Google
This is a digital copy of a book thaï was prcscrvod for générations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project
to make the world's bocks discoverablc online.
It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject
to copyright or whose légal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books
are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that's often difficult to discover.
Marks, notations and other maiginalia présent in the original volume will appear in this file - a reminder of this book's long journcy from the
publisher to a library and finally to you.
Usage guidelines
Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the
public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we hâve taken steps to
prcvcnt abuse by commercial parties, including placing lechnical restrictions on automated querying.
We also ask that you:
+ Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use thèse files for
Personal, non-commercial purposes.
+ Refrain fivm automated querying Do nol send automated queries of any sort to Google's System: If you are conducting research on machine
translation, optical character récognition or other areas where access to a laige amount of text is helpful, please contact us. We encourage the
use of public domain materials for thèse purposes and may be able to help.
+ Maintain attributionTht GoogX'S "watermark" you see on each file is essential for informingpcoplcabout this project and helping them find
additional materials through Google Book Search. Please do not remove it.
+ Keep it légal Whatever your use, remember that you are lesponsible for ensuring that what you are doing is légal. Do not assume that just
because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other
countiies. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can'l offer guidance on whether any spécifie use of
any spécifie book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search means it can be used in any manner
anywhere in the world. Copyright infringement liabili^ can be quite severe.
About Google Book Search
Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps rcaders
discover the world's books while helping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full icxi of ihis book on the web
at|http: //books. google .com/l
Google
A propos de ce livre
Ceci est une copie numérique d'un ouvrage conservé depuis des générations dans les rayonnages d'une bibliothèque avant d'être numérisé avec
précaution par Google dans le cadre d'un projet visant à permettre aux internautes de découvrir l'ensemble du patrimoine littéraire mondial en
ligne.
Ce livre étant relativement ancien, il n'est plus protégé par la loi sur les droits d'auteur et appartient à présent au domaine public. L'expression
"appartenir au domaine public" signifie que le livre en question n'a jamais été soumis aux droits d'auteur ou que ses droits légaux sont arrivés à
expiration. Les conditions requises pour qu'un livre tombe dans le domaine public peuvent varier d'un pays à l'autre. Les livres libres de droit sont
autant de liens avec le passé. Ils sont les témoins de la richesse de notre histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine et sont
trop souvent difficilement accessibles au public.
Les notes de bas de page et autres annotations en maige du texte présentes dans le volume original sont reprises dans ce fichier, comme un souvenir
du long chemin parcouru par l'ouvrage depuis la maison d'édition en passant par la bibliothèque pour finalement se retrouver entre vos mains.
Consignes d'utilisation
Google est fier de travailler en partenariat avec des bibliothèques à la numérisation des ouvrages apparienani au domaine public et de les rendre
ainsi accessibles à tous. Ces livres sont en effet la propriété de tous et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine.
Il s'agit toutefois d'un projet coûteux. Par conséquent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources inépuisables, nous avons pris les
dispositions nécessaires afin de prévenir les éventuels abus auxquels pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des
contraintes techniques relatives aux requêtes automatisées.
Nous vous demandons également de:
+ Ne pas utiliser les fichiers à des fins commerciales Nous avons conçu le programme Google Recherche de Livres à l'usage des particuliers.
Nous vous demandons donc d'utiliser uniquement ces fichiers à des fins personnelles. Ils ne sauraient en effet être employés dans un
quelconque but commercial.
+ Ne pas procéder à des requêtes automatisées N'envoyez aucune requête automatisée quelle qu'elle soit au système Google. Si vous effectuez
des recherches concernant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractères ou tout autre domaine nécessitant de disposer
d'importantes quantités de texte, n'hésitez pas à nous contacter Nous encourageons pour la réalisation de ce type de travaux l'utilisation des
ouvrages et documents appartenant au domaine public et serions heureux de vous être utile.
+ Ne pas supprimer l'attribution Le filigrane Google contenu dans chaque fichier est indispensable pour informer les internautes de notre projet
et leur permettre d'accéder à davantage de documents par l'intermédiaire du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en
aucun cas.
+ Rester dans la légalité Quelle que soit l'utilisation que vous comptez faire des fichiers, n'oubliez pas qu'il est de votre responsabilité de
veiller à respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public américain, n'en déduisez pas pour autant qu'il en va de même dans
les autres pays. La durée légale des droits d'auteur d'un livre varie d'un pays à l'autre. Nous ne sommes donc pas en mesure de répertorier
les ouvrages dont l'utilisation est autorisée et ceux dont elle ne l'est pas. Ne croyez pas que le simple fait d'afficher un livre sur Google
Recherche de Livres signifie que celui-ci peut être utilisé de quelque façon que ce soit dans le monde entier. La condamnation à laquelle vous
vous exposeriez en cas de violation des droits d'auteur peut être sévère.
A propos du service Google Recherche de Livres
En favorisant la recherche et l'accès à un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le français, Google souhaite
contribuer à promouvoir la diversité culturelle grâce à Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet
aux internautes de découvrir le patrimoine littéraire mondial, tout en aidant les auteurs et les éditeurs à élargir leur public. Vous pouvez effectuer
des recherches en ligne dans le texte intégral de cet ouvrage à l'adressefhttp: //book s .google . coïrïl
Yj^
'W
-W
^* l.-
v^
V,
v<
- \
'^
>
^ r
i "*■ .
>-'^-
V 1
-\
*»
^
/
<^.
V.-^
^^^,
'N>^l
^ >
^'^\
1
^
'2>
>jr.
.'r
-^
'\
9
<^
\
V
K-
\
«"
\ ^
y
i: .-'
h-
r
1
-s
/
X:
A
♦ /
V
A
ii'
'^r
^ *
REVUE DE BRETAGNE
ET DE VENDÉE
TOME LX (X DE LÀ 6e SÉtUB). 1
l
?>
■Çt
MmUm. — imp. viooMt rorait el EnUe Griouiad, place du CemiiMtM, ^
REVUE
DE BRETAGNE
ET DE VENDÉE^ A' 0^.
^^
Diitcmii : Arthur d« In Borderla
Sicituui DE Lài RtDitTioH : Emll* Orlmand
TnENTIÈIIB ANNÉE
SIXIÈME SÉRIE. — TOME X
(TOm LX DB U COU.8CT10R>
AIMÉE 1886. — DECXIËHE SEMESTilE.
NANTES
BOBEADX DE RËDACTIOH ET D'ABONnEKEflT, PLAGE DU COHHEBCE, 4
ÉLOGE HISTORIQUE
DE DOM LOBINEAU
Prononcé it Saint-Jaoat le 3 mai 1886.
Monseigneur s
Messieurs^
Il y a aujourd'hui cent cinquanle-neuf ans, presque jour pour
jour, mourait à SaintJacut un grand serviteur de la Bretagne.
Alors, sur cette tie rocheuse battue des vents et des flots, s'éle-
vait entre mer et ciel une vénérable abbaye, dont Torigine remon-
tait aux premiers temps de la nation bretonne armoricaine, et qui
avait pour parure une belle église gothique. Sous les voûtes de ce
vieux sanctuaire, le grand serviteur de la Bretagne mort à Saint-
Jacut en 1727 vint élire son dernier domicile, dormir son dernier
sommeil, et pendant plus de soixante ans son nom, inscrit sur une
des dalles de ce temple, y reçut Thommage des Bretons.
Puis un jour, l'asile qui abritait cette tombe, Tantique monastère
qui depuis douze siècles soutenait sans fléchir Tassant des tempêtes
marines, tomba sous une tempête d'un autre genre. La Révolution
de 1793 supprima Tabbaye, rasa l'église, viola les sépultureS| brisa
les dalles tumulaires, jeta aux chiens les os des morts.
Les restes du grand serviieuç.de la Bretagne couché sous l'une
de ces dalles, qu'en fit celte tempête 7 On l'ignora longtemps. EnGn,
il y a une vingtaine d'années, dans le sol du jardin qui occupe au-
I. Mr Bouché, évéque de Saint-Brietic et Trégaier.
6 ÉLOGE HISTORIQUE DE DOM LOBINEÀU
jourd'hui la place de Téglise abbatiale, grâce h un hasard, on les
retrouva avec un fragment de cercueil portant le nom du person-
nage auquel ils avaient appartenu. Un second hasard — aussi dé-
plorable que le premier était heureux '— les fit disparaître presque
immédiatement et de telle sorte qu'il est maintenant à tout jamais
iropoSâible de les reconnaître. On sait seulement que, tirés de
leurptace primitive, ils furent transportés et inhumés dans la partie
du cimetière paroissial de Saint-Jacut où s'élève le monument de-
vant lequel nous sommes rassemblés.
Pendant que l'on avait perdu la trace de la dépouille mortelle
de ce grand serviteur de la Bretagne, sa dépouille intellectuelle,
si l'on peut ainsi parler, — c'est-à-dire son nom et son œuvre —
subissait une fortune analogue. Car il n^avait pas seulement élevé
en l'honneur de sa race un monument grandiose ; il avait déterré,
préparé, amené à pied d'œuvre d'immenses matériaux, pour le
continuer^ l'achever, le perfeclionnen
Lui mort, un homme vint qui s'empara de ces matériaux^ les
employa ou les empila tellement quellement, badigeonna en teinte
fijrise l'édiûce historique construit par son devancier, y plaqua en
tète, en queue, deux nouveaux pavillons dont le premier d'un goût
atroce, et inscrivit bravement son nom seul au fronton du monu-^
ment. Quand on demandait: — De qui est la ffratide Histoire de
Bretagne, ce vaste et précieux dépôt des annales et des archives
bretonnes édifié par les doctes fils de saint Benoît? — C'est l'His*
toire de dom itorice I — Telle était naguère, vous le savez,
Messieurs, l'invariable réponse*
Depuis une vingtaine d'années, grâce aux recherches, aux discusr
sions de l'Association Bretonne, grâce aussi un peu — permettez-
moi de le croire, Messieurs, — grâce aux réclamations pressantes,
incessantes, de celui qui a l'honneur de parler devant vous, dom
Morice a été tout doucement remis à sa place, qui n'est même pas la
seconde, et la première a été rendue au légitime propriétaire, à ce
grand serviteur de la Bretagne qui dort depuis plus d'un siècle et
demi dans la terre sablonneuse de Sainl^JacUt.
ÉL06B HîSTORtQUE DE DOM LOBIMEAD T
Mais eelte réparation, pour être complète, il fallait la consacrer
par on monument public, qui fit luire au grand jour, aux yeux de
tous, ce nom trop longtemps laissé dans l'ombre et le vengeât
avec éclat d'un injuste oubli.
Ce monument, que j'ai longtemps appelé de mes vœux, de mes
trop faibles efforts, le voici enfin^ Messieurs. Nous le devons au
cœur généreux, si élevé et si breton, de Tévèque qui porte digne-
ment aujourd'hui la double houlette des Tudual et des Brieuc,
dont il étend les bienfaits sur les beaux et pittoresques rivages
de la baie de PArguenon. Ce monument, il est digne de son
objet, il n'est pas banal. Son double caractère éclate à la pre-
mière vue : il est celtique et il est chrétien. Menhir crucifère, rap-
pelant aussi les lec'hs ou stèles funéraires des anciens Bretons du
YP au IX* siècle, son inscription dit à tous, dira toujours le nom
de notre grand historien : c'est la Croix de Dom Lobineau !
Appelé par la bienveillance de Monseigneur TEvèque de Saint-
Brieuc à m'associer à cette œuvre de réparation, je n'ai pu, mal-
gré mon insuifisance, résister à cet appel. Toutefois je ne retrace-
rai pas ici. Messieurs, la biographie de dom Lobineau, ce serait
un peu lon<;. Je me bornerai à mettre en relief le caractère de son
œuvre, la nature et l'importance du service rendu par lui à notre
mère la Bretagne.
I
Je ne sais trop dans quelle mesure peut être vrai ce dicton ba*
na), souvent répété, passé presque en proverbe: « Heureux les
peuples qui n'ont point d'histoire. » S'il s'agissait seulement d'his-
toire militaire, soit : la guerre a beau être glorieuse, elle est, même
pour les vainqueurs, un tel fléau que, si la chose était possible,
tout le monde s'en passerait de grand cœur. Mais dans la vie d'une
nation, dans l'histoire par conséquent, il y a, grâce à Dieu, autre
chose que la guerre : il y a la religion, les lois, les lettres, les arts.
8 ÉLOGE HISTORIQUE DE DOM LOBUTEÀU
les sciences, l'industrie, l'agricultare, le commerce, la navigation,
etc. Un peuple qui n'aurait ni histoire religieuse ou judiciaire, ni
histoire littéraire et artistique, ni histoire industrielle, etc.« sérail
donc ou un peuple sans religion et sans lois, sans lettres ni arts,
sans sciences, sans industrie, etc., ou un peuple si peu soucieux
de son passé que chaque génération vivrait exclusivement pour
elle-même, au jour le jour, sans garder nulle trace de l'existence,
de l'expérience des générations antérieures ; ou enfin ce ne
pourrait être qu'une nation fraîche éclose sans aucun passé : en
tout cas, triste nation.
Car la valeur, la grandeur de l'homme sur terre dans l'ordre na-
turel, c'est que chaque individu, si faible, si frêle, si caduc, si
passager qu'il soit, est cependant autre chose qu'un grain de
poussière, jouet méprisable des vents ; c'est un anneau dans une
chaîne, dans la famille, dans la tribu, dans la province, dans la
race. Il est et il se sent solidaire non pas seulement de ses con-
temporains, mais de ses devanciers et aussi de ses descendants et
successeurs. Par cette solidarité il jouit, dans tous les ordres de
l'activité humaine, du patrimoine commun de la race; il a sa part
dans toutes les tristesses, mais aussi dans toutes les joies et dans
toutes les gloires de la nation. Le sentiment de cette solidarité, ce
n'est antre chose que le sentiment national, véritable générateur
du patriotisme. Plus le sentiment national est fort, plus le patrio-
tisme est vif, c'est-à-dire plus puissant est l'amour de la patrie,
plus généreux le dévouement de chacun de ses fils.
Mais ce sentiment de la solidarité nationale ne peut naître et se
fortifier que par la connaissance de la nation et de son existence
antérieure, de son passé et de son présent^ de sa tradition et de sa
destinée ; il se développe d'autant plus que cette connaissance est
plus complète et que la génération présente peut mieux apprécier
la gloire, la vertu, la grandeur de celles qui l'ont précédée.
£t qui lui apprendra cela? L*hisloire, l'histoire seule ! L'histoire
est donc, à la lettre, la science patriotique par excellence.
Aussi, quoi qu'on en puisse dire, ces peuples heureux qui n'ont
ÉLOGE HISTORIQUE DE DOM LOBINBÀU 9
point d'bisloire sont, je crois, encore à nattre. Aux époques pri-
mitives de la civilisation, quand on manque de moyens ou d*atlen-
lion suffisante pour recueillir les éléments de l'histoire, les peuples
qui n'en ont point s'en donnent une par Timaginalion ; autour de
quelques noms douteux, de quelques faits mal connus dont le sou-
venir a surnagé par hasarda l'état rudimentaire, on brode des fables,
des aventures merveilleuses. Les bardes les mettent en vers, les
chantent sur la harpe ou sur la rote, ils sont alors les seuls histo-
riens : et même lorsque leur harpe s'est tue, quand on met leurs
chants en prose, longtemps encore l'histoire qu'ils ont inventée
reste en possession de la croyance générale de la nation.
Enfin, avec les progrès de la science et de la civilisation arrive
l'âge de la critique historique, c'est-à-dire, dujugementj du raison-
nement, de la recherche rationnelle du vrai appliquée à This-
toire, par l'examen des témoignages, des actes, des documents au-
thentiques qui gardentfidèlementempreinte l'image et la mémoire du
passé. Il est rared^ailleurs que la vérité, quand on veut bien la cher-
cher avec persévérance et prendre la peine de la scruter, de la fouil-
ler, de la dégager sous toutes ses faces, il est rare que la vérité his-
torique ne soit pas plus curieuse, plus originale, plus pittoresque,
plus intéressante que toutes les fables ; en tout cas de beaucoup
est-elle et plus honorable et plus glorieuse, puisque c'est — la vé-
rité I
Il est évident aussi. Messieurs, que Thomme ou les hommes qui
vouent leur vie, qui dépensent leur existence, leur force, leur âme,
â rechercher péniblement, un à un, les linéaments delà physionomie
nationale, puis à les rapprocher, à les replacer dans l'ordre vrai et
réel où ils se sont développés successivement^ de façon à restituer,
dans sa vérité sévère et sainte, l'image sacrée de la patrie, n'est-il
pas évident que. ces hommes rendent à leurs compatriotes, à leur
pays, un service de premier ordre, et que leurs noms doivent
être — immédiatement au-dessous de ceux des héros et des
saints — inscrits sur le livre d'or, sur le grand livre de la dette
nationale, mais de celle-là qui n'est jamais acquittée et que chacune
des générations successives doit payer avec le cœur?
iO ' ÉLOGE HISTORIQUE DE DOM LOBINEÂU
Hé bien, Messieurs, c'est celte image qu'ont présentée aux Bretons,
c*esl ce service de premier ordre que leur ont rendu dom Lobineaa
et les moines bénédictins ses confrères, associés à sa grande en-
treprise.
Il
L^hisloire bardique, Thistoire légendaire, merveilleuse et fabu-
leuse, avait pendant bien longtemps bercé la race bretonne. Aap-
pelons seulement les noms de ceux qui la prirent flottante dans la
tradition orale, dans les poèmes et dans les contes populaires,
pour la fixer parécrit : Nenniusau ix° siècle, Geofroide Honmouth
au xii^, sans parler de quelques intermédiaires moins saisissables.
Et dans celle histoire bardique, TArmorique avait sa large part :
vous connaissez tous, Messieurs, notre Pharamond de Bretagne,
prétendu fondateur du royaume brilo-armoricain, le terrible Conan
Hériadec et son interminable dynastie, dont nos annales, il y a un de-
mi-siècle, n'étaient pas encore débarrassées, et à laquelle, mieux
qu'à celle du roi de Mycènes, pourrait s'appliquer l'imprécation du
poète SQlirique :
Race de Mériadec^ qui ne finit jamais !
De très bonne heure cependant (dès 1394) se produisit un pre-
mier essai d'histoire de Bretagne; il eut pour auteur un clerc,
probablement un chanoine de Saint-Brieuc: c'est un amalgame
étrange de fables légendaires et de documents authentiques; c'est
plus qu'une simple compilation, il y a déjà des observations, des
remarques, des essais de conciliation entre les témoignages discor-
dants ; en un mot, l'intention bien évidente de tirer de tout cela un
corps d'annales suivies, embrassant Thislolre entière des Bretons
d'Armorique.
En 1480, un autre chanoine, Pierre Le Baud, trésorier de la
ÉLOGfi ttStORIQUË t>Ë DOM LOBINËÀU 11
collégiale de Vitré, présente au sire de Ghâteaugiron la première
rédaction (encore inédite) de son Histoire de Bretagne : œuvre
très pittoresque, très soignée au point de vue de U fornae littéraire.
Une quintaine d'années plus lard, sur la demande d*Anne de Breta«
gne, Le Baud a le courage de refondre son œuvre ; ici la forme le
préoccupe moins que le fond, il recherche avec plus de soin les do-
cuments, il indique partout les sources ; s*il n'expulse pas entière-
ment les notions fabuleuses, il en réduit de beaucoup la place et
l'importance, et donne le pas très visiblement aux témoignages au-
thentiques. On a remarqué qu'il est le premier chroniqueur citant
comme autorité les mémoires de Joinville^ En un mot, pour son
époque, il montre un sens critique très notable.
Avec Alain Bouchart (1514), qui suit Le Baud de très près, nous
retombons lourdement dans la légende. Bouchart, qui était légiste,
secrétaire du Duc, adore les fables et les prend de toutes mains *,
mais que ne lui passerait-on j)as pour sa langue naïve, où vibre vi-
goureusement le sentiment breton ?
Bertrand d'Ârgentré (1582), le sénéchal de Rennes, le grand
jurisconsulte, est un écrivain de race, d*un style nerveux, puissant,
qui burine fortement sa pensée. Il a beaucoup des parties d'un vrai
critique, mais sa critique est encore un peu sans règle et sans mé-
thode, elle va par sauts et par bonds, souvent elle dort et a de sin-
gulières lacunes. Ainsi , par exemple, de son autorité privée, l'il-
lustre sénéchal transforme complètement le caractère légendaire
de Gonan Mériadec : d'un conquérant farouche, barbare, extermi-
nateur, il en fait un roi organisateur, législateur, créateur d'ins-
titutions civiles et religieuses, géniâ politique et homme d'Elat;
Gonan n'en est pas moins fabuleux, au contraire. Et l'œuvre de
d'Argentré, monument littéraire et historique des plus remarqua-
bles, est cependant loin encore de nous offrir l'histoire vraie,
l'image exacte et complète de la patrie bretonne.
1. La remarque esl du très savant M. Nalalis de Wailiy dans sa belle édition de
Joinviiie (Didol, 1874), Introd., p. xv.
12 ÉLOGE HISTORIQUE DE DOM LOBINEAU
A ces quatre grands chroniqueurs, dont le dernier est déjà un his-
torien, joignons le seul écrivain, qui, avant Tentreprise bénédictine,
ait produit une œuvre d'ensemble sur l'histoire religieuse de la
Bretagne, l'aimable et naïf Albert Legrand (en 1637), le poète des
Saints de Bretagne, qu'on a surnommé aussi — très justement —
le La Fontaine de la Jégende. Il a un charme attrayant, une grâce
originale. Tout le monde sait que ce n'est pas un critique.
Cependant le xvii^ siècle s'avance: Sirmond et les Bollandistes,
Mabillon, d'Achéry et leurs confrères les doctes Bénédictins de
Saint-Maur établissent les règles de la critique^ fondent la science
diplomatique, publient des collections d'actes, de chroniques, de
documents de toute sorte, révisent les annales de France, et de
toutes parts, dans Tordre historique, s'élève un CTiiPlus defabksf
la vérité! la vérité entière/ rien que la vérité t
C'est alors que se produisit l'entreprise scientifique, patriotique,
qui aboutit à deux œuvres magistrales, la grande Histoire de Bre-
tagne, la grande Vie des Saints de Bretagne, toutes deux signées
du nom de Lobineau.
Il n'en fut pas le seul auleur.
Ils étaient cinq, — cinq religieux de la congrégation de Saint-
Maur. En 1689, ils entamèrent leur vaillante campagne. Lobineau
ne faisait pas encore partie de ce bataillon sacré. Le chef, c'était le
prieur de Redon, dom Maur Audren de Kerdrel, né à Landunvez
(diocèse de Léon), ^ Tun des esprits les mieux faits qu'on pût sou-
haiter, » disent les contemporains, «aussi propre à former de beaux
desseins qu'à en diriger l'exécution. » Il fut l'âme de l'entreprise,
jusqu'au moment où dom Lobineau en demeura seul chargé. Pour
auxiliaires, pour ouvriers, — on les appelait couramment les ouvriers
de V Histoire de Bretagne — il avait sous ses ordres dom Veissière
de la Croze, né à Nantes, dom Denys Briant, né à Pleudihen, dom
Rongier, Breton auesi, mais dont on ignore le lieu de naissance, et
dom Antoine Le Gallois, né à Vire, qui par un long séjour en Bre-
tagne, par son intimité avec dom Audren, était devenu Breton de
cœur et d'esprit. En 1693, dom Veissière ayant quitté la Bretagne,
ÉLOGE HISTORIQUE DE DOM LO0INEAU 13
pour aller à Paris s'occuper d'autres travaux, dom Lobineau prit sa
place parmi les ouvriers de dom Âudren.
III
La tâche de ces ouvriers comprenait deux parties fort distinctes :
1® La recherche des documents, Texploration des archives, la
lecture, la transcription et la collation des actes, des titres, des
chroniques, de tous les matériaux qui devaient fournir la base et
la substance de l'Histoire ;
2o La construction de rédifice en vue duquel ces matériaux
étaient amassés, c'est-à-dire leur réduction, leur transformalion
en corps d'annales claires et régulières, la rédaction de VHistoire
de Bretagne proprement dite.
La première partie de celte tâche — l'exploration des archives
et l'amas des matériaux historiques — dura sept années (de 1689
à 1696), employant constamment cinq religieux (dont nous venons
de rappeler les noms), c'est-à-dire qu'elle représente trente-ciaq
ans de la vie d'un homme, trente-cinq ans d'un labeur constant et
obstiné, car ces moines étaient infatigables.
Nous ne donnerons pas ici (ce serait trop long) le détail de leurs
travaux, de leurs voyages et de leurs explorations scientifiques
Mais chacun peut de ses yeux en voir le résultat et même le
toucher de ses mains, en se faisant représenter, à la Bibliothèque
Nationale, les cinquante in-folio manuscrits relatifs à la Bretagne,
de la collection des Blancs-Manteaux.
La seconde partie de la tâche des Bénédictins — la rédaction
de VHistoire de Bretagne — employa comme la première sept
années, de 1696 à 1703. Mais, de sa nature, celte portion de l^œuvre
devait être conçue et exécutée par un seul homme, auquel il ap-
partenait de dégager la doctrine incluse dans cette masse de maté-
riaux, c'est-à-dire, la série claire et nette des annales bretonnes,
U âioos BisTomQUfB m dou lobineàu
ea un mot, de tailler dans CQ bloc la grande, la vraie, la glorieuse
figure de la Bretagne.
A Lobineau revint cette honneur.
Ce dernier venu des ouvriers de l'Histoire de Bretagne en était
aussi le plus jeune. Né à Rennes, en 1667 S d'une vieille famille
d'hommes de loi, la plupart procureurs au Parlement, il avait l'es-
prit critique, disculeur et frondeur de la basoche^ avec l'attache-
ment profond aux libertés do la province qui distinguait en Bre-
tagne les gens de palais. Très dégagé de tous préjugés, mais fer-
mement attaché, en histoire comme en religion, à la vérité pure ;
intelligence étendue, jugement solide, avec une forte pointe d'ironie
et même de gaieté, c'était l'homme qu'il fallait pour tirer, de l'im-
mense amas de chartes, de chroniques, de dissertations, de ma-
tériaux de toute sorte entassé» pendant sept ans par cinq opiniâtres
travailleurs, un corps d'annales en bon ordre, clair, lisible, et présen-
table au public. Deux raisons^ dit-il lui-même, lui firent accepter
cette lourde tâche : « f honneur de la province qui lui avoit donné
(< U jour y et ce qu'il devoit au R. P. Audren qui l'avoit élevé dans
<c la vie religieuse, » et pour qui il professait un respectueux dé-
vouement.
Après sept années consécutives d'un travail incessant d'examen
et de critique, de composition et de rédaction, — travail acharné
quoique souvent interrompu par la nécessité de nouvelles fouilles
dans les archives de la province, -* au commencement de 1 703,
Lobineau avait achevé d'écrire son Histoire. Il consacra les huit ou
neuf premiers mois de cette année à la polir, à la réviser, avec
l'aide des plus illustres savants de la Congrégation de Saint-Haur
qu'il alla consulter à Paris. Au mois d'octobre, il présenta aux
Etats de Bretagne le manuscrit complet de l'ouvrage comprenant
deux gros volumes in-folio : un volume d'Histoire rédigée en oorps
d'annales ; un volume d'actes, titres, dissertations et extraits de
t. Et aon en 1666, comme on V% dit partout jusqu'ici. On trouTera le texte de
son acte de baptême à la suite de ce discours
1
ÉLOGE HISTORIQUE DE DOM LOBIKEAU 15
chroniques formant les prenves de celte Histoire. En même temps,
il demanda aux Etats le vote d'un secours pécuniaire indispensable
pour rimpression. Cette demande fut très vivement soutenue par
Us Commissaires du roi, c'est-à-dire par les hauts personnages
chargés de représenter la royauté dans l'Assemblée de la province;
car bien qu'on en ait dit, dom Lobineau n'éprouva jamais aucune
opposition, aucune vexation de la part du pouvoir royal, qui lui
prêta au contraire en plus d'une circonstance un appui efficace.
IV
L'opposition vint d'ailleurs. Elle vint d'une maison illustre en
Bretagne, de la maison de Rohan. Encore y-a-t-il Rohan et Rohan.
La branche des Rohan-Chabot, qui aujourd'hui habite la Bretagne,
qui a restauré avec tant d'intelligence l'admirable château de Jos-
selin, cette branche fut très favorable à Tœuvre de Lobineau ; le
duc de Rohan-Chabot, président de la noblesse aux Etats de 1703,
soutint énergiquement la demande de subvention.
Hais il y avait les Rohan-Guémené et les Rohan-Soubise, qui se
disaient orgueilleusement Rohan-Rohan^ qui prétendaient avoir à
la cour les honneurs exceptionnels de princes étrangers^ et cela
comme descendants d'une maison souveraine ayant régné sur une
nation autre que la nation française. Cette maison souveraine, c'é-
tait la prétendue dynastie royale bretonne de Conan Mériadec. Or
l'Histoire de Lobineau rasait par le pied Conan et sa dynastie.
Grave humiliation pour les Rohan-Rohaa, si fiers de cette origine
fabuleuse ; grave péril pour leur principauté étrangère. Aussi
vouèrent-ils à Lobineau et à son œuvre une haine implacable —
nous dirions aujourd'hui une haine corse^ *- qui commença à se
montrer aux Etats de 1703^ mais qui ne put alors, malgré sa rage^
empêcher le vote d'une subvention de 20,000 livres pour l'impres-
sion de l'Histoire de Bretagne.
Ce n'était que le commencement. L'année suivante, Lobineau vit
16 ÉLOGE mSTORIQUE DE DOM LOBINEAU
de nouveau celte haine se dresser devant lui, lui barrer le passage,
il dut livrer un nouveau combat; avec des circonstances si curieuses,
si honorables pour lui, que je ne puis me dispenser de les rappeler.
Muni du vote favorable des Etals de Bretagne, il était allé à
Paris (mai 1704) traiter de l'impression avec les libraires. Pour
imprimer il fallait un privilège. Le Chancelier le refusa. Pourquoi?
Il y avait une dame qui s'y opposait — Madame de Soubise. Saint-
Simon en a assez parlé, dès lors tout le monde la connaît. Elle était
Rohan de tous les côtés, par son mari, par eile-mème, et Roban
jusqu'aux moelles. Par la constante et intime faveur du roi, elle
était bien plus ; elle avait pu faire son mari prince, se bâtir au mi-
lieu de Paris un hôtel, un palais digne d'une reine; aussi entendait-
elle bien être de race royale et sortir du plus vieux roi qui eût
régné en Gaule, c'est-à-dire de Conan Mériadec, Quand on lui dit
qu'un petit moine, chassant de l'hisloire Conan et sa race, la privait
de celte illustre origine, elle alla en grand courroux porter plainte
au Chancelier, — « qui dit à dom Lobineau qu'il ne luy accorde-
« roit point de privilège pour son Histoire, à moins que Madame
de Soubise n'en fût satisfaite *. »
Le soin de s'aboucher avec Lobineau fut remis par cette haute
^l puissant'^ dame à son fils, Armand-Gaston de Rohan-Soubise,
évêque de Strasbourg, l'un des plus beaux prélats de France et des
plus intelligents. Lobineau comparut donc devant lui, assisté d'un
membre de l'Académie française, Tabbé de Cauraarlin, plus tard
évêque de Vannes, qui perlait grand intérêt à l'Histoire deBretagne.
Après plusieurs conférences sur Conan, l'évèque, t comme il avoit
« beaucoup de capacité, » dit un contemporain, fut obligé de
« reconnaître que c'étoil une fable. »
Mais l'honneur du nom de Rohan voulant qu'elle fût maintenue,
il déclara exiger, au nom de sa maison, l'insertion dans l'Histoire
i. Ce soDt les termes mêmes d'un coolemporain (te P. Léonard de Sainte-Calhe-
rme) qui nolait ces circonsUnces jour par jour. Voir p. 91 et 113 de la Correspim-
dance historique des Bénédictins Bretons (Paris, Cliampion, 1880, in-a*).
£lo6E historique de dom lobineau 17
de Bretagne d'un mémoire où toutes les prétentions rohanesques
s'étalaient avec tous leurs arguments. Le privilège était à ce prix.
Lobineau trouva ce mémoire plein de faussetés, il refusa. Les
chefs de la congrégation de Saint -Maur, cr:iignant le courroux de
H>°o de Soubise, le pressaient de céder ; les plus illustres savants
de Tordre, dom Ruinart, le grand Habillon lui-même, insistaient
dans le même sens. Bien plus : Tévèque de Strasbourg, humiliant
rimmense orgueil de sa race, vint en personne « trouver deux ou
trois fois » le petit moine « pour conférer avec luy et le prier
« de ne pas faire cette difficulté. »Toul fut vain. Lobineau ne recula
pas d'une semelle ^ — Voilà un Breton I — Et, chose merveil-
leuse, il l'emporta.
Sans doute le Chancelier, qui avait été longlemps président du
Parlement de Bretagne, ne voulut pas s'engager dans une sotte
querelle contre les Etats et le public de cette province. Toujours
est-il que, sans insérer le mémoire, sans faire aucune concession^
Lobineau eut le privilège.
UHistoire de Bretagne parut en 1707. Â peine parue, elle fut
(et elle l'est encore) tenue pour le modèle des grandes histoires
provinciales fondées sur les titres authentiques et rédigées en
forme d'annales, comme on les voulait alors. Voici l'appréciation
portée sur cette œuvre, en 1708, par un juge impartial et autorisé :
(1 Dom Gui-Alexis Lobineau, après avoir partagé avec ses con-
« frères la fatigue des recherches, a eu seul le soin de réduire et
« d'arranger les parties de ce curieux ouvrage et toute la peine de la
« composition. On ne peut lui refuser la gloire que mérite un critique,
« juste et délicat, qui, fidèle à ne pas aller au-delà de ses preuves
l.Tout ce récit est lire presque liuéralement des Notes du P. Léonard, dani Toa-
vragc déjà cité, p. 113-114.
TOMft hX (X DE LA 6» SÉRIE) 2
18 ÉLOGE HISTORIQUE DE DOH LOBINEâU
« n'impose jamais au leclear par des airs de conûance et par des
« décisions présomptueuses ; qui préfère une sage incertitude à des
« conjectures hardies ; qui propose avec netteté les raisons de se
« déterminer, mais qui ne cache pas les raisons de douter. On ne
« lui refusera pas non plus la gloire d'avoir le style net, ferme et
f coulant, sans affectation et sans rud esse.
« L'auteur s'est interdit tous ces ornements que l'imagination
€ aime à prêter aux narrations pour les embellir. Il a conservé aux
« personnes, aux dignités, aux habillements, aux armes, aux céré-
€ monies les noms anciens. Voilà sa méthode^ qui consiste dans
« un attachement scrupnleuûû à la vérité.
(c On doit être aussi content de l'imprimeur que de l'auteur.
« L'édition répond à la magnificence des Etais de Bretagne qui,
« dans des temps difficiles, ont fait éclater une libéralité, qu^on ne
« saurait trop proposer pour exemple aux autres provinces du
« royaume et même aux autres Etals de l'Europe ^ »
Et en effet, en cette même année 1708, les Etats de Languedoc,
ayant résolu de faire écrire l'histoire de leur province, voulurent
confier ce travail à Lobineau '. Celui-ci, qui ne songeait qu'à con-
tinuer l'Histoire de Bretagne, refusa : les Languedociens alors
s'adressèrent au supérieur général de la Congrégation de Saint-Maur
pour obtenir de lui deux de ses religieux qui travailleraient suivant
les principes de l'historien de Bretagne, et le supérieur, avant toute
chose, pria ce dernier de tracer la voie à ses confrères en leur fai-
sant part de sa méthode. On a la réponse de notre auteur, qui est
fort intéressante et suffirait à prouver le grand succès de son
œuvre 3.
1. Méraoires poar servir à Thisfoire des sciences et des arts, recueillis par ordre
de S. A. S. M" le prince souverain de Dombe (dits Mémoires de Trévoux), Avril
1708, p. 549-551.
2. Correspondance des Bénédictins Bretons, p. 141, n» S2, 24 juin 1708.
3. Lettre de dom G.-A. Lobineau à dom Simon Bougis, supérieur général de la
Congrégation de Saint -Maur^ du 3 octobre 1708 (publiée en 1825 pour la Société
des Bibliophiles François^ et devenue extrêmement rare.)
ÉL0G8 HISVORlQOfi 08 DOM LOBINBAU 19
Ge succès ne désarma point la haine des Rohan, d'autant que it
zèle deLobîneau à poursuirre son ouvrage ne les rassurait nulle-
ment* Dès la fin de 1707, il présentait aux Etats le manuscrit prêt
à imprimer d*un troisième volume, — volume de preuves, chro-
niques^ actes divers. On disait môme qu'il pourrait bien s'y
glisser une démolition en règle de Gonan Mériadec. ^ Le clan des
Rohan dans toutes ses subiivisions (sauf les Rohan-Ghabqt) était
terrifié. Rohan-Guémené, Rohan -Soubise^ Rohan-Pouldu, tous se
coalisèrent ; avec 4'énergie du désespoir iU firent Jouer toutes les
batteries, toutes les ressources et tous les genres d'influence que
leur pouvaient donner leur immense fortune et leur haute positioq*
Ils parvinrent à dominer les Etats, à les empêcher de voter la sub-
vention demandée par Lobineau pour i'impressioa de ce troisième
volume.
L'historien ne se découragea pas, il s'acharna à la besogne, et
mit sur pied le manuscrit d^un quatrième tome. Il écrivit de plus
un Traité très étendu des Barons de Bretagne.rempVi de curieuses
recherches sur les institutions féodales bretonnes et sur le gouver-
nement ancien du duché. Ces efforts, ces travaux furent inutiles,
du moins pour leur auteur — car plus tard D. Morice en profila* —
Les Rohan-Rohan étaient maîtres de la place, ils firent écarter par
les Etals toutes les requèles, toutes les propositions de Lobineau
— sans préjudice des peliles vexations qu'ils lui valurent, dans le
détail desquels je ne puis entrer.
Telle fut la générosité de celle illustre maison. Ainsi vengea-
t-elle, au détriment de la Bretagne et de son historien, les malheurs
du grand Gonan Mériadec, ou plulôt — car c'est là le vrai — les
blessures faites par la vérité historique à son implacable vanité.
VI
Elle ne put cependant empêcher dom Lobineau de rendre à sa
patrie un nouveau service non moins important que le premier
20 ÉLOGE HISTORIQUE DB BOM LOBINEAU
en publiant, deux années seuiemenl avant sa mort (en '1725), la
grande Vie des Saints de Bretagne : publicalion à laquelle (on a
regret de le dire) les Etals de Bretagne restèrent étrangers et qui
fut f^ite tout entière aux frais des libraires associés de la ville de
Rennes. Œuvre magistrale -- un volume in-folio — qui a fixé dans
lous ses traiis principaux la vérité de Thistoire religieuse de notre
province, comme Tin-folio de 1707 l'avait fait pour notre histoire
civile, politique et militaire ^
Cependant, la Vie des Saints de Bretagne de Lobineau a été
Tobjet de nombreuses critiques, ou plutôt d'une seule critique fré-
quemment répétée : on lui a roproché, on lui reproche encore
souvent ya ^eplicisme qui rejette les miracles, qui élimine de l'his-
toire religieuse le surnaturel. Reproche complètement injuste. Pour
l'articuler il faut n'avoir lu ni Tœuvre de Lobineau ni même sa pré-
face, où il expose la règle suivie par lui et qui se résume en deux
mots : créance complète aux miracles attestés par des témoins
oculaires, par des contemporains dignes de foi et bien informés ;
liberté entière vis -à-vis de ceux qui ont pour uniques garants des
écrivains de beaucoup postérieurs à l'événement, condamnés dès
lors à reproduire la tradition orale, si sujette aux exagérations, aux
inventions, aux erreurs de toute sorte, et qui ne peut en aucun cas^
surtout en telle matière, passer pour un témoignage irrécusable.
Ainsi, par exemple, Lobineau admet de grand cœur tous les
miracles de saint Yves ; mais il rejette ceux de sainte Haude,
sœur de saint Tangui, une sainte du VP siècle qui, selon sa
légende rédigée au Xy% serait entrée un jour chez son père, dans
la salle du château de Trémazan, en tenant sa tête entre ses mains,
1. Avis indispensable. La prélendue nouvelle édition de la Vie des Saints de Bretagne
de Lobineau, donnée en 1836 par M. Tabbé Tresvanx, reproduit d'une façon très
inexacte le texte du grand Bénédictin. Quelquefois elle le complète, plus SDuven^
elle Taltère. En ce qui concerne ks premiers siècles, Tabbé Tresvaux défigure abso-
lument son auteur, en lui imposant, par voie d'interpolation, Tabsurde système de
Conan Blériadec et de la dynastie conanienne, que Lobineau, on l'a vu, repoussait
énergiquement C'est là pis qu'une exactitude, c'est une falsiticaUon.
£l06E historique de DOM LOBINEA0 21
et aurait ordonné à sa marâtre, coupable de sa mort, de vuider
sur le champ ses entraides, ce que celle-ci se hâta de faire immé-
diatement jusqu'à mort et extinction définitive.
Dom Lobineau, de ce chef, est-il bien coupable ?
Prenons garde. Messieurs : la plupart du temps, ceux qui en
telle matière disent : a Tout ou rien, tout est à prendre ou tout à
laisser ; si vous croyez aux miracles de saint Yves, vous ne pouvez
rejeter ceux de sainte Haude, > prenons garde que ceux-là, leur
principe admis, se réservent bien souvent de conclure que, les
miracles de sainte Haude ne pouvant sérieusement être imposés à
la croyance d*un homme raisonnable, ils les rejettent et avec
eux — par conséquent — tous les autres.
Il me semble inutile d'insister.
Le plus grand tort de Lobineau en cette matière voulez-vous le
savoir ?
C'est d'avoir traité beaucoup trop durement son devancier, le
bon Père Albert Legrand, dont il a quelque part appelé le livre
« un tissu de fables, plus propre à réjouir les libertins (c'est-à-dire
tt les incrédules) qu'à édifier les fidèles. »
Sans doute, au temps de la Régence, dans certaines classes de
la société^ l'incrédulité qui déjà ricanait et levait la tête, trouva en
plus d'un récit du mW légendaire un texte de méchantes plaisante-
ries. C'est là ce qui explique le mol de Lobineau, — sans le jus-
lifier. Car, à mon sens, dans la masse de la nation bretonne, le
livre du P. Albert Legrand, très attrayant de forme et par consé-
quent très lu, eut un effet tout autre : il contribua (croyons-nous)
beaucoup à y maintenir vivants, et dans une alliance intime, le
sentiment chrétien et le sentiment breton.
Aujourd'hui il est facile d'être juste tout à la fois pour les deux
œuvres si dissemblables, mais si remarquables par des qualités
diverses, de Lobineau et d'Albert Legrand.
Celui-ci, sans la moindre prétention liiléraire, a fait un livre
dontle style, la couleur, le mouvement, sont le principal mérite. Il a
un peu travesti ses personnages ; à tous, de quelque siècle qu'ils
29 ÉLOGE niSTORIQUE DE DOM LOBIMEAU
soient, il donne les sentiments, le langage, jusqu'au costume de son
temps, non peut-être du règne de Louis XIII, mais plutôt de la
Ligue, l'époque de sa jeunesse, époque ardente, énergique, vivante,
agissante : aussi toutes ces figures sont-elles pleines de vie et de
verve; si ce n*est pas là une résurrection, au moins c'est un
drame.
La Vie des Saints de Bretagne de Lobineau n'offre rien de pareil.
C'est une longue, une imposante galerie de statues taillées dans le
granit breton ; les draperies sont sobres, un peu rigides, les lignes
simples et sévères, tout ornement superflu soigneusement écarté ;
mais au point de vue de la vérité des figures et de l'exactitude
des proportions, le travail est exécuté avec un suin tel et avec une
telle conscience qu'il n*y a, pour ainsi dire, rien à reprendre.
En ce qui touche surtout les temps anciens, la Vie des Saints
de Bretagne est le complément indispensable de VHistoire de Bre^
tagnede Lobineau. Dans ces deux ouvrages il a fixé la vraie théo-
rie de nos origines, spécialement de nos origines religieuses^ qu'il
rapporte — très justement — aux moines, aux missionnaires venus
de la Grande-Bretagne en Ârmorique avec les émigrés bretons
chassés de l'tle, aux Y* et Vl« siècles, par l'invasion saxonne. Si ce
n'est pas ces missionaires qui ont pour la première fois porté la
parole évangélique dans la péninsule armoricaine, c'est eux qui
l'ont fécondée, eux qui ont converti la plus grande partie des indi-
gènes restés pblens jusque-là, eux qui ont fondé les évêohés, les
églises, les monastères, en un mot toute Torganisalion ecclésias-
tique telle qu'elle a persisté jusqu'au dernier siècle. En eux donc
nous devons saluer les véritables apôtres de notre province, et ces
apôtres —grâce à Dieu — sont des Bretons. Voilà ce que Lobineau
a établi le premier sur des monuments et des preuves irrécu-
sables.
VII
Ainsi, Messieurs, malgré les contradictions, les persécutions
semées sur sa route et dont je n'ai pu ici rappeler qu'une partie.
ÉLOGE HISTORIQUE DE DOM LOBINBÀU 23
ce vaillant moine vint à bout d'achever toute la partie essentielle
de son œuvre, œuvre gigantesque, d'un labeur et d'un prix inesti-
mable, — puisque c'est Thistoire entière de notre chère Bretagne,
dans Tordre religieux et Tordre civil, son histoire vraie, que nous
n'avions pas avant lui, qu'il nous a donnée, et que nous lui
devons !
Pour dom Morice (car il en faut dire un mot), venu quarante ans
après Lobineau, il a vécu de ses miettes. Tout ce qu'il y a de
nouveau, d'original dans son œuvre, c'est le rétablissement en tète
de son Histoire, et par ordre des Rohan, de la fable de Conan
Mériadec, — c'est-à-dire une souillure au fronton du monument
élevé par son devancier.
Quant à ce dernier — Lobineau, — avais-je tort en commen-
çant de l'appeler un grand serviteur de la Bretagne, — lui qui con-
suma sa vie, sa vie entière, qui subit et qui brava mainte épreuve
pour retrouver trait à trait et pour faire revivre avec une fidélité par-
faite, dans une image digne d'elle, le glorieux passé de notre chère
province ?
Est-ce là un service ? Et pour qui Ta reçu, ce service, est-ce là
une dette ?
Les Bretons n'ont jamais été taxés d'ingratitude. Pourtant depuis
un siècle et demi celle dette restait en souffrance. Pas le plus
modesle monument, pas la plus brève inscription, pas le moindre
signe extérieur ne rappelait même le nom de Lobineau. Cette
ingratitude, ou du moins celle apparence d'ingratitude, ainsi pro-
longée, tournait au scandale.
Monseigneur,
Grâce à vous ce scandale a cessé. Puisque la ville de Rennes
semble oublier celui qui a été Tun de ses plus glorieux enfants,
vous, Monseigneur, dont le diocèse garde la dépouille du grand
historien, vous avez voulu honorer son nom, payer autant qu'il
était en vous la dette de la Bretagne.
24 ÉLOGE HISTORIQUE DE DOM LOBINBAU
I' Permettez-moi, Monseigneur, de voUs en remercier au nom de
tous les Bretons,
En leur nom permettez-moi aussi, Monseigneur, de tous remer-
cier de Tardenle et énergique sympathie que vous montrez en toute
occasion pour les souvenirs, les traditions, les illustrations de la
patrie bretonne. Dans quelques jours, vous allez bénir la première
pierre du nouveau etsplendide tombeau restitué, par vos efforis et
sur votre initiative, au grand thaumaturge, au plus illustre des saints
bretons, qui résume dans les merveilles de son austérité, de sa cha-
rité incomparables, les vertus et les merveilles de tous ses devan-
ciers, à saint Yves. C'est là encore une dette de la Bretagne que
vous aurez l'honneur d'acquitter.
Merci enfin. Monseigneur, de voire respect pour nos vieux
monuments, nos vieilles églises. Vous comprenez admirablement
f que les pierres qui les composent, consacrées par l'art antique, par
les innombrables prières des générations anciennes dont elles sont
comme imprégnées, établissent, entre ces générations passées et
la présente, un lien sacré qui ne permet point à celle-ci de dégé-
nérer de la foi de ses ancètres;
Heureuse d'ailleurs la province de Bretagne — la province
ecclésiastique de Rennes, — dont le vénérable métropolitain s'est
empressé de témoigner ses sympathies bretonnes en faisant rétablir
les vieux titres épiscopaux de saint Malo et de saint Samson, et
qui voit maintenant sur trois de ses sièges trois vrais Bretons atta-
chés de cœur aux souvenirs, aux traditions, aux vieilles mœurs
[: de la Bretagne, parce qu'ils savent qu'entre le sentiment chrétien
[ et le sentiment breton il y a une alliance intime, naturelle, indis-
soluble.
!^ Honneur donc, honneur aux évèques bretons !
r Nous aussi, Messieurs, à leur exemple, chrétiens et Bretons que
% nous sommes, efforçons-nous d'entretenir et de promouvoir autour
de nous, partout, sous toutes les formes, ce double sentiment, dont
[c- l'union intime a toujours été en ArmoriqueTun des traits les plus
Et saillants du caractère national, depuis Tâge antique de nos apôtres,
ilOaZ HIST0RIQU8 DB DOM LOBINKAU 25
ies Brieuc, les Tudual, les Samson, les Coreniin, les Gildas, jusqu*à
nos héros et nos poètes de Tâge moderne : Chateaubriand, Bri*
zeux, Lamoriciëre.
Et ce double sentiment, cette union intime du génie celtique
et de ridée chrétienne, où la trouver mieux réalisée qu'en Thomme
dont nous honorons ici la mémoire, — Gui-Alexis Lobineau ?
Le Christ ! — toute sa vie il l'a servi sous Tauslëre observance
de saint Benoit.
La Bretagne ! — toute sa vie il Ta aimée, étudiée, glorifiée, — et
glorifiée comme elle le mérite, par la vérité seule : de cet or pur
et sans alliage il a fait la couronne de la Bretagne.
La Vérité! — cette vérité cherchée par lui avec tant J*ardeur,
scrutée avec tant de patience, extraite avec tant de fatigue des limbes
du passé, — une fois conquise, il n'est pas resté devant elle froid
et inerte. 11 l'a prochmée, maintenue, avec 1 obstination passionnée
d'un Celle. Il Ta bravement défendue contre toute attaque avec la
virile liberté des vieux saints de notre race, qui comptaient, qui
pratiquaient comme une éminenle vertu ce que leurs biographes
appellent liberlas vods erga terrenas potestates \ la liberté de la
parole envers les puiâsants de la terre.
Oui, c'était un vrai chrétien et un vrai Breton, une vaillante
intelligence, un fort caractère, ce moine qui usa sa vie à servir, à
glorifier, à défendre — le Christ, la Bretagne^ la Vérité !
Arthur de la Borderie.
1 . Voir VU. S. Winwaloei, lib. 11. cap. 2, dans le Carlulaire de Landcvenec, p. ôO.
).
AGTB DE BAPTÊME ET DE NAISSANCE
DB
GUI-ALEXIS LOBINEAU
C9 octobre 1667 J
a Gui-Alexis Lobineau, fils de mattre Pierre Lobineau el de
damoiselle Anne Hunauld sa compaigne, a eslé ce jour tenu sur les
fons par noble homme Gui Cordonnier, huissier en la Cour, et
damoiselle Suzanne Jandron, compaigne de noble homme Jacques
Pigeaut, sieur de Pomelin : ledit enfant né ce neuffiesme octobre
1667.
« (Signé) Cordonnier. — Susanne Gendron — Le Paige. —
Pigeaut. — A. Lobineau. — Catherine PigeauL - Petitjan. -
P. de Lorgeril. — P. Lobineau. »
La dernière signature est celle du père, ravant-dernière celle du rec-
teur de Saint-Étienne de Rennes; Tacte est inscrit aux registres baptis-
maux de cette paroisse^ année 1667, fol. 89 verso. La copie nous en a
été fournie par M. Pdul de la Bigne- Villeneuve, membre de la Société
Archéologique d'Ille-et- Vilaine. — Jusqu'ici tous les auteurs ont mis, à
tort, la naissance de Lobineau en 1666, sans en indiquer le jour.
MISANTHROPE
I
Lequel a raison, de Pbiliale ou d'Alceste? Tûus les deux, ou
plulôt ni l'un ni l'autre. L'art suprême de Molière est de faire dis-
courir ses personnages avec tant de naturel que chacun d'eux
semble avoir raison quand il parle. J*ai beaucoup lu et relu Molière,
j'y ai pris un plaisir toujours renouvelé. Le dialogue est vif el
charmant, la versification merveilleuse, l'observation de la nature
extrêmement fine, mais elle s'arrête à la finesse et n'atteint jamais
ni l'élévation ni la profondeur.
On a écrit bien des volumes sur Molière. Je ne sais si l'on a fait
la remarque que voici : aucun de ses personnages n'a un caractère
véritablement élevé ; aucun non plus un caractère véritablement
odieux et bas. Sous ce dernier rapport, on m'objectera aussitôt Tar-
lufTe, sans m'embarrasser. Tartuffe est un fieffé eoquin^ dont la place
serait au bagne. Il veut escroquer la fortune d'un bourgeois dévot
dont la sottise est par trop voisine de l'ineptie, et, pour duper cet
imbécile, il prend le masque de la dévotion. Il m'est impossible
de voir là des caractères dramatiques. Orgon devrait être interdit
par les tribunaux à la requête de son fils. Tartuffe, ce fourbe re-
nommé^ qui a fait mille autres friponneries el n*a échappé qu'en
changeant de nom aux recherches de la police, est à bon droit,
dès qu'il est reconnu, ramassé par elle au dénouement. Il a dû
jadis tricher m jeu les fils de famille, ou voler les bijoutiers, en se
faisant passer pour marquis. Voler Orgon, en se faisant passer pour
dévot, est une habileté de main du même genre et n'a rien de plus
profond.
On a peine à comprendre à la lecture, et l'on ne comprend que par
28 MISANTHBOPE
reflet à la scène de quelques tirades, dont Tintenlion semble perfide^
malgré les dénégations et les protestations de l'auteur, tout le bruit
que les passions irreligieuses ont fait 'depuis deux siècles autour de
cette figure patibulaire de Tartuffe. Les passions politiques sont,
certes aussi, bien ardentes. Il y a de vénérables douairières qui, dans
la sincérité de leur culte pour leurs traditions de famille^ ne sont pas
plus dii&cites à duper que Mi°« Pernelle. Elles sont exposées à l'ac-
cident d'avoir des fils qui n'aient pas plus de discernement qu'Or-
gon. Je suppose qu'on imagine de mettre au théâtre un intérieur
respectable de manoir aux vieilles mœurs, et d'y introduire un
fourbe de chevalerie, se parant d'un faux nom et d'un faux titre, se
disant, suivant l'époque de l'action, blessé des guerres de la Vendéei
de la Navarre ou de Castelûdardo, et cherchant, sous ces déguise-
ments, à escroquer la fortune de H. le marquis en épousant sa fille ;
je suppose qu'au moment de réussir, il soit découvert pour ce qu'il
est, pour un repris de justice et un filou, appréhendé au corps et,
pour dénouement de la comédie, reconduit en prison entre deux
gendarmes : quelque talent qu'on y mette, je défie qu'on parvienne
à faire de cela une pièce supportable. Des gens bornés et crédules
trompés par un fripon, Tartuffe n'est pas autre chose. Il y a des
scènes élincelantes d'esprit, il n'y a pas un caractère.
Je ferais une remarque analogue sur toutes les autres pièces de
Molière, et les meilleures. Rien d'élevé, rien de grand, rien non
plus de proprement odieux. Dans les Femmes savantes, la plus
amusante et la plus parfaite à mon gré, tous les premiers rôles ont
simplement des travers ridicules. Trissotin est un sot vaniteux et
Vadius un cuistre. — Le Bourgeois^ gentilhomme n'est aussi qu'une
charge bouffonne d'un travers de vanité : le bon M. Jourdain n'a
rien de l'insolent et profond orgueil du parvenu. — Harpagon lui-
même est un avare pour rire. Ses mesquines manies de lésine ne
l'empêchent pas de se faire traîner dans un carrosse, d'avoir des
laquais et une servante. Combien il est loin des passions si drama-
tiques qui ravagent le cœur du père d'Eugénie Grandet ! Il y a
deux très jolies comédies, dont les titres semblent indiquer une
MISANTHROPE 29
intention sérieuse, l* École des maris et P École des femmes. Le beau
rôle, dans la première^ est pour Arisle. On chercherait cependant
bien en vain quelque chose d'élevé dans le caractère de ce débon-
naire vieillard qui
Gâche ses cheveux blancs d'une perruque noire,
et réussit, à force de complaisances, à se faire agréer d*une jeune
fille, malgré la disproportion des âges. L'enseignement consiste,
pour les maris^ à laisser la plus entière liberté aux femmes, à les
encourager à voir •
les belles compagnies,
Les divertissements^ les bals, les comédies,
toutes celles de Molière, sans doute, qui ajoute :
Ce sont choses, pour moi, que je tiens de tout temps
Fort propres à former l'esprit des jeuoes gens.
Plus vainement peut-être encore chercherait-on dans l'Ecole des
femmes^ dont une sale équivoque, reproduite avec insistance dans
la Criiiquej fait le principal succès d'éclat de rire à la représenta-
tion, une élévation quelconque de sentiment ou de pensée.
C'est que Molière lui-même manquait absolument d'élévation.
Homme d'infiniment d'esprit et de talent, doué, je le veux bien, d'un
rare bon sens et d'une rectitude naturelle de jugemenl, point
méchant, assez honnête d'instincts, et assez exempt de passions,
il se ressentit toujours des influences de sa vie de bohème, il de-
meura, par le cœur, médiocre et vulgaire. II voit les ridicules de la
société qui l'entoure, il les raille pour amuser le public, y prenant
le premier un plaisir persgnnel ; mais son observation reste super-
ficielle et s^arrête aux manifestations extérieures des caractères ;
elle ne pénètre jamais au fond. J'ouvre au hasard le livre d'un
contemporain bien moins lu, et dont l'illùstralion est fort infé-
rieure à celle de Molière, de La Bruyère, et suis aussitôt frappé
du contraste. Je renconlre^ je constate à chaque page ce qui manque
à Molière : Télévation de l'âme, la profondeur de l'observation.
30 MtstAfrrHRot>e
J'accorde donc à Molière tin talent inimitable, mais quand ses admi^
i'aleurs enthousiastes essaient de le représenter comme un philo-
sophe et un grand moraliste, je proteste contre Thyperbole et ne
sais pas d'éloges moins justifiés.
Je reviens au Misanthrope. Fera-t-il exception à ma remarque?
En aucune façon. Âlcesle est morose, il est bourtu ; tranchons le
mot, il est grognon. Il a au moins deux raisons pour cela. Il a un
procès qui l'inquiète, il est amoureux, et amoureux jaloux, d*une
coquette qui se moque de lui. Ce n'est pas pour rendre Thumeur
joviale, et un seul de ces soucis suffit amplement à expliquer sa
morosité. On comprend qu'il supporte impatiemment les empres-
sements importuns d'Oronte, qui veut, à toute force, lui faire goûter
le? beautés de son sonnet et qui est un rival. Essayez de réciter
les plus beaux sonnets du monde à un plaideur tremblant pour sa
fortune ou à un amoureux tourmenté par la jalousie, je gage que
vous ne serez pas mieux reçu qu'Oronte, sans que cela prouve au-
cunement que vous ayez eu affaire à un misanthrope. Il y a donc
ici une faute contre Tart, non pas certes dans l'exécution, qui est
brillante, mais dans la conception du caractère. Molière a écrit, en
se jouant^ une scène ravissante. Il ne s'est pas apperçu qu'en
donnant à Alceste des motifs actuels et personnels de chagrin, il
effaçait, il éteignait le caractère. Philinte lui-même, aux prises
avec ces chagrins, eût été peut-être' aussi maussade. Qui n'a pas
eu ses jours d'agacement, d'acrimonie ? une souffrance physique
que l'on cache, une migraine on un mal de dent6, il n'en faut
souvent pas davantage. Il y aurait donc eu plus d'art h montrer
Alceste gagnant sa cause auprès des tribunaux et aimé de Géli*
mène, et restant morose.
Pendant tout le cours de la pièce, la mauvaise hutneur d'Alcesle
roule sur ces deux pivots, son procès et sa jalousie. Au cinquième
acte, il apprend presqu'à la fois que son procès est perdu et que
Célimène s'est moquée de lui. Alors il éclate en imprécations
contre le genre humain et jure de le fuir. C'est de l'emportement,
et rien de plus : il n'est qu'au commencement des vingt-quatre
%:,.
MISANTHROPE 31
heures données à lout plaideur malheureux pour maudire ses
juges. Demain il pourra bien interjeter appel de la sentence, et
porter à une autre belle son cœur^ qui s'était déjà précautionné
d'Eliante. Non, le sens des mots a bien changé, ou je ne puis pas
voir en lui un misanthrope. Si Molière avait intitulé sa comédie,
avec plus de justesse, la Coquette, Âlceste figurerait dans la gale-
rie des rivaux, peint en quelques traits de plume par la lettre de
Célimène : « Pour Thomme aux rubans verls^ il me divertit quel-
quefois avec ses brusqueries et son chagrin bourru, mais il est
cent moments où je le trouve le plus fâcheux du monde. » Voilà le
portrait ressemblant^ Alceste ne mériterait pas autre chose, et
Ton ne se douterait pas que Molière eût voulu tracer le caractère
d'un misanthrope.
Que représente donc ce vilain mot? Ah ! je comprends plu-
sieurs manières de dramatiser le caractère, de le soumettre à une
analyse profonde, de l'éprouver par des péripéties plus sérieuses
que la lecture d'un mauvais sonnet et les agaceries de Célimène.
Haïr les hommes, triste prédisposition de la nature, ou triste résul-
tat de l'expérience d'une vie prolongée. Mais je ne voudrais pas
que le caractère allât jusqu'à la vérité de Tétymologie. Il serait
trop haïssable lui-même, et le misanthrope devrait commencer ou
finir par être l'objet -de sa propre aversion. S'il a commencé par
là, c'est un infirme et un monstre solitaire. Il est en dehors des
conditions de l'humanité et conséquemment de celles du drame,
qui ne doit s'exercer que sur des choses vraiment humaines. S^il
finit par là, le drame peut s'emparer de lui et l'éteindre jusqu'à
ce terme final, cette humiliation, cette expiation vengeresse de
l'orgueil qui de la haine des hommes arrive fatalement à la haine
de l'homme, du mépris d'autrui au mépris de soi-même. Ce
drame serait sombre et risquerait d'être amer, mais il serait
susceptible d'une haute moralité. Combien nous voici loin des
brusques boutades et des bruyantes colères de l'amoureux aux
rubans verts !
Il y a un autre misanthrope d'un caractère bien plus élevé, c*est
r* ♦
E«
V
P^
'fV
32 MISANTHROPE
celui qui a aimé les liomiDes, et qui, désabusé, voudrait les aimer
encore et agit envers eux comme s'il les aimait. En avançant dans
la vie, nous avons tous passé par des déceptions pareilles : les
plus poignantes ont été pour ceux qui se sont efforcés de faire le
plus de bien à leurs semblables. Ils ont nécessairement rencontré
l'ingratitude, comme les âmes qui ont faim et soif de la justice ont
Rencontré l'injustice. L'homme est injuste, ingrat et envieux. Pbi-
linte lui-même en convient, et ne conteste rien des sévères
appréciations de son ami. Quand celui-ci lui dit :
Aurez-vous bien le front de me vouloir, en face.
Excuser les horreurs de tout ce qui se passe?
Il répond :
Non, je tombe d'accord de tout ce qui vous plaît.
Tout marche par cabale et par pur intérêt.
Ce n' est plus que la ruse aujourd'hui qui l'emporte,
Et les hommes devraient être faits d'autre sorte.
C'est faiblesse d'esprit que de s'emporter comme Alceste. C'est
légèreté d'esprit, et peut-être sécheresse de cœur, que de se con-
soler à la façon de Philinle. Tous deux sont petits. La grandeur,
quand on a observé ce qu'ils ont observé, quand on en a cruelle-
ment souffert, est de réagir contrôla souffrance, de la dompter
par un généreux effort^ d'apaiser son Ame^ et de garder encore de
la bienveillance pour les hommes, après qu'on a cessé de les
estimer.
L'antiquité a connu celte grandeur. Assurément Aristide banni,
Socrale buvant la ciguë ne pouvaient pas estimer les hommes. Ils
demeuraient grands par l'indulgence et par la sérénité, mille fois
plus grands que le sauvage Timon et le larmoyeur Heraclite. Hais
c'est le Chrislianisme qui a porté celte grandeur aux degrés les
plus élevés du sublime, et l'exemple est venu du passage sur la
terre de son divin fondateur.
MISAIÏTHROPE 33
■
II
Je supplie qu'on ne m'accuse pas d'irrévérence dans les rappro-
chements qui se présentent malgré moi à ma pensée. J'ai souvent
été frappé d'une remarque, à la lecture de l'Évangile. Les ensei-
gnements de notre éducation^ le milieu chrétien dans lequel nous
avons vécu depuis notre enfance, et je n'excepte pas les incroyants,
font obstacle à ce que nous puissions admirer suffisamment en
soi la sublimité d'un livre aussi extraordinaire. Que le Fils de
l'homme y apparaisse avec un caractère surhumain, on s'y attend,
on n'en est pas étonné. Soit que l'on adore, soit que l'on refuse
son adoration, on a d'avance la conception d'une grandeur morale
tout à fait exceptionnelle.
Je suppose qu'il soit possible de s'abstraire assez complètement
de sa foi ou des habitudes de son éducation pour lire l'Evangile
comme une histoire ou comme un drame : on saluera dans le Fils
de l'homme le plus grand personnage historique, le plus haut ca^
ractère dramatique qui ait jamais paru sur la scène du monde.
Quant à l'histoire, cela n'est pas douteux. Cet humble artisan^
né de parents obscurs, dans un pays asservi, obscur lui-même
toute sa jeunesse, qui n'a jamais porté une épée ni exercé une ma-
gistrature, qui n'a rempli aucune fonction publique, qui n'a oc^
cupé aucune chaire, qui n'est rien, absolument rien, ni dans le
sacerdoce, ni dans la philosophie, ni dans la cité ; qui a parcouru
les bourgades de la Judée, suivi de quelques pauvres femmes, de
quelques pêcheurs, de quelques agents détestés du fisc ; qui,
lorsque les puissants se sont déclarés contre lui, n'a essayé de
leur opposer aucune résistance ; qui n'a pas eu un parti, que dis-
je ? pas un ami pour le défendre ; qui est mort conspué, entre
' deux malfaiteurs sans nom, d'un supplice infamant ; voici qu'il a
effacé la gloire de tous les Cyrus, les Alexandre et les César ;
voici qu'il partage en deux ères les annales du genre humain. El ce
ne sont pas ses écrits, à défaut d'actes, qui lui ont fait cette gloire
posthume. Il n'a jamais écrit une ligne, on n'a de lui aucun monu-^
TOME LX (X DE LA 6« SÉRIE). 3
3i MISANTHROPE
ment quelconque, rien aulre chose que des paroles confiées à la
mémoire de disciples ignorants et grossiers. Qu'on veuille bien
y 4réfléchir. C*est un prodige historique, un prodige unique, et tel
qu*aucune histoire ne peut lui être comparée.
Hais jo voulais considérer le caractère dramatique plutôt que le
personnage historique, et Tétonnement redouble encore. Ici, nulle
œuvre de génie pour poétiser et célébrer le caractère, point de Pin-
dare, de Sophocle ni d'Homère, aucune des passions nationales qui
exaltent les cœurs et dont s'empare la poésie, quelques simples
biographies sans ari,sans lyrisme, comme sans chronologie, pleines
de lacunes, écrites par des hommes qui n'ont aucune culture
d*esprit. Et cependant, quel caractère prodigieusement grandiose !
Le Fils de Thomme a passé sur la terre en faisant le bien, té-
moignant ses préférences aux petits, aux faibles, aux humiliés,
n'excitant pourtant aucune révolte contre les puissants. Il a proté'
gé la femme adultère, il a touché les lépreux, il a demandé à boire
à la Samaritaine. Il a scandalisé les bourgeois et les lettrés de son
temps par la société dont il s'entourait. Il a montré pour tous les
maux de l'humanité une compatiàsance générale et une active
charité. En cela déjà, il manifeste un caractère qui le distingue de
tout ce qui a précédé. L'antiquité a eu des vertus morales, des
héros, de grands citoyens, des âmes généreuses et magnanimes.
Elle n'a pas connu celte tendresse habituelle et profonde pour les
hommes^ dirigeant tous les actes de la vie.
Ce nlesl rien encore. Le drame de la Passion va se précipiter.
Si horribles et barbares qu'en soient les détails, ils ne sauraient
nous frapper d'aucun élonnement : ils sont, hélas ! d'une désolante
rraisemb'ance.La populace soulevée est encore capable des mêmes
ingratitudes, des mêmes cruautés, des mêmes outrages pour une
victime innocente. Nous l'avons vu avec épouvante, dans notre or-
gueilleuse capitale, livrée aux flammes. Les scènes de la rue Haxo
valent celles du Prétoire et du Calvaire. Nous connaissons ces en-
vieux sectaires, ces faux témoins appelés pour tromper la foule
crédule, ces scribes propageant la calomnie dont on a besoin afin
Misanthrope 35
de rendre la vieiime odieuse, ces disciples timides qui fuieut et se
cachent. Nous avons rencontré ce fonctionnaire correct, troublé,
qui craint de se compromettre^ qui se lave' les mains et laisse
faire les atrocités qu'il désapprouve. Ainsi s'e^t réalisée sous nos
yeux la prédiction évangélique : c Vous serez livrés à la persécu-
« tion, on vous fera mourir, et vous serez hais du peuple à cause
e de mon nom. » Les hommes n'ont pas changé depuis dix-neuf
siëcle>, et si quelque chose étonne, c'est de constater à de telles
distances, à travers des civilisations si différentes, l'effrayante iden-
tité du caraclère des émotions populaires. Le récit de la Passion
n'a donc rien, dans les fails douloureux qu'il relate, dans les rôles
des personnages secondaires du drame, qui soit en dehors de la
plus stricte vraisemblance et puisse même paraître une exagération.
Hais je m'arrête sur la figure principale, sur celle de la vic-
time, et ici encore la grandeur du caractère est incommensurable.
Le juste est entré humblement, tristement, dans Jérusalem. Une de
ces explosions de reconnaissance dont le peuple est capable, par
rares intervalles, lui a fait un jour de triomphe. Cette ovation
même a excité l'envie des sectaires, irrités de ce qu'on les délaisse
pour le suivre. Ils réemploient déjà sa perte. Lui, pendant plusieurs
jours, ne craint pas de se rendre au temple et d'y discourir publi-
quement. Il répond aux questions captieuses des émissaires que
lui envoient ses ennemis ; le soir, il se relire avec ses disciples;
il a réservé pour eux ses plus tendres enseignements. « Mes petits
enfants, » leur dit-il, « pour peu de temps je suis encore avec
vous, je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous les
uns les autres, comme je vous ai aimés. Demeurez dans mon
amour. Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez
dans mon amour. Personne ne peut avoir un plus grand amour
que de donner sa vie pour ses amis. » Quand le traître s'approche
pour le livrer, il l'appelle encore « mon ami », il ne repousse pas
son baiser. Na-t-il pas dit anlérieurement : Aimez vos ennemis?
Je ne retrace pas les scènes de la Passion, elles sont présentes à
toutes 1^ i mémoires, pas assez à tous les esprits méditatifs. Le
1^
36 BUSANTHROPE
point sur lequel jUnsisle encore est la prodigieuse beauté de ce
caractère sans précédent, élevant à une hauteur surhumaine tout
ce que Tâme humaine peut contenir de mansuétude, d'amour et de
bonté. Aucune tension orgueilleuse de constance sloique, aucune
exaltation, aucun enthousiasme d'héroïsme, aucune parole d'amer-
tume, aucun geste de dédain. Â travers tant d'ingratitudes, de ca-
lomnies, de trahisons, de lâches abandons, jamais Texpression du
mépris n'a contracté la lèvre du Fils de Thomme, et il projette en-
core un long regard de bonté sur Pierre, qui vient de le renier. Et
cependant, dès avant les tortures physiques, il avait souffert une
véritable torture morale au jardin des Olives, jusqu'à en répandre
une sueur de sang. Il avait dit : « Mon père, s*il est possible, éloi-
gnez de moi ce calice, » sur la croix il s'est écrié : « Mon Dieu,
mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné? » Hais à ces gémis-
sements de la douleur et de la détresse, il ajoutait d*uue part :
« Que votre volonté soit faite et non pas la mienne » ; de l'autre :
« Mon père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font. »
Qu'on veuille bien supposer l'imagination des plus grands génies
de l'antiquité s'exerçant sur un pareil sujet, j'afQrme que jamais
elle n'eût atteint la conception d'un caractère d'une telle sublimité
dans lequel tant de raisons de mépriser l'homme n'ébranlent pas,
n'efileurerit pas un instant l'amour tendre et profond de l'homme.
m
Je redescends de ces hauteurs. J'étais loin de penser, en pre-
nant la plume, que je serais conduit à y toucher. Que vous semble
en ce moment de la vertu morale d'Âlceste, de son procès, de ses
colères et de ses dépits d'amour?
Je me proposais seulement moi-même d'esquisser un caractère
plus grave et plus élevé que le sien. Je bannirais, tout d'abord, l'hu-
meur grondeuse, qui est un défaut insupportable, qui ne vaut qu'à
l'état d'association bizarre et d'antithèse, comme chez le bourru
bienfaisant. C'est une autre antithèse que j'ai en vue. Philanthrope,
T-
I
MISANTHROPE 37
misanthrope, ai-je écril. Je crains qu'aimer les hommes ne soit
apprendre à les mépriser. L'expérience de la vie doit désabaser
successivement de toutes ses illusions Tami des hommes et lui
donner la tentation de les ha!r, à proportion de Tamour qu'il leur
a porté.
Ariste, pour parler comme La Bruyère, est né avec une nature
expansive et bienveillante. Tout lui sourit et il sourit à tout. Il est
si loyal qu'il a pleine confiance en la loyauté d'autrui. Dans les
affaires qu'il traite, il accepte sans les vérifier les déclarations de
la partie adverse. Il laisse chez lui, quand il sort, ses tiroirs ou-
verts, et même la clef à son secrétaire. C'est son systènile, et ses
gens sont trop sûrs pour qu'il craigne de s'en repentir. Il est riche
et généreux. Sa bourse est toujours à la disposition d'un ami dans
la gène, toujours prête à secourir les infortunes qu'on lui signale.
A la campagne^ Arisle ne veut pas augmenter les prix de ses fer^
mages ; il permet à chacun de ramasser des fagots dans ses bois^
et son garde a ordre de fermer les yeux sur les délits. Il a bâti
de ses deniers une école de petites filles, où il entretient des
sœurs; il a fondé un hospice; il a réparé et orné l'église du vil-
lage. Il a dans son château une pharmacie approvisionnée, et il
paie des honoraires annuels à un médecin pour que celui-ci soigne
gratuitement les pauvre?. Arisle est heureux de faire du bien,
heureux d*èlre aimé. Prenons garde, sera-l-il heureux, sera l-il
aimé longtemps ?
Voici qu'il reçoit, h sa grande surprise, une assignation mena-
çante d*un inconnu ; il a un procès, comnie Alcesle,et un mauvais
procès; dans un acte qu'il avait passé, on lui avait fait de fausses
déclarations, on avait caché une servitude ou une hypothèque. Il
court chez son homme d'affaires^ qui vient de s'enfuir, après avoir
abusé de sa confiance. Il rentre chez lui chagrin, s'avise de compter
ce qui lui reste dans son secrétaire, et s'aperçoit, à n'en pas douter,
qu'il a été volé. A court d'argent, il ose s'adresser timidement aux
amis qui lui en doivent. Les amis ne répondent pas et cessent de
le voir. Arisle a encore des ressources ; il met de son mieux ordre
. * •
88 MISANTHROPE
à ses affaires; il congédie tout doucement et sans accuser personne
les domestiques qu'il soupçonne. Il apprendra plus lard qu'il a
gardé le vrai coupable. Il se réfugie à la campagne; là, du moins, il
espère se consoler de ses disgrâces, au milieu d'une population
qu'il s'est affectionnée. Il trouve ses bois dévastés, son gibier dé-
truit par les collets et les panneaux, tandis que d'autres assigna<-
tions pleuvent sur lui pour les prétendus dommages qu'ont causés
les lapins de ses garennes, tandis que tous ses fournisseurs
l'assiègent à la fois. Le bruit des pertes qu^il a éprouvées à Paris
s'est répandu, grossi par la renommée et la malveillance, car il
rencontre aussi la malveillance. Une cabale a été montée contre lui
en son absence, en vue de je ne sais quelles élections prochaines.
Le meneur est un ambitieux et un envieux, à qui Ariste a rendu
autrefois degrandsservices.il considère maintenant Ariste comme
un obstacle à briser, et il^n'y néglige rien. Il rédige le petit jour-^
nal de la ville voisine; chaque numéro contient une insinuation
venimeuse, sinon une injure à l'adresse d'Arisle, dont tous les
bienfaits sont représentés comme des moyens de corruption et
d'asservissement.
Ariste reconnaît avec épouvante la vérité du mot de Descartes
auque;! il ne voulait pas croire : la haine pour ceux qui vous ont
fait du bien. Les bonnes sœurs de Técole et de la pharmacie sont
elles-mêmes outragées, le médecin, qui craint de n'être plus payé,
est entraîné par la cabale et se retourne contre Ariste...
Je m'arrête, je ne veux pas aller jusqu'à la tragédie. Ce serait
trop facile. Qu'une révolution éclate, Ariste courra grand risque
d'être fusillé sur les ruines de son château. Le petit journaliste
sera devenu préfet. S'il est foncièrement méchant ou fanatique,
il ordonnera lui-même l'exécution. S'il n'est qu'ambitieux, il
déplorera ces excès et se lavera les mains. Mais encore une fois,
je désire ne pas franchir le seuil de la tragédie. La situation telle
qu'elle vient d'être décrite suffit au développement d'un carac-
tère. C'est l'épreuve de celui d'Ariste.
Plusieurs chemins s'ouvrent devant lui. Lequel choisira-t-il ?
\ .
MISANTHROPE 39
Va*t-ily comme Alcesle, el cerles avec beaucoup plus de raisons,
s'emporler en imprécations contre le genre humain, rudoyer, in-
sulter un seul ami resté fidèle?
Ce serait petit. Ou bien, dans la profondeur de son chagrin, mé-
prisant les hommes autant qu*il les a aimés, les méprisant assez
pour ne pas leur dire ses mépris, sombre, amer, insociable, dé-
sertant toute lutte, ira^t*il enfouir dans la solitude sa noire mé-
lancolie, en écrivant l'histoire de ses déceptions ? Ce pourrait être
trop excusable, trop naturel. Ce serait une véritable figure de misan-
thrope. Elle ne manquerait pas d'une certaine grandeur, elle
manquerait de grandeur d*âme.
Si l'âme d'Arisle est vraiment grande^ il souffrira, il saignera de
ses blessures^ sans que la perte de son sang» répandu goutte à
goutte, l'épuisé ni dessèche ce qui en reste. Ariste ne connaîtra
cette tentation que pour réagir généreusement contre elle en la
repoussant. Prenant en pilié les misères morales de Thumanité
comme il avait pris en pitié les autres misères, il continuera de
vouloir et de faire du bien aux hommes. Il les aimera d'un amour
d'autant plus élevé qu'il n'attendra d'eux aucune réciprocité. H aura
l'indulgence de sourire à l'ingratitude. La mère, malgré la vive
douleur qu'elle éprouve, sourit aux morsures du pauvre enfant in-
grat qui lui déchire le sein.
Ariste, dans la société chrétienne qui se modèle sur la victime
du Calvaire, n'est point un caractère imaginaire. Aucun poète ne
l'a célébré. Ariste existe, humble et caché, au fjnd de plus d'une
' cellule, d'une école ou d'une infirmerie. Tandis qu'Alceste s'exas-
père et que Philinte se console des vices de l'humanité, tous deux
avec autant de petitesse d'esprit Tun que l'autre, Ariste est là, dé-*
sabusé, jamais aigri, pansant toutes les plaies, prodiguant obscure*
ment des trésors de dévouement à des hommes qui Toutragent,
qu'il semble avoir le droit de haïr, et qu'il ne cesse pas d'aimer.
ALFRED DE COCBCY.
LETTRES DE PAUL BAUDRY"
XII. — A M. Gauja.
Rome, le 3 mars 1855,
Mon cher Monsieur Gauja,
Voici enfin une lettre de votre jeune ami Paul Baudry, dont
je ne ne vous dirai aucun mal, mais qui s'italianise terrible-
ment et reçoit plus que personne Imfluence berceuse, noncha-
lante et indolente du pays. Il vous donne assez rarement de
ses nouvelles, parce qu'il a presque oublié le moyen de prendre
une plume et Tart de s'en servir ; mais votre souvenir lui est
toujours doux au cœur et profondément enraciné. Ne craignez
donc rien de lui, il vous aime et vous aimera toujours.
Depuis votre dernière lettre, qui était une réponse à mon
heureux calcul de commerce (peu réussi), j'ai passé mon temps
à copier une immense fresque de Raphaël (c'est mon envoi
obligé de cette année) ; et voyez comme j'ai le génie des utilités
et des combinaisons quand je m'y mets : j'étais libre de choisir
parmi les tableaux de Ronje un sujet de trois figures seule-
ment ; ce travail appartient au gouvernement, qui a l'idée
paternelle de nous donner une indemnité de 125 francs pour
la toile et les pinceaux ; mais je calcule si heureusement, que
j'ai pris une toile de 5 mètres, où se trouvent 7 figures. J'ai
passé l'hiver sur un échafaudage immense, à copier cette
peinture dans un plafond, dans une salle froide et obscure où
* Voir la livraison de juin 1886, pp. 414-432.
LETTRES DE PAUL BAUDRY 41
j'ai attrappé pas mal de rhumes et une très jolie grippe. Je ne
parle pas des 400 francs que j'y ai dépensés et que je ne rattra-
perai plus. Mais Raphaël me rendra, je l'espère, avec usure le
prix de toutes ces peines. C'est une affaire entre lui et son
fidèle serviteur. Le public n'aime pas asse2r Raphaël et ne con-
naît pas assez ses admirables peintures pour m'en savoir gré.
Dans les entretiens secrets que nous avons eus ensemble, il
m'a appris le secret de sa grâce et de son style admirable ;
mais j'ai eu si souvent froid sur ce grand diable d'échafaud,
que Raphaël me trouvait souvent bien paresseux et bien
engourdi. — Ma pensée était quelquefois bien loin de mes yeux,
qui semblaient le regarder, et elle errait souvent en Vendée, dans
ses sentiers familiers et regrettés, et souvent aussi elle rôdait
vers le passage Sainte-Marie, qui lui est complètement inconnu,
mais où elle sait qu'existent des amis qu'elle chérit.
Voilà toutes mes occupations de l'hiver, avec deux petits
tableaux que je fais en vue de l'avenir: car j'ai suivi votre
conseil et je suis devenu un terrible homme d'affaires. L'horizon
s'éclaircit cependant de ce côté ; car, si je n'ai rien vendu, au
moins, on a voulu tout m'acheter, jusqu'à ma copie, qu'un de
mes originaux d'alliés avait la fantaisie de vouloir prendre, un
petit tableau de 5 mètres!! J'ai tout refusé, royalement, par
la bonne raison que la copie est à l'État, le tableau promis à
M"® Ghampy, et que le plus petit n'était pas alors satisfaisant
pour moi. De tout cela je n'ai pris qu'un portrait, que je tire
(vieux style) d'après un référendaire de la Cour des Comptes.
J'ai commencé mon référendaire hier.
M°i« Benoit m'a écrit, il y a quelques jours, pour m'apprendre
son retour à Paris '^ je lui réponds aujourd'hui, sur son désir
de voir mon envoi de l'année dernière, qu'elle ne connaît pas
encore. Si, par hasard, vous aviez la même envie, je vous
donne l'adresse de Guitton, qui le possède en ce moment :
Guiiton, sculpteur, rue de l'Ouest^ 36,
42 LETTRES DE PAUL BAUDRT
Gonnaissez-voùs M. et M«« Gheuvreux, de Paris, et M«« Guil-
lemin^ leur fille? Je les vois très souvent à Rome. Je les aime
beaucoup et ils me le rendent, je crois. G'est M"»« Gheuvreux
qui voulait à toute force le tableau de M°>^Ghampy;je le lui al
refusé trois fois, et elle a eu la gentillesse de m*en commander
un autre, 1,200 à 1,500 francs. G'est une belle affaire 1 Elle
veut un sujet qui puisse servir de pendant à ce tableau ; mais
qui sait quand je le ferai maintenant! Mon dernier envoi, mon
très sérieux travail, approche, et je n*ai presque plus. aucun
moment.
Savez-vous qu'une princesse Galitzin, qui m*est complète-
ment inconnue, ma recommandé de Saint-Pétersbourg deux
dames de ses amies? N'êtes- vous pas satisfait de voir votre
jeune Vendéen aussi répandu? Que dites-vous de cela? Mais
croiriez-vous aussi que je deviens presque chauvin? Quand je
rencontre des Gosaques chez ces dames, je leur montre quasi les
dents.
Rien de bien nouveau à Rome, où tout est antique, môme
notre expédition. On parle cependant de diminuer énormément
la garnison au printemps,
Vous me répondrez, n'est-ce pas, mon cher Monsieur Gauja,
et vous me parlerez un peu de vous, de votre chère famille, de
votre jeune Gaston, que je connaîtrai plus tard. Faites-moi
aussi la grâee de présenter tous mes compliments affectueux
à M™« Ghampy, et croyez, cher Monsieur, à toute la vivacité de
mon affection pour vous.
J'ai envoyé et donné à Napoléon- Vendée le Jacob et VAnge.
Je n'en ai encore aucune nouvelle.
XIII. — Au même.
Rome, le 30 juin 1853.
Mon cher Monsieur Gauja,
J'ai eu grand tort de ne pas vous écrire plus tôt, car je ne
sais maintenant où cette lettre vous trouvera. Je la ferai très
LETTRES D6 PAUL BAUDRY 43
brève, car elle se perdra peut-ôlre, et puis vous savez, cher
Monsieur^ que je suis en ce moment très préoccupé de mon
dernier tableau, le dernier, celui qui me fera riche ou pauvre
pendant quelques années. Ce n*est pas une petite affaire que
de fixer d'une manière irrévocable ces mille fantômes qui
m'encombrent la tête. Tout cela ne sort pas aussi bien équipé
que la Minerve du cerveau de son père, et il faut y employer
souvent le marteau de Yulcain.
Je laisse cela et vous en parle fort peu, car ce sont des faits
qu'il faut maintenant. Je vous remercie, cher Monsieur, de
m avoir donné des nouvelles de Gaston et de vous-même. Je
souhaite bien, comme vous le pensez, et tous les jours, que
vous ayez le bonheur dont vous êtes si digne.
Si cette lettre vous trouve, vous me répondrez, cher Monsieur
Gauja, et vous me direz où vous êtes et quelle ville vous
habitez. Si c'était à Nantes, quel bonheur j'aurais à aller vous
y retrouver et passer quelques jours avec vous 1
Vous savez que ces Athéniens de Nantais ont fait fi de Jacob,
et que ce patriarche se dirige vers ma ville natale; je l'ai donné
en garde à mes compatriotes et aussi en toute propriété. Je
n*en ai pas encore de nouvelles.
M«« Champy a reçu son petit tableau et m'a fait écrire
qu'elle en était contente. Peut-être étiez-vous à Paris et l'avez-
vous vu? Je ti'ai pas voulu envoyer l'original, celui qui a été
exposé au palais des Beaux-Arts, à la grande exposition. Je
n'aime pas les expositions, et puis je suis trop jeune et pas
assez appuyé pour espérer avoir une place convenable pour
mettre ce tableau ; on me l'aurait mis dans les corniches, où
il aurait été complètement perdu : mais pazienza et coraggio,
comme on dit ici. — Il ne faut désespérer de rien.
J'ai fait aussi, puisque je vous fais mes éphémérides, les
portraits (payés 500 francs) de deux jeunes gens de Paris,
M. le baron Panvilliers, référendaire à la Cour des Comptes,
dont vous avez peut-être connu le père ; il a épousé M"« Henzi,
44 LETTRES DE PAUI BAUDRY
fille d'un ancien consul de Naples, je crois. Et puis encore celui
de M. le comte Foucher de Careil, qui est un charmant garçon
et que je suis très heureux d'avoir connu.
Cela est venu bien à point, comme vous le pensez ; et le
tailleur^ et le marchand de couleurs, ont dévoré avec délices
les deux portraits à Thuile, qui ne les ont pas encore assouvis,
malheureusement ; mais j'arriverai à les combler de bienfaits.
Écrivez-moi, cher Monsieur Gauja, et je me recommande à
vous pour faire tous mes compliments très affectueux à votre
chère famille et à M«« Ghampy.
Je vous embrasse de cœur.
xrv. — ▲ M. Ghaston G-anja.
Paris, le 21 jaUlet 1856.
Mon cher Gauja,
Il faut pardonner à un négligent de ma sorte ce retard et
cette absence de toutes nouvelles. J'oserai même vous avouer
que je n'en suis guère plus embarrassé vis-à-vis de vous, tellement
je suis certain de vous donner mieux que cette lettre et celles
qui suivront : la sincère affection que vous m'avez inspirée,
l'estime que j'ai de votre esprit, sont choses durables et bien
au-dessus de ces négligences épistolaires. Vous en aurez peut-
être encore à me reprocher ; mais, songez-y, je viens de tirer
pour vous la vérité du fond de son puits.
Après vous avoir quitté, blotti dans mon impériale, j'ai pensé
longtemps à vous et> jusqu'à Paris, la fumée de vos petits ci-
gares m'a aidé à bâtir mes projets d'avenir. Sur cette base lé-
gère, j'ai établi deux ou trois combinaisons qui ont parfaite-
ment réussi, et je suis déjà à la tête d'une décoration de salon
pour un banquier de la chaussée d'Antin, et de quelques
autres menus propos, des balivernes, que j'exécuterai d'ici le
mois de janvier^ et en attendant cette Vestale, qui doit ou me
tuer ou me faire vivre.
LETTRES DE PAUL BAUDRY 45
J'ai un commencement d'installation et un bel atelier, rue
des Beaux- Arts, n» 8. Voici à peu près tout ce que j*ai à vous
apprendre d'intéressant et de neuf sur mon compte. Mainte-
nant, parlons de vous. et de votre chère famille. Je suis encore
plein de bons souvenirs de mon passage et de mon court sé-
jour àJNantes. Vous savez, mon cher ami, quelle aCTection j'ai
pour voire père et comment je la lui ai exprimée, souvent
ingénument, et quelquefois maladroitement, comme toutes les
idées qui jaillissent du cœur. Votre excellent père ne m'en
aime que plus, et j'ai été accueilli chez vous avec toute la
grâce charmante et affectueuse que vous pouviez désirer pour
votre ami. Quelques jours plus tard, j'ai reçu M. Gauja à Paris
et, presque tous les matins, je passais une heure avec lui,
l'heure de la barbe, des cigarettes et des bonnes causeries à
bâtons rompus...
Mon retour à Paris a été, vous le savez déjà, attristé par la
mort de cette bonne M"»» Champy * : elle a été si excellente, si
délicate pour moi ! Il ne me restera d'elle que deux ou trois
charmantes lettres qu'elle m'a adressées autrefois à Rome.
Huit ou dix jours avant, j'avais fait quelques démarches pour
arriver jusqu'à elle, mais elle était trop souffrante et ne re-
cevait plus. Votre père est arrivé à Paris juste au moment de
sa fin. La vente de sa galerie sera bientôt faite, je pense.
Votre père m'a dit, ce qui m'a fait grand plaisir, qu'il avait
rintention de prendre pour lui mon tableau de la Fortune,
qui est une copie de celui que j'ai maintenant dans mon atelier.
Je pense bien souvent à la charmante famille du Beux *.
C'est un de mes bons souvenirs que cette soirée passée à Aix,
1. La baronne Champy, fille de Monge, belle-mère de M. Benoit-Cham-
py, mort président du tribunal civil de la Seine, dont le salon a été, pen-
dant trente on quarante ans, traversé par toutes les illustrations scienti*
fiques et artistiques de Paris.
2. M. du Beux était alors procureur général à Aix, et M. Gaston Gauja
était attaché à son parquet*
46 LETTRES DE PAUL BAUDRY
à côté de vous^ sous les tilleuls (sont-ce des tilleuls ?) et la
galerie des glaces. Oserai-je vous prier de me rappeler au sou-
venir de M"» du Beux et de l'assurer de mes hommages res-
pectueux? Quanta vous, cher ami, vous savez ce que je vous
suis, un ami très afieclueux et que vous conserverez...
s'il vous a plu.
Tout à vous de cœur.
Bonjour à Lacour *,
Je n'ai pas vu à..., X. Il était en Espagne ; mais Z., que je
connais à peine, m'a reçu. Je dois dire que, dans cette courte
entrevue, il a été parfait. Il m*a fait des offres de services...
de plume, que j'ai acceptées, moitié riant, moitié sérieuse-
ment, comme un £scobar que je suis : « L'amitié d'un feuille-
ton est un présent des Dieux, »ai-je dit. 11 ma dit devoir venir
à Paris avec toutes- ses plumes acérées. Si j'avais l'honneur
d'avoir la bêtise de mon ami M. Sauzet, je dirais à serrer.
Adieu, c'est tout.
XV. — ▲. M. Gauja.
Paris^ le 19 octobre 1856.
Mon cher Monsieur Gauja^
Je viens d'être frappé bien tristement par la mort de ce
pauvre et excellent M. Sartoris. Vous savez quelle profonde
affection nous avions l'un pour l'autre, et comment il m'avait
enseigné, élevé et aimé.
Vous me connaissez assez pour savoir ce que j'éprouve. Ma
première pensée, au milieu de mon profond chagrin, a été de
venir en aide à ses enfants, autant que je le puis dans mes
faibles efforts. Abel Sartoris, son fils aîné, demande depuis
longtemps à entrer dans l'administration des postes. Pourriez-
vous, cher Monsieur Gauja, l'y faire entrer comme surnumé-
1. Un VeDdéen, professeur à l'École des Arts pt Métiers d'Aix.
LETTRES DÉ PAUL BAUDRY 47
raire ? C'est le but infructueux des efforts de son père depuis
six mois. Si vous réussissiez, je croirais avoir fait quelque
chose pour sa chère mémoire. Si cela offre ft*op de difficultés,
cherchez autour de vous. Vous pouvez penser avec quelle recon-
naissance une position quelconque, quelque petite quelle soit,
sera acceptée. J'étais, l'autre soir, sur le boulevard, avec Gaston
et M. Renard, et je parlais de M. Sartoris, au moment même
où la mort me l'enlevait.
Je pense avec une amère tristesse à tous les malheurs dont
ma vie est déjà remplie, et je suis sans force contre ceux-là.
Le jour où le pauvre M. Sartows mourait, l'ordre d'acquisition
de mon tableau était signé par le ministre d'État. Voilà les
coups de la Fortune : elle me frappe cruellement et me tend
la main !
Adieu, cher Monsieur Gauja, pensez à moi ; vous pouvez
atténuer, — pardon: je suis un égoïste de vous faire entrer ainsi
dans mes chagrins.
XVI. -^ Au même.
Mercredi, juillet 1858.
Mon cher Monsieur Gauja,
Je me trouve momentanément embarrassé dans mes petites
affaires...
Je travaille beaucoup : je peins d'abord 14 tableaux pour le
salon du Ministre, puis je fais les portraits de M"«« de Labé-
doyère et de Brigode.
J'ai terminé ma Madeleine et j'ai l'intention de faire deux
autres tableaux pour l'exposition prochaine.
Tout cela me laisse fort peu de loisir et m'éveille souvent à
quatre heures du matin. J'espère, grâce à cette belle assiduité,
pouvoir prendre quatre ou cinq jours en septembre et aller
vous serrer la main.
48 LETTEIES DE PAUL BAUDRY
La Madeleine plaît à M. de Morny ; mais nous ne nous sommes
pas encore entendus sur la question del denaro.
Je vous remercie* d'avoir laissé exposer la petite Fortune: ç*a
été pour moi une heureuse satisfaction d*amour-propre de
peintre, et, ce qui vaut mieux, une bonne occasion d'apprendre
aux Nantais que vous m'avez ouvert la carrière où je courrai
le mieux que je pourrai.
Ne viendrez-vous pas, un de ces jours, à Paris ? J'aurais bien
du plaisir à vous voir!
Adieu, cher Monsieur Gauja, je vous embrasse de cœur.
xvn. — Au môme.
Paris, 3 juillet 186! .
Cher ami.
Je suis nommé chevalier de la Légion d'honneur. J'ai voulu
vous l'annoncer le premier. J'ai eu un grand succès, cette
année, mais le tableau de Charlotte Corday ne me sera pas
acheté par l'Etat. Waleski s'y est refusé, à cause du sujet (où
diable va-t-on fourrer la politique?) J'enverrai donc ce tableau
à l'exposition de Nantes, et puis après, en Angleterre, ou en
Russie, ou à Anvers, où on me l'a demandé.
Les départements de l'Ouest devraient me Tacheter par sous-
cription. Lancez donc cette idée à Nantes; cela deviendra ce
que cela pourra.
J'ai eu de la gloire, mais pas un sou, et si on me donnait
une vingtaine de mille francs de ce tableau, qu'un marchand
vendrait quarante, je serais bien content.
J'irai vous voir bientôt à Nantes; j'attends l'accouchement
de ma sœur aînée. Je serai parrain encore une fois. Gela de-
vient mon titre perpétuel dans la famille.
Je vous embrasse de cœur.
LETTRES DE PAUL BAUDRT 49
Veuillez me rappeler au bon souvenir de M"* Gauja et de vos
enfants.
La princesse Mathilde me donne une petite croix princière.
Je vais ce soir à Saint-Gratien.
r
XVni. — A Mme Gauja.
Paris, 1861.
Chère Madame,
Je suis bien heureux d'avoir de vos nouvelles et je vous re-
mercie d'avoir pris la peine de m'en donner vous-même.
Je suis bien touché de la bienveillance que les Nantais
montrent pour mes ouvrages, et j'en, jouis doublement, en
vous reportant, à vous et à M. Gauja, tous les témoignages
que j'en reçois.
Je suis, depuis mon retour, très occupé à la décoration Gai-
liera dont je vous ai parlé, et d'ici le mois de janvier je ne
prévois pas un moment de loisir.
Si la Yille de Nantes achetait pour son musée la Charlotte
eit si le roi des Belges ou quelque amateur de ce pays relevaient
mes affaires qui sont, comme le sait M. Gauja mieux que per-
sonne, toujours assez médiocres, j'aurais à cette époque un
moment de repos. Avant le voyage d'Italie et d'Afrique, que
je ferais dans ce cas la même année, ce serait le seul moyen,
puisque vous m'en demandez un, d'aller passer quelques se-
maines près de vous et pendant lesquelles je pourrais faire
ce portrait mystérieux dont vous ne me nommez pas l'original,
et que je ferais d'autant plus volontiers que je le suppose nan-
tais et une des illustrations nantaises. J'aurais là une bonne
occasion de remercier la Ville d'avoir aidé à ma fortune, à la
fortune d'un peintre qu'elle peut dire des siens, puisque vous
y êtes.
Voilà le moyen, chère Madame ; je prie la Providence et
TOME LX (X DE LA 6® SERIE). 4
"*::;^*^
50 LETTRES DE PAUL BAUDRY
M. le Maire, ou plutôt que la Providence l'inspire à M. le
Maire ; et c'est bien irrévérencieux, et j'ai peur qu'elle m'en
punisse en né le faisant pas réussir.
Ce à quoi elle ne changera rien« parce que c'est son décret,
c'est l'affection profonde et constante que j'ai toujours pour
vous, chère Madame, et pour mon bon ami M. Gauja.
Veuillez me rappeler aux bons souvenirs de vos enfants et de
M. et M™« Deshorties.
XIX. — ▲ M. Qaisja.
Paris, 87 mai 1867.
Cher Monsieur Gauja,
J'ai été appelé en Vendée par un triste événement de fa-
mille : j'ai perdu mon pauvre père le 15 mai.
Je reviens à Paris ce matin. J'ai tâché de consoler les autres,
ayant moi-même au fond du cœur un mortel chagrin.
J'ai vu M. Merland, qui m'a parlé de vous. II vous conserve
un affectueux souvenir, ainsi que tous ceux qui vous ont connu
et qui vous aiment.
Veuillez présenter à M™*» Gauja mes bien respectueux hom-
mages, et croire à mes sentiments de sincère affection.
XX« — ÂM même.
Paris, 6 mai 1869.
Cher Monsieur Gauja,
Je viens d'être frappé d'un deuil cruel : ma pauvre mère est
morte le l®r niai. Je sais l'affectueux intérêt que vous avez
toujours eu pour nous et la part que vous prendrez à notre
douleur.
Je n'ai pu voir M. et M»»® Deshorties pendant leur dernier
séjour à Paris. Je n'ai pas osé m'arrèter aux Rosiers dans une
LETTRES Dfi PAUL BAUDKY Si
aussi triste circonstance. Je suis de retour à Paris ce matin^
et je vais essayer de demander au travail^ non Toubli, mais un
allégement à mon chagrin.
Je me recommande aux bons souvenirs de Mme Gauja, de vos
enfants^ et vous embrasse de cœur.
XXI. — Au xaéme.
Paris, samedi 14 août 1869.
Cher Monsieur Gauja,
Je suis arrivé, l'autre matin, chez vous, vingt minutes après
votre départ. Je suis désolé de cette série de contre-temps»
J'aurais désiré si vivement vous voir!
Je vous envoie aujourd'hui une nouvelle qui m'eût fait
autrefois un grand plaisir, quand mon père vivait : j'ai reçu
hier la croix d'officier. Vous êtes, M. Merland et vous, les deux
amis de mon enfance que cela peut intéresser maintenant.
Je sais toujours attelé à mon Opéra; la besogne s'accroît,
à mesure que j'avance. Après les tableaux des voussures, ce
sont maintenant les plafonds que je vais peindre, et cela sans
aucune certitude de rémunération en espèces sonnantes ; il n'y
a aucuns fonds votés et il est difficile de demander quelque
chose de ce genre pour TOpéra, qui n'est pas précisément en
faveur.
Soyez assez bon pour me donner de vos nouvelles, de vous
et de votre chère famille.
Mes amitiés à Gaston, dans votre première lettre.
Je vous embrasse,
Votre Paul Baudrt«
'Tf»-<
5J LETTRES DB PAUL BAUDRY
XXII. — Au même.
Rome, 27 mai 1870.
Cher Monsieur Gauja,
Vous aurez su avant ma lettre ma nomination à l'Institut ;
mais je viens néanmoins vous annoncer moi-même la nouvelle.
Je ne me suis pas présenté ; j'étais ici, non prévenu de Tépoque
fixée pour Téleclion, lorsque j'ai reçu un télégramme qui
m'apprenait ma candidature d'office. J'ai accepté, et me voilà
dans la noble compagnie, sans avoir fait ni demande, ni dé-
marches, ni visites.
Je suis venu à Rome pour retrouver la chère solitude néces-
saire à mes travaux. J'ai été déçu dans mes espérances. J'y
mène une vie agitée, inquiète; la présence inattendue d'un de
mes amis malade, gravement malade, renverse tous mes pro-
jets. Je l'accompagne partout. Nous allons aller à Venise qu'il
veut à toute force revoir, malgré l'avis des médecins. — Je
vais à la grâce de Dieu.
Vous aurez peut-être su que mon jeune frère a eu. Tannée
dernière, le plus éclatant succès pour un projet d'hôtel de ville-
à Vienne (en Autriche). S'il n'avait été Français, il emportait
d'emblée la construction de l'édifice (une dépense de 20 à 30
millions). II vient d'obtenir la première des récompenses
décernées à l'architecture au salon de 1870, pour un nouveau
travail, une restauration d'ensemble du forum romain.
J'espère qu^on le fera chevalier au mois d'août. Il l'aura
parfaitement mérité.
Soyez assez bon, cher Monsieur Gauja, pour m'envoyer un
mot de vos nouvelles. Vous savez combien je vous suis fidèle.
Je pense quelquefois, dans mes jours de vanité, à la réception
si noble et si digne de vous que vous fites au petit Baudry et
à sa mère lorsque j'allai vous exposer mon plan de cam-
LETTRES DE PAUL BAUBRY t3
pagne. C'est, aujourd'hui, le membre de l'Institut qui remercie
encore Monsieur le Préfet et mon cher ami M. Gauja.
Je vous embrasse de cosur, et me recommande aux bons
souvenirs de tous les vôtres.
XXIII. — Au même.
Paris, mardi, octobre 1872.
Cher Monsieur Gauja,
J'ai eu, ce matin seulement, la certitude de la perte doulou-
reuse que vous venez de faire.
Vous avez dû penser, et il est bien inutile que je vous le
dise, à la profonde douleur qu'elle m'a causée. Votre chère
femme était, avec vous, ma plus chère et une de mes pre
mières affections. J'avais eu l'intention, cet été, d'aller en
Vendée vous voir, ainsi que mon pauvre ami de Rochebrune,
qui vient aussi d'être cruellement frappé ' !
J'hésite maintenant à faire ce voyage, que je lui avais pro •
mis : je suis si triste, si abattu sous le poids de toutes ces afflic-
tions, ajouté à toutes les douleurs que nous subissons depuis
deux ans, que je me sens bien impuissant à alléger les cha-
grins de mes plus chers amis.
Je vous embrasse, cher Monsieur Gauja, dans toute la tris-
tesse de mon cœur, et vous prie de penser quelquefois à la
bien profonde affection que je vous ai vouée.
Mes souvenirs à M™» Deshorlies et à Gaston.
XXIV. — A M. Emile arixaaud.
Paris, le 20 octobre 1874.
Mon cher Grimaud,
Je regrette beaucoup votre absence (pour moi) ; car le motif
est la bonne fortune de Dieu, dont je vous félicite.
1. Par la mort de M"' de Rocbebrune, née du Fougeroux.
b L.
54 UTTBBS m PAUL BAUDRT
Je regretle de ne vous avoir pas rencontré, cette année,
chez Rocbebnine.
J'avais l'intention d'aller le revoir quelques jours, et les
soins que j'ai dû donner à ma petite maison de la Roche, que
j'ai meublée pour mes séjours en Vendée, m*en ont empêché.
Maintenant j'ai dû venir rapidement à Paris, pour surveiller
mes peintures que l'on cloue au plafond de l'Opéra. Je crois
qu'elles auront un bon maintien devant les milliers de becs de
gaz qui leur sont destinés ; mais cela né durera pas longtemps !
Je serai charmé que vous fassiez connaître à nos compa-
triotes ma petite notice sur Schnetz, et je ne puis qu'être flatté
que vous veuilliez bien la réimprimer dans votre Bévue ^, ainsi
que vos impressions sur mes toiles de TOpéra. Vous en trou-
verez la description la plus exacte :
i® Dans le Catalogue d*£dmond About, qui était ven,du au
public pendant l'exposition ' ;
2® Puis dans le Correspondant, dans un article de M. Arthur
Duparc ;
Puis encore dans la Gazette des Beaux-Arts, dans les articles
de M. René Menant. (Il y en a cinq, je crois.) Après eux,
Charles Blanc y a consacré un travail très bien fait, mais peut-
être un peu didactique et esthétique.
Le reste, dans la presse, sont des impressions multicolores,
où il n'y a rien à pécher, sauf quelques exceptions : celui-ci
voit le réalisme ; celui-là le catholicisme ; les autres, leurs co-
teries variées. C'est le miroir à facettes qu'on nomme l'opinion
pubhque, mais qui ne réfléchit rien de durable et de vrai.
Veuillez agréer, cher ami Grimaud, mes cordiales amitiés.
Paul Baudrt,
Hôtel da LouTre.
t . C'est dans la liyraison de janvier 1875 que nons avons reproduit la
Soiiee sur la vie et les cntvres de Schnets, auquel Paul Bandry avait sac-
cédé comme membre de TlnsUtut, notice qull avait lue à rAcadémie des
Beaux-Arts, dans la séance du 22 août précédent.
2. A l'Ecole des Beaux-Arts.
LETTRES DE PAUL BAUDRY 55
Si VOUS avez le temps de m*écrire ou si vous voulez bien
m'envoyer un numéro de votre Revue, adressez toujours Nou-
vel Opéra, Agence des travaux.
XXV. -- A Mme Deshorties.
Décembre 1875.
Chère Madame Deshorties,
Ne lisant jamais les journaux, je n'ai su que bien tard la
perte cruelle que nous avions faite ^.•.
About, à qui Gaston avait écrit, ne me Ta apprise que le
jour même où j'ai écrit à Gaston un mot, qu'il n'aura peut-être
pas reçu, car l'adresse était imparfaite. Je tiens à vous redire
encore combien je sens vivement la dure séparation, et com-
bien je prends une vive part à votre douleur ! Je ne sais où
cette lettre vous retrouvera, mais je désire que vous ne dou-
tiez jamais des sentiments que j'ai pour votre chère famille.
Agréez, chère Madame Deshorties, l'expression de mes sen-
timents de respect.
Paul Baudry.
i. En la peraonne de M. Gauja.
L'ÉGLISE DE TRÉGUIER'
Notre diocèse possédait^ avant 1789, un grand nombre de cou*-
vents, tant d'hommes que de femmes, qui répandaient autour d'eux
l'exercice de la bienfaisance^, du soin des malades, de l'instruction
populaire. Citons seulement :
COUVENTS d'hommes.
Les Dominicains de Horlaix, (1235) établis 14 ans après la
mort du saint fondateur de l'ordre. Cette résidence fut illus-
trée par Yves Bégaignon, devenu évêque de Tréguier en 1362
et cardinal en 1371 ; par Hugues Lestoquer, évêque de Tréguier
en 1403 ; par le P. Albert Le Grand, dit aussi Albert de Horlaix,
mort en 1640.
Les Dominicains de Guingamp, dont le premier couvent dans
celte ville fut fondé en 1284, sur l'emplacement de Hontbareil,
occupé aujourd'hui par les Filles de la Croix. Alain de Bruc, évê-
que de Tréguier, officia, au nom du pape Martin V, le jour de la
prise de possession du monastère par les religieux. En 1636, les
Dominicains, appelés aussi Jacobins, furent transférés à Sainte-
Anne de Guingamp.
Les Augustins de Lannion (1394) fournirent plusieurs de leurs
sujets à révêché de Tréguier. De ce nombre furent Christophe de
Hauterive (1408-1417) et Mathias du Cozker (1417-1422) appelé
par quelques-uns Mathieu Rocdere.
Les cordeliers de Tréguier et de Morlaix, venus des Sept-lles en
' Voir la livraisen de join 1886, pp. 405-413.
>
l'église db tréguier 57
i4S3, sur rappel de François II, dernier duc de Bretagne. Le cou-
vent de Tréguier fut établi à Plouguiel, près la passerelle Saint-
François, au bord du Guindy, sur un terrain donné par Jean de
Bizien, sieur de Kérousy.
Les Cordeliers de Guingamp furent fondés longtemps aupara-
vaut, le i octobre 1283, 57 ans seulement après la mort du sera*
phique Patriarche d'Assise, par Guy de Bretagne et Jeanne d'Âvau<^
gour, sa femme. Leur premier établissement se trouvait à l'en-
droit appelé aujourd'hui « Terre Sainte » . Plus tard, en 1591, à
la suite du sac et de Tincendie de leur maison pendant les trou-
bles de la Ligue, les pauvres QIs de saint François allèrent deman-
der asile à René Chomard, gouverneur de N.-D. de Grâces, qui se
démit en leur faveur de sa chapellenie. Les nouveaux religieux
bénéficièrent dans la suite des libéralités de la duchesse de Har-
tigues et de Marie de Beaucaire, sa fille, du seigneur de Kerduel,
et enfin du duc d'Aiguillon, gouverneur de Bretagne, célèbre par
la légende du moulin de Sainl-Gast (1758) et par ses différends
avec le procureur général de la Chalotais. La chapelle de N.-D. de
Grâces, que nous admirons encore, est antérieure à l'arrivée des
Franciscains. Elle fut bâlie de 1507 à 1509 par ordre de la bonne
duchesseAnne. Ce sanctuaire, de style ogival, bien décrit par H.
Gaultier du MoUay, est aujourd'hui une église paroissiale, et con-
serve les restes de Charles de Chàtillon, dit de Blois, l'illustre pè-
lerin de Saint-Yves, tué à la bataille d Auray, le 29 septembre 1364.
Le tombeau de ce prétendant au duché de Bretagne et à Thonneur
delà canonisation n'existe plus. Il fut élevé, le premier août 1752,
par un des descendants du héros breton Alexis-Hagdelaine Rosa-
lie, duc de Chàtillon, alors lieutenant général du roi Louis XV dans
la haute et basse Bretagne. Les « patriotes > de la Révolution ont
détruit ce précieux monument ; et, en 1874, les reliques de Charles
de Blois ont été dé posées dans une nouvelle châsse de bois sculpté
donnée par Msi* David, évë que de Saint-Brieuc et Tréguier.
Guingamp eut aussi, en 1615, des Franciscains réformés nonH>
mes Capucins. Ils habitaient la vieille maison et les dépendances
î
58 l'égùsc db TRÉomim
actaellds de rinstilolion Notre-Dame. La fondation fut conKeatie le
23 juin 1615, par Guillaume de Goatrieux. C'est aussi à cette
époque, sous l'épiscopat de Guy Champion, que les Capucins s'éta-
blirent à Lannion, dans le beau local occupé aujourd'hui par le
collège et la prison.
Outre ces couvents, il faut rappeler Texistence, dans notre dio-
^cèse, de nombreux prieurés de moines. Ainsi, de 1047 à 1049,
dans un acte non daté, Eudes, tuteur du jeune Conan II, duc
de Bretagne, signe comme témoin une charte par laquelle sa sœur
Adèle, première abbesse de Saint*Georges de Renues (103â-i06^),
institue un prévôt à Pleubihan. L'endroit do celte fondation est
encore désigné aujourd'hui dans le cadastre et par tout le peuple
c le prieuré » et la tradition constante et unanime appelle les
premiers pasteurs de la paroisse « les moines de Saint-Georges. »
De là aussi sans doute l'origine d'une foire trëi ancienne établie
dans le bourg sous le nom de « foire Saint- Geor<;es » . Avant la
manie prise après le Révolution de donner aux paroisses ayant
la lettre P pour initiale saint Pierre pour patron obligé, saint
Georges était bien le palron de Pleubihan, en souvenir des moines
préposés par Tabbaye de Saint-Georges de Rennes au service pa-
roissial. Ces prêtres, comme les religieuses de Saint- Georges, de
Rennes, devaient suivre la règle de saint Benoît*
COUVENTS DE FEMMES.
Les couvents de femmes furent encore plus nombreux dans le
diocèse de Trégoier, quoique fondés plus tard. Citons :
Les Religieuses Hospitalières de Tréguier, venues de Quimper,
s'établirent, en septembre 1654, à Tréguier, sous Tépisopat fécond
de }lsr Balthazar Grangier. Elles eurent pour fondateurs le sei-
gneur de Kergomanton et sa femme, et pour premiers bienfai-
teurs insignes les sieurs Cludon de Tlsle, de Leslec'h, de Kerébo
et le chanoine Thépaut duQluroelin.
_ Les Religieuses Hospitalières de Lanoion vinrent aussi de Quim-
X'itGLISE DE TRÉGUIER 59
per^ eo 1667, au nombre de cinq. La première supérieure était
parente de Messire Josep-hCorentin de Kerméno, seigneur de Pli'-
vern^ prêtre du diocèse de Léon, premier supérieur et fondateur
du couvent Sainte-Anne, où il vécut près de 45 ans et mourut en
odeur de sainteté^ le 18 avril 1716, à Tâge de 72 ans.
Les Religieuses Hospitalières de Guingamp. — iilv Grangier
envoya dans celte ville, le 14 août 1676, quatre religieuses augus-
tinés de Tréguier pour fonder une nouvelle maison de charité,
dont le terrain fut donné par le duc de Vendôme.
Les Ursulines vinrent de Dinan à Tréguier, le 20 janvier 1635,
.sous répiscopet de Msr Guy Champion de Cicé, et s'établirent dans
un couvent doté par Hathurin Lhostis, chanoine de Tréguier, le
seigneur du Rumain et Michel Thépaut du Rumelin, que l'on ren-
contre à la tête de toutes les bonnes œuvres. — La maison de
Tréguier établit bientôt des fondations à Morlaix ; à Guingamp
(4 août 1654) où leur maison, chapelle et dépendances, données
par Pierre Le Bricquier, un des vicaires, servent actuellement de
caserne, de grenier à foin et de parc à la remonte de cavalerie ;
el à Lannion (1660), où mourut la première supérieure de Tré-
guier, venue de Dinan, l'infatigable mère Louise Gays. Partout ici
nous trouvons la main bienfaitrice et intelligente de Balthazar
Grangier, un des saints évêques de Tréguier.
Les Religieuses de la Charité du Refuge occupèrent é Guingamp,
en 1676, l'ancien couvent des Jacobine, dit Hontbareil, où sont
aujourd'hui les Filles dé la Croix.
Les Calvairiennes vinrent à Morlaix en 1625, sous l'épiscopatde
Guy Champion de Cicé.
Les Filles de la Croix. — Mk^ Grangier appela de Saint-Flour
en Auvergne les Filles de la Croix, qui arrivèrent à Tréguier Je 29
mars 1667. Quelques membres du chapitre et quelques seigneurs
de la contrée se cotisèrent pour acquérir un terrain et bâtir une
maison aux nouvelles religieuses. La chapelle de cet établissement
fut construite plus tard et bénite le 3 mai 1700, fêle de l'exaltation
de la sainte Croix, par Olivier Jégou de Kerlivio^ évêque du dio-
cèse.
60 L'ÉGLISB DB TRÉGUiER
Les Paulines ou Filles de Sainl-Paul furent établies à Tréguter
en 1679 par H»* de Lézerdrot, sous Tépiscopat de }h^ de Ba-
glion de Saillant, mais ce fut Mf' Olivier Jégou de Kerlivio quiap-
prouva leurs constitutions, statuts et règlements, le 23 juin 1727.
Sous l'administration de ce dernier évëque, trop favorable au parti
janséniste, les Paulines fondèrent des maisons d*éducation à
Pontrieux et à Pédernec.
Les Carmélites. — La ville de Guingamp donna, le 22 juin 1625,
une maison et la chapelle Saint-Yves, alors situées dans la rue
actuelle de ce nom, aux Carmélites de la réforme de sainte Thé*
rèse. Daifs cette chapelle furent enfermés, pendant la Terreur, les
prêtres réfractaires destinés aux pontons ou à Téchafaud de la
Révolution.
SÉHIEIAIRES
Parmi les établissements religieux et charitables de notre ancien
diocèse, mentionnons encore le grand séminaire, qui eut Finsigne
honneur d'être fondé par saint Vincent de Paul. C'était en 1654,
sous l'épiscopat de Ms' Grangier.Un chanoine, H. Thépaut du Ru-
melin, et sa sœur, H^e de Trézel, avaient donné le terrain nécessaire
pour bâtir. Les constructions de l'ancien séminaire sont de 165^,
1658 et 1734. La chapelle date de 1685 et renferme, sous une
simple pierre tombale confondue avec le pavé, près de la porte
d*entrée destinée au public^ les restes de ses nobles bienfaiteurs.
La congrégation de Saint-Lazare adirigé le grand séminairedeTré-
guier jusqu'en 1791. Les bâtiments et dépendances de l'ancien
séminaire sont dignement occupés aujourd'hui par la direction du
petit séminaire de Tréguier. — A côté du grand séminaire, nous
avions encore, dans la ville épiscopale, avant la Révolution, une école
d'instruction secondaire, sorte de collège ecclésiastique ou de petit
séminaire, qui inscrit avec gloire notre Le Gonidec parmi ses
meilleurs élèves. Les anciens évêques comtes de Tréguier, pour
favoriser le développement* des études, se prêtaient volontiers à
l'églisb de tréguibr 61
présider en personne les exercices publics, dont plusieurs program-
mes exislentencore. Celte maison sert actuellement d*écoIe primaire
et de pensionnai, sous la direction des Frères de l'Instruction chré-
tienne dits de Lamennais.
PAROISSES
Nous n'avons ni la compétence, ni le loisir, ni les documents
nécessaires pour donner dans cet article (à peine ébauché) une
notice même succincte sur Turigine des paroisses, leurs églises,
leurs patrons cl leurs seigneurs temporels. C'est une étude très in-
téressante à faire, et qui appartient de droit à ceux que la provi-
dence a pliicés dans chaque localité. A cet égard, le diocèse de
Rennes est plus favorisé. H. de la Borderie a public les (c Origines
paroissiaks », et H. Tabbé Guillotin de Corson vient d'achever le
« Fouillé historique de Parchevéché de Rennes. » La Société archéolo-
giiiue et historique des Côtes-du-Nord, dans sa séance du 9 décembre
1885, annonce de savantes recherches sur le c Fouillé historique de
Saint" Brieuc. > Nous espérons bien que fauteur comprendra dans
son œuvre le diocèse annexé de Tréguier. La Société d'Emulation
des Côtes-duNord entreprend la publication des « Trésors archéo-
logiques de PArmorique occidentale », dont plusieurs pièces inté-
ressent la région trécorroise. Un érudit, H. J. Gaultier du Hottay a
beaucoup travaillé cette partie des. études bretonnes, et « son Ré-
pertoire archéologique des Côtes du -Nord > est un inventaire com-
plet, par cantons cl par paroisses, de nos richesses et de nos
gloires nationales; c'est un bulletin monumental de Part celtique
et chrétien dans le diocèse de Saint-Brieuc et Tréguier ; et si
nos vieilles églises tendent à disparaître, elles survivront toujours,
comme nos menhirs et nos dolmens, aux yeux de la postérité, dans
le savant recueil du regretté H. Joachim Gaultier du Hotlay. —
H. René Kerviler a fait revivre dans son bel ouvrage « la Bretagne
à P Académie » les illustrations les plus pures de notre province, et
prépare en ce moment, dans son < Essai de Bio^BiUiographie
/
63 l'église de treguier
bretonne », la résurrection de beaucoup de vieux noms oubliés,
titres de noblesse pour ceux qui ont l'honneur de les porter encore.
ÉVÊQUES
Plusieurs auteurs, après les doctes Bénédictins bretons du X\lh
siècle, DD. Lobineau, Denys Briant, Haur Audren, Morice et Tail-
landier, ont entrepris de dresser le catalogue historique des évèques
de Tréguier, et on peut consulter avec fruit et intérêt ces compila-
tions spéciales, reproduites par M. Tresvaux dans son ouvrage inti-
tulé « V Eglise de Bretagne, » Six évèques élus de Tréguier eurent
l'honneur d'être promus au cardinalat : Yves Bégaignon (1371);*—
Hugues de Goatrédrez (1465), qui ne siégea point;— Raphaël, dit
le cardinal de Saint- Georges (1480) ;— Robert Guibé (1513),
inhumé à Saint-Yves des Bretons à Rome ; — Louis de Bourbon
(1531) ;— Hippolyle d'Est, dit le cardinal de Ferrare (1543).
Rappelons seulement pour mémoire Etienne, qui ratifia la fonda-
tion faite en 1235 aux Dominicains de Morlaix ; Alain de Bruc,
qui rappela saint Yves dans son diocèse, le nomma son officiai et lui
donna la cure de Trédrez ;GeuffroiTouraemine, qui désigna saintYves
à la cure de Louannec et vit mourir le saint à Kermartin. Yves de
Boisboêssel introduisit la cause de la canonisation de saint Yves en
1330, etsous Richard du Poirier, auquel appartient Thonneurdela
construction de la cathédrale actuelle, cette canonisation futsolen«-
nellement proclamée,, le 19 mai 1347, par Clément VI, pape
d'Avignon. Robert Painel et Yves Bégaignon reçurent Charles de
Blois en pèlerinage au tombeau du saint prêtre. En 1420, Mathieu,
Rocdere ou du Cozker reçut la fondation de Jean V; et, en 1451
Jean de Plouec fit transférer à Tréguier le corps du bon duc, en-
terré à Nantes depuis 1442. Ce prince avait fait ériger dans la ca-
thédrale de Tréguier, de 1420 à 1428, sous la direction de « Maistre
Jacques de Hongrie, scolastiquede Tréguier », un monument digne
de la Bretagne et de son grand saint Yves. Les dépenses de Jean V
."■ H,
LEGU8B DE TBEGinER 63
pour ce tombeau, dit H. de la Borderie, représenleni, d*après les
calculs les plus modérés, plus de 160,000 francs d'aujourd'hui. Eu
1444, Mathieu du Cozker avait établi la psallette de Tréguier, ap-
prouvée par une bulle du pape Nicolas V, en 1449, et par son suc*
cesseur, Calixte III, en 1456. Pierre Prédou ou Piédru bâtit, en 1430,
le manoir épiscopal de Keroffret à Tréguier^ détruit en 1594 sous la
Ligue et Tèpiscopat de Guillaume du Halegoét, et rebâti en 1608
par Adrien d'Amboise. Tréguier, pour être fidèle à la cause d'Henri IV,
fut saccagé en 1589, 1590 et 1591 par les Ligueurs bretons et, en
1592, par les Espagnols conduits par le duc de Hercœur. Le trésor
de la cathédrale fut pillé, le tombeau de saint Yves dépouillé de ses
ornements d'or et d'argent, et l'évêque obligé de chercher un re-
fuge dans sa terre de Kergresk, en Plougrescant, où il mourut !e 29
octobre 1602. Raoul Rofland, Antoine du Orignaux et Guillaume
du Ilalegoêt, se firent remarquer par leur dévotion à saint Gonéri
et leurs ordonnances re alives à son culte. Les statuts synodaux de
l'évêque Rolland forment un recueil précieux connu sous le nom
de c Raouiin n.Guingamp est redevable à l'évêque du Halegoét du
' beau porche Notre-Dame, appelé aussi porche du Halegoét. Jean de
Goétquis posa la première pierre du Cloître (1461), terminé sous
Ghislophe du Ghâtel en 1479. En 1484, fut bâtie la tour de Saint-
Michel, une des églises de la ville épiscopale.
Après le traité d'union (1532), nos évêques furent attirés à la
cour de France^ et le siège de Tréguier ne fut plus considéré que
comme un marchepied pour parvenir à un poste plus important.
Les revenusdel'évèque n'étaient pas des plus considérables (40.000
livres de rente), mais le chapitre possédait de grands biens et de
nombreux droits féodaux de péage, de four, de pèche, de chasse,
etc. Notons en passant que ce sont les saints évêques qui meurent à
Tréguier en refusant les faveurs du monarque. Nous avons vu Guy
Champion de Cicé établir dans son diocèse bon nombre de familles
religieuses. Ce prélat autorisa le P.Albert Le Grand à rechercher
dans les archives de l'Ëvèché et des paroisses du diocèse les élé-
ments nécessaires pour composer la Vie des Saints de. Bretagne... A
64 l'église de tréguier
Plougrescant et à Tréguier, le pieux Dominicain trouva les anciens
légendaires de saint Gonéri conservé^ à Paris ( n<>* 1148, fol. 60^ et
22.321, fol. 745 de la Bibliothèque nationale). Les Bollandistes,
pour avoir ignoré Texistence de ces offices, frustra legendam lalinam
exêpectârunt majores nostri, frustra ego ipsam sperem hodie, accu-
sent le ?• Albert de les avoir fabriqués dans son imagination :
Quanwis autem sancti gesta et œtas penitus ignorenturj nihilo ta-
men minus more suo legendam ipsiad IV aprilis aptavil Albert us
Le Grand de Monte relaxo, collectam asserens ex veteribus Legen-
dariis mss. ecclesiœ cathedralis trecorensis... atque ex vetusto Le-
gendario mss» quod exsiat in ecclesia parochiali de Plougres-
cant, (AA. SS., t. IV., jul, p. 422). Sous Tépisçopa! de Guy Champion
advint en partie la perte du trésor de la cathédrale, causée par
Tincendie de la sacristie, dans la nuit du 6 septembre 1632. Ua
inventaire, dressé en 1626, fait mention de nombreuses pièces d'ar-
genterie, de tapisseries, de livres et d^ornements données par les
évëques de Tréguier et portant les armoiries de Jean de Plouee et
de Goêtquis, de Christophe du Châtel, de Jean Calloet, d'Antoine du
Grignaux, d^Adrien d'Amboise, le plus généreux des donateurs.
Noël Deslandes, dominicain^ qui a laissé une grande réputation d'élo-
quence et de saintelé, prononça, n'étant que simple religieux, Té-
loge funèbre de Henri IV à Sainl-Merry (1610); et, comme visiteur
du couvent de Morlaix, donna l'ordre au P. Le Grand de publier les
Vies des Saints^e Bretagne, ouvrage qui parut sous son épiscopat
en 1637. (Nantes, 1 vol. in-4°, chez Pierre Doriou.) Evêque de
Tréguier de 1635 à 1645, Noël Deslandes combattit vigoureusement
les protestants, visitait souvent les couvents de son Ordre à Guin-
gamp et à Morlaix, et fut un ardent zélateur de la dévotion et de
la confrérie du Rosaire. II eut un digne successeur en Balthazar
Grangier, dont nous avons énuméré les œuvres et les fondations
pieuses. François-Ignace de Baglion de Saillant fut un des signa-
taires des quatre fameux articles de 1682. Olivier Jégou de Ker-
livio favorisa le jansénisme et se vit excepté, lui, son clergé et son
diocèse, da la grâce du Jubilé accordé à tout le monde catholique,
l'église de tréguier 65
en i725, par Benott XIII. François-H;acintbe de la Fruglaie de
Kerver publia dans notre diocèse la bulle UnigeniiuSy que son
prédécesseur de Kerlivio ne recul même pas avecle'respecl dû
àrautorité du saint-siège. Jean-Marc de Rojère établit, le 26 avril
1768, la dévotion au sacré Cœur de Jésus et fit iitiprimer à Morlaix,
en 1770, un Propre de son diocèse. Jean-Bapliste-Joseph de Lubersac
fut le protecteur de l'indigne Sieyès, qu'il fit chanoine de sa cathé-
drale. Augtislin-René'Louis Le Mintier de Saint-André fut le der-
nier évëque de Tréguier. li construisit l'aqueduc et la flèche de la
cathédrale, de 1785 à 1787, favorisa l'instruction populaire à tous
les degrés, et publia un catéchisme breton à l'usage de son diocèse.
Depuis le mois d'avril 1791, Tréguier pleure son évèque et
compte sur la bienveillance des évèques de Saint-Brieuc. Celte bien-
veillance s'est manifestée le jour où Ks^Le Mée prit pour lui*mëme
et ses successeurs le litre « d'évèque de Saint-Brieuc et Tréguier »,
par la translation solennelle des restes de Me' Le Mintier à Tréguier^
par ordre de Mer David, le 8 juillet 1868; et se continue aujour-
d'hui par l'œuvre do réédificalion du tombeau de saint Yves, entre-
prise par. Me' Bouché, avec les bénédictions et la souscription de
S. S. Léon XIII, et sous la direction de M. Arthur de la Borderie.
Abbé Yves- Marie Lucas.
