  Des  lames  courtes,  —  un  peu  trop  courtes  peut-être, 
déferlent  contre  l'embarcation,  qui  s'efforce  de  leur  présenter  l'avant.  Il 
y  a  dedans  deux  ou  trois  types  réussis  de  loups  de  mer,  souquant  sur  les 
avirons  ;  de  ces  faces  basanées  qu'on  voit,  le  brûle-gueule  aux  lèvres, 
le  long  des  ports.  Les  vagues  gris-ardoise  ne  remuent  pas  assez. 


CHRONIQUE  393 

Tartufe,  au  tnomeDit  où  le  tratire  démasque  ses  batteries  et  fait  à  Ëlmire 
la  célèbre  déclaration.  M.  G.  Loyaux  met  dans  son  travail  une  minutie 
extrême,  un  éclat  superbe  de  coloris.  La  physionomie  de  Thypocrite 
marque  bien  la  minute  brûlante  où  la  femme  d  Orgon  va  se  voir  forcée 
d'appeler.  Un  salon  luxueux  s*accommoderait  à  merveille  de  cette  intéres- 
sante peinture. 

Une  métairie  à  Soulliers  contient,  comme  les  autres  ouvrages  de 
M.  Le  Roux,  une  connaissance  approfondie  du  plein  air.  11  y  a  surtout 
ici  une  fine  étude  de  plantes  aquatiques  reflétées  dans  une  mare.  La 
transparence  glauque  de  l'eau  dormante  est  rendue  visible.  Le  vert  un 
peu  violent  des  arbres  s'explique,  en  songeant  qu'une  végétation  si  luxu- 
riante  flamboie  aux  jours  torrides  de  l'été. 

Le  Loup  et  V  Agneau,  c'est-à-dire  un  vieux  soudard  entrain  déplumer^ 
aux  cartes,  un  jeune  conscrit.  Le  pauvre  diable,  à  peine  sorti  de  son 
village,  ne  quitte  pas  du  regard  son  jeu,  où  les  atouts  sont  rares.  Sa- 
bour8e  de  cuir,  couchée  sur  la  table,  s'aplatit  à  chaque  coup  et  la  pile  de 
monnaie  entassée  près  du  routit^r  indique  quel  chemin  prennent  les  pièces* 
La  fille  d'auberge  appuyée  contre  une  porte,  derrière  l'agneau,  cligne  de 
l'œil  au  loup.  Tous  deux  sont  d'intelligence  pour  enlever  le  magot,  qu'ils 
croqueront  ensemble  sans  autre  forme  de  procès.  L'auteur  :  M.  Gide. 

Une  salle  parallèle  à  celle  que  nous  quittons  s'étend  à  droite.  Nous 
y  remarquons: 

Fleurs  de  Nice.  —  Un  joli  portrait  de  J.  Saintin.  Jeune  femme  en  toi- 
lette montante,  noire.  Un  bouquet  bleu  et  blanc  sur  le  bureau  en  marque- 
terie. Intérieur  élégant;  détails  se brement  choisis  ;  exécution  irrépro- 
chable. 

Une  charmante  strophe  explicative  de  Jacques  Normand  accompagne 
ce  tableau  de  gourmet. 

Le  Pesage  à  Longchamps^  courses  d^aufomne,  de  J.  Lewis  Brown,  offre 
plus  d'un  inlérôt.  Il  a  d'abord  l'attrait  d'une  peinture  soignée  ;  puis  les 
personnages  connus  qu'il  nous  présente  dans  leur  pose  et  leur  tenue 
habituelles.  L  éternel  Mackensie-Grieves,  raide  en  sa  redingote  bouton- 
née^ le  mouchoir  dépassant  la  poche  de  trois  centimètres  et  demi  ;  le 
prince  de  Sagan,  correct  et  distingué;  M.  Lindemann^  mince  et  long... 
toute  la  liste  des  poteaux  d'hippodrome  qu'on  lorgne  à  Longchamps  ou  à 
Auteuil. 

Portrait  de  M'^^  ^.,  signé  Machard.  Tête  expressive,  dessin  habile, 
couleurs  franches.  Ce  qu'on  appelle  un  beau  portrait. 

Les  Derniers  rayons.  M.  P.  Péraire  doit  aimer  Lamarlme.  Son  mai*ais 
de  Ballancoarti  vu  au  soir  tombant;  rappelle  les  rêveries  harmonieuses 

TOMB  IX  Oc  nS  U  6e  SÉRIE).  26 


994  GHBONIQinB 

des  Méditatiani».  L'ample  traînée  de  lumière  miroite  entre  les  sombres 
▼ordures  des  joncs  et  Ton  voit 

Le  roi  puissant  da  jour,  se  couchant  dans  sa  gloire. 
Descendre  avec  lenteur  de  son  char  de  Ticloire. 

Là  Femme  au  piano  prouve  que  M°^e  Lemaire  n'est  pas  uniquement  un 
délicieux  peintre  de  fleurs  ;  mais,  —  comme  on  ne  renonce  jamais  à  une 
passion  favorite,  —  un  joli  bouquet  mêle  ses  nusDces  tranquilles  aux 
rayures  éclatantes  de  la  robe. 

Le  Jury  de  peinture.  M.  Genrex  détaille  un  coin  humoristique  de 
l'opération  du  triage,  avant  Touverfure  du  salon.  On  voit  surtout  des  dos, 
des  chapeaux  et  des  cannes  ;  mais  ces  dos  ont  une  physionomie,  ces  cha- 
peaux une  allure  et  ces  cannes  sont  éloquentes. 

Equipage  de  bœufs  charriant  des  engrais.  Personne,  même  le  plus  pro- 
fiine,  ne  passe  indifférent  devant  ce  paisible  incident  de  là  vie  cham- 
pêtre. C'est,  avec  un  réalisme  de  bon  aloi,  la  nature  prise  sur  le  fait.  La 
froide  journée  de  fin  d*automne  commence  à  peine.  Les  vapeurs  du  matin 
estompent,  par  endroits,  le  sol  bleuâlre.  Des  tombereaux,  chargés  ayant 
fanbe,  quittent  la  ferme.  Un  paysan,  les  mains  dans  les  poches,  sifflant  un 
air,  précède  ses  grands  bœufs  blancs  marqués  de  roux.  Les  engrais 
chauds  dégagent  une  buée  grise,  lentement  répandue  dans  Tatmosphère 
lourde.  Il  faut  avoir  assisté  au  réveil  de  la  campagne  pour  comprendre 
avec  quel  scrupule  M.  Prince teau  a  étudié  les  objets  qu'il  nous  montre  et 
les  impressions  qu'il  nous  communique. 

Fas-tu  t'nallaiê  !  Encore  un  qui  connaît  à  menreille  les  choses  qu'il 
raconte.  Pour  être  né  à  Dour  en  Belgique,  M.  Ë.  Bahieu  n'en  ignore  rien 
des  mœurs  de  Lisieux,  en  Normandie.  Cette  ruelle  aux  antiques  maisons 
penchées  l'une  vers  l'autre  comme  pour  s'embrasser,  ces  parés  inégaux, 
celte  teinte  indéfinissable  des  murs  centenaires...  tout  y  est,  avec  un 
parfom  de  terroir  qui  vous  apprend  de  suite  le  lieu  où  tous  êtes.  £t  si 
ia  première  vue  du  décor  vous  laissait  un  doute^  la  vieille  Normande  «n 
bonnet  de  eoton,  frappante  de  Tértté,  dans  son  apostrophe  au  moutard  ré- 
calcHrant,  vous  orienterait  vite.  Le  martinet  qu'elle  tient  sent  un  peu 
Tapprêt.  J'aimerais  mieux  un  simple  bâton  ou  un  vulgaire  balai,  pris  der- 
nire  la  porte.  L'enfilade  de  la  rue,  vue  en  perspective,  procure  la  sensa- 
tion juste  de  la  distance. 

Première  leeon.  Bonne  élude,  d^im  Nantais,  M.  Cb.  Jonsset.  Un  vieux 
maria  donne  une  leçon  de  rames  à  une  jeune  fille.  L'élève  s'y  prend  gau- 
chement, comme  une  d^Mitante  qn^elle  est;  le  professeur  ta  regarde 
néanmoins  d'un  mr  satbfiût,  peu  habitué  à  navigtter  en  si  gradeta  têle- 
k-tète. 


GaROKiauE  895 

L'arrivée  sw  le  champ  de  foire.  M.  Brunet-Houard  étudie  avec  cons- 
cience les  chevaux  qu'il  expose  et  les  paysans  qu'il  présente.  La  foule  des 
gens  de  foire  grouille  convenablement  dans  les  foods;  les  maisons  de 
la  petite  ville  s'alignent  correctement  autour.  Tout  est  fait  d'après  les 
règles,  suivant  les  formes,  comme  enseigne  l'école.  Ou  aimerait  à  trouver 
quelques  défauts  dans  les  détails,  pour  un  peu  d'originalité  dans  l'en- 
semble. 

M.  Deneux,  dans  ses  Sphinx  y  est  lui-même  assez  éuigmatique.  J'entre- 
vois une  intention  dé  rapprochement  entre  les  femmes  et  l'être  mysté- 
rieux de  la  fable  ;  mais  il  faudrait  nous  faire  plus  clairement  l'allusion. 
Beaucoup  de  gens  ne  voient  là  que  trois  jolies  promeneuses  visitant  un 
musée.  Cette  chicane  n'attaque  en-  rien  l'exécution,  très  bonne,  si  l'idée 
est  un  peu  confuse. 

Le  portrait  de  M"^^  £.,  par  M.  Serenne,  a  l'énorme  qualité  d'être  sin- 
cère. Un  rude  masque  de  paysanne,  carrément  posé  de  face;  'les  mains 
Calleuses  croisées  sur  la  poitrine,  le  costume  sombre,  la  coiffe  blanche,  le 
teint  hâlé.  Pas  d'enjolivements,  ni  de  subterfuges. 

M.  Â.  Bellet  a  vu  certainement  ces  deux  villageois,  jeune  homme  et 
jeune  fille,  en  conversation  pour  le  bon  motif.  Le  colloque  manque  d'en- 
train ;  on  n'est  pas  Heruani  et  Dona  Sol.  La  seule  chose  à  savoir  est  dite. 
La  couturière  n'en  perd  pas  un  coup  d'aiguille  ;  le  journalier  ne  s'est  pas 
même  assis.  Quelques  phrases  sur  l'ouvrage,  sur  les  voisins,  et  c'est  tout. 
Ce  sera  pour  la  semaine  prochaine,  à  l'église  de  Ghâteaubriant. 

Une  grève  entre  deux  falaises  et  plus  loin  un  grand  paysage  de  pleine 
terre  témoignent  que  M.  Le  Roiix  fils  a  fait  honneur  aux  leçons  de  son 
père.  Gela  se  nomme  Préfailles,  et  Les  Environs  du  Pasquiau.  —  Deux 
savoureux  paniers  de  fruits,  signés  Marie  Toulmouche,  donnent  à  croire 
que  le  talent  est  contagieux. 

Une  toute  petite  salle,  à  droite  du  vestibule,  contient  quelques  œuvres 
originales* 

Dans  l'ane,  sous  ce  titre  :  Ma  Femme  et  mon  Singe^  —  M.  L.  Chalon 
abuse  d'un  grand  talent  pour  étaler  une  affectation  de  bizarrerie  et  d'in- 
décence. Dans  un  intérieur  fantasque,  une  femme  nue  et  plâtrée,  aux  re- 
flets d'une  lumière  crue,  émerge  d'un  flot  de  broderies  tombantes.  Le 
singe  fait  une  tache  noire,  accroupi  sur  un  oreiller.  On  regrette  qu'un 
peintre,  capable  de  faire  un  chef-d'œuvre,  n'ait  extrait  de  sa  palette 
qu'un  habile  tire-l'œil. 

M.  Léon  Tanii  nous  conduit  chez  la  Couturière  et  nous  fait  assiste]^  à 
l'essayage  d'une  robe.  C'est  un  souvenir  du  palais  de  rindustrie,  où  tout 
le  monde  a  remarqué  cet  épisode  très  étudié  des  mœurs  parisiennes. 
Pour  peu  que  vous  fréquentiez  le  Bois,  Vous  rencontrez  là  jofîe  cfiéflite 
dont  les  traits  s'encadrent  dans  la  glace. 


396  CHRONIQUE 

Flirtation,  Thèbes,  KFIU*  dynastie.  —  Il  nous  serait  aussi  difficile 
qu'à  M.  Rocbegrosse  lui-même  de  dire  si  le  flirt  se  pratiquait  de  la  sorte  à 
Thèbes  sous  la  XVIII*  dynastie.  Ce  qui  nous  importe  et  ce  qui  nous 
charme,  c'est  la  manière  surprenante  dont  l'artiste  a  interprété  ce  songe 
d'une  nuit  agitée.  Voilà  du  neuf.  On  peut  en  blâmer  la  conception 
étrange;  on  doit  s'incliner  devant  l'adresse  merveilleuse  de  l'ouvrier. 

La  moitié  à  peine  de  notre  tâche  accomplie,  l'espace  va  nous  manquer. 
Rien  que  chez  les  peintres,  une  longue  roule  nous  resterait  à  parcourir. 
11  faudrait  citer  cent  aquarelles,  signées  de  noms  connus  ou  dignes  de  l'être. 
£tla  sculpture^  largement  représentée,  malgré  la  difficulté  des  transports  ! 
Et  les  gravures,  exquises  de  finesse  et  d'exactitude  !  Et  la  série  magni- 
fique des  photographies,  arrivées  au  dernier  mot  de  la  perfection  !  Et  le 
cabinet  trop  étroit  des  architectes  ! 

Les  quelques  feuilles  d'un  article  de  revue  ne  peuvent  suffire  ;  il  fau- 
drait un  livre,  où  chaque  branche  de  l'art  aurait  son  chapitre. 

Avant  de  quitter  le  lecteur,  nous  prendrons  seulement,  à  la  fleur  de 
chaque  panier,  un  ou  deux  spécimens,  en  disant  avec  Virgile  :  Ab  uno 
disce  omnes, 

—  Aux  aquarellistes,  il  faut  nommer  d'abord  ]M1  mes  Lemaire,  mère  et 
fille. 

M'»^'  Madeleine  Lemaire  se  platt  aux  obstacles,  qu'elle  surmonte  toujours. 
Quel  tableau,  peint  à  l'huile,  donnerait  une  symphonie  éclatante  de  cou- 
leurs, comparable  à  cette  grappe  de  gibier,  faisan,  merle,  grive  ?  Et  pour 
augmenter  la  difficulté,  une  orange  ouverte,  traduite  jusqu'aux  moindres 
fibrilles. 

Miio  Suzette  Lemaire  incruste  dans  la  soie  de  gracieuses  fleurs  des 
champs^  plus  fraîches  que  nature.  <-  Une  enfant  qui  promet  de  devenir 
aussi  grande  que  sa  mère. 

£n  Vabsence  du  maiCre,  le  modèle  de  M.  P.  Garrier*Belleiise  profite 
d'un  instant  [de  solitude,  pour  essayer  son  talent,  au  détriment  de  l'é- 
bauche commencée,  et  nous  montrer  son  dos,  d'une  ligne  irréprochable. 

Le  panier  de  fleurs  de  M.  Rivoire  pousse  Titlusion  du  vrai  jusqu'à  ses 
dernières  limites. 

Les  Forgerons  de  Rafaelli  trinquent  avec  une  conviction  amusante.  Les 
deux  bras  tendus,  d'un  même  geste,  les  yeux  gravement  fixés  sur  leur 
verre,  comme  s'ils  accomplissaient  un  devoir,  on  les  entend  se  dire  :  «  A 
la  vôtre  !  »  du  ton  pénétré  qui  convient. 

Deux  ou  trois  fines  aquarelles  rappellent  le  beau  talent  de  Mme  N.  de 
Rothschild.  11  faudrait  citer  tous  les  Détaille,  si  étonnants  de  ressemblance 
et  d'à-propos,  qu'on  dirait  dçjs  vues  instantanées,  prises  aux  quatre  coins 
du  quartier. 


^ 


CHRONIQUE  397 

Une  foule  d'ouvrages  excellents,  quelques-uns  très  remarquables,  ont 
pour  auleursdes  Nantais,  artistes  ou  amateurs.  Ke  pouvant,  faute  d*espace, 
en  faire  la  description  et  en  rechercher  les  qualités,  mieux  vaut  renvoyer 
au  catalogue,  pour  le  nom  des  peintres  et  le  litre  des  œuvres. 

Peu  nombri'ux,  les  sculpteurs  tiennent  dignement  leur  place.  La  lon- 
gueur du  voyage  n'a  pas  effrayé  un  superbe  Gaulois  et  sa  famille,  dus, 
je  CI  ois,  au  ciseau  de  M.  Pierre  Ogé  (de  Saint-Brieuc).  Ce  groupe  s'appelle  : 
baptême  gaulois,  La  femme  tient  entre  ses  bras  Tenfant  auquel  elle  fait 
baiser  le  glaive  paternel.  Le  guerrier,  carrément  planti^  sur  ses  jambes 
musculeuses,  est  d'une  allure  martiale  :  puissante  étude  d'anatomie,  en<- 
cadraot  un  beau  souvenir  des  temps  héroïques. 

A  l'autre  bout  de  la  salle,  se  dresse  la  stature  plus  moderne  du  maré- 
chal Ney.  C'est  l'instant  de  l'exécution,  où  le  héros  découvre  sa  poitrine^ 
avant  de  commander  lui-même  le  feu.  Le  geste  simple  rend  plus  saisis* 
santé  la  grandeur  de  l'action. 

Au  milieu,  la  silhouette  monumentale  du  comte  de  Ghambord.  Il  est  à 
regretter  que  les  dimensions  restreintes  du  local  n'aient  pas  permis  de 
mettre  cette  statue  à  la  distance  que  sa  taille  exige.  Le  spectateur  debout 
à  côté  d'un  pied  gigantesque,  ne  peut  embrasser  dans  son  ensemble 
l'énorme  monument.  Juger  à  dis  pas  le  travail  de  M.  Garavanniez  serait 
aussi  illusoire  qu'examiner  à  cinquante  mètres  les  Joueurs  de  boule  de 
Meissonnier.  Malgré  l'écueil  de  cette  position  désastreuse,  la  tête  du 
prince  se  dégage,  fière  et  sereine,  du  monceau  lourd  des  étoffes,  et  on  a 
lieu  d'attendre  un  effet  grandiose,  quand  son  profil  de  bronze  montera 
daus  le  ciel  sévère  de  la  Bretag)ie,  dominant  ces  qiiatre  gardestdu- corps  t 
sainte  Geneviève^  Jeanne  d'Arc,  Bayard  et  du  Guesclin.  Du  même  sculp* 
leur,  citons  pour  mémoire  les  statuettes,  déjà  célèbres,  de  Gathelineau  et 
de  Charette  à  Patay. 

Parmi  ks  choses  gracieuses,  il  faut  mettre  au  premier  rang  ia  Tzigane 
de  M.  Le  Bourg.  La  danse  harmonieuse  de  cette  belle  fille  met  en  relief 
les  lignes  sveltes  de  son  corps,  et  e'est  un  des  rares  mérites  du  sculpteur 
d'avoir  su  allier  la  grâce  irréprochable  des  formes  à  la  sincérité  parfaite 
du  mouvement. 

Un  médaillon,  du  même,  reproduit,  avec  un  art  achevé,  les  û*aits  du 
général  Mellinet.  Plus  loin,  le  buste  de  marbre  de  M.  V.  Cessé. 

Fleur  de  mai^  un  poétique  envoi  de  M.  Marquet  de  Vasselot,  fait  dé- 
sirer davantage,  ne  pouvant  demander  mieux. 

Un  bronze  bien  original,  arrivé  sur  le  tard  et  dont  l'auteur  m'échappe, 
représente  un  marchand  de  masques.  Outre  les  qualités  principales  d'une 
conception  ingénieuse  et  d'une  exécution  savante,  on  trouve  un  intérêt 
piquant  à  reconnaître  les  tètes  illustres  de  ce  temps  qui  composent  la 
marchandise  du  jeune  vendeur. 


308  CHRONIQUE 

M.  J.  Vallet,  dans  la  Madeleine  à  gefMUX^  a  fort  bien  renda  l'expres- 
sion d'une  immense  douleur. 

Le  buste  de  l'amiral  de  Gornutier,  notre  regretté  compatriote,  est 
l'œuvre  distinguée  de  M.  L.  Potet.  Celui  de  M.  Mérot  du  Barré  est  dû  à 
un  amateur  devenu  plus  fort  qu'un  maître,  M.  6.  de  Ghemellier. 

Après  une  bonne  station  devant  la  jeune  fille  à  la  moucbe,  cette  bai- 
gneuse qu'on  a  vue  partout  et  qu'on  reverrait  volontiers  encwe,  nous 
voici  devant  la  vitrine  des  gravures. 

M.  Octave  de  Rocbebrune,  (grand  diplôme  de  l'exposition  de  géogra- 
phie) :  Le  Palais  de  justice  de  Roven.  Ce  monument  merveilleux  conserve, 
en  passant  par  ses  mains,  la  majesté  imposante  de  sa  masse  et  l'infinie 
délicatesse  de  ses  mille  dentelures.  Avec  un  tact  parfait,  M.  de  Roche- 
brune  évite  le  double  écueil  du  trop  noir  et  du  trop  clair.  La  netteté 
extrême  du  dessin  égale  sa  complète  exactitude.  Une  belle  photographie 
n'est  pas  plus  vraie,  un  beau  tableau  n'est  pas  plus  artistique. 

A  cèté,  le  baron  de  Wismes,  Tarchéologiie  éminent,  Tiotrépide  fouil- 
leurdetumulus,  pour  lequel  l'antiquité  gauloise  n'a  pas  de  mystères.  Le 
dessin  n'est  qu'une  des  manifestatioas  multiples  de  ce  fin  talent  au  ser- 
vice d'un  grand  esprit.  Outre  une  facture  très  habile,  les  eaux-fortes  de 
M.  de  Wismes  ont  cette  rareté  de  donner  la  juste  impression  des  êtres  et 
des  temps  qu'elles  évoquent.  L'enfance  de  la  Viei^ge  s'enveloppe  du  voile 
d'ombre  mystérieuse,  à  travers  lequel  nous  apparaissent  les  choses  di- 
vines. Le  Petit  Poucet,  perdu  dans  la  nuit  noire,  rappelle  les  terreurs 
enfantines  d'autrefois  au  récit  terrible  de  Perrault.  Cette  maison  de  l'ogre 
donne  la  chair  de  poule  ;  les  arbres  mêmes  ont  des  aspects  sinistres  — 
arboribus  suus  horror  inest.  —  Et  Ton  tremble  pour  les  pauvres  petits 
près  de  se  jeter  dans  la  gueule  du  loup. 

Les  traits  de  Paul  Baudry,  le  grand  peintre  vendéen,  revivent  sous  le 
burin  consciencieux  de  M.  Alassonnière. 

Lanjuinais  à  la  tribune,  gravé  par  M.  Do  vivier  d'après  Témou  vante 
peinture  de  MuUer.  Du  même,  les  jolies  illustrations,  composées  par 
J.  Danton,  pour  le  roman  de  Zola  :  Une  Page  d'amour.  Le  crayon  de 
M.  Merson  traduit  aux  yeux,  dans  un  style  digue  du  livre,  les  belles  pages 
de  Léon  Gautier  sur  la  chevalerie. 

Les  photographes  ont  droit  à  une  meotion  spéciale.  Leur  exposition 
démontre,  par  d'intéressantes  preuves,  les  services  qu'on  peut  attendre 
de  cet  ai  t  mathématique.  11  y  a  là  toute  une  série  de  planches  très 
regardées,  qui  contiennent  les  curieux  résultats  des  procédés  insiantaDés  : 
le  vol  des  oiseaux,  fixé  dans  ses  mouvements  les  plus  inappréciables  à 
l'œil;  les  diverses  positions  du  corps  humain  pendant  la  marche,  le  saut 
ou  la  course;  la  décomposition  du  pas,  du  trot  et  du  galop  d'un  cheval; 


CHBOMIQUE  899 

plus  loin,  des  vues  panoramiques  de  la  terre,  prises  en  ballon,  à  des 
altitudes  variées;  des  reproductions,  plusieurs  mille  fois  g'^ossies,  d'in- 
sectes minuscules;  des  maladies  eacbées  rendues  visibles;  des  germes 
invisibles  devenus  palpables. 

Près  df^s  photographes-savants,  les  photographes-artistes  .*  Nadar  et  sa 
collection  unique  de  personnages  célèbres  ;  L.  Martin,  son-rival  nantais, 
habik  à  discerner  la  seconde  précise  oh  le  sujet  apparaîtra  dans  sa  pos- 
ture la  plus  naturelle  et  la  plus  avantageuse,  ^'ul  n'atteint  mieux  que  lui 
ce  degré  de  perfection  qui  sépare  l'œuvre  d'art  de  la  copie  vulgaire. 

Le  groupe  des  architectes  s'avance  en  bon  ordre.  Plans  grandioses  de 
basiliques,  élévations  pittoresques  de  châteaux,  projets  ingénieux  de 
villas,  tout  ce  que  la  pensée  humaine  peut  faire  avec  de  la  pierre  ou  du 
marbre,  est  là  consigné  sur  le  papier,  en  quelques  traits  rapides. 

Ici,  le  château  de  Keifily,  par  M.  J.  Montfort,  hanté  du  souvenir  des 
vieilles  architectures  nationales;  là,  par  M.  Gautier,  l'intérieur  àp 
Sainte- Sophie,  Téglise-mosquée,  corps  chrétien  où  s'agite  une  âme 
turque  ;  partout  une  foule  de  croquis  où  la  beauté  des  contours  s'allie 
aux  exigences  de  la  vie  moderne. 

Quitterons-nous  le  cours  Saint-André  sans  dire  un  mot  des  împressio- 
nistes,  ces  envolés  vers  des  régions  inhabitables  pour  avoir  trop  jeté  de 
lest  ?  Gardons-nous,  comme  la  plupart,  de  traverser  l'obscure  chambre 
qu'ils  occupent  en  levant  les  épaules  et  détournant  la  tête.  Rien  ne  serait 
plus  injuste  qu'envelopper  dans  un  mépris  général  ces  excessifs,  dont  plu- 
sieurs sont  des  croyants,  sincères  dans  leur  foi. 

Le  principe  de  peindre  ce  qu'on  voit  et  non  ce  qui  existe,  est  fondé  sur 
l'observation  raisonnée  de  nos  organes.  Les  lois  de  la  perspective  ne  sont 
pas  appuyées  sur  autre  chose.  Si  cette  théorie  a  servi  d'excuse  aux  mé- 
diocres pour  traduire  les  rêves  de  leur  esprit  c()nfus  ou  impuissant,  la 
faute  n'incombe  point  aux  chercheurs  convaincus  qui  luttent  pour  le 
triomphe  de  leur  idée. 

Regardez,  par  exemple,  à  droite  en  venant  du  vestibule,  cette  Hérodiade 
vautrée  sur  un  lit  de  repos,  immobile  dans  la  contemplation  du  chef  de 
Jean-Bapliste^  roulé  à  terre.  Dans  un  mouvement  désordonné  de  sa  joie, 
elle  a  culbuté  le  plat  où  pantelait  la  tête  hagarde,  aux  yeux  mal  fermés. 
—  Il  y  H  certainement  de  la  pensée  en  ce  colloque  muet  de  l'assassin  et 
de  la  victime,  de  la  vigueur  dans  ces  taches  virulentes  du  sang  écarlate 
et  des  draperies  pourpre. 

Ne  détournez  pas  l'œil  avec  dégoût,  pas  plus  que  vous  n'écarteriez 
l'oreille,  en  écoutant  la  Chanson  de  la  glu,  de  Richepin.  La  nature  est 
belle,  même  dans  son  horreur,  et  ce  sont  des  privilégiés  de  naissance 


400  CHBOiiioinE 

ceux  qui  ont  le  secret,  n'importe  par  quel  moyen,  de  souleTer  on  coin 
de  ses  voiles. 

Louis  le  Lasseur  de  Ranzat. 


Le  Congrès  des  Gatholiq[iie8  de  TOoest 

Du  mardi  16  au  dimanche  21  novembre,  ont  eu  lieu  à  Nantes  les  réu- 
nions du  premier  Congrès  des  cathoHques  de  l'Ouest,  Lorsque  les  asseiu- 
blées  de  ce  genre  se  muiliplient  sur  tous  les  points  de  la  France,  il  n'é- 
tait pas  possible  que  des  provinces  où  la  foi  est  demeurée  hi  ferme  et  la 
charité  si  généreuse  ne  vissent  pas  les  chrétiens  les  plus  intelligeots  et 
les  plus  dévoués  se  grouper  pour  se  mieux  connaître  et  pour  unir  leurs 
forces.  Tout  récemment  à  Angers,  ces  jours-ci  à  Nantes,  ils  ont  montré  une 
^jis  de  plus  que  leur  foi  n'est  point  une  foi  morte,  et  qu'au  service  de  leurs 
convictions,  ils  peuvent,  avec  le  dévouement  qui  ne  marchande  pas 
mettre  un  talent  dont  il  laut  tenir  compte. 

Tout  congrès  comprend  deux  choses  :  des  séances  de  commission  et 
des  séances  publiques.  Les  premières,  qui  occupent  presque  tous  les 
instants  de  la  journée,  sont  consacrées  exclusivement  aux  discussions  sur 
les  projets  mis  à  l'ordre  du  jour;  les  secondes  ont  un  caractère  spécial 
de  solennité.  Les  commissions  se  réunissaient  à  la  Maison  de  la  Retraite, 
où  tout  avait  été  parfaitement  aménagé  pour  permettre  à  plusieurs  de  tra- 
vailler à  la  fois  sans  aucun  embarras.  Ces  commissions  étaient  au  nombre 
de  six  :  Œuvres  de  foi  et  de  prière,  président  M.  Tabbé  Giihier,  supé- 
rieur des  missionnaires  diocésains:  œuvres  sociales,  président  M.  du  Sel 
des  Monts,  magistrat  mis  de  côté  par  les  fameuses  épuration^  ;  presse 
et  propagande,  président  M.  Mollat,  directeur  du  journal  VEspérance  du 
Peuple;  enseignement,  présidents  MM.  delà  Tour  du  Pin  et  Reneaume; 
art  religieux,  président  BI.  l'abbé  Gaborit,  curé  de  la  Cathédrale  ;  œuvres 
charitables,  président  M.  le  comte  Le  Maigoan  de  la  Verrie.  Le  peu 
d'étendue  de  l'espace  qui  nous  est  accordé  nous  empêche  de  parler  plus 
longuement  de  ces  commissions,  qui  rivalisèrent  d'entrain  et  d'énergie 
pour  venir  à  bout  de  la  tâche  considérable  qu'elles  s'étaient  imposée. 

La  chapelle  de  la  Retraite  fut,  pendant  tous  ces  jours,  le  lieu  de  la 
prière,  que  nous  pourrions  appeler  officielle.  Les  membres  du  congrès  y 
venaient  le  matin  entendre  la  sainte  messe,  le  soir,  recevoir  la  bénédic- 
tion du  T.  S.  Sacrement  ;  pendant  la  journée,  devant  THostie  sainte  per- 
pétuellement exposée,  de  nombreux  adorateurs  fidèles,  surtout  des  adora- 
trices, femmes  ou  filles  des  congressistes,  priaient  pour  ceux  qui  travail- 
laient. 


CHRONIQUE  401 

Les  séances  publiques  avaient  lieu  dans  la  salle  des  fêtes  de  FEsterBat 
des  Enfants  Nantais.  Cette  salle,  dont  la  disposition  hHbile  et  dont  la  dé- 
coration à  la  fois  gracieuse  et  sobre  fait  le  pins  grand  honneur  à  l'archi- 
tecte, M.  Bougouïo,  se  prête  merveilleusement  à  des  réunions  semblables. 
Cependant,  quelque  vastes  qu'en  soient  les  proportions,  elle  était  encore 
trop  étroite,  tant  était  grand  le  nombre  de  ceux  qui  auraient  voulu 
prendre  leur  part  à  ce  qu'on  a  si  bien  appelé  un  fortifiant  banquet. 

Le  Congrès  s'ouvrit,  le  mardi  16,  par  un  salut  solennel,  donné  dans  la 
basilique  de  Saint-Nicolas.  Avant  le  salut,  Monseigneur  Le  Coq,  évêque  de 
Nantes,  dans  une  remarquable  allocution,  montra  l'Eglise  souveraine  do- 
minatrice des  intelligences,  sauvant  ceux  qui  lui  obtMssent  entièrement 
des  erreurs  et  des  déceptions  qui  sont  la  part  des  rebelles  et  des  incré- 
dules; puis  M.  Roy,  curé-doyen  de  la  Basilique,  le  courageux  et  infatigable 
organisateur  du  Congrès,  ajouta  quelques  paroUs  pour  faire  ressortir  le 
caractère  pieux  avant  tout  de  cette  assemblée,  qui  doit  être  une  œuvre 
de  prière,  encore  plus  que  de  travail  et  d'étude. 

Le  mercredi  soir,  eut  lieu  la  première  réunion  générale.  Sur  l'estrade, 
à  droite  de  Mgr  l'Evèque,  président  d'honneur,  preod  place  le  sympathique 
député  de  la  Loi^e-Iuféri^ure,  M.  de  Gazenove  de  Pradioe,  président  (  ffeclif. 
Autour  d'eux,  se  rangent  les  membres  les  plus  importants  de  l'assemblée  ; 
M.  Catta,  magiiitrat  démissionnaire  h  l'époque  des  décrets,  remplit  les 
fonctions  de  secrétaire  général. 

Après  la  prière,  dite  par  Monseigneur,  la  séance  est  ouverte  par  le 
vote  d'une  adresse  au  Souverain-Poolife;  puis  M.  de  Cazenove  prend  la 
parole  pour  dire  quel  sera  l'esprit  du  Congrès  et  quelles  questions  seront 
principahment  traitées.  Il  faudrait  pouvoir  reproduire  tout  ce  discours, 
presque  continuellenient  interrompu  par  les  applaudissements  les  plus 
chaleureux.  «  Nous  sommes  des  proscrits,  des  hors  la  loi;  mais  nous  ne 
serons  pas  des  proscrits  phiio«^ophes  qui  se  résignent  à  leur  sort  sans 
essayer  de  le  changer  ;  on  peut  être  vaincu,  on  peut  être  renversé,  mais 
on  n'a  pas  le  droit  de  fléchir.  »  M.  de  Launay  lit  ensuite  un  rapport  fort 
intéressant  sur  l'église  du  Vœu  national  :  puis  M.  l'abbé  Max.  Nicol,  si 
bien  connu  des  lecteurs  de  la  lievue,  est  invité  à  donner  lecture  d'une 
pièce  de  vers.  Ede  est  intitulée  la  France  chrétienne.  Il  est  difficile  da 
rendre  l'aspect  de  la  salle  pendant  cette  lecture.  Tous  étaient  transportés 
en  entendant  ces  vers,  û  nobles  de  pensée,  si  jtiunes  d  allure,  débités 
d'un  ton  qui  faisait  passer  dans  l'âme  des  auditeurs  toutes  les  imf  ressions 
du  poète  : 

Non.  malgré  les  forfails  et  malgré  les  blasphèmes, 
Sombres  avant-coureurs  des  chàlimeuls  suprêmes, 


408  cwKniiQUB 

Li  Franeede  Clo?is  se  movrra  pas  encor... 
En  mooraot  pour  le  Christ  qui  brisera  dos  chtines. 
Nous  garderons  l'espoir  des  rictoires  prochaines, 
Sûrs  qne  demain  sera  le  Teogeor  d'anjourd'hai, 
Et  iiers  d'avoir  lotte  pour  la  France  et  poor  loi. 

M.  Gavouyère,  doyen  de  la  faciiUé  de  droit  aux  grandes  Ecoles  d'Angers, 
donne  ensuite  lecture  de  conclusions  d*un  magnifique  rapport,  lu  déjà  par 
lui  dans  la  Commission  d'enseignement,  et  Monseigneur  termine  la  séance 
par  une  cbaude  et  vibrante  allocution,  qui  résume  d'une  manière  admi- 
rable les  impressions  de  tous. 

Le  jeudi  18,  a  lieu  la  seconde  séance  générale.  Au  débnt,  connaissance 
est  donnée  par  Monseigneur  de  la  réponse  envoyée  télégrapbiquement 
par  le  cardinal  Jacobiai,  à  l'adresse  des  Gatboliques  de  TOuest.  Cette  com- 
munication est  écoutée  par  Tassistance,  qui  se  tient  respectueusement 
debout  et  est  suivie  d'applaudissemeuts  et  des  acclamations  répétées  de: 
c  Vive  Léon  Xlll  !  Vive  TÉglise  !  »  M.  le  cbanoine  Séjourné,  d'Orléans,  lit 
un  rapport  sur  les  démarches  faites  pour  obtenir  la  béatification  de 
Jeanne  d*Arc.  La  nature  du  sujet,  la  manière  dont  il  est  traité,  ne  pou> 
\ aient  manquer  de  produire  une  vive  adhésion,  dont  le  président  se  fait 
admirablement  l'interprète.  —  M.  i'abbé  Gabier  lit  un  rapport  sur  les 
Missions  et  les  Retraites,  puis  la  parole  est  donnée  â  M.  Hervé- Baân. 
Celui-ci  est  connu  depuis  longtemps.  Sa  parole  éloquente  s'est  fait  en- 
tendre dans  bien  des  réunions,  et  partout  elle  a  conquis  des  sympathies 
à  l'œuvre  éminemmeirt  sociale  qu'elle  veut  faire  triompher.  C'est  sur  le 
retour  à  l'Église  des  classes  ouvrières  par  la  corporation  que  parle  l'ora- 
teur. 11  dit  ce  qu'il  faut  faire,  ei,  pour  rendre  son  exposition  plus  con- 
vaincante, il  montre  ce  qui  a  pu  être  obtenu  déjh  par  l'intelligence  et  le 
dévouement.  Quand  il  montre  les  nouvelles  corporations  d'Angers  dé- 
ployant leurs  bannières  dans  la  procession  solennelle  qui  termine  le  Con- 
grès des  cercles  ouvriers,  il  fait  entrevoir  ce  que  sera  l'avenir,  lorsque  la 
France  sera  redevenue  chrétienne.  Après  ce  magnifique  discours,  fré- 
quemment applaudi,  on  entend  un  spirituel  curé  du  diocèse  de  Langres, 
M.  Demay,  qui,  sous  les  apparences  de  la  simplicité  la  plus  naïve,  excite 
la  plus  joyeuse  hilarité,  en  parlant  très  finement  de  l'œuvre  des  vieux 
papiers,  cette  collection  de  chiffons^  qu'il  réunit  avec  soin  pour  indem> 
niser  le  pape  de  la  perte  de  son  pouvoir  temporel.  Les  détails  qu'il  donne 
montrent  que  son  œuvre  réussit  très  bien,  et  c'est  à  peine  s'il  peut 
achever  son  discours,  interrompu  qu'il  est  presque  à  chaque  phrase  par 
les  applaudissements  les  mieux  mérités. 