TOUS IX (X DE LA 6^ SÉRIÉE
JEiM D'ARC A DOnM '
M. Luce avait son nom attaché à celui de du Guesclin ; le voilà
désormais inséparable d'un nom plus illustre encore. C'est véri-
tablement de la chance historique ! Il appartenait du reste au
plrofesseur de l'Ecole des chartes qui est chargé de rechercher les
sources de l'histoire de France de trouver les origines de laPucelle,
comme il a trouvé les origines du grand Connétable. Mais on ne
pourra plus dire que la Jeunesse de Bertrand Q^i un ouvrage in-
comparable : l'héroïne de l'auteur Ta encore mieux inspiré que
son héros; quoi d'étonnant 7 n'est-ce pas une martyre, une sainte
peut*étre ? il est question de la déclarer telle, et le vœu de M. Jules
Quicherat pourra être exaucé. Tout libre penseur qu'il était, il
s'indignait de ce que l'Église ne l'eût pas encore canonisée ; son
sens critique se révoltait, assurait-il, contre ce qu'il appelait
« une iniquité catholique ». Que dirait-il s'il revenait au monde
et apprenait que Léon XIII, ce grand justicier, se propose préci-
sément de réparer, s'il y a lieu, Viniquité et même qu'un arche-
vêque anglais est en train de poursuivre, par son ordre, la cause
de béatification ?
Le livre de H. Siméon Luce arrive tout à fait à propos : il vient
compléter l'œuvre de son maître à l'Ecole des chartes, € le meil-
leur historien et célébrateur de Jeanne d'Arc, » comme l'a qua-
lifié Sainte-Beuve; «le collecteur définitif de tout le dossier res-
* JeawM d^Are à Domrémy, recherches critiques sur les origines de la mission de
la Pacelie, accompagnées de pièces jastificatives, par M. Siméon Luge» membre de
rinstitut. Un vol.in-8% de cccx et 316 p. Paris^ Gtiampion, 15, quai Malaquais^ 1886*
L
jfiAima d'ajig a domémy 67
tant, et le grefBer le pl«is Hd^le de tous les actes et témoignages. >
(Lundi 10 novembre 186^.)
Au Journal des actions connues de Théroïque Jeune (Ille,
M. Luce joint des documents nouveaux désormais insépaiables
des pièces mêmes de son procès, et qui achèveront de cou-
ronner humainement celte que TEglise doii proposer à l'in\oca-
tion universelle. C'est Jeanne inconnue, Jeanne surtout avant sa
mission, qu'il s'est efforcé de découvrir. Ai-je besoin d^ajouter
qu'il porte, en ces matières délicates, avec la liberté qui est de
droit, la critique la plus pénétrante et le respect le plus profond?
Nous sommes en l'année 14211. Dans le village de Domrémy,
sous l'invocation du saint qui sacra Ctovis et qu'on n'oublie pas
au bord de la Meuse, habite une famille de pasteurs dont le nom
semble lui venir du village d'Arc, en Barrois. Elle se compose du
pare, de la mère, et de plusieurs flls et filles; Tune d'elles a de
douze à treize ans: on l'appelle Jeannette. La dame du château
est Jeanne de Joinville-Bourlemont, jeune encore, veuve d'Henri
d'Ogéviller, descendante du bon sénéchal de Champagne, l'ami de
saint Louis; elle est réfutée fidèle à toutes les traditions des
siens et passe pour la providence du pays. Qu'elle ait remarqué
Jeannette, quoi d'étonnant ? L'enfant est si belle, si bonne, si mo-
deste et si pieuse ! Elle doit la regarder souvent, le dimanche, à
la messe; et le dimanche de la Mi- Carême, qui est le jour de
la fête du pays, où dames et paysans dansent ensemble sous le
grand hêtre des fées, elle doit la chercher parmi celles qui cueil-
lent des fleurs dans la vallée de la Meuse.
Jeannette n'ignore pas combien la famille qui s'associe aux
joies du pauvre peuple lui vient en aide aux mauvais jours ;
c'est dans la maison forte de nie de Domrémy, appartenant à
cette famille, que les gens du canton ont coutume de mettre en
sûreté leurs personnes et leurs troupeaux toutes les fols qu'une
attaque soudaine des ennemis ne les prend pas à l'improviste.
Précisément, au milieu de cette année 1418, le canton a été
envahi par un chef de bandes anglo-bourguignonnes, et tout le
JEANHE d'arc k ItOHRÙtT
il de la vallée où Jeannette garde ses vachee, dans les prai-
,avec ses compagnes, a été enlevé; mais, grâce â Dieu et aux
ardie&de la bonne dannc dâ Dumrémy, près de son cousin
jmte dû Vaudemont, Anloine de Lorraine, le bétail al res-
!. Pour fêler le retour au bercail des troupeaux enlevés, tout
sys est en liesse, et Jeannette prend part à la Tcle comme à
:connaissance de ses compatrioles.
n dit même qu'elle est E>i animée ce jour-la, qu'en la voyant
:ir on croit qu'allé a des ailes ; on ajoute que, de retour à la
wn, et seule, clic entend pour la première luis des voix
nges qui lui annoncent sa mission. Sont- ce des vois du^
ou de la conscience 7 La voix de la pairie lui parle non moins
iment, sans doute, par la bouche de la j^une dame qui doit
er le n genlii Daupliin «, comme son aïeul Juinville aimait le
roi saint Louis; qui sait ce qui se passe en France, et
ira pas été sans apprendre i la petite bergère que ce n'est
seulement à Domrémy qu'on vole et pille le pauvre monde.
La pitié qui est au royaume de France « fait pleurer Jeanne:
priera l'archange saint Michel qui vient de lionuer, aux con-
de la Bretagne, la victoire aux Français sur les oppresseurs
la France : c'est lui qui comballra pour elle.
Prière et amour, Jeanne d'Arc tient tout entière dans ces
X mots, a dit son historien : elle aime Dieu, ou plutôt en Dieu,
latrie et sa famille. Au fond, son patriotisme lui-même est
I forme de sapiélé... et si, après plusieurs années d'hésitation,
: trouve la force de s'arracher à son foyer pour se dévouer au
ut de son pays malheureux et asservi, ce n'est point parce
I la pitié pour la France et pour son roi a étoufTé dans son
elesaffectionsprivées, mais uniquement parce que, placée entre
is devoirs, elle se croit tenue d'accomplir d'abord le plus
ré et le plus impérieux. »
îaîDt Michel, son ange gaTilien, son directeur, dont elle dit :
'.queê ne lui faillis; comment me faudrait-il? elle l'a vu de
yeux, tt en la forme d'un très vrai prud'homme, » lorsqu'elle
JEANNE d'arc A DOXRÉMT 69
était âgée d'environ treize ans ; c'est la première en date de ses
apparitions.
Leur réalité, elle l'afflrme sans cesse avec un accent de sin-
cérité qui porterait la conviction^ remarque H. Luce, dans les
esprits les plus prévenus. M. Henri Wallon, un des meilleurs his-
toriens de Jeanne d'Arc, ne croit, il est vrai, qu' « à des voix
accompagnées de lumière » ; mais il est impossible de partager
son opinion, car Jeanne a déclaré positivement avoir baisé la
terre, à chacune des apparitions de Tarchange, à Tendroit même
où elle Va vu poser le pied. Il faut s'en tenir au témoignage
formel de celle qui n'a jamais menti. Mais pourquoi saint Michel
plutôt que tout autre saint? — Sans doute à cause de la victoire
mémorable du mont Saint- Michel, répondrai -je après M. Luce.
Selon le très judicieux historien, cette victoire expliquerait jus-
qu'à un certain point, — jointe à l'invasion des Anglais dans le
Barrois, et à l'incursion des Ang*o-Bourguignons, rendue inutile
par la bonne dame de Domrémy, — l'intervention du chef de la
milice céleste.
Une autre influence, moins directe, dont il faut tenir compte,
et qui n'avait pas été remarquée avant M. Luce, est celle de
rOrdre de Saint-François, dont Jeanne portait les couleurs et la
couronne à Chinon ; nous l'apprenons d'un témoin oculaire.
Comme les Franciscains gallois, les Franciscains, ses frères en
religion, tonnaient contre les Anglais, ses ennemis ; et leur élo-
quence enflammée produisait chez nous les niémes effets que
dans le pays de Galles, où ils marchaient, la croix à la main, à
l'avant-garde de l'armée nationale. Le sermon de frère Richard :
< Semez des fèves ! Semez des fèves !» eut mieux que du re-
tentissement, car les fameuses fèves, semées en abondance,
d'après ses conseils, nourrirent les soldats de Jeanne. Seulement
£lle ne s'agenouille qu'une fois devant lu\ Sa parfaite droiture
répugnait à ce qui n'était pas le vrai tout simple.
M. Luce raconte à ce sujet, de la manière la plus amusante,
l'incident tout à fait comique qui marque la seconde entrevue du
10 JUNHB d'âHO à. DOUHÉHT
prédicateur et da rbéroiae : it avait préteDdu qu'elle était bien
iiapabie, si elle le voulait, de s'élever dans les airs pour s'inlro-
duirû dans les places ; et il semblait appréhender son approche
sreprocbes: « Approchez hardimenl, lui dii-elle avec malice,
3cbez, Je ne m'envoler&i pas. ■
ère Richard ne fut pas le seul franciscain à qui leanoe ait
ré une sympathie enthousiaste: nous voyons à ses côlés, sur
lura de Compièf^ne, « un cordelier nommé Noîroufle, grand
ne noir avec un laid meurtrier visage, et une Telle vue, et
[rand long nez, portant rude grosse faconde et semblant
vantable. » Fràre Noiroufle se vantait, assure-t-on, d'avoir
I lui tout seul trois cents Anglais, et il en riait et s'en tenait
■ré et joyeux.
. figure admirable de ^ainte Colette de Corbie, nile plus
e de saint François, contraste avec ce portrait burlesque. Je
commande aux prédicateurs qui feront désormais, à Orléans,
négyrigue de la libératrice do la ville. Le parallèle entre l'hë-
1 et la sainte a inspiré à M. Luce des pages dignes d'Oza-
et de Uontalembert : elles ont réchauffé lu vieux cœur d'un
de l'un et de l'autre.
n tableau du grand jubilé du Puy cl6t splendidement ses
srcbes. Arrêtons-nous, en nniâsanl, devant cette ceuvie tna-
aie, ou, pour mieux dire, ce chef-d'œuvre d'intuition histo-
jubilé ou pèlerinage en question n'était autre chose que ce
X appelle en Basse-Bretagne, comme en Italie, un Pardon.
quel pardon ! Il avait liau le 13 marâ, Jourde l'Aunoiiciatioa
sainte Vierge, patronne de saint François et de son ordre,
les membres, comme ou le sait, fêtent particulièrement
irition de l'Ange annonçant à Marie sa mission divine. Tou-
I, pour qu'il y eût pardon général, c'est-à-dire indulgence
hre, il (allait que la féie de j'Aunonciution lombàl le ven-
saint : l'Bgliie exigeait celte coïntiJenca entre l'annonce
luveuretsamort. On conçoit l'tmpresstment des (Idcles à
JBAITNB d'arc a BOMllÉMy Tl
se rendre au pardon du Puy pour gagner les faveurs promises. Ils
furent si nombreux, en 1407^ que deux eents périrent étouffés.
En 1418, malgré toutes les précautions, il en périt encore trente-
trois. Indépendamment des indulgences à gagner, on afBrmait^et
nous avons là-dessus le témoignage d^un des docteurs les plus
considérables du temps, qu*il .arrivait, lors du Pardoli, < des
événements extraordinaires. »
En 1429, le S5 mars. Jour où l'Annonciation tomba encore un
vendredi saint, Taffluence fût plus nombreuse et plus fervente que
jamais : la France était alors entre la vie et la mort ; les Anglais
campaient devant Orléans. Dés les premiers jours de février
14i9, Jeanne avait jeté ce cri d'inexprimable angoisse : Le temps
me pèse comme à une femme qui va être mère !
Comme on le pense bien, elle n'était pas au Pardon ; elle n*y
pouvait être ; tout entière i sa mission, elle dévorait du regard le
camp des Anglais, dont les cercles formidables étreignaient de
plus en plus la ville d'Orléans, ce dernier boulevard de la France.
Hais son cœur était sur la montagne sainte : et même on voyait,
frémissants, aux pieds de Notre-Dame, des pèlerins envoyés par
elle et pour elle qui suppliaient la mère du Sauveur et les Anges
et les Saints de France de sauver la patrie. « Je m'y trouvais moi-
même, dit l'un d'eux, Jean Pasquerel, son propre chapelain; la
mère de Jeanne y était aussi, avec quelques-uns qui avaient con-
duit sa nile a-i roi. » Que le secours lui vînt de la montagne vers
laquelle toute la France avait les yeux levés, comment en douter ?
% Ah! ne doutez pas ! disait-elle ; c'est Dieu qui fait Vheure ;
travaillez, et il travaillera f » N'entendait-elle pas sa Voix
qui lui criait : « Va, va, ma fille ; je serai à ton aide; val i^
Trois Jours avant le grand vendredi, le Vi mars 1429, elle
sommait les Anglais, « au nom du Roi du Ciel, fils de sainte
Marie, » de vider le royaume qui appartenait au roi Jésus ; et trois
mois après, lo siège d'Orléans était levé et la France sauvée
(8 mdi 14%9).
L'humble Tille de saint François avait mis son œuvre « sous
'
72 JEÀNRB d'arc ▲ DOMRÉMT
les auspices de la solennité doublement sacrée où reposait alors
respoirnational ». Il faut lire toute la page qu*inspîre à l'historien
une flamme de patriotisme que la critique n*a fait que rendre plus
ardente.
Sous Timpression moi-même d'une lecture qui ne laissera froid
aucun Français, aucun catholique, je ne me sens pas le courage
de le chicaner sur quelques détails. Le livre est de main d'ouvrier^
dirait La Bruyère, et ce n'est pas vive /a^^ur/ qu'il devrait avoir
pour devise, mais « glorieux labeur ! »
Sans amoindrir la grandeur du plus merveilleux épisode de notre
histoire, H. Luce en a éclairé les sommets comme les profondeurs
d'une lumière vraiment électrique : les origines humaines comme
les origines célestes de l'envoyée d'en haut, sont scrutées, les
unes et les autres, avec une probité rare; s'il trouve des lec*
teurs sceptiques, sa critique ne paraîtra telle à personne ; pour
lui, la mission que Jeanne d'Arc a reçue du Ciel ne fait pas un
doute; et il adopte et donne comme conclusion de ses admirables
recherches ces fortes paroles d'Etienne Pasquier : « Je réputé
l'histoire de la Pucelle un vrai miracle de Dieu. »
HeRSART de la VlLLEMAftQUÉ.
CHRONIQUE
X«e Congrès Arobéologiqae de France
CINQUANTE-TROISIÈME SESSION
La Société française d' Archéologie, fondée par rillustre M. de Gaumont,
▼ient de tenir à Nantes sa cinquante-troisième session. Nous ne saurions,
dans un recueil aussi peu étendu que la Revue de Bretagne et de Vendée,
donner un compte rendu complet des excursions du Congrès, non plus
que des mémoires curieux qui ont élé lus aux séances. Cependant nous
devons à nos lecteurs de les tenir au courant de tout ce qui tient à
rhistoire de notre contrée et nous manquerions à notre devoir si nous ne
donnions au moins un aperçu sommaire des principaux travaux du Congrès.
Cet éiënement, auquel la foule n'a attaché qu'une importance relative,
était décidé depuis trois ans ; il Tavail été sur les instances de M. l'Ins-
pecteur de la Société française d^Afcbéolegie dans le département ; et,
quoiqu'un grand nombre de personnes Toublient ou Tigoorent, c'est au
Congrès que nous sommes redevables de l'exposition elle-même ; car c'ett
à son occasion que Tidée d'une exposition d'art ancien, puis d'une expo-
sition de géographie, est venue aux organisateurs.
Quoi quHl en soit, c'est le jeudi U^ juillet, à une heure de l'api es-
midi, qu'a eu lieu la séance d'ouverture, sous la présidence de M. le comte
de Marsy, Directeur de la Société française d'Archéologie. M. Labbé,
adjoint, au nom de M. le Maire de Nantes, prit le premier la parole et
souhaita la bienvenue aux Membres du Congrès; M. de Granges de Sur-
gères, au nom de M. le Président de la Société Archéologique indisposé,
lut un discours plein d'à-propos. M. de Marsy répondit, en termes élogieux
pour la Bretagne et la ville de Nantes. Ensuite, M. de la Viili^marqué donna
communication d'un mémoire plein d'érudition dans lequel il fit connaître
quelle grande part les Nantais prirent, au VI1I« siècle, sous la direction de
saint Emilien, à la lutte que livra la France aux Musulmans, aux environs
delà ville d'Autun. M. l'abbé Cabour, répondant à M. de la Villemarqué,
vint confirmer ses paroles, déclarant partager complètement son avis sur
cette intéressante question.
Ala même séance, M. le comte de Marsy annonça solennellement au Con-
grèsque le savant M. de Laurière, secrétaire-général de la Société française
74 CHRONIQUE
d'Archéologie, venait d*être décoré de Tordre de Saint-Grégoire-le-Grand,
par le Souverain Pontife.
Nous n'essaierons pas de donner une analyse, même abrégée, des diverses
questions qui ont été traitées aux séances du Congrès. Mentionnons cepen-
dant le mémoire bien écrit et bien coordonné de M. Chaillou, membre de
la Société Ârcbéologique de la Loire-Inférieure, sur les jolies découvertes
gallo-romaines qu'il a faites dans sa propriété des Giéons, commune de la
Haye-Fouacière ; celui de M. Maître sur les fouilles de Petit-Mars et de
Mauves ; celui de M. de Kersa'ison sur le château de Ranrouet, situé
commune d'Herbignac, et sur les seigneurs d'Assérac ; celui de M. Alcide
Leroux sur les fosses et les buttes de Noz^ay et d'Abbaretz, que M. Kerviler
coosîdère comme des exploitations minières et des mardelles gauloises.
Diverses autres questions ont été traitées. M. Garon a fait une commu-
nication des plus curieuses sur umi mosquée de Constantinople, perdue
dans un -quartier presque inabordable pour les chrétiens. 11 y a relevé
diverses inscriptions du plus haut intérêt ; l'orateur a été fort applaudi.
M. le docteur Plicque, Américain, mais Français d'origine, a lu une notice
fort intéressante sur des poteries découvertes à Lezou, en Auvergne.
M. le docteur Plicque a relevé des milliers de noms de potiers et
d'ioscriptions, les unes en latin, les autres dans la langue des popu-
lations gauloises de Tépoque de la conquête romaine. Ace sujet, M. delà
Villemarqué, toujours à la recherche de nouveaux éléments de discussion
pour l'étude de la langue celtique, invite les archéologues, M. Plicque en
particulier, à recueillir le plus d'inscriptions possible, véritables textes
sur lesquels les linguistes pourront raisonner à l'avenir et s'appuyer pour
arriver à découvrir de nouveaux horizons.
On nous pardonnera de ne pas suivre l'ordre chronologique. Le mercredi
7 juillet, M. Palustre a fait une communication dans laquelle il a comparé
Téglise de Fontevrault et certaines églises d'Angers, au point de vue de
la méthode suivie pour la construction. Il ajoute même que, pour l'église
de SaintnVlarc de Venise, on a buivi un procédé analogue \ c'est après coup
que la coupole a été construite ou au moins voûtée.
M. de Farcy lit une étude comparée de la cathédrale de Vannes et de
l'église de Saint-Maurice d'Angers. A Vannes, le travail est plus lourd,
mais on a procédé de la même manière qu'à Angers.
M. de la Nicoliière-Teijeiro appelle l'attention du Gongrès sur le tombeau
actuellement visible dans la chapelle Saint-Clair, à la cathédrale de Nantes.
Ce tombeau n'est point celui de Guillaume Guéguen, comme on le croyait,
mais celui de François Hamou ; en tout cas, c'est une œuvre digne d'être
visitée. M. Palustre demande qu'il soit fait des démarches auprès de
Monseigneur Lecoq pour que ce monument soit débarrassé entièrement
CHRONIQUE 75
des boiseries qui en gônenl encore la vue. M. le curé de la Cathédrale dit
quUl se fera auprès de Monseigneur l'interprète des sentiments du Congrès.
Un jour peut-être^ comme M. de la Nicollière en a exprimé Id désir, on
restituera à la chapelle Saint-Clair le vocable de sainte Madeleine, sous
le patronage de laquelle cette chapelle avait d'abord été placée.
M'oublions pas une communication de M. de Laurière sur une jolie
église romane en ruines, découverte par lui et remplie de riches sculp-
tures ; une étude fort savante au point de vue liturgique de Uf Barbier
de Montault, sur les égards qui sont dus aux objets do culte et princi-
palement aux pierres consacrées, quand elles sont devenues impropres aux
usages religieux. Mgr Barbier de Montault ajoute que la science archéo-
logique doit à chaque instant être consultée dans ces circonstances, sous
peine de voir commettre des erreurs irréparables.
Mentionnons encore une intéressante comisunication de M. de la Guère
sur Geoffroy Pantin, évêque de Nantes au Xil» siècle^ et une autre de
H. P. Sébillot sur les traditions populaires de la Bretagne.
M. le Président ajoute que plusieurs travaux inscrits, entre autres une
étude de M. le comte de l'Estourbeillon sur les véritables limites du Pays de
la Mée^ et un mémoire de M. Alcide Leroux sur les tombeaux en calcaire
coquillier découverts à Nort, qui ne pourront être lus, l'ordre du jour se
trouvant trop chargé, seront insérés quand même dans le volume des
comptes rendus du Congrès.
Ce serait le moment de parler des excursions qui ont été faites par le
Congrès dans les différents quartiers de la ville de Nantes, et en particulier
des visites au Château, au Musée de peinture et au Musée archéolo-
gique. Partout les archéologues, venus de tous les points de la France, et
môme de l'Europe et de TAmérique, ont trouvé à admirer. Au Musée
archéologique, le reliquaire où fut renfermé le cœur de la duchesse
Anne, et qui est d'ordinaire déposé à la Mairie, a attiré l'attention de
•plusieurs membres du Congrès ; ils ont exprimé le vœu que ce souvenir
précieux soit laissé à demeure au Musée archéologique.
Les manuscrits du XY^ siècle ont été très remarqués.
La visite à la Cathédrale» au tombeau de François II et à la crypte eut
lieu dès le premier jour. A plusieurs reprises, il fut question de la crypte
et des moyens de la conserver. M. Montfnrt montra le plan des fouilles
dressé par lui en 1884 et prédenté à la Sorbonne, en même temps que
son mémoire, rédigé avec beaucoup de clarté. Sur la crypte elle-même
disons, tout d'abord, qu'elle fut jugée digne d'intérêt par son ancienneté
et sa forme particulière. M. Palustre pense que le monument n'a pas
tout entier été construit à la même époque. Suivant lui, la crypte pro-
prement dite, ou église intérieure, serait de la fin du X» siècle. Quant au
"16 CHRONIQUE
déambulatoire, il serait de la fin du XI<» ; en tout caB^l se serait écoulé au
moins un siècle entre la construclion des deux parties. Quant à la-statue
â*évéque trouvée dans la chapelle latérale de la crypte, elle remonterait
au commencement du XII» siècle.
Parmi les ouvrages qui ont été offerts au Congrès par des membres de
la Société archéologique de la- Loire-Inférieure, citons le bel ouvrage
de M. le comte de rEstourbeillon sur les Familles françaises à
Jersey pendant la Révolution, une brochure de M. Kerviler sur les pro-
jectiles cylindro-coniques à l'époque gauloise, une autre de M. Orieux,
intitulée César chez les Venètes^ une étude de M. Alcide Leroux sur la
Marche du patois actuel dans Vancien pays de la Mée^ la notice publiée
récemment par M. Chaiilou sur les découvertes celtiques et gallo-romaines
qu'il a faites aux Cléons, commune de Haute- Goulaine, et de nombreuses
publications offertes par MM. de la Nicollière, P. de Lisle, Claude de
Monti, de Kersauson, Kerviler, A. du Bois de la Villerabel, René Valette,
Trévédy, Montfort, abbé Guillotin de Corson, Bélisaire Ledain, ThioUiêr,
de Surgères, de Poli, etc., etc.
II nous reste à parler des quatre excursions qui étaient annoncées au
programme et qui, malgréla chaleur excessive des premiers jours de juillet,
ont été effectuées à la satisfaction des archéologues nantais, comme des
archéologues étrangers au département.
Le samedi matin, 3 juillet, les membres du Congrès partaient au nombre
de 60 environ par le train de six heures «pour l'excursion de la Bretesche
et de Guéraode. Arrivés à sept heures à Pontchâteau, ils se rendaient en
voiture à la Bretesche et étaient reçus avec une grâce et une bienveil-
lance parfaites par Mme de Montaigu, venue le matin même de Paris tout
exprès pour la circonstance. Le château de la Bretesche, jolie habitation
moderne bâtie dans le style du XV» siècle, à demi entourée de son large
étang, fut loué sans réserve par les excursionnistes, qui n'eurent qu'un
regret, celui d'être obligés de repartir trop tôt. Mais la route à parcourir
était longue et les instants étaient calculés.
Vers dix heures, les voitures s'arrêtèrent devant le château de Ranrouët,
manoir du moyen âge actuellement en ruines, mais imposant encore et
digne d'être étudié.
Le déjeuner eut lieu à Herbignac, dans la salle de la Mairie, et, quoiqu'il
fût servi en maigre à cause de la solennité du lendemain, il fut trouvé
excellent; on n'y fît aucune observation. Décidément les archéologues
ont du bon . Je ne sais dans quel autre genre de sociétés savantes on
rencontrerait autant d'hommes absolument respectueux des vieux ensei-
gnements de TËglise. Il pourrait bien se faire que Tamour des monu-
ments du passé, des traditions et des principes, prît sa source dans ce
CHRONIQUE 77
▼a3te sentiment qui s'appelle le respect de Dieu, et des ancêtres qui nous
rattachent à Dieu.
 Vcois heures de Taprès-midi, le Congrès arrivait à Guérande. Une
séance devait avoir Heu à quatre heures ; niais les voyageurs n'eurent que
le temps de visiter rapidement les curiosités de la ville, et elles sont
nombreuses : l'église avec ses vitranx et sa chaire extérieure (c'est Tan-
cienne collégiale de Guérande, bâtie au IX» siècle par le roi Salomon) ^
le tombeau de Jean de Carné, seigneur de Crémeur, renfermé dans
réglise^ la chapelle de N.-D. la Blanche, où fut signé le traité de Gué-
rande en 1381; enfin les remparts de la ville construits par le duc
Jean lY en 1460.
C'est le lundi 7 qu'eut lieu la magnifique excursion de Mauves et de
Ghamptoceaux. On s'embarqua à sept heures et on remonta lentement le
cours du grand fleuve en paissant sous les arches monumentales des nou-
veaux ponts, entre les rives toutes velues de longues haies d'osiers et de
rideaux de hauts peupliers, ces palmiers des prairies qu'inonde la Loire.
On voguait en causant doucement, en regardant s'éloigner les massifs
des maisons de Nantes, les tours de la cathédrale et du château, enfin
les longues flèches d'églises plongeant dans le ciel. Un voile de vapeur
tendre couvrait cet immense tableau qui paraissait flotter dansTatmosphère
tiède et d'un calme indescriptible.
Avant neuf heures, nous étions h Mauves; nous visitions dans la pro-
priété de Vieille-Cour les ruines romaines déjà connues ou devinées depuis
plusieurs années, mais que M. Alaitre, sur les indications premières de
M. de TEstourbeilloo, a eu le mérite de mettre au jour et de décrire. 11 fut
reconnu que ces ruines sontintéressantes et que si elles ne 6ont pas les restes
d'uQ temple, elles sont au njoios les restes d'un important établissement
gallo-romain. Il faut avouer que la situation pour un temple serait magni-
Oque. Le coteau de Yieille-Gour fait songer au cap Sunium, â son temple
de Minerve et à ses roses, chantées par Byron.
H était plus de onze heures quand le bateau reprit sa marche en se di-
rigeant vers Ghamptoceaux, but du voyage. Nous aperçûmes, en passant,
les élégants pavillons du château de Clermont perdus au milieu des mas-
sifs et des bosquets, et la jolie habitation rose de M. le baron des Jamon-
nières, qui s'avance jusqu'au bord du coteau abrupt; de là elle sembla
sourire au fleuve ou regarder comme une curieuse, mais comme une
curieuse aux goûts fins et élevés.
Déjb, nous arrivions à cet endroit où la Loire s'élargit et forme comme
un lac superbe, quand aucune tempête, aucune crue na trouble ses eaux,
A gauche, au niveau des prairies^ se dressait la Tour d'Oudon, avec ses
lignes pures et ses arêtes d'une netteté saisissante. A droite, au milieu
78 CHRONIQUE
des arbres yerts, apparaissait le château de H. de la Tousche, bâti au
sommet du coteau, sur les ruines de Fancien castel où la fière Marguerite
de Penthièvre fit enfermer Jean V. Ce sont ces belles ruines que nous
visitâmes dans l'après-midi, conduits par le châtelain, qui, archéologue
lui-même, accueille les amis de l'antiquité a?ec une bienveillance toute
particulière.
La position est merveilleusement favorable. De ce point, la Loire
apparidt au spectateur dans toute sa magnificence. Le regard embrasse
quinze à vingt lieues de pays, en suivant une ligne dirigée de Test à
l'ouest. C'est de là qu'il faut voir notre grand fleuve, pour l'aimer comme
il doit être aimé. 11 y est plus beau qu'à Orléans^ à Amboise et même
à Saint'Florent. Tout Français qui a vu la Loire, des hauteurs de Champ-
toeeaux, ne la changerait pour aucun fleuve du monde.
Quant aux ruines de l'ancien castel, elles sont imposantes encore malgré
racharnement que les vainqueurs ont dû mettre à détruire cette forteresse
redoutable. Certaines parties du prieuré sont reconnaissables ; l»>s murs
de l'église sont encore debout et l'on voit dans un ravin un bloc de
inaçonnerie de plus de vingt mètres cubes qui est tombé sans se briser
lors de la destruction d'une des grandes tours.
Au reste^ ce coteau ne rappelle pas seulement des souvenirs du
moyen âge ; quand on remue la terre cultivée, on y trouve des débris de
constructions romaines. Une cité a existé là, à l'époque de l'occupation,
avant la construction féodale.
Le lendemain, mardi, le Congrès se rendit en voiture à Clisson, en
passant par Saint-Fiacre. Le voyage, comme on le sait, est des plus
intéressants ; les points de vue les plus pittoresques sont semés sur le
parcours. Le château de Clisson, avec sa masse imposante et ses sou-
venirs, la Sèvre, avec ses rifes enchantées, arrêtèrent longtemps les
excursionnistes ; si bien qu'ils n'arrivèrent que vers quatre heures aux
Gléons. Là, le charmant musée formé par M. Chaillou avec ses seules
trouvailles, fut visité avec un soin tout particulier, et c^était justice ;
pointes de flèches gauloises, poteries et mosaïques romaines, tout a été
disposé avec tant de gsût ! M. le Président félicita chaleureusement
flf. Chaillou, puis il donna le signal du départ pour le château de Haute-
Goulaine.
Cette antiquité est un b^jou parmi les monuments que notre départe-
ment a le bonheur de posséder. Aussi, le Congrès en examina atten-
tivement les différentes parties, tout en exprimant le désir que le
propriétaire prenne de promptes mesures pour sauver ce qui reste de cette
élégante construction.
Après la Sèvre, l'Ërdre; nous voulons dire dans l'ordre où les deux
CHRONIQUE 79
rivières furent visitées; car nous ne saurions mettre l'Ërdre an second
rang, sous le rapport du pittoresque et de la beauté. Et puis pourquoi
discuter ? pourquoi vouloir toujours comparer? Elles diffèrent tantTune de
l'autre, ces deux rivières, qu'elles n'ont même pas ce caractère de
ressemblance, qualem decei esse sororum, qui eiistait entre les filles de
Doris. Mais peu importe ; les archéologues, saus s'évertuer h trancher la
question de priorité, firent l'éloge de l'Ërdre, comme ils avaient fait l'éloge
de la Sèvre; et nous n'en sonunes point surpris, car elle a sa physionomie
si particulière, cette belle indolente, avec ses coteaux qui forment une
ceinture si bien proportionnée k sa taille, avec ses mule détours, ses
obstacles imprévus, qui lui donnent à chaque instant un air de lac de
montagne et qui font croire que le voyage est terminé, puisqu'une colline
charmante mais infranchissable semble barrer la route.
La plaine de Mazerolles, entourée de ses vastes marais, creusés, dit la
légende, par suite d'un effondrement du sol, mais qui pourraient bien
devoir leur origine tout simplement au barrage établi à Barbin dès le temps
de saint Félix, la plaine de Mazerolles fut bientôt traversée, et nous arri-
vâmes, à travers champs et prairies humides, sur l'emplacement du
théâtre de Goussol. Les ruines consistent en fondations de murs rasés à
fleur de terre. Il ne peut donc y avoir là rien de bien intéressant à visiter,
au point de Tue de l'art; mais ce qui reste du monument est suffisant
pour en faire connaître la nature et l'importance. C'est beaucoup^ au poiut
de vue de l'architecture et de l'histoire.
Le déjeuner eut lieu au château du Pont-Hus, où la famille de Gharette
se multiplia pour être agréable aux membres du Congrès.
Nous passâmes à Nort, sans avoir le temps de visiter le quartier où
l'on retrouve les anciennes sépultures en calcaire coquillier ; puis nous
partîmes pour Châteaubriant.
A deux heures, le Congrès faisait son entrée dans la grande cour du
château. Conduits par M. Magouêt de la Magouêrie, qui voulut bien servir
de guide aux archéologues dans la circonstance, ceux-ci visitèrent les
différentes parties de l'ancienne demeure féodale et en particulier le
donjon, dont la masse imposante leur parut digne d'être restaurée. Que
ne prend-on déjà des mesures préparatoii'es pour arriver à une restau-
ration, et préalablement pour faire disparaître tant de constructions in-
signifiantes et disgracieuses qui ont été semées sans précaution dans la
cour et le long des remparts 1
 la séance de clôture, la Société française d'Archéologie a accordé,
entre autres récompenses .* une grande médaille d'honneur de vermeil à
M.RenéKerviler; de grandes médailles de vermeil à M. Fabbé Guillotin de
Gorson, à M. de Lisle du Dreneuc, à M. Léon Maître, à M. Ghaillou j enfin,
80
CHRONIQUE
une médaille d'argent grand module a M. le comte B. de l'Ëstourbeillon
et une médaille de bronze à M. Tabbé Lange vie, curé de Missitlac,
 la même séance, M. le Président a donné rendez- vous aux membres
de la Société française d'Archéologie à Soissons pour l'année 1887.
Rappelons aussi que^ le dimanche soir, eut lieu, dans la grande salle
du Sport, un banquet, auquel près de 80 personnes prirent part. Différents
toasts furent portés à la Société archéologique, à la Société française
d'Archéologie, à la Bretagne, etc. Enûa, le jeudi soir, un punch d'adieu
réunissait chez M. de Bremood d'Ârs, préiident de la Société archéologique,
les membres du Congrès. La soirée fut charmante. On se sépara en se
disant : An revoir ! A Soissons!
Algide Leroux.
Mgr Richard, archevêque de Paris.
La Bretagne ressent très vivement Thonneur qui lui est fait dans la
personne du digne successeur de l'illustre cardinal Guibert, S. G.
Mgr François-Marie- Benjamin Richard, né à Nantes le 1er mars 1819, et
que notre ville a eu longtemps le bonheur de voir exercer les fonctions
de vicaire général, sous Tépiscopat de Mgr Jaquemet.
A la suite des funérailles de Mgr Guibert et à la fm du repas oii se trou-
vaif'nt réunis, dans le réfectoire du séminaire de Saint-Sutpice, les évêques
et les dignitaires ecclésiastiques délégués par les diocèses, Ms^ Richard,
au milieu de Tattendrissemcnt général, a demandé à ses vénérés collègues
de reporter sur lui les sympathies qu'ils portaient à son illustre prédéceS'
seur. S. Ë. le cardinal Desprez, archevêque de Toulouse, prit la parole et
fît ressortir la grande douleur éprouvée par le clergé français à la nou-
velle de la mo!t de Mgr Guibert, « son guide et son modèle. » a Mais,
a-t-il dit pour fînir^ lorsque le prophète Eiie quitta la terre pour monter
au ciel, Elisée vint, qui continua le saint enseignement. . Mgr Guibert,
comme Ëlie, a pris la route du ciel ; mais, nouvel Elisée, Mgr Richard
continuera son ministère chrétien. »
Pour nous, c'est un saint qui succède à un saint.
L. DE K.
■bdi
mnm
\ ^
SOUVENIRS DE GUERRE CIVILE
GUILLEMOT
PREMIÈRE PARTIE
LA RÉPUBLIQUE
SoiHiAUK. — Le roi de Bignan. — Ses débuts. — Le collège de Vannes. — L'in-
surrecUon morbihannaise. — Divers combats. ^ Qaiberon. •— La division de
Bignan. ~ Proclamation de Louis XVIIL— Suspension d'armes..— Les colonnes
mobiles. — Terreur et représailles. — Campagne de 1799. — Prise de Locmiué
par Gnillemot. — Combat de Vacbegare. — Bataille de Pont-de -Loc. — Exil et
proscription. — Retour de Guillemot en Bretagne- — Sa mort.
l
Le 8 octobre 1793, un détachement de bleus, sorti de Josselin,
fie présenta au presbytère de Saiot-Jean-Brévelaye, pour arrêter le
curé de la paroisse, Tabbé Le Clerc, coupable d*avoir refusé ie
serment schismatique, qu'une loi tyrannique de TÂssemblée consti-
tuante imposait à la conscience du clergé français. Fait prisonnier,
le vénérable pasteur fut dirigé vers la ville où Téchafaud devait le
punir de son dévouement à l'Église et de sa fidélité à Dieu. Hélait
accompagné d'une escorte de quatre-vingts soldats. A la hauteur
du bois de Colledo^ trente hommes paraissent, se précipitent sur
la troupe républicaine, la mettent en fuite et délivrent le prêtre.
Rassemblés à la hâte et armés de quelques mauvais fusils, ils étaient
commandés par Pierre Guillemot, dont ce coup d'audace révéla le
caractère et l'esprit de décision.
Guillemot^ à cette date, avait trente-trois ans. Marié et père de
TOMK LX (x DE LA 6« SÉRIE). 6
82 GUILLEMOT
famille, il cultivait, au villagede Kerdell-en-Bignan, un petit domaine
dont il était propriétaire. C*était un homme de force et de courage^
d'une piété éclairée, qui avait reçu de solides principes au collège
de Vannes, où il avait poursuivi jusqu'en quatrième ses éludes
classiques.
Disons-le en passant, c'est au même foyer que s'est embrasée
l'ardeur de tous ceux qui, sortis des classes rurales, ont figuré
dans la lutte armée du Morbihan contre la Révolution.
Le collège de Vannes, fondé et dirigé par les jésuites jusqu'en-
1762, était passé, après la dispersion de leur compagnie, entre les
mains de prêtres du diocèse et de quelques laïques pieux et ins-
truits. Il vit sur ses bancs presque tous les chefs de la chouannerie
morbihannaise : Georges y terminait ses éludes en 1791 ; Jean Jan,
Le Thieis, Kohu, Jacques et Grégoire Evéno, Ezanno, Joseph Le
Crom, et cent autres, qui ont pris une part plus ou moins active à
l'organisation de la résistance catholique et royaliste, s'y trouvaient
à la veille ou au moment de quatre-vingt-neuf.
L^ascendant qu'ils devaient à leurs études non moins qu'à la
position aisée de leurs familles en fît les chefs naturels d'un mou-
vement populaire, qu'ils suivirent sur quelques points, qu'ils orga^-
nisèrent sur beaucoup d*autres. La plupart se destinaient au ser-
vice des autels. Ils étaient l'espoir du clergé breton ; ils en devin-
rent les défenseurs. La persécution religieuse les arracha au sanc-
tuaire pour les jeler dans les camps.
Pierre Guillemot, chargé de famille, n^hésita pas un moment
à sacrifîer ses plus chers intérêts à une cause sacrée. Après le
coup de main du bois de Colledo^ il n*y avait plus pour lui de li-
berté possible que dans la guerre de fossés et de broussailles, il
s'y voua corps et âme. Sun bien fut pillé, puis saisi au nom de la
République et vendu. Sa femme et ses enfants se virent réduits à
errer à travers tes champs et de chaumière en chaumière. Quant
à lui, il ne laissait guère passer de jours sans attaquer les dét^tche-
ments républicains. Malheur aux garnisons des villes ou des hourgs
qui se hasardaient en pleine campagne ! Les chouans du canton de
GUILLEMOT 83
Bignan , de plus en plus aguerris sous la sévère discipline de
leur chef, les avaient bientôt décimées et reroulées dans leurs can-
tonnements.
De nombreux faits d'armes^ survenus dans le courant de Tannée
i794, établirent bientôt la renommée des soldats de Guillemot.
Au mois d'avril, les bleus s'étant portés en force au bourg de
Guéhenno, mirent le feu à Téglise, brisèrent le calvaire et s*empa--
rèrent d'objets précieux. Ils se disposaient à emporter triomphale-
ment le produit de leurs vols, lorsque parurent les hommes du
Bignan et de PieugrifTet, ceux des paroisses de Bilio et de CrugueU
Attaquer les pillards qui osaient porter une main sacrilège sur la
maison de Dieu, en tuer une partie, dissiper le reste, fut pour ces
braves l'affaire d'un instant.
A quelque jours d'intervalle, de nouveaux engagements, toujours
heureux pour les chouans, avaient lieu au Resto, au bourg même de
Bignan, à Golpo, etc., etc.
Dans toutes ces affaires, Guillemot faisait preuve d'un rare cou-
rage et d'un remarquable sang-froid. Les républicains, qui avaient
mainteâ fois éprouvé les effets de sa puissance, n'en parlaient
qu''avec une terreur respectueuse. D'une voix unanime^ ils l'appe-
lèrent le roi de Bignan.
II
Dans le même temps, l'insurrection, ouvertement encouragée par
le clergé fidèle, c'est-à-dire, par la presque unanimité des prêtres
du diocèse, s'étendait avec rapidité sur tous les points du Horbi-
ben. Chaque jour surgissaient de nouvelles bandes, qui se groupaient
autour d'un chef, sans autre but que de défendre contre le pillage
leurs églises et leurs chaumières ou d'arracher des proscrits aux
bourreaux. Revenu sain ejt sauf de la Vendée dont il avait partagé
la gloire et les revers, et sorti des cachots de Brest, Georges orga-
nisait Vannes^ Auray, la côte, et formait ces vaillants bataillons de
marins qui portèrent si haut la renommée de sa division. Jean Jan
L J
84 GUILLEMOT
commandait à Baud et Herland ;; du Chélas et Debar à Gourin.
A la Trinité- Porhoêt^ plusieurs paroisses s'étaienl ralliées autour
de Troussier et de Gaudin. César et Louis Bouays avaient formé la
division de Ploêrmel. Rochefort et Ifaleslroit obéissaient à M. de
Silz, Sarzeau au comte de Francheville. Enfin les paroisses situées
le long de la Vilaine, depuis Redon jusqu'à la mer, reconnaissaient
pour chefs le chevalier de Caqueraj et Desolde Grisolles.
Mal armés pour la plupart^ pauvrement vêtus, brandissant leurs
pen-bas, et rejetant leurs longs cheveux en arrière, ces premiers
insurgés morbibannais rappelaient, à dix-huit siècles dMnlervalle,
ces terribles Celtes, leurs ancèlres, dont Suidas a dit: Hi sunt illi
qui terri ben (casse sa tôle] vocem vobis in prœlio emittunt... et
comas jactant. « Voilà ceux qui, dans la mêlée, vocifèrent le mot
et terri ben^ et secouent leurs chevelures ! »
III
Certes, il y avait là tous les éléments d'une véritable armée^
capable de. tenir tête à des forces considérables, de vaincre les
ennemis du dedans et du dehors et de soustraire tout un pays au
joug de la Révolution. Mais la plupart des divisions, livrées à elles-
mêmes, combattaient isolément, sans plan général et sans méthode
de guerre. L'unité d'impulsion et d'action leur manquait. En vain
La Rouarie et, après lui, Puisaye essayèrent-ils de réunir toutes ces
forces éparses, de les soumettre à un chef et à une direction d'en-
semble. Leurs efforts vinrent échouer devant l'esprit de clan, qui
est, par essence, Tesprit de la race bretonne et qui se retrouve à
toutes les dates de son histoire, depuis les invasions des cinquième
et sixième siècles jusqu'aux guerres de la chouannerie.
Toutefois et en attendant l'apparition. d'un chef reconnu de tous et
sorti des entrailles mêmes du pays, un conseil local remédia tout
d'abord aux dangers de cet éparpillement. Présidé par l'abbé de Bou*
touillic, vicaire général du diocèse, il comptait plusieurs ecclésias'^
GUILLEMOT 85
Uques elles principaux chefs de division, parmi lesquels Georges et
Guillemot.
Je reviens à ce dernier. Ha pensée n*est point, je le repaie, de
retracer ici Thisloire des luttes morbihannaises, mais d*esquisser
quelques traits d'une physionomie.
Confirmé par le conseil dans la position qu'il s'était acquise,
Guillemot réunit à son canton de Bignan celui de Seront elceluide
Pleugriffet. Bientôt il se voit à la tète de vingt-quatre paroisses et
d'un effectif de cinq à six mille hommes. Il signe en qualité de
chef de division la proclamation de Puisaye, en date du 26 juillet
1794, et la déclaration du 20 août de la même année, pièces impor-
tantes qu'il faut connaître, si l'on veut se faire une idée exacte de
rinsurrection bretonne et de sesmobiles.Enmème temps, il pour-
suit le cours de ses succès contre les bleus.
En janvier 1795, il apprend que les soldats de la garnison de
Vannes, sortis en force pour s'approvistonner de grains, pillaient
les environs de Honterblanc. Guillemot rassemble à la hâte quel-
ques compagnies, traverse Plaudren au pas de course, rejoint les
bleus, enlève leur bulin^ les met en fuite et les poursuit, baïonnettes
aux reins Jusqu'aux portes de Vannes. La République, secondée par
les clubisles des villes et des gros bourgs, avait beau faire, les
chouans étaient maîtres absolus des campagnes.
Désespérant de soumettre par la force des armes des ennemis
qui se multipliaient sans cesse cl qui trouvaient dans la configura-
tion même du sol des remparts pour ainsi dire inexpugnables. Hoche
se décide à négocier, et, secondé par Tinlrigant Cormalin, il ouvre
les conférences de la Prévalais et de la Habitais. Guillemot s'y
rend, ainsi que la plupart des chefs morbihannais. Mais, à leur
exemple, il refuse sa signature à un traité qui offrait de trop
grands avantages aux insurgés pour n'être pas une perfidie. Il rentre
dans ses cantons et continue h se battre. Le 20 mai 1795, il prend
part au conseil des chefs du Morbihan réunis à Grand-Champ
sous les ordres du général de Silz, et à la suite duquel des émis-
saires furent envoyés en Angleterre el en Vendée pour demander
86 GUILLEHOT
des secours et faire connnaltre les forces insurrectionnelles du
Morbihan.
Tout se préparait en vue de l'expédition de Quiberon. Le roi de
Bignan y avait sa place marquée, et peut-ëlre eût^il pu jouer un
rôle décisif dans celte grande entreprise qui mit la République à
,^ux doigts de sa perte. Malheureusement, un accident terrible vint
- clouer sur un lit de douleur et paralyser ses efforts au moment
où ils auraient pu être si utiles à la cause catholique et royale.
Il était un jour occupé, en compagnie de son lieutenant Le
Tbieis, à faire sécher, près d'un foyer allumé, une quantité consi-
dérable de poudre. Au bas de la pièce où ils se tenaient, vingt-deux
hommes, entourés de barils remplis de matières fulminantes, con-
fectionnaient des cartouches. Tout à coup une étincelle part, met
le feu aux poudres ; la maison saute et retombe en débris. On re-
tira vingt-deux cadavres des décombres. Mais Guillemot et Le Thieis
furent retrouvés à peu près vivants et transportés dans des réduits
souterrains établis, à une courte distance du lieu de l'accident,
dans les marais de Kerguennec.
A la nouvelle d'un désastre qui mettait leur chef hors d'état de
les commander, au moins pendant quelques mois, les hommes de
Bignan se licencièrent et rentrèrent dans leurs foyers. Il en fut de
même de ceux de Ploërmel, de la Trinité et des paroisses des en-
virons d'Elven. Exemple remarquable de cet esprit de clan que j'ai
déjà signalé et dont l'intelligence éclaire bien des points obscurs ou
délicats de Thisloire de la chouannerie.
V
La catastrophe de Quiberon avait, pour un moment, dispersé
toutes les forces insurrectionnelles du Morbihan. Le découragement
était général, les cœurs ulcérés, les esprits profondément divisés.
Un chef parut qui releva les courages et fit partout renaître la
confiance et l'espoir. Doué de toutes les qualités qui prédestinent
GUnLEXOT
8d
un homme à Tadoralion des masses, Georges avait yu saDcliv^p^^.
iù^
par raulorité royale le pouvoir qu*il tenait de la reconnaisse. ^.^
populaire et de Félection des autres chefs de division. Bienlo:^
grâce à son impulsion, les paroisses s'agitent de nouveau, le con-
seil central se reconstitue, les cadres se reforment, les divisions se
réorganisent et s'établissent sur un pied de guerre réellement
redoutable.
Guillemot, guéri dé ses blessures, reparaît à la tète de sa belle
et vaillante division de Bignan, renforcée de nouvelles paroisses.
Le 30 octobre 1795, il réunit ses 'cantons à Saint-Jean-Brevelaye,
leur donne connaissance des événements accomplis, de la mort de
Louis XYII, d'un manifeste de son successeur, de divers ordres du
jour du général Georges. Ces communications faites, une messe
solennelle est célébrée en pleins champs, à la suite de laquelle
toutes les troupes proclament Louis XVIII et jurent de ne jamais
poser les armes av^nt que la religion ne soit libre et le roi sur son
trône. Un immense crie de: Vive le Roi! et le chant du Domine,
salvum fac Regem couronnent cette imposante solennité.
Une manifestation analogue avait déjà eu lieu dans la plupart
des divisions de la Bretagne, dans la Vendée, dans le Maine et
dans la Normandie. Le vieux cri de France : Le Roi est mort ! vive
le Roi! qui ne retentissait plus sous les voûtes de Saint-Denis,
trouvait encore dans le cœur des paysans chrétiens un puissant et
fidèle écho. Magnifique protestation du droit traditionnel en pré-
sence du fait révolutionnaire! En célébrant, au milieu de tant
d'épreuves, la transmission de la couronne qui passait du front
de la jeune victime du Temple sur le front d*un prince errant et
réduit au pain de Texil, le peuple breton et vendéen proclamait à
la face du ciel son mépris pour les triomphes brutaux de la force,
son attachement aux libertés nationales, sa foi invincible dans ce
grand principe, sauvegarde éternelle de la justice publique et pri-
vée : Il n'y a pas de droit contre le droit I
D^ nouveaux combats et de nouveaux sacrifices allaient bientôt
prouver qu'un pareil serment n'était pas un vain mot.
ê-
g^ GUILLEMOT
« jiques jours après la solennité du 20 octobre, les garnisons
w^aud et de Locminé se mettent à la poursuite de Guillemot,
^^ui-ci marche à leur rencontre et range ses soldats en bataille
sur la lande de Poublaye. Après quelques heures de lutte, les bleus,
complètement battus, se débandent et rentrent en désordre dans
Locminé, poursuivis par les chouans.
Des armes, des munitions, des gibernes et plusieurs prisonniers
restent aux mains des vainqueurs. Le lendemain, une nouvelle sor-
tie éprouva le même sort. A tout instant, quelque alerte^ quelque
vive escarmouche venait tenir en haleine les soldats royalistes. Mais
derrière le rempart de leurs baïonnettes, les prêtres fidèles exer-
çaient avec sécurité leur ministère, et les populations vaquaient à
leurs travaux en attendant des jours meilleurs.
Malheureusement, ces jours meilleurs ne vinrent pas, et le Mor-
bihan fut contraint d'accepter la paix que le général Iloche lui
offrait au nom de la République. Hoche^ qui avait deviné avec une
grande sagacité les principaux mobiles de Tinsurrection, s'empressa
d'accorder aux chouans une grande partie des libertés pour les-
quelles ils avaient combattu. Les réfractaires étaient amnistiés, et
les jeunes gens de la réquisition devaient rester chez eux pour la
culture des terres. En outre, la pleine liberté du culte était accor-
dée pour tous les prêtres qui n'avaient pas quitté le territoire de la
République. C'était beaucoup sans doute ; ce n'étai pas assez, puis-
que le roi, qui avait reçu le serment des insurgés, ne devait pas
remonter sur son trône. Aussi la soumission ne pouvait-elle être
bien sincère. La paix fut mal assise et la feinte dans tous les
cœurs.
Pour sauver les apparences, le général Georges avait fait livrer
quelques pièces de canon dont on ne pouvait se servir, des fusils
de chasse en mauvais état, une certaine quantité de barils de pou-
dre et de cartouches avariées. L'artillerie, les munitions et les armes
propres au service, soigneusement enfouies dans des souterrains^
dans les granges, sous des amas de fagots et d'ajoncs, restaient à
la disposition des insurgés.
GUILLEMOT 89
•
En attendant ie signal de nouveaux combats, ceux-ci retournè-
rent à leurs champs, mais avec armes et'bagages. Les campagnes
du Morbihan eurent bientôt l'aspect d'une véritable colonie mili-
taire peuplée de soldats-laboureurs qui, dans l'intervalle de leurs
travaux, se livraient à l'exercice et prenaient soin de leurs fusils.
Hoche ne fut pas dupe de la feinte soumission des chouans. Sur
son avis, l'administration départementale, espérant obtenir, par
l'appât du gain, ce que la force des armes n'avait pu réaliser,
annonce qu'on remettra 30 francs par fusil à ceux qui en dépose-
raient entre les mains des autorités républicaines. Les chouans
étaient bien pauvres. Hais, chose remarquable! ce moyenne fit
pas perdre une seule arme à l'insurrection ! Celle-ci couvait
comme un feu caché sous la cendre. Partout, républicains et roya^
listes se mesuraient du regard. Sur les places publiques, on ré-
pétait hautement ce refrain d'ane chanson populaire :
Les vaincus reviennent encore,
Les morts, seuls, ne reviennent plus !
De leur côté^ les hommes de la Révolution violaient chaque jour
et de la manière la plus odieuse les conditions du traité de paix.
La liberté accordée au culte n'était qu'une grande imposture. Les
prêtres, toujours réduits à exercer dans l'ombre leur saint minis-
tère, malgré l'engagement formel des autorités républicaines, célé-
braient la messe dans des granges ou au fond des bois, recevaient au
coind'unchampraveu des fautes, prodiguaient à tous, mais en secret,
les consolations de la religion. Des colonnes mobiles, composées
de gendarmes et d'individus recrutés dans la lie des bourgs et des
villes, parcouraient nuit et jour les campagnes, pillaient Thabitant,
massacraient indignement les prêtres fidèles, les chouans désarmés
et tous les gens qualifiés de suspects. Dans la langue officielle, de
pareils exploits s'appelaient des exécutions el les représailles
royalistes des assassinats.
Ces colonnes, secrètement dirigées par le général Michaud^ qui
90 OUILLEMOT
ne faisait du reste que suivre les instructions du ministre de la
police Sotin i, avaient surtout pour mission d'anéantir les oiticîers
chouans^ tous ceux qui étaient Tâme d'une insurrection, que la Rér
publique redouta toujours plus qu'une guerre étrangère. Aidés de
quelques dénonciateurs, pris surtout parmi les vagabonds et les
mendiants, elles découvrirent la retraite deplusieurs chefs, auxquels
elles firent parfois expier dans d'atroces supplices le crime de
leur fidélité. Ainsi périrent pendant la pacification de 1791 Jean
Jan, le valeureux chef de Baud et de Helrand, André Guillem.ot
dit Sans-Pouce, officier distingué de la légion de Vannes ; Joseph
Gambert, chef du canton d'Elven ; Le Bail de Gourin ; Bonfils de
Saint-Loup ; Le Bodic et Morand, ofiiciers d'Auray; Guyol, notaire
àBignan, et cent autres que je ne puis citer, mais dont les paroisses
morbihannaises ont gardé le souvenir.
VIII
A la terreur révolutionnaire les Chouans opposèrent la terreur
des représailles. On pillait leurs récolles, on incendiait leurs chau-
mières; ils firent main -basse sur les caisses publiques et mirent à
contribution les acquéreurs de biens nationaux. On égorgeait les
prêtres fidèles, ils fusillèrent des ministres prévaricateurs. Au mé-
pris de la foi jurée, on tuait les chefs royalistes, ils tuèrent les au-
1. Voici le texte de ces instractions adressées^ à la date du 17 octobre 1796, à
l'adminislration do Morbihan :
I Vous connaissez mes instructions, citoyens administrateurs^ vous n^'gnorez pas
< à quels ennemis vous avez affaire. Il faut les mitrailler sans scrupule, les arrêter
> an premier soupçon que vous concevrez et les faire disparaître, si bon vous
« semble.
« Le pouvoir exécutif s'en rapporte là-dessus à votre discrétion. Tenez la main
« surtout à ce que la chouannerie ne relève pas la tête. Si elle reparaissait aujourd'hui,
> elle tuerait la République.
« Ayez donc une activité digne de votre patriotisme.
« Veillez et ne craignez pas de faire des arrestations.
c Quelques honnêtes gens arrêtés effraient les méchants.
GUILLEMOT 91
torités jacobines. On les dénonçait, on les trahissait; ils mirent à
mort les dénonciateurs et les traîtres !
Et encore, combien de fois ceax-ci ne trouvèrent-ils pas grâce
devant les chefs qui disposaient de leur sort ! La peine de mort
ne s'appliquait guère qu'aux seuls récidivistes ou en face d'un fla-
grant délit. Et quand le prêtre qui venait ofl^rir aux condamnés
les consolations de Theure suprême, implorait pour son pénitent
la grâce de la vie, elle ne lui était jamais refusée.
Tels furent ce que les historiens de Técole révolutionnaire ont
nommé les € excès » et les « crimes » des chouans. A Texception
de vengeances individuelles ou d'attentats commis dans un intérêt
privé par quelques misérables dont les chefs du parti royaliste fi-
rent, quand ils le purent, sévère et prompte justice, les rigueurs
exercées contre les hommes de la Révolution eurent pour cause une
loi fatale et inexorable, la loi des représailles. Et Dieu sait si
elles atteignirent jamais aux formidables proportions des vengean-
ces républicaines I Pour un « patriote > misa mort parles chouans,
il y avait cent victimes égorgées par les bleus. II est vrai d*ajouter
que dans les combats la proportion était toute différente. Les balles
des royalistes, dirigées d'une main ferme et sûre par des soldats
souvent embusqués derrière des haies et des remparts de fossés,
occasionnaient de terribles ravages dans les rangs de leurs en-
nemis. Vingt bleus étaient couchés à côté d'un seul royaliste sur les
champs de bataille du Morbihan.
Redisons-le donc avec un historien peu suspect de partialité envers
la résistance catholique et monarchique, et dont toutes les sympa-
thies sont au contraire acquises à la cause de la Révolution : « Faut-
« il s^étonner qu'après de telles mesures, après tant de vexations,
« il y ait eu des hommes qui, au lieu de se laisser traîner au pied
a de la guillotine ou sur le seuil de leur porte pour y être égorgés,
« se soient rués avec colère contre tous ceux qu'ils supposèrent
« rangés pardevoir ou par inclination sousia bannière républicaine ?
a Quand le crime et le forfait devinrent l'un des
« moyens de la force armée et des gouvernants, il n'est pas diflî-
92 * GUILLEMOT
« cile de comprendre jusqu'où ces excès et les soupçons qui leur
« servirent de prétexte purent être portés ... Il y eut donc guerre,
« guerre atroce et sanglante ; et aujourd'hui que tout désinté-
« ressèment à la querelle nous laisse libres, nous pouvons bien
ce nous écrier, avec les représentants Faure et Tréhouart^ comme ils
« le firent dans un rapport secret au comité du Salut public, que
« la guerre de la chouanerie fut due au pillage, aux assassinats, à
« la profanation des temples, aux impositions arbitraires et à tous
« les excès que commirent, dans nos départements, les hommes
« de la Terreur i. »
IX
De pareils procédés ne pouvaient qu'affermir les chefs supérieurs
dans leurs pensées de méfiance et de résistance. Aussi n'eurent-ils
garde de profiter des dispositions du traité de paix qui les ren-
daient 5 leurs foyers. Pendant que Georges, réfugié dans la po-
sition presque inaccessible que lui offrait la presqu'île de Locoal,
se tenait sur ses gardes entouré d'un nombreux état-major et de
soldats vigilants, Guiltemot était presque toujours fugitif. Il s'était
ménagé de nombreux asiles. Le jour, il vivait sous terre ; la nuii,
il parcourait ses paroisses^ visitait ses ofliciers, ranimait leur ar-
deur et préparait tout pour le jour d'une nouvelle insurrection.
Ce jour tant désiré se leva enfin.
 son retour des conférences tenues au château de la Jonchère
(septembre 1799), Georges rassemble les principaux chefs du Mor-
bihan et leur donne ses ordres. Bientôt toutes les légions sont sur
pied. Le général en chef occupe personnellement une multitude de
bourgs, prend la ville de Sarzeau, défendue par une artillerie con-
sidérable, menace Vannes, détruit plusieurs colonnes républicaine3,
s'empare des bouches de la Vilaine, et protège, sur la côte d'Ambon
1. à. du ChâteUier. Bisloire de la Bévolulion dans hs iéparlements de Vancienne
Bretagne, tome IV, p, 219, 223 et 225.
GUILLEMOT 93
el de Muzillac, des débarquements d'armes, de munitions et d'argent.
Pendant ce temps, ses officiers étendent l'insurrection vers les
Côtes-du-Nord, le Finistère et la Loire-Inférieure. Desol de Gri--
solles force Redon à capituler, traverse la Vilaine, tombe comme
la foudre sur la Roche-Bernard ei Guérande et pousse son avant-
garde jusqu'à Pontchâteau. Debar soulève plusieurs cantons dans
les montagnes du Finistère. Mercier pénètre dans Saint-Brieuc,
surprend la ville défendue par une forte garnison sous les ordres
du général Casabianca, délivre trois cents prisonniers royalistes
et s'empare de soixante chevaux.
Le pays de Bignan reste toujours le théâtre des exploits de Tin-
vincible Guillemot.
Le 26 octobre, celui-ci se porte sur Locminé, point stratégique
important dont la garde était confiée à des troupes de ligne ap-
puyées de colonnes mobiles. Ses bataillons pénétrèrent dans la
ville par les routes de Baud, de Ponlivy et de Vannes. Les bleus
s'étaient retranchés dans les halles et les maisons voisines. Le
bataillon de Pluméliau, commandé par Mathurin Le Sergent, ouvre
le feu ; mais aussitôt un mulâtre d'une taille gigantesque, portant
les galons de sous-officier, se présente sur la place et porte un défi
à la baïonnette au plus brave des chouans. Â l'instant le feu cesse,
le silence règne dans les rangs, et Mathurin Le Sergent, saisissant
un fusil, croise la baïonnette, s'élance au-devant du Goliath provo-
cateur, l'élend mort à ses pieds et crie : En avant !
Le combat fut long et acharné. Les hommes de Bignan et de
Pluméliau s'emparent du champ de foiré et attaquent les halles. La
garnison est forcée de plier et de battre en retraite. Elle veut se
retirer en bon ordre par la route de Vannes. Mais là elle se heurte
à deux nouveaux bataillons de Guillemot. Elle se débande, et les
bleus, jetant leurs armes^ se sauvent à travers champs dans la di-
rection de Baud. Les chouans étaient maîtres de la ville.
Une centaine de prisonniers restaient aux mains du vainqueur.
Guillemot en fît deux parts. Il renvoya sains et saufs les soldats
de la ligne, après leur avoir fait jurer de ne plus servir contre les
94 GUILLEMOT
troupes royales. Il fusilla ceux quiappartenaienl aux troupes mobiles,
véritables scélérats qui, pendant la pacification, s'étaient souillés de
tous les crimes et avaient porté la terreur jusqu'au fond des cam-
pagnes.
A la nouvelle de ce succès, qui assurait aux populations royalistes
un centre important d'opérations militaires, le colonnel Bonté,
chef de la 81^ demi- brigade, quitta Lorient avec aulant de forces
qu'il en put rassembler, traversa Baud, où il se renforça de nou-
velles troupes, et marcha sur Locminé. Il rencontra Guillemot sur
la lande de Vachegare, vaste plaine d'une lieue de longueur, située
paroisse de Buléon, entre Josselin et Locminé. Ce terrain était
propice à des évolutions régulières. Certain du succès, Bonli range
ses troupes en bataille et commence un feu de deux rangs. Le
centre de Guillemot marche droit à l'ennemi et le charge à la
baïonnette, pendant qu'un de ses bataillons, détaché en tirailleur,
tourne la position des bleus, du côté de Josselin, et parvient à cou-
per leur ligne de bataille. Plusieurs compagnies républicaines se
précipitent dans une large douve creusée au bord de la route et
prennent la fuite. Bonté fut contraint d'opérer sa retraite. Il centra
le lendemain à Lorient avec sa troupe diminuée et démoralisée, et
après avoir acquis la certitude que les chouans ne redoutaient pas
plus de rencontrer l'ennemi en rase campagne que de lutter contre
hii, abrités derrière leurs fossés.
X
Le i8 brumaire vint arrêter le cours des succès, pour ainsi
dire sans revers^ que les insurgés morbihannais obtinrent pendant
cette glorieuse campagne de 1799, qui raffermit toutes leurs espé-
rances et frappa de stupeur leurs ennemis. Une suspension d'armes
avait été arrêtée entre Hédouville et les chefs de la rive gauche de
la Loire. Ce fut un coup de foudre pour le chef du Morbihan, qui
avait en son pouvoir toutes les campagnes et une grande partie des
côtes. On sait que Georges, uni à Frotté et à Bourmont, empêcha
GUILLEMOT 05
le parli de la paix de l'emporter aux conférences de Pouancé et
qu^il sauva Thonneur de ses armes en^ livrant aux lieutenants du
nouveau César la dernière bataille rangée de la chouannerie^ la ba-
taille de Pont-de-Loc.
Dans cette journée, Guillemot et ses soldats firent vaillamment
leur devoir. Après avoir débusqué divers postes établis au village
de Kercadio en Grand-Champ^ ils prirent position en face de Ten-
nemi, qui s'était déployé dans la lande du Morboulo. Les républi-
cains, commandés par le général Harty, exécutèrent contre eux
une charge, pendant laquelle le chapeau et le manteau de Guillemot
furent percés de balles. Mais cettexharge, vigoureusement repous-
sée, n'obtint aucun résultat et, en rentrant dans ses premières po-
sitions, Harty se trouva en face de deux nouveaux bataillons de la
légion de Bignan, commandés par Gomez. Ceux-ci dirigèrent un
feu terrible contre les bleus, dont un rang entier tomba sous leurs
balles dès la première décharge. L'ennemi prit la fuite vers Loc-
maria, poursuivi par toute la légion de Bignan jusqu'au delà de
Loqueltas. Il laissa cent cinquante morts sur le champ de bataille
et quatre-vingt-quatorze prisonniers aux mains de Guillemot.
Ce ne fut là, du reste, qu'un épisode de cette journée, dont la
fin ne répondit pas au début. Nul doute qu'un grand succès n'eût
couronné les efforts et justifié les dispositions très habilement con-
çues du général en chef, si l'indiscipline et une sorte de fatalité
n'étaient venues paralyser d'autres légions de son armée. Tout, d'ail-
leurs, devait finir par céder au génie et à la puissance de Bonaparte.
Georges signa la paix. Guillemot refusa de se soumettre et il donna
même, deux jours après la bataille de Pont-de-Loc, une preuve ter-
rible de sa persistance à continuer la lutte et à espérer contre toute
espérance.
Suivant sa coutume en pareil cas, il opéra un triage entre ses
prisonniers, fit mettre en liberté les soldats de la ligne et ordonna
à son lieutenant Gomez de faire fusiller les volontaires et ceux qui
appartenaient aux colonnes mobiles. Les condamnés, au nombre
de trente-deux, furent conduits au lever du jour sur la lande de
96 GUILLEMOT
Burgaud. Trenle*deux chouans armés de pistolets se placèrent en
face d'eux.
Au moment du signal, un des prisonniers s'écria :
— N'esl-il pas cruel de fusiller des prisonniers de guerre ?
— Oui, répondit Guillemot^ il est bien dur d'en venir à cette
extrémité. Hais qu^avez-vous fait des seize hommes que vous m'avez
pris avant-hier ?
— C'est vrai I répondit un autre soldat ; ils ont été tués.
— Vous les avez massacrés ! s'écria le roi de Bignan d'une voix
terrible.
Le signal de mort fut donné*. Un canon de pistolet s'abaissa
sur le front de chaque prisonnier, el, quelques instants après, une
fosse, creusée d'avance, reçut les trenle-deux cadavres sanglants et
défigurés. .
Le roi de Bignan reprit sa douloureuse existence de proscrit.
Errant d'asile en asile, traqué comme un loup par les limiers delà
police, la gendarmerie et les soldats, il donna pour ainsi dire à
chaque heure de nouvelles preuves d'audace el d'intrépidité.
11 se trouvait un jour dans une maison du village du Cosquer en
Plaudren, occupé à écrire sur une petite table faisant face à la
porte d'entrée. Tout à coup plusieurs soldats armés paraissent. L'un
d'eux, le couchant en joue et lui plaçant le canon de son fusil
jusque dans la poitrine, crie :
~ (( Rends-toi, Guillemot, ou tu es mort I »
Prompt comme l'éclair, Guillemot détourne l'arme d'une main ;
de l'autre, il renverse le soldat et lui fend le crâne avec une hache.
À la porte il reçoit sur la tète un coup de crosse de fusil, évite
un coup de baïonnette, et, saisissant son nouvel adversaire, il le
précipite dans une douve pratiquée le long de la maison pour Técou-
lementdes eaux. Une barrière s'offre au fugitif, seul passage qui lui
reste pour gagner les champs. Mais une sentinelle le garde. Elle
tire sur Guilemot à bout portant, le manque, et le roi de Bignan
reprend sa course au milieu d'une grêle de balles et poursuivi
par une douzaine de soldats. L'un d'eux, plus alerte que ses com-
GUILLEMOT 97
pagnons, est sur le point de l'atteindre. Guillemot se retourne,
Tattend de pied ferme et, d'une main vigoureuse, il l'écrase
sur le sol. Continuant à fuir, il rencontre une rivière, la Claye, la
traverse à la nage, et, gagnant un bois voisin, il se voit enfin à
Tabri des poursuites et des coups de fusil.
Voilà comment le roi de Bignan fuyait devant l'ennemi.
Les bleus ne purent s'empêcher d'admirer tant de force, d'ener^
gie et de sang-froid. Hais il leur fallait des victimes. Deux com-
pagnons de Guillemot, Jacques de Pluvigner el Bertrand Le Foss,
qui se trouvaient en observation prés du Cosquer, tombent entre
leurs mains. Ils sont lâchement assassinés à coups de crosse. Le fu«
sil du roi de Bignan, son habit, son portefeuille, furent envoyés
au général Gouvion Saint -C;r qui commandait à Ponlivy.^On trouva
dans le portefeuille la nomination de Guillemot, signée de Georges,
au grade d'adjudant général du Morbihan, et plusieurs pièces com-
promettantes prouvant que l'insurrection n'attendait qu'une occa-
sion favorable pour éclater de nouveau.
Alors une main de fer s'étendit sur les campagnes du Morbihan.
Bernadotte avait succédé à Brune dans le commandement de l'ar-
mée de l'Ouest, et sa mission était d'en finir à tout prix avec les
restes de la guerre civile, de n'épargner aucun des chefs, de les
exterminer sans pitié, de tuer tous ceux qui lui tomberaient entre
les mains. Cette sauvage mission ne. fut que trop bien remplie par le
futur roi de Suède. Près de cent officiers royalistes succombèrent
en pleine pacification, de 1800 à 1802, sous les coups de ces sol-
dats, non point à lutte ouverte^ non point à armes loyales, mais
dans de véritables guet-apens.
Ainsi périrent Videlo, dit Tancrède^ Gomez, lieutenant-colonel de
la légion de Bignan, Siméon, Duval, Bonnard, Jaffré de Cléguer,
Lecrom de Caujdan, Le Poul de la Nouée, Julien Cadoudal, frère de
Georges, Mercier-la-Vendée, son second et son ami, etc., etc.
Ils furent, non pas exécutés, mais véritablement assassinés par-
tout où on les trouvait, dans des maisons isolées, au coin des bois,
sur le bord des grandes routes.
TOME LX (X DE LA 6e SÉRIE). 7
98 GtJILLBllOT
' Et pourtant cela ne suffisait point à la rage de destruction qui
8*était emparée du gouvernement consulaire (en présence de pareils
fiiits nepourrait-ônpas dire proconsulaire?) auquel le coup d*Etat
de brumaire avait livré les destinées de la France. Les colonnes
invisibles de la police se firent les auxiliaires des colonnes mobiles
qui sillonnaient les campagnes du Morbihan. Fouché vint en aide
à Bernadette. Il ianca contre les royalistes des seîdes munis de
poison et de poignards. Plusieurs tombèrent sous les balles des
chouans. Mais les contributions énormes dont on frappa les com-
munes où ces guerriers occultes avaient trouvé le terme de leurs
exploits devinrentbientôt leur sauvegarde. Les chefs royalistesdurent
céder devant la perspeclive de voir leur pays livré à toutes les
horreurs des exécutions militaires.
La lutte, d'ailleurs, n'était plus possible dans le Morbihan épuisé.
Elle venait de perdre, par l'adoption du Concordat, son ressort
le plus énergique^ celui de la persécution religieuse qui, en s'atta-
quent au for même de la conscience, avait fait de la résistance
bretonne le plus sacré des devoirs. De toutes parts, les faibles, les
courtisans et les serviles accouraient se précipiter aux genoux du
nouveau César. Il ne restait plus aux fidèles du vieux droit qu'à
choisir entre les douleurs de l'exil et la honte d'une soumission.
Mais il étaient de ceux qui ne savent courber la tète que sur un
échafaud. Ils préférèrent l'exil. Jersey leur offrait un lieu de refuge.
Le 2 mai 1802, Guillemot, accompagné d'une centaine d'officiers,,
s'embarqua pour cette ile, qu'il quitta bientôt pour se rendre à
Rumsey, près Southampton. Il passa deux ans dans cette nouvelle
résidence, douloureusement inactif, aspirant sans cesse à recom-
mencer les rudes assauts des landes bretonnes, et rongeant son
frein comme un lion enchaîné*
Georges de Cadoudâl.
( La mite prochainement)
LETTRES INÉDITES
DB
LA TOUR D'AUVERGNE
Les trois lettres du Premier grenadier de France imprimées ci-des-
sous, et que nous avoDS tout ]ieu de croire ÎDédites, nous ont été gra-
cieusement communiquées en septembre 1884, aTec autorisation do
les publier^ par M, Le Taillandier, maire de Lannion, propriétaire des
originaux.
La date de ces lettres suffirait à les rendre intéressantes : elles appar-
tiennent aux quatre derniers mois de la vie du béros.
Les deux premières nous le montrent toujours passionné pour les
questions d'origines gauloises, celtiques, armoricaines, qui à ses yeux
étaient autant, plus peut- être, affaire de patriotisme que de science et
d'érudition. Malheureusement, à en juger par sa première lettre, ses com-
patriotes bretons ne se sondaient guère alors de telles études. Leur indif-
férence, que les étrangers ne partageaient point, ne le décourageait pas.
En Bretagne même, il trouvait des esprits pour le comprendre, entre
autres, son correspondant, Baudouin de Maison- Blanche % connu pour son
excellent traité des Institutions convenancières, et qui venait de lancer le
prospectus d'un « savant et très intéressant ouvrage hur Les Armoricains
anciens et modernes », — auquel Corret s*empressa d'envoyer sa souscrip-
tion, et qui B^a jamais paru. Cependant Baudouin en avait composé
beaucoup de chapitres, dont le manuscrit autographe est conservé, avec
le prospectus de l'ouvrage, par notre excellent ami, M. Uuon de Penans^
ter, sénateur des Gôles-du-Nord.
1. Snr Kaudouio ëe Maison- Blanche voir la biographie 6 reionn«, et nne excellente
notice de M. Kerviler, publiée, il y a peu de temps, dans la Bévue historique de POuest
imprimée à Nantes.
« - -
s
100 LETTRES INÉDITES DE LA TOUR D^AUVERGNB
La troisième lettre est la plus intéressante. Le caractère de La Tour
d'Auvergne s'y montre tout entier: dans la première phrase éclate sa virile
indépendance, dans la dernière ce grand et généreux cri de patriotisme :
c Je pars pour joindre l'armée du Rhin, pour y servir comme simple
« volontaire. Le gouvernement vient de me faire passer ses ordres, et
ce comme je ne fus jamais sourd à la voix de ma patrie, ne consultant ni
c< mes infirmités ni mon âge, ma détermination a été bientôt prise. »
Vingt-trois jours plus tard (le 27 juin 1800), celui qui avait écrit ces
lignes était tué d'un coup de lance au cœur par un halan, en ce lieu,
depuis lors célèbre, d'Oberhausen, dont un poèie breton a dit :
Au sommet désert de l*Ober-HauseQ
S^élève an tombeon rongé de lichen :
L'asire des combats chaque soir y luit.
L'ombre d*ua guerrier s'y montre à minuit.
C'est, on le sait, la première strophe, traduite en français, d*uoe
pièce de poésie bretonoe devenue fort rare, qui fut chantée en 1841, à
Garhaix, lors de Tinauguration de la statue de La Tour d'Auvergne, et qui
est intitulée : Kanaouen enn enor d'ann aotrou Malo Korret {egallek
La Tour d'Auvergne) savet é bresonek hag é galteh^ gant Th. Hersaet
DE LA VlLLEMARQUÉ.
A. DE LA B.
I
Ah citoyen Baudouin père ^ homme de lettres et de loi^ demeurant à
S^'Brieuc^ département des Côtes- du- Nord, A S^-Brieux.
Passy, le 15 ventôse, an 8* de la H*.
(6 mars 1800.)
Citoyen,
Le suffrage que vous voulez bien accorder à mes Origines Gau-
loises m'honore et me flatte infiniment. Je ne pensais pas que cet
ouvra;;e dût jamais me valoir l'approbation de mes compatriotes,
et encore moins celle d'un littérateur éclairé tel que vous.
J'envoyai, il y a deux ou trois ans, 60 exemplaires à un libraire de
Morlaix ; on m'a mandé qu'il était parvenu avec beaucoup de peine
à en vendre un ou deux. J'écrivis dans le même temps à tous les
LETTRES INÉDITES DE LA TOUR d'AUYERGNB 101
libraires des grandes villes de la Brelagne, pour leur proposer un
envoi à mes frais de quelques exemplaires seulement; pas un ne
m'a répondu. Je n'ai pas été arrêté par ces contradictions un
peu humiliantes; toute l'édition ayant été enlevée par l'étranger,
j'en avais préparé une nouvelle que je comptais faire imprimer ici,
en y joignant un second volume, destiné uniquement au rappro-
chement d'un grand nombre de langues de l'Europe et de l'Asie,
comparées au bas-breton, leur source incontestable. Hais l'excès
du travail après ma dernière campagne contre les Russes et les
suites cruelles d'une chute de cheval, que je fis il y a cinq à six
semaines, m'ont réduit à un tel état de langueur et d'anéantisse-
ment, qu'il m'est aujourd'hui impossible de me livrer à aucun
genre d'occupation. Je me suis même vu forcé de remettre à
répondra à une foule de lettres amicales qui m'ont été adressées
des armées, à l'occasion d'une place à laquelle j'avais été nommé
et que je me suis excusé d'accepter, celle de législateur. Je pro-
fiterai vraisemblablement des premiers beaux jours pour me rendre
en Bretagne, si mon état me le permet. Je sens bien que l'air natal .
peut seul désormais contribuer a me rendre une partie de ma santé,
entièrement épuisée. J'aurai l'honneur de vous voir à mon pas-
sage à Saint-Brieuc ; je m'y arrêterai un jour ou deux pour profiter
des ressources que je trouverai dans voire amitié éclairée ; j'y ferai
mes effors, citoyen, pour me concilier vos bontés , mais vous
devez être bien certain que je n'aurai pas besoin d'en faire pour
les sentir. Salut et estime.
Le ciT«n La Tour d'Auvergne Corret,
0/^»®' réformé d'infanterie^ retraité à Passy -sur-Seine.
Je ne puis qu'être très touché de la manière obligeante avec
laquelle le cil«" Coroller fils vous a parlé de moi. Souffrez qu'il
trouve ici les assurances de iria reconnaissance et de mon amitié.
Je me rappelle encore avec plaisir, en retour, les momens que nous
avons passés ensemble et la distinction avec laquelle il a servi. Je
102 LETTRES INEDITES DE LA TOUR Il'Air?ER6HE
serais aussi bien flatté que vous veuilliez bien me rappeler au soo*
venir des cil«°* Gourlai frères, s'ils sont à Saint-Brieuc.
Au même *.
Passy, le 24 floréal an 8* de la Bép* f".
(14 mai 1800.)
Citoyen,
Ha position est telle que je ne puis répondre aux expressions
flatteuses de votre amitié que pour vous remercier du souvenir dont
vous voulez bien m'honorer, ainsi que du prospectus qu'il vous a
plu de m'adresser du savant et très-intéressant ouvrage que vous
vous proposez de faire paraître sur les Armoricains anciens et
modernes. Tout ce qui a rapport au pays qui m*a vu natlre est trop
cher à mon cœur pour que je ne désire pas faire partie de vos sous-
cripteurs. Dans cette vue je viens de remettre à la poste la somme
de 6 livres, dont je joins ici le reçu. Je prendrai la liberté de vous
indiquer dans quelques jours le lieu où je me propose de me
retirer, avec ma prière de ro*y adresser votre ouvrage aussitôt qn*ii
aura paru. Je ne«vous fais pas mon compliment sur la place de
conseiller de préfecture, à laquelle vous venez d^être nommé à
Saint-Brieuc. Il n'est aucune place que vous ne méritiez, et il n'en
est aucune que vous n'honoriez.
Votre sincère et bien aflectionné compatriote ,
La Tour d'Auvergne Corret.
Qand vous verrez le cit«° Gourlai Kervésien, je vous prierai de
vouloir bien me rappeller à son souvenir, et de lui témoigner ma
joie sur Tévénement de sa nomination à la place de conseiller de
préfecture à Porl-Brieuc, et de vous avoir pour collègue.
1 . L'enveloppe portant l'adresse manque, mais nul donte aor le desUnataire,
LBTTfffis mÉoiTBS DB Là Toim dUuvbhoub 403
m
Au citoyen Baudouin père, demeurant à Port-Brieuc,
déparlement des Cdtes-du-Nord.
A Port Brieuc.
Passy, le 15 prairial an 8* de Rép* f".
(4 Juin 1800.)
Je reçois, mon cher concitoyen, votre lettre en datte du8«, et j*y
réponds sans perdre un seul instant. Ma recommandation en Faveur
du jeune Duhil ne serait rien, n'approchant jamais des personnes
en place et ne leur ayanl jamais rien demandé, dans la crainte de
tomber dans leur dépendance.
Si j'avais eu quelque crédit auprès de ceux-ci, il n'aurait pu
servir de long temps à votre jeune pupille, puisque, d'après les
loix militaires qui nous régissent aujourd'hui, nul n'est éligible A
une place d'officier sans prouver au moins trois campagnes dans
une armée active. Je ne connais d'exemple de l'infraction de cette
loi que pour un nouveau corps de houzards ou de chasseurs à che-
val qui se lève actuellement à Paris, et dont l'organisation a été
laissée entièrement par le gouvernement à. la disposition des
chefs qui doivent lever et commander ce corps. Hais, indépen-
damment des puissantes protections qu'il faudrait se ménager
auprès d'eux, je sais de bonne pari qu'ils n'accordent aucune
sous-lieutenance, sans, au préalable, que les parensn'ayent déposé
à la caisse une somme équivalente à ce que peut coûter l'équi-
pement complet de 12 hommes. Le cit«°Bonami, ex-député, notre
compatriote, a cependant obtenu par grâce spéciale qu'on n'exi-
gerait d'un sujet qu'il a présenté (le fils aîné de ii^^ de Boisgelin
Kersé de Goinguamp) que l'habillement et Téquipemenl de 7
recrues pour ce nouveau corps.
Tels sont les renseignemens que je crois devoir vous trans-
mettre pour fixer votre détermination sur l'objet dont vous me
104 LETTRES INÉDITES DE LA TOUR D'AUYERGNE
parlez. Je vous prie d*agréer avec bonlé Texpression de mes regrets
si, dans la vue de vous èlre agréable, je me trouve dans Timpos-
sibilité de vous servir comme j'aurais ambitionné de le faire, si
la chose avait été en mon pouvoir.
Je parts le 18 pour joindre Tarmée du Rhin, pour y servir
comme simple volontaire. Le gouvernement vient de me faire
passer ses ordres, et comme je ne fus jamais sourd à la voix de ma
patrie, ne consultant ni mes infirmités ni mon âge, ma détermi-
nation a été bientôt prise.
Salut, estime et amitié.
Le cit«>> La Tour d'âutergne Corret
YoUmtaire à Varméedu Rhin.
Comme vous ne me parlez pas de la réception du prix de Tabon-
nement de votre ouvrage, que je chargeai ici au bureau de la poste
(e 24 floréal avec une lettre pour vous^ je crains que le tout n'ait
été égaré. Je joins ici la note du chargement de la somme de 6 ^,
tous frais payés, el que vous êtes fondé à réclamer du directeur
de la poste de Passy.
L
A BATONS ROMPUS
I
Mon royaume est borné, au nord, par un mur recouvert de plâtre
blanc ; à l'est, par une vieille boiserie en grisaille, sur laquelle se
détache une porte; au sud, par un autre mur blanc, frère du premier ;
à l'ouest, par Thorizon. J'entends ici par horizon les toits et le
petit coin gazonné qu^on aperçoit à travers la porte vitrée qui ouvre
sur la terrasse du jardin. Voilà pour les frontières. Le territoire,
que j'ai mesuré ce malin, avec une longue ficelle, est assez étendu,
sans excéder cependant les limites d*un appartement ordinaire.
Les productions du pays sont nombreuses : on y cultive toutes les
variétés connues de papier timbré, dans Tarmoire adossée à la
boiserie, et diverses taxes d'espèces éprouvées, sur la table du
milieu et sur les deux bureaux qui se regardent, chacun en face de
son mur. La récolte se fait tous les jours, de huit heures à quatre
heures : elle consiste en objets plats et ronds, de tailles, de cou-
leurs et de poids divers, et en papiers bordés de vignettes bleues,
représentant des personnages habillés à l'antique avec des petits
génies entrelacés et des articles du Code civil par intervalle. Le
grand tiroir du bureau qui me fait vis-à-vis sert de grenier à four-
rage pour la moisson. En ce moment, le Roi est absent de son
territoire ; je l'entends qui taille ses arbres dans le jardin. Quand
le Roi n'est pas là, je le remplace : je suis son premier ministre
— un ministre sans portefeuille, qui forme conseil à lui tout seul,
vu qu'il n^a pas de collègues, et à qui l'on ne pose jamais la ques-
tion de cabinet.^ Nos sujets^ — je peux dire nos sujets, car nn
106 A BATONS ROMPUS
premier minisire est bien près d'être Roi, — nos sujets sont assez
nombreux ; nous en découvrons même, chaque jour, de nouveaux.
Il y a d'abord les gens de loi du pays ; des notaires de tous les
modèles, les uns, ventrus et cravatés de blanc, avec de grosses
chaînes d'or et des breloques h leurs gilets ; les autres, jeunes,
minces, faisant la roue, pleins d'une recherche et d'une coquelle-
rie étudiées ; des avoués au masque de Janus et à l'air malin ; le
greffier du tribunal, qui, outre qu'il est seul de son espèce, tient à
la magistrature et n'en est pas peu fier; des huissiers enfin, sen-
tant Teau-de «vie et ressemblant à des oiseaux de proie. Après,
vient le gros du public : les propriélaires, les négociants, les bou-
tiquiers, les paysans, les nomades. Le Roi donne audience à tout ce
monde avec une majesté qui fait ma gloire et rejaillit sur la per-
sonne de son ministre ; il reçoit les sous des marchands de tabac
avec autant de dignité qu'il touche les rouleaux d'or et les billets
de banque des hommes d'affaires. Moi, je le regarde et je l'admire
quand son chien Clown ne me donne pas des distractions. —
Restez tranquille, Clown, je vous défends d'aboyer : je vais faire
le portrait du Roi votre mattre, celui de la princesse Pauletle, et
même le vôtre, si vous êtes sage.
Le Roi est un homme de grande taille, avec une figure comme
celle de tout le monde et une barbe qui le ferait prendre pour un
descendant de Charlemagne : au surplus, il est receveur de l'enre*
gislrement par état et jardinier par vocation. Encore, jardinier n'est-
il pas le mot propre ; jardinier me paraît trop général. H. Augeret
n'entend soigner ses plantes qu'un sécateur à la main, comme ces
chirurgiens qui amputent les membres au lieu de les guérir. Après
tout, libre à lui de mettre son plaisir où il veut. Pour que le Roi
soit content, il faut qu'il coupe, qu'il émonde, qu'il taille, qu'il
tranche, qu'il rogne et qu'il retaille. J'ai le cœur ému de pitié pour
ses pauvres arbustes, quand je les vois tout laids et tout grêles,
avec leurs pauvres petits moignons de branches qu'ils semblent
tendre comme autant de mains suppliantes vers le maître inexo-
rable. Hais rien ne le touche ; chaque soir il s'endort, croyant avoir
A BATONS R0XPU6 107
assez coupé; chaque malin il se réveille et recommence de plus
belle. Le bruit sec et répété de son sécateur suffit à m'avertir de
sa présence au jardin. Ma conviction intime, c'est qn'il n'achète
des plantes chez Thorticultenr que pour avoir ensuite le plaisir de
les rogner. Je crois que son idéal est un tuteur ou un échalas : à
ce compte- là, que ne plante-t-il des brins de fagots dans ses plates-
bandes 7 L^efTet serait le même au point de vue de Tornement, et
mieux vaudrait s'acharner après du bois mort qu'après des rejetons
pleins de sève et de vie.
Depuis surtout que M"^^ Augeret, avec sa Aile Paulette, a quilté
la ville pour aller passer les vacances dans sa famille, la manie
favorite du Roi semble avoir dégénéré en folie furieuse. Il se lève,
le matin, deux heures plulôl que d'habitude et commence à jardi-
ner de la façon que vous savez. L'autre jour, le sécateur s'est tu
pendant un inslant -, je me demandais à quelle cause attribuer ce
silence, quand j'ai aperçu la figure radieuse de M. Augeret h trar
vers la por(e vitrée de la terrasse :
— Venez, m'a-t-il crié d'une voix de triomphateur, venez voir
mon travail d'aujourd'hui !
Je Tai suivi et il m'a promené pendant un quart d'heure au
milieu de ses piquets. A la fin, j'ai hasardé timidement une obser-
vation et j'ai parlé des fleurs qui égaient les parterres et qu'on ne
coupe pas, si ce n'est pour en faire des bouquets. Le Roi m'a fou-
droyé du regard.
— Des fleurs ! a-t-il dit avec un accent dédaigneux.
Puis il a ajouté en faisant claquer son sécateur à vide :
— La taille des arbres, Monsieur, la taille, tout est là.
Je suis parti sans attendre le reste, entraînant Clown dans ma
déroute.
Clown est ma ressource dans les cas extrêmes^ Je le regarde,
quand je ne sais plus où mettre mes yeux, et lui fixe les siens sur
moi avec un air de compatissance qui me remue profondément le
cœur. Nous avons ensemble de longues conversations. Ses yeux
brillants et pleins d'expression ; sa queue qui tour à tour frétille.
108 A BATONS ROMPUS
joyeuse, ou se ramasse piteusement entre ses jambes ; ses aboie-
ments qui marquent la joie ou la colère ; le grondement, signe de
la défiance ; enfin leç mouvements vifs, ondulés et gracieux de son
petit corps : tout parle en lui, — sauf la langue. Est-ce parce que
je lui sers d'interprète que je me flatte de posséder le meilleur de
ses affections? Peut-être. J'ai pénétré son cœur, il m'a fait des
confidences. Ainsi, chose terrible I Clown, si heureux en apparence,
a, comme nous tous, sa plaie secrète : une ombre obscurcit sa
vie, son sommeil est hanté par des fantômes contre lesquels 11
aboie dans ses rêves. Pensez-y donc, Clown était né pour terrer
des renards ou des blaireaux, et Clown n'a jamais rien terré, pas
même un chat ! Clown a manqué sa vocation. Non pas qu'il appar-
tienne à la race de ces affreux bulls anglais, h la tête de vipère,
aux crocs saillants, à l'air hargneux, à la queue coupée, aux oreilles
pointues, qui en veulent sans cesse aux mollets des gens paisibles
et qui passent leur vie à se battre comme des portefaix. Non, Clown
est un beau petit terreur, blanc et jaune, un peu bas sur pattes,
toujours gai, bon enfant et d'humeur accommodante. Il a des dents,
je le sais, ^ le ciel en préserve le bas de mes pantalons pour
lequel ce charmant animal semble avoir un faible ! — Hais
quand on a des dents c'est pour s'en servir, après tout, et je n'ai
pas le cœur de le gronder quand il transforme mon linge en char-
pie. Ce n'est pas avec M. Augeret que Clown prendrait des libertés
semblables. H. Augeret n'a qu'à lui montrer son sécateur, et Clown
s'enfuit, tremblant d'instinct pour sa queue et ses oreilles. — N'aie
pas peur. Clown, je suis là pour te proléger ; et, du reste, on sait
bien que Paulette jetterait les hauts cris s'il manquait quelque
chose à son chien.
Réjouis-toi plutôt, Paulette et sa mère reviennent demain ; les
vacances sont finies et les pigeons rentrent au colombier. Chacun
ici se prépare, à sa manière, à fêter le retour des voyageurs.
H. Augeret a ratissé son jardin. Clown fait maintenant le mort à
ravir ; quant à moi, je tiens en réserve, au fond d'une boîte rem-
plie de sable, des fourmis-lions que j'apprivoise depuis deux mois,
A BATONS ROMPUS 109
en vue du grand jour. — Ah ! Pauletle, si lu savais comme on t'aime,
tu ne quitterais jamais la maison I Chez moi, d'abord, il y a plus que
de Taffection pour elle ; il y a de la reconnaissance. Il faut vous
dire que je suis resté orphelin de bonne heure, et que mon tuteur
— un vieux garçon fort égoïste — pour se débarrasser de moi dès
ma sortie du collège, m^a fourré dans une adminislration et m'a fait
nommer surnuméraire à deux cents lieues de chez lui. Dieu bénisse
le brave homme ! Ce n*est pas lui que je regrette; mais quand, à
dix- neuf ans, on quitte ses camarades, — le pensionnat est presque
une famille pour ceux qui n'en ont pas — et qu'on est lancé, seul,
à travers le vaste monde, le courage tombe vite, et l'abattement,
qui vient, est un mauvais conseiller. Moi surtout, qui suis peu hardi
de ma nature, j'ai senti, plus que d'autres peut-être, l'isolement
et le manque d'affection, mais Pauletle a fait fuir ma tristesse, comme
le soleil du malin chasse le brouillard de la nuit. Aussi, je ne chan-
gerais pas ma chaîne pour beaucoup, et j'aime Pauletle comme je
n'ai jamais aimé personne.
II
J'ai, sur les enfants, une théorie à moi, qui me ferait lapider par
les mères^ si j'avais le front de Texprimer. Je ne les admets guère
que passé quatre ans. Jusqu'à deux ans d'abord, tous se ressem-
blent: ce sont de petits animaux rouges, sales, grognons et maus-
sades, donl les efforts pour vivre mellenl sur les dents leur entou-
rage et qui ne sont beaux qu'aux yeux de ceux qui les ont faits.
Autant de mots, aulant d'hérésies ! Je continue. De deux à trois
ans, l'enfant se transforme, les traits se dessinent, l'animal fait
place à l'homme: aux vagissements plaintifs des premiers jours et
aux hurlements sauvages qui les ont suivis quand la force est venue,
succèdent des bégaiements coiufus el inarticulés dans lesquels les
mères, par grâce spéciale, découvrent des discours admirables.
Vers trois ans les profanes eux-mêmes commencent à y démêler
quelque chose. De trois à quatre ans, les progrès s'accentuent,
ÎIÔ A DATONS BOMPUS
rintelligence natt, à mesure que la parole s'affermit. A quatre ans,
la métamorphose est complète. La sensation domine encore,
mais le sentiment s*y joint; Tesprit s'éveille et demande â être
formé : Tenfant devient un être adorable. A six ans, c'est un dieu,
— - ou un monstre. Quelle singulière petite machine que la sienne
et comment avec de si faibles leviers peut-il soulever des poids
aussi lourds! Voilà un être fragile qui n'a pour lui que son inno-
cence el sa grâce : il rit à la vie qu'il ne connaît pas et vous riez
avec lui ; il sent vivement et pour peu de temps, mais ses premiers
sentiments sont empreints d'une fraîcheur qui rappelle ces perles
humides de rosée, brillant au milieu des fleurs à peine entrou-
vertes. Il faut que les fronts se dérident et que les soucis s'envolent,
Tenfant est là qui l'ordonne. Petits tyrans ! tyrans charmants, qui
cassez la tête avec vos questions toujours les mêmes, frappez Tes-
prit par votre terrible logique et bercez l'oreille de vos doux
gazouillements ! — Tout cela pour dire que Paulelte a six ans.
Comment se fait-il que tout le monde n'ait pas six ans ? Ah ! si
Ton pouvait jamais n'avoir que six ans !
m
Elle est arrivée hier dans la soirée. Ce malin, j*élais au bureau
â huit heures précises, et quand H. Augeret a ouvert la porte, je
me suis précipité vers lui, pour avoir des nouvelles de sa femme
et de sa fille. Il semblait heureux lui-même ; — je m'aperçois que
le culte du sécateur n'a pas tout détruit chez cet homme. Comme
il était en train de me répondre, j'ai entendu dans l'escalier toute
une dégringolade, on eût dit qu'un ouragan balayait les marches.
Une impatiente petite main fait jouer la serrure : j'aperçois confu-
sément des cheveux blonds ébouriffés, de grands yeux bleus qui me
dévorent, un nez retroussé, une bouche mutine, un teint nacré,
bref, un démon qui me prend d'assaut avant que j'aie pu taire un
mouvement.
— • Bonjour, Charles !
A DATONS ROMPUS 111
— Bonjour, Paulelle !
Et la voilà dans mes bras. M. Âugeret grogne.
. .— Et moi ? dit-il d'un ton jaloux.
Au diable l'égoïste ! Elle l'embrasse à son tour, en lui faisant
observer qu'il a eu sa part de baisers hier au soir, tandis que moi,
on ne m'a pas vu depuis deux longs mois. Là-dessus, nous nous
réfugions dans un coin : Paulette s'asseoit sur mes genoux et nous
commençons à bavarder. Dieu 1 que de choses on peut se dire en
deux heures ! Elle me raconte ses vacances presque jour par jour ;
et moi, je lui explique comment ma vie s'est écoulée bien triste,
pendant son absence. Quand elle a fini, j'appelle Clown pour faire
admirer la docilité de mon élève. Peine perdue ! Clown est comme
fou ce malin, il ne cesse de sauter et de gambader autour de sa
roatlresse, pour lui témoigner sa joie de la revoir. J'ai beau le me-
nacer du gesle^ il ne me regarde même pas et ne veut plus en-
tendre parler de faire le mort. Je me rabats sur mes fourmis-
lions : déception nouvelle ! Aussi, quelle idéeai-je eue de ramasser
de vilains insectes pour une petite fille de six ans. H. Âugeret
m'avait déjà déclaré, lors de ma première trouvaille de ce genre,
que je n'avais découvert rien de bien rare, qu'il y avait une foule
de bêles comme celles*là dans le vieux mur du fond du jardin, et
qu'elles lui dévoraient tous ses fraisiers. L'ignorant, qui confond
mes féroces et ingénieux insectes avec de vils mangeurs de
feuilles ! Enûn, Paulette ne les a même pas regardés. J'ai mis de
côté, en soupirant, la boite qui sert de logis à mes élèves, et pour
essayer de reconquérir mon prestige, j'ai commencé à raconter des
histoires à ma petite amie. J'en étais à celle d'un gresset, d'un
amour de grenouille verte avec une belle livrée d'émeraude, une
voix perçante et des yeux bordés de cercles d'or, quand Paulette
a tourné la tête du côté de la porte vitrée. Il était bien joli pour-
tant, mon gresset, et il avait passé, le jour où je l'avais pris, par
une série d'aventures telles que jamais gresset n'a eu sans doute
une existence aussi romanesque. Tout à coup, Paulette m'interrom-
pit d'un geste qui voulait dire :
\
"•"^ÇT""'
/
112 A BATONS ROMPUS
— Ecoutez.
J'entendis, en effet, vaguement quelque chose qui ressemblait au
cri rauque d'un canard. Paulette avait aussitôt quitté mes genoux,
et, me prenant la main :
— Avez vous vu Armand ? Allons voir Armand ! cria-t-elle.
Je la regardai d'un air stupéfait.
— Eh oui ! continua-t-elle sans faire cas de mon étonnement,
Armand..., c'est mon canard. N'est-ce pas un joli nom qu^Arraand ?
La peste soit des petites filles pour avoir de ces idées baroques !
Peut-être ma mauvaise humeur tenait-elle à ce que mon
amour-propre de conteur venait d'être froissé. Quoi qu'il en fût Je
suivis Paulette à contre-cœur, et je m'apprêtai à n'affronter la vue
d'Armand, puisque le canard portait ce nom ridicule, qu'avec une
indifférence mêlée de mépris. -^ Un instant après, il faut l'avouer,
toutes mes préventions étaient à vau-l'eau.
Savez- vous ce que c'est qu'un canard? J'entends bien, vous allez
me dire, comme le premier passant, que c'est un animal disgra-
cieux, à la démarche de déhanché, au cri monotone et désagréable,
aux goûts grossiers, à l'air bêle. Halle*là ! je vous arrête, les pas-
sants se trompent et vous aussi. Je voudrais bien savoir, critique
à courte vue, si vous avez l'air élégant dans l'eau et si les canards
qui vous verraient vous y débattre auraient vite fait des gorges
chaudes de votre mine piteuse et mouillée. Vous vous moquez de
leur voix. Eh Psans doute, ils ne parlent pas la même langue que
vous ; mais c'est juslemetU merveille qu'avec si peu de moyens,
ils puissent rendre des sentiments si divers. Est-ce que leur cri est^
le même quand ils font l'amour, quand ils se défient, quand ils
sont effrayés, quand ils sentent, prophètes infaillibles, la pluie qui
va tomber? Des goûts grossiers I M'aimez-vous pas le gibier faisandé,
et l'intérieur d'une bécasse ne passc-t-il pas pour un mets déli-
cieux ? Enfin, on prétend que les canards ont Tair bête. Les chas-
seurs, qui les connaissent, vous diraient que ce sont les plus mé-
fiants des oiseaux.
Je ne sais si toutes ces réflexions me vinrent à l'esprit, quand
A BÂTONS ROMPUS 113
Paulette me présenla, pour la première fois, Armand. A dire le
vrai, je crois que non ; c'est dans le commerce répélé de cet intel-
ligent volatile, que je les ai puisées Tune après l'autre. Armand ne
laissa pas cependant de produire sur moi, dès Tabord, une impres-
sion indéCnissable.Non qu'il fût revêtu, commeles mâles des canards
sauvages, d'une parure éblouissante ; c'était un canard de basse-
cour, au bec déteint, au plumage terne, un peu trop fort d'encolure
pour une proportion parfaite. Hais quand j'arrivai, il me regarda^
en tournant la tèle de côté, — tout le monde sait qu'un canard ne
voit pas ce qui lui fait face, — il me regarda d'un œil si grand, si
noir, si profond, si brillant, que toutes mes idées préconçues en
furent chassées pour ne plus revenir. Ce canard avait l'œil d'un
sage et d'un philosophe. Pour un peu plus, il m'aurait converti à la
métempsycose, et j'aurais cru découvrir en lui, par suite d'une
transmigration mystérieuse, Timage d'un Socrate ou d'un Platon.
— Gouin ! fit Armand en battant des ailes.
— L'entendez-vous ? cria Paulette d'un ton triomphant. Il dit
qu'il vous trouve à son goût.
Je me sentais en moi-même fort honoré de cette appréciation,
bien que ne l'ayant pas saisie avec la même promptitude que Pau-
lette : celle-ci, d'ailleurs, connaissait Armand depuis plus long-
temps que moi. Nous allâmes incontinent chercher du grain à la
basse-cour^ et le canard fit ce matin ^là en mon honneur, ainsi que
l'observa ma petite amie, un festin des plus délicats.
Je n'étais pas au bout des présentations. En remontant au bu-
reau, j'aperçus un vieux monsieur, la tête couverte d'un bonnet de
soie noire, comme on en portait autrefois. Il était assis à côté de
H. Augeret, avec lequel il causait familièrement. Tous deux offraient
au physique un contraste singulier : M. Augeret, grande large
d'épauleSi bien pris de corps, l'air franc et bon, malgré une pointe
de sécateur sortant de la poche de son paletot ; l'autre, petit, rata-
tiné et ridé comme une vieille pomme de reinette, enfoui dans des
vêtements trop larges pour sa personne exiguë. Il avait une voix
perçaqte et louchait d'une façon abominable, en me transperçant
TOME LX (X DE LA 6« SÉRIE). 8
\
m ' Â JBATONS ROMPUS
de ses yeux de vrille, les lunelles relevées et collées à son fronl :
avec ceia^ ne pouvant tenir en place et accompagnant chacun de
ses mots de gestes d*une vivacité incroyable. J*appris plus tard
qu^il se nommait Savinien Noirot, que H™« Âugeret était sa nièce,
et qu'il avait été proresseur de rhétorique dans un collège. On me
nomma quand j'entrai : il me salua d*un signe de tète, sans cesser
de causer avec H. Augeret ; puis ils sortirent, emmenant Paulette,
et je restai seul à songer aux nouveaux venus.
IV
C*est un drôle d'homme que le père Noirot ! Je crois, Dieu me
pardonne ! qu'il a entrepris de me faire recommencer ma rhéto-
rique ! Il prétend qn'on ne sent réellement les beautés classiques
que quand on a Oni ses classes et qu'on se remet librement à
l'étude des auteurs anciens. Là-dessus, il se répand en tirades à
perdre haleine et commence, à déclamer des centaines de vers
grecs ou latins, entrecoupés d'exclamations admiratives. S*il trouve
que mon enthousiasme n'alleint pas au niveau du sien, il frappe
de grands coups de poing sur la table ou s'interrompt brusque-
ment, et je l'entends qui m armure entre ses dents :
— Béotien !
Hier, il a passé plus d'une heure à commenter un demi-vers de
Virgile:
Arma virumque cano...
#
Non, quand on n'a pas connu M. Noirot, il est impossible de se
figurer exactement tout ce qu'il y a dans ces trois mots. M. Noirot
y voit toute ïEnéidey y compris l'épisode de Nisus et d'Ëuryale et
tes lutteurs du quatrième chant. Malgré ses lunettes, je ne puis, en
pareil cas, faire moins que de le comparer au divin Galchas, ce
qui ne manquerait pas sans doute, si je lui faisais part de mon
idée, de flatter singulièrement son amour-propre.
Heureusement, Paulette est !à, qui a ses licences et assez d*au-
A BATONS BOMPUS 115
dace pour m'arracher aux griffes de son oncle. Cette petite fille a
trouvé le secret de le mener, comme elle le fait de tout le monde,
par le bout du nez. Il a fallu d'abord que M. Noirot fit la connais-
sance d^Arroand.
— Quid ! a dit dédaigneusement le professeur, quand on le lui
a présenté : est-ce là un nom de canard ?
A propos, Paulette m'a expliqué pourquoi elle avait appelé le
canard Armand. Elle m'avait fait écrire par sa mère, pendant les
vacances, pour me demander quels étaient, à mon goût, les plus
jolis noms imaginables. Je lui en adressai des quantités, croyant
qu'il s'agissait d'un poupard à baptiser et non d'un animal :
Georges, Henri, Charles, Jules, Guy, René, Armand, etc. Armand
avait plu à Paulette ; et voilà comment je me suis trouvé, sans le
savoir, le parrain d'un canard.
Donc, chaque malin, Paulette, M. Noirot et moi, nous allons en
procession assister au petit lever d'Armand et lui apporter son
premier déjeûner. Ce canard philosophe semble destiné à mourir
d'indigestion. En attendant, Armand donne de jour en jour des
preuves d'une intelligence vraiment remarquable : il nous connaît
parfaitement tous trois, et, du plus loin qu'il nous aperçoit, salue
notre arrivée par une fanfare retentissante. Il nous suit dans le
jardin ; il arrive à l'appel de son nom ; il a, pour annoncer les
étrangers, un cri perçant à rendre jaloux un chien de garde.
Telles, dit M. Noirot, les oies du Capitoie sauvèrent Rome aux
temps antiques ! Paulette s'attache à son canard, et je crois qu'elle
fera une maladie quand il mourra; elle lui a acheté un compagnon,
— pour lui servir de domestique, — car on ne trouverait pas tous
les jours un second Armand. Moi, j'hésite entre lui et mes fourmis^
liions. Quant au professeur, il est encore plus en admiration devant
Armand que Paulette. Qnand Tare est trop tendu, il se brise ou
perd tout ressort ; d'ailleurs, saint Jean TËvangéliste ne se délas-
sait-il pas de ses travaux apostoliques en jouant avec une perdrix,
et Mérimée lui-même, l'homme correct par excellence, n*appréciait«
il point les ébats de son chat Matifas ? Le professeur détend son
116 A BÂTONS ROMPUS
arc en compagnie d*Ârmand : i! le prend pour confident, il lui
fait un cours de rhétorique, et vous n'avez jamais rien vu de sem-
blable au spectacle que donne M. Noirot, se promenant dans le
jardin comme les péripatéticiens sous le portique d'Académus et
récitant VEnéide au canard.
Clown est devenu jaloux d'Armand à faire frémir : j'imagine, à
voir la façon dont il le regarde^ qu'il doit machiner contre soa
rival quelque plan diabolique. Avoir élè si longtemps le favori de
la maison pour se voir sans motif réléguer au second rang, c'est
dur ! et la philosophie seule peut aider à supporter de pareils
coups. Or il n'a jamais été grand philosophe, si ce n'est peut-être
de la secte d'Epicure. Je le'console de mon mieux, mais en vain :
c'est l'amour de Paulelte qu'il veut, et le cœur de Paulette est
ailleurs.
Encore, si Tinfortuné avait la lillérature pour lui venir à l'aide I
Ah ! la littérature, — les belles* lettres ! comme dit le professeur...
Figurez-vous que cet olibrius s'est mis en tête de faire revivre au-
jourd'hui la fameuse querelle des beaux esprits du siècle de
Louis XIY sur les mérites comparés des anciens et des modernes.
M. Noirot tient pour les anciens avec M.^^ Dacier. Pourtant il est
un moderne — un moderne d'il y a deux cents ans, — qu'il met
au-dessus de tous les autres : c'est Pascal. Il ne tarit pas quand il
parle des Provinciales, de Nicole et du grand Arnaud ; je le soup-
çonne même véhémentement de mêler à son culte pour la mère
Angélique un peu de ce sentiment qui faisait dire de Victor Cousin
qu'il était l'amant de tl^^ de Longueville. J'ai insinué, avec toute
la délicatesse possible, celte pensée à M. Noirot, lequel en a rougi
jusqu'aux oreilles. A ce moment, on a frappé à ta porte du bureau.
Le professeur, éprouvant le besoin de faire diversion, s'est préci-
pité vers l'homme qui entrait.
— Eles-vous janséniste ? s'est écrié W. Noirot d'une voix per-
çante.
— Non, m'sieu, a répondu l'autre, complètement ahuri, en tirant
un papier de dessous sa blouse, je suis-t-hériticr !
A BATONS ROMPUS 111
Je ne sais comment ce Béotien a pu supporter le regard fou-
droyant que lui. a lancé H. Noirot.
Nous voilà au dix-neuf octobre, jour de la fête du professeur.
On la lui a souhaitée suivant toutes les règles ; et M. Noirol, qui,
comme les vieilles gens, tient quelque peu à l'étiquette, a dû se
sentir dans son for intérieur flatté et touché à la fois des attentions
dont on Ta entouré, à celte occasion. Le matin, tout le monde Ta
embrassé, et Pauletle, tenant à la main un énorme bouquet, lui a
récité solennellement un compliment en vers français dans le style
du XIX^ siècle, s'il vous plaît I et de la façon de votre très humble
serviteur. Grand succès pour l'auteur et pour l'interprète ! H. Noirot
nous a remerciés dans un petit discours fort bien tourné, ma foi,
mais qui avait été évidemment préparé de longue date, car il était
divisé en trois parties et n'a pas duré moins de dix minutes. C'était
cela sans doute et non V Enéide que le professeur débitait au canard
dans le jardin !
Lesoir,festindonnéparH.etM[°^<)Augeret, toujours en l'honneur de
leur oncle. Tous les notables de la ville, y compris le proviseur du
lycée, avaient été invités. Au centre de la table était un grand nou-
gat, surmonté d'un saint Savinien en sucre filé, d'un effet superbe.
M. Noirot avait remplacé son bonnet de soie noire par une calotte de
velours de même couleur ; il était en habit, avec une chemise
brodée, un gilet coupé en cœur et des lunettes d'or. Paulelte ei
moi, nous nous trouvions placés l'un près de Taulre et nous avons
bien ri de toutes les drôleries qu'on a dites pendant le repas. Le
dessert, surtout au moment des toasts, a été réussi. Chacun a porté
le sien, nous deux comme les autres ; mais le plus remarqué a été
sans contredit celui du professeur. Il a bu, comme un païen, au vin
et à la fraternité du verre. On a beaucoup applaudi, et le proviseur
a demandé à M. Noirot de vouloir bien lui remettre, le lendemain,
la copie du susdit toast pour le montrer à ses écoliers, comme
iiff A BATOHS ROMPUS
modèle de composition dans le genre bachique. Bref, Timpression
la plus nette que j'ai conservée de ce dîner, outre une vague idée
d'un potage à la bisque, d'un canard aux olives dont la délicatesse
de chair sembla particulièrement exqaise, d'une diode truffée et du
fameux nougat avec sa statue, c'est le souvenir du professeur et de
la belle figure qu'il y fit. Nous étions tous heureux et gais, ce soir-
lâ, ne prévoyant guère les tristesses du lendemain.... Est-il donc
vrai, comme le disent les sages, que rien, dans rencbalneroent
des choses humaines, ne soit si près de la joie que le malheur ?
N'allez pas croire, pourtant, que j'aie à vous annoncer la mort de
H. Noiroty celle de Paulette ou la mienne. Le coup, grâce à Dieu,
ne porta pas si haut. Je vais, du reste, raconter l'événement tel
qu'il arriva.
C'était le lendemain de la Saint-Savinien. On s'était levé tard,
à cause du dtner de la veille; il était neuf heures sonnées quand je
frappai à la porte do bureau.
Paulette y était déjà qui m'attendait.
— Et Armand^ me dit-elle d'un ton de reproche, vous l'avez oublié,
vilain égoïste ! Moi, je me suis souvenue de lui. Voyez plutôt (et
elle me montrait ses mains pleines de reliefs du dessert et de frian-
dises de toute sorte). Allons lui porter à déjeûner, son heure est
passée.
H. Noirot vint nous renforcer sur ces entrefaites; il goûta fort
notre entreprise et nous nous mîmes en marche tous trois, jouis-
sant à l'avance de Taccueil que le canard allait faire aux provisions
de sa maîtresse.
Chose étrange ! Nous approchons du chalet en miniature qui sert
de logis à notre camarade et rien, de sa part, n'annonce notre
venue. Qu'a*t-il fait de ce cri de triomphe dont il nous réjouit d'ha-
bitude Toreille, comme d'un bonjour amical ? Ou plutôt, où est-il ?
Pas dans le chalet, à coup sûr. Voilà bien l'autre canard, roulant
ses gros yeux avec un air effaré, comme sUl se demandait, dans son
épaisse cervelle, pourquoi nous sommes là, groupés autour de lui,
fouillant du regard chaque recoin de la cabane.
A BATONS ROMPUS 149
^ Armand ! Armand 1 crie Paulelte d'une voix désolée.
Et le professeur répète et je répète :
. — Armand ! Armand !
Mais où est«ii donc, encore une fois, lui si exact, si (idèle, si
tendre, si empressé, jadis ? Clown accourt ; ce n'est pas Clown
qu^on appelle.
— Armand 1 Armand l
Et nous parcourons le jardin en tous sens ; et nous revenons au
chalel. Tout à coup je me retourne. Clown est là, jouant avec un
objet qu'il tient dans sa gueule et qu'il jette en l'air, pour le res-
saisir, dès qu'il retombe à terre et le mordiller avec fureur. Hachi-
nalemenl, mes yeux se portent sur cet objet, débris informe cou*
vert de poussière et de sang. Je m'approche et soudain la réalité
funeste me traverse l'esprit comme un éclair ! — Ab ! Clown, impi-
toyable ennemi, n'as-tu pas honte de profaner ainsi tout ce qui
reste d'un cadavre ! Hélas ! Et nous, qu'avons-nous fait I nous
avons mangé noire ami, comme ces cannibales qui engraissent leur<ï
prisonniers et les entourent de soins jusqu'à ce qu'ils les tuent. Du
doigt, j'ai montré à mes compagnons la tête ensanglantée qui gisait
à terre et dont les yeux atones nous poursuivaient comme un
remords. Us ont compris aussi : H. Noirot a levé les bras au ciel ;
Paulelte a failli se trouver mal et s'est jetée, en sanglotant, dans mes
bras....
Les destinées des animaux, comme celles des hommes, sont
soumises aux caprices du hasard. Tout est prévu, tout est réglé,
tout est calculé, tout est ordonné ; la Fortune passe et, du bout de
son doigt, dérange l'harmonie de l'ensemble, renverse l'édiGce la*
borieusement construit, replonge le triomphateur dans l'obscurité
d'où elle l'avait tiré, et enlève brutalement aux uns ce qu'elle jette
aux autres avec profusion. Dieu est Lieu, disent les Arabes, et
Mahomet est son prophète !
Il n'est pas besoin d'ajouter que ces réflexions philosophiques
eurent pour auteur H. Noirot. Alors que Paulelte était encore plon-
gée dans sa douleur, lui avait repris toute son assurance. Il retra-
420 A BÂTONS IIOMPtJâ
çait ce qu*avait élé la vie d'Armand, il énumérait ses quaiilés, il
dépeignait sa morf, il le monlrail, vicliaie d'une déplorable erreur,
entre les mains d'une cuisinière barbare qui, ayant reçu l'ordre
d'égorger l'autre canard, avait jeté son dévolu sur Armand, séduite,
comme tout le monde, par sa bonne mine. Ici le billot fatal appa-
raissait, la hache faisait son office ; et, tandis que le corps allait
figurer avec pompe sur la table d'un festin somptueui, on jetait
aux gémonies la tète qui avait servi de siège à tant d'intelligence !
Ce fut un discours complet, marqué çà et là par des morceaux
d'éloquence de l'ordre le plus noble; et, grâce au professeur,
Armand eut ainsi son oraison funèbre, ni plus ni moins qu'Hen-
riette d'Angleterre ou le grand Condé.
Pauletle pleura beaucoup son canard. Elle aurait pris le deuil, si
Urne Augeret n'avait mis bon ordre à cet excès de désespoir. Deux
jours après l'événement, je me promenais seul dans le jardin. Le
coin réservé àPaulelte se distinguait par un léger renflement pareil
à celui d'une tombe. C'était une tombe, en effet, bordée de coquilles
blanchâtres, régulièrement disposées, avec une petite croix faite
de deux laites plaquées l'une sur l'autre, au pied de laquelle on
avait rois, dans un vase plein d'eau, un bouquet de fleurs de la
saison. Sur la croix une main malhabile avait écrit :
CI-GIT ARMAND
PLEURÉ PAR SES AMIS.
Pendant bien des jours, Paulette ne manqua pas d'aller, chaque
roatin, cueillir des fleurs fraîches, pour remplacer celles de la veille,
et réciter sa prière à genoux sur la tombe. Elle devenait triste*
— Pour un canard ? direz-vous.
— Qu'importe, si elle l'aimait! M. Noirot, qui était oncle après
tout, et qui avait la vue bonne malgré ses lunettes, lui fit alors ca-
deau de deux tourterelles blanches apprivoisées. Au bout de peu de
temps, les gentils oiseaux la prirent en affection : ils la suivaient
J
Ttr::
A BATONS ROMPUS 121
partout, se posant sans crainte sur ses épaules et lui becquetant
familièrement les lèvres et les joues. La gatté disparue revint peu à
peu. Un mois ne s'était pas écoulé depuis la mort do canard ;
ridée me vint d'aller visiter sa tombe. La bise froide de novembre
avait dérangé les coquillages et jonché la terre de feuilles mortes;
la croix penchait à demi déracinée; dans le vase plein d'une
eau jaunâtre, il n'y avait plus que deux ou trois liges mortes, sur-
montées de fleurs aux pétales décolorées et flétries. Je regardai
tout cela, quand je sentis sur mon bras la main du professeur. Il
vit la tombe abandonnée...
— Ainsi va le monde ! dit-il, après un moment de silence.
Henri Finistère.
LA RETRAITE ET SES FONDATEURS"
Galherine de Francheville el Jeanne du Houx ne manquèrent pas
d'enlrelenir, dans Tâme'de Marguerite, ce feu sacré qui s'allume
d'une manière si intense dans les cœurs vierges. Sœur Jeanne en
était à peu près consumée; ses forces ne répondaient plus à Tar-
deur de sa flamme et s'épuisaient à vue d'œil. Une maladie grave
lui imposa enfin le repos qu'elle refusait de prendre (1676) : elle
fut alitée pendant quarante jours. Elle se remit ensuite au travail,
avec le même zèle, affrontant de nouvelles fatigues, traînant son
corps usé aux exercices quotidiens et animant la foule du souffle
que lui laissait un reste de vie ; mais ses supérieures crai-
gnirent de la perdre et la rappelèrent au Colombier. Elle se rendit
à Rennes vers la fin de septembre, mais, à son arrivée, elle tomba
de faiblesse et il fallut la porter dans son lit. L'épouse de la
Croix allait achever sur la croix une vie agonisante qui était pire
que la mort.
Ses infirmités redoublèrent et un cortège de douleurs fondit sur
elle. C'étaient des maux de tète insupportables, des éloufi'ements
cruels, un feu qui la brûlait en dedans, un froid qui la glaçait au
dehors, une faim insatiable, une fièvre persistante, des insomnies
continuelles, des fluxions de toutes sortes, tantôt aux yeux,
tantôt à la gorge et tantôt à la poitrine, enfin cette humeur ma-
* Voir la livraison d'avril 1886, pp. 284-289.
^.
i
I
LÀ RETRAITE ET SES FONDATEURS 139
ligne aux genoux qu'il fallut encore ouvrir et qui lui causait des
convulsions fréquentes. Des peines intérieures s'ajoutaient â ses
souffrances, et Jeanne aurait pu s'appliquer les lamentations du
Psalmiste : Ma vie a défailli dans la douleur. Toute ma force s'est
desséchée comme de la terre cuite. Mon cœur est devenu semblable à
une drequi se fond, au milieu demes entrailles. Il n'est rien res-^
té de sain dans ma chair et il n'y a plus aucune paix dans mes os.
Mon esprit est rempli de trouble.et des maux incomparables m'ont
environné. (Ps. xxi-xxx-xxxvii-xxxix, passim.)
Hais elle, se taisait comme Jésus en croix et s'offrait tout eh-
0
tiëre en holocauste â Tamour de son Dieu.
Pendant six mois, elle endura ce terrible martyre. Le méde-
cin qui la visitait ne comprenait pas que, malgré son épuisement,
elle pût résister si longtemps à plusieurs maladies jnortelles. ^Le
mercredi saint (1677), elle éprouva un surcroît de fièvre et on la
Iransporla dans une infirmerie qui avait servi de chapelle, et où
personne n^avait encore couché. Ce .fut pour elle une vraie conso-
lalion d'achever le sacrifice de sa vie dans un lieu où son divin
Afaître avait offert tant de fois le sien ; mais elle devait languir
avant de recevoir le dernier coup. Il lui. fut révélé qu'elle souffrirait
encore beaucoup, que son âme serait plongée dans un océan de dou-
leurs et qu'elle ue mourrait pas sans avoir bu le calice du Sauveur
jusqu'à la lie. Elle accepta comme un honneur dont elle était indi-
gne celle suprême épreuve. Lagangrènese mit dans plusieurs en-
droits de son corps et on lui fil des incisions très douloureuses. Sœur
Jeanne supporta tout avec une résignation inexprimable. Le bon-
heur de souffrir pour Dieu était le sujet habituel de ses entretiens.
De son lit, nous allions dire de sa croix, elle prêchait ses pieuses
compagnes mieux qu'elle n'avait jamais fait. Elle répétait souvent
comme un refrain aimé ces vers naïfs du P. Huby, qui expriment
des choses sublimes :
Plus désormais, ni nuit, nijour.
Que croix, que mort, que Dieu, qu'amour 1
m LA RETRAITE ET SES FONDATEURS
Elle tenait presque toujours son crucifix entre les u^ains et le
baisait de temps en temps : « Dieu seul est ma force, disait-elle.
Dieu seul est mon refuge ; ou souffrir ou mourir, j'en laisse le
choix à mon Dieu. »
Le 2 septembre» anniversaire de sa naissance, ses tourments re-
doublèrent. On demandait à la malade si elle désirait voir Dieu
bientôt : c Mon désir, répondit-elle, est de le voir, quand il lui
plaira ; toute mon affaire est de l'aimer et de souffrir. » Mais elle
voulait auparavant s'unir à Lui dans les mystiques fiançailles du
clotlre. Quoiqu'elle eût été, en effet, le modèle des religieuses,
pendant plus de irente ans, elle n'avait pas fait profession. Sa mau-
vaise santé ou plutôt son humilité Tavait retenue à l'entrée du
sanctuaire. Sur le point de mourir, elle se décida enfin à solli-
citer la faveur de prononcer publiquement ses voeux. On le lui ac-
corda.
Le vendredi 24 septembre, à dix heures du matin, la commu-
nauté s'assembla dans Tinfirmerie redevenue chapelle. La cérémo-
nie si touchante de la profession empruntait quelque chose de plus
attendrissant encore aux circonstances exceptionelles où elle se
produisait. Cette mourante qui prenait le voile, ces serments pour
la vie sur le seuil de l'é terni lé, cette croix, emblème de souffrance,
passée au cou de l'héroïque malade, les renoncements volontaires
de cette mort spirituelle mêlés aux brisements inévitables de la
mort naturelle, la pensée du Divin époux qui frappait à la porte et
venait chercher la fiancée, tout était de nature à impressionner
l'assistance ; mais l'émotion fut au comble lorsque la supérieure,
Madame de la Bintinaye, lui posa sur la tële une couronne de
fleurs, comme c'est l'usage à la Visitation, car on se souvint alors
de la prédiction qu'elle avait faite, à ce sujet : « Mère Marle-tsa«
belle me couronnera !» et on pensait aussi à la couronne de gloire
que les Anges tenaient suspendue, au-dessus de sa couche.
Cependant une couronne d^épines ceignait toujours son front
douloureux, des souffrances aiguës traversaient tous ses membres ;
les ardeurs de la fièvre dévoraient lentement le reste de sa vie;
LA lŒTRAITE ET SES FONDATEURS 125
son corps épuisé se desséchait, et Vépouse de la croix était vrai-
ment crucifiée, attendant le coup de grâce. Hais, plus sensible aux
touches de Tamour divin qu'aux tourments de i*épreuve fi-
nale, sœur Jeanne-Marie exultait au Heu de gémir: < Oh ! que les
miséricordes de Dieu sont grandes ! s'écriait-elle ; oh ! que les
peines que j'endure sont aimables, par les effets que votre amour,
ô mon Dieu^ produit dans mon cœur f 0 Jésus, ô mon tout, donnez-
moi votre amour. Yengez-vous de moi, Seigneur, vengez-vous de
moi présentement ; mais pardonnez-moi pour l'éternité ! »
Le lendemain de sa profession (25 septembre), elle parut si
anéantie qu'on s'empressa de lui donner l'Extrëme-Onction : elle le
reçut avec \\ne piété qui arracha des larmes à toutes les religieuses
présentes. On lui proposa ensuite de venir la communier à minuit:
« Je neveux point, répondit-elle, incommoder personne ; j'espère
que Dieu me soutiendra jusqu'à demain. » Le dimanche matin,
elle fit dévotement celte dernière communion ; à midi, elle appela
son directeur, le P. Yalentin : « Je me meurs, je n'en puis plus,
j'entre dans Pagonie ; donnez-moi, s'il vous platt, mon Père, la
dernière absolution et faites-moi gagner l'indulgence. »
Les religieuses furent aussitôt réunies, pour réciter en chœur,
autour d'elle, les prières des agonisants. Comme elles finissaient, la
mourante se tourna vers son confesseur : € Mon Père, dit-elle
d'une voix faible Je n'ai plus qu'un petit soufSe de vie ; je ne pui3
plus rien, mais agissez pour moi auprès de Dieu. » Peu de temps
après, elle prononça distinctement ces mots :« Mort, silence à toutes
choses ! » Vers trois heures de l'après-midi, elle fit signe qu'on al-
lumât le cierge bjénit et qu'on rappelât la communauté. Elle avait
dit à quelques-unes de ses sœurs que, quand son cœur serait atta-
qué, il n'y aurait plus de vie pour elle. Celles-ci ne furent pas plu-
tôt rassemblées qu'elle éprouva un tressaillement soudain et jeta
un cri : «c Mon cœur est blessé ! » C'était le coup mystérieux
qu'elle avait annoncé, elle murmura encore les saints noms de Jé-
sus, Marie, Joseph, et elle expira doucement, après trois heures
d'agonie, à la même heure où Notre-Seigneur était mort.
126 LÀ RETRAITE ET SES FONDATEURS
Ainsi, jusqu'au dernier soupir, la vénérable sœur Jeanne-Marie
du Houx justifia le glorieux surnom d'épouse de la croix qu'elle
s'étaildonné : image vivante du Christ souffrant, eilele suivit jusqu'au
calvaire, comme autrefois les saintes femmes ; elle embrassa étroi- .
tement sa croix, elle en fil son lit nuptial, elle y reçut au cœur celte
blessure qui semble avoir été ouverte par un Irait divin, elle par-
tagea enfin les souffrances et les gloires du crucifix.
Après sa mort, son visage parut si beau que les reli|;ieuses et
les pensu)nnaires ne se lassaient point de le regarder. C'était à qui
s'en approcherait de plus près et rendrait la première ses hommages
au corps de la sainte : les unes lui baisaient les mains, les autres les
pieds, les autres la figure : toutes voulaient avoir de sps reliques ;
mais, quand elle fut exposée, à la chapelle, avant d'être inhumée,
une foule de personnes pieuses accoururent pour vénérer ses restes,
et il fallut charger une religieuse de faire toucher au corps les
médailles ei les chapelets qu'on présentait à chaque instant. Jeanne
de Forsans du Houx fut enterrée au milieu du chœur, vis-à*vis de la
grande grille. On ferait un volume entier des témoignages que ren-
dirent à sa vertu les plus notables de ceux qui la connurent et
s'aidèrent de ses conseils, mais une voix domina toutes les autres,
ce fut celle de Hk' Balthazar Grangier, évèque de Tréguier. Il pu-
blia une lettre épiscopale où il proclama ses mérites, « sa dévotion
« élevée et solide tout ensemble, son esprit éclairé qui semblait
« pénétrer dans le fond des consciences, sa conversation édifiante
c qui portait les personnes vertueuses à s'avancer de plus en plus à
« la perfection, safidélité à corespondre aux inspirationsintérieures
« et aux conseils, sa vie toujours uniforme et égale » enfin la part
qu'elle a eue à la réforme des maisons religieuses de son diocèse,
où elle demeura près de deux ans « et parulcomme un exemplaire
c de toutes les vertus chrétiennes. » (6 février 1678.)
Les autres évèques brelons auraient pu confirmer ce magnifique
éloge, car Jeanne du Houx avait parcouru également leurs diocèses,
ramenant la paix et faisant refleurir la règle dans les communautés
où elle passait. Le monde, qui avait eu les prémisses de sa vertu.
k-
LÀ RETRAITE ET SES FONDATEURS 127
comme fille, comme épouse et comme veuve, s*unit à ce concert
de louanges qui étouffait la rumeur, lointaine déjà, des calomnies
et des jugements téméraires, et dans les murs de la Retraite, témoins
de ses derniers travaux, son souvenir laissa un parfum de sainteté
qui embaume encore la maison^
V*« HiPPOLYTE Le Gouvello.
{La suite prochainement . )
i. Après diverses vicisâitades, l'ancien séminaire de Vannes est redevcna anjour-
d'hni une maison de la Retraite.
POÉSIE
LE CONSCRIT 1
 M. Edmond Biré.
Il est parti bien loin, et pour la grande guerre,
Le petit conscrit bas~breton.
II a derrière lui laissé sa vieille mère
Et les varechs de son canton,
Son clocher et son champ, enfin tout ce qu'il aime.
Il est parti sans murmurer.
Tous les autres chantaient. Il a chanté de même,
En se retenant de pleurer. I
Il s'est très bien battu sur la terre africaine,
Il est prêt à se battre encor :
Il a déjà conquis les deux galons de laine
Qui précèdent les galons d'or.
Il s'est très bien battu : tous les Bretons sont braves.
Il est fier de ses deux galons.
Ses gattés — il en a — font rire les plus graves ;
Pourtant les jours lui semblent longs.
Il est saisi souvent d'une mélancolie
Toujours plus sombre chaque fois ;
On lui répète en vain que c'est une folie, |
Et qu'il est porté pour la croix. (
4
Il est las du soleil, des bois de laurier-roses,
De l'aloès^ de l'oranger ;
Las des horizons bleus qui lui semblent moroses,
Il ne peut dormir ni manger.
/
vv •!. ;..» .■>^"-- .-
LE CONSCRIT 129
Il vit comme en rêvant. La ûèvre le consume,
Il n'a plus souci de renom ;
Dans son œil à présent nul éclair ne s'allume,
Même au bruit soudain du canon.
Mais un jour qu'il errait dans le Jardin des Plantes
D'Alger en son ennui profond,
Un sourire passa sur ses lèvres tremblantes
Devant une touffe d'ajonc.
Quant il dut s'éloigner, essuyant sa prunelle,
Furtivement il détacha,
Touchant voleur, un brin de la fleur fraternelle
Que sous sa capote il cacha.
Un autre jour encor qu'une soudaine trombe
Fondait sur le camp effrayé.
Devant le ciel de plomb d'où la pluie à flots tombe,
Son regard morne avait brillé.
C'était le ciel d'hiver de sa chère Bretagne
Qui la lui rendait un moment.
C'était l'agreste ajonc qui dore la campagne
Dont il rêvait incessamment.
II se mourait du mal que la Bretagne laisse,
Dès qu'ils l'ont quittée, à ses fils,
Le mal doux et cruel qui lentement progresse,
Qu'on nomme le mal du pays.
De son lit d'hôpital dans la fosse enfin prête
Lorsque le soldat fut couché.
Sous l'oreiller funèbre où reposait sa tête
On retrouva l'ajonc séché.
M>*« Sophie Hue*
TOME LX (X DE LA 6« SÂRIB). 9
TOUJOURS VENDÉEN!
A MON AMI M. G. MOLLAT
« Toujours Vendéen I » voilà ma devise.
La Vendée ! est-il un pays plus beau,
Aimant mieux le Roi, Dieu, la sainte Eglise?..
« Toujours Vendéen ! » dira mon tombeau.
Lorsque du néant fut tiré mon être,
Si le ciel m'avait admis à choisir.
Ce n'est pas ailleurs qu'il m'eût plu de naître :
Le ciel indulgent prévint mon désir.
N'as-tu point pour toi, terre vénérée,
Tout ce qui ravit et l'âme et les yeux?
Des plus doux attraits n'es-tu point parée ?
— Et tes fils ! Sont-ils assez glorieux. I...
En mon lieu natal la nature est triste :
Ton sol est bien nu, mon pauvre Luçon !
Qu'as-tu pour former une âme d'artiste ?
De Toiseau chez toi triste est la chanson.
* L'auteur de ces vers possède un bel ex-lihris, composé tout exprès
pour lui par son compatriote, M. Octave de Rochebrune. « Quelle légende
graver, demanda le maître, sur la banderolle liant les deux branches de
lys? »> — « Toujours Vendéen 1 » lui fut-il répondu.
TOUJOURS YENIHKBN ! <31
Si j'étais resté captif en ta cage
Et n'avais connu que ton horizon,
J'eusse été muet... Mais en toi, BogagBi
Je suivais, enfant, la belle saison.
Comme une alouette au ciel élancée^
Dans un coin perdu que toujours je vois,
En toi s'éveilla ma jeune pensée ;
Là, pour chanter Dieu, j'essayai ma voix.
Quand blanchissait l'aube, à mon gré trop lente,
J'allais admirer l'astre se levant,
Et sur quelque fleur la goutte tremblante,
Perle destinée à l'aile du vent.
, Oh I les purs matins, les heures bénies,
Où je tressaillais d'un profond émoi!
Lumière, couleurs, parfums, harmonies,
Vous pénétriez à grands flots en moi F
De tant de beautés je me sentais ivre.
Et j'aurais voulu — folle ambition ! —
Faire étinceler aux pages d'un livre
Ta splendeur divine, ô création î
Ainsi s'enchanta ma rêveuse enfance ;
Puis un jour — j'avais compté dix-huit ans —
J'ouvris, rougissant de mon ignorance.
L'histoire de ceux qu'on nomma brigands.
Je lus leurs exploits d'un regard rapide :
— Ils me révélaient un monde plus beau !...
« Salut, m'écriai-je, ô race intrépide 1
« Je suis avec vous, et jusqu'au tombeau !
188 TOtIJOOHa VETOÉEld
a Ma lyre s'attache à votre épopée,
« 0 mes fiers vaincus 1 6 peuple immortel 1
H Q\iB du moins mon vers, comme votre épée,
« Défende sans peur le trône et Vautel ! »
Poursuivons-le donc, leur stoïque' rôle,
Et, n'en doutons pas, nous serons vainqueurs.
Héritons du Roi la haute parole :
« Les cœurs vendéens, ce sont de grands cœurs !
Nantes, 28 juin IS86.
INSCRIPTION
Faisant jusqu'en sa mort trembler la République,
Charette vers ton seuil s'avança sans eïfroi, ^
Porte avec lui frappée, ô pieuse relique.
Et sa grande âme à Dieu remonta devant toil
PENSÉES
Nous faisons trop souvent comme le papillon qu'attire la
lueur du flambeau. En restant à distance, nous eussions pu
jouir longtemps; mais, fascinés par Tobjet aimé, nous nous
jetons au centre de sa vie et nous trouvons le feu qui brûle ou
la glace qui tuejplus lentement et plus cruellement;
Fleurs qui s'effeuillent au fond des bois, sympathies sans
réponse et sans retour, trésors perdus...
Que Thomme devient petit dès qu'il se croit grand I
Ceux qui resteraient des jours entiers dans la contemplation
de la nature n'ont pas de peine à croire qu'on reste l'éternité
dans la contemplation de Dieu.
Quand je vois ce que l'homme a su faire pour Dieu, je com-
prends ce que Dieu a voulu faire pour l'homme.
Je plains ceux qui se lassent de ce qu'ils voient chaque jour;
c'est à la longue que l'âme se pénètre de la poésie intime des
choses.
enviez pas la parfaite tranquillité de la vie ; il faut plaindre
: dont personne n'a jamais besoin.
trtaJns esprits, plus orgueilleux qu'élevés, s'oDusquent de
royance des simples et de leurs humbles pratiques ; sou-
ms-nous que le mystère de la croix était un scandale pour
luifs, et qu'ils jugeaient indigne de Dieu ce qui ravit les
a depuis dix-huit siècles.
i
VOUS qui priez Dieu parmi les parfums et les fleurs, souve-
Tous de ceux qui le servent dans les cachots et dans le
n est ai occupé de ses propres sentiments qu'on froisse
9 y penser ceux des autres et qu'on devient innocemment
el.
y a en amitié des blessures inguérissables ; on croit tout
iré, on se le dit, mais ce n'est que replâtrage; tout s'écroule
dessous.
ne goutte d'amertume suffit à empoisonner un océan de
beur.
oèles, il faut souffrir ! Ces cris éloquents, c'est le sang de
&mes qui ne sort que par leurs blessures.
PENSEES 135
Ce qui chante en nous, c'est quelque chose de plus haut que
nous, un souffle d'en haut qui passe, le reflet d'une beauté qui
n'est pas la nôtre.
i
Qu'il est beau le chant des âmes qui se dégage de la pous*-
sière des siècles, qui plane sur les ruines et qui monte, qui
monte à travers les générations : plaintes, aspirations, rôves
célestes, lueurs du génie, passion divine... Qu'il est beau le
chant des âmes !
Marie Jbnna.
V.
GALERIE DES POËTES BRETONS
M. RABUAN DU COUDRAY
Il y a quelques années, lorsque je publiai, dans celle Revue, les
biographies d'Emile Langlois de Kcranobrun, de Louis de Léon, je
m'adressai, pour avoir des renseignements, à H.RabuanduCoudray,
conseiller à la cour d^appel de Rennes, qui, je le savais, avail vécu
dans ri9limité de ces poètes et avait même collaboré avec eux au
journal le Foyer.
H. Rabuan du Goudray fut avec moi, qu'il ne connaissait pas^ ce
qu'il était toujours, d'une amabilité parfaite et d'une complaisance
extrême. Il me fit, avec infiniment d'esprit, le portrait de chacun
de ses anciens amis^ et me communiqua la collection complète
— introuvable aujourd'hui —de ce spirituel petit journal feFoy^,
contenant des articles pétillants de verve et d*en train et des poésies
charmantes.
Aujourd'hui que H. Rabuan est allé rejoindre ces chers morts,
qu'il nous soit permis d'apporter notre tribut d'hommage à sa
mémoire et de citer quelques strophes des jolis vers éclos jadis
sous sa plume.
M. Paul- Jean-Marie Rabuan du Goudray, fils de Paul-Harie-Louis
et de dame Angélique-Jeanne- Marie Roumain de la Rallaye, naquit
à Rennes, le 6 janvier 1813. Il fit ses études au lycée et s'engagea,
à dix-huit ans, dans l'armée d'Afrique. Après quatre années passées
en Algérie, une fièvre pernicieuse le décida à demander son renvoi
en France et à prendre son congés à l'expiration de son engage-
ment.
Entré, le premier décembre 1835, dans les bureaux de la pré-
fecture de Rennes, où deux de ses amis, MM. de Ghevremont et du
M, RABUAN DU GOUDRAT 438
Margat, Tavaient précédé, il eut rautorisation de suivre les cours
de la faculté de droit, afin d'obtenir son diplôme de licencié.
Ce fut à celte époque que le Foyer vit le jour et que parurent,
dans les colonnes de ce journal, les élucubralions de toute la jeu-
nesse intelligente de Rennes.
Nous y trouvons plusieurs poésies de H. Rabuan, et entre autres
les suivantes : Dernière lueur (25 mars 1838), Retour aux mêmes
lieux (4 novembre 1838), Mère un seul jour (23 décembre 1838).
Deux de ces pièces sont navrantes de tristesse et se ressentent
du moment où elles ont été écrites. Alfred de Musset venait de
■
publier son premier volume de vers, et les cris de doulenr de ce
poète retentissaient dans toutes les jeunes imaginations. Convenons
cependant que la tristesse de M. Rabuan semble sincère, puisqu'elle
est dégagée de loule amertume.
Dernière lueur
Une jeune fille phtisique sentant sa fin approcher s'écrie, en
songeant au fiancé qu'elle aime :
Naguère encor j'étais heureuse
Dans ma jeunesse et ma gatté,
Quand le mal de sa main hideuse
Est venu flétrir ma beauté.
La douleur m*a jeté son yoile
Plus pâle que la pâle étoile
Qui luit en un ciel gris d*hiyer ;
Et dans ma poitrine amaigrie,
J'ai senti l'âpre maladie
Enfoncer son ongle de fer.
J'ai cru que l'heure était yenue ;
Et mon cœur a frémi d'effroi,
A l'aspect de la tombe nue.
Toute béante devant moi.
Mourir, quand on est jeune et belle !
Mourir, quand, à Taube nouyelle,
439 M: RABUAN DU GODDRAT
Un beau fiancé doit ?eDir I
Mourir, quand son regard de flamme
Vient me crier, au fond de Tâme,
Que si je meurs, il veut mourir !...
Si je pouvais être jolie,
Demain quand il arrivera !
S'il me retrouvait embellie,
Quand ma .bouche lui sourira !
Je l'aime ! sa voix est si tendre ;
J'ai tant de bonheur à l'entendre,
Et ses regards sont si brillans !
Reine de la sainte patrie,
Protège-le, vierge Marie,
Et fais qu'il m'aime bien longtemps !
Nous ne pouvons résister au désir de donner en entier cette
pièce de vers, empreinte d'une douce mélancolie, intitulée :
Retour aux mêmes lieux
Rien n'est changé : l'aube est vermeille.
Les raisins fatiguent la treille ;
Les gazons sont frais et touffus ;
L'oiseau chante dans la vallée.
Et les roses bordent l'allée,
Mais Glaire ne les cueille plus.
Je reviens seul sur cette pierre.
Dont elle détache le lierre
En murmurant ces mots confus :
«( Prends ; c'est l'emblème de ma vie,
« Je sais mourir où je me lie. i>
Ma Glaire ne me le dit plus.
Dans le bois j'ai revu le hêtre
Où ma main, tremblante peut-être.
Grava nos chiffres confondus.
Sa lettre et la mienne enlacées,
D'un baiser je les ai pressées ;
Mais Glaire ne me sourit plus.
^SH
M. RABUAN D0 GOUDRAT iiO
Voilà cette longue avenue
Que nous parcourions Tâme émue,
Cachant nos pleurs mal retenus ;
Mais aujourd'hui son humble mousse
A mes pieds n*est plus assez douce :
Ma Glaire ne la foule plus.
Ne viens pas, gentille fermière,
Me montrer, si vive et si fîêre,
Tes fruits aux branches suspendus ;
De ce lait qui mousse et qui fume,
La coupe n'aurait qu^amertume :
Glaire ne la partage plus.
Rien n'est changé ; rien...« que mon âme,
Dont le mal s'irrite et s'enflamme ;
Rien.... que mes vœux trop tôt déçus.
Dix mois ont passé sur ma vie ;
Ils en ont brisé l'harmonie :
Ma Glaire près de moi n'est plus !
Mére un seul jour.
A Edouard Tubquett
Hélas ! comme la pauvre mère mourante doit souffrir, en effet,
en songeant que son cher petit enfant, âgé seulement d'un jour,
va être seul au monde, abandonné à des mains mercenaires !
En vain j'ai dans mon sein des trésors de tendresse ;
. Je meurs sans recevoir ta première caresse,
Une autre mère, hélas ! quand je serai là-haut,
Pour tes plaintes n'aura qu'une tardive oreille,
Et verra sans plaisir, sur ta bouche vermeille,
£clor& un premier mot.
Qui voudra t'enseigner, malgré le rire impie,
. Â bégayer les noms de la Vierge Marie
Et de l'Enfant Jésus, faible et nu comme toi ?
141 M. RABUAN DU GOUDRAT
Et qoand Tiendront les jours de répreuve et da doute,
Qui donc affermira ton ftmo dans la roule
De notre antique foi ?....
Son droit terminé^ M. Rabuan quitta Tadminislration départe-
mentale (31 décembre 1839), pour entrer au barreau de Rennes.
Ses débuts furent un véritable succès ; aussi ne tarda-t-il pas à être
placé au premier rang des avocats bretons. Son talent oratoire et la
sympathie qu'il sut inspirer à tous ses concitoyens, le firent choisir,
en 1848, comme représentant du peuple. Il fut à la Chambre Tun
des plus jeunes députés.
Délaissant prompteroent la politique, pour laquelle il n'avait
aucun goût, il entra dans la magistrature en 1850. Tout lui faisait
présager un brillant avenir, puisqu'il était nommé conseiller à la
Cour d'appel de Rennes en 1858 ; mais la maladie, la terrible
maladie, vint de nouveau briser sa carrière en le forçant, quoique
bien jeune encore, à prendre sa retraite.
Sa vie s'écoula désormais à faire le bien, l'hiver à Rennes, et
Tété à sa propriété du Val, commune de la Fontenelle près Ântrain.
Causeur agréable, travailleur vaillant, H. Rabuan s'occupait,
aussitôt que la souffrance lui laissait un instant de répit, d'études
savantes sur des sujets divers qui donnaient encore un charme de
plus à sa conversation.
Homme de bien par-dessus tout, franc, loyal, instruit, M. Rabuan
sut se concilier l'estime de tous ceux qui l'approchèrent, et il
laisse, à l'heure présente, de vifs regrets dans le cœur de ses amis.
Il s'est éteint à Rennes, le 29 décembre 1884, à l'âge de 72 ans.
Adolphe Orain.
1
NOTICES ET COMPTES RENDUS
RÉPERTOIRE GÉNÉRAL DE BIO-BIBLIOGRAPHIE BRETONNE, par
M. René Kerviler, bibliophile breton, avec le concours de MM. A.
Apuril, Gh. Berger, A. du Bois de la Vilierabel; A. Galibourg^ P. Hémon,
Fr. Jégou, Alb. Macé, A. Menard, M. Nicol, R. Oheix, P. Paris-Jallobert,
J. Plihon, F. Saulnier,G. Sommervogei, H. Soulas« etc., etc. Livre pre-
mier, Les Bretons. i«r fascicule *• Aa-An. — Rennes, librairie générale
de J. Plihon et L. Hervé, 1886. In-8o de vin-t60p. —Prix : 5 fr.
M. Kerviler expose, dans sa Préface, que, s'occupant depuis vingt
ans de travaux sur la biographie bretonne, il a été souvent arrêté
par Tabsence d'indications qui lui permissent de pousser ses re-
cherches dans une direction déterminée ; que les recueils de bio-
graphie générale ou locale se sont bornés à quelques personnages
principaux et ont passé sous silence une foule de noms qui méri*
taient autant et plus d^attention que ceux qui y recevaient asile ;
que, tout en notant les documents nécessaires à la biographie des
Bretons qui étaient Tobjet spécial de ses études, il relevait en
même temps toutes les pièces qui pouvaient concerner des Bretons
quelconques, dans Tespoir d'éviter plus tard de nouvelles re-
cherches ; que de celte façon il a réuni un nombre très respec-
table de milliers de fiches et qu'il a résolu d'en faire profiter ses
compatriotes pour épargner aux travailleurs toute la peine prise
par lui-même. Voici le programme adopté par H. Kerviler : Étant
donné le nom d^un Breton ou d'une famille bretonne, on doit trou*
ver dans mon répertoire l'indication de toutes les publications qui
ont parlé de lui ou d'elle : et si ce Breton a écrit quoi que ce soit,
on doit de plus trouver la bibliographie aussi complète que pos-
sible de tous ses écrits. H. Kerviler, dont Pintrépidité est presque
143 NOTICES ET COMPTES RENDUS
incomparable *, a cru devoir ajouter à ce programme, déjà si vaste,
l'indicalion des ouvrages anonymes ou collectifs sur la Bretagne.
Félicitons-nous-en, car il ne manquera rien au Répertoire général
dont, avant la fin du siècle, nous verrons paraître le dernier fas-
cicule.
Ce recueil sera divisé en deux parties : « La première, sous le
[lire lès Bretons^ comprendra, par ordre alphabétique, les noms et
les articles concernant les Bretons qui ont écrit ou dont on a écrit.
Cela est net et clair. La seconde, sous le litre la Bretagne, com-
prendra, par ordre dé matières, la bibliographie de tous les ou-
vrages écrits sur la Bretagne, soit par des Bretons (rappel de ceux
de la première partie en autre ordre), soit par des auteurs non
Bretons, soit sous le couvert de Tanonymat. »
Le premier fascicule ne mérite que des éloges, soit au point de
vue biographique, soit au point de vue bibliographique. Partout on
y trouve à la fois l'abondance et l'exactitude. Entre tous les ar-
ticles on remarque l'article Abélard, qui se développe en seize
pages. J'ai d'autant plus été frappé de la richesse des indications
fournies sur l'illustre philosophe, que j'avais autrefois essayé de
donner, dans le Polybiblion, la liste des travaux relatifi^ à l'infor-
tuné mari d'Héloïse. M. Kerviler a tellement dépassé son humble de-
tancier, qu'il existe entre son article et ma note la même diffé-
rence qu'entre un tableau achevé et une simple esquisse. La série
d'articles sur les rois, ducs, comtes et princes de la maison de
Bretagne du nom d'Alain, est aussi fort digne d'attention. Quelques
1. M. Kerviler parJe avec une noble assurance de son œuvre et de lui-même
(p. vu) : € QaeJques-nns ont été effrayés de Tampleur de l'enlreprise, du nombre des
volumes et du temps qu'il faudra pour les publier. Si Ton s'effrayait ainsi, on n'en-
treprendrait jamais rien. Je suis de race bretonne et la ténacité fait parlie de notre
caractère nalional. Je marche donc en avant, parce que je vois clair devant moi et
parce que les éditeurs et rimprimeur, dont je ne saurais trop mettre en relief ici le
patriotique déFooemeat, parUgent ma confiance.» La préface se termine par ceUe
l^rase, qui a quelque chose de la sonorité du clairon annonçant la victoire : « El
maintenant, Je vous remercie d'avoir répondu à mon appel et je vous j«lle le cri
au marin qui va commencer sa manœuvre : A Dieii m !»
ICOTICBS BT COUPTSS BINDU8 144
paragraphes ne manquent pas d'une piquante saveur et appar-
tiennent à ce qu'on peut appeler Térudition attrayante. Clomme
spécimen du genre je reproduis une demi - page consacrée au
P. Albert le Orand : « Nom du célèbre carme à qui -l'on doit la
Vie des saints de Bretagtie. Daru a cru que c'était un simple nom
de religion emprunté au savant dominicain du XIII» siècle, et
fannotateur de Quérard l'a admis aux Supercheries littéraires dé-
voilées, en faisant observer (I, col. 238) qu'il n'avait pas trouvé, à
son grand étonnement^ d'article sur le P. Albert le Grand dans la
très estimable Biographie bretonne de Levot : puis, après avoir dit
que le P. Albert le Grand s'appelait en réalité de Ketigouëly il déclare
que niKerdanel ni Le Jean n'ont connu son véritable nom. Rare-
ment tant d'erreurs ont été accumulées en si peu de lignes. En pre-
mier lieu h Biographie bretonne de Levot contient un excellent ar-
ticle sur le P. Albert : seulement il fallait se donner la peine de le
chercher à Tordre alphabétique Le Grand. ei non pas seulement à
la lettre A. En second lieu, si Kerdanet n'a pas parlé du véritable
nom dans les Notices chronologiques en 1817, il s'est livré à une
dissertation complète dans la notice qui précède la dernière édir
tion A*Albert le Grand en 1837, pour démontrer que le nom de
famille du célèbre carme était Le Grand de Kerigoal ou mieux de
Kerigowal^ tiré d'un manoir situé près de Lesneven qui se pro-
nonce aujourd'hui Kericvoal et non Kerigouël. n'
Cela s'appelle remettre crânement les gens à leur place. Au
milieu de ces 400 articles qui composent ce premier fascicule,
articles dont quelques-uns comprennent plus de 100 numéros, je
ne puis apercevoir, avec la loupe la plus grossissante, qu'une seule
lacune. Il a oublié l'abbé Aillery^ l'auteur du Pouillé de Luçon,
qu'if a cru sans doute Vendéen, mais qui est né à Nantes de famille
pontivyenne et dont la biographie par M. Fillon (autre motif pour
le croire Vendéen) se trouve quelque part dans le recueil de la
Société académique de Nantes, Ce sera pour le volume de supplé-
ment, car &I. Kerviler n'a pas la prétention d'avoir atteint du premier
coup le dernier degré de l'exactitude : il annonce dès l'abord ce
r'
HOTIOB BT COHPTIS «BHOUS
!l fait appel sur la couverlure à toutes les bonnes volontés
apporter des additions et des rectifications. Je sais hen-
)ouToirIui apporter ici mon obole el je souhaite ardent-
g les fascicules de la Bio-bibliogr<^hie bretonne se suc-
ins retard.
TAMIZEt DE LARROQUE.
ION LOCALE DES CLÉONS , HAUTE-GOULAIHE , PRËS
S. Rapport sur la découverle de cette station arcbëoloeique et
lion raisonnée des objets qui en proTiennent, par Félix uhaillou.
, Vincent Forest et Emile Hrimeud, 1886, in-S', 47 pp. d pi.
:%anle petite brochure, tennni, au contraire de bien
beaucoup plus que son litre ne semble promettre; et la
'est qu'elle est déjà parvenue en Belgique et en Angleterre,
u loin un nom hier pour ainsi dire inconnu des Nantais
ra sans doute, un jour, appelé à une grande notoriété.
it due à un archéologue fervent, passionné pour ses décou-
. qui a su non seulement les étudier avec frnJt, mais encore
ressortir foule l'importance scientifique et la valeur hislo-
sée des Cléons, uniquement composé d'objets trouvés sur
e propriété, est un modèle dans son genre ; modèle de
our reconstituer les débris exhumés; d'ordre, pour les
d'élégance, pour les présenter sous leur véritable jour;
œuvre de patience, entreprise avec intelligence, et conli-
c persévérance, disons mieux : con amore.
lorsque, le 6 juillet dernier, le Congrès de la Société fran-
rchéologie ûl une visite aus Cléons, dont l'heureux pro-
a si bien su meltre en pratique le Querite et invenietis,
es membres de cette réunion d'érudîls ne pouvait s'arra-
juuissances qu'il goûtait en présence de cette collection,
i son auteur la grande médaille de vermeil, l'une des plus
icompeases du Congrès.
NOTICES ET COMPTES RENDUS U5
Claire et instructive, malgré sa concision, la brochure expose en
peu de mots, pour l'époque gallo-romaine, les constructions, pierres
et matériaux, terres cuites, tuiles, briques et carreaux, enduits,
corniches et clayonnages, mortiers, ciments, bétons, céramique,
armes, outils et métaux, épigraphie et numismatique, objets divers,
qui, sucesssivement sortis des fouilles,.sont venus prendre place sur
les étagères ou dans les vitrines.
Les planches reproduisent une intéressante mosaïque; un système
de couverture (tuiles k rebords, tuiles creuses) peu connu dans nos
contrées ; un beau fragment d'enduit peint, trouvé en place et garnis-
sant le côté d'une pièce de 3 m. 90 de longueur; un intéressant ^ra/*-
fito de sept lignes d'écriture cursive, tracées à la pointe sur un enduit;
enfîn, une flûte champêtre, attribution un peu contestée peut-être
par quelques membres du Congrès, dont les observations cependant
n'ont pu ébranler la conviction bien assise de ceux qui consi-
dèrent cet objet primitif comme servant aux bergers de Té-
poque pour s'appeler entre eox. »
Nos félicitations les plus sincères à H. Chaillou. Nous espérons
bien que notre patient et laborieux confrère nous réserve de nou-
velles et curieuses surprises pour ses fouilles de 1886-i887.
H. de Harsy, l'éminent président, et ses dévoués assesseurs se
plaisaient à dire que leur visite aux Cléons était, en raison de ce
qu'ils avaient pu y voir, l'une de celles dont ils aimeraient à con-
server un agréable et profitable souvenir.
S. DE LÀ Nigolliére-Teijeiro.
ESSAIS DE CRITIQUE, par M. Charles Fuster. — Vn vol. in-18, Paris,
£. Giraud, 1886.
L'opinion voit dans le critique un homme mûr, un peu désabusé,
ayant gardé de son passage à travers la vie ce qu'il faut de sévé-
rité pour juger les hommes et de philosophie pour les excuser,
appliquant à la littérature, suivant la pente de son esprit ou les exi-
gences de son tempérament, les résultats d'une expérience sou-
riante ou chagrine. Malgré l'éveil précoce de la vocation d'un
TOME LX (X DE LA 6« SÉRIE) 10
146 NOTIGBS BT COMPTAS REMOUS
Sainle-Bduve et d'un Janin, et rappélit d'analyse morose qui a mis
trop vile une sourdine à la lyre de M. Paul Bourget, on se figure
malaisément le critique jeune, ne prenant pas, pour cacher son
âge, ces airs prématurément blasés qui sont commja les rides de
^intelligence, mais gardant et affichant toute l'ardeur de passion,
tous les enthousiasmes, toutes les haines généreuses de cet âge.
Pour être inattendu, cet aspect nouveau du critique n'en sera que
plus intéressant et plus aimable ; craignez-vous quUl ne soit un
peu novice, que, dans son délicat métier de psychologue, les points
de repère et les termes de comparaison lui fassent parfois défaut ?
Il vous répondra qu'il a suppléé par la lectnre et la réflexion à une
expérience qui conduit trop souvent au découragement morbide ou
à la défiance exagérée de soi-même, et vous vous direz que, comme
accessoires d'une observation forcément indécise, il n'a pas eu tort
de compter sur son intuition et son honnêteté native. Il aura plus
de peine i se défendre du reproche d'injustice ; il sera sévère, im-
pitoyable à ses ennemis, mais il voudra ignorer la {méchanceté
sournoise et la guerre à coups d'épingle. Brusquement aussi (c'est
le dernier, et ce n'est pas le moins curieux trait de sa séduisante
physionomie), il fera un retour attristé sur cette époque dont il ne
veut pas désespérer quand même. Lui qui exalte et commente sans
cesse le sursùm coria^ il sera au moment d'appliquer à son pays,
à son temps, l'adieu navré deKosciuszko à )a Pologne ; il ne reniera
pas, encore moins brisera-t-il, ses dieux, mais il gémira de voir
leurs autels renversés, leurs temples déserts ; écœuré par le choix
des sujets et l'impuissance à les traiter, il pleurera sur toutes les
décadences, celle du roman, celle du théâtre, celle de la critique
elle-même (ici notoirement partial, méconnaissant l'école d'inves-
tigation synthétique dont Taine est le glorieux chef, et les pré-
cieuses conquêtes dont cette fin de siècle aura enrichi l'histoire
littéraire). Je m'empresse d'ajouter qu'il n'y a dans ce tableau, ici
vrai, là poussé au noir, qu'un accès passager de découragement,
presque une boutade : c'est de la misanthropie, mais je crois
qu'elle n'a pas été sans repentir.
NOTICES BT COMPTES RBNDUS 147
Voyez dans ce qui précède un caractère — au sens où Tenten-
dait La Bruyère -— et mettez vite au-dessous de cette ébauche de
portrait le nom déjà connu du modèle , M. Charles Fuster.
M. Fuster a révélé de prime abord la haute portée de son esprit
méditatif: à l'âge où Ton est niaisement ou follement amoureux^
il s'était attentivement replié sur lui-même et, dans un volume de
vers que H. H<ppo)yte lihwr a présenté aux lecteurs de cette
Revue, ^ V âme pensive ^^ il cherchait, comme le plongeur de
Schiller, la perle enfouie au plus profond de Tâme humaine. Plus
Lard, il écrivit des Contes touchants sanspréleniion et moraux sans
fadeur. Fondateur et directeur d'un des organes les plus accrédités
de la presse périodique, la Revue littéraire et artistique de Bor-
deaux, il y inséra des morceaux de critique idéaliste fort remarqués
chaque mois, et qu'il a eu la bonne pensée de réunir dans le
présent volume. Une modestie, qui paraîtra excessive, lui fait
donner à ses Essais le sens primilifet grammatical de ce mol; ce
sont le plus souvent, quoi que prétende sa préface, des essais
comme l'enîendaient Montaigne et aussi Cnarles Lamb, le Nodier
d'cutre-Manche, cnrils décèlent une personnalité intense, font une
part très large à la morale sociale ou individuelle, et, afiirmant
nettement les principes de l'auleur, peuvent passer pour ses pro-
fessions de foi. Avant tout, le trait dominant de ce livre, celui qu'il
importe de signaler et de proclamer, c'est la poursuite de l'idéal,
partant la réaction passionnée contre ce qui est vulgaire, rampant.
A l'heure où la marée du naturalisme gagne de proche en proche,
où les plus illustres cèdent à la tentation de déchoir, de telles
protestations sont mieux encore que généreuses, elles sont utiles
et, dussent elles èire vaines, je ne sais pas de plus beau spectacle
que celui d'un jeune homme remontant le courant boueux et te-
nant d'une main ferme, comme Camoêns le manuscrit de ses Lu*
siades, le livre où il a mis le meilleur de son âme.
Je parcours la galerie de M. Fuster^ avec le regret de ne pouvoir
ro'arrèter devant chacun des portraits qui la décorent. Est-ce en
guise de Cerbère qu'il a mis à l'entrée Jules Vallès, personnage
148 NOTICES ET COMPTES RENDUS
haineux, écrivain déclamatoire ? A celle place, on dirailun « phan-
thome à estonner les gens ^, pour parler avec Montaigne. Combien
préférons-nous Taimable Genevois Marc Monnier, qui se délassait
à tirer les fils des marionnettes ou à rechercher la généalogie de
Figaro, nous rendait un humoriste aussi délicat et plus soucieux
du style que Tauleur de la Bibliothèque de mon oncle, mais aurait
répudié toute parenté avec un autre de ses compatriotes, pris de
la malsaine fantaisie de transporter dans le roman, en lui laissant
presque son titre, mais en l'assombrissant encore^ la désolante
Course à Vabime de Berlioz ! Fort heureusement pour lui et pour
nous, M. Fuster n*a pas usé toutes ses couleurs sur les figures
maussades, vieillottes ou fanées de Vallès, d'Âmiel, de M*. Edouard
Rod. Un de ses plus chauds, de ses plus vibrants articles, a été
écrit à la mort de Victor Hugo, et il y envisage le grand poète, dont
le clavier sonore a exprimé toutes les sensations, sinon tous les
sentiments de Thumanité, comme Tincomparable interprèle de la
vie éparse en l'univers entier. L'immortelle ivresse de vivre (je lui
emprunte celle belle expression), il la retrouve à un degré moins
étendu, mais plus nettement définie, avec une plus pure sobriété de
contours, chez cet Athénien de Paris, M. Théodore de Banville. Il
n'est pas étourdi par le gong de M. Richepin. Il démasque les im-
passibles qui, imbus de Toslliélique de Gœlhe, peuvent se donner,
comme M. Renan, les dehors de l'émotion, mais se préoccupent
d'abord, comme Gustave Flaubert, de balancer leurs périodes ou,
comme M. Leconte de Lisle^ de ciseler leurs alexandrins. Comme
contraste aux demi-teintes où se plaît le dileltantisme affiné de
M. Paul Bourget, à ses Aveux effleurés et discrets, il fait ressortir
Taveu vif et franc, la flamme amoureuse et poétique de M^^e Louisa
Siafert, uneSapho stoïcienne, qu'il eût pu comparer aussi à Louise
Labbé plus retenue. L'œuvre si intéressante et, malgré les réserves
qu'il lui applique, bien personnelle de M. Pierre Loti, lui inspire
un fin chapitre de psychologie littéraire ; ici plus qu'ailleurs, j'au-
frais plaisira le suivre et à le discuter, car les écrivains bretons
doivent mieux qu'un hommage banal à celui qui peint au vif les
NOTICES ET COMPTES BEND^S 14d
hommes el les siles de la Bretagne, qui retrace en pages inou-
bliables le tranquille héroïsme de Mon Frère Yves et les souf-
frances ignorées des Pécheurs d'Islande.
Je ne fermerai pas les Essais de M. Fuster sans insister sur ce
que la critique, ainsi comprise, a de vaste et de lumineux : elle en-
seigne et prêche d'exemple ; elle ne décompose pas, elle reconsti-
tue; elle ne se borne pas à indiquer les écueils, elle montre et
fraie la bonne voie. Pour rendre de belles et fortes idées, les mots
lui viennent avec une heureuse abondance, et, pareille à un fleuve
qui descend des hautes cimes, sa parole se déverse à flots pressés.
Un peu d'exubérance ou de pétulance ne lui messied pas plus qu'à
un cheval de race, impatient du frein. Celle critique est toute neuve
d'origine : Yillemain ne l'avait pas plus pressentie que Boileau
ou Voltaire, et Sainte-Beuve, si grand par d'autres côtés, lui était
demeuré étranger. Elle a jailli, presque armée de toutes pièces, du
cerveau de Paul de Saint-Victor, et je ne vois pas un écrivain delà
jeune école qui soit plus digne que M. Charles Fuster de recueillir
ce glorieux héritage de Tauleur d'Hommes et dieux. Celui qui a
fait un plaidoyer admirable (le mot y est el je le maintiens) en fa-
veur de la littérature depassion, celui qui, interrogeant les poètes^
à propos d'amour, a réhabilité le sentiment que tant d'autres
dégradent, s'inscrit aujourd'hui parmi les maîlres de sa génération;
il a la foi robuste, le feu sacré el, par surcroît, l'éloquence qui vient
du cœur.
Olivier de Gourcofp.
LES FAMILLES FRANÇAISES A JERSEY PERDANT LA RÉVOLUTION^
par le comte Régis de rEstourbeilIon, inspecteur de la Société fran-
çaise d^archéologie, secrétaire de la Hevue historique de l'Ouest et de
la Société des Bioliophiles Bretons, membre honoraire du Conseil hé-
raldique de France. — Gr. io-S*», viii-680 p. Nantes, imp. Vincent
Forest et Ennile Grimaud.
En attendant que nous rendions compte de cette importante publica-
tion, nous détachons de la préface les pages où Fauteur expose par
quel hasard il fut conduit à Pentreprendre :
L'une des plus grandes jouissances que puisse épouver Thislorien
160 NOTICES ET COMPTES BINDDS
on l'archéologae voyi^eant à l'étranger, est à coup sâr l'émotion
qu'il ressent lorsqu'il vient 6 rencontrer quelques documents con-
cernant la patrie. Le souvenir du foyer natal <\ni se présente à lui,
au cours d'une excursion lointaine, rajeunit en quelque sorte son
âme et lui rappelle qu'il doit demeurer toujours le gardien et le
constervateur fidèle des traditions nationales, de même que l'homme
de guerre doit en rester le défenseur.
Au mois de juillet 1883, nous trouvant & Jersey, aui réunions
du Congrès de la Société française d'Archéologie, qui célébrait,
celte année-là, A Gaen et dans les ties anglo-normandes, le cin-
quantième anniversaire de sa fondation par l'illustre de CaumonI,
unheureus hasard nous lit faire bientôt une heureuse trouvaille.
Guidé par notre pieuse affection pour un aïeul, né A Salnl-Helier
en 1194', pendant l'émigration française, et espérant y retrouver
quelques traces de son passage, nous avions déjà fait d'infruc-
tueuses recherches, lorsque nous découvrîmes, chez le Recteur
delà mission catholique de Saint- Thomas de Jersey, une grande
partie des cahiers sur lesquels les ecclésiastiques émigrés avaient
inscrit en secret tous les actes de l'état civil des familles réTugiées
ji Jersey pendant la Révolution. Bien que plusieurs d'entre eux,
mutilés peu à peu, eussent déjà perdu un certain nombre de leurs
feuilles, nous filmes ravi cependant de cette précieuse rencontre
qui nous mettait en présence de trente cahiers in-folio, contenant
près de 400 actes et intéressant plus de 1200 familles. Grâce à
1 obligeance du R. P. Bourde, directeur de la mission catholique,
nous pûmes les emporter à litre de prêt, bien résolu à en opérer
le dépouillement et à en faire l'objet d'un sérieux examen. Or
c'est le résultat de cet examen que nous venons exposer aujour-
d'hui. Notre travail n'offre point au lecteur une œuvre de longue
haleine, mais au chercheur un ensemble de documents nouveaux,
de matériaux complètement inédits...
Si leur authenticité est indiscutable," leur origine, qui date de
17^2, n'est pas moins facile â connaître. A cette époque, quelques-
uns des nombreux ecclésiastiques émigrés demandèrent aux
NOnCBS ET GOXPTES RENDUS 451
évèques de Bayeux et de Tréguier, également réfugiés à Jersey, Tau-
lorisalion d'ouvrir un registre pour Tinscriplion des baptêmes, ma-
riages et décès, qui devenaient incessants. Ces prélals s'empressèrent
aussitôt de satisfaire à leur demande, et ce que nous appellerons
les premiers registres paroissiaux catholiques de Jersey s'ouvrent
tous par une suscription de ce genre : « Nous, Augustin Le Hintier,
évëque de Tréguier, réfugié en Tisle de Jersey, à raison des
troubles et calamités qu'éprouve TÉglise gallicane, fondé de pou-
voirs de Mffr révêqu'e de .Goutances, approuvons et permettons au
sieur Le Saoul, chanoine de Téglise cathédrale de Saint-Malo el
curé de ladite ville, d'ouvrir deux registres en papier simple, va
le non-usage du papier de contrôle à Jersey, contenant chacon
douze feuillets, pour y rapporter en double les actes de baptêmes,
mariages et sépultures, pour lesquels il serait requis, et que nous
consentons et permettons qu'il fasse, pendant son exil en ladite isie
de Jersey, à charge toutefois audit sieur Le Saout de remettra
entre nos mains l'un de ces registres, lors de leur clôture, et de
présenter Tautre, resté en sa possession, pour être reconnu légal
el authentique en France, aussitôt que les circonstances pourront
le lui permettre.
« A Saint-Hélier, en l'isle de Jersey, sous le sceau de nos armes,
le 3 février 1794. — f Augustih, évèque de Tréguier. »
Il est probable que les circonstances ne permirent point à ces
ecclésiastiques de rapporter sur le sol natal les doubles de ces re-
gistres, plusieurs d'entre eux se trouvant au nombre de ceux qui
nous ont été confiés. — C'est donc pour nous une grande joie de
faire amplement connaître aujourd'hui ces documents demeurés à
l'étranger et qui constituent le véritable état civil des familles fran-
çaises réfugiées à Jersey pendant la Révolution. Ajoutons que leur
nature et les circonstances qui ont entouré leur origine nous ont
fait, de plus, considérer comme un devoir de piété filiale la publi"
caiion de ces textes.
C^« DE l'Estoitrbbillon.
iSS NOTICES ET COMPTES RENDUS
Mffi* du Fongerais.
Li Revue a oublié, dans son précédent semestre, de consacrer
quelques lignes à la mémoire de Hi' du Foagerais, directeur gé-
néral de TŒuvre de la Sainte-Enfance, décédé à Paris, au mois de
janvier dernier, et qui appartient à la Bretagne par son berceau, par
quelques-unes de ses fructueuses années, par son affection et par
sa tombe,
Henrl-Harie-Alfred de la Douêpe du Fougerais naquit à Vitré, le
13 septembre 1821. Son père, M. Edouard de la Douêpe, baron du
Fougerais, sous-préfet de Vitré de 1816 à 1823, puis de Mayenne de
1823 à 1830, était originaire de Seine-et Oise ; dame MarieRenée
Després, sa mère, descendait des familles Bongrain de la Boinelle
et Guitet de la Rançonnerie, de la paroisse du Perire. Le jeune du
Fougerais commença ses études au collège de Mayenne, les termina
brillamment au petit séminaire de Nantes, et se fît inscrire à
PÉcole de droit de Paris. Au bout d'une année, sur les conseils de
Tabbé de Conrson, qui de Nantes était passé à la direction du sé-
minaire de Saint-Sulpice, M. du Fougerais, indécis jusque-là sur sa
vocation, entra dans cette dernière maison, y reçut le sous-diaconat
en 1843, alla se préparer au sacerdoce à Saint-Louis-des-Français,
à Rome, et fut ordonné prêtre à Saint-Jean-de-Latran. Rentré dans
le diocèse de Rennes, Hk^ Saint-Marc, après lui avoir confié les
chaires de philosophie et d'Ecriture sainte, au grand séminaire,
qu'il occupa de 1845 à 1852, voulut le fixer à Tévèché et l'attacher
à sa personne, mais le savant et aimable professeur alla frapper à
la porte de l'Oratoire que le R. P. Petétot venait de restaurer en
France. Le R, P. du Fougerais fut envoyé successivement à Lis-
bonne, comme aumônier de la légation française, puis, comme su-
périeur, au petit séminaire de Saint-Lô et au collège de Juilly.
Dans ces différents postes, il laissa, a dit l'un de ses biographes, le
souvenir et les traces de son zèle et de sa piété^ de la douceur et de
Vaménité de son caractère.
Vers 1870, M. du Fougerais crut devoir donner une autre direc-
NOTICES ET COMPTES RENDUS 153
lion à son activité et à son zèle : il se livra d'abord à la prédication
et prêcha le carême dans les cathédrales de Luçon et de Rennes,
dont il devint chanoine honoraire ; puis, s'étant lié, à Paris, avec
Ms^ de Ségur et Mfi^r de Girardin, il s'occupa des œuvres de charité,
fit entendre sa parole dans les congrès catholiques, et devint pré-
sident de l'œuvre des Orphelinats agricoles de France, et vice-pré-
sident de l'œuvre du bureau central de l'Union des associations
ouvrières calholiques.
En 1878, M?' de Girardin, ayant résigné les fonctions de direc-
teur général de la Sainte-Enfance, désigna M. du Fougerais comme,
son successeur, et ce dernier fut installé dans celte charge le 6
janvier 1879. Apôtre, et apôtre infatigable, de la Sainte-Enfance, en
récompense de son zèle, il reçut, en 1882, les honneurs de la pré-
lature romaine, et fut nommé camérier secret de Sa Sainteté
Léon XIII.
Le 8 janvier dernier, M«f du Fougerais, rentré à Paris depuis
peu de jours, après un long voyage entrepris, en Belgique, en Hol-
lande et en Allemagne, pour les besoins de l'Œuvre de la Sainte-
Enfance, a succombé à une congestion pulmonaire, dans une voi-
ture qui le conduisait à Montrougél Les obsèques ont eu lieu à
Saint-François-Xavier, sa paroisse, en présence de M. l'abbé Garon,
archidiacre de Notre-Dame, qui représentait le cardinal Guibert,
de M8f Gay, ancien coadjuteur de M?' Pie, du R. P. Emile du Fou-
gerais, frère du défunt, de M. de Sallier-Dupin, son beau-frère, et
d'une assistance choisie. Quelques semaines après, sa dépouille
mortelle, rapportée en Bretagne, a été inhumée dans le cimetière
de la paroisse du Pertre.
L'abbé Paul Paris-Jallobert.
CHRONIQUE
ScMMAiBE. — M. René Kerviler et le Canal des Deux -Mers. — Oraison fanébre de
Mgr de Laval par Mgr Bécel. — Le pardoa de Sainte-Anne. — Le pèlerinage
eucharistiqae de Vertoa. — Le prix Montyon de la Sœur Saint-Gantier. ^ Nécro-
logie: M. Léon de Cussé; M. Eugène de Fontaines ; Mgr Dupont des Loges. —
La baignoire de Marat.
On lisait dans le Courrier de Saint-Nazaire, da 27 juillet 1886:
c Nous apprenons avec une vive et patriotique satisfaction que M. l ené
Kerviler, ingénieur en chef de notre port, à qui la Société française
d'Archéologie vient de décerner sa grande médaille d*bonneur dans la
dernière séance du Congrès tenu à Nantes, a été récemment auto];|8é,
par M. le ministre des travaux publics, à défendre, devant les commis-
sions spéciales d*examens instituées au miDistère, le projet du grand
canal maritime entre Bordeaux et Narbonne, dit Canal des Deux-Mers,
auquel il avait précédemment collaboré. C'est un grand honneur pour
notre port que Fauteur des ouvrages qui ont établi la réputation de
Saint-Nazaire ait été choisi pour être l'avocat de ce travail gigantesque
qui est appelé ë transformer complètement la marine de notre pays.
Quand les paquebots et les cuirassés franchiront le col qui sépare Tou-
louse de Carcassonne ; quand Toulouse sera devenue un Liverpool com-
mercial et un arsenal maritime de guerre inattaquable, nous nous sou-
viendrons avec orgueil qu'ici, dans nos murs, fiit préparé ce grand évé-
nement, dont nous bénéficierons largement k notre tour. >9
— C'est Mer gécel, évêque de Vannes, qui a été chargé de prononcer
l'oraison funèbre de Mgr Le Hardy du Marais, évêque de Laval. Nous
regrettons que le défaut d'espace ne nous permette pas de donner quel-
ques extraits de ce remarquable discours.
— Les (êtes du pardon de sainfe Anne, le 86 juillet, ont été extrême-
ment brillantes, malgré Tinclémence du temps. La présence de S. E. le
cardinal Place y avait attiré on concours plus nombreux que jamais. Du
haut de la Scala sancta, Mffr Germain, évêque de Goutances, a fait une
allocution des plus émouvantes. Le directeur de la Semaine religieuse,
M. l'abbé Max. Nicol, avait composé, pour le second cardinal de Bretagne,
CHRONIQUE 155
un très beau poème, qu'il a lu au repas donné dans le réfectoire du petit
séminaire. En voici le début :
Ils disent que la foi se meart dans notre France,
Que le Christ n'a plus rien ^ pas même Tespérance,
Que son trône brisé fera place demain
An temple du Progrès, élevé par leur main.
Non ! le progrès, c'est Lui ! sa parole féconde
Avec le sang divin a transformé le monde :
S'il triomphait hier et s'il souffre aujourd'hui»
Qu'importe ? Nous l'aimons, et la France est k lui.
N'n-t-il pas, dans sa maiu, béni la noble épée
Qui grave, en tout climat, notre fîére épopée?
Quel peuple, comme nous, pourrait dire: < En tout lieu
Les exploits de mes fils sont les Gestes de Dieu ? »
Aussi son Cœur palpite au cœur de la patrie,
Qui lui donna toujours, triomphante ou meurtrie,
Pour défendre sa cause et garder son autel.
Des hommes sur la terre et des saints dans le ciel.
— Le dimanche 8 août, un pèlerinage eucharistique, présidé par
Mgr Le Coq, réunissait, aux environs de Nantes, dans la paroisse de
Vertou, une foule immense, que l'on peut évaluer à 30,000 personnes^
au moins. De la gare au bourg, de Téglise à la prairie, bordant la Sèvre,
où était établi le reposoir, ce n'était que mâts pavoises, guirlandes, arcs
de triomphe, sur une longueur de quatre kilomètres. Ce fut une fête
vraiment magnifique : il était impossible de rendre de plus grands
honneurs au Dieu de TËucharistie, proscrit des rues de notre ville.
— Mercredi 18 août, à une heure de l'après-midi, le Conseil général
de la Vendée s'est transporté à l'hôpital départemental de la Roche-sur-
Yon pour remettre à la vaillante sœur Saint-Gautier, de la Congrégation
des Filles de la Sagesse, la médaille et la somme de 1,500 francs consti-
tuant le prix Montyon, qui lui a été décerné par l'Académie française,
au mois de juillet dernier*
M. le directeur a introduit MM. les conseillers généraux dans le grand
salon de réception. La supérieure et les sœurs desservant Thépital dépar-
temental y sont entrées à leur tour entourant la récipiendaire.
M. le sénateur Gaudineau, président du Conseil général, s'est alors
avancé et a prononcé Tallocution suivante, qui a été fort applaudie :
Ma chère sœur.
Je viens remettre entre vos mains la récompense que rAcadéroie française vous a
décernée à raison de votre long et admirable dévouement.
i56 CHRONIQUE
Je viens en outre vous adresser mes félicilations et celles de mes collègues du
Conseil générai de la Vendée. Tons, on vous Ta peut-être dit, nous avons servi de.
témoins lors de la répartition des prix Montyon.
Ce mot de félicitations ^ je m'en aperçois de suite, n'est pas celui que j'aurais dû
employer. Il convient bien mieux de parler ici de remerciements.
Oui, nous vous remercions de tout cœur, parce que, durant trente années, sans
interruption, vous avez consacré chacune de vos nuiis au soulagement des malades
de notre hôpital départemental, parce que vous ^les demeurée près de leur chevet,
vous appliquant à leur donner non pas seulement les soins délicats et quasi mater-
nels dont^ vous et vos sœurs, vous avez seules le secret, mais aussi et surtout ce cou-
rage, cette force morale dout le pauvre patient a tant besoin I
Rassurez-vous, ma chère sœur. Mes paroles ne blesseront pas votre humilité si
connue. En même temps qu'à fous, elles s'adressent, en effet,- à toutes celles qui
font partie de l'ordre des religieuses de la Sagesse, à toutes celles qui, en Vendée et
dans les contrées les plus reculées, sont vos émules quand il s'agit de sacrifices.
A elles toutes, je dis : merci. Toutes vous prouvez que, malgré les défaillances
des temps actuels, c'est encore en France qu'il faut venir pour découvrir les modèles
les plus achevés d'abnégation et de charité chrétiennes.
M. le directeur a adressé, lui aussi, quelques mots de remercieaieot au
Conseil général et de félicitation à la sœur Saint-Gautier.
M. le président a ensuite remis la médaiHe et la somme constituant le
prix, en assurant la chère sœur Saint-Gautier que ce jour était l'un des
plus beaux de son administration.
— Le samedi 24 juillet, ont eu lieu, en Téglise cathédrale de Vannes,
les funérailles de M. Antoine-Léon Davy de Gussé, officier d'académie,
ancien président de la Société polymathique du Morbihan, dont le talent
commme archéologue et comme dessinateur était depuis longues années
connu et hautement apprécié. Les cordons^ du poêle étaient tenus par
MM. le comte de Limur^ l'intendant Galles, Jacquelot du Boisrouvray et
Guyot de Salins, père.
M. Davy de Cussé a succombé aux suites d'une longue et douloureuse
maladie : il était âgé de 64 ans.
— Un grand concours d'amis de M. Eugène de Fontaines, ancien dé-
puté de la Vendée, venus de tous les points de la contrée, et la population
tout entière de Poussais et des environs se pressaient, le 31 juillet, dans
la vieille église paroissiale, autour de la famille de l'homme de bien qui
venait d'être si cruellement enlevé. Le deuil était conduit par les enfants
de M. de Fontaines et par ses frères. Les cordons du poêle étaient tenus
par un agriculteur de la commune et par MM. de Rochebrune« Daniel-
Lacombe et Gaston Sabouraud, député de la Vendée.
Toute l'assistance était recueillie et vivement émue, et Tattitude de la
CHRONIQUE 157
foule était le plus éloquent témoignage du respect et des sympathies qui
entouraient Thonorable défunt.
Au cimetière, après les dernières prières, M. Gaston Sabouraud s'est
fait, avec une émotion universellement partagée, l'interprète des senti-
ments de l'assistance en rendant un légitime hommage à la mémoire du
distingué citoyen que vient de perdre la Vendée.
— Nous apprenons une douloureuse nouvelle, disait le Journal de
Rennes^ du 19 août : Mcf Dupont des Loges est mon hier matin, à
deux heures, à Metz.
C'est une grande perte pour TËgli^se de France, perte qui sera parti-
culièrement ressentie dans notre ville, où l'évoque de Metz était né, il y
a 82 ans.
Jusqu'à la guerre de 1870, Mgr Dupont des Loges, tout entier aui de-
voirs de sa charge, s'était fait remarquer par la sagesse de son jugement,
la rectitude et la modération de ses idées.
Après l'annexion, il refusa de -quitter sa chère Lorraine, devenue sa
patrie d'adoplioo, et lui fit le plus grand sacrifice qu'il pouvait lui faire:
celui de sa nationalité. Mais c'est de lui plus que de tout autre que l'on
pouvait dire qu'il était resté Français par le cœur. Bien plus, il s'était ac-
quis une situation si haute et si respectée qu'il était devenu, si l'on peut
dire, l'incarnation de la patrie française au delà de cette frontière que
nos malheurs ont rapprochée et en quelque sorte le symbole vivant du pa-
triotisme.
L'amour que les Messins professaient pour leur vieil évêque n'avait
d'égal que le respect dont les Allemands eux-mêmes l'entouraient.
La Bretagne s'unit à la Lorraine pour saluer en Ms' Dupont des Loges
un patriote et un saint; la ville de Rennes, qui perd en lui un de ses plus
dignes enfants, dépose sur son cercueil ses regrets et ses plus respectueux
hommages.
Né à Rennes, le 11 r.ovembre 1804, Me^ Dupont des Loges avait été
nonmié évêque de Metz en 1843. 11 prit, aussitôt après la capitulation de
Metz, un rôle patriotique qui le plaça à la tête du parti protestataire de
la Lorraine annexée. En 1874, il fut nommé représentant de Metz au
Reichstag : il céda sa place, en 1877, à M. Paul Rezanson, pour se con-
sacrer tout entier aux trax aux de son diocèse.
Jusqu'à la fin, le vénérable prélat n'a cessé de combattre les préten-
tions allemandes. Il est mort, on peut le dire, sur la brèche.
Le 2 septembre, les Alsaciens-Lorrains présents à Paris feront dire
une messe, à Notre-Dame, pour l'àme du regretté évêque de Metz.
Mgr Richard, archevêque de Paris , dira la messe, et Mfir>^ Freppel,
158 CHRONIQUE
évêque d'Angers, au nom des Alsaciens-Lorrains, prononcera l'oraison
funèbre.
-- On vient, dit le Mondes de retrouver la baigooiro dans laquelle Marat
a été assassiné par Charlotte Corday. On dit qu'elle était la propriété
d'un ecclésiastique du diocèse de Vannes, qui vient de la céder à un éta-
blissement qui ne serait autre, prétend-on, que le musée Grévin, pour
une somme de 5^000 francs.
Ce prêtre aurait eu la bonne pensée de consacrer cette somme à la fon-
dation d'une école libre. L'impie et sectaire Marat contribuant indirecte-
ment à la fondation d'une école congréganisie, voilà cerles une chose à
laquelle on ne s'attendait guère !
Lotis DE Kerjean.
ASSJGIilT.ON BRErONNE
CLASSE D*ABCBÉ0L0G1E
Programme des questions à traiter dans le XXIX« congrès
breton
Qui s*ouvrira à Pontivy, le 6 septembre i886.
\. - Archéologie.
1 . — Monuments préhistoriques du département du Morbihan : —
statistique et description ; — moyens employés pour assurer leur conser-
vation.
%, — Monuments de l'époque romaine, en particulier aux environs de
Pontivy (Gastennee, Quinipili, etc.).
3. — Monuments du vi^ au xe siècle (époques mérovingienne et carlo-
vingienne).
4. — Faire connaître les principaux documents, imprimés ou inédits,
relatifs à l'histoire de l'Architecture militaire en Bretagne, du xi» au
xvi« siècle,
5. — Dénoncer les actes de vandalisme (dans Tordi e artistique, archéo-
logique et historique), commis en Bretagne, notamment dans le départe-
ment du Morbihan ; — bignaler les monuments restaurés et le système
suivi dans les restaurations.
6. — Signaler et décrire les monuments historiques, religieux, civils et
militaires, de la région centrale de la Bretagne (arrondissements de Pon-
tivy, Ploërmel et Ijoudéac), qui n'auraient pas été jusqu'ici suffisamment
étudiés.
.>
li
CHRomouE 159
IL — Histoire.
7. — Origines de Tëvôché de Vannes; — actes et légendes des saints;
— liturgie ancienne^ — abbayes et monastères; — organisation reli-
gieuse jusqu'en 1 790.
8. — Sur quelles preuves peutH>n s'appuyer pour établir l'identité du
saint Clair honoré à Réguini avec le premier évêque de Nantes du même
nom?
9. —-Saint Gildas; son oratoire sur le Blavet; ses missions dans la
Gornouaille et dans Tintérieur de FArmorique.
10. — Saint Mériadec \ son époque; sa légende latine; son Hfystère
en vers comiques.
11. — Forêt centrale de la péninsule armoricaine depuis l'époque cel-
tique Jusqu'au x« siècle.
12. — Région centrale de la péninsule armoricaine depuis le %i^ siècle.
— Le Porhoèt; la vicomte de Rohon, etc.
13. — Histoire de Pontivy.
U. — Guerre de la Succession de Bretagne au xivo siècle. — Princi-
paux documents à consulter. — Autorité de Froissart.
15. — Episodes de la guerre de Succession spéciaux au pays de Vannes
(élude critique). «- Siège d'Hennebont. — Combat des Trente. -> Bataille
de Mauron. — Bataille d'Auray.
16. — Tentatives des Anglais contre la Bretagne au xvaie siècle. —
Attaque contre Lorient en 17i6, d'après les documents publiés en Angle-
terre.
17. — Etude historique et littéraire sur les Joculatores bretons à
l'époque carlovingienne.
18« — Littérature populaire (contes, chansons, proverbes); — usages
et mœurs de la Basse-Bretagne : leurs origines; causes de leur dispa-
rition.
19. — Même question pour la Haule-firelague.
En dehors de ce programme^ toute question d'histoire ou d'archéologie
relative à la Bretagne peut être traitée au Congrès, avec l'assentimefU
préalable du bureau.
Conformément à Tarticle 7 des Statuts de l'Association bretonne,
<« toute discusion sur la religion ou la politique est interdite dans les
a réunions de l'Association.»
Une des journées du Congrès sera consacrée à une excursion archéo-
logique.
BIBLIOGRAPHIE BRETONNE ET VENDÉENNE
Allocutions de MM. A. de Brbmond d*Arset de Granges db Surgères,
président et yice -président de la Société archéologique de Nantes, à ia
séance d'ouverture, le 1er juillet {^86^ du Congrès archéologique de
Nantes. — In-S», 16 p. Nantes, imp. Bourgeois.
Extrait de VEspérance du Peuple,
Bulletin mensuel de l'Association amicale des anciens élèves des
Frères DU pensionnat Saint-Joseph de Nantes. N» 1. l^r août 1886. —
ln-8®, 8 p. Nantes, imp. Vincent Forest et Emile Grimaud.
Chants de la vie, suivis de Corentine, récit du littoral, par Pudl Kerlor.
— 1 vol. pet. in-lâ, 120 p. Rennes, H. Cailiière, éditeur.
Familles (les) françaises a Jersey pendant la Hévolutk^, par le
comte Régis de rËstourbeilion, inspecteur de la Société française d'ar-
chéologie, etc. — Un vol. gr. irl-8^ vni-680 p. Nantes, imp. Vincent Foflest
et Emile Grimaud. L'ex. sur papier teinté, 20 fr.^ sur papier mécanique,
15 fr.
Frange (la) artistique et pittoresque. — Bretagne, par Henri du
Gleuziou. T. I, Le pays de Léon, Ir» partie. Illustrations d&^^h. Busnel.
— Un vol. in-8o cavalier, xii-99 p. Paris, Ed. Monnier, éditeur, 7, rue de
rOdéon. Le volume. 5/r.
Guide du voyageur a Noirmoutier, par le Dr Viaud-Grand-Harais. -^
ln-12, 160 p. 2o éd. afec carte et gravure Nantes, L. MelliiiPt,.. 3fr.
Lettres de Paul Baudry, publiées par Emile Grimaud. — in-8o, 51 p.
avec portrait. Nantes, imp. Vincent Forest et Emile Grimaud.
Extrait de la Revue de Bretagne el de Vendée. Tiré à 300 ex. : 250 pap. mé-
caoïque^ 1 fr. 50; 50 papier vergé, 2 fr. 50.
MOREAU, MAÎTRE EN FAIT D' ARMES, A LA JEUNESSE NANTAISE. Réimpres-
sion de la brochure originale, augmentée d*une préface, des états de
service de Joseph Moreau et d'un portrait d'après un dessin du temps.
— Pet. in-4°, 24 p. Nantes, Vier 1 fr. 60
Nantes illustré. Guide pittoresque et artistique. — Pet. in-8o, iM20 p.
Nantes, Vier, libr.-édit., passage Pommeraye 1 fr. 25
Pages (les) des Ëcuries du Roi. L*école des pages, par Gaston de
Carné. — Pet. in-8o,xu-209 p., gravure, titre rouge et noir. Nantes, imp.
Vincent Forest et Emile Grimaud. — L*6x. papier vergé 4 fr. 50 franco.
Papier du Japon, 12 fr. 50 franco.
Pabamé et ses excursions. Guide du touriste à Paramé, Saint-Maio,
Saint- Servan, Dinard, Saiut-Ënogat, Saint- Lunaire, Dinan^ Jersey, Dol,
Mont-Saint-Michel, etc., par Jean du Guildo. Illustrations par Th. busnel,
Gambard, Legrdndet Roy. — In-12, 107 p. Paris, Ed. Monnier et GS 7,
rue de rOdéon.
Pardon de saint Yves a Tréguier, par P. F. — In-8<>, 16 p. Nantes,
imp. Vincent Forest et Emile Grimaud.
Extrait de la Revue de Bretagne el de Vendée. Tiré à 200 ex.
CROQUIS MARITIMES
LA COURSE ET LES CORSAIRES
INTRODUCTION
Romanciers et feuilletonnistes ont, à Tenvi les uns des
autres, créé ou choisi des types factices, pour exciter
Vavide curiosité des lecteurs auxquels ils désiraient parler
de nos corsaires. La vérité est cependant assez belle
pour ne pas la défigurer. Mais les faits les plus excen-
triques, souvent inventés, parfois exagérés, empruntés à
de nombreux personnages et attribués à un seul, ont pro-
duit des figures légendaires impossibles. De sorte qu'au-
jourd'hui, même dans nos ports de mer, corsaires, pirates,
flibustiers, forbans, voleurs, bandits, brigands, sont des
termes parfaitement appropriés aux mêmes hommes, à la
même profession. Chacun généralement se représente un
équipage de corsaire comme composé du rebut des marins,
formé de gens de sac et de corde, commandé par des
chefs dignes en tout de semblables sacripants.
Soiis cette réprobation aussi injuste que mal fondée,
s'éclipse totalement le souvenir des immenses services
rendus à la France, des pertes énormes infligées à l'en-
nemi, de l'anéantissement presque complet du commerce
anglais, et de la famine ravageant les Iles Britanniques.
A ces intrépides et utiles auxiliaires revient la gloire,
chèrement achetée, d'avoir contrebalancé les terribles
TOMB LX (X DE LA 6e SERIE). il
162 LA COURSE HT LES CORSAIRES
échecs éprouvés par notre marine militaire, et Thonneur
d'avoir servi d'école à quantité d'officiers généraux et
supérieurs. Quelles illustrations que celles des Ango de
Dieppe , des Jean-Bart de Dunkerque , des Malouins
Duguay-Trouin etSurcouf, du Nantais Cassard, etc., qui
contribuèrent si vaillamment à la défense du pays, et
dont les noms sont devenus immortels dans les annales
de la marine française *.
Le principe même de la course, — admise jusqu'à la
fin du premier empire sans conteste et toujours pratiquée
entre les nations maritimes belligérantes, — n'est que la
mise en action de cette maxime politique, si célèbre de nos
jours, la force prime le droit. Sa portée morale semble
presque une monstruosité pour nos mœurs policées et
notre civilisation avancée. Au point de vue de la guerre,
elle en est une des conséquences inévitables. Si, à quel-
ques égards, les corsaires pouvaient être considérés comme
les hulans de la mer, du moins ils ont eu leurs faits de
vaillance, de génie, d'héroïsme, leurs gloires, leurs mar-
tyrs. Sans hésitation, au contraire^ il faut flétrir les pirates,
les écumeurs de mer, qui, en lutte ouverte avec les lois.
1. C'est sur la Constitution, un corsaire de Dunkerque, que le brave amiral
L'Hermitte, alors enseigne de vaisseau» préludait aux exploits de la
frégate la Preneuse,
Avec une simple barque indienne, Pierre Bouvet, depuis amiral, prit un
brig ; avec le brig, des corvettes, des frégates et des vaisseaux. Dans l'année
1809, il enleva à Tennemi 26 navires, contenant eu espèces plus de 300,000
piastres. Dans doux ans et demi, il combattit six frégates anglaises, força
trois d'entre elles à amener pavillon, deux autres à s'échouer ou à se brûler,
et la dernière ne lui échappa qu'en fuyant le lieu du combat à toutes
voiles. Sortant de l'Ile de France, sur un petit brig récemment armé, il
dressait son équipage et faisait l'exercice (selon son expression) en atta-
quant deux corvettes, sur lesquelles il essayait l'effet de ses caoons.
{Précis des campagnes de l'amiral Pierre Bouvet.)
j
LA COURSE ET LES CORSAIRES i 63
se dissimulant dans les criques ou les anfractuosités du
rivage, s'élançaient à Timproviste sur les pauvres pêcheurs,
les inoffensifs caboteurs, à Texemplc du vautour sur la
timide gazelle, de Tépervier sur la tremblante colombe.
La piraterie, à la fin du XVIP et au commencement du
XVIII® siècle, fut une des plaies les plus terribles qu'eut
à éprouver le commerce. Jadis, tous nos navires marchands
portaient de Tartillerie, et de très forts équipages ; mais
cela ne les empêchait pas de tomber aux mains des flibus-
tiers et des pirates qui les guettaient aux attérages des
colonies. Les officiers étaient d'autant plus malheureux
dans ces rencontres, que les forbans n'en voulant qu'au
vaisseau et à la cargaison, relâchaient immédiatement les
matelots qui n'opposaient aucune résistance, et dont sou-
vent un certain nombre s'enrôlaient avec eux, tandis qu'ils
massacraient impitoyablement tous ceux qui cherchaient à
lutter et à défendre les intérêts de l'armateur.
Un exemple entre mille.
h(5 Saint-Michel de Nantes, de iSO tonneaux, 12 canons,
40 hommes d'équipage, 28 passagers, capitaine le sieur
Jean du Jonchery-Dubois, fit voile, à destination du Cap,
le 18 août 1717.
Le 20 octobre, à 5 ou 6 lieues N. E. de la Grange,
M. Dubois eut la connaissance de deux forbans qui lui
appuyèrent la chasse et le joignirent vers midi à portée de
canon. Le plus gros arbora pavillon anglais en l'assurant
d'un coup à boulet. Les Nantais, qui s'étaient préparés au
combat, hissèrent leur couleur, àl'aspect de laquelle l'agres-
seur tira cinq à six boulets et remplaça son pavillon par
un second, « noir, ayant une esquellette, au milieu , tenant
dune main un dard, et de Vautre une horloge. »
i6i LA COURSE ET LES CORSAtRËS
La vue de cette enseigne, et la force des assaillants, l'un
armé de 12 canons, l'autre de 14, firent « changer la dispo-
sition où étoient les passagers de se défendre, disant hau-
tement que, ne pouvant espérer de n'être point pris par
les forbans, ils ne leur feroient aucun quartier s'ils se
battoient, ce qui désarma aussi l'équipage et obligea le
sieur Dubois de se rendre. »
Ce dernier, conduit à bord du grand forban, reconnut que
son équipage comptait au moins 140 hommes, presque
tous Anglais. Le chef lui apprit qu'il avait h la côte de
Saint-Domingue des intelligences avec les habitants, et
que leur association comprenait 4,300 hommes armés.
Le 2S, à l'aube, l'équipage et les passagers du Sainte
Michely préalablement fouillés et dépouillés, descendirent
à terre. Peu après, les forbans aperçurent deux voiles,
qu'ils ne tardèrent pas à atteindre et à prendre. C'était le
Saint-Jacques^ de Bordeaux, capitaine Bergeron, le Charles,
de la Rochelle, capitaine Hautebert. Sur les deux heures,
un nouveau navire parut au vent à eux, ils l'amarinèrent
à 8 heures du soir ; c'était la Gracieuse^ de Nantes, capi-
taine François Le Barbier.
Quelques jours après, ils expédièrent leurs prisonniers
pour le Cap, gardant, outre les volontaires, Charles Andreau,
Anglais contre-maître ; Michel Perlan, du Croisic ; Noël
Le Riche, de Nantes ; Guillaume Blanchard, d'Angers,
armurier, tous du Saint-Michel ; Julien Rondeau du Mi-
gron, de la Gracieuse, et retenant de force le chirurgien du
Saint-Jacques^.
1. Registre des déclarations des capitaines de bâtiments entrés dans ce
port, de 1716 à 172t, fol. 75-77. Administ. de la Marine de Nantes ; Inscrip-
tion.
Le rapport du capitaine Girard de la Marie de Nantes, dul" septembre 1721,
LA COURSE ET LES CORSAIRES i6S
Il ne s'agit pas ici de ces indignes maraudeurs, mis au
ban du pays et de l'humanité, mais de ces hommes intré-
pides qui, au mépris de la mort et des douleurs inouïes
de Tatroce captivité des pontons, couraient sus aux enne-
mis de rÉtat, protégés par la légalité et l'autorisation de
leur gouvernement.
Telles sont les considérations que nous voulons effleurer
rapidement, en essayant de rendre aux corsaires la jus-
tice qui leur est due, la place qu'ils méritent dans l'histoire,
et de dissiper les fâcheuses préventions qui s'attachent à
ce mot corsaire, trop mal défini, trop mal compris.
Qu'est-ce donc qu'un corsaire ?..,
Le Dictionnaire de l'Académie répond : « bâtiment armé
en course par des particuliers^ avec l'autorisation du gou-
vernement ; » mais il ajoute : « se dit aussi des pirates. »
En nous reportant à cette dernière expression, nous
lisons: Pirate, écumeur de mer, celui qui n'a commission
d'aucune puissance et qui court les mers pour voler, pour
piller.
M. Littré, quoique donnant, également bien à tort,
pirate comme synonyme de corsaire, fait cependant par-
faitement ressortir la différence :
« Le corsaire est muni de lettres par son gouvernement,
et armé seulement en temps de guerre ; pris, il est traité
comme prisonnier de guerre.
« Le pirate n'a point de lettres de marque et attaque
même en temps de paix; pris, il est traité comme voleur
et pendu. »
dit qu'un forban français de 16 canons et 200 hommes d'équipage, croisant
sur le banc de Terre-Neuve, a pris 17 bâtiments pêcheurs et a enlevé son
navire ainsi que \di Sainte^Anne de Nantes, tous deux armés par M. Joubert.
166 LA COURSE ET LES CORSAIRES
Il existe donc une complète divergence entre ces deux
mots considérés commme synonymes, employés comme
ayant la même acception et presque toujours confondus.
En effet, la distance qui sépare Thonnête homme du voleur
se retrouve intégralement entre le corsaire et le pirate ;
dès lors, la synonymie des deux locutions devient non seule-
ment une erreur, mais une faute.
Corsaire, dérivé de l'espagnol corsear, aller en course,
et de ritalien corsari^ corsa, course, était surtout usité dans
le Midi et la Méditerranée, où l'expression de corsaires
harbaresques désignait les bâtiments d'Alger, de Salé et
de toute la côte d'Afrique, tandis que celle de pirates
semblait réservée aux forbans des îles de la Grèce et de
la Turquie. En Europe, par opposition, on nommait arma-
teur, celui qui avait une « commission du prince pour
courir sur les ennemis ; pirates et corsaires sont des écu-
meurs de mer. » Cette locution è! armateur , parfaitement
exacte et coupant court à toute équivoque, disparut mal-
heureusement vers le milieu du XYIIP siècle ; et celle de
corsaire prévalut, en jetant, par suite de sa triste origine,
une sorte de défaveur sur nos hardis marins.
Des lois sévères, tout un code même, réglementaient
la course, et établissaient l'intéressante législation du droit
de prise *.
« Quelque ancienne et autorisée, dit Valin, que soit
« cette manière de faire la guerre, il est néanmoins des
« prétendus philosophes qui la désapprouvent. Selon eux,
« ce n'est pas ainsi qu'il faut servir l'État et le prince ; et
1. Voir, entre autres, le Traité des prises maritimes y dans lequel on a
refondu en partie le traité de Valin, par MM. A. de Pistoye et Ch. Duverdy.
Paris, 1853, 2 vol. in-S».
LA COURSE ET LES CORSAIRES 167
« le profit qui en peut revenir aux particuliers est illicite
« ou du moins honteux. Mais ce n*est là qu'un langage
« des mauvais citoyens, qui, sous le masque imposant
« d'une fausse sagesse et d'une conscience artificieusement
« délicate, cherchent à donner le change, en voilant le
« motif secret que cause leur indifférence pour le bien et
« l'avantage de l'État. Autant ceux-ci sont blâmables,
« autant méritent d'éloges ceux qui généreusement expo-
ce sent leurs biens et leurs vies aux dangers de la course *. »
La délivrance des letti^es de marque est donc uiïe me-
sure constamment employée. Les corsaires sont de fait et
de droit de véritables bâtiments de guerre montés par
des volontaires, auxquels le souverain abandonne les prises
dont ils se rendent maîtres. Louis XIV prêta même des
navires pour faire la course, se réservant le tiers des prises,
tiers réduit à un cinquième, auquel il renonça définitive-
ment en 1709. Diverses ordonnances fixèrent les conditions
auxquels le roi cédait momentanément ses vaisseaux, que
les corsaires devaient rendre en bon état, quoique, « en
cas de perte par suite de combats ou de fortune de mer,
Tadministration de la marine ne pût exercer aucun recours
contre les armateurs. »
Citons encore le Nouveau Commentaire sur l'ordonnance
de la Marine du mois d'août 1681 * : « Il est du droit de la
guerre d'affaiblir son ennemi autant qu'il se peut, en le
troublant dans ses possessions et dans son commerce. De
là l'usage reçu de tout temps chez les nations, en temps
de guerre, d'armer des vaisseaux pour s'emparer de ceux
1. Valin, Commentaires sur V ordonnance de 468^ tit. IX, Prsemiuin.
2. René-Jo8ué Valin, la Rochelle, 1776.
168 lA COURSE ET LES CORSAIRES
de ses ennemis, ou pour enlever leurs effets en faisant
des descentes sur les côtes. »
C'est à la course qu^l faut attribuer rétablissement fixe
de la charge d'amiral, dont le plus ancien en France re-
monte au roi saint Louis, L'État, avec le secours indis-
pensable de ses alliés, ne mettait de flotte en mer que
dans les circonstances extraordinaires, en dehors desquelles
il ne comptait que quelques vaisseaux équipés par l'amiral
ou armés en guerre par les particuliers. Mais souvent la
soif du gain portait à négliger la sûreté des armements,
exposait le pavillon national à des défaites, à des insultes,
et entretenait l'ardeur du pillage, même en pleine paix,
aussi bien contre les alliés que contre les sujets du Roi.
Celui-ci, dans le but de réprimer ces désordres, détermina
les fonctions de l'amiral, lui attribua l'inspection de tous
les navires armés, et obligea, sous peine de confiscation,
les armateurs des navires expédiés en guerre ou marchan-
dises, à prendre un congé ou une commission avant de
mettre à la voile.
François 1*^', voulant empêcher les Anglais de se forti-
fier dans Boulogne, n'avait pas un navire. Il s'adressa au
fameux Ango de Dieppe, qui bientôt eut armé une flotte
puissante et considérable. Le quatrain suivant composé
par un poète Dieppois, en a conservé le souvenir :
c( Ce fust luy, luy seul qui fîst armer
La grande flotte expresse irise en mer,
Pour faire voir à Torgueuil d'Angleterre
Que Françoys es toit Roy et sur mer et sur terre *. »
Le roi Henry II, mécontent de la conduite d'Edouard VI
1. Histoire de Dieppe, par Vitet, p. 454.
LA COURSE ET LES GOnSÀÎRES 169
et de ses sujets, accorda aux Malouins la permission
<f à ce qu au plustôt ils s'équipent, se jettent à la mer,
courent sus et fassent du pis qu'ils pourront aux Anglois. »
Promettant « qu'ils ne seront tenus rendre prinses qu'ils
feront, ne d'en poyer aucune dixme, ne autre droit. » Cette
pièce estdatée du 31 mars 1547. Les Malouins répondirent
à rappel du Roi avec leur zèle- habituel, mirent en mer
plusieurs bâtiments légers et ne cessèrent leurs courses
qu'à, la paix de 1550 *. Enfin, la réputation des marins de
ce port était telle, qu'en 1665, Louis XIV voulut que les
Malouins, « selon la coustume, formassent seuls l'équi-
page du vaisseau-amiral de la Flotte. »
En moins de 40 ans de guerre *, les corsaires de Dun-
kerque firent 34 750 prisonniers, prirent, détruisirent ou
coulèrent à fond 4 344 navires, et leurs prises produisirent
458 175 276 livres.
A ce produit énorme il faut ajouter celui des rançons
que procuraient les prises qui ne pouvaient être emmenées
à Dunkerque. Ces rançons, dans la seule guerre d'Amé-
rique, se sont élevées à la somme de 315 820 guinées, soit
7 579 680 livres. De sorte qu'en admettant, suivant l'ex-
pérence, que la vente d'une prise ne produise jamais que
la moitié de ce qu'elle a coûté à ses armateurs, il s'ensuit
qu'en 40 ans, les seuls Dunkerquois ont causé à leurs
ennemis un dommage de plus de trois cent cinquante mil-
lions. Aucune nation maritime ancienne ou moderne ne
1. Saini-Malo illustré par ses marins, par Ch. Cunat.
2. 1655-1658 ; 1666-1667 ; ligue d'Augsbourg, 1688-1697 ; succession d'Es-
pagne, 1702-1713 , 1744-1748 ; de Sept- Ans, 1755-1763; Indépendance, 1778-
1783 ; Histoire de Jean-Bart, par Vanderest, Paris 1841, p. XXUI.
!
i70 LA COURSE ET LES CORSAIRES
peut fournir un aussi colossal exemple de valeur et d'in-
trépidité.
Aussi à la paix d'Utrecht, signée le H avril 1713, le
port de Dunkerque fut-il comblé, les écluses ruinées^ les
i jetées démolies jusqu'à la base, la destruction des travaux
! de terre et de mer complète ; et la reine Anne, rendant
I compte de cette exécution au Parlement britannique, s'écria
triomphante : « Je n'ai pas de conquêtes à vous annoncer,
mais le port de Bunker que est écrasé^ ! »
La machine infernale dirigée en 1693 contre Saint-
Malo par les Anglais, leurs tentatives contre cette ville,
les bombardements du Havre en 1694 et 17S9, le pillage
de Cherbourg en 17S8, les descentes en Bretagne, 1746,
17S8, etc., disent assez l'irritation et le désespoir que pro-
duisaient chez nos ennemis les exploits et les succès fa-
meux des corsaires.
Pendant la guerre de la République, les corsaires de
Dunkerque suivirent avec succès les traces de leurs de-
vanciers, témoin le Prodige. Le 10 messidor an V (28 juin
1797), ce navire, armé seulement de 14 canons de 4 et
monté de 80 hommes d'équipage, aperçut neuf lettres
de marque naviguant de conserve, et présentant plus de
40 bouches à feu de 4, 6, et caronades de 18. Après un
combat de 6 heures, danslequel il tira 560 coups de canon,
il força, quoique désemparé, deux des ennemis à amener
pavillon vers huit heures du soir. La nuit fut employée à
se réparer de part et d'autre, il faisait calme plat. Le 11,
à huit heures du matin, une brise légère se leva, le Pro-
dige chassa les sept autres bâtiments qu'il atteignit à deux
i. Abrégé de V histoire de DunkerqiLe, par L. de Rycker et P. Garât, p. 88.
LA COURSE ET LES CORSAIRES 171
heures. Le combat recommença temble et acharné jusqu'à
six heures du soir, que trois autres s'avouèrent vaincus ;
s'il avait eu du monde, il eûtamariné les neuf *.
Les gazettes d'Angleterre font monter le nombre des
vaisseaux pris par les Français, du 29 octobre 1757 au 10
janvier 1758, à 152, non compris plusieurs chaloupes et
bâtiments légers, tandis qu'ils n'accusent que cent prises
faites sur nous, soit une différence d'environ 60 à notre
avantage'.
Londres, mars 1760. Les derniers avis venus de nos
îles portent que les corsaires de la Martinique se sont tel-
lement multipliés, qu'ils nuisent beaucoup à notre com-
merce. Ils ont fait 157 prises en moins de quatre mois. Ils
convoient de petites ilottes marchandes, qui, sous leur pro-
tection, font un commerce libre entre la Martinique et les
îJes appartenant aux puissances neutres '.
Dans le mois de juillet, même année, le brave capitaine
Mares, de Bordeaux, commandant un corsaire de la Mar-
tinique, de 12 canons, enleva, à lui seul, un senau anglais
de 14 pièces. Au moment de l'abordage, il sauta sur le pont
ennemi et s'y trouva seul. Sans perdre courage, il tue le
capitaine et un autre homme, puis, l'épée à la main, se
précipite en criant sur l'équipage, qui, le croyant suivi
d'une troupe nombreuse, s'enfuit par les écoutilles. Il les
ferme aussitôt et, secouru par les siens, conduit sa prise
à la Martinique, où elle produisit plus de 300,000 livres *.
Si l'énergie et la résolution étaient les qualités distinc-
1 Feuille Nantaise, 28 messidor an V.
2. Journal historique sur les matières du temps, avril 1758, p. 312.
3. Ibidem f p. 224.
4: Ibidem. Juillet 1760, p. 77.
172 LA COURSE ET LES CORSAIRES
tives de nos corsaires, ils aimaient aussi à se divertir aux
dépens de l'ennemi. Voici, entre beaucoup d'autres, une
expédition des plus audacieuses, qui ne manque pas d'un
certain cachet de bonne et franche gaîté.
Black, de Cherbourg, se délassait un soir de ses fatigues.
Il sirotait amicalement, avec des confrères, un large bol
de punch et pratiquait adroitement le carambolage. Au
milieu des joyeux propos, des francs éclats de rire qu'exci-
taient les récits des bons tours joués aux enfants d'Albion,
une partie s'engage, et l'enjeu doit être un prisonnier
anglais fait dans les 48 heures. Longue fut la partie, car les
adversaires jouaient plutôt à qui perd gagne. Enfin, Black
a perdu. A demain, dit-il tranquillement, et il sort.
Après avoir obtenu la permission d'appareiller, il se
dirige, malgré un temps horrible, vers l'île d'x\.urigny,
possession anglaise dans les eaux de la France. Il débarque
inaperçu et guide ses matelots, sous une pluie battante,
vers une guérite qu'il entrevoit au milieu des ombres delà
nuit.
Le factionnaire, transi de froid, grelottait dans son abri,
attendant impatiemment l'heure de la pose, ou rêvant mé-
lancoliquement aux douceurs du bon lit de la famille. Tout
à coup il se sent renversé et hermétiquement emprisonné
par sa maison de bois sur le sol humide. Ebahi de ce
curieux effet de tremblement de terre, il met l'œil au
vasistas de droite, puis à celui de gauche. Le froid d'un
canon de pistolet sur ses tempes l'avertit de se tenir coi
et immobile.
Les marins passent des planches sous la guérite, les
amarrent solidement; et, le matin, au point du jour, ils
rentrent triomphalement à Cherbourg, portant €iu café le
LA COURSE ET LES CORSAIRES 173
soldat anglais enfermé dans sa guérite comme une tortue
dans son écaille, un limaçon dans sa coquille. Le malheu-
reux ne fut délivré qu'en présence des parieurs, et, pour le
consoler de son emprisonnement forcé, il eut sa bonne
part du punch offert à Black, qui venait d'acquitter sa
dette avec usure; car, outre le prisonnier, il rapportait ses
armes^ ses bagages et sa guérite *.
En 1761, les journaux de Londres laissent échapper
les aveux qui suivent: « Quoique nos frégates aient pris
depuis quelque temps plusieurs armateurs français, ces
succès n'empêchent pas que notre commerce ne souffre
infiniment des prises qu'ils font sur nous. Outre un grand
nombre de bâtiments capturés et rançonnés, la seule
quantité de tabac que les Français ont trouvée Sur les
bâtiments du Maryland et de la Virginie, monte à plus de
sept mille tonneaux, 27 février. '
« Les corsaires de la Martinique désolent notre com-
merce. On peut évaluer à des sommes immenses les prises
faites sur nous dans le courant du mois de mars. Mai.
« Depuis le commencement de l'année jusqu'à la fin de
septembre dernier, les Français nous ont enlevé ou ran-
çonné plus de 684 navires, bâtiments marchands, qui
valent ensemble au moins six cent mille livres sterlings^
soit quinze millions. 18 décembre*. »
Un état, fourni par une compagnie d'assurances an-
glaise, fait connaître le chiffre des bâtiments pris, pen-
i. Les Corsaires français sous la République et l'Empire, par N. Gallois,
t. II, Cherbourg, p. 256.
2. Annonce^ a f fiches ^ nouvelles et avis divers pour la Ville de Nantes,
1761-1764.
174 LA COURSE ET LES CORSAIRES
dant Tannée 1781 (Guerre de riiîdépendancc d'Amé-
rique) :
Sur les Anglais
Par les Anglais
Par les Français...
— Espagnols. .
— Américains.
— Hollandais .
305
42
151
21
Sur les Français
— Espagnols
— Américains. . . .
— Hollandais ....
192
33
55
254
519
534
Les bâtiments pris ou coulés dans la baie de la Chesa-
peach, parles Français, ne sont pas compris dans ce relevé.
Des SOS prises, 118 ont été rançonnées *.
Le Moniteur du 15 brumaire an VII ^S novembre 1798)
donne un relevé des vaisseaux de l'Etat, français, espa-
gnols et hollandais, pris ou détruits pendant la guerre :
Français
Pris 191, dont 26 de 74
et au-dessus.
Détruits 45, dont 15 de 74
et au-dessus.
Perdus 14, dont 9 de 74
et au-dessus.
EsPAGxNOLS
18, dont 5 de 74 et
au-dessus.
5, dont 3 de 74 et
au-dessus.
Hollandais
47, dont 15 de 54 et
au-dessus.
»
»
))
»
»
»
Les pertes de la marine anglaise sont infiniment moin-
dres. Les bâtiments de guerre pris par les Français sont
au nombre de 23, dont 3 seulement de 74; 37, dont 6 de
74 et au-dessus, se sont perdus ; 7, tous au-dessous de 36,
ont été détruits.
Mais, dans ce compte, il n'est question que -des bâti-
ments de guerre, et il ne faut pas omettre les navires mar-
1. Journal politique de 1782, I, p. 131.
LA COURSE ET LES CORSAIRES 175
chands. Or voici Tétat comparatif des prises respectives
faites depuis le commencement des hostilités jusqu'à la
fin de 1797, reproduit d'après les listes affichés dans le
café de L'ioyd.
Les Anglais ont perdu :
Les Français ont perdu :
1793 261
63
1794 527
88
1795 502
47
1796 414
64
1797 562
114
2 266 376
Balance au préjudice de TAngleterre 1890.
« Tu ne peux Vimaginer, — lisons-nous dans une lettre
de Porto-Rico, du 19 germinal an VI, — (reproduite par
la Feuille nantaise du 19 messidor an VI, 7 juillet 1798), —
la quantité prodigieuse de prises anglaises ou américaines,
chargées pour des établissements anglais que nos corsaires
amènent tous les jours dans les divers ports de la Guade-
loupe, Porto-Rico Saint-Domingue, Cayenne, Curaçao,
Saint-Eustache, etc.. Il en est entré plus de 600 de toutes
les grandeurs à la Guadeloupe, ces cinq derniers mois-ci,
et Porto-Rico ne lui cède guère. Il y a 120 corsaires à la
Guadeloupe et tous ont fait une multitude de prises. Pour
nous, nous en avons fait 8 en soixante-six jours de croi-
sière, sur une goélette de six canons.
0 Relevé fait du nombre de corsaires armés à Nantes,
depuis la reprise de la course, il se trouve qu'il s'en est
armé dans ce port 74, et qu'ils ont introduit 67 prises,
dont la valeur se monte au moins à 30 millions.
176 Lk GOURSB ET LES CORSAIRES
a Des efforts si considérables pour une place de com*
merce ruinée de toutes les manières, par suite de la Ré-
volution, méritent sans doute une place dans l'histoire ;
ils méritent que le gouvernement ne la perde pas un
instant de vue et lui donne toute la protection qui peut
s'accorder avec Téquité et l'intérêt général.
« Si tous les ports de mer avaient armé dans la même
proportion, chacun suivant ses moyens ; si leurs succès
eussent été proportionnés, peut-être l'orgueilleuse Albion
aurait-elle déjà diminué ses prétentions extravagantes ;
peut-être aurait-elle été forcée par ses pertes innombrables,
non pas à accepter, mais à demander sincèrement la paix.
« La place de Nantes sera donc célèbre dans cette
guerre par la multiplicité des corsaires qu'elle a armés,
par le grand nombre de leurs riches prises, et par la bra-
voure des marins qui y sont employés *... »
L'appréciation du digne historien nantais a bien sa va-
leur ; cependant les chiffres qu'il accuse nous paraissent
devoir être rectifiés. L'état général du montant des prises
vendues par le juge de paix du sixième arrondissement de
Nantes pendant les années V, VI et VU, mentionne 73 prises
faites par 3o corsaires. Elles atteignent le respectable
totalde25,03o,693^9'i0'.Surcettesomme,8,S22,646i7'10*,
appartiennent à 'M. Cossin ; 6,344,268^ ll'H*, à M. Des-
saulx ; 3,3S4,327U*9*, à M. Savary ; 2,662,463» 4*8% à
M. F. Richer^.,
1. La Commune et la Milice de Nantes, par Mellinet, t. X, p. 203.
2. Administration de la Marine du port de Nantes, Archives du secréta-
riat. — Ajoutons, pour mcmoire, que le produit des prises faites par les
bâtiments de la RépuLlique et vendues à Nantes depuis 1793 jusqu'à la
paix d'Amiens, donne le total, en assignais, de 24,000,027%.
LA COURSE £T LES GORSAIQES 177
Remarque as toutefois que dans cette évaluation ne
figurent pas les navires dirigés sur les ports voisins ou
coulés en mer, et ceux dont la capture donnait lieu h des
débats judiciaires.
Ces magnifiques résultats se reproduisaient alors dans
tous nos ports de France. Aussi l'Angleterre, reconnais-
sant son impuissance, eut recours à la ruse, et masqua ses
navires sous les pavillons neutres. De nombreux procès
surgirent entre les armateurs et les capturés. Les tribunaux,
souvent fort embarrassés, ne pesèrent paâ assez les res-
sources éhontées de l'astuce et de la fourberie des ennemis,
placées en regard de la loyauté française. De prétendus
neutres furent trop facilement relâchés, des indemnités
trop légèrement accordées, et le découragement s'empara
des capitaines et des équipages qui se voyaient dépouiller
du fruit légitime de leurs travaux.
Dans la séance du Conseil des Cinq-Cents, 6 jQoréal
an VII, Boulay-Paty, jurisconsulte éminent, député de la
Loire-Inférieure, appela l'attention du Conseil sur les
réclamations des armateurs en course. Il expose que les
tribunaux sont dans une incertitude funeste pour le juge-
ment des prises, parce qu'ils ne savent s'i^s doivent juger
administrativement ou diplomatiquement, ou s'ils s'en
tiendront strictement à la loi, comme la Constitution le
leur prescrit.
Il demande si les Anglais n-ont pas donné depuis long-
temps l'ordre précis de saisir tous les neutres ; d'arrêter
tout chargement de propriété française ; si nos armateurs
seront regardés comme pirates, eux qui ont sacrifié leurs
talents, leur argent, leur vie même, afin de porter les
coups les plus funestes au commerce de la Grande-Bre-
TOME LX (X DE LA 6» 8ÉBIE). 12
*»^
178 tK COURSE BT L£S dORSAlHBS
•
tagne ; si ces prétendus neutres, qui tous ont des lettres
de marque de leur gouvernement et souvent même
montent des vaisseaux armés en croisière contre nos co-
lonies, doivent être longtemps comptés parmi les enfants
chéris de la République ?... ; et il propose, en terminant
sa chaleureuse improvisation, d'arrêter que les projets pré-
sentés au nom de la commission de la marine soient dis-
cutés dans la décade prochaine, ce qui est adopté.
Ce discours eut un grand retentissement près * de nos
populations maritimes anxieuses et si fort éprouvées.
Les armateurs et marins de la commune de Nantes adres-
sèrent, dans les termes suivants, Texpression de leur gra-
titude à Vhonorable député :
Nantes, 14 floréal an VU.
« Citoyen Représentant,
« Recevez les nouveaux témoignages de reconnaissance
que nous vous présentons en ce moment. Notre cause n'est
donc pas encore désespérée, puisque vous ne craignez pas
d'élever la voix en sa faveur, au milieu des calomnies qu'une
tourbe d'intrigants, vendus à l'influence de l'étranger,
déverse sur nous.
« Non, certes, et vous l'avez dit avec raison, les arma^
teurs et marins de la République ne sont pas des pirates.
Us ont toujours été, ils seront toujours, les défenseurs de
leur pays, les religieux observateurs des droits des nations ;
mais aussi, ils ont juré haine éternelle aux Anglais, quel
que soit le masque dont ils se couvrent.
« La course était trop utile à la France, pour ne pas
fixer les efforts de nos ennemis. Aussi, depuis plus d'un
an,, ont-ils tout fait pour l'anéantir. Les effets de la ca-
LA COURSE ET LES CORSAïRES^ 179
lomnie sont lents mais infaillibles ; ils ont donc calomnié
les armateurs et les marins ; et, le gouvernement, abusé
par ceux-mémes dont la mission était de l'éclairer,
oubliant l'expérience de six années, a été entraîné dans
l'en'eur fatale qu'on lui présentait.
« Pour vous, citoyen représentant, qui, avant de rem-
plir les augustes fonctions auxquelles les suffrages de vos
concitoyens vous ont porté, avez acquis la certitude des
manœu\Tes de nos ennemis et de la complicité des neu-
tres, continuez à défendre contre eux les intérêts de votre
pays ; accélérez la confection des nouvelles lois maritimes,
promises depuis si longtemps, et qui doivent fixer l'opinion
trop dangereusement incertaine des tribunaux ; dédaignez
les calomnies qui s'attachent toujours aux bonnes actions,
et les viles passions qui s'agitent autour de vous. Déjà
l'opinion publique répète vos courageuses paroles, et
applaudit à vos efforts, malheureusement plus admirés
qu'imités par vos collègues. Et si, par une fatalité dont
nous aimons à repousser jusqu'à l'idée, les intrigues de
nos ennemis devaient l'emporter sur votre courage, la sa-
tisfaction d'avoir bien fait, et la reconnaissance de vos
concitoyens seront votre récompense.
« Suivent les signatures *. »
Tel est le langage de nos Corsaires ; ces hommes ter-
ribles dans le combat^ humains et généreux dans la vic-
toire, qui prélevaient noblement sur leur part de prises
l'aumône du pauvre, la principale ressource, dans ces
temps malheureux, de nos hôpitaux honteusement expro-
priés ! . . .
1. Feuille Nantaise, 21 floréal an VIL
IgO LA COURSE ET LES CORSAIRES
La paix signée à Amiens le 25 mars 4802 mit un terme
à la course, désormais peu fructueuse pour Nantes. La
belle époque était passée.
Mais ce ne fut qu'une trêve. Le 8 mars 1803, M. Adding-
ton lut à la Chambre des Communes le fameux message
du roi Georges, dans lequel ce monarque se plaignait des
armements maritimes de la France, et insistait sur la
nécessité de prendre « les mesures que les circonstances
pourront exiger, pour maintenir l'honneur de sa couronne
et les intérêts essentiels de son peuple. »
Le 12 mai, l'ambassadeur anglais quittait Paris, et
trouvait à Calais, le 16, l'ambassadeur français parti le
matin de Londres. Ce même jour, 16 mai, lord Hawkes-
bury, ministre des affaires étrangères, déclarait que « déjà
des lettres de marque avaient été délivrées » ; et, trois
jours après , deux barques françaises chargées de sel
étaient amarinées par une frégate dans la baie d'Audierne.
Enfin, le 17 mai, le gouvernement britannique avait fait
mettre l'embargo sur tous les navires français ou bataves
ancrés dans ses ports ; et, indépendamment des nombreux
marins arrêtés, confisquer les marchandises, estimées à une
somme considérable. C'est ainsi que la surprise, la perfidie
et l'oubli de toutes les formes usitées entre nations civili-
sées, présidèrent à la reprise des hostilités.
Le souvenir des pertes causées au commerce anglais
par la marine nantaise dans la guerre précédente, porta
l'Angleterre à bloquer étroitement l'embouchure de la
Loire. Les frégates et corvettes de guerre, constamment en
croisière, avaient adopté pour mouillage les îles d'floedic
et de Houat, dont les habitants, ce qui est triste à dire,
les renseignaient sur les mouvements des ports voisins, en
LA COURSE ET LES CORSAIRES 184
échange de la faculté de pouvoir paisiblement se livrer à
la pêche.
Aussi, pendant toilte la période de FEmpire, n'avons-
nous à citer que peu de noms, derniers rayons de gloire,
dernières étincelles de la brillante auréole .qui plane sur
la réputation justement célèbre de nos corsaires.
Cependant Taclivité la plus énergique se réveillait de
toutes parts. A la séance du 4 février 1805, Regnault,
de'Saint-Jean-d'Angely, pouvait dire à la tribune du Sénat :
« L'Angleterre a saisi, sans péril, dans les trois premiers
mois de l'an XI, sur nos vaisseaux sans défense, qua-
rante ou cinquante millions enlevés à notre commerce !...
Mais à la Martinique, à la Guadeloupe, à l'Ile-de-France,
chaque jour voit nos corsaires faire entrer des prises ; et
déjà la balance est à notre avantage, dans les calculs de
nos finances, comme dans la comparaison de notre gloire. »
En janvier 1808, le journaux de Londres avouent que
les corsaires français sont plus hardis que jamais, et font
continuellement des prises dans le canal de Saint-Georges.
De son côté, la feuille du Havre, 26 mars 1808, nous
apprend que l'armement des corsaires se poursuit avec
d'autant plus de zèle dans les ports des départements du
Pas-de-Calais, delà Lys, de l'Escaut que les produits pour
les premiers armateurs ont été plus considérables. Le
commerce de Paris prend part aujourd'hui à ces spécula-
tions, ce qui arrivait rarement autrefois. Les nouvelles
reçues de Nantes, de Bordeaux et des ports de l'Océan
sont conformes à ces renseignements avantageux. Déjà
aussi , plusieurs maisons de commerce de Belgique
engagent une partie de leurs capitaux dans les armements
en course.
U COURSE ET LES CORSAIHES
1 iSli, les Anglais considéraient les dangers de la
cation dans la Manche comme tellement grands,
était presque impossible de faire assurer un navire,
ne les armateurs « ne sont pas en état de payer les
nés demvidées pour dédommager les assureurs. »
1 The Star, du iO décembre 1811, écrivait ; ■ L'audace
corsaires français, malgré la grande supériorité de
forces navales, est vraiment surprenante. Trois d'entre
ont été pendant toute la journée de dimanche dernier
j Plymouth et Edystone. On les apercevait distincte-
l de Maker-Heighta, et l'un de ces corsaires amarina
àtiment sous nos yeux. »
la chute du premier Empire, dans Thistoire duquel
inscrivit des pages magniliques, la course prît fin. Le
nd Empire l'abrogea.
ais en présence des faits éloquents, des chiffres indis-
bles que nous venons de produire, que devient la dé-
ition inconsciente du 16 avril 1836 : « la course est
îe. »
a ignorait, dit M. Carron, député d'Ille-et- Vilaine,
i son remarquable article, que le département de la
ine, surpris par l'événement, avait fait à l'Empereur
représentations tardives et malheureusement inutiles.
hommes émiuents qui le dirigeaient, ne pouvaient
levoir cette courte vue, cette légèreté, ce dédain de
e précaution, et cette préoccupation plus grande des
rêtshumaniLairesque des intérêts fiançais. L'abolition
1 course tendait-elle à diminuer les maux de la guerre,
humanité devait-elle bénéficier de ce que perdait la
ice ? On ne le croyait pas au ministère de la marine,
ijoutait, tout bas, que la déclaration était bien impru-
LA COURSE ET LES CORSAIRES 183
dente, et qu'il était h craindre que nous fussions dépassés
dans la voie que nous paraissions vouloir tracer aux
autres ^
Avant M. Carron, M. Urquhart, publiciste distingué *,
avait le premier divulgué le motif, jusque-là inexpliqué,
de l'inutilité, en 1870, de notre flotte armée et entretenue
à si grands frais, et dont cet acte de politique déloyale,
tant du côté du gouvernement français que du gouverne-
ment anglais, nous a fait subir les tristes résultats.
Depuis cette date néfaste de 1856, la guerre de la Séces-
sion d'Amérique est venue démontrer de la façon Ja plus
évidente comment la course peut annihiler le commerce
de Tennemi. Quelques petits navires, employés avec intel-
ligence par la confédération du Sud, dont tous les ports
étaient cependant étroitement bloqués, firent disparaître
de rOcéan le pavillon semé d'étoiles '. Qui ne connaît les
1. La Course maritime^ extrait du jooraal le Monde, Paris, Arthur
Bertrand, 1875, in-12, 83 pp.
« Trop souvent la France — écrit, en terminant son travail, M. Emile
Garron — se laisse aller à ses impressions généreuses sans raisonner.
Quelques faux frères, des amis maladroits, des conseillers rêveurs, un
gouvernement imprudent, lui ont persuadé que les corsaires, ses héroïques
serviteurs, étaient le fléau de Thumanité. Et, sur ce dire, sans discuter,
sans réfléchir, sans même faire comparaître devant elle pour les juger les
actes des corsaires, elle les a condamnés. Bien plus, on lui répète tous
les jours qu'elle ne doit pas s'arrôter en si bon chemin et qu'elle a le de-
voir de compléter l'abolition de la course en neutralisant la propriété flot-
tante. La conséquence immédiate d'une pareille doctrine seredt que la
denrée ordinaire aurait un prix plus haut que la vie humaine, et que, pour
sauvegarder la marchandise, de part et d'autre, en guerre, on se tuerait
plus de monde. »
2. La force navale supprimée par les puissances maritimes, guerre de
Grimée. Grenoble, 1873, in-8o de 48 pp.
3. Le Yacht des pavillons américains porte trente-sept étoiles, par allu-
sion aux trente-sept États de l'Union.
164 LA COURSE ET LES CORSAIRES
noms da Shénendoach, de la Florida, du Tallahassée, de
la Georgia et surtout de TAlabama. Ce dernier fit pour
6,S44,S09 dollars de prises ; et nous ne pouvons que rap-
peler sa lutte suprême avec le Eerseage, non loin de
Cherbourg, ainsi que les complications soulevées par son
armement, entre l'Angleterre et les États-Unis.
Jusqu'au mois de mai 1864, la valeur des navires et des
cargaisons brûlés en mer, depuis le commencement de k
guerre, s'élevait à plus.de quinze millions de dollars, et le
chiffre des bâtiments détruits, à 239, jaugeant 104,600 ton-
neaux.
Ecoutons, en terminant, un homme du métier, M. le
capitaine de vaisseau Th. Aube, et laissons à ce juge
compétent le soin de nous faire connaître la note de Topi-
nion de l'Angleterre au sujet de l'abolition de la course,
et de nous donner sa propre appréciation sur ce moyen
puissant, cette arme redoutable dans les maius de nos
dévoués marias *.
« .,. En renonçant à la course, le moyen le plus assuré
a qu'elle eût de combattre l'Angleterre, la France aban-
«f donnait un avantage positif, tandis que sa rivale renon-
« çait simplement à des prétentions désormais chimé-
n riques, impossibles à maintenir. C'est ce que lord
« Clarendon n'hésitait pas à proclamer à la tribune. —
« Nous avons obtenu de la France, disait-il à la Chambre
« des Lords, en matière des lettres de marque, la consé-
« cration d'un principe qui sera très avantageux pour une
1. Un nouveau droit maritime international, par M. Th. Aube, capitaine
de yaisseau, extrait delà Reviie maritime et coloniale, F ariSf 1875, in-S», 24 p.
M. Aube est aujourd'hui, 1886, Tice-amiral et ministre de la marine.
fe - /
LA COURSE ET LES CORSAIRES 18â
« nation commerçante, pour TAngleterre. L'abolition des
« lettres de marque est plus que r équivalent de r abandon
« d*un droit que je sais qu'il est impossible de soutenir.
« Appréciant ensuite avec une admirable sûreté de coup
« d'oeil les changements déjà accomplis, ceux plus grands
« encore que devait réaliser un prochain avenir, il ajoutait :
« — Cette abolition est plus importante aujourd'hui
« qu'elle ne l'a jamais été à aucune autre époque. Lorsque
« le bâtiment marchand et le corsaire attendaient tous
« deux du vent leur puissance motrice, ils étaient compa-
« rativement sur le pied d'égalité, et c'était le plus fin
« voilier qui prenait l'avance ; mais la majeure partie de
« notre commerce, se faisant encore sur des bâtiments à
c< voiles, serait absolument à la merci d'un corsaire, quel-
« que petit qu'il fût, faisant la course à la vapeur. En
« conséquence, je regarde l'abolition des lettres de marque
« comme étant du plus grand avantage pour un peuple
« aussi commerçant que le peuple anglais. — Déjà, du
« reste, dans la séance des Communes du 6 mai 1836,
« lord Palmerston avait dit: — C'est Jious qui avons le
« plus gagné à ce changement, par suite duquel, pendant
a toute cette dernière guerre, nos relations commerciales
« n'ont pas souffert.
« Les Etats-Unis se rendirent bien mieux compte
« des concessions faites par la France à l'Angleterre, en
0 répondant à la demande d'accession au traité, par une
« contre-proposition, qui était une fin de non-recevoir...
« La création d'une marine cuirassée n'est qu'une
« question d'argent. La course, au contraire, sans imposer
a des sacrifices matériels que le patriotisme des peuples
« les plus faibles ne puisse accepter, exige, ce qui ne
186 LA COURSE ET LES CORSAIRES
a s'improvise pas, les qualités les plus rares de Thomme
« de mer : la science, Texpérience, Taudace et le calme, la
a persévérance et la rapidité des conceptions. Mais quel-
« ques corsaires commandés par des Semmes, des Wadel,
« des Surcouf, des Bouvet, des Jean-Bart, suffisent pour
« frapper au cœuf le commerce des plus riches et des plus
(( puissantes nations. »
La course, cependant, telle qu'elle a existé jusqu'en 1815,
n'est plus possible. Elle appartient désormais au domaine
de l'histoire. La transformation radicale opérée dans le
matériel naval, navires de guerre, navires de commerce,
paquebots transatlantiques, nous semble rendre impossible
l'armement de ces derniers en corsaires. Les croiseurs ne i
sont plus que des bâtiments de l'État. Jadis nous avions
des manœuvriers intrépides, habiles, audacieux; bientôt
nous n'aurons plus que des machinistes. Les droît3 de l'hu-
manité, de la justice, semblent en quelque sorte réclamer, à
notre époque, Tabolition de la course comme peu conforme
à nos mœurs, à nos relations internationales. Mais les
considérations d'honneur national devaient-elles l'empor-
ter sur celles de l'intérêt de la France ?...
La France, parmi ses corsaires, compte incontestable-
ment des hommes illustres, de grands hommes même. A
cette école se formèrent de vaillants officiers, de braves
marins. Loin donc de flétrir la course, de parti pris et
sans la connaître, il faut tenir compte des considérations
essentielles et spéciales qui militent en sa faveur. Si en
principe elle paraît défectueuse et blâmable^ il faut se
reporter aux époques qui la virent universellement prati-
quée, et la juger non pas seulement au point de vue des
abus qu'elle entraînait, mais aussi sous le rapport des
services utiles et souvent glorieux qu'elle rendit.
LA COURSE ET LES CORSAIRES 187
Terminons par un fait qui, nous Favons déjà dit, a bien
sa valeur et est tout àThonneur des corsaires et des arma-
teurs, dont beaucoup figurent parmi les bienfaiteurs des
hospices de Nantes *. C'est principalement à leurs largesses,
à leurs dons, que ces établissements durent en grande
partie de pouvoir traverser la période si critique de la fin
du siècle dernier.
De Fan V à Tan IX (1796-1801), les négociants accor-
dèrent bénévolement un pour mille, sur le montant des
prises, pour l'entretien des hospices civils et du Bureau de
Bienfaisance,
Le maire de Nantes, Daniel de Kervegan, de sympathique
mémoire, provoqua cette généreuse et charitable mesure.
« Nantes, 4 prairial an V (23 mai 1797).
« Daniel de Kervegan, Présidqnt de l'Administration
municipale, au Président du Tribunal de commerce, à
Nantes.
« Citoven,
<r Dans presque toutes les places de commerce de la
République, il est accordé un pour mille sur le produit
des ventes de prises, au bénéfice des indigents. Nous
sommes dans l'intention de proposer cet établissement à
tous les négociants qui seront chargés de ces ventes, les
invitant, avant d'en faire l'ouverture, à en faire la propo^
sition aux acheteurs, persuadés que la modicité de cette
rétribution et les vues d'humanité qui la motivent, la
i. Les Bridon, Cossin, Couëron, DessauU, d'Havelose, MétoisetLechantre,
Richer, Van Neunen, etc.. Tableau des bienfaiteurs des hospices de Nantes,
Compte rendu des hospices, exercice 1882.
188 LA COURSE ET LES CORSAIRES
feront adopter, sans réclamation, surtout si vous voulez
bien concourir avec nous à démontrer l'avantage qui en
résultera pour les pauvres de la Commune. Personne ne
sera foulé d'un don aussi faible, et l'indigent sera sou-
lagé dans sa misère. Si vous daignez vous employer à cet
établissement, je ne douterai pas de la réussite.
« Salut et fraternité ». »
M. Dubern, délégué par l'Administration pour percevoir
ce droit, versa au receveur des hospices :
En l'an V, 3,183^ 6* 9*, dans lesquels la Reine de Londres,
prise du Chéri, entre pour 863^ H» 2^, et la Bénéficence
pour 893ï,U8.
En l'an VI, 5,194' 14» 11^, dans lesquels le Tarleton,
prise de VActéon, entre pour 524^ 18« H*; le Thomas,
pour 855» 17» 6^.
En l'an VII, 13,671* 9» 2*, dans lesquels le Bornholm,
prise du Nantais, iigure pour 3,326' 35c; jo Bernstoff,
pour 2,681* 35<?, et la Juliana-Maria, prise de la Confiance^
pour 3.336* 65®. En la même année, un second versement
de 2,0401 40 centimes, porte le total à 15,711*.
En Tan IX, le versement n'est plus que de 421* 69«. Le
Bureau de Bienfaisance touchait le tiers de ces sommes.
S. de LA Nicollière-Teijeiro^
(Za suite prochainement,)
i, Arch. municip , postérieures à 1790; carton. Bureau de Bicufaisance,
n* 1, dossier : Droit des pauvres. Le Bureau de Bienfaisance fut organisé
par la loi du 7 frimaire an V (27 novembre 1796).
SOUVENIRS DE GUERRE CIVILE
GUILLEMOT
XII
Gependanl les événements marchaient sans apporter aucun adou-
cissement i\ la situation des réfugiés. Le parti royaliste militant,
submergé sous le (lut toujours grandissant de la prodigieuse for-
tune de Bonaparte, tenta un supri^me effort. La guerre lui écha|()-
pait, il ne lui restait plus que la ressource des complots. Il orga-<
nisa contre le gouvernement consulaire une vaste conjuration dans
laquelle des généraux républicains figuraient à côté des chefs bre-
tons et vendéens. Le lôle de Guillemot était de faire appel aux
forces insurrectionnelles de la Bretagne au moment où la chute de
Bonaparte serait consommée à Pans. La découverte de la conspi-
ration, farreslation des principaux chefs, la mort de Georges et de
ses compagnons, rendirent sa mission inutile.
Aussitôt que son arrivée en Bretagne fut connue, Guillemot se
vit poursuivi à outrance par le gouvernement, alarmé de finfluence
qu'allait prendre Ihomme le plus propre à succéder à celui qui
Venait de mourir, en place de Grève, pour la cause de la vieille
monarchie.
Sa présence était, pour le moment, sans objet en Bretagne,
elle pouvait attirer sur sa famille et son pays d'inutiles rigueurs.
Guilitiinot le comprit. Il résolut de s'expatrier encore el de
* Ytir la livraison d'août 1886, pp. 81-98.
TV
1 90 GUILLEMOT
reprendre le chemin de TAnglelerre. Mais ses jours élaienl comp-
tés et la trahison, qui veillait sur ses pas, devait en finir avec Thé-
roïque partisan que dix années de guerre et de périls de toute
sorte avaient épargné 1
Le 20 novembre 4804, entre qualreetcinq heures du matin, une
double chaloupe (la Vicloire), aux ordres du capitaine Jean-Fran-
çois Le Louel, de Tlsle aux-Hoines, se dirigeait vers Tembouchure
de la rivière d'Auray. Elle portait à son bord^ outre le patron
et trois hommes d'équipage. Le Thieis, Mârtin(de Plaudreii), Jean-
Louis Poulchasse, de Bar, Pierre et François Guillemot et Joseph
Cadoudal, père de celui qui écrit ces lignes. Ils se rendirent à
nie d'Houat, dans fespoir d'y rencontrer un bâtiment qui devait
les transporter en Angleterre. Mais leur attente fut trompée ; le na-
vire anglais ne parut pas et ils durent prolonger leur séjour sur
le rocher d'Houat, qui avait toujours été si hospitalier aux royalistes
pendant la tempête révolutionnaire.
Le 25 novembre, un gendarme de la marine, nommé Loréal, à
la recherche de matelots déserteurs, se présenta à bord de la cha-
loupe et demanda au patron de lui présenter son rôle ; il insis-
ta pour voir les passeports des passagers. Repoussé vivement par
ceux-ci, il dut rentrer à Belle Isie, où il fit part de celte aventure
au maire de Palais, qui s'empressa d'en référer aux autorités com-
pétentes. Les parages d'Houat devenaient peu sûrs ; le capitaine
mit aussitôt à la voile pour Guernesey. Mais la mer était houleuse,
les vents contraires ; aucune voile amie ne paraissait à l'horizon ;
Guillemot, souffrant du mal de mer, donna ordre de débarquer dans
la baie de Concarneau. C'était le pays du général de Bar. Les fugi-
tifs y trouvèrent pendant quelques jours tous les soins désirables
et une sûre hospitalité. Puis ils rentrèrent dans le Morbihan, se
confiant chacun à leur bonne étoile et au dévouement si souvent
éprouvé des habitants des campagnes.
Cependant l'éveil avait été donné. Le général Chambarihac, qui
commandait la 13^® division militaire, en annonçant au préfet
du Morbihan la présence à Houat du roi de Bignaa et de ses corn-
ir
GUILLEMOT 191
pagaons, lui avail recommandé de faire comprendre aux habitants
de l'île « le mauvais cas où ils s'étaient mis en recevant des hommes
qu'ils auraient dû arrêter et faire conduire sur le continent. »
Dès ce moment, on mit sur pied tous les limiers de la police ;
des battues générales eurent lieu dans les campagnes ; on dressa
tous les pièges, on employa toutes les ruses pour s'emparer du
chouan dont le nom était à la fois une puissance et une terreur.
-XIII
En ce moment, vivait au village de Kerdréan, en Plougoumelen,
un chef de bataillon de la légion de Vannes, nommé Marc Le Gué-
nédal. Beau-frère du patron Le Louêt, c'était lui qui avait frété la
chaloupe la Victoire ei tout préparé (our le départ de Guillemot
et de ses compagnons. A la nouvelle des incidents de Ttle d'Houat,
il se croit perdu, ainsi que son beau-frère. Une proclamation du
préfet du Morbihan annonçant qu*on punirait de mort quiconque
donnerait asile au redoutable chef ou faciliterait sor évasion aug-
mente ses terreurs. Pour se sauver, Le Guénédal prèle Toreille aux
offres de la police ; il consent à devenir traître et à se faire es-
pion. Mis en rapport avec le général Boyer, commandant à Vannes,
il lui révèle le secret de divers dépôts d'armes et de munitions et
s'engage' à livrer Guillemot.
Celui-ci s'était réfugié au village de Berluhern, près Elven, où il
se trouvait avec un de ses fils (François) et Martin de Plaudren.
Le 15 décembre, à cinq heures du malin, un courrier de. Guille-
mot, Louis Rio, gagné par Le Guénédal, frappe à la porte de l'asile
où se cachaient les proscrits. Sur l'ordre de son chef, Martin se
lève, ouvre la porte et la referme vivement sous une pluie de
balles. La maison était cernée par un détachement de hussards.
Guillemot voit qu'il est trahi. Saisissant son arme et comptant
sur une de ces inspirations soudaines auxquelles il fut si souvent
redevable de son salut, il s'élance à demi vêtu au milieu de ses
V.
.■9
i- ■ ■ ■
1 92 GtJItLEMOr
ennemis. Il tire et blesse le hussard Laurent Houtier. Les autres
s'écartent respectueusement et le laissent passer. Malheureusement,
le chemin qu*il a pris le conduit à un préau, où se trouve un second
détachement de soldats. Il veut de nouveau faire usage de son
arme : le coup rate. II reçoit sur les yeux un terrible coup de sabre
qui lui est asséné par le maréchal des logis Bachelet. Vingt hommes
s'acharnent après lui. Seul contre tous, le chouan se défend
en tenant par le canon son fusil, dont il se sert comme les cheva-
liers se servaient de leur masse d'armes. La lutte fut longue :
elle dura une demi-heure, pendant laquelle Théroïque « brigand >
fil des prodiges de courage et d'adresse. Il diMribua autour de lui
de nombreux horions et fit plus d*une blessure. Il en reçut vingt-
trois, dont quatre d'une extrême gravité. li succomba enQn, mais à
la manière des anciens preux, à bout de forces et de sang, et sous
la fatalité du nombre. Transféré le même jour à Vannes, où deux
chirurgiens pansèrent ses blessures, on hâta son procès dans la
crainte que la mort, qui le tenait déjà, n'accomplit son office sans
le secours du bourreau.
Une dépêche télégniphique arriva de Paris, portant ces seuls
mots : « Qu'il soit jugé et fusillé sur-le-champ ! >
Telle était la justice sommaire de cette époque.
XIV
On permit^ toutefois, au prisonnier de voir sa fille et son jeune
fils François.
« Soyez exacts dans vos prières, leur dit-il ; pratiquez constam-
ment NOS devoirs religieux; soyez toujours fidèles à Dieu et au
Roi!»
Il termina ce court entretien avec ses enfants en leur recomman-
dant dédire à sesamisel, en particulier, à son lieutenant Le Thieis
de ne lien tenter pour sa délivrance. Il sentait que son heure était
venue.
Le trois janvier 1805, le chef breton parut devant la commis-
V
\
\
GUILLEMOT 103
sion spéciale établie par le général Gbambarlhac pour le juger.
Celte commission était présidée par M. Husson^ major au 37* de
ligne.
L*accusé prit la parole après son avocat. Sa haute stature, son
rude visage tout sillonné de traces de poudre, sa voix énergique, sa
mâle et inculte éloquence et, plus que tout cela, le souvenir de ses
exploits, de son courage, de sa persévérance, de sa fidélité à Dieu,
de son dévouement à la plus ancienne et à la plus auguste race
du monde, causèrent, dit-on, une vive impression à ses juges, dont
plusieurs avaient été ses adversaires sur les champs de bataille
du Morbihan. Mais le maître avait parlé. Il fallait une nouvelle
viclime.Le général Guillemot fut condamné à la peine de mort^ à
runanimité des voix.
Le lendemain, loules les troupes de la ville se réunirent sur la
Garenne, lieu fatal où avait déjà coulé un sang héroïque, celui de
Sombreuil, de Soulanges, de Tévëque de Dol et de nombreux émi-^
grés pris à Quiberon.
Le condamné, auquel ses blessures ne permettaient ni de marcher
^ni de se soutenir, y fut porté sur une civière, et, pour le tuer décem-
ment, on dut le placer sur un fauteuil.
On voulait lui bander les yeux comme à un condamné vulgaire
afin de lui dérober les préparatifs de morU
— « Gela n*est point nécessaire, dit-il, en repoussant une assis-
tance indigne de lui.
— Songez, lui dit le prêtre qui l'accompagnait, aux humiliations
de Notre-Seigneur !
— Gela est vrai, répondit le soldat chrétien, qui allait mourir,
faites ce qu'il vous plaira. »
El le prêtre lui abattit sur les yeux le bandeau qu'il avait sur le
front.
Deux décharges se firent entendre. La première fit incliner vers
la terre le front du supplicié. La seconde le délivra de ses souffrances
et de la vie.
Telle fut la dernière heure du roi de Bignan.
TOME LX (X DE LA 6« SÉRIE) 13
^^i- r
194 GUILLEMOT
SECONDE PARTIE
l'empire et U RESTAUlUnON
SoHKAiBi. — Les enranU de Guillemot. — Jolien. — Premières impressions.
— LesÎDâorgés royalistes en Angleterre. — TenlaliTes malheureuses d insurreclion.
— Chute de FEmpire. — Les Cenl-Jours. — L'insorreciion de 1815. — Julien
Guillemot; chef de la division de Meirand. — Occupation de Ponti?y. — Courage
et humanité. — Les fédérés. — Joseph Cadoudal. — Réorganisation de Tarmée
française. -- Julien GniUemot chef de bataillon.
I
Guillemot laissait derrière lui quatre enfants : trois Bis et une
fille. Au moment de i'ezploston insurrectionnelle de 1793, l'atoé,
Julien, entrait à peine dans sa septième année, et le dernier n'avait
pas encore vu le jour. Toute la famille du chef royaliste^ chassée
de son foyer, fut réduite à errer et à chercher des refuges de chau-
mière en chaumière. Ces refuges ne leur étaient jamais refusés, et
toutes les portes s'ouvraient devant les proscrits, bien qu'en
pénétrant sous un loit ils y perlaient toutes les chances du pillage,
de rincendie et des massacres.
Les jeunes enfants grandissaient au milieu de la persécution
révoluliunnaire el au sein de Tinsurrection royaliste. Ils s'habituèrent
de bonne heure à Todcur de la poudre et au bruit des balles.
Julien, maigre son père, accompagnait souventla division de Bignan
dans ses expéditions et la suivait au plus fort du danger. A peine
âgé de quatorze ans, il fut témoin de Taffaire du Pont-de-Loc.Iieut
sa part de toutes les émotions, de toutes les douleurs, de toutes les
angoisses de celle époque héroïque et funèbre, où une journée
commencée par une victoire se terminait souvent par une défaite.
Dans l'inlei va1!e de ses combats et de ses travaux, le chef roya-
liste consacrait parfois de courts instants à sa famille. Il ap|Mrit à
GUILLÊHOT 195
lire à Julien et lui enseigna les premiers éléments de la religion.
De saints prêtres, proscrits par la Terreur, poursuivirent son œuvre,
et le fils dîné du roi de Bignan fut bientôt en état de s'agenouiller
â la sainte Table et de recevoir le pain des forts. Les circonstances au
milieu desquelles il accomplit ce grand acte, la persécution qui
grondait sur sa têie pendant que Dieu se révélait à lui pour la
première fois, les leçons, les récits et les exemples de ses pieux insti-
tuteurs ne sortirent jamais de son souvenir. Sun enfance connut
des impressions semblablesà celles que durent éprouver, au fond des
catacombes, les chrétiens de la primitive Eglise. Les mêmes voix qui
lui enseignèrent à bénir Dieu au milieu des plus cruelles épreuves,
lui apprirent à aimer le Roi dans toutes les fortunes et à travers
toutes les vicissitudes de la vie. Il confondit dans un même culte
les objets sacrés que la Révolution réunissait dans la même haine
et dont les noms étaient inscrits en lettres d'or sur les drapeaux
des armées catholiques et royales.
En 1798, Julien Guillemot recueillit le dernier soupir de sa mère.
La pauvre femme, épuisée de forces et de douleurs, mourut âgée
de 32 ans, peu de semaines après avoir donné la vie à son dernier
enfant.
En 1802, Julien suivit son père en Angleterre, où il fut confié
aux soins de Pabbé Carron, prêtre du diocèse de Rennes, dont le
nom est devenu une des gloires deTÉglise de France.
Déporté à Jersey en 1792 pour avoir refusé le serment exigé
par la Constitution civile du clergé, l'abbé Carron s'était rendu à
Londres où sa charité sacerdotale n'avait pas lardé à se signaler par
la fondation de plusieurs bonnes œuvres en faveur des proscrits et
des émigrés. Grâce à ses soins et à la protection du gouvernement
britannique, on vit s'établir dans la capitale de l'anglicanisme deux
chapelles catholiques, deux hospices, l'un pour les prêtres infir-
mes, l'autre pour les femmes malades, un séminaire de vingt-cinq
élèves qui a donné plusieurs prêtres à l'Église, deux pensionnats,
dans l'un desquels furent élevés quatre- vingts jeunes gens et dans
l'autre soixante jeunes personnes.
196 CDILLEMOT
Julien Guillemot commença ses éludes sous la conduite Je ce di-
gne prëire. C'est dans sa maison que lui parvint la nouvelle del'ar-
rcstalion et de la mort de l'homme héroïque au(]uel il devait la vie.
Celle nouvelle le frappa rudement nu cœur et dès lors le (ils du
roi de Gignan n'eut qu'un dc^ir : rentrer en Bretagne et venger
la mort de son père.
II
Il ne larda p^s à être rejoint par son frère François, que nous
avons vu recueillir les dernières paroles dR Pierre Guillemot.
C'était un jeune homme d'une intelligence vive et éveillée et d'une
telle arileur à s'instruire qu'il fut bienidl en étal de donner en an-
glais des leçons de français, d'italien et d'espagnol.Cetle ressource,
jointe aux secours que le gouvernement britannique accordait d'une
main généreuse aux émigrés royalistes, eût permis aux deux frères
de mener une vie paisible et heureuse, s'il était possible de trouver
le bonheur loin de Sun pays. Leur courage, ainsi que celui .de la
colonie bretonne au milieu de laquelle ils vivaient, était soutenu et
sans cesse ranimé par l'espérance d'une nouvelle prise d'armes
bien que les événements qui se déroulaient sur le continent ne lais-
sassent guère de place à la pensée d'une insurrection royaliste.