Les  heures  s'écoulent  rapidement  sous  le  charme  de  ces  paroles  élo- 
quentes ou  gracieuses.  Il  faut  songer  à  lever  la  séance.  On  entend  encore 


(mowiQjm  408 

la  lecture  d'un  rapport  de  Bf,  de  la  Cbesnaie  sur  les  Cercles  ouvriers, 
puis.  Monseigneur,  après  quelques  bonnes  paroles,  dit  la  prière  d'usage. 
La  troisième  réunion,le  19  novembre,  ne  le  cédaen  rien  aux  deux  autres.  Il 
était  facile  de  voir  que  Fintérêt  produit  par  le  Congrès  allait  en  augmentant, 
car,  cbaque  soir,  la  salle  paraissait  de  plus  en  plus  étroite,  et  des  auditeurs, 
arrivés  tardivement,  devaient  se  résigner  éprendre  place  sur  lesmarcbes 
d'un  escalier,  s'ils  voulaient  ne  pas  s'en  retourner  saos  avoir  rien  entendu. 
Cette  séauce  commença  par  la  lecture  de  deux  fort  intéressants  rapports 
de  M.  Rémond  sur  les  travaux  des  commissions  dans  les  deux  journées 
du  jeudi  et  du  vendredi  ;  celui  des  travaux  du  mercredi  avait  été  fait  le 
soir  même  de  ce  jour,  d'une  manière  également  remarquable,  par 
M.  Pierre  Pichelin*  Le  premier  rapport  d'œuvre  fut  celui  du  P.  Adolpbe, 
{rardien  des  Capucins  de  liantes,  sur  le  Tiers-Ordre  de  Saini-François 
d'Assise.  W.  Reneaume  lut  également  celui  qu'il  avait  déjà  communiqué 
en  commission  sur  le  Comité  catholique  de  Nantes,  appelé  à  recevoir  du 
Congrès,  dont  il  sera  comme  le  mandataire,  uue  impulsion  féconde» 
Deux  jeunes  gens,  l'un  de  Nantes,  l'autre  de  Rennes,  appartenant  tous 
deux  à  cette  phtilaoge  qui,  dans  l'âge  de  l'enthousiasme,  a  su  placer  bien 
haut  les  inspirations  de  son  cœur  et  qui  fournira  à  la  génération  future 
ceux  qui  seront  les  chefs  de  la  lutte,  et,  tout  donne  lieu  de  l'espérer,  les 
heureux,  au  jour  dn  triomphe^  ont  fait  des  rapports  sur  des  sujets  du 
plus  haut  intérêt.  Le  premier,  M.  G.  Renou,  a  parlé  des  pèlerinages  k 
Jérusalem;  le  second,  M.  Brunégat,  a  décrit  Torganisation  et  les  œuvres 
de  la  merveilleuse  conférence  de  Saint-Yves,  qui,  ayant  à  Rennes  son 
centre^  sait  trouver  le  moyen  de  s'occuper  de  tout  dans  la  ville  et  de 
rayonner  au  loin  pour  servir  partout  les  intérêts  de  Dieu  et  des  âmest 
C'est  h  M.  de  la  Marzelle  qu'était  réservé  le  triomphe   le  plus  comple. 
de  cette  soirée  mémorable.  Il  a  dit  ne  s'être  jamais  trouvé  en  face  d'une 
assemblée  qui  l'excitait  davantage  ;  jamais  auditeurs  n'ont  trouvé   dans 
un  orateur  quelqu'un  qui  les  comprit  plus  complètement  et  sût   mieux 
trouver  les  mots  capables  de  faire  vibrer  leurs  cœurs.  Analyser  ce  dis- 
cours est  chose  impossible.  Qu'il  nous  suffise,  pour  faire  comprendre  l'émo- 
tion profonde  que  produisaient  ces  paroles,  de  dire  que  les  applaudisse^ 
ments  succédaient  aux  applaudissements.  Lorsque,  à  la  fin  de  son  discours, 
rappelant  des  paroles  de  Napoléon  Ut,  lejeune  député  fit  l'éloge  des  régi- 
ments écrasés,  et  que,  se  tournant  vers  M.  de  Cazenove,  le  mutilé  de 
Patay^  le  gendre  et  le  beau-frère  des  deux  Rouillé,  morts  pour  défendre 
la  France  sous  le  drapeau  du  Sacré-Cœur,  il  fit  entendre  ces  paroles  : 
«  Les  héroïques  vaincus  sauvent  quelquefois  plus  Vhonneur  que    les 
régiments  victorieux.  Il  en  reste  toujours  assez  pour  relever  les  dra- 
peaux immortalisés  par  leur  héroïsme*  Qu'ep  pensez- vous,  mon  cher 
Cazenove  7  »  un  nnthousiasme  ùMlescriptible  s'empara  de  tous  et  des 


404  CHROmQUE 

laWes  d^applaudissements  qae  rien  n'aarait  pu  arrêter,  dirent  à  Toratenr 
qn'il  a? ait  bien  parlé.  Sous  le  coup  de  réoDotion  qu'il  ressentait  en  son 
âme,  Monseigneur  se  fit  Tioterprcle  dts  seniiments  de  tous.  Il  était 
heureux  et  fier  d'être  évoque  i)e  Nantis;  heureux  de  redire  aux  jeunes 
gens  :  c  Ne  restez  pas  chez  ?ous:  on  fous  appelle,  allez  au  cooibat  !  »> 

Le  samedi  20  fut  occupé  uniquement  par  les  travaux  des  commissîons. 
—  Le  dimanche  matin,  les  meiiibrrs  du  Congrès  se  réunirent  &  la  cathé- 
drale. Monseigneur  cc.èhra  la  sainte  messe,  leur  fit  entendre  quelques 
nouvelles  paroles  toutes  pieuses  et  fortifiantes  et  leur  distribua  la  sainte 
communion. 

La  séance  de  clôture  a  été  des  plus  brillantes.  Bien  avant  qa^elle 
commençât,  toutes  les  pinces  étaient  prises.  Monseigneur  fnit  son  entrée, 
accompagné  de  plusieurs  sénateurs  et  députés  :  BL  Guibourd,  sénateor, 
MM.  de  la  Biliais,  de  la  Ferronnays,,  Le  Cour,  députés  de  la  Loire-Infé- 
rieure, Emmanuel  Halgan,  sénateur,  de  la  Bassetière,  député,  de  la 
Vendée,  des  principaux  membres  du  Congrès,  des  chanoines,  de  ses  vicaires 
généraux,  des  curés  d^la  ville,  de  nombreux  ecclésiastiques  et  des  laïques 
qui  sont  à  la  tête  des  principales  œuvres.  Bf.  Catta  lit  le  compte  rendu 
général  du  Congrès.  Négligeant  à  dessein  les  détails,  qui  auraient  néces- 
sairement amené  des  redite?,  il  s'est  contenté  de  vues  d'ensemble,  qui, 
exposées  avec  un  grand  talent,  ont  fait  de  son  rapport  un  discours,  ac- 
cueilli avec  la  plus  grande  faveur. 

Présenté  par  son  ancien  collègue  de  l'Assemblée  de  1871,  M.  le  séna- 
teur Chesnelong  se  lève  et  adresse  à  l'Assemblée  des  paroles  impatîem- 
ment  attendues  et  aviiement  écoutées.  C'est  bien  la  personnification 
de  l'orateur,  chez  lequel  tout  concourt  à  l'action.  La  voix,  le  geste,  les 
mouvements,  tout  se  réunit  pour  rendre  plus  saisissants  encore  les  fins 
aperçus,  les  pensées  profondes,  les  touchantes  éndotions,  les  protestations 
indignées,  qui  se  succèdent,  exprimées  dans  un  merveilleux  langage. 
C'est  la  nécessité  de  la  lutte  qui  est  la  pensée  fondamentale  de  ce  discours. 
Mais,  pour  que  la  lutte  soit  plus  énergique  et  plus  sûre,  il  faut  que  le 
péril  soit  montré.  Ce  péril,  c«3  n'est  ni  le  péril  financier,  ni  le  péril  ma- 
tériel, quelque  terrible  que  soit  la  situation  à  ce  double  point  de  vue, 
c'est  le  péril  social,  venant  de  l'exclusion  volontaire  de  la  pensée  chré- 
tienne dans  la  direction  de  la  société.  L'origine  et  les  développements 
de  ce  péril  depuis  les  absurdes  utopies  de  l'Assemblée  Constituante  jus- 
qu'à nos  derniers  temps  ;  les  manifestations  de  cette  exclusion  dans  la 
confiscation  faite  depuis  sept  ans  des  libertés  les  plus  précieuses  et  les 
plus  sacrées,  voilà^  ce  qui,  pendant  plus  d'une  heure,  a  tenu  frémissante 

une  assemblée,  saisie  tout  entière  dés  le  premier  moment. 
Lorsque  le  bruit  des  applaudissements  eut  cessé,  Monseigneur,  invité 

par  M.  de  Cazenove,    remercia  avec  émotion  Téminent  orateur;  puis, 


CHRONIQUE  405 

s'adressant  à  rassemblée,  il  lui  donna  comme  dernier  conseil,  et,  on 
peut  dire,  comme  mot  d'ordre,  ces  deux  mots  :  «  Prière  et  travail  ».  Cette 
allocution  chaleureuse  terminée,  tous  les  assistauls  se  sont  agenouillés, 
et  la  bénédiction  épiscopale  est  descendue  sur  les  léles  prosternées. 
Ainsi,  par  un  nouvel  acte  de  foi,  s'affirmait  le  caractère  profondément 
catholique  de  cette  réunion,  qui  laissera  de  profondes  traces  dans  la  mé- 
moire de  ceux  qui  en  furent  les  témoins. 

C'est  au  pied  des  autels  que  le  Congrès  devait  cependant  finir  ses 
assises,  comme  il  les  avait  commencées.  A  sept  heures  et  demie,  une 
foule  nombreuse  remplissait  la  cathédrale,  pour  assister  h  la  dernière 
réunion.  M.  l'abbé  Peigeline,  chanoine,  supt^rieur  de  TExlernat  des 
Enfants  Nantais,  a  prononcé  le  sermon  de  clôture.  S'inspirant  de  la  vieille 
légende  de  saint  Christophe,  qu'il  a  merveilleusemenl  commentée,  il  a 
montré  la  France  séparée  de  l'Église,  sa  mère,  par  le  torrent  trouble  et 
impétueux  de  la  Révolution.  C'est  aux  catholiques  de  la  prendre  sur  leurs 
épaules,  comme  le  géant  prenait  les  voyageurs  sur  les  siennes,  de  s'en- 
gager résolument  dans  les  eaux  profondes  et  de  la  porter  sur  lautre 
rive.  Qu'ils  ne  s'effraient  pas  des  obstacles.  La  difficulté  est  grande,  les 
ennemis  sont  nombreux,  c'est  vrai,  mais  pour  assurer  leur  marche,  ils 
peuvent  s'appuyer  sur  la  Croix,  ils  ont  avec  eux  la  Vierge  Marie. 

Le  respect  dû  au  lieu  saint  a  contraint  plus  d*une  fois  les  auditeurs  à 
contenir  dans  leurs  âmes  l'admiration  qu'excitaient  ces  paroles  si  dignes 
de  terminer  cette  série  de  remarquables  discours. 

Un  salut  solennel,  pendant  lequel  s'est  faite  la  procession  du  T.  S.  Sa- 
crement, a  suivi  le  sermon.  C'était  une  démonstration  splendide  de  foi. 
Derrière  la  sainte  Hostie  que  portait  Monseigneur,  marchaient  trois  ou 
quatre  cents  hommes  tenant  des  cierges  allumés,  et  ayant  à  leur  tête 
plusieurs  sénateurs  et  députés.  Lorsque,  avant  la  bénédiction,  le  TeDcîim 
retentit  sous  les  voûtes  saintes,  ce  fut  vraiment  l'hymne  de  la  reconnais- 
sance et  de  l'amour.  Chacun  remerciait  Dieu  d*avo.r  fait  réussir  l'œuvre 
entreprise  pour  sa  gloire  et  renouvelait  la  promesse  de  rester  fidèle  et  de 
se  dévouer  sans  réserve. 

Nous  ne  ferons,  en  terminant  ce  compte  rendu^  qu'une  réflexion.  Les 
catholiques  ne  sont  pas  seuls  à  se  réunir  en  congrès.  D'autres  qu'eux  le 
faisaient  à  Lyon,  il  y  aqut-lques  joirs.  Pourquoi,  ici,  cette  paix, ce  calme, 
cette  étude  tranquille  des  questions  les  plus  graves;  pourquoi,  là  bas,  au 
contraire,  ces  récriminatious,  ces  appels  à  la  révolte,  ces  excitations  à 
la  guerre  des  classes  les  unes  contre  les  autres  ?  La  réponse  est  bien 
simple  :  la  vérité  et  la  justice  sont  seules  maîtresses  d'elles- mêmes  ;  car, 
seules,  elles  s'appuient  sur  Dieu. 

Abbé  P.  Teulé. 


MÉLANGES 


ToMBCAu  d'Edouard  Turwktt.  —  Nous  refenow  sur  ane  foucbaDte 
eérémonie  dont  nous  n'avons  pu,  le  mois  dernier^  donner  qn'on  compte 
rendu  sommaire  et  nous  profitons  de  eette  occasioD  pour  reetifier  des  dé- 
tails inexacts  empruntés  à  une  feuille  rennaîse. 

Nos  lecteurs  savent  qu'en  1884  une  souscription  a  été  ouverte  pour 
élever  au  poète  breton  un  monument  digne  de  lui  dans  le  cimetière  de 
Rennes.  Le  chiffre  modique  des  offrandes  recueillies  et  les  modestes 
ressoorces  de  M»»  Turquety  n'eussent  pas  permis  de  réaliser  compléte- 
meot  ce  projet,  si  M.  Léofanlî,  sculpteur  d'un  graod  talent,  déjë  connu 
par  des  œuvres  importantes,  n'avait  nâs  gratuitement  à  la  disposition  du 
Comité  son  temps,  son  inspiration  et  ses  soins.  Grâce  à  lui,  l'auteur 
d'Amotir  et  Foi  repose  enfin  sous  un  tombeau  qui  fait  honneur  à  l'ar- 
tiste et  en  même  temps  est  un  bel  hommage  à  la  mémoire  du  poète.  11  a 
été  inauguré  le  vendredi  15  octobre  dernier,  à  deux  heures  de  l'après- 
midi. 

La  nombreuse  assistance  appelée  au  cimetière  par  la  sympathie  ou  la 
curiosité  a  beaucoup  admiré  le  monument:  il  se  compose  d'un  sarcophage 
en  granit  surmonté  d'une  stèle  de  même  matière,  le  tout  d'an  dessia  pur 
et  élégant.  Sur  un  socle  accolé  à  la  stèle,  s'élève  le  buste  en  bronze  d'E- 
douard Turquety,  reproduisant  très  fidèlement  les  traits  du  poète  :  il  est 
plus  ressemblant  que  cefui  de  Barré,  quoique  M.  Léofonti  n'ait  eu  pour  se 
guider  qu'un  portrait  à  l'huile,  une  photographie  et  les  indications  de 
M»e  Turquety.  Au-dessous  se  détachent  des  ornements  allégoriques  en 
bronze  (une  lyre,  une  palme  et  une  couronne)  d'une  exécution  parfaite. 
Tout  cet  ensemble,  selon  l'expression  de  M.  Saulnier^  charme  les  yeux  et 
fait  rêver  de  poésie. 

Au  fronton  e^  gravée  cette  seule  inscription  : 

A  EDOUARD  Turquety 

Et  au-dessous  :  Rennes,  1807.  —  Paris^  1867. 

Sur  les  faces  latérales,  on  a  rappelé  les  titres  des  recueil»  de  Turquety. 
Amour  et  Foi^  1833.  —  Poé9ie  eatholiquef  1836r  —  Hy/mnes  sacrées, 
1839.  —  Primavera,  1840.  —  Fleurs  à  Marie,  1845.  —  Un  acte  de  Foi^ 
1868. 

Les  discours  prononcés  en  face  du  monument  par  M.  Saulnier,  président 
du  comité,  et  M.  l'abbé  de  la  Ville-au-Gomte,  vicaire  à  Saint-Aubin,  initia- 
teur de  la  souscription,  ont  trouvé  de  l'écho  dans  tous  les  cœurs  :  les 
honneurs  de  la  jonrnée  ont  été  pour  Edouard  Turquety  et  pour  l'artiste 
qd  a  si  bien  compris  le  désir  et  la  pensée  des  amis  du  poète. 


MÉLànQis  4D7 

En  ce  temps  où  l'on  prodigue  le  marbre  et  le  bronze  à  des  célébrités 
d'un  aloi  douteux,  bous  sommes  beureux  que  justice  ait  enfin  été  rendue 
à  un  écrivain  breton  qui  ne  comptera  pas  parmi  les  plus  illustres,  mais 
qui  mérite  de  revivre  dans  le  souvenir  de  ses  compatriotes.  Disons  avec 
M.  de  la  Ville-au-Gomte  : 

«  0  cher  et  vénéré  poète,  vous  dont  la  chaste  muse  chanta  le  Chris 
et  sa  mère,  permettez  à  un  ministre  de  leurs  autels  d*applaudir  au  spec* 
tacle  qu'il  a  sous  les  yeux.  De  nobles  cœurs  battent  à  votre  seul  nom  et, 
je  l'espère,  Venflammeront  encore  à  vos  accents  pour  célébrer  ces  grandes 
choses  qui  furent  le  triple  objet  de  votre  magnanime  passion  :  la  Religion  ! 
la  Patrie  !  la  Famille  ! 

«  Oui,  non  plus  que  votre  cendre,  votre  souvenir  ne  sera  exilé  du  sol 
des  ancêtres.  Il  vivra  comme  vit  la  mémoire  du  juste  :  In  memoriaœterna 
eritjustus  !  » 

M.  HiPPOLYTE  DU  Gleuziou.  —  Nous  lisons  dans ri/id^p^ntfanca  Bretonne  : 
<  L'honorable  famille  du  Gleuziou,  si  terriblement  éprouvée  depuis 
quelques  semaines,  vient  encore  d'être  on  ne  peut  plus  douloureusement 
frappée  dans  la  personne  de  son  chef  respecté. 

u  Nous  avons,  en  effet,  le  douloureux  regret  d'enregistrer  la  mort  de 
M.  Hippolyte  Raison  du  Gleuziou  père,  décédé  hier  matin,  à  six  heures, 
à  son  hôtel,  h  Saint-Brieue,  à  Tâge  de  67  ans,  suivant  de  quelques  jours 
dans  la  tombe  son  fils  bien-aimé,  dont  la  mort  lui  avait  été  des  plus 
sensibles. 

ce  M.  du  Gleuziou  souffrait  depuis  longtemps;  mais,  chrétien  dans  toute 
la  noble  acception  du  mot,  il  supportait  courageusement  ses  souffrances 
et,  réconforté  par  les  sacrements  de  l'Ëglise^  il  a  vu  venir  la  mort  avec 
calme  et  sérénité. 

u  Catholique  et  royaliste,  il  n'a  jamais  séparé  dans  son  cœur  l'amour 
de  l'Église  et  l'amour  de  sa  patrie.  » 

M.  Hippolyte  du  Gleuziou,  ancien  directeur  de  la  Foi  BreUmne,  était 
un  des  vieux  et  fidèles  amis  de  la  Reime  de  Bretagne  et  de  Vendée,  à  la- 
quelle il  avait  collaboré,  au  début.  Nous  nous  associons  avec  une  doolou^ 
reuse  sympathie  aux  regrets  de  sa  famille  et  de  ses  nombreux  amis. 

Séângb  annuelle  de  la  Société  académique  de  Nantes.  —  La  So- 
ciété académique  de  Nantes  a  tenu  sa  séance  annuelle,  le  dimanche  soir, 
21  novembre,  dans  la  salle  du  cercle  des  Reaux-Ârts,  sous  la  présidence 
de  M.  Eugène  Orieux,  qui  a  lu  un  remarquable  discours  sur  \ Imagina- 
<ton.  L'auteur  de  ce  délicat  recueil  de  vers,  L'heure  du  rêve^  était  bien 
là  dans  son  élément,  et  si  nous  avons  un  regret,  c'est  que  la  longueur 
inaccoutumée  de  notre  chronique  ne  nous  permette  pas  d'analyser  ces 
pages  élégantes  etd'ea  citer  quelques  fragments. 


408  BIBLIOGRAPHIE  BRETONNE  ET  VENDEENNE 

Voici  la  liste  des  récompenses  décernées  par  la  Société  académique  : 
Rappel  de  médaille  d'ur,  à  M.  Kerviier,  ingénieur  en  chef  à  Saint-Na- 
zaire,  pour  deux  ouvragps  :  Etudes  histori^utsel  biographiques .  —  Médaille 
d'or,  à  M.  Rouaud)  rue  Mondésir  prolongée,  à  Nantes,  pour  des  poéïies. 
—  Médaille  de  vermeil,  graud  module,  à  Jean  Ploarech.  (Pseudonyme 
de  M''^  Biou,  fille  de  Thonorable  et  sympathique  juge  de  paix  du  tei*  can- 
ton de  Nantes,  ancien  président  de  la  Société  académique).  —  MéduiJe  de 
bronze,  à  M.  Rouaud^  commis  d'économat  à  l'Hospice  Général  de  Nantes, 
pour  des  poésies.  —  Une  mention  honorable  à  M.  Achille  Miliien,  de  la 
^ièvre,  pour  des  poésies. 

—  Noire  ami  M.  J.-G.  Roparlz  vient  de  terminer  un  Kyrie  solentiel^ pour 
quatP)  voix  soli,  et  chœurs  à  quatre  voix.  Le  Saint-Père,  qui  a  daigné 
en  accepter  ia  dédicace,  a  adressé  au  jeune  compositeur  sa  Bénédiction 
Apostolique  pour  lui  et  les  siens. 


BIBLIOGRAPHIE  BRETONNE  ET  VENDÉENNE 

^  De  Marseille  au  Havre  par  le  chemin  des  écolikrs.  Essais  du  traa- 
satianiiqne  la  Gascogne,  par  Chailes  Doyuel.  —  lu  8"*,  ^6  p.  Nantes,  imp. 
Vincent  Fortst  et  Emile  Grimaud.  Tiré  à  100  ex. 

Extrait  de  la  Revue  de  Bretagne  el  de  Vendée. 

Dieu  et  le  Roi,  {.oésies,  par  Emile  Grimaud.  In-t8  jésus,  de  220  p., 
titre  ro«'ge  et  noir.  Nantes,  imp.  Viment  Forest  et  Emile  G'imauf. 
Pdris,  lib.  académique  Didier,  Perrin  el  Ci»,  suce,  35,  quai  des  Grands- 
Âugustins.  N.intes,  Lauoë  et  Métayer,  rue  Saint-Pierre,  2,  M^^^  Thouroude, 
Hdule-Grande-Rue,  25 3  fr.  50 

25  ex.  sur  papier  vergé 6  fr. 

Cet  ouvrage  se  vend  au  profil  de  l'œuvre  des  Frères  des  Écoles  tliréliennes. 

Etat  (l')  des  Personnes  en  Frange  avant  1789,  par  H.  Casiounel  des 
Fosses,  membre  de  la  Société  de  G»^ograptiie.  —  ln-8o,  117  p.  Nantes, 
imp.  Viixent  Forest  et  Emi!e  Grimaud 2  tr. 

Héiutilr  (un)  de  Brizeux.  —  Poésies  de  M.  Joseph  Rousse,  par  M.  Ju- 
lien Duchesue.  —  Gr.  iu-8",  36  p.  Rennes,  Oberlhur. 
Esirait  des  Annales  de  lirelayn^. 

Imagination  (l').  Discours  prononcé  dans  la  séance  du  2t  novembre 
1886,  par  M.  i'J.  Urieux,  piésident  de  la  Société  académique  de  la  Loire- 
Inférieure.  —  Nuntt's,  imp.  L.  .^iCUiaet. 

Notre-Dame  du  Roncier,  par  Rlax.  Nicol,  chanoiue  honoraire.  —  Pet. 
in-8o,  135  p.  avec  pi.  Se  vend  au  profit  de  Péglise.  Vannes,  libr.  Eug. 
Lafolye. 


LES  SÊVtCjNÊ  ÔIJBLîÈâ 

SOUVENIRS  DU  IVn*  SIÈCLE 


IV' 


LES  MALHEURS  D'UN  MONTMORON 


Le  lundi  9  avril  iQ74>  ^i*ois  Sévigné  se  Irouvaienl  réunis  dans  la 
chapelle  des  fonts  baptismaux  de  Téglise  Saint-Paul  de  Paris. 

Charles,  le  brave  et  trop  galant  guidon  des  gendarmes  du  Dau- 
phin,  chef  de  la  branche  aînée,  s'étail  arraché  à  ses  mille  et  une 
conquêtes  pour  venir  nommer  un  jeune  cousin,  fils  unique  d'un  autre 
Charles,  comte  de  Hontmoron,  chef  de  la  branche  cadette,  con- 
seiller de  grand*chambre  au  parlement  de  Bretagne  :  il  avait  pour 
commère  Marguerite  Bodinet,  femme  de  Thomas  Dreux,  seigneur 
de  Brézé,  conseiller  au  parlement  de  Paris,  beau-frère  du  magis- 
trat breton  >. 

L'enfant,  jusqu'alors  anonyme,  qui  signait  pour  la  première  fois 
Charles  de  Sévigné^  touchait  à  sa  onzième  année  K  Tout  semblait 
lui  préparer  une  brillante  destinée.  Ne  devait-il  pas  un  jour  s'as- 
seoir sur  les  fleurs  de  lys,  comme  son  père,  son  aïeul,  son 
bisaïeul?  '.  Son  nom,  l'antiquité  de  sa  race,  ses  attaches  de  parenté 


*  Voir  la  livraison  de  jain  1885.  pp.  427-446. 

i.  Lfis  iucendies  de  1871  ont  déiroit  les  registres  paroissiaux  de  Sainl-Paul  : 
Tacle  de  baptême  du  9  avril  1674  avait  été  heureusement  relevé  avant  1870  par 
M.  Jal  qai  en  a  donné  un  entrait  dans  son  Dictionnaire  critique  et  historiqu-e  (2*  édi* 
Uoo.  p.  1132.) 

2.  L'acte  constate  quâ  l'enfant  est  né  le  12  mai  1663. 

3.  Son  biseienl,  Gilles  de  Sévigné,  est  entré  au  parlement  de  Bretagne  en  1587, 
son  grand-pére,  Rcnaad»  en  1616.  Nous  verrons  plus  loin  que  son  père  y  a  été  reçu 
en  1659. 

TOME  LX  (X  DE  LA  6*  SÉBIB).  27 


410  LBS  XÀLHEtms  d'un  xontmoron 

ne  lai  assuraient-ils  pas  un  rang  élevé  dans  l'ordre  privilégié 
anquel  il  appartenait  et  le  droit  de  jouer  un  rôle  utile  dans  les 
affaires  de  sa  province?  Quelques-uns  des  assistants,  officiers  de 
Téglise  et  passants  amenés  par  la  curiosité,  jalousaient  peut-être 
ce  petit  seigneur  pour  qui  la  vie  s'ouvrait  si  belle  et  si  facile. 

Trompeuses  apparences!  En  réalité,  cet  avenir  envié  était  gros 
de  difficultés.  Qui  le  savait  mieux  que  M.  de  Montmoron? 

Nous  nous  imaginons  volontiers  qu'en  ce  jour  de  fête  et  d*intime 
réqnion,  sous  le  masque  du  gentilhomme  lettré,  aimable,  enjoué, 
spirituel,  un  peu  fin  et  paradoxal,  un  observateur  attentif  eût 
surpris  des  mouvements  involontaires  —  plis  de  la  bouche  ou 
froncement  des  sourcils,  —  indices  d'une  constante  et  douloureuse 
inquiétude.  Le  comte  ployait  sous  le  poids  des  soucis!  Resté  veuf, 
vers  1667,  avec  son  fils  et  une  fille  de  quatre  ans  plus  jeune,  il  se 
voyait  accablé  de  procès  et  d'affaires  qui,  selon  l'expression  d*un 
de  ses  hommes  de  loi,  lui  causaient  des  chagrins  intolérables. 
Depuis  plus  de  seize  ans,  des  adversaires  acharnés,  créanciers  plus 
ou  moins  légitimes,  lui  disputaient  la  succession  bénéficiaire  de 
son  père,  qui  était  elle-même  sa  débitrice.  Le  plus  clair  de  ses 
ressources  fondait  en  frais  de  procédures  et  de  voyages. 

La  dot  de  leur  mère  mettait  ses  enfants  au-dessus  du  besoin; 
mais,  lui,  laisserait-il  de  son  chef  à  l'héritier  de  son  nom  un  pa- 
trimoine incontesté,  assez  considérable  pour  qu'il  pût  soutenir  l'é- 
clat de^on  rang?  S*il  fallait  au  contraire  entrevoir  la  déchéance 
prochaine  de  sa  maison,  quelle  éventualité  que  celle  qui  froissait 
également  les  fibres  de  son  cœur  paternel  et  l'orgueil  de  l'atné  des 
Montmoron! 

Chaque  fois  que  ses  regards  se  posaient  sur  son  fils,  le  redou- 
table problème  —  dont  la  solution  ne  dépendait  qu'à  moitié  de 
son  intelligence  et  de  son  énergie  —  se  présentait  à  sa  pensée 
sans  aucun  doute**,  et  son  visage,  si  maître  qu'il  fût  de  ses  im- 
pressions, pouvait  difficilement  ne  pas  refléter  quelque  chose  de 
ses  tristes  préoccupations.  Ilélas  t  ses  prévisions  les  plus  sombres 
furent  dépassées^  comme  on  le  verra  par  l'histoire  que  nous  allons 
raconter. 


LES  MALHEURS  d'uN  XORTMOROir  411 

Les  malheurs  du  jeune  Charles  de  Sé?igné  sont  nés  de  lo  siiua*^ 
tioQ  embarrassée  que  son  père  avait  dû  subir.  Nous  sommes  done 
enlratoé,  pour  ëlre  inlelligible,  à  remonter  aux  origines  et  à  bire 
un  peu  la  biographie  du  comte  de  MontmoroD,  au  risqua  de  re- 
prendre quelques  détails  déjà  connus  de  nos  lecteurs.  C'est  une 
partie  nécessaire  de  notre  récit. 


I 


Le  conseiller  breton  avait  vu  le  jour  sous  une  plus  heureuse 
éloile;  car,  à  Tépoque  de  sa  naissance,  son  père,  Renaud  de  Sévi- 
gné,  entré  au  parlement  de  Rennes  plusieurs  années  auparavant, 
allié  par  son  mariage  à  une  riche  famille  du  pays  nantais,  était  en 
droit  de  concevoir  pour  lui  de  brillantes  espérances  S  Elles  se 
fussent  réalisées,  si,  vers  1626  ou  1627,  l'enfant  n'avait  perdu  sa 
mère  —  remplacée  peu  après  par  Gabdelle  du  Bellay  *• 

H°^<»  de  Monlmoron,  seconde  du  nom,  de  1629  à  1646,  donna  à 
son  mari  une  fille  qui  mourut  en  bas  âge  et  sept  garçons  dont  cinq 
survécurent  à  leurs  parents.  Le  fils  aîné  do  premier  lit  et  sa  sœur 


1.  Charles  de  SétigDè,  Dé  à  la  flo  de  novembre  i62â,  ondoyé  lé  mois  snitant,  fat 
nommé  à  la  cathédrale  de  Rennes,  le  23  Janfier  1623»  par  son  oncle  à  la  mode  de 
Bretagne,  Charles  de  Sévigné,  baron  da  Rocher  et  d'Oliret,  et  par  Renée  dé  Thon, 
femme  da  premier  président,  Jean  de  Boargneaf.  (Registres  de  bapléme  de  la  cathé- 
drale. —  Ârehifes  du  greffe  du  tribunal  civUdê  Renneë,) 

U  rendit  pins  tard  le  même  office,  noas  en  sommes  eotftaincfi,  air  fils  uolqoé 
de  U  marqaise  de  Sévigné,  qot^  à  son  todr,  ne  pot  refasér  de  tenir  itftf  his  fonts 
de  Saint- Paal  Tenfant  de  son  parrain. 

2.  Renaud  de  Sérigné,  accordé  par  contrat  do  dimaoelte  7  noteffibre  1627,  épon 
sa  le  lendemain,  en  la  chïipeHe  dn  château  de  Coudra}  (par.  de  S'^Oeofs  au 
Maine),  (^abrielle  du  Bellay,  lîlle  de  feo  Charles  da  Betltrf,  seignetfr  de  la  Fétrittéé, 
et  de  Radegonde  des  Rotoars.  M«  le  comte  de  Beaoche^ne,  qui  nous  a  grâdeasMr* 
ment  adressé  nue  copie  de  cet  act«  et  d'autres  doeameofs  pf édent  coneemafft  !a 
famille  do  Bellaf,  n'a  pu  décoofrir  l'acte  de  baptême  de  M"*  de  Montmofon,  fiée  éifire 
1603  et  1608.  Son  corps,  d'apré*  le  registre  de  sépoltore,  a  été  amené  de  Bre^ 
ugne,  iraaiporlé  aa  cbateau  du  Coadray  ei  lahiffflé,  le  7  jtntler  M$,  ûâûê  Testas 
SaiswDcDys. 


4it  hE8  iîALHEtJRS  D^UfC  iiONtiiOROK 

Anne  ne  purent  avoir  qu'une  part  bien  mince  de  soins  et  de  (eh- 
dresse,  celle  qu'on  leur  devait»  Disons,  pour  être  exact,  qu'il  n'y 
a  pas  trace  dans  nos  pièces  d'une  seule  plainte  formulée  par  ceux- 
ci  contre  leur  belle-mère. 

Grâce  à  ses  relations,  M.  de  Hontmoron  obtint  des  provisions  ponti- 
ficales en  vertu  desquelles  Charles,  au  cours  de  sa  seizième  année, 
fut  admis,  par  procuralion,  le  16  août  1638,  au  chapitre  de  la  ca- 
thédrale de  Rennes,  en  qualité  de  chanoine  '.  Il  n'avait  pas  sollicité 
cette  prébende  pour  enterrer  son  fils  dans  un  canonicat,car  la  démis- 
sion suivit  de  près.  Ne  voyons  là  qu'une  ingénieuse  combinaison 
^pour  arriver  à  retenir  une  pension  de  deux  ou  trois  cents  livres,  — 
de  quoi  payer  les  frais  d'étude  du  jeune  garçon  destiné  d'ores  et 
déji^  à  la  magistrature.  Les  mœurs  du  temps  autorisaient  ces  arran- 
gements de  famille. 

Rappelons  que  Charles  de  Sévigné,  alors  seigneur  de  la  Boue- 
xière  3,  siégea  pendant  quelque  temps  au  parlement  de  Rouen  où 
il  fut  reçu  le  10  février  1648  '.  Il  n'en  faisait  plus  partie  que  no- 


1.  Registres  des  actes  capitulaires,  {Archives  d'Ille-^t-Ytlaine,^  G  ^^)  •  —  Antoine 
Desclaux,  prêtre,  docteur  en  théologie,  a  été  mis  le  A  octobre  1638  en  possession 
du  canonicat  de  Charles  de  Sévigné. 

2.  La  terre  et  seigneurie  de  la  Bouexiére.  située  dans  la  paroisse  de  Saint-Dona- 
tien (de  Nantes),  provenait  de  la  première  femme  de  Renaud  de  Sévigné,  Bonaven 
ture  Bernard,  fille  de  Pierre  Bernard,  s'  de  la  Turmélière,  président  à  la  chambre 
des  comptes  de  Bretagne,  ancien  maire  de  Nantes,  et  de  Bonaventure  de  la  Boue- 
xiére. 

3.  Documents  manuscrits  du  fonds  Martinville  {Bibliolhique  publique  de  Rouen) -^ 
Stéphane  de  Merval.  Catalogue  et  armoriai  des  présidents  el  conseillers  au  Parlement 
de  Rouen,  Evreux,  1867,  in  4*,  p.  76.  —  L'abbé  Farin,  Histoire  de  la  viUe  de  Rouen, 

'3*  édition,  1738,  in  A\  2*  partie. 

Le  parlement  de  Normandie,  à  la  suite  de  la  révolte  dite  des  Ntks-pieds^  avait  été 
interdit,  puis  remplacé  par  une  commission,  puis  rétabli  et  rendu  semestriel,  avec 
une  augmentation  de  soixante  membres.  Ce  fut  un  de  ces  offices  nouvellement  créés  que 
Jean-Bapliste  Peschard,  baron  de  Beaumanoir,  acquit,  &  bas  prix  sans  doute,  et 
revendit  à  Charles  de  Sévigné.  Celui-ci  eu  jouit  peu  de  temps  :  une  déclaration  du 
roi,  de  mars  1649,  à  la  demande  des  anciens  magistrats  du  parlement»  supprima  les 
charges  récentes,  sauf  seize  dont  les  titulaires  durent  rembourser  le  piixdes  autres 
Qffices  non  maintenus,  parmi  lesquels  celui  que  possédait  M.  de  Sévigné.  On  voit 
dans  V Histoire  du  parlement  de  Normandie  de  M.  Floquet  (tome  V)  que  pendant  les. 


■  f  nr 


'•J. 


LES  MALHEURS  VVH   MONTMORON  413 

minalemént,  lorsque  son  père  mourut  en  septembre  1657,  dans  sa 
soixante-sixième  année  «• 

Le  vieux  magistrat^  doyen  de  la  grand- chambre,  créé  comte 
neuf  mois  avant  sa  mort,  disparut  au  moment  opportun.  On  lui 
rendit  tous  les  honneurs  dus  à  sa  haute  position.  La  cour,  le  cha- 
pitre de  la  Cathédrale,  assistèrent  à  ses  obsèques  dans  l'église  des 
religieux  de  Saint-Dominique  *  ;  mais  sa  tombée  peine  fermée;  son 
fils  alnéy  héritier  principal  et  noble,  eut  à  faire  face  aux  plus  sé- 
rieuses difficultés. 

Nous  avons  vu  ailleurs  que  Renaud  de  Sévigné  laissait  un  patri- 
moine chargé  de  dettes,  des  enfants  de  deux  lits  et  une  jeune 
femme  >.  Après  dix*huit  mois  de  second  veuvage,  il  avait  convolé 
en  troisièmes  noces  avec  Renée  du  Breil  de  Rais,  veuve  elle-même 
de  Charles  Visdelou  deBienassis,  compliquant  ainsi  pour  Tavenir 
une  silualion  déjà  bien  assez  embarrassée. 

Sa  succession  fut  acceptée  sous  bénéfice  d'inventaire,  et  tout 
aussitôt  les  procès  commencèrent.  H°^«  de  Montmoron  demandait 
son  douaire  et  les  autres  avantages  stipulés  dans  son  contrat  de 
mariage.  Dé  vigilants  créanciers  produisaient  leurs  prétentions  et  pour 
plus  de  sûreté  mettaient  arrêt  sur  les  revenus  entre  les  mains  des 
fermiers.  Charles  de  Sévigné  réclamait  comme  héritier  de  sa  mèie 


troubles  dé  la  FronJe^  les  magistrals  de  créatio»  nouvelle  se  raagëreni  du  parii  de 
la  cour  et  se  réuairentà  Vernon,  tandis  que  les  antres  accueillireot  en  sauveur  le 
duc  de  Longucville.  Charles  de  Sévigné  se  trouva  donc  dans  un  camp  politique  op- 
posé  à  celui  de  ses  cousins  de  la  branche  aînée. 

1.  Renaud  de  Sévigné  était  né  à  Rennes  et  avait  été  baptisé  en  Saint-Sauveur  le 
7  novembre  1592. 

2.  Registres  secrets  du  Parlement.  CCIX,  f*  10  s*  (Archives  de  la  Cour  d'Appel), 
—  Registres  capitulaires,  d'après  un  extrait  déposé  au  GreQe  du  tribunal  civil  de 
Rennes. 

Les  Sévigné-Montmoron  avaient  un  enfeu  dans  la  chape.le  du  couvent  de  Notre- 
Dame  de  Bonne-Nouvelle;  Gilles  de  Sévigné  et  Charlotte  de  Montmoron^  sa  femme, 
s'y  étaient  fait  inhumer.  Leur  fils  Renaud  acquit  une  place  de  pierre  tombale  pour 
lui  et  ses  successeurs»  par  acte  de  fondation  du  12  juillet  1622.  {Archives  d*Ille-el 
Vilainey  fonds  des  Jacobins,  no  146,  liasse  23.) 