Toutefois, plusieurs projets furent mis à l'éude par te conseil du
Roi. Enl809, un prêtre du diocèse de Vannes, l'abbé Guillevic,fu(
chai^é'par Louis XVIII de lui rendre compte de la situation de l'es-
prit public en Bretagne. Après avoir parcouru le Morbihan et les
Càtes-du-Nord.il réponditqueu les populations étaient prêtes à re-
iveler leur héroïsme s , mais que c l'heure n'était point encore
lue n d'attaquer le colosse aux pieds d'arj:,ile ». En 1812^ le gé-
al Debar, accompagné de HM. Droz et Leguern, fit une tentative
ir rentrer en Bretagne. Il débarqua à Houat, espérant gagner la
emorbibannaise. Un espion signala sa présence, et, le lendemain,
! chaloupe transporta dans l'Ile un détachement de soldats qui
ssacrèrent les trois officiers.
GUILLEMOT 197
III
Cependant les événements se précipitaient sur le continent. Les
royalistes réfugiés en Angleterre les suivaient d'un œil curieux,
brûlant du désir de se jeter eh Brelagne, en Normandie, dans le
Maine, en Vendée, pour y soulever les populations contre un des-
potisme qui devenait de jour en jour plus intolérable. La tyrannie
de la conscription, l'aggravation des impôts, la pénurie du com-
merce, Tavilissement de toutes les denrées par suite du blocus con-
tinental, Taffreuse situation des familles dont les enfants se sous-
trayaient par la fuite au service militaire et contre lesquelles on
renouvelait journellement toutes les rigueurs de la loi des suspects:
les saisies, les ventes à Tencan, les contraintes par voie de garni-
son, les arrestations arbitraires, etc. ; d'une autre part, la persécu*
lion religieuse, qui s'était déjà manifestée par le dépouillement et
l'arrestation du souverain Pontife, par l'emprisonnement de prêtres,
d'évêques et de cardinaux ; tous ces motifs ti bien d'autres avaient
porté au comble en Bretagne comme ailleurs et plus qu*ailleurs
l'exécration du régime impérial. Vers la fin de 1813, on peut dire
que le pays tout entier était mûr pour une nouvelle insurrection.
Elle fut inutile. Dieu toucha du doigt le colosse et il tomba en
poussière. Quand les proscrits rentrèrent en France, après dix an-
nées d'exil, le drapeau blanc flottait sur tous les clochers: l'Empire
avait succombé sous le poids de ses fautes et de ses crimes.
Pour la plupart, ils trouvèrent leurs foyers éteints et déserts.
Le bien-être qu'ils obtinrent dans leur patrie fut inférieur à celui
que leur avait fait l'hospitalité de TAnglelerre. Le roi était pauvre
et ne pouvait rien pour eux. Mais qu'importe ! ils assistaient nu
triomphe de la cause sacrée pour laquelle ils avaient si longtemps
combattu et soufl'ert ; ils revoyaient les landes bretonnes, ils respi-
raient l'air natal, cet air vivifiant qui leur était si nécessaire, que
beaucoup d'entre eux, atteints de nostalgie, étaient morts pour en
avoir été trop longtemps privés. S'ils se trouvaient péniblement
affectés de l'abandon où les reléguaient forcément des circons-
tances politiques d'une complication et d'une difficulté extrêmes,
iW GDUXEMOT
leur fidélilé n*en recul pas la plus légère atteinte. Aussi, lorsque
la révolution du20 mars vint de nouveau livrer la France à Thomme
du 18 brumaire, se retrouvèrent-ils tous à leur poste, prêts encore
à combattre et à mourir.
IV
Jusqu'ici, les historiens de la Restauration et de l'Empire n'ont
pas donné à l'insurrection morbibann.aise de 1815 la place qui lui
appartient. Ils entrent dans de minutieux détails sur les divisions
intestines et les intrigues de police qui, à cette époque, firent avor-
ter le mouvement vendéen et paralysèrent le dévouement et la va-
leur des vieux soldats de Bonchamps et de Gharette. Hais ils sem-
blent ignorer que, derrière la Vilaine, tout un peuple se souleva aux
cris de Vive le Roi f et que, pendant toute la durée des Cent-Jours,
ce peuple fit flotter le drapeau blanc et le maintint avec énergie
en face du drapeau de l'usurpation bonapartiste. Cependant l'ar-
mée royale du Morbihan, parfaitement organisée, ne s^éleva pas à
moins de seize mille hommes, et elle eût été facilement doublée
sans le défau-l d'armes et de munitions. Elle fit la guerre avec au-
tant d'humanité que de courage. Ses succès forent dégagés de tout
excès et de toutes représailles, même légitimes. Elle sut à la fois
se tenir en garde contre les intrigues de Fouché et déjouer les
conseils d'une lâche prudence, conjurer dans son sein toute rivalité
jalouse et toute désunion, et préserver son pays de la souillure de
rélranger. Lors de l'invasion, pas une semelle prussienne ne foula,
grâce à elle, le sol du Morbihan. Les alliés s'arrêtèrent avec res-
pect au seuil même du sanctuaire de la fidélité royaliste.
Une plume émue et éloquente, celle de H. Rio, a raconté This-
toire de cette courte campagne à laquelle prirent glorieusement
part les écoliers du collège de Vannes ^ M. Tabbé Bainvel, depuis
curé de Sèvres, et qui figurait, comme H. Rio, au nombre des offi-
ciers de cette compagnie d'enfants, a aussi rappelé les principaux
I. La Petite c/iouannerte, ou Histoire d'an collège breton sons Tempire, par A. -F.
Rio. Paris, 1842^ in-8o.
GUILLEMOT 199
détails derhérolque épisode de 1815, que Brizeux et Wordswortb
ont chanté et qu'a célébré la plume de Chateaubriand '. Qu'on Use
leurs récits, si Ton veul se faire une juSile idée des sentiments qui, à
celte date^ faisaient batlre le cœur des jeunes kloêrs morbihannais !
Le caraclère tout biographique de ce travail ne nous permet pas
ds retracer ici Thistoire de celle rapide campagne, qui ne laissa
derrière elle que des souvenirs sans remords et qui se termina sur
la Rabine de Vannes par une messe solennelle à laquelle assis*
tërent, confondus dans les mêmes rangs, les soldats de TËmpire et
de laRoyaulé. Julien Guillemot et ses frères y prirent une part digne
du sang qui coulait dans leurs veines. Le Tbieis vivait encore : il
eut le commandement de Pancienne division de Bignan ; François
Guillemot y servit en qualité de chef de bataillon, et il eut sous ses
ordres son jeune frère Jean-Harie, qui, à peine âgé de dix-sept ans,
avait voulu prendre le fusil du volontaire. Quant à Julien, on le
chargea de réorganiser le pays de Baud et de Melrand, qui formait,
dans les anciennes guerres, la division du brave et du malheureux
Jean Jan. Secondé par M. de Launay, ancien officier de l'armée de
Condé, par Dagorn, de Bieusy, Yves Le Dain, de Noyal-Ponlivy^ et
Louis Guillemot de Langonnet, il fut bientôt à la tète d'une légion
parfaitement organisée.
Cette légion eut peu d'occasions de rencontrer l'ennemi^ ayant
été surtout employée à propager l'insurrection dans le Finistère
et à tenir en respect la garnison de Ponlivy, qui ne sortit guère
de ses retranchements pendant toute la durée de la campagne.
Julien Guillemot occupa personnellemenlGuémené, Gourin, Plouay^
Rostrenen, Carhaix. Mais il éprouva devant Châteauneuf-du-Faou,
occupé par une assez forte garnison, une résistance qui lui coûta
plusieurs hommes et l'obligea à se retirer.
Le 6 août, il fit son entrée à Pontivy. La garnison de celte ville,
composée d'un escadron de cavalerie, d'un fort détachement de ma-
rins, de gendarmes et de gardes nationaux, n'était rien moins que
1. Souvenirs d*un écoliery par P. -M, Bainvel. Paris, i846, in-18.
SOO GUILLEMOT
sympathique à Tarmée royale. De leur côté, les chouans élaienl dans
une exaspération extrême, particulièrement contre la gendarme-
rie. A tout instant on pouvait craindre de voir éclater quelque
sanglant conflit. Un jour, une troupe nombreuse et irritée se
masse devant la caserne des gendarmes, dans l'intention mani-
feste de l'assaillir. Guillemot accourt avec une centaine d'hommes,
les range en bataille devant la caserne, préserve les gendarmes
d'une mort certaine, et les fait conduire sous bonne escorte dans un
lien sûr, situé à quelque distance de la ville.
Peu de temps auparavant, cantonné avec une partie de sa légion
au bourg de Noyal-Pontivy, il avait fait scrupuleusement respecter
la demeure et les propriétés du contre-amiral Coudé. Celui-ci était
député au Corps législatif., Lorsqu'il rentra dans ses foyers, il les
trouva gardés par des chouans qui, sous l'ordre de Guillemot, lui
rendirent les honneurs militaires. Le chef royaliste voulut ainsi té-
moigner son estime pour la haute valeur dont avait fait preuve cet
officier général en combattant sous les drapeaux de la République et
de l'Empire.
Ces manières d'agir, si peu conformes aux traditions des guerres
civiles, et qui, du reste, furent celles de tous les officiers de l'armée
royale pendant les Cent Jours, avaient bien vite acquis à Julien Guil-
lemot la sympathie de ses adversaires politiques. Le sous-préfet de
Pontivy, H. Le Bare, le reçut dans sa propre demeure et ne cessa
de le combler d'égards. Il fit soigner avec beaucoup d'humanité le
Jeune frère du chef royaliste, Jean-Marie, qui avait été grièvement
blessé, quelques jours auparavant, à l'attaque de Redon.
Pour comprendre toute la significatton de semblables procédés,
il faut se reporter à cette fatale époque des Cent-Jours, où les ari-
mosités politiques ne connaissaient pas de bornes, où les rancunes,
les rivalités jalouses et toutes les passions haineuses, déchaînées de
toutes parts, étaient surexcitées jusqu'au délire. Tandis qu'ailleurs
l'exaspération des partis se traduisait en scènes furieuses et en mas-
sacres, le Morbihan, où les opinions royalistes étaient si tranchées,
où la persécution révolutionnaire avait été si cruelle, et le régime
GUILLEMOT 201
impérial si acerbe et si dur, ne connut pas Tombre d'une réaction.
Aussitôt que les chefs des deux partis eurent arrêté les principaux
articles de la pacification, les soldats des deux armées fraternisè-
rent à Tenvi. On les vit s'asseoir aux mêmes tables et trinquer cor-
dialement en se racontant les divers épisodes de la campagne qui
venait de finir. Les idées de rapprochement et de concorde furent
même portées si loin que, pendant quelque temps, les chouans et
leurs chefs se virent placés sous les ordres du général qui avait di-
rigé conlre eux les forces impérialistes. « Il semblait, a écrit M. Rio,
qu*on se fui entendu de part et d'autre pour donner un éclatant dé-
menti à tous les enseignements de Thisloire sur les horreurs qu'en-
traînent inévitablement les guerres civiles. »
He sera-t-il permis de rappeler qu'un pareil résultat fut dû, en
grande partie, aux sentiments que sut inspirer, dès l'ouverture de
la campagne, celui qui eut l'honneur de recevoir et de porter les
premiers coups?
Aussitôt qu'on eut appris qu'une division de l'armée royale, pla-
cée sous le commandement de Joseph Cadoudal, avait levé^ dans
les environs d'Âaray, le drapeau de la résistance, une colonne de
fédérés, fortifiée d'un détachement de canonniers de marine, sortit
des murs de Lorient avec l'intention de la combattre. Celte colonne
traversa Âuray en poussant des cris de: Mort aux chouans t et en
jurant qu'elle rentrerait le lendemain portant au bout du fusil la
tête de son chef qui avait pris Tinitiative de l'insurrection. En outre,
les fédérés témoignaient à haute voix leur résolution de ne point
faire de prisonniers et de fusiller sur-le-champ tous ceux qui tom-
beraient entre leurs mains. C'est dans ces dispositions qu'ils arri-
vèrent à Sainte-Anne, où une faible partie de l'armée royale les at-
tendait de pied ferme.
Les fédérés étaient en force, abondamment fournis d'armes et
de munitions, et ils comptaient parmi eux des soldats vieillis dans
les camps de la République et de TEmpire. Ainsi pensaient-ils bien
avoir facilement raison d'un rassemblement d'insurgés à peine ar
mes et presque dépourvus de cartouches. — « Ce fut tout le con-
1
202 GUILLEMOT
traire qui arriva, dit un témoin. Renverser les bleus, les disperser,
fut l'affaire d'un moment. Joseph Cadoudal, à la lète de ses braves
marins d'Aaray^ s'élait précipité comme un torrent sur celte mal-
heureuse colonne, dont à peine cinquante hommes purent se sau^
ver... t »
Une trentaine de prisonniers resta aux mains du vainqueur.
Parmi eux se trouvait le commandant de l'exoédilion, qui, la veille
même de la prise d'armes, avait entretenu des intelligences avec
le chef royaliste en lui faisant des avances et des promesses « dont
la perfidie, ainsi que le remarque H. Rio, ne pouvait plus èlre mise
en doute. » Il avait été blessé dans l'action. Mis en présence de
Joseph Gadoudal, il balbutia quelques excuses, et, après avoirparlé
de sa femme et de ses enfants en bas âge, il demanda ce qu'on al-
lait faire de lui et de ses compagnons.
— € Les royalistes ne font pas la guerre aux prisonniers, lui ré-
pondit Cadoudal. Asseyez-vous à ma table et buvez à la santé du roi :
je vous rends à tous la liberté en son nom. Hais, dites-moi fran-
chement, si vous aviez vaincu, nous auriez- vous traités de même?
— « C'était mcn intention, dit le chef des fédérés en baissant les
yeux, mais je n'ose pas affirmer que c'eût été en mon pouvoir ^ »
L'auteur de la Petite Chouannerie ajoute :
<t Après ce court dialogue, qu'il eût été peu généreux de prolon-
ger davantage, le pauvre commandant fut dirigé avec ses compa-
gnons vers le bourg de Sainte-Anne, où le premier appareil fut
mis sur sa blessure par le chevalier de Hargadel, Vendéen par le
cœur autant que par le caractère, et auquel un acte d'humanité ne
coûtait pas plus qu'un acte de bravoure. »
Les fédérés, blessés ou prisonniers, traités avec des soins et des
égards pour ainsi dire fraternels, furent renvoyés sains et saufs.
Pour toute rançon, on leur demanda de rendre compte à leurs amis
1. Souvenirs d'un écolier, par Tabbé Baiovel, page 31.
2. La Petite chouannerie, p. 202.— Précis delà Campagne Mie en 1815 par Tar-
mée royale da Morbihan, elc, etc., p. 5. —Les Phalanges royales en 1815, par De-
landine de Saint-Esprit, t. II, p. 154.
I
GunuoioT 203
des procédés dont « les brigands t avaient usé à leur égard. lis le
promirent et tinrent parole. Grâce à ces débuis, toute la campagne
eut un caractère d'humanité et de modération, malheureusement
bien rare dans les guerres civiles. Mais on devine !rop ce qui fût
advenu si, au lieu de remporter une victoire, les royalistes eussent
eu à subir une défaite. Les intentions manifestées la veille par
leurs ennemis étaient évidentes. Si elles se fussent réalisées, les
chefs les plus humains n^eussent-ils pas été forcés de recourir,
comme dans les anciennes guerres, à Timpitoyable Justice des re-
présailles?
V
Après la seconde Restauration, on sait qu'une ordonnance royale
licencia les armées insurrectionnelles de l'Ouest en même temps
que l'armée de la Loire. Une haule sagesse présida, à celt*" époque,
à la réorganisation des forces militaires de la France ':ui formè-
rent bientôt une armée véritablement nationale, où trouvèrent place,
à la fois, les vieux serviteurs de la royauté et les anciens soldats de
la République et de TEmpire.
Julien Guillemot fut nommé chef de bataillon dans la légion
du Pas-de-Calais. Il passa successivement avec le même grade
dans le 44® et dans le 2^ régiment de ligne.
Nous n'avons pas à suivre sa carrière pendant les quinze années
qu*il demeura sous les drapeaux. Les régiments dans lesquels il
servit n'eurent point la fortune de faire partie des glorieuses expé-
dilions de la Restauration. A son grand regret, le commandant
Guillemot ne put avoir part aux campagnes d'Espagne, deMorée et
d*Alger. Il dut se borner à mettre en pratique ses études spéciales
dans les camps de manœuvres et dans les villes de garnison.
Disons seulement que ses chefs furent unanimes à constater
ses connaissances et ses qualités militaires, et que ses adversaires
politiques étaient les premiers à rendre hommage à l'intégrité
de son caractère et à la noblesse de ses convictions.
Georges de Cadoudâl.
POfiSIE
UNE PROMESSE
A Denys Cochix.
Quelle bonne et douce journée
Mon âme vous a due hier !
Par vous elle était ramenée
Vers un passé dont je suis fier ;
Vers ce temps où Thomme admirable
Dont vous portez le nom si bien,
Me faisait asseoir à sa table,
Moi chétif, moi qui ne suis rien !
Je vaiS; d'un élan invincible,
Vers les tenants du Bien, du Beau,
Gomme le plomb vole à la cible,
Gomme la phalène au flambeau.
Ainsi j'allai vers votre père.
Il m'aimait. Pourquoi? Je raimais!...
Épi mûr, il tomba sur Taire...
Je ne le reverrai jamais !
Jamais? Oh ! si ! mais dans la gloire,
Dans la lumière, où Dieu Ta mis,
Dans ce beau ciel, où j ose croire
Que j'embrasserai mes amis !
UNE PROMESSE 205
Pendant que mon humain voyage
Se poursuit, offrez à mes yeux
Ce buste, cette noble image
Promise à mon culte pieux.
Je la placerai près de celle
De mon Laprade, — à sa hauteur!...
Heureux mon toit, s'il vous recèle.
Grand poète I grand orateur !
EMILE Grimaud.
TOUS m mmm étaient-ils nobles î
NON
Les lecteurs de la Revue des Deux Mondes onl accueilli avec une
faveur méritée des articles historiques signés de M. Lavisse, mailre
de conférences à l'Ecole normale. Le même auteur a publié, ces der-
nières années, deux petits volumes, intitulés, l'un, h Première
année, l'autre, la Seconde année de rhistoire de France à Vusage
des écoles primaires et des classes élémentaires des Lycées et Collèges.
Le premier de ces volumes est à sa 11^ édition (1886). Le second
est à sa 28® édition (1885). Le premier est inscrit sur la liste des
ouvrages fournis gratuitement par la Ville de Paris à ses écoles
communales. Le second jouit de la même faveur ; de plus, il est
adopté par le Ministère de l'Instruction publique pour les biblio-
thèques scolaires.
C'est un succès que personne ne contestera. Ce succès est-il mé-
rité? C'est une autre question.
Dernièrement un recueil mensuel publié à Quimper, le Bulletin
de l'Enseignement chrétien^ s'est mis à étudier de près cette histoire
de M. Lavisse. L'auteur de cette étude garde l'anonyme, et c'est
modestie de sa part.
La somme des critiques fondées qu'il adresse au livre de H. La-
visse est déjà considérable^ et plusieurs se demandent non sans
étonnement: « Comment Thabile et savant écrivain de laRevu^e des
Deux UondeSydiA'il, pu commettre tant d'erreurs, d'inexactitudes, de'
contradictions dans les courtes pages de sa petite histoire? »
L'étonnement croîtra à mesure que le critique continuera son
œuvre ; car, il faut l'espérer, il la mènera à fin.
TOUS LES SBIGMEiniS iTAIBIfr-IL8 NOBLES? NON 90)
Pour moi, je me borne à étudier cette unique phrase do livret
de H. Lavisse : Tous les seigneurs étaient nobles.
Je dois des remerciements à H. Lavisse. S'il n'avait pas écrit
celle phrase, je n'aurais pas étudié à fond ce point de droit féodal;
je n'aurais pas eu Foccasion d^apprendre beaucoup de choses qui,
je Tavoue, m'ont été une surprise, et dont le simple exposé sera
peul-ëlre un étonnement pour plus d'un lecteur.
Je prie seulement de ne pas oublier que j'écris à Qoimper et de
m'excuser si je me place surtout au point de vue breton.
I
On Ht dans la Première année de l'histoire de France, par M. La-
visse (2« édition, p. 20, n« 84) :
c Tous les seigneurs étaient nobles; tous ceux qui n'étaient pas
seigneurs étaient des roturiers. »
Il faut nous mettre d'accord sur le sens de ces trois mots : nobles,
roturier», seigneurs.
Qu'esl-ce qu'un noble ? t C'est, dit Perrière, une personne dislin*
guée ou par la verlu de ses ancêtres ou par la faveur du prince.
Les premiers sont les nobles de race, et les autres sont ceux à qui
le Roi a par grâce spéciale accordé des lellres de noblesse, ou qui
possèdent des charges qui anoblissent. » — Ainsi (rois sortes de
nobles : les nobles de race, les nobles de naissance, fils d'ano-
blis, les nobles d'offices devenus nobles par leur nomination à des
offices qui anoblissent S
Comme nous le verrons, il ; a eu, au moins pendant un temps,
une autre manière d'acquérir la noblesse: vivre noblement.
I. Fkkriârb — SDX mois Noble et Anoblissement» V. aossi Dbrisakt »di mots AoMo
Noblesse.
208 TOUS LES SEIGNEURS ÉTAIEMT-ILS NOBLES? NON
Qu'est-ce qu'un roturier? C'est celui qui n'est pas noble, en
Quelque degré d'honneur, de dignité et de richesse qu'il soit par-
venu. C'est la seule déûnilion S
Qu'est-ce qu'un seigneur? » C'est \e propriétaire d'un fief ou d* une
terre*. Sur ce point aucun doute possible. C'est donc comme si
H. Lavisse avait écrit : a Tous les propriétaires de fiefs ou de
c< terres étaient nobles; lôus ceux qui n^étaient pas propriétaires de
a fiefs ou de (erres étuienl des roturiers, » c'est-à-dire n'élaienl
pas nobles. — En d'autres termes, la noblesse tient à la propriété
du fief ou de la terre.
— C'est ce qu'il faut voir.
Ne sortons pas de notre province. Toutes les familles nobles de
Bretagne n'avaient pas le domaine presque royal des Rohan, ni
même les vastes possessions des sires de Rosmadec ou des barons
de Pont (l'Abbé). Eh bien ! supposez (ce qui est ordinaire) de nom-
breux enfants dont le père est seigneur (propriétaire) d'une seule
et mince seigneurie : les cadets n'auront pas un pouce déterre,
ils ne seront pas seigneurs ; donc, d'après M. Lavisse, ils seront
roturiers.
Faut-il un exemple?— Bertrand du Guesclin! On a dit qu'il
n'emporta du pauvre manoir de son père que sa noblesse et son
épée. Erreur! Il n'avait que son épée, parce qu'il n'était pas sei-
1. Ferriére, Denisart, etc. C'est le seul sens du mot. Depuis (et bien tardivement
puisqu'on n'en trouve aucune trace dans le diclionnaire de Trévoux) on a pris abusi-
vement roturier dans le sens de grossier, air roturier, mine roturière. Mais ce sens
a vile vieilli. Littré, \^ Roturier.
2. Ferriére, Dict. du Droit, V* Seigneur,
« Quoique le nom de seigneur convienne à tous ceux qui sont propriétaires des
héritages, puisqu'il ne signifie autre chose que maître^ on ne donne cependant la
qualité de seigneur qu'à ceux qui possèdent des flefs ou des justices. » — Deni-
SART, V' Seigneur, i\
M. Lavisse dit: t Un homme qui possédait des châteaux et des terres, > Définition
que le pluriel rend inexacte (!' année, p. 19). Mais deux pages plusloin, M. Lavisse
oublie cette délinition, comme nous allons le voir.'
\
TOUS LES SEIGNEURS £TAIEIfT-ILS NOBLES? NON 209
gneur; et la main glorieuse qui tiendra plus tard Tépée de conné*
table fut celle d*un roturier.
Passons ! Il est clair que H. Lavisse n*a pas voulu dire ce qu'il a
dit.*. Ne faudrait-il pas substituer dans la seconde proposition le
root noble au mot seigneur î Nous aurions alors : « Tous ceux qui
n'étaient pas nobles étaient des rotarters. » -^ Nous voilà d'accord»
A ceux que scandaliserait cette rectification, je répondrai :
M. Lavisse a pris soin de me fournir lui-même à la page suivante
(p. 21) la preuve de la confusion qu'il fait entre les mots s^i^n^uf
et noble. 11 écrit (§ 88): « Lorsqu'un jeune seigneur prenait les
u armes pour la première fois, elle (l'Église) faisait une cérémonie
« religieuse pour bénir ses armes. Le jeune seigneur devenail
« alors chevalier. >
Il est clair que dans ces deux phrases le mot noble est à substi-
tuer au root seigneur. Il n'était pas nécessaire d'être seigneur ou
propriétaire d'une terre pour être armé chevalier ; mais il fallait
être noble S
Ainsi pour H. Lavisse, mais pour lui seul, ces deux mots noble et
seigneur sont synonymes et peuvent être employés indifféremment
l'un pour Faulre. La preuve, c'est que l'auteur les emploie dans la
même phrase dans l'un et l'autre sens !
Car la substitution que je viens de proposer pour le second membre
de la phrase ne peut êlre faite au premier : « Tous les seigneurs
étaient nobles. » H. Lavisse n'a pas pu vouloir écrire : « Tous les
nobles étaient nobles.» Ici il faut de toute nécessité prendre le
mot seigneur dans le sens de possesseur d'une terre.
Mais si j'ouvre la Deuxième année d'histoire de France de
H. Lavisse (28« édition), voici un bien autre sujet d'élonnement!
L'auteur emploie le mot seigneur dam le sens de chevalier. Il écrit,
(p. 47, U^ récit, Armement d'un chevalier) : « Il (le jeune noble
l.«A(r moins au débat. LeUre de Philippe le Hardi, 1270. Isambbrt II, p. 643.
Aucun doute que plus tard un roturier n'ait pu être fait chevalier, par exemple après
une action d'éclat sur le champ de bataille.
TOME LX (X DB LA 6« SÉRIE). li
210 tons LES SEIGNEims ÉTAIENt-ÎLS NOfiLES? INON
« — et nota plus le jeune seigneur ; donnons acte de celle corrèc-
« tion) — (le jeune noble qu'on armail chevalier) allait s'agenouil-
« ier devant son parrain, c'esl*à-dire devant le seigneur qui devait
« l'armer chevalier. Le seigneur lui demandait, etc. ^
Il est clair que M. La visse prend ici seigneur jfovLX chevalier. Le
duc de Bretagne, si grand seigneur pourtant, n'aurait pas pu, s'il
n'avait pas été chevalier, en armer un autre; réciproquement, un
chevalier, même non seigneur, pouvait être parrain du nouveau
chevalier. Comme on le voit, le mot seigneur doit fatalement dans
ce récit être rem{^acé par le mot chevalier.
Ce mot seigneur est-il donc tellement élastique qu^il veuille dire,
selon le caprice de l'auteur, possesseur de terre^ noble et cheva-
lier ?
La phrase malheureuse: « Tous les seigneurs étaient nobles >,
etc., ne se trouve plus dans ce second volume : et j'en suis fort
aise; mais elle est remplacée par une autre phrase... qui ne vaut
pas mieux.
La voici, p. 42^ § 40. La Féodalité. N"» 3 :
. « Dans ces temps-là, quiconque avait une terre était seigneur ;
« — ceux qui n'en avaient pas étaient sujets. »
Comment M. Lavisse entend-il ici le mot seigneur: est-ce pro-
priétaire, noble, chevalier ? Mystère I
Dans le langage juridique la phrase n'a qu'un sens : € Quicon-
que avait une terre était propriétaire de cette terre. » C'était bien
inutile^ dire, et ce n'est pas celte naîteté que H. LavLsse a voulu
exprimer. — Il n'as|)as voulu dire non plus : 5 Quiconque avait une
terre était chevalier. » Erreur si évideute qu'elle est inutile à dé-
montrer. — Je soupçonne que, revenant à la pensée du premier vo-
lume, il a voulu dire: « Quiconque avait une terre était noble. >
C*est une seconde forme de l'axiome : « Tous les seigneurs étaient
« nobles, i»
M. Lavisse se flatte, dans son a/ois pour ia 25* édition % « d'avoir
1. Voir au bas de la page 2. Deuxième année.
TOITS LES SEIGNEURS ÉTAIENT-ILS NOBLES? NON 211
effacé toutes les expressions difficiles à comprendre. » J'ai le regret
de confesser que, pour moi, la seconde proposition de cette phrase
est une énigme : « Ceux qui n'en avaient pas (de terre) étaient sujets.»
Le mot sujet est opposé au mot seigneur du premier membre de
la phrase.
Qu'est-ce que ces mots peuvent bien vouloir dire ? Le mot su-
jet amène tout naturellement l'idée de roi^ et le premier sens qui se
présentera à l'esprit des milliers d*enfantsqui ont ce livre en mains
est celui -ci : « Celui qui possède une terre est seigneur ; celui quif
n'est pas seigneur est sujet ; » donc, à contrario, celui qui est sei-
gneur n'est pas sujet.
Comment I les seigneurs ne sont pas sujets ! Mais, dans le para-
graphe précédent, l'auteur vient de dire tout le contraire ! Il expose
la hiérarchie de la féodalité, et il la résume ainsi : « Les seigneurs
« comme.... le comte de Toulouse, étaient en même temps vassaux
*
ce du roi et suzerains des seigneurs qui dépendaient d'eux. Le roi
« était au-dessus de tous S »
Hais si le roi était au-dessus de tous, y compris le comte de
Toulouse, apparemment aussi que tous, y compris le comte de Tou*
louse, étaient au-dessous du roi. Voilà la vérité.
11 est clair que la phrase présente une idée absolument fausse,
si elle nous apprend que les possesseurs de terre n*étaient pas su-
jets du roi.
H. Lavisse aurait-il voulu parler des sujets des seigneurs ?
Auquel cas, la phrase voudrait dire : « Ceux qui n'avaient pas
de terre étaient sujets des seigneurs qui avaient la terre* ^ Encore
une idée fausse!... Mais une courte explication est ici nécessaire.
Il y avait dans l'étendue de U seigneurie, au point de vue de la
prolMrîéié, trois classes d'habitants:
1* Ceux qui ne possèdent pas d'immeubles, ceux qui n'ont pas
de terre, comme dit M. Lavisse ;
2« Ceux qui sont propriétaires de biens roturiers qu'ils tiennent
1. Théoriquement bien entenda.
212 TOUS LEâ SEIGNEURS éTAlENT-ILS NOBLES? NON
des seigneurs à charge de redevances annuelles nommées souvent
cens : ils sont dits tenanciers ou censitaires* M. Lavisse les nomme
imprudemment vilains ou manants (p. 43 et 44, 2« année) K
Z^ Enfin ceux qui sont propriétaires de fiefs è condition de foi et
hommage ; ceux*-là se nomment vassatAX.
Dans ces trois catégories d'habitants, où trouver les sujets ? Ce
sont seulement, dit M. Lavisse, ceux qui n'ont pas de terre.... Er-
reur !
« Les sujets, dit Claude Perrière, sont ceux qui demeurent dans
« retendue de la seigneurie d'un seigneur ayant justice. Ainsi les
« justiciables d'un seigneur sont appelés sujets du seigneur, »
qu'ils aient on non de la terre roturière payant un cens.
Hais, s'ils ont un fief (3« catégorie), ils ne sont pas sujets, ils
^oiaimssaux. «Il fallait, dit encore Ferrière, un nom duquel les sei-
« gneurs pussent se servir pour dénoter ceux qui dépendaient de
1. M. Lavisse fail de ces deux mois deux syoonymcs (Glossaire, 2* année). < Nom
que l'on donnait autrefois aux habitants de la campagne, aux paysans. »
Déiinition que M. Lavisse a par avance rendue inacceptable. En effet, il écrit au
§ 43 du même volume : < Au-dessus des serfs, il y avait les vilains ou manants. Ils
c devaient an seigneur une rente annuelle. — Ils étaient maîtres de leurs biens,
« qu'ils pouvaient transmettre. > D'après cela, les vilains ou manants sont, pour
M. Lavisse, les unanàers — (2* catégorie). La définition du vilain par le mot paysan
est donc trop générale : le mot paysan ■:omprend ceux qui ne possèdent rien aussi
bien que les tenanciers.
D'autre part^ elle est trop restreinte. Gomment M. Lavisse traduisant vUain par
paysan nommera-t-il les roturiers qui habitaient les villes et faubourgs où ils exer-
çaient un métier ou possédaient des biens ?
Ne sont-ils pas aussi vUainsl M. Lavisse n'est pas, sur ce point, d'accord avec
Pasqaier. Celui-ci dit que clés nobles appelèrent villains, ceux qui habitaient molle-
ment dans les villes au lieu de s'endurcir comme eux au travail de la terre> pour
être propres è la fatigue des armes. » (Trévoux).
La vérité est que dans l'ancien langage du droit vilain voulait dire roturier de la
ville ou de la campagne. Nous en avons la preuve dans l'article 155 de notre très
ancienne Coutume de Bretagne (1330 à 1340); « Nul vilain ne peut être cru.... »
traduit ainsi dans l'article CL1I de l'ancienne Coutume (1539) : c Nul roturier ne
doit être reçu en témoignage... »
De même le mot manant ne se dit pas seulement du paysan ; autrement, comment
trouverait-on ce mot accolé à chaque instant dans les textes an mot bourgeois en
parlant des habitants des villes ?
E_..
TOUS LES SEIGNEURS ÉTAIENT-ILS NOBLES ? NON 213
« leurs seigneuries, celui de vassal ne signifiant que ceux qui pos-
c sëdent des fiefs : on a adoplé le nom de sujets. it El il ajoute :
« Appeler vassaux les justiciables des seigneurs ce serait tout con*
« fondre, puisque les vassaux ne peuvent ëlre sans fiefs . »
Comme on le voit, le vieux jurisconsulte, qui parle, dit-il,
« comme les rois, les cours et tous les Etats, » parle tout autre-
ment que M. Lavisse. Qui a raison des deux ? Ce n*est pas assuré-
ment notre contemporain, et si Perrière lisait ses définitions et
voyait remploi qu'il fait des termes seigneur, noble, sujet, manants,
ne dirait*il pas que « c'est tout confondre 7 >
Mais passons ! Âi-je bien deviné, après une longue réflexion, le
sens de la phrase que j'étudie ? Je n'ose m'en flatter.
Il y aura bientôt cinquante ans, quand j'entrais à l'école, si on
m'avait donné celte phrase après les phrases qui précèdent, curieux
comme je l'étais, à combien de questions aurais-je soumis mon
pauvre maître! Il n'est pas possible que des milliers d^enfants
n'aient pas posé des questions analogues, et que l'écho n'en soit
pas revenu à H. Lavisse. Peut-être voudra-t-il bien nous donner le
mol de l'énigme?
J'attends, comme une espérance, la 29« édition de son histoire.
Hais, en attendant, je me demande: N'y aurait-il pas intérêt à par-
ler à des enfants un langage un peu plus précis, et à leur épar-
gner des énigmes qu'ils ne peuvent deviner.*, ni les instituteurs
non plus ?
Je demande pardon de la sécheresse de ces observations dont
je n'ai pas cru pouvoir me dispenser.
Après avoir montré comment H. Lavisse écrit la langue du droit
1. Ferriérb. V* Sujets,
C'est pourquoi la détiniUon du moi sujet donuée par M. Lavisse est fautive au poin
de vue du droit féodal. « Sujet... Celui qui est soumis à l'autorité d'un souverain...»
Or le vassal doit foi et obéissance à son suzerain ; mais il n'est pas son sujet dans,
la langue du droit féodal. — M. Lavisse définit le vassal : « Seigneur dépendant
d'un autre, * § 39, p. 41 , 2* année. Oui, & la condition de ne pas dire que le sei-
gneur est nécessairement noble.
314 TOUS LES SEIGNEURS ETAIENT-ILS NOBLES? NON
féodal, voyons comment il Tentend au fond ; abordons la question :
a Tous les seigneurs étaienl-ils nobles ?» et examinons-la en
droit et en fait.
II
Notre très ancienne Coutume et nos vieux feudisles distinguent
entre les fiefs nobles et les fiefs roturiers. C'est le régime auquel
est soumis chacun d'eux qui détermine sa qualité ^
Les premiers, destinés originairement aux nobles, ne furent
chargés que de services nobles, c services de guerre et de plaids ^. >
On les nomma francs-fiefs, dit un vieil auteur, parce que, selon les
lois, ordonnances et statuts du royaume, ces fiefs ne doivent être
tenus que par hommes francs, libres et exempts de payes, tailles
aides, subsides et autres charges ^
Les seconds, destinés à ceux dont la qualité ne répugnait pas
aux services roturiers, furent chargés de ces devoirs \ et ils
payaient toutes impositions roturières, notamment les fouages '.
De ce qui précède il résulte qu'à l'origine les nobles seuls purent
posséder les fiefs nobles ; et que, réciproquement, les fiefs rotu-
riers furent aux mains des roturiers exclusivement. — Hais, avant
longtemps, les nobles possédèrent des fiefs roturiers '• Au com-
i. Les terres ont autrefois prescrit la noblesse comme les- personnes elles-mêmes.
Nous verrons cela plus loin.
2. Hévin« Questions féodalef, p. 126. Il se moque de Bougis, qui niait, Texistence
de Ûefs roturiers; et il dit que les trois quarts des terres de Bretagne sont tenues à
ce titre, p. 127. Belordeau cite ce mot de Ûefs roluriers ou plébéient. ôt^n» les cou-
tumes de Nivernais, Orléans, Blois, Tours, Lodunois, Anjou, Auvergne, Angouléme,
etc. Coutumes générales de Bretagne, p. 514.
3. Bacquet, cité, dans le Dictionnaire raisonné des Domaines (1792), p. 429.
4. Hévin, toc, cit.
5. Le fouage est une imposition qui se payait par feu. Son origine n*est pas très
ancienne. 11 était d*abord temporaire. Hévin, Questions; p. 184. C'est le sort de
beaucoup d'impôts établis en vue d'un besoin présent, et qui, le besoin passé,
semblent bons à garder. Les contriboables s'habituent à tout.
6 Et ils les tinrent comme exempts de fouages. Du Parc Pouuain, Coutumes
TOUS LES SEIGNEURS ÉTÂIENT-ILS NOBLES? NON 215
mencemeDl; du XVI® siècle, les fiefs roturiers possédés par les nobles
étaient assez nombreux pour que notre ancienne Coutume en ré^
glât le partage (1539) *.
La réciproque fut-elle vraie, et des roturiers possédèrent-ils des
fiefs nobles ?
Au premier abord, il semble naturel de répondre négativement.
c Du droit des fiefs, dit Dumoulin, les roturiers sont incapables de
« posséder des fiefs et terres nobles ^ » ; et pourquoi ? parce que
les roturiers sont incapables de remplir les devoirs de fiefs nobles,
le devoir de guerre '.
Un bourgeois vieilli dans le commerce qui Ta enrichi devient ac-
quéreur d'un fief noble; il ne va pas monter à cheval et chevaucher
la lance à la main avec les chevaliers. Que fera-t-il ? 11 se rédi-
mera du service personnel, en payant une taxe, comme les gentils-
hommes invalides ou les veuves de nobles, ou bien il fournira
comme suppléant son fils ou son serviteur qui aura aussi* peu
d'expérience que lui au fait de la guerre \
L'inconvénient est sérieux, il faut le reconnaître ; et, cependant^
cette grave dérogation au droit commun passa de bonne heure
dans les mœurs et plus tard dans les lois. Voici comment :
Les seigneurs se ruinaient dans la guerre et le luxe ; les roturiers,
les bourgeois des villes surtout, s'enrichissaient par le travail, le né-
goce, l'économie. L'argent était entre leurs mains ^. Les fiefs nobles
sont entrés dans le commerce dès qu'ils sont devenus héréditaires
générales du pays el duché de Bretagne, Notes de Pierre Hévm, etc., (t. l, p. 351 et
353, d'après d'Ârgentré). Je ne citerai qae cet ouvrage de du Parc Poullain.
1. Art. 560 devenu (pour le sens, sinon identiquement pour les termes,) Tarlicle
608 de la nouvelle Coutume.
2. Sur la Coutume de Paris, § 9, au titre des fiefs.
3. Do Parc Poullain, 1. 11, p. 619.
4. Préambule de la déclaration de Louis XIII (1645) supprimant le ban etrarriére-
ban.
5. Du Parc Poullain, II, 619.— a Le trafic des roturiers peut augmenter leurs biens
au contraire, ceux des nobles sont diminués par le plaisir, par le jeu et le contente-
ment où le plus souvent sont portés les nobles, désirant toujours paraître selon leur
qualité, et sans Tappréhension de leur grande dépense. > Belordeau, p. 595.
216 TOUS LES SDGREtmS ÉTAIENT-ILS NOBLES? NON
(877). II est clair que la vente s'en fera mal si les rolariers ne
peuvent les acheter. Les nobles tiennent donc à avoir ceux-ci pour
acquéreurs^ mais nos ducs tiennent au contraire à ce que les rotu-
riers n'acquièrent pas de fiefs nobles.
Pourquoi? Par la raison que j'ai indiquée plus haut, parce qu'ils
ne rendront par le service de guerre en personne.
Ce point de vue différent des nobles el des ducs va amener entre
eux une lutte curieuse qui survivra à l'autonomie bretonne, bien
qu'elle ait commencé dès le XIII« siècle.
m
Je ne m'explique pas, je l'avoue, que Lobineau ait pu écrire :
« Les fiefs étaient si appropriés aux nobles que c'a été une chose
c< inouïe en Bretagne pendant plus de 800 ans, qu'un roturier osât
« acquérir des terres nobles ^ »
C'est justement cet historien qui nous fournit, sinon la preuve
certaine, du moins l'indice le plus grave de ventes de cette espèce
faites très anciennement ^. En un endroit, il nous montre un sei-
gneur vendant à un autre noble (il est vrai) mais posant en prin-
cipe « que d'après la loi un no))le peut faire ce qu'il veut de son fief
aussi bien que de son patrimoine». Faire tout ce qu'il veut, c'est-à-dire
apparemment le vendre à un roturier^ si celui-ci en offre un meil-
leur prix que le noble. Et cet acte curieux est de 871, antérieur à
l'édit de Klersy-sur-Oise. Si telles étaient, en 871, les prétentions
de possesseurs de fiefs nobles, ne peut-on pas conclure que la mul-
plicité de ces ventes a donné lieu à la constitution de Jean II, que
nous rappelle Lobineau?
En 1294, le duc Jean II Interdit aux roturiers l'acquisition des
fiefs nobles ^. Quelle était la sanction de celte prohibition ? C'est
1. LoBiNBAU p. 75, ch. 157.
2. Idem, Preuves, col, &7, c Cum legaliter liceat unicaiqae nobili Um de sua alode
quam de sua hereditate qnidquid Toluil facere.
3. Lobineau, p. 850.
TOUS LES SEIGNEURS ÉTAIENT- ILS NOBLES? NON 217
ce que l'hislorien ne nous apprend pas. Quoi qu'il en soit, elle a été
inefficace, et les nobles ont continué à vendre leurs terres nobles ;
et les roturiers à les acheter. La preuve, c'est que, moins d'un demi-
siècle plus tard, notre très ancienne Coutume, rédigée en 1330i,
va reconnaître expressément la faculté du roturier : « Et aussi nul
roturier ne se peut accroître en fief noble sans poîer rachat.» Chap.
262.
Payer le rachat, c'est une nouveauté en Bretagne, c'est une im-*
portation française. En efi'et, dès avant la Constitution de Jean II,
les acquisitions de fiefs nobles par des roturiers étaient d'usage en
France. Cela résulte du texte même d'une ordonnance de Phi-
lippe le Hardi vérifiée au parlement de Toussaint ou de Noël 1275.
L'art. 6 porte : « Les non-nobles qui auront acquis des fiefs no-
bles à la charge de les desservir ne seront pas inquiétés; » et l'ar-
ticle 7 : « Au cas que les roturiers aient fait semblable acquisition
ils seront contraints de les mettre hors leurs mains ( de les aban-
donner) ou de payer la valeur des fruits de deux années ; mais seu
lement, si, entre les rois et celui qui a fait l'aliénation, il ne se
trouve pas trois seigneurs, et si les fiefs acquis sont possédés avec
abrègement de services (c'est-à-dire avec exemption illicite des ser-
vices dus au roi *). >
Qu^est-ce à dire ? sinon que toutes les aliénations antérieures
de fiefs nobles faites au profit de roturiers, dans des conditions
qui ne sont pas défavorables au roi, seront reconnues valides. Bien
plus, réviction prononcée par l'article 7 n'est qu'une menace ; et
le roturier acquéreur pourra éviter la dépossession en payant deux
fois la valeur du revenu annuel '.
1 . HÉviN. Arrêts du parlement, p. 350. Ânx Questions féodales, p. 245, il dit : Vers
1340.
2. L'ordonnance est écrite en latin, et j'empranle les sommaires français de
l'éditeur M. Isambert, II, p. 657 et sulv.
3. On voit qu'il est inexact de rendre ainsi l'article 7 de l'ordonnance r < Le roi
se réserve d'évincer les roturiers ayant acquis fiefs nobles dans ses domaines, s'il
juge que ces acquisitions portent atteinte à son droit de suzerain. » M. P. YiouEf —
Précis de VlUsloire du droit français, 1886.
us TOUS LES SEIGNEURS JTAIENT-ILS NOBLES? NON
L'ordonnance de 1275 est le plus ancien monument qui nous
reste de Tacquisition roturière des fiefs nobles. A-t-elle créé la
faculté d'acquérir ou bien a-t-elle sanctionné une révolution juri-
dique déjà accomplie ? En d'autres termes et plus simplement,
les acquisitions de terres nobles par des roturiers existaient-elles
en fait et étaient-elles licites avant l'ordonnance de 1275 ?
Quant au fait aucun doute possible ! l'ordonnance l'ai&rme. Le
droit a été contesté ^ Il semble pourtant bien établi, si l'on s'en
rapporte au préambule de l'ordonnance de 1656 sur le droit de
franc-fief. Le roi rappelle les anciennes ordonnances interdi-
sant les acquisitions roturières de fiefs nobles ; et il ajoute : « Hais
l'occasion des guerres saintes et les voyages entrepris contre les in-
fidèles ayant fait relâcher de la sévérité des anciennes ordonnan-
ces, aucuns roturiers eurent la permission d'acquérir des seigneurs
et gentilshommes qui se croisaient partie de leurs fiefs et seigneu-
ries. i>Âinsi l'ordonnance de 1656 fait remonter aux croisades l'ori-
gine juridique des acquisitions de fiefs par les roturiers \
Je n'insiste pas sur ce point. De Taveu de tous, ces acquisitions
se faisaient avant 1275 ; de l'aveu de tous , elles ont été licites en
principe, à partir de cette date, et cela suffit à ma thèse '. Pour-
suivons.
Nous venons de voir l'ordonnance fixer l'imposition que paiera
Tacquéreur roturier. Cette imposition se nommera plus tard droit
de franC'fief. Quel est son véritable caractère? Est-ce simplement,
comme on Ta dit, une imposition purement fiscale imaginée par
des Rois « à sec de finances et grands inventeurs de subsi-
i. Notamment par Denisabt. V*. Nobles, p. 276.
2. Préambule de FordonDance. Isambert.
Au dernier siècle, on discutait sur la question de savoir s'il fallait remonter
jusqu'à )al" croisade (Philippe i"t096) ou si l'on devait s'arrêtera la 3* (Philippe-
Auguste, 1189). DiCT. DES DOMAINES. V* FranC'fUf, p. 429.
L'ordonnance dit que « la permission fut accordée primitivement à peu de per-
sonnes. >
8. Où donc intercaler les 800 ans dont nous parle Lobineau ?
'\
TOUS LES SEIGNEURS ÉTAIENT*ILS NOBLES? NON 319
des* » ? — Assurément, le profit du irésor ne fut pas étranger à Téta-
biissement du droit.
Mais cette imposition avait un fondement juridique qui manque
à plus d'une de nos dispositions fiscales. Le préambule de l'ordon-
nance de 1656, après avoir mentionné l'autorisation don née au temps
des croisades de vendre et acquérir les fiefs nobles, ajoute que
«pour réfréner aux acquisitions devenues trop nombreuses > lés or-
donnances € firent payer aux roturiers possesseurs de biens
« nobles une finance qui fut nommée droit de francs- fiefs^ et qui
« étdit comme un rachat de la peine qu'ils avaient encourue pour la
« jouissance desdils biens contre les prohibitions des ordonnances
« qui les en rendaient incapables, etc. »
Mauvaise raison ! En eflet, l'incapacité native avait été levée par
les ordonnances qui avaient autorisé ces acquisitions.
J'aime mieux le motif donné par un jurisconsulte^: <c Le droit de
« franc-fief était une sorte d'indemnité à raison du devoir de
« guerre » que l'acquéreur roturier ne rendait pas en personne.
Enfin, un autre jurisconsulte signale une autre utilité du droit
de franc- fief II s'agit d'un tout autre point de vue. « Suivant Tan-
cien droit, dit Lauriëre ', les fiefs nobles communiquaient leur no-
blesse aux roturiers qui les possédaient. Nos rois n'approuvèrent
par ces usurpations de noblesse ^; et, pour distinguer, à l'avenir, les
nobles des roturiers possesseurs de fiefs, ils ordonnèrent que
ceux-ci seraient obligés de leur payer de temps en temps une cer-
taine finance pour interrompre la prescription de noblesse. »
Ce nom de droit de franc-fief était très naturellement et très
1 . Expressions de Hévin parlant du duc Jean Y. Questions féodales.
2. Dict. DES Domaines. V,. franc-fief ip. 428: < Finance que l'on ferail payer pour
tenir lieu d'indemnité de ce qu'il y aurait moins de vassaux capables de suivre le
prince en guerre. >
3. Lauriére, préface du ïïecueil des Ordonnances»
4. Le mot usurpation est impropre, puisque la communication de la noblesse avait
lieu suivant le droit : il fallait, semble-l-il dire extension.
/
1 i
I
l
iiO TOUS LES SEIGNEURS ÉTAIENT-ILS NOBLES? NON
bien trouvé, puisque cette imposition est la « finance » payée pour
avoir le droit de posséder un franc-fief. Cependant le nom de
rachat^ que nous venons de lire dans l'ordonnance de 1656, prévalut
longtemps en Bretagne, et c'est sous ce nom que le droit de franc-
fief a fait son apparition dans notre très ancienne coutume '.
J. Tréyédt,
Ancien président do tribunal de Qaimper,
Tice-président de la Société archéologique
da Finistère.
{La suite prochainement.)
!. Il ne faut pas que le no)n de rachat amène une confusion. On appelle aussi
rachat une sorte de droit de mutation qui» après le décès du seigneur, est dû seulement
par ses héritiers collatéraux. I^ nom de franc'fief usité en France a (lui par pré-
valoir même en Bretagne (Du Pabc Podllain, art. 192. Du (ranc-^ef). Le rachat ou
franc-fief était ordinairement d'une année du revenu de la terre acquise. Fbkriére,
y* Rachai on Mief. Lobinbau semble confondre les lods et ventes avec le rachat
(p. 71).L'erreur est certaine. Les lods et venles sont < le droit que le seigneur peut
exiger de ceux qui acquièrent des héritages roturiers mouvans de loi. > (Dbnisart,
lois et ventes, p. 69.)
'1.
LA MARQUISE
NOUVELLE
Lorsque je vins à Paris pour faire mon droit, mon vieil oncle le
procureur me donna une lettre d'introduction près de la marquise
do Remaincourt, sans me faire connaître Porigine de Tancienne
amitié qui les unissait. Environ un mois après mon arrivée dans
la capitale, sur les cinq heures, je m'acheminai vers Tbôtel qu'elle
habitait au faubourg Saint-Germain, dans la très noble et non moins
laide rue Saint-Guillaume. Un domestique à cheveux blancs vint
m'ouvrir-; pendant qu'il faisait passer ma carte avec la lettre de
mon oncle à madame la marquise, je restai seul dans un petit
salon haut de plafond et boisé en chêne^ tendu de velours cra-
moisi, où je pus savourer tout à loisir le bon parfum d'antiquité
qui se dégageait de partout. Quoique bien jeune, j'avais déjà une
vénération, presque un culte, pour les vieilles personnes et les
vieilles choses, et c'est avec un réel sentiment de respect que je
passai la revue de tout ce qui m'entourait : la pendule en marbre
noir, surmontée d'une statue en pied du cardinal de Richelieu et
accompagnée des bustes en bronze de Corneille et de Racine ; le
meuble Louis XV et les portraits d'ancêtres, qui souriaient digne-
ment, avec leurs grands airs, dans les cadres dorés. Il y avait là de
quoi reconstituer l'histoire des mœurs de plusieurs siècles : Robert
de Remaincourt, tout bardé de fer, qui s'était distingué eu Terre-
Sainte ; Guillaume, gentilhomme de la chambre du roi sous Henri IV ;
et la belle Marguerite, qui fut dame d'honneur de la princesse
Anne de Gonzague, et des cardinaux, et des conseillers au parle-
{
\
\
222 LA HARQUISfi
ment, et des académiciens, et des généraux. Je me promettais en
moi-même de me faire conter, quelque jour, en détail, l'histoire
de tous ces personnages, y compris le dernier descendant de l'il- ^
lustre maison qui avait épousé sa cousine de la branche aînée, en j
héritant du titre de marquis.
Au milieu de mes réflexions généalogiques, la marquise de Re- \
maincourt entra. Il me sembla voir un de ces portraits que je con-
templais tout à l'heure, qui, pris soudain d*une étrange envie de
vivre pendant une heure au milieu de nous, serait descendu de son
cadre, et se serait misa marcher. De taille moyenne^ encore svelle
et mince, le visage encadré de papillotes blanches, et sur la tête
une coiffure de fine dentelle, elle s'avançait lentement vers moi :
elle me tendit sa main petite et mignonne, et sur le bout des ongles
roses, je déposai un timide et respectueux baiser. Tétais subjugué
par tant de dignité et tant de grâce : je me voyais tout à coup
transporté au milieu de la société d'un autre temps ; pour un peu,
J'aurais rajusté la perruque que je ne portais pas, ou caressé avec
complaisance un jabot imaginaire. Elle me fit asseoir en face d'elle,
et nous commençâmes une longue conversation, ou, pour mieux
dire, je fus de sa part l'objet d'un interrogatoire en règle qui dura
près d'une heure. Elle mettait dans toutes ses questions tant d'affec-
tueux intérêt, de tact et de délicatesse, que pas un instant elles n«
me semblèrent importunes. Au contraire, lorsqu'elle eut appris de
moi tout ce qu'elle voulait savoir, je ne trouvais point lui en avoir
assez dit.
Nous nous entretînmes ensuite de mon oncle, et quelques mots
surpris çâ et là dans la conversation me laissaient penser qu'il
existait entre eux plus que de l'amitié. Ma curiosité était piquée au
vif: M"^ de Remaincourt s'en aperçut et elle me pressa très
fort de partager son repas. J'acceptai. Nous passâmes dans une im- j
mense salle à manger, au milieu de laquelle étaient dressés sur ^
une table de chêne, avec une parfaite symétrie, quelques mets
servis dans de la vaisselle plate armoriée. Le dtner fut presque si**
lencieux : j^états intimidé par tout cet apparat et aussi par ia pré*
i
LA MARQUISE fii
sence de deux domestiques en grande livrée qui se tenaient derrière
nous, Constamment attentifs à ne nous laisser manquer de rien. De
temps en temps, lorsqu'il m'arrivait de lever la tête, je voyais Tœil
encore vif et scrutateur de la marquise fixé sur moi avec persis*
tance. Comme je la reconduisais dans le petit salon, elle me dit
avec une certaine émotion : « Vous lui ressemblez étrangement. »
Je ne lui demandai point de qui elle entendait parler *. on me disait
souvent chez mes parents que j'étais le vrai portrait de mon oncle
à vingt ans.
Nous nous assîmes de nouveau au coin du feu et elle voulut
bien commencer le récit tant désiré : « Je vois, me dit-elle, que
vous tenez à connaître Torigine de mes relations avec le procu-
reur. Vous m'avez plu beaucoup, je puis vous le dire, et je consens
à rompre en votre faveur un silence de quarante années, sur
Pun des événements mémorables de mon existence. Le baron
Jacques Myrrhes, votre oncle, était de son temps le plus beau ca-
valier de Paris : je l'avais souvent vu dans le monde, il m'avait été
présenté, et bien des fois nous dansâmes ensemble. Il achevait
alors ses études pour le doctorat en droit. Une année, pendant les
vacances, quelques mois après mon union avec le marquis, nous
nous rencontrâmes en Bretagne, au château d'un de nos amis com-
muns. Parties de mer, parties de forêt, c'étaient tous les jours de
nouvelles fêtes où se voyait la fleur de l'aristocratie bretonne. Nous
avions projeté une excursion à Bréhal : le marquis n'avait pa ce
jour-là nous accompagner. Aux abords de cette île presque sau-
vage, la mer est souvent inclémente ; mais, lorsqu'on est jeune, le
danger attire. La première traversée s'opéra sans encombres et
nous passâmes une journée bien joyeuse. Au retour, le ciel s'était
assombri : on riait encore, mais surtout pour se rassurer soi-
même. A vrai dire, la mer était très forte et notre petit yacht était
terriblement secoué par les vagues. Depuis deux heures déjà, nous
avions quitté Bréhat et nous n'étions pas encore sur le continent.
La nuit était tout à fait venue et nos marins, épuisés^ dirigeaient à
grand'peine. Enfin, après des efforts redoublés, nous arrivons. Le
I»
I
au Lk MARQUISE
danger est passé : chacun débarque joyeux ; la gatlé si longtemps
contenue &it explosion. Je m'apprèle à mon tour à prendre terre,
votre oncle me suit, nous sommes les derniers. Soudain, un violen t
coup de vent imprime au bateau une rude secousse, l'amarre se
rompt, et le yacht qui n'est plus retenu est entraîné à la dérive. Le
, vertige me prend, la raison m'abandonne, et, affolée, je me pré-
cipite à la mer. Le baron, qui n'a pu m'arrèter à temps, s'élance
après moi. Il engage contre les flots une lutte terrible, parvient à
me maintenir au-dessus des vagues, puis, saisissant le cordage
qu'on lui a lancé du bord, il me remet aux bras de nos amis.
J'avais perdu connaissance. On me transporte dans une cabane de
pécheurs, et, peu à peu, les tendres soins dont je suis entourée me
font revenir à la vie. L'émotion étouffait alors ma voix, et j'eusse
voulu dire à votre oncle tout ce que je sentais dans mon cœur....
Il ne le sut jamais, jamais il ne le saura. Hais tout ce que mon
devoir m'autorisait à lui vouer de profonde affection, ne lui a,
depuis, jamais fait défaut. La marquise ajouta : « Vous serez ici
comme dans votre famille et vous me permettrez d*avoir pour
vous la tendresse d'une parente. »
H™<» de Remaincourt était très émue. Au bout de quelques ins*
lants, je pris respectueusement congé.
Je Tallai voir très souvent et très régulièrement ; et lorsque,
voilà trois ans, elle quitta doucement ce monde, je lui fermai les
yeux et je la pleurai comme on pleure une mère.
J.-6. ROPÂRTZ.
MOTICES ET COMPTES REMDUS
LA FRANCE ARTISTIQUE ET PITTORESQUE. - I. La Bretagne, --Le
Pays de Léon (I'«parlia), par H. duCteuziou; illustratioasdeth. Bus-
nel. -- Paris, B 1. Monnier, de Bruahoff et Gie, éditeurs, 1886 ; un
▼olume ia 80 cavalier de xii -97 pages sar papier telolé. Prii : 5 francs.
Vous est-il arrivé de croiser dans la rue une de ces vieilles co-
quettes qui, suivant la locution populaire, v font encore de Tcffet
à quinze pas»? De loin, sa taille eroprifonnée dans un corset à
postiches et son costume aux couleurs voyantes donnent te mirage
d'une Tratcheur factice et d'une élégance tant soit*peu tapageuse.
Mais de près» quel retour, quel revers, quelle désillusion, quelle
chute, quel effondrement, quelle ruine ! Elle est fmée, elle a du
rouge, elle a du fard sous lequel on devine des rides ; une odeur
quelconque, décorée d'une étiquette exotique par un parfumeur à
court de réclame, laisse derrière elle un sillage nauséabond ; sa
tète frisée ressemble à celle des poupées dont le buste parade à la
devanture des coiffeurs. La jeunesse, la grâce, le charme, elle les
remplace par la prétention. Son costume lui-même, si on l'examine
en détail, sent le clinquant plutôt que celte richesse, discrète e(
simple, chère aux femmes de goût : ce qu'on prenait pour l'œuvre
d*une bonne faiseuse est un complet du Louvre ou du Bon Marché...
On détourne la tête et l'on passe.
Le Pays de Léon, que M. H. du Cleuziou a récemment publié
sous le patronage de l'éditeur Monn'er, m'a laissé 1 impression de
la vieille coquette et de son costume. Le costume, c'est le livre
considéré au point de vue typographique. L'impression est bonne,
à la vérité, et les encadrements des chapitres ont été empruntés h
des manuscrits de valeur-, mais pour les dessins, surtout pour ces
espèces de lavis en photogravures dont les plaques grisâtres et les
linéaments sans consistance ni fondu affligent de temps à autre les
yeux du lecteur, quelle médiocrité de reproduction 1 Le calvaire de
TOME LX (X DE LA 6e SÉRIE). 15
226 NOTICES ET COMPTES BBNDUS
La Harlyre, à ne citer qu'un exemple % témoigne du sans-gène
avee lequel cette partie si importante dans une publication soi-
disant artistique a été traitée. Quelques vues de Landerneau et de
Morlaix ont seules été tirées avec le soin convenable, et M. Th.
Busnely dont la plume fidèle et le talent original méritaient certes
mieux, a dû, en recevant le livre, gémir de se voir si effrontément
négligé.
Pour ea revenir à ma vieille coquette, il est donc entendu que
l'éditeur Honnier en représente le dehors ; mais le reste, le dedans,
le texte, pour parler net, c'est Tauteur qui en est responsable. Or
savez-vous ce qu'a fait M. du Cleuziou ? Il a tout simplement dé-
couvert la Bretagne. — Pas possible? — C'est comme j'ai l'honneur
de vous le dire. Il a même Tatiention délicate de préciser le lieu
où il a réalisé cette intéressante découverte. « La vraie Bretagne,
ce la noire, déciare-t-il solennellement, c'est celle qui nous apparut
« au détour de l'anse de Landévénec dans une splendeur qui im-
« posa silence aux hobereaux orgueilleux, aux satisfaits égoïstes,
« à tous les vendeurs du temple'. »
Heureusement, ta splendeur de cette Bretagne — celle de
M. du Cleuziou — n'a pas encore, que je sache, « imposé silence»
à la critique. Quant à moi — l'auteur du Pays de Léon dirait nous,
car, en parlant de soi, il emploie indifféremment l'une ou l'autre
expression avec une aimable désinvolture — j'avais la naïveté de
croire que, il y a environ cinquante ans, la Bretagne des poètes
avait été découverte par Brizeux, la Bretagne des bardes par M. de
la Villemarqué, et la Bretagne de tout le monde par Souvestre. Il
faut s'entendre : la Bretagne de H. du Cleuziou serait-elle une
Bretagne de fantaisie à l'usage des touristes qui, munis de billets
circulaires et désireux de rapporter de leur voyage — viator cum
libro* — un souvenir « couleur locale», achètent volontiers, à dé-
faut d'un bahut suspect, un volume dans les prix doux, pour peu
1. Page 63.
2. Page XI.
3. C'est l'épigraphe inscrite par l'éditeur en tète de la collection*
NOTICES Et COMPTES RENDUS 3S7
q.u'il ait sur ia couverlare un menhir surmonté d*une croix et un
joueur de biniou à cheval sur la galerie d'un clocher à joiA* 1
Savez-Tous, en effet, ce qu'a découvert H. du Gleuziou ? Il a dé-
couvert que le culte des fontaines et les feux de la Saint-Jean sont
d*origine païenne ; il a découvert que les bois et les pierres, si mer*
veilleusement ciselés dans les églises du pays breton, font été par
des artistes du cru ; il a découvert, à deux pages dlolervalle \ que
jamais Breton n'a fait trahison, et que le lieutenant Latricle, gou-
verneur du château de Morlaix, livra, en 1522, la ville aux Anglais;
il a découvert que « Souveslre, le grand penseur du Philosophe
« sous les toits, et Horeau, l'infortuné rival de Bonaparte, étaient
« nés dans ses murs ' » ; il a découvert que Morlaix venait de
Mor-lae (haut de la marée) ; il a découvert que la lune de Lander-
neau avait été introduite dans la circulation sous Louis XIV par un
gentilhomme chauvin ; il a découvert que « les premiers habitants
« de la terre furent les Guicaznou et les Kerret'. »
Gesse de découvrir ou je cesse d'écrire.
Il a découvert bien d^aulres choses encore qui avaient été déjà
découvertes au moins une demi-douzaine de fois auparavant ; ses
découvertes^ il les a assaisonnées de proverbes du Furnez Breiz,
de dissertations sur le soleil, « Helios, que le Breton prononce
Heol, » de citations du Véda et d'incantations sur les autels du dieu
Renan et du dieu Hugo ; il les a panachées de Rivodius, de Kol-
tjanus, d'Iuocus, de Drennalus, de Tintdorus et de Berox d'Angle-
terre ; il a brassé à la vapeur cette salade russe, et quand tous les
ingrédients ont été confondus dans un effroyable gâchis, la pre-
mière partie du Pays de Léon a paru^.
!. Pages 33 et 35.
2. Page 44.
3. Page 39.
4. Diaprés une note inscrite au dos du volome, le texte des autres parties de la
Bretagne artistique serait conQé à MM. de la Borderie, Keryller, Decombe et Moo-
selet Voilà des nains pleins de promesses ; mais il faudra beaucoup, en vérité, pour
faire oublier un début aussi malbenreu que le Paye de Léon,
228 NOTICES ET COMPTES RENDUS
Ayant lu cette première partie, le diable m'emporte si je me
laisserai prendre à la seconde. En fait de littérature, et particuliè-
rement de littérature bretonne, le sang me monte à la tète quand
on se moque de moi, et je n*aime pas les mauvaises plaisanteries.
J*ai donc jeté avec colère le livre dd H. du Cleuziou dans le recoin
le plus obscur de ma bibliolhè^iue ; et pour calmer à là fois mon
indignalion et ma migraine, j'ai ouvert un volume d'Emile Sou-
vestre et je me suis mis à relire I admirable préface des Derniers
Bretons.
Henri Finistère.
LÉPOPÉE BIBLIQUE, décrite par les poètes sacrés, chrétiens et pro-
fanes, les historiens anciens et les archéologues modernes, par Atha-
nase Oliivier, vicaire à Sainte-Croix de Nantes. — 2 volumes in -80.
Etudier la Bible, non pas au point de vue théologique, maïs au
point de vue spécial de la grande Epopée que renferment ses par-
ties historiques, la présenter au lecteur environnée de Tinnombra-
ble pléiade de ses commentateurs littéraires, prusaleui^s et poètes,
comme un astre au divin éclat entouré de satellites qui en réflé-
chissent les rayons, tel a été le but de fauteur des deux in- 80
compacts imprimés avec tout le luxe typographique des anciennes
éditions, que nous avons sous le$ veux et auxquels nous désirons
vivement intéresser le public.
Quelle sommede persévérantes éludes et de patientes recherches
représentent ces deux volumes ! Ne roppellenl-ils pas tout natu-
rellement à la mémoire les livres précieux sortis de la plume de
ces fils de saint Benoît, dont la vaste érudition et la consciencieuse
minutie, soit scientifique, soit historique, sont demeurées jusqu'à
nos jours proverbiales.
Eux, du moins^ ces infatigables bénédictins, ils composaient
leurs volumineux ouvrages dans le calme du clotire, si favorable à
l'inspiration et au travail de Tinlelligence. Mais, son Épopée bibli-
que^ M. l'abbé Ollivier l'a écrite fragment à fragment, dans les
rares et courts loisirs que laissent au prêtre le professoral dans un
NOTICES ET COMPTES RENDUS 2S9
important collège, le ministère absorbant d'une grande paroisse
au cœur même d'une grande ville.
L'entreprise était hardie ; elle eût effrayé un courage ordinaire.
Etudier la Bible, comme la voulait étudier notre auteur, c'était
vouloir envisager le sublime et vivre des années entières dans sa
contemplation. L'homme du monde, mal préparé à ces rayonne-^
ment9,en est viteéblouiets'y fatigue. Le prêtre, accoutumé par l'habi-
tude de la prière à des rapports intimes avec Dieu et les choses de
Dieu, peut mieux en soutenir réclal, en comprendre les harmonies,
les faire admirer aux hommes qui cherchent à se baigner dans les
irradiations du beau divin.
Cette œuvre réellement sacerdotale, l'auteur Fa accomplie sans
défaillance. A un tact littéraire des plus délicats et des plus sûrs,
s'est trouvé joint eu lui Tespril de vive foi, l'onction de solide
piété, qui pénètrent l'âme du lecteur et lui font voir Dieu derrière
tous les voiles symboliques qui cachent ses perfections et déguisent
ses desseins aux regards des profanes.
Combien seront saisis d'étonnement ù la lecture de ces pages
qui leur ouvrent des horizons dont ils ne soupçonnaient pas les
merveilleuses profondeurs ! Que sont, en effet, tout les événements
humains, plus ou moins frivoles, dont se nourrit l'Épopée païenne, .
comparés aux gestes de Dieu ? Telle est la sainte Bible : une
Épopée dont Dieu est le héros, et que des hommes choisis par lui
ont ccriie sous sa dictée.
Le merveilleux de la Bible, le merveilleux dans le vrai, n'est-il
pas aussi élevé au-dessus des fictions de la fable que le ciel Test
au-dessus de la terre ?
A exprimer cette quintessence poétique des Livres Saints, M. l'abbé
Ollivier a consacré tous ses efforts, mais il n'a pas négligé pour
cela les préocoupaiions de la science historique, de l'exégèse an-
cienne et moderne, de l'archéologie orientaliste. Il possède tout
son sujet ; il le montre sous toutes ses faces.
Il a recherché dans la poussière des bibliothèques tous les au-
teurs, même les plus oubliés, qui ont emprunté un rayon à Tastre
280 NOTICES ET COMPTES RENDUS
biblique, pour en vivifier leurs conceptions. Que de fois, dans les
pages de ces oubliés, n'a-t-ii pas trouvé des vers que ne renie-
raient pas les poètes les plus en renom de nos jours ?
De même, il a étudié avec soin les travaux des anciens
commentateurs et interprètes du texte sacré, comme aussi ceux qui,
plus récents et bénéficiant des découvertes modernes, ont jeté tant
de lumière sur les temps bibliques, ont corroboré avec tant de
force l'autorité historique des Saints Livres. Les Champollion, les
Lenormant, les de Rougé, les Vigoureux, ont fourni à l'auteur des
dissertations pleines d'intérêt. Plus d'une fois, il en a appelé au
témoignage des vojageurs qui, comme Dumas et de Géramb, nous
ont laissé la relation détaillée de leur visite au théâtre de la grande
Épopée biblique.
Le style de l'écrivain est assurément à la hauteur de son sujet.
Il sait envelopper d*nn manteau plein de noblesse et brillant de
coloris littéraire, Pérudilion et la piété qui forment le fond de son
œuvre. L'auteur sait citer, mais aussi il sait écrire.
C'est avec entière confiance que nous invitons le lecteur à juger
par lui-même cet important et utile travail, sûr que son jugement
ratifiera le nôtre, et que ses félicitations se joindront à celles que
l'auteur a reçues de haut et déjà de loin.
Puisse Tœuvre de M. l'abbé Ollivier, appréciée à sa valeur et
répandue comme elle le mérite, produire, par son heureuse in-
fluence, de nombreuses conversions littéraires parmi les esprits
droits et cultivés qui, par le malheur de leur éducation trop con-
forme aux préjugés de leur époque, ignorent les merveilles poétiques
renfermées dans la Bible: merveilles qui sont en même temps des
trésors de science, de sagesse et des leçons de la plus haute vertu.
Dùce ubi sit Bapienlia^ ubi sU virtuSj ubi sil intelkctus K
Abbé J. Dominique.
1. Barach, JII, 14.
CHRONIQUE
Le Congrès de Pontlvy.
Suivant une tradition constante, Touverture du Congrès Breton à Pon-
tivy, le lundi 6 septembre^ a été accompagnée d'une messe célébrée à
l'église paroissiale. Mgr révoque de Vannes^ que TÂssociation Bretonne
s'honore de compter au nombre de ses meoibres fondateurs, a célébré le
Saint-Sacrifice ; puis Sa Grandeur a adressé aux membres du Congrès un
éloquent discours. Nous nous faisons un devoir de publier in extenso cette
chaleureuse allocution qui a profondément ému les assistants :
c Messieurs,
« Votre éminent directeur général a bien voulu me faire savoir que
vous attendiez de moi, ce matin, quelques mots d'édiûcation et d'encou-
ragement. Je me reprocherais de ne pas me i)rêter à d'aussi religieuses
dispositions.
« Laissez-moi d'abord vous remercier sincèrement du bon exemple que
vous donnez, avec la dignité qui est le propre des hommes intelligents et
chrétiens.
« Messieurs, vous n'êtes pas de ceux qui, par respect humain, par in-
dififérence, par je ne sais quel égarement, affectent de se passer de Dieu
dans leurs entreprises, si même ils ne poussent pas la haine ou l'aveugle-
ment jusqu'à nier son existence. Et, comme Vimpiété s*est toujours menti
à elle-même, ces prétendus esprits forts se contredisent aussitôt, en pro-
férant d'odieux blasphèmes.
« Vous, messieurs, fidèles aux vieilles traditions de notre catholique
Bretagne, vous éprouvez le besoin d'appeler les bénédictions du Ciel sur
vos travaux. Honneur à vous ! Dirigez toujours vos esprits et vos cœurs
vers le foyer divin d'où jaillit la vraie lumière qui éclaire tout homme
venant en ce monde, £n m'invitant à ouvrir votre congrès dans la maison
de Dieu^ vous rendez un éloquent hommage au Maître des sciences. Non
content de vous en féliciter, je voudrais, s'il est possible, stimuler votre
ardeur. Vous n'appartenez pas à cette école pleine de suffisance qui a la
présomption de tout expliquer scientifiquement. Uais vous entendez mettre
la science et ses progrès au service de la vérité. Votre amour pour la
232 CHRONIQUE
Bretagne vous rend ingénieux et tous poi te à fouiller son sol, à compulser
ses archives, à proclamer tous ses titres de gloire. Courage ! messieurs.
Vos efforts persévérants vous ont déjà conduits à des découvertes merveil-
leuses. Il ne s*agit pas entre vous d'une vaine cuiiosité inleliectuelle,
d'une satisfaction d'érudit. Selon votre louable habitude, vous êtes ici
pour étudier le passé et le reconstituer, eo quelque sorte, par l'examen
attentif et le rapprochement des débris échappés aux injures du temps et
aux outragos des hommes. Noble et intéressant labeur, qui exige autant
de patience que de savoir, une grande perspicacité el un sage discer*
nement !
« M'inspirant de votre programme, je dois ajouter que vous a\ez aussi
l'espoir d'améliorer, dans Taveoir, le sort de vos .semblables, ca leur in-
diquant les moyens de fertiliser la terre et de ne pas y répandre inutile-
ment leurs sueurs.
c Polssiei-vous, mes^ieurs, par vos exhortations, vos exemples, les
témoignages de votre fraternelle sympathie, votre haute protection, faire
comprendre aux bons habitants de nos campagnes que le poète latin
avait cent fois raison de s'écrier :
0 fortunatoBnimitmt sue si bona norini^
Agrieolas /...
« N'étes-vous pas attristés, effrayés même, de voir l'agriculture bban-
donnée et si peu soutenue? Quelle lamentable chose que l'émigration
qui dépeuple les champs et encombre les villes, surtout les grandes cités,
où la misère el le vice se disputent leurs infortunées victimes, où cons-
pirent l'incrédulité, l'impiété, le socialisme, menaçant aujourd'hui et qui,
demain peut-être, passant de ses creuses théories à ses brutales pratiques,
mettra tout à feu et à sang, accumulant les ruines matérielles et morales
dans des luttes fratricides dont les conséquences sont incalculables.
« 11 est temps, mesi^ieurs, de refréner tous ces appétits insatiables et
de tarir la source de ce torrent dévastateur. Gomment s'y prendre? A ce
point de vue, j'oserai rappeler ici cette provocation du Sauveur : c Que
telui qui est sans péché lui jette la première pierre ! t
« Oui, messieurs, si quelqu'un n'a pas contribué, au moins indirecte-
ment, par son insouciance, ses habitudes, son égoisme et ses consé-
quences, b la désorganisation sociale qui nous désole et nous épouvante,
qu'il se lève ! qu'il accuse sans remords les travailleurs d'aspirer, par de
criminelles insurrections, à un état social impossible ! Grand Dieu ! qui
les arrêtera dans cette voie du désordre et de l'iniquité, où ils obéissent
aveuglément à des chefs audacieux et irréconciliables, qui leur crient :
■ -!.
'Ji
\.
CHRONIQUE 233.
Ni Dieu, ni maîtres ! Les classes appelées dirigeantes ont-elles toujours
donné l'exemple du respect d'elles-mêmes, du dévouement , de la bien*
faisance, drs vertus naturelles, sinon chrëtiennest Les riches n'ont-ils
point déserté quelquefois le poste q>ie la Providence leur avait confié
pour protéger et assister les pauvres? Faut-il donc s'étonner que leur
place ait été usurpée par d'autres, plus entreprenants, qui paient le
peuple de belles paroles^ l'excitent à l'orgueil, à la débauche tt à la ven«
geance, et se font de lui un marchepied pour arriver lapidement à la do-
mination et à la fortune ?
ce Messieurs, je m'arrête. Ces graves considérations nous conduiraient
trop loin. De grâce, usez de tout vo'tre crédit pour que les grands et les
petits se fassent une idée plus juste et plus salutaire de leurs droits et de
leurs devoirs, pour que l'équilibre se rétablisse au sein de notre malheu-
reuse société et que les enfants du même Père, qui est aux cieux, ne se
disputent pas sans justice, sans charité, sans résignatiou, sans espérance,
la terre et ses productions. Sursum corda !
« Votre association, messieurs, peut contribuer h ces élévations, ë celle
entente fraternelle, au sauvetage d'une génération qui court aux abîmes
parce qu'elle refuse de comprendre ses vraia intérêts, oubliant que l*union
fait la force et que, si Dieu ne garde une nation, tuus les eifurls de ses
gardiens et de ses gouvernants seront vains.
« Continuez,^ messieurs, avec émulation et confiance, vos pacifiques
expéditions dans le vaste domaine de !a nature et de nos annales.
« Pontivy et ses ait- ntours offrent un large champ à vos investigations.
Vous ne manquerez pas de faire un pèlerinage à la grotte de saint Gildas,
sur les bords du Blavet, tout près d'ici, dans un désert qui a ses charmes
et qui rappelle de si gritnds souvenirs. Combien je vous siurais gré, Mes-
sieurs,'de donner le braule à un mouvemfnl de pieuse restauration que
j'appelle de tout mes vœux !
c L'un de vous, autorisé, par ses longues et heureuses recherches, à
déplorer hautement le vandalisme qui a découronné, sinon ruiné, tant de
monuments anciens, visitait un jour l'agreste retraite ou le saint abbé,
surnommé {Historien des Bretons, cacha longtemps ses vertus héroïques.
A la vue de cette grolte obstruée par une maçoonerie grossière, le sa-
vant archéologue s'écria : € Voilà comme on traite maintenant ce curieux,
cet antique sanctuaire, qui devrait être pour lous les Bretons l'objet d'une
vénération exceptionnelle! Négligence navrante, ingrate, impardonnable.
Me^ l'évêque de Vannes, s'il en avait connaissance, tiendrait à honneur,
nous en sonimes sûr, de la faire et sser. 9 Hélas ! pourquoi cherche-
rais-je à dissimuler mes torts? Je piéiere demander humblement pardon
à saint tiitdas d'avoir fait si peu pour rehausser son culte. Qu'il me soit
tu CHRONIQUE
permis de plaider les circonstances atténuantes de cette omission ! De-
puis vingt ans, j'ai remué des montagnes de granit, avec le concours du
clergé et des fidèles de ce diocèse, sans parler de nos bienfaiteurs plas ou
moins rapprochés de nous.
« L'heure est peut-être venue de payer à la mémoire de saint Gildas
un tribut d'honneur extraordinaire, mérité par tant de bienfaits. Qui sait!
La Providence ne vous a-telle point conduits ici, messieurs, pour com-
mencer a déblayer un terrain béni, où la nature s'est chargée de poser
les premières assises d'un sanctuaire que nojs vénérons avec la ferveur
de nos pères t Hommes de foi, de goût et de bonnes œuvres, vous serez
nos conseillers, nos soutiens et nos maîtres.
c Vous n'ignorez pas, messieurs, que d'importants travaux s'exécutent
depuis plusieurs années dans la vieille église où nous conservons le tom-
beau de saint Gildas et de plusieurs autres saints bretons. Il n'a pas dé-
pendu de moi de les mener très promptOinent à bonne fin. Là aussi des
vandales ont passé, en multipliant les profanations et les ruines. Une belle
croix de granit, plantée depuis dix ans sur le Grant-Mont, en face de
l'Océan et de Ttle où mourut l'apôtre de ce pays, me parait faire le pendant
du menhir colossal, surmonté du signe dé notre rédemption, que vous
éleviez naguère sur un autre rivage, comme pour venger Dom Lobineau
de l'oubli et de l'ingratitude des hommes.
c N'êtos-vous pas d'avis, messieurs, de poursuivre ce travail de répa-
ration et de secouer la poussière qui rerouvre tant de beaux restes d'un
autre âge, trop dédaignés de nos jours? Colligite fragmenta, nepereanit
Ce sera faire œuvre de science et de religion. A ces fins, le clergé rivali-
sera avec vous de zèle et de générosité.
« Mais, messieurs, il est un monument que notre religion et notre pa-
triotisme réclament de concert. Des chroniqueurs naïfs, des annalistes sé-
rieux et instruits, des écrivains vulgarisateurs ont mis la main, avec des.
aptitudes et des méthodes diff'érenles, à Thistoire de notre Bretagne. Leurs
travaux ont besoin d'être revus, refondus, corrigés, complétés. N*y a-t-il
pas parmi vous dds chercheurs intrépides, des ouvriers infatigables capables
d'assembler, après les avoir polis, ciselés, ornés, les nombreux et riches
matériaux qu'ils ont amassés au prix de toutes sortes de sacrifices ?
Réunis dans une autre enceinte, vous acclameriez à l'envi le Bénédictin
laïque qui déchiffre tant de vieux papiers, d'où il extrait lentement mais
sûrement, à la loupe d'une critique, qu'il ne faudrait pas exagérer, les
éléments de notre histoire nationale. Si Tillustre auteur des Etudes his-
toriques bretonnes ne se décidait pas enfin à produire de pareils trésors,
aurions-nous trop mauvaise grâce ' à nous écrier après lui: « Voilà comme
vous traitez maintenant et depuis trop longues années cette curieuse^ cette
CHRONIQUE 235
antique collection de nos chartes, de toutes les pièces jastificatives des
faits et gestes de nos aïeux, de nos grands hommes et des saints qtri ont
ëvangélisé et civilisé notre Ârmorique ! INégligence regrettahle... £t
révoque de Vannes, qui en a connaissance, tiendrait à honneur de la
faire cesser.
(t A l'œuvre donc, messieurs, pour Dieu et pour la Bretagne ! Je bénis
dès aujourd'hui ce projet, qui eiciterait dans notre province un si légi-
time enthousiasme. Lorque Thahile écrivain qui en a plus d'une fois in-
diqué les grandes lignes dans la Revue de Bretagne et de Vendée en
aurait arrêté le plan, nous ne négligerions rien pour hâter Tachèvement
de cette histoire nationale, qui intéresserait, au delà des limites de notre
contrée, tous les amis des sciences, des lettres et des arts. Quel hymne
de reconnaissance el d'admiration nous chant<'rions à la gloire du nouvel
Historien des Bretons / Ce serait une helle fête pour la vieille et noble
famille bretonne. Nos arrière-neveux en seraient, comme nous, heureux
et fi<*rs. Ils béniraient celui qui leur aurait procuré les moyens de mieux
connaître leurs ancêtres et de se montrer les héritiers de leurs croyances
et de leurs vertus. »
Après la messe, les membres de l'Association Bretonne ont procédé à
rélection du bureau général du Congrès et des bureaux de sections. Ont
été élus :
Président général : M. Charles de la Monneraye, sénateur, président
du Conseil général. Présidents d'honneur : Mgr Bécel, évêque de Vannes ;
M. Rostaiog, sous-préfet de Pontivy ; M. le comte de Lanjuinais, député ;
M. Robo, président de la Société d'Agriculture de l'arrondissement de
Pontivy.
Section D'AGRicuLTune. — Président : M. le comte Paul de Champa-
gny. Vice- Présidents • M. Carron, député d'ille-ei- Vilaine ; M. de laMor-
vonnais, M. Le Fioch, du Minimur, en Vannes, M. Derras, ancien professeur
d'agriculture. Secrétaires .* M. Bahezre de Lanlay, M. de Kerizouet,
M. Guillemot, M. Chevalier, professeur départemental d'agriculture.
Section d'Archéologie. — Président .* M. Àudren de Kerdrel, séna-
teur. Président d'honneur : M. l'abbé Kerdaffret, curé-doyen de Pontivy.
Vice- Présidents : M. Robiou, professeur à la Faculté des Lettres de
Reunes ; M. Le Meigneo, vice-président de la Société de^ Bibliophiles
bretons ; M. l'abbé Euzenot, recteur de Rumengol; M. le D' de Ciosma-
deuc. Al. de Keranflec'h. Secrétaires : M. le comte Régis de l'Estour-
beillon, M. Alcide Leroux, M. Adrien Oudin, M. J. Le Brigant, numismate.
La reproduction du discours de Me' Tévêque de Vannes ayant pris à
peu près tout l'espace que nous devions consacrer au compte rendu des
236 CHRONIQUE
séances du Googrès, nous nous voyons à regret contraints d*en résumer
brièvement les travaux, à Taide des relalioûs publiées par les divers jour*
naux de Bretagne.
Séance du lundi soir 7 septembre^ que préside M. de Kerdrel, sénateur
du Morbihan. M. l'abbé Euzenot a la parole. 11 fait 1 histoire de Pontivy.
Selon l'orateur, Pontivy a une origine religieuse ; c'est un monastère qui
lui a donné naissance. Fondation de la ville, «on rôle pendant la guerre
de succesiiion de Bretagne, cHablissements pieux, libéralités des Rohan,
Tabbé Euzenot passe tout en revue d'une manié le fort intéressante.
M. le président fait Téloge de l'abbé Euzenot, Tun des fidèles de 1* As-
sociation Bretonne; c'est un travailleur infatigable.
A rencontre de M. Euzenot, M. l'abbé Kerdifffret pense que Pontivy
a une oiigioe militaire. Sa situation en est une preuve. L'existence
d'un monastère est problématique ; l'existence du château des Rohan est
certaine.
M. de la Yillemarqué parle des jocufatores bretons. Il cite les chansons
de geste relatives a saint Ëmllien voyageant en Bourgogne
M. de la Borderie raconte, avec sa science et son esprit bubituels, la
descente des Anglais en Bretagne en 1746. le siège de Lorient. Les An-
glais levèrent le siège au moment où les Lorieatais allaient se rendre.
D'après Hunse, secrétaire du général anglais Saint-Clair, les Anglais au
raient levé le siège à cause du nombre des défenseurs de Lorient.
Séance du mardi mr 7 septembre» M. Fabbé Bossard parle des lé^^ondes
et traditions relatives aux monuments mégalithiques. Les grandes piern s
ont-elles été élevées par les Celtes ou d'autres populations? M. Tabbé
Bossard croit qu'il faut les attribuer à des peuplades antérieures. L'année
dernière, au Congrès de Saint-Malo, il s'e&t efforcé de le prouver par les
textes ; cette année, il va montrer les mêmes traditions dans tous les
pays où se trouvent des monuments de pierre et où les Celtes n'ont jamais
résidé, par exemple : en Suède, en Sibérie, en Chine et dans Tlnde.
'M. l'abbé Bossard cite des légendes sur des pierres considérées comme
pouvant garantir de la foudi*e, comme ayant des vertus guérissantes: les
unes, portées par des fées, vont se baigner dans la rivière voisine ; les
autres recèleut des secrets que les jeunes filles vont découvrir afin de
pouvoir se marier dans l'année, etc.
Le public, que les légendes ont beaucoup amusé, applaudit chaleureu-
sement Torateur.
M. de la Borderie vient ensuite ; son arrivée est saluée par une salve
d'applaudissements. 11 parle du centre de la Bretagne ancienne divisée en
deux parties : les côtes cultivées et nommées Armor; le centre, occupé
par une immense forêt, Er Coat.
i
CHRONIQUE 237
Les Romains occupèrent Gastennec, excellente position pour surveiller
le passage du Blavet. Saint Ivi vint ensuite s'établir à l'endroit où se
trouve aujourd'hui Ponlivy ; il y construisit un pont sur le Blavet, ce qui
attira à cet endroit tout le commerce qui se faisait à Gasteonec. Les Rohan
y bâtirent ensuite un château qui existe encore.
M. de le Borderie raconte l'histoire d'un combat qui eut lieu pendant
in L^'gue prés de la chapdl i de la Houssaye.
La troisième séance du matin s'est ouverte par une intéressante com-
munication de M. Bonnœuvre sur les bijoux populaires. M. de la Ville-
marque a analysé ensuite le curieux mystère de la viedesaîol Mériadeck
récemment publiée. En terminant, M. de la Villemarqùé prie M. delà
Borderie de communiquer à TAssociation les détails qu'il peut fournir
sur la date probable de la vie de saint Mériadtck, évêque de Vannes.
M. de la Borderie s'empresse de déférer à ce désir et il établît que ce
saint vivait dhns la seconde partie du X» siècle. Enfin, avec une très
grande compétence, M. de Keranfl» c'h cherche à retrouver le sujet d'un
litige signalé dans le Cartulaire de Bedon,
Ln jeudi soir, la séance a été consacrée aux chants et légendes popu»
laires de la Bretagne. Avec un ton charmant, en termes émus et poé-
tiques, M. Adrien Oudin a raconté, tout d'abord, les débuts littéraires
d'Emile Souvestre, puis, M. le comte Régis de l'Ëstourbeillon expose, aux
applaudissements de l'assemblée, un grand nombre de légendes du pays
Gallo, conservant encore presque toutes de nombreuses traces des pra-
tiques et usages de l'antiquité païenne. Après lui, pendant plus d'une
heure, M. de la Villemarqùé a examiné toutes les traditions relatives au
chemin de Saint-Jacques de Compostelle (voie lactée), en tenant son au-
dito're sous le charme de sa parole, à la fuis si savakile et si passionnée.
Le même soir, la municipalité de Pontivy a oflert au Congrès une ma-
gnifique fête vénitienne sur le Blavet. La caserne était décorée avec des
transparents. L"s bar.jues et les pontons, brillamment illuminés, étaient
montés par la fanfare du 2« chasseurs, la musique municipale et les
joueurs de biniou, qui faisaient alternativement entendre leurs morceaux
et leurs airs.
Dans sa séance du matin, le vendiedi 10 septembn', l'Association Bre-
tonne a entendu et applaudi un rapport de M. Albert Macé, rédacteur
en chef du Peiit Breton^ de Vannes, sur la conservation des monuments
mégalithiques du Morbihan.
M. de la Borderie fait une communication du plus vif intérêt sur les
monuments de l'architeclure militaire en Bretagne et sur les moyens de
reconnaître la date de ces édifices. D'une part, nous avons les pièces de
la Chambre des comptes de Bretagne, de l'autre, les renseignements fournis
238 GHftONlQOfi
par rhistoiro de l'art mililaire. La cooitructioa des forteresses se modifie
suivant les projets des moyens d'attaques. Ainsi, il est évident que la tour
d*£lven ne peut avoir été construite en 1490 : le maréchal de Rieux était
trop habile, trop expérimenté pour faire construire un monument impuis-
sant contre Tartillerie. Dans les fortifications de Dinan on constate nette-
ment trois époques: les tours bâties sur le château, 1380, les tours formant
éperon avec arc ogival à 2 faces, en lin les bastions â arêtes vives.
M. Robert Obeix dépouille la correspondance, rious remarquons, au
passage, un mémoire de M. Pitre de Lisie du Dreneuc, conservateur du
Musée d'archéologie de I^ Loire-Inférieure, sur le lieu du combat des
Venétes et de l'armée de César ; M. Pilre de Liste croit pouvoir le placer
dans la baie d*Âudierne; --un mémoire de M. de Brehier sur les marches
de Bretagne; une note de Dom Plaine sur Tautorité de Froissart en ma-
tière historique; deux mémoires sur Trévé ; un mémoire de M. Trévédy
sur le groupe équestre de Guélen.
M. Alcide Leroux lit un curieux travail sur les monuments de terre de
la Loire-Iofërieure, constatés dans les communes de Vay, Nozay, Abba-
retz et considérés comme œuvre de Fépoque gauloise. M. René Kerviler
y voyait des exploitations minières, traosformëes en mardelles. M. Alcide
Leroux conteste le système de M. Kerviler.
Le même jour, la séance du soir a été absorbée tout entière par la
question du vandalisme contemporain, pour laquelle la parole avait éié
donnée à M. Robert Oheix.
Après lui, M. Henri Lemeignen est venu entretenir l'assemblée de la
crypte de la cathédrale de Nantes.
La séance fut close par le récit fort piquant, fait par M. de la Borderie,
de la démolition si regrettable d'une des plus curieuses portes de la ville
de Dinan.
Le samedi. Il septembre, avait lieu, en présence d'un public nombreux,
la séance définitive de clôture.
Après une intéressante communication de M. de la Borderie sur le
Combat des Trente, et la lecture d'un charmant rapport de M. Anthime
Menard sur les excursions du Congrès, M. le prébident de Kerdrel cons-
tata, une fois de plus, 1 utilité incontestable des Congrès de i' Associa-
tion Bretonne, terrain toujours commun où toutes les bonnes volontés se
retrouvent et peuvent converger sans distinction de parti, lorsqu'il s'agit
du bien et de l'intérêt du pays. Puis, ayant remercié chaleureusement les
habitants de Pontivy de leur aimable accueil et de leur assiduité aux
séances, il prononça la clôture du Congrès de 1886, en donnant rendes-
vous aux membres de TAssociatlon dans la ville du Groisic, pour le Gongiés
de 1887.
CHRONIQUE 239
Les fêtes du 14 septembre à Sainte-Axme-d'Auray.
La solennité de la plantation de la croix du pèlerinage de Terre-Sainte
a eu lieu le mardi, 14 septembre, près de la basilique de Sainte-Anne^
devant plusieurs milliers de fidèles accourus de tous les points de la Bre-
tagne, on pourrait même dire de toute la France.
On se rappelle que les pèlerins de Terre-Sainte, au moment de partir,
résolurent d'emporter une croix de bois bretonne. Le signe delà Rédemp-
tion figura toujours en tête du pieux corlège pendant tout le voyage,
puis, BU retour des Lieux-Saints, les voyageurs décidèrent d'aller la plan-
ter à Sainte-Anne.
Quatre évêques assistaient à cette touchante cérémonie : rSN. SS. Bécel,
évêque de Vannes; Trégaro, cvêque de Séez; Laborde, évêque deBlois;
Coullier, évêque d'Orléans.
M. Tabbé Bourdon, curé de Saint-Malo, a prononcé une magnifique
allocutioD. Il a montré le grand rêle de la Croix dans Thisloire et son in-
fluence salutaire sur les peuples. « Elle revient du Golgotha, portant dix-
neuf siècles de gloire ! Ses bras s'appuient à Lourdes et à la Salette \ son
pied est à Sainte -Anne-d' A uray. ))
Après une messe célébrée à la Scala, la procession s'est dirigée vers la
basilique, près de laquelle a été plantée la croix, qui était portée par des
Bretons en costumes du pays.
h
BIBLIOGRAPHIE BRETONNE ET VENDÉENNE
Association amicale des anciens élèves du pensionnat Saint -Joseph
DE Nantes. Assemblée générale teone le U juin 1886. — Gr. iQ-8<>,
67 p. NaDteSy imp. ViDcent Forest et Emile Griaiaud.
Bulletin de la Société des Bibliophiles Bretons et de l'histoire de
Bretagne Neurième année (1885 1886). — ln-8o, 86 p. Tiré à 450 ex.
Nantes^ Sori<^té des Bibliophiles Bretons et de Thistoire de Bretagne.
Comte (le) de Mauron-Bréhan, d'après les fragments de ses Mémoires
inédits, par Olivier de Gourcuff. — Gr. in-8^, 11p. Nantes, imp. Vincent
Forest et Emile Grimaud. Tiré à 100 ex.
Extrait de la Bévue historique de l'OuesL
Election (une) d^éveque constitutionnel (Vannes, mars 179i\ par
Albert Macé. — Gr. in-8o^ 30 p. Nantes, imp. Vincent Fi»rest et Emile
Grimaud.
Extrait de la Bévue de la Béoolulion. Tiré à 200 ex.
Excursion pittoresque et archéologique a la baie de Boubgneuf. —
V Sainte-Marie de Pornic ; son histoire, son église^ sa Vierge-tabernacle.
— ln-1?, 70 p., 3 photographies. Mantes, imp. Bourgeois, -- Se vend
au profit de Téglise de Suinte-Marie de Pornic 1 f r
Grandes (les) chroniques db Bretagne, composées en l'an 15U, par
Maistre Alain Bouchart. — Nouvelle édition, publiée, sous les auspices de
la Sociélé des Bibliophiles Bretons et de l'histoire de Bietagne, par H. !..
Meignen, Ton des Vice- Présidents, membre du Comité ccotral de la So-
ciété Archéologique de Nantes. Tome l*"', viu-156 pages. Titre rouge e;
noir. Tiré à 360 ex. in-d** vergé teinté pour les membres de la Société des
Bibliophiles Bretons, et à 240 ex. in-4o vergé ordinaire pour être rois en
lente. — Nantes, Société des Bibliophiles Bretons et de l'histoire de Bre-
tagne. MDCCCLXXXVf.
Inauguration du monument élevé a la mémoire de Dom Lobineau,
3 MA1 1886. — Relation de la cérémonie. Eloge historique de Dom Lobi-
neau, par A. de la Borderie. Banquet. Discours. Documents int^dits sur
Dom Lobineau. — In-4« ver^é, 122 p. Titre rouge et noir. Tiré à 500 ex.
pour les membres de la Société des Bibliophiles Bretons. — Nantes, So-
ciété des Bibliopbilei Bretons et de Thistoire de Bietagne. mdccclxxxvi.
Marchb du patois actuel dans l'ancien pays de la Mée (Hautb-
Bretagne), par Alcide Leroux, membre de l'Association bretonne et de
la Société française d'Archéologie. — Gr. in-8o, 66 p. Saint Brieuc, imp.
L. Prud'homme.
Exurait du Bulletin de l*Association bretonne,
Maufras du CHATELLfER, biographie, par L de la Sicotiére. — Gr. in-So,
12 p. Nantes, imp. Vincent Forest et Emile Grimaud.
Extrait de la Revue de la Révolution,
^
LES DATES DE LA VIE
DE
SAINT YVES
L'importante publication des MonumenU originaux de l'histoire de
saint Yves, dont nous avons plus d*une fois entretenu nos lecteurs, est en
ce moment fort avancée et sera, avant la fin de Tannée, livrée au public.
Une gracieuse communication de Tëditeur > nous permet de faire connaître
dès maintenant à nos lecteurs la première partie de ï Introduction^ dans
laquelle les dates des principales circonstances de la vie de saint Yves
sont discutées et établies exclusivement au moyen de TËnquête de cano-
nisation et de la Vie originale de l'Office primitif.
Voici ce travail, que nos lecteurs apprécieront s.
La Bretagne, si riche en saints, n'en a pas de plus illustre que
saint Yves.
Saint Yves, dans Tordre des temps, n'est pas — grâce à Dieu —
le dernier saint de la Bretagne ; mais, dans cet ordre, il est le
dernier de l'époque héroïque de l'hagiographie bretonne.
Epoque où les vieux patrons de notre race se dressent devant
nous dans leurs nimbes d'or avec an rayonnement de force et de
1. M. Ludovic Prud'homme, à Sùnt-Brieuc.
2. Tous les renvois contenus dans les pages ci-dessous se rapportent nécessaire-
ment aux pages de la publication des Monuments originaux de l^histoire de saint Yves,
en tète desquels figurera celte IntroducHon, Nous indiquons cet ouvrage par Tabré-
viation: Monum,
TOME LX (X DE LA 6« SÉRIE). 16
242 LES DATES DS LA. TIE DE SUHT IVES
vertu grandiose, supérieurs aux proportions de la nature humaine ;
avec un rMe national si important, si actif, si essentiel, que sans
eus, sans leur histoire, dans ce lointain des âges l'histoire de la
nation n'exislerail point ou serait incompréhensible.
Essayez de retracer l'histoire de Bretagne, du T' siècle au IX^
sans tenir compte des saint HelaineeisaînlFélix, des saints Brieuc,
Corentin, Tudual, Paul Aurélîen, Samson, Halo, Gildas, Gwtinnolé,
ivoion, etc., — on «erra A quelles erreurs, à quels résultats ri-
les vous aboutirez.
)e même, si vous ignorez, si vous omettez saint Yves, sa vie et
i rôle, vous ne connaîtrez guère mieux le XIII' siècle breton,
jar saint Yves n'est pas, comme parfois un se l'imagine, un saint
nme pieusement retiré en un coin, s'; sanctifiant à loisir à
ce de dévotions, de roortiûcalions et d'auménes, pour son profit
sonnet et celui de son petit entourage.
iaintYves est tout autre chose. D'abord c'est un savant et un
Iré '. Il dounedouze ans de sa vïeà l'étude des lettres, du droit,
la théologie, dans les célèbres universités de Paris et d'Orléans,
rës quoi il passe vingt ans dans les grandes magistratures ecclé-
stiques, et pendant tout ce temps, comme l'usage d'alors t'y
lorise, il ne cesse de plaider avec éclat devant tous les tribu-
iix autres que le sien — pour les pauvres et gratis, sans doute,
lis il n'en a que plus de clients. — Il ne cesse point non plus,
ndant tout ce temps, d'éclaircir, d'approfondir la science du
ait, prenant même la nuit pour oreiller ses livres de jurispru-
nce (ci-dessous, p. 46). Comme avocat et comme officiai il vu
ivre ses causes et ses sentences aux juridictions d'appel, à Tours
à Parb. Aussi son action, sa renommée de grand jurisconsulte
se borne poini à la Bretagne, elle court toute la France.
Pendant treize ans — les derniers de sa vie — il prêche. Il
1. • Kullaro uj^DS «l liuratiu ■ dit l'EaquSle de cananiiatioa (voir Uonuni.
30, 311, i3S, hrniDe, i' et 5' itrophes. — Sapient, wraal, tapimUM, ra«ece
lUt que eages&e] dans le Itiiu du mayïD-àge.
I
LES DATES DE LÀ VIE DE SAINT YVES 243
parcourt, il remue toute la Bretagne ^ Les foules assiègent sa
chaire, vingt fois, trente fois plus nombreuses pour lui que pour
tout autre orateur, « fût-ce un évêque, » et si charmées de sa parole
qu'elles le suivent de paroisse en paroisse, partout où il lui plaît
de la porter *.
Et bientôt, quand on voit ce prêcheur si éloquent, ce juriscon-
sulte si savant promener dans les campagnes son grand manteau
de bure blanche, symbole de sa vie ascétique, arboré par lui
exprès « pour ramener plus facilement les brebis du Seigneur à
< Tamour du Christ ; » quand on sait que sa science, son éloquence
ne sont rien, pour ainsi dire, aux prix des merveilles incomparables
de son austérité et de sa charité, alors l'admiration est sans
bornes, et Ton voit tous les Bretons, « nobles et roturiers, riches
« et pauvres, honorer Yves comme leur père et, partout où il
« parait, se lever devant lui par respect ^ »
Et lui mort, ce n'est pas seulement la Bretagne, c'est le roi et
la reine de France, l'université de Paris, nombre d'évèques et ar-
chevêques, la France entière, à bien dire, qui prie, qui presse
le Saint-Père de mettre Yves sur les autels. Son culte en un clin
d'œil se répand dans toute la chrétienté, et partout il symbolise la
Justice et la Bretagne : partout on le couvre d'hermines ; partout
on reconnatt en lui la personnification la plus illustre et la plus
achevée de la race bretonne.
1. L'Enquête de canonisation constate les nombreuses prédications de saint
Yves dans les diocèses de Trégaer, de Saint-Brieuc, de Léon et de Coruouaille ; il
n'est pas douteux qu'il ait prêché par toute la Bretagne ; mais les témoins de l'En-
quête étaient tous de l'un ou de l'antre de ces quatre diocèses, et chacoa ne parle
que de ce qu'il a yu chez lui.
2. « Pro uno qui ibat ad audiendum sermones alicujus alterius, etiam episcopi,
ibant XX vel XXX ad sermonem domini Yvonis. » — « Et crant ila grate prediea-
ciones sue gentibus, quod> ipso présente et Tidente qui loquitur, da parochia
in parochiam populus eu m sequebatur. » (Monum, p. 51, 118; cf. p. 32, 79, 110,
114.)
8. t Nobiles, divites et pauperes homines habebant eum in reverentiam, et
reverebantar eam tanquam paireqi, et assurgebant sibi. > (Enquête, Monum. p. 61.)
244 LES DATES DE LA VIE DE SAINT YVES
Voilà dans Thistoire, la place, le rôle, la grandeur de saint Yves.
Étonnez*vous, après cela, que les amis des gloires chrétiennes
et des gloires bretonnes aient pour la sienne un culte spécial ; —
que les cœurs élevés, vraiment patriotes, qui voient dans l'alliance
intime du sentiment breton et du sentiment chrétien la meilleure
sauvegarde de la Bretagne, de ses traditions, de son antique vertu
et de son esprit national -, étonnez -vous qu'ils s'efforcent par tous
moyens d'exalter le nom béni de saint Yves, de redoubler sur ses
autels les hommages concordants de la piété chrétienne . et du
patriotisme breton !
Mi^i* Bouché, évêque de Saint-Brieuc et Tréguer, a eu l'honneur
il y a quelques années, de prendre l'initiative^ en se mettant à la
tête d'une croisade ayant pour but de rendre au saint un nouveau
tombeau, dont la première pierre a été posée le 19 mai dernier
(19 mai 1886.)
A son exemple, avec ses encouragements, quelques Bretons ont
pensé qu'à côté de ce monument de pierre il serait bon d'en élever
un autre en papier, contenant les documents originaux, authen*
tiques, de l'histoire du saint, savoir :
1"* L'Enquête de sa canonisation, dans son texte intégral;
ifi Le Rapport sur cette enquête, présenté au Consistoire par
trois Cardinaux, et qui détermina le jugement de la cause ;
30 L'Office primitif de la fête de saint Yves, composé lors de la
canonisation et comprenant une Vie détaillée du bienheureux, ré-
digée à la fois sur l'Enquête et sur les souvenirs encore vivants de
ses contemporains.
Hais pour publier ces documents il fallait d'abord les découvrir;
à ce moment (1884), on ne les avait signalés nulle part. Ils se sont
retrouvés, puisque nous les publions ; on verra plus loin d'où ils
viennent.
11 ne faut point se méprendre sur le but, l'objet, le contenu du
présent volume.
Ce n'est point une Vie de saint Yves ; ce n'est point un recueil
complet de documents, liturgiques ou autres, plus ou moins an-
LES DATES DE LA VIE DE SAINT YVES 245
ciens, relatifs à ce saint ou à son culte ; ce n'est point une biblio-
graphie des ouvrages imprimés ou manuscrits, auxquels son his-
toire a donné lieu. On n'y trouvera rien de cela. C'est exacte-
ment, comme le titre l'indique, le texte fidèle et complet des Mo-
numents ORIGINAUX DE l'histoire DE SAINT YvES, c'est-à-diro, de
l'Enquête de canonisation, du Rapport des Cardinaux, de rOffice
primitif et de la Bulle de canonisation — rien de plus, rien de
moins, — le tout jusqu'à présent inédit dans son ensemble, et
constituant désormais la base nécessaire, la seule source sérieuse,
pour tous les travaux qui seront entrepris ultérieurement sur saint
Yves, son rôle, son caractère, encore si imparfaitement connus,
et aussi sur son époque, dont la vie réelle, la physionomie origi-
nale se révèlent dans ces documents par nombre de traits curieux,
pris sur le vif.
Quant à l'Introduction, elle comprend quatre parties :
io Dates de la vie de saint Yves, discutées et établies unique-
ment avec les témoignages de l'Enquête et les leçons de TOffice
primitif; ou y a joint Texamen de quelques questions difficiles ou
controversées, touchant à Thistoire du saint ;
2» Les monuments originaux de Vhistoire de saint Yves : pro-
venance, authenticité des documents publiés ci-dessous, descrip-
tion des manuscrits qui les contiennent;
S^) Mode de publication : méthode suivie dans celte édition pour
reproduire le texte des manuscrits ; indication des personnes qui
ont transcrit, révisé les diverses parties du recueil ;
4^ Illustration du volume : explication des chromolithographies,
des planches dans le texte et hors texte^ des fleurons typographiques
qui ornent ce volume, avec quelques observations sur l'iconogra-
phie de saint Yves.
Première partie, — Dates de la vie de saint Yves.
I
Dans celte vie illustre la première date à fixer est celle de la
mort.
S4& LIS DATES I« LA THE SB SAIKT TTE9
Plusieurs témoins de l'Enqude de canonisation signalent, comme
6lanl le Tingt-septiëme anniversaire de la mort de saint Yves, le
aanche après « la dernière fËte de l'Ascension *, c'est-à-dire
■es l'Ascension de l'an 1330. L'Ascension en 1330 tombant le
mai, le dimanche suivant était le 20. Hais les témoins n'enten-
ent pas se référer au quantième du mois, ils tenaient compte
ilement du jour de la fête el de celui de la semaine i ils vou-
ent dire, en un mol, que, vingt-sept années avant l'an 1330 où
produisaient leurs témoignages, c'est-à-dire en 1303, le di-
inche après la fêle de l'Ascension, Yves élaît mort. L'Ascension
1303 tombant le 16 mai, ce dimanche était le 19.
Tout cela résulte clairement de diverses dépositions de l'Enquête.
Sibitle, veuve de Baimond de Gressilb, de la Rocbe-Derien, dé-
ire « qu'ayant entendu parler de la maladie de monsieur Yves
qui était son conTesseur, elle alla, il y a de cela vingt-sept ans,
le trouver à Kermartin le mercredi avant l'Ascension, afin qu'il
la confessât. Elle le rencontra dans sa chapelle, qui venait de
dire la messe et se dépouillait de ses vêlements sacerdotaux,
mais si faible et si malade qu'il avait peine à se soutenir, ou
plutAl il était soutenu par l'abbé de Beauport et par dom Alain
de Bnic, archidiacre de Tréguer. Ayant dépouillé ses ornements,
ii dit à la déposante : « Que voulez-vous, madame 7 » — « Mon-
sieur, j'ai enlendu dire que vous étiez malade, el je voudrais
me confesser. * Alors monsieur Yves s'assit, entendit sa confes-
sion, et le dimavche suivant, de grand matin, comme il fut dit
au témoin, il expira. » (Déposition ui, Monum. p. 121-122.)
En eiïet, dans la déposition d'Annicie, fille de Panlhoada et du
ngieur Rîvallon, on lit : <i Le samedi de la semaine où mourut
monsieur Yves, le soir bien lard, dom Hamon Gorec, prêtre, ad-
ministra audit monsieur Yves le sacrement de l'Exlrême-
Onclion ; monsieur Yves répondait ait): oraisons; étaient pré-
sents nnuttre Yves Le Coniac, alors officiai de Tréguer, Geofroi
de l'Abbiiye, Alain Salomon, prêtres, et plusieurs autres. Ayant
reçu l'Ëxtréme-Onction, monsieur Yves perdit la parole ; il resta
LES DATES DE LA VIE DE SAINT YVES %47
« les yeux Ozés sur une croix placée devant lui^ les mains jointes,
« se signant de temps en temps, et quand vint le lendemain qui
« était dimanche^ à Taurore, il rendit Tâme : on eût dit qu'il 8*en-
« dormait. » (Déposition xi, ibid. p. 101).
L'Enquête établit donc que saint Yves mourut le 19 mai 1303.
Un témoin déclare qu'il était alors âgé de cinquante ans, ce qui re-^
porte sa naissance à l'an 1253 (déposition XVII, ibid. p. 50). Aussi sa
Vie, composée immédiatement après les premières procédures de ca»
nonisation et insérée dans le légendaire de Tréguer, dit nettement :
In aurora dominicœ infra octavam Ascensionis Domini^ vitœ mœ
anno quinquagesimo , if» Domino féliciter ohdarmivit . (Monum.
p. 464.)
Quelques auteurs modernes, dont Albert Legrand semble être le
plus ancien, indiquent comme jour natal de notre saint le 17 oc-
tobre — on ne sait sur quel fondement. Les Bollandisles et Lobi-
neau \ venus depuis Albert, ne mentionnent pas cette date du
jour ; on doit jusqu'à nouvel ordre la tenir pour douteuse et se
borner à dire qu'Yves Haelori naquit en 1253, à Kermartin, le ma-
noir de sa famille, situé à une demi-lieue de Tréguer.
II
Yves passa là son enfance el les premières années de sa jeu-
nesse ; un clerc de Pleubihan — non un prêtre, car il se maria
plus tard — Jean de Kerhoz, né en 1240, lui enseigna la lecture et
les premiers éléments de la grammaire. Puis, sous la conduite de
ce clerc, il alla à Paris suivre les enseignements de l'université ; il y
devint mailre-ès-arts, étudia ensuite la théologie et le droit canon,
et de là passa à l'université d'Orléans pour apprendre le droit
civil ; après quoi il revint en Bretagne.
i. Le vrai LobiDeau, Tédition in-fjlio de ses Vies des SainU de Bretagne. Tres-
V8nx« au contraire, dans son édition de Lobineaa interpolée, reproduit U date dou-
teuse fournie par Albert Legrand.
248 hK3 DATES DE LA VIE DE SAINT YVES
Yves Suet, l'un des condisciples d'Yves Haelori, dépose qu'ils
logèrent ensemble à Paris dans la même chambre pendant un an,
qu'ils suivaient ensemble les cours de logique, et que saint Yves
avait alors quatorze ans. (Déposition III, Monum. p. 15.)
Guillaume Pierre, un autre des témoins de l'Enquête, déclare de
son côté qu'il vécut pendant deux ans à l'université d'Orléans avec
saint Yves, qui avait alors vingt-quatre ans. (Déposition XYIII, ibid.
p. 52.)
Ainsi saint Yves alla à Tuniversité de Paris à l'âge de quatorze
ans, c'est-à-dire en 1267 ; à celle d'Orléans à vingt-quatre ans,
c'est-à-dire en 1277, et il y resta deux ans, de 1277 à 1279. Puis
il revint en Bretagne en 1280.
A peine de retour, son mérite fut reconnu par Maurice, sf^hi-
diacre de Rennes, qui en fit son officiai. De ces fonctions il passa
immédiatement à celles d'official de l'évëque et du diocèse de
Tréguer S charge qu'il exerça, nous le verrons, jusqu'à une époque
peu éloignée de sa mort.
Combien de temps resla-t-il officiai de Tarchidiacre de Rennes ?
Ni l'Enquête ni aucun autre document contemporain ne nous le
fait connaître directement ; par voie indirecte on arrive à fixer ce
point.
m
Saint Yves fut pourvu de l'officialité de Tréguer par Tévêque
Alain de Bruc, qui lui donna en même temps, comme c'était l'u-
sage alors, une cure de son diocèse, celle de Tredrez, d'où le saint
officiai passa plus tard à celle de Louanec, qu'il garda jusqu'à sa
mort. L'Enquête nous dit combien de temps il gouverna chacune
de ces paroisses.
Geofroi Jupiter, l'un des témoins, dépose « avoir été au service
1. Voir Enquête, déposition xvii, Momm. p. 51 ; et Office, 3* jour dans l'octave
de la fête, leçon 2*, ci-dessous p. 448-449.
LES DATES DE LA VIE DE SAINT YVES 249
« de monsieur Yves Haelori pendant quinze années^ d*abord, dans
« l'église deTredrez, dont ledit monsieur Yves fut recteur ;7^dan(
« Am(aiis^ puis à son manoir deKermartin.»(Déposilionxxx,Jlfont<m.
p. 75.) — Maingui Yvon, paroissien de Louanec, rapporte ensuite
« avoir vu monsieur Yves dans la paroisse de Louanec pendant dix
« ans environ avant sa mort. » (Déposition xxxv,ibid. p. 87.)— Un
autre paroissien de Louanec, Jaquet^ fils de Rivallon, qui était le
tailleur de saint Yves, k (^mo. ipse qui loquitur vestes suas faciebat
et eumdem (dominum Yvonem) videbat eas portantem^ » ce Jaquel
déclare « qu'il a vu et connu monsieur Yves depuis le temps où
« il fut recteur de Louanec. — En quel temps fut-il recteur ? lui
« demande-t-on.— ' Pendant onze ans environ et jmqu*à sa mort, »
féf^rîd Jacquet, (Déposition xliii, ibid. p. 104.)
Ainsi saint xves, mort recteur de Louanec en 1303, avait occupé
cette cure dix à onze ans, et celle de Tredrez huit ans. Il entra
donc dans celle-ci en 1284, immédiatement après avoir quitté
Rennes, — dans celle-là en 1292. Pour l'exercice de son officialité
à Rennes il ne reste de disponible que l'intervalle entre son retour
en Bretagne, 1280, et son entrée dans la cure de Tredrez, 1284.
C'est durant ces quatre années qu'il fut officiai de Tarchidiacre
Maurice. — Ainsi :
1253. Naissance de saint Yves.
1277. Il va étudier à l'université de Paris.
1277-1279. Il étudie le droit civil à Orléans.
1280. Retour en Bretagne après ses études.
1280 à 1284. Il réside à Rennes comme officiai de Tarcbidiacre
Maurice.
1284« Il quitte Rennes, devient officiai de l'évêque de Tréguer et
recteur de Tredrez.
1292. Il laisse la cure de Tredrez ponr celle de Louanec, qu'il
occupe jusqu'à sa mort.
1303, 19 mai. Mort de saint Yves.
Telles sont les principales dates qui jalonnent la carrière du
grand thaumaturge de Kermartin. Reste encore, sur plus d'un point
250 LES DATES DE LA VIB DE SilHT TTBS
imporlanl, des incertitudes, des dilTicultés et des problèmes que
nous ne pouions nous dispenser d'aborder.
, d'abord, quelle cause doil-on assigner ^son Jéparl de Rennes
son retour dan» le pays de Tréguer?
itle question a été controversée. Quelques auteurs ont cru
n passant de l'oCDcialité de Rennes, grande ville, diocèse im-
}nt, â celle de Tréj^uer, petite ville et diocèse moindre, saint
! avait déchu en quelque sorte, ou du moins était tombé dans
situation plus modeste. C'est une erreur. Sai^s entrer dans
toire des officlalités. ce qui nous mènerait fort loin, il sufOt de
ippeler qu'à Renne» Tves était officiai, non de l'évSque, mais
un des archidiacres, ce diocèse étant partage à peu près éga-
>nt en deux archidiacoiiés, celui de Rennes et celui du Déserr,
orle que la juridiction de chacun d'eux et celle de son officiai
'étendait qu'à la moitié du diocèse; de plus, l'offlcial d'un ar-
iacre avait au-dessus de lui celui de l'évêque.
Tréguer, au contraire, Yves était le délégué direct de l'évêque,
uridiction embrassait le diocèse entier et, dans l'ordre ecclé-
iqae, n'avait en ce diocèse, rien au-dessus d'elle. Yves occupait
;, de toute façon, â Tréguer une silualion plus importante
Bennes. Mais l'ambilion n'ayant sur lui aucune prise, ce n'est
cet accroissement d'importance qui avait pu le déterminer,
ïlon Alain Bouchart — qui en sa qualité d'avocat s'occupe
■coup de saint Yves — celui-ci quitta Rennes c pour ee qu'il
initie peuple de cette ville moult brigueux, litigieux et plein
i subtiles tromperies, habitué à toutes déceptions et nouvelles
uteltes deplaidoyeries '. » Opinion peu flatteuse pour les Ben-
GrUTKlïs Croniques de Bretagne, éi'n. àt 1S(1, f. IJG v
LES DATES DE LA VIE DE SAINT TVfiS 251
nais, mais dont il n'y a trace ni dans l'Enquête ni dans la Vie de
saint Yves tirée de TOflSce primitif.
Un bréviaire manuscrit du diocèse de Tréguer, conservé actuel-
lement au petit séminaire de cette ville, ne s'en prend pas aux
Rennais, mais à l'archidiacre de Rennes. Ce dignitaire, ayant en-
tendu vanter les talents d'Yves, l'appela près de lui, dit ce bréviaire,
pour en faire son porle-scel (sigillifer)^ « persuadé que, grâce à
c son habileté, le profit du droit de scellage afférent à l'archidiacre
H croîtrait beaucoup ^ » Mais Yves, sans s'inquiéter du gain tem-
porel, n'eut en vue dans l'exercice de sa charge que le bien spiri-
tuel de lui-même et de l'archidiacre qui, mécontent de cette mé-
thode, car il était « avare et cupide » {utpoie avarus et cupidus)^
renvoya Yves et prit un autre porte-scel, plus disposé à servir sa
convoitise *.
Cette historiette est racontée dans les leçons iv, v, vi de l'office
de la translation de saint Yves (29 octobre). Le manuscrit où elle
se trouve, et que j'ai examiné, est certainement postérieur au siv*"
siècle et semble du milieu du xy<»
3
On voit là — et c'est curieux — comme la tradition orale avait
altéré les choses, un siècle et demi après l'événement II n*y a pas,
dans cette anecdote, un mot de vrai. La légende, c'est-à-dire la Vie
de saint Yves formant les leçons de l'Ollîce primitif, qui a, on le
sait, la valeur d'un document contemporain, affirme au contraire
que « Maurice, archidiacre de Rennes, homme de bonne mémoire
« {digne memorie), après avoir institué saint Yves dans son offi-
1. < Rhedonensis arcbidiaconas eum ad se vocavit ut esset suus sigillifer, credens
quod ejns fideli diligeotia emolumentum sui sigiili reciperet cuiu augmeuto.-» (Mé-
niùires de la Société archéologique de$ Côles-du-Nord, 2" série, l. Il, p. 71.) — Le
moi sigillifer, pour désigner rofHcial d'un archidiacre, est insolite; mais il est vrai
que rofticial scellait les actes émanés de la juridiction de Tarchidiacre.
2. « Archidiaconus non approbans, utpote avarus et cupidus, ipsum amovit a
dicto ofticio, ei allntn magis cooformem suo animo substituii loco ejus. > {Ibid,,
p. 71.)
3. Lo texte de.9 leçons de cet cfînce a été publié par M. Tabbé France, curé de
Lannion.
S52 LES DATES DB LA VIE DB SAlEIT YVES
K cialiLé, se répuia furL heureux d'avoir sous lui un délègue si il-
« lustre el dans sa juridiclion un magislrat si inlelligent el si
> savant'. » Aussi quand Yves le quitta pour aller â Tréguer,
l'arcbîiJiacre ne put lui dire adieu sans pleurer'. — C'est précisé-
ment Ift contraire du récit du bréviaire du xV siècle, si malveillant
pour l'archidiacre de Rennes. Entre tes deux il n'y a pas à hésiter.
Après avoir consacré deux legons à peindre la belle conduite
d'Yves dans l'orficialilé archidiaconale de Rennes, la légende de
l'OrTice primitif explique comme suii pourquoi ilquilta celte charije:
H Son renom de science et de vertu se répandant de toute part,
« son pays natal se prit i désirer de le revoir. Sa patrie avait en
u effet grand besoin de lui, et l'évèque d'alors, Alain de Bruc,
« d'heureuse mémoire, voyant comme il importait à son tribunal
a de posséder un homme de celle valeur, prenait tous les moyens
« de l'acquérir. Le saint, de sou cdié, pensant avec Cicéron qu'on
« ne doit pour aucun motif renier sa patrie, s'ingéniait pour y ren~
«c trer. Sous l'influence de ce Iriplc motif il quitta lesRennais et rega-
a gnason pnys. L'archidiacre pleure son départ, mais l'évèque l'ac-
■ cueille avec grande joie et fait de lui son officja) '. >
Les motifs assignés ici au retour de saint Yves à Tréguer sont
si naturels qu'il n'y a aucune raison de les contester.
La légende de l'Ordce primitif détruit une autre invention du
bréviaire manuscrit du XV° siècle, lequel, dans ta 3* leçon de la
fête de saint Yves (19 mai), prétend qu'avant d'être oliûcial de
Rennes il avait exercé le minisière d'avocat près la cour épiscopale
de Tréguer *. L'Office primitif au contraire, après avoir raconté sa
t. t'ipsum (t'vopem} suum ofâcialeoi ÎDsliluil, bcalum sane se repotans dum et
sibi de lam incllto offîclali el sne jurisdiclioni de lam iDilastriD et suflicienti minis-
ira provIdLSïict. > (jUonunt. p. JIS.)
2. Ardiidlaconus dvOet raledicentem. (Ibid., p. Ji9.)
3. Ibid., 44S-1J9.
i. < Postquam advocationis miaisterium exercuerat In curia Trewrensi, Un-
deoi in curia arcUidiDConi RhedoDensisprimoni, ac deindcia dicta curia Trecorensi
Fuit otficialis. » (Jtémoires de la Soeiélé Archéologique des Côtc^du-Nord, 2* série,
t. Il, p. 69.)
LES DATES DE LA VIE DE SAINT YVES 253
vie aux universités de Paris et d'Orléans, et sans dire qu'il fût re-
tourné à Tréguer, ajoute : « Sur sa répulation de science et de
« piété, Maurice, archidiacre de Rennes, le noanda de suite près de
« lui, et quand il fut arrivé, le gagna par ses très instantes prières
( et le nomma son officiai \ » Impossible, d'après cela, que le
saint avant d'occuper cette charge ait plaidé à Tréguer. Dans l'En-
quête non plus nulle trace de ce fait.
A quel âge, à quelle époque saint ïves reçut-il la prêtrise ?
Selon le P. Albert Legrand, ce fut à Rennes, dès qu'il revint
d'Orléans et devint officiai de l'archidiacre, n l'âge de vingt-six à
vingt-sept ans. — Dom Lobineau met le fait quatre années plus
tard, quand Yves vint de Rennes à Tréguer pour y tenir l'officialité
diocésaine ; comme il fut alors pourvu de la cure de Tredrez;pour
remplir les obligations de ce bénéfice la prèlrise lui était indispen-
sable.— X Les actes delà canonisation, dit M. Ropariz, sont absolu-
(( ment muets sur celle circonstance delà vie de notre saint ; mais
« il semble résulter de^la comparaison des dates et de quelques
« circonstances apprises par l'Enquête, que l'opinion de Lobineau
« est la moins fondée. » {Histoire de saint Yves, p. 28-29.) — ^
M. Roparlz n'indique point ces circonstances, et nous n'avons pu
les découvrir. — En revanche, la Vie de saint Yves composée lors
de la canonisation et dont on a fait les leçons de l'Office primitif,
porte ce qui suit :
€ Non seulenfvent Yves était (par ses vertus) participant au
a royaume et au sacerdoce du Christ, mais il mérita de devenir lui-
« même l'un des ministres de ce royal sacerdoce. C'est ce que
« comprit très bien messire Alain de Bruc, prélat de sainte mé-
i. c Ipsum (Yvonem) coDtinqo accersiit, et accersitnm, instantissimis precibns
iodaclum, suum ofQcialem instituit. » (itfonum., p. 448.)
254 LES DATB DB LA TDK DB SA0T TYES
c moire, qai donna à Yies, malgré tontes ses résistances, Féglise
m de Tredrex à gou? emer, et powr oecufer ce MÉ^be, qo!! régît
c pendant huit ans, Fécêfuê le fU frétr$ malgré loi. » (Jfomm. p.
452.)
Ce texte résont le problème en fiifeor de Lobinean. Car après
l*Enqnète de canonisation, il n'y a pas sur rUstoire de saint Ttos
de document plus autorisé que cette Yie.
VI
Autre question. Pendant combien de temps saint Tfes exerca-
t-il les fonctions d'officiel de Tréguer ? U s'en démit certainement
afant sa mort, car outre l'official Yfes Le Coniac, présent k Ker«-
martin quand on administra au saint l'Extrème-Onction (ifonimi.
p. yi), on trouve dans l'Enquête, aiaot Le Goniac, un autre
officiai de Tréguer appelé Yfes Casin (ibid. p. 53). — Selon
certains auteurs, saint Yves aurait résigné l'officialité dès 1288 ;
il Taurail donc exercée à peine quatre ans. Opinion inacceptable,
car, d'après les déclarations concordantes de plusieurs témoins de
l'Enquête, il fut officiai, non pas seulement sous l'épiscopat d'Alain
de Broc, mais aussi sous celui de son successeur Geofroi de Tour*
nemine (Dépositions yiu, x, xn, xyi, ifonum. p. 32, 36, 41,
48). Geofroi de Tournemine étant monté sur le siège de Tréguer
en 1296, Yves dut rester officiai jusqu'aux toutes dernières années
du Xni<» siècle et ne résigna ces fonctions que peu de temps (trois
ou quatre ans tout au plus) avant sa morL Voici, entre autres, deux
dépositions qui ne permettent pas d'en douter.
Guillaume Roland, Cordelier de Guingamp, n'avait connu Yves
que trente-deux ans avant répoque de l'Enquête % donc pas avant
1. « CognoTÎt diclom Domioam hooem tac »unt triginta duo aimt. » Test. XIV,
Mimum» p. 45. — L^EaqoéU) d« caaoaÏMUon est de 1330.
LES DATES DE LÀ VIE DE SAINT YVES 255
1298. Cependant il Tavail vu dans ses fondions d'oilQcial, rendant
à tous bonne Justice ; il ajoute même ce détail, qu'an ne trouve que
dans cette déposition et qui dénote bien le juge en exercice, c'est
qu^Yves, qui couchait toujours tout chaussé, tout vêtu, sur un peu
de paille, plaçait alors sous sa tête, pour oreiller, le livre des
Décrets et la Table de ce livre : libro mo Decreiorvm cum Tabula
ad caput apposito pro pulvinarï ^ : sans doute, le célèbre recueil
de droit canon dit Décret de Gratien^ avec uu copieux index et de
vastes commentaires, manuscrit in-folio sur parchemin dont ou
voit encore des exemplaires dans nos bibliothèques, gros billot
bien assez dur pour remplacer convenablement de temps à autre le
quartier de granit sur lequel d'habitude Yves s'endormait.
C'est même à cette fin du }tIII<> siècle que doit se rapporter un
épisode «— très souvent cité — de la carrière judiciaire de notre
saint. Geofroi de l'isle, paroissien de Plougasnou, marié à une
veuve, plaidait, de concert avec sa femme, contre deux fils du
premier lit de cette femme. Un malin, dans la cathédrale de Tré-
guer, Yves rencontre les quatre plaideurs, qui sans doute allaient
ouïr messe avant de reprendre leurs débats ; il les presse avec
instance de transiger, il s'offre pour arbitre. Les deux jeunes gens
se laissent toucher, Geofroi et sa femme sont intraitables : « Attendez
(c au moins que je dise ma messe, je vais demander pour vous
« l'esprit de paix, » fait l'ofûcial. Sa messe dite, Geofroi et sa femme
lui crient : « Réglez notre procès comme vous voudrez ! j» — Dans
l'Enquête de 1330 on entendit Geofroi de l'isle et l'un de ses
beaux-fils, Raoul Portier ; celui-ci dépose qu'il a vu monsieur Yves
oiBcial de Tréguer au temps de l'évêque Geofroi de Tournemine,
« il y a bien trente ans et plus ', » et immédiatement après, il raconte
son procès avec son beau-père. « Trente ans et plus » c'est-à-dire
1. Monum., p. 46, 1. ï, et 10-12.
2. c Radalphus Porlarii... dixit quod bene sunt triçinta anni et amplius quod
ipse vidit domiaum Yvoaem oflicialem Trecorensem tempore domini Gaufridi de
Tornamiaa, episcopi'Trecor«Dsis. • (Test. XU, Monum, p. 41.)
256 LES DATBS DE LÀ YIE DE SAIKT WES
trente à Irenle-deux ans avant 1330, cela mène, comme tout à
l'heure, à 1208. Yves, k celle date, était encora oriîcial.
En ce qui touche la succession des deux évêques sous lesquels
il exerça cette charge, on opposera sans doute aux dates ci-dessus
indiquées l'opinion de quelques auteurs (Albert Legrand, l'abbé
Tresraux, Ropariz) qui placent la mort d'Alain de Bruc en 1285,
l'avènement de son successeur l'année suivante.
Tresvaux ici est le principal coupable. Dans le tome VI de ses
Vies des Saints de Bretagne, publié en 1839 avec ce litre spécial :
L'Eglise de Bretagne depuis ses commencements jusqu'à nos jours
(p. 355), non-seulement il ressuscite, sur la. mort d'Alain de Bruc,
l'erreur d'Alben Legrand, déjà repoussée par dom Morice dans son
Catalogue des évëques de Bretagne {Histoire de Bretagne, t. Il, p.
Lxxiv); il affirme en outre que Geofroî de Tournemine fui élu
évèque en avril 1286, et au bas de la page il cite, en preuve de
celle date, « Marlène, Anecdotes, III, p. 910. » Quand on vérifie
celte citation, on trouve au lieu indiqué une lettre du chapitre de
Tréguer adressée i l'archevêque de Tours, lui demandant de ra-
tifier l'éleclion — récemment faite par les chanoines — de Geofroi
de Tournemine, un de leurs confrères, à l'évëché de Tréguer.
Seulement celle lettre, reproduite par dom Horîce dans les Preuves
de l'Histoire de Bretagne (1, col. 1117-1118), est datée, non point
de 1SS6, mais de dix ans plus tard, du 26 avril ' 1296. Celle date
est inconleslable, el même le Galiia Christiana (lome X(V, col.
1124), incline à relarder l'avënemenlde Geofroi de Tournemine jus-
qu'en 1297. Ne voulant pas compliquer cette discussion, nous nous
tiendrons ici à la date du document invoqué par Tresvaux lui-
même, mais à la date véritable, 1296.
1. Le jeudi Bprts U Kte de seinl Marc 1296 - 26 avril 1296.
LES DATES DE LA VIE DE SAINT YVES 257
L'erreur chronologiqae — vraiment inexplicable — de l'abbé
Tresvaux sur la mort d'Alain de Bruc a nécessairement troublé
en plus d'un point la biographie de saint Yves. Elle a eu surtout de
fâcheuses conséquences pour le seul acte authentique émané per-
sonnellement de notre saint et venu jusqu'à nous, connu sous le
nom de Testament de saint Yves^ et qui est en réalité la fondation
de la chapelle et chapellenie de Notre-Dame de Kermarlin, au-
jourd'hui église du Minihi^Tréguer. Ce n'est même, à vrai dire,
qu'une confirmation d'acles antérieurs, car ce litre, du i août
1:297 ', dénonce la fondation première comme faite en 1293 sous
l'autorité d'Alain de Bruc, évêque de Tréguer. Quand on fait
mourir cet évèque en 1285, la date de 1293 est. inadmissible. Aussî,
bien que attestée par deux transcriptions de cet acte d'origine di-
verse *^ on s'est permis de la changer arbitrairement en 1283, et
aujourd'hui, sur la foi de ceux qui ont de leur chef commis cette
altération (entre autres Tresvaux etRoparIz '), on prend couram-
ment cette date comme certaine, incontestable ^, tandis qu'elle est
non seulement inventée et fausse, mais même en contradiction
avec des circonstances très bien établies de la vie de saint Yves.
Ainsi Yves très certainement ne fonda celte chapelle qu'après son
retour au pays de Tréguer, môme après le décès de ses parents,
puisque l'acte de 1297 la déclare bâtie sur des terrains provenant
de la succession de ses père et mère : or, en 1283, prétendue date
de celte fondation selon Tresvaux, saint Yves, nous l'avons vu (ci-
dessus, § III), était encore oflicial de l'archidiacre de Rennes. Nous
reviendrons d'ailleurs plus loin sur ce « testament. »
VIII
Une date fort importante à fixer pour la vie de saint Yves, c'est
1. Le vendredi après saint Pierre-és-Lie*ns = 2 août 1297,
2. L'une publiée par les Bollandistes, Mail VU, Append., p. 803 (édit. de Pans);
Taulre par D. Morice, Preuves del'Histoire de Bretagne^ I, col. 1108-1109.
3. Histoire de saint Yves (1856), p. 175.
4. Société archéologique des Côtes-du-Nord, séance du 11 juin 1886, p. m, note ^.
TOME LX (X DE LA 6« SERIE), *7
ISS LM DiTBS DB LA yn M SlUn TTB6
«Ile <le son changement de vie et de costame, ue que le Rapport
I ccrdioaus appelle Mttlatio habitu$ et veitmtntorum {Momum.
322). Avant ceLte réforme, la vie d'Yves avait été de tout
npi très pieoM, très moriiAée et très charitable i maU à partir
ce moment, il «olra dans une carrière d'austérité surbuoiaine et
cbarilé incomparable qui, par la voie d'uu ascélisme iranscen-
il, releva dès cette vie so-dessas de la condition mortelle, jos-
à l'heure on aa grande &me, parvenue au point de la perfection,
iDt par sa volonté pnitsante annihilé la matière on elle était at-
bée, devenue dès lors libre de Ioub liens, remonta d'unvol nalarel
is sa patrie. Presque tous les témoins, enquis sur la vie de saint
», s'accordent h mentionner cette réforme comme une époque
>itale daus son eiistence ; mais tons ne s'accordent point sur la
Suillaume Pierre, vicaire perpétael de la cathédrale de Tré^-ner,
1 le commencement de celle réforme seixe aaaées avant la mort
saint (déposition xTiu, Momum. p. 53) ; P ierre, abbé de Bét;sr, dit
inaeans au lîou de seize (déposition xix, ibid. p. 56). — Au ceo-
ire. Constance, femme d'Imbert de Tréguer, qui vit Yves dîslri-
er les diverses pièces de son costume d' officiai aux pauvres de
lie villa avant d'aller revêtir son costume d'ascète, Constance met
ErîI bnit ans senlemeni avantl903 (déposilion xlv, ibid. p. lli).
Entre ces opinions extrêmes les autres tiennent le milieu ei
indent aux dix ou douie dernières années de la vie du saint cette
riode d'ascétisme, Yves Suet, l'un de ses condisciples, Alain de
ranrais qui le fréquenta longtemps, très amicalement, et Alain
Roche-Huon se prononcent pour dix ans (dépositions m, Monum.
16;xxxii, 96; xvii, 51); Derien du Boissaliou, pour dix ou
Bie (déposition xux, ibid. p. 108).
Tous les témoins nommés jusqu'ici ne parlent, les uns et les
1res, que par approximation ; au chiffre d'années qu'ils indiquent
18 ajoutent vel ampliitt, vel circa, ou quelque autre formule de
genre marquant qu'ils n'alLachenl point â leur chiffre uneeerli-
le ni une précision complète. En voici un qui n'a point de telles
liÈS DATES DE LA VIE ÎJË SAINT TYES
hésitations, el (]Ui articule nettement, positif emiint un chiffre précis :
« Pendant les douze années immédiatement antérieures à sa mort,
k dit-il, Yves porta ce costume humble et grossiefr. > — ^ HabitK
i)ili et humili utebatur per duodecim annos ante mortem smm
(voir déposition i, Monièmi p. 9). Celui qui parle ainsi est Thomme
qui a le mieux èonnu saint Yves, le témoin le plus constant de sa
vie entière, qui ne cessa d'être en relation avec lui et dé lui porter
la plus fidèle, la plus profonde affection^ faite de respect et de ten-
dresse ; c*est son vieux maître Jean de Kerhoz. Et le chiffre dohné
par KerhoZ s^accorde avec le témoignage d'Yves Auspice, un pieux
rédus, longtemps le serviteur de saint Yves, et qui, parlant des
grandes austérités^ des jeûnes extraordinaires de soh maître^ leur
donne aussi pour durée les douze dernières de sa vie terrestre.
(Déposition xi, ibid. p. 38).
Au chiffre de Jean de Kerhoz, selon nous, on doit se tenir, et
placer les commencements du haut ascétisme de saint Yves en 1291.
Le témoignage du saiiit lui-même va tout à l'heure, croyons-nous,
ccfnfirmer cette date.
IX
Un jour, le frère Guiomar Morel, Gordelier de Guingamp, « pen-
«c dant qu'il était malade à Kermartin, la maison de monsieur
« Yves, se trouva seul avec celui-ci et le pressa de lui dire com-
« ment il en était venu à embrasser cette vie austère et sainte,
tt Yves fit de grandes difficultés pour répondre ; enfin il conta
(c que quand il était officiai de Tarchidiacre de Rennes, il allait au
flc couvent des Frères Mineurs entendre expliquer le Quart livre
« des Sentences* et la Sainte Ecriture. C'est alors, sous l'influence
K des divines paroles recueillies en ce lieu, qu'il commença d'as-
« pirer aux biens célestes et de mépriser le monde. Longtemps il
1. Du célèbre Pierre Lombard, évôqae de Paris en 1159.
260 LES DATES DE LA VIE DE SAINT YVES
ce senlk 6n lui, entre la raison el la sensualité,- une terrible que-
c< relie. Cette querelle ou plutôt ce combat dura huit ans. Au cours
€ du neuvième, la raison finit par dominer la sensualité ; c'est
« alors qu'Yves commença ses prédications, sans toutefois quitter
c encore ses habits mondains. Mais, dans la dixième année, la pure
« raison s'élant rendue tout à fait maîtresse, Yves donna [aux
ce pauvres] ses bons habits pour l'amour de Dieu et prit des habits
« grossiers^ savoir une cotte à manches longues et larges sans
(c boutons, et sur celle cotte une housse, ces deux vêlements traî-
« hauts, d'une tournure très grave, taillés dans un gros drap de
c bureau blanc : et il adopta ce costume pour ramener plus faci-
« lement les brebis du Seigneur à l'amour du Christ. » — C'est le
frère Guiomar Morel qui fait lui-même ce récil dans TEnquète de
canonisation (déposition xxix, Monum. p. 73).
Si saint Yves eût réformé sa vie et son costume quinze ou seize
ans avant sa mort, c'est-à-dire en 1287 ou 1288 — comme le
croyaient l'abbé de Bégar et le vicaire de Tréguer, — la période
décennale immédiatement antérieure à celte réforme» eût corn-*
mencé dès 1277 ou 1278. A ce moment Yves était à Orléans, et
cependant nous venons de le voir, — lui même l'avait affirmé au
frère Morel, — c'est à Rennes, au couvent des Cordeliers, pendant
qu'il était officiai de Tarchidiacre, c'est là que tomba dans son âme
le premier germe de celle généreuse résolution, combattue pen-
dant dix ans, enfin triomphante, qui devait le conduire aux cimes
de la perfection chrétienne.
Il faut donc nécessairement retarder de quelques années le dé-
but de celle grande réforme, par conséquent adopter la date four-
nie par le plus autorisé des témoins de la vie de saint Yves (Jean
de Kerhoz), c'est-à-dire 1291. La période décennale, antérieure à
cette date, commençant en 1281, Yves en effet, cette année là, était
à Rennes, officiai de l'archidiacre, fort à portée de recueillir l'en-
seignement théologique des Cordeliers de celle ville.
LES DATES DE LA VIE DE SAINT TVE3 261
X
Voici donc la chronologie de la vie de saint Yves, aussi com-
plète que nous pouvons l'élablir :
— 1253. Naissance de saint Yves.
— 1267. Il va étudier à l'université de Paris.
— 1277 1279. Il éiudie le droit à Orléans.
— 1280. Retour d'Yves en Bretagne après ses éludes.
— 1280 à 1284. Séjour d'Yves à Rennes comme officiai de l'ar-
chidiacre Maurice.
— 1281. Il suit l'enseignement théologique des Cordeliers de
Rennes et conçoit le premier dessein de sa vie ascétique.
— 1284. Il quitte Rennes, devient officiai de t'évèque de Tré-
guer, et en même temps prêtre et recteur deTredrez.
-^ 1290. Il commence ses prédications.
— 1291. Il adopte son costume de bure blanche et embrasse les
hautes pratiques de l'ascétisme.
— 1292. Il quitte la cure de Tredrez pour celle de Louanec,
qu'il occupe jusqu'à sa mort.
— 1293. Il fonde la chapelle de Notre-Dame de Kermartin,
aujourd'hui Saint-Yves du Minihi.
— 1297. Il conGrme et complète cette fondation.
— 1298 à 1300. Il résigne les fonctions d'official de l'évèque de
Tréguer.
— 1305, 19 mai. Mort de saint Yves.
Arthur de la Borderie.
{La suite prochainement,)
TOUS LES mmm etam-m hoees î
NON'
IV
Le rachat est une charge pour l'acquéreur roturier. Saqs doute \
iiw pourtant celui-ci n'a pas trop à se plaindre. Acquérant pour
la même somme d'argent un héritage roturier, il aurait eu à
payer les impositions annuelles qui pësenl sur ces biep?» Et puis
l'acquisition du fi^f noble, outre la franchise, procure au roturier
ou lui permet d'espérer un avantage que nous verrons plus tard.
Aus3i les roturiers en prennent- ils leur parti, et il vont acquérir des
fiefs nobles.
E!t cependant quel n'est pas le danger de ces acquisitions ! En
France^ nous avons vu Philippe-le-Hardi marquer peu de faveur
pour les acquéreurs roturiers. En Bretagne, Jean V, abandonnant
le Duché, a fui en Angleterre (1374-78). Le roi de France eat maître
de presque toute le Bretagne: il confisque tous les biens nobles qui
sont aux mains des roturiers, pour les donner à des Français nobles,
qui lui ferontle service de guerre et dont il sera sûr. Ce qu'apprenant,
le duc Jean fiait saisir à son tour les mêmes biens, pour les empê-
cher, dit-il, de passser aux Français. En ISSl, la paix se fait, 10 roi
et le duc renoncent à leurs saisies ; mais on peut se figurer les in-
quiétudes des roturiers possesseurs de fiefs nobles «.
* Voir la livraisen de septembre 1886, pp. 206-220.
i. LoBiNEAu, p. 850. Le Duc était furt intéressé à cet arrangemeDt. 11 avait fait
TOUS LBS tnCMBURB ÉTAIENT* ILS MOBLBB? NON 263
Revenus de leur émut, les roturiers n'ont rien de plus pressé que
d^acquérir des terres nobles sur la toi de la Coutume ^ Tout A
coup en 1451, une constitution de Pierre II interdit ces acquisi-
tions sous peine de confiscation^. Mais ce genre d*acquAts a de si
profondes racines dans la province, que la constitution va demeurer
lettre morte. Après un an, le Duc lui-même la retire: il permet les
acquisitions ; mais il les grève du doubk rachat '.
Si le Duc a cru qu'il allait ainsi empêcher les roturiers d^acquérir
les fiefs nobles^ il s'est mépris. Ils se soumettront à ce double
impôt de deux années de jouissance payées d'avance ; mais ils ac-'
querront encore.
En 4492, le roi Charles VIII vient à Rennes. Les bourgeois de la
ville ont montré â la Reine Anne une courageuse fidéliié. Le Roi
veut leur témoigner sa gratitude ; que fait-il ? Il accorde aux bour*
geois acquéreurs de fiefs nobles la dispense derarrière-ban. Quelle
meilleure preuve que ces acquéreurs sont nombreux parmi les
bourgeois de Rennes*?... Le roi Charles VIII approuve ainsi et en*
courage les acquisitions de fiefs nobles par des roturiers; et en
effet, elles se font en toute liberté jusqu'à 1510.
Cette année, les lois de Bretagne sont mises sous les yeux de
Louis XII pour qu'il jure leur exécution. Il remarque la constitution
de Pierre II ; et il prescrit de l'exécuter rigoureusement '^. Aussitôt
assez de méconteots pour désirer n'eo pas faire d^aaU-es. Voyez les précantions
qn'il prend pour ra&surer les Barons, à propos de cette saisie. Preuves. Cot. 1636.
1. LoBiNEiu, écrivant au dernier siècle mais se référant à 1451, dit. page 850: Ces
acquisitions étaient fondées sur rarticle 343 de V Ancienne Coutume, C'est une inexac-
titude. Il a Toulu dire sur Tart. 262 de la très ancienne Coutume qui était en vigueur
en 1451. Cet article a passé à peu prés dans Tarticle 343 de Tancienne coutume ré-
digée en 1539.
2. Sous peine de commise. Belordeau, p. 14. C'est la confiscation du fief du vas-
sal au profit du seigneur suzerain. Denisart, V. Commise.
3< Comme en Dauphiné. Lobineau, p. 850. Du Parc-Pouluin. Belordbau» p. 514.
4. LoBiNEAU, I. p. 818. Ce privilège a été confirmé pat François I*% Henri H,
François II, Charles IX et Henri IV. — Louis XIII flnit par supprimer le ban et
Tarrière-ban moyennant finance (1641).
5. Du Parc-Poullain, t. I, p. 312. dit que Louis XII abolit la Constitution de
Pierre II ; se corrigeant, t. II, p. 619, il dit que le roi ordonna rezécnlioDf de la
264 TOUS LES SEIGNEURS ÉTAIENT-ILS NOBLES? NON
les Etals de Bretagne de demander avec instance l'abrogation défi-
nitJYe de cette constitution contraire à la vieille coutume. En 1535,
le roi François !«' fait semblant de Texécuter ; nouvelle réclama-
tion des Etats ; enfin 1539 arrive, et la très ancienne coutume va
6lre réformée pour être mise (c*est la pensée du roi) à la mode
française.
Que va-t-on écrire dans cette rédaction rajeunie et que l'on doit
croire définitive ? Sera-ce la faculté, sera-ce la prohibition aux ro-
turiers d'acquérir fiefs nobles ? Le Procureur général du Roi
insiste pour la prohibition, et comme sanction, la confiscation :
c'est-à-dire le retour à la constitution de Pierre II. Les députés des
trois ordres « ayant reconnu combien cela importait au public \ »
réclament l'autorisation, à la condition de payer le rachat, c'est-à-
dire qu'ils demandent le maintien de la coutume '. Les commis-
saires réformateurs n'osent pas se prononcer ; et, « par tempéra-
ment, « on écrit l'ancien article « non comme disposition, mais his-
toriquement » et il est ainsi rédigé : « Par coutume, anciennement,
homme roturier ne se pouvait accroilre en fief noble sans en paîer
rachat. » Art. 343 '•
Singuliers législateurs qui font de Tbistoire au lieu de décider
un point de droit intéressant tonte une province ! Seigneurs et
roturiers vont interpréter la loi selon leurs communs désirs ; ils
suppriment de leur autorité la constitution de Pierre II, pour s'en
tenir à la Coutume... Et l'événement va leur donner raison ; la
constitution demeurera hors de tout effet ^. »
Hais ce que nos réformateurs n'ont pas osé faire pour la Breta-
gne en 1539, l'ordonnance deBlois va le faire pour la France en-
liëre en 1579. On y lit (article 258) :
ConstitutioD. H est ici d'accord avec Lobineau, I, p. 850, — et avec Belordead, \u
514. — Il faat donc s*en tenir à cette variante.
1. Belobdeau, p. 514.
2. V. Procès- verbal, p. XLII. Du Parc^Poullain, t. I.
3. Du Parc-Poullain« 11, p. 619, dit que les Commissaires ont ainsi rédigé Tar-
ticle. D'après le procés«verbal, ils ont renvoyé l'article au roi et son conseil. (P. V
p. LV») et c'est le conseil du roi qui a fait cette belle besogne.
4. Du Pabc-Poullàin, I, p. 313.
TOUS LES SEIGNEURS ÉTAIENT-ILS NOBLES ? NON S65
« Les roturiers et non nobles achetanlfiefs nobles ne seront pour
ce anoblis de quelque reveau et valeur que soient les fiefs par
eux acquis ^ »
Qu'est-ce à dire? Sinon que racquisilion des fiefs nobles par
les roturiers est reconnue licite, en droit ; et que, eu fait, parmi
les fiefs nobles qui ont passé aux mains des roturiers, beaucoup ont
une grande importance.
Voilà donc le droit établi pour toute la France ; que vont faire
les réformateurs de notre coutume, en 1580 ?
La discussion s'engage sur Tarlicle 343 : » Par coutume... etc. »
Les députés des trois États s*exclament, et demandent la radiation
pure et simple, « disant qu*oncques les Ducs (ni Rois depuis l'u-
nion de ce duché à la Couronne) n'ont pris droit de rachat des ro-
turiers pour leurs fiefs nobles... L'article présuppose ce qui jamais
ne fut pratiqué en ce pays. » Le Procureur Général demande le
maintien de l'article ; les commissaires l'ordonnent ; et l'article his-
torique 343 devient Tarlicle 357 de la nouvelle coutume.
Or, mesurez le chemin parcouru depuis 1539. Cette année, les
députés des trois Etats demandaient pour le Tiers l'autorisation
d'acquérir sous condition de rachat. En 1580, ils oublient leurs an*
ciennes conclusions ; bien plus ! ils les rejettent puisqu'ils rejet-
tent cette condition de rachat. N'est-ce pas trop demander?...
Les États auront beau faire: à mesure que s'organisera l'ad-
ministration financière, le droit de rachat sera payé sous le nom
de franC'fief.
Mais ce qui importe, c'est que le droit pour les roturiers d'acqué-
rir des fiefs nobles est maintenant hors de contestation. Les rotu-
riers usent de la faculté, et si bien que les ordonnances sont pleines
de dispositions qui supposent la possession roturière de nombreux
i« ISAHBERT, XV| p. 439.
966 TOUS LE$ SBIGNBURjS t^TMENT-lLS NOBLES? HOH
fipfs nobles. Je n'en cite que degx exemples, mais ils sont probants.
J*ai dit plus haut que Louis XlII^par déclaralion du 29 novembre
1641, avait déchargé les fiefs nobles possédés par de« roturiers du
service du ban et de l'arrière-ban. Le motif principal de Tordon-
nance est instructif : « La plus grande partie des francs-fiefs sont
tombés aux mains des ecclésiastiques, communauté» et roturiers, e€
qui les a obligés de se trouver à la convocation du ban etde l'arrière-
ban ; c'q été en se rencontre qu'à cause du peu d'expérience qu'ils
ont au fait de la guerre, il a fallu que les uns aient été taxés, comme
étaient anciennement les gentils-hommes invalides et les veuves
des nobles, pour se racheter de ce service ; et les autres ont proposé
leurs enfants ou domesiiques pour tenir leur place à la guerre, en
sorte que les convocations dernières du ban et arrière-ban ont été
presque inutiles. »
D'autre part, on lit dans l'ordonnance dite des Eaux et forêtSy
litre des chasses (août 1669) « Défense est faite à tous roturiers
de quelque état et qualité qu'ils soient non possédant fiefs, seigneu-
ries et hautes justices, de chasser sous peine, etc..» Il y avait donc,
en 1669, dés roturiers seigneurs et hauts justiciers, et assez nom-
breux pour que la loi, qui ne statue pas sur les faits exception-
nels, eût réglé leur situation ^
I.On a beancoDp déraisonné à propos de chasse sous l'ancien régime. Il y a des
geps qui s'imaginent encore aujourd'hui qu'un noble avait le droit de chasser sur
toutes les terres roturières qu'il voulait ! Pas le moins du monde ! Un seigneur
pouvait chasser sur les terres roturières de son fief. Pourquoi ? Parce que la
chasse était considérée comme on droit domanial au môme titre que le droit à^épave^
céÏQÏàe déshérence, etc., en vertu desquels le seigneur s'empare des choses sans maître.
Mais la chasse était un droit personnel au seigneur ; et il a été jugé que même les
fiis du haut justicier ne pouvaient chasser sur les liefs relevant de leur père.
Ce n'est donc pas comme noble, c'est comme seigneur qu'on exerce le droit de
chasse, et le roturier haut justicier l'exercera au même titre que le haut justicier
noble.
- Le seigneur de la paroisse on du bourg a de même le droit de chasse sur son
fief. La Fontaine, dans sa fable du Jardinier et son seigneur, introduit le seigneur du
bourg chassant chez le jardinier. L. 18, fable IV. Mais l'exercice du droit avait
amené de criants abus. — V. M. Taine. Ancien régime, p. 71 et suiv.
TOUS tMU ssnsmnms iTAiENT-iLs nobles? non 20T
Voilà^ Je erois, ma démonslration faite : en droit, raoquisitiort
des fiefs nobles était permise aux roturiers. En fait, la plus
grande partie des fiefs nobles «étaient aux mains des ecclésiastiques,
communautés et roturiers, en 1641 ; et, en 1669, des roturiers pos-
sédaient même des hautes justices en assez grand nombre pour
qu'une ordonnance vise ce fait juridique.
Je pourrais m'arrèter iet : mais il m'a paru qu'il m'était permis
d'insister sur un point qui se lie intimement à l'objet de cette
étude.
Hélas ! je n'ai pas su promener mes lecteurs par des sentiers
fleuris ; et plusieurs sans douta m'ont abandonné. Si quelques-uns
me suivent encore, peut être le chemin qui nous reste à parcourir
leur mànage-t-i), comme à moi, quelque surprise !
Peut-être se demandera-t-on pourquoi, avant l'ordonnance de
1275, les roturiers se risquaient à acquérir des fiefs nobles : —
pourquoi, depuis, ils s'y sont obstinés, avant l'ordonnance de 1579,
malgré les dangers que ces acquisitions pouvaient présenter. Voici
le motif de cette imprudence. C'est que la noblesse offre trop d'a-
vantages pour que ceux qui ont la fortune n'ambitionnent pas la
noblesse sinon pour eux-mêmes, au moins pour leurs enfants.
Un savant auteur a remarqué que, jusqu'au commencement du
XlIP siècle, la noblesse formait une classe à pan sans douie,
mais non encore fermée ; et que les honimes libres pouvaient y
entrer asses facilement - . L^auteur ne parle que pour la France ;
mais il aurait pu faire la même remarque pour la Bretagne. Nul
doute que, sous l'empire de notre T. A. Coutume, la possession
d'un fief noble ne fût un moyen d'acquérir la noblesse. 11 semble
même qu'en France la noblesse suivait immédiatement Tacquêti
1. M. P. VioLLST, Précii deFbittoiie da droit frinçais. 1886.
268 TOUS LES SEIGNEURS ÉTAIENT-ILS NOBLES? NON
L'auteur que je viens de citer invoque sur ce point Tautorilé de
Pierre Desfootaines, le rédacteur des Etablissements de saint
Louis K Loysel aflirme celle conséquence de Tacquisition du fief
noble (1536-1617) \ — Laurière aussi (1659-1728) ^
D*Ârgentré sous notre Ancienne Coutume semble encore énon-
cer celte conséquence de semblables possessions *. Et ceux
qui s'étonneront de cet effet de Tacquisition des fiefs nobles, ne
seront pas peu surpris d'apprendre qu'en Béarn cet effet s'est pro«
duit jusqu'en 1789*.
Remarquons-le, d'ailleurs, celte conséquence qui nous semble
extraordinaire aujourd'hui était logique au point de vue de l'ancien
droit. Rappelons-nous le principe ancien : « D'après la loi, le fief
noble, le franc-fief ne peut être tenu que par homme franc, libre
de toute charge... » Donc, le fief noble fera de son possesseur un
homme franc, libre et exempt de charge, nn noble.
' Ce qui, au point de vue de l'ancien droit, est bien autrement sur-
prenant, c'est ce qui suit :
En Bretagne, originairement, tous sont présumés nobles jusqu'à
preuve contraire : la très ancienne coutume le dit expressément :
ce Et comme l'on doit présumer que chacun soit bon tant qu'il
aparège du contraire, aussi doit-on présumer la noblesse des gens
selon l'état d'eux tant qu'il soit apparu du contraire.» (Chap. 156).
Et l'article énumëre les étals qui prouvent l'infamie, à plus forte
raison la roture*. Â ces états il faut ajouter la classe très nombreuse
i. M. VioLLET, id., p. 220-221.
2. Loysel. Institutions eoutumières, Liv. s. Tit.l. Règle9: t Nobles étaient jadis non-
seulement les extraits de noble race en mariage, ou qui avaient été anoblis par lettres
du Roi ou pourvus d*ofrices nobles, mais aussi ceux qui tenaient ficfs et faisaient
profession des armes. >
3. Lauriére. Préface du recueil des ordonnances : 4 Les tiefs nobles communi-
■ qaaient leur franchise ou noblesse aux roturiers qui les possédaient... >
4. Du Parc-Poullain. I. P. 480.
5. M. VioLLET, p. 220. 221.
6. L'énuméralion est curieuse ; elle comprend treize états, au nombre desquels les
TOUS LES SEIGNEURS ÉTAIENT- ILS NOBLES? NON 269
de ceux qui paient la iaille au Seigneur, el les propriélaires fon-
ciers des domaines qui paienl la taille ^
L'ancienne coutume (i539) va se montrer un peu plus ligou--
reuse ; mais elle maintient la présomption de noblesse. En même
temps qu'elle proclame pour les roturiers la faculté d'acquérir
terres nobles, elle a un article ainsi conçu : « (155) Ceux qui
portent élat de noblesse et se gouvernent comme nobles sont pré-
sumés nobles jusqu'à ce que le contraire soit vérifié. » Eh bien!
cet article reste comme un appât pour le bourgeois enrichi.
Voyez par exemple ce bourgeois de Rennes. Il a dans un hon-
nête commerce gagné beaucoup d'argent, et en même temps l'es-
time de ses concitoyens. Il a un fils dans « la robe », un. autre qui
vil en noble : « 1] est bien vêtu ; il a des chiens et des chevaux >, »
il est de toutes les parties des jeunes gentilshommes. Ce bourgeois
a marié sa fille aînée a un noble; la sœur cadette vient de refuser
menestriers et vendeurs de vent, et les faiseurs de clochers et couvreurs de pierres.,.
Du Parc-Poullain, I, p. 460.
Le vendeur de vent : c*esl le chanteur ambulant, depuis Taveugle qui chante un
cantique monotone jusqu'au vieil Homère, s'il revenait en ce monde !
Les faiseurs de clochers et couvreurs en pierres. — Eh quoi ! ceux qui ont élevé les
beaux clochers dont la Bretagne est si justement ficre étaient infâmes? t- Oui, et
à raison même de leur art. Ils bâtissent trop haut ; ils risquent à chaque instant de
se rompre le cou : sa vie pour un modique salaire c'est en faire trop peu de cas.
C'est la raison qui rend leur métier infâme ; et celle raison, nous dit Hévin, est
empruntée à Âristote ! (Livre IV, Ethique, chap. I.) Sont infâmes pour la même
raison tes couvreurs en pierres qui couvrent le toit élevé de la cathédrale ou la tour
du château. Mais le couvreur en chaume n'est pas infâme : couvrant moins haut, il
court moins de risques pour sa vie. Le chapitre de la T. Â. Coutume vaut une étude
parliculière que je ferai un jour.
1. Consl. Jean II de 1301, an. XXV. « Celui est appelé vilain, roturier, qui
demeure sous la taille d*uQ seigneur ou qui a convenant en ceux pour la taille
poier. • Art XXVI... « Posons qu'un homme soit issu de noble sang.. .et il est mis
sous la taille d'aucun, doit- il être témoing ?. . . Nenni, s'il a demeuré sons la taille
cinq ans, car partant il a renoncé à la noblesse... >
Hkvin. Qucslions, p. 5 après la table.
2. Dh Parc-Poullain, I, p. 479 et 480. Il ajoute : « Il jure, ce qu'on croyait au-
trefois un vice attaché à la noblesse. Tout cela a été malheureusement imité par les
roturiers. »
270 TOUS LES SEIDMEDnfl ÉTlIBn-lLS IKIM£S7 HOR
un avocat; elle veut se mariercommesaEceur, dût-elle être épousée
un peu pour sa dol. — Si ce père pouiait acheminer ses euranis,
siuoD lui-même, vers la noblesse!... Comment faire? Il faut de-
mander avis. Il a justement pour voisin un homme un peu fantas-
que el bourru ; mais obligeant et accessible ; le meilleur et le plus
savant conseil : le sénéchal de Rennes, Bertrand d'ArgenIré. Le
bourgeois va le trouver: d'Argentré écoule sa confession, et loi
répond en français ce que je lis dans son latin barbare :
« Une terre exempte de fouage qui soit soumise an serfice de
l'arriëre-ban, qui soit inscrite au râle des terres nobles, et qui an-
ciennement ait été comprise à des partages nobles... voilà ce qu'il
vous faut ! Si elle a une justice, surtout une mojeone, ou, s'il se
peut, une haute, ce sera pour le mie&x. Voilà les vrais caractères
de la noblesse sur lesquels tant de gens déraisonnent *. Trouvez-
moi celte terre et achetes-la, N'ayei pas penr du service de
l'arriëre-ban, vous y serez tenu , mais vous ne le ferez pas, puisque
le roi Charles VIII vous en a d'avance exempté. Vous aurez le profit
de ce service sans en avoù* les ennuis, comme la&t d'autres autour
de nous *.
a Portez, comme vous faites déjà, état de noblesse, gonvenies-Tons
comme noble: ainsi plus de marcAandise / bien que la marchan-
dise vous ait enrichi... C'est bizarre... direz-vous. Soit; mais c'est
ainsi : la marchandise vous permet d'acquérir la terre noble dont
la possession va vous acheminer à la noblesse; mais la marchan-
dise est premièrement exclue du gouvernement noble*; et, si vous la
pratiquez de iiouvenu, elle vous empêchera d'arriver à la noblesse.
« Quand vous aurez celle terre et que vous vivrez en noble, il fau-
drait être bien osé, bien malintentionné, ou bien maladroit pour
venir vous contester la présomption de l'article 155. Hais hftlez-
tous, car, à la prochaîne réformation de la Coutume, cet article
sera abrogé ! >
1. D'AiGENTiA dans Du Pmc-Pouluin, I. Hl, p. M0-51t.
Pitc-PouLLiiH, 111, p. 530, Bote 4.
im., I. p. 480.
TOUS LES SEIGNEURS ÉTAlEIft-ILS NOBLES ?KON 271
Le bourgeois rapporie chez lui ce(te consultation C elle est ac-
cueillie comme une bonne nouvelle... et la terre noble sera bien-
Idl trouvée, acquise et payée à beaux deniers comptants !
Nul doute qu'en Bretagne comme en France, beaucoup n'aient
acquis la noblesse par ce moyen ; il se peut même que ce mode
de s'anoblir ait précédé TaHobli^sement concédé par le Prince. En
effetj nous l'avons vu admis par Pierre Desfonlaines, contemporain
de saint Louis, et le premier anoblissement connu est, dit-on,
celui de Raoul l'orfèvre par Phitippe-le-Hardi, en 1270 *.
On devine bien que les possesseurs de terres ne se faisaient pas
faute d'essayer de transformer leurs terres de roturières en nobles.
Un jurisconsulte du commencement du XVII^ siècle a pu écrire :
« Tous se disent nobles, et souvent plusieurs ne le sont que par
« la conformité du cognom qu'ils peuvent avoir usurpé ; » et se
transportant par la pensée un siècle plus haut, il ajoute : < Plusieurs
« prétendaient la noblesse de leurs terres, pour les exempter des
X contributions roturières auxquelles par raison ils étaient sujets'.»
Par exemple ils soutenaient que leurs terres ne payaient pas de
fouages, étaient partagées noblement, en d'autres termes avaient le
gouvernement noble.
Les choses en vinrent au point qu'en 1513 il failut en Bretagne
une réformation générale. La province était encore sous l'empire
de la Très Ancienne Coutume ; et la longue prescription n'était que
de 60 ans. Rigoureusement la noblesse de la terre n'aurait dû ré-
sulter que de 60 ans de gouvernement noble bien établi. Mais les com-
missaires ne se montrèrent pas si difficiles ; c^ et pour les terres ro-
ot turières annexées aux nobles depuis les 60 ans, quand les témoins
« ne pouvaient coter le temps, les Commissaires ne les remettaient
c pas aux fouages '. »
1 . ISAHBERT, II, p. 645.
2. Belordeau sur fatt. 542, p. 756.
3. Hévin, dans du Parc-Poullain, t. III, p. 489. — Siogalière jarisprudence l Si
on témoin dit : c Le gcavernemeiit noble date de 50 ans seulement, >— la terre sera
remise an fonage. Mais si à cette question : « Qaand a commencé le gouvernement
noble 1 > Le témoin répond : « Je n'en sais rien... » La preuve est censée faite !..•
Je sais bien qu'il ne s'agit que de la terre annexée à une terre noble ; mais
iTi TOUS LES SEIGNEURS liTAIENT-lLS NOBLES? NON
La noblesse de la lerre ainsi démontrée servail à prouver la no-
blesse personnelle. — Rien ne prouve mieux combien, jusqo^au
commencement du XV^ siècle, Tacquisition de la noblesse était
facile.
 la fin de ce siècle, on posait encore la question de savoir si
Tacquisilion du ûef noble soumis aux devoirs nobles et déchargé de
toutes obligations roturières ne devait pas suffire à produire la no-
blesse : autrement pourquoi Tordonnance de Blois (art. 258)
s'exprimerait-elle en ces termes que nous avons déjà rappelés :
« Les roturiers... achetant biens nobles ne seront pour ce anoblis \..»
Pour ce, c'est-à-dire pour le fait même de Tacquisition ; mais
celte acquisition sera cependant un acheminement à la noblesse.
Voici comment :
La nouvelle Coutume supprime la présomption de noblesse
écrite dans l'article 155 de l'ancienne coutume ; mais elle établit
incidemment (au profit des acquéreurs roturiers) « une manière
de présomption par cent ans de gouvernement noble. » Art. 541 '•
Que nous sommes loin de l'article de l'ancienne coutume !
Selon cet article, un homme se gouvernant noblement est présumé
noble, et la preuve contraire doit être faite contre lui. —
Selon Tordonnance de 1579, combinée avec la nouvelle coutume,
il pourra vivant noblement réclamer la noblesse ; mais il devra
prouver qu'il l'a acquise par cent ans de gouvernement noble.
supposez que ceue terre récemment devenue noble soit de nouveau détachée, elle
demeurera noble : et son acquisition acheminera à la noblesse.
1. « L'ordonnance t considère que la principale force de la couronne est dans la
« noblesse en la diminution de laquelle est Taflaiblissement de TÉtal. ■ Le roi
« entend qu'elle soit mainlenue et conservée en ses anciens honneurs.! (art. 256.)
A cette fin, il rappelle l'ordonnance d'Orléans contre Tusurpalion de titres, d'armoi-
ries... Art. 257. — et veut t que les roturiers achetant fiefs nobles ne deviennent
pas nobles pour ce (art. 258.)» C'est dire assez clairement qu'auparavant racquisilion
produisait immédialetnent la noblesse.
2. Du Parc-Poullun, 1. p. 479. Cent ans, c'est bien long I Les édits pour les ré-
formations ont admis une moins longue possession, mais le principe est resté : plus
de présomption de noblesse.
TOUS LES SEIGNEURS ÉTAIENT- ILS NOBLES? MON 273
Dans le premier système, il n'avait aucune preuve à faire ; dans le
second, la charge de la preuve pèse sur lui: (oui homme est censé
roturier s'il ne prouve pas la noblesse ^
Et cette preuve ne sera pas aisée ! Le possesseur roturier sera
tenu, en effet, de venir lui-même^ chaque fois que lô roi l'ordon-
nera, fournir une déclaration de roture, c'est-â dire interrompre
sa prescription commencée^ Voici comment :
Le devoir de guerre a cessé pour les seigneurs depuis l'établis-
sement des troupes régulières. Il s'en suit que le fief noble affran-
chi de ce devoir n'est plus soumis à aucune imposition. Mais le
fisc intervient! C'est assez que les nobles restent en possession de?
« francs fiefs ; tiiais les roturiers qui les ont acquis paieront
«une sommé ou finance nommée droit de franc fief. » Ce n'est pas
une imposition mise sur la terre qui, étant noble, n'en peut être
chargée ; mais cette finance tiendra lieu d'imposition. La terre res-
tera noble et son seigneur roturier restera roturier.
De temps à autre et d'ordinaire tous les vingt ans, le roi rend
une ordonnance de francs fiefs ; et chaque possesseur non noble de
terre noble doit passer une déclaration. Pas de fraude ! La con-
fiscation des biens en serait le châtiment. Pas d'omission I Le
receveur des francs fiefs provoquerait au besoin une enquête dont
les frais très onéreux et la honte retomberaient sur les récalcitrants >.
Comme on le voit, le droit de franc fief n'est pas seulement une
mesure fiscale^; il assure l'exécution de l'ordonnance de Blois.
Vuilà, si je ne me trompe, l'acquisition des terres nobles par des ,
roturiers établie très anciennement en Bretagne, et certainement
avant 1294. Il ne faut pas voir dans Tarlicle de la très ancienne cou-
tume rédigée en 1330 l'introduction en Bretagne d'un droit nouveau.
La date de 1330 ne marque pas un point de déparL La coutume a
1. Idem. I, p. 471».
2. Ferriére. V^ francs liefs.
8. V. ci-dessus, § III.
TOME ix (X DE LA 6^ SÉRIE) l8
314 Toy« w iiiaBfflURS ktausmî^uj mbum? nom
été oadifiée oeUe année, soil ! mais elle exi»lait auparavant el déjà
écrite probablement K
Quoi qu'il en soit (et c'est le seul point qui nous importe ici)
elle n*a pas innové ; elle a constaté ce qui existail, statuant eomme
d'ordinaire, exfo qw>d fit plârumqm. Nous pouvons donc dire sans
témérité que longtemps avant la rédaction de notre très aneienne
coutume, des roturiers possédaient dfs terres nobles.
VI
Je me demande d'où a pu vçnir cette présomption générale de
noblesse écrite dans la coutume, combattue par les Rois d9 France,
et repoqssée comme antipathique à la réalité par les jurisconsultes
du dernier siècle ^. Cette présomption ne serait*elle pas uu sou-
venir lointain de Tétat de la propriété et des personnes libres chez
les Francs à leur entrée en Gaule ?
Je n'entends pas dire, comme quelques-uns semblent disposés à
le professer aujourd'hui, que la possession de la terre ait été
l'unique fondement de lii noblesse ; je rappelle seulement qu'en
Gaqle, sous la dominpition romaine et sous la domination franque,
la propriété de la terre, quelque petite qu'on la suppose^ suilisail
pour établir la qualité d'homme libre '.
Quand on pénétre dans ^organisation très rudimenlaire des
Francs, on ; reconnaît deux classes : les ingénus ou libres et les
autres, esclaves ou demi-esclaves.
Les ingénus sont guerriers et possèdent la terre. Yoilà leurs
marques distinctlves. Les autres exercent des travaux manuels dont
i. Coinio» e^yitait TAs^lse 4a comte Geffro| ((181), ot d'autres monumeiita 16^-
gislatifs qui nous restent encore. L'ordonnance du duc Jean 11, en interprétation de
l'Assise du comte Geffroy, est datée de 1301 ; elle débute ainsi : (art. 1";. t Par la
Coutume de Bretaigoe autrefois ordonnée en Parlement... • Comment douter dés
lors que la Coutume ne fût écrite ?
2. Du Parg-Poullain. 1, p. 479.
3. Ingenui et possessionem quamdam possidentes. GRÉaoïag h^ Touas cité par Le
HuÉRou. Insu Caroling., p. 447.
.A^r rr,—.
TOUS LES SBIGMBUilS ÉTAIENT-ILi KOBtES? MON 975
le& ingénus rougiraient. On le voit, l'ingénuité est déjà comme une
première noblesse.
Tous les ingénus sont égaux en droits ; mais il est clair qu'ils
ne sont pas égaux en valeur militaire et en richesse. Ces inégalités
inévitables vont créer entre eux, comme partout et toujours, des
inégalités sociales. .
Qu'un guerrier ae signale par une série d'actions d'éclat, qu'il
conquière la renommée, il sera entouré de clients fiers de s'atta-
cher à un chef illustre, et dont le nombre et les exploits ajoute-
ront encore à l'illustration du chef libremeot choisi. Qu'un autre
ingénu augmente sa terre, qu'il acquière la richesse, qu'il en use
généreusement, qu'il répande autour de loi le travail, l'aisance, les
bienfaits ; il acquierra tout naturellement l'iniTuence que donne
partout la richesse, Et il est clair que l'illustration at la richesse
se trouveront souvent réunies en la même personne.
Les ingénus ainsi distingués par la valeur et la fortune sont
nombreux parmi les Francs à leur entrée en Gaule ; mais la eon^
quête même va les multiplier.
Ein Gaule, les envahisseurs trouvent U noblesse impériale dont
les cadres ont résisté mieux que l'Empire même au choc des in-
vasions. Cette noblesse se compose de deux milices^ deux armées
de fonctionnaires militaires et civils \ armées qui se distinguent net-
tement de la foule des plébéiens. Ces officiers militaires, ces admi-
nistrateurs civils vont entrer dans Fermée, dans Tadministration
franque ; ces nobiles de l'empire vont naturellement se rapprocher
des plus élevés en dignité parmi leurs vainqueurs ; et les deux
aristocraties n*en formeront bientôt plus qu'une.
Tous ces hommes ayant l'illustration à divers titres et à divers
degrés forment un premier ordre dans la classe des ingénus. Ils ne
sont pas supérieurs en droit ; mais ils ont m fait une situation
plus élevée dans l'opinion : ils priment la foule, dont ils attirent
inattention ; ils sont les pnmierê parmi leurs égaux en droits.
Or ils ont tous uq intérêt commun : se maintenir dans cette si-
•taas LES SEIGNEURS jEtaieht-ils nobles? don
ioD privilégiée et la garder ponr eux seuls. La conquête .et
;Dienlatioa même du nombre des hommes libres vont aider à
résultai. Voyez plutôt 1 Au début du gouvernemeut des Héro-
iens tous tes guerriers (exerciloa), c'est-à-dire la partie armée
1 nation, les ingénue, sont convoiués h l'assemblée du Cbamp-
lars, où se décident les grandes affaires. Charlemagne n'y
illera plus que les majores, les boni-baronet, c'esl-à-dire les
distingués entre les ingénus, ceux que Ëginbard, dès le IX»
e, nomme souvent nobitUai, la noblesse.
}ilà donc les hommes libres de premier ordre ayant déjà une
ogalive que n'a plus la foule des ingénus devenue trop aotn-
ise. C'est un acheminempiiL vers les autres privilèges,
ïutefois cette prérogative n'est pas encore héréditaire, et ce
recommande certaines familles au respect, c'est l'illustration
le des aïeux, et dont le temps augmente le lustre,
ais ces liommes puissants, nombreux, qui entourent le chefso-
ne, Roi ou Empereur, comme conseils, convives, comtes,
iers de toute sorte, ils vont s'entendre sur ne point : rendre
s privilèges héréditaires, comme l'étail déjà l'itlustralion de
i familles. C'était fatal ; et le jour viendra où ils exerceront
droits que n'auront plus les autres ingénus, libres pourtant au
le litre.
:s premiers seront les nobles ;' les autres seront les roturiers*.
ais auprès de ces nobles, leurs égaux en droit d'hier, que de-
nent les roturiers? Leur situatiun n'a pas changé, au moinsà
9 considérer qu'en elle-même ; ils ont gardé leur liberté ; ei
lossëdent la terre comme auparavant. Mais eux-mêmes vontes-
r de suivre l'exemple des nobles, de gravir l'échelon qui les
re aujourd'hui de la noblesse, et de rétablir ainsi les choses en
premier état *. ■
V. sat ce point Ls HuÉeou. fait. CanlinsitiHut, et le Phêsiobht IlfnABLT.
liehroiml. de t'HUtoire de Franc*. 11 dilà propos da l'anoblisseioeai :
>Ue iDtroduclion nouvelle, par Uquolle ou rapprocliiit tes roturiers des aoUes,
TOUS LES SEIGNEimS ÉTÀlENT-lLS NOBLES? NON 277
Comme nous l'avons vu, pendant que les nobles s'appauvrissent,
le travail et le négoce enrichissent les roturiers. La terre noble est
à vendre, ils rachètent. L'ancienne coutume en attachant la pré-
somption de la noblesse au gouvernement noble de la terre incite
les roturiers à ces acquisitions. Le mouvement encouragé par les
nobles eux-mêmes ne s'arrêtera plus. Rien n'y fera, ni les consti-
tutions de nos ducs, ni les ordonnances de nos rois.
Pour nous résumer, que résulte-t-il de ce qui précède ? Qu'on
ne voit pas commencer l'acquisition des fiefs nobles par les rotu-
riers ; qu'elle est assurément antérieure à 1330, 1294, 1275 ; qu'on
peut se demander si elle n'est pas .contemporaine de l'hérédité
des fiefs, et si elle n'est pas née le jour où les fiefs sont entrés dans
le commerce.
Je cherche l'époque de notre histoire bretonne pour laquelle il
a pu être vrai de dire avec M. Lavissse : « Tous les seigneurs
étaient nobles, » et je ne la trouve pas.
VII
Résumons-nous.
Il est, je crois, démontré en fait et en droit que beaucoup de
seigneurs n'étaient pas nobles.
Quelle était la proportion entre les seigneurs nobles et les sei-
gneurs roturiers ? G'est-ce que je ne puis essayer de dire. Hévin
nous dit bien qu'en Bretagne les trois quarts des fiefs étaient ro-
turiers, mais nous ne pouvons rien conclure de là relativement au
nombre des seigneurs roturiers, puisque ^ombre de terre roturiè-
res étaient possédées par des nobles, et réciproquement des terres
nobles par des roturiers.
M. Guizot regrette quelque part qu'on n'ait pas dressé une carte
et qui fat appelée aDoblissement, ne faisait que rétablir les choses dans le premier
état. Les citoyens de France, même depuis Clovis, sous la première et la deuxième
race, étaient tous d'une condition égale... >
Tons LES anottEOM ÉTIIKKT-ILS NOBLBS? MOH
efi de France, â diverses époques de notre histoire. Un outre
il eeratt A Taire, pas plus difricile et 1res InsIrucUr. Il s'agirait
'esser en regard deux listes, l'une des ûeTs nobles possédés
es nobles, l'autre des flefa nobles possédés par des roturiers,
reille de 1789.
ns la première liste figureraient nombre de nobles de fraîche
que vienl d'anoblir l'acquisition d'un de ces ofQces nommés
gflusemenl savonnsltes à vilain. Leur présence Bllongernil no-
Dent celle première liste. N'importe ! La liste des seigneurs
iera serait encore assez longue pour surprendre H. Lavisse
us qui croient sur sa parole que « Tous les seigneurs étaient
!S. »
I m'assure que H. Lavisse recommande aux jeunes professeurs
le des archives et des documents locaux.!^ conseil estexcel-
, et je désire le voir suivi par des hommes jeunes, actifs,
s de bons yeui et n'ayant d'autre parti pris que celui de la
i. Je ne suis pas de ceux auxquels s'adresse M. Lavisse : je
un vieux magistral, admis à une retraite prématurée. Un vieil
devenu Garde des Sceaux, m'a donné le repos. Ja ne veux
le son présent I — et je travaille. Je suis resté à Quîmper ; et
commencé des Études sur Quimper et la Cornouaille que
i cœur de continuer. Je ne suis encore qu'au début ; toutefois,
me préoccuper de la question que soulève l'affirmation de
.«visse, j'ai compulsé les titres de six seigneuries comprises
le rayon if une tieue ancienne autour de la ville de Quimper.
s seigneuries se nomment Le Parc, Les Salles, Troheir,Pralan-
, le Ptessix Ergué et Pratanras.
s trois premières étaient peu importantes mais nobles ponr-
depuis plusieurs siècles ; en 1661, 1708, 1775, elles sont pas-
en mains roturières.
nianroux avait plus d'importance : et ses aveux réclament la
; justice ; en 1 775, cette terre est acquise ea même temps que
eir, par un roturier.
rùXJÈ Lis SÉIÛNGItmS ÉtAIENf^lLS NÔfiLRS? NôN 2ld
L6 Pléssix-^Efgué est un flef Comprenant la plus grande partie
de la paraisse d'Ergué Armel avec haute justice exercée à Quimper,
patibulaires, auxquelles la Reine Anne a permis, en 1505, d^ajouier
un quatrième poteau ; et prééminences en nombre d*égihe!i, notam-
ment à la cathédrale de Quimper. Un roturier, receveur desfouages
en révêché de Quimper, acquiert cette seigneurie en 1760; et
Tannée suivante, (tti jour tfti âà(r^ il use du droit concédé à ses
nobles prédécesseurs m de Taire porter par un gentilhomme une
bannière à la procession de Quimper avant toutes les croix, c'est-
à-dire après celle delà cathédrale. »
Enfln, le fief de Pratanras, auquel éUiit annexé, depuis 1542, le
flef de Goatfao avec sa haute justice, avait haute justice, patibu-
laires, et prééminences en nombre d'églises. Les deux fiefs réunis
comprenaient loixanie villages ou manoirs répartis sur 22 paroisses
distribuées entre cinq de nos cantons actuels. — En 1779, ce fief
appartient à W^^ de La ma rck^ duchesse d*Arenberg ; il esta vendre.
Un Quimpérois, M. Madec, illustré dans le Bengale, rentre en France
et va acquérir Pratanras et CoatfdO. H. Hadec est roturier; mais,
sur les entrefaites, te Roi lui accorde la noblesse qu'il a si bien
méritée, e^ il est noble quand il signe le contrat, en 1781.
Ainsi sur six terres anciennement nobles prises au hasard
autour de Quimper^ cinq éiaient possédées avant 1789 par des sei>
gneurs roturiers, et la sixième, la plus importante, allait avoir le
même sort, quand le Roi a anobli son glorieux acquéreur.
L'étude des documents locaux est, comme on le voit, fort ins-
tructive; M. Lavisse a bien raison de la recommander. Mais c'est,
je crois, beaucoup d'abnégation de sa part. Je me persuade que cette
étude amènera partout un résultat analogue à celui que je signale,
et fournira une série de démentis à l'affimnation de M. Lavisse.
Ici un an)i m'arrête et me dit: c A quoi bon ce travail ? Avez-
vous la prétention d'empêcher les éditions de M. Lavisse de se
multiplier ?» — Non.., je suis plus modeste. Je n'ai même pas l'ambi-
tion de faire corriger cette malencontreuse phrase : « Tous les sei-
TOUS LES SKIGMKimS ÉTilEHT-ILS NOBLES? HOK
rs étaient nobles ; ■ et des milliers d'instituteurs vont conli-
à renseigner à des milliers d'enfants comme une vérité abso-
ml certaine.
li nommé les instituteurs... Voili une classe de lecteurs à la-
ie cet opuscule est interdit. Qu'adviendrait-il s'ils allaient
■e avec moi, et s'ils osaient dire que M. Lavisse a tort d'em-
er comme synonymes les mois tetgneur, noble et chevalier; de
}ndre tenancier ou censitaire avec vilain et manant? Qu'ad-
drait'il s'ils se permettaient de douter que tous les seigneurs
ml nobles?
. Lavisse, maître de Conréreaces à l'École normale, l'arUrme. Il
tl Cette proposition doit-ëlre une vérité... dans les écoles pu-
J. TnÉvÉpY,
Aocien prée^ldent du tribunal de ljuiin|tcr,
tIN' président de In Sociélê arch£nliigli|iiL-
llll FilILSltTC.
POÉSIE
ULTIMA VERBA
A MA MUSE
Muse, je te Tai dit cent fois :
De rimer en vain tu me presses ;
Je me dérobe à tes caresses,
Et je reste sourd à ta voix.
N'as-tu pas vu, sur mon visage.
Ces sillons de triste présage
Que le soc de Tâge a creusés ?
Quand mon corps cède à sa faiblesse,
Quand tous ses ressorts sont usés.
N'as-tu pas vu de ma vieillesse
Les signes trop bien accusés ?
Et rien de cela ne te touche,
0 cruelle fille des dieux !
Et, toujours, le front radieux.
Toujours, le sourire à la bouche,
Tu viens, sur des modes divers,
Comme si j'étais un Horace,
Me demander encor des vers :
Mes soixante quatorze hivers
Devant toi n'ont pas trouvé grâce !
^
Ah I tu n'ignores pas pourtant
Que ma verve, autrefois féconde.
282 ULTMA T8RBÀ
Gomme toute chose en ce monde
Dont on abuse à chaque instant,
Ma verve, par un jet constant,
De jour en jour plus appauvrie.
Dans mon vieux cerveau s'est tarie.
Eh I bien, voyant cela, pourquoi
T'obstines-tu, Muse insensée,
A vouloir attiser en moi
Le foyer où naît la pensée.
Quand de mort tu le sais atteint 7
Jamais» malgré ses fortes ailes,
Le vent, d'un feu de braise éteint
N'a fait jaillir des étincelles I
Du ill, si fragile el si fin,
Que pour moi la Parque dévide,
Le peloton tire à sa fin ;
Bientôt le fuseau sera vide.
Et, tandis qu'à mes doigts tremblants
La lyre échappe, et que Tidée,
De mon front ceint de cheveux blancs
Ne sort plus que pâle et ridée.
C'est le moment que tu choisis,
Muse, pour qu'en vers je m'exprime,
Et que je ressoude une rime
A des alexandrins moisis t
Vraiment c'est à ne pas y croire,
Et ton caprice est surprenant :
Jeune, et poète à tout venant.
Quand je n'ai rien fait pour ta gloire
Qu'attends^tu de moi maintenant ?
Mais dans Un accès de délire,
Si j'allais, sans plus différer,
A ta requête Obtempérer,
Quelle est la corde de ma lyre
Que je pourais faire vibrer ?
V Idylle n*est pas de mon âge ;
De mes soupirs comme on rirait,
Et comme à bon droit on dirait :
« Barbon, ta tète déménage.
« L'Amour se plaît à voltiger,
« Il lui faut dôg servants ingambes ;
« Tu veux, toi, qui n'as plus de Jambes,
<K Courir après ce dieu léger ?
« Tircis à la voix chevrotante, '
« Du ridicule qui te tente
« N'affronte pas les aiguillons ;
« Que chez toi le bon sens renaisse :
« Laissons l'Amour à la jeunesse,
« Et les roses aux papillons ! »
Avec la plaintive Elégie,
Dois-je chanter de longs malheurs,
Et, sous ma paupière rougie,
Loger une source de pleurs ?
Dois-je, perdu dans les ténèbres,
La nuit, interrogeant les morts,
Exhumer des couches funèbres
Le désespoir ou le remords ?
Non ! Je n'ai pas la moindre envie
D'aller gémir sur un tombeau,
384 UtTDf A VERBA
Tant que du jour et de la vie
Pour moi brillera le flambeau !
Non ! Je n*ai nulle fantaisie
D'évoquer, même en poésie,
La faucheuse du .genre humain :
Je sais trop, sans; que je l'appelle,
Que je vais, peut-être demain,
La rencontrant sur mon chemin,
Me voir face à face avec elle I
*
DonCf point de larmes I A mes vers
La Satire ouvre un champ immense.
Où de notre siècle en démence
Germent les vices, les travers,
Les hontes, les penchants pervers.
Et la trop fertile semence
De tous les esprits à l'envers !
Siècle d'ambition vulgaire.
D'intérêt vil, d'instinct brutal.
Toujours prêts à se mettre en guerre
Contre l'ordre et le capital ;
Siècle sans pudeur, sans mémoire,
Où tout a le droit de cité.
L'injustice la plus notoire,
L'ingratitude la plus noire.
Et jusqu'au mensonge effronté.
Tout... hors le courage et la gloire !
Siècle athée, où, renier Dieu,
C'est avoir un titre en haut lieu
A la faveur officielle ;
Où, fouler aux pieds tout devoir,
C'est rendre la chance fidèle :
ULTIMA VERS A 285
Où l'impunité sert d'échelle
Pour escalader le pouvoir !
Ah ! Ton en ferait maint volume !...
Ëst-il meilleure occasion
Pour que Talexandrin s*allume,
Et pour que l'indignation
Du cœur passe au bout de la plume ?
A moi le fouet de Juvénal,
Qui marque l'infâme à la joue ;
A moi le trait du vers final
Qui..* Mais voilà que je m'enroue...
C'en est fait^ Muse, tu le vois,
Tout me quitte, même la voix !
Invalide de la Satire,
Ce que, prompt à me courroucer,
Jadis, tout haut, j'aurais pu dire,
Je suis réduit à le penser !
t
Des atteintes de l'âge sombre,
Pour conclure, il n'est pas besoin
De pousser la preuve plus loin*
Quand le ciel s'est revêtu d*ombre,
Les oiseaux^ au temps des glaçons^
Font-ils éclater leurs chansons ?
C'est le sort de ton vieux poète ;
Muse, tu dois l'avoir compris.
Depuis que Thi ver Ta surpris.
Et qu'il a neigé sur sa tête.
Tout est triste et muet en lui ;
28d ULTIMA VmBA
A peine peut-il, aujourd'hui,
De son cœur ému faire éclore
Un lambeau de strophe incolore,
Péniblement psalmodié,
Et; si bas, qu'il faut, pour Tentendre,
Une attention vive et tendre,
Et Foreille de Tamitié !
L'heure du divoroe est v«nu6 :
Muse, c'est l'heure des adieux.
Bien jeune eneor. Je t'ai connue ;
Et toi, me voyant soucieux,
Rêveur, au ciel levant les yeux.
Et, dans mon ardeur ingénue.
Harcelant Pégase rétif.
Poursuivre jusque dans la nue
Un hémistiche fugitif.
Alors, dupe de l'apparence.
Tu pouvais peut-être espérer
Que^ sous ta divine influence.
J'allais grandir et m'illustrer...
Mais j'ai trahi ta confiance :
Muse imprudente, tu semais
Sur un sol qui, pour milld eausts»
Ne devait produire jamais
Que des pavots au lieu de ros«s i
L'expérience ait faite... Allons }
Pars sans regret, viei^ge immortelle ;
Reprends, plus sereine et plus belle»
ULTIMA YERBA 287
Le chemin des sâcrés vallons.
Va de quelque mâle génie
Enflammer le vaste cerveau ;
St que des bosquets d'Aonie
S'élaace un Homère nouveau.
Tuisse-t-il bientôt apparaître ;
Puissé-je, heureux de Tapplaudir,
Voir, entre ses mains, resplendir
Le laurier qui signale un maître,
QuOj devant moi, tu faisais nattre,
Et que je n'ai pas su cueillir !
HippoLYTB Minier,
9 août 1886.
LE LEGS DE CHANTILLY
A MONSEIGNEUR LE DUC B*AUMALE
MEMBRE DE L INSTITUT
Quelque drapeau qu'on aîme, il faut vous admirer,
Prince, qui méritez le, nom de Magnifique :
Ce legs *— après l'exil ! — est un acte héroïque,
Dont notre grand Corneille eût voulu s'inspirer.
Emile Grimaud.
^t^
DE MARSEILLE AU HAVRE
Par le chemin des écoliers.
Essais du Transatlantique la Gascogne,
Dimanche, 29 août 1886.
J'ai lu, il y a quelques jours, dans le Journal des Débats (je lis
quelquefois le /otiftial des Débats, quand le sommeil se fait attendre),
l'enlrefilet suivant : « M. le Ministre des postes et télégraphes, dési*
rani se rendre compte par lui-même de la vitesse des nouveaux
bateaux postaux, doit s'embarquer avec sa suite, le samedi, 28 août,
à Marseille, sur la Gascogne, qui ira au Havre, en touchant à Al-
ger, Tanger et Lisbonne. »
Cette lecture m'a rendu rêveur, et, faute d'un interlocuteur, j'çn
suis réduit à me faire à moi-même la conversation, en procédant
par arguments et objections : quelque chose comme les dialogues
de Tartarin-Quichotle et TartarinPança.
— Taratata! le ministre va se promener à Fœil^ et voilà tout! /
— Pas du tout ! Le ministre se rend compte par lui-même^
entends- tu bien? par lui-même^ de la vitesse de la Gascogne. Il
aura le mal de mer, mais il se dévoue. Il emmène avec lui sa
, femme et ses fils, son médecin, (ce qui prouve surabondamment
qu'il s'attend à quelque chose de désagréable), et son chef de ca-
binet. Tu vois que ce n'est pas une partie de plaisir ! Tu parles
de voyager gratuitement, et tu le lui reproches ; mais, malheureux!
à sa place, moi je demanderais une indemnité de déplacement et
des frais de. route considérables !
TOME LX CX DE LA 6e SÉRIE). 19
390 DE MARSEILLE AU HAVRE
— Tout cela, c'est de la frime ! Des faits ! Des faits !... Ecoute.
Je vais te faire inviter, et, toi aussi, tuferas le voyage d'essai de la
Gascogue. Seulement tu épieras le miDistre, tu le rendras compte
par toi-même de tout ce dont il ae rendra compte, et tu consigne-
ras le tout sur un journal, qui restera aux archives de la ville et
servira aux élèves de TEcole des Chartes de l'an 2001 à élucider ce
point délicat de l'histoire contemporaine.
— Tope 1 répondis-je. Alors ne perdons point de temps, allons
salamalecker tout ce que nous avons d'amis !
C'est ainsi que quelques jours après, le 29 août de l'an de grâce
1886, le voyage ministériel ayant été retardé de vingt*quatre heu>
res, je mets le pied sur la Gascogne à onze heures précises, en
rade de Marseille. Ce magnifique transport est commandé par
M. SantelK.
A midi, M. le Ministre arrive avec sa suite. L'apostrophe d'Herna*
ni me remonte aux lèvres :
Oui, roi! de ta auite^ j*eA sois !
Que de gros légumes à bord ! Le préfet, le général, le comman-
dant de port, le capitaine du l*' pompiers ! J'en passe et des meiU
leurs.
Force salutations, force adiem, en agite des mouchoirs, les cha*
loupes s'éloignent du bord. Le quai est couvert de spectateurs. Je
remarque la silhouette élégante d'une femme, qui, debout dans sa
voiture, soulève son ombrelle rouge. Cela n'est pas pour moi, mais
je réponds à tout hasard» et par une lumière éblouissante nous
avançons avec lenteur et majesté sur une mer d'huile.
On débute par le déjeuner, qui est sans cérémonie, et pendant
que nous défilons le long de la côte, avec une vitesse de dix-huit
nœuds, M. le Ministre constate par M-méfÊM l'habileté du chef
cuistuier. H. le Ministre est en tenue simple, mais de bon goât ;
è ses côtés, les invités, au nombre d'une cinqaaataino. Au bout de
quelque temps, en résumant les renseignements recueillis à droite
et à gauche, j*arrive à en connaître au moins les noms. Consignons,
OfS MARSEILLB AU HAVRB 291
pour mémoire : Paimable jeune femme du commandant Sanlellî,
le docteur et madame Fauvel, M. Daymard,ingénieur enchef de la
Compagnie transatlantique, le capitaine de vaisseau Boulineau,
M. Valin, chef du service technique de Marseille, M. Duporlal,
directeur des postes, et sa famille, Tinlendant général Legros, l'in-
tendanl Bocquet, l'ingénieur des ponts et chaussées Violette de
Noircarme, le colonel Lichteinstein, le colonel Clapeyron, M. Ri-
chaud, gouverneur de la Réunion (six pieds de haut), H. Guillaume,
ingénieur de la Marine, MM. 6asc, Dréolle, Ghabrier, administra-
teurs de la Compagnie transatlantique, etc. Je termine par le
bouquet : M. le Ministre des postes, sa suite et sa famille.
J*oubliais encore que nous avons à bord le grand compositeur
HéhuI (qu'on croyait mort, mais c'est une erreur,) Tauteur de Jcmë--
phine vendue par ses sœurSy un des derniers succès des Bouffes
parisiens.
Cependant le déjeuner touche à son terme. JNouis inaugurons la vi#
debord ; ici commencent dans le cercle des dames les jeux de so-
ciété ; là on lit, on fume ; au salon quelqu'un tourmente le piano,
d'autres sacrifient au démon du jeu, les philosophes écrivent, les
jeunes filles rêvent et les ingénieurs se chauffent dans la machine,
tandis que, do bossoir au gouvernail, j'inspecte le bateau.
La Gascogne est l'un des quatre grands paquebots destinés à
faire le service postal du Havre à New-York. La convention entre
la Compagnie transatlantique et le Ministère des postes a été com-
plètement modifiée ; et c'est pour répondre aux exigences du
récent contrat que la Compagnie a créé ce nouveau type de pa-
quebots.
Avec l'ancienne convention, les paquebotsr devaient, à chaque
voyage, donner une vitesse moyenne de onze nœuds ; de la durée
du voyage on déduisait les arrêts que pouvaient occasionner les
accidents de mer, arrêts qui étaient constatés par un procès-verbal
de l'agent des postes h bord commissaire du gouvernement.
Pbur fournir cette vitesse moyenne de onze nœuds, les bateaux
devaient donner de treize à quatorze nœuds aux essais. Avec la
292 DE MARSEILLE AU HAVRE
convention, la vitesse n'est plus mesurée à chaque voyage, mais
on prend la moyenne des vitesses à la fin de l*année, on ne tient
plus compte des accidents de mer, et la moyenne doit atteindre
quinzenœuds. Aux essais, les paquebots doivent fournir une vitesse
de dix-sept noeuds et demi, d*abordsur des bases mesurées, ensuite
pendant un trajet de plusieurs heures.
La Gasœgne a été construite à la Seyne, par la Société des Forges
et Chantiers de la Méditerranée ; les essais de livraison, après les-
quels elle a été acceptée par la Compagnie transatlantique, ont
eu lieu aux lies d'Hyères. La plus grande vitesse fournie dans cet essai
a été de dix-neuf nœuds vingt centièmes. La Convention postale
accorde à la Compagnie une subvention de cinquante mille francs
par chaque nœud fourni, en plus de la vitesse réglementaire de^
quinze nœuds.
Pour donner celle vitesse considérable, il faut une machine d'une
grande puissance ; celle de la Gascogne est de huit mille cbevatix,
et aux essais des Iles d^Hyères on a atteint une force d'environ neuf
mille chevaux.
C'est une machine Woolf à trois doubles cylindres, dont les
bielles sont attelées sur le même arbre de couche ; les tourillons,
en acier comme tout l'arbre, ont soixante-dix centimètres de dia-
mètre. En mer calme^ chaque tour d'hélice fait avancer le bateau
de neuf mètres quarante. La machine est imposante, elle mesure
dix-huit mètres de palier inférieur à la partie supérieure du dernier
graisseur.
La Gascogne mesure cent cinquante cinq mètres de long, quinze
mètres de large et cale à peu près huit mèlres. Elle a de nombreux
étages, le pont supérieur, ou deuxième pont, ne contient que la cabine
du commandant et la partie supérieure de la machine complètement
masquée ; il s'étend d'une extrémité à l'autre du navire. Le pre-
mier pont contient le salon de musique, le fumoir, les chambres
des officiers et les cuisines. A l'étage au-dessous, se trouvent la
.salle à manger et les cabines.
La Gascogne est aménagée d*après le nouveau systèn^e, les pre-
DE MARSEILLE AU HAVRE 293
miëres sont à Tavant de la machine : ceci présente de nombreux
avantages. En temps de marche ordinaire, on n*est pas sous la
fumée, on ne sent point les trépidations de Thélice, et, comme
on se trouve dans le voisinage du centre de gravité, le roulis et le
tangage y sont beaucoup moins accentués que partout ailleurs.
La salle à manger peut contenir deux cents couverts; elle est
décorée avec beaucoup de luxe : chaque hublot est encadré avec
des colonnes d'onyx, et une immense cheminée fait face au grand
mftt. Au milieu du plafond se trouve une grande ouverture qui
donne dans le salon de musique placé au-dessus, et est couronnée
par un dôme vitré, le tout d'un joli aspect. Le fumoir est décoré
avec goût : boiseries, peintures, divans, fout est bien assorti.
Le grand escalier est d'un fort bel effet. La cage a onze mètres
de large, dimension rare, même dans un hôlel en terre ferme, les
rampes sont massives et belles ; on ne se croirait jamais dans un
navire. Des cabines je ne dirai rien : elles sont installées avec
tout le confortable voulu.
Cette ville flottante est édairée uniquement à Téiectricité. Six
cents lampes Eddison s'y trouvent placées. Il faut une force de soixante
dix chevaux pour les maintenir toutes allumées. Différentes rami-
fications de fils électriques divisent les lampes en différentes caté-
gories qui s'éteignent à des heures déterminées. Celles des cabines
peuvent aller jusqu'à cinq heures du matin.
Il m'a paru intéressant de savoir ce qu'il fallait de provisions pour
un voyage à New-York. Voici quelques chiffres que j'ai pu recueillir.
On consomme en moyenne cent soixante tonnes de charbon par
jour. Les provisions de bouche, pour un voyage d'aller et retour,
comprennent trente mille kilos de viandes, cinq cents poulets,
soixante dindes et dindons, quarante mille kilos de farine, cinq
mille kilos de légumes frais, cinq mille kilos de légumes secs, six
mille bouteilles de vin de table, trois mille bouteilles de vins fins,
cinq mille bouteilles de bière, cinq cents bouteilles de cognac, cinq
mille bouteilles de Saint- Galmier, cinq cents bouteilles de Cham-
pagne, vermouth, amer et vins d'Espagne^ cinq cents petits fro-
294 DB MARSBILLB AU HATBE
mages, deux mille kiiolfi de gros fromages, et Irente barils de fin
ordinaire pour Téquipage. Cel équipage, chauffeurs et roécani^
ciens compris» est formé de deux cents hommes. Le bateau est
aménagé pour deux cents passagers de première classe, soixante
de seconde, neuf cents de troisième et deux mille tonnes de mar*
cbandises.
J*ai pu, k Tarrivée au Havre, comparer la Gascogne avec la Bre-
tagne, bateau du même type, construit à Saint-Nazaire. La coque
est exactement la même ; la machine de la Bretagne est d'un
système nouveau, c'est une Compound à triple expansion ; elle
doit donner certainement une économie sur celle à double expan*
sion, type Gascogne.
L'aménagement du navire est le même ; la décoration varie ;
celle de la Gascogne est plus luxueuse, celle de la Bretagne plus
artistique.
Mais remontons à bord de la Gascogne»
A l'avant du bateau, j'aperçois un instrument en bronxe de
forme bizarre ; je vais demander son nom, lorsqu'un son plus que
guttural m'apprend que c'est la Sirène, Le progrès est une belle
chose, mais, je ne puis m'empècher toutefois de regretter le vieux
temps où l'on entendait les Sirènes de moins loin, mais où, paraît^
il, on les suivait encore de trop près.
Sept heures. — Premier coup de cloche. On rectifie sa toilette
et on passe à la salle à manger. Deux tables, dont l'une officielle ;
la première est présidée par le Ministre^ qui de nouveau constate
par lui-même... (vous connaissez le reste). Nous constatons, pendant
le dtner, que le siège de H. le Ministre parait plus élevé que les
autres. Renseignements pris, il est assis sur son portefeuille. La
mer est unie comme un lac : pas de défections à table. C^est le
cas de répéter le mot remarquable du Petit Marseillais dans son
compte rendu des essais de la Bourgogne: « Le ciel luttait d*a-
c mabilité avec les employés de la Compagnie. »
La soirée se passe au salon ; on y fait de la musique. Le célèbre
MéhuI est au piano et exécute ses dernières compositions*
DE lUIlSKILtB AU HAVRE
•
Les chœurs de Joséphine vendue par se$ eœurs sont enlevés avec
maestria. La commandante nous apporte une batterie d'instruments*
Un serpent d*église échoit à H. le Ministre ; des canards variés
ei des. tambours sont distribués aux musiciens et... attention !
une mesure paurerien... En avant I
Concert remarquable et charivaresque. La Moiuan^ de Flégier,
fort bien chantée, et la Cavaline de Raff, viennent détonner ; mait
les instruments à vent reprennent vite le dessus. En avant I
Funiculi, funicula,
llontons Jusque-là !...
A une heure du matin... funiculi, funicula^ nous descendons,
chacun chez soi.
La chaleur est extrême. H. le ministre constate par lui-même
que les matelas sont excellents.
Lundi, 30 août.
Un gai soleil vient me réveiller : nous roulons légèrement. Je
monte sur le pont; la chaleur promet d'èlre accablante. Je m'ins-
talle à lire; tout à coup un bruit étrange me fait dresser l'oreille:
Hi ! Han ! Hi ! Han !
Tiens ! nous avons un âne à bord ! -— Je dégringole et trouve
sur le pont un délicieux fine d'Afrique qu'un mousse promène
aussi gravement que s'il était chargé de reliques. C'est la propriété
de la commandante. On me présente à Yaouled. J'obtiens l'auto-
risation de faire son portrait et de l'offrir à M^e Santelli. Quel-
qu'un enfourche le bidet et une cavalcade commence sur le pont.
Le cavalier en descendant déclare que
Il fait aujourd'hui le plus beau temps du monde,
Pour aller à cheval sur la terre et sur l'onde.
Nous continuons à rouler ; il y a des malades. La casquette de
mon voisin, si brillante hier, prend successivement des positions
395 DE VinSBlLLE AU HAVRE
plus modesles. A ce moment, j'aperçois H. le Ninislre. Ua bon
point pour lui. Il est en bourgeron bleu el vient de se rendre
compte par lui-même de l'état de la machine. Le fumoir, malgré
l'heure matinale, présente une certaine animation : on y discute
les propriétés remarquables du mal de mer.
Il j a deux manières d'avoir le mal de mer, déclare un orateur
fantaisiste ; une qui ne dépend que du corps, et l'autre qui dépend
de l'Jtme. La première est presque inconsciente, la seconde arrive
à la suite de réflexions amères ; elle est l'apanage des gens qui ont
abandonné le chemin vicinal de la vertu pour la route départemen-
tale du vice.
- La phrase parait nébuleuse ei le mot plus que cherché, mais
je ne suis qu'historien et j'inscris.
Charles Dothei..
{la fin proehainmieni.)
CROQUIS MARITIMES
LA COURSE ET LES CORSAIRES
XV« ET XVP SIÈCLE
Au XV® siècle, l'intéressante série, malheureusement fort
incomplète, des registres de la Chancellerie de Bretagne
fournit quelques noms de marins qui se signalèrent contre les
ennemis de leur pays. Les Jouhan, Pierre Groy, Guillot le Ca-
pitaine, le Gruier, JLean Helon, Jean Jegou, François du Que-
lenec, dit le seigneur de Bienassis, lequel plus d'une fois eut
affaire à la justice, Pierre le Comte, Jean de Belouard, Jean
Riou, etc., etc., presque tous du Croisic ou de Guérande.
Mais les troubles causés par les guerres de religion, qui agi-
tèrent surtout la seconde partie du siècle suivant, rendent la
disette encore plus grande, et n'ont rien laissé parvenir jus-
qu'à nous.
Au XVP siècle la piraterie était, pour ainsi dire, en perma-
nence sur les côtes voisines de l'embouchure de la Loire, où
se donnaient rendez-vous Français, Espagnols et protestants.
Ainsi, le 29 avril 1557, les habitants du Croisic écrivirent au
duc d'Etampes, gouverneur, qu'ils avaient chassé les Espa-
gnols de Belle-Isle et pris une de leurs barques *.
Le mois suivant, c'est-à-dire en mai, une flotille de cette
nation, composée d'une douzaine d'embarcations légères,
* Voir la livraison de septembre 1886, pp. 161-188.
1. D. Morice, Histoire de Bretagne, Pr.,in, col. 1187.
(
♦
298 LA COURSE BT lES CORSAIRES
aborda à la pointe de Ghemoulin, se livra au pillage, et brûla
trois maisons. Pierre Godelin, S' de Chavagnes, sénéchal de
Guérande, accourut à la tête d'un certain nombre d'hommes
armés et les força à se rembarquer après en avoir tué plu-
sieurs.
Une lettre de l'amiral de Coligny, en date du 7 novembre
1571, demande aux juges-consuls et aux négociants nantais
un mémoire détaillé, afin « d'aviser au moyen de rendre le
, traffic et commerce qui se fait par la mer, libre et asseuré, et
empescher les pirateries et larrecins qui sy commettent contre
les subjects du Roy *. » Assassiné, neuf mois après, le jour de
la Saint-Barthélémy, l'amiral ne put mettre à exécution ses
vues raisonnables. Les galères du roi vinrent occuper la Loire
au-dessous de Nantes, et ce remède fut pire que le mal, comme
nous rapprennent les plaintes et les requêtes formulées de
toutes parts contre les chefs avides et les matelots indiscipli-
nés.
En 1586, les choses avaient peu changé. Le duc de Mercœur,
gouverneur, informe les habitants de Nanles, que pour tenir
« la mer libre et en sûreté, principalement de ce pais, et re-
médier aux pirateries.et déprédations ;
« Sa Majesté^ a résolu et ordonné, qu'en cette province il
fera armer quatre ou cinq vaisseaulx de 200 à 150 tonneaux,
tellement qu'ils puissent faire en tout le port de 800 tonneaux,
et huit ou dix pataches. Davantage, que sur iceulx il sera mis
quatre cens soldais et aultant de mariniers, qui seront avic-
tualiez pour six mois, bien armez et muniz de toutes munitions
de guerre, et commandés par le sieur de Tournabon. Il sera
fait quelque imposition par tonneau, sur les marchandises, et
une avance de 25,000 escus, qui se prendront à intérêt des
plus notables marchands des villes ; et qu'après l'expédition, la
dépense cesse et soit faite par ceux que les communautés des
1. Àrch. municip., série £E, marine, piraterie.
lA CôtJttSE RT Les corsaires 299
villea voudront nommer ; et que la moitié des prinses tourne
au profflt des capitaines et équippaiges, et l'autre moitié soit
vendue au plus offirant, pour les deniers estre employés sur
et tout moins de la dépense de l'armement, le dixième de
M. Tamiral, préalablement pris sur le tout.
« Davantage, affln que vous puissiez avoir plus grande sûreté
que ceulx de cet armement ne feront aulcunes pilleries, il vous
sera permis de nommer les capitaines et officiers desdits navires
et mesmes d'armer les vaisseaux si le voulez *. »
Ce mandement, daté de Rennes le 14 mars 1386, était ardem-
ment demandé et imploré non seulement par les Bretons et
Nantais, mais aussi par « ceux dès provinces de Normandie^
Picardie et Guyenne, « ce qui prouve que le commerce était
alors dans un état de malaise général.
XYII® SIÈCLE
Le cardinal de Richelieu, l'année même où il établit l'Aca-
démie française (1635), s'unit aux Hollandais pour conquérir
les Pays-Bas, ce qui causa entre la France et l'Espagne la
longue guerre, dite de Trente ans, terminée par le mariage de
Louis XIV avec l'infante Marie-Thérèse (1660). r
Le 12 mai 1635, les négociants de Nantes étaient informés
que tout commerce avec les Étals du roi catholique était pro-
hibé, et qu'aucun navire ne pouvait sortir sans être armé.
Bientôt, en effet, de petits corsaires espagnols, de légères pi-
nasses, des chaloupes vinrent impunément exploiter les côtes
et enlever les caboteurs de la Loire.
En 1637, le baron de Marcé, gouverneur du Croisic, résolut
d'armer « ung vaisseau à la cosle de ceste province, pour em-
pescher les courses et déprédations que les ennemys font jour-
nellement sur les marchands de ce pays. » Il s'adressa à la
. t. Kvch*. municip., série EE, marine, piraterie.
300 LA COURSE ET LES CORSAIREf;
Mairie nantaise, afin d'obtenir les munitions nécessaires. Par
délibération du 25 juin, le Bureau accorda 120 livres de poudre,
avec promesse de s aultres cent livres lorsqu'il aura rendu tes-
moignage des effects d'empescher les courses et déprédations
desdits ennemys *. »
L'expédition dut avoir de très bons résultats, si nous en
croyons un reçu du baron^ qui, sachant mieux se battre que
mettre l'orthographe,» confesse, le dernier jour douct J637,
avoir resu de messieur de la ville de Nanle huit sans livre de
bisquit et un san de poudre suivant leur ordonnance *. »
Sous l'impulsion intelligente du cardinal, la marine militaire
se formait, et les flottes françaises avaient déjà infligé des dé-
faites aux escadres espagnoles. Le 23 décembre 1641, Louis XIII
1. Arch. municip., série BB. reg. des délib. n*» 38, fol. 213.
2. Id., série EE, carton artillerie.
Ce baron de Marcé doit être Claude-Charles Goyon, chevalier, baron de
Marcé, fils de Jacques Goyon, baron de Marcé, et d'Elisabeth Dumas.
Voici quelques détails sur m les provisions de bouche de la frégate de
M. de Marcé, pour la liberté du traffic », fournies par la ville de Nantes :
« Au sieur de Saint-Mirel, 80 livres en vertu de l'ordonnance de ladite
ville du 30 août 1637, pour ayder aux frais de la nourriture et conduite
des prisonniers espagnols, pris par M. le baron de Marcé et sa frégate, et
menés à la Rochelle 80 1.
« Au sieur EveiUard, pareille somme de 80 livres en vertu de l'or-
donnance du 30 août 1637, pour huit cents de biscuits, fournis audit
sieur baron de Marcé, pour ravitaillement de sa frégate, afin d'aider
à la nourriture des prisonniers espagnols qu'il auroit pris et conduits
à la Rochelle, pour exempter et descharger ladite ville de la garde
et despense d'iceulx, et le convier à rendre service au Roy et au
publicq, pour la liberté du commerce de cette province, à raison de
6 livres, 4 sous le cent 80 I.
<c Aussy faict despanse de sept vingt six livres qu'il a payé pour
l'achat d'aultres provisions de bouche, tant de biscuitz, bœufs que
vin, ordonné par ladite ville du 6 juing 1638, délivrer au sieur de
Marcé, pour ayder à l'avituaillementde sa frégate par luy entretenue
sur mer pour la seureté du trafficq et deffance des vaisseaux y allant
de cette rivière et venant de la mer 146 1.
Total 306 1.
LA COURSE ET LES CORSAIRES 301
fit « deffance à tous capitaines, maîtres, patrons de navires et
autres personnes, de mettre hors des ports de ce Royaulme
aucuns vaisseaux, et aux mariniers canonniers et mathelots de
sy embarquer qu'au préallable les vaisseaux de S. M. ne soient
fournis d'hommes requis pour leurs esquipages, sur peyne de
la vye. Et enjoint très expressément Sadite Majesté à tous Maires,
Eschevins, Gonsulz et Communautés des villes, sizes le long des
côtes de la mer de faire recherche des mathelots et canonniers
de vaisseaux, qui sontdans l'estandue desdits lieux, et en déli-
vrer et mettre es mains des procureurs de S. M. les noms, sur-
noms et demeures *....»
« En 1642,lecapitàineRégnier,autrementdit« la Vaillance,» (un
nom qui rappelle, au moins, quelques belles actions), prit en
mer, près de la rivière de Redon, une pinasse espagnole,
dont il amena à Nantes Téquipage, composé de 28 hommes.
Ces prisonniers de guerre, internés dans le logement de la santé
(Sanitat), étaient nourris aux dépens de la ville. Mais
l'administration finit par trouver la charge et la responsabilité
peu de son goût et chercha bientôt à s'en affranchir '.
Cependant, malgré les édits et les déclarations du roi, les
levées de matelots offraient de grandes difficultés. Ainsi en
1648, le chevalier du Parc, capitaine du Mazarin, de 800 ton-
neaux, ayant besoin de 400 hommes, envoya à Saint-Nazaire
son lieutenant Alain de Mescant. Ce dernier se rendit au
Groisic, et, en dépit de ses ordres précis, ne put parvenir à re-
cruter aucun homme, « tous les vaisseaux du havre du Groisic
étant partis en voyage '.
En effet, ce petit port expédiait sans cesse de nombreux na-
vires, témoins de l'activité de ses négociants adonnés surtout
à la pêche de la morue et à l'exploitation du sel. Aussi, lorsque
1. Id., série BB, reg. des délib. no 40, fol. 32.
2i Âreh., municip. série BB. reg. des délib. no 40, fol. 48.
3. Arch. départ., dérie £, Amirauté de Guérande.
302 l'A COVmm BT LES CORSAIRES
pour Nantes nous sommes réduit à de trop rares document»,
le lecteur voudra bien excuser la reproduction d'une pièce, of-
frant d'assez piquants détails sur les habitudes et les fâcheuses
tendances des matelots croisicais de l'époque, partagées cer-
tainement par leurs contemporains.
G est une requête adressée, en 1655, au parlement de Rennes
par Pierre Le Gruyer, sieur de Gouhourdez ; Jean Hadec, S»
du Poulducq ; Jean Durand, S» de CoUetdan, Jean Verdier ;
Jean Guilloré, S' de Kerlan ; Michel Lequerré ; Paul Maillard,
S» des Forges ; Bené Maillard, S' des GroUières ; Julien Lepor-
ceau, S' de Lénic ; Paul de Gennes, S' de la Gointerie ; Jeftn
Tanguy et Louis Lefauche, S^ de Gadouzan, bourgeois et habi-
tants de la ville de Groisic.
« .., Us ont achepté, et cy devant fait construire, en consor-
tiété> jusques au nombre de neuf à dix navires, dont le moindre
est du port de 200 tonneaux, et les autres de 900 ou plus. Les^
quels i)» ont amunitionné, comme 8*ils eussent voulu plutôt
les mettre en guerre que les employer au commerce, pour
lequel néanmoins ils ont composé cette petite flotte, munis
non seulement à dessein d'entretenir et faire le négoce dans
Içs pays estrangers, et pour aller à la pescherye des morues
aux Terres neuf ves, mais encorre pour employer, comme ils
font tous les ans, plus de douze à quinze cents matelots, qui
gaignent de quoy se subvenir et leur famille, ce qu'ils ne pour-
roient autrement* Àins au contraire, ce négoce cessant, ils
seroint incontinant réduits à la mandicité, et demeureroient
comme on a cy devant veu, depuis quelques années^ à la
charge et à l'oppression du public.
« De sorte que ceste société avait jusques icy, par la bonne
intelligence des uns et des autres, assez bien reussy. Mais la
maladie des matelots est venue aune si grande extrémité, qu'au
lieu de recongnoistre, par leur obéissance et fidélité, la bonté
des bourgeois qui risquent de si grands biens pour leur donner
les moyens de vivre, ils ont causé, par l-^ur laschoté, la perte
LA COURSE ET LAS CORSAIRES 303
de trôys des plus grands et meilleurs vaisseaux de ladite flotle,
qui furent pris au moys de septembre dernier par des frégatles
espagnoles bien moins fortes d'armée et d'hommes que lesdîts
troys vaisseaux.
« La cause de ce mal» et d'une perte si notable, s* estant des^
couverte par la bouche de quelques-uns des matelots desdits
vaisseaux, qui ont déclaré que les canonniers et les plus consi-
dérables compagnons d'entre eux avoient fait reffus de rendre
combat et de se defiendre, disants qu'ils eussent estes bien fols
et insansés de risquer leur vye et de se faire estroppyer pour
conserver le bien de ces gros bourgeoys qui dormoient trop à
leur aise dans leurs lits ; et que pour eux ils estoient contents
et qu'ils ne perdoient rien^ d'autant qu'ils avoient prins de
l'argent à la risque et cambye autant et plus que leurs lots ne
pouvoient valoir si les vaisseaux se rendoient à bon port.
« La Cour voit donc que ce sont les grandes avances que
donnent les propriétaires des vaisseaux aux matelots, pour
faire leurs préparatifs, dont les uns ne veullent pas faire voyage
à moins de 75 à 80 livres, et les autres à moins de cent livres
de pot de vin, et avance, outre leurs dits lots au retour ; et,
que ce sont les trop grandes sommes d'argent qu'ils prennent
à la risque et cambye, au-delà de la valeur de leurs dits lots
qui les rend ainsi lascbes et poltrons. De manière que tel dé-
sordre, provenant d'unet si grande malice, causerait en breff la
perte du négoce d'un des principauj^ havres de cette province,
et la ruine totalle des habitants d'icelluy, si la Gour n'y ap-
portoit par sa prudence et bonté l'ordre requis *. »
En conséquence les requérants supplient donc, très humble-
ment, Nosseigneurs du Pariement de faire déSendre aux mate-
lots de prendre désormais, en avance, plus du tiers de la
valeur de leur lot, soit cinquante livres, et de les obliger A
l'obéissance envers leur commandant « sur peyne de la vye. »
1. Arch. départ., série £^ Anurauté de GuérAnde^
304 LA COURSE ET LES CORSAIRES
La haute Cour renvoya l'instruction aux juges de Guérande
dont ressortait le Groisic, et tout porte à croire que les justes
réclamations des armateurs furent satisfaites.
En 1667, des pinasses et des frégates espagnoles parurent en-
core à l'entrée de la Loire et enlevèrent plusieurs bâtiments.
L'administration municipale, se borna à en aviser M. Golbert
. du Perron, intendant de la marine, le priant de « moyenner
l'expédition de quelques frégates armées en guerre pour chasser
lesdits Biscayens et protéger la coste et embouchure de la ri-
vière de Nantes *. »
Peu de faits à signaler jusqu'à la reprise des hostilités avec
la Hollande vers la fin de 1688. Les 29 et 30 mai 1692, avait
lieu la désastreuse bataille de la Hougue, à laquelle assistait
un jeune novice nantais, Vie, qui bientôt allait devenir célèbre.
Un Groisicais s'y distinguait aussi, d'une façon toute spéciale.
Le pilote Hervé Riel faisait entrer dans la rade de Saint-Malo,
par une passe connue de lui seul, 20 ou 22 vaisseaux français
qu'on avait résolu de jeter à la côte et de brûler pour les sous-
traire au danger inévitable dans lequel ils se trouvaient, de
tomber entre les mains de l'ennemi. En récompense de cet
éclatant service, l'intelligent marin, bien loin de suivre les
traces de ses compatriotes, dont il est question plus haut, de-
manda simplement la permission de retourner auprès de sa
femme, qu'il nommait la Belle-Aurore.
La même année, MM. Joseph Levesque, René Bouteiller.
François Bouchaud, Mathurin Joubert, Joseph Thérisse, Nico-
las Guinebaud, Sébastien Périssel, N. Garreau, Jacques Souchay
et Pierre Le Jeune, avaient armé en course V Aigle de Nantes,
pour croiser sur les ennemis de l'État. Ce navire rentra le 18
septembre 1692, à Paimbœuf, escortant une prise anglaise
nommée le Prince de Galles, dont on s'occupa immédiatement
de retirer la cargaison.
1. Arch. Oiunicip., série BB, registre des délibérations, n^ 50, fol. 112.
LA COURSE ET LES CORSAIRES 305
Malheureusement, « deux à trois jours après, le feu prit à
ce vaisseau, par le moyen des poudres qui n*en avoient pas été
otées, de sorte qu'ayant d'ailleurs beaucoup souffert dans le
combat, lorsqu'il fut abordé, il coula bas. »
Cette prise n'est pas assurément la première faite par un
corsaire nantais ; mais elle est du moins la plus ancienne que
nous puissions citer, parce qu'elle donna lieu à un procès
entre la communauté de ville et les armateurs. Ceux-ci
furent condamnés par sentence de l'Amirauté, du 24 juillet 1693,
à placer et entretenir « à leurs frais une balize sur l'endroit
où l'Anglais est submergé, sy mieux ils n'ayment le faire
enlever et tirer de l'eau. » M. de Pontchartrain, ministre de la
marine, confirma le jugement, et les intéressés ayant mis en
0
cause le Maire et les Echevins durent en fin de compte s'exé-
cuter et solder en plus les frais de dame Justice *.
Les registres des rôles des navires conservés à l'administra-
lion du port de Nantes, ne remontent pas au delà de 1694. Le
plus ancien porte le N» 2 et mentionne comme corsaires :
Notre-Dame-de-Bon-SecourSy barque longue de six tonneaux,
2 pierriers, 21 hommes, armateur Jean Drouard, le beau-frère
de Gassard, capitaine René Arnaud, de Nantes, expédiée le 21
mai.
La FortmiBy huit tonneaux, 4 pierriers, 24 fusils, 26 hommes,
capitaine Jean René, de Bordeaux, expédiée le 6 juin.
La Friponne, trente tonneaux, 7 canons, 8 pierriers, 48
hommes, capitaine Johannis Detcheverry, de Bidard, expédiée
le 2 juillet.
V Aigle-de-Nantes, dont nous venons de parler, frégate de
cent quatre-vingts tonneaux, 24 canons, 6 pierriers, 1 10 hommes,
capitaine Ledel, de Saint-Malo, parti le 9 juillet.
La Ville-de-Namur j cent-soixante tonneaux , 24 canons ,
1. Arcli. mimicip., série ££, Amirauté.
TOME LX (X DE LÀ 6^ SÉRIE). 20
306 LA. COURSE BT LES CORSAIRES
6pierrier!3, 151 hommes^ capitaine François Sabatier, du Groisic,
sorti en septembre.
De cette nomenclature, très incomplète, ressortent la fai-
blesse du tonnage des bâtiments, et surtout la nationalité des
capitaines, dont quatre sur cinq sont étrangers. Cependant lors
de la guerre de 1702, le fait contraire se présente, et les officiers
du port de Nantes exercent presque seuls les commandements.
L'année suivante, nous pouvons indiquer comme armés en
course : !• la Ville-de-IVantes, cent trente tonneaux ; 2* le Don-
de-Dieu, dix tonneaux ; 3^ Y Espérance, dix-huit tonneaux ; 4*
X^Sainte-'Anne, 35 tonneaux ; 5* Y Aigle, nouvelle croisière ; 6»
le Valvneourtj chaloupe ; 7» la Proserpine ; 8* la Royale, qui
prit TEspÉRANGE, de Londres, confisquée au profit du roi, par
jugement du 6 octobre 1695 • ; 9* le Saint-Philippe ; 10* et 11«
le Saint-Esprit et le François d* Assise, qui, de juin à août,
firent de concert amener pavillon au Viollet^ à la Marie, de
Londres, à la Gongori^e, de Flessingue, à la Sagrada-Faiblia^
Nuestra-Sbnora-dbl-Rosario, las Almas de-San-Sébastian, et à
plusieurs autres navires; 12'* la VUle-de-Namur, déjàcitée^ qui,
le 14 janvier 1695, amarina dans les parages du cap Finistère
la Rbgouvrance, de Bristol, anglais chargé de merceries, conduit
à Nantes ^ ; et enfin la Courageuse.
Ge dernier, de 50 tonneaux, 8 canons, 4 pierriers et 43
hommes, commandés par le sieur de la Rochaudière Ernaud,
prit la fiûte TAigle-Bleu, d'Amsterdam, de six cents tonneaux.
Le total de la vente du bâtiment et de la cargaison, composée
de salpêtre, nitre, lin, filasse, fromages, suif, mâts du Nord,
produisit 77,840» 1« 2*.
Les dépenses s'élevèrent à 6,258« 10> »
Les frais de justice à 1,893 14 6<i
Le 1/10* de r amiral » à 7,071 » 11 16,094« 7« 4^.
1. Archives nationales^ jugements du Conseil des prises, G. 479.
2. Archives nationales, jugements du Conseil des prises, G. 436 et 479.
3. L'Amiral n'entrait pas pour son dixième dans les frais de justice.
LA COURSE BT LES CORSAIRES 307
Le liard pour livre, ou 3*
pour les captifs d'Afrique, à 871 i il
Reste à partager 61,745*» 13» 8*,
Dont les 2/3 à l'armateur : 41,163» 15» 10^.
le i/3 à réquipage : 20,581 17 10*.
L'année 1696 ne fut pas heureuse: sur sept corsaires expédiés,
trois, le Duc-d'Anjou^ quarante-cinq tonneaux, la Marie de
Pontcharirain, cinquante tonneaux , le Valincourty quatre-
vingts tonneaux, tombèrent au pouvoir de l'ennemi ; et le
Vaui^an, de cent trente tonneaux, périt corps et biens à la côte
d'Irlande *.
Depuis la guerre de 1688, lisons-nous dans un mémoire rédigé en
1720, le commerce de Nantes a bien changé de face. Les prises
faites sur les ennemis de l'Ëtat, ont fourni des lumières ^ aux
négociants, parmi lesquels il s'en est trouvé qui ont eu de l'é-
mulation, et ont poussé les entreprises plus loin qu'on n'avait
coutume de le faire. De sorte que le commerce s'est beaucoup
augmenté et qu'il s'étend à toutes choses *.
Cette considération, d'un ordre élevé, constate les impor-
tants résultats de la course à Nantes. Elle a bien son poids
contre ceux qui, ne la trouvant plus en rapport avec nos mœurs
modernes, la flétrissent sans cependant se donner la peine de
l'étudier dans son but et ses conséquences.
Pendant la guerre de 1688 à 1697, un marin se distingua
tout particulièrement par son courage et les nombreux bâti-
ments qu'il enleva à l'ennemi. Gomme témoignage de haute
satisfaction, le roi Louis XIV accorda à Mathurin Joubert
1. Arch. de la Chambre de commerce; carton Course.
3. Admiiiistratioii de la mariae ; rôles des bâtiments, reg. 2 et 3.
Ces registres ne fournissent que des indications très sommaires. Nous
n'avons pas cru devoir nous astreindre à dépouiller les 23 volumes de la
collection.
•1 Au lieu de lumières, il y avait le mot lauriers^ biffé sur l'original.
4. Arch, de la Chambre de Commerce de Nantes.
308. LA COURSE ET LES COHSAIBES
une épée d'honneur, qui lui fut solennellement remise par le
duc de Ghaulnes, gouverneur de Bretagne.
Nos archives maritimes sont tellement pauvres que, malgré
les plus actives recherches, nous n'avons pu retrouver aucune
mention des faits accomplis par le capitaine Joubert. Vépée
du roi était une distinction fort enviée et très considérée, dont
«
nous n'avons que trois ou quatre exemples à Nantes, tandis
qu'à Dunkerque, par exemple, elle fut souvent accordée.
' Mathurin Joubert, marchand à la Fosse, c'est-à-dire armateur,
oncle de Léonard Joubert du Collet, maire de Nantes de 1762 à
1766, fut lui-même échevin de 1711 à 1714. C'est à peu près
tout ce que nous savons de lui.
S. DE LA NiCOLLIÈRE-TeIJEIRO.
NOTICES ET COMPTES RE^fDUS
LES FAMILLES FRANÇAISES A JERSEY, PENDANT LA RÉVOLUTION;
par le C*« Régis de l'Eslourbeillon. — Un fort vol. gr. in-8«. Nanles^
Vincent Forest et Emile Grimaud, éditeurs.
S'il est un pays où la piété filiale soit inébranlable, c'est bien
dans celle noble terre de Bretagne, si fidèle aux traditions de la
famille et au souvenir du passé. Voici un véritable monument;
érigé par un de ses enfants à la mémoire des victimes de la Ter-"
reur rejetées par la tourmente révolutionnaire sur la terre dé
l'exil.
Dans une excursion à Jersey, M. le C*® de TEstourbeillon à eu
la bonne fortune de découvrir une précieuse collection de registres
de l'état civil contenant près de 400 actes où sont consignés les
noms des gentilshommes et des prêtres émigrés.
En 1792, Ms>^ Le Minlier, évêque de Tréguier, autorisa les ecclé-»
siastiques réfugiés comme lui dans l'île de Jersey à ouvrir des
registres pour l'inscription des baptêmes, mariages et décès des
émigrés. Ces actes sont contenus dans trente cahiers que le R. P.
Bourde, directeur de la mission catholique, voulut bien confier à
H. de TEslourbeillon. « Ce n'est pas sans une émotion profonde,
dit celui*-ci, que depuis quelques mois nous avons feuilleté et relu .
toutes ces pages, derniers témoins de Texistence et de la misère de*^
nos pères sur la terre d^exit, et plus d'une fois notre cœur a^
battu bien fort en transcrivant les noms de tous ces vaillants ofli-''
ciers, survivants de Fonlenoy ou de Rosbach, ou de ces magistrats
intègres, derniers et intrépides défenseurs des privilèges de nos
provinces. Il n'est guère de familles delà noblesse française qui';
ne puissent parmi eux compter quelques représentants, et Ton peut
dire que toute la noblesse des provinces de l'Ouest est venue s'y
faire inscrire tour h tour. »
3iO N0TICB8 KT C01IPTI8 RUIDUS
Parmi les nombreuses signatures qui accompagnent ces actes,
beaucoup ont maintenant pour nous Tattrait de véritables autogra-
phes. Pois des détails particuliers ou intimes rehaussent parfois
rintérêt de ces registres. — c Ici, c*est le curieux acte de mariage
de Messire Charles de Honmonnier, capitaine au régiment de
Royal-Daupbin, avec Mademoiselle Marie Baudré de la Tousche,
qui, mineure et ayant perdu ses parents depuis Témigration, réu-
nit sur l'avis de Mf de Talaru, évêque de Coutances, les douze
plus anciens gentilshommes réfugiés dana Ttle, et demande à ce
sénat d*un nouveau genre l'autorisation nécessaire pour son ma-
riage. Chacun d'eux prononce que, vu la difficulté des temps^ les
convenances de cette union et l'affection réciproque des deux
fiancés, il n'y a pas lieu de surseoir à ce mariage, et apposent
leurs signatures au bas de cet acte qu'ils veulent sanction-
ner * . »
Rien de plus précieux pour l'étude des familles à la fin du XVIII*
siècle que ce complément de nos archives communales si triste-
ment rédigées par les officiers improvisés de l'état civil. Il y a en
effet dans les 1200 noms relevés par l'auteur de quoi combler bien
des lacunes dans les généalogies des maisons nobles de nos con-
trées de POuest. Parmi les émigrés un bon nombre mariés à l'é-
tranger ont formé de nouvelles familles^ inconnues bien souvent de
leur souche française.
, fin dehors même de cet attachement si réel du lien du sang, il
y aurait un véritable intérêt à connaître ces parentés, ne fût-ce
que pour ne point laisser aux mains des étrangers des successions
parfois considérables. — A ce double point de vue, nous ne
saurions trop appeler sur l'ouvrage de M. de l'Estourbeillon l'at-
tention des familles inscrites dans ses consciencieuses recherches.
Voici une liste, malheureusement très abrégée, des noms indi-
qués à la table de cet ouvrage :
D'Ândigné de Maineuf, Avril.
1. Voir la préface des Familles Françaises à Jersey, p. 6.
IfOTICM IT CQMfTn MNOVS 811
Du BahunOf Barin de la Galissonniëre, de la Barre, de Beaure-
gardy Bedeau de TEcochère, de Begaignoo, de la Bellière, de
Bejarry, de la Bintinaye, de Biré, de la Bouessiére ou Boueiière^
du BoiS'Baudry, du Bois-Guéhenneuc, du Bois-Péan, le Borgne, du
Bol^ de Bouille, de Boussineau, Boux de Casson, du Breii de Pont*
briant, de Bruc, de BusneL
De Gaqueray, de Cadaran, Cadoudal, de Caslelian, de Caalel, de
Chabot, de Chappolin, de ChareUe, de Ghasteîgoer, du Ghaslel, de
Cheffonlaines, de Ghevigné, Gbomart de Kerdavy, Gillarl de la ViU
leneuve, de Coêlaudon, Gofispel, de Couêlus, de Gourson.
Du Dresnay, Dorforl de Lorges.
Ertaud de Boismellel, Espivent de la Villeboisnei.
Le Febvre, de la F«rrounays,deFleuriot, de Foucault, de Ferroo,
de France.
Le Gac de Lansalut, Geslin de Bourgogne, Girard de la Goudray,
Le GoDîdec, Gontard de Launay, GogueldeBoishéraud^de Goulaioe^
le Gouvello, de la Porte, de Gôyon de Harcé, Le Gualës de Mezobrao,
de Gueheneuc, de Gueriff, de la Guerrande, Guillon, du Guiny,
Guyotde Salins.
Hallouin de la Pénissière.
Hay des Néturoières, de la Haye, Hersarl du Baron, de la HouS"
saye, Huchet de Gintré.
Jegou de Kervilio, de Kergariou, Le Ghauf de Kerguenec, de
Kerhoênt, de Kerpezdron. '
De Lambilly, de la Lande, de Landemont, Langloia, du Largez*
de Legge, de Léoo^ de Lescouêt, de Lezardière, de Lisle, de
Lorgeril, le Long de Dreneuc, de Lusançay.
Le Haignan, Marot de la Garays, de Henou, Milon, de Hontger-
mont, de Monlsorbier, de Houssac, de la Moussaye, Le Moyne de
Talhouët.
Le Page, de Perrien, Perrin de la Gourbejollière, du Plessis de
Grenedan, du Pontavice, Poullain de la Vincendière.
De Quelen, Quimper de Lanascol.
De Régnon, de Remond, de Rochefort, de la Rocbennacé, de la
Roche-Saint-Ândré, de Roban, de Rougé, de la Ruée.
31 s NOTICES ET G0VPTR8 RENDUS
De Serrant.
Urvoy de Glosmadeuc.
De Villebois-Mareuil, de Yisdelou.
Quelque vif que soit Tintérèt présenté par tant d*actes concer-
nant de si nombreuses familles, un fait d'une importance capitale
ressort, avant tout, de celte étude : le rétablissement du catholt-
. cisme à Jersey par les émigrés français.
Depuis 1565, aucune cérémonie du culte catholique n'avait été
célébrée dans le pays. « Mais, à l'arrivée des émigrés, dit H. de
l'Estourbeiilon, cet état de choses changea peu ù peu. Un grand
nombre d'ecclésiastiques, désireux de célébrer le saint sacrifice de
la messe, s'effurcërent d'abord de transformer en un petit oratoire
leur humble chambre ou leur pauvre mansarde. Bientôt, plusieurs
membres de la noblesse émigrée auxquels leurs ressources suffi-
santes permettaient de donner asile à des prêtres réfugiés, s'em •
pressèrent d'imiter cet exemple et eurent dès tors chez eux une
petite chapelle privée servant à leurs exercices religieux person-
nels, avec Tautorisalion des évèques émigrés dans Ttle. » Peu h
peu cette bonne semence porla ses fruits, et les catholiques qui
ne comptaient pas un membre à Jersey en 1785 atteignent main-
tenant le chiffre de 9000. Tels ont été les résultats de Tinfluence
française à Jersey.
L'éniigration est généralement blâmée, surtout par les partisans
du système gouvernemental qui l'avait provoquée. Nos historiens,
si chauds patriotes au coin de leur feu, n'ont pas assez d'injures à
jeter sur ces malheureuses familles et ces prêtres persécutés fuyant
la mort en quittant la mère-patrie.
Sans chercher jusqu'à quel point une mère, lorsqu'elle égorge ses
enfants, mérite tant d'égards, disons que leurs imprécations nous
rappellent un peu trop la colère du braconnier qui voit sa proie lui
échapper au moment où il la couchait en joue. Dieu veuille que
les événements ne nous fassent point apprécier bientôt celle
suprême ressource des persécutés !
L'ouvrage de M. de TEstourbeillon, plein de documents précieux
NOTICES ET COMPTES RENDUS 34 S
et de recherches failes avec sagacité, est appelé à jeter une vive
lumière sur la siluation des émigrés français pendant la Révolution.
René de la Ferté.-
EXCURSION PITTORESQUE ET ARCHÉOLOGIQUE A LA MIE DE
BOURGNEUF. — SAINTE-MARIE DE PORNIO. Son Histoire, son
Église, sa Vierge-Tabernacle. — C^'aûtes, imp. Bourgeois, 1886.
On voyage beaucoup à notre époque ; une littérature spéciale,
celle des guides, est née de ces perpétuels déplacements. Qu'on
fasse le tour du monde ou une excursion de quelques lieues, on
veut être renseigné sur l'histoire des pays elles habitudes des in-
digènes. Pas de table d'hôtel, pas de wagon, où n'apparaisse un de
ces manuels du touriste à la tranche rouge ou jaspée. La postérité
de Jeanne, de Conty et du lourd Baedecker est infinie ; les com-
pagnies de chemin de fer ont d'utiles auxiliaires dans ces géo-
graphes de' rencontre et ces archéologues d'occasion, qui res-
semblent aux ciceroni houspillés par Musset, et sont en train de
mettre en coupe réglée chacune de nos provinces, comme s'il s'agis*-
sait de la Suisse ou de l'Italie. Ce déluge (nous avions un autre
mot au bout de la plume) submerge les vitrines des librnires ; le
cartonnage voyant, la couverture bariolée empêchent de découvrir
la brochure grise qui se blottit tout auprès. Et pourtant cette mo-
deste enveloppe est la préférée du vrai savant, de l'antiquaire digne
de ce nom. Nous en avons une preuve nouvelle dans le petit vo-
lume qui est sous nos yeux : un coin de notre Bretagne, de notre
département, y est fouillé, décrit avec le soin consciencieux d'une
érudition sans pédantisme.
Avant d explorer la côte qui s'étend de Pornic à Sainte-Marie,
l'auteur anonyme (une modestie de plus) s'arrête aux Gouëls, à
Bouguenais, au lac de Grand-Lieu, tombeau de la légendaire Her-
badilla, ù la Bernerie, ce Pouliguen de la baie de Bourgneuf;
mais, soit qu'il discute le passage de Lobineau relatif à la fondation
de l'abbaye de Sainte-Marie, soit qu'il nous raconte les épreuves
3i4 NOTIGM IT OOMPTM 1IIIIDV8
de la paroisse pendant la période révolutionnaire, il puise aux
meilleures sources et instruit avec agrément. Une liste des curés
de 1569 à 1886, la liste, revue et complétée, que dom Morice
avait donnée des abbés de Sainte-Marie, plairont aux amateurs de
pièces justificatives.
Le but de l'auteur, but avant tout charitable, est de faire aimer et
connaître Téglise Sainte-Marie dePornic, ce pieux penchant, il le
fait partager à tous seslecleurs.Visitant cetteannée même lessplen-
dides sanctuaires que Rome a élevés à la mère du Christ, Sainte-
Marie-Majeure, Sainte-Marie du Transtévère et cent autres, nous
pensions à ceux, plus humbles mais nombreux aussi, que la foi
nantaise a semés autour de nous, aux images vénérées et si bien
nommées de Notre-Dame-de-Bon-Secours, de Notre-Dame-de-
Toutes-Âides. Nous aurions pu nous souvenir aussi de la belle
église de Pornic et de l'antique statue qui en est le plus intéres-
sant ornement. Une particularité recommande cette statue à notre
attention : au centre de la poitrine est pratiquée une cavité circu-
laire, destinée autrefois, selon toutes apparences, à recevoir le
Saint-Sacrement. On appuie cette opinion sur des textes anciens
et sur ce que la statue remonte à une époque où les autels ne sup-
portaient pas encore de tabernacles. Rien de plus conforme, au
surplus, à la foi familière et nafve du Moyen Age ; il y a dans les
œuvres des peintres primitifs de Tltalie et de la Flandre, dans les
fresques de Fra Ângelico et les madones du Pérugin, un réalisme
touchant qui explique et commente à merveille Texistence d'une
Vierge-tabernacle.
Et maintenant que nous avons fait ressortir de notre mieux le
mérite et le charme du petit livre (et nous n'avons pas mentionoé
les photographies qu^il renferme), disons que le produit de la vente
est affecté à l'embellissement de Péglise Sainte-Marie de Pornic.
Les acheteurs s'associeront à une bonne œuvre.
OLfVIER DE GOURCOFF.
CHRONIQUE
Fête de la Translation des reliques de saint Filbert à
Noirmoutier (19 septembre 4886.)
«
L'aonoDce d'une belle fête religieuse à Noirmoutier, et les facilités ac-
cordées pour le transport par mer par la Compagnie des Abeilles et celle
de M. Flomoy, m'ont engagé, dimanche, 19 septembre, à m'embarquer
sur le Paul'Boyton pour assister à cette cérémonie.
Je ne décrirai pas ici Pornic. Tous les lecteurs de la Revue connaissent
ce nid d'alcyon, comme l'appelle avec tant de justesse M. Paul Eudet, et
ont va ses maisons qui se tiennent les unes sur les autres, comme des
curieux sur la pointe des pieds pour mieux voir la foule.
L'eau était basse dans le port. Il a fallu noua embarquer à là Noe-
Veillard dans un canot secoué par le ressac.
Nous voici à bord de Texcellent petit vapeur de M. OrioUe. Les terres
du pays de Retz disparaissent derrière nous, tandis que devant nous
s'estompent les rivages de Noirmoutier, de plus en plus distincts.
La mer est douce 1 1 personne ne parait troublé par les mouvements
réguliers du navire. Il glisse sur Teau sans tangage ni roulis sensibles.
Le capitaine et l'équipage sont complaisants pour les passagers. A l'ap-
proche d'un rocher surmonté d'une t^ur et qu'on appelle l'ierre-MoinCy
le chauffeur nous offre des Guides de NovmouUer et des photographies
des sites les plus intéressants de l'Ile.
Le Guide nous apprend ce qu'était saint Filbert ou saint Filibert. An-
cien page du roi Dagobert, il avait quitté de bonne heure la cour, était
entre dans la vie religieuse et avait créé une règle monastique tirée de
celles de saint Golombao et de saint Benoît. Sa première fondation fut
l'abbaye de Jumièges, près Rouen. Forcé de quitter la Neustrie pour fuir
la colère d*un Ëbroio, le terrible maire du palais, il vint se réfugier à Noir-
moutier, alors sauvage et couvert de boii. Il en évangéiisa les habitants,
les civilisa, et leur apprit à conquérir des terres fertiles sur la mer et à
établir des salines.
Une heure et quart passe vite sur l'eau, quand on n'est pas impressionné
par ce milieu mobile. La côte de Tlle se déroule sous nos yeux avec ses
pins, ses chênes verts et la masise rocheuse du bois de la Gbaise-Dieu.
Cette arrivée est féerique, et l'on se croirait en face d'une île méditerra-
316 CHRONIQUE
néenne : même aiur du ciel et même limpidité de Tonde ; l'illusion est
complète.
La plage est à peu près déserte ; tout le monde, nous dit-on, est en
Tille pour la fêle et pour assister à la messe de Monseigneur Gatteau,
éfêque de Luçon.
Couleur locale : à la descente du bateau une femme nous offre des
images et des litanies de saint Filbert. La lithographie est faite d'après
un dessin d'Eiie Delaunay, une de nos gloires nantaises. La vendeuse nous
offre aussi pour 15 centimes un opuscule sur le séjour de saint Filbert
dans rtle. Nous y apprenons que le saint est mort à Noirmoutier le 20
août 684, et que ses moines, après avoir construit le château pour résis-
ter aui Normands, avaient été obligés de quitter Tlle en 836 emportant
avec eux les reliques de leur fondateur.
Ils se rendirent d'abord à Saint-PbilbPrt-de-Grand-Lîeu,oû les reliques
restèrent vingt ans dans la crypte de Tancienne église. Pourquoi n'établit-on
pas une chapelle dans un pareil lieu ? Ce ne serait pas les Noirmoutrins
qui abandonneraient à des usages profanes un endroit ain^i sanctifié et
qui, d'après Ermentaire, fut témoin de nombreux miracles.
En nous rendant en ville à pied, nous admirons en passant des chalets
coquettement construits dans le bois par des entrepreneurs nantais, le
Pélavé avec ses chênes verts et ses rochers sauvages, puis une grande et
belle croix. Nous cherchons un hôtel, craignant, au milieu de l'afBuence
énorme qu'on nous avait annoncée, de ne pas trouver à manger. Nous
trouvons bon d< jeûner el bonne figure d'hôte. Nous avions longé pour
gagner l'hôtel le château avec ses tourelles et ses poivrières, donnant à la
ville un aspect moyen âge, et Téglise au massif clocher romao. Dans
la grande rue nous avions passé sous des arcs de triomphe et au
milieu de maisons pavoisées. Sur un des arcs se lisait la devise : // a
passé en faisant le bien.
Solidement réconforté, nous sommes allé visiter l'église. Elle est bien
tenue, décorée avec gof\t et les reCaibles des autels latéraux sont remar-
quables. Les soleils et les roses formant guirlandes au-dessus de celui de
la Vierge indiquent à quelle époque remontent ces ornements. La statue de
cet autel est très belle et rappelle le type des Viergps bavaroises.
Nous nous faisons indiquer la crypte, située sous le maître- autel. Deux
escaliers y conduisent. Quel curieux type de construction mérovingienne !
Non moins curieux est l'antique tombeau du Saint.
La chapelle souterraine est éclairée par de nombreuses bougies et
décorée de branches (rormeaux ne \oilant aucun détail de son archi-
tecture. Une femme que nous dérangeons de sa prière nous dit que cette
décoration charmante est l'œuvre d'un horticulteur du pays, M. Raymond.
Qu'il reçoive tontes nos félicitations.
CHRONIQUE 317
Il est une heure^ nous revenons sur la grande place où fut fusillé
d'Etbée. Derrièie nous est le château, avec son air féodal ; à droite et
à gauche, des malsons assez belles, dont une porte le nom d'Hôtel Ja-
cobsen ; en face, des marais avec* des muions de sel, puis des dunes enca-
drant des villages. Où est donc la tempête annoncée du 17 au 19 et qui
a empêché plusieurs de nos amis de nous suivre ?
Sur une longue ligoe serpentent, au milieu des salini?s, des files de
pèlerins avec leurs bannières et leurs oriflammes; tout cela flotte au vent
et brille au soleil. On distingue des jeunes filles en blanc et des enfants
habillés de rouge et de violet:. ces teintes vives s'harmonisent avec
celles du paysage.
JLes paroii^ses rurales arrivent une à une ; la population tout entière de
nie va se trouver réunie.
Chaque groupe vient occuper dans Téglise la place qui lui a été dési-
gnée. Nous ne croyons pas être au-dessous de la vérité en portant la
foule au chiûrc de cinq à six mille personnes. Des pèlerins sont venus
de Beauvoir par le Gois; les bateaux de M. Fiornoy et les Abeilles ont
amené de Poroic et du Pouliguen des voyageurs qui, comme nouS/
tiennent tous à assister à la fête.
Les cloches sonnent à toutes volées ; on trouve dans ce pays perdu un
carillon que plusieurs de nos églises nantaises seraient heureuses de
posséder. L'hôtel-de-ville est un monument qui pourrait servir de mo-
dèle à ceux des petites villes de notre département.
Pendant les vêpres, et aux chants des psaumes, celte masse buniaine
s'ébranle avec ordre et recueillenaent, paroisse par paroisse ; d'at ( rd
des jeunes filles en blanc avec écharpe bleue, puis les femmes, les enfants,
et en dernier lieu les hommes. Que de croix, de bannières, de statues de
la Mère de Dieu, parcourant les rues pavoisées d'oriflammes ! Un navire
est porté par des marins, une statue de saint Filbert reposant sur un
monceau de roses, par des enfapts.
Voici la fanfare deChalIans, conduite- par un ecclésiastique ; elle est
excellente, et nous ne sommes pas étonné des nombreuses médailles dont
est ornée sa bannière.
La châsse contenant les reliques du Saint est un don généreux ; quatre
prêtres en chasuble paraissent a4bir peine à soutenir ce précieux mais
lourd fardeau.
Derrière les reliques, marche Monseigneur l'Ëvêque de Luçon, accom-
pagné d'un de ses grands vicaires, de Monsieur le curé de Noirmoutier et
d'un nombreux clergé.
De retour à l'église, la procession, au lieu d'y entrer directement, pé-
nètre dans une enceinte entourée d'une grille. Là est dressé un reposoir ;
SIS G&BOmQtE
des voix d'une grande beauté se font entendre et la bénédietion se demie
en plein air à la foale heureuse et recueillie.
Les reliques soni ensuite déposées sous Tautel de la chapelle souter-
raine.
Mais déjë le jour baisse; rejoint par nos compagnons du matin, nous
revenoos au Bois de la Chaise. Le Boyton est à reztrémité de l'estacade,
et sous pression.
Nous montons à bord, regrettant de ne pas Toir rilluminfttion qui
doit terminer la soirée ; nous jouissons de celle du ciel et de la mer, car
le soleil se couche pour nous au milieu des flots. La mer est un peu dure,
et les conversations se ralentissent. Il fait nuit quand nons débarquons
dans le port de Pomic, eu nous arrivons asses h temps pour prendre le
dernier train de Nantes. J. D.
L'EXPOSITION DE NANTES
I. — Art rétrospectii
L'Exposition des Beaux- Arts, ouverte le tO octobre courant, présente
dans son ensemble un aspect des plus attrayants, qui lui assigne une place
à part parmi ces exhibitions de province devenues fort à la mode aa-
jourd^bui.
Les salles de tableaux, supérieurement agencées par M. Philibert Doré,
qui, une fois de plus, a affirmé sa haute compétence, à laquelle chacaa
aime à rendre hoaimage, coutiaunent des oeuvres d*un mérite indiscutable;
et la galerie d« la photographie montre ce que Ton est en droit d'attendre
de cette industrie, rivale dti la peinture.
L'Art rétrospectif, installé dans la off de gauche, considérée d'abord
comme trop étendue et devenue réellement insuffisante, prouve ce
qu'il est possible de faire en peu d^ temps à Nantes, avec de
rinlelligence, de la persévérance et du travail. La grande drfficiHté,
il faut 1h dire, était de réunir, au moment des vacances, lorsque
chacun est absent, les éléments nécessaires pour meubler, décorer et
remplir dix sections d'une aussi belle contenance. MM. Perthuis-Laurant,
Huette et Bastard oot accompli un v#ltable tour de force, étant donnés
le peu de temps et les circonstances défavorables qu^ils avaient devant
eux. Citons M. P. Ëudel, notre vieil ami, dont le concours, ainsi que
celui de M. Pillet, le commissaire- priseur de Paris, si connu des collec-
tionneurs, ont été des plus précieux.
Gela ditf passons, au pas de course, une revue sommaire des compar-
timents qui étalent leurs richesses nombreuses et variées à Tœit curieux
et satisfait des visiteurs. L'espace restreint qui nous est accordé ne nous
CHRONIQUE 819
permet pas, à notre grand regret^ de nous étendre, coaime )e sujet le
mérite et le comporte.
I. — Dans ie salon des vieilles peintures, les toiles hors ligne <)e M. le
baron de la Tour du Pin, œuvres exceptionnelles, acquises j»dis par
M. Baibler, l'un de nos édiles, dans les mêmes cooditioas que le sénateur
Gaeault, son ami, avait su saisir pour former son Musée, aujourd'hui celui
de la ville de Nantes. Un autre panneau contient Texposition de M. Gon-
dar ; dans les deux autres se trouvent les collections de M. Huette et de
plusieurs amateurs.
IL — La salle des gravures, entre lesquelles ressortent avec leur mé-
rite incontesté les beaux spécimens de MM. Gustave Bourcard, baron
des Jainonières, Lemeignen, etc . Sur la cimaise, et trop dissimulé dans
l'ombre, Toriginâl du premier bombardement de Saint -Malo, le 26 no-
vembre 1693, récemment publié par la Société des Bibliophiles Bretons
A ce sujet, qu'on nous permette une critique, celle d*avoir complè-
tement négligé les gravures bretonnes et les graveurs bretons, les gra-
vures nantaises et les graveurs nantais, et de n'avoir pas cherché à for-
mer une série de ces ouvrages.
III. — Les collections Seidltr et Kerviler, du Musée archéologique,
magnifique exhibition d'objets préhistoriques et gaulois àa toutes sortes,
où la pierre et le bronze offrent les plus rares comme les plus beaux
échantillons de ces époques reculées. On reconnaît là Tordre, le classe-
ment, rmtelligence des groupes et Thabileté à faire valoir chaque chose
qui distingue notre dévoué conservateur, et que malheureusement on ne
retrouve pas toujours dans les divisions qui suivent.
IV. — Vieilles pièces d'ariillerie; croix d'églises, objets ayant servi au
culte; les deux bassins de Bouée, si bien décrits par le regretté P. Pa-
renteau, dont nous saluons la mémoire. No 380, fragment de la chasuble
(or et soie) de Raoul de Beaumont, évêque d'Angers (1177-1197), trouvé
dans la tombe de ce prélat, lorsqu'elle fut ouverte, il y a une vingtaine
d'années environ. Dans une vitrine, la perle de la Bibliothèque de
Nantes, l'inappréciable manuscrit de la Cité de Dieu^ entouré d'assez
jolis volumes qui disparaissent -à côté de cette écrasante supériorité. Fort
belles tapisseries.
V. — Bahuts, meubles, vitraux ; monnaies de MM. X. le Lièvre de la
Touche et Bastard ^ armes choisies de M. G. Lafond ; émaux, ivoires ; le dais
du Musée; le reliquaire du cœor de la reine Anne, donné au Musée par
délibération du Conseil municipal du 15 octobre dernier, puis des tapis->
séries; toujours des tapisseries, et des mifux choisies.
VL — Bahuts; trophées d'armes, épées remarquables; coffre fort;
glaces; au pied d'une console deux bassinoires à côté d'un po/, sorte de
casque fort usité poar l'infanterie pendant la seconde moitié du XVi» siècle.
320 CHRONIQUE
d*une destination cependant bien différente et singulièrement appareillés
sous les numéros 570, 577, 578^ en face, deux autres bassinoires, 629,630.
VII. — Les meubles du salon de Goulaioe; trois fragments de tapisse-
ries de haute lisse de ce cbâleau bislorique, el trois portraits de mêfoe
provenance. Des échantillons d'ouvrage de serrurerie, deux à M. le baron
des Jamonière», du milieu du XVI II^^ siècle, deux à M. Lévy. Trois chaises
à porteurs, dont une de la famille de la Tullaye, repeioie à la fin du siècle
dernier, puisqu'elle porte Técusson de Aladame Siméone-Stylite Moulin
de Che?iré, accolé à celai de son époux, Ucnri-Anne-Siméon delaTuUaye,
marquis do Magnane, procureur général de la Chambre des Comptes, en
1764.