3.  Voir  notre  deuxième  étude  {Revue  de  Brelagne  et  de  Vendée,  juin  1885,  p.  435, 
note  2  et  p.  440.) 


414  UM  muauiui  p'dii  monihoron 

et  comme  pupille  le  reliquat  da  compte  dont  soo  père  était  resté 
débiteur  vis-à-vis  de  sa  sœur  et  de  lui,  Lesenfauts  du  second  lit 
entendaient  de  leur  côté  être  colloques  pour  ce  qui  leur  était  dû 
du  chef  de  Gabrielle  du  Bellay  et  comme  légataires  particuliers  de 
Renaud. 

Le  comte  de  Jlonlmoron  avait  donc  A  lutter  contre  de  nombreux 
adversaires  dont  Tun  lui  ménageait  une  surprise^  Au  moment  où 
}\  était  en  instance  pour  se  faire  pourvoir  delà  charge  de  conseiller 
originaire  au  parlement  de  Rennes,  vacante  par  le  décès  de  Renaud 
^  charge  qui  lui  appartenait  par  privilège  d'atnesse,  —  il  apprit,  à 
son  grand  étonnement,  que  l'atnéde  ses  frères  consanguins,  René* 
François,  sollicitait  loi«m6me  des  lettres  de  provision;,  en  vertu 
d*un  acte  de  démission  et  d'un  traité  de  cession  datant  de  1654. 

Le  coup  venait  de  deux  côtés,  car  Vt^^  de  Montmoron  n'y  était 
pas  étrangère.  Son  beau^fils  avait  vu  de  mauvais  œil  le  deuxième 
convoi  du  vieux  magistrat.  Un  vieillard  de  soixante-deux  ans, 
chargé  de  famille,  épouser  une  jeune  veuvci  mère  de  trois  enfants  I 
D'une  part,  aveuglement  et  folie  ;  de  l'autre,  séduction  et  calculs 
intéressés!  Au  tort  inexpiable  que  Charles  eut  peut-être  d'apprécier 
trop  librement  la  conduite  de  son  père  et  surtout  les  manœuvres 
de  René  du  Breil,  il  en  ajouta  un  autre  en  insistant  pour  une  red- 
dition de  compte.  C'en  fut  assez  pour  lui  aliéner  les  bonnes  grâces 
des  deux  époux,  pendant  que  les  plus  proches  parents  de  Gabrielle 
du  Bellay,  mus  par  un  intérêt  de  famille,  s'attachaient  au  conlraircf 
à  les  gagner  V 

H.etM"^"  de  Halnoë  tramèrent  au  profit  de  leur  neveu  un  véritable 
complot  auquel  s'associa  certainement  la  troisième  femme.  Le  con- 
seiller, cajolé,  circonvenu,  caplé,  se  prêta  à  ce  qu'on  voulut.  Six 
semaines  après  avoir  épousé  M°^«  de  Bienassis,  appelé  en  Basse- 
Bretagne  par  une  commission  de  justice,  il  fut  attiré  à  Hennebont  : 
là,  sous  la  couleuvrine  du  Fort-Louis  dont  son  beau-frère   était 

1.  Nous  renvoyons  à  notre  précédente  étude  où  noas  avons  donné  des  détails 
biographiques  sur  Éléonor  du  Bellay,  sœur  de  M**  de  Montmoron,  et  sur  Jacques  de 
Maiffoé,  son  mari.  (Revue  de  Bretagne  et  de  Vendée,  décembre  1885,  p.  420.) 


LES  jNAiiHisims  d'un  moshioron  415 

commandant  milUaire»  il  comparut  le  30  août  i654  devant  deux 
nolaires  du  lieu,  Marquer  et  Bourgeois,  et  déclara  se  démettre  de 
son  office,  à  charge  de  survivance,  en  faveur  de  son  fils  polné, 
René-FrançQis  de  Sévigné,  seigneur  de  Cheméré.  Le  lendemain, 
il  la  lui  vendit  au  prix  de  cinquante  mille  livres  •—  elle  en  valait 
plus  de  cent  mille  !  — et  stipula  toutefois  qu'en  cas  de  sarvenanee 
d*enfants  de  sa  récente  union,  le  cessionnairé  verserait  vue  somme 
de  douze  mille  livres  payable  à  leur  majorité,  avee  intérêts  du  jour 
de  la  mort  du  cédant  K 

En  souscrivant  i  ces  conditions  exorbitantes,  le  vieillard  n'avait 
pu  obéir  qu'à  des  suggestions  étrangères»  Il  ne  fut  pas  difficile  à 
l'héritier  lésé  de  nommer  les  instigateurs  de  cette  collusion  et  d'ob-^ 
tenir  delà  justice  la  reconnaissance  formelle  de  ses  droits  méconnus. 
En  moins  de  deux  ans,  il  fit  prononcer  par  le  parlementât  par  le 
conseil  du  Roi  la  nullité  des  actes  de  1654  :  le  16  novembre  1659, 
la  cour  l'admit  à  prendre  possession  du  siège  qu'il  devait  occuper 
vingt-cinq  ans  \ 

Il  fut  moins  heureux  vis^'à-vis  de  M"'*  de  Montmorèn.  Après  avoir 
plaidé  contre  elle  en  termes  très  vifs,  il  s'était  vu  obligé,  dès  1658^ 
d'accepter  une  transaction  onéreuse  :  plus  tard,  deux  arrêts  du  par- 
lement le  forcèrent  à  supporter  la  charge  de  son  douaire  qu'il  lui 
disputait. 

Entre  temps,  il  s'allia  à  une  riche  famille,  alors  assez  obscure 
quoique  noble,  appelée  à  briller  bientôt  dans  les  charges  de  Cour. 
Marie  Dreux,  sa  femme,  qu'il  perdit  malheureusement  après  quel- 
ques années  de  mariage,  était  fille  d'un  ancien  collègue  de  Renaud 
de  Sévigné.  La  dot  qu'elle  lui  apporta  — *  cent  trente  cinq  mille 
livres —  releva  sa  situation,  isans  toutefois  le  mettre  à  l'abri  de 
nouveaux  soucis  '. 

1.  Ces  renseignements  sont  enoprnntés  au  factum  jndiciaire  que  Charles  de  Sévi- 
gné a  servi  au  parlement  de  Bretagne  et  dans  lequel  il  a  reproduit  teitoellement 
{es  actes  attaqués  (Bibliothèque  publique  de  Bennes,  176  E  ^.) 

2.  Lettres  de  provision  du  20  septembre  1659.  (Registres  d'enreglstrement>  XV, 
f«  60  —  Archives  de  la  Cour  d'Appel), 

3.  Contrat  de  mariage  du  22  août  1660  (Bertelotet  Bobuon.  notaires  i  Rennes  -* 


416  us  ukuûum  D*im  uomiÊxmo^ 

Ijonqo'ene  mourut,  bien  jeune  encore,  vers  1667,  la  sœur  ger- 
maine de  son  mari,  Anne  de  Sévigné,  était  mariée  depuis  Faonée 
précédente  *•  A  i'ftge  de  quarante-deux  ans,  elle  avait  épousé,  pro* 
bablement  contre  le  gré  Je  son  frère,  Thomme  qnt  devait  Mre 
pendant  plus  de  trente  ans  Tadversaire  obstiné  et  impitoyable  de 
ses  plus  proches  parents. 

Louis*Francois  Le  Febvre  de  Gaumartin,  de  la  branche  des  mar- 
quis deCailly  (en  Normandie  *),  fils  alnéd*un  ancien  magistrat  devenu 
ambassadeur  en  Suisse  et  conseiller  d'État^  avait  pour  mère  Gene- 
viève de  la  Barre  ^  cette  bonne  femme  Saint-Polà  qui  ses  enfants 
hisaient  des  procès  qu'elle  perdait,  à  leur  grande  joie  ^  On  peut 
juger  par  là  s*il  hésita  à  partir  en  guerre  contre  son  beau-frère, 
pour  peu  qu*il  y  eût  entre  eux  le  moindre  désaccord  d'intérêt 

Quel  ftit  le  canêê  MM  f  II  porta  sur  le  partage  des  biens  mi^er- 
nels  et  naquit  à  Toccasion  de  la  succession  bénéficiaire  du  père. 
Aucune  pièce  ne  nous  permet  de  fournir  là-dessus  des  détails  ab- 
solument précis  i  au  surplus,  que  nous  importe  ?  C'est  assea  pour 
nous  de  savoir  que  M»«  de  Cailly  se  prétendait  créancière  de  son 
frère  at  que  ses  prétentions  Airent  admises,  en  tout  ou  en  partie, 


ÂrdAtu  iê  la  Conr  (Tappil)*  —  M"*  Dreux  y  stipule  qo'aa  cas  où  hribt  JuuiiS^fga 
tttte»  à  titr«  tant  d'avancement  d'hoirie  sur  m  successloc  que  de  parUge  de  celle  de 
son  tnari,  eicederait  la  part  de  celle-ci,  elle  lai  fait  donation  de  Tescédeni^^^br  de 
mobilier  permis  aox  personnes  noble?. 

Tfacmas  Dreux,  frère  de  Madame  de  Montmoron,  acheta  la  terre  de  Brézé  par  con- 
trat du  premier  juillet  1667  et  obtint  en  août  1685  des  feltres  de  nouvelle  érection 
de  cette  seigneurie  en  marquisat*  Ce  fut  son  Ois,  Thomas,  qui  commença  la  série  des 
marquis  de  Dreux-Brézé,  grands  maiires  des  cérémonies  de  France  :  il  y  en  avait 
encore  un  en  1830,  dont  le  père,  Henri-Evrard,  décédé  en  1829,  était  en  fonctions 
en  1789.  On  sait  en  quels  termes  Mirabeau  apostropha  ce  dernier  après  la  séance 
royale  du  23  juin. 

1.  Voir,  pour  Tétat-civil  d'Anne  de  Sévigné«  noire  troisième  étude,  (fieoue  de  Bre- 
tagne et  de  VendcCf  décerabre  1885,  p.  420,  note  2.) 

2.  Voir  sur  la  famille  Le  Febvre  de  Gaumartin  le  grand  ouvrage  généalogique  du 
P.  Anselme,  VI,  p.  547,  et  le  Diclionnaire  de  la  Noblesse  de  la  Chesnaye  des  Boi» 
(édition  de  1865),  VII,  col.  989. 

3.  M"*  de  Sévigné  rappelle  ce  délai!  en  annonçant  à  sa  fille  la  mort  de  M"*  de 
Gailly  mère,  dans  une  lettre  du  5  février  1693  {édilion  dtée,  X,  p.  104.) 


LES  MALflfitRS  D'uN  MOHTlIORON  417 

m 

par  un  certain  nombre  de  décisions  judiciaires  passées  ou  non  en 
force  de  ciiose  jugée  S 

Ualheureusemenly  sa  mort  —  sans  enfants  —  ne  mit  pas  fln  à  la 
lutte.  Le  marquis  de  Cailly,  soit  comme  donataire  en  vertu  du  con- 
trat de  mariage,  soit  comme  légataire  de  sa  femme,  resta  investi 
des  droits  mobiliers  de  celle-ci  et  continua  à  les  revendiquer  avec , 
d'autant  plus  d'ftpreté  quUI  n^avait  pas  de  ménagements  à  garder  '• 

Les  relations  entre  les  deux  beaux-frères  prirent  d'ailleurs  dès 
le  début  le  caractère  d'hostilités  ouvertes.  Ils  devinrent  fort  anitnés 
Tun  contre  Tautre,  et  toute  rencontre  provoqua  d*aigres  discùs- 
sionS)  bien  près  de  dégénérer  en  voies  de  fait. 

Un  jour,  le  SSaoùt  i671,  Charles  de  Sévigné  se  rendit  au  bureau 
du  contrôle  à  Rennes,  avec  deux  notaires,  pour  faire  constater  de 
graves  irrégularités  commises  au  cours  d*une  procédure.  Le  Febvre 
de  Caumartin  survint  et  chercha  à  deviner  ce  qui  amenait  là  son 
adversaire.  Celui*ci  se  garda  bien  de  Ten  instruire,  et  comme 
Tautre  Tinterrogeait  à  ce  sujet  : 

«-  Ne  pénétres  pas  dans  mes  secrets,  lui  dit-il  :  je  ne  veux  pas 
pénétrer  dans  les  vôtres. 

Le  marquis  de  CaiHji  irrité  de  cette  résistance,  se  jeta  sur  le 
procès-verbal  que  rédigeaient  lei  notaires  et  voulut  Tarracher  de 
leurs  mains.  Sévigné  n^évila  une  collision  qu^en  se  hâtant  de  sortir. 
Au  mois  d^oclobre  suivant,  une  scène  plus  violente  avec  un  de  ses 
frères  faillit  transformer  un  des  prétoires  de  la  ville  en  arène  ensan- 
glantée '. 

1.  Anne  de  Sévigné  avail  reça  de  son  frère  à  titre  de  partage  provisoire  la  terre 
de  la  Bouexière  qu'elle  lai  restitua  en  vertu  d'un  partage  définitif  du  28  octobre 
1664  qui  fixa  ses  droits.  Plus  tard  son  mari  réclama  à  sou  beau-frére,  en  se  fondant 
sur  ce  dernier  acte,  des  sommes  montant  au  total  à  environ  cinquante  mille  livres. 

2.  Devenu  veuf  en  1675,  il  convola  en  1681  avec  Françoise-Elisabeth  de  Brion 
dont  il  eut  plusieurs  enfants  et  en  1694  avec  Marie-Marguerite  Baron  de  Cotlainville 
qui  mourut  eu  1715  sans  postérité.  Nous  ignorons  la  date  de  la  mort  du  marquis 
de  Cailly  :  son  fils  unique,  officier  de  cavalerie,  fut  tué  devant  Turin  le  6  septembre 
1706  :  les  biens  de  sa  branche  passèrent  à  sa  fille,  mariée  en  1710  à  Pierre  Delpecb, 
avocat-général  à  la  cour  des  aides. 

3.  Voir  le  récit  de  cet  incident  dans  Le  fiUeul  de  la  MarquisBt  {Revue de  Bretagne  et 


418  LU  HALHEime  d'oh  wHmioaoïi 

Dans  ces  conditioDs,  on  ne  poawil  gnère  espérer  une  innsaclUMi 
éqailable  entre  les  parties.  Chacun  restait  sur  le  leirain  de  ce  qu'il 
soutenait  Cire  son  droit  et  s'j  cantonnait  ûèremenU  Gel»  menaçai! 
de  s'élerniBer.  Il  était  difficile,  an  XVI!*  siècle,  d'obtenir  noe  déci- 
àon  définitive  et  à  l'abri  de  tout  recours,  pins  diffiùle  encore 
de  la  r^ire  exécuter.  On  admettait,  en  principe,  que  la  loi  donnait 
aux  créanciers  pour  garantie  les  biens  de  leurs  débiteurs  ;  mais  si 
ces  derniers  appelaient  à  leur  aide  toutes  les  ressources  de  la  e*"- 
cane,  on  n'arrivait  h  la  réalisation  dn  gage  qu'après  de  coûteuses  et 
interminables  procédures. 

Le  marquis  de  Cailtj  aiait  entrepris  de  faire  vendre  judiciaire- 
ment la  terre  de  Hontmoron.  Son  beau-frère  entendait  la  conser- 
ver :  il  en  porUil  ienom,  et  la  lui  arracher,  c'élait  le  priver  du  plus 
beau  fleuron  de  sa  couronne.  Comment  parvint-il  à  la  sauver  des 
poursuites  de  H.  de  Canmartin  7  Evidemment  en  usant  des  armes 
que  lui  fournissait  la  législation  d'alors.  lUutta  sans  trêve  et  se 
voua,  pour  défendre  sa  forlnoe  territoriale,  à  l'eiistence  fiévreuse 
et  pénible  des  plaideurs.  Sans  cesse  sur  la  route  de  Paris,  et  à  par 
tir  de  1675,  sur  cellede  Vannes  où  siégeaitle  parlement  de  Breta- 
gne eiilé,  le  conseiller,  comme  nombre  de  ses  collègues,  passa  sa 
vie  8  juger  et  â  être  jugé. 

Il  ï  gagna  de  tenir  en  échec  le  marquis  de  Gaillj,  de  pouvoir 
mourir  à  Monlinoron,  sous  le  toit  seigneurial  de  ses  ancêtres  et  de 
maintenir  intactes  jusque- là  ces  apparences  qai  trop  souvenlsauve- 
gardent  le  présent  aux  dépens  de  t'avenir. 

Si  des  documents  authentiques  ne  nous  avaient  initié  à  ses  affai- 
res, ce  n'est  pas  dans  les  lettres  de  M"»»  de  Sévigné  que  nous 
aurions  puisé  le  moindre  indice.  La  marquise  faisait  grand  cas  de 
son  cousin  qu'elle  accueillaii aimablement'  :  et  celui-ci  ne  deman- 

437).  U  scène  du  25  aoAi, comme  celle  da  8  odobn, 
erbal  àa  notaire  Gohier  (Arebiies  de  Ii  canr  d'ippel 


LES  MALHEURS  P'CTN  MONTUORON  419 

dait  peut-ëlre  qu'à  s*élourdîr  ;  la  mère  de  M"^«  de  Grignan  n'é- 
tait pas  femme  à  provoquer  des  confidences  qui  Teussenl  obligée 
à  compatira  d'autres  misères  qu'aux  embarras  d'argent  et  aux  trou- 
bles de  la  santé  de  sa  fille.  Elle  savait  bon  gré  à  ses  visiteurs  d'ou- 
blier ou  de  paraître  oublier  chez  elle  leurs  peines  secrètes  et  d'être 
tout  entiers  au  devoir  de  la  distraire. 

Le  comte  de  Honlmoron  y  réussit  pleinement.  Aussi,  lorsqu'elle 
parle  de  lui  —  cinq  ou  six  fois  de  1671  à  1684 — est  elle  sous  la  vive 
impression  du  plaisir  qu'elle  a  eu  à  le  voir.  Qu'il  a  de  mérites 
à  ses  yeux  !  c'est  un  habile  homme  à  composer  des  devises  K  Puis 
«  il  a  bien  de  Tesprit  »,  il  lui  dit  de  ses  vers,  il  sait  et  goûte 
toutes  les  bonnes  choses  :  ils  relisent  ensemble  la  mort  de  Glo- 
rinde  ^ 

Et  plus  tard,  elle  revient  sur  un  éloge  qui,  sous  sa  plume  de 
juge  compétent,  n'a  rien  de  banal  :  «  H.  de  Montmoron  arriva, 
écrit-elle,  vous  savez  qu'il  a  bien  de  Tesprit.  >  C'est  dans  cette 
lellre  qu*elle  le  met  en  scène  avec  son  fils  et  un  père  Damaye  dans 
une  dispute  sur  Turigine  des  idées  :  «  Ce  n'est  pas  Irop  de  trois 
«  contre  Montmoron  :  il  disait  que  nous  ne  pouvions  avoir  d'idées 
«  que  ce  qui  a  passé  par  nos  sens  ;  mon  fils  disait  que  nous  pensons 
«  indépendamment  de  nos  sens...  Gela  se  poussa  fort  loin  et  fort 
c<  agréablement  :  ils  me  réjouissaient  beaucoup  '.  » 

Au  moment  où  il  dissertait  ainsi  pour  la  satisfaction  de  son 
illustre  cousine^  ses  affaires,  sans  être  réglées  ni  près  de  Tètre, 
lui  causaient  peut-êlre  moins  de  tourments.  Dans  ces  longues 
suites  de  procès,  il  y  avait  des  périodes  d'accalmie  ~  d'armistice, 
pourrait-on  dire.  Les  plaideurs  ne  désarmaient  pas:  ils  se  repo- 
saient et  se  ravitaillaient  pour  mieux  reprendre  la  lutte. 

Au  fond,  la  situation  du  conseiller  s'était  un  peu  améliorée  par 
Texlinction  du  douaire  de  Renée  du  Breil,  troisième  femme  de  son 


1.  LeUres  da  2  et  6  décembre  1671  {Ed.  cit.  II,  p.  423  et  s.) 

2.  Lettre  da  17  novembre  1675.  (id,  IV,  p.  239), 

3.  Lettre  da  15  septembre  16S0  ^ii.  VU,  p.  73), 


420  LBfl  MALatOBS  D*tN  MOMTMOROIf 

pèrt  I.  Les  in^meubles  de  la  successioo  avatenl  été  mis  en  bail 
Judiciaire  *  ;  mais  la  propriété  reposait  osteasiblement  sur  la  tète 
de  M.  de  Sévigné.En  fait«  sons  le  nom  de  Labbé  du  Hino,  l'un  de  ses 
familiersi  adIJudicataire  des  baui,  il  administrait  lui-même  son 
patrimoine  immobilier  et  continuait  à  habiter  son  bétel  de  la  rue 
Saint-Sauveur  ainsi  que  sa  terre  de  Montmoron  —  bonnes  condi- 
lions  pour  goûter  ce  repos  relatif  et  se  préparer  à  la  reprise  des 
hostilités» 

8*il  s'eflirayait  des  éventualités  de  Tavenir,  ce  devait  être  surtout 
pour  sa  illle  qu*il  pouvait  laisser  orpheline  sans  l'appui  d'une  pro- 
tection affectueuse  et  désintéressée.  Le  mariage  de  M^^«  de  Sévigné 
lui  enleva  cette  Inquiétude  >.  Le  11  mai  1684#  six  semaines  avant 

i.  U  eoffllflêie  doDstrIére  à»  Moatmoron  s  dû  mourir  vers  168S.  DIiodi  en 
psiMDt  qu'eUtt  s^rt  il  mal  la  tolatle  de  lei  «ofanti  du  premier  lit  qu'elle  reiulenr 
débllrlM  —CD  partie  lnaohable,^d'nBe  aomme  de  174|030  livrea,  alnai  qu'il  réaulie 
d'ttBO  lealenoe  du  i9  Juillet  1688. 

9.  Ou  a'éuit  ooBforfflé  à  rarllole  575  de  la  coutume  de  Bretagao.  Pour  reiter 
malUm  de  l'admlaiiUvtlon  de  leurs  bleaa,  lea  béritiera  bénéQoialrea  ae  faiaaient 
fréquemment  a^uger  lea  baux  JudUlalrea  aoua  le  nom  d^un  de  leurs  bommea 
d*afililrea.  Eu  t67Si  Cbarlea  de  UYlgné  STait  été  obligé  d'abandonner  aon  bôiel  et  de 
louer  un  appartement  à  l'angle  dea  ruea  Baudrairte  et  d'Orléana,  au  pris  de  quaure 
oenta  lima  par  an  ;  mata  il  revint  ehea  lui  peu  d'annéea  apréa,  alnai  que  le  oonauttnt 
son  aveu  rendu  au  domaine  du  Roi  te  10  novembre  1677  {Archkê»  naiionakt  P. 
170â)  f'  S4?)  et  leâ  meatiooB  du  contrat  de  mariage  de  sa  fille. 

.^.  MdHe-kebée  de  Sévigné,  née  à  Bennes^  en  Saint-Élienne,  le  22  mai  1667,  â  élé 
baptisée  à  l*église  paroissiale  de  Toussainls  (même  ville)  le  29  mai  1673.  Elle  est 
décédée  au  ciiàleaa  de  Monlmuron  en  Romazy  le  12  janvier  1735  *. 

Le  contrat  de  mariage  a  élé  passé  devant  Brelin  et  Bertelol,  notaires  à  Rennes, 
le  27  avril  1684  (Archives  de  la  Cour  d'appel  de  Bennes).  On  y  voit  que  son  père 
ne  lui  a  rien  donné  de  son  chef  et  qu'il  lui  a  attribué  à  titre  de  partage  de  la  suc- 
cession de  Marie  Dreux,  sa  mère,  une  valeur  de  80,000  livres,  dont  la  raoilicen  con. 
trats  et  l'autre  moitié  représentée  par  la  terre  de  la  Bouexiére. 

*  Le  registre  où  ce  décès  était  inscrit  a  été  détruit  avec  tout  Tétat  civil  de  cette 
paroisse  en  1850  et  le  greife  du  tribunal  civil  de  Rennes  n'en  possède  pas  de  double. 
L'incendie  qui  a  ravagé  Romazy  nous  a  privé  d'un  grand  nombre  de  documents 
utiles  et  notamment  de  celui-là.  Heureusement  que  M.  le  marquis  du  Hallay-Goetquen, 
arrière-petit-fils  deM"«  de  Sévigné,  s'en  est  fait  délivrer  une  expédition  en  1821.  Grâce 
à  l'obligeance  de  M»«  la  baronne  de  Poilly,  sa  petite-fille,  qui  conserve  cette  pièce 
dans  ses  belles  archives  du  château  da  Folembray,  nous  avons  pu  fixer  avec  préci- 
sion cette  date,  intéressante  pour  l'historiographe  des  Sévigné. 


Les  Mâlëëuàs  d^un  monïhorojî  iii 

d^accomplir  sa  dix-seplième  année,  Marie-Reaée  épousa  un  jeune 
seigneur  de  23  ans,  Emmanuel  du  Hallay,  qui  appartenait  à  une 
des  riches  et  anciennes  maisons  de  la  Bretagne  S 

Quelques  mois  après  cet  heureux  événement,  le  28  septembre 
1684|  le  comte  de  Montmoron,  terrassé  par  une  attaque  d'apo- 
plexie, mourait  en  six  heures  à  son  château,  c  C'est  une  belle 
«  âme  devant  Dieu,  écrivit  H^^  de  Sévigné  le  4  octobre  suivant, 
«  cependant  il  ne  faut  pas  juger  '•  » 

Ainsi  se  termina  brusquement  cette  carrière  de  soixante  et  un 
ans,  et  brusquement  aussi  le  fardeau  de  soucis  et  de  procès,  qui 
pesait  si  lourdement  au  magistrat  vieilli  dans  l'étude  des  lois  et 
la  pratique  des  affaires,  tomba  de  tout  son  poids  sur  les  épaules  du 
jeune  Charles  de  Sévigné. 

Triste  héritage  ! 

F.  Sâulnier. 

(La  suite  prochainement) 


1 .  Le  mariage  fol  célébré  en  l'église  SaiDl-ËtienDe  de  Rennes  (registres  parois- 
siaux —  Archives  de  la  mairie.') 

Emmanuel  du  Hallay,  seigneur  de  Kergouanton,  fils  de  Jean  du  Hallay,  chevalier, 
sire  de  Rélhiers,  la  Borderie,  etc.,  et  de  Marguerite  Hux,  né  au  château  de  la  Bor- 
derie  eu  Rhétiers,  le  18  novembre  16^0,  et  baptisé  le  24  du  même  mois,  y  mourut 
le  ^5  décembre  1723  et  fut  inhumé  le  27  dans  l'église  paroissiale  où  sa  famille 
avait  un  enfeu  (registres  paroissiaux). 

De  son  mariage  avec  Marie-Renée  de  Séfigné  sont  nés  plusieurs  enfants  :  nous 
consacrerons  dans  notre  appendice  une  note  spéciale  à  leur  descendance. 

Les  du  Hallay  portaient:  d'argent  fretté  de  gueules  de  six  pièces.  Après  la  mort 
de  M"*  de  Duras,  née  de  Coetquen,  décédée  le  7  janvier  1802,  ils  ont  ajouté  à  leor 
nom  celui  de  Coetquen  et  pris  les  armes  de  ceUe  maison,  et  ce  en  vertu  d'un  con- 
trat de  mariage  du  26  octobre  1576  entre  Etienne  du  Hallay  et  Gillonne  de  Goelqneil» 

2.  D'après  cette  lettre  la  mort  du  comte  de  Montmoron  remontait  à  quatre  jours, 
soit  au  1*'  octobre,  soit  au  30  septembre.  A  défaut  de  l'acte  d'inhumation  qui  n'existe 
plus,  nous  avons  préféré  à  celle  vague  indication  de  M"'  de  Sévigné  la  date  officielle 
mentionnée  dans  les  lettres  de  provision  du  7  janvier  1687  délivrées  au  successeur 
du  conseiller,  sur  le  vu  d'un  extrait  mortuaire. 


CROQUIS  MARITUIBS 


LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES 


XVIII*  SIÈCLE.  —  1702-1712. 

La  guerre,  dite  de  la  succession,  a  pour  origine  facccpta- 
tion  de  la  couronne  d'Espagne  faite  par  Louis  XIV,  au  nom  de 
son  petit-fils  le  duc  d'Anjou,  que  le  roi  Charles  11  avait  dési- 
gné dans  son  testament  comme  devant  lui  succéder. 

C'est  surtout  à  partir  de  cette  époque  que  le  port  de  Nantes 
prend  rang  parmi  les  villes  qui  se  firent  remarquer  par  leurs 
corsaires.  Jusque-là  nous  n'avons  que  des  données  assez  va- 
gues, des  noms  pour  ainsi  dire  isolés.  Malheureusement  une 
triste  fatalité  a  fait  disparaître  presque  tous  les  registres  des 
rôles  d'armements  qui  embrassaient  la  période  de  celte  guerre. 
En  vain  avons-nous  cherché  sur  les  trop  rares  épaves  qui  ont 
pu  échapper  à  la  morsure  du  temps,  ou  au  martelage  du  pilon, 
la  mention  de  nos  braves  capitaines,  de  leurs  riches  et  nom- 
breuses prises,  de  leurs  glorieux  combats  !...  Les  archives  de 
la  Marine  de  Nantes  sont  restées  muettes,  car  elles  sont  veuves 
de  leurs  plus  beaux  titres. 

Au  commencement  du  XVIII*  siècle,  le  commerce  semblait  en 
général  peu  prospère  ;  aussi  le  grand  roi,  renouvelant  un  édit 
de  1669,  avait-il  permis,  en  décembre  1701,  aux  gentilshommes 
de  se  livrer  au   négoce  en  gros  sans  déroger.  Du  3  janvier 

*  Voir  la  livraison  de  novembre  1886,  pp.  337-370. 


LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES  423 

1702  au  12  septembre  1703,  sur  121  bâtiments  expédiés  de  la 
rivière  pour  le  long-cours,  23  avaient  été  pris  par  Tennemi,  2 
avaient  fait  naufrage.  Néanmoins  plusieurs  maisons  retirèrent 
dlmmenses  avantages  de  la  course.  Citons  le  peu  qu'il  nous  a 
été  donné  de  recueillir. 

Le  2  juin  1702,  la  Biche^  petite  frégate  de  60  tonneaux,  10 
canons,  6  pierriers,  67  hommes,  mettait  à  la  voile,  commandée 
par  Jean  Saupin,  ayant  comme  second  René  d'Arquistade,  futur 
maire  de  Nantes  en  1735  et  1740.  Le  23  août,  elle  prenait  la 
Marianne  de  Bristol,  dont  la  vente  produisit  16,084  <*  13»  2*. 

Nous  avons  retrouvé  *  l'engagement  de  Féquipage  de  la 
Biche,  passé  par  devant  notaire,  la  2  juin  1702. 

Il  y  est  dit  que  les  «  engagés  s'emploieront  avec  toute  la 
valeur  et  le  courage  possibles,  pour  attaquer,  combattre  et  pren- 
dre, si  faire  se  peut,  les  navires  et  bien  des  ennemis  de  cet  état,  et 
les  conduire  dans  les  ports  et  havres  qu'il  appartiendra,  pour 
les  faire  adjuger  de  bonne  prise...»  Le  tiers  du  produit  est 
dévolu  àTéquipage,  les  deux  autres  tiers  à  l'armateur  qui,  pour 
faciliter  l'embarquement,  s'engage  à  payer  la  veille  du  départ, 
«  les  sommes  qui  seront  cy  après  déclarées,  suivant  le  dernier 
règlement  du  Roi  ;  desquelles  sommes  ils  auront  déduction  au 
retour  de  la  dite  frégate,  sur  leurs  parts  ;  et  en  cas  qu'elles  ne 
seroient  à  tant  valant,  les  armateurs  n'en  pourront  néanmoins 
prétendre  remboursement  ni  répétition  vers  lesdits  engagés, 
pour  l'excédant,  en  façon  quelconque. 

«  Louis  Lamandé,  de  Nantes,  enseigne,  100  francs  d'avance, 
quatre  parts. 

«  Les  matelots,  80«,72tt,  55«:. 

«  Un  quartier-maître  60  ^^ 

«  Dn  volontaire  reçoit  19  sols  de  denier-à-Dieu. 

«  Un  volontaire  à  14  «,  par  mois  sans  part  de  prise. 

«  Un  pilote  et  maître  de  prise,  100  ♦*. 

1.  Administration  de  la  Marine  de  Nantes. 


424  U  COtJRSË   ET  L˧  CORSAIRES 

«  Un  qUartier-iiiaitré  78  ^  et  une  part  1/2. 

(c  Un  patron  de  chaloupe  66'^  et  une  part  1/2.  » 

Le  7  juin  1702,  Jacques  Hays,  commandant  la  frégate  le 
Valincourt^  prend  le  hollandais  TUnion-d'Amsterdam,  avec  sa 
riche  cargaison  de  cacao,  bois  de  Brésil  et  de  campêche,  jus  de 
citron,  tabac,  1800  piastres,  50  doublons  d'or,  3  ou  4  onces  de 
poudre  d*or^  etc.,  et  le  conduit  à  Nantes  ainsi  que  le  vaisseau  le 
MouT,  chargé  de  vins,  huile,  liège,  sumac,  suif,  oranges  et  ci- 
trons, qu'il  avait  amariné  sept  jours  plus  tard.  Le  18  juillet,  à 
hauteur  du  cap  Gléar,  la  Tourterelle  de  Philadelphie,  chargée 
de  campêche,  tabac  et  pelleteries,  est  forcée  de  suivre  le  cor- 
saire •. 

Le  27  août,  M.  de  Kersauson,  capitaine  du  Saint-Jean-Bap- 
liste,  reprend  sur  un  flessinguois  le  Saint-Pierre,  de  Nantes, 
qu'il  expédie  pour  son  port  d'armement  *. 

Le  20  juillet,  le  Saint-Pierre  de  200  tonneaux,  20  canons,  51 
hommes,  prenait  la  mer  sous  les  ordres  de  Guillaume  Fauhé, 
du  Groisic,  très  probablement  fils  ou  petit-fils  de  Jean  Lefauhé 
dont  nous  avons  parlé  en  1640. 

La  Bonne-Nouvelle,  au  sortir  de  la  Loire,  tombait  au  pou- 
voir  des  Anglais,  le  12  septembre  1702,  après  un  combat  qui 
lui  coûtait  un  lieutenant,  un  enseigne,  deux  hommes  tués,  sans 
compter  les  blessés. 

En  1703  et  1704,  le  Diligent,  200  tonneaux,  26  canons,  101 
hommes,  armateur  de  Hontaudouin,  capitaine  Pierre  Voisin-La- 
vigne  de  Saint-Malo,  accomplissait  deux  fructueuses  croisières. 

En  1704  le  Surprenant  de  80  tonneaux,  16  canons,  avait 
pour  capitaine  Guillaume  Fâuhé,  auquel  succédait  en  1705 
Jean  Saupin,  qui  parmi  ses  enseignes  avait  embarqué  Joseph 
Libault,  parent  de  Gratien  et  François  Libault,  maires  de  Nantes 
en  1671  et  1766. 

i.  Le  Fo/tncow*^  était  une  frégate  de  80  tonneaux  et  de  95  hommes  d'équi- 
page. 
2.  Ârch.  nationales,  registre  des  prises  G.  473. 


LA   COURSE   ET   LES  CORSAIRES  425 

UHocquart,  200  tonneaux,  26  canons,  189  hommes,  armateur 
Gauvain,  capitaine  Noël  François,  de  Montoir,  second  Bernard 
Tréhouard,  fils  de  Thomas,  de  Saint-Malo,  Tun  des  ancêtres 
de  Tamiral  de  ce  nom,  qui  prit  une  flûte  anglaise  chargée  de 
sucre  et  de  coton  •. 

1705  nous  offre  le  Duc-de-Breiagne  ',  frégate  de  350  ton- 
neaux, 38  canons,  265  hommes,  armateur  René  de  Mon- 
taudoin,  capitaine  Pierre  Voisin-Lavigne  ;  prit  I'Élisabeth  de 
Cork,  la  Junon  ;  le  Salaberry  ;  le  Patriarche,  220  tonneaux,  24 
canons,  armateur  Descazeaux,  second  René  Darquistade,  qui 
fit  une  riche  prise,  la  Béguine,  de  Boston,  conduite  au  Gap  ;  la 
frégate  la  Canadienne,  capitaine  le  sieur  Tanquerel,  qui  prit 
un  anglais  chargé  de  vins  et  autres  marchandises. 

En  1706,  c'est  le  tour  de  la  Joye,  petit  navire  de  45  tonneaux, 
8  canons  du  plus  mince  calibre,  qui  pourtant  amarina  plusieurs 
ennemis,  entre  autres  la  Digne  et  la  Vigne-detChester  ;  la 
Rolland  de  300  tonneaux,  243  hommes  ;  le  Soleil-de-Nantes  ; 
\b.  Mutine  ;  le  Lusançay  '. 

Mais  les  affaires  et  les  armements  en  guerre  ne  préoccupaient 
pas  d'une  façon  exclusive  les  négociants  nantais.  Nous  en  avons 
la  preuve  dans  l'expédition,  le  7  avril  de  cette  même  année,  du 
François  de  300  tonneaux,  30  canons,  armateur  M.  Descazeaux, 
capitaine  le  s'  de  la  FoUiette  Descazeaux,  parti  «  pour  aller  aux 


1.  Gazette  de  France,  N©  60,576.  M.  Hocquart,  (Jean-Hyacinthe)  chevalier, 
seigneur  de  SeuUes,  conseiller  du  Roi,  était  alors  commissaire  de  la  marine 
à  Nantes.  11  fut  intendant  de  la  marine  à  Toulon,  puis  au  Havre. 

2.  Ce  corsaire  avait  été  ainsi  nommé  en  l'honneur  du  fils  du  duc  et  de  la 
duchesse  de  Bourgogne,  dont  la  naissance^  8  janvier  1704^  et  surtout  le  titre^ 
avalent  été  acclamés  avec  enthousiasme  par  la  ville  de  Nantes.  Ce  prince 
mourut  le  13  avril  1705.  —  En  1731,  la  veuve  de  M.  Montaudoin^  «  a  payé 
au  Roy,  588»  4»  10*  que  son  mari  devait  depuis  1708  et  1709  pour  les  trois 
deniers  pour  livre  de  deux  prises  faites  par  son  navire  le  Dtic  de  Breta* 
gne,  »  Administration  de  la  marine  de  Nantes  ;  Correspondance  Dodnisté- 
riclle,  1731. 

3 .  Le  Lusançay  avait  été  monté  par  Vie. 

TOME  LX  (X  DE  LA  6^  SÉRIE).  28 


426  LA  COURSE  RT  LES  CORSAIRES 

nouvelles  découvertes  »  et  revenu  à  PortrLouis,  le  23  mars 
1709*. 

De  1706  à  la  fini  de  la  guerre,  c'est-à-dire  pendant  six  années, 
existe  une  lacune  que,  malgré  tous  nos  efforts,  il  a  été  impos- 
sible de  combler.  Cependant  il  dut  alors  se  passer  de  beaux 
traits,  s'accomplir  des  actes  de  valeur  et  de  bravoure  dignes 
d'être  conservés,  ainsi  que  les  deux  faits  suivants  en  fournis- 
sent le  témoignage. 

Au  mois  d'août  1711,  dit  Mellinet'  «  la  population  alla  re- 
cevoir avec  enthousiasme  quatre  bâtiments  qui  arrivèrent  dans 
le  port  avec  six  prises  hollandaises  par  des  corsaires  nantais, 
et  qu'on  n'évaluait  pas  à  moins  de  1,200,000  livres. 

«  On  sut  en  outre  qu'un  corsaire  nantais  avait  pris  un  vais- 
seau anglais  à  l'abordage  ». 

A  ces  six  lignes  se  borne  tout  ce  que  le  digne  historien  a 
cru  devoir  dire  de  nos  marins,  au  sujet  de  la  guerre  de  la  suc- 
cession ;  et  nous  en  sommes  réduits  à  regretter  son  laconisdie. 

Toutefois  les  Archives  de  la  Chambre  de  Commerce  (Carton 
Corsaires),  renferment  un  «  Extrait  de  la  sentence  donnée  le 
3  novembre  1711,  par  feu  M.  Jacques  Danguy,  lieutenant  par- 
ticulier de  l'Amirauté  de  Nantes,  portant  liquidation  du  pro- 
duit des  prises  faites  par  trois  frégates  armées  en  course,  et 
partagé  entre  elles  à  proportion  du  nombre  d'hommes  de  leur 
équipage,  du  nombre  et  calibre  de  leurs  canons.  »  Ce  document 
est  intéressant  en  ce  qu'il  nous  donne  le  nom  des  capteurs  et 
un  aperçu  du  mode  de  répartition  alors  en  usage. 

ff  Après  les  déductions  faites  ci-dessus  (frais  divers,  dont  le 
détail  ni  le  chiffre  ne  sont  indiqués),  il  ne  reste  de  net  du  prix 


1.  Adm"  de  la  Marine  de  Nantes,  rôles  d'armements,  Reg.  N»  10. 

2.  Hist,  de  la  Commune  et  de  la  Milice  de  Nantes,  U IV,  p.  383.  <—  L'abor- 
dage indiqué  par  Meliinet,  n'aurait-11  pas  quelque  rapport  avec  cette  men- 
tion de  la  Gazette  de  France,  1705,  n«  60,576  :  «  On  écrit  de  Morlaix  le  7 
décembre  qu'un  armateur  de  Nantes  avait  pris  un  brûlot,  à  dix  lieues  de 
Plymoutb,  au  milieu  de  la  flotte  qui  revenait  de  Barcelone.  » 


LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES  427 

principal  à  partager  entre  les  dites  frégates  preneuses  que  la 
somme  de  ':  l,298,007tt  18»  6d. 

«  Et  procédant  au  partage  de  la  susdite  somme  avons  trouvé 
que  la  frégate 

Le  Jupiter,  équipée  comme  suit,  d'après  Taveu  de  tous  les 
armateurs  présents  : 

259  hommes,  tant  officiers  que  matelots  et  vo- 
lontaires  259  parts. 

12  mousses,  de  deux   à  la  part 6    — 

16  canons  de  8*  déballes,  faisant  128^ à  2** par 

part 64    — 

20  canons  de  6*t  de  balles,  1201* 60    — 

Le  Jupiter  se  trouve  fondé  dans  les  prises  pour  389  parts. 

La  Mutine,  équipée  comme  suit  de  Taveu  de  tous  les  arma- 
teurs  : 

170  hommes,  tant  officiers  que  matelots  et  vo- 
lontaires    170  parts. 

18  mousses,  de  deux  à  la  part; 9    — 

20  canons  de  6  livras  de  balles  faisant  120**  à 

deux  par  part 60    — 

8  canons  de  4ft  »  »      32 16    —• 

La  Mutine  se  trouve  fondée  dans  les  prises  pour  255  parts. 

La  Fidèle,  équipée  comme  suit  de  Taveu  de  tous  les  arma- 
teurs : 

t59  hommes,  tant  officiers  que  matelots  et  vo- 
lontaires    ......    159  parts. 

9  mousses,  de  deux  à  la  part ^  V* 

6  canons  de  6^  de  balles  faisant  36^  à  deux  à 

la  part 18    •— 

19  canons  de  4  »  76., 38    — 


428  LA  COUHSK  ET  LKS  COKSA!RES 

1  canon  de  8  »  8 4    — 


La  Fidèle  se  trouve  fondée  dans  les  prises  pour  233.  */' 


Partant  il  revient  : 


Au  Jupiter,  pour  ses  389  parts  582,046^t    6^  6^. 
A  la  Mutine^  pour  ses  255     »    381,546,  18,  9. 
À  la  Fidèle,  pour  ses  223  7^^  »  334,414,  13,  3. 


867  V»  l,298,007*t  18,  6. 


La  frégate  le  Hardy-Guépin,  de  140  tonneaux,  26  pièces  de 
canon,  «  et  autres  menues  armes,  »  capitaine  en  chef  Jean 
Tanquerel,  armateur  en  société  avec  M.  Jean-Baptiste  Le 
Masne,  prit  le  Conquérant  de  Guernesey  *. 

Le  Maréchal'd\Estrées,  commandé  parle  capitaine  Baugrand, 
prit,  vers  le  1"  janvier  1712,  le  Tigre  de  Dublin,  chargé  de 
blés,  qu'il  conduisit  à  Morlaix.  Le  25  février,  en  compagnie  des 
frégates  la  Mutine  de  Dunkerque,  le  Comte-de-Gérardin  de  Saint- 
Malo,  il  amarinait  la  Marie,  expédiéelà  Bordeaux*  Le  9  mars, 
c'était  le  Saint-Antoine,  qui  venait  débarquer  sa  cargaison  à 
Morlaix.  Le  13  avril,  le  Saint-Joseph  de  Corck  abaissait  son 
pavillon  devant  lui.  Le  21  mai,  laREiNE  de  Corck  entrait  à  Saint- 
Malo  ;  et  le  surlendemain  23  une  autre  prise  mouillait  à  Brest. 

En  juillet,  le  François  de  Londonderry  et  la  Katherine  de 
Wexfort  apportaient  de  ses  nouvelles  à  Morlaix  ;  et  dès  le  1" 
de  ce  mois  le  Saint-Nicolas  était  arrivé  à  Brest.  Le  22  août,  le 
Hampton-Galley  de  Bristol  précédait  à  Nantes  le  Maréchal- 
d'Estrées  quile  suivit  un  jour  après,  s'étant  un  peu  attardé  aux 
environs  du  Pilier  ponr  capturer  TAnnibal,  qui  se  racheta  en 
payant  une  rançon  de  400  livres  sterlings,  soit  10,000  livres 

1.  Adm"  de  la  Marine  de  Nantes,  vqq^.  9, 


LA   C^^RSE    KT   LES   CORSAIRES  429 

françaises  qu'on  no  pouvait  guère  négliger  de  cueillir  en  pas- 
sant *. 

Greslan,  auteur  de  l'article  Nantes,  Dictionnaire  géogra- 
phique,  historique  et  politique  des  Gaules  et  de  la  France, 
après  avoir  cité  un  certain  nombre  d'hommes  illustres,  nés 
dans  cette  ville,  dit  :  «  Cassard  et  Vie,  fameux  hommes  de 
mer,  auxquels  on  peut  ajouter  un  autre  célèbre  capitaine  de 
navires  nommé  Bouck,  chevalier  de  l'ordre  royal  et  militaire 
de  Saint-Louis,  et  également  de  Nantes  comme  les  deux  pré- 
cédents. « 

Je  n'ai  pu  trouver,  sur  ce  dernier,  que  cette  mention  beaucoup 
trop  laconique  :  «  La  Marie  de  Bon-Secours,  capitaine  le  sieur 
Edmond  Bourck,  expédié  pour  Saint-Domingue  le  22  mars  1728. 
Ce  vaisseau  a  péri  le  9  juin  1728,  sur  l'île  de  Lamgade,  allant 
au  Cap  Saint-Domingue.  L'équipage  revenu  en  France  sur 
divers  '.  » 

N.ous  pouvons  aussi  ajouter  un  nom,  aux  trois  qui  précèdent, 
que  nous  fait  connaître  le  document  suivant  : 

('  A  Marly,  le  9  octobre  1731. 

«  Sur  le  compte  que  j'ai  rendu  au  Roy,  du  combat  rendu 
par  le  sieur  Darembourg,  capitaine  du  navire  le  Charlemagne 
de  Nantes,  contre  un  bateau  forban,  Sa  Majesté  a  bien  voulu 
lui  donner  une  épée  que  je  vous  envoyeray  par  la  première 
occasion.  J'ai  contribué  avec  plaisir  à  lui  procurer  cet  honneur 
afin  d'exciter  les  autres  capitaines  à  se  comporter  avec  valeur 
et  résolution  dans  les  rencontres  qu'ils  pourront  faire. 

«  Maurepas  '.  » 

Godefroy  d'Harembourg  ou  d'Arambourg,  né  le  31  juillet 
1685,  fils  de  Gratien,  marchand,  et  de  Perrine  Leclerc,  reçut 


1.  Arcb.  Nationales,  Jag3iuents  des  prises,  G.  513  et  iiU,  année  1712. 

2.  Adtn"  de  la  Marine  de  Nantes,  correspondance  ministérielle,  1731. 

3.  Adnio"  de  la  Marine  de  Nantes,  correspondance  ministérielle,  173!. 


430  LA  COURSE  ET  LES  GORMIRES 

le  baptême  à  Saint-Nicolas  le  lendemain  de  sa  naissance.  Son 
aïeul  était  originaire  de  Bayonne.  Il  fut  reçu  capitaine  à  l'ami- 
rauté de  Nantes,  le  14  décembre  1714,  et  mourut  à  Sucé  en 
1743.  Le  Ckarlemagne,  qu'il  commandait  encore  en  1734,  était 
un  bâtiment  de  deux  cents  tonneaux,  percé  pour  20  canons, 
et  en  portant  13. 

Jean  GRAB08SE 
1694-1705. 

Ce  nom,  qui,  par  son  étrange  consonnance,  fera  probable- 
ment la  joie  de  Técrivain  en  quête  d'une  appellation  bizarre 
pour  un  traître  de  mélodrame  ou  un  bouffon  de  comédie,  est 
celui  d*un  capitaine  armateur,  aussi  inconnu,  jusqu'à  présent, 
que  son  patronymique  vocable. 

Jean  Grabo$se«  qui  signait  aussi  de  Grabosse,  et  probablement 
en  avait  le  droit,  originaire  du  «  diocèse  de  Saint-Médard,  en 
Ghalo$se«  Gascongne«  »  devint  tout  à  fait  Nantais^  par  son  ma- 
riage avec  Benée  Peignon,  paroissienne  de  Saint>Nicolas,  en 
1691,  et  les  divers  commandements  qu'il  obtint.  Il  mourut  le 
3  juillet  1705,  âgé  de  40  ans,  par  suite  des  fatigues  de  ses  rades 
croisières,  au  moment  où  il  pouvait  espérer  encore  de  brillants 
succès. 

Le  8  juillet  1694,  il  mettait  en  mer  avec  le  Saint-Philippe, 
frégate  de  soixante  tonneaux,  là  canons,  et  74  hommes  d'éqnî- 
pago.  parmi  lesquels  se  trouvaient  dix  flibustiers,  année  par  le 
sieur  Guinobaud  *•  Le  Saxs-Pareu^  de  Bristol,  L'Espéraxce,  et 
la  Friih^xxk  *,  bientôt  exp«Niiés  pour  France,  venaient  y  déposer 
les  marchandises  anglaises  entassées  dans  leur  cale  et  prouver 

K  Atim.  «io  U  Mânne  de  Nantes  :  Rv'>!es  d'armem^Dts.  —  Les  reeîfire« 
1M  vx^mvMiUal  |va$  «o  d^là  de  cette  date,  dou^  ne  pooroiis  ooaaaiti>F  le? 
e.x|[H»>dilit>n$  4i»t«*^ne\ir«$  du  c^pît^ne  CrAl>ok<se. 


LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES  431 

que  le  corsaire  ne  perdait  pas  son  temps  à  jeter  sa  poudre  aux 
moineaux. 

Le  19  mai  1696,  Grabosse  repartait  avec  le  Duc^de-Bourgogne, 
frégate  de  cinquante  tonneaux  et  8  canons,  armateur  M.  Meslier 
et  consors,  et  rentrait  le  6  novembre^  pour  repartir  le  3  août 
1697.  Nous  n*âvons  aucun  détail  sur  ces  deux  campagnes,  dont 
la  dernière  dut  être  fort  courte,  la  paix  ayant  été  signée  le  21 
septembre  de  la  même  année. 

Le  4  mai  1702,  l'Angleterre  et  l'Allemagne  déclaraient  la 
guerre  à  la  France,  et  le  Duc-de-Bourgogne,  très  bon  marcheur, 
«  basty  à  Nantes,  »  jaugeant  cent  trente  tonneaux,  armé  de 
16  canons,  4  pierriers,  80  mousquets,  et  128  hommes,  qui, 
pendant  la  paix,  avait  accompli  plusieurs  voyages  fructueux 
aux  colonies,  notamment  en  1700  et  1701,  aux  Iles  Canaries, 
fut  Tun  des  premiers  à  sortir  de  notre  port  ;  car,  le  13  juillet^ 
il  levait  Tancre,  «  pour  faire  la  course  sur  les  ennemis  de 
l'Etat,  en  vertu  d'une  commission  en  guerre  de  S.  A.  S.  M«'  le 
comte  de  Toulouse.  » 

Le  corsaire  rentrait  en  octobre.  Le  29  août,  à  la  suite  d'un 
sérieux  engagement,  il  se  rendit  maître  dé  la  corvette  du  roi 
d'Angleterre  la  Vitesse,  capitaine  Jean  Bouck,  sur  laquelle  se 
trouvait  comme  otage,  en  garantie  du  payement  de  la  rançon, 
le  maître  du  navire  le  Pierre-Michel  y  de  Nantes,  récemment 
amariné  par  l'Anglais.  Cette  corvette  fut  reprise  le  1«' septembre. 
Le  23,  I'Industrie,  autre  anglais,  amenait  pour  le  Duc-de-Bour" 
gogne  et  était  introduit  au  Passage,  après  avoir  laissé  au  capteur 
diverses  marchandises  et  deux  pièces  de  canon  avec  afiût.  En 
plus,  le  Conseil  des  prises  lui  adjujgeait  la  somme  de  297  livres 
sterlings,  montant  de  l'acte  de  rançon  du  Pierre -Michel  K 

Le  21  juillet  1703,  le  Duc-de-Bourgogne  faisait  voile  de  la 
rade  de  Bonne-Anse,  rivière  de  Nantes.  Peu  de  jours  après  il 
coulait  un  petit  navire  chargé  de  sel,  repris  sur  les  Flessinguois. 

1.  Arch.  Nationales  ;  Jugements  du  Conseil  des  prises,  G.  493, 1702. 


432  LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES 

Le  9  août>  par  le  travers  de  Londonderry,  il  amarinait  la 
Marie  de  Bedfort,  anglais  de  100  tonneaux  chai^  de  tabac, 
venant  de  la  Virginie.  Après  avoir  mouillé  aux  îles  Daron,  côtes 
dlrlande,  afin  de  réparer  son  navire,  Crabosse  repartit  le  4 
septembre.  Le  13,  il  rencontra  les  frégates  de  Nantes,  la  Dryade, 
capitaine  Graton,  la  Nymphe,  capitaine  du  Goujon.  Celle-ci  fit, 
en  vue  du  Duc-de-Bourgogne,  la  prise  d*un  bâtiment  de  60  ton- 
neaux, qu'elle  brûla  après  en  avoir  toutefois  partagé  la  cargai- 
son avec  ce  dernier. 

Le  17  août,  notre  corsaire  tomba  au  beau  milieu  d'une  flotte 
de  onze  navires  anglais.  Il  parvint  a  se  tirer  de  cette  position 
difficile  et  dangereuse;  puis,  à  Taidede  diverses  manœuvres, 
attira  bors  de  la  vue  des  autres  un  des  bâtiments  qui  le  chas- 
sait. 

Le  surlendemain,  19,  vers  sept  heures  du  matin,  le  capitaine 
nantais,  prêt  à  livrer  combat,  enjoignit  à  son  adversaire,  bien 
plus  fort  que  lui,  d'amener  ses  couleurs.  Sur  le  refus,  énergi- 
quement  formulé,  il  le  canonna  de  très  près,  et  à  la  suite  de 
plusieurs  décharges  d  artillerie  et  de  mousqueterie,  fit  jeter 
les  grappins  d'abordage.  Alors  le  sieur  de  la  Foucaudière,  lieu- 
tenant en  second,  sauta  à  bord  avec  sept  hommes  seulement, 
et  par  des  prodiges  de  valeur  contraignit  les  Anglais  à  aban- 
donner leur  pont.  Mais  la  mer  était  houleuse,  par  suite  d'un 
violent  roulis,  les  grappins  cassèrent  et  les  navires  furent  sé- 
parés. 

Crabosse,  manœuvrant  habilement,  effectua  bientôt  un  nou- 
vel abordage,  et  envoya  des  secours  à  ses  intrépides  marins  qui, 
dans  cet  instant  critique,  n'avaient  pas  cessé  de  se  battre  avec 
vigueur  et  acharnement.  Enfin,  la  lutte  des  plus  vives  et  des 
plus  émouvantes  durait  depuis  plus  de  trois  heures,  lorsque 
les  Nantais  eurent  la  satisfaction  de  voir  le  pavillon  de  la 
Grande-Bretagne  s'abaisser  en  signe  de  défaite. 

C'était  l'EspÉRANCE,  de  Londres,  armée  de  20  pièces  de  canon, 
capitaine  Everden,  chargée  de  mâtures,  pour  la  reine.  Le  Duc- 


LA    COURSE   ET   LES   CORSAIRES  433 

de-Bourgogne  compta  six  hommes  tués,  dont  l'écrivain  du  bord. 
Parmi  les  blessés  assez  nombreux,  se  trouvaient  le  brave  de  la 
Foucaudière,  et  Nicolas  Viau,  du  Glion,  premier  pilote,  qui  eut 
la  main  coupée  par  une  grenade.  La  prise,  conduite  au  port 
de  More,  en  Espagne,  fut  vendue  ii,000  piastres. 

Les  affaires  terminées,  l'actif  capitaine  reprenait  sa  course  le 
28  octobre.  Le  lendemain  il  amarinait  la  Sainte-Elisabeth,  de 
Gènes,  abandonnée  par  son  équipage,  qui,  croyant  être  atta- 
qué par  des  Turcs,  se  sauva  au  plus  vite  dans  la  chaloupe.  Le 
navire,  conduit  à  Pontevedra,  dut  compter  400  piastres  à  Jean 
Crabosse,  considéré  comme  sauveteur.  Le  8  novembre  il  pre- 
nait l'AvENTURE,  petite  caiche  anglaise  de  25  à  30  tonneaux 
chargée  de  morues,  et  le  douze  la  Concorde,  autre  anglais  venant 
de  Terreneuve.  Le  25,  le  brigantin  le  Retour-de-Baton,  de 
Londres,  également  chargé  de  morues,  mouillait  à  Pontevedra, 
où  sa  cargaison  vendue,  comme  celles  des  deux  précédents, 
produisait  un  total  assez  rond,  dont  les  piastres  et  les  pecetas 
prenaient  la  route  de  Nantes. 

Le  25  novembre,  pendant  un  fort  ouragan  de  S.  S.  0.,  le 
Duc'de-Bourgogne  se  trouva  en  perdition,  et  ne  dut  son  salut 
qu'au  sang-froid  et  à  Texpérience  de  son  capitaine,  qui  réussit 
à  grand'peine  à  l'entrer  à  Vigo  le  30,  tout  désemparé.  La  tem- 
pête avait  brisé  le  beaupré,  le  mât  de  misaine,  le  grand  perro- 
quet ;  un  coup  de  mer  avait  enlevé  deux  matelots  et  une  pièce 
d'artillerie. 

Sortis  de  Yigo  le  16  décembre,  les  Nantais  prenaient  le  25, 
à  la  suite  d'une  chasse  de  deux  heures,  le  Saint-Antoine,  de 
Londres,  puis  après  relâche  à  Bilbao,  Alden?  etc..^  amarinaient 
le  12  février,  à  15  lieues  0.  du  Gap  Finistère,  la  Gatherine- 
BucK,  d'Amsterdam,  capitaine  Petersen,  chargée  de  ballots  de 
draps,  lil  d'archal,  acier,  et  quincaillerie.  Non  loin  du  Pilier, 
un  petit  navire  portugais  faisait  la  onzième  prise  de  la  croi- 
sière, et  le  DuC'de-Bourgogne  mouillait  heureusement  à  Paim- 
bœuf,  le  4  avril  1704  *. 

i.  Arch.  départ.;  série  E  dossier  de  l'Amirauté  de  Nantes. 


AU  U   OHltSe   ET   LSS  aMOAtRES 

Un  oioisitiE  Yx  l'a5  1707.  —  Le  César, 

Par  aoe  belle  journée  de  joillel  1708,  la  fr^le-corsaire  «  le 
Coezard,  »  de  150  toDoeaox,  SS  canons,  l»4  hommes,  anna- 
lenr  La  Brooillère,  était  ancrée  en  grande  rade  de  Paimbœof  '. 

D  y  a  loin  de  l'aspect  que  présentait  alors  ce  petit  port  ra- 
senx,  avec  celai  qoe  nous  offre  le  chef-lieo  d'arrondissement 
aetael.  L'église,  grand  bâtiment  sans  caractère,  llidpilal  très 
modeste,  qoelqoes  maisons  basses,  d'immenses  magasins, 
de  Tastes  bangars  en  bois  pins  ou  moins  alignés  sur  la  rive. 
formaient  on  ensemble  assez  triste,  beauconp  pins  animé  ce- 
pendant qoe  ne  le  sont  les  larges  qnais  et  les  mes  de  la  ville 
actuelle. 

Parmi  les  nombreux  bâtiments  qni  encombraient  la  rade, 
si  le  Céiar  ne  se  distinguait  pas  par  la  force  de  son  tonnage, 
du  moins  son  accastillagp  soigné,  ses  peintures  fraîches,  sa 
mâture  en  partie  neuve,  le  faisaient  facilement  ressortir  aux 
yeox  des  gens  de  mer.  Le  temps  était  chaud,  aucune  brise 
n'agitait  les  pavillons  tombant  immobiles  le  long  des  drisses 
ondes  mâts;  et  comme  bien  d'autres,  il  attendait  un  vent 
favorable  pour  déployer  ses  voiles  et  reprendre  sa  conrse 
contre  les  ennemis  de  l'État. 

Le  capitaine  David  Cazala,  de  Bayonne,  se  promenait  d'nn 
air  légèrement  préoccupé  sur  le  gaillard    d'arrière,  jetant 


1.  Adm"  de  la  Marine  de  Naales,  Reg.  8.  1703-1708.  Un  membre  de  cette 
Cimille,  le  Bl«  vrai lemblable méat  de  l'armatem-  da  Cétar,  H*  Marc  de  la 
BrouIllËre,  avocat  au  Parleiuent,  couaeiller  du  roi,  jage  maître  particulier 
des  eaux  et  rorêla  du  comté  de  Nanlea,  fut  échevin  en  1734,  puis  aoas-maire 
en  1756,  Saos  le  procès-verbal  de  la  rèrolte  de  i'équipige,  précédé  dn 
récit  de  la  croisière,  déposé  par  le  second  i  I'.\miraaté    de  Nantes,  Arcb. 

.urioDt  trouvé  que  le  nom  de  ce   navire  et  le  rôle  de  eon 

mposé  ;  ofSciers   major 

iers,  4  ;  soldats  32;  i 


LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES  435 

parfois  un  regard  soucieux  sur  divers  groupes  de  marins  de 
Téquipage  entre  lesquels  semblait  régner  une  certaine  anima- 
lion,  que  trahissaient  des  gestes  violents  à  demi  réprimés,  ou 
des  éclats  de  voix  mal  contenus. 

Tout  à  coup,  Jacques  Boissé,  canonnier,  fort  affairé,  en  appa- 
rence, à  assujettir  une  des  deux  pièces  de  retraite  de  la  fré- 
gate, fait  un  signe  à  l'un  des  groupes,  et  profitant  d'un  instant 
où  le  capitaine  a  le  dos  tourné,  le  saisit  à  la  gorge,  le  terrasse, 
laccable  de  coups  de  poings,  de  coups  de  pieds,  soutenu  dans 
sa  révolte  par  plusieurs  soldats  qui  accourent  et  se  joignent  à 
lui,  tandis  qu'offîciers-mariniers  et  matelots  se  précipitent  au 
secours  de  leur  chef. 

Le  moment  était  bien  choisi,  la  plupart  des  officiers  se  trou* 
vant  en  permission.  Le  second,  Charles  Briand,  occupé  dans  la 
cale,  attiré  par  le  bruit  et  les  cris,  mettait  le  pied  sur  le  pont, 
quand  il  aperçoit  «  Paulus  Thiercelen,  soldat  de  nation  an- 
glaise »,  levant  sa  hache  d'abordage  pour  fendre  la  tête  du 
capitaine.  Soudain,  du  milieu  des  forcenés,  surgit  uiî  homme 
vêtu  d'un  long  vêtement  blanc,  à  la  figure  austère,  à  la  barbe 
légèrement  grisonnante,  et  le  fer  homicide  est  adroitement 
détourné  par  le  bras  vigoureux  du  R.  P.  Jean  Le  Roy,  reli- 
gieux dominicain,  aumônier  du  bord,  qui  écarte  les  meurtriers 
et  leur  arrache  le  corps  inanimé  de  leur  victime. 

Dirigés  par  le  second,  les  matelots  eurent  bien  vite  raison 
des  soldats  révoltés,  mis  immédiatement  aux  fers,  et  bientôt 
après  punis  suivant  la  rigoureuse  mais  juste  sévérité  des  lois 
maritimes.  Néanmoins  le  sang  avait  coulé  ;  avec  le  capitaine 
des  plus  maltraités,  une  douzaine  d'hommes  entrèrent  à 
Thôpital,  sans  préjudice  des  écorchures,  horions  et  égratignures 
portés  aux  profils  et  pertes.  Une  enquête  s'ouvrit  sur  cet  acte 
de  mutinerie  ayant  pour  mobile  le  refus  de  Boissé,  Thierce- 
len et  consorts,  de  servir  pendant  le  mois  qu'ils  devaient 
encore  pour  compléter  le  temps  de  leur  engagement. 

La  croisière  en  effet  avait  été  longue  ;  cependant  les  résul- 


436  LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES 

iats  en  étaient  assez  satisfaisants.  En  voici  Thistorique  d'après 
le  rapport  rédigé  par  le  second,  à  défaut  du  capitaine  Cazala, 
a  détenu  au  lit  en  raison  des  sévices  exercés  contre  lui.  » 

Le  César  quittait  la  rade  de  Mindin  le  29  novembre  1706, 
allant  croiser  sur  les  côtes  d'Irlande.  Le  9  décembre,  il  prenait 
TÉlisabetu  de  Londres,  assez  richement  chargée  de  bois  de 
Gayac,  sucre  et  gingembre,  puis  venait  relâcher  au  Morbihan 
pour  se  ravitailler,  en  escortant  la  Catiierlne  de  Londres,  dont 
le  beurre  et  le  bœuf  salé  furent  vendus  aux  Bretons  brelon- 
nants. 

Reparti  le  7  février  1707,  le  César  amarinait  peu  de  jours 
après  un  petit  pingre  anglais,  dont  les  belles  oranges,  les  fins 
citrons  et  les  fruits  confits,  destinés  aux  gourmels  de  la  Grande- 
Bretagne,  furent  servis  à  ceux  delà  Petile  *. 

Huit  jours  après,  par  un  temps  à  grains,  la  mer  grosse  et 
houleuse,  les  Nantais  firent  rencontre  d'un  fort  galion  espagnol, 
arrivant  de  la  Havane  chargé  de  tabac  et  de  sucre,  mais  dé- 
mâté de^on  grand  mât,  dont  la  chute  avait  grièvement  blessé 
plusieurs  hommes,  et  qu'une  voie  d'eau,  que  Téquipage  exténué 
ne  pouvait  franchir,  mettait  dans  un  danger  prochain  de  couler 
bas.  La  moitié  des  corsaires  passa  sur  le  marchand,  que  lo 
César  escorta  jusqu'à  Cadix  ,  où  l'armateur  reconnaissant 
offrit  14,000  piastres,  plus  de  70,000  francs  au  capitaine  Gazàla. 
pour  son   dévouement  et  le  sauvetage  de  son  navire. 

Une  sortie  de  quinze  jours  en  avril  leur  fournit  l'occasion 
de  s'emparer  d  un  cotre,  sous  pavillon  génois,  chargé  do  ballots 
de  draps  et  de  saumons  salés,  ainsi  que  d'un  petit  bâtiment 
anglais  porteur  de  sel,  vins  et  jarres  d*huile. 


1.  On  nommait  pingre  un  navire  à  fond  plat,  ass3z  large,  de  200  à  300 
tonneaux  de  port;  ayant  trois  mâts  à  voiles  latines  ;  une  poupe  qui  ?o 
prolonge  par  deux  ailes  que  réunissent  quelques  planches  ou  une  plate- 
forme à  claire-voie,  et  à  l'avant  un  long  bec  composé  comme  celui  da  1  :i 
tartane  d'un  éperon  appuyé  par  deux  cuisses  latérales  fixées  aux  joues. 
Jal. 


LA  COURSE  ET  LES  GOHSAIRES  437 

Le  corsaire  nantais,  après  avoir  essuyé  plusieurs  chasses  do 
la  part  de  bâtiments  de  guerre  anglais,  dut  rentrer  à  Cadix 
pour  subir  certaines  réparations  aussi  urgentes  que  nécessaires. 
Aux  premiers  jours  de  juin,  il  était  prêt  à  lever  Tancre,  lors- 
que le  gouvernement  de  Philippe  V  mit  embargo  sur  le  na- 
vire, et  envoya  officiers  et  matelots  renforcer  la  garnison  des 
forts  de  Cadix,  menacés  par  les  Anglais  déjà  maîtres  de  Gibral- 
tar. 

C'était  assurément  un  fâcheux  contre-temps  que  ce  caserne- 
ment forcé,  pour  nos  marins,  si  jaloux  de  leur  liberté,  et  réduits 
tout-à-coup  au  monotone  exercice  du  maniement  d'armes,  ou 
à  faire  les  cents  pas,  le  mousquet  au  bras,  sur  les  chemins  de 
ronde  de  la  citadelle,  tandis  que  leurs  regards  embrassaient  au 
loin  le  vaste  horizon  de  lamer  azurée,  sillonnée  d'embarcations 
dont  ils  suivaient  en  soupirant  le  rapide  sillage.  Enfin  après 
cinq  mois  d'épreuves,  marqués  du  reste  par  de  nombreuses 
désertions,  ils  purent  disposer  de  leurs  personnes. 

Le  capitaine  Cazala  compléta  son  équipage,  et  le  3  novembre 
mit  le  cap  vers  la  rivière  de  Nantes,  dont  il  était  sorti  depuis 
un  an.  Chacun  avait  le  plus  vif  désir  de  réparer  le  temps  perdu, 
en  trouvant  d'heureuses  circonstances  pour  remplir  la  bourse, 
que  la  campagne  de  Cadix,  le  vin  d'Espagne,  et  aussi  peut-être 
les  beaux  yeux  des  Andalouses,  laissaient  tout  à  fait  à  sec 
malgré  les  avances  reçues.  Aussi  le  chemin  des  écoliers,  c'est- 
à-dire  le  plus  long,  fut  adopté  à  l'unanimité. 

Le  César  établit  sa  croisière  sur  les  côtes  de  Portugal.  Le 
14  novembre  1707,  il  amarinait  la  Julienne  d'Amsterdam,  hol- 
landais de  80  tonneaux  chargé  de  marchandises  sèches,  con- 
duit à  Vigo.  Quelques  jours  après,  il  enlevait  la  Femme-de-Lon- 
DRES,  anglais  de  50  tonneaux,  à  la  cale  garnie  de  morues 
sèches,  et  lui  donnait  comme  compagnon  un  autre  anglais 
porteur  d'une  cargaison  semblable.  Le  mauvais  temps  le  con- 
traignit à  se  réfugier,  ainsi  que  ses  prises,  dans  la  rivière  de 
Pontevedra,  où  la  tourmente  lui  causa  diverses  avaries,   et  le 


438  LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES 

mit  un  instant  en  perdition,  de  sorte  qu'il  ne  put  reprendre  le 
large  que  le  20  février  1708. 

Ce  même  j^mij^vers  les  huit  heures  du  matin,  le  pingre 
anglais  la  Qj^'herinë-de-Londres^  de  100  tonneaux,  bourré  de 
from^lt,  apprenait  à  ses  dépens  qu'il  n'était  pas  toujours  agré- 
able ^5;  se  trouver  sur  la  route  du  César,  Le  lendemain,  un 
second  ^anglais  chargé  de  morues  sèches  faisait  la  même  expé- 
rience Le  maître  de  ce  navire  proposa  au  capitaine  Gazala  une 
rançd^Lde  4,000  piastres  (20,000*^),  que  celui-ci  accepta  en  re- 
tenant r^fils  du  maître  comme  otage. 

Daj^fi4és  premiers  jours  de  mars,  le  Derby,  de  Dublin,  son 
bVQrre,  son  bœuf,  ses  harengs  et  son  cuir  tanné,  devenaient 
propriété  du  César.  Le  29,  le  Saint-Paul,  hollandais  de  90  ton- 
neaux, chargé  de  sel  et  huile,  éprouvait  le  même  sort.  Le  31, 
pour  commencer  la  journée  le  Gherchel-Guelly,  de  Jersey,  de 
/  80  tonneaux  et  2  canons,  pesamment  chargé  de  blé,  amenait 
^  pavillon  ;  et  le  soir  la  Suzanne-de- Londres,  portant  une  belle 

cargaison  de  fer,  acier  et  merrains,  se  rangeait  sous  le  canon  du 
César.  Le  1^'  avril,  chemin  faisant,  un  petit  brigantin  anglais 
prenait,  avec  ses  caisses  de  beurre,  Jard,  viande  salée  et  chan- 
/  délie,    la  route  de  Pontevedra,  où  le  corsaire  touchait  ainsi 

que  toutes  ses  prises. 

Neuf  bâtiments  en  cinq  mois  dédommageaient  amplement 
nos  engagés  involontaires  de  la  fâcheuse  campagne  de  Gadix. 
Les  affaires  en  partie  terminées  et  remises  pour  le  reste  entre 
bonnes  mains,  le  corsaire  revint  explorer  les  côtes  de  Portugal. 
Le  16  mai,  il  se  trouvait  à  13  lieues  au  large,  par  le  travers 
de  Viane,  petit  port  de  France,  lorsque  sur  les  H  heures  du 
matin,  la  vigie  signala  deux  voiles  au  vent,  courant  sur  la  fré- 
gate, qui  les  attendit.  Mais  reconnaissant  bientôt  deux  navires 
de  guerre  anglais,  elle  prit  chasse  jusqu'à  la  nuit.  Alors  Tobs- 
curité  la  déroba  un  instant  à  la  vue  de  l'ennemi. 

Le  17,  au  point  du  jour,  non  seulement  les  deux  chasseurs 
suivaient  sur  la  bonne  piste,  mais  ils  avaient  beaucoup  gagné  ;  lun 


LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES  439 

d'eux  était  même  à  moins  de  deux  lieues  des  Nantais.  Le  César,  fin 
voilier,  se  couvrit  de  toile.  L'anglais,  un  vaisseau  de  60  canons, 
loin  de  perdre  sa  distance,  gagnait  peu  à  peu.  Gazala,  excellent 
marin,  se  surpassa.  Toutefois,  convaincu  de  Tinutilité  de  ses 
manœuvres,  il  assembla  le  conseil  et  se  décida  à  alléger  sa 
frégate.  Huit  canons  passent  par-dessus  le  bord,  l'anglais 
avance  toujours.  Onze  autres  disparaissent  dans  les  profondeurs 
de  la  mer,  la  poupe  du  César  fend  Tonde  écumante  qui  par 
moment  rejaillit  jusque  sur  le  pont;  l'anglais  approche  encore. 
Deux  mâts  de  hune,  les  ancres,  quatorze  avirons,  douze  barri- 
ques rompues  à  coup  de  pinces,  la  cuisine,  les  choses  les  plus 
lourdes  sont  jetées  à  Teau,  et  le  César,  ainsi  soulagé,  s  éloigne 
sensiblement  de  son  adversaire,  qui,  à  six  heures  du  soir,  lève 
la  chasse,  renonçant  à  l'atteindre. 

C'est  bien  là,  penseront  quelques  lecteurs,  le  fait  de  pirates 
et  de  voleurs,  sans  pitié  pour  l'inoffensif  marchand,  sans  cou- 
rage devant  h  plus  fort,  s'éclipsant  au  moindre  danger!... 

Le  métier  de  corsaire,  dit  Gabriel  de  la  Landelle  *,  «  ne  con- 
siste pas  à  livrer  des  combats  chevaleresques  pour  l'honneur 
du  pavillon.  Au  point  de  vue  général,  en  détruisant  la  marine 
marchande  de  l'ennemi,  les  bâtiments  de  course,  véritables  gué- 
rillas de  la  mer,  paralysent  souvent  ses  opérations  militaires, 
jettent  le  trouble  dans  ses  finances,  le  privent  de  marins  sus- 
ceptibles de  monter  ses  flottes  et  contribuent  ainsi  puissamment 
aux  succès  maritimes  de  leur  propre  nation.  Au  point  de  vue 
de  leur  intérêt  particulier,  les  corsaires  doivent  éviter,  autant 
quepossible,  tout  combat  quin'âuraitpointpour  résultat  quelque 
riche  capture.  Les  armateurs  qui  aventurent  leurs  capitaux  sur 
un  bâtiment  de  course,  se  soucient  médiocrement  d'une  gloire 
qui  ne  se  traduit  qu'en  un  compte  de  réparations  d'avaries.  Les 
instructions  données  aux  capitaines  leur  défendent  conséquem- 
ment  de  se  mesurer  avec  un  navire  de  guerre,  à  moins  qu'ils 
n'espèrent  en  retirer  des  avantages  lucratifs. 

1.  Quatrièmes  quarts  de  nuit;  Perrine  Cadoret,  p.  â07-208. 


440  LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES 

«  Et  voilà  pourquoi,  malgré  les  exploits  si  souvent  merveil- 
leux des  corsaires,  une  sorte  de  défaveur  philosophique  plane 
sur  eux,  tandis  que  le  vulgaire  ]es  confond  niaisement  avec  les 
pirates.  La  philosophie  plaide  contre  remploi  des  corsaires; 
qu'elle  plaide  contre  le  fléau  de  la  guerre,  rien  de  mieux; 
mais  du  moment  qu'il  y  a  guerre,  qui  veut  la  un  doit  accepter 
les  moyens. 

«  Réflexions  inutiles.  Les  noms  sans  tache  de  Jean-Bart, 
Duguay-Trouin  et  Surcouf,  valent  mieux  que  les  meilleurs  ar- 
guments. » 

VIE. 
1677-1718. 

Vie  n'est  guère  connu  que  par  les  quelques  lignes  que  lui 
consacre  Greslan,  dans  l'article  Nantes  du  Dictionnaire  des 
Gaules.  M.  P.  Levot,  Biographie  bretonne,  a  dû  le  recopier. 
Plus  heureux  que  ce  dernier,  nos  recherches  nous  permettent 
d'ajouter  certains  détails  inédits  au  travail  de  Greslan,  et  de 
présenter,  non  pas  une  étude  complète,  digne  du  sujet,  comme 
nous  l'eussions  désiré,  mais  une  notice  plus  développée  qui 
met  mieux  en  relief  la  valeur  et  le  souvenir  de  cet  intrépide 
Nantais,  trop  oublié  peut-être. 

Enfant  du  peuple,  de  même  que  la  plupart  de  ceux  dont  il 
est  question  dans  cet  ouvrage,  Vie  sut,  par  son  intelligence, 
sa  bravoure,  son  énergique  volonté,  percer  l'obscurité  de  sa 
modesle  origine,  et  conquérir  une  des  premières  places  dans 
l'histoire  des  braves  marins  dont  s'honore  sa  ville  natale. 