VIII. — Le salon des faïences. Superbes vitrines ; au premier plan, le
plat de Bernard Palissy, conservé dans la famille de M. de Bremon<I
d'Ars, président de la Société orchéologique. Dans la vitrine faisant
pendant, la belle foottiine du baron des Jamonières, son plat aux armes
des Lé vis; puis une quantité d'assiettes, pots, objets de tous genres et
de toutes destinations, sortis des fabriques les plus diverses, françaises et
étrangères. Au milieu, un somptueux couvert, appartenant à M. U. Le-
meignvn. Dans le pourtour, des commodes, des crédences, des pendules.
IX. — Tapisseries, broderies ; verroterie?, éventails, jetons, miniatures,
médailles, cuivres, collection de fort jolis bijoux Louis XV] et Empire ;
meubles; riche caparaçon et armes arabes, à côté de la représentation de
la Bastille, en fer blanc, des Archives municipales, sur laquelle est dépo-
sé le cuivre du portrait de Charetle, N<> 523 ; harpe du général Hellinel
et instruments de musique.
X. -- Dans la section consacrée au vieux riantes, sont les nombreuses
vues, si patiemment réunies par M. A. Laurant, qui, non content de re-
chercher avec un zèle infatigable ce qui a été dessiné, grave ou peint sur
notre ville, a étudié, avec une patience de bénédictin, les différentes
phases de son existence, depuis Tépoq le préhistorique jusqu'à notre
époque. De cette étude sont nés six tableaux ou plans, dont l'ensemble
constitue l'un des plus intéressants travaux exécutés depuis longtemps
sur l'antique métropole de l'Ouest.
La vitrine de M. Dugast-Matifenx, avec son joli coffret de Marie- Antoi-
nette ; celle de M. Barbier de Montault, avec sa série de médailles des
papes, qui devrait être à la 5"^ division.
Quelques desiderata ont. été malheureusement laissés de côté, dans
cette section. M. Charavay, le sympathique amateur d'autographes, a en-
voyé quelques pièces assez rares, qui ouvraient la voie à une suite sérieuse
et bien plus€omplète de documents sur les Nantais célèbres ou marquants,
si facile à former avtc les ressources des différentes Archives et de la
Bibliothèque. Cette intention n'a pas été comprise.,. Nous le regrettons,
MMhftMM
CimOMlQUB 321
car il y avait là un élément de lucc^s tH ée iégitkoe «urioslAé. (a èibMo-
gr#pl^9 jnaataise fiA également itefyrésentée ë'une fa|ea Min élémentaire
et qui laisse à désirer.
N'fuj^lidus pas la c gr<;at attractioa, » le dm^ polirrionft-neiis id»e, de
l'exposition de T^t rétrospectif: les superbes et merveilleuses tapissorifs
de MN* de Farcy, Pennanecb, Gustave Massion, etc. Cette série, 4ies ^lus
intéressantes, Attire les regards des amateurs, par sa beauté, l'adooi-
ration des dames, par la finesse 4\x travail, et l'attention de tmis les visi«>
teurs, par les scènes qui s*y déroulent et le prix de ees magnifiques pan-
neaiff
Le Cataloguey souvent demandé, semble bien ifin retard, lorsque celui
des Beaux-Art^ est distribué depuis plus de buît jours.
Quoi qu'il en soit, et malgré ces légères critiques, qui démontrent par
leur peu d'ûoportance la valeur de Tiuposition, oeUe<Ksi aura pour Namea^
nous l'espérons, des résultats heureux. Signalons, tout d'abord, la fonda-
tioa d*uoe Société des amis des Arts, votée par acclamation, sur la pro-
position de M. P. Eudel^ au banquet offeRt aux membres de la Comuâsaon,
le Bçir même de l'ouverture de l'Exposition.
20 octobre 1886. S. de la Nigollière-Teiieiro.
n. -- Beaux-Arts.
En deux heures, il serait téméraire d'entreprendre même unp sèche
nomenclature des merveilles qu'une visite à l'Exposition de Nantes vous
permettra d'admirer.
Fervents de l'art, épris de l'opulence des formes ou de la magie dps
couleurs, tenants de l'harmonie antique ou des audaces modernes, cba-
cun trouvera dans ces vastes salles la formule de ses rêves et les objets
de ^on culte.
Allons dxoit au sanctuaire du temple.
Tous les maîtres n'ont pas trouvé place dans cet espace restreint ;
nombre d'œuvres remarquables ornent les murs des autres galeries ;
mais si quelques erreurs ou quelques faiblesses existent, c'est là-bas
qu'elles se sont glissées. Ici, rien de médiocre ou de contesté.
Chauvinisme, si vous voulez,. mais c'est avec un mouvemeat d'orgueil
que nous rencontrons «n tête du cortège toute une ipléiade de peintras
nantais.
Ypici D^i^iJNAY, le vigoureux coloriste, dont lesJlnu'geSiCOM^^s d^iPtn-
ceau jettent à volonté sur la toile les fictions légères de dit labl^iQU las
réalité ppiglMPtp^ de l'bjs^re^.Nom dégà consftcE^ j^arjle h»fiMm« aca-
démique; .procédés pleins de liwohise et d'ampleur.
TCHIE hX (X DB LA 6e SÉRIE). 21
3^2 ORRONIQOE
Delaunay nous offire trois portraits :
Le général Meilinet* — Masqae énergîqae de Tieox brave, creusé d'une
magnifique cicatrice, comme s'il portait sur la joue sa croix d'honneur.
Madame Viau, — Une bonne vieille femme, aux traits calmes et fins ;
opposition frappante, à côté de la rudesse militaire du général.
Madame Toulmwicke, — La femme en pkine possession de sa grâce
et de sa beauté. Pour nous apprendre qu'après les couleurs puissantes,
l'artiste n'est point en peine de demander à sa palette les tons roses
et les touches délicates.
ToULMOUCHE. — Le peintre des femmes, qui a plus de jolis yeux dans
sa collection qu'un monarque d'Asie dans son harem.
Nul mieux que lui n'attrape et ne ûxe cette libellule qu'on nomme
une Parisienne. En profond observateur, il a compris que cette quin-
tessence de l'être féminin n'était que nuauces et détails, et comme on
connaît l'homme à son style, il devine la femme à ses chiffons.
Le boudoir est sans mystères pour lui. Il n'ignore aucun secret fami-
lier de la toilette. 11 sait la place où chaque objet doit être. Un bijou, des
gants, une fleur prennent sous ses doigts exercés une importance capitale.
Et le menreiileux de ce talent, fait de délicatesses et de mignardises,
c'est qu'à travers le marivaudage des étoffes et des bibelots, l'artiste ne
perd jamais de vue son sujet : — la tête, — centre vital de sa toile.
Pour elle ses soins les plus minutieux. Son pinceau subtil met une
pensée dans la fossette du menton, une intention dans le pli du sourire.
Il traduit à livre ouvert le poème des regards ; il saisit la minute rapide
où l'âme des femmes s'y reflète et apparaît.
Le jury a fait preuve dégoût en désignant pour la tombola [a Toilette,
un des trois ouvrages qu'expose ce maîire-peintre, dont Nantes est fîére,
et qu'elle cite comme un des plus beaux fleurons de sa couronne artistique-
BÂbrson. — L'auteur de la Fuite en Egypte, cette page de poésie bi-
blique, rendue populaire par la gravure et immortelle désormais.
Aujourd'hui, c'est Saint François d'Assise prêchant aux poissons.
Un souffle religieux traverse cette toile. Le visage du saint resplendit
d'une lumière surnaturelle ; le lieu même de la scène, d'une simplicité
sauvage, a quelque chose de mystique qui prête à l'étrangeté du miracle.
Belle composition, qui, sans faire oublier le sommeil de la vierge aux
pieds du sphinx, arrête et retient longtemps l'âme et les yeux du vi*
siteur.
Angelo pittorey endormi sur son échafaudage, pendant que les anges
peignent à sa place.
Si M. Merson fât passé par là, il eût épargné aux anges cette peine.
LuMiNAis nous ramène aux temps mérovingiens. Il est vrai qu'il plante
CHRONIQUE 323
à merveille ces hommes aux larges reins, aux visages farouches, qui
furent nos pères.
Son Ghilpéric I^r, emporté mort aux bras de l'évêque de Senlis, donne
bien Timpression du meurtre accompli. Cet homme, en costume épisco-
pal, qui tient un cadavre, est d'un e£Pet imprévu et saisissant. Les traits
du prélat ont la gravité qui convient à son funèbre ministère.
Malgré les qualités de ce tableau, je lui préfère Un ami blessé. L'ami
c'est le cheval, compagnon fidèle du guerrier. Gelui-cî, à genoux près
d'une source, puise dans son casque l'eau qui va rafraîchir le sabot
meurtri, tandis qu'une jeune Gauloise flatte et caresse la grosse tète
triste du bon serviteur.
Le Roux. — Deux bords de Loire, peints d'après la méthode ample
des Flandrin et des Rousseau, impossible de mieur comprendre l'étrange
nature luxuriante et sévère, où plane cette rêverie des choses, qu'un
poète déliquescent pourrait appeler mélancolie verte,
M. Le Roux suit, dans ses moindres caprices, Tatmosphère de nos con-
trées, fantasque comme une jolie femme. Il a vu la variété infinie des
ciels et leurs assemblages bizarres de nuages. Pas un jeu de rayons
ne lui échappe, pas un frisson d'herbes ne le déconcerte. Il peint large
et juste.
De Wismes. — Un jeune, arrivé déjà, et qu'une mort prématurée sup-
prime en pleine vie, en plein espoir; un convaincu, que la politique avait
pris et qui, malgré vent et marée, resta tourné vers l'art, comme un nau-
fragé vers l'étoile.
On apporte au cardinal la tète d'un brigand italien, atteint et tué dans
la montagne. Décor somptueux, physionomies vivantes, groupement ha-
bite^ tout concourt à faire de cette scène un ensemble intéressant, d'une
allure sobre et ferme. La figure effrayée du jeune secrétafre fait une an-
tithèse très curieuse avec le flegme du vieux domestique impassible, qui
en a vu bien d'autres !
Deux petites scènes de genre, très finement conçues, très habilement
exprimées, prouvent la souplesse àô ce pinceau si vite brisé, qui comptait
au nombre des bons et fût promptement monté au rang des meilleurs.
Berteaux. — Un curieux, qui veut surprendre la nature dans toutes
ses métamorphoses et y réussit ; un chercheur d'idées et d'effets. 11 attire,
il étonne, finalement il charme.
Berteaux se plaît à l'heure indécise où ce n'est plus le jour et pas en-
core la nuit. Il excelle à rendre les brouillards cotonneux venus du sol,
les vapeurs flottantes échappées des nuées; il rend visible ce phénomène
des soirs tombants qu'exprime Victor Hugo dans ce vers admirable :
La brame des coteaux fait tremper le contour.
3S4 cMomaoE
Mais Bertetiui ne se ceBtefite pas de Mdaire la nature telle qa^H la
comprend et que nous raimons. Dans ses champs créposeulairea, sor ms
chemins nocturnes il met des personnages. A ces êtres il prête des fièn-
timents \ il sons remplît de lenr calme, il nous secoue de leurs émo^M.
loi, c*est un épisode de la déroute de Savenay.
Le 3 nivôse en II, par une nuit menaçante d'hiver, des femines^ dos
vieillards, des enfcNsts, pris de panique, se sauvent dans la campagne,
emportant sur leur dos le peu qu'ils possèdent.
Les lénébtes, à peine entr'ouvertes par les premiers feux d'un orage
^i s'amottcâte, estompent rudement les formes comrbées et fuyantes.
Une terreur instinctive pèse sur ce groupe. Le danger n'est visible mille
part, on le redoute partout. Les vieux marchent, la tête hàÊaêi en se
hâtant. Un enfant se i*etoume et montre du doigt Fhorizon noir et rouge
d*où vient le péril pressenti. Et instinctivement Fœil du spectateur soit la
direction indiquée, s'attendent à voir au tournani de la route le peloton
sinistre des bleus.
Après la journée. - L'ombre gagne, les travaux cessent. Une petite
benne, son tricot à la main, vient s'asseoir devant le château, près de la
ferme.
Les moutons rentrent; la bergère, presque une enfant, les conduit. Et
les deux jeunes filles se regardent d*un air songeur. L'une, qui regl^ette la
mde liberté des diampi ; l'autre, déjà hantée par le fantôme séducteor
de la ville. — Contraste finement observé, poétiquement rendu.
Ghantron. — Talent souple, apte aux genres les plus variés. Sa Tête
d'ouvrier est d'une belle expression calme. C'est bien l'honnête travail-
leur qui se repose après la tâche accomplie.
Fleurs bien gardées. En effet, le boll a une mine rébarbative faite
pour éloigner les voleurs*
Votis me faites rire est un essai réaliste de fiirtation villageoise, d'une
amusante fantaisie.
Si les Nantais font bonne figure, il est juste de remarquer que leur mé-
rite n'est pas mioce, puisque, à côté de nos compatriotes, l'élite même
des peintres de France s'est donnée rendez-vous.
Et si l'on en doute, qu^il me suffise de citer ces quelqiles-uns: Géioie,
Henner, Duitt, GiRARDET, J.-P. Laurens, Bonnat, Carolus Duran, Ben-
jamin Constant, J. Duprez, et tels autres, dont les noms sont dans toutes
les mëflQoires et l'éloge dans toiiles les bouches.
Parmi les œuvres admises à l'honneur du grand salon, plusieurs m'oot
surtout eharmé.
Trois FwmUles de chats, par l'inimitable Lambert^ qui en remontrerait
ji Buffon sur les mœurs des félins.
V% eoit^d0 ngm, de D#bat^P<Nisa«f un élèvt d/9, Cabaeel, cQuûQr iglm
mroehe d« Bastien-Lepage qu^ Treoilb^t ne TeAt de Corot*
Fouace, un débuUBt tardif» qui comioeace par des eoupt^ da inal;lr9.
Un ivrogne ne- verrait pas, sans émotion, ea bouteille de vin blanc Ut-
versée d'im rayon de soleiU
LijiSTEn nous d^oule, dans trois tableaui, Glisson, la jolie viVe^ rieuse
parmi le» ruines où palpite le souvenir d^g héros vendéens, coquette
avec ses ombrages, témoins des amours immortelles d'Héloî^e et d'Aboi-
lard.
Tout cela est frais et gracieux comme une églogue en trois ebunia^
Paswi, dans une fuite endiablée de cavaliers syriens, nous aveqgte de
rétincellement des armes, de l'éclaides uniformes^ du galop des chevaux,
à moitié disparus sous les volutes de poussière lumineuse.
Pensez à moi«s4 une tête douloureuse de CbrisW entourée d'une cot^
Fonne de pensées* L'idée est belle et bien dite ; l'auteur : Eugène Pidan,
un compatriote de Paul Baudry,
La Marée basse, de Léon Flahaut» résout le difficile problème de nous
intéresser avec de la terre nue et de l'eau tranquille. Un coin de plage
d'où le flot s^est retiré et, là-bas, rejoignant la ligne du ciel, le refloi qui
s'éloigne^ De vie, pas l'ombre. Et pourtant yous restez là, les yeux fixes, à
Contempler cette bande de rochers et ce morceau de mer, étonné d'y voir
tant de choses.
La matière est toujours bonne ; mais il faut savoir l'employer.
Une longue station devant cette page émouvante : Le paysan hUssi.
Ouvrage d'un jeune, que plus d'un ancien signerait avec orgueil.
M. Brouillet a mis dans ce cadre une observation savante de la vie
rustique, une conMtissance exacte dé l'homme des champs.
Pour peu que vous habitiez la campagne, vous avez rencontré tous les
acteurs du drame ; peut* être même avez-vous assisté à l'un du ces aoci-
dents terribles, si fréqueàts pendant la Moisaon.
Gardons-nous de passer vite sous la sombre toile de H. Marée : Un
Umiemain de paieé
Tout à l'heure c'était un récit champêtre, voici un poème des vîtles;
et des plus dramatiques! Un sujet à tenter la plume d'un Goppée on
d'un Richepin.
La pauvre femme, accablée, les regards secs à force de pleurer, assise
sur un lambeau de paillasse^ tient entre ses bras PenCant qu elle nourri!*
Il fait nuit« pas de lumière ; il fait froid, pas de feu ; elle a faim , pas de
pain.
L'homme rentre, pris de vin, à ce point où l'ivresse devient méchante,
et dans sa rage il casse les vitres et brise la dernière chaise restée debout.
Ce n'est pas plus compliqué que cela. Sh bien, il y a dans cet intérieur
336 GHAoïftQtm
délabré toute la vision de la misère née du vice ; on lit sur ce visage
navré de femme toate Thistoire des mauvais ménages d'ouvriers et sans
doute le mot de plus d'une énigme cherchée derrière les vitrines de la
Morgue.
Les tableaux de MM. Brouillet et Marec sont acquis par FEtat.
Le jour tombe ; il faut s'en aller. Mais voici sur ma route la magni-
fique collectiou des arts rétrospectifs ; je cède au plaisir d'y jeter un ra-
pide coup d'œil.
Tapisseries ornées de raides personnages, de verdures profondes ou
d'architectures fantastiques; meubles où chaque époque imprima son
caractère ; contours majestueux de Louis XIV, courbe frivole de Louis XV,
ligne droite de Louis XVI ; armes de pierre, de fer ou d'acier, suivant les
âges : la hache du Gaulois, l'épée du chevalier, le fleuret du duelliste,—
Vercingétorix, — Bayard, — Boutteville ; •— monnaies à toutes les effi-
gies, plus rares à mesure qu'on remonte vers les siècles d'enfance et
d'honnêteté; médailles gravées avec art, coffîrets curieusement ciselés,
statuettes pieuses ou profanes ; bas-reliefs grotesques ; bibelots rares,
riens inappréciables, reliques des temps écoulés et des hommes disparus.
Voici les incunables, ancêtres de nos livres, chefs-d^œuvre d'érudition,
d'habileté et de patience, - où se sont dépensées des existences humaines,
-> dans lesquels l'admirable netteté des caractères gothiques le dispute à
l'exquise finesse des enluminures.
Trois curieux spécimens de chaises-à -porteurs, — ces coupés d'autrefois
où les marquises poudrées, allant aux fêles de la cour, engouffraient leurs
coiffures pyramidales et leurs volumineux paniers.
Saluons en passant lee maîtres anciens, réunis dans une petite salle,
sorte de chapelle latérale, désertée de la foule, mais où les dévots de l'art
se recueillent et méditent.
Si vite que vous marchiez, vous n'éviterez pas le regard circulaire
d'une délicieuse madone qu'eût avouée Raphaël, s'il n'en est lui-même
le père.
Près d'elle, un Christ, signé Van Dyck, détache sur un fond sombre
l'anatomie scrupuleuse de ses muscles et l'expression navrante de sa
face.
La nuit vient tout-à-fait et nous quittons à regret, mais non sans esprit
de retour, ces féeriques galeries, rendant grâces aux hommes intelligents
dont le zèle nous permet de contempler à la fois tant de splendeurs.
Louis LE Lasseur de Bânzay.
MÉLANGES
Inauguration du monument d'Edouard Turquety. — « Le vendredi 15
octobre, h deux heures de raprès-midi, dit YJEclaireur de Rennes, une
foule recueillie assistait, au cimetière, à l'inauguration du monument,
élevé à la mémoire du poète breton Turquety.
Le tombeau du poète est aujourd'hui, grâce à de généreuses sous-
criptions, un mausolée en marbre blanc, dominé d'un buste de bronze ;
un cartouche, composé d'une lyre et d'une plume^ et Finscription t f Â
Edouard Turquety, • arrêtent le passant et lui rappellent celui qui est
une des gloires de notre Bretagne moderne.
Deux allocutions ont été prononcées, l'une par M. le conseiller Saulnier,
et l'autre par M. l'abbé de la Villeaucomte.
Le monument est un mausolée, en marbre blanc, dû à l'habile ciseau
de M. Léofanti, artiste rennais.
Rappelons qu'Ëdou^d-Marie- Louis-Casimir Turquety, né à Rennes le
21 mai 1807, est mort à Paris (Passy), le 18 novembre 1867. »
Nous regrettons vivement que le défaut d'espace ne nous permette pas
de reproduire les éloquents discours de MM. Saulnier et de la Villeau-
comte.
Une scène musicale de M, Bourgault-Dugoudray. — Le jeudi U oc-
tobre, rOdéou donnait avec beaucoup d'éclat la première représentation
d'un drame en cinq actes, en vers, de Mi^<> Simone Arnaud, les Fils de
Jahel, autrement dit, les Macchabées. Kous n'avons point à étudier cette
pièce, qui a, du reste, été très bien accueillie ; ce que nous tenons, par
exemple, à faire remarquer, c'est qu'elle renferme une scène musicale de
notre compatriote M. Albert Bourgault-Ducoudray, < scène absolument
réussie, > a dit le National ,- et que M. Francisque Sarcey juge ainsi dans
le Temps .- « Elle est pleine de couleur et scoute beaucoup à l'impression
du drame. »
La Bretagne ne saurait être indifférente à ce succès d'un de ses fils.
Poitou et Vendée. -- La belle publication entreprise par MM. Fillon et
de Rochebrune sous le titre de Poitou et Vendée, qui avait été interrom-
pue d'abord par les événements de 1870, puis par la mort de M. Fillon,
vient de se terminer, grâce aux notes qui se trouvaient dans les papiers
laissés par M. Fillon. D'ici peu, l'ouvrage paraîtra. Les personnes qui
dans le te.iips avaient eu les premières livraisons, n'auront qu'à s'adres-
ser à la librairie Glouzot, à Niort, pour avoir la fin de ce remarquable
travail.
BIBUOGRAPfflE BRET(M£ ET VENDÉENNE
Allocutions de MM. k. ois Baemord d'ârs et DB Gbanges db Surgères,
ptlsidenl et ticè-pré^ident de la Société archéok^qué de \h Loire-In-
létftecm, à la séawfee d>M»rertQro, le 1er iaillet iSSo, 4a Congrès arcbéo-
logique de Nantes. ~ Pet. io^^^'t 16 p,. Naales^ mp. Bourgeois.
€amdé Mtcnlr s? MODBniWt par PeFroanGelineau. ^ |ii"8o, S74 p.» aiec
3 ^aockeSi Nantes, iiqp. Vincent Fiurest lat Emile Grimaud.
DlSGOimS D'^MJVBIVrdRS Mf CONORBS MUVÀOLOCJOOE DB NANTBS, («r le
comte de Many. In-8<^, t2 p. Paris, H. Champion.
Extrait da BuUelin fnonumental fKmr U couMnMéon ëes mwmmenU htsUniques.
DoCmtBNTg âtStORIOUES 60ti LBS ANCHSIfS CHEVALIERS DB BROTEBICTS, QOE
L'ON RENCONTRE EN PoiTOU, DE 1^0 A 1361, RTec lesvmoiries qui lear
soni «ttrilMiées, par R. 4e.Saittt-Abre. — Gr« îa^^ Nantes, ioi^ Vinceot
Forest et Emile urimaud. Tiré à iOO ex.
EslTMl de la He9ue kUtoriqw de VOuesL
Église (l') de TaÉiïfTiER, par l'abbé Y.-ft. Lucas, vicaire à Plouézec. —
In^o,f 4 p. NmteSyimp. Vincent Forest et Bmile Griaavd. Tiré 4 100 ex.
'ËiOràit de la Retfûe de Bretagne et de Vendée.
Famille (une) de paysans sous la terreur, par l'abbé E. R. — Gr,
in-^S 22 p. Nantes, imp. Vineetit fbwftt et Enfile «riauMKl.
Extrait de la Revue historique de f Ouest,
Nouvelles douanières. Scènes de la vie de# contrebandiers, par Eu-
gène Roulleaux. — Pet. in-8o, xiii-264 p. Paris^ Denlu 3 fr. 50
Pervenches, par J. A***, poésies. Io-i8, Ii-128 p. Piris, Victor Palmé.
RÈVBURf (les), ode, par Zagène Roulleaux. — ln-8o, 8 p. Fontenay.
le-Gomte, imp. Gouraud.
Extrait de la Vendée,
Revue d'armes au XVe siècle, par le baron Hnlot de CoUard, membre
de la Société (rviçaise d'Archéologie, du Conseil làéraldique de France et
de la Société archéologique de la Loire-Inférieure. Gr. in-8o, 13 p. Nantes,
imp. Vroceiit Forest et Emile Grimaud.
Extrait de la Kevue historique te l'Ouest.
Villes (les) .disparues de la Loire-Inférieure (Ir* livraison), par
Léon Maître. - Gr. in-8o, 28 p. et plan. Tiré à 100 ex. Nantes, imp«
Vhicent Forest et Emile GHmatid.
Extrait da Bulletin de la Société archéologique de Nantes,
i
LES DATES DE LA VIE
DE
SAINT YVES
XI
Ces dates ainsi établies, reste à examiner quelques questions qui,
sans être proprement chronologiques, se relient aux recherches qui
précèdent et servent à en éclairer les résultats.
Première question : la famille de saint Yves, et d'abord ses
ascendants. Nous ne connaissons que les deux degrés immédiate-
ment au-dessus de lui, son père et son aïeul. Tous deux possédaient
la terre de Kermartin, Taïeul avait de plus le titre et la dignité de
chevalier (miles) ; le seul titre du père était celui de damoiseau
(domicellus), qni marquait simplement la noblesse et la possession
d'un fief plus ou moins important. Quoique la chevalerie fût une
distinction personnelle, indépendante de la richesse, elle impliquait
d'habitude une situation sociale notable et considérée, dont la
fortune était un des éléments. De ce que la chevalerie deFaïeul ne
passa pas au père de saint Yves, on peut être tenté de conclure à
quelque amoindrissement dans Tétat et la richesse de la fa-
mille ^
* Voir la livraison d*octobre 1886, pp. 241-261.
1. c( D« pnre forme on à peu près pour les princes du sang et les grands fonda*
taires, le titre de chevalier était an contraire fort difficile à obtenir pour les nobles
d'nn rang inférienr, surtont qnand ils étaient peu favorisés de la fortune. Pour en
être revêtu il ne suffisait pas de faire preuve de bravoure, de mérite personnel ; il
TOME LX (X DE LA Q^ SÉRIE). 22
330 LES DATES DE LA VIE DE SAINT YVES
Le fait serait fort explicable. L'aïeul de saint Yves, qui vivait au
commencement du XIII» siècle, sous le règne agité de Pierre Hau-
clerc, duc de Bretagne, se trouva forcément mêlé aux guerres trop
nombreuses de ce prince contre ses barons. Pierre poursuivit, on le
sait, d'une haine toute particulière la maison de Penlhièvre-Goêllo^
dont les gentilshommes du pays de Tréguer étaient de fidèles sou-
liens. Mauclerc dépouilla presque entièrement les Penthièvre et mal-
traila fort leurs partisans.SiTaîeulde saint Yves était du nombre,
comme on n'en peut guère douter, il dut subir de ce chef quelque
disgrâce, qui diminua la fortune de sa famille.
Hais comment s'appelait cet aïeul ? La réponse n'est pas facile,
non parce qu'il n'a pas de nom dans Thistoire, mais parce qu'il en
a trop. Son nom pourtant n'est venu jusqu'à nous que par la VIiI(>
déposition de l'Enquête de canonisation, où un brave Trégorois,
Hamon Nicolas, pour prouver la patience de saint Yves devant les
injures, nous le montre un certain jour souriant et impassible, alors
que « Guillaume deTournemine, trésorier du chapitre de Tréguer,
« et maître Jean Guérin, bourgeois de cette ville, l'accablaient de
« reproches et l'appelaient rustre, coquin, truandj, gueux, encore
« bien (dit le témoin) qu'il fût de race noble, fils d'un damoiseau
« appelé Haelori, fils lui-même du seigneur Ga$iaret de Kermarlin,
« chevalier. » (Déposition viii, Monuments de l'hisL de S. Yves^
p. 33.)
Ganaret — que nous lisons dans le seul manuscrit de l'Enquête
aujourd'hui connu, bon manuscrit du xiv® siècle, mais non l'original,
— Ganaret n'est guère ua nom breton ni même d'aucune nation.
Il y a là sans doute une faute du copiste. D'autant que le Rapport
des cardinaux, dans l'extrait de cette déposition, écrit Tranœeti* au
fallait encore mener un certain train de vie et être assuré de ce qu'on appellerait
aujourd'hui une situation honorable. » (Luce, La Jeunesse de Bertrand du Guesctiu,
p. 128.)
1. Voir 3/onum., p. 309, ligne 14, où l'on a imprimé Traacreli, Dans le manuscrit,
la dixième tetlre de ce mot est surchargée^ ce qui rend également possibles les trois
LES DATES DE LA VIE DE SAINT YVES 881
lieu de Ganareli. La copie partielle de l'Enquèle, envoyée de Tré-*
^'uer aux Bollandistes en 4665, portait Savaiei; Surius a imprimé
Candeti*. M. Roparlz propose de corriger cette dernière leçon en
Tancreti, et Savaiei en Tanoici, qui seraient, selon lui, la forme
latine des noms Tanoic ou Tancrède *.
Tancrède est normand et non breton, Tanoic une pure hypothèse;
Candeti, Savaià, GanareU, d'évidentes fautes de copistes. Mais Trath
coët — que porte le manuscrit encore existant du Rapport des car-
dinaux — est au contraire, comme forme bretonne, très acceptable ;
de toutes les leçons c'est la meilleure, il faut s^y tenir.
Quant au nom de la famille, avant la génération dont saint Yves
fait partie, il semble que ce fut simplement celui de la terre, c'est-
à-dire Kermartin. L'aïeul est dit dominus Ganaretus (lisez Tran-
coeius) de Villa Martini (p. 33). Le père devait s'appeler aussi
Haelori de Kermartin ; mais après lui, ou même de son vivant, son
nom personnel est devenu le nom patronymique de la famille :
cela résulte de la façon dont ce nom est employé dans toute l'En-
quête, où on trouve, entre autres, une sœur de saint Yves appelée
Catherine Haelori {Monum.y p. 192, 193), pendant que Tréguer, en
ce temps même (1330-1338), avait pour évèque un cousin dit
Alain Haelori,
On a parfois voulu voir dans ce nom le génitif d'I/o^Ior ou il A^for
latinisé en Haelorm; il n'en est rien. Il n'y a point là de désinence
latine ; c'est un nom purement breton: Haeluuobri^ au IX^ siècle,
dans le Cartulaire de Redon (p. 10) ; Haelori au XIIP siècle ;
Helori au XV° ; et depuis le XYI«, Héloury '.
La mère de saint Yves est nommée dans l'Enquête Azo ou Azou
(voir p. 12), et dans l'Office primitif Hadou (p. 488 et 441) : d'où
lectures Trancrelit Trancoeli, Tranceeii. Mais Tranceet ne semble guère breton ; Tran-
crei esl imprononçable. La lecture TrancoeU doit donc être la bonne.
1. Botl. Mali IV, p. 547 D (édit. de Paris).
% Histoire de tainl Yves, p. 4.
3. Voir Éludes brelonnes de M. Ernaalt, Tan de nos meilleurs celiistes, dans la
Revue Celtique, t. VII, p. 309 (Mai 1886).
332 LES DATES DE LA VIE DE SALNT YVES
il faut conclure qu'on prononçait indifféremment des deux façoos. —
« Selon Albert Legrand, cette Âzou aurait été une fille de la maison
« deKencquis (en français le Piessix), de la paroisse de Peumeril-
ce Jaudy *« » Hypothèse ou invention sans fondement, dont le seul
prétexte est la mention d'une terre du Quenquis dans l'acte de
fondation de la chapelle Notre-Dame de Kermartin (Monum.,
p. 488), mais sans indication d'un rapport quelconque entre cette
terre et la mère de notre saiut.
XII
Venons maintenant à la génération des Haelori-Kermartin dont
saint Yves faisait partie.
M. Roparlz a relevé, dans TEnquête de canonisation, la men-
tion de trois sœurs et d'un frère de notre saint. « Hais, ajoute-t-il,
« il n^est pas douteux qu^Yves n'ait été Taîné des garçons du sei-
« gneur de Kermartin, puisqu'il posséda ce fief :&{, disent nos
< vieilles Coutumes, aura Vaisné noble le chasteau ou principal
« manotr, avec le pourpris *. » On a cependant voulu, et encore
tout récemment, enlever à Yves son droit de primogéniture, sur la
foi d'un aveu de la terre de Kermartin rendu en 1609, dont le ré-
dacteur s'est avisé, sans citer aucune source ni aucune autorité, de
faire saint Yves ajuveigneur de la maison de Kermartin » et d'aiBr-
mer qu'il n'eût pu fonder sa chapelle de Notre-Dame (aujourd'hui
église du Mioihi-Tréguer) « sinon du consentement de son aisné^
fi lors seigneur de Kermartin ^ » — L'Enquête de canonisation dé-
truit entièrement ces inventions. Â chaque page Kermartin y est
appelé « la maison, Thôlel, le manoir de saint Yves » [domm
1. Albert Legrand, Vies des Saints de BrelaynCt 3' édition, p. t56,
2. Histoire de S, Yves, p. 8 ; Coutume de Bret., art. 541 ; Ancienne Coatume,
art. 543 (coté parfois 544 et 547), Très Ancienne Coutume, art. 209 ;, et Hévio sur
Frain (édit. 1684), p. 568.
3. Société Archéologique des CôteS'du^Nord. Séance du 11 juin 1886, p. IV.
LES DATES DE LA VIE DE SAINT YVES 333
hospicmnif manerium domini Yvonis) ; à chaque page on trouve
la preuve que, depuis la mort du damoiseau Haelori jusqu'au 19
mai 1303, Kermarlin n'a eu d'autre possesseur ni d'autre proprié-
taire que notre saint. Il y agit absolument en maître, remplit toute
la maison de pauvres jusqu'à yen loger chaque nuit une vingtaine
(déposition X, Monum, p. 37). Bien, mieux, il fait construire une
maison tout exprès pour les recevoir, et où ? Un témoin notTs le
dit : dans son manoir patrimonial de Kermartin : a Apud Villam
Martiniy manerium ipsius domini Yvonis,... apud Villam Martini^
in manerio paterne, fecit quamdam domum fieri pro pauperibus^
et ibidem pauperes recipiebat^ et eos de bonis suis sibi a Deo colla-
lis rcficiebat » (ibid. p. 74, 75). — Donc Yves était bien seigneur
de Kermartin, propriétaire de la terre, du manoir principal de la
famille, donc il était l'aîné.
Quant à Tacte de fondation de la chapelle Notre-Dame de Ker-
martin, invoqué à l'appui des inventions de l'aveu de 1609, je ne
vois pas ce qu'on en peut tirer en ce sens. — D'après cet acte,
celte fondation avait été faite avec les ressources particulières du
saint (depeculio meo quasi castrensej provenant sans doute de son
bénéfice et de son offlce ecclésiastique * ; mais les constructions
étaient dressées sur un fonds à lui advenu, partie de la succession
de son père, partie de celle de sa mère fin porlione mea he-
reditaria attingente mihi ex successione Helorii palris mei, una
cum porlione mea in heredilate materna eidem adjacente J Tel est
le vrai sens de ces expressions ^ ; et quant à la clause finale, où
Yves déclare ne préjudicier eu rien, par cette fondation, aux droits
de ses héritiers, elle signifie simplement qu'il avait trouvé moyen de
leur remplacer les deux pièces de terre patrimoniale occupées par
sa chapelle. Comment cela prouve- 1- il qu'il fût puîné' ?
!.. La cure de Tredrez et TofficiaUlé épiscopale de Trégner.
2. M. Ropartz ne l^entend pas aulrement, voir Histoire de saint Yves^ p. 171-
172.
3. Diaprés un mémoire de Pierre HéviD, de l*an 1683, là prélenlioa de réduire
saint Yves à Tétat de juveigneur était articulée, non seulement dans Taveo de Ker-
334 LSS DATES DE LA VIE DE SAINT YVES
XIII
Il était certainement Talné. Qaant h son frère^ TEnquèle ne le
nomme pas ; mais elle nous apprend que la femme de ce frère la-
vait parfois de ses propres mains la chemise de notre saint, et même
la lavait si bien, la lui rendait si blanche, si douce au toucher, que,
craignant de s*j trouver trop bien, Yves s'empressait de FoiTrir à un
pauvre (déposition XI^ Monum., p. 89).
Si le frère ne nous est connu que pai* sa femme, deux des sœurs
ne le sont que par leurs maris. Un jour, la « maison » d*Yves
Haelori, à Kermartin, était en grand émoi. Devinez ce que c'était
que celle < maison » : une famille de nomades ayant pour chef un
poète de grand chemin, chanteur ambulant, courant de bourg en
ville et de foire en château débiter ses mélodies rehaussées des
sons d'une viole, c'est-à-dire de quelque crincrin poudreux ; on
l'appelait Rivallon le jon^feur, nous dirions aujourd'hui le méné-
trier. Parti de Prisiac au pays de Vannes, sa patrie, if errait à tra-
vers la Bretagne, traînant avec lui de ci et de là, outre ses chan-
sons, une femme, Panlhoada *, deux (illes, Amicie et An Quoânt
(la Jolie), et deux fils dont l'un se nommait Geofroi. Un soir de
1292, cette tribu en quêle d'un gile s'abattit sur Kermartin. Yves
eut pour eux ces bontés, ces caresses, prodiguées par lui à tous
les pauvres, à tous les malheureux que Dieu lui envoyait. Si bien
martin de l'an 1609, mais dans deax antres aveux de la môme terre, Tnn de 1550
et le dernier de 1638. Voici comment ce grand jarisconsnlte, le premier et le plus
savant des feudistes bretons, juge cette opinion : « Toutes les suppositions de la qua-
lité de jwfeigneur en snint Yves, de partage à tenir en Ûef eotnme juteignvur d'aîné
et de la prohibition de donner an préjudice des coUaléranx, dont parlent ces aveux,
sont (dit-il) pures rêveries avancées par des gens qui n'y connaissent rien, • (Archives
départementales des Côtes-du-Nord, fonds de Tévéché de Tréguer).
2. Ou Panthonada ; mais jene pois adopter l'orthographe Panthonada suivie dans le
texte des Monum., car la leçon Panlhoada qu'on y trouve p. 99, prouve clairement que
Tu, placé au milien de ce mot (entre Vo et Va) dans les manuscrits de TEnquète et
dn Rapport des cardinaux, ne représente en réalité ni v ni n, mais doit rester
tt comme il est écrit.
LES DATES DE LA VIE DE SAINT YVES 335
reçue, la tribu resta quelques jours pour se refaire. Le père mou-
rut, la iribu resta de plus en plus... elle était encore là en 1303.
Mais elle paya en soins assidus, en affection tendre et pieuse, l^iné-
puisable hospitalité du saint. — Un jour donc, Talarme était grande
dans la tribu. Une semaine auparavant, Yves s*était comme d'habi-
tude relire dans sa chambre pour prier et étudier, depuis lorsl il
n'avait pas reparu ; n'ayant rien là pour boire ou manger, ir devait
être mort d'inanition. ËQ vain contre la porte fermée on appelait, on
heurtait : nulle réponse. Âmicie etPanthoada coururent à Tréguer
chercher révêque,qui vint avec quelques chanoines et n'obtint rien.
On recourut alors à l'un des beaux«frères du saint, appelé Yves
Conan *. Ne pouvant forcer la porte, Conan dresse une échelle
contre la fenêtre, brise le châssis et tombe par là dans la chambre,
où il trouve le saint en bon état, frais et dispos, mais fort mécon-
tent de se voir ainsi arraché à sa. prière ou plutôt à son extase.
Aussi dit-il à son beau-frère fort doucement (il parlait toujours
avec douceur) ce seul mot : « Plût à Dieu qu'en cette rencontre tu<
eusses été malade ! » — L'Enquête n'a pas conservé la réponse
du beau-frère.
XIV
Deuxième beau-frère. — « Certain été, par un^temps de grande
< cherté, monsieur Yves n'avait plus rien à donner aux pauvres ;
« il ne lui restait absolument qu'un cheval employé à la culture de
<c ses terres. Il vint de Kermartin à Tréguer trouver un bourgeois
« appelé Rivallon Traquin(ou Tranquie), qui avait éponsé sa sœur,
ce II dit à Traquin : « Achetez mon cheval. > Ce bourgeois se mo-
c< qua de lui : « Êtes-vous fou, s'écria-t-il, de vouloir vendre votre
1 . « Tune Yvo Conan, sororias ipsius domini Yvonis, fregit fenestram ipsios ca-
mere^ > elc. (BolL Mail JV, p. 550, F, édit. de Paris). — Dans les Monum, orig* de
Vhist, de S. Yves, ce passage de la déposition XLI est donné comme suit : c Tune,
Yvonis cameram [adiens], sororias ipsius domini Yvonis fregit fenestram ^sius
camere » etc. {Monum., p. 100). La leçon dos Bollandistés nous semble meilleure.
336 LES DATES DE LA VIE DE SAINT YVES
« cheval pour donner aux pauvres ! » Peu ému de ces railleries^
« monsieur Yves insista, le bourgeois acheta le cheval cinquante
« sols ^ Aussitôt le prix convenu ou compté, monsieur Yves revint
t chez lui en toute bâte, après avoir prescrit à sa sœur de lui en-
«L voyer pour dix sols * de pain à distribuer aux pauvres, car les
« pauvres en foule le suivaient partout. » — Ce récit fut fait à
TEnquëte par Denys Jameraî, confrère de Traquin, c'est-à-dire
bourgeois de Tréguer (déposition xxxii, Monum.j p. 83-84).
La dernière sœur dont il nous reste à parler, Catherine Haelori,
était peut-être l'atnée de la famille et certainement celle du saint,
âgée de quatre-vingts ans lors de l'Enquête, donc née en 1250.
En 1330 elle habitait la paroisse de Hengoat, près de la Roche-
Derien, et avait un mari nommé Yves Alain, à qui l'on ne donne
dans l'Enquête nul titre, nulle qualification, pas noble par conséquent
ou d'une noblesse très médiocre. Elle conservait, avec un soin et
un respect religieux, le chaperon de son illustre frère. Un jour ,
Alice Billon, de la paroisse de PloêzaI, vint chez Yves Alain. Huit
jours plus tôt^ elle avait été, la nuit, mordue au cou par un rep-
tile venimeux, sans doute une vipère : elle était enflée de partout,
souffrait cruellement, se sentait tout près de mourir. A sa prière,
« Yves Alain dit à sa femme : c Apportez le chaperon de monsieur
Yves. > On le posa sur Alice^ ses douleurs diminuèrent sur-le-
champ, le lendemain malin elle était guérie. En déposant de ce
fait dans l'Enquête, Catherine Haelori ajoute que pareille chose
est arrivée à plusieurs autres malades, sur lesquels elle avait posé
le chaperon de son frère (dépositions cxxvi, cxxvii, Monum.,
p. 192, 193).
Des trois beaux-frères d'Yves aucun n'est qualifié noble. Yves
Conan habile Tréguer et doit avoir été^ comme Traquin, bourgeois
de celte ville.. Yves Alain ressemble bien à un marchand enrichi
de la Roche-Derien, retiré sur ses vieux jours dans un manoir
1. Valeur correspondante^ 250 francs environ au pouvoir actuel de Targenl.
2. Environ 50 francs^ valeur actuelle.
LES DATES DE LA VIE DE SAINT YVES 337
champêtre. Pour la belle-sœur, comme elle ne semble point avoir
lavé les chemises du saint par piété, mais plutôt par complaisance,
il y a lieu de croire que ni elle ni son mari ne tenaient grand état.
Bref, la condition, le train de vie des frères et sœurs dii grand
Yves parait avoir été fort modeste : ce qui nous confirme dans Tidée
que la fortune de la famille Tétait de même.
XV
Cependant, beaucoup des témoins de TEnquêle, après avoir rap-
porté les prodigieuses austérités d'Yves, se plaisent h ajouter que
cette vie misérable était de sa part absolument volontaire, vu qu'il
avait de bons biens et de beaux revenus, assez pour vivre grasse-
ment, délicatement, et que, s'il l'avait voulu, il eût pu se gorger à
souhait de vin et de viande, au lieu de ronger son pain bis trempé
d'eau claire ; se couvrir d'habits somptueux, au lieu de son gros
drap de bureau; se pavaner auprès de l'évèque sur un beau cheval,
au lieu de piétiner péniblement avec les valets ; se coucher molle-
ment dans un lit de plumes, au lieu de se meurtrir les côtes sur
sa claie, sa paille et ses copeaux i. Cela suppose aux mains de
saint Yves une large fortune : mais de quelle source?
Tous les témoins qui entrent à cet égard dans quelque détail en
marquent deux : ses revenus ecclésiastiques, ses deniers patrimo-
niaux (reddtlu«ecdma«(tco5 et patrimoniales^ déposition i, ifontim.,
p. 10), ou, comme disent d'autres, une bonne cure et un bon pa-
trimoine {bonam ecclesiam et bonum patrimonium^ déposition vi,
p. 26). Aucun n'a distinctement évalué le patrimoine. Quant à la
cure, qui est celle de Louanec, un témoin (Pierre Ârnou, vicaire de
la cathédrale de Tréguer) dit qu'elle valait « 50 livres de ferme et
t . Voir, entre autres, déposUioos l, Monum., p. 10 ; VI. 26 ; VII, 29 ; VIII, 31 ; XVI, 47 ;
XX, 60; XXVII 71 ; XXX, 76 ; XXXÎ, 79; L, 120.
338, LBS DATES DE LA VIE DE SAUfT YVES
plus ^ » ; on autre (Hamon Nicolas) qa'avec son revenu « on pouvait
faire « une dépense de 100 livres par an*. » Ces deux évaluations
ne sont contradictoires qu'en apparence. La seconde parie du rêve -
nu total et complet, du revenu brut, sans tenir compte des chargées —
frais de culte, pensions, fondations, réparations, etc. — qui dans
une paroisse de cette importance étaient considérables. La première,
au contraire, parle du revenu net, restant — toutes charges dé«
duites — à la libre disposition du titulaire. De ce chef donc Yves
aurait eu un revenu annuel de 50 livres^ soit en valeur acluel/e
environ 5,000 francs. Un autre témoin, — Jean Aiitret, recteur do
Faouet près Pontiieux, — qui vil souvent le saint aux dernières
années de sa vie, lui attribue un revenu total de 80 livres (8,000 fr.)
en deniers patrimoniaux et biens ecclésiastiques, moitié d'une
sorte, moitié de Tautre '. Cette évaluation s'éloigne peu delà pré-
cédente, elle porte à 40 livres (4,000 fr.) le revenu annuel des
biens recueillis par Yves dans la succession de ses père et mère,
ce qui, avec la part échue aux puînés, n'eût fait encore, comme
nous Tavons dit, aux mains du père commun, Haetori, qu'une mo-
deste fortune.
Dans le même sens citons ici un curieux incident de la vie
de notre saint. Le roi de France (Philippe le Bel) avait envoyé à
Tréguer des gens et des sergents pour lever sur la mense épisco-
pale certaines taxes, — extorsion absolument inique, qui violait
«
1. tt Bonam ecclesiam vocatam Lobanec, valentem L libras de tirmaetuUra >
(Tesl. vu, ibid, p. 29.)
2. c Bonam ecclesiam vocalam Lohanec, que valet bene ad faciendom expensam
centdm libras. » (Test. VIII, ibid, p. 31 .)
3. « Cum baberet, tam in bonis palrimonialibus quam ecclesiaslicis, qoalaor
viginli libras in reddilibas » (Itapporl des cardinaux^ Monum., p. 335, 1. 31-32).
— Dans TEnquéle, la dépusition de eu émoin, comme nous Tavons actuellement,
porte : « Cum haberet, tam in bonis palrimonialibus quam ccclesiasticis quadra-
ginta librarum in redditibus... » {ibii. p. 120,1. 10). Les Cardinaux ont compris,
comme nous Tentendons, ce passage^ qui était peut-être plus clair d^ibos le manus-
crit original de l'Enquôle. Puisque la cure de Louanec, seule, valait déjà environ
50 livres de renie, le revenu total d'Yves, y compris ses biens palrimoninnx, ne pou-
vait être réduit à 40.
LES DATES DE LA VIE DE SACNT YVES 339
lout à la fois le droit de l'Église et Tindépendance de la
Bretagne. Yves, comme officiai, résisiail à celle enlreprise vigou^
reusemenl^ même par les voies de fait. Tous^ parmi les gens
d'Eglise, n'approuvaient pas cette résistance, plusieurs redoutaient
les menaces et la vengeance du roi de France, qui avait même là
quelques partisans cachés, plus ou moins intéressés. Â la tête de
ces trembleurs était le trésorier du chapitre, Guillaume de Tour-
nemine, qui un jour, au plus vif de ces débals, rencontrant notre
•
saint, se mit à lui chauler pouille et lui lança cette apostrophe :
« Coquin, coquin, vous nous mettez en danger de perdre tous nos
« biens ; vous ne vous en inquiétez pas, vous n'avez rien â perdre ! ' »
— Sans doute à ce moment Haelori de Kermartin et Hadou sa
femme vivaient encore ; mais si leur aîné eût eu à attendre d'eux
une grosse succession, Tournemine n'eût pas parlé de la sorte.
Pour saint Yves, personnellement, outre les 80 livres de rente
ci^dessus spécifiées, tant qu'il resla officiai, il avait de plus le
profit de sa charge, dont les témoins cités plus haut ne tiennent
pas compte, parce qu'ils parlent seulement de revenus certains et
que c'était là un casuel, — mais casuel infaillible et d'une valeur
nullement négligeable, — consistant dans le tiers du droit de sceau
pour tous les actes scellés par Tofficialité diocésaine >. La juridic-
tion ecclésiaslique avait, à celle époque, une si large compétence'
que ces actes se comptaient par milliers ; en admettant que ce droit
valût à Yves pour sa part 60 à 70 livres par an (6 à 7,000 £r. va-
leur actuelle), on est certes plutôt au-dessous qu'au-dessus de la
vérité.
Bref, tout bien compté, le saint officiai devait toucher, bon an
mal au, environ 150 livres (une quinzaine de mille francs), — que
les pauvres, bien entendu, mangeaient jusqu'au dernier sol, — sou-
1 . « Coquine^ coquine 1 vos posuistis nos in periculo perdendi omni§ qusehabemus,
cl hoc facilis quia niiiil babelis ad perdeaduai! » (Test. XLVll, Monum. p. 118;.
2. Voir déposilions i» ii, xviu, xxx, ibid, p. 11, 14, 53, 77; cf, p. 342.
3. Voir Hopartz, Histoire de saint Yves, p. 32-40.
340 LES DATES DE LA VIE DE SAINT YVES
vent au delà, car quand il n'avait plus rien, il quêtait ou il emprun-
tait pour eux.
XVI
Un dernier mot sur un point assez vivement agité par certains
auteurs.
Saint Yves a -t-il faitparlidu tiers-ordre de saint François ?
Je n'hésite pas à répondre : Non.
La preuve, c'est que, dans ce long défilé de deux à trois cents
témoignages qui constituent l'Enquête, pas l'ombre d*allusion à ce
fait. Pourtant parmi ces témoins il y a deux Cordeliers du couvent
de Guingamp, où Yves, dit-on, eût « prins l'habit du tiers-ordre »
(Albert Legrand et autres), tous deux très amis du saint, mais l'un
d'eux surtout intimement lié avec lui pendant plus de vingt ans.
C'est ce frère Guiomar Morel dont on a déjà parlé (ci-dessus § IX).
Yves allait souvent le voir dans son couvent ; un jour ce frère Morel
s'étant blessé à la jambe, il l'emmena â Kermarlin, l'y garda trois
semaines pour le guérir, le soignant, causant souvent avec lui, lui
révélant (on l'a vu) les secrets les plus intimes de son âme, l'his-
toire de sa conscience, que le moine fit connaître dans l'Enquête.
Horel avait été gardien du couvent de Guingamp : il raconte, non
sans plaisir, qu'Yves y venait et y couchait fréquemment*. Mais sur
l'entrée prétendue de notre saint dans le tiers -ordre, sur sa pré-
tendue qualité de tierçaire, — néant.
L'autre Gordelier, frère Guillaume Roland, avait éié enfanté à la
vie spirituelle par notre saint ; sur ses conseils, ou plutôt sur ses
instances, il était entré dans l'ordre de saint François; il parle d'Yves
avec tendresse, et quoiqu'il ne l'eût connu que dans les cinq der-
1. « Dixit qaod sepius vidit ipsam (dominum YvoDem) jacenlem supra lerram in
donio sua Fratrum Minoram de Guingampo» etquamvis pararenl sibibonum lecluin,
solummodo appodiabat se eidem. » (Test, xxix^ Monum., p. 73).
( 1 "fl I ~i l'TTMilÉilMIl m ■■' -"
'"*^--*'"" ■ - ■ • ■■- - — ^~'-i--i^iV -Il - 1 ri j it\ »i'\,''\'* ^-''■"^'•''''^'^lî^'Lr ""iLJiliSJlSiùlÊItlUÊÊâBittr
LES DATES DE LA VIE DE SAINT YVES 341
nières années de sa vie, il relève certaines particularités caractéris-
tiques échappées à tous les autres témoins (voir ci-dessus §¥1). Hais
pas un mot d'où Ton puisse, de près ou de loin, induire le pré-
tendu tierçage du fils d'Haelori.
Si Yves avait été tierçaire^ ce silence des deux Cordeliers était
impossible. Quant au costume de notre saint, que le P. Albert Le-
grand veut ramener, bon gré mal gré, au costume franciscain, il
n'eut jamais avec ce dernier aucun rapport '.
Ce qui est vrai, c'est qu'Yves en toute circonstance montra une
grande affection pour Tordre de saint François. A Rennes il en fré-
quentait le couvent ; c'est Tenseignementdece couvent, c'est à-dire
renseignement franciscain, qui remua son âme dans ses profon-
deurs et la jeta avec une force sans pareille dans la voie de la per-
fection. De Kermartin il se plaisait à hanter les Cordeliers de
Guingamp, et quand une âme éprise de la vie spirituelle se met-
tait sous sa conduite, c'est vers ce cloître qu'il ta dirigeait.
L'ordre de saint François doit donc, de toute justice, garder dans
son bréviaire la fête de saint Yves, comme celle d'un de ses plus
grands et de ses plus illustres amis. Mais, pour autant que valent
l'histoire et la vérité, il ferait bien de ne plus donner à cet ami la
qualité de tierçaire, à laquelle il n'a pas droit et qui n'a pas droit
sur lui.
Arthur de la Borderie.
1. Cf. Bol). Mai» IV p. 539 BC (édiU de Paris),
DE MARSEILLE AU HAVRE
Par le chemin des écoliers'
Ofize heures, — Le déjeuner. — Que de vides ! surloul parmi les
dames. Un grand nombre esl allé jusqu'au vrai mal de mer indu*
sivement — exclusivement serait plutôt le mol exact.
Toula coup la commandante annonce : — Une bande de mar-
souins à bâbord el des mouettes à tribord I
On grimpe sur le ponl, des fusils paraissent» et il s'ensuit une
pétarade plus bruyante que dangereuse.
Nous voyons la côte poindre à Thorizon. Notre-Dame d'Afrique se
profile au loin. Nous ralentissons; on sonde.
Alger lâ-bas s'allonge nonchalamment sur le coteau.
La ville européenne élégamment élagée offre à l'œil son en-
semble habituel de façades grises cl de toits de couleurs variées.
La première ligne de maisons, régulière comme la rue de Rivoli,
bâtie sur une deuxième rangée inférieure d^arcades, n'est inter-
rompue que par une place plantée d'arbres. Au-dessus de la ville
européenne se trouve la ville arabe, qni tranche par sa couleur
blauche éclatante. A la voir du bord on la croirait d^une propreté
remarquable ; mais si la tète est blanche, les pieds sont noirs, el il
ne faut pas descendre à terre pour garder sa première illusion.
Nous embarquons le pilote et nous entrons dans le port. Le
Transatlantique qui s'y trouve esl pavoisé el nous salue d'un coup
* Voir la livraison d'oclotre 1886, pp. 289-296.
DE MARSEILLE AU HAVRE 343
de canon ; noire sirène lui répond. Une embarcation tranchant sur
le bleu de Teau, avec sa coque blanche et ses douze rameurs en
blanc, accoste à tribord. Elle vient chercher le ministre. On se
groupe suivant sa fantaisie, et nous sautons dans une barque maniée
par deux Arabes.
A rentrée de la ville, nous grimpons un escalier monumental et
nous voici rue de Rivoli, je veux dire rue de la République.
Comme tout bon croyant doit faire, nous nous empressons d^aller
saluer Allah. La mosquée de la place du gouvernement est de
moyenne taille, sombre et fraîche : quelques détails méritent Tatten-
tion. Après les préambules d'usage, nous nous avançons sur les
nattes, au milieu des Musulmans proslerués.
En sortant de la mosquée, nous cherchons des véhicules. Ce
sont généralement des paniers d'un jaune plus ou moins cru (plu-
tôt plus que moins) et attelés de deux petits chevaux ornés parfois de
queues d'un chauve à faire rêver. Nous partons cahin-caha pour le
Jardin d'Essais. La physionomie des faubourgs est curieuse, avec
ses Arabes à moitié nus, ses nègres aux figures reluisantes et ses
femmes voilées. Un factionnaire zouave sous son abri nous frappe
par sa mine crâne. Au Jardin d'Essais, une légère désillusion nous
attend. Ce jardin si vanté se compose uniquement de quatre grandes
allées se coupant de façon à englober un carré, deux d'entre elles
vont jusqu'à la mer ; une seule, celle des bambous, est jolie et
ombreuse; les autres sont en mauvais état.
Nous partons pour Birmandraïs, petit village tranquille où l'on
nous sert de la chicorée sous le nom de café, puis nous visitons
le ravin de la Femme sauvage, La route longe et domine ce ravin,
qu'on devine plutôt qu'on ne le vuil ; ensuite, elle se déroule en
ruban sur le flanc de la colline, et l'on y jouit d'une température
tout à fait algérienne.
Retour par Mustapha, où nous avons la faveur de visiter le
palais d'été du gouverneur. C'est un bijou. Les pièces sont dallées en
faïences émaillées, qui couvrent aussi la plus grande partie des mu-
railles. Chaque chambre a sou pelil salon, éclairé par des fenêtres
344 DE MARSEILLE AU HAVRE
mauresques, plein de divans bas et de bibelots divers. Nous ad-
mirons le patio avec sa double galerie, les terrasses et les salons de
réception^ d*un effet très réussi. Âo grand étonnementdu cicérone,
M. D*** s'installe au piano, et nous faisons un tour de valse : his-
toire de dire que nous avons dansé à Mustapha, chose rare et
enviée.
Un détail, que Thistoire me saura gré de lui avoir révélé :
H. Tirman, gouverneur de l'Algérie, a dans sa chambre une petite
bascule Quintenz, miniature, en acajou ; et il se pèse tous les
jours, pour voir s'il engraisse ou s'il maigrit. Nous avons examiné
cette pièce curieuse, chapeau bas et avec une respectueuse attention.
La voiture nous ramène à la Casbah, la citadelle indigène,
et nous redescendons à pied à travers la ville arabe, par la rue de
la Casbah, plutôt un escalier qu'une rue. Grande quantité d'Arabes,
assis près de leurs portes sur des nattes, se livrent à leurs occu-
pations habituelles : boire du café et jouer aux cartes. Le coup
d'oeil est curieux ; l'originalité et la couleur locale abondent, les
odeurs aussi.
Cependant nous continuons à descendre. De petites ruelles, vé-
ritables casse-cous, croisent la grande artère. Quelques maisons
et quelques cafés borgnes accrochent l'œil par leurs murailles, ba-
digeonnées en bleu cru. Est-ce une tendance ? J'ai déjà noté à
Marseille, quai de Rive Neuve, une guinguette ainsi peinte en bleu,
avec cette inscription :
Hier ist das hihhels bleue !
(Ici le ciel est bleu.)
Traduction plus large : « Ici l'on voit tout eu rose quand on est
gris ! >
Huit heures. — Nous sommes de retour à bord. Diner charmant.
Soirée calme.
Onze heures. — Une barque, chargée de musiciens couleur de
DE MARSEILLE AU HAVRE 345
cuivre, armés d'instruments du même mêlai, nous donne une séré-
nade.
Minuit. ■— Sous prétexte du centenaire de M. Glievreul, nous
yidons quelques flacons de Champagne, à la santé de cet illustre
savant.
Deux heures duinalin. — Tout est caimo à bord. Alger s'éloigne
dans la nuit.
Mardi, 30 août.
Ce matin, à huit heures, remue-ménage inusité : la machine est
arrêtée, on lime, on démonte, on remonte, on attend. Un charbon-
nier anglais, le Nigdall, de Glascow, nous offre la remorque ; il
est hué !
On annonce une modification à Tilinéraire : nous allons à Orao,
avant de toucher Tanger.
Pour faire oublier le temps, des jeux de société, si judicieuse-
ment appelés jeux d'esprit, s'organisent de nouveau sur le pont.
Les jeunes filles sont chargées du soin délicat d'enfermer dans une
bouteille un document humanitaire, où il est question de la Gas-
cogne^ du radeau de la Méduse^ du Musée du Louvre, et de di-
verses autres choses. Le document dans sa bouteille est livré à la
mer.
Trois heures. — On lime toujours, on démonte, on remonte.
Enfin, la machine est en état, la Gascogne reprend sa marche, —
et H. le Ministre son whist.
Âpres le dîner, une sauterie s'organise, d'abord dans le Salon ;
puis sur le pont, à la lueur d'une lampe Ëddison. Beaucoup de gaieté
et d'entrain. M. le ministre et sa suite s'amusent comme de simples
mortels. A litre -d'intermèdes, voici les luttes romaines et les
tableaux plastiques. Le dernier tableau représentant Abel (M. le
B...) blessé, pendant que Gain (M. Dr..,) s'enfuil, soulève une salve
d'applaudissements.
A minuit le combat cesse faute de combattants.
TOME LX (x DE LA 6e SÉRIE). 23
346 DE MARSEaLB AU HAVRE
Mercredi, 1" septembre.
Celte nuit, à Irois heures, nous avons jeté Tancre i Merz-eU
Kébir, le port d^Oran.
La baie est commandée par un fort, situé à son extrémité ouest:
la côte est très aride. A neuf heures^ nous descendons à terre. En
attendant les calèches que la Compagnie nous a fait demander, je
puis croquer un escalier très pittoresque.
La route de Merz-el-Kébir à Oran a huit kilomètres de longueur :
elle est analogue à la Corniche de Marseille comme position, mais
non comme entretien. La ville européenne n'a rien de remarquable.
Nous déjeunons au restaurant de l'Ëlang, sur la promenade à cent-
cinquante mètres au-dessus de la mer, par une température déli-
cieuse. Après déjeuner, en route pour la ville nègre. Elle est plus
curieuse que la ville arabe d'Alger, car elle offre des types plus
variés.
On parle beaucoup espagnol. La plupart des femmes sont her-
métiquement voilées ; parmi celles qui sont visibles, quelques jo-
lis minois.
Entre temps, un marchand ambulant nous interpelle; un plateau
en cuivre repoussé et ciselé attire mes yeux !
•-* Combien ton plateau ?
— Quarante francs
— Je t'en donne six francs.
— Ce n'est pas possible 1 Comment voulez-vous que... — Va te
promener !
Mon marchand y va, revient et demande trente francs; il est
aussi mal reçu. Au bout de quatre promenades, j'ai mon plateau
pour six francs.
De mème^ pour un encrier arabe, qui de vingt francs descend
â sept. Ainsi va le commerce des curiosités locales à Oran.
Nous repartons en voilure, par une poussière épouvantable,
et nous arrivons a bord, après avoir été quelque peu secoués en
canot.
DE MARSEILLE AU HAVRE 347
Le transallanlique Charks-Quint^ pavoisé, passe à quelques enca-
blures, nous salue el pointe sur Marseille. Il emporte déjà quelques-
uns de nos compagnons de voyage.
Six heures, ^ Nous levons i*ancre et partons pour Tanger.
Soirée musicale fantastique : quatuors de Brahms, quatrième
acte des Huguenots^ duo et chœur de Philémon^ quatuor de Faust,
barcarolle des Contes d'Hoffmann, etc.
Minuit, *- Grog final. Bonsoir.
Jeadi; 2 septembre.
L itinéraire est changé, nous allons à Gibraltar. Le temps est
toujours au beau. A midi, Gibraltar est à notre droite, tout près,
tandis que les côtes d*Âfrique sont encore en vue à gauche. Le ro-
cher est fantastique^ mais, quoi qu'on en ail dit, ne ressemble que
de très loin à un lion couché, A son pied la ville anglaise. De tous
côtés, des trous que la lorgnette révèle : ce sont les meurtrières des
galeries souterraines qui font de ce rocher le fort réputé (à tort)
le plus inexpugnable qui soit au monde. La baie dans laquelle
nous entrons est merveilleuse : à droite, Gibraltar -, dans le fond,
deux villages espagnols, la Linéa et San-Felipe ; à gauche Algésiras.
En approchant de terre, nous remarquons des colonnes de
grande hauteur qui émergent contre la montagne. Ce s^rii, nous
expliquent les bateliers, les cheminées de ventilation d(;s galeries
souterraines.
Après les formalités d'usage, (car il faut un permis pour entrer
à Gibraltar, sous peine d'une amende d'une livre sterling par tète,)
nous prenons un guide et des voitures. Ce chemin vers la pointe
de l'Europe est féerique, plus beau certainement que celui de Mo-
naco à MentoUw On domine toute la rade, dont la vue est superbe.
Les ravins succèdent à des cottages qui rappellent ceux de Jersey.
Il n'y a à gâter le paysage que les casernes, les gymnases et les
habits rouges.
Retour par TAlameda, où s'élève le monument de Wellington.
Il est composé d'on buste sur une colonne, de deux obusiers à
348 DE MARSEILLE AU HAVRE
droite et à gauche, el d'un canon en avant. Un bouclier en
bronze porte, en substance et en latin, Tinscription suivante :
(c Wellesley, duc de Wellington, fameux général, libéra le soi de
« TEspagne, en en chassant les Français; les battit de nouveau en
« Belgique et délivra le monde, à Waterloo, du tyran qui l'oppri-
« mait. Lui et les armes anglaises ont bien mérité du genre hu-
« main. »
Inscription bien prétentieuse pour un monument aussi mesquin!
D'ailleurs, si les Anglais ont voulu élever un monument au libéra-
teur de TËspagne, la pudeur leur demandait de ne pas le faire a
Gibraltar. Aoh ! Yes !
En rentrant, nous croisons les voitures du gouverneur, mises à
la disposition du Ministre et de sa suite, qui constate par lui-
même Télat des galeries souterraines que, faute de temps, nous ne
pouvons visiter. D'après les dires unanimes de nos camarades de
voyage, parmi ^lesquels de nombreux ingénieurs, les galeries ne
paurraient pas résistera l'ébranlement des détonations. Les Anglais
le savent bien et ne tirent jamais, sous aucun prétexte, même à
poudre. Ce rocher, formidable en apparence, n'est donc qu'un beau
décor de théâtre.
Il y a à Gibraltar des provisions de bouche pour sept ans, six
mille soldats et cinq cents bouches à feu, étonne tirera jamais un
seul coup de canon.
Du centre même de Gibraltar, il faui un quart d'heure pour ar-
river à la frontière espagnole. Les sentinelles des deux nations sont
à deux cents mètres les unes des autres, et séparées par une langue
de terre plate sans culture, aussi large que longue.
La Linéa est un village espagnol, sale et tranquille comme tous
les villages espagnols.
Rentrés à Gibraltar, nous y prenons des glaces parfumées au persil.
Le général gouverneur (aoh 1 yes !) et sa maison, sont invités à
luncher à bord : ils arrivent à neuf heures. Tout le monde est en
habit. Deux officier5 (aoh ! yes !) assez jolis garçons, suivent le gé-
néral, ainsi que ses trois filles. (Aoh ! yes !) Champagne, gâteaux,
musique variée, shake hands, aoh ! yes ! Bonsôar I
DE MARSEILLE AU HAVRE 349
Vendredi, 3 septembre.
A six heures du matin, nous jetons l'ancre à Tanger. La côle est
ornée de dunes peu élevées à Test, un promontoire la termine à
Touesl. La ville, qui est en face, n'a rien de remarquable.
H. Féraud, noire ambassadeur, et le personnel de Tambassade
arrivent à bord en grand uniforme. Peu de temps après, descendus
à terre, nous pataugeons dans le pittoresque et la malpropreté. Une
rue très accidentée nous mène à la casbah ; nous montons en corps,
ministre et ambassadeur en tête, et précédés d*un des soldats at-
tachés à l'ambassade, qui écarte les gamins à grands coups de bâton.
En roule, rencontre d'un vieux nègre, qui fait concurrence à M. Che-
vreul : il a cent cinq ans^ et son âge lui vaut une ample moisson de
sous et de piécettes.
Nous arrivons au palais du pacha, que nous avons la faveur rare de
visiter. A l'entrée, après quelques arches, on aperçoit une saillie de
pierres élevée d^un mètre et recouverte de nattes et de coussins.
C'est l'endroit où Ton rend la justice. Nous pénétrons dans les ap-
partements du pacha : les murailles sont, en grande partie, ouvra-
gées comme de la dentelle ; malheureusement pour Tart, depuis
quelques années on les badigeonne à la chaux. Les plafonds, aussi
mal entretenus, sont des merveilles de marqueterie.
Le pacha, grand vieillard aux manières affables et majestueuses,
nous n çoit fort bien. La veille avait eu lieu le mariage de son fils,
mariage précédé de grandes fêtes qui ont duré trois jours, et dans
lesquelles ont figuré dix mille cavaliers.
Nous redescendons par la prison des femmes dont nous forçons
la consigne.
Elle est gardée à l'extérieur par deux ou trois hommes et à Tin-
lérieur par une vieille négresse, qui n'a pas l'air enchanté de nous
voir. Cette prison se compose d'une cour, sur laquelle donnent par des
baiessansfermeturedescases, grandes comme des cabines de navire ;
quelques cases contiennent deux ou trois prisonnières ; d'autres
sont vides. Dans l'une d'elles, une prisonnière isolée est assise
350 DE MARSEILLE A0 HAVRE
tristement sur sa natte; auprès d'elle, à terre, ses babouches et une
tasse de café. Je lui parle en espagnol, mais n'en puis rien tirer;
H^^ Santelli Tinterroge en français que la prisonnière comprend
encore moins, mais elle lui parle si aimablement, que la pauvre
fille se met à pleurer. Elle est délicieusement jolie.
En sortant, nous nous renseignons sur elle près d'un vieux qui
parle notre langue.
— Elle a fait quelque chose de pas bien.
— Quoi donc ?
— Elle a volé du varech.
— Pour combien de temps en a-t-elle ?
— Pour trois jours.
— Pauvre femme, elle pleure !
— Oh ! répond le vieux, philosophiquement, j'ai été en France
et j'ai vu aussi des prisonniers qui pleuraient.
Somme toute, régime assez maternel.
Pendant ce temps, une autre partie de la caravane visitait la
prison des hommes. On y entre par une salle où trois ou quatre
gardiens sans armes jouent sur des nattes. Les prisonniers sont
ensemble, dans une grande salle qui prend le jour et l'air par le mi-
lieu du toit. Pas de porte d'entrée, mais une fenêtre cintrée qu'on
fait sauter au prisonnier. Les détenus portent des fers ; deux an-
ciens ferraient un nouvel arrivé, qui les aidait lui-même, et cela
sans qu'aucun gardien assistât au travail. Au Maroc, la plus grande
durée de l'emprisonnement est de cinq ans.
Gomme nourriture^ ils ont des farines et du riz, mais, en fait
d'eau, ils ont juste une gargoulette par jour et par tète. C'est dire
que les ablutions y sont chose inconnue.
Régime, somme toute, assez paternel.
Le porteur d'eau est un des types les plus curieux de Tanger.
Ce sont, d'ordinaire, de grands nègres robustes, vêtus très sommai-
rement^ portant, comme une gibecière, une peau de cochon pleine
d'eau et une sonnette pour signal.
Notons que Tanger possède un réseau téléphonique assez déve-
loppé et qu'il n'y a pas de télégraphe.
DE MARSEILLE AU HAVRE 351
Réception fort aimable à Fambtfdsade, dont M,^^ et If^^^ Féraod
nous font gracieusement les honneurs. Tout le personnel vient dé-
jeuner à bord. Au fumoir se passe une scène touchante. H.Féraud
reconnaît dans le colonel Glapeyron un officier qui, en 1859, Ta
soigné et sauvé d'une insolation dans le désert. Il Tembrasse et
envoie sa fille Tembrasser. Nous applaudissons.
— Maintenant dit le colonel je suis payé !
La sirène jette sa noie stridente dans Tair et la barque qui porte
l'ambassade s'éloigne du bord.
Trois heures, — Voici le champ de bataille de Trafalgar. Le
ciel est clair, la mer unie, la brise légère... Quels rapprochements
Ton pourrait faire s'ils n'avaient été faits si souvent !
Soirée musico -littéraire.
Samedi, i^eptembre.
A neuf heures du matin la côte de Portugal est en -vue : nous
sommes enfin dans le Tage. La couleur des eaux est la seule chose
qui nous l'indique ; on se croirait dans une immense baie.
En avançant, nous laissons d'un côté le barrage et de l'autre la
merveilleuse tour gothique de Bélem. Lisbonne offre, à notre gauche,
un panorama magnifique ; le fleuve élargi nous donne une rade de
douze kilomètres: c'est une des plus belles qu'il j ait au monde;
il n'y manque que l'animation.
Les Messageries maritimes nous facilitent les moyens de visiter
la ville et mettent leurs vapeurs à notre disposition, avec une ama-
bilité patriotique.
Mous voici à terre. La ville est très propre et bien bâtie ; mais,
de même que sa rade, elle manque d'animation. Nous montons
l'avenue de la Liberté, qui a la prétention de faire pins tard,
beaucoup plus tard, concurrence aux Champs-Elysées. Puis nous
visitons l'église Saint-Roch. Une des chapelles de cette église est
une pure merveille. Elle a été faite à Rome et finie en l'an 1744.
On y trouve trois belles copiea de mosaïques de Saint-Pierre : le
Baptétne de saint Jean, de Guido Réni ; V Annonciation, de Michel-
352 ' DE MARSBILLE AU HAVRE
Ange, et la Descente du Saint-Esprity de Raphaël. L'autel est en
pierre précieuses: lapis-lazuli, onyx, agate ; les colonnes en la-
pis-lazuli. La chapelle a été montée à Rome, bénite par le pape, qui
y a dit la messe, puis elle a été démontée et apportée à Lisbonne
Le reste de l'église Saint-Roch est ua chef-d'œuvre de mauvais
goût.
Le fameux réservoir Mai d'Agoa que l'on nous fait visiter a^ comme
principal et unique mérite, d'avoir résisté au tremblement de terre
du siècle dernier.
En nous rendant à Bélem, nous rencontrons un enterrement. Les
carrosses, de tout point pareils à ceux du siècle dernier, sont dorés,
décorés de sujets mortuaires, et traînés par deux, quatre ou six
mules couvertes de pompons et de filets noirs.
Les porteuses représentent le seul type original qu'il y ait à Lis*
bonne. Elles portent sur la tète d'assez fortes charges, leur costume
est curieux et leur démarche est loin de manquer de grâce.
Une affiche annonce une course de taureaux, pour demain di-
manche, à quatre heures et demie; mais malheureusement nous par-
tons à cinq, il n'y faut pas songer.
Nous arrivons à Bélem. C'est un faubourg de Lisbonne, avec
la tour gothique dominant le fleuve, et, non loin, le cou-
vent des Hiéronymes. La porte latérale de l'église de ce couvent
nous donne un avant-goût des beautés qui nous attendent dans l'in-
térieur. Du vestibule obscur nous passons au cloître, largement
éclairé. L'effet est féerique. Un cri d'admiration s'échappe de nos
poitrines. Je n'ai rien vu d'approchant, ni à Pise, ni à Florence,
ni à Rome. Qu'on se figure une immense cour, pleine de verdure
et entourée d'un cloître dont les piliers ^ont délicieusement œu-
vres; les arcades d'une courbe gracieuse et les voûtes s^entrecoupent
dans tous les sens. Au-dessus un second étage de cloître, plus fin
et plus délicat encore, dont chaque arcade est divisée en deux par une
petite colonne reposant sur la clef de voûte inférieure. Le tout est
travaillé avec goût et richesse, mais sans profusion. La pierre doit
à la nature et au temps une teinte chaude et rosée que je n'ai vue
DE MARSEILLE AU HAVRE 353 '
nulle part, et qui aide a faire de cet ensemble une des choses les
plus parfaites qu'il soit donné d'admirer. Le cloître a été nouvel-
lement restauré : ce travail de restauration fait le plus grand hon-
neur à son auteur, qui a agi avec intelligence, science et discrétion.
Le style est un mélange de gothique et de mauresque.
L'église est belle, mais nous restons sous l'impression duclottre.
Cet ancien couvent sert actuellement d'orphelinat. C'est la Real Ca*
sa Pia,
De retour à bord, nous y trouvons le ministre des affaires étran-
gères de Portugal, fortement décoré, et le personnel de l'ambas-
sade. Dîner officiel.
Nous débarquons demain le ministre des postes, qui a constaté
tout le temps par hii-mâme surtout la bonne humeur générale et
s'en déclare satisfait. Il en fera l'objet d'un rapport au prochaitf*
conseil de TÉlysée.
Un ministre perdu, un de retrouvé. Nous ramenons en France
M. Billot, noire ambassadeur à Lisbonne ; lêlefioe et distinguée de
diplomate.
Dernières nouvelles : nous ne partirons demain que dans la soi-
rée et nous pourrons voir la course de taureaux. Hip ! Hurrah !
Dimanche, 5 septembre.
Notre matinée se passe à courir d'église en église. Après déjeu-
ner, nous visitons le jardin d'acclimatation, qui est assez joli.
J'aurais bien voulu constater si, en Portugal comme en France, le
militaire est le complément indispensable de la bonne d'enfants ;
rheure n'est malheureusement pas propice à cette étude, qui res-
te encore à faire. Notons la grande ressemblance qui existe entre
les uniformes de l'armée portugaise et ceux de l'armée prussienne.
Nous voici au cirque. Les courses de taureaux en Portugal ne
sont que le prélude des courses espagnoles. On pique le taureau
de banderillas, et on le renvoie d'une manière assez curieuse:
six bœufs, ayant au cou de grandes cloches sourdes, sont amenés
354 DE MARSEILLE AU HAVRE
dans Tarène. Ils connaissent lear métier, courent se placer à droite
et i ganche du taureau, et des valets en gilet rouge et bonnet vert
ramènent le tout au toril.
Une seule course a été vraiment palpitante ;elle a été fournie
par un amateur, Excellentissimo Sinor Don Luis do Vego, qui, à
cheval et en habit de ville, est venu planter des banderillas dans
le cou d'un taureau. Son cheval, bëte superbe, augmentait les diffi-
cultés, par de vigoureuses défenses. À un moment, cris d'effroi : le
cheval tombe sur le côté, mais il est magistralement relevé par
Texcellentissimo Sénor. Applaudissements frénétiques. On lui jette
des fleurs, des éventails et des chapeaux qu'il rend par honnêteté.
Il paraît qu'en Espagne on jette aux toreros des bijoux précieux;
îciy les Portugais (toujours gais), sont plus modérés : ils jettent des
allumettes, des cigares, quelquefois des bonbons. Il faut dire aussi
que les courses d*ici sont jeux d*enfanls, comparées aux courses
espagnoles.
A bord, dtner d^adieu au Ministre des postes. Au moment du
Champagne, M. Chabrier, au nom de la Compagnie transatlantique,
remercie le Ministre d'avoir bien voulu constater par lui-même
tout ce que raconte ce journal. Dans une réponse spirituelle, le
Ministre, renversant les rôles, remercie la Compagnie, ses agents
et même la machine de la Gascogne^ qui, par ses légers caprices,
nous a permis de faire plus d'escales que nous n'en pouvions espé-
rer.
Nous perdons, en même temps que le Ministre, les intendants,
Legros et Bocquet, et l'ingénieur Noircarme ; ce qui augmente nos
regrets. Adieu donc !
L'intendant Bocquet nous répond : « Messieurs, ne dites jamais
adieu^ mais au revoir. A Reischoffen, j'ai eu la hanche brisée j^ar
une balle et je suis resté étendu sur un talus, pendant quo les
troupes passaient. Un de mes amis est venu me serrer la main et
m'a dit : « Adieu ! >^ Je me suis cru perdu, alors, mais alors seule-
ment. Une fois guéri, j'ai revu cet ami et lui ai^ amicalement, mais
toujours, reproché son adieu. »
DE MARSEILLE AU HAVRE 355
Nous retenons la leçon e( l*anecciote. Au revoir donc, et bon
voyage !
Lundi, 6 septembre.
La brume a retardé notre départ, qui avait été fixé en dernier lieu
à cinq heures du matin. A neuf heures, nous levons l'ancre et sa-
luons au passage VOrénoque, venant de Buenos-Ayres.
La brise est insensible^ la mer est calme ; nous avançons dans
la brume avec un coup de sirène par minute.
Deux heures, — La brume est dissipée, le vent est frais, nous
marchons à seize nœuds. Un bateau anglais de la Peninsuktr C^
est battu à plates coutures. Vive la France !
Nous passons au milieu des îles Berlingas. La commission des
essais prend des repères. Nous partons à toute vitesse ; le véritable
essai commence.
M. Spencer, ingénieur de la Compagnie, un de nos compagnons
de voyage, nous fait entendre quelques mélodies de sa composi-
tion.
Sept heures. — Les nouveaux points de repère sont pris par la
commission. D'après les calculs, nous avons fait, avec vent .debout,
i8 milles 25 par heure ; résultat plus que satisfaisant.
Mardis 7 septembre.
La mer est houleuse ! Nous sommes dans le Golfe de Gascogne.
Que d'accidents !... On quitte la table au milieu du déjeuner, sous
les prétextes les plus variés, les plus futiles, et même les plus fal-
lacieux.
M. Billot, dont la conversation est aussi charmante que la phy-
sionomie, nous donne quelques renseignements rétrospectifs sur
Lisbonne. Les voitures d'enterrements, dont j'ai déjà parlé, appar-
tiennent à des compagnies de pompes funèbres et servent aux en-
terrements même les plus modestes. Les personnes riches sont por-
tées dans leur propre voiture, suivie des carrosses des pompes. On
laisse les deux portières ouvertes, la bière est mise en travers^ et
356 DE MARSEILLE AU HAVRE
le cortège parcourt les rues au trot, sans que personne se dé-
couvre.
Mercredi, 8 septembre.
Nousroulons un peu, mais la mer est calme et le temps superbe.
On espère arriver au Havre pour la marée de ce soir. A midi, Guer-
nesey est visible A tribord ; nous prenons le pilote par le travers
d'Aurigny.
Un lunch est sorsi h cinq heures.
Toasts d'adieu.
Nous voici à la Gn du voyage, trop (ôl venu ù mon gré. En si
aimable compagnie, on ferait te tour du monde, même en plus de
quatre-vingts jours. Le Champagne noie nos regrets, mais nous
emportons bon souvenir de Tamabilité de nos compagnons et de
Phospitalité princière de la Compagnie transatlantique.
Sept heures. — La jetée du Havre est devant nous, couverte de
monde. Dans un moment, nous aurons mis pied à terre. C'est l'heure
des adieux. Ici je ferme mon journal, qui n'est pas une histoire ; car
ce voyage, comme toutes les choses heureuses, n'en a pas.
•
Charles Dotnel.
:..:. ■^:w^i. »i.«w v.-v.^asy.st.-ta..»«iB3Li^-rL.
CROQUIS MARITIMES
LA COURSE ET LES CORSAIRES
Raoul BERTHELOT. - Jean LEFAUHÉ.
(1636.)
Le dimanche 20 juillet 1636, vers midi, les habitants du Pou-
liguen, et la population des environs, semblaient s'être donné
rendez-vous sur le caiL La mer azurée, calme et limpide, ca-
ressait légèrement de ses ondes à peine mobiles le sable éblouis-
sant de la plage. Sur ce miroir éclatant et poli, dont quelques
rides à peine altéraient la surface, le soleil versait à flots ses
rayons irisés. Au loin les roches des Evens, plus près celles
des Impairs, montrant leurs tètes couronnées de goémons verts,
faisaient seules ombre dans le tableau. Tout invitait au bain
rafraîchissant que l'hygiène de l'époque n'avait pas encore in-
troduit dans les mœurs, comme une obligation de la mode ou
du plaisir.
Aussi tel n'était point le but de nos promeneurs endimanchés
qu'attirait une légitime curiosité, et le désir bien naturel de
connaître les circonstances d'un combat soutenu contre des
Espagnols, avec lesquels commençait la longue guerre dite
de Trente ans.
* Voir la livraison d'octohre 1886, pp. 297-308.
LA COURSE ET LES CORSAIRES
iux-ci venaient audacieusement sur les côtes, que ne pro-
ait aucune dérense, enlever les embarcations de pécbe
;s petits caboteurs faisant le commerce du sel et du vin de
i. Un succès qui pouvait diminuer la téméraire confiance de
nemi avait donc, pour ces pauvres gens, le double attrait
i avantage remporté par des parents, dos amis,' puis l'espé-
:e prochaine de pouvoir bientôt jeter sans craintes leurs
s et gagner le pain de la famille.
u fond de la jolie Baie-Blanche, traduction du breton
ll-guen, dont le village de ce nom forme presque le contre,
oyait n ung long batteau, en forme de double chalouppe,
:q deux petitz mastz à chacun desquels il y avoit une en-
:ne de taffetar bleuf avec des croix de taCTelar blanc, apposez
r marque de la victoire sur les ennemys du Roy. » La eha-
[>e mesurait vingt sept pieds de longueur sur six et demi de
;eur.
es groupes examinaient cette pinasse : les hommes avec un
.ain sentiment d'orgueil , les femmes avec une pitié mélangée
terreur, car les nombreuses taches de sang, les éclats de
! produits par les balles ou les piques, les débris de véte-
its attestaient la vigueur de l'attaque. Raoul Berlhelot,
n Lefauhé, « bourgeois du Polligain, » et leurs compagnons,
entourés, cela va sans dire, racontaient, pour la dixième
peut-être, les péripéties de la lutte dans laquelle chacun
it bravement accompli sa tâche.
'rite de la prise d'une de ses barques, du port de trente ton-
ux, chargée de diverses marchandises, Berthelot, aidé de
ami Lefauhé, équipa deux chaloupes montées par quinze
seize hommes, « bien armez, munîtîonnez de mousquelz,
jues, demyes-picques, lances, rondaches et autres armes.»
l'aurore ils poussèrent au large, tirent à la rame douze ou
nze lieues sans rien rencontrer, et revinrent à la pointe de
château débarquer une partie de l'équipage. Là, ils appri-
t que deux autres embarcations espagnoles croisaient à
LA COURSE ET LES CORSAIRES 359
Tile Dumet, à une lieue du Pouliguen, et résolurent de les
attaquer le lendemain.
Le dimanche matin, Berthelot partit avec une chaloupe,
ayant soin de faire cacher la majeure partie de son monde, et
de ne laisser voir que les hommes nécessaires à la manœuvre.
Les Espagnols, prenant la chaloupe pour un simple marchand,
la laissèrent approcher, croyant s'en emparer sans coup férir.
Mais au commandement de Berthelot « d'admener la voile de
par le Roy, » ils tirèrent plusieurs coups de mousquet, aux-
quels Berthelot répondit vertement en ordonnant Tabordage.
« Et ont estoppé ladite chaloupe espagnolle, ou il y a eu
un grand combat entre eux, tant de picques, lances, qu*espées,
coutelatz ; et ont fait en sorte qu'ils se sont rendus les maîtres
de ladite chalouppe, quelque résistance qu'ont fait les Espagnols,
la pluspart desquels estoient blessez et renversez, ayant tousj ours
l'espée à la main. Et ont, lesdits Berthelot et son équipage,
veu, l'autre chalouppe espagnole, de la compagnie d'icelle par
eulx prise, à distance d'environ la portée d'un canon moyen,
qui a mis à la voile et a fait contenance de venir secourir
l'autre qui avoit rendu combat. Mais comme ils ont veu qu'elle
estoit prise, ils ont fait large et pris la mer, sans qu'ils aient
pu la suivre parce qu'elle alloit à force de rames*. »
Berthelot, qui parmi ses hommes comptait cinq blessés,
avait seize prisonniers, dont six étaient grièvement atteints. En
signant son procès-verbal, il a dit à M. le procureur du roi
qu'il « prétend droit de représailles sur ladite patache par luy
prise. »
Encouragés par un aussi heureux début, nos deux capitaines,
prenant goût à ces aventureuses expéditions, demandèrent au
cardinal de Richelieu, intendant général de la marine, une
lettre de marque, qu'il leur accorda sans difficultés.
Le 29 août suivant, deux chaloupes sortaient encore du
1. Arch. départ, série E. Registre de l'amirauté de Guérande.
jT"
360 LA COURSE ET LES CORSAIRES
port du PouDiguen. Bertbelot, à la tète de dix-huil hommes,
conduisait l'une; Lefaubé, avec onze hommes, dirigeait l'autre.
Au bout de quelques heures ils aperçurent deux pinasses
escortant une barque en leur pouvoir. Ils rejoignirent près de
Belle-Isie un des corsaires et le contraignirent à en venir aux
mains. Le combat fut long et acharné. Berthelot, morlellement
frappé au bas-ventre, tomba à la renverse, « et ne scait —
dît-il dans sa déposition du lendemain 30 — ce qui est depuis
arrivé audit combat, sinon qu'il a appris que le capitaine
espaignol estoit mort et que son corps avoit esté porté au
bourg de Batz, où il fut enterré. »
Le 30 septembre Jean Lefauhé, comparaissait seul devant
le sénéchal de Nantes (grave présomption pour le décès de
Berthelot), déclarant avoir « fait prinse, en mer, d'une pinace
de 48 thonneaux, conduite par nombre d'Espaignols ennemys
de cest estât, en laquelle y avoit deux perriers, ung petit fau-
conneau de fer couHé qui porte boullet de la grosseur d'un
œuf d'oye, dix picques, et huict mousquets, dix avyrons et une
bannière espaignolle.
Il De tout quoy auroit esté fait estimation devant nous à la
somme de deux cents livres, suivant notre procès verbal du
premier jour de ce moys (!•' septembre) depuis lequel ladite
prinse auroj"! esté jugée bonne au conseil de son Eminence,
comme il nous ont fait apparoir par lettres du sieur Murlin,
secrétaire d'icelle, du 20 de cedit moys.
« Et au moyen de ce nous a requis, que ladite pinace, armes
et ce qui estoit en icelle soient vandus et les deniers de ladite
vante délivrez et partis entre eulx à ceux de leurs équipages
suivant l'uzemenl de l'admiraullé pour subvenir tant au paye-
ment des médicaments et traictementz fournis à leurs mariniers
oldats hlécez qu'à parlir des frais de leur armement. »
ur la modique somme de deux cents francs, il fallait d'abord
ever les frais de justice, ceux du chirurgien et des médi-
ents, puis le dixième remis au receveur de S. E. Un quart
LA COURSE ET LES CORSAIRES 361
du surplus appartenait aux propriétaires des chaloupes, unh
moitié des trois quarts « à ceulx qui avoient fourny à lavictuail-
lement desdites deux chaloupes, et Tautre moityé desparty
égallement entre les capytaines soldars et mariniers d'icelles * . »
La part de chaque combattant était assurément des plus
minces, aussi l'Administration municipale de Nantes, désireuse
de reconnaître les services de Berthelot et Lefauhé, afin qu'ils
eussent des imitateurs, leur fit présent décent livres de poudre
pour continuer la course. Elle prit à sa charge la nourriture
des prisonniers, au sujet desquels les mesures suivantes furent
arrêtées dans la séance du 19 octobre 1636 ^
« Sur ce qui a été représenté au Bureau, par* M. le Procureur
syndic, que cy devant Monsieur le Maire et aucuns de Messieurs
auraient advisé de fournir la nourriture de certains prisonniers
espagnols, étant au nombre de douze, qui avoient esté prins
sur mer par les sieurs Lefauhé et Berthelot, capitaines de bar-
ques du Pouliguen, et ce pour invjter les marchands et capi-
taines de barques à armer plus volontires pour chasser lesdits
Espagnols des environs de ceste coste et rendre le commerce
libre; en considération mesme que la prinse n'estoit d'aucun^e
valleur, et que lesdits prisonniers estoient la pluspart pes-
cheurs et gens de néant, dont ceulx qui avoient prins ne
pouvoient espérer aucune ranczon, laquelle despence il est à
propos d'arrester, et est requis de commettre l'un de Messieurs
du Bureau pour arrester la despepce de ladite nourriture. Sur
quoy, d'un commun advis du Bureau, a esté commis et député
Monsieur du Housseau Poulain, conseiller eschevin, pour veoir
et arrester ladite despence qui sera payée pay ordonnance du
Bureau. »
Mellinet, (t. IV, p. 227) raconte en peu de mots cet épisode
dont les archives- de l'Amirauté de Guérande nous ont fourni
1. Arch. départ, série £. Amirauté de Guérande, registre et dossiers.
2. Arch. municip., série SB, reg. 43, fol. 141, 300,etc.
TOUB^X (X DE LA G** SÉRIB). 24
382 LA COURSE ET LES COlRSÂlRES
les détails. En 1698, le navire le Pêcheur, de Nantes, avait
pour capitaine Guillaume Lefauhé, fils de Jacques, du Croisic.
Il montait en 1702 le Saint-Pierrey de 206 tonneaux, armé en
guerre et marchandises pour la Martinique. En 1704, nous le
retrouvons commandant le corsaire de Nantes, le Surprenant,
armé de 16 canons et 94 hommes d'équipage *.
Quant à Berthelot, tout nous porte à croire qu'il comptait
parmi les ascendants du capitaine Berthelot, commandant en
1788 la Rosalie^ joli brig du Pouliguen, qui fit naufrage en
novembre de cette même année. Dans la vieille chapelle de
Penchâteau, en face Tautel de sainte Anne, est un petit tableau
représentant un navire sous voiles que les flots engloutissent.
Sur le devant la chaloupe ballottée par la mer, sert de refuge
à 1 équipage dont Tun des hommes est placé en travers. Au
haut, sainte Anne et la Vierge immaculée, sa fille, dominent les
nuages amoncelés. Au bas se lit la légende : La Rosalie perdue,
novembre 1788, capitaine Berthelot. Dans cette dernière extré-
mité le capitaine du Pouliguen avait faitun vœuà la patronne de
Bretagne, protectrice des marins, qui sauva le petit esquif
lorsque le bâtiment avait sombré, et il fit exécuter cet ex-voto,
qu'il déposa dans la chapelle de sainte Anne de Penchâteau à
son retour.
Pierre VALTBAU.
(f641.)
Le jeudi, 3 octobre 1641, Sylvestre Legof, -Yves Leglaz,
Michel Mahinet, Jean Légal, Guillaume Perrin, Julien Bouvier,
Thomas Brêtel et Julien Galvon, « bons mariniers et maîtres
tie chaloupes » devisaient amicalement sur le quai du Croisic,
1. Adm. de la Marine de Nantes ; Rôles d'armements.
1
LÀ COURSE ET LES CORSAIRES 363
Les incidents de la pêche au banc de Terre-Neuve, les péri-
péties émouvantes de la dernière poursuite des baleines, l'au-
dace des corsaires espagnols, venant, avec leurs légères pi-
nasses, arrêter nos bâtiments jusqu'à l'embouchure de la Loire,
servaient de thème à la conversation, fort animée d'abord, et
qui de plus en plus languissait entre les interlocuteurs.
« Le vent estant au su-suroit, (sud-sud-ouest), tourmentant
en mer, » soulevait par rafales la houle creuse et écumante,
tandis que des nuages sombres et bas couraient rapidement
vers la terre. Les bâtiments, à l'ancre, raidissaient par instant
violemment leurs câbles, et les grincements de la membrure se
mêlaient aux sifflements aigus de la brise dans les cordages,
11 était environ deux heures de laprès-midi: toute l'attention
de nos causeurs s 7 portait sur« un vaisseau, à eux incogneu
pour l'espace qu'il y avoit, » lequel, étant à la cape, avec une
seule voile à mi-mât, avait rangé la pointe du Croisic sans
pouvoir la doubler, et se trouvait ainsi porté vers la côte, dans
l'anse de Piriac, ne gouvernant plus.
Emus de pitié, à la pensée du naufrage inévitable qui attend
le navire, ainsi que l'équipage, les braves marins n'hésitent
pas. Us s'embarquent promptement, dans la chaloupe d'Yves
Leglaz, a au hazard de leur vie s'exposent à la mercy des
ondes, » et, à force de rames, paiTiennent à atteindre le navire
en perdition.
Au moment où ils accostent, un singulier spectacle frappe
leurs yeux. Ils reconnaissent la Renée, du port du Croisic, et
aperçoivent le maître du navire, Pierre Valteau, qui, perché
dans les haubans, « crioit Miséricorde ! » Deux Espagnols étaient
amarrés contre les bittes, et deux autres, des haches d'abordage
à la main, s'enfuient à leur approche, pendant que Yves Tar-
touezy matelot de la Renée, reprenant un peu courage, se jette
sur la barre du gouvernail.
Toutes les voiles sont déployées ; le navire, que deux à trois
encablures à peine séparaient des brisants du rivage^ échappe
364 LA COURSE ET LES œRSAIRES
au péril, et va mouiller dans la Vilaine, près de la Roche, dé-
sormais en sûreté, à l'abri du danger.
Le lendemain , deux cadavres espagnols sortaient de la
Renée, pour être inhumés au cimelière ; et le soir, une autre
fosse recouvrait les restes d'un troisième Espagnol. Une action
sanglante, mais de vaillante énergie, s'était passée à bord. Si
l'étrange position du capitaine Valteau semble quelque peu
équivoque après le récit de son sauvetage, écoutons sa dépo-
sition, faite le cinq octobre devant messire René Spadinc,
écuyer, sieur de la Landière, conseiller du Roi, sénéchal et
lieutenant-général de l'amirauté au terrouer de Guérande *.
Le 15 avril 1641, la Renée, montée par dix hommes, quittait
le port du Groisic, pour se rendre au banc de Terre-Neuve, où
elle arrivait le 29 juin, fête de saint Pierre. Après une pèche
heureuse, elle mit à la voile le 8 septembre alin d'effectuer son
retour, pendant lequel l'équipage aperçut sept ou huit navires
et une barque qu'il « recogneut estre de sainct Gilles, par le
signal qu'ils s'entrefirent. »
Le 30 septembre, arrivés à deux lieues de Belle-Isle dans
l'est-sud-est, le capitaine Valteau fut abordé à 11 heures du
matin, par une patache espagnole, de Saint-Sébastien, Nuestra-
Senora-del-Rosario, montée par 45 hommes, armée de 3 canons,
3 pierriers, dfx-huit à dix-neuf piques, onze mousquets, trois
arquebuses, deux douzaines de pots à feu et deux douzaines
de grenades.
1. Registre des causes et des aJBfaires, de la Marine et du Commerce, à
Guérande, 30 juillet 1632. Arch. départ, de la Loire-Inférieure. Amirauté, pp.
46-57.
Citons seulement quelgues lignes du journal de bord delà iîenée, journal
des plus sommaires du reste, sur lequel la hauteur est très rarement in-
diquée : « Le dimanche 14 juillet, pris 400 moullucs. — Le jeudi 25, avons
rien prins. — Nativité de N.-D., le dimanche 8 septembre, avons prins 40
moullues. -— Le lundi 9, avons débanqué à 10 heures du matin. — Le
mardi 10, avons filé à est-su-est 40 lieues. — Le mercredi 25, veu un na-
vire au vent, je prins un héron. — Le lundi 30, il était prins lui-même. —
Le 2 octobre, « mercredy, la nuit, avons défet les Espaignols, »
LA COURSE ET LES CORSAIRES 36o
Le capitaine fit aux Français « commandement, de la part
du Roy d'Espagne, d'amener, autrement il les coulleroit à
fonds. » Sans canon, sans munitions, sans armes, et vu leur
petit nombre ceux-ci baissèrent la voile.
Pierre Valteau monta dans la patache, et fut chargé par le
capitaine capteur de condiA*e la Benée, à bord de laquelle il
retourna avec un seul de ses matelots, Yves'Tartouez, trois
soldats et quatre matelots espagnols. La patache, ayant vu un
navire au nord-est, se dirigea sur lui ; la Renée prit la route
d'Espagne au sud-sud-est.
Du lundi au mercredi dans la nuit, ils avaient fait 25 à 30
lieues, et se trouvaient entre Tîle d'Yeu et Belle-Ile, lorsque
« ledit Valteau et ledit Tartouez prirent résolution de se rendre
les maistres dudit vaisseau, ou de mourir ; et après avoir
complotté ensemble, ils prirent l'occasion que la plus part
desdits Espagnols dormoient dans les chambres. »
La conversation tenue par les Français devait-être assez dif-
ficile. Ils étaient, en effet, couchés sur les bords d'une paillasse,
au milieu de laquelle reposait un des corsaires qui pouvait les
entendre ou s'éveiller au moindre mouvement. A force de pré-
cautions et d'adresse, Tartouez parvient à saisir une hache et
en frappe l'Espagnol qui pousse un cri, appelant ses compagnons
à l'aide. Les complices se précipitent hors de la chambre, mais
Valteau saisi par deux hommes est jeté à terre. Il n'avait qu'un
mauvais couteau dont il s'escrime si bien qu'il fait lâcher prise
à ses ennemis , s'empare d'une hache et blesse gravement
l'un de ses adversaires. Il monte sur le pont, « où Tartouez
l'appelloit et estoit en peine de luy. » Les Espagnols le suivent ;
le courageux capitaine s'arme d'une pièce d'enseigne ferrée,
et atteint par deux fois les assaillants ; malheureusement son
pied glisse, il tombe et de nouveau est terrassé. En se débattant
sa main rencontre la hache^ un des Espagnols est tué, les
autres « demandèrent quartier et libreté. »
Sur sept hommes, cinq étaient à peu près hors de combat.
\.
366 LA COURSE ET LES CORSAIRES
Nos Groisicaîs vainqueurs attachent un corsaire au mât, l'autre
aux bittes, et ferment les écoulilles afin d'empêcher ceux qui
sont sous le pont de monter. Aux premières lueurs de Taurore
ils mettent le cap sur « le havre de Croisicq, » à portée de canon
duquel ils arrivèrent, vers les deux heures de l'après-midi.
Occupés de la manœuvre nécessitée par le vent contraire et
la tempête, Valteau et Tartouez oublient un instant la surveil-
lance de leurs prisonniers. Ceux-ci, profitant de cette négligence
arrivent armés sur le pont, et les forcent à abandonner la
direction du gouvernail et des voiles pour se défendre ; ce qui
allait causer la perte du navire, sans la généreuse intervention
des c< bons mariniers et maistres de chaloupe. »
La conduite du capitaine Valteau est assurément digne
d'éloge, son énergie et sa résolution prouvent haulement en sa
faveur. Tel ne fut pas cependant l'avis des armateurs de la
RenéBy maître Jean Gentilhomme, sieur de l'Espine, et René
Maillard, qui l'accusèrent injustement, et avec violence, allant
jusqu'à dire qu'il avait « mis à terre et chassé tout l'équipage;
qu'il ne fait point véoir que les Espagnols ayent pris le vaisseau ;
et que si tant est qu'il ayt faict quelque chose de sa vaillance,
il n'a fait que ce qu'il devoit faire... ! »
Il est bon d'ajouter que, par son courage, Valteau était de-
venu légitime propriétaire du navire et de la-cargaison au dé-
triment des armateurs, ce qui explique l'animosité de ceux-ci
sans l'excuser.
L'Ordonnance de la Marine de 1681, Titre IX, des Prises-
Art. VIII, dit textuellement : «Si aucun navire de nos sujets est
requis sur nos ennemis, après qu'il aura demeuré entre
leurs mains pendant vingt-quatre heures, la prise en sera
bonne... » Ce délai de vingt-quatre heures, dit le commenta-
teur, adopté par l'ordonnance de 1584, et par celle-ci, passé
lequel la prise par recousse est bonne, et exclut la réclamation
du propriétaire du vaisseau pris et repris, doit être regardé
comme un sage règlement, puisqu'il est du droit de l'Europe,
mV>
LA COURSE ET l^S CORSAIRÇS 367
et l'usage observé en France, en Espagne, en HoUande, et chez
les autres nations commerçantes *.
Or le capitaine Valteau avait eu soin de prendre ses précau-
tions. Les dépositions des quatre Espagnols survivants furent
faites en règle ; et, observateur de sa parole, il obtint leur mise
immédiate en liberté. Espérons donc que, çonforméoieiit h
la loi, IdL Renée resta à son conquérant. Celui-ci dut en ren^ettre
un tiers à ses sauveteurs, et accorder une large part à son ma-
telot Tartouez. Il offrit aussi, n'en doutons pas, un joli bijou
ou une élégante toilette à Marguerite Denyé, sa feinme, qui,
peu de jours après, comparut devant M. le lieutenant général
de TAmirauté, au lieu et place de son mari, occupé sans doute
à soigner les plaies et bosses attrapées dans la bagarre.
La Fontaine '(T Or.
Parfois les armements en course, loin de rapporter un bé-
néfice à l'armateur, devenaient une cause de ruine, lorsque la
déveine ou la fatalité s'attachait au navire pendant sa croisière.
Si nous avons les Surcouf, les barons de Bucaille, et tant
d'autres, heureux à chaque sortie, il est aussi des capitaines,
ne manquant ni d'énergie, ni d'habileté, ni desavoir, auxquels
la fortune fut constamment contraire.
C'est évidemment une fâcheuse destinée de ce genre qui
s'acharna sur le beau navire nantais la Fontaine d'Ovy com-
mandé par Charles-François d'Angennes, dernier marquis de
Maintenon; terre qu'il vendit à Françoise d'Aubigné, veuve
Scarron, devenue si célèbre sous le nom de marquise de Main-
tenon. C'est aussi un détail inédit de la vie de ce gentilhomme,
gouverneur de Marie-Galande, du 24 avril 1679 au 4*^ jan-
vier 1686, mort avant le 2 avril 1694, date à laquelle sa
veuve était tutrice de ces quatre enfants mineurs.
1. Nouveau commentaire ^ sur l'Ordonnance de la Marine, du mois d'août
1681, par M. René-Josué Yalio, à la Rochelle, 1776, t. U, p. 255,
368 LA COURSE ET LES CORSAIRES
Les dépositions des marins revenus en France nous apprennent
que cette « frégate, armée de vingt-quatre canons, sortit de la
rivière de Nantes le 27 octobre 1675, pour faire négoce et la
course vers les Indes du Pérou. Ayant couru en plusieurs lieux,
depuis leur sortie sans rien faire, pour n'avoir fait aucune bonn%
rencontre, » ils revinrent à la côte de Tîle de Saint-Domingue, où
le marquis de Maintenon, « ennuyé de n'avoir rien fait, résolut
de mettre à fret sa dite frégate pour porter des tabacs en
France. » Un radoub était indispensable, car « elle étoit sale
des excréments de la mer ; » et lorsque l'opération fut termi-
née, on commença l'arrimage de la cargaison. Mais, le 27 mai
1677, « parut une frégate hollandaise de 32 pièces de canon,
ce qui obligea le second et l'équipage à se défendre le plus
bravement possible, environ trois heures de temps, en espé-
rance que les habitants les auroient secourus, il arriva cinq
autres grands vaisseaux hollandais qui les voulurent environ-
ner. Et voyant ledit équipage qu'il n'y avoit plus de remède,
et qu'il ne leur arrivoit aucun secours, ils tirent une traînée
de poudre sur le pont pour brusler ladite frégate, et pendant
ce moment ils se sauvèrent dans leur chaloupe, et l'équipage
chercha party selon son intention... »
Colbert, si connu pour la belle organisation qu'il sut donner
à notre marine, et dont l'intelligence embrassait tous les
détails, écrivait, le 25 février 1678, aux « juges des causes
maritimes de Nantes, » pour demander l'état des bâtiments
tombés au pouvoir de l'ennemi, pendant l'année 1678. Pour
répondre, M. Louis Gharelte, sénéchal de la Cour de Présidial
de Nantes, juge de l'amirauté, fut obligé, afin de remplir les
intentions du ministre, « de mander les plus notables mar-
chands de cette ville, pour nous en informer, lesdits marchands,
maîtres de barques et autres, ayant jusqu'à présent négligé
d'en faire déclaration au Greffier. » L'état rédigé d'après leurs
dires porte huit navires, y compris la Fontaine-tï Ch% dont il
vient d'être question.
^
LÀ COURSE ET LES CORSAIRES 369
Perte du navire le Saint-François-de-Paule*
Ce titre si simple semble indiquer à première vue un de ces
événements, trop nombreux, hélas I auxquels sont exposés nos
braves marins qui passent lenr vie à lutter contre Torage et la
tempête. Toutefois le document que nous avons retrouvé dans
les liasses poudreuses du greffe, contient la relation d*un acte
de vaillance qui mérite d'être tiré de Toubli.
L'équipage du Saint-François-de-Paule, parti de Nantes,
comptait 26 marins et 17 passagers, en tout 43 hommes. At-
taqué pas un corsaire hollandais de beaucoup supérieur, il lutte
énergiquement pendant une heure et demie et « des 97 hom-
mes qull avait à combattre il n en restait pas trente, tant bles-
sés que non blessés. » Dans ce combat inégal, le capitaine
avait été tué, ainsi qu'une douzaine de ses compagnons ; et
'''lorsque le bâtiment, dévorépar l'incendie, sombre sous les va-
gues, son pavillon battant à la corne pour attester qu'il ne s'est
pas rendu, dix-sept hommes seulement échappaient à ce dé-
sastre honorable en devenant prisonniers.
La déclaration que firent, le 3 avril 1678, plusieurs des survi-
vants devant le sénéchal de Nantes, Louis Gharette', écuyer, sei-
gneur de la Gascherie, juge de l'amirauté, nous apprend que ce
navire de Galais a estoit commandé par Adrien Leblanc^ capi-
taine de Dieppe, et veinrent en cette rivière pour prendre leur
charge ; et ayant esté chargé de marchandises pour les Isles
de TAniérique, cosle de Saint-Domingue, armé de douze pièces
de cannon, et quatre pierriers, vingt-cinq mousquets et douze
armes bocanières, quatre pistolets, six coutelas, douze picques
et autres armes^ deux douzaines de grenades, avec quantité
de poudre et balles, et autres ustencilles nécessaires pour la
défense du navire équipé de vingt-cinq homme d'équipage, un
garçon et dix-sept passagers et engagés. Ils sortirent de cette
rivière le lundi vingt unième février dernier, en compagnie
d'autres navires, qu'ils perdirent de vue le jeudi vingt qua-
i^W»-
370 LA COURSE ET LES COBSAIRES
Irième à cinquante lieues ou environ hors des caps ; et furent
rencontrés le vendredi vingt cinquièofie par une frégate ennemie,
qui les chassa tout le jour et la nuit du vendredi au samedi,
jusqu*à mydi dudit jour samedi que ladite frégatte. commença
à tirer sur eux. Et s'estant mis en deffense tirèrent de leur
part, ce qui ne peut empescher que ladite frégate ne fust venue
à Tabordage, où ils se combattirent pendant une heure ou une
heure et demye ; pendant lequel temps, le capitaine Leblanc,
et dix ou douze hommes de son équipage et passagers furent
tués, blessés et mis hors de combat. Et cependant le feu prit
aux poudres dudit navire Saint-François-de-Paule, qui en em-
porta tout Tarrière et qui fit périr tout l'équipage et passagers,
à la réserve de dix-sept ou dix-huit qui furent sauvés par l'équi-
page de la frégate, qu'ils reconnurent estre de Flessingue,
montée de quatorze pièces de cannon et quatre pierriers ou
experts de fonte, commandée par un capitaine dont ils ne
scavent le nom, ny celuy de ladite frégate. Et apprirent qu'elle
estoit équipée de quatre vingt dix sept hommes, desquels il
n'en restait pas trente tant blessés que non blessés, le surplus
ayant élé tué dans le combat. Et trouvèrent dans la /régate le
capitaine Maximilien Le Breton, et partie de son équipage, en-
fermés dans les fonds de cale comme prisonniers. Lequel ca-
pitaine Le Breton leur dit avoir esté pris deux jours aupara-
vant, et veirent que leur navire coula bas, quelque temps
après qu'ils en furent sortis, et furent toutes les marchandises
perdues sans que la frégate en ait profité, fors d'une vergue
de misenne de derrière qu'ils sauvèrent et s'en firent un mat
de devant en ladite frégate, et les conduisirent à la Goroigne,
pays d'Espagne, où ils restèrent quatre jours prisonniers, puis
les mirent en liberté... *»
S. DE LA NlCOLLIÈRE-TEtJElRO.
(La stiiie prochainewent.)
1. ArcU. du greffe du Tribunal civil de Nantes,
POÉSIE
LES REVENANTS
Connaissez-vous, mystérieux,
Dans le val qui sourit aux deux,
Un manoir perdu sous les arbres,
Où parfois la lune, à travers
Les feuilles, met des rayons verts
Dans l'ombre neigeuse des marbres?
Par les nuits blondes, quand Tété
Promène son doigt argenté
Le long des toitures, des vitres,
Avez-vous vu, sur les perrons,
Errer des vilains, des barons,
Et des moines coiffés de mitres ?
Chevaliers, moines et manants,
D'où venez-vous, les revenants,
Tout couverts d'oripeaux revôches.
Pâles, ainsi qu'un vieux portrait.
Si vagues, si doux, qu'on croirait
Voir un bouquet de roses sèches ?
De piques et de croix suivis.
Vous franchissez les ponts-levis.
Et vous engouffrez sous les porches.
Vos yeux sont ternes; vos doigts blancs
Dans la nuit des piliers branlants
Font danser le reflet des torches,
M^ii
■B^"" "•"«"i.u.
372 LA BRETAGNE
0 les fantômes d'autrefois,
Mièvres, sans regards et sans voix.
D'où venez-vous, frêles figures,
Qui, vous éparpillant sans bruit,
Comme un essaim d*oiseaux de nuil,
Disparaissez sous les ramures ?...
Charles Bourgault-Ducoudray.
LA BRETAGNE
Vous, peuples étrangers, qui m'appelez stérile,
Vous dites : « Tes coteaux ne savent rien mûrir ;
Tu gardes du blé noir la culture facile,
Et ne prend9 nul souci, même pour te nourrir.
<c Tes dolmens, tes menhirs, qu'on nous vante sans cesse,
Semblent les os flétris des siècles entassés.
Paves-en tes chemins ; secouant ta paresse.
Change ton sol inculte en des sillons pressés. »
— Pourquoi me blâmez-vous, nations étrangères ?
Pour vous comme pour moi le temps doit s'écouler.
Mes coutumes^ mes lois me restent toujours chères.
Vers quel but courez-vous? Où voulez-vous aller?
Nous tous accomplissons le terrestre voyage.
Qu'importe si je dors? Dieu me réveillera.
Nul ne peut aborder sans son ordre au rivage ;
A son heure, à son temps, chacun arrivera.
-li-'-'i
LE CHANT DES BRETONS 373
S
Dans mes latides en fleur égrenant son rosaire,
La Bretonne ici-bas ne cherche pas le miel ;
Elle écoute les flots ou Toiseau solitaire,
En berçant longuement ses doux rêves du ciel.
Parfois des pèlerins pour allumer les cierges,
Sur le seuil des lieux saints elle attend tout le jour,
Et, le soir, à la source on voit mes lentes vierges
Portant la buire antique et puisant à leur tour.
Le savoir du Breton ne comprend que son culte ;
Il sait diviniser tout, jusques à ses maux.
Comme le chêne est roi dans TArmoriquo inculte.
L'esprit croît libre et fier dans le corps en repos.
Les genêts orangés, la bruyère écarlate,
Sur mon sol dénudé jettent la pourpre et l'or.
La grâce du Seigneur en tous ces dons éclate ;
Que puis-je demander ou désirer encor?
0 nations sans foi, sans passé, sans prière.
Croyez-en mes tombeaux et mon sol tourmenté,
J*ai lutté ! Dans le port j'arrive la première ;
Laissez-moi dans ma paix jusqu'à Téternilé !
C*« DE Saînt-Jean.
LE CHANT DES BRETONS
Nous sommes les enfants de la lande fleurie,
Les enfants du pays d'Armor ;
Nous avons, au milieu de la grande Patrie,
La nôtre, à nous, vivante encor î
374 LE CHANT DES BHETOIIS
Notre Bretagne^ à nous, n'est pas terre conquise
Sur des ancêtres avilis :
L'hermine immaculée en sa blancheur exquise
S'est unie à la fleur de lis.
Nous nous sommes donnés librement, tête haute,
Ainsi qu'il sied à des vaillants,
Non comme des vaincus, épaves à la côte.
Qui lèvent des bras suppliants.
Les deux fiers étendards étaient fiers l'un de l'autre,
Quand ils ont tout mis en commun ;
Le grand cœur de la France est vibrant dans le nôtre.
Et les deux cœurs ne sont plus qu'un.
A l'heure du danger, quand la Pairie appelle.
Et que tous doivent accourir,
Nous réclamons l'honneur, s'il faut mourir pour elle,
D'être les premiers à mourir.
Le Passé ne fait pas au Présent concurrence,
En nous demeurant cher encor :
Nous sommes à la fois les Bretons de la France,
Les Français du pays d'Armor !
SopmE Hue.
VOTICES ET COMPTES IIEVDUS
PROMENADE DANS QUIMPER, par M. Trévédy, ancien présilent du tri-
bunal de Quimper. — Quimper, chez Jacob, libraire, 1885, in-8n
Si Ton avait proposé à La Fontaine une promenade à Quimper,
nul doute qu'il n'eût refusé, en s'écriant avec mauvaise humeur :
On sait assez que le destin
Adresse h les gens quan J il veut qa*on enrage:
Dieu nous préserve du voyage !
Mîiis si — sous prétexte de le mener à Château-Thierry — ;• on
fût parvenu à ^entraîner aux bords de l'Odei, ce qui n'aurait p-leu
être pas été bien difficile, quel changement au retour! quel enthou-
siasme du bonhomme! Comme pour Baruch, il n'eût pas manqué
de crier à tout venant :« Connaissez-vous Q.iimper? Savez vous
que c'est un lieu charmant !. J'ai été un imbécile d'en médire dans
mon Chartier embourbé *, que j'ôterai de mes Fables h la prochaine
édition ! » Pour compléter l'amende honorable, il eût bien été ca-
pable de mettre quelque part dans cette nouvelle édition une belle
vue de la cité cornouaillaise, ceci par exemple ou quelque chose
d^approchant :
Allez, allez donc voir la ville de Quimper,
Assise au confluent de i'Odet et du Ster !
Gomme sa cathédrale, aux deux tours dentelées,
S'élève noblement du milieu des vallées !
0 perle de TOdet, fille du roi Grallon,
Qui de saint Gorentin portes aussi le nom.
Réjouis-toi, Quimper, dans tes vieilles murailles !
1. C'est là l'orthographe de La Footaine et de toasles dictionnaires de son temps.
Le 9* vers de la fable porte :
« Pour venir du chartier embourbé dans ces lienx. »
I
*4
376 NOTICBS BT COMPTES RENDUS
A défaut du tonAomma, à qui les circonstances ne permirent pas
de visiter cette ville et de réparer son injustice, c'est un autre
grand poète, Brîzeux, qui a Tait ces vers ; c'est lui aussi qui an jour,
« en passant à Quimper, » a arraché du nnilieu A^^FabU% ce méchant
Chartier embourbé et Ta sans miséricorde noyé dans
Le double flot coulant, sonore et clair,
Au confluent de TOdet et du Ster*.
Aussi aujourd'hui chacun acceptera de grand cœur Taimable in-
vitation de H. Trévédy et s'empressera de faire avec lui une Prome-
nade dans Qnimper.
Tous ceux qui le suivront s'en trouveront bien, surtout les amis
de notre vieille et curieuse histoire bretonne : car c'est d^une pro-
menade liistorique qu'il s'agit ici. M. Trévédy parcourt successive-
ment les divers quartiers de Quimper, le faubourg et la rue Neuve,
la Terrc-au-Duc, Kernisy, Bourlibou, les bords de l'Odet, Locmaria
avec sa ville romaine et son antique prieuré ; puis l'ancienne en-
ceinte murale, la ville close avec ses rues ou places aux noms si
originaux: Cozti,Viniou, Themer^Keréon,Poulpezron, Toul-al-Ler,
Hesgloaguen, etc. Et sur chacune de ces rues, places et faubourgs,
parfois sur chacune des maisons qui les composent, interrogeant
les annales de la cité, feuilletant surtout nombre d'actes inédits,
M. Trévédy en lire une foule de renseignements sur l'histoire et sur
les mœurs locales, tous des plus intéressants. — Citons seulement,
à titre d'exemple, ce qu'il dit de Quelques droits seigneuriaux
exercés en ville (p. 137) :
« Le seigneur de Coetfao avait une maison en ville, pour laquelle
« il devait à l'évèque de Quimper une rente de 4 deniers. Il réclamait
« le droit de sonner de la corne en la ville et église cathédrale de
• Quimper les jeudis, vendredis et samedis saints, » — le droit
« de lever, le mardi de Pâques, par les hommes qui avoient corné
« la semaine précédente, deux 06ufs de chaque maison où il y a
1. Brizeux, /e« Bretons, chaol XIX ; et la Fleur d*or, livre IX.
NOTICES BT GOMPTBS RENDUS 377
(( gens mariés, et tin omf de chaque maison où il y a veuf ou
f veuve, — et, comme sanction, c le droite faute de paiement,
« d'enlever les serrures avec tenailles et marteaux. »
« Voici comment se faisaient, au milieu du siècle dernier, la
sonnerie (ou plutôt la comerié) et la cueillette des œufs.
« Les jours saints, à Toffice de Ténèbres, quatre vassaux de
GoetfaOy « munis de cors ou cornes en terre, entraient au chœur
de la cathédrale ; à un moment donné ils se levaient brusquement,
« faisoient le tour de l'église en comaillanl comme des fous, »
puis parcouraient les rues de la ville close et des faubourgs, sauf
la Terre-au-Duc. Tous les « polissons » de la ville leur faisaient
cortège.
« Le mardi de Pâques, les quatre vassaux revenaient. Deux por«
talent des paniers, deux étaient armés de marteaux, de pinces et
de tenailles. Ils allaient ainsi partout, c de porle.en porte, » ré-
clamant partout deux œufs mais se contentant de deux liards. Nul
ne s'inquiétait de savoir si le droit était régulièrement perçu : la re-
devance était si minime, et puis les cornenrs avaient tant amusé
les enfants ! On riait et on payait, trop heureux de racheter sa ser-
rure à si bon compte. » (P. 127, 128).
Ten passe — et des meilleurs I Car il y a bien d'autres détails de
ce genre. Allez les lire dans le livre de M. Trévédy.
Je ne ferai à Tauteur qu'une légère critique, ou plutôt une
simple observation.
Il me semble un peu trop enclin à contester, à rejeter même
complètement le témoignage des anciens chroniqueurs, en s'armant
contre eux de quelques actes rigoureusement interprétés, parfois de
simples raisonnements hypothétiques. Cette tendance est dange-
reuse. L'hypdircritique et la négation gratuite ne sont pas plus
de la critique que la crédulité niaise qui reçoit tout. Nos vieux
chroniqueurs ont besoin d'être contrôlés ; n'étant pas des critiques,
ils se trompent souvent sur les circonstances, sur les dates
précises ; mais comme ils sont toujours de bonne foi (sauf excep-
tion très rare), les événements qu'ils rapportent, quant au fond,
TOME LX (X DE U 6^ SÉRIE) 25
978 Npyici^ irr COMPTAS mmnv^
-• ...
^mint à la physionomie génér^ljB qu'||g leur dUriby^^t, «doivent
être vrais ; sous ce rapport il ne faul, en bonn0 critique, févorjuer
en doute leur témoignage que sur des preuvi^^ très fortes e^ 1res
directes.
Ainsi je ne veu^ pas {revenir sur la prise de Quimper p^f fJi^rles
^e Blois en 1344. dont j*ai parlé ailleurs, tfais, si j*en avais le
tempSy je montrerais, je crois, aisémeut qu^n ce qu| touche l'at-
taque de Foptenjelle contre Quimper au mois de m^i }597, les
erreurs imputées au chanoine Horeau se rjéduisent à bien peu.
Dans son étude si intéressante sur las comptes: des miseurs de
Quimper, H. le major Faty a rectifié le chanoine suf deux pcnnt^
mal coimus de celui-ci : la date précise de l'attaque (5 mai au Ii0u
de 30 mai), et la* véritable cause de la venue h Quimper, ce jour-
là, du sieut de Kerollain S auquel Moreau attribue le principal
rôle dans l'échec infligé à Fontenelle. A |iart ces deux circons-
tances, je ne vois rien absolument qui infirme son récit, pour peu
que l'on n'oublie pas rimportaoce donnée par lui, dans le résultat
final, à {^'intervention du capitaine Magence '.
Tout ceci est pour prouver que j'ai lu le livre (ie M. TrévéJy
ïivee ie soin qu'il mérite, — et pour montrer i'eslime que j'en f >is
voici ce qui me reste à dire.
Puisqu'une spoliation inique et odieuse a faU à H. Trévédy des
loisirs, je le supplie de les occuper à nous donner, non plus seu-
lement de€ études • fatstoriques très intéressantes, mais fragmen-
taires, sur Quimper et la Gornouaille. Il peut, il doit faire mieux
que cela. Les excellents travaux de MM. Aymar de Blôis, Le Men^
Falf^ Trévédy lui-même, ont préparé le terrain : ir s'agit, en les
e^ofd^fifi^Qt et i(Bs complétant, d'édifier une œuvre grande et du-
rable : rhistoire de Quimper et de la dornouailfe.
I« IMNia 4» la ^oéélé «rçhéologiqiie iu finktére, Urne Sil (4e85X P- i^,
2. Horeau, Histoire des guerres de la Ligue en Bretagf^ et particulièrement «ji
€^mowiUe,^Aà\ii(m{iBS^)ijf. 847 à856,et spéeiàleméiit 351 â 353a355-356;
Cette œi^yre, M. TrévéJy a tout cp qu'il f^ut pour la fjffener à
bi«n, et noi^s ne pouvons douter qu'il ne le fiasse. Il aura ainsi
rendu un grand service à l'histoire de Bretagne et crié entp^ Iqi
et le généreux pays de Cornouaille un lien indestructible.
Arthur de la Borderie.
L'INDIÂNA, — suite à* Une Femme apôtre^ par le mi^n^e auteur. — In-18,
Paris, V. Lecoffre.
Tous peux — ils sont nombreux — qui ont lu je volume jciy
dessus mentionné, savent qu'il contient Phistoire, aussi éjdifiantj^
qi^'intéressanle, d'Irma Le Fer de la Hotte, en religion sœujr
François- Xavier. Celui-ci, qui li|i fait suite, jsstponsiacré en gfande
partie à conserver la mémoire d'une autre religieuse, d'une a.utre
apôtre, qui fut à double titre la sœur d'Irma, et par les liens du
s^ng et par la communauté d'ujne vie consacrée à Dieu. Elvire Li^:
Fer de la Motte, membre de U congrégation de la Providence dei.
Ruillé-sur-Loir, après avoir, comme sa sœur, été la Joie de sa fa-
mille, se ût comme elle et avep elle missionnaire dévouée dai^s
les diocèses nouveaux de l'Amérique du Nord. C'est une trpisiëipe
sœur qui, dans iii^e pieuse pensée d'affection fraternelle, s'est pi)a
à recueillir ces souveni)r3 et à leur donner une fojrme l^ttérairp. U^
rédacteur de f Univers^ l'un des auteurs de vies de saints les plus
remarquables et les plus appréciés de notre époque, H. Léon Âu-
bineau, a donné à ceç pages une valeur nouve)|e par la part qu'iji a
prise à leur piiblication.
pe même quç le précédent volume, celui-ci intéressera vive-,
ment tous ceux qui en feront la lectjire. ()a y verra ce que la fo^
produit dans les âmes dont ell^ est vraiment la maltresse ; pn admi-
rera ce quf^ peuvent doni^er 4es facultés nature^es peu commu^je^
jointes à l'esprit de religion e| dp dévouement porté au plus l^au^
degré. De ielj^s l.çpiures sont faites pour consoler. Au milieu de
toutes les tristesses die notre époque^ en présence de ces âmes in-
V
V
3^0 NOTICES ET COMITES RENDUS
nombrables que le scepticisme énerve ou que la lâchelé diminue, ou
est heureux de voir qu'il en est d'autres tout opposées. La géné-
rosité de ces âmes fait espérer de l'avenir. Le grain de sénevé finit
par devenir un grand arbre. Dieu ne permettra-t-il pas (nfia que
le monde soit régénéré grftce aux semences de vie et de saiaielé
qui se cachent encore dans son sein.
Comme son titre le fait aisément supposer, Vlndiam ne contient
pas un simple récit biographique. La première partie raconte la
fondation et les développements du diocèse de Vincennes, qui fut
le premier établi dans cette vaste région. Deux Bretons, Mgr Brute
et Hgr de la Hailandière, en furent les premiers évoques. C'est un
nouveau titre pour cet ouvrage à la faveur des Bretons. Un appen-
dice, fort intéressant également, contient des détails qu'il est bon de
connaître sur l'ami intime de Hgr Brute, l'abbé Jean de Lamennais,
et sur la congrégation de Frères dont celui-ci a été le fondateur.
La différence de caractère qui existait entre les deux soeurs donne
un attrait de plus à celte lecture. On y voit comment Dieu, pour
arriver aux mêmes fins, varie à l'infini les instruments dont il se
sert. Il laisse à chacun sa liberté, son action propre, ses vertus
particulières ; il se contente de tout diriger selon les vues de la
Providence et d'une manière aussi touchante qu'elle est admirable.
Ce qu'est la famille chrétienne, ce qu'est la vie religieuse, se trouve
dans cette vie comme dans l'autre, celle d'Irma, tout naturellement
résumé. Exemples fortifiants pour ceux qui croient^ en même temps
que réponses victorieuses faites à ceux qui attaquent TEglise sans
la connaître, tout se trouve ici réuni. Il n'est pas permis de douter
que ce livre ait le même succès que son aîné. Egalement intéres-
sant par le fond, il ne lui cède en rien au point de vue de la forme.
Heureuses les familles qui ont pu compter dans leur sein deux
chrétiennes d'une semblable valeur ; heureuses les sœurs qui
peuvent se consoler du départ de leurs aînées en les faisant ainsi
revivre pour l'édification d'un grand nombre !
Abbé P« Teulé.
FTOTICBS liT COMPTES RENDUS 38t
LES AGES PRÉHISTORIQUES DE L'ESPAGNE ET DD PORTUGAL, par
M. E. Garlailhac, préface par M. Â. de Quatrefages, de llDStitut. —
Gr. in-So de 388 pages, 4 pi. phototypies et 4w gravures dans le
texte.— Paris, Reinwald, 1886.
Tel est le titre du livre que nous demandons la permission de
présenter aux lecteurs de la Revue de Bretagne et de Vendée.
Édité avec grand luxe, il est le compte rendu des travaux et des
recherches de M. Gartailhac, durant la mission qu'il reçut du
ministère de Tinstruction publique pour étudier les collections et
les monuments de TEspagne et du Portugal.
H. de Quatrefàges, en 36 pages de préface, présente le livre au
public et résume magistralement les travaux de Fauteur sur les
principales questions d'Anthropologie exposées dans ce volume,
faisant en même temps connaitre son opinion personnelle sur la
plupart des découvertes récentes.