Vie  (Jean),  fils  aîné  de  Georges  Vie,  tailleur,  et  de  Roberte 
Sauzais,  sa  femme,  naquit  le  28  avril  1677,  et  non  vers  1672, 
comme  l'indique  Greslan,  ou  1692,  date  évidemment  fautive, 
donnée  par  Guimard,  puisque  c'est  celle  de  la  bataille  de  la 
Ha^ue,  à  laquelle  il  assista,  *,  âgé  alors  de  quinze  ans. 

1.  Voici  son  acte   de  baptême,  qui  ue  donne   pas  une  hante  idée  de  la 
rédaction  en  usage  à  Notre-Dame  de  Nantes.  Il  se  trouve  d'accord  avec 


LA  COURSE   KT   LES   CORSAIRES  441 

Suivant  son  biographe,  il  commença  dès  1688  à  naviguer 
en  qualité  de  volontaire,  ou,  disons  mieux,  de  mousse  sur  des 
navires  armés  en  guerre  et  marchandises.  En  1692,  par  con- 
séquent à  quinze  ans,  il  était  pilote  sur  le  vaisseau  du  roi  le 
Brave^  de  58  canons,  commandé  par  le  chevalier  de  Ghalais, 
et  assista  au  combat  de  la  Hague,  si  brillant  dans  cette  première 
journée  du  30  mai,  où  la  flotte  française,  de  45  vaisseaux,  lut- 
ta contre  97  anglais  et  hollandais,  et  37  frégates  ou  brûlots, 
et  si  désastreux  le  lendemain  par  la  défaite  de  la  Hougue,  qui 
fut  la  perte,  Tanéantissement  et  la  dispersion  de  cette  vaillante 
armée  *. 

La  paix  signée  en  1697  et  qui  dura  jusqu'en  1702  permit  à 
Yié  de  s'engager  au  service  de  la  Compagnie  des  Indes  et  de 
faire,  en  Perse,  à  la  côte  de  Goromandel,  en  Chine,  aux  Iles 
Philippines  et  dans  la  mer  du  Sud,  des  voyages  fructueux  pour 
son  instruction  et  le  développement  de  ses  qualités  d*excellent 
marin.  Aussitôt  la  reprise  des  hostilités,  il  s'embarqua  comme 
second  sur  le  corsaire  de  Nantes  le  Saint-Esprit,  qu'il  quitta 


les  états  de  service  enregistrés  à  Saint-Malo>  où  Vie  est  porté  comme  Agé  de 

27  ans  en  1705,  et  nous  fournit  le  moyen  de  lui  restituer  son  prénom  jus- 
qu'ici ignoré  :  u  Le  vingt  huitiesme  d'avril,  mil  six  cent  soixante  et  dix 
sept,  a  esté  baptisé  par  moi  soubsigné,  Jean  fils  de  Georges  Biiié  {sic)  et 
de  Roberde  Sauzais  sa  femme.  A  esté  parrain  escuier  Jean  Le  Moine,  sieur 
des  Ormeaux, 'et  marraine  damoiselle  Olive  Jouin.  Signé  Jean  Le  Moine  ; 
Olive  Jouin;  F.  Le  Vasseur  sacriste.  »  Arch.  municip.,  série  GG.,  registre 
de  N.-D. 

Si^  par  suitejde  l'orthographe  défectueuse  du  nom  de  famille,  il  pouvait 
s'élever  un  doiite,  il  disparaîtrait  devant  la  signature  de  «  Georges  Vie  »> 
apposée  au  bas  de  l'acte  de  baptême  de  «  Joseph  fils  Georges  Biguié  »  le 

28  juin  1678  et  «  Julienne  fille  George  Vinie  »  le  14  octobre  1679.  Mais 
en  marge  le  nom  Vie  est  bien  écrit,  de  même  que  dans  les  actes  suivants. 
En  1685,  Georges  Vie  était  établi  rue  des  Carmes,  paroisse  de  Saint-Saturnin, 
comme  «  maistre  tailleur  d'habits  »,  et  avait  à  cette  époque  au  moins  dix 
enfants. 

1.  Le  grade  de  pilote  était  alors  fort  important.  Très  souvent  les  bâti- 
ments de  commerce,  même  d'assez  fort  tonnage,  expédiés  au  long  cours, 
n'avaient  que  deux  officiers,  le  capitaine  et  le  pilote. 

TOME  LX  {JL  DE  LA  6»  SÉRIE).  29 


442  LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES 

j^ur  le  Royal-Jacques  et  le  Comte  de  Revel,  de  Saint-Malo, 
1703.  Mais  assez  promptement  considéré  comme  un  brave, 
parmi  ces  braves  Malouins,  il  obtient  un  commandement. 

En  1704^  avec  un  seul  navire,  monté  par  cinquante  hommes 
d'équipage^  et  armé  de  8  pièces  de  canon,  il  enleva  la  frégate 
anglaise  le  Loup,  de  14  canons  et  75  hommes,  servant  d'escorte 
à  un  convoi  de  bâtiments  marchands,  Tun  desquels  tomba  en 
outre  en  son  pouvoir.  Il  prit  une  frégate  et  une  flûte  anglaise 
de  16  canons  montées  par  cent  hommes  chacune.  A  la  suite 
de  deux  courses,  signalées^  la  première  par  quatorze  prises, 
la  seconde  par  vingt,  il  convoya  seul,  jusque  dans  la  rivière 
de  Nantes,  une  flotte  marchande  qu'il  préserva  des  atteintes 
des  corsaires  de  Jersey  et  Guernesey.  Enfin  montant  un  bâti- 
ment de  26  canons,  il  se  rendit  maître  de  celui  sur  lequel 
avait  pris  passage  lord  Hamilton,  gouverneur  des  Iles  Anglaises 
du  vent  et  sous  le  vent,  qu^escortaient  deux  navires,  Tun  de  24, 
l'autre  de  18  canons. 

Un  rapport  très  succinct,  du  3  août  1704,  nous  révèle  le  nom 
du  navire  que  Vie  illustra  par  ses  brillants  exploits.  «  Le 
sieur  Viel,  (sic)  commandant  la  frégate  le  Beaulieu,  a  rançon- 
né, le  15  juin,  le  Thomas-et-Suzanne  de  Yarmouth  pour  25 
livres  sterlings  »  *. 

De  plus  l'extrait  du  rôle  d'équipage  du  Beaulieu,  que  nous 
devons  à  l'obligeance  de  M.  le  Commissaire  de  Tlnscription 
maritime  de  Saint-Malo,  complète  en  ces  termes  le  signalement 
de  ce  corsaire  ;  «  1705.  Jean  Vie,  de  Nantes,  âgé  de  27  ans, 
capitaine  en  pied  de  la  corvette  le  Beaulieu,  de  cinquante  ton- 
neaux, 8  canons  et  six  pierrîers,  à  M.  Louis  Maugeis  et  con- 
sors,  armé  pour  la  course  à  Saint-Malo  le  28  mars  1705.  Après 
combat,  il  a  pris  le  Buyam  de  Londres,  amené  le  22  août  à 
Saint-Malo  et  vendu  27,331^  12  sols  »  *. 

1.  Archives  Nationales,  Registre  des  prises,  G.  497,  1704,  2«  demi  an- 
née. 

2.  Archives  de  la  marine  du  quartier  de  Saint-Malo.  C'est  cet  extrait  qui 


LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES  443 

Le  4  juin,  la  Marie  de  Claveley  rachetait  sa  liberté.  Le  30 
du  même  mois,  en  compagnie  de  la  frégate  LandivUiau,  le 
Beaulieu  rançonnait  la  Fortune  des  Barbades  et  TAmitié  de 
Gorck,  pour  60  livres  et  310  livres  sterlings  *. 

A  la  fin  de  cette  année  1705,  le  brave  capitaine  prend  le 
commandement  du  corsaire  de  Saint-Malo,  le  Cheval-Marin, 
Le  25  février  1706,  il  envoie  à  Brest  rHoMME-DE-RoTTERDAM, 
hollandais,  bourré  de  beurre,  suif  et  autres  marchandises.. 
Le  16  mars,  il  oblige  le  Daniel-Elisabeth,  anglais,à  lui  compter 
1,800  livres,  monnaie  de  France. 

Le  21  juin,  il  reprend  sur  un  corsaire  de  Guernesey  la  fré- 
gate la  Marie  de  Riberou,  qu'il  expédie  à  Morlaix  ;  et  la  môme 
semaine  lé  «  flessinguois  le  Renard  de  Middlebourg,  chargé 
de  planches,  chanvres,  cordages  et  autres  marchandises^  » 
prend  le  chemin  de  Brest  ^. 

L'intrépide  Nantais  passe  successivement  sur  le  Cygne  et  le 
DamaS'Tkianges,  avec  lesquels  il  dut  certainement  infliger  de 
rudes  pertes  au  commerce  britannique.  C'est  pendant  une  de 
ces  croisières  qu'il  s'empara  de  plusieurs  galères  qui  firent 
tomber  entre  ses  mains  des  officiers  de  distinction  attachés  à 
l'Archiduc  d'Autriche,  et  se  rendant  en  Espagne. 

En  1709  et  i  710,  Vie  revint  à  son  port  natal.  Avec  le  Lusan- 
çay  de  Nantes,  il  accomplit  trois  campagnes  très  glorieuses 
qui  coûtèrent  à  l'ennemi  quarante-cinq  navires.  Le  30  mai  1710, 
à  hauteur  des  Glénans,  il  reprit  la  Marie  de  Nantes,  chargée 
de  fer,  lattes  et  charbon  de  bois,  capturée  cinq  jours  avant 
par  les  Hollandais,  et  l'envoya  à  Paimbœuf  •. 

nous  a   procuré  la  bonne  fortune  de  retrouver  l'acte  de  Dcûssance  de  Vie, 
ea  faisant  connaître  son  nom  de  baptême. 

1.  Arcb.  nationales,  registre  des  prises,  G.  498,  1"  année. 

2.  Arch.  nationales,  registres  des  prises,  G.  501,  et  5Q2. 

3.  Arch.  nationales,  registres  des  prises,  G.  507,  508,  510,  513^  514. 

Le  Lusançay,  de  200  tonneaux,  22  canops  et  233  hommes  d'équipage, 
déjà  armé  en  course  en  1706,  appartenait  au  Sieur  Claude  Thiercelin. 
Les  registres  contenant  les  rôles  d'armements  de  1707  à  1712,  manquent 
aux  archives  de  l'Inscription  maritime  de  Nantes» 


444  LA   COURSE   ET   LES   CORSAIRES 

Choisi  cette  môme  année  1710,  par  le  ministre  de  la  marine 
pour  commander  la  frégate  Vlllustre,  il  reçut  la  mission  de 
purger  les  côtes  de  Bretagne  des  corsaires  de  Jersey  et  Guer- 
nesey  qui  les  désolaient,  et  s'acquitta  supérieurement  de  cette 
tâche  difficile,  à  la  grande  satisfaction  des  pécheurs  et  des  ca- 
boteurs qui  n'osaient  quitter  leur  mouillage. 

En  171 1 ,  le  Lusançay  envoie  à  Tlle  de  Batz  le  Charles-Elisabeth 
.de  Bristol,  et  le  Jean-Jacques  de  Coork  ;  le  11  janvier  1712, 
TAventurier  de  Lisbonne  est  expédié  à  Roscoffet  périt  en 
arrivant  au  port  ;  le  7  février  il  envoie  à  Brest,  après  combat, 
e  Greenborough,  dont  la  cale  était  bondée  devins  d'Espagne; 
le  18  du  même  mois,  le  Dragon  de  Jersey  prenait,  malgré  lui, 
la  route  du  même  port,  où  sa  cargaison  destinée  aux  Anglais 
était  vendue  aux  négociants  bretons*. 

Dans  les  nombreux  combats  qu'il  livra,  toujours  avec  des 
forces  inférieures  à  celles  de  l'ennemi,  il  ne  fut  pris  qu'une 
fois  sur  le  Damas-Thianges,  par  deux  corsaires  de  Plessingue, 
l'nn  de  36  et  l'autre  de  28  canons  ;  et  bien  que  le  Damas- 
Thianges  ne  portât  que  26  pièces,  il  ne  se  rendit  qu'après  une 
lutte  acharnée  et  sanglante  qui  dura  cinq  heures. 

Sa  réputation  de  capacité  et  de  bravoure  le  fit  appeler  à 
Gênes,  puis  entrer  au  service  de  la  République  de  Venise.  Il 
fut  emporté,  —  disent  les  dernières  lignes  de  sa  biographie, 
—  par  un  boulet  de  canon,  à  bord  de  VAmiral-de- Venise  y  dans 
un  combat  contre  les  Turcs^  pendant  la  guerre  que  termina 
la  paix  de  Passarowitz. 

Cette  fin  semble  laisser  à  désirer  et  nous  allons  essayer  de 
suppléer  un  peu  à  son  laconisme. 

La  paix  de  Passarowitz,  la  plus  glorieuse  et  la  plus  avan- 
tageuse, sans  contredit,  que  TAutriçhe  ait  jamais  conclue 
avec  Tempire  ottoman,  déterminée  surtout  par  la  fameuse 
victoire  remportée  par  le  prince  Eugène  de  Savoie,   sous  les 

i.  Arch.  nationales,  registres  des  prises,  G.  513  et  514. 


LA   COURSE   ET  LES   CORSAIRES  445 

murs  de  Belgrade,  le  16  août  1717,  fut  signée  le  21  juillet  1718. 
Complètement  vaincus  sur  terre,  les  Turcs  Tavaient  déjà  été 
sur  mer  dans  trois  combats  successifs,  livrés  en  vue  des  Dar- 
danelles, à  la  hauteur  de  Lemnos  et  de  Ténédos,  les  12,  13 
et  16  juin  1717,  par  la  flotte  vénitienne  à  la  flotte  du  capitan- 
pacha  Ibrahim. 

L'engagement  du  16  surtout  fut  terrible.  Il  coûta  la  vie  au 
chef  de  Tarmée  navale  vénitienne,  et  tout  porte  à  croire  que 
c'est  le  même  jour,  peut-être  au  même  instant,  que  tomba 
notre  valeureux  compatriote  qui  commandait  le  vaisseau  ami- 
ral, et  non  pas  le  vaisseau  nommé  YAmi7'al-de-Venise, 

Une  lettre,  imprimée  dans  une  publication  périodique  du 
temps,  fournit  des  renseignements  qui,  à  défaut  de  détails 
plus  précis,  trouvent  ici  leur  place  : 

Malgré  l'infériorité  de  ses  forces,  M^Flangini  aborda  l'en- 
nemi «  avec  tant  de  valeur  et  de  conduite  qu'il  remporta  une 
«  très  grande  victoire  sur  les  Turcs,  auxquels  on  a  coulé  trois 
«  sultaïies  de  second  rang,  une  brûlée,  ainsi  qu'un  brûlot, 
«  neuf  démâtées  et  mises  hors  d'état  de  servir  cette  campagne. 
«  Ces  avantages  auraient  été  poussés  plus  loin,  sans  le  fatal 
«  accident  de  la  blessure  mortelle  de  M.  Flangini  dont  la 
c<  perte  cause  un  regret  universel.  Nous  avons,  outre  cela 
«  perdu  1,400  hommes,  tant  officiers  que  soldats  et  matelots. 
«  La  perte  des  ennemis  doit  ^tre  beaucoup  plus  considérable, 
«  car  dans  les  trois  actions,  on  a  vu  ruisseler  le  sang  des 
«  Turcs  par  les  ouvertures  de  leurs  sultanes  *.  » 

La  République  de  Venise  eût  pu  se  montrer  reconnaissante 
envers  le  Nantais  qui  sacrifia  son  sang  et  sa  vie  pour  elle.  Le 
grade  qu'il  occupait  nous  avait  fait  penser  que  la  ville  des 
Dgges,  dans  sa  bibliothèque  ou  ses  archives,  lui  aurait  au  moins 
consacré  une  page,  une  ligne,  un  mot.  Vie  est  complètement 
inconnu  là-bas,  ainsi  que  l'atteste  une  lettre  de  M.  le  chevalier, 

1.  Mercure  J.istonque  et  politique,  août  1717,  pp.  142,  143,  144. 


446  lA  COURSE  ET  LES  OORSAOUBS 

Nigra,  ambassadeur  d'Italie,  à  robligeance  duquel  nous  avons 
eu  recours  en  1874,  et  qui  nous  a  répondu  que  les  recherches 
sérieuses,  entreprises  sur  sa  demande,  n'ont  abouti  à  aucun 
résultat  1... 

A  la  ville  de  Nantes.donc  de  se  souvenir  de  son  enfant,  glorieu- 
sement tombé,  en  défendant  l'Europe  contre  l'invasion  musul- 
mane. Elle  aies  quais  Gassard  et  Moncousu,  les  rues  de  la  Galis- 
sonnière  et  Surcouf.  Yié  attend  depuis  de  longues  années  un 
pareil  hommage.  En  adressant  ce  vœu  aux  membres  du  Con- 
seil municipal,  qu'il  nous  soit  permis  d'employer  la  vieille 
formule  terminant  jadis  les  requêtes  présentées  aux  hautes 
Cours  :  Ce  faisant  y  Messieurs^  ferez  justice. 


1744-1747. 


a  Les  combats  de  l'année  1747  avaient  anéanti  la  marine  de 
l'État  ;  mais  de  simples  particuliers,  des  armateurs  s'étaient 
immortalisés  par  des  efforts  plus  puissants  que  ceux  du  gou- 
vernement, et  les  prises  nombreuses  qu'ils  avaient  amenées 
dans  les  ports  étaient  une  compensation  aux  pertes  éprouvées 
par  la  marine  royale.  Le  traité  d'Aix-la-Chapelle  mit  fin  à 
cette  guerre  de  corsaires  qui  avait  été  si  dommageable  au 
commerce  anglais.  » 

Ainsi  s'exprime  M.  Troude  *  ;  et  nous  pouvons  ajouter  que 
le  poit  de  Nantes  eut  une  assez  belle  part  dans  ces  armements 
en  course,  si  justement  appréciés  par  un  officier  distingué  et 
compétent. 

Le  nombre  des  navires  de  commerce  anglais,  enlevés  par 
les  Français  et  les  Espagnols,  s'élève,  d'après  le  relevé  d'Ha- 
mécourt,  au  chiffre  de  sept  cent  soixante-cinq  pour  la  seule 

*.  Batailles  navales  de  la  France;  T.  1,  p.  320. 


lA  COURSE  £T  LES  GORSAIBES  447 

année  1745,  ce  qui  exaspéra  la  cité  de  Londres  et  les  villes 
commerçantes  du  Royaume-Uni  *. 

Indépendamment  du  Mars  et  de  la  Bellonef  qui  ont  droit  à 
des  mentions  spéciales,  pour  les  magnifiques  campagnes acçom^ 
plies  sous  les  Thiercelin,  les  Rouillé,  les  Lory,  nous  avons  pu 
retrouver  les  noms  de  quelques-uns  de  nos  corsaires. 

VHermine,  capitaine  Fouquet,  de  Saint-Malo,  enlevait  en 
1745,  avec  l'assistance  du  corsaire  le  Cerf,  de  ce  dernier  port, 
la  Plantation  d'Antigue,  gros  navire  bondé  de  sucre,  coton, 
tafia,  bois  de  gayac,  bois  de  teinture  et  autres  marchandises. 
Au  mois  de  novembre,  même  année,  cette  frégate  de  200 
tonneaux,  18  canons,  10  pierriers,  198  hommes,  armateur 
Leray  de  la  Glartais,  capitaine  Joseph-Isaac  Faugas,  reprenait 
la  mer.  Elle  envoyait  au  Port-Louis  le  Lion,  de  300  t.,  ran- 
çonnait, pour  1990  livres  steriings,  le  Charles,  et  amarinait  deux 
autres  anglais  ^. 

Faugas  repartait  le  28  janvier  1746,  sur  le  Schoram,  de 
300  tonneaux,  22  canons,  274  hommes,  armateur  Patrice 
Walsh.  Il  était  pris  le  9  novembre  suivant,  non  sans  avoir  bu- 
tiné un  certain  nombre  de  bâtiments,  parmi  lesquels  se  trou- 
vait le  Roi-de-Sardaigne,  introduit  à  Brest. 

La  petite  frégate  la  Valeur^  sous  Hiron,  de  Frossay,  ne  se . 
montrait  point  indigne  de  son  nom. 

Le  garde-côte  le  Soleil,  de  200  tonneaux,  armé  par  les  juge.s- 
cpnsuls  et  négociants,  placé  sous  les  ordres  de  Claude  Durbé, 
aux  appointements  de  400  livres  par  mois,  remplissait  coura- 
geusement sa  mission  de  défenseur  des  rivages  voisins  de 
Tembouchure  de  la  Loire,  et  de  protecteur  du  petit  cabotage 
et  de  la  pêche.  Dans  les  guerres  de  Sept  ans  et  de  Tlndépen- 
dance,  les  populations  riveraines  et  le  gouvernement  lui  même 
invitèrent  vainement  le  commerce  de  Nantes  à  renouveler 
cette  louable  et  heureuse  entreprise. 

1.  Histoire  maritime  de  France,  par  Léon  Guérin,  T.  IV,  p.  267. 

2.  Parchemin,  Chambre  de  Commerce. 


44d  LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES 

u  Louis  Jean-Marie  de  Bourbon,  duc  de  Penthièvre,  de  Cha- 
teauvillain  et  de  Rambouillet,  gouverneur  et  lieutenant  général 
pour  le  Roy,  en  sa  province  de  Bretagne,  Amiral  de  France, 
à  tous  ceux  qui  ces  présentes  lettres  verront,  salut.  Le  Roy 
ayant  déclaré  la  guerre  à  TAngleterre  pour  les  raisons  contenues 
dans  la  déclaration  que  Sa  Majesté  a  fait  publier  dans  toute 
rétendue  de  son  Royaume,  pays,  terres  et  seigneuries  de  son 
obéissance,  et  Sa  Majesté  nous  ayant   commandé   de  tenir  la 
main  à  l'observation  de  ladite  déclaration,  en  ce  qui   dépend 
du  pouvoir  et  autorité  qu'il  a  plû  à  sa  Majesté  attribuer  à  notre 
dite  charge  d'Amiral,  avons  donné  congé,  pouvoir,  et  permis- 
sion à  Claude  Diirbé  de  faire  armer  et  équiper  en  guerre  un 
navire,  nommé  \q  Soleil  de  Nantes^  du  port  de  cent  quatre  vingt 
dix  tonneaux  ou   environ,  qui  est  à  présent  au  port  de  Paim- 
bœuff  arrondissement  de  Nantes,  avec  tel  nombre  d'hommes, 
canons,  boulets,  poudres,   plombs,  et  autres   munitions  de 
guerre  et  vivres  qui  y  sont  nécessaires  pour  le  mettre  en  mer 
en  estât  de  naviguer  et  courre  sus  aux  pirates,  fourbans  et  gens 
sans  aveu,  mesme   aux  sujets  du  roy  d'Angleterre  et  autres 
ennemis  de  l'État,  en  quelques  lieux  qu'il  les  pourra  rencon- 
trer, soit  aux  costes  de  leurs  pays,  dans  leurs  ports,    ou  sur 
leurs  rivières,  mesme  sur  terre  aux  endroits   ou  ledit  Claude 
Durbé  jugevù,  à  propos  de  faire  des  descentes  pour  nuire  aux- 
dits  ennemis,  et  y  exercer  toutes  les  voyes  et  actes  permis  et 
usités  par  les  loix  de  la  guerre,  les  prendre  et  amener  prison- 
niers avec  leurs  navires,  armes  et  autres  choses  dont  ils  seront 
saisis  ;  à  la  charge  par  ledit  Claude  Durbé  de  garder  et  faire 
garder  par  ceux  de  son  équipage  les  ordonnances  de  la  marine, 
porter  pendant  son  voyage  le  pavillon  et  enseigne  des    armes 
du  Roy  et  les  nostres;  faire  enregistrer  le  présent   congé   au 
greffe  de   l'Amirauté  le  plus  proche  du  lieu  où  il   fera  son 
armement  ;  y  mettre  un  rôle  signé  et  certifié  de  lui,  contenant 
les  noms  et  surnoms,  la  naissance  et  demeure  des  hommes  de 
son   équipage  ;   faire  son  retour  audit  lieu,    ou   autre   port 


LA  COURSE  ET  LES  CORSAIRES  440 

de  France  ;  y  faire  son  rapport  par  devant  les  officiers  de 
l'Amirauté,  et  non  d'autres,  dé  ce  qui  se  sera  passé  durant 
son  voyage,  nous  en  donner  avis,  et  envoyer  au  secrétaire  gé- 
néral de  la  marine  sondit  rapport  avec  les  pièces  justificatives 
d'icelui,  pour  être  sur  le  tout  par  nous  ordonné  ce  que  de  rai- 
son. Prions  et  requérons  tous  Rois,  Princes,  Potentats,  Sei- 
gneuries, Estais,  Républiques,  amis  et  alliés  de  cette  couronne, 
et  tous  autres  qu'il  appartiendra,  de  donner  audit  Claude  Durbé 
toute  faveur,  aide,  assistance  et  retraite  en  leurs  ports,  avec 
sondit  vaisseau,  équipage,  et  tout  ce  qu'il  aura  pu  conquérir  pen- 
dant son  voyage,  sans  lui  donner,  ni  souffrir  qu'il  lui  soit  fait 
ou  donné  aucun  trouble  ni  empeschement,  offrant  de  faire  le 
semblable  lorsque  nous  en  serons  par  eux  requis.  Mandons  et 
ordonnons  à  tous  officiers  de'marine,  et  autres  qu'il  appartien- 
dra, de  le  laisser  sûrement  et  librement  passer  avec  sondit 
vaisseau,  armes  et  équipages,  et  les  prises  qu'il  aura  pu  faire, 
sans  aucun  empeschement  ;  mais  au  contraire  lui  donner  tout 
le  secours  et  assistance  dont  il  aura  besoin,  ces  présentes  non  va- 
lables après  un  an  dujourde  ladatede  l'enregistrement  d'icelles. 
En  témoin  de  quoy  nous  les  avons  signées  et  icelles  fait  scel- 
ler du  sceau  de  nos  armes,  et  contre  signer  par  le  secrétaire 
général  de  la  marine. 

c<  A  Versailles,  le  cinquième  iouT  du  mois  de  juin,  mil  sept 
cent  quarante-quatre. 

«  L.-J.-M.  DE  Bourbon. 

«  Par  son  Altesse  Sérénissime  :  Re 

«  Délivré  par  nous,  receveur  général  des  droits  de  Son  Al- 
tesse Sérénissime,  Monseigneur  l'Amiral,  reçu  soixante-six 
livres.  Signé  illisiblement. 

Au  dos  est  écrit  :  «  Soit  enregistré  à  Nantes,  le  5  juin  1744. 
Signé  :  Roger.  » 

«  La  présente  commission  a  esté  enregistrée  au  greffe  de 
l'Amirauté  de  Nantes,  le  treize  du  mois  de  jum  1744,  de  l'or- 


480  Là  COnilSB  ET  USS  GraSAIRBS 

donnaoeede  monsieiirle  lieutenant-général  dodit  siège,  rendue 
da  eonsentement  du  procureur  du  Roy,  pour  le  cu^ûtaine  y 
dénommé  jouir  de  Teflët  et  du  contenu  en  icelle,  ayant  à  cette 
fin  donné  cauption  suivant  l'ordonnance. 

m  Reçu  pour  tous  droits  d'enregistrement  et  de  cauptionne- 
ment,  quatorze  livres  13  sols,  et  3  sols  pour  dépôt  du  rôle. 
Lekorxand,  greffier. 

«  Rapporté  au  grefle  de  l'Amirauté  de  Nantes,  en  déclaration 
de  relâche,  le  14  août  1744,  pour  cause  de  mauvais  temps  et 
voye  d'eau  a  payé  4  1.  4  s.  5  d. 

Signé:  LeKOiaiAXD.  » 

S.  DE  LA  NiCOLUÈRB-TeIJEOIO. 


POËSIE 


LE  NOM  DE  LA  «  BONNE  DUCHESSE  » 


A  M.  Alfred  Gavâvanniez. 

Je  Tai  trouvé  partout  et  rayonnant  sans  cesse, 
Même  sur  la  ruine  où  s'engouffre  le  vent. 
^  Le  nom  pur  et  béni  de  la  «  bonne  Duchesse  » 
En  Bretagne  est  toujours  vivant. 

Le  gardeur  de  troupeaux,  la  vieille  paysanne, 
Montrant  à  Tétranger  un  reste  de  manoir, 
Disent  naïvement  :  c  Château  de  la  reine  Anne,  > 
D'instinct  et  sans  en  rien  savoir. 

Elle  plane  au-dessus  du  sombre  moyen  âge. 
Avec  un  charme  exquis  de  grâce  et  de  bonté. 
C'est  la  a  bonne  Duchesse  !  i»  Et  ce  louchant  hommage, 
Quatre  siècles  l'ont  répété. 

En  sa  fleur  de  jeunesse  âme  forte  et  sereine, 
Au  plus  grand,  au  plus  digne  ayant  donné  sa  foi, 
Le  jour  qu'elle  régna  la  fit  doublement  reine 
Et  de  la  France  et  de  son  Roi. 

Pour  sa  chère  Armorique  à  lutter  toujours  prête, 
Elle  était  le  secours  et  l'espoir  assuré. 
Il  ne  refusait  rien  à  sa  «  petite  Brette,  > 
L'époux  royal  énamouré. 


452  LE  NOM  DE  LA  «  BONNE  DDGHESSK  » 

Unissanl  les  vertus  d'une  sainle  et  d*un  sage, 
Du  droit  de  ses  Bretons  son  cœur  restait  jaloux. 
Humble  devant  son  Dieu,  de  son  pays  sauvage 
Elle  était  fiëre  devant  tous. 

La  tombe  Teadormit  avec  un  front  sans  rides, 
Encor  jeune,  encor  belle,  alors  qu'elle  laissait 
Tous  les  cœurs  attristés  et  tous  les  yeux  humides, 
Et  que  sa  moisson  commençait. 

La  légende  et  Thisloire  aiment  à  parler  d'ello. 
Le  peuple,  déJaigneux  de  gloire  et  de  hauts  faits, 
Dans  sa  grande  mémoire  a  retenu,  fidèle. 
Le  souvenir  de  ses  bienfaits. 

• 

Le  Lélhé  de  Toubli,  flot  à  l'œuvre  sans  cesse. 
Ne  l'a  pas  entraînée  en  son  gouifre  mouvant  ; 
Le  nom  pur  et  béni  de  la  «  bonne  Duchesse  » 
En  Bretagne  est  toujours  vivant. 


Sophie  Hhf:. 


AUX   MISSIONNAIRES 


Vous  passerez  sans  joie  et  sans  gloire  ici-bas, 
Pour  un  dogme  taxé  d'absurdes  rêveries. 
Le  monde  poursuivra  de  triples  railleries 
Vos  haillons,  vos  genoux  ployés,  vos  célibats. 

Vous  aurez  faim  et  soif.  —  Sur  d*humides  grabats, 
Un  lourd  sommeil  clora  vos  paupières  meurtries  ; 
Sans  amis,  sans  parents,  sans  foyers,  sans  patries. 
Personne  ne  verra  vos  pleurs,  ni  vos  combats. 

En  vos  membres  qu'on  broie,  en  vos  chairs  qu'on  écorche, 
Vous  sentirez,  tordus  sous  la  pince  ou  la  torche, 
L'angoisse  de  souffrir  et  de  mourir  tout  seuls  ; 

Et  quand  l'âme  aura  fui  le  corps  las  de  tortures, 
Sur  la  neige  ou  le  sable,  héroïques  linceuls, 
Les  fauves  rongeront  vos  os  sans  sépultures. 

Louis  le  Lasseur  de  Ranzay. 


VANDALISME  MUNICIPAL 

ET 

ANTI- VANDALISME 


Uo  illustre  écrivaû),  voila  plus  d'un  demi -siècle,  di^aii  : 

c  II  n'y  a  que  la  France  où  le  yandalistne  règne  seul  et  saus  frein. 
On  tremble  b  la  seule  pensée  de  ce  que  chaque  jour  il  mine,  balaie  ou 
défigure.  Le  vieux  sol  de  la  patrie,  surchargé  comme  il  l'était  des  créa- 
tions merveilleuses  de  l'imagiuation  et  de  la  foi,  devient  chaque  jour  plus 
ou,  plus  uniforme,  plus  pelé.  On  n'épargne  rien;  la  hache  dévastatrice 
atteint  également  les  forêts  et  les  églises,  les  hôtels-de- ville  et  les  châ- 
teaux \  on  dirait  une  terre  conquise,  d'où  les  envahisseurs  barbares 
veulent  effacée  jusqu'aux  dernières  traces  des  générations  qui  l'ont  ha- 
bitée. On  durait  qu'ils  veulent  se  persuader  que  le  monde  est  né  d'hier  et 
qu'il  doit  finir  demain,  tant  ils  ont  hâte  d'anéantir  tout  ce  qui  semble  dé- 
passer une  vie  d'homme  *  t  » 

Depuis  le  jour  où  ces  éloquentes  protestations  étaient  jetées  devant 
l'opinion  et  la  conscience  de  la  France,  plus  de  cinquante  ans  ont  passé, 
le  fléau  qu'elles  dénonçaient  a  été  de  temps  à  autre  enrayé,  jamais  arrêté, 
jamais  vaincu.  Quand  certaines  idées,  plus  ou  moins  pareilles  à  celles  qui 
régnent  aujourd'hui,  viennent  à  prévaloir  dans  le  gouvernement  de  la 
chose  publique,  il  y  a  un  redoublement  du  fléau,  c'est  une  sorte  de 
folie  contagieuse,  aux  atteintes  de  laquelle  peu  de  gens  ont  la  force  de 
résister. 

Affligeons-oous  donc,  mais  ne  nous  étonnons  point  de  %oir  depuis  quel- 
ques années  cette  tempête  sévir  sur  la  Bretagne^  étonnons-nous  moins 
^ncore  de  voir,  dans  cette  campagne  auti-patrioiique,  les  municipalités 
patriotes,  du  moins,  plusieurs  d'entre  elles,  jouer  un  rôle  très  éiuioenl. 

Deux  villes,  deux  nobles  villes  de  Bretagne,  Dinan  et  Vannes,  se  sont 
vues  depuis  quelques  années  dépouillées,  par  leurs  soi-disant  repré- 
sentants, c'est-â-dire,  par  leurs  municipalités,  de  monuments  précieux, 
importants  et  pittoresques,  liés  aux  plus  glorieux  souvenirs  de  leur  his- 
toire :  à  Dinan,  c'est  la  belle  porte  de  firest^  aux  deux  grosses  tours 

1 .  MoDlalembert»  Dvk  vandQ,im\6  et  du  catholicisme  dans  fart,  1"  édit.,  p.  7. 


VÀNOAUSME  MUNICIPAL  ET  AlfTI-VAMIlAUSlfE  455 

m 

noassives  et  formidables,  chef-d'œuvre  de  Tart  militaire  du  XV«  siècle; 
à  Yanoes,  la  porte  Saiot-Paterne  ou  Porte-Prisoo,  plus  ancienne  et  plus 
élégante  encore,  pleine  de  la  force  et  de  la  grâce  que  le  XlVe  siècle  sa- 
vait mettre  dans  toutes  ses  créations. 

L'attentat  du  vandalisme  dinanais  a  été  dénoncé,  dûment  flagellé  en 
septembre  dernier  au  Congrès  breton  de  Pontivi.  Et  à  ce  moment  même, 
à  quelques  lieues  de  là,  dans  le  même  département,  la  municipalité  ^an- 
netaise  machinait  le  sien. 

Gi'tte  municipalité,  qui  a  bâti  à  Vannes  le  plus  prétentieux  mais  aussi 
le  plus  ridicule  des  hôtels-de-ville,  prétendait  n'avoir  plus  le  sou  pour 
sauver  cette  vieille  et  précieuse  relique  de  la  Porte-Prison.  Mais  si  elle 
avait  voulu,  dés  qa*ello  y  fut  conviée  par  le  ministre^  (vers  la  Un  d*août 
dernier),  si  elle  avait  voulu,  avec  Taide  de  la  Société  Polymatbique  de 
Vannes  qui  lui  offrait  son  concours,  ouvrir  une  souscription,  malgré  cette 
prétendue  débine  municipale,  elle  eût  facilement  trouvé  de  quoi  sauver 
ce  noble  monument. 

Mais  sauver  un  monument  construit  par  un  duc  de  Bretagne,  où  Som- 
breuil  a  été  prisonnier  —  y  songez-vous  !  La  municipalité  vannetaise  est 
bien  trop  patriote  pour  cela^ 

Malgré  les  appels  redoublés  de  la  Société  Polymatbique,  les  cris  de 
l'opinion  publique,  M.  le  Maire  de  Vannes  a  fait  le  mort,  jusqu'à  Tinstant 
où  il  a  été  trop  tard  pour  réussir  ;  alors  au  dernier  moment,  on  a  fait 
mine,  pendant  une  minute,  de  vouloir  peut-être  faire  quelque  chose  — 
oh  I  pas  beaucoup  !  —  Puis  on  a  dit  que  le  moment  était  passé,  qu'il  n'y 
avait  plus  rien  à  faire  —  et  le  tour  a  été  joué. 

De  passage  à  Vannes  au  moment  de  cette  répugnante  comédie,  je  n'ai 
pu  résister  à  la  tentation  de  dire  ce  que  j*en  pensais  à  l'un  de  nos 
excellents  collaborateurs  de  la  Revue  de  Bretagne,  M.  Albert  Macé,  ré- 
dacteur du  PetU  Breton  qui  se  publie  à  Vannes,  et  je  lui  ai  adressé  la 
lettre  suivante  : 

A  Monsieur  le  rédacteur  du  Petit  Breton* 
Monsieur  le  Rédacteur, 

Avec  tous  les  hommes  de  goût  et  de  cœur,  avec  tous  les  Bretons, 
qui  gardent  encore  dans  Tâme  une  lueur  de  sentiment  national, 
artistique^  patriotique,  je  tiens  à  honneur  de  protester  contre 
Tacte  d*udieux  vandalisme  et  de  barbarie  stupide  qui  est  en  train 
de  s'accomplir  à  Vannes,  —  la  destruction  de  la  Porte-Prison, 

Ces  deux  tours  à  la  silhouette  héroïque,  avec  la  bel  appareil  de 


456  VANDALISME  MUMiaPAL  C.T  AKTl-VANDALI^IE  * 

leurs  murailles,  la  sombre  arcade  ogivale  qui  les  sépare^  le  fier 
diadème  de  mâchicoulis  qui  les  couronne,  —  M.  le  minisire  de 
rinstrnction  publique  les  a  supérieuremenl  qualifiées  en  les  appe- 
lant «  des  restes  précieux,  Fun  des  principaux  ornements  de  la 
VILLE.  >  Hais  il  n'a  pas  assez  dit  :  car  ces  deux  (ours,  savez-vous 
ce  qu'elles  représentent  et  ce  qu'elles  symbolisent  ? 

Tout  simplement,   l'époque  la  plus  illustre  de    Tbistoire  de 
Vannes  depuis  César,  celle  qui  pendant  le  moyen-âge  a  ?alo  à 
celle  ville  une  importance  toute  particulière  et  le  rang  de  capitale 
de  Bretagne,  au  même  titre  que  Nantes  et  Rennes. 

Les  souverains  bretons  des  XI*  et  XII*  siècles  avaient  exclu- 
sivement résidé  dans  ces  deux  dernières  villes.  Ceux  du  XIII*  et 
du  commencement  du  XIY*  étaient  venus  de  temps  en  temps  à 
Sucinio  goûter  les  enchantements  de  la  presqu'île  de  Ruis,  toute 
parée  alors  d'arbres  splendides  baignant  leurs  pieds  dans  les  flots 
du  Morbihan.  Hais  avant  Jean  IV  de  Hontfort,  qui  conquit  la  cou- 
ronne de  Bretagne  à  la  bataille  d'Aurai  en  1364^  aucun  de  nos 
ducs  bretons  n'avait  en  sa  résidence  à  Vannes.  Jean  IV  y  prit  la 
sienne,  —  et  pourquoi  ? 

Parce  que,  dans  cette  grande  guerre  de  la  succession  de  Bre- 
tagne entre  Blois  etHontfort,  tandis  que  Nantes  et  Rennes  avaient 
constamment  suivi  le  parti  de  Blois,  Vannes,  au  contraire,  pendant 
plus  de  vingt  ans  (de  13i3  à  1364),  s'était  obstinément  attaché  à 
la  cause  de  Honlforl.  Il  avait  aussi  élé  le  refuge  et  le  rempart  de  la 
mère  du  duc  Jean  IV,  cette  grande  Jeanne  de  Flandre  que  nos  chants 
populaires  nomment  Jeanne  la  Flamme^  l'admirable  héroïne  du 

r 

siège  d'IIennebont,  la  «  femme  au  courage  d'homme  et  au  cœur  de 
lion  t  célébrée  par  Froissart,  dont  la  gloire  radieuse  porta  dans 
l'Europe  entière  le  renom  du  pays  vannetais. 

Voilà  pourquoi  le  duc  Jeau  IV  choisit  Vannes  pour  résiden  ce, 
combla  de  faveurs  cette  ville,  reconstruisit  en  grande  partie  son 
enceinte  murale,  y  fit  élever  pour  sa  demeure  le  château  de  THer- 
mine  «t,  donnant  le  rang  de  capitale  à  la  cité  vannetaise,  lui  ren- 
dit une  importance,  une  prospérité,  qu'elle  ne  connaissait  plus 
depuis  longtemps. 


1 


YÂNDALISME  MUNICIPAL  ET  ANTI -VANDALISME  457 

Or,  de  cetle  époque  si  féconde  et  si  glorieuse  pour  Vannes,  du 
vaillant  duc  son  généreux  bienfaileur,  quelles  Iraces,  quels  monu- 
menls  garde  le  sol  vannetais  ? 

Deux,  sans  plus,  —  la  tour  du  Connétable,  la  Porte-Prison,  — • 
tous  deux  fortement  marqués  du  style  du  duc  Jean  IV,  plus  encore 
peut-être  le  second  que  le  premier. 

Dès  lors,  n*est-ce  pas  pour  la  ville  de  Vannes  un  devoir  étroit 
d'honneur  et  de  conscience,  de  reconnaissance  et  de  patriotisme, 
de  conserver  à  tout  prix,  avec  un  soin  jaloux,  ces  deux  monuments, 
alors  surtout  qu'ils  sont  l'un  et  Tautre,  comme  Ta  si  bien  dit  M. 
le  ministre,  «  les  principaux  ornements  de  la  Ville  ?  » 

Et  cependant,  depuis  quinze  jours,  nous  entendons  répéter  par 
toute  la  Bretagne  cette  étonnante  nouvelle  :  que  les  hommes  qui 
se  disent  les  représentants  de  la  ville  de  Vannes  —  maire,  adjoints 
conseil  municipal  -r-  se  disposent  à  assister  tranquillement  à  la 
démolition  de  la  Porte-Prison,  sans  avoir  tenté  un  seul  effort  pour 
empêcher  c^  crime  de  lèse-patrie^  qui  entache  (on  vient  de  le  voir) 
rhonneur  de  Vannes. 

Est-ce  possible?  est7ce  vraisemblable? 

Non  certes,  ce  n'est  pas  vraisemblable,  —  mais  c'est  vrai. 

C'est  vrai,  —  mais  c'est  hideux. 

On  a  trouvé  de  l'argent  pour  toutes  les  folies,  pour  tous  ces  coli- 
fichets d'architecture  prétentieuse  qni  ressemblent  comme  deux 
gouttes  d'eau  au  palais  de  dame  Tartine  bâti  en  sucre  candi  ;  qui, 
dans  cette  ville  de  Vannes  sombre  et  sévère,  si  grande  par  ses 
souvenirs  historiques,  produisent  Tagréable  effet  d'un  faux  nez 
plaqué  au  milieu  de  la  face  d'une  statue  antique.  On  a  trouvé,  on 
trouvera  de  l'argent  pour  tous  les  gaspillages  et  toutes  les  sottises. 

Mais  quand  il  s'agit  de  sauver  un  noble  monument,  «{'tfndesprtficî- 
paux  ornements  de  la  vUle,  »  consacrant  le  souvenir  d'une  époque 
glorieuse  et  prospère,  la  mémoire  d'un  des  plus  grands  bienfaiteurs 
de  Vannes  —  on  ne  peut  plus  trouver  un  sou,  on  fait  misérablement 
banqueroute  à  l'honneur  de  la  cité,  aux  plus  grands  souvenirs  de 
la  Bretagne  ! 

TOME  LX  (X  DE  LA  0«  SÉRIE).  30 


458  VAlfDALIâME  MUNICIPAL  ET  ÂNTI-VANDÂLISME 

El  comme  on  entend  gronder  la  réprobation  de  la  conscience 
publique,  comme  on  ploie  sous  une  responsabilité  accablante,  on 
invente,  pour  tâcher  de  s'y  soustraire,  les  plus  piteux  subterfuges, 
y  compris  des  facéties  drolatiques  dignes  des  comédies  de  Labiche  ; 
on  fait  les  derniers  efforts  pour  rejeter  sur  autrui  le  poids  écrasant 
de  cette  responsabilité. 

—  C'est  le  conseil  municipal  de  1829,  qui  a  fail  tout  le  mal,  en 
laissant  aliéner  la  Porte-Prison.  — 

A  cette  époque,  malheureusement,  la  valeur  artistique,  patrio- 
tique, de  nos  vieux  monuments,  était  peu  appréciée.  Si  on  lui  avait 
crié  casse-cou  à  ce  conseil  municipal  de  1829,  sans  doute  il  n'eût 
pas  laissé  vendre  la  Porte-Prison  à  un  particulier  ;  il  n'en  commit 
pas  moins  là  une  épaisse  bêtise.  Hais  comment  cet  acte  pourrait- 
il  innocenter,  excuser,  ou  seulement  atténuer  la  coupable  défail- 
lance d*aujourd'hui  ? 

Aujourd'hui  on  sait  très  bien  ce  que  Ton  fait,  car  on  a  assez  crié 
casse-cou!  Il  ne  s'agit  plus  d'un  béotisme  naïf,  ni  d'un  vandalisme 
inconscient,  comme  en  1829.  Le  conseil  municipal  de  Vannes  est 
parfaitement  fixé  sur  la  laideur  morale  et  intellectuelle  de  l'action, 
ou  plutôt  de  l'inaction,  voulue  et  délibérée,  dans  laquelle  il  se  ren- 
ferme. 

Aussi  en  veut-il  rejeter  la  faute,  tantôt  sur  le  Conseil  général 
«i  qui,  dit-on,  ne  s'est  pas  rendu  compte  de  la  situation  »,  tantôt 
^  principalement  sur  la  Société  Polymathique  du  Morbihan  «  qui 
n  a  pas  fait  son  devoirl  » 

On  croit  sans  doute  parler  à  des  niais  1... 

Tout  le  monde  ici  —  il  faut  le  dire  bien  haut  ^  tout  le  monde 
a  fait  son  devoir  —  excepté  ceux  qui  auraient  dû  être  les  premiers 
n  le  faire« 

Le  devoir  de  la  Société  Poiyrnathique  était  de  sonner  la  cloche 
d'alarme  ;  elle  s'en  est  si  vaillamment  acquittée  que  les  pires  sourds 
--ceux  qui  se  bouchaient  les  oreilles  pour  ne  pas  entendre — en  ont 
aujourd'hui  la  lèle  cassée. 

Le  Conseil  général,qui  n'a  pas  en  garde  l'honneur  de  la  ville  de 


VANDALISME  MUNICIPAL  ET  ANTI-VANDALISME  459 

Vannes,  qui  représente  le  département  entier,  a  voté  ferme  une 
somme  dont  le  chiffre  témoigne  l'intérêt  sérieux  pris  par  lui  dans 
la  question,  et  qui  eûtdû  être,  pour  le  conseil  communal,  un  stimulant 
actif. 

Le  préfet,  le  ministre  onl^  de  leur  côté,  stimulé  ce  conseil  de 
tout  leur  pouvoir,  promettant  leur  appui  et  leur  concours. 

Mais  pour  que  toutes  ces  bonnes  volontés  auxiliaires  et  latérales 
pussent  être  efficaces,  il  fallait  nécessairement  que  le  premier  in- 
téressé, —  la  ville  de  Vannes  par  Torgane  de  ses  conseillers  mu- 
nicipaux —  se  mît  en  marche  et  prit  la  tèie  du  mouvement. 

Mais  en  vain  préfet,  ministre.  Conseil  général,  Société  Poiyma- 
Ihique,  par-dessus  tout  l'opinion  publique  émue  et  indignée,  ont 
piqué,  pressé,  poussé  les  soi-disants  repiésentants  de  Vannes  pour 
les  faire  partir  ;  ceux-ci,  au  lieu  de  partir,  ont  reculé,  et  se  sont 
enfin  dérobés  misérablement,  absolument... 

Au  point  qu'un  d'entre  eux,  (digne  d'être  distingué  du  reste) 
ayant  proposé  de  voter  ferme  20,000  fr.  pour  une  souscription  pu- 
blique qu'on  aurait  ouverte  afin  de  racheter  la  Porte-Prison,  tous 
ses  collègues,  avec  un  touchant  ensemble,  ont  répondu  par  un  refus, 
—  en  y  ajoutant  la  comédie  d'une  offre  de  concours  problématique 
sous  des  conditions  connues  d'avance  comme  irréalisables  I 

Est-il  possible^  après  cela,  de  voir  dans  ce  sanhédrin  municipal 
autre  chose  qu'une  collection  choisie  de  béotiens  et  de  vandales, 
étrangers  à  tout  sentiment  artistique  et  patriotique,  incapables  de 
comprendre  les  obligations  d'honneur  qu'impose  à  une  noble  ville 
un  passé  glorieux  ? 

Aussi  espérons-nous  bien  qu'un  jour  Vannes,  rendu  à  lui-même, 
érigera  sur  l'emplacement  de  la  Porte-Prison  une  colonne  (je  ne 
dis  pas  un  poteau),  dont  le  socle  portera  cette  inscription  : 

Ici  s'élevait  naguère  la  Porte-Prison^  l'un  des  principaux  orne- 
ments DE  LA  VILLE,  l'un  des  derniers  monuments  rappelant  la  mé- 
moire du  duc  Jean  /F,  le  grand  bienfaiteur  de  Vannes.  En  1886^ 
les  soi'disants  représentants  de  Vannes  ont  laissé  démolir  ce  mo- 
nument sans  lever  un  doigt  pour  le  sauver.  Vannes^  honteux  d'une 


460  VANDALISME  MUNÏCrPAL  ET  ANTI- VANDALISME 

telle  conduite f  tient  à  honneur  de  la  désavouer  solennellement. 
Amen  ! 
Veuillez  agréer,  Monsieur  le  Rédacleur,  etc. 

ARTHUR  DE  LA  BORDERIE. 

Rennes,  novembre  1886. 

L'atlenlal  est  aujourd'hui  consommé,  la  Porte- Prison  fui. 

Mais  lous  les  Conseils,  grâce  à  Dieu,  ne  comprennent  pas  le 
patriotisme  comme  Messieurs  les  municipaux  de  Vannes.  Pendant 
que  ceux-ci  mettent  le  leur  à  favoriser  la  destruction  «  des  prin- 
cipaux ornements  de  leur  ville  >  (c'est  M.  Goblel  qui  le  dil),  le 
Conseil  général  de  la  Loire-Inférieure  fait  consister  le  sien,  tout 
au  contraire  (et  il  a  bien  raison),  à  restaurer  les  monuments  his- 
toriques de  ce  département,  ainsi  que  le  prouve  la  note  suivante, 
publiée  par  la  plupart  des  journaux  de  Bretagne,.comme  un  parfait 
contraste,  juste  dans  le  temps  de  la  destruction  de  la  Porte-Prison  : 

La  commission  des  travaux  publics  du  Goaseii  général  de  la  Loire- In- 
férieure n*ayant  pu  se  rendre  à  Ghâteaubriant  pendant  la  session  d*août, 
une  délégation  spéciale  a  été  donnée  à  la  commission  départementale 
pour  visiter  le  château. 

Le  président  s'est  transporté  sur  les  lieux  avec  ses  collègues,  et  de 
graves  déterminations  ont  été  prises,  de  concert  avec  l'architecte  du  dé- 
partement. 

M.  le  comte  de  Pontbriand  a  rendu  compte  de  cette  excursion  dans  un 
rapport  dont  les  passages  les  plus  importants  seront  lus  avec  grand  inté- 
rêt : 

«  Je  n'ai  point  à  faire,  ici,  l'histoire  du  château  de  Ghâteaubriant^  un 
des  plus  curieux  monuments  du  département.  Son  importance,  comme 
souvenir  de  Thistoire  bretonne,  est  connue  de  tous^  et  elle  se  recommande 
d'une  manière  toute  particulière  h  la  sollicitude  du  Conseil  général. 

t  Permettez-moi  seulemeat  d'exprimer,  à  celte  occasion,  le  regret  que 
ce  vieux  château  n'ait  pas  encore  été  classé  comme  monument  historique, 
conformément  au  vœu  qui  a  été  renouvelé  tant  dé  fois  par  Tunanimité 
de  nos  collègues. 

«  Dans  sa  séance  du  S2  août  dernier,  le  Conseil  général  a  mis  à  la  disposition 
de  sa  commission  départementale  une  somme  de  15,000  fv.  pour  faire  exécu- 
terles  travaux  les  plus  urgents  de  conservation  et  d'entretien.  CetteAssem- 


VANDALISME  MUNICIPAL   ET  ANTI- VANDALISME  461 

blée  aurait  voulu  pouvoir  disposer  d'une  somme  plus  importante;  mais, 
avare  des  deniers  des  contribuables,  elle  n'a  pas  cru  devoir  faire  davantage, 
dans  un  rroraent  où  Tagriculture  est  en  détresse,  Tindustrie  aux  abois  et  la 
prospérité  nationale  elle-même  gravement  compromise. 

«  Limitée  par  ce  chiffre,  votre  commission,  après  une  étude  très  sérieuse, 
a  rhonneur  de  vous  proposer  d'autoriser  lexécution  des  travaux  ci- 
après  : 

«  {0  La  tour  du  Musée.  —La  ville  de  Cbâteaubriant  possède  un  Musée 
remarquable,  donné  en  grand  partie  par  M.  Tabbé  Goudé  et  par  M.  Lecot. 

u  II  y  a  urgence  de  faire  les  travaux  ci-après  dans  l'intérêt  de  la  con- 
servation des  collections  les  plus  précieuses  : 

€  Remplacement  des  pierres  de  la  corniche  (moulures  comprises)  ;  ré- 
paration de  la  charpente  et  réfection  de  la  couverture. 

€  La  dépense  prévue  est  de  2.217  francs. 

u  2o  jRéparation  des  ruines.  Cette  partie  du  château,  la  plus  ancienne, 
démolie  en  partie  vers  1488,  après  un  siège  malheureux  soutenu  contre 
le  duc  de  laTrémoille,  demande  à  être  consolidée  pour  éviter  des  acci- 
dents. Une  vieille  tour,  en  effet,  flanquée,  de  deux  portes,  conduit  aux 
écuries  de  la  sous-préfercture  et  aux  logements  des  gendarmes  k  pied. 
Le  garnissage  des  murs>  exécuté  avec  soin  et  la  consolidation  de  rarca*Je 
entre  les  deux  toars,  coûteront  968  francs. 

3o  L'escalier  du  tribunal.  Enfin,  Messieurs,j'arrive  à  la  partie  prin- 
cipale des  réparations  projetées  :  Un  magnifique  plafond  à  caissons  at- 
teste le  soin  avec  lequel  Jean  de  Laval  avait  fait  construire,  en  1538,  cet 
escalier,  destiné  à  une  demeure  princière.  Il  dessert  aujourd'hui  les 
locaux  occupés  par  le  tribunal,  et  il  est  devenu  indispensable  d'y  faire  des 
travaux  considérables  :  des  arcades,  des  moulures  et  des  chapiteaux  à 
réparer,  des  caissons  à  remplacer  et  des  piliers  à  reprendre,  une  cor- 
niche et  un  chapiteau  à  sculpter.  Ces  réparations  néceisiteront  l'emploi 
d'une  somme  de  7,684  fr.,  y  compris  le  dallage  en  asphalte  de  la  tourelle 
et  l'établissement  de  portes  cintrées  pour  empêclîer  la  pluie  de  tomber 
sur  le  palier  du  premier  élnge. 

«  La  dépense  prévue  par  M.  Cht  nantais  ne  dépa^tscra  pas  le  crédit  voté 
par  le  Conseil  général  dans  sa  séance  du  4  août  1886.  Ces  réparations 
consolideront  et  conserveront  noire  vieux  château  historique,  et  elles 
donneront  du  travail  aux  ouvriers  du  pays  dans  un  moment  où,  malheu- 
reusement, ïh  sont  peu  occupés. 

«  Comte  de  Pontbriand.  » 


UNE  LETTRE  INÉDITE  DE  PAUL  BAUDRY 


Un  arti&te  de  talent,  M.  Âlasonière,  dont  on  voit  à  rExposition  de 
Nantes  an  remarquable  portrait  gravé  de  Paul  Baudry,  m'avait  eiprimé 
le  regret  de  n'avoir  pas  su  plus  tôt  que  je  publiais  un  certain  nombre 
de  lettres  du  mattre  peintre  vendéen,  et  cela,  parce  qu'il  m'en  eût  com- 
muniqué une  qu'il  croyait  intéressante.  Je  me  hâtai  de  la  lui  demander. 
•  C'est  de  grand  cœur,  me  répondit  aussitôt  M.  Alasonière,  qae  je  vous 
remets  une  copie  de  la  lettre  inédite  de  Baudry  que  je  vous  ai  annoncée, 
écrite  en  1883,  alors  que  ses  moindres  fibres  étaient  arrivées  à  un  point 
de  sensibilité  extrême,  perçant  dans  le  ton  général  de  cette  théorie  sar 
l'éducation  des  enfants.  C'est  précisément  à  cette  époque  que,  habitant  près 
de  lui,  rue  Notre-Dame-des-Gbamps,  je  le  voyais  le  plus  souvent,  rece- 
vant ses  précieux  conseils,  écoutant  ses  récits  d'études  et  ses  impressions 
de  voyage,  feuilletant  avec  lui  les  admirables  carions  de  sa  Jeanne  d'Arc^ 
et  assistant  à  Tachévement  de  sa  Glori/ication  de  la  Loi.  —  Cette  lettre, 
adressée  à  une  de  mes  parentes, Mme  J.  F.,  qui,  comme  moi,  tenait  Paul 
Baudry  en  haute  admiration,  a  été,  vous  le  pensez,  conservée  comme  une 
relique.  » 

Et  c'est  justice,  car  —  nos  lecteurs  vont  le  voir  —  cette  page  ne  dépa- 
rerait pas  le  livre  d'un  écrivain  de  profession. 

Emile  Grimaud. 


Madame, 

Votre  question  est  intéressante. 

Je  suis  très  heureux  d'y  répondre  et  aussi  de  vous  remercier  de 
Taimable  sympathie  dont  vous  voulez  bien  m'adresser  les  très  gra- 
cieuses expressions. 

Le  don  de  compréhension  du  Beau  est  bien  secret,  comme  l'ori- 
gine de  toutes  choses  morales.  Il  est  refusé  souvent  à  des  êtres  très 
intelligents,  accordé  à   d'autres  par  une  loi  obscure  que  nos  an- 


«:.. 


UNE  LETTRE  INÉDITE  DE  PAUL  BAUDRT         463 

cètresles  Grecs,  très  subtils  en  toutes  choses,  représentaient  sous 
la  figure  idéale  d'une  jeune  fille  (la  Huse). 

J'ai  connu  beaucoup  d'artistes  et  d'écrivains,  et  je  dois  avouer 
que  je  blâmais,  ou  du  moins  que  je  m'étonnais  parfois  de  voir  la 
Huse  se  plaire  en  certaine  compagnie  ;  mais  elle  en  savait  certai- 
nement plus  long  que  moi. 

Vous  voyez,  Madame,  que  je  ne  crois  pas  beaucoup  à  la  cul- 
ture. 

Les  sentiments  du  Beau  sont  des  présents  de  Dieu.  Il  les  répand 
où  il  lui  platt,  et  fait,  s'il  le  veut,  épanouir  les  splendeurs  d'une 
orchidée  dans  le  fond  d'une  forêt  obscure,  où  nul  œil  humain  ne 
la  verra. 

Hais,  Madame,  je  dois  avouer  que  je  crois  absolument  à  la  con- 
nexion de  tout  ce  qui  est  beau,  lumineux  et  idéal.  Ainsi  loutes  les 
hautes  vertus  :  la  Bonté,  la  Charité,  la  Grâce,  le  Courage,  sont 
fleurs  du  même  jardin  ;  l'amour  in  Beau  est  le  lien  du  bouquet. 

Je  crois  aussi  beaucoup  à  l'hérédité  morale. 

Si  ces  questions  vous  intéressent,  il  y  a  mille  chances  pour  que 
vos  enfants  aient,  à  leur  insu,  leç  mêmes  intuitions  que  leur  mère^ 
et  c'est  elle  qui,  de  don  instinctif,  est  la  meilleure  éducalrice. 

Croyez,  Madame,  à  mes  sentiments  de  respect. 


Paul  Baudrt. 


Taris,  5  Juin  1883. 


TDRCARET  ET  U  FMHCE  JDIÏÏ 


Qui  ne  connaît  Turcaret,^  ce  type  du  traitant  enrichi,  ce  «  vil 
laquais  tombé  de  la  misère  dansTinfamie  d'une  honteuse  opulence», 
selon  le  mot  de  Malilourne  *  ?  Qui  n'a  gardé  le  souvenir  de  cette 
laideur  morale  si  bien  mise  en  relief  par  Le  Sage  ?...  Ainsi  que 
Tartufe,  dont  il  est  presque  le  pendant,  Turcaret  est  un  person- 
nage inoubliable  *,  qui  l'a  vu  une  fois^  le  reconnaîtra  partout  et 
toujours. 

D'ailleurs  son  règne  n'a  point  fini  lorsque  celui  de  Frontin  a 
commencé  ;  Turcaret  a  fait  souche  et  souche  nombreuse  ;  ses 
descendants  sont  même  plus  puissants  qu'il  ne  le  fut  lui-même, 
et  par  leur  ostentation,  leurs  prodigalités,  leurs  folies  et  leurs  dé- 
bauches, ils  ont  encore  renchéri  sur  son  insolence.  C'est  un  fait 
d'histoire  contemporaine,  on  ne  saurait  le  discuter,  encore  moins 
le  nier:  l'auteur  de  La  France  Juive,  qui  ne  cesse  de  prêcher  la 
croisade  contre  la  race  de  Sem,  signale  des  Turcarets  à  tous  les 
degrés  de  la  hiérarchie  sémitique,  des  Turcarets  aioant  la  lettre 
dans  l'échope  du  marchand  de  lorgnettes  et  des  Turcarets  arrivés 
sur  les  ronds  de  cuir  moelleux  de  la  haute  banque  et  dans  les 
salons  les  plus  somptueux  du  noble  faubourg  à  Paris. 

Turcaret,  mon  ami,  il  faut  en  prendre  votre  parti,  tel  que  vous 
enfanta  le  cerveau  puissant  de  Le  Sage,  vous  n'avez  rien  de 
commun  avec  TArien,  vous  êtes  de  la  tribu  d'Israël  ! 

J'ignore  absolument  si  c'est  à  cetle  affinité  entre  le  héros  de  Le  Sage 
et  la  race  sémitique  qu'est  due  la  réimpression  de  cette  petite  pièce 
de  théâlres',  je  serais  même  tenté  jde  croire  qu'il  n'en  est  rien  et 

i.  Éloge  de  Le  Sage.  Discours  qui. a  partagé  le  prix  d'éloquence,  décerné  par 
rAcadéroie  française,  dans  sa  séance  du  24  aoûl  1822»  par  M.  Malilourne.  Paris, 
Didot,  1822.  In  4o,  p.  9. 

2.  Le  Sage.  Turcaret.^  Cinq  dessins  de  Vallon,  gravés  par  Gaujeau.  Paris, 
maison  Quanlin,  S.  d.  (1886)  In-i2  de  172  p. 


TURGARET  ET  LA  FRANCE  JUIVE  465 

que  réditeur  Quantin,  en  faisant  celle  publication,  n'a  point  songé 
au  regain  d'aclualilé  d*une  élude  de  mœurs  datant  de  bientôt  deux 
siècles  ^  Il  est  toutefois  curieux  de  constater  que  celle  réimpression 
parait  juste  au  moment  où  La  France  juioe^  arrivée  au  lll^"  mille, 
^augmente  d'un  troisième  volume,  non  moins  à  Temporle-piëce 
que  ses  deux  aînés,  que  Von  s'arrache  déjà  el  qui,  huit  jours  après 
sa  mise  en  vente,  était  tiré  à  cinq  mille  exennpiaires'. 

A  Dieu  ne  plaise  d'ailleurs  que  j'établisse  une  comparaison  entre 
la  pièce  de  Le  Sage  et  l'œuvre  du  virulent  auteur  moderne  !...  Et 
cependant,  ce  ne  serait  pas  sans  plaisir  que  je  constaterais  l'analogie 
qui  existe  entre  les  caractères  des  deux  auteurs  :  même  indépen- 
dance, même  crânerie,  même  enlètement,  égal  mépris  pour  le 
Veau  d'or  ! 

Par  goût  —  de  gustibus  non  est  disputandum  —  j'aime  les 
hommes  tout  d'une  pièce,  francs  d'allure,  carrés  d'attitude  ;  si,  en 
faveur  de  leur  habileté,  j'ai  en  quelque  estime  les  modérés,  les 
philosophes,  je  suis  invinciblement  porté  de  sympathie  pour  les 
convaincus,  les  ardents  ;  et,  lorsque  je  vois  un  homme  se  jeter 
vaillamment  dans  l'arène,  tout  seul,  pour  combatlre,  au  nom  d'une 
cause  juste,  une  corporation  puissante,  riche  et  nombreuse,  lors- 
que je  le  vois  faire  û  des  colères  qui  grondent,  se  moquer  des 
haines  qui  s'amoncèlent,  je  le  dis  sans  détour,  mon  premier  sen- 
timent est  l'admiration  et,  même  après  les  critiques  de  détail, 
même  après  la  pari  faite  à  certaines  généralisations  outrées,  je  crie 
encore  :  Bravo,  Le  Sage  !  Bravo,  Drumont  ! 

Non  cependanl  que  la  pièce  de  Le  Sage,  celle  satire  à  la  Juvénal, 
soil  d'une  moralité  générale  bien  puissante.  Pour  que  le  specta- 
teur soit  incité  à  la  haine  du  vice  et  à  l'amour  de  la  vertu,  il  ne 
saurait)  ^n  effet,  lui  suflire  de  voir  défiler  toute  une  légion  de  coquins, 
de  fourbes  et  de  corrompus,  se  dupant  el  se  dépouillant  les  uns 
les  autres.  Ne  faut-il  pas  encore  et  surtout  que  la  vue  d'un  homme 

i.  La  1''  édition  de  Turcaret  est  de  1709. 

2.  La  France  Juive  devant  Vopinion.  Paris,  1886.  ïn-18. 


466  TUBGARBT  ET  LA  FRANGE  JUIVE 

firanchemeot  hoqnftte  le  repose  et  le  console  de  toutes  ces  tarpilades 
accumulées  et  qu'eoGn,  dans  un  milieu  dépravé,  la  vertu  triom- 
phante brille  de  tout  son  éclat  7... 

Au  surplus,  Le  Sage  a  fait  là  une  peinture  de  mœurs  vraie,  spi- 
rituelle et  courageuse  ;  et,  s'il  ne  s'est  proposé  que  de  uous  mon-* 
trer  la  bassesse  et  la  corruption  des  traitants  parvenus,  il  faut 
reconnaître  qu'il  a  pleinement  réussi. 

Voilà  pourquoi  nous  eussions  désiré  pour  notre  auteur  une  réim- 
pression plus  sérieuse,  moins  négligée  que  celle  qui  nous  occupe. 
Le  texte  seul  de  la  pièce,  privée  des  deux  critiques  par  le  Diable 
boiteux,  qu'on  ne  manque  jamais  de  placer  au  commencement  et 
à  la  fin,  dépourvue  même —  oubli  impardonnable  —  de  la  liste  des 
acteurs,  ne  saurait,  malgré  les  cinq  dessins  de  Vallon  très  fine- 
ment gravés  par  Gaujeau,  constituer  une  édition  de  bibliophile. 

Enfin,  tout  en  reconnaissant  qtie  le  volume  est  bien  imprimé, 
qu'il  est  édité  avec  goût  —  ce  qui  n'est  point  chose  nouvelle  pour 
la  maison  Quantin,  —  ajoutons  qu*il  lui  manque  encore  une  Pré- 
face^ cette  préface,  si  courte  fût-elle,  que  les  amateurs  et  les  éru- 
dits  sont  habitués  à  trouver  en  tète  des  réimpressions  modernes. 

Je  sais  bien  que  Maître  Prohgvts^  avec  son  col  empesé,  n'est 
pas  toujours  un  monsieur  bien  divertissant  et  que  souvent,  trop 
souvent,  on  est  tenté  de  l'envoyer  au  diable  avec  ses  rengaines 
et  ses  lieux  communs  ;  cependant,  lorsqu'il  s'appelle  le  baron  de 
Harescot,  comme  le  fin  lettré  qui  signa  V Avant-propos  de  la  jolie 
édition  de  Turcaret^  publiée  en  1872  par  la  Librairie  des  Biblio- 
philes, il  se  fait'toujours  lire  avec  plaisir. 

Quand  les  éditeurs  de  l'avenir  feroi^t  de  La  France  Juive  des 
réimpressions  copieusement  illustrées,  gageons  qu'ils  n'oublieront 
point  de  les  faire  précéder  de  longues  préfaces  par  dès  critiques 
bien  en  vue,  et  ce,  non  pas  précisément  pour  la  plus  grande  joie 
des  princes  d'Israël,  mais  pour  Vesbattemênt  de  nos  nepveux  les  bi- 
bliophiles  et  non  aultres, 

W*  DE  Granges  de  Surgèbes. 


UN  SAINT  BRETON  ET  VENDÉEN 


Lé  21  septembre  dernier,  Mf  r  l'Evèque  de  Luçon  adressait  au  clergé  de 
soD  diocèse  une  lettre-circulaire  ainsi  conçue  : 

«  Messieurs  et  chers  Goopérateurs^ 

«  Nous  recevons  de  Rome  l'heureuse  nouvelleque  rien  ne  s'oppose 
désormais  à  la  solennité  de  la  Béatification  du  Vénérable  Père  de 
Monlforl. 

«  Celte  déclaration  avait  reçu  l'unanime  assentiment  des  Cardi- 
naux et  des  Consulteurs  de  la  Foi  dans  la  congrégation  du  35  mai 
dernier  et  aujourd'hui,  en  la  fête  de  la  Présentation  de  la  Très 
Sainte  Vierge,  le  Souverain-Pontife  lui  a  donné  une  sanction  défi* 
nitive. 

«  Ainsi  se  trouve  terminé,  au  gré  de  nos  plus  ardents  désirs,  un 
long  et  difficile  procès  et  nous  saluons  avec  une  entière  certitude 
le  jour  prochain  où  il  nous  sera  permis  de  décerner  à  notre  glO'- 
rieux  apôtre  les  hommages  d'un  cuite  public.  Dieu  ne  pouvait  accor- 
der h  notre  Diocèse  une  bénédiction  plus  précieuse  ni  ouvrir  à 
notre  région  de  l'Ouest  une  source  plus  abondante  de  faveurs  cé- 
lestes... » 

Le  Gaulois  publie  l'intéressant  article  qui  suit  sur  le  Bienheureux 
Grignion  de  Montfort  : 

Louis  Grignion  de  la  Bachéleraie  fut  un  athlétique  Breton,  du 
dix-septième  siècle.  L'originalité  de  son  énergique  nature  et  les 
voies  singulières  de  son  apostolat  surprennent  notre  époque  attié- 
die ;  elles  étonnèrent  même  en  son  temps  la  noblesse  et  parfois  le 
clergé.  Il  fut  l'homme  des  foules. 

Tout  est  étrange  en  lui 

Il  était  né  à  Montfort,  dont  il  a  retenu  le  nom.  Après  ses  éludes, 
faites  au  collège  des  Jésuites  de  Rennes,  qui  comptait  alors  deux 
mille  élèves,  il  arrive  à  pied  au  séminaire  de  Paris.  Les  sulpiciens 
admirent  ses  vertus,  mais  ils  tentent  en  vain  d'amortir  dans  le 


1 


468  UN  SAINT  BRETON  ET  VENDÉEN 

moule  commun  Tenlhousiaste  exubérance  de  celle  jeune  el  rude 
énergie.  Diacre,  Honlfort  aide  H.  de  Fiamanville  à  catéchiser, 
dans  Saint-Sulpice,  les  laquais  du  quartier  ;  ils  en  réunissent  jus- 
qu'à mille.  Prêtre,  il  se  voue  aux  paysans.  H™«  de  Hontespan, 
convertie  el  pénitente,  protège  ses  débuts.  Il  parcourt  la  Bretagne 
el  la  Vendée,  le  bâton  à  la  main  et  les  souliers  percés,  vivant  d'au- 
mônes et  couchant  sur  la  paille,  évangélisant  les  pauvres  dans  les 
chaires,  dans  les  salles  d'hôpital,  dans  les  granges,  sous  les  halles, 
dans  les  carrefours,  quelquefois  dans  les  cabarets,  dans  les.bals 
publics  et  jusque  dans  les  maisons  mal  famées. 

Les  évoques  s'eiTraient  d'abord  de  ce  zèle  qui  trouble  ;  ils  lui 
ferment  successivement  les  diocèses  de  Poitiers,  de  Saint-Halo,  de 
Nantes,  d'Avranches  et  de  Coutances  :  il  s'incline  sans  murmurer 
et  va  prêcher  ailleurs.  Mais  les  petits  s^abandonnent  au  puissant 
entraînement  de  celte  parole  apostolique,  brûlante  et  imagée.  Elle 
a  porté  ses  fruits  dans  le  peuple  vendéen,  qu'elle  a  laissé  si 
ferme  dans  la  foi  :  c'est  elle  qui,  cent  ans  à  l'avance^  a  préparé  la 
guerre  des  Géants  et  l'holocauste  héroïque  de  tous  ces  laboureurs 
martyrs, enfouis  par  la  Révolution  sous  leurs  sillons  ensanglantés** 

i.  Dans  ia  Grotle  sainte,  pièce   qui  termiDe  ses  Chants  du  Bocage,  M.    Emile 
Grimaiid  avait  exprinoé  la  môme  idée.  Mais,  disail-il  au  P.  de  Monifort, 

Mais,  repoussant  le  joug,  vois,  pieux  cénobite, 

«  Vois  ces  durs  entants  des  sillons, 
Issus  do  sol  choisi  que  ton  corps  même  habile, 

«  Braver  l'assaut  des  bataillons. 
Ecoute -leSy  Montfort:  ils  chantent  tes^  cantiques, 

•  En  se  rendant  au  bon  combat  ; 
Et  c'est  toi  qui  versas  à  nos  héros  antiques 

>  Cette  vertu  que  rien  n*abat. 
Noyés,  broyés,  chassés  des  chaumières  en  flammes, 

«  Par  des  Turreau,  par  des  Carrier, 
S'ils  n'ont  jamais  soumis  leurs  invincibles  âmes, 

c  Cliréliens.  c'est  qu'ils  savaient  prier! 
Quand  Dieu  rivait  ton  zèle  à  leur  mâle  contrée, 

I  Tu  les  armais  pour  l'avenir  : 
S'ils  Turent  aussi  grands  que  leur  cause  sacrée, 

•  Apôtre  I  ils  doivent  t'en  bénir  !...  > 


UN  SAINT  BRETON  ET  VENDÉEN  469 

Ses  procédés  de  prédication  visaient  les  simples.  Un  jour,  au  lieu 
de  parler,  il  se  contente  de  montrer  pathétiquement  le  crucifix  ; 
ailleurs,  il  peint  au  vif  les  épouvantemenls  de  la  mort  et  figure  les 
scènes  de  Tagonie.  A  Saint-Lô,  il  invite  ses  auditeurs  à  un  débat 
public  et  contradictoire  ;  partout  il  fait  chanter  des  cantiques  popu- 
laires de  sa  composition. 

Aussi  son  ascendant  sur  les  masses  fut -il  vraiment  prodigieux. 
On  voyait  ses  auditeurs  apporter  en  tas  les  livres  obscènes  et  les 
tableaux  lubriques  devant  la  porte  de  Téglise  pour  les  réduire  en 
cendres. 

Les  femmes  sacrifiaieni  leurs  parures.  Un  jour,  sur  la  lande  de 
Pont-Château,  les  paysans,  à  sa  voix,  élevèrent,  pour  y  planter  un 
calvaire  gigantesque,  une  montagne  arlilicielle,  haute  de  cinquante 
pieds,  large  de  cent  trente- trois.  II  fallut  extraire  8,000  mètres 
cubes  déterre  ou  de  grès,  transporter,  au  panier  ou  à  la  hotte,  deux 
millions  quatre  cent  mille  kilogrammes  de  déblais.  En  quinze  mois 
des  bataillons  successifs  de  trois  cents,  cinq  cents  Bretons,  réalisant 
environ  soixante  mille  journées  de  travail,  sans  recevoir  un  sou  ni 
un  verre  de  cidre,  exécutèrent,  d'enthousiasme,  celte  pieuse  repro* 
duction  de  la  montagne  de  la  Rédemption. 

Il  advint  même  que  cette  œuvre  colossale  effraya  Tautorilé.  Le 
gouverneur  de  Bretagne  voulut  y  voir  un  fort.  On  en  ordonna  la  des  • 
truction.  Cinq  cents  ouvriers  réquisitionnés  par  force,  et  aiguillon- 
nés  par  les  baïonnettes  d'une  compagnie,  mirent  trois  mois  à  dé 
truire  une  petite  partie  du  grand  ouvrage.  En  1821,  ces  dégâts 
furent  réparés,  et  eu  1873,  on  vit,  à  Pont-Château,  cinquante 
mille  pèlerins  autour  de  Msf  Fournier,  alors  ôvêque  de  Nantes. 

Le  P.  de  ATontfort  s'éteignait  à  quarante-trois  ans,  usé  par  l'apos- 
tolat populaire.  Il  laissait,  pour  continuer  son  œuvre,  deux  familles, 
religieuses,  dont  le  centre  est  à  Saint-Laurent,  en  Vendée.  Ses 
filles,  dites  Sœurs  de  la  Sagesse,  soignent  les  malades  et  font  l'école 
aux  enfants. 