Quant au livre de M. Gartailhac, Téminent et infatigable
travailleur que connaissent tous ceux qui s'intéressent à l'Anthro-
pologie prétiistorique et à l'étude des civilisations primitives, il
est l'exposé impartial d'observations bien faites.
Tout d'abord, l'auteur déclare qu'il croit que, pour lui, les traces
du travail de l'homme tertiaire ou de son précurseur sur les
silex de Thenay, du Puy-Gourny et d'Otta, n'offrent aucune
certitude et qu'il n'est pas prouvé qu'avec des causes purement
naturelles on n'obtiendrait pas les mêmes résultats.
Il observe la même prudence, lorsqu'il nous dit, en parlant des
instruments recueillis dans des terrains quaternaires : « Pour ce
qui est d'évaluer en années ou même en siècles l'âge auquel
remonte la race inconnue dont ces pierres seules nous parlent
un peu, l'esprit se perd aisément dans de semblables calculs. »
Faisant comme lui, ne nous jetons pas inconsidérément, à la
suite d'esprits plus aventureux que sagaces, dans cet inconnu où
l'on s'égare si facilement.
H. Gartailhac étudie successivement, dans les premiers cha-
pitres de sa belle publication, tous les gisements de l'Espagne et
^2 Noi'ibÈâ ki GOÉPTÈS îàmvs
du Portugal, les kjoekenmœddings de la vallée du Tage, qu^il
compare à eeux des autres régions du monde entier, les sé|iul'-
tures de Ffigë de la pierre polie et leurs curieux mobiliers, se
demandant si, comme le font encore de nos jours certaines
peuplades sauvages, nos ancêtres de cette époque reculée
n'exposaient pas leurs morts aux agents atmosphériques'jusqu^à
la disparition des chairs, pour ensuite en recueillir les ossements
dans des sépultures définitives.
Dans les chapitres suivants, il traite de Tépoque des métaux,
continuant à mettre sous les yeux du lecteur de beaux dessins,
qui ajoutent un intérêt considérable au texte, étudiant les mines
de cuivre et d'étain de la presqu'île Ibérique» les sépultures, les
trésors découverts, etc.
Il nous montre, enfin, le Portugal et l'Espagne renfermant
des nécropoles analogues à celles de Hallstatt, et étudie en un
dernier chapitre l'ethnologie de ces deux pays.
En résumé, le livre de M. Gartailhac, dont nous venons de
tracer les divisions à grands traits, est d'une lecture facile et,
aujourd'hui où personne ne Saurait rester étranger aux questions
d'archéologie primitive, chacun voudra faire entrer dans sa
bibliothèque ce beau volume, recommandable à tant de titres^. .
P. DU CâAtBLLIER.
STATISTIQUE HISTORIQUE ET MONUMENTALE DÉ L'ARRONDISSE-
MENT DE REDON (u.le-et-viuinb) par M. l'abbé auiitotîn de Gorson,
chan. hoQ« In 80, 525 pp. Plihon, rue Motte-Fablet, Rennes.
A la séance tenue par la Société Archéologique de Nantes, le
2^ novembre i886, un des membres, pariaiit des travaux utiles à
entreprendre, cita comme exemple et comme modèle la Statisiique
dont nous venons dire aujourd'hui deux mots à nos lecteurs.
Gel ouvrage, qui n*est point dans le commerce, du moins quant
au tirage à part, est extrait de» Mémoires de In Société ArchéolO'
gique de Rennes. Gomme tout té qui sort dé la plume du sympa-^
thique et éradit auteur, il eât surtout pàrfaitemenl étudié^ au point
de vue historique, et sous le rapporl des seigneuries et terres nobles,
à Taide des archives locales, consultées avec la pfitience et )e goûl
que Ton connaît. Cette œuvre d'ensemble sur les cantons de Redôh,
Bain, le Grand-Fougeray, Giiislien, Maure, Pipriac et le Sel, for-
mant iVrondissemetit de Aedon, mérite, en effet, d'être signalée
aux travailleurs. Indépendamment des registres de Pétat civil, qui
renferment tant de documents précieux, il est pour les locatistes
des sources souvent ignorées, que parfois les habitants eux-mêmes
ne connaissent pas^ Sauvés de Toubli et de la poussière où elles
sont enfouies et perdues, elles apportent leur contingent à Thistoire
nationale, qui s'écrira un jour au moyen de tous ces détails ;
grains de sable modestes, mais qui contribueront à la grande épo-
pée de la nation française, dont le génie, l'esprit; la gldire, les pro-
grès, ne peuvent que gagner â être mieux connus et mis éii lu-
mière pai* ces nombreuses études locales.
S. DE LA NlGOLLIÈRC-tEIJEIRO.
NOUVELLES DOUANIÈRES. — Scènes de la vie des cOnthebandiErs^
par M. Eugène Roulleaux. — Paris, Dentu.
Quel est celui, — à moins qu*il ne soit incorrigible fraudeur,-^
qui n'ait, un jour ou l'autre, compati au sort du douanier, quand,
par une triste nuit d'hiver, il lui faut affronter ou la tempête oti
la neige pour surveiller l'espace commis à sa Vigilance ? Le veiit
souffle fort, la pluie tombe à torrents; n'importé, il faut qull s6it
au poàle, empaqueté tant bien ti<ie mal datis sa capote ei soii
manteau, et rêchauffaiit à peine par Une tnarche précipitée ses
membres engourdis.
Vraiment, t^h compretld tout de suite que les hommes voués
ce rude métier doivent avoir eu dans leur vie quelques intéres-
santes histoires. C'est la lutte pour la vie. Le douanier guette le
fraudeur ; le fraudeur essaie d'échapper au douanier. Qui l'em-
384 NOTICES ET COMPTES RENDUS
portera ? G*est la lutte de rintelUgence contre rmteUigence, de
la force contre la force. Souvent ce sera le hasard qui, entre les
deux adversaires, égaux de tous points, déterminera le vainqueur.
Le livre que nous annonçons, nous fait assister à quelques-
unes de ces scènes dramatiques. Il comprend deux récits, em-
pruntés, Tun aux douaniers qui gardent les côtes ; l'autre, à ceux
qui surveillent les frontières de terre. Dans le premier, il s*agit
de deux Jeunes gens, de la fille d*un douanier et du fils d'un firau-
deur, dont les pères empêchent Tunion ; dans le second, Ton
raconte les aventures d'un oflQcier de marine, jeté, presque sans
s'en douter, dans une bande dont il devient le chef, et à la tète
de laquelle il déploie les ressources merveilleuses d'un esprit
digne d'une destinée plus haute et d'une vie plus honorable.
L'un et l'autre récit sont écrits d'une plume habile, qui, mariant
les descriptions et les dialogues, dessinant les portraits, unis-
sant avec art les scènes variées, charme le lecteur en l'impres-
sionnant vivement.
L'auteur est du métier. Pendant de longues années, il a lui-
même travaillé à la répression de la fraude. Il le dit, dans une
préface faite en forme de dédicace à l'un de ses anciens chefs,
et dans laquelle il ne craint pas de signaler quelques-uns des
abus dont le corps des douaniers est victime. Hélas ! faut-il donc
que tout nous ramène à cette proposition fatale que le régime
libéral de la République est celui dans lequel la liberté trouve le
moins facilement sa place ? Ici encore nous en trouvons la dé-
monstration péremptoire.
Nous ajouterons, — car dans notre siècle de naturalisme, c'est
une chose qu'il faut noter, — que ces pages, intéressantes au
point de vue littéraire, sont de celles que tout le monde peut lire
sans défiance»
Louis DE Kerjean.
I
NOTICES ET COMPTES RENDUS 385
BRETAGNE ET BRETONS, par Robert Oheix. — ire série. — Saint-
Brieuc, librairie Prud'bomme, 1886. — In-iS de XXI et 367 pages.
Ce volume qui se présente bien, avec un titre de bonne mine
sur une jolie couverture, est un recueil d*études diverses sur plu*
sieurs points de Thistoire de Bretagne et sur plusieurs écrivains
bretons ou tenant de très près à notre province.
Il y a une préface humoristique qui prévient en faveur de Tau-
teur. On voit tout de suite que s'il traite volontiers des sujets
graves, il ne se refuse pas de les égayer dans la forme quand Toc-
casion s'en oiTre : ce n'est pas « un monsieur qui ne rit jamais. »
Or y a-t-il rien d'assommant comme le « monsieur qui ne rit
jamais, » qui pose à perpétuité pour le sérieux et le solennel, —
pose dont souvent le but unique est de masquer un abîme de niah-
série ou un cloaque de bêtise.
Je ne sais trop pourquoi, par exemple, dans cette préface,
H. Obeix se décerne — non sans quelque complaisance — le titre
de « premier mnat^ri^ du Pape. > Son livre justifie mal cette
prétention. Non qu^on n'y voie suinter çà et là quelques filets de
vinaigre, mais il y coule aussi des ruisseaux de miel. Ce qu^on y
trouve surtout et partout, c'est du sel à pleines poignées, du piquant,
de l'imprévu, de l'original, — et de l'ennuyeux nulle part.
hauteur paraît attiré d'une façon particulière vers l'histoire des
saints de Bretagne ; trois de ses études sont consacrées à saint
CaraieCi — à saint Paul de Léan^ — aux Saints bretons inconntis.
— Dans une autre, des plus intéressantes, il trace une excellente
théorie des Légendes Armoricaines^ avec nombreux exemples à
l'appui. — Les articles : Bonrepos et Merléae^ Trois vœux du Con-
grès de Châteaubriant, décrivent des sites et des monuments fort
originaux de notre vieille province.
En ce qui touche les écrivains, H. Oheix consacre une étude
très bien faite et très complète aux Ouvriers de Vhistoire de Bre-
tagne^ c'est-à-dire à dom Lobineau, dom Audren et leurs confrères
Bénédictins (Le Gallois, Briant et Rougier), qui ont véritablement
386 NOTICES ET COfil^TÉâ RENDUS
fondé, par leurs découvertes et leurs travaux, Tbistoire de notre
province, ne laissant à don» Moriceque le maigre bonnedr de vivre
de leurs noieltes et de restaurer — : sur commande — la iàble ,de
Conan Mériadec.
Parmi les auteurs contemporains, M. Obeix étudie avec unegrande
flnesse d'analyse les charmants contiss bretons de M. du Lau-
rens de la Barre : les travaux historiques de H. A. de la Borderie,
tous relatifs à la Bretagne ; ceux de H. Edmond Biré sur la^Réyb-
lution ; de M. François Joûon sur je âaint-Sépulcre ; et il couronne
celte série par une étude magistrale sur « le comte de Falloux. »
L'auteur avait déclaré clans sa préface exclure strictement de son
recueil les articles politiques qu^il avait pu « commeiire. «Son
portrait de M. de Falloux ne contredit point cette déclaration. Rien
là, en effet, des passions ni des trivialités de|a polémique courante:
par la largeur du Irait, la grandeur des lignes, la hauteur des idées,
c'est une véritable peinture d'histoire, où revit admirablement la,
physionomie de cet homme supérieur, qui fut à la fois uii grand
homme d'Etat et — au témoignage de S. S. Léon XIII -r < un
bon, un grand serviteur de r Eglise / »
On le voit à ce bref énoncé : Tiniérêt, la variété ne manquent
pas dans ce volume. Pour vafièr moi-même ce compte rendu, je
vais faire à Tauteur quelques chicanes.
filles porteront sur Pune des études qui ont lé plus de prix. à
rrïes yeux, celle consacrée aux Saints bretons inconnus. L'idée en
est excellente, le plan des recherches et des IrdVaux à exéculéf
très bien tonçu. Pour les saints qui n^ont point d'histoire écrite
(ils sont nombreux en Bretagne), rien de plus Ulile^ de plus méri-
toire, qUé de chercher et de recueillir soigneusement toutes les
traces de leur nom, tous les souvenirs de leur existence, Cônservéà^
soit dans les monuments de la sculpture, de la peinture et dii
dessin, soit dans la topographie locale, et surtout dans la tradition
populaire. Mais quïïind il s'agit de saints ayant une histoire écrite
de daté ancienne, la IradilioH orale — il faut y prendre garde *—
h'a de valeur que si élié concorde avec cette histoire;
NOTICES BT COMPTES RENDUS 387
• • t T •
• "''*■ I
Ainsi, je trouve dans le livre de M. Oheix (p. 33, 34) une légendçi
populaire recueillie à Sainl-Hervé, près Uzel, par feu M. Xiaullier
du Hottay^ et qui trâosporld dans celte commune bit Irait de rtiis-
toire du saint patron, raconté parla vieille Vie latine de saint Hervé
comme è'étant passé à LanboùameaUj c'est-à-dire h plus de quà-'
rante lieues d'tJizel, et qui même, d'après cette Vie, n'a pas pu se
passer ailleurs. La tradition de Saint-Hervé près Uzel n'a. donc
d'autre mérite que de fausser la vérité, et de la fausser toême
(comme toutes leg contrefaçons) asse2 maladroitement, car le
récit écrit dé la Vie latine é?t beaucoup plus curit^Ux iqiie là Ver-,
sibn oraltî recueillie par M; du Moltay. Ceci prouve qu*il faut^
user dans ces recherches de grandes précautions, surtout pour,
apprécier exactement Forigine, la nature^ la valeur réelle des tr^-^'
ditions populaires relatives à nos vieux saints. ^' ' -
De même en doit-il être avec les noms de lieux. Tracer Tiliaé-
raire d'uh apôti*e du b^ ou même du IV* siècle de l'ère chrétienne
d'après le vocable de quatre ou cinq petites chapelles (peut-être
fort modernes) qui portent son nom, me paraît très hasardé : si
c'était du moins d'anciennes paroisses... Mais ce qui me semble'
absolument abusif, c'est devoir, par exemple, dans le nom de Ker-
belecÇfiWage du prêtre) une preuve que saint Clair, premier évêque
de Nantes, aurait habité le lieu ainsi nommé, alors que ce nom dé-
note tout au plus la résidence d'un prêtre quelconque en ce village,
ou peut-être TafTectation ancienne de ce domaine à la dotation du
clergé de Id paroisse (voir p. 84, 29, 30).
Arrêtons ici ce filet de vinaigre, — et, pour bien finir, détachons
de l'œuvre de M. Oheix et présentons au lecteur un grand et beau
paysage supérieurement peint, — l'abbaye de Bonrepos, ia vallée
et sa montagne :
Ënfia on atteint Bonrepos. Quel site admirable autrefois, avant
que les grandes routes, le télégraphe, la hache de» marchands de bois
et le reste, eussent enlevé à cette solitude quelque chose de sa grand&ur
et de àa l^aiivagerie ! Le Blavet, non edcore asservi aux ingénieurs, faisait
uii croehel et enlaçait 6ur trois faces les bâtiments de Tabbaje; de l'autre'^
888 NOTICES ET COVPTBS RENDUS
côté àê la rivière te dresse k pic la montagne de Gwéiipd, jadis couverte
de bois... Après une demi-heure de Tasceosion la plus rude, nous arri-
vons au sommet
« Quelle vue ! Les étangs des Salles dorment à nos pieds, entre les
replis de la forêt de Quénécan, enserrés de collines alternativement vertes
et rocheuses. Plus loin, si loin que le regard peut s*étendre, c'est une suc-
cession de vallées bleuâtres, de croupes dénudées, de clochers à peine
entrevus, et tout va se fondre peu à peu en une brume grisâtre, qui
pour nous autres Bretons a encore son charme, — la brume qui enve-
loppe tous nos horizons, comme elle enveloppe nos légendes. — An nord,
spectacle tout différent. Ce ne sont plus les mystérieuses profondeurs
de la forêt enchantée. Au delà de l'entonnoir formé par la vallée du
Blavet, le plateau de Laniscat et de Gorlay' monte, se développe, en plans
successifs, en pentes variées, et déroule à perte de vue, en un réseau pit-
toresque, ses routes, ses landes, ses prés, ses villages et ses manoirs,
comme sur une carte géographique dressée à vol d*oiseau« » (75-76)
79-«0).
Quiconque a pu contempler ce site inoubliable, le revoit ici tout
entier.
H. Obeix promet de nous donner bientôt un second volume et de
continuer longtemps cette série. Nous prenons acte de la promesse
en souhaitant prompte réalisation.
DIEU ET LB BOI, poésies, par Emile Grimaud. — Un vol. in-18 jésus,
titre rouge et noir, de220 p. — Pari«, librairie académîaae Didier, Per-
rin et Gie, successeurs, quai des Grands-Augastins, 35. Nantes, Vincent
Forest et Emile Grimaud. — Prix : 3 fr.50. — 25 ex. ont été tirés sur
papier vergé, i^rix : 6 fr.
£tt attendant le compte rendu qui en sera donné dans notre prochdne
livraison, nous reproduisons la dédicace de ce recueil, qui va paraître ces
jours-ci:
AU GÉNÉRAL DE CHARETTE
En vous félicitant des Noces d*argent du régiment des Zouaves
pontificaux que vous vous prépariez à célébrer, je vous avais dit
NOTICES ET COMPTES RENDUS 389
tout mon regrei de n'avoir pas le droit de prendre part à une telle
fête, puisque je n-avais pas eu le bonheur d'être un de vos soldats.
Vous me répondîtes aussitôt — avec trop de bienveillance assu-
rément :
«c Et pourquoi, je vous prie, ne nous feriez-vous pas le très
grand plaisir d'assister à nos Noces d'argent ?
« Que vous manquet-il pour être Zouave ?
<f Catholique, Vendéen, vous Têtes au premier chef!
a Hais c'est notre grande gloire, à nous, Zouaves, que d'avoir
dans le cœur ces deux mots :
(c Dieu, le Roi !
ce Vous voyez donc bien que votre muse est Zouave ! »
J'assistai à cette admirable journée du 28 juillet 1885, et c'est
pour en marquer le souvenir que j'aime à dédier au héros dePatay
un recueil dont le titre est fait pour lui plaire et où plus d'un sym-
pathique hommage est rendu à son nom deux fois illustre.
Emile Grimaud.
Nantes, f 0 movembre 1886.
Le volume de Dieu et le Boiu^ vendra au profit de l'Œuvre des Frérei^
dei Écoles ebrétiennei.
CHRONIQUE
Les BeaiuL**Art8 à rô:^08ition de Nantes.
» t.
Le mois dernier, en visitant le salon central, nous n'avions guère qa'à
admirer. C'était la serre où le jardinier n'admet qu'uo choix de plantes
rares.
Il s'agit maintenant d'entrer en plein maquis, en pleine jungte.
Une végétation touffue, polychrome, nous enveloppe ; éclatante ou paie,
gaie ou sévère, mais d'où, par endroits, quelques pousses vigoureuses
surgissent. A nous de les découvrir et de les montrer. Plusieurs nous
échapperont dans le nombre. Un plus perspicace leur donnera l'éloge
qu'elles méritent.
La première pièce où nous pénétrons forme une sorte de large vesti-
bule. Dès le seuil, le regard est pris violemment par deux toiles énormes,
couvrant presque les parois de gauche et de droite.
Dans Tune, consacrée aux Noyades de liantes^ M. Aubert évoque un
des plus hideux ëouvenirs de 93. Carrier, en bottes molles et culotte de
peau, — costume authentique, — préside aux mariages républicains,
c On attachait un vieillard à une jeune femme, un jeune homoieà une jeune
fille, on les dépouillait de leurs vêtements, et on les précipitait dans la
Loire. » Le peintre s'est inspiré de cette phrase, écrite au Bulletin du
tvibi^Ml févelutiQnnaire, - proeè$ de Carrier, Pjoard et Grandmaispn,
Il en a fait un tableau truculent, devant lequel le visiteur s'arrête avec
surprise, où Térudit constate la recherche de couleur locale qu'on aime
dans une page historique. Les premiers plans ne sont pas heureux. Ces
bras et ces jambes convulsés, aperçus au fond des barques, déplacent
l'attention, sans rien ajouter à Thorreur du spectacle.
En face, le Travail, de M. Roll, déploie la vision pacifique d'un chan-
tier de construction en activité. Tout ce monde remue et vit. Certainement,
ni Roche^ ni Duc-Quercy n'ont passé par là. Aucun de ces rudes travail-
leurs ne songe h la grève. Scieurs, manœuvres, gâcheurs de plaire, tail-
leurs de pierre, tous ont le cœur à la besogne et c'est un argent bien
gagné qu'ils rapporteront samedi à la maison.
Un vice inhérent au sujet : un ton de grisaille uniforme attriste ce ta-
bleau. L'œil n'a pas un point dans cette brume, pas une lueur dans cette
pénpmbre, où 8erepp3er. Dies moellon^ blaachàtires il tpp^be^px ouvriers
|)runâtres, pour glisser au sol grisâire. te riemède eût pejit-Stre été de
choisir un autre corps d'état. La pierre à bâtir, le tuffeau surtout, avec
j^es fadeurs poussiéreuses, oe prêtent guère au jeu des couleurs, et la
difficulté de les rendre est upi écuei{ o4 le pinceau d'un médipjcre se fût
brisé. Pire que If. Çoll| —malgré le défaut signalé, — s'en est tiré à
son honneur, es^ la meilleure louange et la plus juste qu'on puisse lui
V Enfant aux jouets^ une amusante fantaisie de M. L. Garrier-Belljeuse^
La petite iille, en extase devant les jpuets, n'est là que pour la mise en
scène. Tout rintérêt se concentre sur l'attirail . des pots. Il y en a de
toutes les nuances, de toutes les formes. Des majestueux à la panse re-
bondie, des élégants à la taille mince, des coquets aux anses maniérées,
des gais à l'encolure drôle. Le soleil accroche en passant son point lu-
mineux aux contours vernissés. Et l'on reste une bonne minute à re-
garder ces petites choses de grèf, qu'on dirait vivantes, avec leurs
physionomies falotes de bonshommes.
UÉcuélle cassée. — Si vous passez par Vannes, allez à deux kilo-
mètres au hasard dans la campagne, poussez la première porte de ferme
rencontrée \ vous retrouverez en pâture le tableau de M. Chaillou : le lit-
armoire, la table en chêne, noircie par l'usage, le sol inégal de terre
battue. La Bretonne n'aura pas peut-être le plastron de drap à boulons
de cuivre serré sur la poitrine; mais elle le mettra dimanche pour la
grand^messe. Le gars ma|adroit, ^ui pleuré son écuellée de soupe ré^
pandue, peut se serrer le ventre. On devine à la figure énergique de la^
mère qu'il jeûner^ jusqu'au souper. Bien heureux s'il ne paie pa$ i^
casse à coups de trique !
Eltiballéi^ par M. G. 3ussbn. Nous avions vu déjà au salon de Paris 09
mail-coach emporté à travers les rues d'un village. Le monsieur correct
qui conduit ne perd pas la tête, mais son cheval de volée perd sa têtièr^
et le sportman se demande, comme nous, d'où peut venir pareille mésa-
venturiË!. 0|i les harnais de rélégant attelage sont en bien mauvais état,
ou le cocher remplit bi^n mal ses fonctions. Une petite l^arisienne fait
un geste effrayé," d'où là peur du danger n'exclut pas le soin do la pose.
La bionJe impassible, assise derrière elie, ne peut être qu* Anglaise. Eqi
somme, pour des jg;ens. qui risquent leur peau, tous ces personnages sont
bien calmes.
11 7 aurait encore ici beaucoup à voir et souvent à louer, mais le temp9
nous presse: Entrons à gauche^ dans cet^e longue galerie, pleine <j[e proT
àaessrè^, (ju'elle Va tenir si j'en juge par : V^uve^ une jeune femme e^
grand detiil, travaiHant' auprès d'u4 berceau. Mitè Burgkan à trouvé ]^
392 CHRONIQUE
▼raie émotioB dans ce simple groupe, image d'une douleur nlencieuse
▼aiHamment acceptée. Il y a tout un récit poignant en ce pro6i grare de
veuve et celte frêle esqubse d*enfant endormi. L'ouvrière reste seule, sans
ressources, en perdant l'homme qu'elle aimait Le bébé a quelques mois à
peine : il faut l'élever et se nourrir. Elle est belle et pourrait en trafi-
quer; mais elle lest honnête et pense au mort. Toutes ces réflenoos
viennent à l'esprit devant cette triste et chaste figure, penchée sur Fou-
vrage et dont aucune révolte n'assombrit les traits résignés. Le dessin
ferme accuserait une main plus virile.
Un paysage d'hiver observé aux bords de la Seine par H. P. Brandi,
s'appelle i Effet de neige à Saint-Denis* L'impression de la neige est
exacte. C'est bien le panorama uniforme de la campagne blanche oû^
seules, les traces légères des pas marquent la place des chemins. Le
fleuve, où nulle barque ne s'aventure, roule sans bruit et les arbres nus
ont des aspects lugubres de choses mortes.
J. Valadon : A l'église» — Jeune fille à genoux, bien prise dans sa
robe ajustée. Le peu qu'on voit de son visage donne envie de lui dire :
« Maïs retournez vous doue I » C'est l'avis d'un vieil habitué placé der-
rière elle, auquel ce voisinage donne des distractions ; mais elle prie si
bien, qu'on préfère encore à la grâce de ses belles formes la pudeur de
ses mains jointes et de ses yeux baissés.
Les joyeux buveurs, de M. Garnier, nous transportent dans un autre
milieu et à une autre époque. Préciser la date certaine des costumes
serait difficile ; mais là n'est pas l'intérêt. La bande des francs compères
en justaucorps et hauts-de-chausses ne songe qu'à passer le temps
gaiement Le vin est frais, — sans mélange de fuschine, et nos drilles
s'en donnent à cœur joie. Los faces épanouies rient largement, la vie
éclate en chansons à boire et en propos grivois. Tout cela résonne, cir-
cule, vaut mieux que l'immobile distribution des drapeaux qui vous ^Bice,
en passant dans je ne sais quelle salle.
Avec Fleurs et bijoux^ nous retrouvons M. Bidau, déjà vu au salon
principal. Cette fusion de la nature et de l'art est du plus agréable effet.
Les perles chatoient mieux, l'or reluit plus, à côté des teintes douces
qu'ont les fleurs. L'artiste nous semble ici s'être rapproché plus encore
qu'ailleurs de la perfection.
Pris par un coup de mer, de G. fiaquette. — Un grain surprend la
chaloupe au large. Des lames courtes, — un peu trop courtes peut-être,
déferlent contre l'embarcation, qui s'efforce de leur présenter l'avant. Il
y a dedans deux ou trois types réussis de loups de mer, souquant sur les
avirons ; de ces faces basanées qu'on voit, le brûle-gueule aux lèvres,
le long des ports. Les vagues gris-ardoise ne remuent pas assez.
CHRONIQUE 393
Tartufe, au tnomeDit où le tratire démasque ses batteries et fait à Ëlmire
la célèbre déclaration. M. G. Loyaux met dans son travail une minutie
extrême, un éclat superbe de coloris. La physionomie de Thypocrite
marque bien la minute brûlante où la femme d Orgon va se voir forcée
d'appeler. Un salon luxueux s*accommoderait à merveille de cette intéres-
sante peinture.
Une métairie à Soulliers contient, comme les autres ouvrages de
M. Le Roux, une connaissance approfondie du plein air. 11 y a surtout
ici une fine étude de plantes aquatiques reflétées dans une mare. La
transparence glauque de l'eau dormante est rendue visible. Le vert un
peu violent des arbres s'explique, en songeant qu'une végétation si luxu-
riante flamboie aux jours torrides de l'été.
Le Loup et V Agneau, c'est-à-dire un vieux soudard entrain déplumer^
aux cartes, un jeune conscrit. Le pauvre diable, à peine sorti de son
village, ne quitte pas du regard son jeu, où les atouts sont rares. Sa-
bour8e de cuir, couchée sur la table, s'aplatit à chaque coup et la pile de
monnaie entassée près du routit^r indique quel chemin prennent les pièces*
La fille d'auberge appuyée contre une porte, derrière l'agneau, cligne de
l'œil au loup. Tous deux sont d'intelligence pour enlever le magot, qu'ils
croqueront ensemble sans autre forme de procès. L'auteur : M. Gide.
Une salle parallèle à celle que nous quittons s'étend à droite. Nous
y remarquons:
Fleurs de Nice. — Un joli portrait de J. Saintin. Jeune femme en toi-
lette montante, noire. Un bouquet bleu et blanc sur le bureau en marque-
terie. Intérieur élégant; détails se brement choisis ; exécution irrépro-
chable.
Une charmante strophe explicative de Jacques Normand accompagne
ce tableau de gourmet.
Le Pesage à Longchamps^ courses d^aufomne, de J. Lewis Brown, offre
plus d'un inlérôt. Il a d'abord l'attrait d'une peinture soignée ; puis les
personnages connus qu'il nous présente dans leur pose et leur tenue
habituelles. L éternel Mackensie-Grieves, raide en sa redingote bouton-
née^ le mouchoir dépassant la poche de trois centimètres et demi ; le
prince de Sagan, correct et distingué; M. Lindemann^ mince et long...
toute la liste des poteaux d'hippodrome qu'on lorgne à Longchamps ou à
Auteuil.
Portrait de M'^^ ^., signé Machard. Tête expressive, dessin habile,
couleurs franches. Ce qu'on appelle un beau portrait.
Les Derniers rayons. M. P. Péraire doit aimer Lamarlme. Son mai*ais
de Ballancoarti vu au soir tombant; rappelle les rêveries harmonieuses
TOMB IX Oc nS U 6e SÉRIE). 26
994 GHBONIQinB
des Méditatiani». L'ample traînée de lumière miroite entre les sombres
▼ordures des joncs et Ton voit
Le roi puissant da jour, se couchant dans sa gloire.
Descendre avec lenteur de son char de Ticloire.
Là Femme au piano prouve que M°^e Lemaire n'est pas uniquement un
délicieux peintre de fleurs ; mais, — comme on ne renonce jamais à une
passion favorite, — un joli bouquet mêle ses nusDces tranquilles aux
rayures éclatantes de la robe.
Le Jury de peinture. M. Genrex détaille un coin humoristique de
l'opération du triage, avant Touverfure du salon. On voit surtout des dos,
des chapeaux et des cannes ; mais ces dos ont une physionomie, ces cha-
peaux une allure et ces cannes sont éloquentes.
Equipage de bœufs charriant des engrais. Personne, même le plus pro-
fiine, ne passe indifférent devant ce paisible incident de là vie cham-
pêtre. C'est, avec un réalisme de bon aloi, la nature prise sur le fait. La
froide journée de fin d*automne commence à peine. Les vapeurs du matin
estompent, par endroits, le sol bleuâlre. Des tombereaux, chargés ayant
fanbe, quittent la ferme. Un paysan, les mains dans les poches, sifflant un
air, précède ses grands bœufs blancs marqués de roux. Les engrais
chauds dégagent une buée grise, lentement répandue dans Tatmosphère
lourde. Il faut avoir assisté au réveil de la campagne pour comprendre
avec quel scrupule M. Prince teau a étudié les objets qu'il nous montre et
les impressions qu'il nous communique.
Fas-tu t'nallaiê ! Encore un qui connaît à menreille les choses qu'il
raconte. Pour être né à Dour en Belgique, M. Ë. Bahieu n'en ignore rien
des mœurs de Lisieux, en Normandie. Cette ruelle aux antiques maisons
penchées l'une vers l'autre comme pour s'embrasser, ces parés inégaux,
celte teinte indéfinissable des murs centenaires... tout y est, avec un
parfom de terroir qui vous apprend de suite le lieu où tous êtes. £t si
ia première vue du décor vous laissait un doute^ la vieille Normande «n
bonnet de eoton, frappante de Tértté, dans son apostrophe au moutard ré-
calcHrant, vous orienterait vite. Le martinet qu'elle tient sent un peu
Tapprêt. J'aimerais mieux un simple bâton ou un vulgaire balai, pris der-
nire la porte. L'enfilade de la rue, vue en perspective, procure la sensa-
tion juste de la distance.
Première leeon. Bonne élude, d^im Nantais, M. Cb. Jonsset. Un vieux
maria donne une leçon de rames à une jeune fille. L'élève s'y prend gau-
chement, comme une d^Mitante qn^elle est; le professeur ta regarde
néanmoins d'un mr satbfiût, peu habitué à navigtter en si gradeta têle-
k-tète.
GaROKiauE 895
L'arrivée sw le champ de foire. M. Brunet-Houard étudie avec cons-
cience les chevaux qu'il expose et les paysans qu'il présente. La foule des
gens de foire grouille convenablement dans les foods; les maisons de
la petite ville s'alignent correctement autour. Tout est fait d'après les
règles, suivant les formes, comme enseigne l'école. Ou aimerait à trouver
quelques défauts dans les détails, pour un peu d'originalité dans l'en-
semble.
M. Deneux, dans ses Sphinx y est lui-même assez éuigmatique. J'entre-
vois une intention dé rapprochement entre les femmes et l'être mysté-
rieux de la fable ; mais il faudrait nous faire plus clairement l'allusion.
Beaucoup de gens ne voient là que trois jolies promeneuses visitant un
musée. Cette chicane n'attaque en- rien l'exécution, très bonne, si l'idée
est un peu confuse.
Le portrait de M"^^ £., par M. Serenne, a l'énorme qualité d'être sin-
cère. Un rude masque de paysanne, carrément posé de face; 'les mains
Calleuses croisées sur la poitrine, le costume sombre, la coiffe blanche, le
teint hâlé. Pas d'enjolivements, ni de subterfuges.
M. Â. Bellet a vu certainement ces deux villageois, jeune homme et
jeune fille, en conversation pour le bon motif. Le colloque manque d'en-
train ; on n'est pas Heruani et Dona Sol. La seule chose à savoir est dite.
La couturière n'en perd pas un coup d'aiguille ; le journalier ne s'est pas
même assis. Quelques phrases sur l'ouvrage, sur les voisins, et c'est tout.
Ce sera pour la semaine prochaine, à l'église de Ghâteaubriant.
Une grève entre deux falaises et plus loin un grand paysage de pleine
terre témoignent que M. Le Roiix fils a fait honneur aux leçons de son
père. Gela se nomme Préfailles, et Les Environs du Pasquiau. — Deux
savoureux paniers de fruits, signés Marie Toulmouche, donnent à croire
que le talent est contagieux.
Une toute petite salle, à droite du vestibule, contient quelques œuvres
originales*
Dans l'ane, sous ce titre : Ma Femme et mon Singe^ — M. L. Chalon
abuse d'un grand talent pour étaler une affectation de bizarrerie et d'in-
décence. Dans un intérieur fantasque, une femme nue et plâtrée, aux re-
flets d'une lumière crue, émerge d'un flot de broderies tombantes. Le
singe fait une tache noire, accroupi sur un oreiller. On regrette qu'un
peintre, capable de faire un chef-d'œuvre, n'ait extrait de sa palette
qu'un habile tire-l'œil.
M. Léon Tanii nous conduit chez la Couturière et nous fait assiste]^ à
l'essayage d'une robe. C'est un souvenir du palais de rindustrie, où tout
le monde a remarqué cet épisode très étudié des mœurs parisiennes.
Pour peu que vous fréquentiez le Bois, Vous rencontrez là jofîe cfiéflite
dont les traits s'encadrent dans la glace.
396 CHRONIQUE
Flirtation, Thèbes, KFIU* dynastie. — Il nous serait aussi difficile
qu'à M. Rocbegrosse lui-même de dire si le flirt se pratiquait de la sorte à
Thèbes sous la XVIII* dynastie. Ce qui nous importe et ce qui nous
charme, c'est la manière surprenante dont l'artiste a interprété ce songe
d'une nuit agitée. Voilà du neuf. On peut en blâmer la conception
étrange; on doit s'incliner devant l'adresse merveilleuse de l'ouvrier.
La moitié à peine de notre tâche accomplie, l'espace va nous manquer.
Rien que chez les peintres, une longue roule nous resterait à parcourir.
11 faudrait citer cent aquarelles, signées de noms connus ou dignes de l'être.
£tla sculpture^ largement représentée, malgré la difficulté des transports !
Et les gravures, exquises de finesse et d'exactitude ! Et la série magni-
fique des photographies, arrivées au dernier mot de la perfection ! Et le
cabinet trop étroit des architectes !
Les quelques feuilles d'un article de revue ne peuvent suffire ; il fau-
drait un livre, où chaque branche de l'art aurait son chapitre.
Avant de quitter le lecteur, nous prendrons seulement, à la fleur de
chaque panier, un ou deux spécimens, en disant avec Virgile : Ab uno
disce omnes,
— Aux aquarellistes, il faut nommer d'abord ]M1 mes Lemaire, mère et
fille.
M'»^' Madeleine Lemaire se platt aux obstacles, qu'elle surmonte toujours.
Quel tableau, peint à l'huile, donnerait une symphonie éclatante de cou-
leurs, comparable à cette grappe de gibier, faisan, merle, grive ? Et pour
augmenter la difficulté, une orange ouverte, traduite jusqu'aux moindres
fibrilles.
Miio Suzette Lemaire incruste dans la soie de gracieuses fleurs des
champs^ plus fraîches que nature. <- Une enfant qui promet de devenir
aussi grande que sa mère.
£n Vabsence du maiCre, le modèle de M. P. Garrier*Belleiise profite
d'un instant [de solitude, pour essayer son talent, au détriment de l'é-
bauche commencée, et nous montrer son dos, d'une ligne irréprochable.
Le panier de fleurs de M. Rivoire pousse Titlusion du vrai jusqu'à ses
dernières limites.
Les Forgerons de Rafaelli trinquent avec une conviction amusante. Les
deux bras tendus, d'un même geste, les yeux gravement fixés sur leur
verre, comme s'ils accomplissaient un devoir, on les entend se dire : « A
la vôtre ! » du ton pénétré qui convient.
Deux ou trois fines aquarelles rappellent le beau talent de Mme N. de
Rothschild. 11 faudrait citer tous les Détaille, si étonnants de ressemblance
et d'à-propos, qu'on dirait dçjs vues instantanées, prises aux quatre coins
du quartier.
^
CHRONIQUE 397
Une foule d'ouvrages excellents, quelques-uns très remarquables, ont
pour auleursdes Nantais, artistes ou amateurs. Ke pouvant, faute d*espace,
en faire la description et en rechercher les qualités, mieux vaut renvoyer
au catalogue, pour le nom des peintres et le litre des œuvres.
Peu nombri'ux, les sculpteurs tiennent dignement leur place. La lon-
gueur du voyage n'a pas effrayé un superbe Gaulois et sa famille, dus,
je CI ois, au ciseau de M. Pierre Ogé (de Saint-Brieuc). Ce groupe s'appelle :
baptême gaulois, La femme tient entre ses bras Tenfant auquel elle fait
baiser le glaive paternel. Le guerrier, carrément planti^ sur ses jambes
musculeuses, est d'une allure martiale : puissante étude d'anatomie, en<-
cadraot un beau souvenir des temps héroïques.
A l'autre bout de la salle, se dresse la stature plus moderne du maré-
chal Ney. C'est l'instant de l'exécution, où le héros découvre sa poitrine^
avant de commander lui-même le feu. Le geste simple rend plus saisis*
santé la grandeur de l'action.
Au milieu, la silhouette monumentale du comte de Ghambord. Il est à
regretter que les dimensions restreintes du local n'aient pas permis de
mettre cette statue à la distance que sa taille exige. Le spectateur debout
à côté d'un pied gigantesque, ne peut embrasser dans son ensemble
l'énorme monument. Juger à dis pas le travail de M. Garavanniez serait
aussi illusoire qu'examiner à cinquante mètres les Joueurs de boule de
Meissonnier. Malgré l'écueil de cette position désastreuse, la tête du
prince se dégage, fière et sereine, du monceau lourd des étoffes, et on a
lieu d'attendre un effet grandiose, quand son profil de bronze montera
daus le ciel sévère de la Bretag)ie, dominant ces qiiatre gardestdu- corps t
sainte Geneviève^ Jeanne d'Arc, Bayard et du Guesclin. Du même sculp*
leur, citons pour mémoire les statuettes, déjà célèbres, de Gathelineau et
de Charette à Patay.
Parmi ks choses gracieuses, il faut mettre au premier rang ia Tzigane
de M. Le Bourg. La danse harmonieuse de cette belle fille met en relief
les lignes sveltes de son corps, et e'est un des rares mérites du sculpteur
d'avoir su allier la grâce irréprochable des formes à la sincérité parfaite
du mouvement.
Un médaillon, du même, reproduit, avec un art achevé, les û*aits du
général Mellinet. Plus loin, le buste de marbre de M. V. Cessé.
Fleur de mai^ un poétique envoi de M. Marquet de Vasselot, fait dé-
sirer davantage, ne pouvant demander mieux.
Un bronze bien original, arrivé sur le tard et dont l'auteur m'échappe,
représente un marchand de masques. Outre les qualités principales d'une
conception ingénieuse et d'une exécution savante, on trouve un intérêt
piquant à reconnaître les tètes illustres de ce temps qui composent la
marchandise du jeune vendeur.
308 CHRONIQUE
M. J. Vallet, dans la Madeleine à gefMUX^ a fort bien renda l'expres-
sion d'une immense douleur.
Le buste de l'amiral de Gornutier, notre regretté compatriote, est
l'œuvre distinguée de M. L. Potet. Celui de M. Mérot du Barré est dû à
un amateur devenu plus fort qu'un maître, M. 6. de Ghemellier.
Après une bonne station devant la jeune fille à la moucbe, cette bai-
gneuse qu'on a vue partout et qu'on reverrait volontiers encwe, nous
voici devant la vitrine des gravures.
M. Octave de Rocbebrune, (grand diplôme de l'exposition de géogra-
phie) : Le Palais de justice de Roven. Ce monument merveilleux conserve,
en passant par ses mains, la majesté imposante de sa masse et l'infinie
délicatesse de ses mille dentelures. Avec un tact parfait, M. de Roche-
brune évite le double écueil du trop noir et du trop clair. La netteté
extrême du dessin égale sa complète exactitude. Une belle photographie
n'est pas plus vraie, un beau tableau n'est pas plus artistique.
A cèté, le baron de Wismes, Tarchéologiie éminent, Tiotrépide fouil-
leurdetumulus, pour lequel l'antiquité gauloise n'a pas de mystères. Le
dessin n'est qu'une des manifestatioas multiples de ce fin talent au ser-
vice d'un grand esprit. Outre une facture très habile, les eaux-fortes de
M. de Wismes ont cette rareté de donner la juste impression des êtres et
des temps qu'elles évoquent. L'enfance de la Viei^ge s'enveloppe du voile
d'ombre mystérieuse, à travers lequel nous apparaissent les choses di-
vines. Le Petit Poucet, perdu dans la nuit noire, rappelle les terreurs
enfantines d'autrefois au récit terrible de Perrault. Cette maison de l'ogre
donne la chair de poule ; les arbres mêmes ont des aspects sinistres —
arboribus suus horror inest. — Et Ton tremble pour les pauvres petits
près de se jeter dans la gueule du loup.
Les traits de Paul Baudry, le grand peintre vendéen, revivent sous le
burin consciencieux de M. Alassonnière.
Lanjuinais à la tribune, gravé par M. Do vivier d'après Témou vante
peinture de MuUer. Du même, les jolies illustrations, composées par
J. Danton, pour le roman de Zola : Une Page d'amour. Le crayon de
M. Merson traduit aux yeux, dans un style digue du livre, les belles pages
de Léon Gautier sur la chevalerie.
Les photographes ont droit à une meotion spéciale. Leur exposition
démontre, par d'intéressantes preuves, les services qu'on peut attendre
de cet ai t mathématique. 11 y a là toute une série de planches très
regardées, qui contiennent les curieux résultats des procédés insiantaDés :
le vol des oiseaux, fixé dans ses mouvements les plus inappréciables à
l'œil; les diverses positions du corps humain pendant la marche, le saut
ou la course; la décomposition du pas, du trot et du galop d'un cheval;
CHBOMIQUE 899
plus loin, des vues panoramiques de la terre, prises en ballon, à des
altitudes variées; des reproductions, plusieurs mille fois g'^ossies, d'in-
sectes minuscules; des maladies eacbées rendues visibles; des germes
invisibles devenus palpables.
Près df^s photographes-savants, les photographes-artistes .* Nadar et sa
collection unique de personnages célèbres ; L. Martin, son-rival nantais,
habik à discerner la seconde précise oh le sujet apparaîtra dans sa pos-
ture la plus naturelle et la plus avantageuse, ^'ul n'atteint mieux que lui
ce degré de perfection qui sépare l'œuvre d'art de la copie vulgaire.
Le groupe des architectes s'avance en bon ordre. Plans grandioses de
basiliques, élévations pittoresques de châteaux, projets ingénieux de
villas, tout ce que la pensée humaine peut faire avec de la pierre ou du
marbre, est là consigné sur le papier, en quelques traits rapides.
Ici, le château de Keifily, par M. J. Montfort, hanté du souvenir des
vieilles architectures nationales; là, par M. Gautier, l'intérieur àp
Sainte- Sophie, Téglise-mosquée, corps chrétien où s'agite une âme
turque ; partout une foule de croquis où la beauté des contours s'allie
aux exigences de la vie moderne.
Quitterons-nous le cours Saint-André sans dire un mot des împressio-
nistes, ces envolés vers des régions inhabitables pour avoir trop jeté de
lest ? Gardons-nous, comme la plupart, de traverser l'obscure chambre
qu'ils occupent en levant les épaules et détournant la tête. Rien ne serait
plus injuste qu'envelopper dans un mépris général ces excessifs, dont plu-
sieurs sont des croyants, sincères dans leur foi.
Le principe de peindre ce qu'on voit et non ce qui existe, est fondé sur
l'observation raisonnée de nos organes. Les lois de la perspective ne sont
pas appuyées sur autre chose. Si cette théorie a servi d'excuse aux mé-
diocres pour traduire les rêves de leur esprit c()nfus ou impuissant, la
faute n'incombe point aux chercheurs convaincus qui luttent pour le
triomphe de leur idée.
Regardez, par exemple, à droite en venant du vestibule, cette Hérodiade
vautrée sur un lit de repos, immobile dans la contemplation du chef de
Jean-Bapliste^ roulé à terre. Dans un mouvement désordonné de sa joie,
elle a culbuté le plat où pantelait la tête hagarde, aux yeux mal fermés.
— Il y H certainement de la pensée en ce colloque muet de l'assassin et
de la victime, de la vigueur dans ces taches virulentes du sang écarlate
et des draperies pourpre.
Ne détournez pas l'œil avec dégoût, pas plus que vous n'écarteriez
l'oreille, en écoutant la Chanson de la glu, de Richepin. La nature est
belle, même dans son horreur, et ce sont des privilégiés de naissance
400 CHBOiiioinE
ceux qui ont le secret, n'importe par quel moyen, de souleTer on coin
de ses voiles.
Louis le Lasseur de Ranzat.
Le Congrès des Gatholiq[iie8 de TOoest
Du mardi 16 au dimanche 21 novembre, ont eu lieu à Nantes les réu-
nions du premier Congrès des cathoHques de l'Ouest, Lorsque les asseiu-
blées de ce genre se muiliplient sur tous les points de la France, il n'é-
tait pas possible que des provinces où la foi est demeurée hi ferme et la
charité si généreuse ne vissent pas les chrétiens les plus intelligeots et
les plus dévoués se grouper pour se mieux connaître et pour unir leurs
forces. Tout récemment à Angers, ces jours-ci à Nantes, ils ont montré une
^jis de plus que leur foi n'est point une foi morte, et qu'au service de leurs
convictions, ils peuvent, avec le dévouement qui ne marchande pas
mettre un talent dont il laut tenir compte.
Tout congrès comprend deux choses : des séances de commission et
des séances publiques. Les premières, qui occupent presque tous les
instants de la journée, sont consacrées exclusivement aux discussions sur
les projets mis à l'ordre du jour; les secondes ont un caractère spécial
de solennité. Les commissions se réunissaient à la Maison de la Retraite,
où tout avait été parfaitement aménagé pour permettre à plusieurs de tra-
vailler à la fois sans aucun embarras. Ces commissions étaient au nombre
de six : Œuvres de foi et de prière, président M. Tabbé Giihier, supé-
rieur des missionnaires diocésains: œuvres sociales, président M. du Sel
des Monts, magistrat mis de côté par les fameuses épuration^ ; presse
et propagande, président M. Mollat, directeur du journal VEspérance du
Peuple; enseignement, présidents MM. delà Tour du Pin et Reneaume;
art religieux, président BI. l'abbé Gaborit, curé de la Cathédrale ; œuvres
charitables, président M. le comte Le Maigoan de la Verrie. Le peu
d'étendue de l'espace qui nous est accordé nous empêche de parler plus
longuement de ces commissions, qui rivalisèrent d'entrain et d'énergie
pour venir à bout de la tâche considérable qu'elles s'étaient imposée.
La chapelle de la Retraite fut, pendant tous ces jours, le lieu de la
prière, que nous pourrions appeler officielle. Les membres du congrès y
venaient le matin entendre la sainte messe, le soir, recevoir la bénédic-
tion du T. S. Sacrement ; pendant la journée, devant THostie sainte per-
pétuellement exposée, de nombreux adorateurs fidèles, surtout des adora-
trices, femmes ou filles des congressistes, priaient pour ceux qui travail-
laient.
CHRONIQUE 401
Les séances publiques avaient lieu dans la salle des fêtes de FEsterBat
des Enfants Nantais. Cette salle, dont la disposition hHbile et dont la dé-
coration à la fois gracieuse et sobre fait le pins grand honneur à l'archi-
tecte, M. Bougouïo, se prête merveilleusement à des réunions semblables.
Cependant, quelque vastes qu'en soient les proportions, elle était encore
trop étroite, tant était grand le nombre de ceux qui auraient voulu
prendre leur part à ce qu'on a si bien appelé un fortifiant banquet.
Le Congrès s'ouvrit, le mardi 16, par un salut solennel, donné dans la
basilique de Saint-Nicolas. Avant le salut, Monseigneur Le Coq, évêque de
Nantes, dans une remarquable allocution, montra l'Eglise souveraine do-
minatrice des intelligences, sauvant ceux qui lui obtMssent entièrement
des erreurs et des déceptions qui sont la part des rebelles et des incré-
dules; puis M. Roy, curé-doyen de la Basilique, le courageux et infatigable
organisateur du Congrès, ajouta quelques paroUs pour faire ressortir le
caractère pieux avant tout de cette assemblée, qui doit être une œuvre
de prière, encore plus que de travail et d'étude.
Le mercredi soir, eut lieu la première réunion générale. Sur l'estrade,
à droite de Mgr l'Evèque, président d'honneur, preod place le sympathique
député de la Loi^e-Iuféri^ure, M. de Gazenove de Pradioe, président ( ffeclif.
Autour d'eux, se rangent les membres les plus importants de l'assemblée ;
M. Catta, magiiitrat démissionnaire h l'époque des décrets, remplit les
fonctions de secrétaire général.
Après la prière, dite par Monseigneur, la séance est ouverte par le
vote d'une adresse au Souverain-Poolife; puis M. de Cazenove prend la
parole pour dire quel sera l'esprit du Congrès et quelles questions seront
principahment traitées. Il faudrait pouvoir reproduire tout ce discours,
presque continuellenient interrompu par les applaudissements les plus
chaleureux. « Nous sommes des proscrits, des hors la loi; mais nous ne
serons pas des proscrits phiio«^ophes qui se résignent à leur sort sans
essayer de le changer ; on peut être vaincu, on peut être renversé, mais
on n'a pas le droit de fléchir. » M. de Launay lit ensuite un rapport fort
intéressant sur l'église du Vœu national : puis M. l'abbé Max. Nicol, si
bien connu des lecteurs de la lievue, est invité à donner lecture d'une
pièce de vers. Ede est intitulée la France chrétienne. Il est difficile da
rendre l'aspect de la salle pendant cette lecture. Tous étaient transportés
en entendant ces vers, û nobles de pensée, si jtiunes d allure, débités
d'un ton qui faisait passer dans l'âme des auditeurs toutes les imf ressions
du poète :
Non. malgré les forfails et malgré les blasphèmes,
Sombres avant-coureurs des chàlimeuls suprêmes,
408 cwKniiQUB
Li Franeede Clo?is se movrra pas encor...
En mooraot pour le Christ qui brisera dos chtines.
Nous garderons l'espoir des rictoires prochaines,
Sûrs qne demain sera le Teogeor d'anjourd'hai,
Et iiers d'avoir lotte pour la France et poor loi.
M. Gavouyère, doyen de la faciiUé de droit aux grandes Ecoles d'Angers,
donne ensuite lecture de conclusions d*un magnifique rapport, lu déjà par
lui dans la Commission d'enseignement, et Monseigneur termine la séance
par une cbaude et vibrante allocution, qui résume d'une manière admi-
rable les impressions de tous.
Le jeudi 18, a lieu la seconde séance générale. Au débnt, connaissance
est donnée par Monseigneur de la réponse envoyée télégrapbiquement
par le cardinal Jacobiai, à l'adresse des Gatboliques de TOuest. Cette com-
munication est écoutée par Tassistance, qui se tient respectueusement
debout et est suivie d'applaudissemeuts et des acclamations répétées de:
c Vive Léon Xlll ! Vive TÉglise ! » M. le cbanoine Séjourné, d'Orléans, lit
un rapport sur les démarches faites pour obtenir la béatification de
Jeanne d*Arc. La nature du sujet, la manière dont il est traité, ne pou>
\ aient manquer de produire une vive adhésion, dont le président se fait
admirablement l'interprète. — M. i'abbé Gabier lit un rapport sur les
Missions et les Retraites, puis la parole est donnée â M. Hervé- Baân.
Celui-ci est connu depuis longtemps. Sa parole éloquente s'est fait en-
tendre dans bien des réunions, et partout elle a conquis des sympathies
à l'œuvre éminemmeirt sociale qu'elle veut faire triompher. C'est sur le
retour à l'Église des classes ouvrières par la corporation que parle l'ora-
teur. 11 dit ce qu'il faut faire, ei, pour rendre son exposition plus con-
vaincante, il montre ce qui a pu être obtenu déjh par l'intelligence et le
dévouement. Quand il montre les nouvelles corporations d'Angers dé-
ployant leurs bannières dans la procession solennelle qui termine le Con-
grès des cercles ouvriers, il fait entrevoir ce que sera l'avenir, lorsque la
France sera redevenue chrétienne. Après ce magnifique discours, fré-
quemment applaudi, on entend un spirituel curé du diocèse de Langres,
M. Demay, qui, sous les apparences de la simplicité la plus naïve, excite
la plus joyeuse hilarité, en parlant très finement de l'œuvre des vieux
papiers, cette collection de chiffons^ qu'il réunit avec soin pour indem>
niser le pape de la perte de son pouvoir temporel. Les détails qu'il donne
montrent que son œuvre réussit très bien, et c'est à peine s'il peut
achever son discours, interrompu qu'il est presque à chaque phrase par
les applaudissements les mieux mérités.
Les heures s'écoulent rapidement sous le charme de ces paroles élo-
quentes ou gracieuses. Il faut songer à lever la séance. On entend encore
(mowiQjm 408
la lecture d'un rapport de Bf, de la Cbesnaie sur les Cercles ouvriers,
puis. Monseigneur, après quelques bonnes paroles, dit la prière d'usage.
La troisième réunion,le 19 novembre, ne le cédaen rien aux deux autres. Il
était facile de voir que Fintérêt produit par le Congrès allait en augmentant,
car, cbaque soir, la salle paraissait de plus en plus étroite, et des auditeurs,
arrivés tardivement, devaient se résigner éprendre place sur lesmarcbes
d'un escalier, s'ils voulaient ne pas s'en retourner saos avoir rien entendu.
Cette séauce commença par la lecture de deux fort intéressants rapports
de M. Rémond sur les travaux des commissions dans les deux journées
du jeudi et du vendredi ; celui des travaux du mercredi avait été fait le
soir même de ce jour, d'une manière également remarquable, par
M. Pierre Pichelin* Le premier rapport d'œuvre fut celui du P. Adolpbe,
{rardien des Capucins de liantes, sur le Tiers-Ordre de Saini-François
d'Assise. W. Reneaume lut également celui qu'il avait déjà communiqué
en commission sur le Comité catholique de Nantes, appelé à recevoir du
Congrès, dont il sera comme le mandataire, uue impulsion féconde»
Deux jeunes gens, l'un de Nantes, l'autre de Rennes, appartenant tous
deux à cette phtilaoge qui, dans l'âge de l'enthousiasme, a su placer bien
haut les inspirations de son cœur et qui fournira à la génération future
ceux qui seront les chefs de la lutte, et, tout donne lieu de l'espérer, les
heureux, au jour dn triomphe^ ont fait des rapports sur des sujets du
plus haut intérêt. Le premier, M. G. Renou, a parlé des pèlerinages k
Jérusalem; le second, M. Brunégat, a décrit Torganisation et les œuvres
de la merveilleuse conférence de Saint-Yves, qui, ayant à Rennes son
centre^ sait trouver le moyen de s'occuper de tout dans la ville et de
rayonner au loin pour servir partout les intérêts de Dieu et des âmest
C'est h M. de la Marzelle qu'était réservé le triomphe le plus comple.
de cette soirée mémorable. Il a dit ne s'être jamais trouvé en face d'une
assemblée qui l'excitait davantage ; jamais auditeurs n'ont trouvé dans
un orateur quelqu'un qui les comprit plus complètement et sût mieux
trouver les mots capables de faire vibrer leurs cœurs. Analyser ce dis-
cours est chose impossible. Qu'il nous suffise, pour faire comprendre l'émo-
tion profonde que produisaient ces paroles, de dire que les applaudisse^
ments succédaient aux applaudissements. Lorsque, à la fin de son discours,
rappelant des paroles de Napoléon Ut, lejeune député fit l'éloge des régi-
ments écrasés, et que, se tournant vers M. de Cazenove, le mutilé de
Patay^ le gendre et le beau-frère des deux Rouillé, morts pour défendre
la France sous le drapeau du Sacré-Cœur, il fit entendre ces paroles :
« Les héroïques vaincus sauvent quelquefois plus Vhonneur que les
régiments victorieux. Il en reste toujours assez pour relever les dra-
peaux immortalisés par leur héroïsme* Qu'ep pensez- vous, mon cher
Cazenove 7 » un nnthousiasme ùMlescriptible s'empara de tous et des
404 CHROmQUE
laWes d^applaudissements qae rien n'aarait pu arrêter, dirent à Toratenr
qn'il a? ait bien parlé. Sous le coup de réoDotion qu'il ressentait en son
âme, Monseigneur se fit Tioterprcle dts seniiments de tous. Il était
heureux et fier d'être évoque i)e Nantis; heureux de redire aux jeunes
gens : c Ne restez pas chez ?ous: on fous appelle, allez au cooibat ! »>
Le samedi 20 fut occupé uniquement par les travaux des commissîons.
— Le dimanche matin, les meiiibrrs du Congrès se réunirent & la cathé-
drale. Monseigneur cc.èhra la sainte messe, leur fit entendre quelques
nouvelles paroles toutes pieuses et fortifiantes et leur distribua la sainte
communion.
La séance de clôture a été des plus brillantes. Bien avant qa^elle
commençât, toutes les pinces étaient prises. Monseigneur fnit son entrée,
accompagné de plusieurs sénateurs et députés : BL Guibourd, sénateor,
MM. de la Biliais, de la Ferronnays,, Le Cour, députés de la Loire-Infé-
rieure, Emmanuel Halgan, sénateur, de la Bassetière, député, de la
Vendée, des principaux membres du Congrès, des chanoines, de ses vicaires
généraux, des curés d^la ville, de nombreux ecclésiastiques et des laïques
qui sont à la tête des principales œuvres. Bf. Catta lit le compte rendu
général du Congrès. Négligeant à dessein les détails, qui auraient néces-
sairement amené des redite?, il s'est contenté de vues d'ensemble, qui,
exposées avec un grand talent, ont fait de son rapport un discours, ac-
cueilli avec la plus grande faveur.
Présenté par son ancien collègue de l'Assemblée de 1871, M. le séna-
teur Chesnelong se lève et adresse à l'Assemblée des paroles impatîem-
ment attendues et aviiement écoutées. C'est bien la personnification
de l'orateur, chez lequel tout concourt à l'action. La voix, le geste, les
mouvements, tout se réunit pour rendre plus saisissants encore les fins
aperçus, les pensées profondes, les touchantes éndotions, les protestations
indignées, qui se succèdent, exprimées dans un merveilleux langage.
C'est la nécessité de la lutte qui est la pensée fondamentale de ce discours.
Mais, pour que la lutte soit plus énergique et plus sûre, il faut que le
péril soit montré. Ce péril, c«3 n'est ni le péril financier, ni le péril ma-
tériel, quelque terrible que soit la situation à ce double point de vue,
c'est le péril social, venant de l'exclusion volontaire de la pensée chré-
tienne dans la direction de la société. L'origine et les développements
de ce péril depuis les absurdes utopies de l'Assemblée Constituante jus-
qu'à nos derniers temps ; les manifestations de cette exclusion dans la
confiscation faite depuis sept ans des libertés les plus précieuses et les
plus sacrées, voilà^ ce qui, pendant plus d'une heure, a tenu frémissante
une assemblée, saisie tout entière dés le premier moment.
Lorsque le bruit des applaudissements eut cessé, Monseigneur, invité
par M. de Cazenove, remercia avec émotion Téminent orateur; puis,
CHRONIQUE 405
s'adressant à rassemblée, il lui donna comme dernier conseil, et, on
peut dire, comme mot d'ordre, ces deux mots : « Prière et travail ». Cette
allocution chaleureuse terminée, tous les assistauls se sont agenouillés,
et la bénédiction épiscopale est descendue sur les léles prosternées.
Ainsi, par un nouvel acte de foi, s'affirmait le caractère profondément
catholique de cette réunion, qui laissera de profondes traces dans la mé-
moire de ceux qui en furent les témoins.
C'est au pied des autels que le Congrès devait cependant finir ses
assises, comme il les avait commencées. A sept heures et demie, une
foule nombreuse remplissait la cathédrale, pour assister h la dernière
réunion. M. l'abbé Peigeline, chanoine, supt^rieur de TExlernat des
Enfants Nantais, a prononcé le sermon de clôture. S'inspirant de la vieille
légende de saint Christophe, qu'il a merveilleusemenl commentée, il a
montré la France séparée de l'Église, sa mère, par le torrent trouble et
impétueux de la Révolution. C'est aux catholiques de la prendre sur leurs
épaules, comme le géant prenait les voyageurs sur les siennes, de s'en-
gager résolument dans les eaux profondes et de la porter sur lautre
rive. Qu'ils ne s'effraient pas des obstacles. La difficulté est grande, les
ennemis sont nombreux, c'est vrai, mais pour assurer leur marche, ils
peuvent s'appuyer sur la Croix, ils ont avec eux la Vierge Marie.
Le respect dû au lieu saint a contraint plus d*une fois les auditeurs à
contenir dans leurs âmes l'admiration qu'excitaient ces paroles si dignes
de terminer cette série de remarquables discours.
Un salut solennel, pendant lequel s'est faite la procession du T. S. Sa-
crement, a suivi le sermon. C'était une démonstration splendide de foi.
Derrière la sainte Hostie que portait Monseigneur, marchaient trois ou
quatre cents hommes tenant des cierges allumés, et ayant à leur tête
plusieurs sénateurs et députés. Lorsque, avant la bénédiction, le TeDcîim
retentit sous les voûtes saintes, ce fut vraiment l'hymne de la reconnais-
sance et de l'amour. Chacun remerciait Dieu d*avo.r fait réussir l'œuvre
entreprise pour sa gloire et renouvelait la promesse de rester fidèle et de
se dévouer sans réserve.
Nous ne ferons, en terminant ce compte rendu^ qu'une réflexion. Les
catholiques ne sont pas seuls à se réunir en congrès. D'autres qu'eux le
faisaient à Lyon, il y aqut-lques joirs. Pourquoi, ici, cette paix, ce calme,
cette étude tranquille des questions les plus graves; pourquoi, là bas, au
contraire, ces récriminatious, ces appels à la révolte, ces excitations à
la guerre des classes les unes contre les autres ? La réponse est bien
simple : la vérité et la justice sont seules maîtresses d'elles- mêmes ; car,
seules, elles s'appuient sur Dieu.
Abbé P. Teulé.
MÉLANGES
ToMBCAu d'Edouard Turwktt. — Nous refenow sur ane foucbaDte
eérémonie dont nous n'avons pu, le mois dernier^ donner qn'on compte
rendu sommaire et nous profitons de eette occasioD pour reetifier des dé-
tails inexacts empruntés à une feuille rennaîse.
Nos lecteurs savent qu'en 1884 une souscription a été ouverte pour
élever au poète breton un monument digne de lui dans le cimetière de
Rennes. Le chiffre modique des offrandes recueillies et les modestes
ressoorces de M»» Turquety n'eussent pas permis de réaliser compléte-
meot ce projet, si M. Léofanlî, sculpteur d'un graod talent, déjë connu
par des œuvres importantes, n'avait nâs gratuitement à la disposition du
Comité son temps, son inspiration et ses soins. Grâce à lui, l'auteur
d'Amotir et Foi repose enfin sous un tombeau qui fait honneur à l'ar-
tiste et en même temps est un bel hommage à la mémoire du poète. 11 a
été inauguré le vendredi 15 octobre dernier, à deux heures de l'après-
midi.
La nombreuse assistance appelée au cimetière par la sympathie ou la
curiosité a beaucoup admiré le monument: il se compose d'un sarcophage
en granit surmonté d'une stèle de même matière, le tout d'an dessia pur
et élégant. Sur un socle accolé à la stèle, s'élève le buste en bronze d'E-
douard Turquety, reproduisant très fidèlement les traits du poète : il est
plus ressemblant que cefui de Barré, quoique M. Léofonti n'ait eu pour se
guider qu'un portrait à l'huile, une photographie et les indications de
M»e Turquety. Au-dessous se détachent des ornements allégoriques en
bronze (une lyre, une palme et une couronne) d'une exécution parfaite.
Tout cet ensemble, selon l'expression de M. Saulnier^ charme les yeux et
fait rêver de poésie.
Au fronton e^ gravée cette seule inscription :
A EDOUARD Turquety
Et au-dessous : Rennes, 1807. — Paris^ 1867.
Sur les faces latérales, on a rappelé les titres des recueil» de Turquety.
Amour et Foi^ 1833. — Poé9ie eatholiquef 1836r — Hy/mnes sacrées,
1839. — Primavera, 1840. — Fleurs à Marie, 1845. — Un acte de Foi^
1868.
Les discours prononcés en face du monument par M. Saulnier, président
du comité, et M. l'abbé de la Ville-au-Gomte, vicaire à Saint-Aubin, initia-
teur de la souscription, ont trouvé de l'écho dans tous les cœurs : les
honneurs de la jonrnée ont été pour Edouard Turquety et pour l'artiste
qd a si bien compris le désir et la pensée des amis du poète.
MÉLànQis 4D7
En ce temps où l'on prodigue le marbre et le bronze à des célébrités
d'un aloi douteux, bous sommes beureux que justice ait enfin été rendue
à un écrivain breton qui ne comptera pas parmi les plus illustres, mais
qui mérite de revivre dans le souvenir de ses compatriotes. Disons avec
M. de la Ville-au-Gomte :
« 0 cher et vénéré poète, vous dont la chaste muse chanta le Chris
et sa mère, permettez à un ministre de leurs autels d*applaudir au spec*
tacle qu'il a sous les yeux. De nobles cœurs battent à votre seul nom et,
je l'espère, Venflammeront encore à vos accents pour célébrer ces grandes
choses qui furent le triple objet de votre magnanime passion : la Religion !
la Patrie ! la Famille !
« Oui, non plus que votre cendre, votre souvenir ne sera exilé du sol
des ancêtres. Il vivra comme vit la mémoire du juste : In memoriaœterna
eritjustus ! »
M. HiPPOLYTE DU Gleuziou. — Nous lisons dans ri/id^p^ntfanca Bretonne :
< L'honorable famille du Gleuziou, si terriblement éprouvée depuis
quelques semaines, vient encore d'être on ne peut plus douloureusement
frappée dans la personne de son chef respecté.
u Nous avons, en effet, le douloureux regret d'enregistrer la mort de
M. Hippolyte Raison du Gleuziou père, décédé hier matin, à six heures,
à son hôtel, h Saint-Brieue, à Tâge de 67 ans, suivant de quelques jours
dans la tombe son fils bien-aimé, dont la mort lui avait été des plus
sensibles.
ce M. du Gleuziou souffrait depuis longtemps; mais, chrétien dans toute
la noble acception du mot, il supportait courageusement ses souffrances
et, réconforté par les sacrements de l'Ëglise^ il a vu venir la mort avec
calme et sérénité.
u Catholique et royaliste, il n'a jamais séparé dans son cœur l'amour
de l'Église et l'amour de sa patrie. »
M. Hippolyte du Gleuziou, ancien directeur de la Foi BreUmne, était
un des vieux et fidèles amis de la Reime de Bretagne et de Vendée, à la-
quelle il avait collaboré, au début. Nous nous associons avec une doolou^
reuse sympathie aux regrets de sa famille et de ses nombreux amis.
Séângb annuelle de la Société académique de Nantes. — La So-
ciété académique de Nantes a tenu sa séance annuelle, le dimanche soir,
21 novembre, dans la salle du cercle des Reaux-Ârts, sous la présidence
de M. Eugène Orieux, qui a lu un remarquable discours sur \ Imagina-
<ton. L'auteur de ce délicat recueil de vers, L'heure du rêve^ était bien
là dans son élément, et si nous avons un regret, c'est que la longueur
inaccoutumée de notre chronique ne nous permette pas d'analyser ces
pages élégantes etd'ea citer quelques fragments.
408 BIBLIOGRAPHIE BRETONNE ET VENDEENNE
Voici la liste des récompenses décernées par la Société académique :
Rappel de médaille d'ur, à M. Kerviier, ingénieur en chef à Saint-Na-
zaire, pour deux ouvragps : Etudes histori^utsel biographiques . — Médaille
d'or, à M. Rouaud) rue Mondésir prolongée, à Nantes, pour des poéïies.
— Médaille de vermeil, graud module, à Jean Ploarech. (Pseudonyme
de M''^ Biou, fille de Thonorable et sympathique juge de paix du tei* can-
ton de Nantes, ancien président de la Société académique). — MéduiJe de
bronze, à M. Rouaud^ commis d'économat à l'Hospice Général de Nantes,
pour des poésies. — Une mention honorable à M. Achille Miliien, de la
^ièvre, pour des poésies.
— Noire ami M. J.-G. Roparlz vient de terminer un Kyrie solentiel^ pour
quatP) voix soli, et chœurs à quatre voix. Le Saint-Père, qui a daigné
en accepter ia dédicace, a adressé au jeune compositeur sa Bénédiction
Apostolique pour lui et les siens.
BIBLIOGRAPHIE BRETONNE ET VENDÉENNE
^ De Marseille au Havre par le chemin des écolikrs. Essais du traa-
satianiiqne la Gascogne, par Chailes Doyuel. — lu 8"*, ^6 p. Nantes, imp.
Vincent Fortst et Emile Grimaud. Tiré à 100 ex.
Extrait de la Revue de Bretagne el de Vendée.
Dieu et le Roi, {.oésies, par Emile Grimaud. In-t8 jésus, de 220 p.,
titre ro«'ge et noir. Nantes, imp. Viment Forest et Emile G'imauf.
Pdris, lib. académique Didier, Perrin el Ci», suce, 35, quai des Grands-
Âugustins. N.intes, Lauoë et Métayer, rue Saint-Pierre, 2, M^^^ Thouroude,
Hdule-Grande-Rue, 25 3 fr. 50
25 ex. sur papier vergé 6 fr.
Cet ouvrage se vend au profil de l'œuvre des Frères des Écoles tliréliennes.
Etat (l') des Personnes en Frange avant 1789, par H. Casiounel des
Fosses, membre de la Société de G»^ograptiie. — ln-8o, 117 p. Nantes,
imp. Viixent Forest et Emi!e Grimaud 2 tr.
Héiutilr (un) de Brizeux. — Poésies de M. Joseph Rousse, par M. Ju-
lien Duchesue. — Gr. iu-8", 36 p. Rennes, Oberlhur.
Esirait des Annales de lirelayn^.
Imagination (l'). Discours prononcé dans la séance du 2t novembre
1886, par M. i'J. Urieux, piésident de la Société académique de la Loire-
Inférieure. — Nuntt's, imp. L. .^iCUiaet.
Notre-Dame du Roncier, par Rlax. Nicol, chanoiue honoraire. — Pet.
in-8o, 135 p. avec pi. Se vend au profit de Péglise. Vannes, libr. Eug.
Lafolye.
LES SÊVtCjNÊ ÔIJBLîÈâ
SOUVENIRS DU IVn* SIÈCLE
IV'
LES MALHEURS D'UN MONTMORON
Le lundi 9 avril iQ74> ^i*ois Sévigné se Irouvaienl réunis dans la
chapelle des fonts baptismaux de Téglise Saint-Paul de Paris.
Charles, le brave et trop galant guidon des gendarmes du Dau-
phin, chef de la branche aînée, s'étail arraché à ses mille et une
conquêtes pour venir nommer un jeune cousin, fils unique d'un autre
Charles, comte de Hontmoron, chef de la branche cadette, con-
seiller de grand*chambre au parlement de Bretagne : il avait pour
commère Marguerite Bodinet, femme de Thomas Dreux, seigneur
de Brézé, conseiller au parlement de Paris, beau-frère du magis-
trat breton >.
L'enfant, jusqu'alors anonyme, qui signait pour la première fois
Charles de Sévigné^ touchait à sa onzième année K Tout semblait
lui préparer une brillante destinée. Ne devait-il pas un jour s'as-
seoir sur les fleurs de lys, comme son père, son aïeul, son
bisaïeul? '. Son nom, l'antiquité de sa race, ses attaches de parenté
* Voir la livraison de jain 1885. pp. 427-446.
i. Lfis iucendies de 1871 ont déiroit les registres paroissiaux de Sainl-Paul :
Tacle de baptême du 9 avril 1674 avait été heureusement relevé avant 1870 par
M. Jal qai en a donné un entrait dans son Dictionnaire critique et historiqu-e (2* édi*
Uoo. p. 1132.)
2. L'acte constate quâ l'enfant est né le 12 mai 1663.
3. Son biseienl, Gilles de Sévigné, est entré au parlement de Bretagne en 1587,
son grand-pére, Rcnaad» en 1616. Nous verrons plus loin que son père y a été reçu
en 1659.
TOME LX (X DE LA 6* SÉBIB). 27
410 LBS XÀLHEtms d'un xontmoron
ne lai assuraient-ils pas un rang élevé dans l'ordre privilégié
anquel il appartenait et le droit de jouer un rôle utile dans les
affaires de sa province? Quelques-uns des assistants, officiers de
Téglise et passants amenés par la curiosité, jalousaient peut-être
ce petit seigneur pour qui la vie s'ouvrait si belle et si facile.
Trompeuses apparences! En réalité, cet avenir envié était gros
de difficultés. Qui le savait mieux que M. de Montmoron?
Nous nous imaginons volontiers qu'en ce jour de fête et d*intime
réqnion, sous le masque du gentilhomme lettré, aimable, enjoué,
spirituel, un peu fin et paradoxal, un observateur attentif eût
surpris des mouvements involontaires — plis de la bouche ou
froncement des sourcils, — indices d'une constante et douloureuse
inquiétude. Le comte ployait sous le poids des soucis! Resté veuf,
vers 1667, avec son fils et une fille de quatre ans plus jeune, il se
voyait accablé de procès et d'affaires qui, selon l'expression d*un
de ses hommes de loi, lui causaient des chagrins intolérables.
Depuis plus de seize ans, des adversaires acharnés, créanciers plus
ou moins légitimes, lui disputaient la succession bénéficiaire de
son père, qui était elle-même sa débitrice. Le plus clair de ses
ressources fondait en frais de procédures et de voyages.
La dot de leur mère mettait ses enfants au-dessus du besoin;
mais, lui, laisserait-il de son chef à l'héritier de son nom un pa-
trimoine incontesté, assez considérable pour qu'il pût soutenir l'é-
clat de^on rang? S*il fallait au contraire entrevoir la déchéance
prochaine de sa maison, quelle éventualité que celle qui froissait
également les fibres de son cœur paternel et l'orgueil de l'atné des
Montmoron!
Chaque fois que ses regards se posaient sur son fils, le redou-
table problème — dont la solution ne dépendait qu'à moitié de
son intelligence et de son énergie — se présentait à sa pensée
sans aucun doute**, et son visage, si maître qu'il fût de ses im-
pressions, pouvait difficilement ne pas refléter quelque chose de
ses tristes préoccupations. Ilélas t ses prévisions les plus sombres
furent dépassées^ comme on le verra par l'histoire que nous allons
raconter.
LES MALHEURS d'uN XORTMOROir 411
Les malheurs du jeune Charles de Sé?igné sont nés de lo siiua*^
tioQ embarrassée que son père avait dû subir. Nous sommes done
enlratoé, pour ëlre inlelligible, à remonter aux origines et à bire
un peu la biographie du comte de MontmoroD, au risqua de re-
prendre quelques détails déjà connus de nos lecteurs. C'est une
partie nécessaire de notre récit.
I
Le conseiller breton avait vu le jour sous une plus heureuse
éloile; car, à Tépoque de sa naissance, son père, Renaud de Sévi-
gné, entré au parlement de Rennes plusieurs années auparavant,
allié par son mariage à une riche famille du pays nantais, était en
droit de concevoir pour lui de brillantes espérances S Elles se
fussent réalisées, si, vers 1626 ou 1627, l'enfant n'avait perdu sa
mère — remplacée peu après par Gabdelle du Bellay *•
H°^<» de Monlmoron, seconde du nom, de 1629 à 1646, donna à
son mari une fille qui mourut en bas âge et sept garçons dont cinq
survécurent à leurs parents. Le fils aîné do premier lit et sa sœur
1. Charles de SétigDè, Dé à la flo de novembre i62â, ondoyé lé mois snitant, fat
nommé à la cathédrale de Rennes, le 23 Janfier 1623» par son oncle à la mode de
Bretagne, Charles de Sévigné, baron da Rocher et d'Oliret, et par Renée dé Thon,
femme da premier président, Jean de Boargneaf. (Registres de bapléme de la cathé-
drale. — Ârehifes du greffe du tribunal civUdê Renneë,)
U rendit pins tard le même office, noas en sommes eotftaincfi, air fils uolqoé
de U marqaise de Sévigné, qot^ à son todr, ne pot refasér de tenir itftf his fonts
de Saint- Paal Tenfant de son parrain.
2. Renaud de Sérigné, accordé par contrat do dimaoelte 7 noteffibre 1627, épon
sa le lendemain, en la chïipeHe dn château de Coudra} (par. de S'^Oeofs au
Maine), (^abrielle du Bellay, lîlle de feo Charles da Betltrf, seignetfr de la Fétrittéé,
et de Radegonde des Rotoars. M« le comte de Beaoche^ne, qui nous a grâdeasMr*
ment adressé nue copie de cet act« et d'autres doeameofs pf édent coneemafft !a
famille do Bellaf, n'a pu décoofrir l'acte de baptême de M"* de Montmofon, fiée éifire
1603 et 1608. Son corps, d'apré* le registre de sépoltore, a été amené de Bre^
ugne, iraaiporlé aa cbateau du Coadray ei lahiffflé, le 7 jtntler M$, ûâûê Testas
SaiswDcDys.
4it hE8 iîALHEtJRS D^UfC iiONtiiOROK
Anne ne purent avoir qu'une part bien mince de soins et de (eh-
dresse, celle qu'on leur devait» Disons, pour être exact, qu'il n'y
a pas trace dans nos pièces d'une seule plainte formulée par ceux-
ci contre leur belle-mère.
Grâce à ses relations, M. de Hontmoron obtint des provisions ponti-
ficales en vertu desquelles Charles, au cours de sa seizième année,
fut admis, par procuralion, le 16 août 1638, au chapitre de la ca-
thédrale de Rennes, en qualité de chanoine '. Il n'avait pas sollicité
cette prébende pour enterrer son fils dans un canonicat,car la démis-
sion suivit de près. Ne voyons là qu'une ingénieuse combinaison
^pour arriver à retenir une pension de deux ou trois cents livres, —
de quoi payer les frais d'étude du jeune garçon destiné d'ores et
déji^ à la magistrature. Les mœurs du temps autorisaient ces arran-
gements de famille.
Rappelons que Charles de Sévigné, alors seigneur de la Boue-
xière 3, siégea pendant quelque temps au parlement de Rouen où
il fut reçu le 10 février 1648 '. Il n'en faisait plus partie que no-
1. Registres des actes capitulaires, {Archives d'Ille-^t-Ytlaine,^ G ^^) • — Antoine
Desclaux, prêtre, docteur en théologie, a été mis le A octobre 1638 en possession
du canonicat de Charles de Sévigné.
2. La terre et seigneurie de la Bouexiére. située dans la paroisse de Saint-Dona-
tien (de Nantes), provenait de la première femme de Renaud de Sévigné, Bonaven
ture Bernard, fille de Pierre Bernard, s' de la Turmélière, président à la chambre
des comptes de Bretagne, ancien maire de Nantes, et de Bonaventure de la Boue-
xiére.
3. Documents manuscrits du fonds Martinville {Bibliolhique publique de Rouen) -^
Stéphane de Merval. Catalogue et armoriai des présidents el conseillers au Parlement
de Rouen, Evreux, 1867, in 4*, p. 76. — L'abbé Farin, Histoire de la viUe de Rouen,
'3* édition, 1738, in A\ 2* partie.
Le parlement de Normandie, à la suite de la révolte dite des Ntks-pieds^ avait été
interdit, puis remplacé par une commission, puis rétabli et rendu semestriel, avec
une augmentation de soixante membres. Ce fut un de ces offices nouvellement créés que
Jean-Bapliste Peschard, baron de Beaumanoir, acquit, & bas prix sans doute, et
revendit à Charles de Sévigné. Celui-ci eu jouit peu de temps : une déclaration du
roi, de mars 1649, à la demande des anciens magistrats du parlement» supprima les
charges récentes, sauf seize dont les titulaires durent rembourser le piixdes autres
Qffices non maintenus, parmi lesquels celui que possédait M. de Sévigné. On voit
dans V Histoire du parlement de Normandie de M. Floquet (tome V) que pendant les.
■ f nr
'•J.
LES MALHEURS VVH MONTMORON 413
minalemént, lorsque son père mourut en septembre 1657, dans sa
soixante-sixième année «•
Le vieux magistrat^ doyen de la grand- chambre, créé comte
neuf mois avant sa mort, disparut au moment opportun. On lui
rendit tous les honneurs dus à sa haute position. La cour, le cha-
pitre de la Cathédrale, assistèrent à ses obsèques dans l'église des
religieux de Saint-Dominique * ; mais sa tombée peine fermée; son
fils alnéy héritier principal et noble, eut à faire face aux plus sé-
rieuses difficultés.
Nous avons vu ailleurs que Renaud de Sévigné laissait un patri-
moine chargé de dettes, des enfants de deux lits et une jeune
femme >. Après dix*huit mois de second veuvage, il avait convolé
en troisièmes noces avec Renée du Breil de Rais, veuve elle-même
de Charles Visdelou deBienassis, compliquant ainsi pour Tavenir
une silualion déjà bien assez embarrassée.
Sa succession fut acceptée sous bénéfice d'inventaire, et tout
aussitôt les procès commencèrent. H°^« de Montmoron demandait
son douaire et les autres avantages stipulés dans son contrat de
mariage. Dé vigilants créanciers produisaient leurs prétentions et pour
plus de sûreté mettaient arrêt sur les revenus entre les mains des
fermiers. Charles de Sévigné réclamait comme héritier de sa mèie
troubles dé la FronJe^ les magistrals de créatio» nouvelle se raagëreni du parii de
la cour et se réuairentà Vernon, tandis que les antres accueillireot en sauveur le
duc de Longucville. Charles de Sévigné se trouva donc dans un camp politique op-
posé à celui de ses cousins de la branche aînée.
1. Renaud de Sévigné était né à Rennes et avait été baptisé en Saint-Sauveur le
7 novembre 1592.
2. Registres secrets du Parlement. CCIX, f* 10 s* (Archives de la Cour d'Appel),
— Registres capitulaires, d'après un extrait déposé au GreQe du tribunal civil de
Rennes.
Les Sévigné-Montmoron avaient un enfeu dans la chape.le du couvent de Notre-
Dame de Bonne-Nouvelle; Gilles de Sévigné et Charlotte de Montmoron^ sa femme,
s'y étaient fait inhumer. Leur fils Renaud acquit une place de pierre tombale pour
lui et ses successeurs» par acte de fondation du 12 juillet 1622. {Archives d*Ille-el
Vilainey fonds des Jacobins, no 146, liasse 23.)
3. Voir notre deuxième étude {Revue de Brelagne et de Vendée, juin 1885, p. 435,
note 2 et p. 440.)
414 UM muauiui p'dii monihoron
et comme pupille le reliquat da compte dont soo père était resté
débiteur vis-à-vis de sa sœur et de lui, Lesenfauts du second lit
entendaient de leur côté être colloques pour ce qui leur était dû
du chef de Gabrielle du Bellay et comme légataires particuliers de
Renaud.
Le comte de Jlonlmoron avait donc A lutter contre de nombreux
adversaires dont Tun lui ménageait une surprise^ Au moment où
}\ était en instance pour se faire pourvoir delà charge de conseiller
originaire au parlement de Rennes, vacante par le décès de Renaud
^ charge qui lui appartenait par privilège d'atnesse, — il apprit, à
son grand étonnement, que l'atnéde ses frères consanguins, René*
François, sollicitait loi«m6me des lettres de provision;, en vertu
d*un acte de démission et d'un traité de cession datant de 1654.
Le coup venait de deux côtés, car Vt^^ de Montmoron n'y était
pas étrangère. Son beau^fils avait vu de mauvais œil le deuxième
convoi du vieux magistrat. Un vieillard de soixante-deux ans,
chargé de famille, épouser une jeune veuvci mère de trois enfants I
D'une part, aveuglement et folie ; de l'autre, séduction et calculs
intéressés! Au tort inexpiable que Charles eut peut-être d'apprécier
trop librement la conduite de son père et surtout les manœuvres
de René du Breil, il en ajouta un autre en insistant pour une red-
dition de compte. C'en fut assez pour lui aliéner les bonnes grâces
des deux époux, pendant que les plus proches parents de Gabrielle
du Bellay, mus par un intérêt de famille, s'attachaient au conlraircf
à les gagner V
H.etM"^" de Halnoë tramèrent au profit de leur neveu un véritable
complot auquel s'associa certainement la troisième femme. Le con-
seiller, cajolé, circonvenu, caplé, se prêta à ce qu'on voulut. Six
semaines après avoir épousé M°^« de Bienassis, appelé en Basse-
Bretagne par une commission de justice, il fut attiré à Hennebont :
là, sous la couleuvrine du Fort-Louis dont son beau-frère était
1. Nous renvoyons à notre précédente étude où noas avons donné des détails
biographiques sur Éléonor du Bellay, sœur de M** de Montmoron, et sur Jacques de
Maiffoé, son mari. (Revue de Bretagne et de Vendée, décembre 1885, p. 420.)
LES jNAiiHisims d'un moshioron 415
commandant milUaire» il comparut le 30 août i654 devant deux
nolaires du lieu, Marquer et Bourgeois, et déclara se démettre de
son office, à charge de survivance, en faveur de son fils polné,
René-FrançQis de Sévigné, seigneur de Cheméré. Le lendemain,
il la lui vendit au prix de cinquante mille livres •— elle en valait
plus de cent mille ! — et stipula toutefois qu'en cas de sarvenanee
d*enfants de sa récente union, le cessionnairé verserait vue somme
de douze mille livres payable à leur majorité, avee intérêts du jour
de la mort du cédant K
En souscrivant i ces conditions exorbitantes, le vieillard n'avait
pu obéir qu'à des suggestions étrangères» Il ne fut pas difficile à
l'héritier lésé de nommer les instigateurs de cette collusion et d'ob-^
tenir delà justice la reconnaissance formelle de ses droits méconnus.
En moins de deux ans, il fit prononcer par le parlementât par le
conseil du Roi la nullité des actes de 1654 : le 16 novembre 1659,
la cour l'admit à prendre possession du siège qu'il devait occuper
vingt-cinq ans \
Il fut moins heureux vis^'à-vis de M"'* de Montmorèn. Après avoir
plaidé contre elle en termes très vifs, il s'était vu obligé, dès 1658^
d'accepter une transaction onéreuse : plus tard, deux arrêts du par-
lement le forcèrent à supporter la charge de son douaire qu'il lui
disputait.
Entre temps, il s'allia à une riche famille, alors assez obscure
quoique noble, appelée à briller bientôt dans les charges de Cour.
Marie Dreux, sa femme, qu'il perdit malheureusement après quel-
ques années de mariage, était fille d'un ancien collègue de Renaud
de Sévigné. La dot qu'elle lui apporta — * cent trente cinq mille
livres — releva sa situation, isans toutefois le mettre à l'abri de
nouveaux soucis '.
1. Ces renseignements sont enoprnntés au factum jndiciaire que Charles de Sévi-
gné a servi au parlement de Bretagne et dans lequel il a reproduit teitoellement
{es actes attaqués (Bibliothèque publique de Bennes, 176 E ^.)
2. Lettres de provision du 20 septembre 1659. (Registres d'enreglstrement> XV,
f« 60 — Archives de la Cour d'Appel),
3. Contrat de mariage du 22 août 1660 (Bertelotet Bobuon. notaires i Rennes -*
416 us ukuûum D*im uomiÊxmo^
Ijonqo'ene mourut, bien jeune encore, vers 1667, la sœur ger-
maine de son mari, Anne de Sévigné, était mariée depuis Faonée
précédente *• A i'ftge de quarante-deux ans, elle avait épousé, pro*
bablement contre le gré Je son frère, Thomme qnt devait Mre
pendant plus de trente ans Tadversaire obstiné et impitoyable de
ses plus proches parents.
Louis*Francois Le Febvre de Gaumartin, de la branche des mar-
quis deCailly (en Normandie *), fils alnéd*un ancien magistrat devenu
ambassadeur en Suisse et conseiller d'État^ avait pour mère Gene-
viève de la Barre ^ cette bonne femme Saint-Polà qui ses enfants
hisaient des procès qu'elle perdait, à leur grande joie ^ On peut
juger par là s*il hésita à partir en guerre contre son beau-frère,
pour peu qu*il y eût entre eux le moindre désaccord d'intérêt
Quel ftit le canêê MM f II porta sur le partage des biens mi^er-
nels et naquit à Toccasion de la succession bénéficiaire du père.
Aucune pièce ne nous permet de fournir là-dessus des détails ab-
solument précis i au surplus, que nous importe ? C'est assea pour
nous de savoir que M»« de Cailly se prétendait créancière de son
frère at que ses prétentions Airent admises, en tout ou en partie,
ÂrdAtu iê la Conr (Tappil)* — M"* Dreux y stipule qo'aa cas où hribt JuuiiS^fga
tttte» à titr« tant d'avancement d'hoirie sur m successloc que de parUge de celle de
son tnari, eicederait la part de celle-ci, elle lai fait donation de Tescédeni^^^br de
mobilier permis aox personnes noble?.
Tfacmas Dreux, frère de Madame de Montmoron, acheta la terre de Brézé par con-
trat du premier juillet 1667 et obtint en août 1685 des feltres de nouvelle érection
de cette seigneurie en marquisat* Ce fut son Ois, Thomas, qui commença la série des
marquis de Dreux-Brézé, grands maiires des cérémonies de France : il y en avait
encore un en 1830, dont le père, Henri-Evrard, décédé en 1829, était en fonctions
en 1789. On sait en quels termes Mirabeau apostropha ce dernier après la séance
royale du 23 juin.
1. Voir, pour Tétat-civil d'Anne de Sévigné« noire troisième étude, (fieoue de Bre-
tagne et de VendcCf décerabre 1885, p. 420, note 2.)
2. Voir sur la famille Le Febvre de Gaumartin le grand ouvrage généalogique du
P. Anselme, VI, p. 547, et le Diclionnaire de la Noblesse de la Chesnaye des Boi»
(édition de 1865), VII, col. 989.
3. M"* de Sévigné rappelle ce délai! en annonçant à sa fille la mort de M"* de
Gailly mère, dans une lettre du 5 février 1693 {édilion dtée, X, p. 104.)
LES MALflfitRS D'uN MOHTlIORON 417
m
par un certain nombre de décisions judiciaires passées ou non en
force de ciiose jugée S
Ualheureusemenly sa mort — sans enfants — ne mit pas fln à la
lutte. Le marquis de Cailly, soit comme donataire en vertu du con-
trat de mariage, soit comme légataire de sa femme, resta investi
des droits mobiliers de celle-ci et continua à les revendiquer avec ,
d'autant plus d'ftpreté quUI n^avait pas de ménagements à garder '•
Les relations entre les deux beaux-frères prirent d'ailleurs dès
le début le caractère d'hostilités ouvertes. Ils devinrent fort anitnés
Tun contre Tautre, et toute rencontre provoqua d*aigres discùs-
sionS) bien près de dégénérer en voies de fait.
Un jour, le SSaoùt i671, Charles de Sévigné se rendit au bureau
du contrôle à Rennes, avec deux notaires, pour faire constater de
graves irrégularités commises au cours d*une procédure. Le Febvre
de Caumartin survint et chercha à deviner ce qui amenait là son
adversaire. Celui*ci se garda bien de Ten instruire, et comme
Tautre Tinterrogeait à ce sujet :
«- Ne pénétres pas dans mes secrets, lui dit-il : je ne veux pas
pénétrer dans les vôtres.
Le marquis de CaiHji irrité de cette résistance, se jeta sur le
procès-verbal que rédigeaient lei notaires et voulut Tarracher de
leurs mains. Sévigné n^évila une collision qu^en se hâtant de sortir.
Au mois d^oclobre suivant, une scène plus violente avec un de ses
frères faillit transformer un des prétoires de la ville en arène ensan-
glantée '.
1. Anne de Sévigné avail reça de son frère à titre de partage provisoire la terre
de la Bouexière qu'elle lai restitua en vertu d'un partage définitif du 28 octobre
1664 qui fixa ses droits. Plus tard son mari réclama à sou beau-frére, en se fondant
sur ce dernier acte, des sommes montant au total à environ cinquante mille livres.
2. Devenu veuf en 1675, il convola en 1681 avec Françoise-Elisabeth de Brion
dont il eut plusieurs enfants et en 1694 avec Marie-Marguerite Baron de Cotlainville
qui mourut eu 1715 sans postérité. Nous ignorons la date de la mort du marquis
de Cailly : son fils unique, officier de cavalerie, fut tué devant Turin le 6 septembre
1706 : les biens de sa branche passèrent à sa fille, mariée en 1710 à Pierre Delpecb,
avocat-général à la cour des aides.
3. Voir le récit de cet incident dans Le fiUeul de la MarquisBt {Revue de Bretagne et
418 LU HALHEime d'oh wHmioaoïi
Dans ces conditioDs, on ne poawil gnère espérer une innsaclUMi
éqailable entre les parties. Chacun restait sur le leirain de ce qu'il
soutenait Cire son droit et s'j cantonnait ûèremenU Gel» menaçai!
de s'élerniBer. Il était difficile, an XVI!* siècle, d'obtenir noe déci-
àon définitive et à l'abri de tout recours, pins diffiùle encore
de la r^ire exécuter. On admettait, en principe, que la loi donnait
aux créanciers pour garantie les biens de leurs débiteurs ; mais si
ces derniers appelaient à leur aide toutes les ressources de la e*"-
cane, on n'arrivait h la réalisation dn gage qu'après de coûteuses et
interminables procédures.
Le marquis de Cailtj aiait entrepris de faire vendre judiciaire-
ment la terre de Hontmoron. Son beau-frère entendait la conser-
ver : il en porUil ienom, et la lui arracher, c'élait le priver du plus
beau fleuron de sa couronne. Comment parvint-il à la sauver des
poursuites de H. de Canmartin 7 Evidemment en usant des armes
que lui fournissait la législation d'alors. lUutta sans trêve et se
voua, pour défendre sa forlnoe territoriale, à l'eiistence fiévreuse
et pénible des plaideurs. Sans cesse sur la route de Paris, et à par
tir de 1675, sur cellede Vannes où siégeaitle parlement de Breta-
gne eiilé, le conseiller, comme nombre de ses collègues, passa sa
vie 8 juger et â être jugé.
Il ï gagna de tenir en échec le marquis de Gaillj, de pouvoir
mourir à Monlinoron, sous le toit seigneurial de ses ancêtres et de
maintenir intactes jusque- là ces apparences qai trop souvenlsauve-
gardent le présent aux dépens de t'avenir.
Si des documents authentiques ne nous avaient initié à ses affai-
res, ce n'est pas dans les lettres de M"»» de Sévigné que nous
aurions puisé le moindre indice. La marquise faisait grand cas de
son cousin qu'elle accueillaii aimablement' : et celui-ci ne deman-
437). U scène du 25 aoAi, comme celle da 8 odobn,
erbal àa notaire Gohier (Arebiies de Ii canr d'ippel
LES MALHEURS P'CTN MONTUORON 419
dait peut-ëlre qu'à s*élourdîr ; la mère de M"^« de Grignan n'é-
tait pas femme à provoquer des confidences qui Teussenl obligée
à compatira d'autres misères qu'aux embarras d'argent et aux trou-
bles de la santé de sa fille. Elle savait bon gré à ses visiteurs d'ou-
blier ou de paraître oublier chez elle leurs peines secrètes et d'être
tout entiers au devoir de la distraire.
Le comte de Honlmoron y réussit pleinement. Aussi, lorsqu'elle
parle de lui — cinq ou six fois de 1671 à 1684 — est elle sous la vive
impression du plaisir qu'elle a eu à le voir. Qu'il a de mérites
à ses yeux ! c'est un habile homme à composer des devises K Puis
« il a bien de Tesprit », il lui dit de ses vers, il sait et goûte
toutes les bonnes choses : ils relisent ensemble la mort de Glo-
rinde ^
Et plus tard, elle revient sur un éloge qui, sous sa plume de
juge compétent, n'a rien de banal : « H. de Montmoron arriva,
écrit-elle, vous savez qu'il a bien de Tesprit. > C'est dans cette
lellre qu*elle le met en scène avec son fils et un père Damaye dans
une dispute sur Turigine des idées : « Ce n'est pas Irop de trois
« contre Montmoron : il disait que nous ne pouvions avoir d'idées
« que ce qui a passé par nos sens ; mon fils disait que nous pensons
« indépendamment de nos sens... Gela se poussa fort loin et fort
c< agréablement : ils me réjouissaient beaucoup '. »
Au moment où il dissertait ainsi pour la satisfaction de son
illustre cousine^ ses affaires, sans être réglées ni près de Tètre,
lui causaient peut-êlre moins de tourments. Dans ces longues
suites de procès, il y avait des périodes d'accalmie ~ d'armistice,
pourrait-on dire. Les plaideurs ne désarmaient pas: ils se repo-
saient et se ravitaillaient pour mieux reprendre la lutte.
Au fond, la situation du conseiller s'était un peu améliorée par
Texlinction du douaire de Renée du Breil, troisième femme de son
1. LeUres da 2 et 6 décembre 1671 {Ed. cit. II, p. 423 et s.)
2. Lettre da 17 novembre 1675. (id, IV, p. 239),
3. Lettre da 15 septembre 16S0 ^ii. VU, p. 73),
420 LBfl MALatOBS D*tN MOMTMOROIf
pèrt I. Les in^meubles de la successioo avatenl été mis en bail
Judiciaire * ; mais la propriété reposait osteasiblement sur la tète
de M. de Sévigné.En fait« sons le nom de Labbé du Hino, l'un de ses
familiersi adIJudicataire des baui, il administrait lui-même son
patrimoine immobilier et continuait à habiter son bétel de la rue
Saint-Sauveur ainsi que sa terre de Montmoron — bonnes condi-
lions pour goûter ce repos relatif et se préparer à la reprise des
hostilités»
8*il s'eflirayait des éventualités de Tavenir, ce devait être surtout
pour sa illle qu*il pouvait laisser orpheline sans l'appui d'une pro-
tection affectueuse et désintéressée. Le mariage de M^^« de Sévigné
lui enleva cette Inquiétude >. Le 11 mai 1684# six semaines avant
i. U eoffllflêie doDstrIére à» Moatmoron s dû mourir vers 168S. DIiodi en
psiMDt qu'eUtt s^rt il mal la tolatle de lei «ofanti du premier lit qu'elle reiulenr
débllrlM —CD partie lnaohable,^d'nBe aomme de 174|030 livrea, alnai qu'il réaulie
d'ttBO lealenoe du i9 Juillet 1688.
9. Ou a'éuit ooBforfflé à rarllole 575 de la coutume de Bretagao. Pour reiter
malUm de l'admlaiiUvtlon de leurs bleaa, lea béritiera bénéQoialrea ae faiaaient
fréquemment a^uger lea baux JudUlalrea aoua le nom d^un de leurs bommea
d*afililrea. Eu t67Si Cbarlea de UYlgné STait été obligé d'abandonner aon bôiel et de
louer un appartement à l'angle dea ruea Baudrairte et d'Orléana, au pris de quaure
oenta lima par an ; mata il revint ehea lui peu d'annéea apréa, alnai que le oonauttnt
son aveu rendu au domaine du Roi te 10 novembre 1677 {Archkê» naiionakt P.
170â) f' S4?) et leâ meatiooB du contrat de mariage de sa fille.
.^. MdHe-kebée de Sévigné, née à Bennes^ en Saint-Élienne, le 22 mai 1667, â élé
baptisée à l*église paroissiale de Toussainls (même ville) le 29 mai 1673. Elle est
décédée au ciiàleaa de Monlmuron en Romazy le 12 janvier 1735 *.
Le contrat de mariage a élé passé devant Brelin et Bertelol, notaires à Rennes,
le 27 avril 1684 (Archives de la Cour d'appel de Bennes). On y voit que son père
ne lui a rien donné de son chef et qu'il lui a attribué à titre de partage de la suc-
cession de Marie Dreux, sa mère, une valeur de 80,000 livres, dont la raoilicen con.
trats et l'autre moitié représentée par la terre de la Bouexiére.
* Le registre où ce décès était inscrit a été détruit avec tout Tétat civil de cette
paroisse en 1850 et le greife du tribunal civil de Rennes n'en possède pas de double.
L'incendie qui a ravagé Romazy nous a privé d'un grand nombre de documents
utiles et notamment de celui-là. Heureusement que M. le marquis du Hallay-Goetquen,
arrière-petit-fils deM"« de Sévigné, s'en est fait délivrer une expédition en 1821. Grâce
à l'obligeance de M»« la baronne de Poilly, sa petite-fille, qui conserve cette pièce
dans ses belles archives du château da Folembray, nous avons pu fixer avec préci-
sion cette date, intéressante pour l'historiographe des Sévigné.
Les Mâlëëuàs d^un monïhorojî iii
d^accomplir sa dix-seplième année, Marie-Reaée épousa un jeune
seigneur de 23 ans, Emmanuel du Hallay, qui appartenait à une
des riches et anciennes maisons de la Bretagne S
Quelques mois après cet heureux événement, le 28 septembre
1684| le comte de Montmoron, terrassé par une attaque d'apo-
plexie, mourait en six heures à son château, c C'est une belle
« âme devant Dieu, écrivit H^^ de Sévigné le 4 octobre suivant,
« cependant il ne faut pas juger '• »
Ainsi se termina brusquement cette carrière de soixante et un
ans, et brusquement aussi le fardeau de soucis et de procès, qui
pesait si lourdement au magistrat vieilli dans l'étude des lois et
la pratique des affaires, tomba de tout son poids sur les épaules du
jeune Charles de Sévigné.
Triste héritage !
F. Sâulnier.
(La suite prochainement)
1 . Le mariage fol célébré en l'église SaiDl-ËtienDe de Rennes (registres parois-
siaux — Archives de la mairie.')
Emmanuel du Hallay, seigneur de Kergouanton, fils de Jean du Hallay, chevalier,
sire de Rélhiers, la Borderie, etc., et de Marguerite Hux, né au château de la Bor-
derie eu Rhétiers, le 18 novembre 16^0, et baptisé le 24 du même mois, y mourut
le ^5 décembre 1723 et fut inhumé le 27 dans l'église paroissiale où sa famille
avait un enfeu (registres paroissiaux).
De son mariage avec Marie-Renée de Séfigné sont nés plusieurs enfants : nous
consacrerons dans notre appendice une note spéciale à leur descendance.
Les du Hallay portaient: d'argent fretté de gueules de six pièces. Après la mort
de M"* de Duras, née de Coetquen, décédée le 7 janvier 1802, ils ont ajouté à leor
nom celui de Coetquen et pris les armes de ceUe maison, et ce en vertu d'un con-
trat de mariage du 26 octobre 1576 entre Etienne du Hallay et Gillonne de Goelqneil»
2. D'après cette lettre la mort du comte de Montmoron remontait à quatre jours,
soit au 1*' octobre, soit au 30 septembre. A défaut de l'acte d'inhumation qui n'existe
plus, nous avons préféré à celle vague indication de M"' de Sévigné la date officielle
mentionnée dans les lettres de provision du 7 janvier 1687 délivrées au successeur
du conseiller, sur le vu d'un extrait mortuaire.
CROQUIS MARITUIBS
LA COURSE ET LES CORSAIRES
XVIII* SIÈCLE. — 1702-1712.
La guerre, dite de la succession, a pour origine facccpta-
tion de la couronne d'Espagne faite par Louis XIV, au nom de
son petit-fils le duc d'Anjou, que le roi Charles 11 avait dési-
gné dans son testament comme devant lui succéder.
C'est surtout à partir de cette époque que le port de Nantes
prend rang parmi les villes qui se firent remarquer par leurs
corsaires. Jusque-là nous n'avons que des données assez va-
gues, des noms pour ainsi dire isolés. Malheureusement une
triste fatalité a fait disparaître presque tous les registres des
rôles d'armements qui embrassaient la période de celte guerre.
En vain avons-nous cherché sur les trop rares épaves qui ont
pu échapper à la morsure du temps, ou au martelage du pilon,
la mention de nos braves capitaines, de leurs riches et nom-
breuses prises, de leurs glorieux combats !... Les archives de
la Marine de Nantes sont restées muettes, car elles sont veuves
de leurs plus beaux titres.
Au commencement du XVIII* siècle, le commerce semblait en
général peu prospère ; aussi le grand roi, renouvelant un édit
de 1669, avait-il permis, en décembre 1701, aux gentilshommes
de se livrer au négoce en gros sans déroger. Du 3 janvier
* Voir la livraison de novembre 1886, pp. 337-370.
LA COURSE ET LES CORSAIRES 423
1702 au 12 septembre 1703, sur 121 bâtiments expédiés de la
rivière pour le long-cours, 23 avaient été pris par Tennemi, 2
avaient fait naufrage. Néanmoins plusieurs maisons retirèrent
dlmmenses avantages de la course. Citons le peu qu'il nous a
été donné de recueillir.
Le 2 juin 1702, la Biche^ petite frégate de 60 tonneaux, 10
canons, 6 pierriers, 67 hommes, mettait à la voile, commandée
par Jean Saupin, ayant comme second René d'Arquistade, futur
maire de Nantes en 1735 et 1740. Le 23 août, elle prenait la
Marianne de Bristol, dont la vente produisit 16,084 <* 13» 2*.
Nous avons retrouvé * l'engagement de Féquipage de la
Biche, passé par devant notaire, la 2 juin 1702.
Il y est dit que les « engagés s'emploieront avec toute la
valeur et le courage possibles, pour attaquer, combattre et pren-
dre, si faire se peut, les navires et bien des ennemis de cet état, et
les conduire dans les ports et havres qu'il appartiendra, pour
les faire adjuger de bonne prise...» Le tiers du produit est
dévolu àTéquipage, les deux autres tiers à l'armateur qui, pour
faciliter l'embarquement, s'engage à payer la veille du départ,
« les sommes qui seront cy après déclarées, suivant le dernier
règlement du Roi ; desquelles sommes ils auront déduction au
retour de la dite frégate, sur leurs parts ; et en cas qu'elles ne
seroient à tant valant, les armateurs n'en pourront néanmoins
prétendre remboursement ni répétition vers lesdits engagés,
pour l'excédant, en façon quelconque.
« Louis Lamandé, de Nantes, enseigne, 100 francs d'avance,
quatre parts.
« Les matelots, 80«,72tt, 55«:.
« Un quartier-maître 60 ^^
« Dn volontaire reçoit 19 sols de denier-à-Dieu.
« Un volontaire à 14 «, par mois sans part de prise.
« Un pilote et maître de prise, 100 ♦*.
1. Administration de la Marine de Nantes.
424 U COtJRSË ET L˧ CORSAIRES
« Un qUartier-iiiaitré 78 ^ et une part 1/2.
(c Un patron de chaloupe 66'^ et une part 1/2. »
Le 7 juin 1702, Jacques Hays, commandant la frégate le
Valincourt^ prend le hollandais TUnion-d'Amsterdam, avec sa
riche cargaison de cacao, bois de Brésil et de campêche, jus de
citron, tabac, 1800 piastres, 50 doublons d'or, 3 ou 4 onces de
poudre d*or^ etc., et le conduit à Nantes ainsi que le vaisseau le
MouT, chargé de vins, huile, liège, sumac, suif, oranges et ci-
trons, qu'il avait amariné sept jours plus tard. Le 18 juillet, à
hauteur du cap Gléar, la Tourterelle de Philadelphie, chargée
de campêche, tabac et pelleteries, est forcée de suivre le cor-
saire •.
Le 27 août, M. de Kersauson, capitaine du Saint-Jean-Bap-
liste, reprend sur un flessinguois le Saint-Pierre, de Nantes,
qu'il expédie pour son port d'armement *.
Le 20 juillet, le Saint-Pierre de 200 tonneaux, 20 canons, 51
hommes, prenait la mer sous les ordres de Guillaume Fauhé,
du Groisic, très probablement fils ou petit-fils de Jean Lefauhé
dont nous avons parlé en 1640.
La Bonne-Nouvelle, au sortir de la Loire, tombait au pou-
voir des Anglais, le 12 septembre 1702, après un combat qui
lui coûtait un lieutenant, un enseigne, deux hommes tués, sans
compter les blessés.
En 1703 et 1704, le Diligent, 200 tonneaux, 26 canons, 101
hommes, armateur de Hontaudouin, capitaine Pierre Voisin-La-
vigne de Saint-Malo, accomplissait deux fructueuses croisières.
En 1704 le Surprenant de 80 tonneaux, 16 canons, avait
pour capitaine Guillaume Fâuhé, auquel succédait en 1705
Jean Saupin, qui parmi ses enseignes avait embarqué Joseph
Libault, parent de Gratien et François Libault, maires de Nantes
en 1671 et 1766.
i. Le Fo/tncow*^ était une frégate de 80 tonneaux et de 95 hommes d'équi-
page.
2. Ârch. nationales, registre des prises G. 473.
LA COURSE ET LES CORSAIRES 425
UHocquart, 200 tonneaux, 26 canons, 189 hommes, armateur
Gauvain, capitaine Noël François, de Montoir, second Bernard
Tréhouard, fils de Thomas, de Saint-Malo, Tun des ancêtres
de Tamiral de ce nom, qui prit une flûte anglaise chargée de
sucre et de coton •.
1705 nous offre le Duc-de-Breiagne ', frégate de 350 ton-
neaux, 38 canons, 265 hommes, armateur René de Mon-
taudoin, capitaine Pierre Voisin-Lavigne ; prit I'Élisabeth de
Cork, la Junon ; le Salaberry ; le Patriarche, 220 tonneaux, 24
canons, armateur Descazeaux, second René Darquistade, qui
fit une riche prise, la Béguine, de Boston, conduite au Gap ; la
frégate la Canadienne, capitaine le sieur Tanquerel, qui prit
un anglais chargé de vins et autres marchandises.
En 1706, c'est le tour de la Joye, petit navire de 45 tonneaux,
8 canons du plus mince calibre, qui pourtant amarina plusieurs
ennemis, entre autres la Digne et la Vigne-detChester ; la
Rolland de 300 tonneaux, 243 hommes ; le Soleil-de-Nantes ;
\b. Mutine ; le Lusançay '.
Mais les affaires et les armements en guerre ne préoccupaient
pas d'une façon exclusive les négociants nantais. Nous en avons
la preuve dans l'expédition, le 7 avril de cette même année, du
François de 300 tonneaux, 30 canons, armateur M. Descazeaux,
capitaine le s' de la FoUiette Descazeaux, parti « pour aller aux
1. Gazette de France, N© 60,576. M. Hocquart, (Jean-Hyacinthe) chevalier,
seigneur de SeuUes, conseiller du Roi, était alors commissaire de la marine
à Nantes. 11 fut intendant de la marine à Toulon, puis au Havre.
2. Ce corsaire avait été ainsi nommé en l'honneur du fils du duc et de la
duchesse de Bourgogne, dont la naissance^ 8 janvier 1704^ et surtout le titre^
avalent été acclamés avec enthousiasme par la ville de Nantes. Ce prince
mourut le 13 avril 1705. — En 1731, la veuve de M. Montaudoin^ « a payé
au Roy, 588» 4» 10* que son mari devait depuis 1708 et 1709 pour les trois
deniers pour livre de deux prises faites par son navire le Dtic de Breta*
gne, » Administration de la marine de Nantes ; Correspondance Dodnisté-
riclle, 1731.
3 . Le Lusançay avait été monté par Vie.
TOME LX (X DE LA 6^ SÉRIE). 28
426 LA COURSE RT LES CORSAIRES
nouvelles découvertes » et revenu à PortrLouis, le 23 mars
1709*.
De 1706 à la fini de la guerre, c'est-à-dire pendant six années,
existe une lacune que, malgré tous nos efforts, il a été impos-
sible de combler. Cependant il dut alors se passer de beaux
traits, s'accomplir des actes de valeur et de bravoure dignes
d'être conservés, ainsi que les deux faits suivants en fournis-
sent le témoignage.
Au mois d'août 1711, dit Mellinet' « la population alla re-
cevoir avec enthousiasme quatre bâtiments qui arrivèrent dans
le port avec six prises hollandaises par des corsaires nantais,
et qu'on n'évaluait pas à moins de 1,200,000 livres.
« On sut en outre qu'un corsaire nantais avait pris un vais-
seau anglais à l'abordage ».
A ces six lignes se borne tout ce que le digne historien a
cru devoir dire de nos marins, au sujet de la guerre de la suc-
cession ; et nous en sommes réduits à regretter son laconisdie.
Toutefois les Archives de la Chambre de Commerce (Carton
Corsaires), renferment un « Extrait de la sentence donnée le
3 novembre 1711, par feu M. Jacques Danguy, lieutenant par-
ticulier de l'Amirauté de Nantes, portant liquidation du pro-
duit des prises faites par trois frégates armées en course, et
partagé entre elles à proportion du nombre d'hommes de leur
équipage, du nombre et calibre de leurs canons. » Ce document
est intéressant en ce qu'il nous donne le nom des capteurs et
un aperçu du mode de répartition alors en usage.
ff Après les déductions faites ci-dessus (frais divers, dont le
détail ni le chiffre ne sont indiqués), il ne reste de net du prix
1. Adm" de la Marine de Nantes, rôles d'armements, Reg. N» 10.
2. Hist, de la Commune et de la Milice de Nantes, U IV, p. 383. <— L'abor-
dage indiqué par Meliinet, n'aurait-11 pas quelque rapport avec cette men-
tion de la Gazette de France, 1705, n« 60,576 : « On écrit de Morlaix le 7
décembre qu'un armateur de Nantes avait pris un brûlot, à dix lieues de
Plymoutb, au milieu de la flotte qui revenait de Barcelone. »
LA COURSE ET LES CORSAIRES 427
principal à partager entre les dites frégates preneuses que la
somme de ': l,298,007tt 18» 6d.
« Et procédant au partage de la susdite somme avons trouvé
que la frégate
Le Jupiter, équipée comme suit, d'après Taveu de tous les
armateurs présents :
259 hommes, tant officiers que matelots et vo-
lontaires 259 parts.
12 mousses, de deux à la part 6 —
16 canons de 8* déballes, faisant 128^ à 2** par
part 64 —
20 canons de 6*t de balles, 1201* 60 —
Le Jupiter se trouve fondé dans les prises pour 389 parts.
La Mutine, équipée comme suit de Taveu de tous les arma-
teurs :
170 hommes, tant officiers que matelots et vo-
lontaires 170 parts.
18 mousses, de deux à la part; 9 —
20 canons de 6 livras de balles faisant 120** à
deux par part 60 —
8 canons de 4ft » » 32 16 —•
La Mutine se trouve fondée dans les prises pour 255 parts.
La Fidèle, équipée comme suit de Taveu de tous les arma-
teurs :
t59 hommes, tant officiers que matelots et vo-
lontaires ...... 159 parts.
9 mousses, de deux à la part ^ V*
6 canons de 6^ de balles faisant 36^ à deux à
la part 18 •—
19 canons de 4 » 76., 38 —
428 LA COUHSK ET LKS COKSA!RES
1 canon de 8 » 8 4 —
La Fidèle se trouve fondée dans les prises pour 233. */'
Partant il revient :
Au Jupiter, pour ses 389 parts 582,046^t 6^ 6^.
A la Mutine^ pour ses 255 » 381,546, 18, 9.
À la Fidèle, pour ses 223 7^^ » 334,414, 13, 3.
867 V» l,298,007*t 18, 6.
La frégate le Hardy-Guépin, de 140 tonneaux, 26 pièces de
canon, « et autres menues armes, » capitaine en chef Jean
Tanquerel, armateur en société avec M. Jean-Baptiste Le
Masne, prit le Conquérant de Guernesey *.
Le Maréchal'd\Estrées, commandé parle capitaine Baugrand,
prit, vers le 1" janvier 1712, le Tigre de Dublin, chargé de
blés, qu'il conduisit à Morlaix. Le 25 février, en compagnie des
frégates la Mutine de Dunkerque, le Comte-de-Gérardin de Saint-
Malo, il amarinait la Marie, expédiéelà Bordeaux* Le 9 mars,
c'était le Saint-Antoine, qui venait débarquer sa cargaison à
Morlaix. Le 13 avril, le Saint-Joseph de Corck abaissait son
pavillon devant lui. Le 21 mai, laREiNE de Corck entrait à Saint-
Malo ; et le surlendemain 23 une autre prise mouillait à Brest.
En juillet, le François de Londonderry et la Katherine de
Wexfort apportaient de ses nouvelles à Morlaix ; et dès le 1"
de ce mois le Saint-Nicolas était arrivé à Brest. Le 22 août, le
Hampton-Galley de Bristol précédait à Nantes le Maréchal-
d'Estrées quile suivit un jour après, s'étant un peu attardé aux
environs du Pilier ponr capturer TAnnibal, qui se racheta en
payant une rançon de 400 livres sterlings, soit 10,000 livres
1. Adm" de la Marine de Nantes, vqq^. 9,
LA C^^RSE KT LES CORSAIRES 429
françaises qu'on no pouvait guère négliger de cueillir en pas-
sant *.
Greslan, auteur de l'article Nantes, Dictionnaire géogra-
phique, historique et politique des Gaules et de la France,
après avoir cité un certain nombre d'hommes illustres, nés
dans cette ville, dit : « Cassard et Vie, fameux hommes de
mer, auxquels on peut ajouter un autre célèbre capitaine de
navires nommé Bouck, chevalier de l'ordre royal et militaire
de Saint-Louis, et également de Nantes comme les deux pré-
cédents. «
Je n'ai pu trouver, sur ce dernier, que cette mention beaucoup
trop laconique : « La Marie de Bon-Secours, capitaine le sieur
Edmond Bourck, expédié pour Saint-Domingue le 22 mars 1728.
Ce vaisseau a péri le 9 juin 1728, sur l'île de Lamgade, allant
au Cap Saint-Domingue. L'équipage revenu en France sur
divers '. »
N.ous pouvons aussi ajouter un nom, aux trois qui précèdent,
que nous fait connaître le document suivant :
(' A Marly, le 9 octobre 1731.
« Sur le compte que j'ai rendu au Roy, du combat rendu
par le sieur Darembourg, capitaine du navire le Charlemagne
de Nantes, contre un bateau forban, Sa Majesté a bien voulu
lui donner une épée que je vous envoyeray par la première
occasion. J'ai contribué avec plaisir à lui procurer cet honneur
afin d'exciter les autres capitaines à se comporter avec valeur
et résolution dans les rencontres qu'ils pourront faire.
« Maurepas '. »
Godefroy d'Harembourg ou d'Arambourg, né le 31 juillet
1685, fils de Gratien, marchand, et de Perrine Leclerc, reçut
1. Arcb. Nationales, Jag3iuents des prises, G. 513 et iiU, année 1712.
2. Adtn" de la Marine de Nantes, correspondance ministérielle, 1731.
3. Adnio" de la Marine de Nantes, correspondance ministérielle, 173!.
430 LA COURSE ET LES GORMIRES
le baptême à Saint-Nicolas le lendemain de sa naissance. Son
aïeul était originaire de Bayonne. Il fut reçu capitaine à l'ami-
rauté de Nantes, le 14 décembre 1714, et mourut à Sucé en
1743. Le Ckarlemagne, qu'il commandait encore en 1734, était
un bâtiment de deux cents tonneaux, percé pour 20 canons,
et en portant 13.
Jean GRAB08SE
1694-1705.
Ce nom, qui, par son étrange consonnance, fera probable-
ment la joie de Técrivain en quête d'une appellation bizarre
pour un traître de mélodrame ou un bouffon de comédie, est
celui d*un capitaine armateur, aussi inconnu, jusqu'à présent,
que son patronymique vocable.
Jean Grabo$se« qui signait aussi de Grabosse, et probablement
en avait le droit, originaire du « diocèse de Saint-Médard, en
Ghalo$se« Gascongne« » devint tout à fait Nantais^ par son ma-
riage avec Benée Peignon, paroissienne de Saint>Nicolas, en
1691, et les divers commandements qu'il obtint. Il mourut le
3 juillet 1705, âgé de 40 ans, par suite des fatigues de ses rades
croisières, au moment où il pouvait espérer encore de brillants
succès.
Le 8 juillet 1694, il mettait en mer avec le Saint-Philippe,
frégate de soixante tonneaux, là canons, et 74 hommes d'éqnî-
pago. parmi lesquels se trouvaient dix flibustiers, année par le
sieur Guinobaud *• Le Saxs-Pareu^ de Bristol, L'Espéraxce, et
la Friih^xxk *, bientôt exp«Niiés pour France, venaient y déposer
les marchandises anglaises entassées dans leur cale et prouver
K Atim. «io U Mânne de Nantes : Rv'>!es d'armem^Dts. — Les reeîfire«
1M vx^mvMiUal |va$ «o d^là de cette date, dou^ ne pooroiis ooaaaiti>F le?
e.x|[H»>dilit>n$ 4i»t«*^ne\ir«$ du c^pît^ne CrAl>ok<se.
LA COURSE ET LES CORSAIRES 431
que le corsaire ne perdait pas son temps à jeter sa poudre aux
moineaux.
Le 19 mai 1696, Grabosse repartait avec le Duc^de-Bourgogne,
frégate de cinquante tonneaux et 8 canons, armateur M. Meslier
et consors, et rentrait le 6 novembre^ pour repartir le 3 août
1697. Nous n*âvons aucun détail sur ces deux campagnes, dont
la dernière dut être fort courte, la paix ayant été signée le 21
septembre de la même année.
Le 4 mai 1702, l'Angleterre et l'Allemagne déclaraient la
guerre à la France, et le Duc-de-Bourgogne, très bon marcheur,
« basty à Nantes, » jaugeant cent trente tonneaux, armé de
16 canons, 4 pierriers, 80 mousquets, et 128 hommes, qui,
pendant la paix, avait accompli plusieurs voyages fructueux
aux colonies, notamment en 1700 et 1701, aux Iles Canaries,
fut Tun des premiers à sortir de notre port ; car, le 13 juillet^
il levait Tancre, « pour faire la course sur les ennemis de
l'Etat, en vertu d'une commission en guerre de S. A. S. M«' le
comte de Toulouse. »
Le corsaire rentrait en octobre. Le 29 août, à la suite d'un
sérieux engagement, il se rendit maître dé la corvette du roi
d'Angleterre la Vitesse, capitaine Jean Bouck, sur laquelle se
trouvait comme otage, en garantie du payement de la rançon,
le maître du navire le Pierre-Michel y de Nantes, récemment
amariné par l'Anglais. Cette corvette fut reprise le 1«' septembre.
Le 23, I'Industrie, autre anglais, amenait pour le Duc-de-Bour"
gogne et était introduit au Passage, après avoir laissé au capteur
diverses marchandises et deux pièces de canon avec afiût. En
plus, le Conseil des prises lui adjujgeait la somme de 297 livres
sterlings, montant de l'acte de rançon du Pierre -Michel K
Le 21 juillet 1703, le Duc-de-Bourgogne faisait voile de la
rade de Bonne-Anse, rivière de Nantes. Peu de jours après il
coulait un petit navire chargé de sel, repris sur les Flessinguois.
1. Arch. Nationales ; Jugements du Conseil des prises, G. 493, 1702.
432 LA COURSE ET LES CORSAIRES
Le 9 août> par le travers de Londonderry, il amarinait la
Marie de Bedfort, anglais de 100 tonneaux chai^ de tabac,
venant de la Virginie. Après avoir mouillé aux îles Daron, côtes
dlrlande, afin de réparer son navire, Crabosse repartit le 4
septembre. Le 13, il rencontra les frégates de Nantes, la Dryade,
capitaine Graton, la Nymphe, capitaine du Goujon. Celle-ci fit,
en vue du Duc-de-Bourgogne, la prise d*un bâtiment de 60 ton-
neaux, qu'elle brûla après en avoir toutefois partagé la cargai-
son avec ce dernier.
Le 17 août, notre corsaire tomba au beau milieu d'une flotte
de onze navires anglais. Il parvint a se tirer de cette position
difficile et dangereuse; puis, à Taidede diverses manœuvres,
attira bors de la vue des autres un des bâtiments qui le chas-
sait.
Le surlendemain, 19, vers sept heures du matin, le capitaine
nantais, prêt à livrer combat, enjoignit à son adversaire, bien
plus fort que lui, d'amener ses couleurs. Sur le refus, énergi-
quement formulé, il le canonna de très près, et à la suite de
plusieurs décharges d artillerie et de mousqueterie, fit jeter
les grappins d'abordage. Alors le sieur de la Foucaudière, lieu-
tenant en second, sauta à bord avec sept hommes seulement,
et par des prodiges de valeur contraignit les Anglais à aban-
donner leur pont. Mais la mer était houleuse, par suite d'un
violent roulis, les grappins cassèrent et les navires furent sé-
parés.
Crabosse, manœuvrant habilement, effectua bientôt un nou-
vel abordage, et envoya des secours à ses intrépides marins qui,
dans cet instant critique, n'avaient pas cessé de se battre avec
vigueur et acharnement. Enfin, la lutte des plus vives et des
plus émouvantes durait depuis plus de trois heures, lorsque
les Nantais eurent la satisfaction de voir le pavillon de la
Grande-Bretagne s'abaisser en signe de défaite.
C'était l'EspÉRANCE, de Londres, armée de 20 pièces de canon,
capitaine Everden, chargée de mâtures, pour la reine. Le Duc-
LA COURSE ET LES CORSAIRES 433
de-Bourgogne compta six hommes tués, dont l'écrivain du bord.
Parmi les blessés assez nombreux, se trouvaient le brave de la
Foucaudière, et Nicolas Viau, du Glion, premier pilote, qui eut
la main coupée par une grenade. La prise, conduite au port
de More, en Espagne, fut vendue ii,000 piastres.
Les affaires terminées, l'actif capitaine reprenait sa course le
28 octobre. Le lendemain il amarinait la Sainte-Elisabeth, de
Gènes, abandonnée par son équipage, qui, croyant être atta-
qué par des Turcs, se sauva au plus vite dans la chaloupe. Le
navire, conduit à Pontevedra, dut compter 400 piastres à Jean
Crabosse, considéré comme sauveteur. Le 8 novembre il pre-
nait l'AvENTURE, petite caiche anglaise de 25 à 30 tonneaux
chargée de morues, et le douze la Concorde, autre anglais venant
de Terreneuve. Le 25, le brigantin le Retour-de-Baton, de
Londres, également chargé de morues, mouillait à Pontevedra,
où sa cargaison vendue, comme celles des deux précédents,
produisait un total assez rond, dont les piastres et les pecetas
prenaient la route de Nantes.
Le 25 novembre, pendant un fort ouragan de S. S. 0., le
Duc'de-Bourgogne se trouva en perdition, et ne dut son salut
qu'au sang-froid et à Texpérience de son capitaine, qui réussit
à grand'peine à l'entrer à Vigo le 30, tout désemparé. La tem-
pête avait brisé le beaupré, le mât de misaine, le grand perro-
quet ; un coup de mer avait enlevé deux matelots et une pièce
d'artillerie.
Sortis de Yigo le 16 décembre, les Nantais prenaient le 25,
à la suite d'une chasse de deux heures, le Saint-Antoine, de
Londres, puis après relâche à Bilbao, Alden? etc..^ amarinaient
le 12 février, à 15 lieues 0. du Gap Finistère, la Gatherine-
BucK, d'Amsterdam, capitaine Petersen, chargée de ballots de
draps, lil d'archal, acier, et quincaillerie. Non loin du Pilier,
un petit navire portugais faisait la onzième prise de la croi-
sière, et le DuC'de-Bourgogne mouillait heureusement à Paim-
bœuf, le 4 avril 1704 *.
i. Arch. départ.; série E dossier de l'Amirauté de Nantes.
AU U OHltSe ET LSS aMOAtRES
Un oioisitiE Yx l'a5 1707. — Le César,
Par aoe belle journée de joillel 1708, la fr^le-corsaire « le
Coezard, » de 150 toDoeaox, SS canons, l»4 hommes, anna-
lenr La Brooillère, était ancrée en grande rade de Paimbœof '.
D y a loin de l'aspect que présentait alors ce petit port ra-
senx, avec celai qoe nous offre le chef-lieo d'arrondissement
aetael. L'église, grand bâtiment sans caractère, llidpilal très
modeste, qoelqoes maisons basses, d'immenses magasins,
de Tastes bangars en bois pins ou moins alignés sur la rive.
formaient on ensemble assez triste, beauconp pins animé ce-
pendant qoe ne le sont les larges qnais et les mes de la ville
actuelle.
Parmi les nombreux bâtiments qni encombraient la rade,
si le Céiar ne se distinguait pas par la force de son tonnage,
du moins son accastillagp soigné, ses peintures fraîches, sa
mâture en partie neuve, le faisaient facilement ressortir aux
yeox des gens de mer. Le temps était chaud, aucune brise
n'agitait les pavillons tombant immobiles le long des drisses
ondes mâts; et comme bien d'autres, il attendait un vent
favorable pour déployer ses voiles et reprendre sa conrse
contre les ennemis de l'État.
Le capitaine David Cazala, de Bayonne, se promenait d'nn
air légèrement préoccupé sur le gaillard d'arrière, jetant
1. Adm" de la Marine de Naales, Reg. 8. 1703-1708. Un membre de cette
Cimille, le Bl« vrai lemblable méat de l'armatem- da Cétar, H* Marc de la
BrouIllËre, avocat au Parleiuent, couaeiller du roi, jage maître particulier
des eaux et rorêla du comté de Nanlea, fut échevin en 1734, puis aoas-maire
en 1756, Saos le procès-verbal de la rèrolte de i'équipige, précédé dn
récit de la croisière, déposé par le second i I'.\miraaté de Nantes, Arcb.