Leur  congrégation  fut  durement  éprouvée  par  la  Révolution.  Le 


470  UN  SAINT  BRETON  ET  VENDÉEN 

pardon  au  cœur  et  le  chant  sur  les  lèvres,  elle  a  baigné  de  son 
sang  les  guillotines  de  Nantes.  Aujourd'hui,  elle  compte  deux  cent 
soixante  maisons,  trois  mille  religieuses  et  deux  cents  novices.  Ses 
filSy  les  missionnaires  de  la  Compagnie  de  Marie,  continuent  son 
apostolat.  Ils  ont,  eux  aussi,  payé  leur  tribut  aux  échafauds  répu- 
blicains, notamment  à  la  Rochelle.  Leur  institut,  loué  par  Léon  XII, 
approuvé  formellement  par  Pie  IX,  compte  environ  deux  cents 
Pères  ou  Frères,  répandus  dans  les  missions  de  France  et  des  pays 
étrangers,  notamment  à  Haïti. 

C'est  en  1829  que  l'évêque  de  Luçon,  alors  M«'  Soyer,  intro- 
duisit la  cause  de  béatification  du  père  Grignion  de  Monlfort  ;  Tar- 
cbevëque  de  Paris  et  vingt  autres  prélats  joignirent  leurs  suffrages 
au  sien.  En  1838,  Grégoire  XVI  déclara  vénérable  l'illustre  mis- 
sionnaire. Puis  un  cardinal  français,  Mei*  Yiliecourt,  fut  nommé 
rapporteur  de  la  cause.  Le  cardinal  Paraccioni  lui  succéda;  et  le 
29  septembre  1869,  Pie  IX  proclama  par  décret  les  vertus  du  P. 
de  Monlfort. 

Depuis  ce  temps,  le  tribunal  compétent  a  étudié  la  question  des 
miracles  attribués  à  l'intercession  du  vaillant  Breton.  L'un  d'eux, 
la  guérison  d'un  aveugle,  eut  lieu  dans  la  chapelle  de  VL^^  de  Mon* 
tespan.  Mais  les  dépositions  ont  été  entendues  et  examinées,  surtout 
les  faits  récents  constatés  en  1869, 1870  et  1873. 

Le  tribunal  a  enfin  rendu  son  jugement  favorable;  le  décret  du 
Sainl-Père  se  prépare,  et  déjà  le  diocèse  de  Luçon  chante  le 
Te  Deum  pour  la  bénédiction  de  son  mâle  et  ardent  apôtre  popu- 
laire. 


.^•<ï^ 


i 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 


DIEU  ET  LE  ROI,  poésies,  par  ÉrDile  Grimaud.  —  Ua  toI.  ia-lS 
Jésus.  Paris,  librairie  académique  Didier,  Perrin  et  Gi«,  successeurs. 
Nantes,  Lanoë  et  Métayer  ;  Niie  Thouroode.  Prix  :  3  fir.  50. 

Ceci  n'est  pas  une  recommandation  —  l'ouvrage  n'en  a  pas 
besoin,  --  mais  un  hommage  sympathique  que  nous  sommes 
heureux  d'adresser  à  un  homme  d'esprit  et  de  cœur. 

Le  vrai  poète  dédaigne  les  habiletés  de  la  diplomatie  et  se  peint 
dans  son  œuvre,  avec  ses  croyances,  ses  affections,  ses  antipathies 
exprimées  sans  crainte  comime  sans  détours. 

Tel  est  M.  Emile  Grimaud.  Aussi  bien  que  le  poète  breton,  ce 
Vendéen  peut  dire  : 

Nous  avons  un  cœur  franc  pour  détester  les  traîtres  ; 
Nous  adorons  Jésus,  le  Dieu  de  nos  aoeêtres. 

Voilà  sa  force.  Tout  ce  qui  est  beau  l'attire,  tout  ce  qui  est 
gracieux  le  charme,  tout  ce  qui  souffre  Témeut.  Aussi  dans  ses 
vers  —  joyeux  ou  tristes  —  écrits,  au  jour  le  jour,  sous  Timpres- 
sion  d'une  grande  joie  ou  d'une  grande  douleur,  on  sent  toujours 
l'âme  qui  vibre,  parce  qu'elle  est  profondément  touchée. 

Dans  sa  jeunesse  il  aimait  à  recueillir  les  épisodes,  lugubres 
ou  glorieux,  de  la  guerre  des  Géants.  Il  y  revient  aujourd'hui 
avec  le  même  talent  et  aveu  le  même  amour.  C'est  toujours  le  poète, 
vraiment  patriote,  dont  on  disait  naguère  : 

Il  chante  en  ses  odes  viriles 

Les  Vendéens: 
Il  eût  chanté  les  Thermopyles, 

Aux  temps  anciens  ^ 

1.  Max.  Nicol,  Une  voix  de  Bretagne^  p.  112. 


472  KOTICES  KT  COMPTES  ItËNDUS 

Lisez  dans  son  nouvel  ouvrage  :   Vivre  et  mourir,  où  le  prélre 
fidèle  répond  si  fièrement  au  jureur: 

—  Gomment,  mon  pauvre  abbé,  ferez-vous  donc  pour  vivre  ? 

—  Et  vous,  Monsieur,  comment  ferez-vous  pour  mourir  ? 

Un  hussard,  brave  cœur  égaré  au  milieu  des  Bleus  ;  le  Cri,  où 
éclate  rhéroïsme  sauvage  d'une  mère  vendéenne  ;  Ma  Rue,  qui 
rappelle  un  sanglant  souvenir;  et  surtout  ces  poèmes  d*un  intérêt 
poignant  :  Le  Signe  de  la  Croix,  La  Miséricorde,  Une  Cocarde, 
Le  Sursis,  où  le  vers  sonore  et  ferme  répond  si  bien  à  la  noble 
simplicité  du  récit.  On  dirait  les  fragments  d'une  magnifique 
épopée  ;  et  vraiment,  c'en  est  une  que  nos  pères  ont  écrite  avec 
leur  foi  et  leur  sang. 

Mais  le  poète  ne  s'absorbe  pas  dans  les  souvenirs  du  passé, 
quelque  attachants  qu*ils  soient  :  le  présent  n'a-t-il  pas  ses  gloires, 
ses  douleurs  et  ses  hontes?  Son  vers  exalte  le  bieà,  flagelle  le 
vice,  et  chante  les  victimes  en  flétrissant  les  persécuteurs.  Ainsi 
il  consacre  tout  un  poème  —  Le  Siège  du  couvent  —  à  la  pros- 
cription des  capucins,  et  il  termine  par  un  chant  de  triomphe 
—  Gloria  viciis!  —  la  série  des  chants  pleins  de  cœur  qu'il  dédie 
aux  admirables  Frères  des  Écoles  chrétiennes  : 

L'Enfer,  en  déchaînant  contre  vous  ses  démons, 
A  vos  fronts  de  martyrs  allume  une  auréole  : 
Plus  on  vous  persécute  et  plus  nous  vous  aimons  ! 

Que  voulez-vous? il  y  a  des  âmes,  tendres  et  fortes,  qui  subissent 
comme  naturellement  Taltrait  du  malheur  :  elles  vont  à  la  souf- 
france pour  la  consoler,  à  la  vertu  pour  lui  rendre  hommage,  à 
rinjuslice  pour  la  flétrir. 

H.  Emile  Grimaud  est  de  ces  âmes-là. 

Mais  si  l'indignation  anime  ses  vers  énergiques,  il  garde  au 
cœur  une  invincible  espérance,  et  burine,  en  regardant  l'avenir,  des 
vers  que  le  grand  Laprade  aurait  signés. 

C'est  au  comte  de  Paris  qu*il  s'adresse  : 


i 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS  473 

On  ne  fait  rien  de  grand  sans  souffrir,  c'est  la  loi; 
Souffrez  !  —  mais  dans  l'exil  emportez  l'espérance. 
Le  Christ  aura  pitié  de  son  peuple  de  France  : 
Vous  partez  en  proscrit,  vous  rentrerez  en  roi  ! 

El  ces  pensées  reviennent  souvent,  mêlées  à  des  exhortations 
puissantes,  toujours  noblement  exprimées. 

Je  parlais  de  Laprade;  son  souvenir  emplit  un  grand  nombre 
de  ces  pages,  el  il  y  a  là  des  vers  charmants  ;  mais  rien  n'est  plus 
émouvant  que  la  scène  intitulée  Bénédiction.  Il  faudrait  la  citer 
tout  entière. 

L'illustre  poète  se  mourait  dans  un  hôtel  de  Cannes. 

Soudain  un  visiteur  qu'en  s'inclinant  on  nomme, 
Entre  avec  un  enfant  et  dit  :  Voilà  mon  fils  ! 

Le  vieillard  demande  à  bénir  Tenfant: 

Et  le  duc  d'Orléans  s'approche  du  poète; 
Attendri,  sous  ses  mains  il  abaisse  le  front. 
Tandis  que  le  mourant,  levant  sa  noble  tête, 
Aux  cieux  fait  un  appel  que  les  deux  entendront  : 

(  Prince,  je  vous  bénis!...  Notre  France  succombe 
Aux  étreintes  du  Haï,  dont  nul  ne  la  défend; 
Seigneur,  il  est  grand  temps,  elle  touche  à  la  totnbe. 
Donnez  lui  pour  sauveurs  ce  père  et  cet  enfant  !  » 

On  le  voit,  ce  volume  poétique  justiGe  bien  son  titre  :  Dieu  et 
le  Roi. 

Il  faut  nous  borner,  car  on  s'attarderait  sans  peine  au  milieu 
de  toutes  ces  fleurs.  Elles  sont  nombreuses  et  variées.  Qu'on 
ne  craigne  donc  pas  de  trouver  monotone  ce  beau  recueil,  dont 
les  poésies,  courtes  pour  la  plupart,  valent  souvent  un  long  poèmet 

L'auteur  a  eu  soin  de  mêler  habilement  les  genres  —  utile 
dulci^  —  et,  quand  il  descend  des  hauteurs  pour  redire,  non  sans 
charme,  les  incidents  de  la  vie  ordinaire,  les  fleurettes  qu'il  cueille 
méritent  de  trouver  place  dans  son  harmonieux  bouquet.  Lisez 

TOME  LX  (X  DE  LA  6«  SÉRIE).  31 


474  NOTIGBS  KT  COMPTBS  RENDUS 

Mon  Arme,  Us  Gakts  de  Bretagne,  Le  Bouton  de  rœe,  et  bien 
d'autres  —  il  faudrait  tout  citer,  —  vous  serez  de  mou  «vis. 
Je  lui  lerai  cependant  un  reproche.  Pourquoi  dit-il  tristement  : 

Je  dois  répondre  :  Non  I  quand  la  Muse  me  tente. 
Jlmpriuie  ceux  d'autrui*..  je  ne  fiais  plus  do  vers  ! 

Non,  poète,  vous  n'avez  pas  le  droit  de  vous  reposer.  Avec  les 
vers  d'aulrui,  que  vous  imprimez  parfaiiement  —  je  le  sais,  — 
continuez  d'imprimer  les  vôtres^  et  ne  dites  plus  : 

C'est  aux  jeunes  qu'il  faut  demander  les  beaux  vert. 

En  vain  répondez-vous  : 

La  Musa  à  qui  vieillit  cosse  d*étre  indulgente  ; 

un  cœur  comme  le  vôtre  ne  vieillit  pas. 

Je  n'ajoute  plus  qu'un  mots  cet  excellent  volume  se  vend  au 
profit  des  Écoles  chrétiennes  de  Nantes  ;  ses  lecteurs  —  et  ils 
seront  nombreux,  je  Tespère  —  se  donneront  donc,  en  même 
temps  qu'une  vraie  jouissance  littéraire,  le  plaisir  de  faire  une 
bonne  action. 

A.  Ds  Kermaikgdy. 


LA  CONSERVATION  DES  MONUMENTS  MÉGALITHIQUES  DANS  LE 
MORBIHAN.  —  Notes  et  documents,  par  Albert  Macé,  rédacteur  en 
chef  du  Petit  Breton,  membre  de  ^Association  bretonne.  —  Vannes, 
Lafolye,  1886.  in-8%  90  p. 

M.  Hacé,  inierrompant  pour  quelques  jours  ses  intéressantes 
études  sur  la  période  révolutionnaire  dans  le  Morbihan,  nous  ap- 
porte aujourd'hui  une  curieuse  élude  sur  les  mesures  adminis- 
tratives qui  ont  été  prises  depuis  le  gouvernement  de  la  restauration, 
pour  parvenir  à  conserver  les  monuments  mégalithiques  si  nom- 
breux dans  le  pays  de  Vannes,  en  particulier  dans  la  région  de 
Carnac.  M.  le  comte  de  Cbaselles,  préfet  du  Morbihan  de  1818  à 
1830,  a  été  le  premier  qui  ait  songé  à  faire  des  efforts  sérieux 


NOTICES  ET  COHPTES  RENDUS  475 

pour  sauver  de  la  destruction  ces  antiques  témoins  de  civilisations 
disparues.  Les  entrepreneurs  des  monuments  de  la  Chartreuse  et 
du  grand  phare  de  Belle-Ile  avaient  trouvé  naturel  d'exploiter 
comme  carrière  de  pierres  de  taille  les  magnifiques  alignements  de 
Carnac,  qui  depuis  un  siècle  ont  diminué  de  plus  de  moitié  sous 
la  pioche  des  nouveaux  Vandales.  Sur  la  sollicitation  du  chanoine 
Hahé,  à  qui  l'archéologie  morbihannaise  est  redevable  à  tant  de 
titres,  H.  de  Chaselles  adressa  des  instructions  à  tous  les  maires 
du  département  pour  interdire  de  mutiler  ou  de  s'emparer  des  mo- 
numents celtiques  qui  pouvaient  exister  dans  leurs  communes,  et 
par  arrêté  du  14  novembre  1828,  Auguste  Romieu,  de  réjouissante 
mémoire,  fut  nommé  «  commissaire-conservateur  des  monuments 
d'antiquité,  qui  existent  sur  le  sol  morbihannais.  »  Le  nom  de 
Romieu,  déjà  connu  à  cette  époque  par  ses  gais  vaudevilles,  pourrait 
laisser  croire  que  cette  nomination  n'avait  rien  de  sérieux,  mais 
les  documents  publiés  par  M.  Macé  prouvent  que  le  célèbre  mysti- 
ficateur s'occupa  de  sa  lâche  en  participant  lui-même  à  des  fouilles 
archéologiques.  Le  gouvernement  de  Juillet  continua  l'œuvre  com- 
mencée,  M.  le  préfet  Lorois  appela  de  nouveau  en  1833  l'attention 
des  maires  sur  ce  sujet  et  fit  rédiger  par  H.  Viltemain,  sous-préfet 
de  Lorient,  un  minutieux  rapport  sur  les  monuments  de  cette 
région.  L'œuvre  a  été  poursuivie  plus  effectivement  depuis  par  la 
commission  centrale  des  monuments  historiques  et  l'on  sait  que 
l'Etat  a  récemment  acheté  à  grand'peine,  une  partie  des  vénérables 
débris  de  Carnac  et  de  Locmariaker.  Malheureusement,  dés  sanc- 
tions sérieuses  ont  toujours  manqué  aux  mesures  prises,  et  nous 
assistons  en  ce  moment,  le  cœur  navré,  à  la  démolition  des  tours 
de  la  Porte-Prison,  le  joyau  des  vieux  remparts  de  Vannes,  pour 
la  conservation  desquelles  les  édiles  vannetais  ne  peuvent  trouver 
quelques  mille  francs,  quand  ils  dépensent  un  million  pour  la 
construction  d'un  véritable  palais  municipal.  Toutes  les  commis- 
sions platouicfues  n'aboutiront  à  aucun  résultat  sérieux  tant  qu'on 
n'aura  pas  inculqué  dans  la  masse  un  respect  filial  pour  les  choses 
du  passé.  C'est  affaire  d'éducation  et  nous  en  sommes  loin.  Nous 


476  NOTICES  ET  COHPTES  RENDUS 

devons  féliciler  sincèrement  M.  Macé  d'avoir  montré  à  côté  ce  qui 
a  été  fait,  ce  qui  reste  à  faire.  Souhaitons  que  la  voix  des  archéo- 
logues ne  soit  point  la  vox  clamam  in  déserta,  et  demandons 
grâce  à  grands  cris  pour  les  souvenirs  de  nos  aïeux. 

Larvorre  de  Kerpénig. 


L'ABBESSE  DE  iOCÂRRE,  par  M.  Ernest  Renan.  Drame  en  cinq  actes 

et  en  prose.  1886. 

En  ce  temps  d'opportunisme,  les  opinions  successives  de 
M.  Renan  le  désignent  pour  la  place  de  philosophe  officiel.  L'admi- 
nistrateur du  Collège  de  France  n'aura  qu'un  pas  à  faire  pour  aller 
s'asseoir  au  fauteuil  qui  lui  est  dû  dans  la  Sorbonne  reconstruite. 
Foin  des  penseurs  d'anlan  !  Le  pic  des  démolisseurs  a  enseveli 
sous  les  décombres  jusqu'au  souvenir  des  génies  qui  firent  la 
gloire  de  l'antique  Faculté.  Place  aux  esprits  indépendants  qui, 
«  lors  même  qu'ils  pourraient  réformer  te  monde,  s'en  garde- 
raient bien,  le  trouvant  trop  curieux,  tel  qu'il  est  *.  »  Place  aux 
sceptiques  qui  ne  voient  dans  nos  misères  qu'un  prétexte  à  para- 
doxes. Place  aux  rhéteurs  qui  ne  laissent  même  pas  aux  honnêtes 
gens  cette  consolation  qu'en  faisant  le  bien,  «  ils  ne  sont  pas 
dupes  '.  » 

Tandis  que  nous  nous  débattons  dans  l'impasse  où  nous  accule 
le  flot  montant  des  revendications  sociales,  tandis  que  nous  luttons 
contre  l'envahissement  de  doctrines  qui  confondent  et  méconnais- 
sent le  juste  et  l'injuste,  H.  Renan  constate  la  persistance  du 
c  culte  idéal.  »  «  Le  danger  pour  lui  ne  commencerait  que  le  jour 
où  les  femmes  cesseraient  d'être  belles,  les  fleurs  de  s'épanouir 
voluptueusement,  les  oiseaux  de  chanter.  »  -^  «  Or,  conclut-il,  dans 
nos  terres  clémentes,  et,  avec  nos  races  amies  du  plaisir,  ce  danger- 


i.  Eiudet  d^hisMre  religieuse, 
2.  U  prêire  de  Némi. 


NOTICES  ET  GOHPTES  RENDUS  477 

là,  grâce  à  Dieu,  parait  fort  éloigné  S  »  On  le  voit|  le  pyrrhonisme 
du  plus  bourgeois  des  philosophes  s^accentue,  à  mesure  que  la 
mise  en  pratique  de  ce  far-niente  moral  accumule  les  ruines  dans 
noire  société  minée  et  pourrie. 

VAbbesse  de  Jouarre  ne  dépare  pas  l'œuvre  de  ce  sophiste,  qui 
compte  ses  succès  par  ses  inconséquences  et  ses  contradictions. 
Aussi  bien,  puisque  H.  Renan  est  Breton  et  qu'il  convient  de  tirer 
de  son  prétendu  drame  certains  enseignements,  les  lecteurs  de  la 
Revue  noiis  permettront  de  nous  y  arrêter  un  instant,  quelque  ré- 
pugnant qu'il  soit. 

L'auteur  nous  fait  assister  aux  amours  in  extremis  de  sou  hé- 
roïne (!!),  la  soi-disant  abbesse  de  Jouarre,  et  du  marquis  d'Arcy, 
condamnés  à  mort  le  matin  par  le  tribunal  révolutionnaire  et  qui 
doivent  être  guillotinés  le  lendemain.  Comme  vous  le  voyez,  on 
n'est  pas  plus  facétieux.  Cette  abbesse  d'ailleurs  n'est  point  une 
abbesse  ordinaire.  Supérieure  d'un  couvent  orgueilleux,  «  elle  a 
depuis  longtemps  cessé  de  prier,  laissant  aux  simples  les  sacre- 
ments et  les  pratiques  que  l'Église  a  établis  pour  tous.  »  Le  mar- 
quis, de  son  côté,  est  un  de  ces  «  gentilshommes  libéraux,  >  qui 
furent  emportés  parle  mouvement  dont  ils  avaient  été  les  promo- 
teurs. A  sa  phraséologie  spécieuse  et  vague,  on  le  reconnaît  faci- 
lement pour  un  ancêtre  de  H.  Renan.  C^est  un  adepte  de  cette 
école  philosophique  qui  se  consume  en  aspirations  stériles  vers 
l'inconnu,  l'idéal,  Pau  delà,  et  s'égare  à  plaisir  autour  de  la  vérité 
Abbesse  et  marquis  appartiennent  l'un  et  l'autre  2iux  parties  cul- 
tivées de  rhumanité,  dans  lesquelles  l'auteur  de  la  Vie  de  Jésus 
range  les  intelligences  supérieures,  sorties  des  limbes  religieux. 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'éloquence  du  marquis  a  facilement  raison 
des  scrupules  de  la  recluse.  Et,  à  ce  propos,  je  me  permets  de 
remarquer  que  des  genssimpfo^,et  vulgaires  comme  nous,  n'eussent 
point  accepté  comme  argent  comptant  des  aphorismes  du  genre  de 
ceux-ci  :  «  La  vertu  altière  est  chez  la  femme  un  vice  ;  quelque 

1.  Préface  de  I^Ahbeste  de  JwMrre, 


478  NOTIGBS  BT  COMPTES  BSNDUS 

chose  xpus  manquera  éternellement.  Élemellement  vous  pleuferes 
votre  virginité.  Respectable  est  la  pauvre  fille  que  la  fataliié  a 
condamnée  à  une  vie  incomplète.  Hais  vous,  le  don  suprême  s'est 
présenté  à  vous  dans  des  circonstances  uniques,  et  vous  l'avez 
repoussé.  L'ami  parfait  {sic)  que  le  Ciel  vous  avait  accordé,  vous 
l'avez  renvoyé  à  ses' pleurs...  La  vrai^  grandeur  de  la  femme  vous 
manquera.  Le  vrai  Dieu  vous  en  voudra,  si  le  Dieu  des  moines  est 
content.  »  N'allez  pas  croire  que  l'abbesse.  convaincue  va  succom- 
ber en  gémissant.  «  Que  je  voudrais,  s'écrie-t-elle,  être  de  ces 
femmes  qui,  pressées,  ont  une  réponse  :  Ayez  des  égards  pour  ma 
faiblesse.  Ce  serait  une  hypocrisie  de  ma  part.  Je  ne  suis  pas  faible. 
Mais...  j'ai  mon  orgueil  ;  voulez- vous  que  je  me  présente  devant  la 
mort  amoindrie  à  mes  propres  yeux  ?»  0  privilège  magique  des 
régions  éthérées  où  s'agitent,  discutent  et  finalement  succombent 
les  parties  cultivées  de  l'humanité  !  Tout  y  est  digne,  correct,  noble, 
héroïque,  même  la  chute,  même  la  faute.  On  fait  fi  du  qu'en  dira- 
t-on.  On  afiiche  la  prétention  de  ne  relever  que  de  soi-même.  On 
se  croit  assez  fort  pour  résister  à  la  passion,  d'où  qu'elle  vienne. 
On  se  laisse  circonvenir  par  elle,  et  quand  déjà  elle  donne  Tassaul, 
on  se  retranche  derrière  son  orgueil  comme  derrière  un  rempart 
inaccessible.  Mais  l'orgueil  perd  plus  qu'il  ne  sauve.  Assurément, 
si  l'abbesse  eût  cru,  comme  les  simples  religieuses,  que  le  Dieu 
des  moines  fût  le  vrai  Dieu,  elle  eût  eu  la  force  de  repousser  le 
marquis  d'Arcy. 

Mais  poursuivons  :  d'Arcy  meurt  seul.  Quant  à  Julie,  (c'est  le 
nom  de  l'abbesse  de  Jouarre),  un  jeune  officier  qui  Ta  aperçue 
devant  le  tribunal  révolutionnaire,  en  est  devenu  éperdûment  amou- 
reux. Il  l'arrache  au  bourreau,  quelque  effort  qu'elle  fasse  pour 
repousser  ce  bienfait  pire  que  la  mort.  Condamnée  à  vivre,  Julie 
tratne  dans  le  dénûment  ses  jours  misérables.  Elle  accouche  dans 
une  mansarde  de  la  rue  Saint- Jacques,  et,  pour  nourrir  cet  en- 
fant—né d*un  dernier  soupir,  — ellese  fait  la  commissionnaire  des 
petits  marchands  du  Luxembourg.  Le  reste  est  une  berquinade. 
Son  sauveur  revient  à  Paris,  la  voit,  l'épouse.  Il  y  a  gros  à  parier 


NOTICBS  ET  COMPTES  RBItDUS  479 

qn*iU  firent  heureux,  mais  de  ce  bonheur  nuageux  qui  rè^nesous 
le  toit  des  parties  culUvées.  L'entrée  en  ménage,  au  reste,  est  ado- 
rable de  solennité  :  «  Puisons  dans  notre  hauteur  morale,  déclame 
Julie^^t  dans  notre  mépris  de  la  vulgarité,  la  force  de  vivre  encore 
et  d'aller  au-devant  des  incertitudes  de  Tavenir.  » 

Tout  ceci  n*est  que  hors  d'œuvre  et  sert  simplement  à  encadrer 
une  funèbre  apothéose  de*  l'amour.  M.  Renan  s'en  explique  lui- 
mftme  dans  sa  préface.  On  nous  introduit  dans  une  prison ,  non  pour 
retremper  nos  courages  dans  les  entretiens  héroïques  de  la  veillée 
de  réchafaud,  mais  pour  échauffer  nos  sens  au  spectacle  malsain 
d'invraisemblables  amours.  Rien  de  plos  répugnant  que  ces  pensées 
voluptueuses  à  un  pareil  moment  et  que  ces  fleurs  jetées  sur  les 
embrassements  d'une  nuit  macabre,  t  sous  prétexte  que  ce  que 
Ton  fait  en  présence  de  la  mort  échappe  aux  règles  ordinaires.  » 

Rien  de  plus  faux  que  ce  thème,  développé  à  satiété  t  «  Tout 
dans  la  nature  nous  dit  :  aimez-vous.  Qui  le  dit  plus  étoquemment 
que  la  mort?  (jsic)!  Supposez  le  monde  à  la  veille  de  finir,  je  dis 
que  Tamour  devrait  régner  sans  loi,  sans  limites,  puisque  ce  qui 
limite  et  règle  l'amour,  le  droit  sacré  de  l'être  qui  en  sort,  n'aurait 
plus  aucun  sens.  > 

Non,  la  terreur  involontaire  qui  saisit  les  plus  forts  aux  approches 
de  la  mort  n'est  point  compagne  de  l'amour.  A-t-on  jamais  parlé 
des  bacchanales  de  l'an  mil  ?  Si  le  monde  devait  finir  demain,  ce 
sont  les  églises  qui  seraient  pleines. 

A  l'appui  de  sa  thèse,  M.  Renan  évoque  le  dix-huitième  siècle, 
mais  il  le  travestit.  L'histoire  ne  rapporte  pas  que  marquis  poudrés 
et  duchesses  libertines, réveillés  en  sursaut  parle  tocsin  de  i793, 
aient  cherché  dans  une  dernière  orgie  le  courage  de  bien  moif- 
rir. 

Hais  H.  Renan  fait  bon  marché  de  la  vérité  historique  ou  philo- 
sophique, quand  il  s^ai^it  d'émettre  un  paradoxe.  La  mode  est  au 
sensualisme  le  plus  honteux,  il  suit  la  mode.  Car  —  et  ce  reproche 
lui  sera  sensible  —  il  n'a  même  pas  le  mérite  de  l'originalité. 
Avant  lui,  dans  la  Faute  de  Vabbé  Mauret,  H.  Zola  a  tenté  de 


480  NOTICES   ET  COMPTES  RENDUS 

nous  représenter  la  nature  conviant  Phomme  aux  jouissances  ma* 
térielles  et  physiques.  Mais  le  romancier  avait  sur  le  philosophe 
l'avanlage  d'une  vraisemblance  relative.  Puisque  la  coutume  est 
aujourd'hui  de  donner  un  langage  aux  choses,  on  conviendra  que 
les  jardins  fleuris  du  Paradan  parlent  autrement  que  Tanti- 
chambre  de  la  guillotine. 

Ainsi)  Tauteur  de  la  Vie  de  Jésus  en  est  réduit  à  emboîter  le  pas 
de  H.  Zola.  Qu'il  se  <c  divertisse  »  dans  son  égoîsme  d*homme  heu- 
reux. Les  gens  sensés  ne  sauraient  désormais  le  prendre  au  sérieux. 
C'est  en  voilant  leur  face  pharisienne  que  ses  amis  essaient  d'étayer 
le  piédestal  croulant  de  sa  renommée.  Qui  vivra  verra.  J*augure 
mal,  quant  à  moi,  de  l'avenir  de  ce  sceptique.  Vous  souvient-il  de 
ces  apostats  perdant  en  pleine  vie  toute  conscience  et  toute  digoilé 
et  mourant  dans  l'ordure?  Ce  spectacle  pourrait  bien  encor&nous 
être  donné.  C'est  qu'en  effet  tout  se  tient  :  après  avoir  sacrifié  les 
croyances,  on  se  débarrasse  de  la  morale. 

Tel  est  le  eeul  enseignement  à  tirer  de  ce  livre  malsain,  mal- 
honnête, et,  par  surcroît,  ennuyeux. 

ANATOLE  BiRÉ. 


PENSÉES  D'UNE  CROYANTE,  par  Marie  Jeona.  -  Un  vol.  petit  in-16. 

Paris,  Poussielgue. 

Voici,  non  pas  un  livre,  mais  un  opuscule  de  120  pages,  qui  ne 
se  recommande,  à  première  vue,  que  par  son  joli  format  et  sa 
couleur  azurée,  presque  printanière.  Mais  il  est  signé  :  Marie  Jenna^ 
et  porte  un  titre  qui,  à  lui  seul,  la  trahirait  :  Pensées  d'une  Croyante, 
Cest  dire  que  ce  recueil  renferme  autant  de  beautés  neuves  qu'il 
y  a  de  merveilles  dans  une  petite  fleur,  et  qu'il  ne  trompe  point 
comme  les  Paroles,  restées  célèbres,  d'un  Croyant^  qui  ne  Pétait 
déjà  plus,  de  cœur  du  moins,  car  il  commençait  à  parler  le  lan« 
gage  de  la  haine.  On  peut  se  fier  aux  promesses  de  la  Muse  des 
Élévations^  qui  poursuit,  sans  défaillance,  la  campagne  qu'elle  a 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS  481 

entreprise  pour  le  salut  des  âmes  et  qui,  après  le  charme  de  ses 
mélodies  chantées,  leur  apporte  aujourd'hui  le  fortifiant  de  sa  pa- 
role avec  la  sève  vitale  de  sa  belle  intelligence  de  chrétienne. 

Le  bienfaisant  et  modeste  ouvrage  quelle  vient  nous  offrir 
pour  étrennes,  est  en  réalité  le  journal  d'un  esprit  qui  parle,  parce 
qu'il  croit,  et  d'une  âme  qui  est  une  lumière,  parce  qu'elle  aime. 

Bien  que  ces  Pensées  aient  été  écrites  d'élan  et  saisies  au  pas* 
sage  de  l'inspiration,  il  y  a  de  la  liaison  et  de  Tharmonie  entre 
elles,  comme  entre  toutes  les  perles  roulées  par  le  même  ruisseau  ; 
et  l'auteur  a  pu  les  ranger  dans  une  sorte  de  classification  qui  les 
précise,  en  indiquant  le  but  où  elles  tendent  avec  la  source  d'où 
çlles  ont  jailli.  Ainsi^  il  y  a  les  Pensées  dans  la  joie,  les  Pensées 
dans  la  tristesse,  les  Pensées  dans  le  calme,  et  celles  émanées  plus 
directement  de  TÉvangile.  C'est,  comme  on  le  voit,  un  cadre  à  peu 
près  aussi  vaste  que  celui  des  diverses  situations  de  l'âme  et  de  la 
vie,  et  ce.  qui  étonne,  quand  on  l'a  parcouru,  c'est  l'exiguité  du 
volume  comparée  aux  richesses  qu'il  contient.  En  voyant  se  dérou> 
1er  cette  série  de  Pensées^  tour  à  tour  ingénieuses  et  pénétrantes, 
comme  celles  de  Joubert,  imprévues  et  lumineuses,  comme  l'un 
des  éclairs  sortis  de  la  chaire  de  Bossuet,  parfois  même  délicieuses 
et  simples,  comme  un  verset  de  l'Evangile,  on  conclut  avec  bon- 
heur à  l'éternelle  supériorité  dn  Christianisme  pratique,  aussi 
bien  sur  le  Spiritualisme  humain,  qni  nous  élève  à  des  sphères 
supérieures  mais  indéterminées,  que  sur  le  Naturalisme  contem- 
porain, s'efTorcant  d'emprisonner  dans  l'étroit  horizon  des  choses 
visibles  ce  regard  de  l'âme,  qui  ne  peut  être  rassasié  que  par  la 
contemplation  de  l'Infini.  L'humilité  n'est  pas  toujours  la  vertu  des 
adeptes  de  cette  doctrine  du  moment,  et  pourtant  qu'ils  sont  à 
plaindre  *  ! 

<  Qaand  on  a  aimé  la  nature  avec  Tâme  d'un  chrétien,  on  plaint  ceux 
qui  l'ont  aimée  seulement  en  rêveurs,  en  artistes,  sans  y  trouver  le  Dieu 
vivant.  Si  leur  pensée  s'élève,  comment  ne  serait-elle  pas  troublée  par  un 

1.  Pensées  d'une  Croyante,  pages  5  et  9. 


4K  MTfOHi  wt  oMimi  Bmoi 

mfimqueriMn^édtini?  Etee  pkn  bonhevr  de  m  mtir  aimé  de  ealoi 
qo'oa  adare,d6  tAToir  que  cette  leuroe  de  vie  qui  coule  eo  nous  codera 
éteraeilemeDt,  commeot  réproavendeol-ils  ?  > 

La  sincérité  da  Natoralisle  ne  peut  se  concevoir  qu'en  supposant 
quelque  chose  d^incumplet  dans  Torganisation  de  ses  facullés  in- 
tellecluelles  ou  moralesê  Noire  Croyante  le  dit  admirablenienl  : 

#  11  est  des  hommes  qui  ne  feulent  pas  de  Dieu  ;  cette  triste  découTorte, 
en  effrayant  mon  cœur,  a  cependant  affirmé  mafoL  Jem'étonnab  de  ce 
que  la  vérité  ne  fftt  pas  visible  à  tous  comme  le  soleil.  J'ai  compris  que 
ce  n'est  pas  le  rayon  qui  manque,  mais  le  regard  M  • 

Ecoutez  maintenant  comme  elle  plaint  les  infortunés  qui  n*en- 
vient  rien  aux  croyants  : 

tt  Je  comprends  qu'on  n'ait  pas  la  foi;  je  comprends  que  Tintelligenee 
hésite  devant  Tinfinie  profondeur  de  nos  dogmes;  mais  qu'on  ne  la  dé- 
sire pas^  f  oilà  ce  qui  étonne,  ce  qui  navre,  ce  qui  confond  !  Oh  I  que  j'ai 
été  longtemps  à  le  croire,  à  croire  qu'un  cœur  d'homme  pouvait  entrevoir 
sans  tressaillir  les  merveilles  de  l'amour  divin  !  Dans  la  naïveté  de  mon 
enthousiasme^  je  pensais  que  le  ré^e  leur  paraissait  trop  beau  pour  être 
vraL  Mon  Dieu  I  lorsqu'il  me  fallut  comprendre  qu'ils  ne  trouvaient  rien 
à  nous  envier,  qu^iJs  étaient  joyeux  ainsi  dans  leur  vie  sans  espérancei 
dans  leur  temps  sans  éternité;  quand  je  vis  qu'ils  s'irritaient  comme 
d'une  offense  de  ce  zélé,  le  plus  beau  rayon  de  l'amour,  ohl  alors, 
quelque  chose  se  brisa  en  moi,  je  ne  sais  quelle  corde  qui  ne  vibrera  plus, 
la  plus  belle  peut-être  >.  » 

Mais  ce  qui  est  le  mot  de  ce  petit  livre,  ce  qui  vit  et  palpite  dans 
toutes  ces  pages,  ce  qui  en  fait  un  baume  en  même  temps  qu'une 
lumière,  c'est  l'amour  de  Jésus- Christ,  exprimé  dans  un  langage  à 
la  mesure  de  ce  divin  sujet.  Les  Pensées  d'une  Croyante  sont 
comme  le  vol  perpétuel  d'une  âme  éprise  autour  du  Dieu  fait 
homme,  que  rien  ne  peut  remplacer,  quand  on  l'a  seulement  en- 
trevu et  à  qui  Ton  veut  tout  donner  dès  qu'on  lui  a  donné  quelque 
chose. 

1.  Peniées  <fuM  Croyante,  page  52. 

2.  Ibidem,  page  25. 


NOTIGKS  BT  COMPTES  RINDUS  488 

ce  L'âme  créée  si  grande,  arbitre  de  son  propre  sort,  appelée  à  par- 
tager la  vie  même  de  son  créateur  si  elle  n'efface  pas  en  elle  sa  divine  res- 
semblance *>  rbumanité  rachetée  par  un  acte  plus  merveilleux  que  celui 
de  sa  création,  rinilni  de  la  puissance,  de  la  sainteté,  de  Pamour  incarné 
dans  un  homme  qui  s'est  fait  notre  frère  et  notre  rançon,  c*est  si  beau, 
si  pleinement  ineffable  qu'après  qu^on  a  écrit  des  milliers  do  volumes, 
chanté  sur  tous  les  tons  de  la  lyre  chrétienne,  il  faat  écrire  et  chanter 
encore  ^  » 

Ailleurs  elle  s'écrie,  dans  un  transport  d'amour  : 

«  0  Jésus,  s'il  pouvait  m'ètre  prouvé  que  vous  n*étes  pas  mon  Dieu,  je 
voudrais  continuer  à  vous  aimer  tt  à  vous  obéir.  Si  votre  pensée  n'était 
plus  qu'un  rêve,  c'est  de  ce  rêve  que  je  voudrais  vivre  :  j'aimerais  mieux 
votre  ombre  que  toutes  les  réalités  '.  » 

c  Le  voir  enûo,  Lui  !  l'ami  divin,  le  sauveur  Jésus  !  celui  qui  nous  con- 
solait si  délicieusement  aux  heures  de  tristesse^  celui  qui  rayonnait  à 
travers  les  âmes  et  les  faisait  si  belles,  celui  qu'il  suffit  d'aimer  pour  être 
digne  d'amour  !  » 

L'amour  divin  est  si  bien  le  foyer  où  s'est  allumée  cette  âme 
exquise  que  la  vue  du  seul  lieu  de  la  création  où  elle  ne  saurait  le 
rencontrer,  lui  inspire  un  tableau  qui  rappelle  ceux  des  saints  Pro- 
phètes et  qui  glace  l'âme  d'un  effroi  surnaturel: 

GOMVB  UN  SONGE. 

«Dieu  me  montra  de  loin  la  sombre  demeure  de  ceux  qui  sont  condamnés 
pour  toujours,  et  mon  âme,  encore  imprégnée  des  joies  du  ciel,  frémit 
en  même  tempt»  d'une  indicible  pitié  ;  et  je  dis  à  Dieu  :  Seigneur,  vous 
qui  êtes  le  Dieu  des  miséricordes,  n'aurez-vous  point  pourtux  uàe  misé- 
ricorde !  Et  mi  prière  était  comri-e  leur  peine,  immense  en  son  intcn* 
site.  Alors  Dieu  me  dit  :  c  Va  leur  offrir  ma  mi«éricorde«  »| 

«  Et  je  passai  par  ces  cheminot  que  nul  homme  vivant  n'a  traversés;  « 
j'entendais  une  rumetir  confuse,  épouvantable,  mêlée  de  crisetde  gémis- 
sement4S  :  je  frappai  à  la  porte  du  sombre  abîme  et  je  m'écriai  :  Pouvez- 
vous  aimer?.... 