.urioDt trouvé que le nom de ce navire et le rôle de eon
mposé ; ofSciers major
iers, 4 ; soldats 32; i
LA COURSE ET LES CORSAIRES 435
parfois un regard soucieux sur divers groupes de marins de
Téquipage entre lesquels semblait régner une certaine anima-
lion, que trahissaient des gestes violents à demi réprimés, ou
des éclats de voix mal contenus.
Tout à coup, Jacques Boissé, canonnier, fort affairé, en appa-
rence, à assujettir une des deux pièces de retraite de la fré-
gate, fait un signe à l'un des groupes, et profitant d'un instant
où le capitaine a le dos tourné, le saisit à la gorge, le terrasse,
laccable de coups de poings, de coups de pieds, soutenu dans
sa révolte par plusieurs soldats qui accourent et se joignent à
lui, tandis qu'offîciers-mariniers et matelots se précipitent au
secours de leur chef.
Le moment était bien choisi, la plupart des officiers se trou*
vant en permission. Le second, Charles Briand, occupé dans la
cale, attiré par le bruit et les cris, mettait le pied sur le pont,
quand il aperçoit « Paulus Thiercelen, soldat de nation an-
glaise », levant sa hache d'abordage pour fendre la tête du
capitaine. Soudain, du milieu des forcenés, surgit uiî homme
vêtu d'un long vêtement blanc, à la figure austère, à la barbe
légèrement grisonnante, et le fer homicide est adroitement
détourné par le bras vigoureux du R. P. Jean Le Roy, reli-
gieux dominicain, aumônier du bord, qui écarte les meurtriers
et leur arrache le corps inanimé de leur victime.
Dirigés par le second, les matelots eurent bien vite raison
des soldats révoltés, mis immédiatement aux fers, et bientôt
après punis suivant la rigoureuse mais juste sévérité des lois
maritimes. Néanmoins le sang avait coulé ; avec le capitaine
des plus maltraités, une douzaine d'hommes entrèrent à
Thôpital, sans préjudice des écorchures, horions et égratignures
portés aux profils et pertes. Une enquête s'ouvrit sur cet acte
de mutinerie ayant pour mobile le refus de Boissé, Thierce-
len et consorts, de servir pendant le mois qu'ils devaient
encore pour compléter le temps de leur engagement.
La croisière en effet avait été longue ; cependant les résul-
436 LA COURSE ET LES CORSAIRES
iats en étaient assez satisfaisants. En voici Thistorique d'après
le rapport rédigé par le second, à défaut du capitaine Cazala,
a détenu au lit en raison des sévices exercés contre lui. »
Le César quittait la rade de Mindin le 29 novembre 1706,
allant croiser sur les côtes d'Irlande. Le 9 décembre, il prenait
TÉlisabetu de Londres, assez richement chargée de bois de
Gayac, sucre et gingembre, puis venait relâcher au Morbihan
pour se ravitailler, en escortant la Catiierlne de Londres, dont
le beurre et le bœuf salé furent vendus aux Bretons brelon-
nants.
Reparti le 7 février 1707, le César amarinait peu de jours
après un petit pingre anglais, dont les belles oranges, les fins
citrons et les fruits confits, destinés aux gourmels de la Grande-
Bretagne, furent servis à ceux delà Petile *.
Huit jours après, par un temps à grains, la mer grosse et
houleuse, les Nantais firent rencontre d'un fort galion espagnol,
arrivant de la Havane chargé de tabac et de sucre, mais dé-
mâté de^on grand mât, dont la chute avait grièvement blessé
plusieurs hommes, et qu'une voie d'eau, que Téquipage exténué
ne pouvait franchir, mettait dans un danger prochain de couler
bas. La moitié des corsaires passa sur le marchand, que lo
César escorta jusqu'à Cadix , où l'armateur reconnaissant
offrit 14,000 piastres, plus de 70,000 francs au capitaine Gazàla.
pour son dévouement et le sauvetage de son navire.
Une sortie de quinze jours en avril leur fournit l'occasion
de s'emparer d un cotre, sous pavillon génois, chargé do ballots
de draps et de saumons salés, ainsi que d'un petit bâtiment
anglais porteur de sel, vins et jarres d*huile.
1. On nommait pingre un navire à fond plat, ass3z large, de 200 à 300
tonneaux de port; ayant trois mâts à voiles latines ; une poupe qui ?o
prolonge par deux ailes que réunissent quelques planches ou une plate-
forme à claire-voie, et à l'avant un long bec composé comme celui da 1 :i
tartane d'un éperon appuyé par deux cuisses latérales fixées aux joues.
Jal.
LA COURSE ET LES GOHSAIRES 437
Le corsaire nantais, après avoir essuyé plusieurs chasses do
la part de bâtiments de guerre anglais, dut rentrer à Cadix
pour subir certaines réparations aussi urgentes que nécessaires.
Aux premiers jours de juin, il était prêt à lever Tancre, lors-
que le gouvernement de Philippe V mit embargo sur le na-
vire, et envoya officiers et matelots renforcer la garnison des
forts de Cadix, menacés par les Anglais déjà maîtres de Gibral-
tar.
C'était assurément un fâcheux contre-temps que ce caserne-
ment forcé, pour nos marins, si jaloux de leur liberté, et réduits
tout-à-coup au monotone exercice du maniement d'armes, ou
à faire les cents pas, le mousquet au bras, sur les chemins de
ronde de la citadelle, tandis que leurs regards embrassaient au
loin le vaste horizon de lamer azurée, sillonnée d'embarcations
dont ils suivaient en soupirant le rapide sillage. Enfin après
cinq mois d'épreuves, marqués du reste par de nombreuses
désertions, ils purent disposer de leurs personnes.
Le capitaine Cazala compléta son équipage, et le 3 novembre
mit le cap vers la rivière de Nantes, dont il était sorti depuis
un an. Chacun avait le plus vif désir de réparer le temps perdu,
en trouvant d'heureuses circonstances pour remplir la bourse,
que la campagne de Cadix, le vin d'Espagne, et aussi peut-être
les beaux yeux des Andalouses, laissaient tout à fait à sec
malgré les avances reçues. Aussi le chemin des écoliers, c'est-
à-dire le plus long, fut adopté à l'unanimité.
Le César établit sa croisière sur les côtes de Portugal. Le
14 novembre 1707, il amarinait la Julienne d'Amsterdam, hol-
landais de 80 tonneaux chargé de marchandises sèches, con-
duit à Vigo. Quelques jours après, il enlevait la Femme-de-Lon-
DRES, anglais de 50 tonneaux, à la cale garnie de morues
sèches, et lui donnait comme compagnon un autre anglais
porteur d'une cargaison semblable. Le mauvais temps le con-
traignit à se réfugier, ainsi que ses prises, dans la rivière de
Pontevedra, où la tourmente lui causa diverses avaries, et le
438 LA COURSE ET LES CORSAIRES
mit un instant en perdition, de sorte qu'il ne put reprendre le
large que le 20 février 1708.
Ce même j^mij^vers les huit heures du matin, le pingre
anglais la Qj^'herinë-de-Londres^ de 100 tonneaux, bourré de
from^lt, apprenait à ses dépens qu'il n'était pas toujours agré-
able ^5; se trouver sur la route du César, Le lendemain, un
second ^anglais chargé de morues sèches faisait la même expé-
rience Le maître de ce navire proposa au capitaine Gazala une
rançd^Lde 4,000 piastres (20,000*^), que celui-ci accepta en re-
tenant r^fils du maître comme otage.
Daj^fi4és premiers jours de mars, le Derby, de Dublin, son
bVQrre, son bœuf, ses harengs et son cuir tanné, devenaient
propriété du César. Le 29, le Saint-Paul, hollandais de 90 ton-
neaux, chargé de sel et huile, éprouvait le même sort. Le 31,
pour commencer la journée le Gherchel-Guelly, de Jersey, de
/ 80 tonneaux et 2 canons, pesamment chargé de blé, amenait
^ pavillon ; et le soir la Suzanne-de- Londres, portant une belle
cargaison de fer, acier et merrains, se rangeait sous le canon du
César. Le 1^' avril, chemin faisant, un petit brigantin anglais
prenait, avec ses caisses de beurre, Jard, viande salée et chan-
/ délie, la route de Pontevedra, où le corsaire touchait ainsi
que toutes ses prises.
Neuf bâtiments en cinq mois dédommageaient amplement
nos engagés involontaires de la fâcheuse campagne de Gadix.
Les affaires en partie terminées et remises pour le reste entre
bonnes mains, le corsaire revint explorer les côtes de Portugal.
Le 16 mai, il se trouvait à 13 lieues au large, par le travers
de Viane, petit port de France, lorsque sur les H heures du
matin, la vigie signala deux voiles au vent, courant sur la fré-
gate, qui les attendit. Mais reconnaissant bientôt deux navires
de guerre anglais, elle prit chasse jusqu'à la nuit. Alors Tobs-
curité la déroba un instant à la vue de l'ennemi.
Le 17, au point du jour, non seulement les deux chasseurs
suivaient sur la bonne piste, mais ils avaient beaucoup gagné ; lun
LA COURSE ET LES CORSAIRES 439
d'eux était même à moins de deux lieues des Nantais. Le César, fin
voilier, se couvrit de toile. L'anglais, un vaisseau de 60 canons,
loin de perdre sa distance, gagnait peu à peu. Gazala, excellent
marin, se surpassa. Toutefois, convaincu de Tinutilité de ses
manœuvres, il assembla le conseil et se décida à alléger sa
frégate. Huit canons passent par-dessus le bord, l'anglais
avance toujours. Onze autres disparaissent dans les profondeurs
de la mer, la poupe du César fend Tonde écumante qui par
moment rejaillit jusque sur le pont; l'anglais approche encore.
Deux mâts de hune, les ancres, quatorze avirons, douze barri-
ques rompues à coup de pinces, la cuisine, les choses les plus
lourdes sont jetées à Teau, et le César, ainsi soulagé, s éloigne
sensiblement de son adversaire, qui, à six heures du soir, lève
la chasse, renonçant à l'atteindre.
C'est bien là, penseront quelques lecteurs, le fait de pirates
et de voleurs, sans pitié pour l'inoffensif marchand, sans cou-
rage devant h plus fort, s'éclipsant au moindre danger!...
Le métier de corsaire, dit Gabriel de la Landelle *, « ne con-
siste pas à livrer des combats chevaleresques pour l'honneur
du pavillon. Au point de vue général, en détruisant la marine
marchande de l'ennemi, les bâtiments de course, véritables gué-
rillas de la mer, paralysent souvent ses opérations militaires,
jettent le trouble dans ses finances, le privent de marins sus-
ceptibles de monter ses flottes et contribuent ainsi puissamment
aux succès maritimes de leur propre nation. Au point de vue
de leur intérêt particulier, les corsaires doivent éviter, autant
quepossible, tout combat quin'âuraitpointpour résultat quelque
riche capture. Les armateurs qui aventurent leurs capitaux sur
un bâtiment de course, se soucient médiocrement d'une gloire
qui ne se traduit qu'en un compte de réparations d'avaries. Les
instructions données aux capitaines leur défendent conséquem-
ment de se mesurer avec un navire de guerre, à moins qu'ils
n'espèrent en retirer des avantages lucratifs.
1. Quatrièmes quarts de nuit; Perrine Cadoret, p. â07-208.
440 LA COURSE ET LES CORSAIRES
« Et voilà pourquoi, malgré les exploits si souvent merveil-
leux des corsaires, une sorte de défaveur philosophique plane
sur eux, tandis que le vulgaire ]es confond niaisement avec les
pirates. La philosophie plaide contre remploi des corsaires;
qu'elle plaide contre le fléau de la guerre, rien de mieux;
mais du moment qu'il y a guerre, qui veut la un doit accepter
les moyens.
« Réflexions inutiles. Les noms sans tache de Jean-Bart,
Duguay-Trouin et Surcouf, valent mieux que les meilleurs ar-
guments. »
VIE.
1677-1718.
Vie n'est guère connu que par les quelques lignes que lui
consacre Greslan, dans l'article Nantes du Dictionnaire des
Gaules. M. P. Levot, Biographie bretonne, a dû le recopier.
Plus heureux que ce dernier, nos recherches nous permettent
d'ajouter certains détails inédits au travail de Greslan, et de
présenter, non pas une étude complète, digne du sujet, comme
nous l'eussions désiré, mais une notice plus développée qui
met mieux en relief la valeur et le souvenir de cet intrépide
Nantais, trop oublié peut-être.
Enfant du peuple, de même que la plupart de ceux dont il
est question dans cet ouvrage, Vie sut, par son intelligence,
sa bravoure, son énergique volonté, percer l'obscurité de sa
modesle origine, et conquérir une des premières places dans
l'histoire des braves marins dont s'honore sa ville natale.
Vie (Jean), fils aîné de Georges Vie, tailleur, et de Roberte
Sauzais, sa femme, naquit le 28 avril 1677, et non vers 1672,
comme l'indique Greslan, ou 1692, date évidemment fautive,
donnée par Guimard, puisque c'est celle de la bataille de la
Ha^ue, à laquelle il assista, *, âgé alors de quinze ans.
1. Voici son acte de baptême, qui ue donne pas une hante idée de la
rédaction en usage à Notre-Dame de Nantes. Il se trouve d'accord avec
LA COURSE KT LES CORSAIRES 441
Suivant son biographe, il commença dès 1688 à naviguer
en qualité de volontaire, ou, disons mieux, de mousse sur des
navires armés en guerre et marchandises. En 1692, par con-
séquent à quinze ans, il était pilote sur le vaisseau du roi le
Brave^ de 58 canons, commandé par le chevalier de Ghalais,
et assista au combat de la Hague, si brillant dans cette première
journée du 30 mai, où la flotte française, de 45 vaisseaux, lut-
ta contre 97 anglais et hollandais, et 37 frégates ou brûlots,
et si désastreux le lendemain par la défaite de la Hougue, qui
fut la perte, Tanéantissement et la dispersion de cette vaillante
armée *.
La paix signée en 1697 et qui dura jusqu'en 1702 permit à
Yié de s'engager au service de la Compagnie des Indes et de
faire, en Perse, à la côte de Goromandel, en Chine, aux Iles
Philippines et dans la mer du Sud, des voyages fructueux pour
son instruction et le développement de ses qualités d*excellent
marin. Aussitôt la reprise des hostilités, il s'embarqua comme
second sur le corsaire de Nantes le Saint-Esprit, qu'il quitta
les états de service enregistrés à Saint-Malo> où Vie est porté comme Agé de
27 ans en 1705, et nous fournit le moyen de lui restituer son prénom jus-
qu'ici ignoré : u Le vingt huitiesme d'avril, mil six cent soixante et dix
sept, a esté baptisé par moi soubsigné, Jean fils de Georges Biiié {sic) et
de Roberde Sauzais sa femme. A esté parrain escuier Jean Le Moine, sieur
des Ormeaux, 'et marraine damoiselle Olive Jouin. Signé Jean Le Moine ;
Olive Jouin; F. Le Vasseur sacriste. » Arch. municip., série GG., registre
de N.-D.
Si^ par suitejde l'orthographe défectueuse du nom de famille, il pouvait
s'élever un doiite, il disparaîtrait devant la signature de « Georges Vie »>
apposée au bas de l'acte de baptême de « Joseph fils Georges Biguié » le
28 juin 1678 et « Julienne fille George Vinie » le 14 octobre 1679. Mais
en marge le nom Vie est bien écrit, de même que dans les actes suivants.
En 1685, Georges Vie était établi rue des Carmes, paroisse de Saint-Saturnin,
comme « maistre tailleur d'habits », et avait à cette époque au moins dix
enfants.
1. Le grade de pilote était alors fort important. Très souvent les bâti-
ments de commerce, même d'assez fort tonnage, expédiés au long cours,
n'avaient que deux officiers, le capitaine et le pilote.
TOME LX {JL DE LA 6» SÉRIE). 29
442 LA COURSE ET LES CORSAIRES
j^ur le Royal-Jacques et le Comte de Revel, de Saint-Malo,
1703. Mais assez promptement considéré comme un brave,
parmi ces braves Malouins, il obtient un commandement.
En 1704^ avec un seul navire, monté par cinquante hommes
d'équipage^ et armé de 8 pièces de canon, il enleva la frégate
anglaise le Loup, de 14 canons et 75 hommes, servant d'escorte
à un convoi de bâtiments marchands, Tun desquels tomba en
outre en son pouvoir. Il prit une frégate et une flûte anglaise
de 16 canons montées par cent hommes chacune. A la suite
de deux courses, signalées^ la première par quatorze prises,
la seconde par vingt, il convoya seul, jusque dans la rivière
de Nantes, une flotte marchande qu'il préserva des atteintes
des corsaires de Jersey et Guernesey. Enfin montant un bâti-
ment de 26 canons, il se rendit maître de celui sur lequel
avait pris passage lord Hamilton, gouverneur des Iles Anglaises
du vent et sous le vent, qu^escortaient deux navires, Tun de 24,
l'autre de 18 canons.
Un rapport très succinct, du 3 août 1704, nous révèle le nom
du navire que Vie illustra par ses brillants exploits. « Le
sieur Viel, (sic) commandant la frégate le Beaulieu, a rançon-
né, le 15 juin, le Thomas-et-Suzanne de Yarmouth pour 25
livres sterlings » *.
De plus l'extrait du rôle d'équipage du Beaulieu, que nous
devons à l'obligeance de M. le Commissaire de Tlnscription
maritime de Saint-Malo, complète en ces termes le signalement
de ce corsaire ; « 1705. Jean Vie, de Nantes, âgé de 27 ans,
capitaine en pied de la corvette le Beaulieu, de cinquante ton-
neaux, 8 canons et six pierrîers, à M. Louis Maugeis et con-
sors, armé pour la course à Saint-Malo le 28 mars 1705. Après
combat, il a pris le Buyam de Londres, amené le 22 août à
Saint-Malo et vendu 27,331^ 12 sols » *.
1. Archives Nationales, Registre des prises, G. 497, 1704, 2« demi an-
née.
2. Archives de la marine du quartier de Saint-Malo. C'est cet extrait qui
LA COURSE ET LES CORSAIRES 443
Le 4 juin, la Marie de Claveley rachetait sa liberté. Le 30
du même mois, en compagnie de la frégate LandivUiau, le
Beaulieu rançonnait la Fortune des Barbades et TAmitié de
Gorck, pour 60 livres et 310 livres sterlings *.
A la fin de cette année 1705, le brave capitaine prend le
commandement du corsaire de Saint-Malo, le Cheval-Marin,
Le 25 février 1706, il envoie à Brest rHoMME-DE-RoTTERDAM,
hollandais, bourré de beurre, suif et autres marchandises..
Le 16 mars, il oblige le Daniel-Elisabeth, anglais,à lui compter
1,800 livres, monnaie de France.
Le 21 juin, il reprend sur un corsaire de Guernesey la fré-
gate la Marie de Riberou, qu'il expédie à Morlaix ; et la môme
semaine lé « flessinguois le Renard de Middlebourg, chargé
de planches, chanvres, cordages et autres marchandises^ »
prend le chemin de Brest ^.
L'intrépide Nantais passe successivement sur le Cygne et le
DamaS'Tkianges, avec lesquels il dut certainement infliger de
rudes pertes au commerce britannique. C'est pendant une de
ces croisières qu'il s'empara de plusieurs galères qui firent
tomber entre ses mains des officiers de distinction attachés à
l'Archiduc d'Autriche, et se rendant en Espagne.
En 1709 et i 710, Vie revint à son port natal. Avec le Lusan-
çay de Nantes, il accomplit trois campagnes très glorieuses
qui coûtèrent à l'ennemi quarante-cinq navires. Le 30 mai 1710,
à hauteur des Glénans, il reprit la Marie de Nantes, chargée
de fer, lattes et charbon de bois, capturée cinq jours avant
par les Hollandais, et l'envoya à Paimbœuf •.
nous a procuré la bonne fortune de retrouver l'acte de Dcûssance de Vie,
ea faisant connaître son nom de baptême.
1. Arcb. nationales, registre des prises, G. 498, 1" année.
2. Arch. nationales, registres des prises, G. 501, et 5Q2.
3. Arch. nationales, registres des prises, G. 507, 508, 510, 513^ 514.
Le Lusançay, de 200 tonneaux, 22 canops et 233 hommes d'équipage,
déjà armé en course en 1706, appartenait au Sieur Claude Thiercelin.
Les registres contenant les rôles d'armements de 1707 à 1712, manquent
aux archives de l'Inscription maritime de Nantes»
444 LA COURSE ET LES CORSAIRES
Choisi cette môme année 1710, par le ministre de la marine
pour commander la frégate Vlllustre, il reçut la mission de
purger les côtes de Bretagne des corsaires de Jersey et Guer-
nesey qui les désolaient, et s'acquitta supérieurement de cette
tâche difficile, à la grande satisfaction des pécheurs et des ca-
boteurs qui n'osaient quitter leur mouillage.
En 171 1 , le Lusançay envoie à Tlle de Batz le Charles-Elisabeth
.de Bristol, et le Jean-Jacques de Coork ; le 11 janvier 1712,
TAventurier de Lisbonne est expédié à Roscoffet périt en
arrivant au port ; le 7 février il envoie à Brest, après combat,
e Greenborough, dont la cale était bondée devins d'Espagne;
le 18 du même mois, le Dragon de Jersey prenait, malgré lui,
la route du même port, où sa cargaison destinée aux Anglais
était vendue aux négociants bretons*.
Dans les nombreux combats qu'il livra, toujours avec des
forces inférieures à celles de l'ennemi, il ne fut pris qu'une
fois sur le Damas-Thianges, par deux corsaires de Plessingue,
l'nn de 36 et l'autre de 28 canons ; et bien que le Damas-
Thianges ne portât que 26 pièces, il ne se rendit qu'après une
lutte acharnée et sanglante qui dura cinq heures.
Sa réputation de capacité et de bravoure le fit appeler à
Gênes, puis entrer au service de la République de Venise. Il
fut emporté, — disent les dernières lignes de sa biographie,
— par un boulet de canon, à bord de VAmiral-de- Venise y dans
un combat contre les Turcs^ pendant la guerre que termina
la paix de Passarowitz.
Cette fin semble laisser à désirer et nous allons essayer de
suppléer un peu à son laconisme.
La paix de Passarowitz, la plus glorieuse et la plus avan-
tageuse, sans contredit, que TAutriçhe ait jamais conclue
avec Tempire ottoman, déterminée surtout par la fameuse
victoire remportée par le prince Eugène de Savoie, sous les
i. Arch. nationales, registres des prises, G. 513 et 514.
LA COURSE ET LES CORSAIRES 445
murs de Belgrade, le 16 août 1717, fut signée le 21 juillet 1718.
Complètement vaincus sur terre, les Turcs Tavaient déjà été
sur mer dans trois combats successifs, livrés en vue des Dar-
danelles, à la hauteur de Lemnos et de Ténédos, les 12, 13
et 16 juin 1717, par la flotte vénitienne à la flotte du capitan-
pacha Ibrahim.
L'engagement du 16 surtout fut terrible. Il coûta la vie au
chef de Tarmée navale vénitienne, et tout porte à croire que
c'est le même jour, peut-être au même instant, que tomba
notre valeureux compatriote qui commandait le vaisseau ami-
ral, et non pas le vaisseau nommé YAmi7'al-de-Venise,
Une lettre, imprimée dans une publication périodique du
temps, fournit des renseignements qui, à défaut de détails
plus précis, trouvent ici leur place :
Malgré l'infériorité de ses forces, M^Flangini aborda l'en-
nemi « avec tant de valeur et de conduite qu'il remporta une
« très grande victoire sur les Turcs, auxquels on a coulé trois
« sultaïies de second rang, une brûlée, ainsi qu'un brûlot,
« neuf démâtées et mises hors d'état de servir cette campagne.
« Ces avantages auraient été poussés plus loin, sans le fatal
« accident de la blessure mortelle de M. Flangini dont la
c< perte cause un regret universel. Nous avons, outre cela
« perdu 1,400 hommes, tant officiers que soldats et matelots.
« La perte des ennemis doit ^tre beaucoup plus considérable,
« car dans les trois actions, on a vu ruisseler le sang des
« Turcs par les ouvertures de leurs sultanes *. »
La République de Venise eût pu se montrer reconnaissante
envers le Nantais qui sacrifia son sang et sa vie pour elle. Le
grade qu'il occupait nous avait fait penser que la ville des
Dgges, dans sa bibliothèque ou ses archives, lui aurait au moins
consacré une page, une ligne, un mot. Vie est complètement
inconnu là-bas, ainsi que l'atteste une lettre de M. le chevalier,
1. Mercure J.istonque et politique, août 1717, pp. 142, 143, 144.
446 lA COURSE ET LES OORSAOUBS
Nigra, ambassadeur d'Italie, à robligeance duquel nous avons
eu recours en 1874, et qui nous a répondu que les recherches
sérieuses, entreprises sur sa demande, n'ont abouti à aucun
résultat 1...
A la ville de Nantes.donc de se souvenir de son enfant, glorieu-
sement tombé, en défendant l'Europe contre l'invasion musul-
mane. Elle aies quais Gassard et Moncousu, les rues de la Galis-
sonnière et Surcouf. Yié attend depuis de longues années un
pareil hommage. En adressant ce vœu aux membres du Con-
seil municipal, qu'il nous soit permis d'employer la vieille
formule terminant jadis les requêtes présentées aux hautes
Cours : Ce faisant y Messieurs^ ferez justice.
1744-1747.
a Les combats de l'année 1747 avaient anéanti la marine de
l'État ; mais de simples particuliers, des armateurs s'étaient
immortalisés par des efforts plus puissants que ceux du gou-
vernement, et les prises nombreuses qu'ils avaient amenées
dans les ports étaient une compensation aux pertes éprouvées
par la marine royale. Le traité d'Aix-la-Chapelle mit fin à
cette guerre de corsaires qui avait été si dommageable au
commerce anglais. »
Ainsi s'exprime M. Troude * ; et nous pouvons ajouter que
le poit de Nantes eut une assez belle part dans ces armements
en course, si justement appréciés par un officier distingué et
compétent.
Le nombre des navires de commerce anglais, enlevés par
les Français et les Espagnols, s'élève, d'après le relevé d'Ha-
mécourt, au chiffre de sept cent soixante-cinq pour la seule
*. Batailles navales de la France; T. 1, p. 320.
lA COURSE £T LES GORSAIBES 447
année 1745, ce qui exaspéra la cité de Londres et les villes
commerçantes du Royaume-Uni *.
Indépendamment du Mars et de la Bellonef qui ont droit à
des mentions spéciales, pour les magnifiques campagnes acçom^
plies sous les Thiercelin, les Rouillé, les Lory, nous avons pu
retrouver les noms de quelques-uns de nos corsaires.
VHermine, capitaine Fouquet, de Saint-Malo, enlevait en
1745, avec l'assistance du corsaire le Cerf, de ce dernier port,
la Plantation d'Antigue, gros navire bondé de sucre, coton,
tafia, bois de gayac, bois de teinture et autres marchandises.
Au mois de novembre, même année, cette frégate de 200
tonneaux, 18 canons, 10 pierriers, 198 hommes, armateur
Leray de la Glartais, capitaine Joseph-Isaac Faugas, reprenait
la mer. Elle envoyait au Port-Louis le Lion, de 300 t., ran-
çonnait, pour 1990 livres steriings, le Charles, et amarinait deux
autres anglais ^.
Faugas repartait le 28 janvier 1746, sur le Schoram, de
300 tonneaux, 22 canons, 274 hommes, armateur Patrice
Walsh. Il était pris le 9 novembre suivant, non sans avoir bu-
tiné un certain nombre de bâtiments, parmi lesquels se trou-
vait le Roi-de-Sardaigne, introduit à Brest.
La petite frégate la Valeur^ sous Hiron, de Frossay, ne se .
montrait point indigne de son nom.
Le garde-côte le Soleil, de 200 tonneaux, armé par les juge.s-
cpnsuls et négociants, placé sous les ordres de Claude Durbé,
aux appointements de 400 livres par mois, remplissait coura-
geusement sa mission de défenseur des rivages voisins de
Tembouchure de la Loire, et de protecteur du petit cabotage
et de la pêche. Dans les guerres de Sept ans et de Tlndépen-
dance, les populations riveraines et le gouvernement lui même
invitèrent vainement le commerce de Nantes à renouveler
cette louable et heureuse entreprise.
1. Histoire maritime de France, par Léon Guérin, T. IV, p. 267.
2. Parchemin, Chambre de Commerce.
44d LA COURSE ET LES CORSAIRES
u Louis Jean-Marie de Bourbon, duc de Penthièvre, de Cha-
teauvillain et de Rambouillet, gouverneur et lieutenant général
pour le Roy, en sa province de Bretagne, Amiral de France,
à tous ceux qui ces présentes lettres verront, salut. Le Roy
ayant déclaré la guerre à TAngleterre pour les raisons contenues
dans la déclaration que Sa Majesté a fait publier dans toute
rétendue de son Royaume, pays, terres et seigneuries de son
obéissance, et Sa Majesté nous ayant commandé de tenir la
main à l'observation de ladite déclaration, en ce qui dépend
du pouvoir et autorité qu'il a plû à sa Majesté attribuer à notre
dite charge d'Amiral, avons donné congé, pouvoir, et permis-
sion à Claude Diirbé de faire armer et équiper en guerre un
navire, nommé \q Soleil de Nantes^ du port de cent quatre vingt
dix tonneaux ou environ, qui est à présent au port de Paim-
bœuff arrondissement de Nantes, avec tel nombre d'hommes,
canons, boulets, poudres, plombs, et autres munitions de
guerre et vivres qui y sont nécessaires pour le mettre en mer
en estât de naviguer et courre sus aux pirates, fourbans et gens
sans aveu, mesme aux sujets du roy d'Angleterre et autres
ennemis de l'État, en quelques lieux qu'il les pourra rencon-
trer, soit aux costes de leurs pays, dans leurs ports, ou sur
leurs rivières, mesme sur terre aux endroits ou ledit Claude
Durbé jugevù, à propos de faire des descentes pour nuire aux-
dits ennemis, et y exercer toutes les voyes et actes permis et
usités par les loix de la guerre, les prendre et amener prison-
niers avec leurs navires, armes et autres choses dont ils seront
saisis ; à la charge par ledit Claude Durbé de garder et faire
garder par ceux de son équipage les ordonnances de la marine,
porter pendant son voyage le pavillon et enseigne des armes
du Roy et les nostres; faire enregistrer le présent congé au
greffe de l'Amirauté le plus proche du lieu où il fera son
armement ; y mettre un rôle signé et certifié de lui, contenant
les noms et surnoms, la naissance et demeure des hommes de
son équipage ; faire son retour audit lieu, ou autre port
LA COURSE ET LES CORSAIRES 440
de France ; y faire son rapport par devant les officiers de
l'Amirauté, et non d'autres, dé ce qui se sera passé durant
son voyage, nous en donner avis, et envoyer au secrétaire gé-
néral de la marine sondit rapport avec les pièces justificatives
d'icelui, pour être sur le tout par nous ordonné ce que de rai-
son. Prions et requérons tous Rois, Princes, Potentats, Sei-
gneuries, Estais, Républiques, amis et alliés de cette couronne,
et tous autres qu'il appartiendra, de donner audit Claude Durbé
toute faveur, aide, assistance et retraite en leurs ports, avec
sondit vaisseau, équipage, et tout ce qu'il aura pu conquérir pen-
dant son voyage, sans lui donner, ni souffrir qu'il lui soit fait
ou donné aucun trouble ni empeschement, offrant de faire le
semblable lorsque nous en serons par eux requis. Mandons et
ordonnons à tous officiers de'marine, et autres qu'il appartien-
dra, de le laisser sûrement et librement passer avec sondit
vaisseau, armes et équipages, et les prises qu'il aura pu faire,
sans aucun empeschement ; mais au contraire lui donner tout
le secours et assistance dont il aura besoin, ces présentes non va-
lables après un an dujourde ladatede l'enregistrement d'icelles.
En témoin de quoy nous les avons signées et icelles fait scel-
ler du sceau de nos armes, et contre signer par le secrétaire
général de la marine.
c< A Versailles, le cinquième iouT du mois de juin, mil sept
cent quarante-quatre.
« L.-J.-M. DE Bourbon.
« Par son Altesse Sérénissime : Re
« Délivré par nous, receveur général des droits de Son Al-
tesse Sérénissime, Monseigneur l'Amiral, reçu soixante-six
livres. Signé illisiblement.
Au dos est écrit : « Soit enregistré à Nantes, le 5 juin 1744.
Signé : Roger. »
« La présente commission a esté enregistrée au greffe de
l'Amirauté de Nantes, le treize du mois de jum 1744, de l'or-
480 Là COnilSB ET USS GraSAIRBS
donnaoeede monsieiirle lieutenant-général dodit siège, rendue
da eonsentement du procureur du Roy, pour le cu^ûtaine y
dénommé jouir de Teflët et du contenu en icelle, ayant à cette
fin donné cauption suivant l'ordonnance.
m Reçu pour tous droits d'enregistrement et de cauptionne-
ment, quatorze livres 13 sols, et 3 sols pour dépôt du rôle.
Lekorxand, greffier.
« Rapporté au grefle de l'Amirauté de Nantes, en déclaration
de relâche, le 14 août 1744, pour cause de mauvais temps et
voye d'eau a payé 4 1. 4 s. 5 d.
Signé: LeKOiaiAXD. »
S. DE LA NiCOLUÈRB-TeIJEOIO.
POËSIE
LE NOM DE LA « BONNE DUCHESSE »
A M. Alfred Gavâvanniez.
Je Tai trouvé partout et rayonnant sans cesse,
Même sur la ruine où s'engouffre le vent.
^ Le nom pur et béni de la « bonne Duchesse »
En Bretagne est toujours vivant.
Le gardeur de troupeaux, la vieille paysanne,
Montrant à Tétranger un reste de manoir,
Disent naïvement : c Château de la reine Anne, >
D'instinct et sans en rien savoir.
Elle plane au-dessus du sombre moyen âge.
Avec un charme exquis de grâce et de bonté.
C'est la a bonne Duchesse ! i» Et ce louchant hommage,
Quatre siècles l'ont répété.
En sa fleur de jeunesse âme forte et sereine,
Au plus grand, au plus digne ayant donné sa foi,
Le jour qu'elle régna la fit doublement reine
Et de la France et de son Roi.
Pour sa chère Armorique à lutter toujours prête,
Elle était le secours et l'espoir assuré.
Il ne refusait rien à sa « petite Brette, >
L'époux royal énamouré.
452 LE NOM DE LA « BONNE DDGHESSK »
Unissanl les vertus d'une sainle et d*un sage,
Du droit de ses Bretons son cœur restait jaloux.
Humble devant son Dieu, de son pays sauvage
Elle était fiëre devant tous.
La tombe Teadormit avec un front sans rides,
Encor jeune, encor belle, alors qu'elle laissait
Tous les cœurs attristés et tous les yeux humides,
Et que sa moisson commençait.
La légende et Thisloire aiment à parler d'ello.
Le peuple, déJaigneux de gloire et de hauts faits,
Dans sa grande mémoire a retenu, fidèle.
Le souvenir de ses bienfaits.
•
Le Lélhé de Toubli, flot à l'œuvre sans cesse.
Ne l'a pas entraînée en son gouifre mouvant ;
Le nom pur et béni de la « bonne Duchesse »
En Bretagne est toujours vivant.
Sophie Hhf:.
AUX MISSIONNAIRES
Vous passerez sans joie et sans gloire ici-bas,
Pour un dogme taxé d'absurdes rêveries.
Le monde poursuivra de triples railleries
Vos haillons, vos genoux ployés, vos célibats.
Vous aurez faim et soif. — Sur d*humides grabats,
Un lourd sommeil clora vos paupières meurtries ;
Sans amis, sans parents, sans foyers, sans patries.
Personne ne verra vos pleurs, ni vos combats.
En vos membres qu'on broie, en vos chairs qu'on écorche,
Vous sentirez, tordus sous la pince ou la torche,
L'angoisse de souffrir et de mourir tout seuls ;
Et quand l'âme aura fui le corps las de tortures,
Sur la neige ou le sable, héroïques linceuls,
Les fauves rongeront vos os sans sépultures.
Louis le Lasseur de Ranzay.
VANDALISME MUNICIPAL
ET
ANTI- VANDALISME
Uo illustre écrivaû), voila plus d'un demi -siècle, di^aii :
c II n'y a que la France où le yandalistne règne seul et saus frein.
On tremble b la seule pensée de ce que chaque jour il mine, balaie ou
défigure. Le vieux sol de la patrie, surchargé comme il l'était des créa-
tions merveilleuses de l'imagiuation et de la foi, devient chaque jour plus
ou, plus uniforme, plus pelé. On n'épargne rien; la hache dévastatrice
atteint également les forêts et les églises, les hôtels-de- ville et les châ-
teaux \ on dirait une terre conquise, d'où les envahisseurs barbares
veulent effacée jusqu'aux dernières traces des générations qui l'ont ha-
bitée. On durait qu'ils veulent se persuader que le monde est né d'hier et
qu'il doit finir demain, tant ils ont hâte d'anéantir tout ce qui semble dé-
passer une vie d'homme * t »
Depuis le jour où ces éloquentes protestations étaient jetées devant
l'opinion et la conscience de la France, plus de cinquante ans ont passé,
le fléau qu'elles dénonçaient a été de temps à autre enrayé, jamais arrêté,
jamais vaincu. Quand certaines idées, plus ou moins pareilles à celles qui
régnent aujourd'hui, viennent à prévaloir dans le gouvernement de la
chose publique, il y a un redoublement du fléau, c'est une sorte de
folie contagieuse, aux atteintes de laquelle peu de gens ont la force de
résister.
Affligeons-oous donc, mais ne nous étonnons point de %oir depuis quel-
ques années cette tempête sévir sur la Bretagne^ étonnons-nous moins
^ncore de voir, dans cette campagne auti-patrioiique, les municipalités
patriotes, du moins, plusieurs d'entre elles, jouer un rôle très éiuioenl.
Deux villes, deux nobles villes de Bretagne, Dinan et Vannes, se sont
vues depuis quelques années dépouillées, par leurs soi-disant repré-
sentants, c'est-â-dire, par leurs municipalités, de monuments précieux,
importants et pittoresques, liés aux plus glorieux souvenirs de leur his-
toire : à Dinan, c'est la belle porte de firest^ aux deux grosses tours
1 . MoDlalembert» Dvk vandQ,im\6 et du catholicisme dans fart, 1" édit., p. 7.
VÀNOAUSME MUNICIPAL ET AlfTI-VAMIlAUSlfE 455
m
noassives et formidables, chef-d'œuvre de Tart militaire du XV« siècle;
à Yanoes, la porte Saiot-Paterne ou Porte-Prisoo, plus ancienne et plus
élégante encore, pleine de la force et de la grâce que le XlVe siècle sa-
vait mettre dans toutes ses créations.
L'attentat du vandalisme dinanais a été dénoncé, dûment flagellé en
septembre dernier au Congrès breton de Pontivi. Et à ce moment même,
à quelques lieues de là, dans le même département, la municipalité ^an-
netaise machinait le sien.
Gi'tte municipalité, qui a bâti à Vannes le plus prétentieux mais aussi
le plus ridicule des hôtels-de-ville, prétendait n'avoir plus le sou pour
sauver cette vieille et précieuse relique de la Porte-Prison. Mais si elle
avait voulu, dés qa*ello y fut conviée par le ministre^ (vers la Un d*août
dernier), si elle avait voulu, avec Taide de la Société Polymatbique de
Vannes qui lui offrait son concours, ouvrir une souscription, malgré cette
prétendue débine municipale, elle eût facilement trouvé de quoi sauver
ce noble monument.
Mais sauver un monument construit par un duc de Bretagne, où Som-
breuil a été prisonnier — y songez-vous ! La municipalité vannetaise est
bien trop patriote pour cela^
Malgré les appels redoublés de la Société Polymatbique, les cris de
l'opinion publique, M. le Maire de Vannes a fait le mort, jusqu'à Tinstant
où il a été trop tard pour réussir ; alors au dernier moment, on a fait
mine, pendant une minute, de vouloir peut-être faire quelque chose —
oh I pas beaucoup ! — Puis on a dit que le moment était passé, qu'il n'y
avait plus rien à faire — et le tour a été joué.
De passage à Vannes au moment de cette répugnante comédie, je n'ai
pu résister à la tentation de dire ce que j*en pensais à l'un de nos
excellents collaborateurs de la Revue de Bretagne, M. Albert Macé, ré-
dacteur du PetU Breton qui se publie à Vannes, et je lui ai adressé la
lettre suivante :
A Monsieur le rédacteur du Petit Breton*
Monsieur le Rédacteur,
Avec tous les hommes de goût et de cœur, avec tous les Bretons,
qui gardent encore dans Tâme une lueur de sentiment national,
artistique^ patriotique, je tiens à honneur de protester contre
Tacte d*udieux vandalisme et de barbarie stupide qui est en train
de s'accomplir à Vannes, — la destruction de la Porte-Prison,
Ces deux tours à la silhouette héroïque, avec la bel appareil de
456 VANDALISME MUMiaPAL C.T AKTl-VANDALI^IE *
leurs murailles, la sombre arcade ogivale qui les sépare^ le fier
diadème de mâchicoulis qui les couronne, — M. le minisire de
rinstrnction publique les a supérieuremenl qualifiées en les appe-
lant « des restes précieux, Fun des principaux ornements de la
VILLE. > Hais il n'a pas assez dit : car ces deux (ours, savez-vous
ce qu'elles représentent et ce qu'elles symbolisent ?
Tout simplement, l'époque la plus illustre de Tbistoire de
Vannes depuis César, celle qui pendant le moyen-âge a ?alo à
celle ville une importance toute particulière et le rang de capitale
de Bretagne, au même titre que Nantes et Rennes.
Les souverains bretons des XI* et XII* siècles avaient exclu-
sivement résidé dans ces deux dernières villes. Ceux du XIII* et
du commencement du XIY* étaient venus de temps en temps à
Sucinio goûter les enchantements de la presqu'île de Ruis, toute
parée alors d'arbres splendides baignant leurs pieds dans les flots
du Morbihan. Hais avant Jean IV de Hontfort, qui conquit la cou-
ronne de Bretagne à la bataille d'Aurai en 1364^ aucun de nos
ducs bretons n'avait en sa résidence à Vannes. Jean IV y prit la
sienne, — et pourquoi ?
Parce que, dans cette grande guerre de la succession de Bre-
tagne entre Blois etHontfort, tandis que Nantes et Rennes avaient
constamment suivi le parti de Blois, Vannes, au contraire, pendant
plus de vingt ans (de 13i3 à 1364), s'était obstinément attaché à
la cause de Honlforl. Il avait aussi élé le refuge et le rempart de la
mère du duc Jean IV, cette grande Jeanne de Flandre que nos chants
populaires nomment Jeanne la Flamme^ l'admirable héroïne du
r
siège d'IIennebont, la « femme au courage d'homme et au cœur de
lion t célébrée par Froissart, dont la gloire radieuse porta dans
l'Europe entière le renom du pays vannetais.
Voilà pourquoi le duc Jeau IV choisit Vannes pour résiden ce,
combla de faveurs cette ville, reconstruisit en grande partie son
enceinte murale, y fit élever pour sa demeure le château de THer-
mine «t, donnant le rang de capitale à la cité vannetaise, lui ren-
dit une importance, une prospérité, qu'elle ne connaissait plus
depuis longtemps.
1
YÂNDALISME MUNICIPAL ET ANTI -VANDALISME 457
Or, de cetle époque si féconde et si glorieuse pour Vannes, du
vaillant duc son généreux bienfaileur, quelles Iraces, quels monu-
menls garde le sol vannetais ?
Deux, sans plus, — la tour du Connétable, la Porte-Prison, — •
tous deux fortement marqués du style du duc Jean IV, plus encore
peut-être le second que le premier.
Dès lors, n*est-ce pas pour la ville de Vannes un devoir étroit
d'honneur et de conscience, de reconnaissance et de patriotisme,
de conserver à tout prix, avec un soin jaloux, ces deux monuments,
alors surtout qu'ils sont l'un et Tautre, comme Ta si bien dit M.
le ministre, « les principaux ornements de la Ville ? »
Et cependant, depuis quinze jours, nous entendons répéter par
toute la Bretagne cette étonnante nouvelle : que les hommes qui
se disent les représentants de la ville de Vannes — maire, adjoints
conseil municipal -r- se disposent à assister tranquillement à la
démolition de la Porte-Prison, sans avoir tenté un seul effort pour
empêcher c^ crime de lèse-patrie^ qui entache (on vient de le voir)
rhonneur de Vannes.
Est-ce possible? est7ce vraisemblable?
Non certes, ce n'est pas vraisemblable, — mais c'est vrai.
C'est vrai, — mais c'est hideux.
On a trouvé de l'argent pour toutes les folies, pour tous ces coli-
fichets d'architecture prétentieuse qni ressemblent comme deux
gouttes d'eau au palais de dame Tartine bâti en sucre candi ; qui,
dans cette ville de Vannes sombre et sévère, si grande par ses
souvenirs historiques, produisent Tagréable effet d'un faux nez
plaqué au milieu de la face d'une statue antique. On a trouvé, on
trouvera de l'argent pour tous les gaspillages et toutes les sottises.
Mais quand il s'agit de sauver un noble monument, «{'tfndesprtficî-
paux ornements de la vUle, » consacrant le souvenir d'une époque
glorieuse et prospère, la mémoire d'un des plus grands bienfaiteurs
de Vannes — on ne peut plus trouver un sou, on fait misérablement
banqueroute à l'honneur de la cité, aux plus grands souvenirs de
la Bretagne !
TOME LX (X DE LA 0« SÉRIE). 30
458 VAlfDALIâME MUNICIPAL ET ÂNTI-VANDÂLISME
El comme on entend gronder la réprobation de la conscience
publique, comme on ploie sous une responsabilité accablante, on
invente, pour tâcher de s'y soustraire, les plus piteux subterfuges,
y compris des facéties drolatiques dignes des comédies de Labiche ;
on fait les derniers efforts pour rejeter sur autrui le poids écrasant
de cette responsabilité.
— C'est le conseil municipal de 1829, qui a fail tout le mal, en
laissant aliéner la Porte-Prison. —
A cette époque, malheureusement, la valeur artistique, patrio-
tique, de nos vieux monuments, était peu appréciée. Si on lui avait
crié casse-cou à ce conseil municipal de 1829, sans doute il n'eût
pas laissé vendre la Porte-Prison à un particulier ; il n'en commit
pas moins là une épaisse bêtise. Hais comment cet acte pourrait-
il innocenter, excuser, ou seulement atténuer la coupable défail-
lance d*aujourd'hui ?
Aujourd'hui on sait très bien ce que Ton fait, car on a assez crié
casse-cou! Il ne s'agit plus d'un béotisme naïf, ni d'un vandalisme
inconscient, comme en 1829. Le conseil municipal de Vannes est
parfaitement fixé sur la laideur morale et intellectuelle de l'action,
ou plutôt de l'inaction, voulue et délibérée, dans laquelle il se ren-
ferme.
Aussi en veut-il rejeter la faute, tantôt sur le Conseil général
«i qui, dit-on, ne s'est pas rendu compte de la situation », tantôt
^ principalement sur la Société Polymathique du Morbihan « qui
n a pas fait son devoirl »
On croit sans doute parler à des niais 1...
Tout le monde ici — il faut le dire bien haut ^ tout le monde
a fait son devoir — excepté ceux qui auraient dû être les premiers
n le faire«
Le devoir de la Société Poiyrnathique était de sonner la cloche
d'alarme ; elle s'en est si vaillamment acquittée que les pires sourds
--ceux qui se bouchaient les oreilles pour ne pas entendre — en ont
aujourd'hui la lèle cassée.
Le Conseil général,qui n'a pas en garde l'honneur de la ville de
VANDALISME MUNICIPAL ET ANTI-VANDALISME 459
Vannes, qui représente le département entier, a voté ferme une
somme dont le chiffre témoigne l'intérêt sérieux pris par lui dans
la question, et qui eûtdû être, pour le conseil communal, un stimulant
actif.
Le préfet, le ministre onl^ de leur côté, stimulé ce conseil de
tout leur pouvoir, promettant leur appui et leur concours.
Mais pour que toutes ces bonnes volontés auxiliaires et latérales
pussent être efficaces, il fallait nécessairement que le premier in-
téressé, — la ville de Vannes par Torgane de ses conseillers mu-
nicipaux — se mît en marche et prit la tèie du mouvement.
Mais en vain préfet, ministre. Conseil général, Société Poiyma-
Ihique, par-dessus tout l'opinion publique émue et indignée, ont
piqué, pressé, poussé les soi-disants repiésentants de Vannes pour
les faire partir ; ceux-ci, au lieu de partir, ont reculé, et se sont
enfin dérobés misérablement, absolument...
Au point qu'un d'entre eux, (digne d'être distingué du reste)
ayant proposé de voter ferme 20,000 fr. pour une souscription pu-
blique qu'on aurait ouverte afin de racheter la Porte-Prison, tous
ses collègues, avec un touchant ensemble, ont répondu par un refus,
— en y ajoutant la comédie d'une offre de concours problématique
sous des conditions connues d'avance comme irréalisables I
Est-il possible^ après cela, de voir dans ce sanhédrin municipal
autre chose qu'une collection choisie de béotiens et de vandales,
étrangers à tout sentiment artistique et patriotique, incapables de
comprendre les obligations d'honneur qu'impose à une noble ville
un passé glorieux ?
Aussi espérons-nous bien qu'un jour Vannes, rendu à lui-même,
érigera sur l'emplacement de la Porte-Prison une colonne (je ne
dis pas un poteau), dont le socle portera cette inscription :
Ici s'élevait naguère la Porte-Prison^ l'un des principaux orne-
ments DE LA VILLE, l'un des derniers monuments rappelant la mé-
moire du duc Jean /F, le grand bienfaiteur de Vannes. En 1886^
les soi'disants représentants de Vannes ont laissé démolir ce mo-
nument sans lever un doigt pour le sauver. Vannes^ honteux d'une
460 VANDALISME MUNÏCrPAL ET ANTI- VANDALISME
telle conduite f tient à honneur de la désavouer solennellement.
Amen !
Veuillez agréer, Monsieur le Rédacleur, etc.
ARTHUR DE LA BORDERIE.
Rennes, novembre 1886.
L'atlenlal est aujourd'hui consommé, la Porte- Prison fui.
Mais lous les Conseils, grâce à Dieu, ne comprennent pas le
patriotisme comme Messieurs les municipaux de Vannes. Pendant
que ceux-ci mettent le leur à favoriser la destruction « des prin-
cipaux ornements de leur ville > (c'est M. Goblel qui le dil), le
Conseil général de la Loire-Inférieure fait consister le sien, tout
au contraire (et il a bien raison), à restaurer les monuments his-
toriques de ce département, ainsi que le prouve la note suivante,
publiée par la plupart des journaux de Bretagne,.comme un parfait
contraste, juste dans le temps de la destruction de la Porte-Prison :
La commission des travaux publics du Goaseii général de la Loire- In-
férieure n*ayant pu se rendre à Ghâteaubriant pendant la session d*août,
une délégation spéciale a été donnée à la commission départementale
pour visiter le château.
Le président s'est transporté sur les lieux avec ses collègues, et de
graves déterminations ont été prises, de concert avec l'architecte du dé-
partement.
M. le comte de Pontbriand a rendu compte de cette excursion dans un
rapport dont les passages les plus importants seront lus avec grand inté-
rêt :
« Je n'ai point à faire, ici, l'histoire du château de Ghâteaubriant^ un
des plus curieux monuments du département. Son importance, comme
souvenir de Thistoire bretonne, est connue de tous^ et elle se recommande
d'une manière toute particulière h la sollicitude du Conseil général.
t Permettez-moi seulemeat d'exprimer, à celte occasion, le regret que
ce vieux château n'ait pas encore été classé comme monument historique,
conformément au vœu qui a été renouvelé tant dé fois par Tunanimité
de nos collègues.
« Dans sa séance du S2 août dernier, le Conseil général a mis à la disposition
de sa commission départementale une somme de 15,000 fv. pour faire exécu-
terles travaux les plus urgents de conservation et d'entretien. CetteAssem-
VANDALISME MUNICIPAL ET ANTI- VANDALISME 461
blée aurait voulu pouvoir disposer d'une somme plus importante; mais,
avare des deniers des contribuables, elle n'a pas cru devoir faire davantage,
dans un rroraent où Tagriculture est en détresse, Tindustrie aux abois et la
prospérité nationale elle-même gravement compromise.
« Limitée par ce chiffre, votre commission, après une étude très sérieuse,
a rhonneur de vous proposer d'autoriser lexécution des travaux ci-
après :
« {0 La tour du Musée. —La ville de Cbâteaubriant possède un Musée
remarquable, donné en grand partie par M. Tabbé Goudé et par M. Lecot.
u II y a urgence de faire les travaux ci-après dans l'intérêt de la con-
servation des collections les plus précieuses :
€ Remplacement des pierres de la corniche (moulures comprises) ; ré-
paration de la charpente et réfection de la couverture.
€ La dépense prévue est de 2.217 francs.
u 2o jRéparation des ruines. Cette partie du château, la plus ancienne,
démolie en partie vers 1488, après un siège malheureux soutenu contre
le duc de laTrémoille, demande à être consolidée pour éviter des acci-
dents. Une vieille tour, en effet, flanquée, de deux portes, conduit aux
écuries de la sous-préfercture et aux logements des gendarmes k pied.
Le garnissage des murs> exécuté avec soin et la consolidation de rarca*Je
entre les deux toars, coûteront 968 francs.
3o L'escalier du tribunal. Enfin, Messieurs,j'arrive à la partie prin-
cipale des réparations projetées : Un magnifique plafond à caissons at-
teste le soin avec lequel Jean de Laval avait fait construire, en 1538, cet
escalier, destiné à une demeure princière. Il dessert aujourd'hui les
locaux occupés par le tribunal, et il est devenu indispensable d'y faire des
travaux considérables : des arcades, des moulures et des chapiteaux à
réparer, des caissons à remplacer et des piliers à reprendre, une cor-
niche et un chapiteau à sculpter. Ces réparations néceisiteront l'emploi
d'une somme de 7,684 fr., y compris le dallage en asphalte de la tourelle
et l'établissement de portes cintrées pour empêclîer la pluie de tomber
sur le palier du premier élnge.
« La dépense prévue par M. Cht nantais ne dépa^tscra pas le crédit voté
par le Conseil général dans sa séance du 4 août 1886. Ces réparations
consolideront et conserveront noire vieux château historique, et elles
donneront du travail aux ouvriers du pays dans un moment où, malheu-
reusement, ïh sont peu occupés.
« Comte de Pontbriand. »
UNE LETTRE INÉDITE DE PAUL BAUDRY
Un arti&te de talent, M. Âlasonière, dont on voit à rExposition de
Nantes an remarquable portrait gravé de Paul Baudry, m'avait eiprimé
le regret de n'avoir pas su plus tôt que je publiais un certain nombre
de lettres du mattre peintre vendéen, et cela, parce qu'il m'en eût com-
muniqué une qu'il croyait intéressante. Je me hâtai de la lui demander.
• C'est de grand cœur, me répondit aussitôt M. Alasonière, qae je vous
remets une copie de la lettre inédite de Baudry que je vous ai annoncée,
écrite en 1883, alors que ses moindres fibres étaient arrivées à un point
de sensibilité extrême, perçant dans le ton général de cette théorie sar
l'éducation des enfants. C'est précisément à cette époque que, habitant près
de lui, rue Notre-Dame-des-Gbamps, je le voyais le plus souvent, rece-
vant ses précieux conseils, écoutant ses récits d'études et ses impressions
de voyage, feuilletant avec lui les admirables carions de sa Jeanne d'Arc^
et assistant à Tachévement de sa Glori/ication de la Loi. — Cette lettre,
adressée à une de mes parentes, Mme J. F., qui, comme moi, tenait Paul
Baudry en haute admiration, a été, vous le pensez, conservée comme une
relique. »
Et c'est justice, car — nos lecteurs vont le voir — cette page ne dépa-
rerait pas le livre d'un écrivain de profession.
Emile Grimaud.
Madame,
Votre question est intéressante.
Je suis très heureux d'y répondre et aussi de vous remercier de
Taimable sympathie dont vous voulez bien m'adresser les très gra-
cieuses expressions.
Le don de compréhension du Beau est bien secret, comme l'ori-
gine de toutes choses morales. Il est refusé souvent à des êtres très
intelligents, accordé à d'autres par une loi obscure que nos an-
«:..
UNE LETTRE INÉDITE DE PAUL BAUDRT 463
cètresles Grecs, très subtils en toutes choses, représentaient sous
la figure idéale d'une jeune fille (la Huse).
J'ai connu beaucoup d'artistes et d'écrivains, et je dois avouer
que je blâmais, ou du moins que je m'étonnais parfois de voir la
Huse se plaire en certaine compagnie ; mais elle en savait certai-
nement plus long que moi.
Vous voyez, Madame, que je ne crois pas beaucoup à la cul-
ture.
Les sentiments du Beau sont des présents de Dieu. Il les répand
où il lui platt, et fait, s'il le veut, épanouir les splendeurs d'une
orchidée dans le fond d'une forêt obscure, où nul œil humain ne
la verra.
Hais, Madame, je dois avouer que je crois absolument à la con-
nexion de tout ce qui est beau, lumineux et idéal. Ainsi loutes les
hautes vertus : la Bonté, la Charité, la Grâce, le Courage, sont
fleurs du même jardin ; l'amour in Beau est le lien du bouquet.
Je crois aussi beaucoup à l'hérédité morale.
Si ces questions vous intéressent, il y a mille chances pour que
vos enfants aient, à leur insu, leç mêmes intuitions que leur mère^
et c'est elle qui, de don instinctif, est la meilleure éducalrice.
Croyez, Madame, à mes sentiments de respect.
Paul Baudrt.
Taris, 5 Juin 1883.
TDRCARET ET U FMHCE JDIÏÏ
Qui ne connaît Turcaret,^ ce type du traitant enrichi, ce « vil
laquais tombé de la misère dansTinfamie d'une honteuse opulence»,
selon le mot de Malilourne * ? Qui n'a gardé le souvenir de cette
laideur morale si bien mise en relief par Le Sage ?... Ainsi que
Tartufe, dont il est presque le pendant, Turcaret est un person-
nage inoubliable *, qui l'a vu une fois^ le reconnaîtra partout et
toujours.
D'ailleurs son règne n'a point fini lorsque celui de Frontin a
commencé ; Turcaret a fait souche et souche nombreuse ; ses
descendants sont même plus puissants qu'il ne le fut lui-même,
et par leur ostentation, leurs prodigalités, leurs folies et leurs dé-
bauches, ils ont encore renchéri sur son insolence. C'est un fait
d'histoire contemporaine, on ne saurait le discuter, encore moins
le nier: l'auteur de La France Juive, qui ne cesse de prêcher la
croisade contre la race de Sem, signale des Turcarets à tous les
degrés de la hiérarchie sémitique, des Turcarets aioant la lettre
dans l'échope du marchand de lorgnettes et des Turcarets arrivés
sur les ronds de cuir moelleux de la haute banque et dans les
salons les plus somptueux du noble faubourg à Paris.
Turcaret, mon ami, il faut en prendre votre parti, tel que vous
enfanta le cerveau puissant de Le Sage, vous n'avez rien de
commun avec TArien, vous êtes de la tribu d'Israël !
J'ignore absolument si c'est à cetle affinité entre le héros de Le Sage
et la race sémitique qu'est due la réimpression de cette petite pièce
de théâlres', je serais même tenté jde croire qu'il n'en est rien et
i. Éloge de Le Sage. Discours qui. a partagé le prix d'éloquence, décerné par
rAcadéroie française, dans sa séance du 24 aoûl 1822» par M. Malilourne. Paris,
Didot, 1822. In 4o, p. 9.
2. Le Sage. Turcaret.^ Cinq dessins de Vallon, gravés par Gaujeau. Paris,
maison Quanlin, S. d. (1886) In-i2 de 172 p.
TURGARET ET LA FRANCE JUIVE 465
que réditeur Quantin, en faisant celle publication, n'a point songé
au regain d'aclualilé d*une élude de mœurs datant de bientôt deux
siècles ^ Il est toutefois curieux de constater que celle réimpression
parait juste au moment où La France juioe^ arrivée au lll^" mille,
^augmente d'un troisième volume, non moins à Temporle-piëce
que ses deux aînés, que Von s'arrache déjà el qui, huit jours après
sa mise en vente, était tiré à cinq mille exennpiaires'.
A Dieu ne plaise d'ailleurs que j'établisse une comparaison entre
la pièce de Le Sage et l'œuvre du virulent auteur moderne !... Et
cependant, ce ne serait pas sans plaisir que je constaterais l'analogie
qui existe entre les caractères des deux auteurs : même indépen-
dance, même crânerie, même enlètement, égal mépris pour le
Veau d'or !
Par goût — de gustibus non est disputandum — j'aime les
hommes tout d'une pièce, francs d'allure, carrés d'attitude ; si, en
faveur de leur habileté, j'ai en quelque estime les modérés, les
philosophes, je suis invinciblement porté de sympathie pour les
convaincus, les ardents ; et, lorsque je vois un homme se jeter
vaillamment dans l'arène, tout seul, pour combatlre, au nom d'une
cause juste, une corporation puissante, riche et nombreuse, lors-
que je le vois faire û des colères qui grondent, se moquer des
haines qui s'amoncèlent, je le dis sans détour, mon premier sen-
timent est l'admiration et, même après les critiques de détail,
même après la pari faite à certaines généralisations outrées, je crie
encore : Bravo, Le Sage ! Bravo, Drumont !
Non cependanl que la pièce de Le Sage, celle satire à la Juvénal,
soil d'une moralité générale bien puissante. Pour que le specta-
teur soit incité à la haine du vice et à l'amour de la vertu, il ne
saurait) ^n effet, lui suflire de voir défiler toute une légion de coquins,
de fourbes et de corrompus, se dupant el se dépouillant les uns
les autres. Ne faut-il pas encore et surtout que la vue d'un homme
i. La 1'' édition de Turcaret est de 1709.
2. La France Juive devant Vopinion. Paris, 1886. ïn-18.
466 TUBGARBT ET LA FRANGE JUIVE
firanchemeot hoqnftte le repose et le console de toutes ces tarpilades
accumulées et qu'eoGn, dans un milieu dépravé, la vertu triom-
phante brille de tout son éclat 7...
Au surplus, Le Sage a fait là une peinture de mœurs vraie, spi-
rituelle et courageuse ; et, s'il ne s'est proposé que de uous mon-*
trer la bassesse et la corruption des traitants parvenus, il faut
reconnaître qu'il a pleinement réussi.
Voilà pourquoi nous eussions désiré pour notre auteur une réim-
pression plus sérieuse, moins négligée que celle qui nous occupe.
Le texte seul de la pièce, privée des deux critiques par le Diable
boiteux, qu'on ne manque jamais de placer au commencement et
à la fin, dépourvue même — oubli impardonnable — de la liste des
acteurs, ne saurait, malgré les cinq dessins de Vallon très fine-
ment gravés par Gaujeau, constituer une édition de bibliophile.
Enfin, tout en reconnaissant qtie le volume est bien imprimé,
qu'il est édité avec goût — ce qui n'est point chose nouvelle pour
la maison Quantin, — ajoutons qu*il lui manque encore une Pré-
face^ cette préface, si courte fût-elle, que les amateurs et les éru-
dits sont habitués à trouver en tète des réimpressions modernes.
Je sais bien que Maître Prohgvts^ avec son col empesé, n'est
pas toujours un monsieur bien divertissant et que souvent, trop
souvent, on est tenté de l'envoyer au diable avec ses rengaines
et ses lieux communs ; cependant, lorsqu'il s'appelle le baron de
Harescot, comme le fin lettré qui signa V Avant-propos de la jolie
édition de Turcaret^ publiée en 1872 par la Librairie des Biblio-
philes, il se fait'toujours lire avec plaisir.
Quand les éditeurs de l'avenir feroi^t de La France Juive des
réimpressions copieusement illustrées, gageons qu'ils n'oublieront
point de les faire précéder de longues préfaces par dès critiques
bien en vue, et ce, non pas précisément pour la plus grande joie
des princes d'Israël, mais pour Vesbattemênt de nos nepveux les bi-
bliophiles et non aultres,
W* DE Granges de Surgèbes.
UN SAINT BRETON ET VENDÉEN
Lé 21 septembre dernier, Mf r l'Evèque de Luçon adressait au clergé de
soD diocèse une lettre-circulaire ainsi conçue :
« Messieurs et chers Goopérateurs^
« Nous recevons de Rome l'heureuse nouvelleque rien ne s'oppose
désormais à la solennité de la Béatification du Vénérable Père de
Monlforl.
« Celte déclaration avait reçu l'unanime assentiment des Cardi-
naux et des Consulteurs de la Foi dans la congrégation du 35 mai
dernier et aujourd'hui, en la fête de la Présentation de la Très
Sainte Vierge, le Souverain-Pontife lui a donné une sanction défi*
nitive.
« Ainsi se trouve terminé, au gré de nos plus ardents désirs, un
long et difficile procès et nous saluons avec une entière certitude
le jour prochain où il nous sera permis de décerner à notre glO'-
rieux apôtre les hommages d'un cuite public. Dieu ne pouvait accor-
der h notre Diocèse une bénédiction plus précieuse ni ouvrir à
notre région de l'Ouest une source plus abondante de faveurs cé-
lestes... »
Le Gaulois publie l'intéressant article qui suit sur le Bienheureux
Grignion de Montfort :
Louis Grignion de la Bachéleraie fut un athlétique Breton, du
dix-septième siècle. L'originalité de son énergique nature et les
voies singulières de son apostolat surprennent notre époque attié-
die ; elles étonnèrent même en son temps la noblesse et parfois le
clergé. Il fut l'homme des foules.
Tout est étrange en lui
Il était né à Montfort, dont il a retenu le nom. Après ses éludes,
faites au collège des Jésuites de Rennes, qui comptait alors deux
mille élèves, il arrive à pied au séminaire de Paris. Les sulpiciens
admirent ses vertus, mais ils tentent en vain d'amortir dans le
1
468 UN SAINT BRETON ET VENDÉEN
moule commun Tenlhousiaste exubérance de celle jeune el rude
énergie. Diacre, Honlfort aide H. de Fiamanville à catéchiser,
dans Saint-Sulpice, les laquais du quartier ; ils en réunissent jus-
qu'à mille. Prêtre, il se voue aux paysans. H™« de Hontespan,
convertie el pénitente, protège ses débuts. Il parcourt la Bretagne
el la Vendée, le bâton à la main et les souliers percés, vivant d'au-
mônes et couchant sur la paille, évangélisant les pauvres dans les
chaires, dans les salles d'hôpital, dans les granges, sous les halles,
dans les carrefours, quelquefois dans les cabarets, dans les.bals
publics et jusque dans les maisons mal famées.
Les évoques s'eiTraient d'abord de ce zèle qui trouble ; ils lui
ferment successivement les diocèses de Poitiers, de Saint-Halo, de
Nantes, d'Avranches et de Coutances : il s'incline sans murmurer
et va prêcher ailleurs. Mais les petits s^abandonnent au puissant
entraînement de celte parole apostolique, brûlante et imagée. Elle
a porté ses fruits dans le peuple vendéen, qu'elle a laissé si
ferme dans la foi : c'est elle qui, cent ans à l'avance^ a préparé la
guerre des Géants et l'holocauste héroïque de tous ces laboureurs
martyrs, enfouis par la Révolution sous leurs sillons ensanglantés**
i. Dans ia Grotle sainte, pièce qui termiDe ses Chants du Bocage, M. Emile
Grimaiid avait exprinoé la môme idée. Mais, disail-il au P. de Monifort,
Mais, repoussant le joug, vois, pieux cénobite,
« Vois ces durs entants des sillons,
Issus do sol choisi que ton corps même habile,
« Braver l'assaut des bataillons.
Ecoute -leSy Montfort: ils chantent tes^ cantiques,
• En se rendant au bon combat ;
Et c'est toi qui versas à nos héros antiques
> Cette vertu que rien n*abat.
Noyés, broyés, chassés des chaumières en flammes,
« Par des Turreau, par des Carrier,
S'ils n'ont jamais soumis leurs invincibles âmes,
c Cliréliens. c'est qu'ils savaient prier!
Quand Dieu rivait ton zèle à leur mâle contrée,
I Tu les armais pour l'avenir :
S'ils Turent aussi grands que leur cause sacrée,
• Apôtre I ils doivent t'en bénir !... >
UN SAINT BRETON ET VENDÉEN 469
Ses procédés de prédication visaient les simples. Un jour, au lieu
de parler, il se contente de montrer pathétiquement le crucifix ;
ailleurs, il peint au vif les épouvantemenls de la mort et figure les
scènes de Tagonie. A Saint-Lô, il invite ses auditeurs à un débat
public et contradictoire ; partout il fait chanter des cantiques popu-
laires de sa composition.
Aussi son ascendant sur les masses fut -il vraiment prodigieux.
On voyait ses auditeurs apporter en tas les livres obscènes et les
tableaux lubriques devant la porte de Téglise pour les réduire en
cendres.
Les femmes sacrifiaieni leurs parures. Un jour, sur la lande de
Pont-Château, les paysans, à sa voix, élevèrent, pour y planter un
calvaire gigantesque, une montagne arlilicielle, haute de cinquante
pieds, large de cent trente- trois. II fallut extraire 8,000 mètres
cubes déterre ou de grès, transporter, au panier ou à la hotte, deux
millions quatre cent mille kilogrammes de déblais. En quinze mois
des bataillons successifs de trois cents, cinq cents Bretons, réalisant
environ soixante mille journées de travail, sans recevoir un sou ni
un verre de cidre, exécutèrent, d'enthousiasme, celte pieuse repro*
duction de la montagne de la Rédemption.
Il advint même que cette œuvre colossale effraya Tautorilé. Le
gouverneur de Bretagne voulut y voir un fort. On en ordonna la des •
truction. Cinq cents ouvriers réquisitionnés par force, et aiguillon-
nés par les baïonnettes d'une compagnie, mirent trois mois à dé
truire une petite partie du grand ouvrage. En 1821, ces dégâts
furent réparés, et eu 1873, on vit, à Pont-Château, cinquante
mille pèlerins autour de Msf Fournier, alors ôvêque de Nantes.
Le P. de ATontfort s'éteignait à quarante-trois ans, usé par l'apos-
tolat populaire. Il laissait, pour continuer son œuvre, deux familles,
religieuses, dont le centre est à Saint-Laurent, en Vendée. Ses
filles, dites Sœurs de la Sagesse, soignent les malades et font l'école
aux enfants.
Leur congrégation fut durement éprouvée par la Révolution. Le
470 UN SAINT BRETON ET VENDÉEN
pardon au cœur et le chant sur les lèvres, elle a baigné de son
sang les guillotines de Nantes. Aujourd'hui, elle compte deux cent
soixante maisons, trois mille religieuses et deux cents novices. Ses
filSy les missionnaires de la Compagnie de Marie, continuent son
apostolat. Ils ont, eux aussi, payé leur tribut aux échafauds répu-
blicains, notamment à la Rochelle. Leur institut, loué par Léon XII,
approuvé formellement par Pie IX, compte environ deux cents
Pères ou Frères, répandus dans les missions de France et des pays
étrangers, notamment à Haïti.
C'est en 1829 que l'évêque de Luçon, alors M«' Soyer, intro-
duisit la cause de béatification du père Grignion de Monlfort ; Tar-
cbevëque de Paris et vingt autres prélats joignirent leurs suffrages
au sien. En 1838, Grégoire XVI déclara vénérable l'illustre mis-
sionnaire. Puis un cardinal français, Mei* Yiliecourt, fut nommé
rapporteur de la cause. Le cardinal Paraccioni lui succéda; et le
29 septembre 1869, Pie IX proclama par décret les vertus du P.
de Monlfort.
Depuis ce temps, le tribunal compétent a étudié la question des
miracles attribués à l'intercession du vaillant Breton. L'un d'eux,
la guérison d'un aveugle, eut lieu dans la chapelle de VL^^ de Mon*
tespan. Mais les dépositions ont été entendues et examinées, surtout
les faits récents constatés en 1869, 1870 et 1873.
Le tribunal a enfin rendu son jugement favorable; le décret du
Sainl-Père se prépare, et déjà le diocèse de Luçon chante le
Te Deum pour la bénédiction de son mâle et ardent apôtre popu-
laire.
.^•<ï^
i
NOTICES ET COMPTES RENDUS
DIEU ET LE ROI, poésies, par ÉrDile Grimaud. — Ua toI. ia-lS
Jésus. Paris, librairie académique Didier, Perrin et Gi«, successeurs.
Nantes, Lanoë et Métayer ; Niie Thouroode. Prix : 3 fir. 50.
Ceci n'est pas une recommandation — l'ouvrage n'en a pas
besoin, -- mais un hommage sympathique que nous sommes
heureux d'adresser à un homme d'esprit et de cœur.
Le vrai poète dédaigne les habiletés de la diplomatie et se peint
dans son œuvre, avec ses croyances, ses affections, ses antipathies
exprimées sans crainte comime sans détours.
Tel est M. Emile Grimaud. Aussi bien que le poète breton, ce
Vendéen peut dire :
Nous avons un cœur franc pour détester les traîtres ;
Nous adorons Jésus, le Dieu de nos aoeêtres.
Voilà sa force. Tout ce qui est beau l'attire, tout ce qui est
gracieux le charme, tout ce qui souffre Témeut. Aussi dans ses
vers — joyeux ou tristes — écrits, au jour le jour, sous Timpres-
sion d'une grande joie ou d'une grande douleur, on sent toujours
l'âme qui vibre, parce qu'elle est profondément touchée.
Dans sa jeunesse il aimait à recueillir les épisodes, lugubres
ou glorieux, de la guerre des Géants. Il y revient aujourd'hui
avec le même talent et aveu le même amour. C'est toujours le poète,
vraiment patriote, dont on disait naguère :
Il chante en ses odes viriles
Les Vendéens:
Il eût chanté les Thermopyles,
Aux temps anciens ^
1. Max. Nicol, Une voix de Bretagne^ p. 112.
472 KOTICES KT COMPTES ItËNDUS
Lisez dans son nouvel ouvrage : Vivre et mourir, où le prélre
fidèle répond si fièrement au jureur:
— Gomment, mon pauvre abbé, ferez-vous donc pour vivre ?
— Et vous, Monsieur, comment ferez-vous pour mourir ?
Un hussard, brave cœur égaré au milieu des Bleus ; le Cri, où
éclate rhéroïsme sauvage d'une mère vendéenne ; Ma Rue, qui
rappelle un sanglant souvenir; et surtout ces poèmes d*un intérêt
poignant : Le Signe de la Croix, La Miséricorde, Une Cocarde,
Le Sursis, où le vers sonore et ferme répond si bien à la noble
simplicité du récit. On dirait les fragments d'une magnifique
épopée ; et vraiment, c'en est une que nos pères ont écrite avec
leur foi et leur sang.
Mais le poète ne s'absorbe pas dans les souvenirs du passé,
quelque attachants qu*ils soient : le présent n'a-t-il pas ses gloires,
ses douleurs et ses hontes? Son vers exalte le bieà, flagelle le
vice, et chante les victimes en flétrissant les persécuteurs. Ainsi
il consacre tout un poème — Le Siège du couvent — à la pros-
cription des capucins, et il termine par un chant de triomphe
— Gloria viciis! — la série des chants pleins de cœur qu'il dédie
aux admirables Frères des Écoles chrétiennes :
L'Enfer, en déchaînant contre vous ses démons,
A vos fronts de martyrs allume une auréole :
Plus on vous persécute et plus nous vous aimons !
Que voulez-vous? il y a des âmes, tendres et fortes, qui subissent
comme naturellement Taltrait du malheur : elles vont à la souf-
france pour la consoler, à la vertu pour lui rendre hommage, à
rinjuslice pour la flétrir.
H. Emile Grimaud est de ces âmes-là.
Mais si l'indignation anime ses vers énergiques, il garde au
cœur une invincible espérance, et burine, en regardant l'avenir, des
vers que le grand Laprade aurait signés.
C'est au comte de Paris qu*il s'adresse :
i
NOTICES ET COMPTES RENDUS 473
On ne fait rien de grand sans souffrir, c'est la loi;
Souffrez ! — mais dans l'exil emportez l'espérance.
Le Christ aura pitié de son peuple de France :
Vous partez en proscrit, vous rentrerez en roi !
El ces pensées reviennent souvent, mêlées à des exhortations
puissantes, toujours noblement exprimées.
Je parlais de Laprade; son souvenir emplit un grand nombre
de ces pages, el il y a là des vers charmants ; mais rien n'est plus
émouvant que la scène intitulée Bénédiction. Il faudrait la citer
tout entière.
L'illustre poète se mourait dans un hôtel de Cannes.
Soudain un visiteur qu'en s'inclinant on nomme,
Entre avec un enfant et dit : Voilà mon fils !
Le vieillard demande à bénir Tenfant:
Et le duc d'Orléans s'approche du poète;
Attendri, sous ses mains il abaisse le front.
Tandis que le mourant, levant sa noble tête,
Aux cieux fait un appel que les deux entendront :
( Prince, je vous bénis!... Notre France succombe
Aux étreintes du Haï, dont nul ne la défend;
Seigneur, il est grand temps, elle touche à la totnbe.
Donnez lui pour sauveurs ce père et cet enfant ! »
On le voit, ce volume poétique justiGe bien son titre : Dieu et
le Roi.
Il faut nous borner, car on s'attarderait sans peine au milieu
de toutes ces fleurs. Elles sont nombreuses et variées. Qu'on
ne craigne donc pas de trouver monotone ce beau recueil, dont
les poésies, courtes pour la plupart, valent souvent un long poèmet
L'auteur a eu soin de mêler habilement les genres — utile
dulci^ — et, quand il descend des hauteurs pour redire, non sans
charme, les incidents de la vie ordinaire, les fleurettes qu'il cueille
méritent de trouver place dans son harmonieux bouquet. Lisez
TOME LX (X DE LA 6« SÉRIE). 31
474 NOTIGBS KT COMPTBS RENDUS
Mon Arme, Us Gakts de Bretagne, Le Bouton de rœe, et bien
d'autres — il faudrait tout citer, — vous serez de mou «vis.
Je lui lerai cependant un reproche. Pourquoi dit-il tristement :
Je dois répondre : Non I quand la Muse me tente.
Jlmpriuie ceux d'autrui*.. je ne fiais plus do vers !
Non, poète, vous n'avez pas le droit de vous reposer. Avec les
vers d'aulrui, que vous imprimez parfaiiement — je le sais, —
continuez d'imprimer les vôtres^ et ne dites plus :
C'est aux jeunes qu'il faut demander les beaux vert.
En vain répondez-vous :
La Musa à qui vieillit cosse d*étre indulgente ;
un cœur comme le vôtre ne vieillit pas.
Je n'ajoute plus qu'un mots cet excellent volume se vend au
profit des Écoles chrétiennes de Nantes ; ses lecteurs — et ils
seront nombreux, je Tespère — se donneront donc, en même
temps qu'une vraie jouissance littéraire, le plaisir de faire une
bonne action.
A. Ds Kermaikgdy.
LA CONSERVATION DES MONUMENTS MÉGALITHIQUES DANS LE
MORBIHAN. — Notes et documents, par Albert Macé, rédacteur en
chef du Petit Breton, membre de ^Association bretonne. — Vannes,
Lafolye, 1886. in-8% 90 p.
M. Hacé, inierrompant pour quelques jours ses intéressantes
études sur la période révolutionnaire dans le Morbihan, nous ap-
porte aujourd'hui une curieuse élude sur les mesures adminis-
tratives qui ont été prises depuis le gouvernement de la restauration,
pour parvenir à conserver les monuments mégalithiques si nom-
breux dans le pays de Vannes, en particulier dans la région de
Carnac. M. le comte de Cbaselles, préfet du Morbihan de 1818 à
1830, a été le premier qui ait songé à faire des efforts sérieux
NOTICES ET COHPTES RENDUS 475
pour sauver de la destruction ces antiques témoins de civilisations
disparues. Les entrepreneurs des monuments de la Chartreuse et
du grand phare de Belle-Ile avaient trouvé naturel d'exploiter
comme carrière de pierres de taille les magnifiques alignements de
Carnac, qui depuis un siècle ont diminué de plus de moitié sous
la pioche des nouveaux Vandales. Sur la sollicitation du chanoine
Hahé, à qui l'archéologie morbihannaise est redevable à tant de
titres, H. de Chaselles adressa des instructions à tous les maires
du département pour interdire de mutiler ou de s'emparer des mo-
numents celtiques qui pouvaient exister dans leurs communes, et
par arrêté du 14 novembre 1828, Auguste Romieu, de réjouissante
mémoire, fut nommé « commissaire-conservateur des monuments
d'antiquité, qui existent sur le sol morbihannais. » Le nom de
Romieu, déjà connu à cette époque par ses gais vaudevilles, pourrait
laisser croire que cette nomination n'avait rien de sérieux, mais
les documents publiés par M. Macé prouvent que le célèbre mysti-
ficateur s'occupa de sa lâche en participant lui-même à des fouilles
archéologiques. Le gouvernement de Juillet continua l'œuvre com-
mencée, M. le préfet Lorois appela de nouveau en 1833 l'attention
des maires sur ce sujet et fit rédiger par H. Viltemain, sous-préfet
de Lorient, un minutieux rapport sur les monuments de cette
région. L'œuvre a été poursuivie plus effectivement depuis par la
commission centrale des monuments historiques et l'on sait que
l'Etat a récemment acheté à grand'peine, une partie des vénérables
débris de Carnac et de Locmariaker. Malheureusement, dés sanc-
tions sérieuses ont toujours manqué aux mesures prises, et nous
assistons en ce moment, le cœur navré, à la démolition des tours
de la Porte-Prison, le joyau des vieux remparts de Vannes, pour
la conservation desquelles les édiles vannetais ne peuvent trouver
quelques mille francs, quand ils dépensent un million pour la
construction d'un véritable palais municipal. Toutes les commis-
sions platouicfues n'aboutiront à aucun résultat sérieux tant qu'on
n'aura pas inculqué dans la masse un respect filial pour les choses
du passé. C'est affaire d'éducation et nous en sommes loin. Nous
476 NOTICES ET COHPTES RENDUS
devons féliciler sincèrement M. Macé d'avoir montré à côté ce qui
a été fait, ce qui reste à faire. Souhaitons que la voix des archéo-
logues ne soit point la vox clamam in déserta, et demandons
grâce à grands cris pour les souvenirs de nos aïeux.
Larvorre de Kerpénig.
L'ABBESSE DE iOCÂRRE, par M. Ernest Renan. Drame en cinq actes
et en prose. 1886.
En ce temps d'opportunisme, les opinions successives de
M. Renan le désignent pour la place de philosophe officiel. L'admi-
nistrateur du Collège de France n'aura qu'un pas à faire pour aller
s'asseoir au fauteuil qui lui est dû dans la Sorbonne reconstruite.
Foin des penseurs d'anlan ! Le pic des démolisseurs a enseveli
sous les décombres jusqu'au souvenir des génies qui firent la
gloire de l'antique Faculté. Place aux esprits indépendants qui,
« lors même qu'ils pourraient réformer te monde, s'en garde-
raient bien, le trouvant trop curieux, tel qu'il est *. » Place aux
sceptiques qui ne voient dans nos misères qu'un prétexte à para-
doxes. Place aux rhéteurs qui ne laissent même pas aux honnêtes
gens cette consolation qu'en faisant le bien, « ils ne sont pas
dupes '. »
Tandis que nous nous débattons dans l'impasse où nous accule
le flot montant des revendications sociales, tandis que nous luttons
contre l'envahissement de doctrines qui confondent et méconnais-
sent le juste et l'injuste, H. Renan constate la persistance du
c culte idéal. » « Le danger pour lui ne commencerait que le jour
où les femmes cesseraient d'être belles, les fleurs de s'épanouir
voluptueusement, les oiseaux de chanter. » -^ « Or, conclut-il, dans
nos terres clémentes, et, avec nos races amies du plaisir, ce danger-
i. Eiudet d^hisMre religieuse,
2. U prêire de Némi.
NOTICES ET GOHPTES RENDUS 477
là, grâce à Dieu, parait fort éloigné S » On le voit| le pyrrhonisme
du plus bourgeois des philosophes s^accentue, à mesure que la
mise en pratique de ce far-niente moral accumule les ruines dans
noire société minée et pourrie.
VAbbesse de Jouarre ne dépare pas l'œuvre de ce sophiste, qui
compte ses succès par ses inconséquences et ses contradictions.
Aussi bien, puisque H. Renan est Breton et qu'il convient de tirer
de son prétendu drame certains enseignements, les lecteurs de la
Revue noiis permettront de nous y arrêter un instant, quelque ré-
pugnant qu'il soit.
L'auteur nous fait assister aux amours in extremis de sou hé-
roïne (!!), la soi-disant abbesse de Jouarre, et du marquis d'Arcy,
condamnés à mort le matin par le tribunal révolutionnaire et qui
doivent être guillotinés le lendemain. Comme vous le voyez, on
n'est pas plus facétieux. Cette abbesse d'ailleurs n'est point une
abbesse ordinaire. Supérieure d'un couvent orgueilleux, « elle a
depuis longtemps cessé de prier, laissant aux simples les sacre-
ments et les pratiques que l'Église a établis pour tous. » Le mar-
quis, de son côté, est un de ces « gentilshommes libéraux, > qui
furent emportés parle mouvement dont ils avaient été les promo-
teurs. A sa phraséologie spécieuse et vague, on le reconnaît faci-
lement pour un ancêtre de H. Renan. C^est un adepte de cette
école philosophique qui se consume en aspirations stériles vers
l'inconnu, l'idéal, Pau delà, et s'égare à plaisir autour de la vérité
Abbesse et marquis appartiennent l'un et l'autre 2iux parties cul-
tivées de rhumanité, dans lesquelles l'auteur de la Vie de Jésus
range les intelligences supérieures, sorties des limbes religieux.
Quoi qu'il en soit, l'éloquence du marquis a facilement raison
des scrupules de la recluse. Et, à ce propos, je me permets de
remarquer que des genssimpfo^,et vulgaires comme nous, n'eussent
point accepté comme argent comptant des aphorismes du genre de
ceux-ci : « La vertu altière est chez la femme un vice ; quelque
1. Préface de I^Ahbeste de JwMrre,
478 NOTIGBS BT COMPTES BSNDUS
chose xpus manquera éternellement. Élemellement vous pleuferes
votre virginité. Respectable est la pauvre fille que la fataliié a
condamnée à une vie incomplète. Hais vous, le don suprême s'est
présenté à vous dans des circonstances uniques, et vous l'avez
repoussé. L'ami parfait {sic) que le Ciel vous avait accordé, vous
l'avez renvoyé à ses' pleurs... La vrai^ grandeur de la femme vous
manquera. Le vrai Dieu vous en voudra, si le Dieu des moines est
content. » N'allez pas croire que l'abbesse. convaincue va succom-
ber en gémissant. « Que je voudrais, s'écrie-t-elle, être de ces
femmes qui, pressées, ont une réponse : Ayez des égards pour ma
faiblesse. Ce serait une hypocrisie de ma part. Je ne suis pas faible.
Mais... j'ai mon orgueil ; voulez- vous que je me présente devant la
mort amoindrie à mes propres yeux ?» 0 privilège magique des
régions éthérées où s'agitent, discutent et finalement succombent
les parties cultivées de l'humanité ! Tout y est digne, correct, noble,
héroïque, même la chute, même la faute. On fait fi du qu'en dira-
t-on. On afiiche la prétention de ne relever que de soi-même. On
se croit assez fort pour résister à la passion, d'où qu'elle vienne.
On se laisse circonvenir par elle, et quand déjà elle donne Tassaul,
on se retranche derrière son orgueil comme derrière un rempart
inaccessible. Mais l'orgueil perd plus qu'il ne sauve. Assurément,
si l'abbesse eût cru, comme les simples religieuses, que le Dieu
des moines fût le vrai Dieu, elle eût eu la force de repousser le
marquis d'Arcy.
Mais poursuivons : d'Arcy meurt seul. Quant à Julie, (c'est le
nom de l'abbesse de Jouarre), un jeune officier qui Ta aperçue
devant le tribunal révolutionnaire, en est devenu éperdûment amou-
reux. Il l'arrache au bourreau, quelque effort qu'elle fasse pour
repousser ce bienfait pire que la mort. Condamnée à vivre, Julie
tratne dans le dénûment ses jours misérables. Elle accouche dans
une mansarde de la rue Saint- Jacques, et, pour nourrir cet en-
fant—né d*un dernier soupir, — ellese fait la commissionnaire des
petits marchands du Luxembourg. Le reste est une berquinade.
Son sauveur revient à Paris, la voit, l'épouse. Il y a gros à parier
NOTICBS ET COMPTES RBItDUS 479
qn*iU firent heureux, mais de ce bonheur nuageux qui rè^nesous
le toit des parties culUvées. L'entrée en ménage, au reste, est ado-
rable de solennité : « Puisons dans notre hauteur morale, déclame
Julie^^t dans notre mépris de la vulgarité, la force de vivre encore
et d'aller au-devant des incertitudes de Tavenir. »
Tout ceci n*est que hors d'œuvre et sert simplement à encadrer
une funèbre apothéose de* l'amour. M. Renan s'en explique lui-
mftme dans sa préface. On nous introduit dans une prison , non pour
retremper nos courages dans les entretiens héroïques de la veillée
de réchafaud, mais pour échauffer nos sens au spectacle malsain
d'invraisemblables amours. Rien de plos répugnant que ces pensées
voluptueuses à un pareil moment et que ces fleurs jetées sur les
embrassements d'une nuit macabre, t sous prétexte que ce que
Ton fait en présence de la mort échappe aux règles ordinaires. »
Rien de plus faux que ce thème, développé à satiété t « Tout
dans la nature nous dit : aimez-vous. Qui le dit plus étoquemment
que la mort? (jsic)! Supposez le monde à la veille de finir, je dis
que Tamour devrait régner sans loi, sans limites, puisque ce qui
limite et règle l'amour, le droit sacré de l'être qui en sort, n'aurait
plus aucun sens. >
Non, la terreur involontaire qui saisit les plus forts aux approches
de la mort n'est point compagne de l'amour. A-t-on jamais parlé
des bacchanales de l'an mil ? Si le monde devait finir demain, ce
sont les églises qui seraient pleines.
A l'appui de sa thèse, M. Renan évoque le dix-huitième siècle,
mais il le travestit. L'histoire ne rapporte pas que marquis poudrés
et duchesses libertines, réveillés en sursaut parle tocsin de i793,
aient cherché dans une dernière orgie le courage de bien moif-
rir.
Hais H. Renan fait bon marché de la vérité historique ou philo-
sophique, quand il s^ai^it d'émettre un paradoxe. La mode est au
sensualisme le plus honteux, il suit la mode. Car — et ce reproche
lui sera sensible — il n'a même pas le mérite de l'originalité.
Avant lui, dans la Faute de Vabbé Mauret, H. Zola a tenté de
480 NOTICES ET COMPTES RENDUS
nous représenter la nature conviant Phomme aux jouissances ma*
térielles et physiques. Mais le romancier avait sur le philosophe
l'avanlage d'une vraisemblance relative. Puisque la coutume est
aujourd'hui de donner un langage aux choses, on conviendra que
les jardins fleuris du Paradan parlent autrement que Tanti-
chambre de la guillotine.
Ainsi) Tauteur de la Vie de Jésus en est réduit à emboîter le pas
de H. Zola. Qu'il se <c divertisse » dans son égoîsme d*homme heu-
reux. Les gens sensés ne sauraient désormais le prendre au sérieux.
C'est en voilant leur face pharisienne que ses amis essaient d'étayer
le piédestal croulant de sa renommée. Qui vivra verra. J*augure
mal, quant à moi, de l'avenir de ce sceptique. Vous souvient-il de
ces apostats perdant en pleine vie toute conscience et toute digoilé
et mourant dans l'ordure? Ce spectacle pourrait bien encor&nous
être donné. C'est qu'en effet tout se tient : après avoir sacrifié les
croyances, on se débarrasse de la morale.
Tel est le eeul enseignement à tirer de ce livre malsain, mal-
honnête, et, par surcroît, ennuyeux.
ANATOLE BiRÉ.
PENSÉES D'UNE CROYANTE, par Marie Jeona. - Un vol. petit in-16.
Paris, Poussielgue.
Voici, non pas un livre, mais un opuscule de 120 pages, qui ne
se recommande, à première vue, que par son joli format et sa
couleur azurée, presque printanière. Mais il est signé : Marie Jenna^
et porte un titre qui, à lui seul, la trahirait : Pensées d'une Croyante,
Cest dire que ce recueil renferme autant de beautés neuves qu'il
y a de merveilles dans une petite fleur, et qu'il ne trompe point
comme les Paroles, restées célèbres, d'un Croyant^ qui ne Pétait
déjà plus, de cœur du moins, car il commençait à parler le lan«
gage de la haine. On peut se fier aux promesses de la Muse des
Élévations^ qui poursuit, sans défaillance, la campagne qu'elle a
NOTICES ET COMPTES RENDUS 481
entreprise pour le salut des âmes et qui, après le charme de ses
mélodies chantées, leur apporte aujourd'hui le fortifiant de sa pa-
role avec la sève vitale de sa belle intelligence de chrétienne.
Le bienfaisant et modeste ouvrage quelle vient nous offrir
pour étrennes, est en réalité le journal d'un esprit qui parle, parce
qu'il croit, et d'une âme qui est une lumière, parce qu'elle aime.
Bien que ces Pensées aient été écrites d'élan et saisies au pas*
sage de l'inspiration, il y a de la liaison et de Tharmonie entre
elles, comme entre toutes les perles roulées par le même ruisseau ;
et l'auteur a pu les ranger dans une sorte de classification qui les
précise, en indiquant le but où elles tendent avec la source d'où
çlles ont jailli. Ainsi^ il y a les Pensées dans la joie, les Pensées
dans la tristesse, les Pensées dans le calme, et celles émanées plus
directement de TÉvangile. C'est, comme on le voit, un cadre à peu
près aussi vaste que celui des diverses situations de l'âme et de la
vie, et ce. qui étonne, quand on l'a parcouru, c'est l'exiguité du
volume comparée aux richesses qu'il contient. En voyant se dérou>
1er cette série de Pensées^ tour à tour ingénieuses et pénétrantes,
comme celles de Joubert, imprévues et lumineuses, comme l'un
des éclairs sortis de la chaire de Bossuet, parfois même délicieuses
et simples, comme un verset de l'Evangile, on conclut avec bon-
heur à l'éternelle supériorité dn Christianisme pratique, aussi
bien sur le Spiritualisme humain, qni nous élève à des sphères
supérieures mais indéterminées, que sur le Naturalisme contem-
porain, s'efTorcant d'emprisonner dans l'étroit horizon des choses
visibles ce regard de l'âme, qui ne peut être rassasié que par la
contemplation de l'Infini. L'humilité n'est pas toujours la vertu des
adeptes de cette doctrine du moment, et pourtant qu'ils sont à
plaindre * !
< Qaand on a aimé la nature avec Tâme d'un chrétien, on plaint ceux
qui l'ont aimée seulement en rêveurs, en artistes, sans y trouver le Dieu
vivant. Si leur pensée s'élève, comment ne serait-elle pas troublée par un
1. Pensées d'une Croyante, pages 5 et 9.
4K MTfOHi wt oMimi Bmoi
mfimqueriMn^édtini? Etee pkn bonhevr de m mtir aimé de ealoi
qo'oa adare,d6 tAToir que cette leuroe de vie qui coule eo nous codera
éteraeilemeDt, commeot réproavendeol-ils ? >
La sincérité da Natoralisle ne peut se concevoir qu'en supposant
quelque chose d^incumplet dans Torganisation de ses facullés in-
tellecluelles ou moralesê Noire Croyante le dit admirablenienl :
# 11 est des hommes qui ne feulent pas de Dieu ; cette triste découTorte,
en effrayant mon cœur, a cependant affirmé mafoL Jem'étonnab de ce
que la vérité ne fftt pas visible à tous comme le soleil. J'ai compris que
ce n'est pas le rayon qui manque, mais le regard M •
Ecoutez maintenant comme elle plaint les infortunés qui n*en-
vient rien aux croyants :
tt Je comprends qu'on n'ait pas la foi; je comprends que Tintelligenee
hésite devant Tinfinie profondeur de nos dogmes; mais qu'on ne la dé-
sire pas^ f oilà ce qui étonne, ce qui navre, ce qui confond ! Oh I que j'ai
été longtemps à le croire, à croire qu'un cœur d'homme pouvait entrevoir
sans tressaillir les merveilles de l'amour divin ! Dans la naïveté de mon
enthousiasme^ je pensais que le ré^e leur paraissait trop beau pour être
vraL Mon Dieu I lorsqu'il me fallut comprendre qu'ils ne trouvaient rien
à nous envier, qu^iJs étaient joyeux ainsi dans leur vie sans espérancei
dans leur temps sans éternité; quand je vis qu'ils s'irritaient comme
d'une offense de ce zélé, le plus beau rayon de l'amour, ohl alors,
quelque chose se brisa en moi, je ne sais quelle corde qui ne vibrera plus,
la plus belle peut-être >. »
Mais ce qui est le mot de ce petit livre, ce qui vit et palpite dans
toutes ces pages, ce qui en fait un baume en même temps qu'une
lumière, c'est l'amour de Jésus- Christ, exprimé dans un langage à
la mesure de ce divin sujet. Les Pensées d'une Croyante sont
comme le vol perpétuel d'une âme éprise autour du Dieu fait
homme, que rien ne peut remplacer, quand on l'a seulement en-
trevu et à qui Ton veut tout donner dès qu'on lui a donné quelque
chose.
1. Peniées <fuM Croyante, page 52.
2. Ibidem, page 25.
NOTIGKS BT COMPTES RINDUS 488
ce L'âme créée si grande, arbitre de son propre sort, appelée à par-
tager la vie même de son créateur si elle n'efface pas en elle sa divine res-
semblance *> rbumanité rachetée par un acte plus merveilleux que celui
de sa création, rinilni de la puissance, de la sainteté, de Pamour incarné
dans un homme qui s'est fait notre frère et notre rançon, c*est si beau,
si pleinement ineffable qu'après qu^on a écrit des milliers do volumes,
chanté sur tous les tons de la lyre chrétienne, il faat écrire et chanter
encore ^ »
Ailleurs elle s'écrie, dans un transport d'amour :
« 0 Jésus, s'il pouvait m'ètre prouvé que vous n*étes pas mon Dieu, je
voudrais continuer à vous aimer tt à vous obéir. Si votre pensée n'était
plus qu'un rêve, c'est de ce rêve que je voudrais vivre : j'aimerais mieux
votre ombre que toutes les réalités '. »
c Le voir enûo, Lui ! l'ami divin, le sauveur Jésus ! celui qui nous con-
solait si délicieusement aux heures de tristesse^ celui qui rayonnait à
travers les âmes et les faisait si belles, celui qu'il suffit d'aimer pour être
digne d'amour ! »
L'amour divin est si bien le foyer où s'est allumée cette âme
exquise que la vue du seul lieu de la création où elle ne saurait le
rencontrer, lui inspire un tableau qui rappelle ceux des saints Pro-
phètes et qui glace l'âme d'un effroi surnaturel:
GOMVB UN SONGE.
«Dieu me montra de loin la sombre demeure de ceux qui sont condamnés
pour toujours, et mon âme, encore imprégnée des joies du ciel, frémit
en même tempt» d'une indicible pitié ; et je dis à Dieu : Seigneur, vous
qui êtes le Dieu des miséricordes, n'aurez-vous point pourtux uàe misé-
ricorde ! Et mi prière était comri-e leur peine, immense en son intcn*
site. Alors Dieu me dit : c Va leur offrir ma mi«éricorde« »|
« Et je passai par ces cheminot que nul homme vivant n'a traversés; «
j'entendais une rumetir confuse, épouvantable, mêlée de crisetde gémis-
sement4S : je frappai à la porte du sombre abîme et je m'écriai : Pouvez-
vous aimer?....
1. Pensées y pages 11 et 12.
2. Ibidemy p. 31.
484 ^ HoncES n coêutes bbidos
4 11 f6 lift m profinid sSœa, et eafoile me grade daaeor iofée de
toutef les Toii : Non, nous ne poof oos pas aimer !
m Je restai suffoquée par Fangoisseet la crainte, ne sacbaat que fûne de
la misériconle de BHUi INeo ; puis je rassemblai toutes les farces demoa
tee et je m*écriai : Youles-vous aimer ?....
« Vm sileoce plus loog répondit, puis une autre clameur : Non, nous ne
Toukms pas aimer!
o Alors f adorai la justice de mon Dieu, et je compris que sa miséricorde
ne pouvait plus descendre dans le royaume de la haine éternelle «. i
Ce morceau est choisi parmi les fragments si remarquables qui
terminent le volume et dont le dernier est VEtat de grâee^ déjà
connu des lecteurs de la Bévue de Bretagne et de Vendée^ qui en ont
eu la primeur, il y a bientôt deux ans.
Ce que nous venons de dire, quoique bien incomplet, suffira,
nous l'espérons, pour donner une idée de ce pieux et substantiel
écrit que Ton croirait tombé de la plume séraphiqne de saint
François â*Assise ou de sainte Thérèse. Il apporte un exemple de
plus à l'appui d'une sympathique idée que nous ne sommes pas
les premiers à exprimer et qui consiste à croire que, si le divin
Ifaitre dut confier exclusivement à ses disciples le soin d'écrire son
Évangile et de prêcher sa doctrine, ce fut aux filles de ses consola-
trices du Calvaire qu'il réserva la douce mission de la faire aimer.
Ce petit ouvrage est, en effet, un livre de piété suave, illuminée
par de fréquents éclairs descendus des hautes régions de Tonlo-
logie chrétienne^ et l'on peut, sans crainte de l'appauvrir, y puiser
à toute heure, comme dans Técrin d'une âme. Ce sont de tendres
effusions d'esprit et de cœur, que l'on peut porter avec soi, comme
un vade mecUm, en voyage, en promenade, au milieu des magni-
ficences de la nature, qui souvent les firent naître, et à l'église
même. Après s'être rafraîchi dans cette lecture, on éprouve de
l'apaisement et du soulagement intérieur; on respire à l'aise et
avec joie, sous un ciel étoile de pensées si pures et si fortifiantes
1 . Pensées d'une Croyante, pages 106 et 107.
NOTICES ET COMPTES RENDUS .485
contre la (rislesse, contre la souffrance, contre la mort même, qui,
suivant la remarque si juste de Marie Jenna, épouvantait nos
ancêtres païens comme un saut dans Vonibre et qui devrait sourire
aux frères mortels de Jésus comme un élan dam la lumière.
Merci donc à la vdillante muse des Elévations, toujours si douce
ment inspir ée, de nous avoir montré cette fois les Clefs du ciel,
comme pour compléter le présent que sa digne sœur atnée nous
faisait, Tannée dernière, à pareille date, en nous donnant pour
étrennes les Clefs du Purgatoire,
F. DU Breil de Harzan.
LES CHRONIQUES DE BAS-POITOU (t886), par M. René de Thiverçay.
1 vol. in-l2 de 2 k 300 pages, tiré à z50 exemplaires. Edition sur vélin,
3 fr; sur papier de Hollande, 6 fr. — Les non -souscripteurs paieront
Touvrage 1 fr. en plus *,
Outre les Chroniques parues, cette année, dans la Vendée, de
Fontenay-le-Comte, ce volume contiendra un grand nombre d'ar-
ticles qui, pour divers motifs, n'ont pu trouver place dans le jour-
nal, et qui auront, par suite, tout Tintérèt de Tinédit.
De ce nombre sont : Le Baptême du chroniqueur, Nos députés
en robe de chambre^ M. Marchegay et son œuvre, les Confidences
d'un pan de mur. Un Ignorantin, le Premier Congrès Rabelaisien^
Sac au doSy Y Archevêque de Paris en Vendée^ les Premiers Steeple
de Talmoni^ les Vendéens aux prisons de Brouage en 1793, etc.,
etc.
1. Ea souscription chez M. Goaraad» imprimeur-éditear à Footenay-le>Comte.
MÉLAN&ES
La Bretagne à l'Académie.
Dans le rapport que M. Camille Doucel lisait récemment sur les
prix décernés par TÂcadémie française^ nous avons eu le plaisir
de trouver les noms de quatre de nos collaborateurs : des men-
tions honorables ont été décernées à M. Edmond Biré {Victor de
Lapradêj sa vie et ses œuvres)^ 8 H. F. Saulnier {Vie d'Edouard
Turquety)^ à M. René Kerviler (La Bretagne à l'Académie au
XVIIfi siècle); puis un prix a été attribué à M. Barthélémy Poc-
quet pour ses Origines de la Révolution en Bretagne.
M. Jules Rieffel.
Nous avons à annoncer la mort de M. Jules Rieffiel, célèbre
agi onome, dont le nom est Intimement associé à la prospérité
agricole de la Bretagne.
Elève de Mathieu de Dombasle, M. Rieffel vint s^établir dans les
environs de Nozay.^ il y a plus de cinquante ans, et défricha plus
de 500 hectares de laudes. Le gouvernement seconda ses efforts
en fondant Técole d*agrtcullure de Grand-Jouan, dont il devine
directeur en 1835.
H. Rieffel était ofOcier de la Légion d'honneur^ membre de
plusieurs sociétés» savaLles. Il avait été très longtemps directeur
général de PAssociation bretonne. II est décédé à i'âge de quatre-
vingt-dix ans et repose dans une chapelle de famille, sur le point
culminant de son domaine de Rieffelande.
idunoKS 487
La Société archéologique de Nantes.
La Société archéologique de Nantes et de la Loire-Inférieure a
procédé, le 14 décembre, au renouvellement de son bureau pour
une période triennale ; ont été élus : Président : H. Henri Lemeignen ;
Vice-présidents : MH. des Jamonières et Bertrand^Geslin; Secré-
taires-généraux : MM* de TEstourbeillon et Alcide Leroux; Secrétaires
du Comité : MH. du Gbamp-Renou et Espitalié^Lapeyrade; Tréso-
rier : H. Riardant; Archivistes : HM. Blanchard et X. Le Lièvre de
la Touche; Membres du Comité: MM. de la Laurencie et René
Kerviler.
Deux livres nouveaux.
Nous regrettons que l'espace nous manque pour pouvoir ana-
lyser deux livrer que viennent de publier des prêtres de notre ville,
dont Tun est depuis longtemps notre collaborateur. Nous voulons,
tout au moins, en donner ici les titres.
L'un se nomme : Dieu et la Providence. Démonstfatiom philo^
sophiques et religieu$e$, par Tabbé A. Foulon, prêtre, chan. de la
Basilique de Saint-Nicolas de Nantes, Bel in-i^ de XXXii-250 p.,
en vente dans les librairies catholiques. Prix ; 5 fr.
L'autre volume est de M. Tabbé J. Dominique : c'esl Un Njobk
Cœufy suivi delà Barque maudite, dont la Revue a récemment eu
la primeur. Ce grand in S», de 237 pages, orné de planches, est
édité par M. Alfred Cattier à Tours. Avis aux parents en quête de
bons livres à donner en cadeaux de premier de Tan.
AVIS IMPORTANT
A NOS LECTEURS.
La Mevue de Bretagne et de Vendée porte à la connais-
sance de ses lecteurs que M. Emile Grim^ud ne pouvant,
à son très grand regret et au nôtre, continuer de lui
prêter son concours, ainsi qu'il Fa fait depuis près de
trente ans avec un zèle qui ne s'est jamais démenti, la
Direction de la Revue a choisi, pour le remplacer, comme
Secrétaire de la Rédaction, Fun des membres les plus
distingués de F Association Bretonne, M. F. Le BmAN.
Par suite de ce changement, la Revue de Bretagne et de
Vendée^ à partir de la livraison de janvier i887 (formant
le premier numéro de sa trente-unième année), sera im-
primée chez M. Ludovic Prud'homme à Saint-Brieuc, place
de la Préfecture, 1. Là aussi sont transportés dès main-
tenant les bureaux de rédaction et d'abonnement de la
Revue. Tout ce qui concerne la rédaction devra être
adressé à M. F, Le Bihan, et ce qui regarde Fadmi-
nistration à M. L. Prud'homme.
Rien de changé d'ailleurs dans le titre, dans Fesprit,
dans la direction de la Revue. Elle conserve ses anciens
collaborateurs ; elle est assurée dès à présent d'en acquérir
de nouveaux.
Enfin, elle inaugurera cette nouvelle période par deux
améliorations typographiques : agrandissement de format
et caractères neufs.
Le Directeur de la Revu^ de Bretagne et de Vendée^
Arthur de la Borderie.
TitU «Hllttr RI m iOflMMl
ÂNNÉB 1889 ^ KCmi »ElflSf Mft^
JUILLfifP
Efoge historique de Dbm Lobineau, pronoDcé"^ à âtint-jfacut le Siïiî
1886, par M. ir/^ur de la Borderie. . . . , 5
Biisanthrope, par M. Alfred de Ct^^èf/. . .,. 87
Lettres de Paul Baudry, publiées par M. Emile Grimaud (fin). ... iQ
L'église dô^ Tré^ui^l» (flti) , pai^ IVT. Hhi^ Y-if: lutd$\ ............ S*
Jeanne d'Arc à Domrémy, par M. le vicomte de lu Ftltemarqué., . 66
Chronique. — Le Congre^ archéologique de fiiim, pâi^ tf'. lUÙtif
Leroux - 75
ln$r Richard, archeTèqné dé^ raris^. . . . •> • w
AWT
Souvenlie de g^rre' ciinleé — Guillemot,* peâr M. G^or§^ de Oaddth
dal •*.... c .. 81
Lettres inédites de la Tour-d'Auyergiie^eotDmunî<|kiées par Ih Arthur
de la Bofdefk *. . .v 99
A bâtODs Tompusr^ par Afr. Henri Finistère.. *. .*. ...... , . . . 105
La Retraite et ses fondateurs (suite), par M. le vicomte ffippolpê& £&
Gouvello ......' 122
Poésie; — ' Le conscrit, par Mme Sophie Hue. .. ^ .............. . 128
Toujours Tendéen ! — Une iuscriptiOD/ par M. ÉmJHe Mmaud.. .\ 130
Pensées* par MiPrie Jenna., .* 133
Galerie des poètes bretons. — M. Rabuan^du^Goudray, par lïi Mo^he
Orain ÏOT
Molices et comptes rendus. — Répertoire général de bkhbibUMrar-
phie bretonne, de M. René Kerviler, par M. Tamizey de iar-
roque. — Collection locale , des Ciéo/ns, Haute-Goulaine, près
NanteSj de M. Félix Chatïlou, pàf'M. S. de la Nicollière-Tei-
jeira, r- Essais de critique, de M. Charles Fuster^ par M. 0/t-.
vier de Gôurcuff, — les famille^ françaises a Jersey pendant
la Révolution^ par M. le ^ comte R. de, , VEstoùrhéiUon, -^ W^t
. du Fougerais, par M. Tablié Pâris-JàlToherU il2
CKronique, par M. Louis de K^ryean. 164
Programme dii XXDte Congrès de rAsbociation liretonne^. • • .' fSS
Bibuographie bretonne et vendéenne. . « » 160
SBPTtmBRB
Groqute ifiiBlttaiést -^ La^eoimte^' les-cordidiwftlifMdaetîotfî^ par
Mk Si dé'kPN^lîière^Te^à... • . . . .•. . . . .•. v. , .\\>v.\\\ .^ 161
SouvMht de gueri^' dvilë. -^GtiittbaM {tir)| [ffii* K 6f0or^9 di»
6iÊê»mtU . *v . v. . .'.'.V-. . . . .'. . . •.'.... .'. . .s».v.vv#w. V /.'. 189
TOMB LX (X DB LA 6« SÉIilB). 32
490 TABLE GiHÉmLS
Poéne* — Um promesse, par U, Emile Grimami, 904
Tous les leigiieuriétaîeiit'iJs nobles? Nod, par M. /. Tréfféégj waâem
présideot do tribanal de Qaimper. 906
La marquise, Douvelle par M. J,-G. Bapariz. 991
notices et comptes rendus. — La France artistique ef piH&retqme^
I. La Bretagne : Le mys de Léon^ de M. E. dm Cteuziouj par
M. Henn EmiUère. — U Épopée biblique, de M. l'abbé A. OlUvur,
par M. Tabbé /. Dominique 9S5
Cbromqae. — Le Congrès de Pontifj 93l
Bibfiograpbie bretonne et ? endéenne. 940
•
OCTOBRE
Les dates de la ne de saint Ttos, par M. Arthur de la Borde-
rie 941
Tous les seigneurs étaient-ils nobles? Non (fin) par M. J, Trévédy,
ancien président du tribunal de Quimper 969
Poésie. — ÛUima verba^ par M. Hippolyte Minier 98t
Le legs de Chantilly, par M. Emile Grimaud 988
De Marseille au Haire par le chemin des écoliers, par M. Charles
Doynel 989
La course et les corsaires (suite), par M. 8. de la NicoUière-Tei-
jeiro 997
Notices et comptes rendus. — Les FamiUes françaises à Jersey,
pendant la Bévoluiion, de M. le comte A. de VEsUmrbeUlon,
Ï»ar M« Bené de la Perte. — Excursion pittoresque et archéo-
ogique à la baie de Bourgneuf: Sainte-Marie de PomiCy de
M^*% par M. Olivier de Gourcuff 309
Chronique. — La fête de la trauslatioa des reliques de saint Filbert,
à Noirmoutier, par M. /. D. —■ L'Exposition de Nantes : Art ré-
trospeclif, par VL. S. de la Nicollière-Teijeiro ,- — Beaux-arts,
par M. Louis le Lasseur de Ranzay 3l5
Mélanges 327
Bibliographie bretonne et vendéenne... 398
NOVEMBRE
Les dates de la yie de saint Yves (fin), par M. Arthur de la Bor-
derie 399
De Marseille au Havre par le chemin des écoliers (fin) par M. Charles
Doynel .- .*. 349
Croquis maritimes. — La course et les t^orsaires (suite), par M. S.
de la NicoUtère-Teijeiro 357
Poésie. -^ Les revenants, par M. Charles Bourgault-Dueoudray.
— La Bretagne, par M. le comte de Saint- Jean. — Le chant
desBretons, parM"« SophieHiie 371
Notices et comptes rendus. — Promenades dans Quimper^ de
M. 2V^i;^(l2^,jparM. Arthur de la Borderie. —Llndianay de l'au-
teur d'une Femme apôtret par M. l'abbé P. Teuié, — Les Ages
préhistoriques de V Espagne et du Portugal^ de M. E. CartaU-
TABLE GÉNÉRALE 491
hae, par M. Paul du ChatelUer. — Statistique historique et
monumentale de V arrondissement de Redon {Ille-et-Ftlaine)^
de M. Tabbé Guillotin de Corson^ par M. ^. de la NiceUière-
Teijeiro, — Nouvelles douanières, de M. Eugène RouUeaux ;
— Bretagne et Bretons, de M. Robert OheiXj par M. Louis de
Kerjean. —• Dieu et le Âot, pof^sies, par M. Emile Grimaud. . . . 375
Chronique. — L'Exposition des Beaux-arts à Nantes (fin), par
M. Louis le Lasseur de Ranzay. — Le Congrès des catholiques
de l'Ouest, par M. Tabbé P. Teulé 390
Mélanges 406
Bibliographie bretonne et vendéenne. 408
DÉCEMBRE.
Les Sé?igQé oubliés. Souvenirs du XVIle siècle. — IV, Les mal-
heurs d'un Montmoron, par M. F. Saulnier 409
Croquis marilimes. — La Course et les Corsaires (suite), par M.
S, de l'i Nicollière'Teijeiro 422
Poésie. — Le oom de la c bonne Duchesse, » par M^e Sophie Hue, 451
Aux Missionnaires, par M. Louis le Lasseur de Ranzay 453
Vandalisme municipal et anti-vandalisme, par M. Arthur de la
Borderie 454
Une lettre inédite de Paul Baudry, publiée par M. Emile Grimaud, 462
Tur caret et la France Juive ^ par le marquis de Granges de Sur-
gères 464
Un Saint breton et vendéen 467
Notices et comptes rendus. — Dieu et le Roi, poésies, de M. Emile
Grima ud, par M. i. (|6 Kermainguy. — La Conservation des
Monuments mégalithiques dans le Morbihan^ de M. Albert
Macé, par M. Larvorre de. Kerpénic. — VAbbesse de Jouarre,
drame, de M. Ernest Renan, par M. Anatole Biré, — Pensées
d'une Croyante, de Marie Jenna,par M. F. duBreil de Marzan,
-— Chroniques de Bas-Poitou^ par M. René de Thiverçay.., . 470
Mélanges • . 486
A nos lecteurs. — Avis important, par M. Arthur de la Borderie,
directeur de la Revue 488
.«•
/
l
PAR OilDftJS DE HATIÊRS&
REU6I0N ET MORALE
L'Eglise de Tréguier (fia), par M. l'abbé Y,-M. Lucas, 56-65. — Msrr
Richard, arcbevêque de Paris, 80, — La Retraite et ses fondateurs (suite),
par M. le vicomte Hipp, Le Gouvtllo, fSS-127. — La fête de la transla-
tioo des reliques de saint Filbert à Noirmoutier, par M. J.-D,, 3ii-
318.— Gb saifit breton et vendéen, 467-470.
ËTUDBS BT DOCUMENTS HiSTORiQDES. — Ëloge bîstorîque de Oeni Lobi-
neau, f>roBaiicé à Saint-lacut, le 3 mai 1886, par M. Arthur de te ^or-
derie, 5-26. — Jeanne d'Arc à Domrémy, par 11. le vkomie B. delà Vil-
iemar&ué, 66-79. — Guillemot, par M. Georges de Cadoudal, 81 -9&,
4^-203. — Lettres iaéditee de la Tour d*AuTergne, communicjuées par
M. Afihwr ée la Borderie, 99-104. — La Course et les Corsaires, par
%.S, de la mcollière'Jeijeiro, 16M88, 297-308, 357-370, 422-450.
— Toffs les seigneurs étaient- ils nobl^ t Non, par M. /. Trévédy, 206-
220, 262-280. -^ Les dates de la vie de saint V?es, par M. Arthur de la
Bprderie, 241-261, 329-341. -- Les Sé?igné oubliés. — Les nalheurs
ë'«in Montmoroo, par M. F, Saulnier^ 409-421.
BiOGRATHiE. — Mgr àfk Fovgerais, par M. l'abbé Paid Péris- Jatlê-
bert, 152-153. — M. Léon de Gussé, 15. — M. Eugène de Fo&taines, 156-
157. — Mfr Dupont des Loges, é^êque de Metz, 157-158. — M. Hippolyte
du Gleuzim], 407. — M. Jules Rîefirel,486.
GRrriouB fliSTORioos. — Répertoire général de bid-bibliographie bre-
/ptin^, de M. René Kerviler, par M. Tamizey de Larrôtffte^ 142*145. —
La France ixrlistique et fnUoresque. 1. La Bretagne : le fiams de Léon,
de M. fi. du Gleuziou, par If. Henri Finistère, 225-228. -- Les familles
francakes à Jersey pendant la Révolution, de M, le comte R. de l'Et-
leurbeillon, par M. René de la Ferté, 309-313. — Le% âges préhisto-
riques de VEspagne et du Portugal, de M. E. Gartailhac, par M. Paul
du Chatellier^ 381-382. — Statistioue historique et monumentale de l^ ar-
rondissement de Redon, de M. l'abbé Guillotin de Gorson, par M. S. de
la Nicollière-Teijeiro, 382-383. — Bretagne et Bretons, de M. Robert
Oheix. par M. Louis de Kerjean^ 385-388.
Faits contemporains. — Chronique de juillet (le Congrès archéologique
de France), par M. Alcide Leroux, 73-79; — d'aoûl, par M. Louis de
Keriean, 154-157; — de septembre (le Congrès de Pontivy), 231-238;
— d'octobre (rEsposition de Nantes : Art rétrospectif, par M. 5. de la
Nieolliére-Te^eiro^ 318-321 ; — Beaux-Art5,par M. Zouts le Lasseurde
Ranzay), 321-326; — de novembre (FExposition des Beaux- Arts à
Nantes (fin), par M. Louis le Lasseur de Ranzay ,* — le Congrès des Ga-
tboliques dfe rOuest, par M. Vabbé P. Teulé), 390-405. — I^ograimne
du nsLOLfi congrès de TAssociation bretonne, 158-159.
TABLE DES ARTICLES PAR ORDRE DE MATIÈRES 493
LITTÉRATURE.
RÉCITS ET NOUVELLE». -^ llv£tfithFû|^, w lH Alfred de Courcy^ 27-
39.— Lettres de Paul Rsmdif , publiées p»r H. Bmie Grimaud, 40-55, 462-
463. — - Â bâtons rompus, par M. Henri Finistère, 105-121. — Pen-
sées, par Marte Jenna^ ^33^196. -^ La If JU^i|uisA,piKr M. /.-6r. Raparti,
221-224. — De Marseille au Havre par le chemm des écoliers, par
M. Charles Doynel, 289-296, 342-356.
Etudes littéraires. — Galerie des poètes bretons : M. Rabuan du
Goudray, par M. Adolphe Orain^ 137-141. — Les Sé?igné oubliés. —
Sonvttiirs ^ KYtt» sièejk tV^.ii^ malliwuii 4'an Monimpvon^ par IL JV
Saulnier, 409-421 .
Critiqua I^ittéraibe. — Essais de &pitique^ de M. Charles Fuster^ par
il. Olivier ie Gourcuff, 145-149, — L'Epooée biblique, de M. Tabljé A.
OlUvier, pa^ M. Vabbé J, Dominique^ 228-230. — 'Excursion piitoresqua
$t archéolo^ûue à la baie de Bourgneuf: Sainte- Mdrie de Pomic, de
M***, par M. Olivier de Gourcuffy 3lâ-314. — Promenades dans Quim-
per^ de M. J. Trévédy, par M, Arthur de la Borderie, 375-379. — l'In-
diana^ de l'auteur a Une Femme apôtre, par JA. Vabbé P. Tenlé^ 379-
380. ^ Nouvelles douanières, de M. Eugène Aoulteaxix, par M. Zmis êe
Kerjean, 383-384. — DieuM h Roi^ poésies, de Jlf . fioùle GrioaaMdy par
W. A. d$ Kermainguy^ 471-474.
POËSiS.
Le Conscrit, par M™« Sophie ffûe, 128-129. — Toujours Vendéen; —
Une inscription, par M. Emile Grimattd^ 130-132. — une promesse, pur
fA. Emile Grimaud, 204-205. — Ultimaverba» par M. Mippoly te Minier,
881-287. -^ Le Legs d» Gbaoiilly, par M. Emile Grimaud, S88. ^
Les Revenants, par M. Charles Bourgault^Ducoudray, 371-372. — La
Breiagne, ps^ M. le comte de Saint-Jean, 372-373. — Le Chant des
Bretons, par Mme Sophie Ifûe, 373-374. — le Nom àe la u bonne Du-
chesse », par Mme Sophie Hiie, 451-452. — Aux missionnaires, par
M. Louis it Lasseurdê Hanzay^ 453.
SCIENCES ET BEâUX^RTS.
Le Congrès archéologique de France, par H. Alcide Leroux, 13-79. —
CllecUenloeale des Ctéons, J^auîe-^oulaine, prés NtanteS, de M. F4lix
Oh8illou,faf U. S, de la NiooUière^Teiieiro, 145-146. ^ L'Exposition
de Nantes : Art rétrospectif, par M. S. de ia Nioolli^re^Teiéeiro, 318-
321 ; ^ Beftux-^Axto, par M. Louis le Lasseur de RanMy, 3Sl<d26. ^
le vandalisme municipal et l'anti-vandalisme, par M. Artmrdela Bor-
4^,454-461.
BIftLiOfiRAPflI&
'•4^
Bibliographie bjpali^nw et ve^déenna, l60, 240«^« 408^.
;
t
TABLE DES ARTICLES
PAR NOMS D'AUTEURS
BiRÉ (Anatole). — VAbbesse de Jouarre, drame, par Ernest Renan,
476- 4S0.
Db la Borderie (Arthur). — Eloge historioae de Dom Lobineau, pro-
noncé & Saint-Jacut, le 3 mai 1886, 5-2d. — Lettres inédites de la
Tour-d* Auvergne, 99-104. — Les dates de la vie de saint Yves, S41-
261, 329-341. — Promenades dans Quimper^ par M. J. Trévédy,
375-379. — Le vandalisme municipal et Tanti-vandalisme, 454-461 .
— A nos lecteurs. Avis important, 488.
BoDRGÀULT-DucoDDRAT (Charles). — L^^s revenants, poésie, 371-372.
De Gadoudal (Georges). — Guillemot,(81-98,^l 89-203.
Du Ghatbllier (Paul) . — Les âges préhistoriques de FEtpagne et du
Portugal par M. Ë. Gartailhac, 381-382.
De Gourgt (Alfred). — Misanthrope/^27-39.
D. (J). — La fête de la translation des reliques de saint Filbert a Noir-
moutier, 314-318.
Dominique (abbé J.). — L* Épopée biblique, ^ht M. l'abbé A. Ollivier, 228-
230.
DoTNEL (Charles). ■— De Marseille au Havre par le chemin des écoliers,
289 296, 342-356.
De la Ferté (René).'— Les Familles françaises à Jersey pendant la Ré-
volutùm, par M. le comte R. de rËstourbeillon, 309-313.
Finistère (Henri). — A bâtons rompus, 105-121.— La France artistique
et pittoresque : Le pays de Léon, par M. H. du Cleuziou,. 225-228.
De Gourguff (Olivier). - Essais de critique, par M. Charles Fuster, 145-
149. — Excursion pittoresque et archéologiqiLe à la baie de Sour-
neuf: Sainte-Marie\delPQrniCt par M***, 313-314.
Le Gouyello (vicomte Hippoly ], — La Retraite et ses fondateurs (suite),
122-127.
De Granges de ScH.i«ARf^/K,Ni<V- '^^et^carMei /a2/Vance2Jmt^, 464-466.
Grimaud (Emile). ->litareb de Paul Raudry, 40-55, 462-463. — Poésie :
. Venàéen! 130-132%— Une inscription, 132; — Une
vromesse, 204-205 ; — Le Legs de Chantilly, 288.
IBUB (M*»* Sophie). — Le Conscrit, 128^129. — Le Chant des Bretons,
373-374. — Le nom de la « bonne Duchesse, » poésie, 451-452«
TABLE DES ARTICLES PAR NOMS d'AUTEURS 495
De Kbrjban (Louis). — Ghronioue d'août, 154-157. — Nouvelles doua-
niéres^ par M. Eugène Roulleaux, 383-384. — Bretagne et Bretons,
par M. Robert Oheix, 385-388.
DeKermaingut(A). — Dieu et le Roi^ poésies, par M. Emile Grimaad,
471-474.
Lb Lasseur de Ramzat (Louis). — Les Beaux-Arts à l'Expositioa de
Nantes. (Chronique d'octobre et de novembre). 321-326, 390-400.
— Aux missionnaires, sonnet, 453.
Leroux (Alcide). — Le Congrès archéologique de France (chronique de
juillet), 73-79.
Lucas (Âbbé Yves-Marie). — L'église de Tréguier, (fin), 56-65.
Marie Jenna. — Pensées, 133-136.
Minier (Hippolyte, — Ultima verba, poésie, 281-287.
Delà Nicollièrb-Teueiro (Stéphane.) — Collection locale des Cléons,
ffaute-GoulainOy près Nantes, par M. Félix Chaillou, 145-146. — La
Course et les Corsaires, 161-188,297-308, 357-370, 422-450. -L'Art'
rétrospectif à l'Exposition de Nantes, (chronique d'octobre), 318-321.
— Statistique historique et monumentale de l'arrondissement de
Redon, par M. l'abbé Guillotin de Corson, 382-383.
Orain (Adolphe). — Galerie des poètes bretons : M. Rabuaa du Coudray,
137-141.
Paris-Jallobert (Abbé Paul). — M«r du Fougeiais, 152-153.
RoPARTZ (J.-G). ~ La marquise, nouvelle, 221-224.
De Saint-Jean (comte). — La Bretagne, poésie, 372-373.
Saulnier (Frédéric). — Les Sévigné oubliés. Souvenirs du XVlh siècle.
— IV. Les iualheurs d'un Montmoron, 409-421 .
Tamizby de Larroque. — Ré^eitoire général de Ino-bibliographie bre-
tonne, par M. René Kerviler, 142-145.
Tbulé (abbé P.). — Vlndiana^ par routeur d'Une femme apôtre, 379-
380. — Le Congrès des catholiques (<e l'Ouest, 390-405.
Trévédt (J). — Tous les seigneurs étaient-ils nobles t Non, 206-220,
262-282.
De la Villemarqué (Vicomte H.). ~ Jeanne d'Arc à Domrémy, 66-72.
p
»
*
t
•
f
f
TABLE ALPHÂBÉW& DES mM&
APPRÉCIÉS OU MENT^MNÉ» MM m fOUWB'
Ahhesu (f) iê J<marre, drame en cinqt titU^, en proW, par EhtëSt ffëtfôïî,
476-480.
Jkm^iUi) prékiskiriques^ de VEspa^im ^ ê» Pa^lngat, par R^ Ctriailluitt,
»reâagni9 al ^e(oiè#> p«r Rbb«rt Oheix, 38&-388.
CSf ontgtitff éfe ffas-Poitou, par de ThSterçay, 488;
Collection focale ée» QUofU, Jffaute-Goidaine^ frè$ J^antes^^ par Félix
Chaillou, 145-146;
Éteu et le Roi, poésies, par Emife Grimaud, 471-^4.
Epopée (V) bibli^^ par Tabbé A. Ollivier, 228-2da
Essais de critique, par Charles Fuster, 145-149.
Excursion pittoresque et archéologique à la baie de Bourgheuf: Sainte^'
Marie de Fortifie, par M. **% 313-314.
VamHl^ Uks) fremcaises à Jersey pendant ta Rëvolulikm, ptar Ib oéitatë
IL de rÈstourbeillan, 309-^13;
FMncâ {la^ arMipêê ei ptMvres^tie.* L^pays de Lècm, par ft» dit Gtou^
zioa, 225-228.
J^Vtinoe iia) judoe^ par Idouard Druttaot>^464^466;
Jndiana (}'), pttr l^auteur dtUnUf Fémm (»pôtre\%1^^^%S6k
,muriMBS dmanièn», par Bufiéne HonUeaiiix, 383-384i
Promenade dans Quimper^ par J. Trévédy, 375-379.
Éépmoifê fémral dtf b^-biblêm9*aphi& l^tmne,pàr WêùfitfU^ef^-i^
145.
St ' ' lue historique et monumcjiUale de Varrondissement de Redon, par
• . J j Guillotin de Corson, 382-383.
*-^ ' ..^- -^ - -• • '
FIN DU TOME SOIXANTIÈME.
RutM. — lav^nMat pofwt «1 aaM Arlani, plM« d>
• >•
w^^