1.  Pensées  y  pages  11  et  12. 

2.  Ibidemy  p.  31. 


484  ^  HoncES  n  coêutes  bbidos 

4  11  f6  lift  m  profinid  sSœa,  et  eafoile  me  grade  daaeor  iofée  de 
toutef  les  Toii  :  Non,  nous  ne  poof  oos  pas  aimer  ! 

m  Je  restai  suffoquée  par  Fangoisseet  la  crainte,  ne  sacbaat  que  fûne  de 
la  misériconle  de  BHUi  INeo ;  puis  je  rassemblai  toutes  les  farces  demoa 
tee  et  je  m*écriai  :  Youles-vous  aimer  ?.... 

«  Vm  sileoce  plus  loog  répondit,  puis  une  autre  clameur  :  Non,  nous  ne 
Toukms  pas  aimer! 

o  Alors  f  adorai  la  justice  de  mon  Dieu,  et  je  compris  que  sa  miséricorde 
ne  pouvait  plus  descendre  dans  le  royaume  de  la  haine  éternelle  «.  i 


Ce  morceau  est  choisi  parmi  les  fragments  si  remarquables  qui 
terminent  le  volume  et  dont  le  dernier  est  VEtat  de  grâee^  déjà 
connu  des  lecteurs  de  la  Bévue  de  Bretagne  et  de  Vendée^  qui  en  ont 
eu  la  primeur,  il  y  a  bientôt  deux  ans. 

Ce  que  nous  venons  de  dire,  quoique  bien  incomplet,  suffira, 
nous  l'espérons,  pour  donner  une  idée  de  ce  pieux  et  substantiel 
écrit  que  Ton  croirait  tombé  de  la  plume  séraphiqne  de  saint 
François  â*Assise  ou  de  sainte  Thérèse.  Il  apporte  un  exemple  de 
plus  à  l'appui  d'une  sympathique  idée  que  nous  ne  sommes  pas 
les  premiers  à  exprimer  et  qui  consiste  à  croire  que,  si  le  divin 
Ifaitre  dut  confier  exclusivement  à  ses  disciples  le  soin  d'écrire  son 
Évangile  et  de  prêcher  sa  doctrine,  ce  fut  aux  filles  de  ses  consola- 
trices du  Calvaire  qu'il  réserva  la  douce  mission  de  la  faire  aimer. 

Ce  petit  ouvrage  est,  en  effet,  un  livre  de  piété  suave,  illuminée 
par  de  fréquents  éclairs  descendus  des  hautes  régions  de  Tonlo- 
logie  chrétienne^  et  l'on  peut,  sans  crainte  de  l'appauvrir,  y  puiser 
à  toute  heure,  comme  dans  Técrin  d'une  âme.  Ce  sont  de  tendres 
effusions  d'esprit  et  de  cœur,  que  l'on  peut  porter  avec  soi,  comme 
un  vade  mecUm,  en  voyage,  en  promenade,  au  milieu  des  magni- 
ficences de  la  nature,  qui  souvent  les  firent  naître,  et  à  l'église 
même.  Après  s'être  rafraîchi  dans  cette  lecture,  on  éprouve  de 
l'apaisement  et  du  soulagement  intérieur;  on  respire  à  l'aise  et 
avec  joie,  sous  un  ciel  étoile  de  pensées  si  pures  et  si  fortifiantes 

1 .  Pensées  d'une  Croyante,  pages  106  et  107. 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS  .485 

contre  la  (rislesse,  contre  la  souffrance,  contre  la  mort  même,  qui, 
suivant  la  remarque  si  juste  de  Marie  Jenna,  épouvantait  nos 
ancêtres  païens  comme  un  saut  dans  Vonibre  et  qui  devrait  sourire 
aux  frères  mortels  de  Jésus  comme  un  élan  dam  la  lumière. 

Merci  donc  à  la  vdillante  muse  des  Elévations,  toujours  si  douce 
ment  inspir  ée,  de  nous  avoir  montré  cette  fois  les  Clefs  du  ciel, 
comme  pour  compléter  le  présent  que  sa  digne  sœur  atnée  nous 
faisait,  Tannée  dernière,  à  pareille  date,  en  nous  donnant  pour 
étrennes  les  Clefs  du  Purgatoire, 

F.  DU  Breil  de  Harzan. 


LES  CHRONIQUES  DE  BAS-POITOU  (t886),  par  M.  René  de  Thiverçay. 
1  vol.  in-l2  de  2  k  300  pages,  tiré  à  z50  exemplaires.  Edition  sur  vélin, 
3  fr;  sur  papier  de  Hollande,  6  fr.  —  Les  non -souscripteurs  paieront 
Touvrage  1  fr.  en  plus  *, 

Outre  les  Chroniques  parues,  cette  année,  dans  la  Vendée,  de 
Fontenay-le-Comte,  ce  volume  contiendra  un  grand  nombre  d'ar- 
ticles qui,  pour  divers  motifs,  n'ont  pu  trouver  place  dans  le  jour- 
nal, et  qui  auront,  par  suite,  tout  Tintérèt  de  Tinédit. 

De  ce  nombre  sont  :  Le  Baptême  du  chroniqueur,  Nos  députés 
en  robe  de  chambre^  M.  Marchegay  et  son  œuvre,  les  Confidences 
d'un  pan  de  mur.  Un  Ignorantin,  le  Premier  Congrès  Rabelaisien^ 
Sac  au  doSy  Y  Archevêque  de  Paris  en  Vendée^  les  Premiers  Steeple 
de  Talmoni^  les  Vendéens  aux  prisons  de  Brouage  en  1793,  etc., 
etc. 

1.  Ea  souscription  chez  M.  Goaraad»  imprimeur-éditear  à  Footenay-le>Comte. 


MÉLAN&ES 


La  Bretagne  à  l'Académie. 

Dans  le  rapport  que  M.  Camille  Doucel  lisait  récemment  sur  les 
prix  décernés  par  TÂcadémie  française^  nous  avons  eu  le  plaisir 
de  trouver  les  noms  de  quatre  de  nos  collaborateurs  :  des  men- 
tions honorables  ont  été  décernées  à  M.  Edmond  Biré  {Victor  de 
Lapradêj  sa  vie  et  ses  œuvres)^  8  H.  F.  Saulnier  {Vie  d'Edouard 
Turquety)^  à  M.  René  Kerviler  (La  Bretagne  à  l'Académie  au 
XVIIfi  siècle);  puis  un  prix  a  été  attribué  à  M.  Barthélémy  Poc- 
quet  pour  ses  Origines  de  la  Révolution  en  Bretagne. 

M.  Jules  Rieffel. 

Nous  avons  à  annoncer  la  mort  de  M.  Jules  Rieffiel,  célèbre 
agi onome,  dont  le  nom  est  Intimement  associé  à  la  prospérité 
agricole  de  la  Bretagne. 

Elève  de  Mathieu  de  Dombasle,  M.  Rieffel  vint  s^établir  dans  les 
environs  de  Nozay.^  il  y  a  plus  de  cinquante  ans,  et  défricha  plus 
de  500  hectares  de  laudes.  Le  gouvernement  seconda  ses  efforts 
en  fondant  Técole  d*agrtcullure  de  Grand-Jouan,  dont  il  devine 
directeur  en  1835. 

H.  Rieffel  était  ofOcier  de  la  Légion  d'honneur^  membre  de 
plusieurs  sociétés»  savaLles.  Il  avait  été  très  longtemps  directeur 
général  de  PAssociation  bretonne.  II  est  décédé  à  i'âge  de  quatre- 
vingt-dix  ans  et  repose  dans  une  chapelle  de  famille,  sur  le  point 
culminant  de  son  domaine  de  Rieffelande. 


idunoKS  487 

La  Société  archéologique  de  Nantes. 

La  Société  archéologique  de  Nantes  et  de  la  Loire-Inférieure  a 
procédé,  le  14  décembre,  au  renouvellement  de  son  bureau  pour 
une  période  triennale  ;  ont  été  élus  :  Président  :  H.  Henri  Lemeignen  ; 
Vice-présidents  :  MH.  des  Jamonières  et  Bertrand^Geslin;  Secré- 
taires-généraux :  MM*  de  TEstourbeillon  et  Alcide  Leroux;  Secrétaires 
du  Comité  :  MH.  du  Gbamp-Renou  et  Espitalié^Lapeyrade;  Tréso- 
rier :  H.  Riardant;  Archivistes  :  HM.  Blanchard  et  X.  Le  Lièvre  de 
la  Touche;  Membres  du  Comité:  MM.  de  la  Laurencie  et  René 
Kerviler. 


Deux  livres  nouveaux. 

Nous  regrettons  que  l'espace  nous  manque  pour  pouvoir  ana- 
lyser  deux  livrer  que  viennent  de  publier  des  prêtres  de  notre  ville, 
dont  Tun  est  depuis  longtemps  notre  collaborateur.  Nous  voulons, 
tout  au  moins,  en  donner  ici  les  titres. 

L'un  se  nomme  :  Dieu  et  la  Providence.  Démonstfatiom  philo^ 
sophiques  et  religieu$e$,  par  Tabbé  A.  Foulon,  prêtre,  chan.  de  la 
Basilique  de  Saint-Nicolas  de  Nantes,  Bel  in-i^  de  XXXii-250  p., 
en  vente  dans  les  librairies  catholiques.  Prix  ;  5  fr. 

L'autre  volume  est  de  M.  Tabbé  J.  Dominique  :  c'esl  Un  Njobk 
Cœufy  suivi  delà  Barque  maudite,  dont  la  Revue  a  récemment  eu 
la  primeur.  Ce  grand  in  S»,  de  237  pages,  orné  de  planches,  est 
édité  par  M.  Alfred  Cattier  à  Tours.  Avis  aux  parents  en  quête  de 
bons  livres  à  donner  en  cadeaux  de  premier  de  Tan. 


AVIS    IMPORTANT 


A  NOS  LECTEURS. 

La  Mevue  de  Bretagne  et  de  Vendée  porte  à  la  connais- 
sance de  ses  lecteurs  que  M.  Emile  Grim^ud  ne  pouvant, 
à  son  très  grand  regret  et  au  nôtre,  continuer  de  lui 
prêter  son  concours,  ainsi  qu'il  Fa  fait  depuis  près  de 
trente  ans  avec  un  zèle  qui  ne  s'est  jamais  démenti,  la 
Direction  de  la  Revue  a  choisi,  pour  le  remplacer,  comme 
Secrétaire  de  la  Rédaction,  Fun  des  membres  les  plus 
distingués  de  F  Association  Bretonne,  M.  F.  Le  BmAN. 

Par  suite  de  ce  changement,  la  Revue  de  Bretagne  et  de 
Vendée^  à  partir  de  la  livraison  de  janvier  i887  (formant 
le  premier  numéro  de  sa  trente-unième  année),  sera  im- 
primée chez  M.  Ludovic  Prud'homme  à  Saint-Brieuc,  place 
de  la  Préfecture,  1.  Là  aussi  sont  transportés  dès  main- 
tenant les  bureaux  de  rédaction  et  d'abonnement  de  la 
Revue.  Tout  ce  qui  concerne  la  rédaction  devra  être 
adressé  à  M.  F,  Le  Bihan,  et  ce  qui  regarde  Fadmi- 
nistration  à  M.  L.  Prud'homme. 

Rien  de  changé  d'ailleurs  dans  le  titre,  dans  Fesprit, 
dans  la  direction  de  la  Revue.  Elle  conserve  ses  anciens 
collaborateurs  ;  elle  est  assurée  dès  à  présent  d'en  acquérir 
de  nouveaux. 

Enfin,  elle  inaugurera  cette  nouvelle  période  par  deux 
améliorations  typographiques  :  agrandissement  de  format 
et  caractères  neufs. 

Le  Directeur  de  la  Revu^  de  Bretagne  et  de  Vendée^ 
Arthur  de  la  Borderie. 


TitU  «Hllttr  RI  m  iOflMMl 

ÂNNÉB  1889  ^  KCmi  »ElflSf  Mft^ 


JUILLfifP 

Efoge  historique  de  Dbm  Lobineau,  pronoDcé"^  à  âtint-jfacut  le  Siïiî 

1886,  par  M.  ir/^ur  de  la  Borderie. . . . , 5 

Biisanthrope,  par  M.  Alfred  de  Ct^^èf/. . .,. 87 

Lettres  de  Paul  Baudry,  publiées  par  M.  Emile  Grimaud  (fin).  ...  iQ 

L'église  dô^  Tré^ui^l»  (flti) ,  pai^  IVT.  Hhi^  Y-if:  lutd$\  ............  S* 

Jeanne  d'Arc  à  Domrémy,  par  M.  le  vicomte  de  lu  Ftltemarqué., .  66 
Chronique.  —  Le  Congre^  archéologique  de  fiiim,  pâi^  tf'.  lUÙtif 

Leroux - 75 

ln$r  Richard,  archeTèqné  dé^  raris^. . . .  •> • w 

AWT 

Souvenlie  de  g^rre'  ciinleé  —  Guillemot,*  peâr  M.  G^or§^  de  Oaddth 

dal •*....  c ..      81 

Lettres  inédites  de  la  Tour-d'Auyergiie^eotDmunî<|kiées  par  Ih  Arthur 

de  la  Bofdefk *. . .v     99 

A  bâtODs  Tompusr^  par  Afr.  Henri  Finistère.. *. .*. ...... , . . .    105 

La  Retraite  et  ses  fondateurs  (suite),  par  M.  le  vicomte  ffippolpê&  £& 

Gouvello ......'    122 

Poésie;  — '  Le  conscrit,  par  Mme  Sophie  Hue. ..  ^ .............. .    128 

Toujours  Tendéen  !  —  Une  iuscriptiOD/  par  M.  ÉmJHe  Mmaud..  .\    130 

Pensées*  par  MiPrie  Jenna.,  .* 133 

Galerie  des  poètes  bretons.  —  M.  Rabuan^du^Goudray,  par  lïi  Mo^he 

Orain ÏOT 

Molices  et  comptes  rendus.  —  Répertoire  général  de  bkhbibUMrar- 
phie  bretonne,  de  M.  René  Kerviler,  par  M.  Tamizey  de  iar- 
roque.  —  Collection  locale  ,  des  Ciéo/ns,  Haute-Goulaine,  près 
NanteSj  de  M.  Félix  Chatïlou,  pàf'M.  S.  de  la  Nicollière-Tei- 
jeira,  r-  Essais  de  critique,  de  M.  Charles  Fuster^  par  M.  0/t-. 
vier  de  Gôurcuff,  —  les  famille^  françaises  a  Jersey  pendant 
la  Révolution^  par  M.  le  ^  comte  R.  de, ,  VEstoùrhéiUon,  -^  W^t 

.    du  Fougerais,  par  M.  Tablié  Pâris-JàlToherU il2 

CKronique,  par  M.  Louis  de  K^ryean. 164 

Programme  dii  XXDte  Congrès  de  rAsbociation  liretonne^. •  • .'   fSS 

Bibuographie  bretonne  et  vendéenne. .  « » 160 

SBPTtmBRB 

Groqute  ifiiBlttaiést  -^  La^eoimte^'  les-cordidiwftlifMdaetîotfî^  par 

Mk  Si  dé'kPN^lîière^Te^à... • . . . .•. . . . .•. v. , .\\>v.\\\ .^    161 
SouvMht  de  gueri^'  dvilë.  -^GtiittbaM  {tir)|  [ffii*  K  6f0or^9  di» 

6iÊê»mtU .  *v .  v. .  .'.'.V-. . . . .'. . .  •.'.... .'. .  .s».v.vv#w.  V  /.'.    189 

TOMB  LX  (X  DB  LA  6«  SÉIilB).  32 


490  TABLE  GiHÉmLS 

Poéne*  —  Um  promesse,  par  U,  Emile  Grimami, 904 

Tous  les  leigiieuriétaîeiit'iJs  nobles?  Nod,  par  M.  /.  Tréfféégj  waâem 

présideot  do  tribanal  de  Qaimper. 906 

La  marquise,  Douvelle  par  M.  J,-G.  Bapariz. 991 

notices  et  comptes  rendus.  —  La  France  artistique  ef  piH&retqme^ 

I.  La  Bretagne  :  Le  mys  de  Léon^  de  M.  E.  dm  Cteuziouj  par 
M.  Henn  EmiUère.  —  U Épopée  biblique,  de  M.  l'abbé  A.  OlUvur, 

par  M.  Tabbé  /.  Dominique 9S5 

Cbromqae. —  Le  Congrès  de  Pontifj 93l 

Bibfiograpbie  bretonne  et  ? endéenne. 940 

• 

OCTOBRE 

Les  dates  de  la  ne  de  saint  Ttos,  par  M.  Arthur  de  la  Borde- 

rie 941 

Tous  les  seigneurs  étaient-ils  nobles?  Non  (fin)  par  M.  J,  Trévédy, 

ancien  président  du  tribunal  de  Quimper 969 

Poésie.  —  ÛUima  verba^  par  M.  Hippolyte  Minier 98t 

Le  legs  de  Chantilly,  par  M.  Emile  Grimaud 988 

De  Marseille  au  Haire  par  le  chemin  des  écoliers,  par  M.  Charles 

Doynel 989 

La  course  et  les  corsaires  (suite),  par  M.  8.  de  la  NicoUière-Tei- 

jeiro 997 

Notices  et  comptes  rendus.  —  Les  FamiUes  françaises  à  Jersey, 

pendant  la  Bévoluiion,  de  M.  le  comte  A.  de  VEsUmrbeUlon, 

Ï»ar  M«  Bené  de  la  Perte.  —  Excursion  pittoresque  et  archéo- 
ogique  à  la  baie  de  Bourgneuf:  Sainte-Marie  de  PomiCy  de 

M^*%  par  M.  Olivier  de  Gourcuff 309 

Chronique.  —  La  fête  de  la  trauslatioa  des  reliques  de  saint  Filbert, 
à  Noirmoutier,  par  M.  /.  D.  —■  L'Exposition  de  Nantes  :  Art  ré- 
trospeclif,  par  VL.  S.  de  la  Nicollière-Teijeiro ,-  —  Beaux-arts, 

par  M.  Louis  le  Lasseur  de  Ranzay 3l5 

Mélanges 327 

Bibliographie  bretonne  et  vendéenne... 398 

NOVEMBRE 

Les  dates  de  la  yie  de  saint  Yves  (fin),  par  M.  Arthur  de  la  Bor- 
derie 399 

De  Marseille  au  Havre  par  le  chemin  des  écoliers  (fin)  par  M.  Charles 

Doynel .-       .*. 349 

Croquis  maritimes.  —  La  course  et  les  t^orsaires  (suite),  par  M.  S. 

de  la  NicoUtère-Teijeiro 357 

Poésie.  -^  Les  revenants,  par  M.  Charles  Bourgault-Dueoudray. 
—  La  Bretagne,  par  M.  le  comte  de  Saint- Jean.  —  Le  chant 
desBretons,  parM"«  SophieHiie 371 

Notices  et  comptes  rendus.  —  Promenades  dans  Quimper^  de 
M.  2V^i;^(l2^,jparM.  Arthur  de  la  Borderie.  —Llndianay  de  l'au- 
teur d'une  Femme  apôtret  par  M.  l'abbé  P.  Teuié,  —  Les  Ages 
préhistoriques  de  V Espagne  et  du  Portugal^  de  M.  E.  CartaU- 


TABLE  GÉNÉRALE  491 

hae,  par  M.  Paul  du  ChatelUer.  —  Statistique  historique  et 
monumentale  de  V arrondissement  de  Redon  {Ille-et-Ftlaine)^ 
de  M.  Tabbé  Guillotin  de  Corson^  par  M.  ^.  de  la  NiceUière- 
Teijeiro,  —  Nouvelles  douanières,  de  M.  Eugène  RouUeaux  ; 
—  Bretagne  et  Bretons,  de  M.  Robert  OheiXj  par  M.  Louis  de 
Kerjean.  —•  Dieu  et  le  Âot,  pof^sies,  par  M.  Emile  Grimaud. . . .  375 
Chronique.  — L'Exposition  des  Beaux-arts  à  Nantes  (fin),  par 
M.  Louis  le  Lasseur  de  Ranzay.  —  Le  Congrès  des  catholiques 

de  l'Ouest,  par  M.  Tabbé  P.  Teulé 390 

Mélanges 406 

Bibliographie  bretonne  et  vendéenne. 408 

DÉCEMBRE. 

Les  Sé?igQé  oubliés.  Souvenirs  du  XVIle  siècle.  —  IV,  Les  mal- 
heurs d'un  Montmoron,  par  M.  F.  Saulnier 409 

Croquis  marilimes.  —  La  Course  et  les  Corsaires   (suite),  par  M. 

S,  de  l'i  Nicollière'Teijeiro 422 

Poésie.  —  Le  oom  de  la  c  bonne  Duchesse,  »  par  M^e  Sophie  Hue,    451 
Aux  Missionnaires,  par  M.  Louis  le  Lasseur  de  Ranzay 453 

Vandalisme   municipal   et  anti-vandalisme,   par  M.  Arthur  de  la 

Borderie 454 

Une  lettre  inédite  de  Paul  Baudry,  publiée  par  M.  Emile  Grimaud,    462 

Tur caret  et  la  France  Juive ^  par  le  marquis  de  Granges  de  Sur- 
gères      464 

Un  Saint  breton  et  vendéen 467 

Notices  et  comptes  rendus.  —  Dieu  et  le  Roi,  poésies,  de  M.  Emile 
Grima ud,  par  M.  i.  (|6  Kermainguy.  —  La  Conservation  des 
Monuments  mégalithiques  dans  le  Morbihan^  de  M.  Albert 
Macé,  par  M.  Larvorre  de.  Kerpénic.  —  VAbbesse  de  Jouarre, 
drame,  de  M.  Ernest  Renan,  par  M.  Anatole  Biré,  —  Pensées 
d'une  Croyante,  de  Marie  Jenna,par  M.  F.  duBreil  de  Marzan, 
-—  Chroniques  de  Bas-Poitou^  par  M.  René  de  Thiverçay.., .    470 

Mélanges • .     486 

A  nos  lecteurs.  —  Avis  important,  par  M.  Arthur  de  la  Borderie, 

directeur  de  la  Revue 488 


.«• 


/ 


l 


PAR  OilDftJS  DE   HATIÊRS& 


REU6I0N  ET  MORALE 

L'Eglise  de  Tréguier  (fia),  par  M.  l'abbé  Y,-M.  Lucas,  56-65.  —  Msrr 
Richard,  arcbevêque  de  Paris,  80,  —  La  Retraite  et  ses  fondateurs  (suite), 
par  M.  le  vicomte  Hipp,  Le  Gouvtllo,  fSS-127.  —  La  fête  de  la  transla- 
tioo  des  reliques  de  saint  Filbert  à  Noirmoutier,  par  M.  J.-D,,  3ii- 
318.— Gb  saifit  breton  et  vendéen,  467-470. 

ËTUDBS  BT  DOCUMENTS  HiSTORiQDES.  —  Ëloge  bîstorîque  de  Oeni  Lobi- 
neau,  f>roBaiicé  à  Saint-lacut,  le  3  mai  1886,  par  M.  Arthur  de  te  ^or- 
derie,  5-26.  — Jeanne  d'Arc  à  Domrémy,  par  11.  le  vkomie  B.  delà  Vil- 
iemar&ué,  66-79.  —  Guillemot,  par  M.  Georges  de  Cadoudal,  81 -9&, 
4^-203.  —  Lettres  iaéditee  de  la  Tour  d*AuTergne,  communicjuées  par 
M.  Afihwr  ée  la  Borderie,  99-104.  —  La  Course  et  les  Corsaires,  par 
%.S,  de  la  mcollière'Jeijeiro,  16M88,  297-308,  357-370,  422-450. 

—  Toffs  les  seigneurs  étaient- ils  nobl^  t  Non,  par  M.  /.  Trévédy,  206- 
220,  262-280.  -^  Les  dates  de  la  vie  de  saint  V?es,  par  M.  Arthur  de  la 
Bprderie,  241-261,  329-341.  -- Les  Sé?igné  oubliés.  —  Les  nalheurs 
ë'«in  Montmoroo,  par  M.  F,  Saulnier^  409-421. 

BiOGRATHiE.  —  Mgr  àfk  Fovgerais,  par  M.  l'abbé  Paid  Péris- Jatlê- 
bert,  152-153.  —  M.  Léon  de  Gussé,  15.  —  M.  Eugène  de  Fo&taines,  156- 
157.  —  Mfr  Dupont  des  Loges,  é^êque  de  Metz,  157-158.  —  M.  Hippolyte 
du  Gleuzim],  407.  —  M.  Jules  Rîefirel,486. 

GRrriouB  fliSTORioos.  —  Répertoire  général  de  bid-bibliographie  bre- 
/ptin^,  de  M.  René  Kerviler,  par  M.  Tamizey  de  Larrôtffte^  142*145.  — 
La  France  ixrlistique  et  fnUoresque.  1.  La  Bretagne  :  le  fiams  de  Léon, 
de  M.  fi.  du  Gleuziou,  par  If.  Henri  Finistère,  225-228.  --  Les  familles 
francakes  à  Jersey  pendant  la  Révolution,  de  M,  le  comte  R.  de  l'Et- 
leurbeillon,  par  M.  René  de  la  Ferté,  309-313.  —  Le%  âges  préhisto- 
riques de  VEspagne  et  du  Portugal,  de  M.  E.  Gartailhac,  par  M.  Paul 
du  Chatellier^  381-382.  —  Statistioue  historique  et  monumentale  de  l^ ar- 
rondissement de  Redon,  de  M.  l'abbé  Guillotin  de  Gorson,  par  M.  S.  de 
la  Nicollière-Teijeiro,  382-383.  —  Bretagne  et  Bretons,  de  M.  Robert 
Oheix.  par  M.  Louis  de  Kerjean^  385-388. 

Faits  contemporains.  — Chronique  de  juillet  (le  Congrès  archéologique 
de  France),  par  M.  Alcide  Leroux,  73-79;  —  d'aoûl,  par  M.  Louis  de 
Keriean,  154-157;  —  de  septembre  (le  Congrès  de  Pontivy),  231-238; 

—  d'octobre  (rEsposition  de  Nantes  :  Art  rétrospectif,  par  M.  5.  de  la 
Nieolliére-Te^eiro^  318-321  ;  —  Beaux-Art5,par  M.  Zouts  le  Lasseurde 
Ranzay),  321-326;  —  de  novembre  (FExposition  des  Beaux- Arts  à 
Nantes  (fin),  par  M.  Louis  le  Lasseur  de  Ranzay  ,*  —  le  Congrès  des  Ga- 
tboliques  dfe  rOuest,  par  M.  Vabbé  P.  Teulé),  390-405.  —  I^ograimne 
du  nsLOLfi  congrès  de  TAssociation  bretonne,  158-159. 


TABLE  DES  ARTICLES  PAR  ORDRE  DE  MATIÈRES      493 

LITTÉRATURE. 

RÉCITS  ET  NOUVELLE».  -^  llv£tfithFû|^,  w  lH  Alfred  de  Courcy^  27- 
39.— Lettres  de  Paul  Rsmdif ,  publiées  p»r  H.  Bmie  Grimaud,  40-55,  462- 
463.  — -  Â  bâtons  rompus,  par  M.  Henri  Finistère,  105-121.  —  Pen- 
sées, par  Marte  Jenna^  ^33^196.  -^  La  If  JU^i|uisA,piKr  M.  /.-6r.  Raparti, 
221-224.  —  De  Marseille  au  Havre  par  le  chemm  des  écoliers,  par 
M.  Charles  Doynel,  289-296, 342-356. 

Etudes  littéraires.  —  Galerie  des  poètes  bretons  :  M.  Rabuan  du 
Goudray,  par  M.  Adolphe  Orain^  137-141.  —  Les  Sé?igné  oubliés.  — 
Sonvttiirs ^  KYtt»  sièejk  tV^.ii^  malliwuii  4'an  Monimpvon^  par  IL  JV 
Saulnier,  409-421 . 

Critiqua  I^ittéraibe.  —  Essais  de  &pitique^  de  M.  Charles  Fuster^  par 
il.  Olivier  ie  Gourcuff,  145-149,  —  L'Epooée  biblique,  de  M.  Tabljé  A. 
OlUvier,  pa^  M.  Vabbé  J,  Dominique^  228-230.  —  'Excursion  piitoresqua 
$t  archéolo^ûue  à  la  baie  de  Bourgneuf:  Sainte- Mdrie  de  Pomic,  de 
M***,  par  M.  Olivier  de  Gourcuffy  3lâ-314.  —  Promenades  dans  Quim- 
per^  de  M.  J.  Trévédy,  par  M,  Arthur  de  la  Borderie,  375-379.  —  l'In- 
diana^  de  l'auteur  a  Une  Femme  apôtre,  par  JA.  Vabbé  P.  Tenlé^  379- 
380.  ^  Nouvelles  douanières,  de  M.  Eugène  Aoulteaxix,  par  M.  Zmis  êe 
Kerjean,  383-384.  —  DieuM  h  Roi^  poésies,  de  Jlf .  fioùle  GrioaaMdy  par 
W.  A.  d$  Kermainguy^  471-474. 

POËSiS. 

Le  Conscrit,  par  M™«  Sophie  ffûe,  128-129.  —  Toujours  Vendéen;  — 
Une  inscription,  par  M.  Emile  Grimattd^  130-132.  —  une  promesse,  pur 
fA. Emile  Grimaud,  204-205.  —  Ultimaverba»  par  M.  Mippoly te  Minier, 
881-287. -^  Le  Legs  d»  Gbaoiilly,  par  M.  Emile  Grimaud,  S88.  ^ 
Les  Revenants,  par  M.  Charles  Bourgault^Ducoudray,  371-372.  —  La 
Breiagne,  ps^  M.  le  comte  de  Saint-Jean,  372-373.  —  Le  Chant  des 
Bretons,  par  Mme  Sophie  Ifûe,  373-374.  —  le  Nom  àe  la  u  bonne  Du- 
chesse »,  par  Mme  Sophie  Hiie,  451-452.  —  Aux  missionnaires,  par 
M.  Louis  it  Lasseurdê  Hanzay^  453. 

SCIENCES  ET  BEâUX^RTS. 

Le  Congrès  archéologique  de  France,  par  H.  Alcide  Leroux,  13-79.  — 
CllecUenloeale  des  Ctéons,  J^auîe-^oulaine,  prés  NtanteS,  de  M.  F4lix 
Oh8illou,faf  U.  S,  de  la  NiooUière^Teiieiro,  145-146.  ^  L'Exposition 
de  Nantes  :  Art  rétrospectif,  par  M.  S.  de  ia  Nioolli^re^Teiéeiro,  318- 
321  ;  ^  Beftux-^Axto,  par  M.  Louis  le  Lasseur  de  RanMy,  3Sl<d26.  ^ 
le  vandalisme  municipal  et  l'anti-vandalisme,  par  M.  Artmrdela  Bor- 
4^,454-461. 


BIftLiOfiRAPflI& 


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Bibliographie  bjpali^nw  et  ve^déenna,  l60,  240«^«  408^. 


; 

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TABLE  DES  ARTICLES 

PAR    NOMS    D'AUTEURS 


BiRÉ  (Anatole).  —  VAbbesse  de  Jouarre,  drame,  par  Ernest  Renan, 
476-  4S0. 

Db  la  Borderie  (Arthur).  —  Eloge  historioae  de  Dom  Lobineau,  pro- 
noncé &  Saint-Jacut,  le  3  mai  1886,  5-2d.  —  Lettres  inédites  de  la 
Tour-d* Auvergne,  99-104.  —  Les  dates  de  la  vie  de  saint  Yves,  S41- 
261,  329-341.  —  Promenades  dans  Quimper^  par  M.  J.  Trévédy, 
375-379.  —  Le  vandalisme  municipal  et  Tanti-vandalisme,  454-461 . 
—  A  nos  lecteurs.  Avis  important,  488. 

BoDRGÀULT-DucoDDRAT  (Charles).  —  L^^s  revenants,  poésie,  371-372. 

De  Gadoudal  (Georges).  —  Guillemot,(81-98,^l 89-203. 

Du  Ghatbllier  (Paul) .  —  Les  âges  préhistoriques  de  FEtpagne  et  du 
Portugal  par  M.  Ë.  Gartailhac,  381-382. 

De  Gourgt  (Alfred).  —  Misanthrope/^27-39. 

D.  (J).  —  La  fête  de  la  translation  des  reliques  de  saint  Filbert  a  Noir- 
moutier,  314-318. 

Dominique  (abbé  J.).  —  L* Épopée  biblique,  ^ht  M.  l'abbé  A. Ollivier,  228- 
230. 

DoTNEL  (Charles).  ■—  De  Marseille  au  Havre  par  le  chemin  des  écoliers, 
289  296,  342-356. 

De  la  Ferté  (René).'—  Les  Familles  françaises  à  Jersey  pendant  la  Ré- 
volutùm,  par  M.  le  comte  R.  de  rËstourbeillon,  309-313. 

Finistère  (Henri).  —  A  bâtons  rompus,  105-121.—  La  France  artistique 
et  pittoresque  :  Le  pays  de  Léon,  par  M.  H.  du  Cleuziou,. 225-228. 

De  Gourguff  (Olivier).  -  Essais  de  critique,  par  M.  Charles  Fuster,  145- 
149.  —  Excursion  pittoresque  et  archéologiqiLe  à  la  baie  de  Sour- 
neuf:  Sainte-Marie\delPQrniCt  par  M***,  313-314. 

Le  Gouyello  (vicomte  Hippoly  ], — La  Retraite  et  ses  fondateurs  (suite), 
122-127. 

De  Granges  de  ScH.i«ARf^/K,Ni<V-  '^^et^carMei  /a2/Vance2Jmt^,  464-466. 

Grimaud  (Emile).  ->litareb  de  Paul  Raudry,  40-55, 462-463.  —  Poésie  : 
.  Venàéen!  130-132%—    Une  inscription,  132;  —   Une 
vromesse,  204-205  ;  —  Le  Legs  de  Chantilly,  288. 

IBUB  (M*»*  Sophie).  —  Le  Conscrit,  128^129.  —  Le   Chant  des  Bretons, 
373-374.  —  Le  nom  de  la  «  bonne  Duchesse,  »  poésie,  451-452« 


TABLE  DES  ARTICLES  PAR  NOMS  d'AUTEURS  495 

De  Kbrjban  (Louis).  —  Ghronioue  d'août,  154-157.  —  Nouvelles  doua- 
niéres^  par  M.  Eugène  Roulleaux,  383-384.  —  Bretagne  et  Bretons, 
par  M.  Robert  Oheix,  385-388. 

DeKermaingut(A).  —  Dieu  et  le  Roi^  poésies,  par  M.  Emile  Grimaad, 
471-474. 

Lb  Lasseur  de  Ramzat  (Louis).  —  Les  Beaux-Arts  à  l'Expositioa  de 
Nantes.  (Chronique  d'octobre  et  de  novembre).  321-326, 390-400. 

—  Aux  missionnaires,  sonnet,  453. 

Leroux  (Alcide).  —  Le  Congrès  archéologique  de  France  (chronique  de 
juillet),  73-79. 

Lucas  (Âbbé  Yves-Marie).  —  L'église  de  Tréguier,  (fin),  56-65. 

Marie  Jenna.  —  Pensées,  133-136. 

Minier  (Hippolyte,  —  Ultima  verba,  poésie,  281-287. 

Delà  Nicollièrb-Teueiro  (Stéphane.)  —  Collection  locale  des  Cléons, 
ffaute-GoulainOy  près  Nantes,  par  M.  Félix  Chaillou,  145-146.  —  La 
Course  et  les  Corsaires,  161-188,297-308,  357-370,  422-450.  -L'Art' 
rétrospectif  à  l'Exposition  de  Nantes,  (chronique  d'octobre),  318-321. 

—  Statistique  historique  et  monumentale   de  l'arrondissement  de 
Redon,  par  M.  l'abbé  Guillotin  de  Corson,  382-383. 

Orain  (Adolphe).  —  Galerie  des  poètes  bretons  :  M.  Rabuaa  du  Coudray, 
137-141. 

Paris-Jallobert  (Abbé  Paul).  —  M«r  du  Fougeiais,  152-153. 

RoPARTZ  (J.-G).  ~  La  marquise,  nouvelle,  221-224. 

De  Saint-Jean  (comte).  —  La  Bretagne,  poésie,  372-373. 

Saulnier  (Frédéric).  —  Les  Sévigné  oubliés.  Souvenirs  du  XVlh  siècle. 

—  IV.  Les  iualheurs  d'un  Montmoron,  409-421 . 

Tamizby  de  Larroque.  —  Ré^eitoire  général  de  Ino-bibliographie  bre- 
tonne, par  M.  René  Kerviler,  142-145. 

Tbulé  (abbé  P.).  —  Vlndiana^  par  routeur  d'Une  femme  apôtre,  379- 
380.  —  Le  Congrès  des  catholiques  (<e  l'Ouest,  390-405. 

Trévédt  (J).  —  Tous  les  seigneurs  étaient-ils  nobles  t  Non,  206-220, 
262-282. 

De  la  Villemarqué  (Vicomte  H.).  ~  Jeanne  d'Arc  à  Domrémy,  66-72. 


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TABLE  ALPHÂBÉW&  DES  mM& 

APPRÉCIÉS  OU  MENT^MNÉ»  MM  m  fOUWB' 


Ahhesu  (f)  iê  J<marre,  drame  en  cinqt  titU^,  en  proW,  par  EhtëSt  ffëtfôïî, 

476-480. 

Jkm^iUi)  prékiskiriques^ de  VEspa^im  ^  ê»  Pa^lngat,  par  R^  Ctriailluitt, 

»reâagni9  al  ^e(oiè#>  p«r  Rbb«rt  Oheix,  38&-388. 

CSf  ontgtitff  éfe  ffas-Poitou,  par  de  ThSterçay,  488; 

Collection  focale  ée»  QUofU,  Jffaute-Goidaine^  frè$  J^antes^^  par  Félix 
Chaillou,  145-146; 

Éteu  et  le  Roi,  poésies,  par  Emife  Grimaud,  471-^4. 

Epopée  (V)  bibli^^  par  Tabbé  A.  Ollivier,  228-2da 

Essais  de  critique,  par  Charles  Fuster,  145-149. 

Excursion  pittoresque  et  archéologique  à  la  baie  de  Bourgheuf:  Sainte^' 
Marie  de  Fortifie,  par  M.  **%  313-314. 

VamHl^  Uks)  fremcaises  à  Jersey  pendant  ta  Rëvolulikm,  ptar  Ib  oéitatë 
IL  de  rÈstourbeillan,  309-^13; 

FMncâ  {la^  arMipêê  ei  ptMvres^tie.*  L^pays  de  Lècm,  par  ft»  dit  Gtou^ 
zioa,  225-228. 

J^Vtinoe  iia)  judoe^  par  Idouard  Druttaot>^464^466; 

Jndiana  (}'),  pttr  l^auteur  dtUnUf  Fémm  (»pôtre\%1^^^%S6k 

,muriMBS  dmanièn»,  par  Bufiéne  HonUeaiiix,  383-384i 

Promenade  dans  Quimper^  par  J.  Trévédy,  375-379. 

Éépmoifê  fémral  dtf  b^-biblêm9*aphi&  l^tmne,pàr  WêùfitfU^ef^-i^ 

145. 

St  '    '  lue  historique  et  monumcjiUale  de  Varrondissement  de  Redon,  par 
•  .  J  j  Guillotin  de  Corson,  382-383. 

*-^  '  ..^-      -^  -    -•  •  ' 

FIN  DU  TOME  SOIXANTIÈME. 


RutM.  —  lav^nMat  pofwt  «1  aaM  Arlani,  plM«  d> 


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